Augustin, les Psaumes 3146
DEUXIÈME SERMON. Ps 31,10-14
Ce sermon, qui embrasse le second tiers du psaume, a pour objet les douleurs et les gémissements de l'Eglise à cause des mauvais chrétiens et des Donatistes.
3151 1. Reportons, mes frères, notre attention sur la suite du psaume, et considérons-nous dans la personne du Prophète. Car si nous comprenons que nous sommes dans un temps d'affliction, nous aurons de la joie, au jour de la récompense. Je vous ai fait remarquer, mes frères, en exposant les premiers versets de notre psaume, que c'est Jésus-Christ qui parle; je ne vous ai point déguisé que le Christ ici se doit dire du chef et des membres; et il me semble que les témoignages des Ecritures que j'ai cités, établissaient, avec la dernière évidence et de manière à n'en pas laisser douter, que le Christ s'entend de la tête et du corps, de l'Epoux et de l'Epouse, du Fils de Dieu et de l'Eglise, du Fils de Dieu fait homme pour nous, afin d'élever les fils des hommes à la qualité de fils de Dieu; afin que, par un sacrement ineffable, ils fussent deux dans une même chair, comme ils sont deux dans une même voix chez les Prophètes. Le psalmiste a donc remercié Dieu par ces paroles: «Vous avez regardé favorablement ma bassesse; vous avez arraché mon âme à ses sujétions, vous ne m'avez point resserré entre les mains de mon ennemi, et vous avez mis mes pieds au large Ps 30,8-9)». Telles sont les actions de grâces de l'homme échappé à la tribulation, de tous les membres du Christ échappés à la douleur et aux embûches. «Ayez pitié de moi, Seigneur», s'écrie-t-il de nouveau, «parce que je suis opprimé». S'il est opprimé, il est à l'étroit; comment disait-il alors: «Vous avez mis mes pieds au large?» Comment ses pieds sont-ils au large, s'il est encore dans l'oppression? A moins peut-être qu'il n'y ait qu'une seule voix, comme il n'y a qu'un seul corps qui parle; mais que plusieurs membres soient au large et d'autres à l'étroit, c'est-à-dire que plusieurs trouveraient faciles les oeuvres de justice, tandis que d'autres gémiraient dans l'angoisse? Car si les membres n'étaient point dans des situations différentes, l'Apôtre ne dirait point: «Si un membre souffre, tous les autres souffrent avec lui; et si un membre reçoit de l'honneur, tous les autres s'en réjouissent avec lui 1». Quelques églises, par exemple, ont la paix, d'autres sont dans la tribulation; chez celles qui sont en paix, les pieds sont au large, tandis qu'ils sont à l'étroit chez celles qui sont dans l'angoisse: mais la douleur des uns afflige ceux qui sont en paix, et la paix des autres console ceux qui souffrent. Il y a donc dans lu corps une telle unité, que tout schisme en est banni, et le schisme n'est que le fruit de la dissension. La charité forme le lien, le lien resserre l'unité, l'unité conserve la charité, la charité arrive aux splendeurs éternelles. Que le corps donc s'écrie au nom de quelques membres: «Ayez pitié de moi, Seigneur, parce que je suis dans l'angoisse, votre colère a jeté le trouble dans mes yeux, dans mon âme et dans mes entrailles 2».
3152 2. Cherchons alors d'où vient cette tribulation, puisque, tout à l'heure, l'interlocuteur paraissait s'applaudir de sa délivrance, ainsi que de la justice dont Dieu avait généreusement enrichi son âme, et du large espace que la charité avait tracé à ses pieds. D'où vient donc cette affliction, sinon peut-être de cette parole qu'a dite le Seigneur: «Et comme abondera l'iniquité, la charité de plusieurs se refroidira 3». Car, après que le Seigneur eut recommandé le petit nombre des saints, il fit jeter le filet à la mer, et l'Eglise prit de l'accroissement, d'innombrables poissons furent saisis, selon cette prédiction: «J'ai publié ces merveilles, je les ai prêchées, et les
1. 2Co 12,26. - 2. Ps 31,10. - 3. Mt 24,12.
