Chrysostome sur 1Co 3000

HOMÉLIE XXX (12,12-20) ET COMME NOTRE CORPS N'ÉTANT QU'UN, EST COMPOSÉ DE PLUSIEURS MEMBRES,

3000
ET QUE BIEN QU'IL Y AIT PLUSIEURS MEMBRES, ILS NE SONT TOUS NÉANMOINS QU'UN MÊME CORPS, IL EN EST DE MÈME DU CHRIST. (
1Co 12,12-20)

ANALYSE.

1. Sur l'habitude de Paul d'employer des comparaisons. — Comparaison de l’Eglise et du corps humain. — Par qui et pourquoi avons-nous été baptisés par un même Esprit, pour ne faire qu'un même corps.
2. Avantage inappréciable de la pluralité et de la diversité pour ne constituer qu'un seul et même corps. — Fuir toute indiscrète curiosité : Dieu a fait le corps de telle manière, l'Eglise de telle manière, parce qu'il l'a voulu ainsi.
3. L'égalité d'honneur de tous les membres résultant de ce qu'ils forment tous un seul et même corps, et le corps n'étant possible qu'à la condition de la diversité dans l'unité, il en résulte que l'égalité d'honneur de tous les membres provient de la différence même qui les distingue.
4 et 5. Importance du moindre des membres, dans le corps humain, dans l'Eglise. — Appel à la concorde. — Importance des veuves dans l'Eglise et des mendiants. — Beau développement sur l'efficacité de l'aumône. — De la vraie pauvreté. — Contre les frayeurs qu'elle inspire.


3001 1. Après les avoir consolés par la gratuité du don, par cette réflexion que tous les dons proviennent d'un seul et même Esprit, par cette réflexion que les dons ont été faits en vue de l'utilité, par cette réflexion que les moindres dons suffisent à manifester l'Esprit; après avoir fermé la bouche aux contradicteurs, en disant qu'il faut céder à la souveraine puissance de d'Esprit, puisque, « c'est un seul et même Esprit », dit-il, « qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons, selon qu'il lui plaît », et voilà pourquoi il ne faut pas d'indiscrète curiosité ; après ces paroles, il les console encore par un exemple tiré de la vie commune, il prend à témoin la nature même, selon son habitude. Ainsi, lorsqu'il discourait sur la chevelure des hommes et celle des femmes, après certaines considérations, il en vient à cette raison : « La nature même ne vous enseigne-t-elle pas qu'il serait honteux à un homme de laisser toujours croître ses cheveux, et qu'il est, au contraire, honorable à une femme de les laisser toujours croître? » (1Co 11,14-15). Quand il parlait des viandes consacrées aux idoles, pour défendre d'y toucher, il ajoutait à des preuves inhérentes au sujet des réflexions empruntées du dehors; il rappelait les combats olympiques : « Ne savez-vous pas que, quand on court dans la carrière, tous courent, mais un seul remporte le prix? » (1Co 9,24) Et il demande des preuves aux bergers, aux soldats, aux agriculteurs.

