Chrysostome sur 1Co 1900
1900
MAIS, A CAUSE DE LA FORNICATION, QUE CHAQUE HOMME AIT SA FEMME ET CHAQUE FEMME SON MARI. (1Co 7,1-40)
ANALYSE.
1 Du devoir conjugal : exhortation indirecte à la virginité plus parfaite que le mariage.
2 et 3. Ne s'abstenir du mariage que pour vaquer à des devoirs religieux importants. — Conduite que doivent tenir les veuves. — Que l'adultère est un motif suffisant pour dissoudre le mariage. — Que les mariages mixtes, c'est-à-dire, dans lesquels l'un des époux est chrétien et l'autre non, ne doivent pas être dissous.
4 et 5. Devant le Christ, l'esclave et l'homme libre sont égaux.
6 Avis important aux personnes mariées et aux vierges.
1901 1. Après avoir corrigé trois vices: le schisme dans l'Eglise, la fornication et l'avarice, il adoucit son langage ; et pour reposer son auditoire de ces sujets pénibles, il donne des avis et des conseils sur le mariage et la virginité. Dans la seconde épître, il prend la Mche contraire ; après avoir commencé par des sujets plus doux, il finit par de plus désagréables.
Ici, après avoir parlé de la virginité, il en revient encore à frapper, non d'une manière continue, mais en alternant dans les deux sens, selon que la circonstance et l'état des choses l'exigeaient. Aussi dit-il : « Quant aux choses dont vous m'avez écrit » (1Co 7,1). En effet on lui avait écrit pour savoir s'il fallait s'abstenir du mariage ou non. Répondant à cette question et avant d'établir la loi du mariage, il commence par parler de la virginité : « Il est (412) avantageux à l'homme de ne toucher aucune femme ». C'est-à-dire : Si vous cherchez le bien, l'excellent, il est meilleur de n'avoir aucun commerce avec une femme; si vous cherchez la sécurité et un appui à votre faiblesse, usez du mariage. Mais comme probablement, alors ainsi qu’aujourd'hui, l'un des époux voulait et l'autre ne voulait pas, voyez comme il parle de l'un et de l'autre. Quelques-uns prétendent qu'il s'adresse ici aux prêtres; pour moi, d'après ce qui suit, je ne le pense pas : car il n'eût point donné son avis d'une manière aussi générale. S'il se fût agi seulement des prêtres, il aurait dit : Il est avantageux au ministre de la parole de ne toucher aucune femme; mais son expression est générale : « Il est avantageux à l'homme » et non pas seulement au prêtre; et encore : « N'êtes-vous point lié à une femme? Ne cherchez point de femme ». Il ne dit pas : Vous prêtre et docteur, mais il parle d'une manière indéfinie, et ainsi dans toute la suite du discours.
Et quand il dit : « Mais à cause de la fornication que chaque homme ait sa femme », par la nature même de cette concession il exhorte à la continence. « Que le mari rende à la femme ce qu'il lui doit, et pareillement la femme à son mari ». Or, quel est cet bonheur dû? La femme n'est pas maîtresse de son propre corps, mais elle est la servante et la maîtresse de son époux. En vous soustrayant au service convenable, vous offensez Dieu ; si vous voulez vous abstenir de concert avec votre mari, que ce soit pour peu de temps. Aussi appelle-t-il cela une dette, pour montrer qu'aucun des deux n'est maître de lui-même, mais que l'un est le serviteur de l'autre. Quand donc une prostituée vous tente, dites-lui : Mon corps n'est pas à moi, mais à ma femme. Que la femme en dise autant à ceux qui voudraient attenter à sa chasteté : Mon corps n'est pas à moi, mais à mon époux. Que si l'homme et la femme ne sont pas maîtres de leur corps, encore moins le sont-ils de leur fortune. Ecoutez, vous qui avez des femmes, et vous qui avez des maris. Si l'on ne peut pas avoir son corps en propre, encore moins peut-on avoir ses biens. Ailleurs, sans doute, une grande prérogative est accordée au mari, dans le Nouveau et dans l'Ancien Testaments. Dans celui-ci on lit : « Tu te tourneras vers ton mari ; c'est lui qui te dominera ». (Gn 3,16) Et Paul, établissant une distinction, écrit : « Maris, aimez vos femmes..., mais que la femme craigne son mari ». (Ep 5,25-33) Mais ici il ne distingue pas le plus ou le moins : le droit est le même. Pourquoi? Parce qu'il s'agit de la chasteté. Que partout ailleurs, dit-il, l'homme ait l'avantage ; mais en fait de continence, non. « L'homme n'a pas puissance sur son corps, ni la femme non plus ». L'égalité est complète; point de prérogative.
« Ne vous refusez point l'un à l'autre ce devoir, si ce n'est de concert ». Qu'est-ce que cela veut dire? Que la femme ne se contienne pas, malgré son époux ; ni l'époux, malgré sa femme. Pourquoi cela ? Parce que de grands maux naissent de cette continence : souvent les adultères, les fornications; les troubles domestiques en sont les suites. Si en effet il est des hommes qui commettent la fornication quoiqu'ils aient leurs femmes, à plus forte raison la commettront-ils si vous les privez de cette consolation. C'est avec raison qu'il dit: «Ne vous fraudez point », employant. ici le mot fraude comme plus haut le mot dette, pour mieux constituer le droit. En effet, se contenir malgré son conjoint, c'est commettre une fraude; mais non plus, s'il y consent. Vous ne me volez pas, si je consens à ce que vous preniez un objet qui m'appartient. Mais prendre par force à quelqu'un qui n'y consent pas, c'est voler : et c'est ce que font beaucoup de femmes, qui blessent ainsi gravement la justice, deviennent responsables des désordres de leurs maris et mettent tout sens dessus dessous. Or il faut placer la bonne harmonie avant tout, parce que c'est en effet un bien préférable à tous les autres. Entrons, si vous le voulez, dans la nature même des choses. Supposez un homme et une femme, et la femme se contenant malgré son mari. Qu'arrivera-t-il, si celui-ci se livre à la fornication, ou tout au moins s'afflige, se trouble, éprouve l'ardeur de la concupiscence, soulève des querelles et cause mille ennuis à sa femme, que gagne-t-elle au jeûne et à la continence, si le lien de la charité est brisé? Rien. Que d'injures, que de débats, que de guerres s'ensuivront nécessairement !
1902 2. Car quand le mari et la femme sont en désaccord chez eux, la maison ressemble tout à fait à un vaisseau battu par la tempête, où le pilote et le timonier ne s'entendent pas. (413) C'est pourquoi l'apôtre dit: « Ne vous refusez point l'un à l'autre ce devoir, si ce n'est de concert pour un temps, afin de vaquer au jeûne et à la prière » ; mais il entend une prière faite avec plus de soin. En effet, s'il défendait la prière à ceux qui usent du mariage, quand et comment pourrait-on prier sans relâche? Il est donc possible d'user de sa femme et de prier; mais la continence donne à la prière une plus grande perfection. Aussi ne dit-il pas simplement : Pour prier, mais : « Afin que vous vaquiez à la prière », puisque par là on se procure du loisir, sans contracter de souillure. « Et revenez ensuite comme vous étiez, de peur que Satan ne vous tente ». Il donne la raison de ce conseil, de peur qu'on ne le prenne pour une loi. Quelle est cette raison? « De peur que Satan ne vous tente ». Et pour que vous sachiez que le diable n'est pas seul l'auteur de l'adultère, il ajoute : « Par votre incontinence. Or, je dis ceci par condescendance et non par commandement. Car je voudrais que tous les hommes vécussent comme moi, dans la continence ». C'est son usage habituel de se proposer lui-même pour exemple, quand il s'agit de choses difficiles et de dire : « Soyez mes imitateurs. Mais « chacun reçoit de Dieu son don particulier, l'un d'une manière et l'autre d'une autre ». Comme il les a vivement accusés en disant «Par votre incontinence », il les console en ajoutant : « Chacun reçoit de Dieu son don particulier », non pour faire entendre qu'une bonne oeuvre n'a pas besoin de notre concours, mais pour les consoler, comme je viens de le dire. Car si c'est un pur don et que l'homme n'y contribue en rien, comment ajoute-t-il : « Mais je dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, qu'il leur est avantageux de rester ainsi, comme moi-même ; que s'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient? »
Voyez-vous la prudence de Paul, comment il démontre que la continence est l'état le plus avantageux, sans cependant forcer celui qui ne l'embrasse pas, de peur qu'il n'arrive une chute? « Car il vaut mieux se marier que de brûler ». Il a fait voir la force tyrannique de la concupiscence. Voici ce qu'il veut dire : Si vous éprouvez de violents assauts, une vive ardeur, débarrassez-vous de ces luttes et de ces pénibles efforts, de peur d'être vaincu. « Pour ceux qui sont mariés, ce n'est pas moi, mais le Seigneur qui commande ». Sur le point de lire la loi portée en termes positifs par le Christ; pour défendre de renvoyer sa femme, sauf le cas de fornication, il dit : « Ce n'est pas moi » ; car ce qui a été dit plus haut, quoique non en des termes exprès, lui semble la même chose. Mais ici ses termes sont formels. Et c'est la différence entre ces mots : « C'est moi », et : « Ce n'est pas moi ». Et pour que vous ne croyiez point qu'il parle par inspiration humaine, il ajoute : « Car je pense que j'ai l'Esprit de Dieu ». Que commande donc le Seigneur aux personnes mariées? « Que la femme ne se sépare point de son mari. Que si elle en est séparée, qu'elle demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari ; que le mari de même ne quitte point sa femme ».
