Chrysostome sur 1Co 2200
2200
ET QUE CEUX QUI SERVENT A L'AUTEL ONT PART A L'AUTEL? AINSI, LE SEIGNEUR A PRESCRIT LUI-MÊME A CEUX QUI ANNONCENT L'ÉVANGILE, DE VIVRE DE L'ÉVANGILE. (1Co 9,13-23)
ANALYSE.
1. Saint Paul cite une loi positive pour mieux prouver encore son droit de vivre de l'Evangile.
2. Excellence des oeuvres de surérogation : qu'elles méritent une récompense à part.
3. Je me suis fait tout à tous.
4 et 5. Qu'il faut éviter l'hypocrisie. De la condescendance qui convient aux pasteurs. — Aimer ardemment Jésus-Christ. — Il y a plus de peine à faire le mal que le bien. — Contre les impudiques et les avares.
2201 1. Il met un grand soin à prouver qu'il n'est pas défendu de recevoir. Non content de tout ce qu'il a déjà dit plus haut, il aborde maintenant la loi, pour offrir une démonstration plus concluante que la première. Car ce n'est pas la même chose de tirer une analogie des boeufs, ou de présenter une loi positive concernant les prêtres. Et voyez encore ici la prudence de Paul, et avec quelle dignité il traite son sujet ! Il ne dit pas : Ceux qui exercent les fonctions saintes reçoivent des offrandes. Que dit-il donc? «Vivent du sanctuaire » ; afin que ceux qui reçoivent n'en soient point blâmés, et que ceux qui donnent ne s'en glorifient pas. De là ce qui suit. Car il ne dit pas ensuite : Ceux qui assistent à l'autel reçoivent de ceux qui livrent la victime, mais : « Ont part à l'autel ». En effet, les victimes une fois offertes n'appartenaient plus à ceux qui les avaient offertes, mais au sanctuaire et à l'autel. Il ne dit pas non plus : Reçoivent les choses consacrées, mais : « Vivent du sanctuaire », en quoi il donne une nouvelle leçon de modération, et montre qu'il ne faut pas recueillir d'argent ni s'enrichir. Et s'il dit : « Ont part à l'autel », il n'entend point parler de distribution à part égale, mais donner une consolation à qui de droit. Pourtant la condition des apôtres était bien plus élevée. Dans l'ancienne loi, le sacerdoce était un honneur; ici, ce sont des périls, des égorgements, des meurtres. Aussi tous les autres exemples sont-ils bien au-dessous de ces paroles : « Si nous avons semé en vous des biens spirituels ».
Et par ce mot : « Nous avons semé », il entend les orages, les dangers, les embûches, les maux sans nombre qu'enduraient les prédicateurs de l'Evangile. Cependant malgré la supériorité de sa condition, il n'entend point déprimer l'ancienne loi, ni s'exalter lui-même ; mais il s'efface lui-même, et puise, non dans les périls, mais dans la grandeur du don, la raison de cette prééminence. Car il ne dit pas : Si nous avons couru des dangers, si on nous a tendu des embûches; mais : « Si nous avons semé en vous des biens spirituels », et il relève, autant que possible, la condition des prêtres en disant: « Ceux qui exercent les fonctions saintes, et ceux qui assistent à l'autel » ; voulant rappeler leur servitude perpétuelle et leur persévérance. Après avoir parlé des prêtres juifs, des lévites et des pontifes, il indique ensuite les deux rangs, les inférieurs et les supérieurs, quand il dit, en parlant des uns : « Ceux qui exercent les fonctions saintes », et des autres : « Ceux qui assistent à l'autel ». Car tous ne remplissaient point le même office ; aux uns les services plus vulgaires, (436) aux autres les fonctions plus relevées. Puis, les enveloppant tous ensemble, pour qu'on ne dise pas : A quoi bon rappeler l'Ancien Testament? Ne savez-vous pas que nous avons une loi plus parfaite? Il pose quelque chose de plus fort que tout le reste, en disant : « Ainsi le Seigneur a prescrit lui-même à ceux qui annoncent l’Evangile de vivre de l’Evangile ». Il ne dit point : D'être nourris par les hommes; mais comme pour les prêtres de l'ancienne loi, il a dit : « Du sanctuaire « et de l'autel » ; de même ici il dit : « De « l’Evangile » ; et comme là il s'est servi du mot « manger », il se sert ici du mot « vivre»; mais non trafiquer et thésauriser. « Car l'ouvrier mérite son salaire ». (Mt 10,10) « Pour moi, je n'ai usé d'aucun de ces droits». —Eh quoi ! dira-t-on, si vous n'en avez pas usé jusqu'à présent, vous voulez en user à l'avenir, et c'est pour cela que vous en parlez. — A Dieu ne plaise ! Car aussitôt il apporte le correctif, en disant : « Mais je n'écris pas ceci pour qu'on en use ainsi avec moi ».
Et voyez avec quelle force il refuse et repousse ce droit ! « Car j'aimerais mieux mourir que de laisser quelqu'un m'enlever cette gloire ». Et ce n'est pas une fois ou deux qu'il emploie cette expression, mais souvent. Il avait déjà dit plus haut : « Nous n'avons pas usé de ce pouvoir » ; et y revenant encore plus bas, il dit : « Pour ne pas abuser de mon pouvoir »; et ici: «Je n'ai usé d'aucun de ces droits ». De quels droits? De ceux indiqués par les exemples cités : le soldat, le laboureur, le berger, les apôtres, la loi, ce que j'ai fait chez vous, ce que vous faites chez les autres, les prêtres, les commandements du Christ; tout cela prouvait mon droit, et rien de cela n'a pu me déterminer à violer la loi que je me suis imposée de ne rien recevoir. Et ne me parlez pas du passé; sans doute je pourrais dire que j'en ai beaucoup souffert, mais ce n'est pas là-dessus seulement que je m'appuie; je m'engage pour l'avenir, et j'aime mieux mourir de faim que d'être privé de cette couronne. « J'aimerais mieux mourir de faim que de laisser quelqu'un m'enlever cette gloire». Il ne dit pas : Que de laisser quelqu'un m'enlever ma loi, mais : « ma gloire ». Et pour qu'on ne dise pas qu'il fait cela sans plaisir, mais avec tristesse et chagrin, il l'appelle sa gloire, voulant montrer par là l'abondance de sa joie et sa grande allégresse. Tant s'en faut qu'il s'en attriste, qu'au contraire il s'en glorifie, et qu'il aime mieux mourir que de se priver de cette gloire. Ainsi la vie même lui était moins chère que cette situation.