Il fait de même ici ; il emprunte à la vie commune un exemple puissant pour montrer que personne n'a moins reçu que les autres, vérité étonnante, difficile à prouver, bien faite cependant pour réconforter les âmes simples ; cet exemple il l'emprunte au corps humain. Rien de plus propre à consoler celui qui est faible et qui se croit moins bien gratifié, que d'apprendre qu'en réalité il n'est pas moins bien partagé que les autres. Voilà ce que l'apôtre veut établir par ces paroles : « Comme notre corps n'étant qu'un, est composé de plusieurs membres » (1Co 12,12). L'apôtre fait preuve ici d'une intelligence parfaite; il montre que le même corps est à la fois un et multiple, et il ajoute, en insistant sur ce qu'il se propose : « Et, bien qu'il y ait plusieurs membres, ils ne sont tous néanmoins qu'un même corps » (1Co 12,12). Il ne dit pas : Bien qu'il y ait plusieurs membres, ils appartiennent tous à un même corps; mais il dit : Ils sont tous ce même corps; ce (496) même corps et tous ces membres, c'est un seul et même tout. Eh bien donc, si tous ne font qu'un, si le corps unique et tous les membres ne sont qu'un seul et même tout, où est la différence, où est le plus, où est le moins? « Ils ne sont tous », en effet, dit-il, « qu'un même corps ». Et non-seulement ils ne sont qu'un même corps, mais, en serrant la réalité de plus près, eu égard à ce corps, en tant qu'ils sont un corps, tous se trouvent ne faire qu'un. Et maintenant, eu égard aux parties, s'il y a différence, cette différence, dans toutes les parties, est semblable. En effet, il n'y a pas une partie capable par elle-même de constituer le corps; dans chacune des parties, égale défaillance, même insuffisance à former le corps, parce qu'il faut entre elles l'union. Ce n'est que quand beaucoup de parties ne forment qu'un seul tout, qu'il y a un seul et même corps. Voilà ce que l'apôtre insinuait par ces paroles : « Et, bien qu'il y ait plusieurs membres, ils ne sont tous néanmoins qu'un même corps » (1Co 12,12). Et il ne dit pas : Les plus grands et les moindres, il dit : « Bien qu'il y ait plusieurs membres ». La pluralité s'applique à tous les membres. Et comment peut-il se faire qu'ils ne soient qu'un ? Vous n'avez qu'à négliger la différence pour considérer le corps. Ce qu'est l'oeil, le pied l'est aussi, à savoir qu'ils sont également des membres, et qu'ils font le corps; il n'y a en effet, ici, aucune différence, et vous ne sauriez dire que tel membre, par lui-même, constitue le corps; que tel autre n'en fait pas autant ; il y a à cet égard parité entre tous les membres, parce que tous ne font qu'un même corps.

Après cette démonstration tirée de la nature qui ne pouvait être contestée de personne, l'apôtre ajoute : « Il en est de même du Christ » (1Co 12,12). Il aurait dû dire : Il en est de même de l'Église, car c'était la conséquence naturelle; il ne le dit pas. Au lieu de l'Église, il met le Christ, afin d'élever son discours et de faire, sur l'auditeur, une plus profonde impression. Ce qu'il dit revient à ceci : Ainsi en est-il du corps du Christ qui est l'Église. En effet, de même que le corps et la tête ne font qu'un homme ; de même, et l'Église et le Christ, ne font qu'un. Voilà pourquoi il a mis le Christ au lieu de l'Église, appelant ainsi son corps. Donc, dit-il, de même que notre corps n'est qu'un corps, quoiqu'il soit composé de beaucoup de membres; de même, dans l'Eglise, nous ne faisons qu'un, tous tant que nous sommes; bien qu'elle se compose d'un grand nombre de membres, de ce grand nombre de membres ne résulte qu'un corps. Après avoir ainsi consolé, redressé celui qui se croyait moins bien partagé, il passe de cette preuve tirée d'un exemple familier à une considération spirituelle encore plus consolante, et qui démontre la parfaite égalité dans l'honneur. Quelle est cette considération? « Car », dit-il, « nous avons tous été baptisés dans le même Esprit, pour n'être tous ensemble qu'un même corps, Juifs ou gentils, esclaves ou libres (1Co 12,13) ». Voici ce qu'il veut dire : Ce qui a fait de nous un seul corps, ce qui nous a régénérés, c'est un seul et même Esprit; car tel de nous n'a pas été baptisé dans un Esprit; tel autre, dans un autre Esprit; non-seulement ce qui nous a baptisés, est un, mais ce en quoi il nous a baptisés, c'est-à-dire, ce pourquoi il nous a baptisés, est un; c'est, non pas pour qu'il y eût des corps différents, c'est, au contraire, pour que tous tant que nous sommes, nous puissions conserver, entre nous, la parfaite union d'un seul et même corps; et voilà pourquoi nous avons été baptisés: c'est pour que nous soyons tous un seul et même corps, que nous avons été baptisés.

