Augustin, De la Genèse 1502
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3. En effet, lorsque l'image d'un corps nous apparaît soit en songe, soit en extase, on ne la distingue pas du corps lui-même : il faut pour cela revenir à soi-même et reconnaître qu'on s'est trouvé en présence d'images que l'esprit ne recevait pas par le canal des sens. Qui ne s'aperçoit à son réveil que les objets vus en songe étaient purement imaginaires, quoiqu'il fût impossible de distinguer pendant le sommeil entre l'apparition et la réalité? Il m'est arrivé et, à ce titre, d'autres ont éprouvé ou éprouveront la même chose, que dans ces rêves j'avais conscience de rêver: tout endormi que j'étais, je voyais fort distinctement que les images qui d'ordinaire font illusion à notre esprit, étaient, non des réalités, mais des fantômes. Voici mon erreur: je voulais persuader à l'ami dont les songes me reproduisaient le portrait exact, que nos perceptions n'avaient rien de vrai et n'étaient que des visions de songes; et pourtant il n'y avait aucune différence entre elles et l'image qu'elles m'offraient de sa personne. J'ajoutais que notre entretien même était une illusion et que juste en ce moment il (301) croyait voir en songe une autre chose, sans savoir si je ne voyais pas ce que je voyais actuellement. Tout en m'efforçant de lui prouver que ce n'était pas lui, j'étais amené à reconnaître en quelque sorte que c'était lui, car je n'aurais pu avoir avec lui cette conversation, si j'avais eu pleine conscience qu'il n'était rien. Ainsi dans ce phénomène de l'âme éveillée malgré le sommeil, il fallait bien quelle fût guidée par les représentations des corps, comme si elle avait été en présence de réalités.
4. Il m'a été donné d'entendre un homme de la campagne, à peine capable de s'exprimer, qui, dans une extase, avait le sentiment d'être éveillé et d'apercevoir un objet sans que ses yeux en fussent frappés. " Mon âme le voyait et non mes yeux, " disait-il, autant que je puis me rappeler ses propres paroles. Il ne pouvait dire cependant si c'était un corps ou l'image d'un corps, cette distinction était trop subtile pour lui; mais sa foi était si, naïve qu'en l'écoutant je croyais voir moi-même l'objet qu'il me racontait avoir vu.
5. Si donc Paul avait vu le Paradis dans une vision analogue à celles où Pierre vit une nappe qui descendait du ciel (1), où Jean aperçut tout ce qu'il a exposé dans son Apocalypse (2), où le prophète Ezéchiel vit la plaine jonchée d'ossements qui reprenaient la vie ; où Dieu apparut au prophète Isaïe, assis sur son trône et ayant en, sa présence les Séraphins avec l'autel où fut pris un charbon ardent par purifier les lèvres du prophète (4); il est bien évident qu'il a pu ignorer s'il avait été ravi sans son corps ou hors de son corps.
1. Ac 10,11 - 2. Ap 1,12 - 3. Ez 37,1-10 - 4. Is 5,1-7
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6. Supposons qu'il ait été ravi sans son corps dans un séjour où il n'y avait aucun corps : on pourrait encore se demander si ce domaine était plein d'images matérielles, ou s'il ne renfermait que des natures indépendantes de la matière, comme Dieu, comme l'âme humaine, comme la raison, les vertus, la prudence, la justice, la chasteté, la charité, la piété, bref les êtres et les idées que nous concevons et que la raison seule nous permet de classer, de distinguer et de définir; nous. atteignons. en effet ces idées sans distinguer ni dessin ni couleur, sans percevoir ni son, ni odeur, ni saveur, enfin sans être avertis par le tact qu'il y ait là une surface froide ou chaude, dure ou tendre, rude ou polie; nous sommes guidés par une autre lumière, un autre éclat, une autre vue plus infaillible que les sensations et bien plus haute.
