Augustin, de la nature et de la grâce - CHAPITRE XIX. PÉLAGE NIE LA DÉMENCE DE LA NATURE HUMAINE.
21. Ce qui doit surtout nous intéresser, ce sont les efforts que tente notre auteur pour montrer que la nature humaine a conservé toute son innocence originelle, dût-il pour cela lutter par la sagesse de la parole contre les oracles les plus formels de la sainte Ecriture, et anéantir la croix de Jésus-Christ (1); Toutefois cette croix ne sera point anéantie, tandis que sa prétendue sagesse sera complètement déjouée. Espérons en effet que quand nous lui aurons prouvé son erreur, le Seigneur, dans son infinie miséricorde, lui accordera la grâce d'un repentir salutaire.
«Et d'abord», dit-il, «nous devons examiner si réellement, comme quelques-uns le prétendent, la nature a été débilitée et changée par le péché. Pour cela nous devons avant tout nous demander ce qu'est le péché: est-ce une substance ou un simple nom sans substance, en ce sens que le péché ne soit ni un être, ni une existence, ni un corps quelconque, mais la simple dénomination d'un acte mauvais?» Il ajoute: «Je crois qu'il en est ainsi. Et s'il en est ainsi, comment ce qui manque de substance a-t-il, pu débiliter ou changer la nature?»
Remarquez, je vous prie, comment, dans sa profonde ignorance, il s'efforce de dénaturer les expressions salutaires des oracles divins. «J'ai dit: Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous (2)». Qu'est-ce donc qu'il peut guérir, si rien n'est blessé, si rien n'est malade, si rien n'est débilité ni vicié? Vous entendez les aveux de l'homme, pourquoi vouloir qu'il discute? «Guérissez mon âme», dit-il. Demandez-lui à quelle source s'est souillé ce dont il demande la guérison, et écoutez la réponse: «Parce que j'ai péché contre vous». Que notre auteur l'interroge, qu'il lui pose
1. 1Co 1,17 - 2. Ps 40,5
la question qui le préoccupe et qu'il dise: O vous, qui criez: «Guérissez mon âme parce que j'ai péché contre vous», qu'est-ce donc que le péché? est-ce une substance, ou un nom sans substance, en ce sens qu'il ne soit ni un être, ni une existence, ni un corps quelconque, mais la simple dénomination d'un acte mauvais?
L'Ecrivain sacré lui répond:Vous dites vrai, le péché n'est pas une substance, il est la dénomination d'un acte mauvais. Mais notre auteur se récrie: Pourquoi donc criez-vous . «Guérissez mon âme, parce que j'ai péché contre vous?» Comment ce qui manque de substance a-t-il pu vicier votre âme? Et l'Ecrivain sacré, pénétré de regret sur sa blessure, ne voulant pas que la discussion l'interrompe dans sa prière, répondrait d'un seul mot Eloignez-vous de moi, je vous prie; allez plutôt, si vous le pouvez, discuter avec Celui qui a dit: «Le médecin est nécessaire non a pas à ceux qui se portent bien, mais aux malades; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (1)». Ne compare. t-il pas les justes à ceux qui se portent bien et les pécheurs aux malades?
22. Voyez-vous où tend cette discussion? c'est à rendre parfaitement inutile cette parole: «Vous l'appellerez Jésus, car il sauvera a son peuple de leurs péchés (2)». Comment sauver, quand il n'y a pas de maladie? En effet, ces péchés dont Jésus-Christ sauvera son peuple, selon la parole de l'Evangile, ne sont pas des substances et comme tels, d'après notre auteur, ils ne sauraient vicier. O frère, il est bon de vous souvenir que vous êtes chrétien! Peut-être suffirait-il de croire ces choses; mais, cependant, comme vous roulez disputer, ce qui ne serait pas mauvais, ce qui serait même utile si précédemment on avait la foi affermie; ne pensons pas que le péché ne puisse point vicier la nature humaine, mais sachant par les divines Ecritures, que notre nature est corrompue, cherchons plutôt comment cela s'est fait. Nous avons appris déjà que le péché n'est pas une substance; mais ne pas manger ce n'est pas une substance, et ce
1. Matth. 15,12, 13.- 2. Id. 10,21.
pendant le corps, s'il est privé de nourriture, languit, s'épuise, se brise tellement, que la durée d'un tel état lui permettrait à peine de revenir à cette nourriture dont la privation l'a vicié. C'est ainsi que le péché n'est pas une substance, mais Dieu est une substance et une substance souveraine, et la seule nourriture vraie de la créature raisonnable; en se retirant de lui par la désobéissance, et refusant par faiblesse de puiser et de se réjouir où il devait, entendez le Prophète s'écrier: «Mon coeur a été frappé, et s'est desséché comme la paille, parce que j'ai oublié de manger mon pain (1)».