Comme à propos de la continence ou pour d'autres prétextes, et pour des futilités, il s'élevait des divisions, il eût mieux valu, dit l'apôtre, que cela n'eût pas lieu; mais puisque cela est, que la femme reste avec son mari, si ce n'est pour user du mariage, au moins pour n'introduire aucun autre homme. « Mais aux autres je dis moi, et non le Seigneur: si l'un de nos frères a une femme infidèle et qu'elle consente à demeurer avec lui, qu'il ne se sépare point d'elle. Et si une femme a un époux infidèle et qu'il consente à demeurer avec elle, qu'elle ne s'en sépare point ». Comme en parlant de la nécessité de se séparer des fornicateurs, pour atténuer la difficulté, il a dit : « Ce qui ne s'entend pas des fornicateurs de ce monde »; ainsi il s'attache ici à rendre la chose très-facile: si une femme a un mari infidèle, qu'elle ne s'en sépare pas; si un homme a une femme infidèle, qu'il ne la renvoie pas. Que dites-vous, Paul? si l'époux est infidèle, il doit demeurer avec sa femme, et non s'il est fornicateur? Cependant, la fornication est un péché moindre que l'infidélité; mais Dieu a pour vous de grands ménagements. C'est aussi ce qu'il fait à propos du sacrifice, lorsqu'il dit : « Laissez là le sacrifice et allez vous réconcilier avec votre frère ». (Mt 5,24) Et encore à propos de celui qui devait dix mille talents; car il ne l'a point puni, tandis qu'il a condamné au supplice celui qui exigeait cent deniers de son compagnon. Ensuite, de peur que la femme ne se crût immonde pour avoir usé du mariage, il dit : « Car le mari infidèle, est sanctifié par la (414) femme fidèle et la femme infidèle est sanctifiée par le mari ». Pourtant, si celui qui s'unit à une prostituée devient un même corps avec elle, il est évident que celle qui s'unit à un idolâtre, devient aussi un même corps avec lui. Oui, elle devient un même corps, mais elle ne se souille point; la pureté de la femme l'emporte sur l'impureté du mari, comme la pureté de l’homme fidèle sur l'impureté de la femme infidèle.
1903 3. Pourquoi donc l'impureté est-elle ici vaincue et l'usage du mariage est-il permis, tandis que l'homme n'est point blâmable quand il chasse sa femme adultère? Parce que là il y a espoir que la partie infidèle sera sauvée par le mariage, et qu'ici le mariage est déjà dissous; qu'ici encore les deux parties sont viciées, tandis que dans l'autre cas il n'y en a qu'une. Expliquons-nous : la femme qui commet la fornication est certainement impure. Or, si celui qui s'unit à une prostituée devient un seul corps avec elle, celui qui s'unit à une prostituée devient donc impur; par conséquent, toute pureté a disparu. Mais ici il n'en est pas de même : comment cela? L'idolâtre est impur, mais la femme ne l'est pas. Si celle-ci communiquait avec lui dans ce qu'il a d'impur, c'est-à-dire, dans son impiété, elle deviendrait impure comme lui; mais, d'une part, l'idolâtre est impur, et d'autre part, la femme communique avec lui en une chose qui n'est pas impure, car le mariage est l'union des corps et il y a société. Or, il y a lieu d'espérer que la femme, à laquelle il s'unit, le ramènera : mais pour l'autre cas cela ne serait pas très-facile. Comment une femme qui l'a d'abord déshonoré, qui s'est livrée à un autre, qui a enfreint les lois du mariage, pourra-t-elle ramener l'époux qu'elle a outragé et qui n'est plus là que comme un étranger ? D'ailleurs, après la fornication l'époux n'est plus époux; mais ici la femme, quoique idolâtre, ne détruit point la justice dans son mari. Et elle n'habite pas sans raison avec son mari, mais du consentement de celui-ci : c'est pourquoi l'apôtre dit : « Et qu'il consente à demeurer avec elle ».
Quel mal y a-t-il, je vous le demande, si, tout ce qui tient à la religion restant sain et sauf, et la conversion de la partie infidèle offrant quelque espérance, ils continuent à demeurer ensemble dans l'état du mariage, et n'introduisent point chez eux de sujets de querelles inutiles ? Car il ne s'agit pas ici de personnes libres, mais de personnes mariées. L'apôtre ne dit pas: Si quelqu'un veut prendre un infidèle, mais : « Si quelqu'un a une femme infidèle »; c'est-à-dire, si quelqu'un déjà marié, reçoit l'enseignement de la vraie religion, et que l'autre partie tout en restant infidèle consente néanmoins à rester dans le mariage, qu'il ne s'en sépare point : «Car le mari infidèle est sanctifié par la femme ». Telle est l'excellence de votre pureté. Quoi donc ! Un gentil est saint? Point du tout. Paul n'a pas dit : Est saint, mais : « Est sanctifié par sa femme ». Et il parle ainsi non pour montrer un saint dans un époux infidèle, mais pour mieux dissiper les craintes de la femme et inspirer à l'époux le désir de la vérité. Car ce n'est pas dans les corps des époux qu'est l'impureté, mais dans la volonté et dans les pensées. Puis vient la preuve. Si vous engendrez étant impure, l'enfant n'est pas de vous seule; il est donc impur ou pur par moitié; il n'est donc pas impur. Aussi ajoute-t-il : « Autrement vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils sont saints », c'est-à-dire, ils ne sont pas impurs. Il les appelle saints, pour écarter toute crainte et tout soupçon par l'énergie de ses expressions. « Que si l'infidèle se sépare, qu'il se sépare ». Ici, il n'y a pas de fornication. Que signifient ces mots : « Si l'infidèle se sépare? » Par exemple, s'il vous ordonne de sacrifier et de partager son impiété parce que vous êtes sa femme, ou de vous retirer, il vaut mieux rompre le mariage que de renoncer à la vraie foi. Voilà pourquoi il ajoute : « Notre frère ou notre soeur ne sont plus asservis en pareil cas ». Si chaque jour il faut subir des discussions et des combats là-dessus, le meilleur est de se séparer. Et c'est ce qu'il insinue quand il dit: « Dieu nous a appelés à la paix ». D'ailleurs l'infidèle, comme le fornicateur, a donné lieu à la séparation.
« Car que savez-vous, ô femme, si vous sauverez votre mari? » Ceci se rapporte à ce qu'il a dit plus haut : « Qu'elle ne se sépare point de lui ». C'est-à-dire, s'il ne vous cause aucun trouble, restez, car il y a profit : restez exhortez, conseillez, persuadez : aucun maître n'a autant d'influence qu'une femme. Il ne lui impose point d'obligation, il n'exige rien d'elle, pour ne pas rendre le fardeau trop lourd, et il ne veut pas qu'elle désespère; (415) mais il laisse là question de l'avenir incertaine et comme suspendue, en disant: «Que savez-vous, ô femme, si vous sauverez votre mari ? Et que savez-vous, ô homme, si vous sauverez votre femme? » Et encore : « Seulement que chacun Mche comme Dieu le lui a départi et selon que Dieu l'a appelé. Un circoncis a-t-il été appelé? qu'il ne se donne point pour incirconcis. Un circoncis a-t-il été appelé? qu'il ne se fasse point circoncire. La circoncision n'est rien, et l'incirconcision n'est rien, mais l'observation des commandements de Dieu est tout. Que chacun persévère dans la vocation où il était quand il a été appelé. Avez-vous été appelé «étant esclave? Ne vous en inquiétez pas ». Tout cela n'a point de rapport avec la foi; point de discussions donc, point de troubles; la foi a tout fait disparaître. « Que chacun persévère dans la vocation où il était quand il a été appelé ». Vous aviez une femme infidèle quand vous avez été appelé? Demeurez avec elle; que la foi ne soit point un motif pour la renvoyer. Vous étiez esclave quand vous avez été appelé ? Ne vous en inquiétez pas, restez esclave. Vous étiez incirconcis quand vous avez été appelé ? Restez incirconcis. Vous étiez circoncis quand vous avez cru? Restez circoncis. C'est-à-dire : « Que chacun Mche comme Dieu le lui a départi ». Rien de tout cela n'est un obstacle à la religion. Vous avez été appelé étant esclave; un autre, ayant une femme infidèle; un troisième; étant circoncis.