7. Revenons donc aux paroles même de l'Apôtre, examinons-les avec attention, en partant de ce principe incontestable que l'Apôtre avait une science du monde des esprits et des corps infiniment supérieure à celle que nous cherchons à nous former en tâtonnant. Or, s'il savait que les choses spirituelles ne peuvent être aperçues par les sens et que le corps seul peut voir les choses du corps, pourquoi ne concluait-il pas de la nature même des choses qu'il avait vues, la manière dont il les vit? S'il était sûr qu'elles étaient spirituelles, pourquoi n'en concluait-il pas avec certitude qu'il les avait vues en. dehors de son corps? Si elles étaient matérielles, pourquoi ignorait-il qu'il ne pouvait les avoir vues qu'avec le corps? D'où vient donc ce doute, sinon de l'incertitude même où il est d'avoir vu soit des corps soit des images matérielles? Ainsi cherchons d'abord dans l'ensemble de ses paroles le point sur lequel il n'a pas le moindre doute; nous verrons ensuite ce qui cause son incertitude, et nous comprendrons peut-être le secret de son doute, en saisissant le point qui ne lui en inspire aucun.
8. " Je connais un homme, dit-il, qui, il y a quatorze ans (était-ce dans cou corps ou hors de son corps? je l'ignore, Dieu le sait, ) fut ravi jusqu au troisième ciel. " Il sait donc qu'il y a quatorze ans un homme fut ravi jusqu'au troisième ciel, par la vertu du Christ; sur ce point, aucun doute dans son esprit et par conséquent dans le nôtre. Fut-ce avec son corps ou en dehors de son corps? voilà ce qu'il ne sait pas; et comment oser dire avec certitude d'où vient son doute? Faut-il donc conclure que nous devons à notre tour douter. du troisième ciel où il assure que ce chrétien. fut ravi? S'il a vu une réalité,. l'existence du troisième ciel est par là même démontrée. Si cette vision ne s'est composée que d'images matérielles, il ne s'agit plus du troisième ciel: c'est une apparition successive où le chrétien dont il parle, croit gravir le premier ciel, monter, au second, de là. apercevoir le troisième, où il croit s'élever encore et pouvoir dire qu'il a été ravi jusqu'au troisième ciel. Mais l'Apôtre ne doute pas et ne nous laisse point douter de l'existence de ce troisième ciel où il a été ravi : " Je sais " dit-il tout d'abord, et pour ne pas croire à cette vérité, il faut cesser de croire à l'autorité même de l'Apôtre.
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9. Il sait donc qu'un homme a été ravi jusqu'au troisième ciel : ainsi ce ciel existe réellement. Il n'y a point là de signe matériel, analogue à celui qui fut montré a Moïse; Moïse lui-même sentait si bien la distance qui séparait l'essence divine de la forme visible que Dieu empruntait pour apparaître aux regards d'un homme, qu'il disait au Seigneur : " Montrez-vous vous-même à moi (1). " Ce n'est pas non plus un emblème sous la forme d'un être réel semblable à ceux que Jean voyait en esprit, quand il en demandait la signification et qu'on lui répondait : " C'est une cité, " ou bien " Ce sont les peuples, " ou tout autre chose, lorsqu'il voyait par exemple la bête, la grande prostituée, les eaux et autres allégories du même genre (2). " Je sais, dit l'Apôtre, qu'un homme fut ravi au troisième ciel. "
1. Ex 32,13 - 2. Ap 13,1 Ap 17,15-18
10. S'il avait eu dessein d'appeler ciel l'image immatérielle d'un corps, il aurait vu au même titre une image dans le corps avec lequel il fut ravi et transporté dans ce séjour idéal; il prendrait donc un fantôme pour son propre corps, un ciel imaginaire pour le ciel même; mais alors il n'aurait plus aucune raison pour distinguer entre ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas, je veux dire, entre la certitude d'avoir été ravi au troisième ciel, et le doute s'il y fut transporté avec ou sans son corps : il exposerait simplement sa vision et donnerait aux images qu'il avait contemplées le nom des êtres réels dont elles étaient la représentation. Nous-mêmes, quand nous racontons un rêve ou ce que nous avons vu en songe, nous disons : j'ai vu une montagne, j'ai vu un fleuve, j'ai vu trois hommes, et ainsi du reste; nous désignons l'image par le mot même qui sert à nommer l'être qu'elle représente. Il n'en est pas de même de l'Apôtre : il est certain sur un point, il est dans l'ignorance sur un autre.
11. A-t-il vu en imagination et le ciel et son corps? Alors il y a également certitude ou ignorance sur ces deux points. Or, s'il a vu le ciel en-lui-même, et par conséquent s'il a sur ce point certitude absolue, comment aurait-il vu seulement son corps sous une forme idéale?