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auditeurs se sont multipliés à l'infini 1?» Aussi les barques ont-elles failli être submergées, les filets rompus, comme il est dit de la première pêche du Seigneur avant la passion 2. Telle est donc la foule qui se presse dans nos églises, aux fêtes de Pâques, et que leurs murailles trop étroites peuvent à peine contenir. Comment cette multitude n'affligerait-elle point celui qui voit dans les spectacles, dans les amphithéâtres, les mêmes hommes qui remplissaient naguère nos églises? Quand il voit dans les infamies, ceux qui tout à l'heure chantaient les louanges de Dieu? Quand il entend le blasphème dans ces bouches qui répondaient: Amen? Toutefois qu'il persévère, qu'il s'obstine, qu'il ne s'affaiblisse pas au milieu de cette foule innombrable des méchants, puisque le bon grain ne perd rien au milieu des pailles, jusqu'à ce qu'il soit vanné et mis au grenier, c'est là qu'il sera au milieu des saints, à l'abri de toute poussière qui pourrait le troubler. Qu'il persévère, car le Seigneur lui-même, après avoir dit que «le grand nombre d'iniquités fera refroidir la charité de beaucoup», veut empêcher que cette foule d'iniquités ne fasse chanceler nos pas et ne cause notre chute, et pour maintenir les fidèles, pour les consoler, pour les encourager, il ajoute ces paroles: «Celui-là sera sauvé qui aura persévéré jusqu'à la fin 3».
3153 3. Considérons que telle est l'affliction de l'interlocuteur du psaume. Cette affliction devrait lui arracher des plaintes, puisque toute affliction porte à la tristesse, et néanmoins dans sa douleur il se dit en colère, et il s'écrie: «Ayez pitié de moi, car la colère a troublé mes yeux». Pourquoi cette colère, si vous êtes dans l'affliction? Il s'irrite contre les péchés des autres. Qui ne serait transporté de colère en voyant des hommes qui confessent de bouche le Seigneur, et qui le renient par leurs moeurs? Qui ne s'irriterait, en voyant des hommes renoncer au monde en parole et non en réalité? Qui verrait froidement les frères dresser des embûches à leurs frères, et devenir parjures dans ce baiser qu'ils se donnent en recevant les sacrements? Et qui dirait tous ces sujets de colère pour le corps du Christ qui vit intérieurement de son esprit, et qui gémit comme le bon grain mêlé avec la paille? A peine sont-ils visibles ceux
1. Ps 39,6.- 2. Lc 5,6 - 3. Mt 29,13.
qui gémissent de la sorte, qui entrent dans ces colères; comme on voit à peine le grain quand on le foule dans l'aire. Quiconque ne saurait point le nombre d'épis jetés dans l'aire pourrait croire qu'il n'y a que de la paille; mais sous ce monceau que l'on croirait être entièrement de la paille, le vanneur découvrira beaucoup de bon grain. C'est donc dans ces fidèles qui gémissent en secret, que s'irrite celui qui a dit ailleurs: «Le zèle de votre maison me dévore 1». Et dans un autre endroit, à la vue du grand nombre des méchants, il s'écrie: «La défaillance m'a saisi «à la vue de tous ceux qui abandonnent votre loi 2», et plus loin encore: «J'ai vu les prévaricateurs et j'ai séché dans l'angoisse 3».
3154 4. Toutefois il est à craindre que cette colère n'arrive jusqu'à la haine; car une colère n'est point encore la haine. On se fâche contre un fils, on ne le hait point pour cela: tu conserves l'héritage à celui qui tremble de-vaut ton irritation; et ta colère même n'a d'autre but que de prévenir sa ruine qu'amèneraient ses dérèglements. La colère n'est donc pas encore la haine, et souvent nous sommes loin de haïr l'homme contre lequel nous sommes en colère. Mais que cette colère dure quelque peu dans notre âme, qu'elle n'en soit pas bannie promptement, elle grandit et se tourne en haine. C'est pour nous engager à étouffer toute colère avant qu'elle arrive à la haine, que l'Ecriture nous avertit «de ne point laisser coucher le soleil sur, notre colère 4». On rencontre parfois un chrétien qui a de la haine, et qui reprend chez un autre un acte de colère; il fait un crime à un autre de sa colère, et lui-même nourrit de la haine; il a une poutre dans son oeil, et il blâme son frère d'avoir une paille dans le sien 5. Cette paille néanmoins, ce petit rejeton, deviendra une poutre, s'il n'est arraché promptement. Le psalmiste ne dit donc point: Mon oeil s'est fermé de colère, mais «s'est «troublé». L'extinction serait l'effet de la haine et non de la colère. Voyez que la haine éteindrait complètement son oeil «Celui-là», dit saint Jean «qui hait son frère est encore dans les ténèbres 6». Donc l'oeil est d'abord troublé par la colère avant d'arriver aux ténèbres; mais veillons à ce que la colère