23. Voyez ensuite comment,;pur de simples raisons de vraisemblance, votre auteur attaque la vérité des saintes Ecritures. Le Sauveur, appelé Jésus parce qu'il sauve son peuple de leurs péchés, nous adresse ces belles paroles: «Le médecin est nécessaire, non pas à ceux qui se portent bien, mais aux malades. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (2)». C'est ce qui a fait dire à l'Apôtre: «C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec une entière déférence, que Jésus-Christ est venu dans ce monde sauver les pécheurs (3)». Or, contre cette vérité certaine et digne d'être reçue avec une entière déférence, le Pélagien ne craint pas de protester en ces termes: «Cette maladie n'a pas dû se contracter par les péchés; car le châtiment du péché ne saurait être de nous faire commettre un plus grand nombre de péchés».
Pour les enfants eux-mêmes, nous cherchons un médecin qui vienne à leur secours, et l'auteur nous dit: «Que cherchez-vous? ceux pour qui vous appelez un médecin sont d'une santé parfaite. Le premier homme lui-même n'a pas été condamné à la mort à cause du péché, car dans la suite il n'a plus péché». Ne dirait-on pas qu'un ange est venu lui révéler le degré de justice du premier homme, et qu'il ne lui suffit pas de savoir, par l'Eglise, qu'Adam a été délivré par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ? «Ses descendants», nous dit-il, «non seulement ne sont pas plus faibles que lui,
1. Ps 101,5 - 2. Mt 11,12-13 - 3. 1Tm 1,15
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mais on les voit même accomplir un grand «nombre de préceptes, tandis qu'il a négligé d'accomplir le seul qui lui fût imposé». Or, il voit naître la postérité d'Adam dans des conditions toutes différentes de celles qui accompagnèrent la création du premier homme; non-seulement nous sommes incapables de recevoir aucun précepte, puisque les sens sont absolument endormis, mais nous pouvons à peine prendre la nourriture quand la faim nous presse. Et quand nous rappelons que Celui qui sauve son peuple de leurs péchés, appelle ces petits enfants à recevoir le salut sur le sein de l'Eglise notre mère, les Pélagiens protestent et, comme s'ils connaissaient mieux ces enfants que ne les connaît Celui qui les a créés, ils attestent leur parfaite innocence avec un langage qui n'est rien moins qu'innocent.
24. Notre auteur soutient que la punition du péché devient la matière du péché, si le pécheur, affaibli par son péché, se trouve entraîné à des fautes plus nombreuses. Il ne réfléchit pas que pour le prévaricateur de la loi; la lumière de la vérité va toujours et doit aller s'affaiblissant. Bientôt même il arrive à l'aveuglement; de là vient qu'infailliblement il tombe, en tombant il se blesse; sous le poids de ses blessures, il ne peut plus se relever, et alors il n'entend plus que la voix de la loi qui l'avertit d'implorer la grâce du Sauveur. Ne subissaient-ils aucun châtiment ceux dont l'Apôtre nous dit: «Parce que, ayant connu Dieu, ils ne l'ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâce, mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements et leur coeur insensé a été rempli de ténèbres?» Cet aveuglement est une vengeance et un châtiment, et cependant c'est par suite de ce châtiment, c'est-à-dire de cet aveuglement du coeur, résultat de la disparition de la lumière de la sagesse, qu'ils sont tombés dans des péchés plus nombreux et plus graves. «Ainsi sont-ils devenus insensés, en s'attribuant le nom de sages». Pour peu qu'on le comprenne, ce châtiment est terrible. Aussi voyez-en les suites.