12. Voyait-il un ciel matériel? Pourquoi ignorer qu'il le voyait avec les yeux du corps? Ne savait-il pas s'il le voyait en esprit ou avec les yeux du corps, et aurait-il dit par suite de cette incertitude : " Je ne sais si ce fut avec ou sans son corps? " Comment ne pas douter alors si le ciel qu'il avait vu était une réalité ou une simple image? Etait-ce au contraire une nature spirituelle, sans aucune image pour la peindre à l'esprit, telle qu'apparaît la justice, la sagesse, et autres conceptions de ce genre? Il est encore évident qu'un pareil ciel n'a pu tomber sous les sens; par conséquent, s'il savait qu'il avait contemplé un semblable idéal, il devait être pour lui hors de doute que ce n'était pas à l'aide des sens. " Je sais, dit-il, qu'un homme fut ravi il y a quatorze ans. " Je sais cela, on ne peut eu douter sans cesser de croire en moi; " Mais si ce fut avec ou sans son corps, c'est ce que je ne sais pas. "
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13. Eh bien ! que sais-tu donc pour le distinguer de ce que tu ignores? réponds, afin de ne pas induire les fidèles en erreur. " Je sais qu'un homme fut ravi au troisième ciel. " Ce ciel était matériel ou spirituel. S'il était matériel, il est apparu aux yeux du corps; pourquoi donc connaître ce ciel et ne pas savoir du même coup s'il a été vu des yeux du corps? S'il était spirituel, est-il apparu sous une forme réelle? Alors il est aussi impossible de décider si c'était une réalité qu'il l'est de déterminer s'il a été visible aux yeux. Est-il au contraire apparu à l'esprit, comme ferait l'idée de justice, sans le concours d'aucune image sensible, et par conséquent des organes? Alors il doit y avoir absolument certitude ou incertitude : autrement d'où vient la certitude sur l'objet lui-même, et l'incertitude sur le mode de perception? Il est trop clair en effet que ce qui est immatériel ne peut-être perçu par les sens. S'il est possible de voir les corps en dehors du corps même, cette vue est indépendante des sens et suppose un mode de perception tout différent, quelqu'il soit. Mais il serait par trop étrange que l'Apôtre eût été trompé ou laissé dans le doute par ce mode de perception, (303) qu'ayant vu un ciel matériel sans le concours des sens, il eût été incapable de savoir s'il y avait été ravi avec ou sans son corps.
14. Or, l'Apôtre ne peut-être soupçonné de mensonge, lui qui distingue si scrupuleusement ce qu'il sait de ce qu'il, ne sait pas; peut-être donc ne reste-t-il plus qu'une conclusion à admettre : c'est qu'il ignorait, au moment ou il fut ravi au troisième ciel, s'il était dans son corps au même titre que l'âme continue d'y résider, quand le corps est vivant soit à l'état de veille, soit dans le sommeil, soit dans un transport extatique qui suspend les opérations des sens; ou bien s'il était hors de son corps devenu un cadavre jusqu'au moment où la vision étant terminée, la vie rentra dans les organes. Il serait alors revenu à lui-même, non comme un homme qui sort du sommeil ou qui reprend ses sens à la suite d'une extase, mais comme un mort qui ressuscite. Par conséquent, ce qu'il a vu dans son ravissement au troisième ciel, ce qu'il est sûr d'avoir vu, est une réalité et non un produit de l'imagination; mais il n'était pas évident à ses yeux que son âme, dans ce transport surnaturel eût quitté le corps, ou que son intelligence eût été ravie au ciel pour y voir et y entendre des choses ineffables, tandis que l'âme aurait continué d'animer le corps. Voilà peut-être la raison qui lui fait dire : " Si ce fut avec ou sans son corps, je ne sais. "