1. Ps 68,10. - 2. Ps 118,53. - 3. Ps 119,158. - 4. Ep 4,28. - 5. Mt 7,3. - 6. 1Jn 2,11.
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ne dégénère point en haine, et que notre oe il ne s'éteigne point. «La colère a jeté le trouble dans mes yeux», dit le psalmiste, «et dans mon âme et dans mes entrailles», c'est-à-dire, a troublé tout ce qui est au dedans de moi, car les entrailles désignent l'intérieur. Il est quelquefois permis de s'irriter contre les méchants, les pervers, les violateurs de la loi, les gens de mauvaise vie, mais il n'est point permis de crier. Or, cette colère qui ne doit pas éclater en cris, est chez nous un trouble intérieur. Le mal est parfois si grand, qu'on ne peut même le reprendre.
3155 5. «Ma vie a langui dans la douleur, et mes années dans les gémissements 1» . «Ma vie», dit le Prophète, «est une douloureuse défaillance». Saint Paul a dit aussi: «Nous vivons maintenant, si vous demeurez fermes dans le Seigneur 2». Tous ceux qui ont trouvé la perfection dans l'Evangile et dans la grâce, ne vivent plus que pour les autres. Car il n'y a plus pour eux-mêmes nécessité de vivre ici-bas. Mais comme les autres ont besoin de leurs services, alors s'accomplit en eux ce mot de l'Apôtre: «J'ai le vif désir d'être dégagé des liens du corps, et d'être avec Jésus-Christ, ce qui est sans comparaison le meilleur; mais il est plus avantageux pour vous que je demeure en cette vie 3». Donc, pour l'homme qui voit que ses services, ses travaux, sa prédication demeurent sans fruit chez les autres, sa vie languit dans l'indigence. Funeste indigence! faim déplorable! Car ceux que notas f gagnons à Dieu, sont pour l'Eglise une nourriture. Que dis-je, une nourriture? Oui, elle la fait passer par son corps, de même que toute nourriture en nous passe par notre corps. Telle est l'oeuvre de I'Eglise par les saints; elle a faim de ceux qu'elle veut gagner, et quand elle a pu les gagner, elle s'en fait une sorte de nourriture. C'est l'Eglise que figurait saint Pierre, quand il vit descendre du ciel un vaste linceul contenant toutes sortes d'animaux, des quadrupèdes, des reptiles, des oiseaux, lesquels, à leur tour, figuraient toutes les nations. Le Seigneur nous montrait que l'Eglise devait absorber tous les peuples de la terre, et les changer en son corps; aussi dit-il à Pierre: «Tue, et mange 4». Tue et mange, ô sainte Eglise, ô Pierre, puisque sur cette pierre je bâtirai mon Eglise 5. Tue d'abord,
1. Ps 31,11.- 2. 1Th 3,8.- 3. Ph 1,23-24.- 4. Ac 2,13. - 5. Mt 16,18.
mange ensuite; tue ce qu'ils sont, et fais-les ce que tu es. Quand on prêche l‘Evangile, et que le prédicateur voit que les hommes n'en tirent aucun avantage, pourquoi ne s'écrie-t-il pas: «Ma vie s'affaisse dans la douleur, et mes années dans les gémissements. Ma vigueur s'affaiblit dans l'indigence, et le trouble est dans mes os 1?» Les années que nous passons ici-bas s'écoulent dans les gémissements. Pourquoi? «Parce que l'iniquité abonde, et que la charité de plusieurs se refroidit 2». Ce sont des gémissements et non de hauts cris. Quand l'Eglise voit la foule courir à sa perte, elle dévore ses propres plaintes, et dit à Dieu: «Du moins mes gémissements ne sont point secrets pour vous 3». Cette parole d'un autre psaume, et qui s'accorde bien avec celui-ci, veut dire: mes gémissements peuvent être cachés pour les hommes, et jamais pour vous ils ne sont en oubli. «Ma force languit dans l'indigence, et le trouble est dans mes os». Nous avons déjà fait connaître cette indigence. Par ossements, on entend les hommes forts de l'Eglise; ceux qui ne craignent point les persécutions, s'émeuvent quelquefois des iniquités de leurs frères.