3002 2. Ainsi, et celui qui nous a faits chrétiens est un, et ce en vue de quoi nous avons été faits chrétiens est un également; et l'apôtre ne dit pas : C'est afin que nous appartenions au même corps, mais : Afin que nous soyons un seul et même corps tous, car l’apôtre prend toujours les expressions les plus fortes; et il fait bien de dire ; « Nous avons tous » (1Co 12,13), en se comprenant lui-même. En effet, moi apôtre, je n'ai rien de plus que toi ; car tu es ce corps autant que moi; moi, autant que toi; nous avons tous précisément la même tête, et nous sommes nés du même enfantement. C'est pourquoi nous sommes le même corps. Et que dis-je ? dit l'apôtre, ne parlé-je que des Juifs? Les gentils, si éloignés de nous autrefois, il les fait rentrer dans ce même corps. Aussi, après avoir dit : Nous avons tous, il ne s'est pas arrêté là, il ajoute: « Juifs ou gentils, esclaves ou libres » (1Co 12,13). Si après avoir été tant éloignés, nous nous sommes unis, nous ne faisons plus qu'un ; à bien plus forte raison, maintenant que nous ne faisons plus qu'un, serions-nous coupables de nous affliger et de (497) perdre courage; car, entre nous, il n'y a pas de place pour la différence. Si le Seigneur a jugé dignes des mêmes avantages, et les païens et les Juifs, et les esclaves et les hommes libres, comment, après les avoir ainsi honorés, les séparerait-il, lorsque ses dons ne vont qu'à produire une plus étroite et plus solide union ? « Et nous avons tous été abreuvés d'un seul et même Esprit. Aussi le corps n'est pas un seul membre, mais plusieurs (1Co 12,13-14) » ; c'est-à-dire : Nous sommes venus à la même initiation dans les mystères; nous jouissons de la même table. Et pourquoi ne dit-il pas: Nous nous nourrissons du même corps; nous nous abreuvons du même sang? c'est parce que le mot « Esprit » dont il s'est servi, marque à la fois, et le sang et le corps. En effet, par le sang et par le corps à la fois, nous nous abreuvons d'un seul et même Esprit.

Maintenant, il me paraît vouloir entendre cette effusion de l'Esprit qui vient en nous par le baptême, et avant les mystères. Quant à cette expression : « Nous avons tous été abreuvés » (1Co 12,13), la métaphore est tout à fait de circonstance ; c'est comme si, parlant des plantes d'un verger, il disait : c'est la même source qui arrose tous les arbres, c'est la même eau; de même ici, c'est du même Esprit que nous nous sommes tous abreuvés; c'est de la même grâce que nous jouissons, dit l'apôtre. Donc, si c'est un seul et même Esprit, qui nous a faits ce que nous sommes, qui a fait de nous tous un seul et même corps, car c'est là ce que signifie : « Nous avons tous été baptisés dans le même esprit pour n'être tous ensemble qu'un même corps » (1Co 12,13); si Dieu, dans ses faveurs, nous a mis à une seule et même table, s'il a versé sur nous tous la même rosée, car c'est là ce que veut dire : « Nous avons tous été abreuvés d'un seul et même Esprit» (1Co 12,13) ; s'il est vrai que, malgré l'intervalle si grand qui nous éloignait, le Seigneur nous a unis, et que la pluralité ne fait plus qu'un seul et même corps, quand elle a été réduite à l'unité, pourquoi cette différence dont vous venez me faire tant d'éclat? Si vous dites maintenant que les membres sont nombreux et divers, apprenez que c'est là précisément ce qui constitue la merveille, l'excellence incomparable de ce corps, où tant de parties diverses produisent l'unité. Sans cette grande pluralité, il n'y aurait rien de si merveilleux, de si étrange, à ce qu'il y eût un seul et même corps. Je me trompe; il n'y aurait pas même de corps; mais c'est une réflexion que l'apôtre garde pour la fin. En attendant, il s'occupe des membres mêmes et il dit : « Si le pied disait : puisque je ne suis pas la main, je ne suis pas du corps; ne serait-il point pour cela du corps ? et si l'oreille disait : Puisque je ne suis pas l'oeil, je ne suis pas du corps, ne serait-elle point pour cela du corps? (1Co 12,15-16) » En effet, si de ce que l'un est moins, et l'autre plus, il s'ensuivait que l'on pût dire : Je ne suis pas du corps, tout le corps serait détruit. Gardez-vous donc de dire : je ne suis pas du corps, parce que je suis moindre : sans doute le pied est d'un rang inférieur, mais il appartient au corps. Etre ou n'être pas du corps, ne provient pas de ce que l'un occupe telle place, l'autre, telle autre place; il n'y a là qu'une différence de lieu ; être ou n'être pas du corps, résulte de ce qu'on y est uni ou de ce qu'on n'y est pas uni.