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15. Percevoir indépendamment de l'imagination et des sens les objets en eux-mêmes, c'est la vision la plus haute. Je vais expliquer, dans la mesure des forces que Dieu me prêtera, la vision et en distinguer les espèces. Ce commandement "Tu aimeras le prochain comme toi-même, " peut nous offrir la vision sous un triple.aspect. D'abord on le voit par les yeux, en lisant les lettres qui le composent; ensuite par l'esprit, qui se représente le prochain même en son absence; enfin par une intuition de la raison, qui découvre l'amour lui-même. Rien de plus facile à comprendre que le premier genre de vision celui qui nous fait découvrir le ciel, la terre et tous les objets qui y frappent nos regards. Il n'est pas, difficile non plus d'expliquer le second: c'est celui qui nous permet de concevoir les objets en leur absence. Ainsi nous avons la faculté de nous représenter même au milieu des ténèbres, le ciel, la terre et tout ce qui peut y tomber sous les yeux; sans rien voir des yeux du corps, nous apercevons les images des corps, soit réelles, quand elles représentent les corps eux-mêmes et que la mémoire les reproduit ; soit idéales, quand elles sont une conception de l'esprit. On ne se fait pas de Carthage, si on la tonnait, la même image que d'Alexandrie, si on ne la connaît pas. Le troisième genre de vision a pour objet les idées, comme celle d'amour, auxquelles ne correspond aucune image qui les représente exactement. En effet, un homme, un arbre, le soleil, bref un corps sur la terre ou dans le ciel, apparaissent sous leurs forme, quand ils sont présents, et se conçoivent sous des images imprimées dans l'esprit, quand ils sont absents delà par rapport à eux, deux genres de vision s'opérant l'une au moyen des sens, l'autre au moyen de l'esprit qui conçoit l'image des objets. Quant à l'amour, apparaît-il à l'esprit tantôt dans sa nature; réelle, tantôt sous une image qui le reproduit, selon qu'on le conçoit ou qu'on se le rappelle? Non assurément, on le voit avec plus ou moins de clarté, selon la portée de soit esprit; on ne le voit plus, quand on songe à quelque forme sensible.
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DE LA VISION SENSIBLE, SPIRITUELLE, RATIONNELLE. LA PREMIÈRE SUPPOSE UN OBJET RÉEL OU UNE MÉTAPHORE: LA SECONDE S'EXERCE DE PLUSIEURS MANIÈRES.
16. Tels sont les trois genres de vision dont nous avons parlé dans les livres précédents, quand le sujet, a exigé, sans toutefois les classer : comme nous allons maintenant les expliquer avec quelque, étendue il est bon de les désigner par des termes précis, afin d'éviter l'embarras des circonlocutions. Appelons donc la première sensible, parce qu'elle à besoin pour s'exercer des opérations des sens. Nommons la seconde spirituelle ; en effet on appelle avec raison esprit tout être qui existe sans être corporel : or l'image d'un corps en son absence, quoiqu'elle en reproduise la forme, n'est point corporelle, non plus que la perception qu'on en a. Appelons la troisième rationnelle, du mot raison.
17. Il serait trop long d'approfondir la signification de ces termes : notre sujet l'exige peu ou point. Il suffira de savoir que le mot sensible ou corporel suppose tantôt une réalité, tantôt une simple(304) métaphore. Ainsi dans ce passage : " En lui réside corporellement toute la plénitude de la divinité. " La divinité n'est pas un corps sans doute; mais comme l'Apôtre voit dans le récit de l'ancien Testament des ombres de l'avenir, cette comparaison l'amène à dire que la plénitude de la divinité réside corporellement dans le Christ, parce que tout ce qu'annonçaient ces figures s'étant accompli en lui, il est pour ainsi dire la réalité et le corps de ces ombres (1); en d'autres termes il est la vérité même dont ces rites étaient la figure et l'emblème. De même donc que les figures elles-mêmes ne peuvent s'appeler ombres que par métaphore, de même on ne peut dire sans métaphore que la divinité réside corporellement en lui, corporaliter.
