Chrysostome sur 1Co 1000
1000 VU QUE LA SAGESSE DE CE SIÈCLE EST FOLIE DEVANT DIEU. (1Co 3,18-22)
ANALYSE.
1. L'Apôtre reprend l'attaque contre la sagesse profane.
2. Paul, après avoir foulé aux pieds la sagesse humaine, s'adresse aux Corinthiens qui divisaient l'Eglise en se disant disciples et sectateurs de tel et tel maître et docteur.
3 et 4. Que l'homme doit tout à Dieu; et qu'il lui doit rendre tout. — Qu'il faut être prêt à quitter la vie de bon coeur quand il y a quelque engagement de le faire. — Avis aux dignitaires ecclésiastiques, qu'ils ne sont que des dispensateurs. — Sentiments que doivent avoir les pères et mères à qui Dieu reprend les enfants qu'il leur avait donnés. — Du bon usage des biens. — Que la société civile est prospère, ainsi que le corps humain, lorsque chaque membre donne de ce qu'il a aux autres.
1001 1. Comme je l'ai déjà dit : Ayant été amené à accuser le fornicateur avant le moment favorable, après l'avoir attaqué en peu de mots par des allusions voilées et avoir troublé sa conscience, il recommence le combat contre la sagesse du dehors et s'en prend à ceux qui s'en glorifient et déchirent l'Eglise, afin qu'ayant épuisé ce sujet et traité dans tous ses détails ce point capital, il porte ensuite toute la vivacité de son langage sur le coupable contre lequel il n'a encore fait qu'escarmoucher jusque-là. Car c'est à celui-ci surtout que s'adressent ces paroles : « Que personne ne s'abuse » (1Co 3,18). Il le frappe d'épouvante tout en usant de douceur; il l'a encore principalement en vue quand il parle de « paille » (1Co 3,12), et quand il dit : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous? » (1Co 3,16) En effet, les deux motifs qui nous retirent ordinairement du péché sont le souvenir du supplice qui lui est réservé, et la considération de notre propre dignité. En parlant de foin et de paille, il a jeté la terreur; en rappelant notre dignité et notre noblesse, il a fait rougir; par le premier de ces motifs, il corrige les plus insensibles, par le second il excite les plus sages à devenir meilleurs. « Que personne ne s'abuse. Si quelqu'un d'entre vous paraît sage selon ce siècle, qu'il devienne fou » (1Co 3,18). Il veut que l'on (356) meure au monde; et cette mort n'est point nuisible, mais utile, puisqu'elle est le principe de la vie. De même, il veut qu'on devienne fou selon ce siècle, afin de se procurer la vraie sagesse. Or, devenir fou selon le monde, c'est mépriser la sagesse du dehors, et se convaincre qu'elle ne sert à rien pour acquérir la foi. Comme donc la pauvreté selon Dieu est la source de la richesse, l'humilité de l'élévation, le mépris de la gloire le principe même de la gloire; ainsi, devenir fou c'est se procurer la plus haute sagesse. En effet, tout chez nous repose sur les contraires.
Et pourquoi l'apôtre ne dit-il pas : Qu'il dépouille la sagesse, mais : « Qu'il devienne fou? » Afin de déshonorer au dernier point l'enseignement profane. Car dire: Déposez vôtre sagesse, et dire: Devenez fou, ce n'est point la même chose, quant à l'énergie de l'expression. D’autre part, il nous apprend à ne point rougir de notre simplicité; car il se moque absolument des choses profanes. C'est pourquoi il ne recule pas devant les mots, parce qu'il compte sur la force des choses. De même donc que la croix, qui semble un objet méprisable, est devenue pour nous la source de biens sans nombre, le sujet et la racine d'une gloire ineffable; ainsi, une folie apparente devient pour nous le principe de la sagesse. Et comme celui qui a mal appris ne saura jamais rien de clair et de sain, à moins qu'il ne se dépouille de tout et ne présente une intelligence pure et nette au maître qui veut y imprimer quelque chose; ainsi, en fait de sagesse extérieure, vous ne saurez rien de bon, rien d'exact, à moins que vous n'enleviez tout, que vous ne balayiez tout, et ne vous présentiez comme un homme complètement ignorant pour recevoir la foi. Ainsi, ceux qui voient de travers s'égareront beaucoup plus que les aveugles mêmes, s'ils veulent s'en rapporter à leur vue défectueuse, au lieu de se livrer à un guide les yeux fermés.
Et comment, direz-vous, peut-on dépouiller cette sagesse ? En n'usant pas de ses enseignements. Après avoir insisté si vivement pour qu'on l'abandonne, l'apôtre en donne la raison : « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu » (1Co 3,19). Non-seulement elle ne sert à rien, mais elle est un obstacle. Il faut donc s'en détacher, puisqu'elle nuit. Voyez-vous comme son triomphe est complet, puisqu'il démontre qu'elle est non-seulement inutile, mais nuisible? Et il ne se contente pas de ses propres arguments, mais il invoque des témoignages, en disant : « Car il est écrit : qui enlace les sages dans leurs propres ruses » (1Co 3,19). — « Dans leurs ruses », c'est-à-dire, les prend par leurs propres armes. En effet, comme ils s'étaient servis de cette philosophie pour se passer de Dieu, il s'en est servi pour leur prouver qu'ils avaient besoin de Dieu. Comment? de quelle manière? En ce que devenus insensés par elle, ils ont été justement pris dans ses filets; s'imaginant qu'ils n'avaient pas besoin de Dieu, ils ont été réduits à une telle pauvreté, qu'ils ont paru inférieurs à des pêcheurs, à des illettrés, et qu'ils ont fini par en avoir besoin. Voilà ce qui fait dire à Paul qu'il les a pris dans leurs propres ruses. Ces paroles : « Je perdrai la sagesse » (1Co 1,19), signifient que cette sagesse ne mène à rien d'utile; et celles-ci : « Qui enlace les sages dans leurs propres ruses », ont pour but de montrer la puissance de Dieu.