Considérez la sagesse de l'apôtre, l'appropriation de ses expressions, si bien accommodées à nos membres; de même qu'il disait plus haut : « J'ai proposé ces choses sous mon nom et sous celui d'Apollon » (1Co 4,6); de même ici, pour ne pas blesser, pour rendre son discours acceptable, il fait parler les membres, il veut que ses auditeurs, entendant la nature qui répond, soient convaincus par l'expérience, par le bon sens, et n'aient plus rien à lui objecter. En effet, dit l’apôtre, soit que vous affirmiez d'une manière précise que vous n'êtes pas du corps, soit que vous murmuriez, vous ne pouvez pas être en dehors du corps. Semblable à la loi de la nature, la vertu de la grâce, et celle-ci est bien plus forte encore, protége et conserve toutes choses. Et voyez la précaution que prend l'apôtre, de ne rien dire d'inutile; il ne parle pas de tous les membres, mais de deux seulement, et de deux extrêmes ; il montre, en effet, le plus précieux de tous, l'oeil, et le plus vil de tous, le pied; et il ne montre pas le pied disputant avec l'oeil, mais avec la main, qui n'est qu'un peu plus élevée; l'oreille, il la montre disputant avec l'oeil : c'est que ceux à qui nous portons envie d'ordinaire, ce ne sont pas ceux qui nous surpassent de beaucoup, mais ceux qui ne sont qu'un peu plus élevés. Voilà pourquoi il établit ainsi la comparaison. « Si tout (498) le corps était oeil, où serait l'ouïe? et s'il était tout ouïe, où serait l'odorat (1Co 12,17) ? » L'apôtre en mentionnant la différence des membres, en parlant des pieds, des mains, des yeux, des oreilles, a fait penser ses auditeurs, au plus, au moins d'importance. Voyez maintenant sa manière de les consoler, en leur montrant la convenance de cet arrangement, et la pluralité et la diversité contribuant surtout à ce qu'il y ait un corps. Si tous n'étaient qu'une seule et même chose, ils ne seraient pas un seul et même corps; voilà pourquoi l'apôtre dit : « Si tous les membres n'étaient qu'un seul membre, où serait le corps (1Co 12,19) ? » Mais cette réflexion ne vient qu'après; il montre ici une conséquence plus importante, à savoir, non-seulement que le corps est impossible, mais que les autres sens eux-mêmes sont impossibles, car « s'il était tout ouïe, où serait l'odorat» (1Co 12,17), dit-il?

3003 3. Et ensuite, ces réflexions mêmes ne les empêchant pas de se troubler, il recommence ici encore ce qu'il a déjà fait: de même que, plus haut, il les consolait par l'utilité, et qu'ensuite il leur fermait vivement la bouche, en leur disant : « Or, c'est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant, à chacun, ses dons selon qu'il lui plaît »; de même ici, après les raisonnements qui montrent que tout a été fait pour l'utilité, il ramène encore toutes choses à la volonté de Dieu, en disant: « Mais Dieu a mis dans le corps plusieurs membres et il a placé chacun d'eux comme il lui a plu (1Co 12,18) ». De même qu'en parlant de l'Esprit, il disait: « Selon qu'il lui plaît»; de même ici, « comme il lui a plu » (1Co 12,18). Pas d'indiscrète curiosité dans le but de savoir pourquoi ceci est de telle façon, et ceci de telle autre. C'est qu'en effet, quand nous emploierions mille expressions différentes, nous ne pourrions pas montrer la sagesse de l'oeuvre autant que nous le faisons par ces mots : L'ouvrier par excellence a voulu, et, comme il a voulu, les choses ont été faites; car tout ce qu'il veut est toujours utile. Et maintenant, si, à propos de notre corps, nous n'en soumettons pas les membres à une enquête curieuse, à bien plus forte raison devons-nous nous abstenir à propos de l'Église. Et remarquez la sagesse de l'apôtre : il ne parle pas de la différence naturelle ni de celle qui vient des opérations, mais de la différence de position ; mais Dieu, dit-il, a mis dans le corps plusieurs membres, et il a placé chacun d'eux comme il lui a plu. Et c'est avec raison que l'apôtre dit : « Chacun d'eux » (1Co 12,18), montrant l'utilité de tous. En effet, impossible de dire que Dieu a placé tel membre, mais qu'il n'a pas placé tel autre; chacun des membres a été placé selon la volonté de Dieu. C'est pourquoi c'est l'utilité du pied d'avoir été placé de telle manière; et ce n'est pas seulement l'utilité de la tête. Et supposé l'ordre changé, supposé qu'abandonnant le lieu qui lui est propre, il passe dans un autre lieu, quand même il paraîtrait prendre une plus belle place, le pied aurait tout perdu et tout gâté, perdu la place qui lui est propre, sans en acquérir une autre.