1904 4. O ciel ! Où va-t-il placer l'esclavage? Comme la circoncision ne sert à rien et que l'incirconcision ne nuit pas, ainsi en est-il de l'esclavage et de la liberté. Et pour le prouver plus clairement, il ajouté : « Et même si vous pouvez devenir libre, profitez-en plutôt »; c'est-à-dire, restez plutôt esclave. Et pourquoi engage-t-il celui qui peut devenir libre à rester esclave? Pour montrer que l'esclavage est plutôt utile que nuisible. Je sais que quelques-uns pensent que ces mots : « Profitez-en plutôt» doivent s'entendre de la liberté; ce qui voudrait dire : Si vous le pouvez, devenez libre. Mais cette interprétation serait tout à fait contraire au but que Paul se propose. En effet, il ne conseillerait point à l'esclave de se procurer la liberté, au moment où il le console et affirme que l'esclavage ne lui est nullement désavantageux. Car alors on pourrait peut-être dire : mais enfin, si je ne puis devenir libre, je subis donc une injure et un dommage?
Ce n'est donc point là sa pensée ; mais, comme je l'ai expliqué plus haut, voulant montrer que la liberté ne serait d'aucun profit, il dit : quand vous pourriez devenir libre, restez plutôt esclave. Et il en donne aussitôt la raison : « Car celui qui a été appelé au Seigneur quand il était esclave, devient affranchi du Seigneur; de même celui qui a été appelé étant libre, devient esclave du Christ». En ce qui regarde le Christ, dit-il, les deux sont égaux : vous êtes également l'esclave du Christ, le Christ est égaiement votre maître. Comment donc l'esclave est-il affranchi? Parce que le Christ vous a délivré non-seulement du péché, mais encore de la servitude extérieure, bien que vous restiez esclave. Car il ne permet pas que l'esclave, ni que l'homme demeurant dans la servitude, soit esclave : et c'est là la merveille. Mais comment un esclave est-il libre, tout en restant esclave? Quand il est délivré des passions et des maladies spirituelles, quand il méprise les richesses, qu'il est au-dessus de la colère et des autres mouvements de l'âme. «Vous avez été achetés chèrement; ne vous faites point esclaves des hommes ». Ces paroles ne s'adressent pas seulement aux serviteurs, mais aussi aux hommes libres. Car l'esclave peut être libre; et l'homme libre, esclave. Et comment -an esclave peut-il être libre? Quand il fait tout pour Dieu, quand il agit sans dissimulation et non pour plaire aux hommes : alors tout en servant les hommes, il est libre. Et comment, d'autre part, l'homme libre peut-il être esclave? quand il remplit un rôle coupable parmi les hommes, ou par gourmandise, ou par l'ambition des richesses, ou par l'abus de la puissance. En ce cas, bien que libre, il est le plus esclave des hommes.
Considérez ces deux faits : Joseph était esclave, mais non esclave des hommes : c'est pourquoi il était le plus libre des hommes, même au sein de l'esclavage. Ainsi il ne cède point au désir de la femme de son maître, qui coulait le plier au gré de sa passion. Elle, au contraire, quoique libre, était esclave entre tous les esclaves, elle qui flattait son serviteur et le provoquait au mal; mais elle ne put décider l'homme libre à faire ce qu'elle voulait. L'esclavage de Joseph n'était donc point un esclavage, mais la plus haute liberté; car en quoi a-t-il gêné sa vertu? Ecoutez, esclaves et (416) hommes libres: lequel était l'esclave de celui qui était sollicité, ou de celle qui sollicitait? de celle qui suppliait, ou de celui qui méprisait ses supplications? Car Dieu a fixé des bornes aux esclaves : les lois déterminent le point jusqu'où ils peuvent aller et qu'ils ne doivent point dépasser. Tant que le maître n'exige rien qui déplaise à Dieu, il faut l'écouter et lui obéir; mais non, s'il demande rien au delà; c'est ainsi que l'esclave devient libre. Et si vous allez vous-même au delà, fussiez-vous libre, vous devenez esclave. C'est à quoi Paul fait allusion, quand il dit : « Ne vous faites point esclaves des hommes » (1Co 7,23). S'il en était autrement, s'il conseillait aux esclaves de quitter leurs maîtres et de s'efforcer de devenir libres, comment aurait-il donné cet avis: « Que chacun persévère dans la vocation où il était quand il a été appelé? » Et ailleurs : « Que tous les serviteurs qui sont sous le joug estiment leurs maîtres dignes de tout honneur, et que ceux qui ont des maîtres fidèles ne les méprisent point, parce que ce sont des frères qui participent au même bienfait ». (1Tm 6,1-2) Ecrivant aux Ephésiens et aux Colossiens il donne encore les mêmes règles et les mêmes lois. D'où il suit clairement qu'il ne combat point ce genre d'esclavage, mais celui que les hommes libres contractent par le vice et qui est le plus fâcheux, même quand celui qui le subit est libre. A quoi en effet a servi aux frères de Joseph d'être libres? N'étaient-ils pas les plus esclaves des hommes, quand ils mentaient à leur père, faisaient aux Mchands de faux récits ainsi qu'à leur frère? Mais bien autre était Joseph, homme véritablement libre, véridique partout et en tout, que rien n'a pu assujettir, ni les fers, ni l'esclavage, ni l'amour de sa maîtresse, ni l'exil, mais qui est demeuré libre partout. Car c'est là la vraie liberté, celle qui éclate même dans l'esclavage.
1905 5. Voilà le christianisme: il donne la liberté dans la servitude. Et comme un corps naturellement invulnérable se montre tel quand il reçoit un trait sans en souffrir, ainsi celui qui est vraiment libre, le démontre surtout quand ses maîtres ne peuvent le rendre esclave. Voilà pourquoi Paul engage à rester esclave. S'il n'était pas possible d'être esclave et vrai chrétien, les gentils pourraient accuser la religion d'une grande faiblesse; mais s'ils savent que l'esclavage ne lui est point un obstacle, ils admireront la doctrine. Car si la mort, la flagellation, les chaînes ne nous font point de mal, beaucoup moins l'esclavage, le feu, le fer, tous les genres de tyrannie, les maladies, la pauvreté, les animaux sauvages et mille autres tourments plus graves encore peuvent-ils nuire aux fidèles ; ils n'ont fait que les rendre plus puissants. Et comment l'esclavage pourrait-il nuire ? Ce n'est pas l'esclavage même qui nuit, cher auditeur, mais celui du péché qui est le seul véritable. Si vous ne subissez pus celui-là, ayez confiance et réjouissez-vous; personne ne pourra vous nuire dès que votre âme est libre; mais si vous êtes esclaves du péché, eussiez-vous toute liberté d'ailleurs, la liberté ne vous sert à rien. Que sert, en effet, dites-moi, de n'être pas esclave d'un homme et de l'être de ses passions? Souvent les hommes usent encore de ménagement, mais les passions sont insatiables de ruine. Vous êtes l'esclave d'un homme? Mais votre propre maître est votre serviteur ; lui qui pourvoit à votre nourriture, qui soigne votre santé, qui a le souci de votre habillement, de vos chaussures et de tant d'autres choses. Vous avez moins peur de l'offenser que lui de vous laisser manquer du nécessaire.