3156 6. «Je suis plus en opprobre que tous mes ennemis, c'est un excès pour mes voisins, un effroi pour ceux qui me connaissent». Quels sont les ennemis de l'Eglise? Les païens et les Juifs? La vie d'un mauvais chrétien est pire que leur vie. Voulez-vous comprendre comment elle est plus dépravée? Le prophète Ezéchiel compare ces ennemis à des sarments inutiles 4. Supposez que les païens sont les arbres d'une forêt qui est en dehors de l'Eglise, on peut encore en tirer quelque partie, comme un ouvrier trouve un morceau qui lui convient dans des bois ouvrables; s'il y trouve des noeuds, des courbures, de l'écorce, il tranche, il scie, il aplanit, afin de l'approprier à l'usage des hommes. Mais le bois de sarment ne donne aucun fruit, et s'il est retranché de la vigne, l'ouvrier n'en peut rien faire, il n'est bon qu'à être jeté au feu. Ecoutez bien, mes frères; partout on préfère au bois des forêts le sarment qui tient à la vigne, car alors il donne du fruit; mais quand la serpe du vigneron l'a séparé de la vigne, on lui préfère le bois des forêts, dont l'ouvrier
1. Ps 31,11. - 2. Mt 24,12. - 3. Ps 37,10. - 4. Ez 15,2.
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peut tirer parti, tandis que le bois de sarment n'est recherché que par celui qui fait du feu. A la vue donc de cette grande foule qui mène dans l'Eglise une vie désordonnée le Prophète s'écrie: «Mon opprobre est bien supérieur à celui de mes ennemis». Ils vivent plus mal en participant à mes sacrements, que ceux qui n'y ont pris aucune part. Pourquoi ne pas le dire franchement en latin, quand nous expliquons un psaume? Et si nous sommes plus réservés en
d'autres temps, du moins que la nécessité d'exposer ce que nous traitons, nous donne la liberté de réprimer les désordres. «Plus que tous mes ennemis, je suis dans l'opprobre». C'est de ceux-là que saint Pierre a dit: «Leur dernier état devient pire que le premier; il eût mieux valu pour eux qu'ils ne connussent point la voie de la justice, que de retourner en arrière, après l'avoir connue, et d'abandonner la loi sainte qui leur avait été donnée». Mais dire « qu'il eût été meilleur pour eux de ne point connaître la voie de la justice», n'est-ce point juger que nos ennemis, placés hors de I'Eglise, sont dans une position meilleure que les chrétiens qui vivent dans le désordre, surchargeant ainsi et suffoquant l'Eglise? «Il eût mieux valu», dit cet apôtre, «ne pas connaître la voie de la justice, que de retourner en arrière après l'avoir connue, et d'abandonner la loi sainte qui leur a été donnée 1». Voyez ensuite quelle horrible comparaison il fait à leur sujet: «Il leur est arrivé ce que dit un proverbe bien vrai: Le chien est retourné à son vomissement 2». Et puisque tant de chrétiens semblables encombrent nos églises, le petit nombre des bons qui s'y trouvent, ou plutôt l'Eglise par la voix de ce petit nombre, n'a-t-elle pas raison de s'écrier: «Plus que tous mes ennemis je suis un objet d'opprobre; c'est le comble pour mes voisins; c'est un effroi pour ceux qui me connaissent?» Je suis au comble de l'opprobre aux yeux de tues voisins, c'est-à-dire, ceux qui s'approchaient de moi pour embrasser la foi, ou ceux qui étaient le plus près de moi, ont cédé à la répulsion en voyant la vie désordonnée des mauvais et des faux chrétiens. Combien d'hommes, voyez-vous, mes frères, qui voudraient être chrétiens, et qui reculent devant les moeurs dépravées des mauvais chrétiens!
1. 2P 2,20-21. - 2. 2P 2,22.
Ce sont là nos voisins qui s'approchaient de nous, et qui ont reculé devant l'excès de nos opprobres.