« Si tous les membres n'étaient qu'un seul membre, où serait le corps? Mais il y a plusieurs membres, et tous ne sont qu'un corps (1Co 12,19-20) ». Après avoir suffisamment fermé la bouche aux fidèles trop curieux, en leur parlant de la disposition que Dieu a voulue, l'apôtre recommence les raisonnements; il ne suit pas toujours soit l'une soit l'autre de ces deux pratiques, il les alterne pour varier son discours. Se contenter de fermer la bouche aux contradicteurs, c'est jeter le trouble dans les pensées ; accoutumer l'auditeur à se rendre raison de tout, c'est porter atteinte à sa foi. Aussi, Paul s'y prend souvent de manière que les auditeurs consentent à croire et cessent de se troubler; et, après leur avoir fermé la bouche, il fait plus, il leur donne des explications. Voyez le zèle laborieux et la plénitude de la victoire. Les raisons qui leur faisaient croire qu'ils n'étaient pas égaux en honneur, servent précisément, dans la bouche de l'apôtre, à montrer qu'ils ont cette égalité d'honneur. Mais comment cela ? C'est ce que je vais dire : « Si tous les membres», dit l'apôtre, « n'étaient qu'un seul membre, où serait le corps ? » (1Co 12,19) C'est-à-dire, s'il n'y avait pas en vous des différences considérables, vous ne seriez pas un corps; si vous n'étiez pas un corps, vous ne seriez pas un seul et même tout; si vous n'étiez pas un seul et même tout, vous ne seriez pas égaux en honneur. Si vous étiez égaux en honneur, vous ne seriez pas un corps; si vous n'étiez pas un corps, vous ne seriez pas un seul et même tout; si vous n'étiez pas un seul et même tout, comment seriez-vous égaux en honneur? Mais, c'est précisément parce que vous n'avez pas (499) tous le même don que vous êtes un corps, et parce que vous êtes un corps, vous êtes tous un seul et même tout, et rien ne vous distingue l'un de l'autre, en tant que vous êtes un corps. D'où il arrive que c'est la différence considérable entre vous qui produit surtout votre égalité d'honneur, et voilà pourquoi l'apôtre ajoute : « Mais il y a plusieurs membres, et tous ne sont qu'un seul corps » (1Co 12,20).

Pénétrés, nous aussi, de ces pensées, bannissons tout sentiment d'envie, ne soyons pas jaloux de ceux qui possèdent de plus grands dons; ne méprisons pas ceux qui en ont reçu de moindres, car c'est ainsi que Dieu l’a voulu; cessons donc de nous insurger. Si le trouble est encore dans vos pensées, considérez que souvent celui à qui vous portez envie, ne saurait accomplir ce que vous savez faire, d'où il suit qu'inférieurs à lui, vous le surpassez à ce titre ; que supérieur à vous, à ce titre il est vaincu par vous, et que c'est là ce qui constitue l'égalité. En effet, dans le corps même, les membres modestes n'accomplissent pas de modestes fonctions, et souvent, en cessant de les remplir, ils affaiblissent les membres importants. Quoi de moins considérable que les poils à la surface du corps? eh bien, ces poils chétifs, enlevez-les des sourcils et des paupières; et c'en est fait de toute la beauté du visage, de la beauté des yeux. La perte est légère, et cependant toute la beauté du visage est détruite, et non-seulement la beauté, mais ce qu'il y a d'utile dans l'activité des yeux est compromis; car chacun de nos membres accomplit une fonction d'un caractère spécial et une fonction d'un caractère commun; nous avons aussi en nous une beauté qui nous est propre, et une qui nous est commune. Ces membres paraissent divisés; ils sont pourtant unis avec le plus grand soin; que l'un périsse, et l'autre périt en même temps. Voyez encore : il faut que les yeux soient brillants, la joue souriante, la lèvre rouge, le nez droit, le sourcil étendu; dérangez, si peu que ce soit, le moins important de ces détails, vous compromettez la beauté commune, et vous ne verrez que laideur dans tout ce qui apparaissait auparavant avec tant de beauté. Ecrasez l'extrémité du nez, et vous répandez la laideur sur tout l'ensemble du corps, quoique vous n'ayez mutilé qu'un seul membre. Et maintenant, dans la main, enlevez simplement l'ongle d'un doigt, vous verrez le même résultat.