1002 2. Il indique ensuite comment cela s'est fait, en invoquant un autre témoignage : « Le Seigneur sait que les pensées des sages sont vaines » (1Co 3,20. Mais quand la sagesse infinie a prononcé sur eux cet arrêt et les a montrés tels, quelle autre preuve de leur extrême folie demanderez-vous encore? Les jugements des hommes sont souvent erronés; mais les arrêts de Dieu sont irréprochables et impartiaux. Après cette victoire brillante qu'il a remportée sur la sagesse profane avec le secours de la sagesse de Dieu, l'apôtre prend un langage violent à l'égard de ceux qui se soumettaient à ces chefs illégitimes, et leur dit : « Que personne donc ne se glorifie dans les hommes; car tout est à vous » (1Co 3,21). Il revient à son premier sujet, en leur faisant voir qu'ils ne doivent point s'enorgueillir même des choses spirituelles, puisqu'ils n'ont rien d'eux-mêmes. Si donc la sagesse du dehors est nuisible, et s'ils n'ont point d'eux-mêmes les avantages spirituels, de quoi peuvent-ils se glorifier? A propos de la sagesse du dehors, il dit : « Que personne ne s'abuse», parce qu'on se glorifiait d'une chose nuisible; mais, à propos des dons spirituels, il dit : « Que personne ne se glorifie », parce que ces dons étaient avantageux. Puis son langage s'adoucit : «Car tout est à vous, soit Paul, soit Apollon, soit Céphas, soit monde, soit vie, soit mort, soit choses présentes, soit choses futures, tout (357) est à vous; et vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1Co 3,21-23).
Après les avoir vivement blessés, il leur rend du courage. Plus haut il avait dit: « Nous sommes les coopérateurs de Dieu» (1Co 3,9), et les avait longuement consolés ; ici il leur dit : « Tout est à vous » (1Co 3,21), afin de détruire l'orgueil des maîtres, en montrant que non-seulement ils ne donnent rien à leurs disciples, mais qu'ils leur doivent au contraire de la reconnaissance, puisque c'est pour eux qu'ils ont été faits docteurs et qu'ils ont reçu la grâce. Et parce qu'ils pouvaient se glorifier, il prévient le mal, en disant : « A chacun suivant le don de Dieu » (1Co 3,5), et encore : « Dieu a donné la croissance » (1Co 3,6), afin que les maîtres ne s'enflent pas, comme s'ils donnaient quelque chose de grand; ni les disciples, parce qu'on leur a dit : « Tout est à vous ». Car bien que tout soit pour vous, tout cependant a été fait par Dieu. Remarquez comme il persiste jusqu'à la fin à prononcer son nom et celui de Pierre. Que veulent dire ces mots : « Soit mort (1Co 3,22)? » Cela veut dire : quand même ils mourraient, ils mourraient pour vous, c'est pour votre salut qu'ils s'exposent aux dangers. Voyez-vous maintenant comment il rabat l'orgueil des disciples et relève les maîtres ? Il leur parle comme à des enfants nobles qui ont des précepteurs, et doivent un jour hériter de tout. On peut aussi interpréter en ce sens qu'Adam est mort pour nous, afin de nous rendre sages, et le Christ afin de nous sauver.
« Mais vous au Christ, et le Christ à Dieu » (1Co 3,23). Ce n'est pas de la même manière que nous sommes au Christ, que le Christ est à Dieu, et que le monde est à nous. Nous sommes au Christ, comme son ouvrage; le Christ est à Dieu comme son Fils légitime, non comme son ouvrage; et, dans le même sens, le monde n'est pas à nous. En sorte que si l’expression est une, la signification est différente. En effet, le monde est à nous, en ce sens qu'il a été fait pour nous; mais le Christ est à Dieu, en tant qu'il l'a pour auteur et pour Père; et nous sommes au Christ parce qu'il nous a créés. Que si ces maîtres sont à vous, pourquoi agissez-vous en sens contraire, en adoptant leur nom, et non celui du Christ et de Dieu?
« Que les hommes nous regardent comme ministres du Christ et dispensateurs des mystères de Dieu ». (1Co 4,1) Après avoir abattu leur présomption, voyez comme il les console, en disant : « Comme ministres du Christ » (1Co 4,1). Ne rejetez donc pas le nom du maître, pour prendre celui des ministres et des serviteurs. « Les dispensateurs », ajoute-t-il, pour montrer qu'on ne doit point donner les mystères à tout le monde, mais à ceux à qui ils sont nécessaires, et à ceux à qui ils doivent être dispensés. « Or, ce qu'on demande dans les dispensateurs, c'est que chacun soit trouvé fidèle » (1Co 4,2), c'est-à-dire, qu'il ne s'attribue point les droits du Seigneur, qu'il ne dispose pas en maître, mais en simple dispensateur. Car le devoir du dispensateur est de bien administrer les biens qui lui sont confiés, et de ne pas s'approprier ce qui appartient au maître, mais au contraire d'attribuer à son maître ce qu'il a lui-même en propre.
Que chacun, réfléchissant à cela, ne se réserve donc point, ne s'attribue point ce qu'il peut avoir, soit l'éloquence, soit la richesse, avantages que le maître lui a confiés, et qui ne sont point à lui; mais qu'il les rapporte à Dieu, l'auteur de tout don. Voulez-vous voir des dispensateurs fidèles? Ecoutez ce que dit Pierre : « Pourquoi nous regardez-vous comme si c'était par notre propre vertu » ou par notre piété « que nous avons fait marcher cet homme? » Le même disait à Corneille (1) : « Et nous aussi nous sommes des hommes sujets aux mêmes passions » (Ac 14,15); et au Christ : « Voici que nous avons tout quitté pour vous suivre ». (Mt 19,27) Et Paul, après avoir dit : « J'ai travaillé plus qu'eux tous », ajoute : « Non pas moi cependant, mais la grâce de Dieu avec moi ». (1Co 15,10) Et ailleurs, s'adressant aux mêmes Corinthiens, il leur disait : « Qu'avez-vous que vous n'ayez reçu? » Vous n'avez rien à vous, ni l'argent, ni l'éloquence, ni la vie même : car elle est à Dieu.
1 Les paroles de cette citation n'ont pas été dites par l'apôtre Pierre au centurion Corneille, mais par saint Paul aux habitants de Lystre. Il y a donc ici un lapsus memoriae ou bien une lacune dans le texte.
1003 3. Au besoin, sachez la perdre. Mais si vous aimez la vie et refusez de la dépouiller quand on vous la demande, vous n'êtes plus un dispensateur fidèle. Comment serait-il permis de résister à l'appel, de Dieu? Et c'est en cela que je reconnais et admire la bonté de Dieu; en ce que pouvant prendre malgré vous ce que vous possédez, il ne veut cependant que des dons volontaires, afin que vous méritiez une récompense. 358
Il pourrait, par exemple, vous enlever la vie malgré vous; il demande que vous la lui donniez, pour que vous puissiez dire avec Paul: « Je meurs tous les jours ». (1Co 15,31) Il pourrait, malgré vous, vous dépouiller de la gloire et vous humilier; il vous en demande le sacrifice volontaire, pour que vous obteniez la récompense. Il pourrait vous appauvrir malgré vous ; il désire vous voir pauvre volontaire, afin de vous tresser une couronne. Comprenez-vous la bonté de Dieu? Voyez-vous notre lâcheté?