2202 2. Aussi l'exalte-t-il encore d'une autre manière, et en fait-il ressortir la grandeur, non pour en recevoir lui-même de l'éclat (on sait combien ce sentiment lui est étranger), mais pour manifester sa joie et écarter jusqu'à l'ombre du soupçon. C'est pour cela, comme je l'ai déjà dit, qu'il l'appelle sa gloire. Que dit-il donc encore ? « Car si j'évangélise, la gloire n'en est pas à moi, ce m'est une nécessité, et malheur à moi si je n'évangélise pas ! Si je le fais de bon coeur, j'en aurai la récompense, mais si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié. Quelle est donc ma récompense? C'est que, prêchant l’Evangile, je prêche gratuitement l'Evangile du Christ, pour ne pas abuser de mon pouvoir dans l’Evangile » (1Co 9,16-17). Que dites-vous, Paul ? Ce n'est pas pour vous une gloire d'évangéliser, mais seulement d'évangéliser gratuitement? Est-ce donc quelque chose de plus grand ? Non, mais c'est davantage sous un certain rapport : l'un est prescrit, et l'autre est l'effet de ma volonté. Or, ce qui se fait au-delà du commandement a par cela même un grand prix ; ce qui se fait par ordre n'en a pas autant. C'est pour cette raison, et non par la nature des choses que l'un l'emporte sur l'autre. Au fond, qu'est-ce qui égale la prédication? Par elle on rivalise avec les anges; cependant comme elle est un commandement et une dette, tandis que dans l'autre cas il y a acte de la bonne volonté, c'est en ce sens que nous établissons une préférence. Et c'est comme je viens de dire que Paul interprète, quand il dit : « Si je le fais de bon coeur, j'en aurai la récompense, mais si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié » (1Co 9,17) ; prenant ces mots : « de bon coeur », et : « à regret » (1Co 9,17) dans le sens de ce qui m'a été confié, ou : ne m'a pas été confié. De même ces expressions: « Ce m'est une nécessité » (1Co 9,17), ne veulent pas dire qu'il agisse malgré lui, à Dieu ne plaise ! mais qu'il en est responsable comme d'un devoir à remplir, à la différence de la liberté de recevoir dont il a parlé. Voilà pourquoi le Christ disait à ses disciples : « Quand vous aurez tout fait, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ». (Lc 17,10) Quelle est donc ma (437) récompense ? « C'est que, évangélisant, je prêche gratuitement l'Evangile » (1Co 9,18). Quoi donc? Et Pierre, dites-moi, n'a pas de récompense? Qui en a jamais eu une pareille ? Et les autres apôtres? Comment a-t-il pu dire : « Si je le fais de bon coeur, j'en aurai la récompense, mais si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié? » (1Co 9,17)
Voyez-vous encore ici sa prudence? Il ne dit pas : Si je ne le fais qu'à regret, je n'aurai pas de récompense; mais : « Je dispense seulement ce qui m'a été confié » (1Co 9,17) ; montrant par là qu'il aura une récompense, mais celle de l'homme qui a exécuté un ordre, et non celle de celui qui agit de son propre mouvement, et plus que n'exige la loi. Quelle est donc la récompense? « C'est que, prêchant l'Evangile, je prêche gratuitement l'Evangile, pour ne pas abuser de mon pouvoir dans l'Evangile » (1Co 9,18). Voyez-vous comme il emploie toujours ce mot de pouvoir, pour prouver ce que j'ai dit bien des fois, que ceux qui reçoivent ne sont point blâmables? Il a ajouté : « Dans l'Evangile » (1Co 9,18), pour spécifier, et en même temps empêcher qu'on ne donne trop d'extension au principe. Car c'est celui qui enseigne, et non celui qui ne fait rien qui doit recevoir. « Aussi, lorsque j'étais libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner un plus grand nombre » (1Co 9,19). Autre avantage! C'est beaucoup sans doute de ne rien recevoir, mais ce qu'il va dire est encore beaucoup plus. Qu'est-ce donc? Non-seulement, dit-il, je n'ai rien reçu, non-seulement je n'ai pas usé de ce pouvoir, mais je me suis fait esclave, et dans tous les genres et dans les sens les plus variés. Et ce n'est pas seulement en argent, mais ce qui est bien plus, en toutes sortes de choses que j'ai donné des preuves de cette servitude volontaire ; je me suis fait esclave, alors que je n'étais soumis en rien à personne, et qu'aucune nécessité ne m'y forçait : car c'est le sens de ces mots : « Lorsque j'étais libre à l'égard de tous » (1Co 9,19). Je me suis fait l'esclave, non pas d'un homme, mais de l'univers entier; c'est pourquoi il ajoute : « Je me suis fait l'esclave de tous » (1Co 9,19). J'avais sans doute reçu l'ordre de prêcher, d'annoncer ce qui m'était confié ; mais ces négociations, ces sollicitudes sans nombre ont été l'effet de mon zèle. J'étais seulement obligé de distribuer l'argent déposé en mes mains; mais pour en obtenir, je mettais tout en oeuvre, et je faisais plus qu'il ne m'était commandé. Comme il agissait en tout librement, avec allégresse et par amour pour le Christ, il avait un insatiable désir du salut des hommes.
C'est pour cela qu'il franchissait les barrières par un généreux excès, et s'élançait à travers tous les obstacles jusqu'au ciel. Après avoir parlé de son esclavage, il en détaille les modes divers. Quels sont-ils? « Je me suis fait », dit-il, « comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs ». Et comment cela? Quand il donnait la circoncision, pour détruire la circoncision. C'est pourquoi il ne dit pas : Juif », mais : « Comme Juif » (1Co 9,20), par prudence. Que dites-vous ? Le héraut du monde entier, qui a touché le ciel même, en qui la grâce a jeté un tel éclat, daigne s'abaisser jusqu'à ce point? Oui. Mais s'abaisser ainsi, c'est s'élever. Ne voyez pas seulement ici son abaissement, mais songez qu'il relève celui qui est à terre et qu'il l'attire à lui. « Avec ceux qui sont sous la loi comme si j'eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus assujetti à la loi, pour gagner ceux qui étaient sous la loi » (1Co 9,21).
2203 3. Ou c'est une explication de ce qu'il a d'abord dit, ou il a quelque autre chose en vue ; appliquant le mot Juifs à ceux qui l'étaient dès le commencement, et entendant par « ceux qui sont sous la loi » (1Co 9,20), les prosélytes ou ceux qui étant devenus fidèles, restaient encore attachés à la loi. Car ils n'étaient plus comme les Juifs, et cependant ils étaient sous la loi. Et comment Paul était-il sous la loi? Quand il se rasait, quand il sacrifiait. Non qu'il fît cela pour avoir changé de conviction, car c'eût été un mal, mais par condescendance de charité. Pour convertir ceux qui pratiquaient encore sincèrement ces rites, il s'y prête lui-même, non sincèrement, mais par forme, n'étant pas Juif et n'agissant point de coeur. Et comment l'aurait-il pu, lui qui s'efforçait de convertir les autres? En s'y prêtant, il voulait les délivrer de cet abaissement. « Avec ceux qui étaient sans loi, comme si j'eusse été sans loi » (1Co 9,21). Ceux-ci n'étaient ni des Juifs, ni des chrétiens, ni des Grecs, mais des gens en dehors de la loi, comme Corneille et autres de ce genre. En venant à eux, il feignait en bien des points de leur ressembler. Quelques-uns pensent qu'il fait ici allusion à la discussion (438) qu'il avait eue avec les Athéniens, à l'occasion de l'inscription d'un autel, et que c'est pour cela qu'il dit : « Avec ceux qui étaient sans loi, comme si j'eusse été sans loi » (1Co 9,21). Ensuite, pour qu'on ne crût point voir là un changement d'opinion, il ajoute : « Quoique je ne fusse pas sans la loi de Dieu, mais que je fusse sous la loi du Christ » (1Co 9,21) ; c'est-à-dire, quoique je ne fusse pas sans loi, mais que je fusse sous une loi, et une loi plus sublime que la loi ancienne; sous la loi de l'Esprit et de la grâce; c'est pourquoi il ajoute : « Du Christ».