«Ils ont transféré l'honneur qui n'est dû qu'au Dieu incorruptible, à l'image d'un homme corruptible, et à des figures d'oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de reptiles». C'est le résultat du châtiment du péché, car «leur coeur insensé a été rempli de ténèbres». Et parce que leurs péchés ne sont que le châtiment du péché, l'Apôtre ajoute: «Voilà pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur coeur, au vice de l'impureté». Se pouvait-il des châtiments plus graves? Mais voyez les suites de ce châtiment: «En sorte qu'ils ont déshonoré eux-mêmes leur propre corps». Voulant encore nous faire mieux sentir que cette iniquité n'est que le châtiment de l'iniquité, il ajoute: «Ils ont mis le mensonge à la place de la vérité de Dieu et rendu à la créature l'adoration et le culte souverain, au lieu de le rendre au Créateur qui est béni dans tous les siècles. Amen. C'est pourquoi Dieu les a livrés à des passions honteuses». Telle est la vengeance de Dieu, et il en jaillit aussitôt des péchés plus nombreux et plus graves.«Car les femmes, parmi eux, ont changé l'usage qui est selon la nature, en un autre qui est contre la nature. Les hommes de même, rejetant l'union des deux sexes, qui est selon la nature, ont été embrasés d'un désir brutal les uns envers les autres, l'homme commettant avec l'homme des crimes infâmes».
Enfin, voulant montrer que ces péchés ne sont que le châtiment d'autres péchés, l'Apôtre ajoute: «C'est ainsi qu'ils reçoivent en eux-mêmes la juste peine qui est due à leur erreur». Or, voyez combien de fois cette vengeance se renouvelle et combien elle est féconde pour enfanter l'iniquité. «Comme ils n'ont pas fait usage de la connaissance qu'ils avaient de Dieu, Dieu aussi les a livrés à un sens dépravé, en sorte qu'ils ont fait des actions indignes. Remplis de toutes sortes d'injustices, de méchanceté, de fornication, d'avarice, de malignité, ils ont été envieux, meurtriers, querelleurs, a trompeurs; ils ont été remplis d'injustice, semeurs de faux rapports, calomniateurs, ennemis de Dieu, outrageux, superbes, altiers, inventeurs de crimes, désobéissants à leurs pères et à leurs mères, sans prudente, sans modestie, sans affection, sans foi, sans miséricorde (1)». Après cela que
1. Rm 1,21-31
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notre auteur ose s'écrier: «Il n'a pu se faire que pour le châtiment de son péché, le pécheur se trouve entraîné à d'autres péchés».
25. Notre auteur me répondra peut-être que ce n'est pas Dieu qui pousse les pécheurs à ces crimes, et qu'il lui suffit d'abandonner ceux qui sont dignes de l'être. Si ce sont là ses propres convictions, je les approuve; car du moment que ces pécheurs sont privés des lumières de la justice, et par là même plongés dans les ténèbres, que peuvent-ils produire autre chose que ces oeuvres de ténèbres que je viens de rappeler, jusqu'à ce que cette parole leur soit adressée et soit entendue par eux: «Vous qui dormez, levez-vous et sortez d'entre les morts, et le Christ vous éclairera (1)?» La vérité les regarde comme étant déjà morts, et de là cette parole: «Laissez les morts ensevelir leurs morts (2)». Et ceux que la vérité regarde comme morts, notre auteur soutient qu'ils ne peuvent être ni blessés ni viciés par le péché, parce qu'il a appris que le péché n'est point une substance. Personne ne lui dit: «que l'homme est ainsi fait qu'il peut passer de la justice au péché, mais qu'il ne peut du péché retourner à la justice». Nous disons seulement que pour pécher il lui suffit de son libre arbitre, qui devient ainsi le principe de toutes ses souillures, tandis que pour revenir à la justice, il a besoin d'un médecin, car il est malade, et d'un vivificateur, car il est mort. Or, sur cette grâce, notre adversaire garde le plus fond silence, prétendant sans doute que pécheur peut se guérir par sa propre volé, puisqu'elle a suffi toute seule pour le souiller.