3157 7. «Ceux qui me connaissent en sont dans l'effroi». Pourquoi tant craindre? «Ceux qui me connaissent», dit le psalmiste, «sont dans l'effroi». Qu'y a-t-il de si effrayant pour un homme, de voir dans le désordre une si grande foule, de trouver dans la dépravation ceux dont il avait les meilleures espérances? Il craint alors que tous ceux qu'il a crus bons ne leur soient semblables, et presque toute âme honnête alors devient suspecte. Quel homme! dit-on. Comment descend-il si bas? Comment le surprend-on dans ces infamies, dans ces actes hideux, dans ces actions détestables? Tous les chrétiens, pensez-vous, ne lui ressemblent-ils point? Tel est le sens de cette parole: «Ceux qui me connaissent sont dans l'effroi», ceux mêmes qui nous connaissent le plus, sont dans la défiance envers nous. Et si tu n'es soutenu par ta propre conscience, supposé que tu en aies une, tu croiras que nul autre ne te ressemble. Toutefois un homme se soutient par la conscience qu'il a de lui-même, et dans sa vie régulière, il se dit: O toi, qui trembles que tous les autres ne soient mauvais, l'es-tu donc toi-même? Non, répond la conscience. Mais, si tu ne l'es pas, es-tu le seul pour en être à ce point? Prends garde que l'orgueil chez toi ne dépasse leur dépravation. Loin de toi de te croire seul. Eue aussi, accablé d'ennui en voyant la foule innombrable des impies, s'écriait: «Ils ont égorgé vos prophètes, et détruit vos autels; voilà que je suis seul, et ils me cherchent pour me faire mourir». Mais que lui répondit le Seigneur? «Je me suis réservé sept mille hommes, qui n'ont pas fléchi les genoux devant Baal 1». Donc, mes frères, le remède à tous ces scandales, est que vous ne pensiez jamais mal de vos frères. Soyez humblement ce que vous voulez qu'ils soient, et- vous ne penserez point qu'ils puissent être ce que vous-mêmes n'êtes point. Et néanmoins ceux qui nous connaissent, ceux mêmes qui nous ont mis à l'épreuve, doivent rester dans la crainte.
3158 8. «Ceux qui me voyaient fuyaient loin de moi 2». Ceux qui ne m'ont point connu, sont dignes de pardon, même en s'éloignant de moi; mais ceux-là mêmes qui m'ont vu
1. 1R 19,10 Rm 11,3. - 2. Ps 31,12.
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s'éloignent de moi. Si donc ceux qui m'avaient vu, prenaient la fuite au dehors, et loin de moi (quoique, à proprement parler, ils ne fuyaient pas au dehors, puisque jamais ils n'étaient entrés à l'intérieur, car s ils fussent entres a l'intérieur, ils m'eussent connu; c'est-à-dire ils eussent connu le corps du Christ, les membres du Christ, l'unité du Christ); si, dis-je, ils s'enfuient au dehors, voilà ce qu'il ya de plus déplorable, d'insupportable même, que cette foule qui m'a vu s'enfuie loin de moi; c'est-à-dire qu'après avoir connu ce qu'est l'Eglise, ils s'en aillent dehors former contre cette Eglise des schismes et des hérésies. Aujourd'hui, par exemple, tu vois un homme, qui est né chez les Donatistes, il ne sait où est l'Eglise; il demeure dans la religion où il est né, tu ne pourras lui arracher cette foi qu'il a sucée avec le lait de sa nourrice. Mais donnez-moi un homme, oui un homme qui feuillette l'Ecriture, qui la lit, qui la prêche. Est-il possible qu'il n'y trouve point ces paroles «Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage, et ton domaine s'étendra jusqu'aux confins de la terre «?» N'y verra-t-il point: «Tous les confins de la terre seront ébranlés et se tourneront vers le Seigneur, et tous les peuples de l'univers se prosterneront devant lui 2?». Si donc tu trouves ici l'unité de l'univers entier, pourquoi chercher au dehors, afin de t'aveugler toi-même, et de jeter les autres dans ton aveuglement? «Ceux qui me voyaient», c'est-à-dire ceux qui connaissaient ce qu'est l'Eglise, qui l'envisageaient dans les Ecritures, «ont pris la fuite au dehors et loin de moi». Pensez-vous, mes frères, que tous les hérésiarques, dans les différentes parties du monde, n'aient point vu dans les divines Ecritures, que l'Eglise n'est annoncée que comme la société qui doit embrasser l'univers entier? Je vous le dis en vérité, mes frères: assurément nous sommes tous chrétiens, ou du moins tous nous portons le nom de chrétiens, tous nous sommes marqués au sceau du Christ; les Prophètes ont parlé du Christ plus obscurément que de l'Eglise; et si je ne me trompe, c'est que l'Esprit de Dieu leur montrait dans l'avenir, que les hommes formeraient des sectes à l'encontre de l'Eglise, soulèveraient contre elle de fortes discussions, et accepteraient plus facilement le Christ. C'est pour
1. Ps 2,8. - 2. Ps 21,28.
quoi le point qui devait être le plus contesté, a été annoncé, précisé avec plus de clarté, plus d'évidence, afin que cette évidence devînt un témoignage contre ceux qui ont lu ces prophéties, et néanmoins sont sortis de l'Eglise.