Mais il est couché, et vous êtes debout. — Qu'importe? On peut faire cette observation pour vous comme pour lui. Souvent quand vous êtes couché et livré à un doux sommeil, il est non-seulement debout, mais en proie à mille désagréments sur la place publique, et veille d'une manière bien plus pénible que vous. Quoi donc ! Joseph a-t-il autant souffert de la part de sa maîtresse, que celle-ci par l'effet de sa passion? Joseph n'a point fait ce que voulait cette femme ; et elle-même a fait tout ce que voulait la passion, sa maîtresse ; et la passion ne s'est arrêtée qu'après l'avoir couverte de honte. Quel maître est aussi exigeant? Quel tyran est aussi cruel ? Prie ton esclave, dit la passion, supplie ton prisonnier, flatte l'homme que tu as acheté; s'il refuse, insiste; si malgré tes sollicitations réitérées il ne cède point, observe le moment où il sera seul, et use de violence, et rends-toi ridicule. Quoi de plus déshonorant, quoi de plus honteux que ce langage? Mais si tu ne viens pas à bout de ton dessein, recours à la calomnie et trompe ton époux. Voyez comme ces ordres sont indignes d'une âme libre, honteux, inhumains, cruels et insensés ! Quel maître exige jamais ce que (417) la passion impure a exigé de cette princesse? Et pourtant elle n'eut pas le courage de résister à sa voix. Joseph n'a rien subi de pareil : il a tenu une conduite toute contraire qui l'a comblé de gloire et d'honneur. Voulez-vous encore voir un autre homme, à qui une cruelle maîtresse a donné des ordres qu'il n'a pas osé repousser?
Rappelez-vous Caïn et les ordres que lui a donnés la jalousie. Elle lui a commandé de tuer son frère, de mentir à Dieu, d'affliger son père, d'être impudent; et il a tout exécuté de point en point. Pourquoi vous étonnez-vous que cette maîtresse ait tant d'empire sur un seul homme, elle qui a souvent perdu des peuples entiers? Les femmes madianites ont pour ainsi dire emmené les Juifs enchaînés et prisonniers en les captivant tous par l'attrait de leurs charmes. C'était ce genre d'esclavage que Paul repoussait quand il disait : « Ne vous faites point esclaves des hommes » (1Co 7,23) ; c'est-à-dire: N'obéissez point aux hommes quand ils vous donnent des ordres injustes, pas même à vous. Ensuite élevant son esprit jusqu'à un point sublime, il dit : « Quant aux vierges, je n'ai point reçu de commandement du Seigneur; mais je donnerai un conseil comme ayant obtenu de la miséricorde du Seigneur d'être fidèle » (1Co 7,25). Procédant avec ordre, il parle ensuite de la virginité. Après les avoir entretenus et instruits sur la continence, il passe maintenant à ce qui est plus parfait. « Je n'ai pas de commandement » (1Co 7,25), dit-il ; mais je pense que c'est une bonne chose (1Co 7,26). Pourquoi ? Pour la même raison qu'il a donnée à propos de la continence. « Etes-vous lié à une femme? Ne cherchez pas à vous délier » (1Co 7,27). Ceci ne contredit point ce qu'il a d'abord dit, mais le confirme parfaitement. En effet, plus haut il disait : « Si ce n'est d'un commun accord » (1Co 7,5); ici il dit : « Etes-vous lié à une femme ? Ne cherchez pas à vous délier» (1Co 7,27). Il n'y a point là de contradiction : car quand on agit contre sa volonté, le lien se brise; quand on agit de concert, le lien subsiste.
1906 6. Ensuite, pour qu'on ne croie pas que c'est là une loi, il ajoute : « Cependant, si vous prenez une femme, vous ne péchez pas » (1Co 7,28). Puis il accuse l'état des choses, la nécessité présente, la brièveté du temps, l'affliction. Car le mariage entraîne bien des suites qu'il indique comme il l'a déjà fait en parlant de la continence, quand il disait que la femme n'a pas de puissance sur son corps (1Co 7,4), et ici quand il dit : « Etes-vous lié... Cependant si vous prenez une femme, vous ne péchez pas » (1Co 7,27-28). Ceci ne s'applique point à celle qui a choisi la virginité, car celle-là pécherait. En effet, si les veuves sont incriminées pour avoir contracté un second mariage quand elles ont promis de rester veuves, à plus forte raison blâmera-t-on les vierges. « Toutefois ces personnes auront les tribulations de la chair » (1Co 7,28). — Et aussi ses plaisirs, dites-vous. — Mais voyez comme l'apôtre les restreint par la brièveté du temps, en disant : « Le temps est court » (1Co 7,29) ; c'est-à-dire, nous avons ordre de passer comme des voyageurs et de sortir ensuite; mais vous vous agitez dans l'intérieur. Quand même le mariage n'aurait rien de pénible, il faudrait encore hâter sa marche vers l'avenir ; mais quand il entraîne des suites fâcheuses, à quoi bon se charger du fardeau? Pourquoi s'imposer une telle charge, puisqu'une fois que vous l'avez prise, il faut en user comme n'en usant pas? En effet, l'apôtre nous dit : « Il faut que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas » (1Co 7,29). Après avoir ainsi dit un mot de l'avenir, il revient au temps présent. Car il y a des intérêts spirituels : l'une s'occupe du service de son époux, l'autre du service de Dieu; mais il y a aussi les intérêts de la vie présente : « Je voudrais que vous fussiez exempts de soucis » (1Co 7,32). Pourtant il laisse cela à leur liberté. Car celui qui, après avoir montré ce qu'il faut choisir, impose le choix, semble n'avoir pas confiance en ses propres paroles. C'est pourquoi il use surtout de condescendance pour les déterminer et les maintenir : « Or je vous parle ainsi pour votre avantage, non pour vous tendre un piège; mais parce que c'est une chose bienséante et qui donne la facilité de prier » (1Co 7,35).
Que les vierges entendent bien : ce n'est pas à cela que se borne la virginité; celle qui s'occupe du monde n'est ni vierge, ni honnête. Après avoir dit : « La femme mariée et la vierge sont partagées » (1Co 7,34), il établit la différence, le point qui les sépare l'une de l'autre. Pour limite entre la vierge et celle qui ne l'est plus, il ne donne pas le mariage, ni la continence, mais l'exemption de soucis et de grands soucis. Car ce n'est pas l'acte du mariage qui est un mal, mais l'obstacle à la (418) sagesse. « Si donc quelqu'un pense que ce lui soit un déshonneur que sa fille reste vierge» (1Co 7,36). Ici il semble parler en faveur du mariage; néanmoins tout se rapporte à la virginité; car il permet même un second mariage, mais seulement « dans le Seigneur ». Que veut dire : « dans le Seigneur? » C'est-à-dire, avec chasteté, avec honnêteté; car il en faut partout : c'est là ce que nous devons chercher; autrement il n'est pas possible de voir Dieu. Si nous avons passé sous silence ce qu'il y a à dire sur la virginité, qu'on ne nous accuse pas de négligence. Car nous avons composé un livre entier sur ce passage ; et après y avoir traité ce sujet avec autant de soin qu'il nous a été possible, nous avons cru inutile d'y revenir aujourd'hui. Nous y renvoyons donc nos auditeurs, et nous nous contentons de dire ici qu'il faut garder la continence, puisque l'apôtre nous dit : « Cherchez à tout prix la paix et la sainteté, sans laquelle personne ne verra le Seigneur ». (He 12,14) Cherchons-la donc, soit que nous vivions dans la virginité, soit que nous vivions dans un premier ou dans un second mariage, afin de mériter de voir Dieu et d'obtenir le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent, au Père, en union avec le Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
2000
LA SCIENCE ENFLE, LA CHARITÉ ÉDIFIE. (1Co 8,1-13)
ANALYSE.
1. La science inutile sans la charité.
2. L'homme ne peut connaître Dieu parfaitement.
3. Saint Paul enseigne le néant des idoles et l'unité de Dieu, il ne parle de la Trinité qu'avec beaucoup de ménagement, à cause de la faiblesse de ceux à qui il avait affaire, et de peur qu'ils ne s'imaginent qu'il admet plusieurs dieux.
4. Une action a beau être indifférente par elle-même, si on la commet en la croyant mauvaise, on pèche. — Notre conscience est la mesure de nos actes.
5. s'abstenir d'une chose en soi indifférente, s'il en doit résulter un scandale.