3004 4. En voulez-vous une preuve empruntée à l'opération même de la main? Supprimez un doigt, rien qu'un, et vous verrez les autres réduits à l'inaction, incapables désormais d'accomplir leur oeuvre; donc, puisque la perte d'un seul membre est pour tout le corps une difformité, puisque, au contraire, la conservation de ce membre conserve la beauté de tout le reste, ne nous exaltons pas, n'insultons pas nos frères. C'est ce membre chétif qui donne à cet autre membre si grand, l'éclat de sa beauté, ce sont les paupières qui ornent les yeux. C'est donc se faire la guerre à soi-même que de la faire à son frère; car on ne fera pas du mal seulement à son frère, mais à soi-même, et le dommage sera grand. Faisons en sorte que nous prévenions de pareils malheurs ; ayons, pour nos proches, autant d'égards que pour nous-mêmes. Cette image prise du corps, transportons-la à l'Eglise, et prenons soin de tous ses membres, comme de nos propres membres. En effet, il y a dans l'Eglise des membres nombreux et divers; les uns recouverts d'honneur, les autres inférieurs par le rang; tels sont les choeurs des vierges, les assemblées des veuves; ajoutons-y encore les chastes communautés des époux, il y a de nombreux degrés pour monter à la vertu. Et de même, en ce qui concerne l'aumône : l'un a prodigué, dépensé tous ses biens, d'autres ne pensent qu'à s'assurer ce qui suffit à leurs besoins, sans rechercher plus que le nécessaire ; d'autres donnent de leur superflu. Qu'arrive-t-il? C'est que tous s'embellissent mutuellement les uns les autres; si le plus grand méprise le plus petit, c'est à lui-même qu'il fait la plus cruelle blessure; si une vierge outrage une femme mariée, elle perd une grande partie de sa récompense; si celui qui a tout donné, fait des reproches à l'homme qui ne l'a pas imité, il a perdu en grande partie le fruit de ses mérites.

Et que parlé-je de vierges, de veuves et d'hommes qui donnent tous leurs biens aux pauvres? Quoi de plus misérables que les mendiants? et cependant ces mendiants mêmes sont de la plus grande utilité dans l'Eglise; attachés aux portes du temple, ils en font le plus bel ornement; sans eux l'Eglise ne se montrerait pas dans sa plénitude. Dès les premiers temps, les apôtres possédés de ces (500) pensées, établirent, entre tant d'autres lois, la loi concernant les veuves; et ils le firent avec tant de zèle qu'ils mirent sept diacres à leur tête. De même que je compte les évêques, les prêtres, les diacres, les vierges, ceux qui gardent la continence; de même, au nombre des membres de l'Eglise, j'inscris les veuves. Leurs fonctions ne sont pas sans dignité; vous, vous ne venez à l'église que quand il vous plaît, les veuves, c'est jour et nuit qu'elles séjournent dans l'église, en chantant des psaumes; et ce n'est pas seulement l'aumône qui les y retient; elles n'auraient qu'à le vouloir pour aller mendier dans le forum et dans les ruelles; mais elles apportent ici une piété qu'il ne faut pas dédaigner. Voyez, elles sont dans la pauvreté comme dans une fournaise, et cependant vous n'entendrez de leur bouche aucun blasphème, aucune parole d'indignation, ce que tant de femmes riches se permettent si souvent. Ces veuves qui ont faim, on les voit souvent dormir ; d'autres sont continuellement tourmentées par le froid, et cependant leur vie se passe à rendre à Dieu des actions de grâces, à le glorifier. Qu'on leur donne une obole, elles vous bénissent, leurs prières implorent l'effusion des biens sur celui qui leur a donné; qu'on ne leur donne rien, elles se résignent, et même alors, elles bénissent, elles accompagnent l'indifférent de leur affection, en se contentant de leur nourriture journalière.