Nous ne lui disons pas «que la mort du corps est un péché», car elle n'en est que le châtiment; mourir corporellement ne saurait être un péché. Au contraire, la mort de l'âme c'est le péché, car en péchant, l'âme est séparée de sa vie, c'est-à-dire de Dieu; et si elle ne peut faire que des oeuvres mortes, jusqu'à ce qu'elle revive par la grâce de Jésus-Christ. Nous. sommes loin de dire que:
1. Ep 5,14 - 2. Mt 8,22
«La faim, la soif et les autres infirmités corporelles nous entraînent dans la nécessité de pécher». Nous ne voyons dans tout cela que des épreuves pour la vie des justes et des occasions ménagées par la providence pour donner à la vertu plus d'éclat et lui faire mériter une plus belle récompense. Mais pour supporter patiemment et saintement ces épreuves, l'âme a besoin d'être aidée par la grâce de Dieu, par l'esprit de Dieu, par la miséricorde de Dieu; au lieu de s'élever dans l'orgueil de sa volonté, c'est dans l'humble confession de sa faiblesse qu'elle trouve la force et le courage. Ne sait-elle pas dire à Dieu: «Vous êtes ma patience (1)?» Or, je ne sais pourquoi cette grâce, ce secours et cette miséricorde sans laquelle il n'y a pas de justice possible, sont l'objet du silence le plus absolu de la part de notre auteur. Il va plus loin encore, car en nous présentant la nature comme suffisante pour produire la justice par le seul concours de la volonté, il détruit évidemment toute l'économie de la grâce de Jésus-Christ, en dehors de laquelle il n'y a plus de justice possible. D'un autre côté, après l'absolution du péché par la grâce et après notre justification, nous restons soumis à la mort corporelle, quoique cette mort ne soit que la conséquence du péché. Mais je crois avoir, selon mes forces, résolu suffisamment cette question dans les livres que j'ai adressés à Marcellin de sainte mémoire (2).
26. L'auteur nous objecte que «Jésus-Christ a pu mourir quoiqu'il fût exempt de tout péché». Ne pouvons-nous pas dire de sa naissance qu'elle est due à la puissance de sa miséricorde, et non pas à la condition de la nature? De même il est mort par sa propre puissance, et sa mort a été le prix de notre rachat. Cela seul, du reste, suffit pour les convaincre d'erreur quand ils exaltent la nature humaine au point de soutenir que le prix de la mort de Jésus-Christ n'est nullement nécessaire au libre arbitre pour s'arracher à la puissance des ténèbres et mériter le royaume éternel. Cependant, à l'approche
1. Ps 60,5 - 2. Du Mérite et de ta Rémission des péchés, liv. 2,n. 49-56.
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de sa passion, le Sauveur s'écriait: «Voici venir le prince de ce monde, et il ne trouvera rien en moi»; c'est-à-dire aucun péché qui lui donne sur moi le moindre droit de me faire mourir. «Mais afin que tous sachent que je fais la volonté de mon Père, levez-vous, sortons d'ici (1)»; c'est bien comme s'il leur eût dit: de meurs; non point que j'y sois contraint par le péché, mais parce que je veux avant tout obéir.
27. L'auteur soutient «que le mal ne saurait être la cause d'aucun bien». Le châtiment est un mal, et néanmoins il est pour beaucoup la cause de leur conversion. Il est donc des maux qui deviennent utiles par l'ineffable miséricorde de Dieu. Etait-ce de quelque bien que le Psalmiste parlait quand il s'écriait: «Vous avez détourné de moi votre face et j'ai été confondu?» Il était dans l'affliction, mais cette affliction fut pour lui un puissant remède contre l'orgueil. Quand il était dans l'abondance, il avait dit: «damais quoi «que ce soit ne pourra m'ébranler». Et il s'attribuait ainsi ce qu'il ne tenait que de Dieu. Car ce qu'il possédait, ne l'avait-il pas reçu'? Il fallait donc lui montrer de quelle source unique il pouvait attendre le remède, afin qu'il reçût dans l'humilité ce qu'il avait perdu par son orgueil. Aussi l'entendons-nous s'écrier: «Seigneur, vous avez donné la force à ma beauté». Pourtant je disais dans mon abondance: «Je ne serai point ébranlé», quand ce bienfait ne venait que de vous et non pas de moi. Enfin «vous avez détourné de moi votre face, et j'ai été confondu (3)».
28. Ces sentiments ne sont point goûtés par un esprit orgueilleux, mais le Seigneur est grand, et il sait les inspirer quand il lui plaît. En face d'une erreur, nous sommes plus portés à chercher la réfutation, qu'à com. prendre de quel prix il est pour nous de ne, pas tomber dans l'erreur. Aussi je suis persuadé qu'en face des hérétiques nous aurons moins besoin de discuter que de prier pour eux et pour nous. Par exemple, jamais nous n'avons tenu ce langage que pourtant il nous reproche: «Le péché a été nécessaire pour donner libre cours à la miséricorde de
1. Jn 14,30-31 - 2. 1Co 4,7 - 3. Ps 29,7-8
Dieu» . Plût à Dieu que cet abîme de misère n'eût jamais existé et n'eût pas rendu cette miséricorde nécessaire! Mais comme le péché avait revêtu un caractère d'iniquité d'autant plus grande qu'il était plus facile à l'homme de ne pas pécher puisqu'il n'avait pas encore perdu sa force, il dut être puni dans la même proportion. Il devait ressentir en lui-même le contre-coup de son péché en perdant cet empire sur son corps qu'il ne tenait que de Dieu et dont il avait refusé de faire hommage à Dieu. Aujourd'hui nous naissons sous cette loi du péché, et cette loi, dans nos membres, lutte contre la loi de l'esprit (1); gardons-nous cependant de murmurer contra Dieu, et de discuter contre un fait d'une telle évidence; contre ce châtiment, qu'il nous suffise de chercher et d'implorer la miséricorde de Dieu.