3159 9. Je n'en veux citer qu'un seul exemple. Abraham, qui est notre père, non parce que nous sommes sortis de lui, mais parce que nous imitons sa foi, était juste et agréable à Dieu; sa foi lui obtint dans sa vieillesse un fils nommé Isaac, et que Dieu lui avait promis de Sara son épouse 1. Dieu lui commanda de lui immoler ce même fils; et alors sans hésiter, sans délibérer, sans mettre en question l'ordre du Seigneur, sans regarder comme mauvais l'ordre qu'a pu intimer Celui qui est la bonté même, Abraham conduisit son fils pour le sacrifier, lui mit le bois sur les épaules, et étant arrivé à l'endroit marqué, il leva la main pour le frapper: à la voix du Seigneur, il abaissa cette main levée par son ordre 2. Pour obéir, il allait frapper, et pour obéir il s'abstint; toujours il obéit, jamais il n'est timide. Toutefois, afin que le sacrifice fût achevé, et qu'on ne s'éloignât point sans effusion de sang, il se trouva là un bélier dont les cornes étaient embarrassées dans un buisson; Abraham l'immola et le sacrifice fut achevé. Examinez cette histoire: c'est une figure symbolique de Jésus-Christ. Mais enfin, faisons jaillir la lumière par la discussion, soulevons les voiles afin de voir ce qu'ils cachent. Isaac, ce fils unique et bien-aimé, figurait le Fils de Dieu; il porte le bois comme le Christ porta sa croix 3; enfin ce bélier désignait encore Jésus-Christ. Qu'est-ce en effet qu'être attaché par les cornes, sinon être attaché au bois de la croix? C'était là une figuré de Jésus-Christ. Mais il fallait aussitôt prédire l'Eglise, et après avoir annoncé la tête, annoncer le corps; l'Esprit-Saint, l'Esprit de Dieu veut à l'instant prédire l'Eglise à Abraham, et rejette les figures. C'était en figure qu'il annonçait le Christ et c'est ouvertement qu'il prédit l'Eglise; voici ce qu'il dit à Abraham: «Parce que tu as obéi à ma voix, et que tu n'as pas épargné ton fils unique à cause de moi, je te bénirai, je multiplierai ta descendance comme les étoiles du ciel, et comme le sable des mers, et toutes les nations de la
1. Gn 21,2. - 2. Gn 20,3. - 3. Jn 19,17.
terre seront bénies en celui qui sortira de toi 1» . Presque partout le Christ est prédit par les prophètes, sous les voiles du symbole, tandis que l'Eglise l'est directement: afin que ceux-là puissent la voir qui doivent se déclarer contre elle, et que s'accomplisse cri eux cette iniquité prédite par le psalmiste «Ceux qui me voyaient s'enfuyaient au dehors et loin de moi». Ils sont sortis du milieu de nous, dit saint Jean à propos de ces apostats, mais ils n'étaient pas de nous 2.
3160 10. «J'ai été mis en oubli, comme un mort effacé du coeur 3». On m'oublie, je suis tombé dans l'oubli, ceux qui m'ont vu m'ont oublié, comme si j'étais mort dans leur coeur. Je suis oublié comme le mort effacé du coeur; je suis tomme un vase inutile4». Pourquoi est-il comme le vase inutile? Il se fatiguait, et ne servait à personne: il s'est alors considéré comme un vase, et comme il ne servait à personne, il s'appelle un vase inutile.
3161 11. «J'ai entendu le blâme de ceux qui m'environnaient 5». Ils sont nombreux ceux qui demeurent autour de moi pour m'assaillir de leurs blâmes. Quelles imprécations ne font-ils point contre les mauvais chrétiens, imprécations qui retombent sur les chrétiens en général : « Celui qui jette sur nous le reproche ou le blâme, s'en vient-il dire: Voyez ce que font ceux des chrétiens qui sont mauvais? Non, mais bien sans aucune distinction: Voilà ce que font les chrétiens. Tel est cependant le langage de ceux qui m'environnent, c'est-à-dire qui tournent autour de moi sans entrer. Pourquoi tourner ainsi et n'entrer point? C'est qu'ils aiment le cercle du temps. Ils n'entrent pas dans la vérité parce qu'ils n'aiment pas l'éternité; attachés qu'ils sont aux choses temporelles, et comme liés à la roue; c'est d'eux que le Prophète a dit ailleurs: «Faites-leur des princes mobiles comme la roue 6»; et encore: «Les impies tournent comme dans un cercle7». Dans leurs complots contre moi, «ils délibéraient des moyens de me ravir mon âme ». Que signifie: «Ils délibéraient sur les moyens de me ravir mon âme?» C'est-à-dire sur les moyens de m'amener à leur dépravation. Pour ceux qui maudissent l'Eglise, sans entrer dans son giron, c'est peu de n'y entrer
1. Gn 21,16-18. - 2. 1Jn 2,19. - 3. Ps 31,13. - 4. Ps 31,13.- 5. Ps 31,14 - 6. Ps 82,14. - 7. Ps 11,9.
point, ils veulent encore nous en faire sortir au moyen de leurs calomnies. Mais s'ils te font sortir de l'Eglise, ils se sont emparés de ton âme, ils ont surpris ton assentiment; alors tu es autour de l'Eglise, et non plus en elle.