Etes-vous parvenu à une plus grande dignité, honoré d'une haute charge dans l'Eglise? Ne vous enorgueillissez pas; ce n'est point vous qui avez acquis cette gloire, c'est Dieu qui vous en a revêtu. Usez-en comme d'une chose étrangère; n'en abusez pas, ne l'employez pas à des objets peu convenables, ne vous en enflez pas, ne vous l'appropriez pas ; regardez-vous toujours comme un homme pauvre et obscur. Si l'on vous avait confié la garde de la pourpre royale, vous ne devriez pas la revêtir et la souiller, mais la conserver soigneusement pour celui qui vous l'aurait remise. Vous avez reçu le don de la parole? Ne vous en glorifiez pas, ne vous en vantez pas; car cette faveur n'est point à vous. Ne vous montrez point ingrat en tout ce qui appartient au maître; mais faites en part à vos frères, n'en soyez pas fier comme d’un bien propre, et ne le ménagez pas dans la distribution. Si vous avez des enfants, ils sont à Dieu ; dans cette conviction, vous le remercierez tant que vous les posséderez ; quand ils vous seront enlevés, vous ne vous affligerez pas. Tel était Job quand il disait : « Dieu me les avait donnés, Dieu me les a enlevés ». (Jb 1,21) Car nous tenons du Christ tout ce que nous avons; l'existence même, la vie, la respiration, la lumière, l'air, la terre; et s'il nous soustrait une seule de ces choses, c'en est fait de nous, nous périssons ; car nous sommes des étrangers et des voyageurs. Le « tien » et le « mien » sont de simples expressions qui n'ont pas d'objet. Si vous dites que cette maison est à vous, vous prononcez un mot vide de sens. En effet, l'air, la terre, la matière, appartiennent au Créateur, aussi bien que vous qui l'avez construite, et que tout ce qui existe. Que si vous en avez l'usufruit, il est bien précaire, non-seulement à cause de la mort, mais à raison de l'instabilité des choses.
Gravons ces vérités en nous, et devenons sages; par là nous ferons double profit : nous serons reconnaissants dans la jouissance et dans la privation, et nous ne serons pas esclaves de biens passagers qui ne sont point à nous. En vous enlevant la richesse, l'honneur, la gloire, votre corps, votre vie même, Dieu a repris son bien; en vous enlevant votre fils, ce n'est point votre fils, mais son serviteur qu'il reprend. Ce n'était point vous qui l'aviez formé, mais lui; vous n'aviez été qu'un moyen, qu'un instrument; Dieu a tout fait. Soyons donc reconnaissants d'avoir été jugés dignes d'être ministres de l'oeuvre. Quoi ! vous auriez voulu le conserver toujours? Mais c’est le fait d'un homme ingrat et qui ne comprend pas que le bien qu'il possède est à un autre et non à lui. Ceux qui sont toujours prêts à la séparation, sentent qu'ils ne sont point propriétaires; mais ceux qui s'affligent, usurpent les droits du roi. Si nous ne nous appartenons pas même, comment les autres nous appartiendraient-ils? Nous sommes doublement à Dieu : et par la création et par la foi. C'est ce qui fait dire à David : « Ma substance est en vous » (Ps 38); et à Paul : « C'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons; et que nous sommes » (Ac 18,28); et encore, à propos de la foi : « Vous n'êtes plus à vous-mêmes; et vous avez été achetés à un grand prix ». (1Co 6,19-20) Car tout est à Dieu.
Quand donc il nous appelle, quand il veut reprendre, ne raisonnons pas à la façon des serviteurs ingrats, n'usurpons pas les droits du maître. Votre vie n'est pas à vous : comment vos biens y seraient-ils? Pourquoi donc abusez-vous de ce qui ne vous appartient pas? Ne savez-vous pas que cet abus vous sera un jour reproché? Donc, puisqu'ils ne sont pas à nous, mais au maître, nous devions en faire des largesses à nos frères. C'est pour ne l'avoir pas fait que le mauvais riche fut accusé; il en sera ainsi de ceux qui n'auront pas nourri le Seigneur. Ne dites donc pas : Je ne dépense que le mien, je jouis de mes biens propres; non, ils ne sont pas à vous, mais aux autres; et je dis aux autres, parce que vous le voulez: parce que Dieu veut que ce qu'il vous a donné pour vos frères soit à vous. Or, le bien d'autrui devient le vôtre, si vous l'employez au service du prochain; mais si vous le dépensez pour vous avec profusion, de propre qu'il vous était, il vous devient étranger. Oui; si vous (359) en usez avec inhumanité; si vous dites: Il est juste que je me serve de ce que j'ai; je dis que votre bien vous devient étranger. Car il est commun entre vous et votre frère, comme le soleil, l'air, la terre et tout le reste. Et comme dans le corps humain, le service est commun au corps entier et à chaque membre, et quand il se concentre sur un seul membre, il n'y atteint pas même son effet : ainsi en est-il de l'argent.
1004 4. Rendons cela plus sensible par un exemple. Si la nourriture corporelle destinée à tous les membres se dirige vers un seul, elle lui devient étrangère, puisqu'elle ne peut être digérée, ni le nourrir; si, au contraire, elle se répartit entre tous les membres, elle lui devient propre comme à tous les autres. De même, si vous jouissez seul de vos richesses, vous les perdrez : car vous n'en recevrez pas la récompense ; mais si vous les partagez avec les autres, alors elles seront vraiment à vous, et vous en retirerez du profit ! Ne voyez-vous pas que les mains présentent la nourriture, que la bouche la triture, que l'estomac la reçoit? L'estomac dit-il : Comme je l'ai reçue, je dois la retenir toute? Ne le dites donc pas non plus de vos richesses; c'est à celui qui les a reçues de les partager. De même que c'est un vice dans l'estomac de retenir toute la nourriture et de ne pas la distribuer, car par là il détruit le corps entier; ainsi c'est un vice chez les riches de retenir ce qu'ils possèdent : car par là ils font leur malheur et celui des autres. L'oeil aussi reçoit toute la lumière; mais il ne la retient pas pour lui seul, et éclaire le corps entier. Tant qu'il est oeil, il n'est pas dans sa nature de la retenir. Les narines respirent aussi les bonnes odeurs; mais elles ne les conservent pas; elles les transmettent au cerveau, les communiquent à l'estomac et réjouissent par elles l'homme tout entier. Les pieds seuls marchent ; mais ils ne se transportent pas seuls; car ils mettent en mouvement le corps entier.