Après les avoir ainsi rassurés sur ses sentiments, il rappelle le fruit de sa condescendance, en disant : « Afin de gagner ceux qui étaient sans loi » (1Co 9,21). Partout il donne la raison de cette condescendance; il ne s'en tient même pas là, car il dit : « Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles » (1Co 9,22). Il dit ceci pour eux et en dernier lieu; et c'est la raison même de tout ce qu'il a dit. Le reste était beaucoup plus important, mais ceci était plus personnel; c'est pourquoi il le place en dernier lieu. Il en a fait autant avec les Romains, quand il les blâmait à propos d'aliments, et aussi en beaucoup d'autres circonstances. Ensuite pour ne pas perdre le temps en trop longs détails, il dit : « Je me suis fait tout à tous pour en sauver au moins quelques-uns» (1Co 9,22). Voyez-vous l'hyperbole? « Je me suis fait tout à tous », non dans l'espoir de les sauver tous, mais pour en sauver au moins un petit nombre. J'ai déployé un zèle, j'ai subi un ministère qui auraient dû suffire à les sauver tous, sans espoir cependant de triompher d'eux tous : grande entreprise d'une âme ardente. En effet, le semeur semait partout et ne sauvait pas toute sa semence, mais il faisait tout son possible. Après avoir parlé du petit nombre de ceux qu'il a sauvés, il ajoute ce mot : « Au moins », pour consoler ceux qui s'affligeraient en pareil cas. Car s'il n'est pas possible de sauver toute la semence, il n'est pas possible non plus qu'elle périsse toute. Aussi ajoute-t-il : « Au moins » (1Co 9,22), parce qu'il faut de toute nécessité qu'un si grand zèle ne soit pas sans résultat. « Ainsi je fais toutes choses pour l'Évangile, afin d'y avoir part» (1Co 9,23), c'est-à-dire, pour paraître y avoir contribué de moi-même et prendre part à la couronne réservée aux fidèles. Comme il disait plus haut : « Vivre de l'Évangile », c'est-à-dire, aux frais de ceux qui croient, ainsi dit-il ici : « Afin d'y avoir part », c'est-à-dire, afin de partager avec ceux qui auront cru à l'Évangile. Voyez-vous son humilité ? Comment, après avoir travaillé plus que tous les autres, il se range parmi la foule pour avoir part à la récompense? Il est clair que sa part sera plus grande. Pourtant il ne se juge pas digne du premier rang; il se contente de partager la couronne avec les autres. Et s'il parle ainsi, ce n'est pas qu'il ait agi en vue d'un prix quelconque, mais afin de les attirer et de les déterminer par ces espérances, à tout faire pour leurs frères. Voyez-vous sa prudence? Voyez-vous l'étendue de son zèle, comment il a fait plus que la loi n'exigeait, en ne recevant rien, quand il lui était permis de recevoir? Voyez-vous son extrême condescendance? Comment étant sous la loi du Christ, sous la loi suprême, il a été comme sans loi avec ceux qui étaient sans loi; comme Juif avec les Juifs, paraissant le premier de tous dans ces deux points et triomphant de tous? Faites-en autant, et ne croyez pas déchoir de votre haute position quand vous vous résignez à quelque chose de bas en faveur d'un frère; car ce n'est pas là déchoir, mais condescendre. Celui qui tombe est à terre, et a peine à se relever; celui qui descend, remontera et avec beaucoup de profit; comme Paul qui est descendu seul, et est remonté avec le monde entier, non pas pour avoir agi en hypocrite, car s'il eût été hypocrite, il n'aurait pas travaillé au bien de ceux qu'il a sauvés. L'hypocrite cherche la ruine des autres; il se masque pour recevoir et non pour donner. Il n'en est pas ainsi de Paul mais comme le médecin s'accommode à son malade, le maître à son élève, le père à son fils, pour faire du bien et non pour nuire, ainsi fait-il.
2204 4. Pour preuve que son langage n'était point hypocrisie, et rien ne l'obligeait à parler ou à agir avec dissimulation, mais seulement l'ex, pression de ses dispositions et de sa confiance, entendez-le dire : « Ni vie, ni mort, ni anges, ni principautés, ni puissances, ni choses présentes, ni choses futures, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu, qui est dans le Christ Jésus Notre-Seigneur ». (Rm 8,38-39) Voyez-vous cet amour plus brûlant que le feu? Aimons le Christ ainsi; et c'est facile, si nous le voulons. Car Paul n'était pas tel par nature. Sa (439) première conduite, si opposée à celle-ci, a été rapportée pour nous apprendre que c'est là l'oeuvre du libre arbitre, et que tout est facile à ceux qui veulent. Ne désespérons donc pas. Si vous êtes médisant, avare ou entaché de tout autre vice, songez que Paul a été blasphémateur, persécuteur, insolent en paroles, le plus grand des pécheurs, et que tout à coup il est monté au faîte de la vertu sans que sa conduite antérieure y fît obstacle. Et encore, personne ne met autant d'acharnement à se livrer au vice qu'il en mit à persécuter l'Eglise. Car alors il sacrifiait son âme, et il s'affligeait de n'avoir pas mille mains pour lapider Etienne. Et encore, il trouva le moyen de se servir de celles des faux témoins, en gardant leurs vêtements. Et quand il entrait dans les maisons, il s'élançait comme une bête fauve, traînant et déchirant hommes et femmes, remplissant tout de tumulte, de trouble, et de combats. Il était si terrible que, même après son admirable conversion, les apôtres n'osaient encore s'attacher à lui. Et néanmoins, après tout cela, il est devenu ce qu'il est devenu ; il n'est pas besoin d'en dire davantage. Où sont donc ceux qui opposent au libre arbitre de notre volonté la nécessité du destin? Qu'ils écoutent cela et qu'ils se taisent. Rien n'empêche de devenir bon celui qui le veut, eût-il été d'abord des plus méchants. Et nous y sommes d'autant plus aptes, que la vertu est dans notre nature et le vice contre notre nature, de même que la maladie et la santé.
En effet, Dieu nous a donné des yeux, non pour porter des regards impurs, mais pour admirer ses oeuvres et adorer leur auteur. L'aspect même des objets nous preuve que telle est la- destination de nos yeux. Nous voyons la beauté du soleil et du ciel à travers un espace infini ; personne ne verrait d'aussi loin la beauté d'une femme. Voyez-vous que notre oeil est particulièrement destiné au premier usage? De même, Dieu nous a donné l'ouïe, non pour entendre dés blasphèmes, mais des enseignements salutaires. Aussi quand elle est frappée d'un sou désagréable, l'âme et le corps même restent dans la torpeur. Il est écrit : « La parole de celui qui a jure beaucoup, fait dresser les cheveux sur a la tête». Si nous entendons quelque chose de dur, d'inhumain, nous frissonnons; si, au contraire, c'est quelque chose d'harmonieux et d'humain, nous en sommes joyeux et satisfaits. Quand notre bouche profère des paroles inconvenantes, elle produit là honte et la rougeur; si elle dit des choses honnêtes, elle les prononce avec calme et en pleine liberté. Or, personne ne rougit de ce qui est conforme à la nature, mais seulement de ce qui lui est contraire. Et les mains à leur tour se cachent quand elles volent, et cherchent une excuse; quand elles donnent l'aumône, elles sont fières. Si donc nous le voulions, nous aurions de toutes parts une grande inclination pour la vertu. Si vous me parlez du plaisir que le vice procure, souvenez-vous que la vertu en procuré un plus grand. Car avoir une bonne conscience, être admiré de tout le monde, espérer de grands biens, c'est le plus doux de tous les plaisirs pour quiconque connaît la nature du plaisir; de même le contraire est la plus grande douleur pour qui connaît la nature de la douleur, comme par exemple, d'être déshonoré aux yeux de tout le monde, de devenir son propre accusateur, de trembler et de redouter les maux présents et à venir.
2205 5. Pour rendre tout cela plus clair, supposons un homme marié qui séduit la femme de son voisin, et en jouit clandestinement et injustement ; opposons-lui-en un autre qui aime sa propre femme; et pour rendre la victoire plus grande et plus évidente, supposons que celui-ci qui ne jouit que de sa femme, aime pourtant la femme adultère, mais contient sa passion et ne fait rien d'illicite. En réalité, cette affection, même contenue, n'est pas exempte de péché; mais c'est une pure hypothèse que nous faisons pour vous faire sentir le plaisir attaché à la vertu. Rapprochons-les ensuite et interrogeons-les pour savoir lequel mène l'existence la plus douce vous entendrez l'un se glorifier et triompher de la victoire qu'il a remportée sur sa passion; et l'autre... il n'y a pas même besoin d'attendre de lui aucune réponse : car vous le verrez, à travers ses mille dénégations, plus malheureux que l'homme aux fers. En effet, il craint tout le mondé, tout lui est suspect : et sa propre femme, et l'époux de l'adultère, et l'adultère elle-même, et ses proches, et ses amis, et ses parents, et les murs, et les ombres et lui-même; et, ce qu'il y a de plus terrible encore, sa conscience réclame et aboie chaque jour. Et s'il songe au tribunal de Dieu, il a peine à se tenir debout. Le plaisir est court; mais la douleur qui le suit est perpétuelle : le (440) soir, la nuit, dans la solitude, dans la ville, partout l'accusateur le suit, lui montre la pointe du glaive, des tourments insupportables, et le fait sécher de frayeur. Mais celui, au contraire, qui a su se contenir, dégagé de tous ces maux, vit en liberté, voit sans crainte sa femme, ses enfants, ses amis, et peut promener partout un regard assuré. Or, si un homme qui aime et pourtant contient sa passion, jouit d'un si grand contentement; est-il un port plus doux, une mer plus calme, que l'âme de celui qui n'éprouve pas même cette affection et reste dans les limites d'une parfaite chasteté? Aussi trouverez-vous peu d'adultères et un plus grand nombre de personnes vivant dans la continence. Or, si le crime procurait plus de plaisir, c'est lui que la foule choisirait. Ne me parlez pas de la crainte des lois; car ce n'est pas là ce qui retient, mais l'extrême inconvenance du fait, vine somme de douleurs excédant celle du plaisir et aussi la voix de la conscience.