3162 12. Pour moi, au milieu de tant d'opprobres, de tant de scandales, de tant de maux et de tant de piéges, ne trouvant au dehors que l'injustice, au dedans que désordres, cherchant de toutes parts des. hommes que je pusse imiter, sans néanmoins en trouver, qu'ai-je fait? à quel parti me suis-je arrêté? «J'ai mis en vous mon espoir, ô mon Dieu 1». Rien de plus avantageux, ni de plus sûr. Tu voulais prendre je ne sais qui pour modèle, et tu ne l'as point trouvé bon; ne pense plus à l'imiter. Tu en as cherché un second, et je ne sais quoi te déplaît en lui; tu en cherches lin troisième qui ne te plaît pas davantage; faut-il que tu périsses, parce que ni l'un ni l'autre ne te plaisent? Cesse d'espérer dans un homme, car «maudit celui qui a mis dans un homme son espoir 2». Vouloir t'appuyer sur un homme, l'imiter, en dépendre, c'est ne vouloir que du lait pour nourriture; c'est ressembler à des enfants qui veulent toujours la mamelle, alors même qu'il n'est plus convenable. Prendre du lait, vouloir que la nourriture ne nous arrive que par le canal de la chair, c'est là vouloir vivre par un homme. Sois donc en état de manger à table, de prendre cette nourriture qu'il prend, ou que peut-être il n'a jamais prise. Il est peut-être utile pour toi de n'avoir trouvé qu'un mauvais homme dans celui que tu croyais homme de bien, de n'avoir sucé dans cette mamelle que tu cherchais comme celle de ta mère, qu'une amertume qui t'en a repoussé, afin que cette déception te fît chercher une plus solide nourriture. C'est ce que font tous les jours les nourrices pour les enfants difficiles à sevrer; elles mettent sur leurs mamelles quelque chose d'amer, afin que ces enfants, repoussés par le dégoût, quittent la mamelle et recherchent la table. Disons donc: «C'est «en vous, Seigneur, que j'ai mis mon espoir; «j'ai dit: Vous êtes mon Dieu u. C'est vous, qui êtes mon Dieu; arrière Donat! arrière Cécilien, ni l'un ni l'autre n'est mon Dieu, Ce n'est pas au nom d'un homme que je vis,
1. Ps 31,14. - 2. Jr 17,5.
c'est au nom de Jésus-Christ que je m'attache. Ecoute ce que dit saint Paul: «Est-ce que c'est Paul qui a été crucifié pour vous, ou bien est-ce au nom de Paul que vous êtes baptisés 1?» Je périrais si j'étais du parti de Paul, comment ne pas périr si je suis du parti de Donat ! Arrière donc les noms des hommes, les crimes des hommes, les rêveries des hommes ! «C'est en vous, Seigneur, que j'ai mis mon espoir; j'ai dit: C'est vous qui êtes mon Dieu. Ce n'est point un homme, quel qu'il soit; c'est vous qui êtes mon Dieu. L'un avance, l'autre meurt; pour Dieu, il n'y a ni mort ni progrès; il n'y a nul progrès puisqu'il est parfait, comme nulle mort puisqu'il est éternel. «J'ai dit au Seigneur : C'est vous qui êtes mon Dieu».