1. Col 2,9 Col 2,17
18. Le mot spirituel a plus d'application. L'Apôtre appelle spirituel le corps tel qu'il sera lors de la résurrection des saints. " On sème un corps animal et il ressuscitera corps spi" rituel (1). " Cela vient de ce qu'un pareil corps sera soumis à l'esprit avec une facilité merveilleuse et à l'abri de toute corruption : sans avoir besoin d'aliments matériels, il sera vivifié par l'esprit. Je ne veux pas dire que le corps n'aura alors rien de matériel; aujourd'hui on l'appelle bien animal, quoiqu'il ne soit pas de la substance de l'âme. Esprit, spiritus, signifie également l'air, le vent, c'est-à-dire le mouvement de l'air, comme dans le passage: " feu, grêle, neige, glace, esprit de la tempête (2). " Ce terme désigne encore l'âme chez l'homme ou chez la bête, comme dans ce passage : " Qui est-ce qui connaît si l'esprit des hommes monte en haut, et si l'esprit de la bête descend en bas dans la terre (3)? " On appelle encore ainsi la raison, l'intellect, qui est comme l'oeil de l'âme où se reflètent l'image et la connaissance de Dieu. C'est en ce sens que l'Apôtre a dit : " Renouvelez-vous dans l'intérieur de votre âme, et revêtez-vous de l'homme nouveau qui a été créé à l'image de Dieu et dans une justice et une sainteté véritables (4). " Il dit ailleurs, en parlant de l'homme intérieur, " qu'il se renouvelle par la connaissance de la vérité,. selon l'image de celui qui l'a créé (5). " Après avoir dit dans son Epître aux Romains (6) : " Je me soumets par la raison à la loi de Dieu, mais par la faiblesse de la chair, je suis soumis à la loi du péché, " il revient ailleurs sur la même pensée : " La chair, dit-il, s'élève contre l'esprit et l'esprit contre la chair (7). " La raison et l'esprit sont donc synonymes dans ces passages. Enfin Dieu est appelé lui-même Esprit, puisque le Seigneur dit dans l'Evangile : " Dieu est Esprit, et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité (8). "
1. 1Co 15,44 - 2. Ps 148,8 - 3. Si 3,21 - 4. Ep 3,23-44 - 5 Col 3,10 - 6. Rm 7,26 - 7. Ga 5,17 - 8. Jn 4,24
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19. Voilà bien des acceptions : cependant nous n'avons emprunté à aucune d'elles le sens que nous attachons ici au mot spirituel, nous le tirons d'un passage de l'épître aux Corinthiens où l'esprit est nettement distingué de la raison. " Quand je prie avec la langue, c'est mon esprit qui prie, ma raison n'en retire aucun fruit. " La langue désigne ici les pensées obscures et mystérieuses qui sont incapables d'édifier, quand on ne les saisit pas avec la raison, puisqu'elles n'offrent alors aucun sens. Aussi avait-il déjà dit : " Celui qui parle avec la langue, ne parle pas aux hommes, mais à Dieu; personne ne le comprend, mais par l'esprit il dit des choses mystérieuses. " Par conséquent, la langue ne sert ici qu'à désigner les pensées qui sont comme une image et un portrait des choses et qui demeurent inintelligibles à moins d'être connues par la raison. Tant qu'elles restent inintelligibles, elles résident dans l'esprit et non dans la raison: aussi dit-il plus clairement encore : " Si tu pries en esprit, comment l'ignorant pourra-t-il répondre : Amen à ta bénédiction, puisqu'il ne comprend pas ce que tu dis? " Ainsi, il s'est servi du mot langue, cet instrument qui en frappant l'air produit les signes des idées sans exprimer les idées elles-mêmes, pour désigner métaphoriquement toute émission de signes avant qu'ils n'aient été saisis par l'intelligence : la conception des signes, qui relève de la raison, a-t-elle eu lieue alors il y a révélation, intuition, prophétie, science. C'est en ce sens qu'il dit: " Moi-même, mes frères, si venant parmi vous, je vous parlais des langues inconnues, de quelle utilité vous serais-je, si je ne joignais à mes paroles ou la " révélation ou la science, ou la prophétie ou la doctrine (1)? " En d'autres termes il faudrait avoir recours aux explications, faire comprendre le sens de ce qu'on dit en langues inconnues, afin que la puissance de la raison s'unisse à celle de l'esprit.
1. 1Co 14,14 1Co 2,16 1Co 2,6
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20. Il ne saurait donc y avoir de prophétie complète, si la raison ne survenait pour interpréter les signes que l'esprit aperçoit sous une forme sensible : à ce titre; le don de prophétie consiste plutôt à interpréter une vision qu'à l'avoir. C'est ce qui fait voir que la prophétie se rattache plutôt à la raison qu'à cette faculté inférieure à la raison, où se peignent les ressemblances des réalités corporelles et que nous nommons esprit, spiritus, en prenant ce mot dans un sens particulier. Aussi Joseph comprenant ce que signifiaient les sept vaches et les sept épis, était plutôt prophète que Pharaon qui les avait vus (1) : chez Pharaon, l'esprit avait été modifié pour voir; chez Joseph, la raison avait été éclairée pour comprendre. L'un avait le don de la langue, l'autre le don de prophétie, en ce sens que l'un pouvait s'imaginer les objets et l'autre interpréter les images. On est donc prophète à un degré inférieur, quand on ne voit que les signes des idées sous des images matérielles représentées dans l'esprit; à un degré supérieur, quand on a la puissance d'interpréter les signes; le don de prophétie au degré éminent consisté à voir par l'esprit les symboles des idées et à les comprendre par la pénétration de la raison; c'est ainsi que la supériorité de Daniel éclata dans l'épreuve à la quelle il fut soumis Il sut tout ensemble révéler au roi le songe qu'il avait eu et lui en expliquer le sens (2). En effet les images qui composaient ce songe furent gravées dans son esprit, les lumières pour en comprendre la signification éclairèrent sa raison. On reconnaît ici la distinction établie par l'Apôtre. " Je prierai avec esprit, je prierai aussi avec la raison (3), " c'est-à-dire, de telle façon que l'esprit conçoive les images et que la raison en pénètre le sens : voilà pourquoi j'appelle spirituelle la vision qui consiste à nous représenter les choses comme 1e fait l'imagination en l'absence des objets.