De même ne gardez point pour vous seul ce qui vous a été confié; autrement vous nuiriez à tous, à vous surtout. Cette observation ne s'applique pas seulement aux membres. Un ouvrier en fer, par exemple, en refusant de travailler pour les autres, se ruine lui-même et rend les autres arts impossibles. Semblablement, si un cordonnier, un laboureur, un boulanger, tout homme exerçant un métier nécessaire, refuse d'en faire jouir les autres, il les perd et se perd lui-même. Et que parlé-je des riches? Les pauvres eux-mêmes, s'ils imitaient la méchanceté des riches et des avares, vous nuiraient considérablement, vous appauvriraient, vous détruiraient même bientôt, s'ils refusaient de se prêter quand vous avez besoin d'eux : comme si, par exemple, un laboureur refusait le travail de ses mains, un pilote la faculté de commercer sur mer, un soldat son habileté dans les combats. N'y eût-il pas d'autre raison, rougissez et imitez leur bienveillance. Vous ne faites part de vos richesses à personne? Alors ne recevez rien de personne, et tout sera renversé de fond en comble. Car donner et recevoir est partout la source de beaucoup d'avantages, en agriculture, dans l’instruction, dans les arts. Quiconque garde son art pour lui seul, se perd et met le monde sens dessus dessous. En enfouissant la semence chez toi, le laboureur causera une affreuse disette; ainsi le riche en enfouissant son argent, se nuit plus qu'aux pauvres, puisqu'il appelle sur sa tête la flamme terrible de l'enfer.
De même que les maîtres communiquent leurs connaissances à tous leurs élèves, quel qu'en soit le nombre; ainsi faites-vous beaucoup d'obligés par vos bienfaits. Que tous disent: Il a délivré celui-ci de la pauvreté, celui-là du péril; un tel eût péri, si, avec la grâce de Dieu, vous ne l’aviez sauvé par votre patronage; vous avez arraché celui-ci à la maladie, cet autre à la calomnie; l'un était étranger, vous l’avez accueilli; l’autre était nu, vous l’avez revêtu. De telles paroles valent mieux qu'une immense richesse et que de nombreux trésors; elles attirent plutôt l'attention du public que des vêtements d'or, des chevaux et des esclaves. Par ceci on paraît ennuyeux, à charge, on est haï, comme l’ennemi de tous; par cela, on est proclamé le père et le bienfaiteur universel, et, ce qui est bien au-dessus de tout le reste, on est accompagné dans toutes ses actions par la bienveillance de Dieu. Que l'un dise donc : Il a marié et doté ma fille ; l'autre : Il a fait prendre place à mon fils parmi les hommes; celui-ci : Il m'a tiré du malheur ; celui-là : Il m'a sauvé du péril. Ces paroles sont préférables à des couronnes d'or; ce sont des milliers de hérauts qui proclament dans la ville les fruits de votre charité; voix bien plus agréables, (360) bien plus douces que celles des hérauts qui précèdent les magistrats, elles vous appellent sauveur, bienfaiteur, protecteur (les noms de Dieu même), et non avare, orgueilleux, insatiable, mesquin. Je vous en prie, n'ambitionnez pas de telles dénominations, mais celles qui leur sont contraires. Et si ces éloges, proférés sur la terre, rendent déjà si illustre et si glorieux, pensez de quel éclat, de quelle gloire vous jouirez quand ils auront été écrits dans le ciel, et que Dieu les proclamera au jour à venir. Puissions-nous obtenir tous ce bonheur, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent, au Père, en union avec le Saint-Esprit, la gloire, la force, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1100 BIEN PLUS, JE NE ME JUGE PAS MOI-MÊME. A LA VÉRITÉ, MA CONSCIENCE NE ME REPROCHE RIEN, MAIS JE NE SUIS PAS POUR CELA JUSTIFIÉ ; CELUI QUI ME JUGE, C'EST LE SEIGNEUR. (1Co 4,3-5)
ANALYSE.
1. Saint Paul se tient également éloigné de l'orgueil et de la bassesse.
2. Il se peut que notre conscience ne nous reproche rien, et que cependant nous ne soyons pas pour cela justifiés.
3. Combien les hommes se trompent dans leurs jugements, et qu'ils sont téméraires. — Que l'homme ne se connaît pas, et ne peut se juger lui-même.
4-6. Contre les avares et les impudiques. — Compassion pour les pauvres honteux. — Contre ceux qui insultent aux pauvres. — Sage ménagement pour guérir un avare.
1101 1. Parmi bien d'autres maux, je ne sais comment s'est introduite dans la nature humaine la maladie d'une vaine et inopportune curiosité; maladie que le Christ a condamnée, en disant : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés » (Mt 7,1) ; maladie qui n'emporte pas même le plaisir qui peut s'attacher aux autres péchés, mais n'attire que peine et châtiment. En effet, quoique accablés nous-mêmes de maux sans nombre, quoique portant des poutres dans nos yeux, nous examinons avec sévérité les fautes de notre prochain, n'eussent-elles que la grosseur d'un fétu ; comme cela arrivait à Corinthe. En effet, les Corinthiens livraient à la risée, expulsaient même des hommes pieux, amis de Dieu, à cause de leur ignorance, et ils entouraient de leur estime des hommes chargés de vices, à cause de leur éloquence. Ensuite assumant le rôle de juges, ils prononçaient inconsidérément leurs arrêts : Un tel a de la valeur; celui-ci est préférable à celui-là; l'un vaut moins que l'autre; un tel est au-dessus d'un tel ; ils jugeaient les autres, sans songer à pleurer sur leurs propres misères, et soulevaient ainsi de dangereux débats. Voyez-vous avec quelle prudence Paul les corrige de cette maladie? Après avoir dit: « Ce qu'on demande dans les dispensateurs, c'est que chacun soit trouvé fidèle », et avoir paru leur donner un motif d'examiner et de juger la conduite de chacun (ce qui devenait une occasion de trouble), afin de les garantir de ce vice, il les détourne d'un sujet si irritant, en disant : « Pour (361) moi, je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous », se remettant ainsi lui-même en scène.