29. Pesez attentivement ces paroles de notre Auteur: «Quand il est nécessaire, Dieu ne refuse pas de faire miséricorde à l'homme, parce qu'il est nécessaire de venir au secours de l'homme après son péché, et non point parce que Dieu a désiré la cause de cette nécessité». Ne voyez-vous pas que s'il ad. met la nécessité de la miséricorde de Dieu, ce n'est point afin que nous ne péchions pas, mais parce que nous avons péché? Il ajoute: «Le médecin doit être prêt à guérir celui qui est blessé, mais il ne doit point désirer que celui qui est sain reçoive quelque blessure».
Si cette comparaison peut s'appliquer à la matière que nous traitons, il en résulte évidemment que la nature humaine n'a pu être blessée par le péché, puisque le péché n'est pas une substance. De même, par exemple, que celui qui boîte à cause d'une blessure, se fait soigner pour que la guérison de celle blessure lui rende une marche régulière; de même, en guérissant nos maux, le Médecin céleste n'a pas seulement en vue de détruire ces maux, mais encore de nous faire marcher droit dans le chemin de la vertu; or, cette marche n'est possible, même aux justes, que par le secours de Dieu.
1. Rm 7,23
Quand un médecin ordinaire a guéri un homme, il s'en remet pour le reste à la Providence, de qui seule le malade peut attendre sa sustentation par les éléments et par la nourriture corporelle, toutes choses nécessaires à l'affermissement et à la conservation de la santé et qui ne peuvent venir que de Dieu aussi bien que les remèdes employés pour refouler la maladie. En effet, si le médecin soigne et guérit, ce n'est point avec des médicaments qu'il crée lui-même; car les substances qui composent ces médicaments sont l'oeuvre de Celui qui crée tout ce qui est nécessaire à ceux qui sont en santé et à ceux qui sont malades.
D'un autre côté, ce Dieu qui, par Jésus-Christ médiateur de Dieu et des hommes, guérit spirituellement les malades et ressuscite les morts, c'est-à-dire justifie les pécheurs, ne nous abandonne pas si nous ne l'avons pas abandonné nous-mêmes, et après nous avoir ramenés à une santé parfaite, c'est-à-dire à la vie parfaite et à la justice, il est toujours là pour nous aider à vivre dans la piété et dans la justice. En effet, de même que l'oeil le plus sain ne peut distinguer les objets qu'autant qu'il est plongé dans la lumière, de même l'homme pleinement justifié, ne peut vivre dans cette justice qu'autant qu'il est aidé divinement par l'éternelle lumière de la justice. Dieu nous guérit donc, non pas seulement en ce sens qu'il efface les péchés que nous avons commis, mais en ce sens encore qu'il nous fournit les moyens de ne pas pécher
30. L'auteur déploie toute son habileté et s'ingénie de toute manière pour réfuter ce raisonnement qui lui est posé: «Pour ôter à l'homme toute occasion de s'enorgueillir, il était nécessaire de lui faire sentir qu'il ne peut être sans péché». Et voici que notre adversaire regarde comme «une absurdité et une folie que le péché devienne un remède au péché, puisque l'orgueil est lui-même lui péché». Mais ne plonge-t-on pas le scalpel dans une plaie, ne fait-on pas des incisions dans une blessure, afin d'enlever la douleur par la douleur? Si jamais nous n'avions éprouvé ce genre d'opérations, et si nous en avions entendu parler dans des pays où choses semblables ne seraient jamais arrivées, n'aurions-nous pas souri de mépris et répondu par ces paroles: C'est une absurdité de prétendre que la douleur soit nécessaire pour détruire la douleur que cause un ulcère?