1. Gn 41,1-32 - 2. Da 2,27-45 - 3. Da 4,16-21
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21. La vision intellectuelle, qui dépend de la raison, est la plus élevée. Le mot raison m'admet pas une foule d'acceptions comme le terme d'esprit. Les mots intellectuel et intelligible offrent le même sens. On a toutefois voulu établir entre eux une distinction assez profonde aux yeux de quelques philosophes : l'objet perçu par la raison seul serait intelligible, la faculté de le percevoir serait intellectuelle. Mais existe-t-il un être qui ne soit qu'intelligible sans avoir le don de l'intelligence? C'est là un problème très-difficile. Mais à mes yeux on ne saurait croire ni avancer qu'il existe un être capable devoir par la raison, sans qu'il ne soit aussi du domaine de la raison. D'après cette distinction la raison serait intelligible, en tant qu'elle pourrait être vue; elle serait intellectuelle, en tant qu'elle pourrait aussi voir. Mais laissons. de côté le problème fort difficile de savoir s'il existe un être qui ne soit accessible qu'à la raison sans avoir la raison lui-même, et convenons de regarder les mots intelligible et intellectuel comme synonymes.
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22. Analysons ces trois modes de vision, afin d'aller successivement du plus humble au plus élevé. Déjà nous avons offert un exemple qui les renferme tous. Quand on lit ces mots : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1), " on voit les lettres par le ministère des sens, on se représente le prochain par une opération de l'esprit, enfin on conçoit l'amour par un effort de la raison. Cependant on pourrait se représenter les lettres sans les avoir sous les yeux, comme on pourrait voir le prochain lui-même en face de soi : quant à l'amour, on ne peut ni voir son essence avec les yeux du corps, ni le concevoir sous une image qui le reproduise; il n'est connu ni saisi que par la raison. La vision sensible ne saurait être la principale : les perceptions dont elle est le canal se transmettent à l'esprit comme à une faculté supérieure. Un objet frappe-t-il les yeux? aussitôt son image se peint dans l'esprit : mais on ne peut reconnaître cette impression, qu'à l'instant où, l'objet disparu, on retrouve son image dans l'esprit. Si l'âme n'est pas raisonnable, ainsi celle de la bête, les yeux ne communiquent rien au delà de cette image. Si l'âme est raisonnable, l'image se transmet jusqu'à l'intellect, faculté supérieure à l'esprit; et quand la perception des yeux, transmise à l'esprit sous forme d'image, cache une idée, la raison comprend cette idée immédiatement ou cherche à la découvrir. C'est qu'en effet la raison seule a pour fonction de comprendre ou de chercher à comprendre.
1. Mt 22,39
23. Le roi Balthasar vit les doigts d'une main qui écrivaient sur la muraille; immédiatement l'image de cet objet s'imprima dans son esprit par le ministère des sens, et elle y resta gravée, après que l'objet eut disparu. Il était alors visible pour l'esprit; mais au moment où il apparaissait aux yeux sous sa forme matérielle, il n'était et n'avait point encore été compris comme un symbole; ce ne fut qu'en troisième lieu qu'il apparut comme un symbole, et cela, par une opération de la raison. C'est la raison encore qui faisait rechercher quelle était sa signification. On n'y put réussir, et c'est alors que la raison de Daniel éclairée des lumières prophétiques révéla au roi éperdu l'idée cachée sous ce signe (1). Ici le don de prophétie, se rattachant à ce mode de vision qui relève de la raison, était supérieur à celui qui ne consistait qu'à voir des yeux du corps le symbole matériel d'une idée et à reconnaître par la réflexion son image transmise à l'esprit, puisque dans ce dernier cas le rôle de la raison se bornait à découvrir que c'était un symbole et à en rechercher la signification.