Mais qu'est-ce que cela veut dire : « Je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous ou par un tribunal humain ? » Cela signifie: Je me juge indigne d'être jugé par vous; que dis-je, par vous ? et même par tout autre. Mais que personne n'accuse Paul d'orgueil, s'il déclare que personne n'est digne de prononcer un jugement sur lui. D'abord il ne parle pas ici dans son intérêt, mais pour protéger ceux que les Corinthiens importunaient; ensuite ce n'est pas seulement aux Corinthiens, mais à lui-même, qu'il refuse le droit de juger, en affirmant que ce droit dépasse ses forces : en effet, il ajoute : « Bien plus, je ne me juge pas moi-même ». Là-dessus, il faut rechercher le motif qui le fait parler ainsi : car souvent il prend un langage magnifique, non par orgueil ou par présomption, mais dans des vues excellentes. Ici son but n'est pas de s'élever, mais d'abaisser les autres, et de relever la dignité des saints. Et, pour preuve de sa profonde humilité, écoutez ce qu'il dit, en produisant le témoignage même de ses ennemis : « Mais, quand il est présent, il paraît chétif de corps et vulgaire de langage » (2Co 10,10) ; et encore : «Et enfin, après tous les autres, il s'est fait voir aussi à moi comme à l'avorton ». (1Co 15,8) Mais cet homme si humble, voyez comme il sait, dans l'occasion, relever ses disciples, non en leur inspirant l'orgueil, mais le sentiment de la vérité, alors qu'il leur dit : « Or si le monde doit être jugé par vous, êtes-vous indignes de juger des moindres choses? » (1Co 6,2) Comme il convient que le chrétien se tienne à une grande distance de la forfanterie, ainsi doit-il être étranger à la flatterie et à tout sentiment ignoble.
Si quelqu'un dit : Je regarde l'argent comme rien; pour moi le présent est une ombre, un songe, un jouet d'enfant; ne l'accusons pas pour cela de vanterie ; car il faudrait adresser ce reproche à Salomon qui, traitant ce même sujet, s'écrie: « Vanité des vanités ! Tout est vanité ! » Mais à Dieu ne plaise que nous donnions à cette sagesse le nom de vanterie ! Mépriser ces choses n'est donc point folie, mais grandeur d'âme, bien que nous voyions les rois et les princes les revendiquer pour eux. Mais le pauvre vraiment sage, les dédaigne souvent; et nous ne l'appelons pas orgueilleux pour autant, mais magnanime ; comme nous n'appelons pas humble et modeste celui qui les recherche avec ardeur, mais faible, pusillanime et servile. Si un fils dédaignant ce qui appartient à son père, se prenait d'admiration pour la condition des esclaves, nous ne le louerions pas comme un homme humble, mais nous le blâmerions comme un être bas et ignoble, et nous l'admirerions dans le cas contraire. En effet, se croire meilleur que ses frères, c'est arrogance ; mais porter sur les choses un jugement vrai, ce n'est plus arrogance, mais sagesse.
1102 2. Ce n'est donc point pour se vanter, mais pour humilier les autres, abattre leur enflure et les porter à la modestie, que Paul dit : « Pour moi je me mets fort peu en peine d'être jugé par vous ou par un tribunal humain ». Voyez-vous comme il les guérit? Quiconque l'aura entendu dire qu'il n'a souci de personne et qu'il n'accepte point de juge ne pourra plus se plaindre d'être seul mis de côté. S'il eût dit seulement : « Par vous », et rien de plus, cela aurait pu les blesser comme signe de mépris. Mais en ajoutant : « Ou par un tribunal humain », il applique le remède à la plaie, en leur faisant voir qu'ils ne sont pas seuls l'objet de son dédain. Il guérit encore la blessure, en disant : «Bien plus, je ne me juge pas moi-même ». Vous voyez donc qu'il ne parle point par arrogance, puisqu'il ne se croit pas lui-même capable d'un jugement exact. Et comme son langage paraissait cependant dicté par un extrême orgueil, il y met un correctif, en disant : « Mais je ne suis pas pour cela justifié ». Quoi donc ! Il ne faut pas se juger soi-même, ni ses fautes? Cela est nécessaire, au contraire; et grandement nécessaire, quand nous avons péché: Mais ce n'est pas là ce qu'entend Paul ; il dit : « A la vérité ma conscience ne me reproche rien ». Quel péché pouvait-il juger, puisqu’il n'en avait point à se reprocher ? Et cependant il ne se dit pas justifié. Que dirons-nous donc, nous qui avons l'âme couverte de mille plaies, qui avons la conscience de toute sorte de mal, et d'aucun bien ? Et comment, n'ayant conscience d'aucun mal, n'est-il pas justifié? Parce qu'il lui arrivait de commettre des fautes, qu'il ne connaissait point comme telles. Jugez par là de la sévérité du futur jugement. S'il déclare donc se mettre peu en peine d'être jugé par eux, ce n'est pas (362) parce qu'il se croit irréprochable, mais pour fermer la bouche à ceux qui le jugeaient au hasard. Ailleurs, en effet, il a permis à d'autres de juger de fautes même secrètes, parce que la circonstance l'exigeait.
« Toi donc », dit-il, « pourquoi juges-tu ton frère? Ou pourquoi méprises-tu ton frère? » Tu n'es point chargé, ô homme, de juger les autres, mais de t'examiner toi-même. Pourquoi usurpes-tu le rôle du Maître. C'est à lui, et non à toi, à juger. Aussi ajoute-t-il : « C'est pourquoi ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs ; et alors chacun recevra de Dieu sa louange ». Quoi donc ! les maîtres ne doivent-ils pas faire cela? Oui, ils le doivent, pour les péchés connus et avoués, et dans le moment opportun, quand les coupables éprouvent la douleur et le remords; et non par vaine gloire et par présomption, comme on le faisait alors. Ici Paul ne parle pas des fautes publiques et avouées, mais de la préférence accordée à l'un sur l'autre, et de la comparaison que l'on établit entre leur conduite. Car celui-là seul peut en juger exactement, qui jugera un jour nos fautes cachées, assignera à chacun le degré de supplice ou d'honneur qu'il aura mérité : ce que nous ne faisons, nous, que sur les apparences. Si je ne vois pas clairement en quoi j'ai péché, dit-il, comment serais-je capable de porter une sentence sur les autres? Moi qui ne me connais pas exactement, comment pourrais-je juger autrui ? Or si Paul agissait ainsi, à combien plus forte raison le devons-nous nous-mêmes. Il ne disait point cela pour se faire croire irrépréhensible, mais pour leur montrer que quand même il s'en trouverait un parmi eux qui n'eût point péché, il ne serait cependant pas autorisé à juger les autres; et que si lui, à qui sa conscience ne reproche rien, n'est pourtant point justifié, ils le sont beaucoup moins encore, eux qui se sentent coupables de mille péchés.