6. Contre le faste et la vanité du monde et des riches.
2001 1. Il faut d'abord expliquer le sens de ce passage; cela facilitera l'intelligence de ce que nous devons dire. Celui qui voit accuser quelqu'un et ne connaît pas la nature de sa faute, ne comprendra rien à ce que l'on dira. Que reproche donc ici Paul aux Corinthiens? Un grand crime, source de bien des maux. Lequel? Un grand nombre d'entre eux sachant que ce n'est pas ce qui entre dans l'homme qui le souille, mais ce qui en sort; que les idoles, le bois, la pierre, les démons ne peuvent ni aider, ni nuire, abusaient outre mesure de cette parfaite connaissance, à leur détriment et à celui des autres. En effet, ils allaient aux idoles, y prenaient place à table, et causaient par là un grand mal. Car ceux qui craignaient encore les idoles, qui ne savaient point encore les mépriser, participaient à ces repas, parce qu'ils voyaient de plus parfaits qu'eux s'y asseoir, et ils en éprouvaient un très-grand dommage (vu qu'ils ne touchaient pas dans les mêmes dispositions que (419) ceux-ci à ces mets qui leur étaient présentés, mais qu'ils les regardaient comme offerts aux idoles : ce qui était le chemin de l'idolâtrie) ; et ceux mêmes qui étaient plus parfaits n'en souffraient pas médiocrement, puisqu'ils assistaient à des repas diaboliques. Tel était le crime. Or le bienheureux, pour porter remède au mal, ne débute point par des termes violents, car c'était plutôt un acte de folie qu'un acte de malice. C'est pourquoi il n'est pas besoin d'abord de vifs reproches et d'indignation, mais plutôt d'exhortation. Remarquez donc la prudence avec laquelle il procède : « Quant à ce qu'on offre en sacrifice aux idoles, nous savons que nous avons tous la science » (1Co 8,1). Laissant de côté les faibles, suivant son constant usage, il s'adresse en premier lieu aux forts. C'est ce qu'il a déjà fait dans son épître aux Romains : « Mais vous qui jugez votre frère ». (Rm 11,10). Le fort, en effet, est plus capable de porter un reproche.
Il agit de même ici : il commence par crever leur orgueil en leur faisant voir que cette parfaite connaissance, qu'ils regardaient comme leur privilège propre, était chose vulgaire : « Nous savons que tous ont la connaissance ». Si, les laissant dans leur orgueil, il eût d'abord montré que cette connaissance était nuisible aux autres, il eût fait plus de mal que de bien. En effet, quand l'âme ambitieuse se croit parée de quelque chose, cette chose fût-elle nuisible aux autres, elle s'y attache de toutes ses forces, parce qu'elle est tyrannisée par la vaine gloire. Voilà pourquoi Paul examine d'abord l'objet en lui-même, comme il l'a fait plus haut à propos de la sagesse profane qu'il a complètement détruite. Mais là il avait raison : car cette sagesse est absolument mauvaise et la détruire était facile; aussi a-t-il prouvé qu'elle était non-seulement inutile, mais opposée à la prédication. Ici il ne pouvait agir de même : car il est question de science, et de science parfaite. Il n'était donc pas sans danger de la rejeter, et cependant on ne pouvait autrement réprimer l'orgueil qu'elle inspirait. Que fait-il alors? D'abord en montrant qu'elle est vulgaire, il comprime l'enflure de ceux qui s'en glorifiaient. En effet, on s'enorgueillit d'une chose grande et belle quand on la possède seul; mais quand on s'aperçoit qu'elle appartient à tout le monde, on n'éprouve plus le même sentiment. Donc en premier lieu il établit que ce qu'ils croyaient posséder seuls était un bien commun à tous; puis, cela posé, il ne prétend pas être le seul qui en jouisse avec eux: il eût encore par là flatté leur orgueil. Car si on est fier de posséder seul un avantage, on ne l'est pas moins de le partager avec un ou deux hommes placés au-dessus du vulgaire. Il ne parle donc pas de lui, mais de tous ; il ne dit pas : Et moi aussi j'ai la science, mais: « Nous savons que tous ont connaissance ».
De cette première manière il abat d'abord leur orgueil, et plus vivement encore, de la seconde. Laquelle? En montrant que cette connaissance non-seulement n'est pas parfaite, mais est très-imparfaite; et non-seulement imparfaite, mais nuisible, si on ne lui adjoint quelque autre chose. En effet, après avoir dit : « Que tous ont connaissance », il ajoute : « La science enfle, mais la charité édifie » (1Co 8,1). Ainsi la science, sans la charité, porte à l'orgueil. — Mais, direz-vous, la charité aussi sans la science est inutile. — L'apôtre ne le dit pas; mais laissant cela comme une chose convenue, il fait voir que la science a très-grand besoin de la charité. En effet, celui qui aime, accomplissant le plus important des commandements, manquât-il de quelque autre chose, obtiendra bientôt la science par la charité, comme Corneille et beaucoup d'autres; tandis que celui qui a la science sans la charité, non-seulement ne fera pas de progrès, mais la perdra même souvent, en tombant dans l'orgueil. En sorte que la science n'engendre pas la charité, mais en sépare plutôt, si l'on n'y prend garde, en produisant l'enflure et l'orgueil. Car la jactance a coutume de diviser, et la charité d'unir et de mener à la science. C'est ce que l'apôtre exprime par ces mots : « Mais si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de lui » (1Co 8,3). Il veut donc dire : Je ne m'oppose pas à ce qu'on ait la science parfaite, mais je veux qu'elle soit jointe à la charité ; autrement elle sera inutile, et même nuisible.
2002 2. Voyez-vous comme il prélude déjà à ce qu'il va dire de la charité? Comme tous les maux des Corinthiens provenaient, non de la science parfaite, mais de ce qu'ils n'avaient pas assez de charité ni de ménagement les uns pour les autres, ce qui produisait les divisions, l'orgueil et toutes les fautes qu'il leur a reprochées et celles qu'il leur (420) reprochera encore : voilà pourquoi il insiste souvent sur la charité, pourvoyant ainsi à la source de tous les biens. Pourquoi, leur dit-il, la science vous enfle-t-elle? Elle vous nuira, si vous n'avez pas la charité. Qu'y a-t-il de pire que la jactance? Mais avec la charité, la science est en sûreté. Si vous savez quelque chose de plus que votre prochain et que vous l'aimiez, vous ne vous enorgueillirez pas, mais vous lui communiquerez ce que vous savez. C'est pourquoi, après avoir dit : « La science enfle », il ajoute : « Mais la charité édifie » (1Co 8,1). Il ne dit pas : est modeste, mais il dit quelque chose de plus grand et de plus utile : car la science n'enflait pas seulement, elle divisait. Voilà pourquoi il oppose un terme à l'autre. Il donne ensuite un troisième motif pour les humilier. Lequel? c'est que, même unie à la charité, la science n'est pas encore parfaite; aussi ajoute-t-il : « Si quelqu'un se persuade savoir quelque chose, il ne sait encore rien comme il faut le savoir » (1Co 8,2). Voilà le coup mortel. Je n'affirme pas seulement, dit-il, que la science est commune à tout le monde; qu'en haïssant votre prochain et vous enflant d'orgueil, vous vous faites un très-grand tort; mais eussiez-vous seul la science, fussiez-vous modeste et charitable envers vos frères, vous êtes encore imparfait, même au point de vue de la science : vous ne savez encore rien comme il faut le savoir. Que si nous n'avons aucune connaissance complète, comment quelques-uns ont-ils poussé la folie jusqu’à prétendre connaître Dieu parfaitement? Eussions-nous la science parfaite de toute autre chose, il nous est impossible d'avoir celle-là. Car il n'est pas possible de dire la distance qui sépare Dieu de tout le reste.
Et voyez comme il abat leur orgueil ! Il ne dit pas : Vous n'avez pas une connaissance suffisante du sujet en question, mais : de quoi que ce soit. Il ne dit pas : vous, mais : qui que ce soit, même Pierre, Paul, ou tout autre. Par là il les console et les réprime tout à la fois. « Mais si quelqu'un aime Dieu, il est connu de lui » (1Co 8,3). Il ne dit pas : le connaît, mais: « Est connu de lui ». Car nous ne connaissons pas Dieu, mais Dieu nous connaît. Aussi le Christ disait-il : Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis. (Jn 15,16) Et Paul, dans un autre endroit : « Mais alors je connaîtrai comme je suis connu moi-même ». (1Co 13,12) Considérez donc comment il rabat leur orgueil. D'abord il leur fait voir qu'ils ne sont pas seuls à savoir ce qu'ils savent : « Nous avons tous la science »; ensuite que cette science est chose nuisible sans la charité : « La science enfle »; puisque, même jointe à la charité, elle n'est point une chose complète et parfaite : « Si quelqu'un se persuade savoir quelque chose, il ne sait encore rien comme il faut le savoir »; ensuite qu'ils ne tiennent point cette science d'eux-mêmes, mais qu'elle est un don de Dieu : car il ne dit pas : connaît Dieu, mais : « Est connu de Dieu »; enfin, que c'est là l'effet de la charité qu'ils n'ont pas encore comme il faut : « Mais si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de lui» (1Co 8,3. Après avoir par tous ces moyens guéri leur enflure, il commence à établir la doctrine, en disant: « A l'égard des viandes qui sont immolées aux idoles, nous savons qu'une idole n'est rien dans le monde et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que le Dieu unique » (1Co 8,4).