1. Da 5,5-28
24. Pierre, dans un ravissement d'esprit, vit une grande nappe suspendue par les quatre coins qui descendait du ciel sur la terre, et il entendit une voix qui lui dit : " Tue et mange. " Revenu à lui-même, il cherchait à s'expliquer la vision qu'il avait eue, lorsque les hommes envoyés par Corneille arrivèrent, et l'Esprit lui dit : " Voilà des hommes qui te demandent; lève-toi donc, descends et n'hésite pas à aller avec eux; car c'est moi qui les ai envoyés. " Arrivé chez Corneille, l'Apôtre révéla lui-même le sens de la vision où il avait entendu une voix lui dire : " N'appelle point impur ce que Dieu lui-même a purifié. " Il dit en effet : " Dieu m'a appris à ne regarder aucun homme comme impur ou profane (1). " Ainsi, au milieu du transport qui lui faisait voir cette nappe, ce fut avec le concours de l'esprit qu'il entendit les mots " mange et tue, " et " ce que Dieu a purifié, ne le regarde pas comme impur. " Revenu à lui-même, il reconnaissait également avec le concours de l'esprit les formes ou les paroles qu'il se souvenait d'avoir perçues pendant la vision. Ce n'était pas des corps mais les images de ces corps qu'il contemplait, soit au moment qu'il considérait cette vision dans son ravissement, soit au moment qu'elle revenait à son. esprit et qu'il y réfléchissait. Mais; lorsqu'il était en peine de ce que signifiait cette,. vision, c'était sa raison qui faisait un effort pour comprendre, et qui restait impuissante jusqu'à l'arrivée des envoyés de Corneille. A la vue de cet homme jointe à l'ordre que l'Esprit-Saint fit de nouveau entendre à son esprit, où déjà les signes s'étaient gravés, où avaient retenti ces paroles; : " Marche avec eux, " sa raison éclairée des lumières divines comprit le sens attaché à tous ces symboles. L'analyse de ces visions et autres semblables fait assez comprendre que la vision sensible se rapporte à la vision spirituelle et celle-ci à son tour à la vision rationnelle.
1. Ac 10,10-28
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25. Lorsque nous voyons les objets extérieurs, sans être transportés hors de nous-mêmes et à l'état de veille, nous distinguons nettement cette vision de la vision spirituelle qui nous permet de concevoir les objets en leur absence sous forme d'images ; soit à l'aide de la mémoire qui nous rappelle des choses connues, soit à l'aide de l'imagination qui nous représente des choses , inconnues, quoique réelles, soit enfin par une libre création de formes qui n'existent que dans notre esprit. Nous établissons, dis-je, une distinction si profonde entre ces imaginations et les objets réels qui frappent les sens, que nous n'hésitons jamais à voir, ici, des corps, là, des représentations de corps. Arrive-t-il que sous l'influence d'une idée fixe, d'une maladie qui, comme la fièvre, jette dans le délire, d'un commerce intime avec un Esprit bon ou mauvais, les images des objets se peignent dans l'esprit avec la même vivacité que si les objets étaient présents, sans que toutefois l'action des sens soit suspendue? Alors les images des objets qui se peignent dans l'esprit apparaissent comme si les objets eux-mêmes frappaient les sens; de là ce phénomène qui consiste à voir réellement un homme en face de soi, et tout ensemble à s'en figurer un autre, comme avec les yeux, par la force de l'imagination. J'ai vu des gens qui s'entretenaient avec les personnes présentes et adressaient en même temps la parole à un être (307) imaginaire comme s'il eût été devant eux. Reprennent-ils l'usage de la raison? tantôt ils peuvent se rappeler leur vision, tantôt ils n'en gardent aucun souvenir. C'est ainsi que quelques-uns peuvent se rappeler un songe, tandis que d'autres en sont incapables. L'âme est-elle ravie hors du corps et comme soustraite à l'empire des sens? alors l'extase est plus profonde. Les corps ont beau être présents et les yeux ouverts, on ne voit, on n'entend plus rien: le regard de l'âme est concentré sur les images qui apparaissent à l'esprit, ou sur les idées pures qui se découvrent à la raison.