Bon gré, mal gré, direz-vous, il faut bien qu'elles se résignent. Pourquoi, répondez-moi, pourquoi prononcez-vous cette parole si amère? N'y a-t-il donc pas des industries honteuses, lucratives pour les vieillards, pour les femmes chargées du poids des ans? Si elles ne tenaient pas à vivre dans l'honnêteté, ne pouvaient-elles pas, par ces moyens honteux, se procurer l'abondance ? Ne voyez-vous pas combien grand est le nombre des fournisseurs de voluptés et de ceux qui à cet âge vendent des plaisirs, exercent les professions de ce genre? Leur vie se passe dans les délices; mais, pour nos pauvres, non. Ils aiment mieux mourir de faim que de déshonorer leur vie, que de trahir leur salut, et ils restent assis, tant que le jour dure, préparant votre salut à vous. Car il n'est pas de médecin, de chirurgien à l'oeuvre, le fer à la main, enlevant les chairs putréfiées, qu'on puisse comparer aux pauvres, étendant la main pour recevoir l'aumône, et guérissant en vous les passions qui vous gonflent; chose admirable encore, ils opèrent sur vous sans douleur cette excellente médication. Et tout autant que nous, qui sommes à la tête du peuple et vous donnons d'utiles avertissements, celui que vous voyez assis devant les portes de l'église vous parle par son silence, par son aspect. Car nous, chaque jour nous vous répétons: abaisse ton orgueil, ô homme, l'homme ne fait que passer; sa nature est fragile, la jeunesse se hâte vers la vieillesse; la beauté vers la laideur; la force vers la faiblesse, l'honneur devient mépris; la santé, infirmité; la gloire, un état misérable; les richesses, de la pauvreté; semblables à un courant impétueux, tout ce que nous sommes est sans consistance, et se précipite dans un abîme.

3005 5. Et voilà ce que vous disent les pauvres, et ils vous en disent bien plus encore, vous parlant par l'expérience même, ce qui est la plus claire des exhortations. Combien y en a-t-il, de ceux qui sont assis à ces portes, dont la jeunesse fut florissante, et qui ont fait de grandes choses ! Combien y en a-t-il, de ces disgraciés, qui, par la vigueur de leurs membres et par leur beauté, en surpassèrent bien d'autres ! Ne refusez pas de me croire, et gardez-vous de rire. Les exemples de ce genre sont innombrables; ils remplissent la vie; si tant de misérables d'une condition abjecte, sont devenus rois tout à coup, qu'y a-t-il d'étonnant que de grands personnages, comblés de gloire, soient devenus vils et misérables? Le premier exemple certes a bien plus de quoi étonner; quant au dernier, c'est une histoire qui se renouvelle très-souvent. Aussi n'y a-t-il pas lieu de refuser de croire que, dans les arts, dans la profession militaire, dans l'ordre de la fortune, quelques-uns de ces malheureux d'aujourd'hui aient été autrefois florissants; nous devons les plaindre, les couvrir de toute notre sympathie, de notre affection, et, à leur vue, redouter de subir un jour nous-mêmes le même sort. En effet, nous sommes, nous aussi, des hommes, et soumis à la même rapidité de changement. Mais peut-être un de ces insensés pour qui la raillerie est une habitude, critiquera nos paroles et parodiera tout notre discours; et jusques à quand, dira-t-il, vous appliquerez-vous à discourir sans relâche sur les pauvres et les indigents, et à nous prédire des sinistres, et à (501) nous annoncer d'avance la pauvreté, n'ayant d'autre souci que de faire de nous des mendiants? Non, non; mon souci n'est pas de faire de vous des mendiants, ô hommes; je brûle de vous ouvrir les trésors du ciel. Parler à un homme bien portant de maladie, raconter les douleurs des malades, ce n'est pas pour que la santé devienne une maladie; c'est pour que la santé se conserve; c'est pour que la crainte des malheurs arrivés aux autres corrige la négligence et l'incurie. La pauvreté vous épouvante, le nom seul vous fait frissonner; eh bien ! voilà ce qui nous rend pauvres; c'est que nous craignons la pauvreté, eussions-nous même dix mille talents. Le pauvre n'est pas celui qui n'a rien; c'est celui qui a horreur de la pauvreté ; dans les malheurs, nous ne pleurons pas sur ceux qui souffrent des maux sans nombre ; ce ne sont pas là ceux que nous estimons malheureux, mais ceux qui ne savent pas supporter les malheurs, quelque faibles qu'ils soient; et nous disons que celui qui les souffre avec patience, mérite et couronnes et gloire.