31. «Mais Dieu», disent-ils, «peut tout guérir». Et en effet, Dieu agit en vue de tout guérir, mais il agit conformément à ses propres desseins, et ce n'est pas au malade à lui tracer l'ordre de la guérison. Le Seigneur voulait assurément affermir son Apôtre, et cependant il lui dit: «La force se perfectionne dans la faiblesse»; de plus, malgré les fréquentes prières de cet Apôtre, il ne lui enlève pas je ne sais quel aiguillon de la chair que Paul avoue lui avoir été donné dans la crainte qu'il ne trouvât dans la grandeur de ses révélations l'occasion de s'enorgueillir (1). Les autres vices se nourrissent de mauvaises actions, l'orgueil seul est à craindre jusque dans les oeuvres les plus parfaites. Aussi les justes sont-ils fréquemment avertis de ne pas s'attribuer à eux-mêmes ce qui ne leur vient que de Dieu, car autrement ils pécheraient plus gravement que ceux-là mêmes qui ne font aucun bien et auxquels il est dit: «Faites votre salut avec crainte et tremblement; car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir (2)».
Si c'est Dieu qui opère en nous, pourquoi n'est-ce pas avec sécurité, plutôt qu'avec crainte et tremblement? Mais le bien ne peut se faire sans notre propre volonté; or il est à craindre que celui qui fait le bien ne s'en attribue à lui seul le mérite et ne dise dans son abondance: «Je ne serai jamais ébranlé». Autrement celui qui, dans sa volonté, avait ajouté la force à la beauté, détournerait peu à peu sa face, ce qui jetterait dans le trouble l'orgueilleux qui aurait tenu ce langage; cette tumeur de l'orgue il ne peut se guérir sans douleur.
32. Il n'est pas dit à l'homme: «Il est nécessaire que vous péchiez pour que vous ne péchiez pas». Mais nous lui disons: Dieu vous
1. 2Co 12,7-9 - 2. Ph 2,12-13
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abandonne quelquefois pour punir votre orgueil, afin que vous sachiez que le bien dont vous vous enorgueillissez ne vient pas de vous et que vous appreniez à vous défier de l'orgueil. Ecoutons une de ces paroles de l'Apôtre, à laquelle il serait très-difficile de croire si ce n'était pas un crime de ne pas croire à sa parole inspirée. Nous savons tous que Satan a été pour le genre humain la première séduction au péché (1) et le premier auteur de tous les péchés. Et cependant quelques-uns sont livrés à Satan afin qu'ils apprennent à ne pas blasphémer (2). Comment donc l'oeuvre de Satan est-elle repoussée par l'oeuvre de Satan? Que notre auteur pèse attentivement ces considérations, de crainte qu'elles ne lui paraissent trop relevées et qu'un examen superficiel ne lui laisse entrevoir que des obscurités.
Que prétend-il prouver par ces comparaisons dans lesquelles il devrait voir qu'il fournit lui-même la réponse à toutes ses objections? «Que dirai-je encore», s'écrie-t-il, «à moins que je n'ajoute qu'il n'est pas plus difficile de croire que le feu est éteint par le feu que de croire que le péché se guérit par le péché?» Lors même qu'on ne pourrait pas éteindre le feu par le feu, s'ensuivrait- il, comme je l'ai dit, que la douleur ne peut pas se guérir par la douleur? Qu'il prenne la peine de l'examiner, et il verra que le poison se détruit par le poison. Et s'il remarque que le feu de la fièvre est éteint quelquefois par le feu des remèdes, avouera-t-il que le feu peut s'éteindre par le feu?
33. «Comment donc», dit-il, «séparerons«nous du péché l'orgueil lui-même?» Et quelle nécessité de le séparer, puisqu'il est évident que l'orgueil lui-même est un péché? «De même», dit-il, «que tout péché est un acte d'orgueil, de même tout acte d'orgueil est un péché. En effet, demandez-vous ce qu'est le péché, et voyez si vous trouverez quelque péché qui ne soit pas avant tout inspiré par l'orgueil». Voici maintenant les preuves sur lesquelles il appuie sa proposition «Tout péché, si je ne me trompe, est un, mépris de Dieu, et tout mépris de Dieu est de l'orgueil. Car se peut-il quelque chose de
1. Gn 3,1-6 - 2. 1Tm 1,20
plus orgueilleux que de mépriser Dieu?Tout péché est donc de l'orgueil, selon cette parole de l'Ecriture: L'orgueil est le commencement de tout péché».