Voilà l'adultère. Maintenant, si vous le voulez, faisons paraître l'avare; mettons à nu un autre amour coupable. Nous le verrons encore partageant les mêmes craintes et incapable de jouir d'un plaisir pur. En pensant à ses victimes, à ceux qui en ont pitié, à l'opinion que l'on a de lui, il est comme agité par la tempête. Et ce n'est pas encore tout : il ne peut pas même jouir de ce qu'il aime. Si ceci vous semble une énigme, écoutez quelque chose de pire et de plus embarrassant : non-seulement les avares sont privés de la jouissance de ce qu'ils ont, en ce qu'ils n'osent en user à leur volonté, mais encore en ce qu'ils n'en, sont jamais rassasiés et qu'ils ont toujours soif. Qu'y a-t-il de plus pénible? Mais il n'en est pas ainsi de l'homme juste; il est exempt de terreur, de haine, de crainte, il n'est point tourmenté de cette soif insatiable; comme l'avare est l'objet de l'exécration universelle, il est béni par tous; comme l'avare n'a point d'amis, lui n'a point d'ennemis.
Cela posé (et tout le monde en convient) qu'y a-t-il de plus désagréable que le- vice et de plus doux que la vertu ? En dissions-nous mille fois davantage, nous ne pourrions exprimer la douleur qui s'attache à l'un et le plaisir qui résulte de l'autre, jusqu'à ce que nous en ayons fait l'épreuve. Nous trouverons que le vice est plus amer que le fiel, quand nous aurons goûté le miel de la vertu. Même ici-bas, il est désagréable, pénible, douloureux, et ceux qui s'y livrent n'en disconviennent pas; mais c'est quand nous l'avons quitté que nous sentons le mieux l'amertume de ses commandements. Rien d'étonnant toutefois à ce que la foule coure à lui; puisque les enfants choisissent souvent ce qu'il y a de moins doux, repoussent ce qu'il y a de plus agréable; puisque les malades pour une jouissance d'un moment se privent d'une satisfaction plus durable et plus sûre. C'est là l'effet de la faiblesse et de la folié des amateurs, et non de la nature des choses. Car l'homme heureux c'est celui qui pratique la vertu, qui est vraiment riche, vraiment libre. Et si quelqu'un accorde tout le reste à la vertu : la liberté, la sécurité, l'exemption des soucis, de toute crainte, de tout soupçon, et lui refuse le plaisir, celui-là est à mes yeux souverainement ridicule. Qu'est-ce donc que le plaisir, sinon l'exemption de la crainte, du chagrin, la parfaite indépendance? Lequel est heureux, s'il vous plaît, de l'homme furieux, agité, tourmenté par de nombreuses passions, toujours hors de lui-même, ou de celui qui est à l'abri de tous les orages et se tient calme dans sa sagesse comme dans un port? N'est-ce pas évidemment celui-ci ? Or c'est là le propre de la vertu. En sorte que le vice n'a que le nom de plaisir et non là chose; avant la jouissance, c'est une fureur et non un plaisir; et après la jouissance, le plaisir s'éteint aussitôt. Si donc, ni avant ni après, on n'y rencontre le plaisir, où et quand s'y trouve-t-il ? Pour éclaircir le sujet, donnons un exemple, et faites-y attention : quelqu'un aime une femme jeune et belle ; tant qu'il ne l'a pas, il ressemble à un furieux, à un fou; dès qu'il l'a obtenue, sa passion s'éteint. Or si tout d'abord c'était une fureur, et non un plaisir; si ensuite l'usage du mariage émousse l'aiguillon, où se trouvera le plaisir? Mais il n'en est pas ainsi chez nous; dès l'abord nous sommes sans trouble, et notre satisfaction persévère jusqu'à la fin; elle n'a point de terme. Réfléchissant à cela, embrassons la vertu si nous aimons le plaisir, afin de jouir des biens présents et des biens futurs. Puissions-nous tous les obtenir par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec qui soit au Père, en même temps qu'au Saint-Esprit, gloire, puissance; honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
2300
(1Co 9,24-10,12)
ANALYSE.
1. Si saint Paul use de condescendance, s'il se fait tout à tous, il a ses vues, son but à atteindre, il veut gagner des âmes; mais ceux d'entre les Corinthiens qui vont s'asseoir à la table des idoles, qu'y peuvent-ils gagner pour eux et pour les autres ?
2. De même qu'il n'a servi de rien aux Juifs d'être comblés des bienfaits de Dieu, ainsi les dons du Saint-Esprit seront-ils inutiles aux Corinthiens sans la pureté de la conduite et des moeurs.
3. Que l'intempérance mène à l'impudicité.
4. Que les peines futures seront éternelles.
5. Que le repentir est aussi inutile dans l'autre monde que plein d'efficacité dans celui-ci.
6. Comparaison des avares avec ceux qui cherchent l’or dans les entrailles de la terre.
2301 1. Après avoir montré que la condescendance est très-utile, qu'elle est le sommet de la perfection, qu'il en a lui-même usé plus que les autres, parce qu'il a tendu plus que tous à la perfection, et qu'il l'a même dépassée, en ne recevant rien; après avoir spécifié les occasions favorables pour l'une et pour l'autre, c'est-à-dire, pour la perfection et la condescendance, il les pique plus au vif en insinuant que ce qui se fait chez eux et qu'ils prennent pour de la perfection n'est qu'un travail vain et superflu. Il ne s'exprime cependant pas aussi clairement, pour ne pas les pousser à l'insolence; mais il fait ressortir sa pensée des preuves qu'il apporte. Après avoir dit qu'ils pèchent contre le Christ, qu'ils perdent leurs frères, que la science parfaite ne leur est d'aucun profit si la charité ne s'y joint, il revient aux exemples vulgaires, et dit : « Ne savez-vous pas que ceux qui courent dans la lice courent tous; mais qu'un seul remporte le prix? » Il ne veut pas dire qu'un seul homme entre tous doive être sauvé, loin de là ! mais que nous devons déployer un grand zèle. Car comme dans la multitude de ceux qui descendent dans la lice, il n'y en a pas beaucoup qui soient couronnés, mais un seul, et qu'il ne suffit pas d'entrer en lice, ni de se frotter d'huile et de lutter; de même ici il ne suffit pas de croire et de combattre d'une façon quelconque, mais si nous ne courons pas de manière à rester irréprochables jusqu'au bout, et si nous n'atteignons pas le prix, nous n'aurons rien fait. Si vous vous imaginez, leur dit-il, être parfaits quant à la science, vous n'avez cependant pas encore tout; et c'est ce qu'il insinue en disant: « Courez donc de telle sorte que vous le remportiez ». Ils ne l'avaient donc pas encore remporté. Après avoir dit cela, il indique la manière de le remporter : « Quiconque combat dans l'arène, s'abstient de toutes choses ».