Et pour prouver que c'est là la vérité, quels sont, dans les luttes, ceux qui reçoivent nos éloges? Sont-ce les combattants qui souffrent mille coups sans se plaindre, qui, toujours la tête haute, restent jusqu'au bout à leur poste, ou ceux à qui les premiers coups font prendre la fuite ? Est-ce que nous ne couronnons pas les premiers pour leur courage, pour leur grandeur d'âme? Ne sait-on pas qu'au contraire nous nous moquons des autres, de leur lâcheté, de leur timidité? Eh bien donc, faisons de même dans les choses de cette vie. Couronnons celui qui supporte tout sans se plaindre, comme on couronne le brave dont la valeur se montre dans tous les combats. Mais le timide, que les difficultés de la vie font trembler, plaignons-le ; pleurons celui qui, avant de recevoir le coup, se meurt de frayeur. Supposez en effet dans les combats, un homme qui, avant que la main se soit levée, à la vue de son adversaire étendant le bras, s'enfuit avant de recevoir le coup ; il sera ridicule, on dira que c'est un énervé, un mou, un ignorant, étranger aux nobles labeurs. C'est l'histoire de ceux qui craignent la pauvreté, sans pouvoir même en soutenir la pensée. Donc, ce n'est pas nous qui vous rendons malheureux; c'est vous-mêmes qui vous faites votre malheur. Et comment par la suite le démon ne se moquera-t-il pas de vous, s'il vous voit, avant d'avoir été frappés, rien que sous le coup des menaces, effarés et tremblants? Ce n'est pas tout : il suffit que vous redoutiez une pareille menace, pour qu'il n'ait plus besoin de vous frapper; il souffrira que vous possédiez vos richesses, puisque la crainte de vous les voir enlever, vous rendra plus mous que la cire. Voilà notre caractère. On peut dire que ce qui nous fait peur, ne nous paraît plus, après l'expérience, aussi terrible qu'avant que nous l'ayons éprouvé. Le démon, pour vous priver de cette force que donne l'expérience, vous retient dans une crainte excessive, et, avant l'expérience, par la crainte de la pauvreté, il vous amollit comme la cire. Un tel homme, plus inconsistant que la cire, est plus misérable que Caïn; il craint pour ce qu'il possède, et il s'afflige pour ce qu'il ne possède pas. Et pour ce qu'il possède, il tremble encore et il s'épuise à retenir ces richesses fugitives, et son coeur est assiégé par mille absurdes passions. Voyez plutôt : désirs absurdes, frayeurs variées, angoisses, tremblement; voilà ce qui tourmente de tous côtés les avares. On dirait une barque agitée par tous les souffles contraires, assiégée de toutes parts au sein des flots. Et combien il vaudrait mieux, pour un tel homme, de mourir, que de supporter cette perpétuelle tempête; car il valait mieux pour Caïn de mourir que de trembler toujours.

Eh bien donc, préservons-nous de pareilles souffrances ; raillons-nous des artifices du démon; brisons ces cordages, émoussons la pointe de sa lance funeste ; interdisons-lui tout accès auprès de nous. Si vous tournez la fortune en dérision, il ne sait par où vous frapper, il ne sait par où vous prendre. Vous avez arraché la racine des maux, et la racine étant ôtée, le mauvais fruit ne germera plus. Disons-le toujours, et ne cessons pas de le redire : nos discours produisent-ils leur fruit? C'est ce que manifestera ce jour qui sera révélé dans le feu, qui examinera l'oeuvre de chacun, qui montrera les lampes brillantes, et celles qui ne le sont pas. Alors on verra qui a de l'huile, et qui n'en a pas. Mais plaise à Dieu que personne ne soit trouvé dépourvu de cette consolation; que tous puissent montrer les preuves de la munificence divine, et, porteurs de lampes brillantes, faire leur entrée avec l'époux! Certes, il n'est rien (502) de plus terrible, de plus amer que la parole qu'entendront ceux qui partiront d'ici, sans les richesses de l'aumône, à qui l'époux dira « Je ne vous connais pas ». (
Mt 25,42) Loin de nous le malheur d'entendre une telle parole ! Puissions-nous bien plutôt entendre ces mots si doux et si désirables : « Venez avec moi, ô les bénis de mon Père; possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde ». (Mt 34) Car c'est ainsi que nous passerons une vie bienheureuse; et que nous jouirons de tous les biens qui surpassent la pensée de l'homme. Puissions-nous tous les obtenir, par la grâce, et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui appartiennent, au Père; en union avec le Saint-Esprit, la gloire, la force, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



Chrysostome sur 1Co 3000