Voyez dans quel embarras il est tombé ! Il veut prouver qu'il faut s'abstenir de ces tables, et que d'ailleurs elles ne sauraient nuire à ceux qui s'y assoient : deux choses qui ne semblent guère s'accorder entre elles. Car sachant que ces tables ne pouvaient nuire, les Corinthiens devaient y courir comme à des choses indifférentes ; et les en empêcher, c'était les porter à croire que c'était parce qu'elles avaient le pouvoir de nuire. Après avoir donc détruit l'opinion qu'on pouvait avoir des idoles, il donne pour première raison de s'en éloigner, ce scandale des frères, en disant: « A l'égard des viandes immolées aux idoles, nous savons qu'une idole n'est rien dans le monde » (1Co 8,4). Il fait encore de cette connaissance une chose commune, il ne veut pas qu'ils l'aient seuls, mais il l'étend à toute la terre. Ce n'est pas seulement chez vous, dit-il, mais c'est dans le monde entier que cette croyance est admise. Quelle croyance? « Qu'une idole n'est rien dans le monde, et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que le Dieu unique » (1Co 8,4). Il n'y a donc pas d'idoles? point de statues? Il y en a, mais elles sont absolument impuissantes; ce sont des pierres et des démons, et non des dieux. Il s'adresse maintenant aux uns et aux autres, et à ceux qui sont plus grossiers et à ceux qui paraissent sages. Car, comme les uns ne voient rien au-delà de la pierre, et (421) que les autres croient qu'il y réside certaines vertus qu'ils appellent dieux : l'apôtre dit aux premiers qu'une idole n'est rien dans le monde, et aux seconds qu'il n'y a pas d'autre Dieu que le Dieu unique.
2003 3. Voyez-vous qu'il n'écrit pas cela simplement pour établir un dogme, mais aussi pour constater une différence avec les gentils? Et c'est ce qu'il faut toujours observer chez lui, soit qu'il parle d'une manière absolue, soit qu'il s'adresse à des adversaires. Et cela ne contribue pas peu à rendre son enseignement précis et à nous donner l'intelligence de ses paroles. « Car, quoiqu'il y ait ce qu'on appelle des dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre (or il y a ainsi beaucoup de dieux et beaucoup de seigneurs), pour nous cependant il n'est qu'un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses, et nous qu'il a faits pour lui; et qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui toutes choses sont et nous aussi par lui » (1Co 8,5-6). Comme il a dit qu'une idole n'est rien, qu'il n'y a pas d'autre Dieu, et que cependant il existait des idoles et ce qu'on appelait des dieux ; pour ne pas paraître aller contre l'évidence, il ajoute (si on les appelle dieux tels qu'ils sont, ils ne sont pas dieux, mais on leur donne ce nom : ils sont dieux de nom et non d'effet), il ajoute, dis-je : « Soit dans le ciel, soit sur la terre » (1Co 8,5). Dans le ciel il veut dire le soleil, la lune, et tout le choeur des astres, car les grecs les adoraient; sur la terre, il entend les démons et les hommes mis au rang des dieux. « Mais pour nous il n'est qu'un Dieu, le Père » (1Co 8,6). Après avoir d'abord dit, sans nommer le Père : « Il n'y a pas d'autre Dieu que le Dieu unique » (1Co 8,4), et avoir rejeté tout le reste, il ajoute le mot Père (1Co 8,6). Ensuite, comme preuve très-forte de divinité, il ajoute « De qui viennent toutes choses » (1Co 8,6). C'est en effet une preuve que les autres dieux ne sont pas dieux. Mort aux dieux qui n'ont pas fait le ciel et la terre ! Et ce qui suit n'est pas moins important : « Et nous qu'il a faits pour lui » (1Co 8,6).
En disant : « De qui viennent toutes choses» (1Co 8,6), il veut parler de la création, de l'acte qui a donné l'existence à ce qui n'était pas; mais quand il dit: « Et nous qu'il a faits pour lui » (1Co 8,6), il tient le langage de la foi et exprime le lien propre qui nous unit à Dieu : vérité qu'il a déjà énoncée plus haut, en disant : « Et c'est de lui que vous êtes dans le Christ Jésus ». (1Co 1,30) Car nous sommes à lui doublement: par la création et par la vocation à la foi, qui est aussi une création : ce qu'il exprime ailleurs en ces termes : « Pour des deux former en lui-même un seul homme nouveau (Ep 2,15), et un seul Seigneur, « Jésus-Christ, par qui toutes choses sont, et nous aussi, par lui » (1Co 8,6). Il faut penser la même chose du Christ. Car c'est par lui que le genre humain a été tiré du néant, et ramené de l'erreur à la vérité. En sorte que ces mots : « De lui », ne veulent pas dire dans le Christ puisque nous avons été faits de lui par le Christ. Il n'a donc pas attribué, comme par lot, au Fils le nom de Seigneur, au Père celui de Dieu. Car l'Ecriture prend souvent ces termes l'un pour l'autre, comme quand elle dit : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur », et encore : « C'est pour cela que Dieu, votre Dieu, vous a oint » (Ps 109 Ps 49); et ailleurs : « Auxquels appartient selon la chair, le Christ, qui est Dieu au-dessus de toutes choses ». (Rm 9,5) Souvent vous verrez ces mots pris l'un pour l'autre. S'ils étaient ici attribués comme lot propre à chaque nature, le Fils, en tant que Fils, ne serait pas Dieu, Dieu comme le Père. Après avoir dit : « Nous n'avons qu'un Dieu » (1Co 8,6), il eût été inutile d'ajouter « le Père », pour indiquer celui qui n'a pas été engendré; il eût suffi de dire « Dieu », si Paul n'avait pas eu d'autre but. On peut encore donner une autre raison.
Si vous prétendez que quand on parle d'un seul Dieu, ce mot « Dieu » ne s'applique pas au Fils, faites attention qu'on peut en dire autant à propos du Fils. En effet, il est appelé « un seul Seigneur » ; cependant nous ne disons pas que ce mot ne convient qu'à lui seul. En sorte que cette expression « un seul » (1Co 8,6) a la même valeur pour le Fils que pour le Père; et comme, en disant que le Fils est le seul Seigneur, l'apôtre n'entend pas empêcher que le Père soit Seigneur comme le Fils; de même en disant que le Père est le seul Dieu, il n'entend pas que le Fils n'est pas Dieu comme le Père. Que si quelques-uns disaient: Pourquoi ne fait-il aucune mention de l'Esprit, nous répondrions qu'il s'adressait aux idolâtres et qu'il s'agissait de savoir s'il y a plusieurs dieux et plusieurs seigneurs. Voilà pourquoi il a appelé le Père Dieu, et le Fils Seigneur. Si donc il n'a pas osé appeler le Père Seigneur en même temps que le Fils, pour ne (422) pas être soupçonné par eux d'admettre deux seigneurs, ni appeler le Fils Dieu en même temps que le Père, pour ne pas paraître croire à deux dieux: pourquoi vous étonnez-vous qu'il n'ait pas fait mention de l'Esprit? En ce moment il avait affaire aux païens, et devait leur faire voir que nous n'admettons pas la pluralité des dieux. Aussi répète-t-il sans cesse: « Un seul. Il n'y a pas d'autre dieu que « le seul Dieu » ; et encore: « Nous n'avons qu'un Dieu et qu'un Seigneur ». Il est donc clair que c'est par ménagement pour la faiblesse de ses auditeurs qu'il emploie ces manières de parler, et pour cela aussi qu'il ne mentionne pas l'Esprit ; autrement il n'eût point dû en parler ailleurs, et le joindre au Père et au Fils. Car si l'Esprit est séparé du Père et du Fils, il fallait encore bien moins le nommer au baptême avec le Père et le Fils; là où la majesté divine apparaît surtout et où l'on reçoit des dons qu'il n'appartient qu'à Dieu d'accorder.