Qu'est-ce que cela veut dire : « De toutes « choses? » Il ne s'abstient pas d'une chose, pour faire excès dans un autre; mais il réprime la gourmandise, l'impudicité, l'ivrognerie, en un mot toutes les passions: Voilà, dit-il, ce qui s'observe dans les combats extérieurs. Il n'est pas permis aux combattants de s'enivrer au moment de la lutte, ni de commettre la fornication, de peur qu'ils n'épuisent leurs forces, ni de se livrer à aucune autre occupation ; mais s'abstenant absolument de tout, ils s'adonnent uniquement aux exercices (442) gymnastiques. Or s'il en est ainsi là où un seul obtient une couronne, à plus forte raison cela doit-il être là oit la récompense est plus abondante. Car on n'en couronne pas rien qu'un, et les récompenses sont bien au-dessus des travaux. Aussi les fait-il rougir en disant : « Eux, pour recevoir une couronne corruptible; nous, une incorruptible. Pour moi je cours aussi, mais non comme au hasard ». Après les avoir fait rougir par des exemples pris au dehors, il se met lui-même en scène, ce qui est la meilleure manière d'instruire. Aussi le fait-il partout. Que signifient ces mots : « Non au hasard? » c'est-à-dire, en fixant l'oeil sur un but, et non, comme vous, inutilement et sans but. Car à quoi vous sert d'entrer dans les temples des idoles, et de vous vanter de votre perfection? Arien. Ce n'est pas ainsi que j'agis; mais tout ce que je fais, je le fais pour le salut du prochain ; si je fais preuve de perfection, c'est pour lui; si je condescends, c'est pour lui encore ; si je vais plus loin que Pierre en ne recevant rien, c'est pour qu'il ne se scandalise pas; si je condescends plus que tous les autres, jusqu'à me faire circoncire et à me raser, c'est pour ne pas lui devenir une pierre d'achoppement. Voilà ce que veut dire : « Non au hasard ». Mais vous, dites-moi, pourquoi mangez-vous dans les temples d'idoles? Vous n'en pouvez donner aucun motif raisonnable. Car ce ne sont point les aliments qui nous recommandent à Dieu : si vous mangez, vous n'avez rien de plus; si vous ne mangez pas, vous n'avez rien de moins. Vous courez donc sans but et sans réflexion, et c'est ce que veut dire : « Au hasard. Je combats, mais non comme frappant l'air».
Ceci fait encore allusion à ces mots au hasard et en vain, et veut dire : j'ai quelqu'un sur qui frapper, le diable; mais vous, vous ne le frappez pas, vous épuisez inutilement vos forces. En attendant il parle comme étant chargé d'eux. Après les avoir précédemment traités avec une grande rudesse, il se modère de nouveau et réserve le grand coup pour la fin de son discours. Ici, en effet, il leur reproche d'agir au hasard et inconsidérément; mais plus bas il leur démontre qu'ils 'jouent leur propre tête, et que, outre le tort qu'ils font au prochain, ils ne sont pas innocents dans leur témérité. « Mais je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même « réprouvé ». Ici il. leur fait voir qu'ils sont esclaves de la gourmandise, qu'ils lui lâchent la bride, et que, sous prétexte de perfection, ils satisfont leur goût pour la table; ce qu'il avait peine à leur insinuer plus haut, quand il disait : « Les aliments sont pour l'estomac, et « l'estomac pour les aliments ». Car, comme la bonne chère amène la fornication et que l'idolâtrie en est le fruit, il a raison d'attaquer souvent cette maladie. En exposant ce qu'il a souffert pour l'Evangile, il le fait aussi entrer en ligne de compte. Car, dit-il, comme j'ai dépassé les commandements, ce qui n'était pas chose facile ( « Nous supportons tout», a-t-il dit plus haut) ; de même il m'en coûte beaucoup pour vivre dans la tempérance. Quoique la gourmandise soit un tyran difficile à vaincre, cependant je la bride, je ne me livre point à elle et je supporte tout pour ne pas me laisser entraîner.
2302 2. Mais ne pensez pas que j'y réussisse sans peine. C'est une course, c'est un combat multiple, c'est une tyrannie sans cesse renaissante et demandant sa liberté; mais je ne la subis point; je la comprime, au contraire, et je la dompte avec beaucoup de peine. Il dit ceci pour que personne ne se décourage de lutter en faveur de la vertu, à cause des difficultés de la lutte ; c'est ce qui lui fait dire « Je châtie » et : « Je réduis en servitude ». Il ne dit pas : Je tue, ni : Je punis; car la chair n'est point ennemie ; mais : « Je châtie » et « Je réduis en servitude » : ce qui est le langage d'un maître, et non d'un ennemi; d'un précepteur, et non d'un homme qui hait; d'un instituteur, et non d'un adversaire. « De peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé ». Or si Paul a craint, après avoir instruit tant de monde ; s'il a craint, après avoir prêché, mené la vie d'un ange, et dominé l'univers; que dirons-nous? Ne pensez pas, leur dit-il, qu'il vous suffise de croire pour être sauvés. Car si la prédication, l'instruction, la conversion d'une multitude d'hommes ne suffisent pas à me sauver, à moins que je ne me montre irréprochable, beaucoup moins pouvez-vous l'espérer. Puis il passe à d'autres exemples; comme il a parlé plus haut des apôtres, de l'usage commun, des prêtres, de lui-même, il parle ici des coin. bats olympiques, puis de sa personne encore, et revient aux histoires de l'Ancien, Testament. Mais comme son langage doit être plus sévère, (443) il donne son avis en général, et ne traite pas seulement de son sujet actuel, mais de toutes les maladies dont souffrent les Corinthiens.
A propos des combats profanes, il a dit : « Ne savez-vous pas? » Mais ici il dit : « Car je ne veux pas que vous ignoriez, mes frères ». Il leur fait entendre par là qu'ils ne sont pas très-instruits sur ce sujet. Qu'est-ce donc que vous ne voulez pas nous laisser ignorer? « Que nos pères ont été sous la nuée, et qu'ils ont traversé la mer ; qu'ils ont été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer; qu'ils ont tous mangé la même nourriture spirituelle et bu le même breuvage spirituel (car ils buvaient de la pierre spirituelle qui les suivait; or cette pierre était le « Christ) ; cependant la plupart d'entre eux ne «furent pas agréables à Dieu ». Et pourquoi dit-il cela? Pour prouver que comme il n'a servi de rien aux Juifs de recevoir un si grand bienfait, ainsi il leur sera inutile d'avoir reçu le baptême et d'avoir participé aux mystères spirituels, s'ils ne mènent une vie digne de la grâce. C'est pourquoi il rappelle les types du baptême et des mystères. Que veut dire : « En Moïse ? » Nous sommes baptisés dans la foi au Christ et à sa résurrection, et comme devant participer aux mêmes mystères; (nous sommes baptisés pour les morts, dit-il plus bas (1Co 15,29), c'est-à-dire, pour nos corps); ainsi les Juifs se fiant à Moïse, c'est-à-dire, le voyant entrer le premier dans les eaux, osèrent aussi y entrer après lui. Mais voulant rapprocher le type de la vérité, il ne s'exprime pas ainsi; il emploie le langage de la réalité, même en parlant de la figure : car le passage de la mer était le symbole du baptême; et ce qui suivit, le symbole de la Table sainte. En effet, comme vous mangez le corps du Maître, ainsi les Juifs mangeaient la manne; et comme vous buvez le sang, ainsi buvaient-ils l'eau de la pierre. Car quoique ces faits fussent sensibles, ils avaient cependant un sens spirituel, non par l'effet de la nature, mais par la grâce du don ; et ils nourrissaient l'âme en même temps que le corps, en la conduisant à la joie. Aussi ne parle-t-il point de la nourriture; là, en effet, il n'y avait pas seulement changement dans la manière de la donner, mais encore dans la nature : c'était de la manne; quant au breuvage, comme le mode de production était seul extraordinaire, et avait seul besoin de preuve, c'est pour cela qu'il dit : « Ils buvaient le même breuvage spirituel », en ajoutant : « Or cette pierre c'était le Christ ».
Car la nature de la pierre n'était pas de donner de l'eau, autrement l'eau aurait déjà jailli auparavant; mais il y avait une autre pierre spirituelle qui faisait tout, c'est-à-dire, le Christ toujours présent au milieu d'eux et auteur de tous ces prodiges. Aussi dit-il : « Qui le suivait ». Voyez-vous la sagesse de Paul, comme il montre le Christ agissant des deux côtés et rapproche ainsi la figure de la réalité? Celui, dit-il, qui faisait ces, dons aux Juifs est le même qui nous a préparé cette table ; celui qui les a conduits à travers la mer Rouge, est celui qui vous a amenés par le baptême ; celui qui leur fournissait de la manne et de l'eau, vous donne son corps et son sang. Voilà ce qui concerne ses dons; voyons maintenant la suite, et s'il les a épargnés, quand ils se sont montrés indignes de ses dons. Vous ne sauriez le dire. Aussi ajoute-t-il : « Cependant la plupart d'entre eux ne furent pas agréables à Dieu», bien qu'il leur eût fait un tel honneur. Mais cela ne leur servit à rien et la plupart d'entre eux périrent. Au fait tous périrent ; mais pour ne pas avoir l'air de prophétiser un désastre universel, il dit : « La plupart ». Or ils formaient une grande multitude; mais le nombre ne leur servit à rien; tous ces bienfaits étaient des signes d'amour; mais cela encore leur fut inutile, parce qu'ils ne rendirent point amour pour amour. Comme beaucoup ne croient point à ce qu'on dit de l'enfer, il leur prouve par les faits que Dieu punit les pécheurs, même après les avoir comblés de bienfaits. Si vous ne croyez point à l'avenir, leur dit-il, au moins vous ne refuserez pas de croire au passé.