Après avoir ainsi fermé la bouche à ceux qui hasardent de tels jugements, il lui tarde de faire éclater son indignation contre les incestueux ; comme, à l'approche de l'orage, apparaissent d'abord certains nuages noirs; ensuite, quand le tonnerre fait entendre son fracas, et que le ciel entier ne forme plus qu'une nuée, alors la pluie se précipite à torrents sur la terre; ainsi en est-il dans ce moment. En effet, pouvant tout d'abord décharger son courroux sur le coupable, il ne le fait pas; mais il réprime d'abord son orgueil par des paroles effrayantes. C'est qu'il y avait là double mal : la fornication, et quelque chose de pire que la fornication : le défaut de repentir d'un si grand péché. Car ce n'est pas tant sur le pécheur que sur le pécheur impénitent que l'apôtre pleure: « Je pleurerai », dit-il; « non-seulement beaucoup de ceux qui ont d'abord péché, mais encore de ceux qui n'ont pas fait pénitence des impudicités et des impuretés qu'ils ont commises ». (2Co 12,21) Car il ne faut pas pleurer celui qui fait pénitence après son péché, mais plutôt le féliciter, puisqu'il est passé dans l'assemblée des justes. « Confessez d'abord vos iniquités », dit le prophète, « afin d'en être lavé ». (Is 43,26) Mais si, après sa faute, il ne sait pas rougir, il est digne de compassion, moins pour être tombé que pour persévérer dans sa chute.
1103 3. Que si c'est un grand mal de ne pas se repentir quand on est coupable, quel châtiment méritera-t-on pour s'enorgueillir des fautes commises? En effet, si l'homme qui se glorifie du bien qu'il a fait est impur, comment excuser celui qui se vante de ses péchés? Et comme c'était là l'état du fornicateur, et qu'il devait au péché même son impudence et son obstination, l'apôtre a nécessairement dû d'abord abattre son orgueil. Ce n'est point son crime qu'il dénonce le premier, de peur qu'il ne dépouille toute pudeur, en se voyant accusé avant les autres; ce n'est point non plus celui qu'il accuse le dernier, pour ne pas lui laisser croire que c'est une chose de peu d'importance à ne traiter qu'en passant; mais après l'avoir d'abord effrayé par la liberté de langage dont il use envers les autres, et avoir ébranlé, troublé son orgueil par le reproche adressé à tous, il va enfin droit à lui. Car ces paroles : « Ma conscience ne me reproche rien » ; et ces autres: « Celui qui me juge, c'est le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs » ; ces paroles, dis-je, ne le ménagent guère, ni lui ni ceux qui lui applaudissaient et méprisaient les saints. A quoi sert, dit-il, à quelques-uns de paraître extérieurement vertueux et digne d'admiration ? Le juge ne juge pas seulement les apparences, mais traduit les secrets au grand jour. Pour deux, et même (363) pour trois raisons, nous ne pouvons juger exactement des choses : d'abord parce que quand même nous n'avons conscience d'aucun péché, nous avons cependant besoin de Dieu pour nous faire voir nos fautes avec exactitude; ensuite parce que la plupart des choses qui se passent, nous échappent et nous restent cachées; en troisième lieu, parce que souvent les actions des autres nous paraissent bonnes, et ne procèdent pas d'une intention droite.
Pourquoi dites-vous donc qu'un tel ou un tel n'a point fait de mal, ou que celui-ci vaut mieux que celui-là? Il n'est pas permis de parler ainsi, pas même de celui qui n'a rien à se reprocher; Celui qui connaît les choses secrètes, peut seul porter des jugements exacts. Donc : Ma conscience ne me reproche rien, mais je ne suis pas justifié pour cela; c'est-à-dire, je rie suis pas dispensé de rendre compte, ni à l'abri de toute accusation. Il ne dit pas : Je ne suis point rangé parmi les justes; mais Je ne suis pas exempt de péché. Car il dit ailleurs. : « Mais celui qui est mort est justifié du péché » (Rm 6,7) ; c'est-à-dire, en est délivré. Or nous faisons bien des choses qui sont bonnes, mais ne partent pas d'une intention droite. Et nous louons bien des gens, non dans le but de leur procurer de la gloire, mais pour en blesser d'autres à leur occasion. En soi, cela est bien, puisqu'on loue celui qui a bien fait : mais l'intention de celui qui loue est gâtée; elle est une inspiration de Satan. Souvent, en effet, on ne se propose pas de féliciter un de ses frères, mais d'en frapper un autre dans sa personne. En revanche, quelqu'un a commis une grosse faute; un autre qui a envie de le supplanter, prétend qu'il n'a rien fait, le console d'avoir péché, l'excuse par le penchant commun de la nature; mais souvent en cela il se propose moins d'être indulgent, que de rendre le coupable plus relâché. Ou encore on reprend souvent, non pour convaincre et avertir, mais pour rendre la faute publique et notoire. Les hommes ne pénètrent pas les intentions; mais Celui qui scrute le fond des coeurs les connaît parfaitement, et un jour il les mettra en lumière. C'est ce qui fait dire à Paul : « Qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs ».
Si donc on n'est pas innocent pour n'avoir rien à se reprocher; et si, même en faisant le bien, on s'expose au châtiment, quand l'intention n'est pas droite: songez avec quelle facilité les hommes se trompent dans leurs jugements. Car l'homme ne saurait tout atteindre; cela n'est possible qu'à l'oeil qui ne dort pas; si nous pouvons tromper les hommes, nous ne le tromperons jamais. Ne dites donc pas : Les ténèbres m'environnent et sont pour moi un rempart; qui me voit? Celui qui a formé chaque coeur en particulier, sait tout, et les ténèbres n'ont pour lui rien d'obscur. Cependant le pécheur a raison de dire: Les ténèbres m'environnent et sont pour moi un rempart; car s'il ne faisait pas nuit dans son âme, il n'eût pas ainsi secoué la crainte de Dieu pour agir en liberté. Si le conducteur n'avait pas d'abord été aveuglé, le péché ne serait pas entré si facilement. Ne dites donc pas : Qui me voit? Car il y a quelqu'un qui pénètre le coeur et l'esprit, les jointures et la moelle des os; mais vous, vous ne vous voyez pas, vous ne pouvez fendre la nue; environné d'un mur de tous côtés, vous ne pouvez regarder le ciel.