26. L'esprit demeure-t-il fixé sur les images des objets, dans un moment où les sens n'exercent plus aucun empire sur l'âme, comme il arrive dans les songes ou dans un transport? Si ce qu'on voit ne cache pas une idée, c'est une imagination. Du reste il arrive qu'à l'état de veille, en pleine santé, sans aucun transport, on se représente une foule d'objets qui ne frappent pas alors les sens. La différence, c'est qu'on ne cesse jamais de distinguer ces fictions d'avec les objets réels et présents. Si ce qu'on voit est un véritable signe qui apparaisse soit dans le sommeil, soit dans la veille, lorsque les yeux découvrent les objets en face d'eux et que l'esprit voit l'image d'objets absents, soit dans l'extase proprement dite où l'âme semble devenir étrangère aux sens c'est alors une révélation surnaturelle : seulement il peut se faire qu'un autre esprit, venant à s'unir avec celui qui reçoit la vision, lui découvre la vérité cachée sous ces images et la lui fasse comprendre, ou bien la fasse comprendre à un autre chargé de l'interpréter. Du moment en effet que les signes sont interprétés et qu'ils dépassent la portée des sens, il faut bien qu'ils soient expliqués par quelque esprit.
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27. D'après quelques philosophes, l'âme possède naturellement le don de la divination. S'il en est ainsi, pourquoi l'âme n'est-elle pas toujours capable de lire dans l'avenir, quoiqu'elle le souhaite toujours? Dira-t-on que cette faculté doit être secondée pour entrer en exercice? Mais si elle a besoin d'une influence étrangère, la reçoit-elle d'un corps? Non évidemment. Il faut donc que cette influence vienne d'un esprit. Puis, comment s'exerce-t-elle? Se.passe-t-il dans le corps un certain mouvement capable d'en développer et d'en tendre les ressorts avec tant de force, que l'esprit comprend les images qu'il contenait à son insu au même titre qu'il y a en dépôt dans la mémoire une foule d'idées qu'on n'aperçoit pas? Faut-il dire que ces signes apparaissent sans avoir été conçus antérieurement ou qu'ils résident en quelque sorte dans l'esprit d'où ils jaillissent et deviennent visibles à la raison? Mais s'ils étaient renfermés dans l'âme en quelque sorte essentiellement, pourquoi ne les comprend-elle pas par voie de conséquence? En effet elle ne les comprend presque jamais. La raison aurait-elle besoin d'une influence étrangère pour saisir les images que lui livre l'esprit, comme l'esprit pour, les découvrir en lui-même? L'âme peut-elle, sans que les liens corporels soient rompus ou élargis, prendre son essor et atteindre aux idées pures est-elle, dis-je, capable par ses seuls efforts de voir les images et même de deviner ce qu'elles ont d'intelligible? Enfin saisit-elle les symboles tantôt par elle-même, tantôt par le concours d'un autre esprit? Quelle que soit la valeur de ces hypothèses, il ne faut en admettre aucune légèrement. Un point incontestable, c'est que les images aperçues par l'esprit dans la veille, le sommeil, la maladie, ne sont pas toujours un signe, tandis que dans le véritable ravissement, il serait étrange que ces images ne fussent pas des signes.
28. Il n'est donc pas étonnant que les possédés disent parfois la vérité sur des choses qui n'apparaissent pas aux yeux des assistants ; le démon s'unit si intimement avec le possédé, je ne sais comment, que l'acteur et le patient semblent ne faire qu'un même esprit. Quand c'est un bon esprit qui cause le transport et le ravissement de l'âme, pour lui communiquer une vision, les images sont alors des signes et ces signes cachent d'utiles connaissances : on n'en saurait douter, puisque c'est un don de Dieu. Mais il est fort difficile de distinguer d'où vient la vision, quand l'esprit malin exerce doucement son influence, et que, ravissant l'esprit sans tourmenter le corps, il dit ce qu'il peut, parfois même il dit vrai, donne d'utiles révélations et se transforme en Ange de lumière (1), afin de profiter de la confiance qu'il s'est attirée en révélant les vrais biens pour entraîner à ses faux biens. Pour discerner ces sortes de vision, nous n'avons, je crois, qu'une seule ressource, c'est ce don " de discerner les esprits " que l'Apôtre énumère parmi les dons de Dieu (2).
1. 2Co 11,14 - 2. 1Co 12,10
Augustin, De la Genèse 1502