2303 3. Considérez donc que de bienfaits Dieu leur avait accordés : il les avait délivrés de l'Egypte et de la servitude qu'ils y subissaient, il avait ouvert la mer, il avait fait tomber la manne du ciel, il avait fait jaillir dès sources d'une manière étrange et incroyable : il les accompagnait partout, faisant des prodiges et leur servant de défenseur ; et pourtant, quand ils ne surent pas répondre à tant de bonté, il ne les ménagea pas, mais il les fit tous périr. « Car ils succombèrent dans le désert », dit-il : exprimant d'un seul mot leur ruine universelle, les châtiments divins, et la perte pour (444) tous du prix proposé. Car ce ne fut pas dans la terre de promission que Dieu les traita ainsi, mais au dehors et bien loin : leur infligeant ainsi un double châtiment, celui de ne point voir la terre promise et celui d'être sévèrement punis. Mais, direz-vous, qu'est-ce que cela nous fait ? Cela nous regarde; aussi l'apôtre ajoute-t-il : « Or toutes ces choses ont été « des figures de ce qui nous regarde». Comme les dons étaient des figures, ainsi les châtiments en étaient-ils; comme le baptême et la table sainte étaient indiqués d'avance, ainsi les punitions qui suivirent ont-elles été écrites pour nous, à l'effet de nous apprendre que ceux qui se rendront indignes du bienfait seront punis, et pour nous rendre plus sages par de tels exemples. Aussi l'apôtre ajoute-t-il « Afin que nous ne convoitions pas les choses mauvaises comme eux les convoitèrent ». Car comme, en ce qui regarde les bienfaits, la figure a précédé et la réalité a suivi; ainsi en sera-t-il pour les châtiments. Voyez-vous comme il nous fait voir que non-seulement les coupables seront punis, mais qu'ils le seront plus sévèrement que les Juifs? Car si d'un côté est la figure et de l'autre la réalité, il faut nécessairement que la punition soit beaucoup plus grande, comme l'a été le bienfait.
Et voyez sur qui il frappe d'abord : Sur ceux qui mangent des viandes immolées aux idoles. Après avoir dit: « Afin que nous ne convoitions pas les choses mauvaises», ce qui était général, il en vient à l'espèce, en, montrant que tout péché vient d'un désir coupable, et il dit en premier lieu: « Et que vous ne deveniez point idolâtres, comme quelques-uns d'eux, selon qu'il est écrit : Le peuple s'est assis pour manger et boire, et s'est levé pour se divertir ». Entendez-vous comme il les appelle idolâtres? Ici il se contente d'affirmer; plus tard il prouvera. Il donne la raison pour laquelle on courait à ces tables : c'était par gourmandise. C'est pourquoi après avoir dit : « Afin que nous ne convoitions pas les choses mauvaises », en ajoutant: « Et que vous ne deveniez point idolâtres », il indique l'origine de ce crime, à savoir la gourmandise. « Car le peuple s'est assis pour manger et boire » ; puis il donne la fin : « Et s'est levé pour se divertir ». Comme les Juifs, dit-il, passèrent de la bonne chère à l'idolâtrie, il est à craindre qu'il ne vous en arrive autant. Voyez-vous comme il fait voir que ces prétendus parfaits sont plus imparfaits que les Juifs? Et il les blesse en montrant non-seulement qu'ils ne soutiennent pas la faiblesse des faibles, mais encore en faisant voir que ceux-ci pèchent par ignorance et eux par gourmandise ; et il dit que les forts paieront par leur punition la perte des faibles, et il ne leur permet point de se décharger de leur responsabilité, mais les déclare coupables de leur propre perte et de celle des autres. « Ne commettons point la fornication comme quelques-uns d'entre eux la commirent ».
Pourquoi mentionne-t-il encore la fornication, après en avoir déjà tant parlé? C'est l'usage de Paul, quand il accuse de beaucoup de péchés, de les disposer par ordre et de les suivre en détail ; puis, à propos des derniers, de revenir aux premiers ; comme Dieu luimême dans l'Ancien Testament, reprochait le veau d'or aux Juifs à l'occasion de toutes leurs fautes et en ramenait sans cesse le souvenir. Ainsi Paul fait ici : il rappelle la fornication, pour montrer qu'elle était aussi l'effet de la bonne chère et de la gourmandise. C'est pourquoi il ajoute : « Ne commettons pas la fornication comme quelques-uns d'entre eux la commirent, et il en tomba vingt-trois mille en un seul jour ». Et pourquoi ne parle-t-il pas de la punition de l'idolâtrie? On parce qu'elle était claire et connue; ou parce qu'elle ne fut pas aussi grande alors que du temps de Balaam, quand les Juifs furent initiés aux mystères de Béelphégor et que les femmes madianites se montrèrent sur le champ de bataille pour les provoquer à la débauche, selon le conseil de Balaam. Que ce mauvais conseil provînt de Balaam, Moïse nous l'apprend quand il dit à la fin du livre des Nombres : « Dans la guerre contre Madian, ils tuèrent Balaam fils de Béor parmi les blessés. Et Moïse se fâcha et dit : Pourquoi avez vous pris les femmes vivantes? Ce sont elles qui sont devenues une pierre d'achoppement pour les enfants d'Israël selon le conseil de Balaam, de sorte qu'ils firent défection et méprisèrent la parole du Seigneur à cause de Phégor ». (Nb 31,44-16) «Ne tentons point le Christ comme quelques-uns d'entre eux le tentèrent, et ils périrent par les serpents ».
2304 4. Par ceci il fait allusion à un autre grief dont il parle encore à la fin, les accusant de disputer sur les signes, et de murmurer à (445) l'occasion des épreuves en disant : Quand viendront les biens? Quand viendront les récompenses? Et c'est pour les en corriger et les effrayer qu'il dit: « Ne murmurez point comme quelques-uns d'entre eux murmurèrent, et ils périrent par l'exterminateur ». Car on ne nous demande pas seulement de souffrir pour le Christ, mais de supporter les événements avec courage et avec grande joie. C'est là toute la couronne ; en dehors de cela, ceux qui auront souffert à contre-coeur seront punis. Voilà pourquoi les apôtres se réjouissaient d'avoir été battus de verges, et Paul se glorifiait dans les afflictions. « Or toutes ces choses leur arrivaient en figure; et elles ont été écrites pour nous être un avertissement, à nous pour qui est venue la fin des temps ».
Il les épouvante encore en parlant de la fin, et les prépare à attendre un avenir plus terrible que le passé. De tout ce qui a été exposé, dit-il, il est clair que nous serons punis, cela est évident même pour ceux qui ne croient pas à l'enfer; et que la punition sera plus grave, cela résulte de ce que nous avons reçu plus de bienfaits et de ce que ces châtiments n'étaient que des figures. Si les dons sont plus grands, nécessairement les punitions le seront aussi. Voilà pourquoi il appelle les anciennes punitions des figures et dit qu'elles ont été écrites pour nous ; puis il rappelle le souvenir de la fin, pour éveiller la pensée de la consommation. Car les châtiments alors ne seront plus comme ceux-là qui avaient une fin et disparaissaient ; mais ils seront éternels. Comme les peines de cette vie passent avec la vie même, ainsi celles de l'autre monde ne finiront jamais. Quand il parle de « la fin des temps », il veut simplement dire que, le terrible jugement est proche. « Que celui donc qui croit être ferme prenne garde de tomber ». Ici il abat encore l'orgueil de ceux qui s'enflaient de leur science. Si ceux qui avaient reçu de tels bienfaits ont été ainsi punis, si d'autres l'ont été pour avoir simplement murmuré, d'autres pour avoir offert des tentations, et parce que le peuple ne craignait plus Dieu, bien qu'il eût été si favorisé; à bien plus forte raison nous en arrivera-t-il autant, si nous ne veillons sur nous. Il a donc raison de dire : « Que celui qui se croit ferme ». Car avoir confiance en soi, ce n'est pas être ferme comme on doit l'être ; avec cela, on tombe vite; les Juifs n'auraient pas subi un tel sort, s'ils avaient été humbles, et non orgueilleux et pleins de confiance. Il est donc clair que la source de ces maux sont d'abord la présomption, puis la négligence et la gourmandise.