1104 4. Quel péché voulez-vous que nous examinions d'abord ? Vous vous convaincrez que c'est ainsi qu'il se commet. Quand les voleurs de nuit veulent enlever quelque chose de précieux, ils éteignent d'abord la lanterne, et se mettent ensuite à l'oeuvre; ainsi chez les pécheurs procède la raison égarée. La raison est, en effet, chez nous une lampe toujours allumée. Mais si l'esprit de fornication, dans une irruption violente, a éteint cette flamme, aussitôt il met l'âme dans les ténèbres, l'attaque et dévaste tout en elle. Car comme les nuages et le brouillard enveloppent les yeux du corps ; ainsi, quand la passion impure s'est emparée de l'âme, elle lui ôte la faculté de prévoir, ne lui permet pas de rien voir au-delà de l'objet présent, ni le précipice, ni l'enfer, ni tant de choses effrayantes; mais tyrannisée par ces tentations, l'âme est aisément subjuguée par le péché ; il y a comme un mur sans fenêtres élevé devant elle qui ne lui laisse point parvenir le rayon de la justice, parce que les raisonnements absurdes de la passion l'assiégent de tous côtés ; elle n'a plus qu'un objet devant les yeux, dans l'esprit, dans la pensée, la femme publique. Et comme des aveugles, debout, en plein air et à midi, ne reçoivent point la lumière du soleil, puisque leurs yeux sont fumés; ainsi les malheureux, en proie à cette maladie, ferment leurs oreilles aux nombreux (364) et salutaires enseignements qui retentissent autour d'eux. Ceux-là le savent qui en ont fait l'expérience. Et à Dieu ne plaise qu'aucun de vous l'ait faite ! Et ce que nous disons ici ne s'applique pas seulement à ce genre de péché, mais à toute affection désordonnée. — Transportons, si vous le voulez, la question de la femme publique à l'argent, et nous retrouverons encore d'épaisses ténèbres. — Là, comme l'amour se concentre sur une seule personne et sur un seul lieu, la passion est moins violente; mais ici, comme l'argent se fait voir de toutes parts, dans les hôtels de monnaie, dans les hôtelleries, dans les boutiques d'orfèvres, dans les maisons des riches, le souffle de la passion est violent. Quand l'homme atteint de cette maladie voit des domestiques écarter la foule sur les places publiques, des chevaux aux harnais dorés, des hommes magnifiquement vêtus, il se trouve enveloppé de profondes ténèbres. Mais à quoi bon parler de palais et d'hôtels de monnaie? Pour moi, je suis convaincu qu'à voir seulement la richesse en peinture ou en image, ces hommes sont déchirés, saisis de fureur et de rage; en sorte que la nuit les assiége partout. S'ils jettent les yeux sur la statue d'un roi, ils n'admirent pas la beauté des pierres précieuses, ni l'or, ni le manteau de pourpre, mais ils sèchent d’envie. Et comme ce malheureux amant, en présence du portrait de sa maîtresse, reste cloué à cet objet inanimé ; ainsi l'homme dont nous parlons, devant le tableau inanimé de la richesse, éprouve un tourment semblable, plus grand même, parce que sa maladie est plus tyrannique; et il est réduit ou à rester chez lui, ou, s'il paraît en public, à rentrer percé de mille coups, à raison de la multitude des objets qui ont blessé ses yeux.
Et comme l'impudique ne voit rien autre chose que la femme objet de sa passion, ainsi l'ami des richesses perd de vue les pauvres et toute autre chose, même ce qui pourrait le soulager : mais son regard, sans cesse fixé sur les riches, puise dans ce spectacle un grand feu qui s'introduit dans son âme. Car c'est un véritable feu qui l'envahit et le consume; et quand même il ne serait pas menacé de l'enfer et de supplice, son état présent lui serait un supplice, à savoir ces tortures continuelles et cette maladie sans fin. Cela seul devrait guérir d'un tel mal; mais il n'y a rien de pire que la folie qui s'attache à des objets qui font souffrir sans apporter aucun profit. C'est pourquoi je vous exhorte à couper ce mal dès le début. Comme la fièvre qui commence ne procure pas d'abord une soif bien brûlante, mais quand elle a grandi et allumé le feu, elle en cause une qui ne peut plus s'éteindre, en sorte que la boisson la plus abondante ne saurait l'étancher, et ne fait qu'attiser la fournaise; ainsi arrive-t-il dans cette passion : si nous ne l'arrêtons pas dès le principe, si nous ne lui fermons pas la porte de notre âme, une fois entrée, elle nous donnera une maladie qui ne pourra plus se guérir. Car le bien et le mal se fortifient en nous par la durée.
1105 5. Il en est de même en toutes choses. Ainsi une jeune plante s'arrache facilement; mais quand elle a jeté des racines par l'effet du temps, on ne l'extirpe qu'avec de puissants leviers. Un édifice récent se renverse sans peine; mais quand il est affermi, il demande des efforts à ceux qui essaient de le détruire. Une bête sauvage qui a longtemps habité un lieu, en est difficilement expulsée. Je supplie donc ceux qui ne connaissent pas encore cette maladie, de s'en garantir; il est plus aisé d'éviter la chute que de s'en relever. Quant à ceux qui en sont atteints, s'ils veulent prendre la raison pour médecin, je leur promets de grandes chances de salut par la grâce de Dieu. En songeant à ceux qui sont tombés dans de mal et s'en sont guéris, ils concevront l'espoir d'en être délivrés eux-mêmes. Qui donc a souffert de dette passion et s'en est facilement débarrassé? Zachée. Qui fut jamais plus avide d'argent que ce publicain? Mais il devint sage subitement, et éteignit l'incendie. Il en fut de même de Matthieu : car lui aussi était publicain, et continuellement occupé à la rapine. Mais lui aussi se dépouilla immédiatement du mal, éteignit sa soif et s'adonna au commerce spirituel. En vous rappelant ces exemples et d'autres semblables, ne perdez pas courage. Si vous le voulez, nous vous prescrirons une règle détaillée, suivant l'usage des médecins.
Avant tout il faut d'abord ne pas perdre courage ni désespérer de son salut; ensuite ne pas seulement songer à ceux qui se sont guéris du mal, mais encore aux souffrances de ceux qui y ont persévéré. Comme nous avons parlé de Zachée et de Matthieu, il faut aussi se souvenir de Judas, de Giezi, d'Achar, d'Achab, d'Avanie et de Saphire. Par les premiers, (365) nous apprendrons à ne pas désespérer; par les seconds à secouer notre paresse, à ne pas négliger les avertissements qu'on nous donne; nous nous habituerons à nous dire à nous-mêmes ce que les Juifs disaient à saint Pierre : « Que faut-il faire pour être sauvés ? » (Ac 2,37) Puis nous écouterons. Et que faut-il donc faire? Comprendre le néant des choses, savoir que la richesse est un esclave fugitif et ingrat, qui plonge ses possesseurs dans une multitude de maux ; et répéter sans cesse des vérités de ce genre. Et comme les médecins consolent les malades qui demandent de l'eau froide en leur permettant de leur en donner, puis prétextent l'éloignement de la source, l'absence de vase, l'inopportunité de la circonstance, et d'autres raisons de cette nature (car s'ils refusaient positivement, ils les mettraient en fureur) ; ainsi devons-nous faire avec ceux qui ont la soif des richesses; quand ils disent qu'ils veulent être riches, gardons-nous de condamner d'abord les richesses comme un mal ; mais entrons dans leur pensée, et affirmons que nous aussi nous voulons acquérir des richesses, mais en temps opportun, et des richesses véritables, celles qui procurent une jouissance immortelle, celles qu'on amasse pour soi, et non pour d'autres, et souvent pour des ennemis ; parlons suivant les principes de la sagesse, et disons : Nous ne vous défendons pas d'être riches, mais mauvais riches; car il est permis de s'enrichir, mais sans avarice, sans rapine, sans violence, sans se faire une mauvaise réputation chez tous.