3163 13. «Mon sort est entre vos mains 2». Non pas entre les mains des hommes, mais entre vos mains. Quel est mon sort? Pourquoi l'appeler sort? Le nom de sort ne doit point vous faire croire à des sortilèges. Le sort n'a rien de mauvais, mais dans le doute il indique aux hommes la volonté de Dieu. Les Apôtres eux-mêmes jetèrent le sort pour choisir un successeur à ce Judas qui périt après avoir trahi le Sauveur, ainsi qu'il était écrit de lui: «Il s'en est allé à sa place»: le suffrage des hommes en avait choisi deux, et l'un de ces deux fut choisi par le jugement de Dieu. Car il fut consulté pour savoir lequel des deux il voulait pour apôtre, et le sort tomba sur Matthias 3». Qu'est-ce donc: «Mon sort est entre vos mains?» Autant que j'en puis juger, il appelle sort, la grâce par laquelle nous sommes sauvés. Pourquoi donner le nom de sort à la grâce de Dieu? Parce que, dans le sort, il n'y a point de choix, mais la volonté de Dieu. Dire en effet: Celui-ci a fait le pacte, cet autre non, c'est considérer les mérites; et quand on pèse lus mérites, il y a un choix, et non plus un sort: et lorsque Dieu ne trouve en nous aucun mérite, il nous, sauve par le sort de sa volonté, c'est-à-dire parce qu'il le veut, et son parce que nous en étions dignes, voilà le sort. C'est avec raison que la tunique du Sauveur, tissue de haut en bas 4, symbole de la charité éternelle, et que les bourreaux ne pouvaient partager, fut tirée au sort; ceux qui l'eurent ainsi sont l'image de ceux qui partagent le sort des saints. «C'est
1. 1Co 1,13.- 2. Ps 30,16.- 3. Ac 1,26.- 4. Jn 19,23.
la grâce qui nous sauve au moyen de la foi, et cela ne vient point de vous (c'est bien là le sort), cela ne vient point de vous, mais c'est un don de Dieu. Ce n'est point là le bénéfice de vos oeuvres» (comme si vous aviez fait des oeuvres capables de vous en rendre dignes), «ce n'est point le bénéfice de vos oeuvres, afin que nul ne s'en glorifie. Nous sommes son ouvrage, créés en Jésus-Christ dans les bonnes oeuvres 1». Le sort, en ce sens, est comme une secrète volonté de Dieu. C'est donc un sort à l'égard des hommes, un sort qui émane de la secrète volonté de Dieu, en qui n'habite pas l'injustice 2. Car il ne fait point acception des personnes, mais sa justice cachée est un sort pour vous.
3164 14. Redoublez donc d'attention, mes frères, et voyez comment. l'apôtre saint Pierre vient confirmer cette doctrine. Quand Simon le Magicien, baptisé par Philippe, s'attachait àlui sur la foi des miracles opérés en sa présence 3,les Apôtres vinrent à Samarie, où le magicien lui-même avait embrassé la foi et reçu le baptême. Ils imposèrent les mains sur les fidèles nouvellement baptisés, qui reçurent le Saint-Esprit et se mirent à parler diverses langues. Simon fut saisi d'admiration et d'étonnement à la vue de ce miracle qui faisait descendre le Saint-Esprit sur des hommes auxquels d'autres hommes imposaient les mains: il désira, non point cette grâce, mais cette puissance, non ce qui le saurait délivrer, muais ce qui devait satisfaire sa vanité. Absorbé par ce désir, et le coeur plein d'orgueil, d'une impiété diabolique, d'un amour de grandeur qui méritait d'être abattu, il dit aux Apôtres: «Combien faut-il vous donner d'argent pour que le Saint-Esprit descende sur les hommes à qui j'imposerai les mains?» Cet homme qui ne cherchait que les choses temporelles, qui se tenait seulement autour de l'Eglise, pensait pouvoir à prix d'argent acheter le don de Dieu. Il crut qu'avec de l'argent il se rendrait maître de l'Esprit-Saint, et que les Apôtres seraient cupides, comme il était lui-même orgueilleux et impie. Mais Pierre lui dit: «Que ton argent périsse avec toi, qui as cru que le don de Dieu se peut acquérir à prix d'argent. Tu n'as ni part ni sort dans cette foi»; c'est-à-dire, tu n'appartiens pas à cette grâce que nous avons
1. Ep 2,8-10. - 2. Rm 9,14.- 3. Ac 8,13 et seqq. - 4. Ac 8,13.
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reçue gratuitement, puisque tu as pensé pouvoir avec de l'argent acheter un don qui est gratuit. Et parce qu'il est gratuit, il prend le nom de sort: «Tu n'as ni part ni sort dans cette croyance». Je me suis étendu quelque peu, afin que cette expression: «Mon sort est entre vos mains», ne vous inspirât aucune terreur. Quel est ce sort? L'héritage de l'Eglise. Quelles en sont les bornes? Les bornes du monde. «Je te donnerai les nations en héritage, et ta possession s'étendra jusqu'aux confins de la terre (Ps 2,8)». Que l'homme ne vienne donc point m'en promettre je ne sais quelle partie. «Mon sort, ô mon Dieu, est entre vos mains». Que cela vous suffise aujourd'hui, mes frères; demain, au nom et avec le secours de Dieu, nous vous expliquerons le reste du psaume.
Augustin, les Psaumes 3146