Si donc vous êtes ferme, prenez garde de tomber. Car être ferme ici-bas ce n'est pas l'être solidement, tant que nous ne serons pas débarrassés des orages de cette vie et que nous n'aurons pas abordé au port: Ne soyez donc pas trop fier d'être ferme, mais prenez garde à la chute. Si Paul, le plus ferme des hommes, a craint, à bien plus forte raison devons-nous craindre nous-mêmes. L'apôtre disait : « Que celui qui croit être ferme prenne garde de tomber »; et nous, nous ne pouvons pas même dire cela, puisque presque tous sont déjà tombés, abattus, étendus à terre. Car à qui parlerai-je? Est-ce à celui qui vole tous les jours? Mais il a fait une lourde chute. Est-ce au fornicateur? Mais il est couché sur le sol. Est-ce à l'ivrogne? Mais lui aussi est à bas, et il ne s'en aperçoit pas même. En sorte que ce n'est pas le temps de tenir ce langage, mais bien plutôt celui que le prophète adressait aux Juifs, quand il leur disait : « Est-ce que celui qui tombe ne se relève pas ? » (Ps 11) Car tous sont à terre, et ne veulent pas se relever. Nos exhortations ne tendent donc plus à empocher de tomber, mais à donner à ceux qui sont tombés la force de se relever. Relevons-nous donc, enfin, mes bien-aimés, quoiqu'il soit. bien tard, relevons-nous et tenons-nous debout solidement. Jusqu'à quand resterons-nous couchés ? Jusqu'à quand resterons-nous ivres, appesantis par la convoitise des biens temporels? C'est bien le cas de dire maintenant : A qui parlerai-je ? Qui prendrai-je pour témoin? Tous sont si bien devenus sourds à l'enseignement de la vérité ! Et ils se sont par là attiré tant de maux ! Si on pouvait voir les âmes à nu, on aurait dans l'Eglise le spectacle que présente un champ de bataille après le combat : des morts et des blessés.
C'est pourquoi je vous en prie et vous en conjure : tendons-nous la main les uns aux autres et relevons-nous. Car moi aussi je suis du nombre des blessés et de ceux qui ont besoin de la main qui applique les remèdes. Cependant ne désespérez pas pour cela; si les blessures sont graves, elles ne sont pas incurables. Notre médecin est si puissant ! sondons seulement nos plaies; et fussions-nous tombés au plus profond du vice, il nous ouvrira bien (446) des voies de salut. D'abord, si vous pardonnez au prochain, vos péchés vous seront remis. « Si vous remettez aux hommes leurs offenses », nous dit Jésus-Christ, « votre Père céleste vous remettra aussi les vôtres ». (Mt 6,14) Si vous faites l'aumône, il vous pardonnera vos 'péchés : « Rachetez », est-il écrit, « vos iniquités au moyen de l'aumône ». (Da 4,24) Si vous priez avec ferveur, vous serez encore pardonné, comme nous le voyons par l'exemple de la veuve qui fléchit, à force d'instances, un juge inhumain. Si vous accusez vos péchés, vous recevrez de la consolation : « Accusez d'abord vos fautes, afin que vous soyez justifié ». (Is 43,26) Si vous en êtes triste, ce sera encore un remède très-efficace ; car il est écrit : « J'ai vu qu'il était affligé, qu'il s'en allait triste, et j'ai corrigé ses voies ». (Is 57,17-18) Si vous supportez l'adversité avec patience, vous serez quitte de tout. C'est ce qu'Abraham dit au mauvais riche: « Lazare a reçu les maux et maintenant il est consolé ». (Lc 16,25) Si vous avez pitié de la veuve, vous vous laverez de vos péchés; car il est écrit: « Rendez justice à l'orphelin, faites droit à la veuve et venez discuter avec moi: quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, je les rendrai blancs comme la neige ; fussent-ils de la couleur du safran, je les rendrai blancs comme la laine ». (Is 1,17-18) Dieu ne laisse pas même paraître la cicatrice.
2305 5. Quand nous serions réduits aux dernières extrémités comme celui qui avait dissipé son patrimoine et qui vivait de glands, pourvu que noua fassions pénitence, nous serons certainement sauvés; dussions-nous dix mille talents, pourvu que nous demandions grâce et que nous oubliions les injures, tout nous sera remis; fussions-nous égarés comme la brebis qui s'est écartée du bercail, il saura nous ramener, pourvu que nous le voulions, mes bien-aimés : car Dieu est bon. Aussi s'est-il contenté de voir à ses genoux celui qui lui devait dix mille talents ; de voir le prodigue revenir, et la brebis égarée consentir à être rapportée. Considérant donc l'étendue de sa bonté, rendons-le-nous propice ; prosternons-nous devant sa face en faisant l'aveu de nos fautes, de peur qu'au sortir de ce monde, nous trouvant sans excuse, nous ne soyons livrés au dernier supplice. Si nous montrons de la diligence pendant cette vie, une diligence quelconque, nous en retirerons un très-grand profit; mais si nous nous en allons sans nous être améliorés, l'amer repentir que nous éprouverons dans l'autre vie ne nous servira de rien. C'était dans l'arène qu'il fallait combattre, et non après la lutte finie, se livrer à des lamentations et à des larmes inutiles, à l'exemple de ce mauvais riche qui pleurait et gémissait, mais en pure perte, parce qu'il avait négligé de le faire à temps. Et il n'est pas le seul; il y a encore aujourd'hui beaucoup de riches de ce genre, qui ne veulent pas mépriser les richesses, mais qui négligent leur âme; ils sont pour moi un sujet d'étonnement, quand je les vois solliciter continuellement la miséricorde divine et cependant persévérer dans des dispositions qui les rendent incurables, et traiter leur âme comme une ennemie.
Ne nous faisons point d'illusion, mes bien-aimés, ne nous faisons point d'illusion, et ne nous trompons pas nous-mêmes au point de demander à Dieu d'avoir pitié de nous, pendant que nous préférons à cette pitié l'argent, la volupté, tout en un mot. Si quelqu'un vous constituait juge, et disait que celui qu'il accuse, méritant mille fois la mort et pouvant se racheter au moyen d'un léger sacrifice d'argent, aime cependant mieux mourir que de faire ce sacrifice, vous ne jugeriez certainement pas l'accusé digne d'indulgence ni de pardon. Appliquez-vous ce raisonnement : voilà ce que nous faisons réellement, quand nous négligeons notre salut et ménageons notre argent, Comment pouvez-vous prier Dieu de vous épargner, quand vous ne vous épargnez pas vous. même, et préférez l'argent à votre âme? Aussi je me sens frappé d'un extrême étonnement quand je considère combien il y a de prestige dans l'argent, ou plutôt de déception dans les âmes qui s'y attachent. Il y en a pourtant, oui, il y en a qui rient de bon coeur de cette séduction. Qu'y a-t-il donc là de propre à nous fasciner? n'est-ce pas de la matière, une matière inanimée, éphémère? Sa possession n'est-elle pas incertaine ? n'est-elle pas pleine de craintes et de périls? Une occasion de meurtres et d'embûches ? Une source d'inimitié et de haine ? de paresse et de vices nombreux? N'est-ce pas de la terre et de la cendre? Quelle folie que celle-là ! quelle maladie ! Mais, dirat-on, il ne s'agit pas seulement d'accuser ces malades, mais de les guérir de leur passion. Et comment les guérir, sinon en leur (447) montrant que cette passion est ignoble et qu'elle entraîne des maux incalculables?