Après les avoir adoucis par ces raisons, ne parlons pas encore de l'enfer : un malade ne saurait d'abord supporter ce langage. Raisonnons donc sur le présent, et disons : Pourquoi voulez-vous vous enrichir par l'avarice, entasser de l'or et de l'argent pour d'autres, et vous attirer des malédictions et des accusations sans nombre; tandis que le pauvre est tourmenté par la privation du nécessaire, gémit, excite contre vous mille accusateurs, parcourt le soir les places publiques, arrête tout le monde aux coins des rues, inquiet de la manière dont il passera la nuit? Comment, en effet, goûterait-il le sommeil, pendant que son estomac le déchire, qu'il ne peut fermer les yeux, que la faim l'assiége, et qu'il est souvent exposé au froid et à la pluie? Et vous, vous revenez du bain, lavé et couvert de moelleux vêtements, plein de satisfaction et de bonne humeur; vous allez en hâte prendre place à un splendide festin qui vous attend; tandis que lui, poursuivi par le froid, par la faim, erre sur la place publique, baissant la tête, tendant la main, n'osant pas même demander le morceau de pain dont il a besoin à un homme repu et livré au repos, et se retire souvent accablé d'injures. Quand donc vous rentrez chez vous, quand vous reposez sur votre lit, quand votre demeure est splendidement éclairée; quand un magnifique repas vous attend, souvenez-vous alors de ce pauvre, de cet infortuné errant, comme un chien, dans les rues, dans les ténèbres, dans la boue, et s'en allant souvent, non pour rentrer chez lui, pour rejoindre sa femme, pour se mettre au lit, mais pour s'étendre sur un peu de paille, comme nous le voyons faire aux chiens furieux qui aboient toute la nuit. Et vous, si vous voyez une seule goutte de pluie passer à travers votre toit, vous renversez tout dans la maison, vous appelez vos serviteurs, vous mettez tout en mouvement; tandis que ce malheureux en haillons, couché sur de la paille et dans la boue, supporte toute la rigueur du froid.
1106 6. Quelle bête sauvage y était insensible? Quel homme serait assez dur, assez inhumain pour n'en être pas touché? Et pourtant il y en a qui sont parvenus à ce degré de barbarie, de dire que ces pauvres méritent leur sort. Il faudrait plaindre, pleurer, soulager ces infortunés, et on les accuse avec inhumanité. Je demanderais volontiers : Pourquoi méritent-ils leur sort? Est-ce parce qu'ils veulent manger et ne pas mourir de faim ? Non, répond-on, mais parce qu'ils sont paresseux. Et vous, ne vivez-vous pas dans l'oisiveté et dans les délices? Bien plus, ne faites-vous pas pire que d'être oisif, en vous livrant à la rapine, à la violence, à l'avarice? Il vaudrait mieux que vous fussiez oisif sur ce point; car la paresse est moins coupable que l'avarice. Et maintenant vous insultez aux malheurs d'autrui, non-seulement par votre oisiveté et par des opérations pires que l'oisiveté, mais en accusant ceux qui sont en proie à la misère.
Racontons-leur ensuite les malheurs d'autrui, parlons des orphelins en bas âge, des prisonniers, des victimes des tribunaux, de ceux qui craignent pour leur vie, des femmes condamnées subitement au veuvage, des changements soudains qui frappent les riches, et (366) adoucissons-les par la crainte de ces maux. Car, par le tableau de malheurs étrangers, nous leur ferons comprendre qu'ils y sont exposés eux-mêmes. En effet, quand ils apprendront que le fils d'un tel qui fut avare et voleur, que la femme d'un tel qui s'est rendu coupable de nombreuses injustices, après la mort de son époux a souffert beaucoup de mauvais traitements ; que ceux qui avaient été lésés se sont rués sur la femme et les enfants du défunt; qu'une guerre générale a été déclarée à sa maison : le plus insensible d'entre eux, s'attendant à subir un sort pareil, et le redoutant pour les siens, deviendra plus sage. Le monde est rempli d'exemples de cette nature, et ce genre de correction ne nous fera pas défaut. Seulement quand nous disons cela, que ce ne soit pas par manière d'exhortation ou de conseil, de peur d'être importuns, mais en façon de récit; passons d'un autre sujet à celui-là; ramenons continuellement ces exemples sous leurs yeux, en sorte qu'ils ne cessent de dire : Comment la maison d'un tel, si brillante, si magnifique, est-elle tombée ? Comment s'est-elle trouvée si délaissée, que tout ce qu'elle contenait soit passé en d'autres mains? Combien de jugements, combien de négociations ont eu lieu au sujet de cette fortune ! Combien de serviteurs de ce propriétaire mendient aujourd'hui, ou sont morts en prison? Et disons tout cela comme par un sentiment de compassion pour celui qui est mort, et de mépris pour les biens de ce monde, afin de toucher un coeur inhumain et par la crainte et par la pitié.
Puis quand nous les verrons devenus sérieux à ces récits, alors parlons-leur de l'enfer, non pour paraître vouloir les effrayer, mais pour déplorer le sort des autres, et disons : A quoi bon parler du présent? Notre destinée n'est pas limitée à ce terme; mais un châtiment plus terrible attend des hommes comme ceux-là : à savoir, un fleuve de feu, un ver empoisonné, des ténèbres immenses, des supplices sans fin. Si nous les gagnons par ces récits, nous les corrigerons en nous corrigeant nous-mêmes, nous les guérirons promptement de leur maladie, et, en ce jour-là, nous recevrons des éloges de la bouche de Dieu même, selon ce que dit Paul : « Et alors chacun recevra de Dieu sa louange ». Car la louange qui vient des hommes, a peu de solidité et souvent ne procède pas d'un coeur bien disposé; mais celle qui vient de Dieu est permanente et brille d'un vif éclat. Quand celui qui sait chaque chose avant qu'elle existe et qui juge sans passion, décerne un éloge, c'est une preuve incontestable de vertu. Convaincu de ces vérités, faisons en sorte de mériter les louanges de Dieu et d'obtenir les biens infinis. Puissions-nous tous y parvenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent, au Père, en union avec le Saint-Esprit, la gloire, la force, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles: Ainsi soit-il.
Chrysostome sur 1Co 1000