2004 4. Je viens de dire la raison pour laquelle le Saint-Esprit est ici passé sous silence; dites-nous, si cela n'est pas, pourquoi, dans le baptême, on le joint au Père et au Fils? Vous n'avez pas d'autre raison à donner, si ce n'est qu'il est leur égal en honneur. Mais quand Paul n'a plus le même motif, voyez comme il joint son nom aux deux autres: « Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ et la charité de Dieu le Père et la communication du Saint-Esprit soit avec vous tous ». (2Co 13,13) Et encore: « Il y a des grâces diverses, mais c'est le même Esprit; il y a diversité de ministères, mais c'est le même Seigneur; et il y a des opérations diverses, mais c'est le même Dieu ». (1Co 12,4-6) Mais comme il s'adressait aux gentils et à d'autres plus faibles encore que les gentils, il use de réserve et passe le mot sous silence; comme font les prophètes à propos du Fils qu'ils ne nomment nulle part ouvertement, à cause de la faiblesse de ceux qui les écoutent. « Mais cette science n'est pas en tous ». Quelle science? Celle de Dieu, ou celle qui regarde les viandes immolées aux idoles? Il fait ici allusion ou aux gentils qui reconnaissaient plusieurs dieux et seigneurs et ne connaissaient pas le véritable, ou à d'autres qui, plus faibles que les grecs, ne savaient pas encore clairement que les idoles ne sont pas à craindre et qu'une idole n'est rien dans ce monde. Après avoir dit cela, il les console et les rassure peu à peu. Il n'était pas à propos de toucher à tous les points, surtout quand il avait à les attaquer encore plus vivement.
« Car même jusqu'à cette heure, quelques-uns, dans la persuasion de la réalité de l'idole, mangent des viandes comme ayant été offertes à l'idole; ainsi leur conscience, qui est faible, s'en trouve souillée ». Ils ont, dit-il, encore peur des idoles. Ne me parlez pas de l'état présent des choses, ne me dites pas que vous avez reçu de vos ancêtres la vraie religion; mais reportez votre pensée à ces temps, songez que la, prédication était récemment établie, que l'impiété dominait encore, que les autels fumaient toujours, que les sacrifices et les libations se pratiquaient encore, que les gentils étaient en majorité, qu'ils avaient reçu leur culte impie de leurs ancêtres, qu'ils descendaient de pères, d'aïeux, de bisaïeux païens, qu'ils avaient beaucoup souffert de la part des démons, qu'ils n'étaient changés que depuis peu : et figurez-vous dans quelle situation ils devaient être, comme ils devaient craindre et redouter les piéges des démons. C'est à eux que l'apôtre fait allusion, quand il dit: « Mais quelques-uns, dans la persuasion que les viandes ont été immolées aux idoles ». Il ne les indique pas ouvertement de peur de les blesser, il ne néglige cependant pas d'en parler, mais d'une manière indéfinie, en disant: « Car même jusqu'à cette heure, quelques-uns, dans la persuasion que la viande a été immolée aux idoles; la mangent comme telle ». C'est-à-dire, dans le même esprit qu'autrefois. « Et leur conscience; qui est faible, s'en trouve souillée », parce qu'elle n'a pas encore la force de mépriser les idoles et d'en rire, mais qu'elle reste dans le doute. Ils éprouvent ce qu'éprouverait quelqu'un qui, en touchant un mort, croirait se souiller à la manière des Juifs; puis voyant les autres le toucher avec une conscience pure, se souillerait néanmoins parce qu'il ne serait pas dans les mêmes dispositions. « Jusqu'à cette heure, quelques-uns dans la persuasion de la réalité de l'idole ». Ce n'est pas sans raison qu'il dit : « Jusqu'à cette heure », mais pour prouver qu'on n'a rien gagné à ne pas user de condescendance. Car ce n'était pas ainsi qu'il fallait les amener, mais d'une autre manière, par la persuasion de la parole et de l'enseignement. « Et leur (423) conscience, qui est faible, s'en trouve souilée».
Il ne parle nulle part de la nature de la chose, mais toujours et partout de la conscience de celui qui y prend part. Il craint de blesser et d'affaiblir le fort, en voulant corriger le faible. C'est pourquoi il ménage autant l'un que l'autre. Il ne veut pas qu'on croie rien de semblable, mais il s'étend longuement pour enlever jusqu'au moindre soupçon là-dessus. « Ce ne sont point les aliments qui nous recommandent à Dieu. Car si nous mangeonsnous n'aurons rien de plus; et si nous ne mangeons pas, nous n'aurons rien de moins ». Voyez-vous comme il rabat encore leur orgueil? Après avoir dit qu'ils ne sont pas seuls à avoir la science, mais que tous l'ont; que personne ne sait rien comme il faut le savoir, puis que la science enfle ; ensuite, après les avoir consolés, en disant que tous n'ont pas la science, qu'il en est qui se trouvent souillés, par suite de leur faiblesse, de peur qu'on ne dise: que nous importe si tous n'ont pas la science? pourquoi un tel ne l'a-t-il pas? pourquoi est-il faible? de peur, dis-je, qu'on ne lui fasse ces objections, il n'en vient pas immédiatement à prouver qu'il faut s'abstenir pour ne pas scandaliser le faible; mais, préludant de loin à cette idée, il en traite d'abord une plus importante. Laquelle? qu'il ne faut pas faire cela, quand même personne n'en souffrirait, quand même le prochain n'en serait pas entraîné à sa ruine; car ce serait faire une chose inutile. En effet, celui qui sait que son action est nuisible à un autre mais profitable pour lui, n'est pas très-disposé à s'en abstenir; mais il n'y a pas de peine, quand il s'aperçoit qu'il n'a aucun avantage à en retirer. Voilà pourquoi Paul dit tout d'abord : « Ce ne sont point « les aliments qui nous recommandent à Dieu ». Voyez-vous comme il réduit à rien ce qui semblait le fruit d'une science parfaite ? « Car si nous mangeons, nous n'aurons rien de plus »; c'est-à-dire, nous n'en serons pas plus agréables à Dieu, comme si nous avions fait quelque chose de bon et de grand. « Et si nous ne mangeons pas, nous n'aurons rien de moins», c'est-à-dire, nous n'aurons rien perdu. Il prouve ainsi d'abord que c'est une chose superflue, que ce n'est rien: car ce qui ne sert à rien quand on le fait, et ne nuit pas quand on l'omet, est évidemment superflu.
2005 5. Ensuite il va plus loin et montre que la chose est nuisible. Il parle du tort qui en résulte pour les frères. « Mais prenez garde que cette liberté que vous avez ne soit une occasion de chute pour ceux de vos frères qui sont faibles ». Il ne dit pas: La liberté que vous avez est une occasion de chute, il ne le décide même pas, pour ne pas les rendre plus audacieux. Que dit-il donc? « Prenez garde », pour les épouvanter et en même temps les faire rougir et les amener à s'abstenir. Il ne dit point non plus: Votre science, ce qui semblerait un éloge; ni : votre perfection, mais: « La liberté que vous avez »: ce qui indique mieux la témérité, l'orgueil et la présomption. Il ne dit point: A vos frères, mais: « A ceux de vos frères qui sont faibles » ; aggravant ainsi l'accusation, puisqu'ils n'ont point d'égards pour les faibles, même d'entre leurs frères. Vous ne corrigez pas, vous n'excitez pas au bien, soit ! mais pourquoi supplantez-vous, pourquoi faites-vous tomber, quand vous devriez tendre la main ? Vous ne voulez pas aider, du moins ne renversez pas. Si votre frère était méchant, il aurait besoin de punition ; il est faible, il n'a besoin que de remèdes. Et il n'est pas seulement faible, il est encore votre frère. « Car si quelqu'un vous voit, vous qui avez la science, assis à table dans un temple d'idoles, sa conscience, qui est faible, ne le portera-t-elle pas à manger des viandes sacrifiées? » Après avoir dit : « Prenez garde que cette liberté que vous avez ne soit une occasion de chute », il fait voir comment cela peut arriver. Partout il parle de faiblesse pour qu'on ne croie pas que la chose est nuisible par elle-même et que les démons sont à craindre. Votre frère, dit-il, est sur le point de renoncer complètement aux idoles; mais, en voyant que vous vous plaisez dans leurs temples, il prend cela pour une leçon et continue à y aller. Ainsi donc le piège ne vient pas seulement de sa faiblesse, mais aussi de votre conduite déplacée ; vous le rendez plus faible.