Mais il n'est pas aisé de convaincre un homme attaché à ces puérilités. — Il faut donc lui présenter une autre beauté. — Mais étant encore malade, il ne voit pas la beauté incorporelle. — Offrons-lui-en donc une corporelle et disons-lui : Voyez les prairies et les fleurs qui les émaillent, plus éclatantes que l'or, plus gracieuses et plus brillantes que toutes les pierres précieuses; voyez les ruisseaux limpides, les fleuves sortant de terre sans bruit, comme de l'huile ; montez au ciel et voyez la beauté du soleil, le modeste éclat de la lune, les fleurs des étoiles. — Qu'est-ce que cela? direz-vous. Nous n'en usons pas comme de l'argent. — Nous en usons bien plus que de l'argent, puisque le besoin en est plus grand et la jouissance plus sûre. Car vous n'avez pas peur qu'on vous les enlève comme l'argent; vous pouvez compter dessus, et cela- sans souci, sans inquiétude. Que si vous vous affligez d'en jouir avec d'autres, de ne pas les posséder seul comme l'argent : alors ce n'est plus l'argent que vous aimez, ce me semble, mais l'avarice seule; vous n'aimeriez pas même l'argent, si tout le monde en avait. Puisque nous avons découvert l'objet de votre passion, c'est-à-dire, l'avarice, venez que je vous montre combien elle vous hait et vous déteste, que de glaives elle aiguise contre vous, combien de gouffres elle creuse sous vos pieds, combien de pièges elle vous tend, combien de précipices elle vous ouvre, afin que vous étouffiez votre affection pour elle. Et d'où saurons-nous tout cela? Des chemins, des guerres, de la mer, des tribunaux. En effet, elle emplit la mer de sang, elle rougit souvent le glaive des juges, elle arme elle-même ceux qui tendent jour et nuit des embûches sur les routes, elle porte à méconnaître les lois de la nature, elle fait les parricides, elle a introduit tous les maux dans le monde.
2306 6. Aussi Paul l'appelle-t-il la racine de tous les maux. Elle réduit des amants à une condition qui n'est guère préférable à celle des condamnés aux mines. En effet, comme ceux-ci travaillent continuellement enfermés dans les ténèbres, chargés de fers et sans profit pour eux; ainsi les avares, enfouis dans les cavernes de l'avarice, sans que personne les y oblige, se créent à eux-mêmes leur tourment, se chargent volontairement de chaînes que rien ne peut briser. Encore les condamnés se reposent-ils de leurs travaux, quand vient le soir; mais les avares creusent leurs misérables mines jour et nuit : ceux-là ont une mesure de travail déterminée; les avares ne connaissent point de mesure, et sont d'autant plus malheureux qu'ils creusent davantage. Et si vous me dites que les tins travaillent par force et les autres volontairement, vous indiquez par là même ce qu'il y a de terrible dans l'avarice, puisque,ceux qui en souffrent ne peuvent pas s'en débarrasser, vu qu'ils l'aiment. Comme le pourceau dans la fange, ils prennent plaisir à se vautrer dans la bourbe infecte de la cupidité, bien plus malheureux que ces condamnés dont nous parlions tout à l'heure. Pour vous convaincre que leur condition est pire, écoutez ce qu'est celle des uns et des autres. On dit donc que le terrain aurifère renferme dans ses sombres cavernes des coins et des recoins; on donne au condamné à ces durs travaux une lampe et un hoyau; puis il entre, portant aussi un vase qui distille l'huile goutte à goutte dans sa lampe, parce que, comme je l'ai déjà dit, les ténèbres pour lui sont continuelles. Le moment de prendre sa misérable nourriture vient et on dit qu'il l'ignore ; mais le gardien frappe violemment sur l'antre, et par le bruit et les éclats de sa voix, avertit les travailleurs que la fin du jour est arrivée. Ne frissonnez-vous pas en entendant tout cela ? Voyons cependant si le sort des avares n'est pas pire encore.
Leur passion est pour eux un gardien bien plus terrible, d'autant plus terrible, qu'elle enchaîne leur âme en même temps que leur corps. Leurs ténèbres sont encore plus affreuses; car elles ne sont pas sensibles, ils les produisent eux-mêmes et les traînent partout avec eux. Pour eux, la vue de l'âme est éteinte. Aussi le Christ les proclame-t-il malheureux entre tous, en disant : « Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? » (Mt 6,23) Les condamnés ont au moins une lampe qui brille, les avares en sont privés; aussi tombent-ils chaque jour dans mille gouffres. Les condamnés respirent au moins quand la nuit descend ; ils goûtent le calme commun à tous les malheureux, le calme de la nuit; mais l'avarice ferme ce port à ses victimes: tant sont nombreux les soucis qui les accablent pendant la nuit. Ils se tourmentent (448) alors avec d'autant plus de liberté que personne ne les gêne. Voilà ce qu'ils souffrent sur la terre ; mais comment peindre ce qu'ils souffriront dans l'autre monde ! Ces fournaises insupportables, ces fleuves de feu, ces grincements de dents, ces chaînes que rien ne peut briser, ce ver empoisonné, ces ténèbres absolues, ces maux qui n'auront point de fin? Craignons donc, mes bien-aimés, craignons la source de tant de supplices, cette passion insatiable, la ruine de notre salut. Car on ne peut aimer en même temps son âme et l'argent. Comprenons que l'argent n'est que terre et poussière, qu'il nous quitte au sortir de ce monde, souvent même avant le départ, qu'il nous nuit pour l'avenir et pour le présent. Car, même avant l'enfer et ses supplices, il nous enrage dans mille combats, il allume les séditions et les guerres.
Point de brouillon comme l'avarice ; rien de si appauvrissant pour le riche comme pour le pauvre. Car elle prend racine même dans l'âme des pauvres, et rend encore plus lourde leur pauvreté. Si un pauvre est avare, ce n'est plus par la fortune, mais par la faim qu'il est puni. Car il ne peut pas même se résoudre à jouir librement du peu qu'il a; mais il torture son estomac par la faim, punit son corps par la nudité et le froid, est plus sale et plus crasseux que ceux qui sont dans les fers ; il pleure et se lamente sans cesse, comme étant le plus malheureux des hommes, quand même il y en aurait par milliers de plus pauvres que lui. S'il paraît en public, il n'en sort que chargé de coups; s'il entre aux bains ou au théâtre, il sera plus maltraité encore, non-seulement de la part des spectateurs, mais de la part des
acteurs, quand il verra des prostituées toutes brillantes d'or. S'il navigue en mer, en songeant aux Mchands, aux navires chargés, à d'immenses profits, il se croira à peine vivant; s'il voyage sur terre, en pensant aux campagnes, aux domaines voisins des villes, aux hôtelleries, aux établissements de bains, aux revenus que tout cela produit, il ne pourra croire que sa vie soit une véritable vie. Si vous le renfermez chez lui, en grattant les blessures qu'il a reçues sur la place il s'affligera encore davantage ; il ne verra pas d'autre consolation dans les maux qui l'obsèdent, que la mort, le départ de ce monde. Tel sera le sort, non-seulement du pauvre, mais aussi du riche affecté de cette maladie, et de celui-ci d'autant plus que le joug tyrannique lui pèse davantage et que son ivresse est plus grande. Aussi se croit-il le plus pauvre de tous et l'est-il réellement. Car la richesse et fa pauvreté ne se mesurent pas sur ce que l'on possède, mais sur les dispositions de l'âme; et celui-là est le plus pauvre de tous, qui désire toujours davantage et ne peut jamais éteindre ce coupable désir. Pour toutes ces raisons, fuyons donc l'avarice, la mère de la pauvreté, la perte de l'âme, l'amie de l'enfer, l'ennemie du royaume des cieux, ta source de tous les maux à la fois; et méprisons l'argent, afin de jouir de l'argent lui-même et avec lui des biens qui nous sont promis. Puissions-nous tous les obtenir, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance et honneur, maintenant et à jamais, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. l'abbé DEVOILE.
Chrysostome sur 1Co 2200