Or, j'invite notre auteur à examiner sérieusement la question, et il trouvera une différente profonde entre les autres péchés et le péché d'orgueil. En effet, beaucoup de péchés se commettent par orgueil, mais tous les péchés ne sont pas pour cela des actes d'orgueil; les uns n'ont-ils pas pour cause l'ignorance, et les autres la faiblesse? Combien sont commis par des personnes plongées dans les gémissements et dans les larmes? De son côté, l'orgueil est par lui-même un péché, indépendamment de tout autre motif; et, comme je rai déjà dit, il sait se glisser non pas seulement dans les péchés, mais même dans des actions très-bonnes d'ailleurs. Ceci, du reste, n'ôte rien à la vérité de cet oracle divin: «L'orgueil est le commencement ou le principe de tout péché»; car c'est lui qui a précipité dans l'abîme le démon, cause première du péché de l'homme et qui, jaloux de l'innocence de l'homme, lui a tendu le piège dans lequel il était tombé lui-même. N'est-ce point à la porte de l'orgueil que le serpent venait frapper quand il s'écriait: «Vous serez comme des dieux (1)?» De là ces autres paroles: «L'orgueil est le commencement de tout péché; le commencement de l'orgueil pour l'homme, c'est de se séparer du Seigneur (2)».
34. Mais que signifient ces paroles de notre auteur: «Comment donc l'homme peut-il accepter devant Dieu la responsabilité d'un péché qu'il sait n'avoir pas commis personnellement? En effet, si vous regardez ce péché comme nécessaire, comment pouvez-vous le lui attribuer? Un péché n'est nôtre que quand il est volontaire, et s'il est volontaire il peut être évité». A cela nous répondons: Le péché est l'oeuvre propre du pécheur, mais le vice qui en est la source n'est pas encore parfaitement guéri. Supposez ensuite que nous fassions un mauvais usage de notre santé spirituelle, bientôt ce vice prend de grands développements, et de là une multitude
1. Gn 3,5 - 2. Si 10,14-15
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de péchés qui viennent de la faiblesse ou de l'aveuglement. La seule chose à faire, c'est d'implorer sa guérison et une santé qui ne défaille plus. Mais qu'il se mette en garde contre l'orgueil qui lui ferait croire que sa guérison et sa maladie découlent du même principe.
35. En parlant ainsi, je ne veux que faire mieux ressortir la profonde ignorance où je suis des décrets éternels de Dieu, et en particulier de la raison pour laquelle le Seigneur ne guérit pas immédiatement cet orgueil qui tend à se glisser jusque dans nos meilleures actions. La guérison de ce vice lui est demandée par les âmes pieuses avec des larmes amères et de longs gémissements; elles le conjurant sans cesse de leur offrir sa main puissante pour vaincre cet orgueil et en quelque sorte pour le fouler aux pieds et pour l'anéantir. Qu'un homme se réjouisse d'une bonne action qu'il vient d'accomplir et dans laquelle il croit avoir vaincu l'orgueil, aussitôt et du sein de cette joie l'orgueil se lève et dit: Je vis encore, pourquoi ce triomphe de la part? Car je vis précisément parce que tu triomphes. Sans doute ce serait une grande joie pour nous de pouvoir avant le temps triompher de l'orgueil vaincu, quoique nous sachions bien que son ombre planera sur nous jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans le plein midi. C'est ce midi qui nous est promis par la sainte Ecriture: «Il fera éclater notre justice comme la lumière; il fera briller notre innocence comme le midi», pourvu que se réalise cette autre parole: «Placez vos voies dans le Seigneur, espérez en lui, il agira lui-même (1)».
Est-ce ainsi qu'en jugent ceux qui se croient le pouvoir d'agir par eux-mêmes? «Dieu agira lui-même»; à qui s'adressaient ces paroles, si ce n'est pas à ceux qui disent: C'est nous qui agissons, c'est-à-dire nous nous justifions nous-mêmes. Sans doute nous ne restons pas sans agir, mais nous ne faisons que coopérer à l'action de Dieu qui nous prévient par sa miséricorde. Or, il nous prévient afin que nous soyons guéris et afin qu'étant guéris nous prenions de la force; il nous
1. Ps 36,5-6
prévient afin que nous soyons appelés et qu'étant appelés nous soyons glorifiés; il nous prévient afin que nous vivions pieusement et que, vivant pieusement, nous vivions éternellement avec lui; car sans lui nous ne pouvons rien faire (1). Ne lisons-nous pas: «Le Seigneur mon Dieu, sa miséricorde me préviendra (2)»;«Votre miséricorde m'accompagnera tous les jours de ma vie (3)» . Faisons-lui, donc l'humble confession de notre vie, et ne cherchons pas à nous justifier. Car si notre vie n'est pas la sienne, mais la nôtre, elle ne saurait être innocente. C'est pourquoi nous devons la lui révéler par un humble aveu, et n'oublions pas qu'elle lui est connue, lors même que nous essaierions de la lui cacher. Il est bon de se confesser au Seigneur (4).