« Ainsi, par vos aliments, périra un faible, votre frère, pour qui le Christ est mort ». Deux choses, là, rendent votre faute inexcusable : il est faible et c'est votre frère. L'apôtre en ajoute une troisième, la plus terrible de toutes. Laquelle? C'est que le Christ a daigné mourir pour lui, et que vous, vous n'avez point d'égards pour sa faiblesse. Par là Paul rappelle à celui qui est parfait ce qu'il était autrefois, et que le Christ est aussi mort pour (424) lui. Il ne dit pas: Pour qui vous devriez mourir, mais, ce qui est bien plus: « Pour qui le Christ est mort ». Et, quand votre Maître a consenti à mourir pour lui, vous n'en tenez aucun compte, au point de ne pas même vous abstenir, à cause de lui, d'un repas criminel; au point de le laisser périr, après qu'il a été racheté à ce prix; et cela (ce qu'il y a de pire), pour des aliments? Il ne dit pas: A cause de votre perfection, ni : à cause de votre science, mais : pour des aliments. Voilà donc quatre chefs d'accusation, et des plus graves : C'est votre frère, il est faible, le Christ l'a estimé jusqu'à mourir pour lui, et, après tout, des aliments sont l'occasion de sa perte. « Or, péchant de la sorte contre vos frères et blessant leur conscience faible, vous péchez contre le Christ ». Voyez-vous comme il a amené, insensiblement et peu à peu, ce péché à sa plus haute expression ? Il revient encore sur la faiblesse. Il fait retomber sur leur tête tout ce qu'ils croyaient être à leur avantage. Il ne dit pas: Scandalisant, mais: « Blessant », pour faire ressortir leur cruauté par l'énergie du terme. Car quoi de plus cruel qu'un homme qui frappe un malade? Or le scandale est la plus grave des blessures : souvent il entraîne la mort.
Et comment pèchent-ils contre le Christ? D'abord parce que le Christ regarde comme siens les intérêts de ses serviteurs ; secondement, parce que ceux qu'on blesse, appartiennent à son corps et à ses membres; en troisième lieu, parce qu'ils détruisent, par ambition personnelle, son ouvrage, ce qu'il a édifié au prix de sa propre mort. « C'est pourquoi, si ce que je mange scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de chair ». Il parle ici comme un maître excellent qui pratique lui-même ce qu'il enseigne. Il ne dit pas : à raison ou à tort, mais : de quelque manière que ce soit. Je ne parle pas, leur dit-il, de la viande immolée aux idoles, qui est interdite pour d'autres raisons : mais si quelque autre chose, d'ailleurs permise et en mon pouvoir, devient un sujet de scandale, je m'en abstiendrai, non pas un jour ou deux, mais pendant toute ma vie : «Je ne mangerai jamais de chair ». Il ne dit pas : de peur de donner la mort à mon frère, mais simplement pour ne pas le scandaliser. Car c'est le comble de la démence de mépriser des êtres si chers au Christ, pour lesquels il a voulu mourir, de les mépriser, dis-je, jusqu'au point de ne pas vouloir s'abstenir d'aliments à cause d'eux. Et ceci ne s'adresse pas seulement aux Corinthiens, mais aussi à nous, qui dédaignons le salut de notre prochain et tenons ce langage diabolique. Car dire : que m'importe, si un tel se scandalise et se perd? C'est montrer l'inhumanité et la cruauté de Satan. Alors le scandale provenait de la faiblesse de quelques-uns; chez nous, il n'en est pas de même. Car nous commettons des fautes qui scandalisent même les forts. En effet, quand nous frappons, quand nous volons, quand nous nous livrons à l'avarice, que nous traitons des hommes libres comme des esclaves, qui n'en est pas scandalisé? Ne me dites pas que l'un est savetier, l'autre teinturier, un troisième maréchal; souvenez-vous que ce sont des fidèles et vos frères. Nous sommes les disciples de pêcheurs, de publicains, de fabricants de tentes : de celui qui fut nourri dans la maison d'un artisan, et daigna avoir son épouse pour mère; qui, enveloppé de langes, fut couché dans une crèche; qui n'eut pas où reposer sa tête, qui Mcha jusqu'à se fatiguer, et fut nourri par des étrangers.
2006 6. Pensez à cela et croyez que le faste humain n'est rien; que le fabricant de tentes est votre frère, comme celui qui est monté sur un char, a ses domestiques et se fait faire place dans les rues, et l'est même plus que lui. Car il semble que celui-là est plus justement appelé frère, qui se rapproche de vous davantage. Et qui ressemble le plus aux pêcheurs? Est-ce celui qui vit de son travail quotidien, qui n'a ni domestique ni domicile, mais est de tout côté accablé par la croix; ou celui qui est environné d'un si grand faste, et agit contrairement aux lois de Dieu? Ne méprisez donc pas celui qui est le plus votre frère : car il est le plus rapproché du modèle des apôtres. — Ce n'est pas volontairement, dites - vous, mais malgré lui ; car il travaille bien à contre-coeur. — Pourquoi dites-vous cela? N'avez-vous pas entendu l'ordre : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés ! » (Mt 7,1) Et pour convaincre qu'il ne travaille pas malgré lui, approchez et offrez-lui dix mille talents d'or; vous verrez qu'il les refusera. Si donc, bien qu'il n'ait point reçu les richesses de ses ancêtres, il les refuse néanmoins quand on les lui offre, et n'ajoute rien à ce qu'il possède, il (425) donne une grande preuve de son mépris pour la fortune. Jean était fils du pauvre Zébédée ; nous ne dirons cependant pas que sa pauvreté n'était point volontaire. Ainsi, quand vous voyez un homme couper du bois, manier le marteau, tout couvert de suie, ne le méprisez pas pour cela; admirez-le plutôt : car Pierre avait repris sa ceinture, ses filets et son métier de pêcheur, après la résurrection du Seigneur. Et que parlé-je de Pierre? Paul, après avoir parcouru tant de contrées, opéré tant de miracles, se tenait dans son atelier de fabricant de tentes et cousait des peaux; et les anges le vénéraient et les démons le redoutaient; et il n'avait pas honte de dire : « Ces mains ont pourvu à mes besoins, et aux besoins de ceux qui étaient avec moi ». Que dis-je? il n'avait pas de honte ! Il s'en glorifiait.
Mais, direz-vous, qui est aujourd'hui vertueux comme Paul? — Personne, je le sais; mais ce n'est pas une raison pour mépriser les vertus d'aujourd'hui. Un fidèle que vous honorez en vue du Christ, fût-il au dernier rang, est digne d'être honoré. En effet, si deux hommes, l'un général et l'autre simple soldat, tous les deux aimés du roi, venaient chez vous et que vous leur ouvrissiez votre porte, dans lequel des deux penseriez-vous le plus honorer le prince? Evidemment c'est dans le soldat. Car le général, en dehors de l'amitié du roi, se recommande par d'autres titres à vos égards; tandis que le simple soldat n'en a pas d'autre que l'amitié du roi. Aussi Dieu nous ordonne-t-il d'inviter à nos festins les boiteux, les estropiés, ceux qui ne peuvent rien donner en retour, parce que ce sont là des bienfaits accordés uniquement en vue de Dieu. Mais si vous accordez l'hospitalité à un grand, à un homme illustre, l'aumône n'est pas aussi pure ; souvent la vaine gloire, l'avantage qui vous en revient, l'éclat qui en rejaillit sur vous aux yeux de la foule, y entrent pour quelque chose. J'en pourrais nommer beaucoup qui courtisent les plus illustres des saints, afin d'obtenir par leur intermédiaire plus de crédit chez les princes, et servir ainsi leurs propres intérêts et ceux de leurs maisons : ils sollicitent de ces saints beaucoup de services; et par là ils perdent le mérite de leur hospitalité. Mais à quoi bon parler ici des saints ? Celui qui attend de Dieu même ici-bas la récompense de ses travaux et pratique la vertu en vue d'avantages présents, diminue sa récompense. Celui au contraire qui ne désire sa couronne que dans l'autre vie, est bien plus digne d'éloges : comme Lazare, qui y jouit de tous les biens; comme les trois enfants qui, sur le point d'être jetés dans la fournaise; disaient : « Il y a dans le ciel un Dieu qui peut nous sauver; que s'il ne le fait pas, sachez, ô roi, que nous n'honorons pas vos dieux, et que nous n'adorons pas la statue d'or que vous avez dressée ». (Da 3,17) Comme Abraham qui amena et immola son fils, et cela sans espoir de récompense, ou plutôt en regardant comme une très-grande récompense d'obéir à Dieu. Imitons-les. En agissant dans ce but, nous recevrons de grands biens en échange et de plus brillantes couronnes. Puissions-nous les obtenir tous par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent au Père, en union avec le Saint-Esprit, la grâce, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Chrysostome sur 1Co 1900