36. Le Seigneur nous donnera ce qui lui plaît, si ce qui lui déplaît en nous nous déplaît également. Que le Seigneur, dit la sainte Ecriture, détourne nos sentiers de sa voie (5) et qu'il fasse que sa voie devienne la nôtre; car c'est de lui que tout secours vient à ceux qui croient en lui et qui attendent de lui qu'il agisse lui-même. Telle est la voie juste, mais ignorée de ceux qui «ont le zèle de Dieu, mais un zèle qui n'est pas selon la science; car ne connaissant pas la justice qui vient de Dieu, et s'efforçant d'établir leur propre justice, ils ne sont point soumis à la justice de Dieu. En effet, Jésus-Christ est la fin de la loi pour justifier tous ceux qui croiront en lui (6)» qui a dit: «Je suis la voie (7)». Alors même que nous marchons dans cette voie, Dieu ne laisse pas de nous effrayer par ses menaces, dans la crainte que nous ne présumions de nos propres forces. De là ce langage de l'Apôtre: «Opérez votre salut avec crainte et tremblement; car c'est Dieu qui produit en vous la volonté et l'action, selon son «gré (8)». De là aussi ces paroles du Psalmiste: «Servez le Seigneur avec crainte et réjouissez-vous en lui avec tremblement. Soumettez-vous à sa discipline, de a peur qu'il ne s'irrite, et que vous ne périssiez
1. Jn 15,5 - 2. Ps 58,11 - 3. Ps 22,6 - 4. Ps 91,2 - 5. Ps 43,19 - 6. Rm 10,2-4 - 7. Jn 14,6 - 8. Ph 2,12-13
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dans votre voie quand sur vous sa colère s'allumera soudain». En nous menaçant du courroux divin, le Prophète ne dit pas que le Seigneur refuserait de nous montrer la voie juste, ou de nous introduire dans la voie juste; l'oracle s'adresse à ceux qui marchent dans cette voie et leur dit à tous de craindre «de peur qu'ils ne périssent dans leur voie juste».
Tout cela, comme je l'ai dit précédemment, prouve que l'orgueil est à craindre même dans les bonnes actions, c'est-à-dire dans la voie juste, de peur que l'homme ne vienne à s'attribuer ce qui ne lui vient que de Dieu, et ne perde ce qui lui vient ainsi de Dieu, ce qui le réduirait aux seules forces naturelles. Réalisons donc ce voeu que le Psalmiste formule en terminant: «Heureux tous ceux qui ont mis leur confiance dans le Seigneur (1)». Demandons à Dieu qu'il agisse lui-même, qu'il nous découvre sa voie, «qu'il nous montre sa miséricorde». Que celui à qui nous disons: «Donnez-nous votre salut (2)», nous donne lui-même ce salut afin que nous puissions marcher. Qu'il nous conduise dans cette voie, Celui à qui nous disons: «Seigneur, conduisez-moi dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité (3)». Qu'il nous fasse parvenir au terme de cette voie, c'est-à-dire à la possession des promesses, Celui à qui nous disons: «C'est votre main qui m'y conduit, c'est votre droite qui m'y soutient (4)». Qu'il rassasie ceux. qui sont assis avec Abraham, Isaac et Jacob, Celui dont il est dit: «Il les fera asseoir, il passera, et les servira». Si nous rappelons tous ces oracles, ce n'est pas pour exalter la puissance du libre arbitre, mais pour affirmer de nouveau le besoin et l'efficacité de la grâce. A qui tout cela peut-il être utile, si ce n'est à celui qui veut, mais qui veut humblement et qui, pour arriver à la perfection de la justice, croit à l'insuffisance de ses propres forces et à la nécessité absolue de la grâce?
Augustin, de la nature et de la grâce - CHAPITRE XIX. PÉLAGE NIE LA DÉMENCE DE LA NATURE HUMAINE.