Chrysostome sur Jean 86

HOMÉLIE LXXXVII. OR, THOMAS, L'UN DES DOUZE APÔTRES, APPELÉ DIDYME, N'ÉTAIT PAS AVEC EUX, LORSQUE JÉSUS VINT. (VERS. 24, 25, JUSQU'AU VERS. 15, DU CHAP. XXI)

- LES AUTRES DISCIPLES LUI DIRENT DONC: NOUS AVONS VU LE SEIGNEUR. MAIS IL LEUR DIT: SI JE NE VOIS, JE NE CROIRAI POINT, ETC.
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Jn 20,24-21,15


ANALYSE

1. Pourquoi Jésus-Christ n'apparut à Thomas que huit jours après s'étre montré aux autres apôtres. - Pourquoi Jésus-Christ a conservé dans son corps les cicatrices de ses plaies.
2. Pierre avait l'esprit plus vif et plus bouillant, Jean plus élevé et plus pénétrant.
3 et 4. Quel bonheur de voir Jésus-Christ dans sa gloire! - Ne rien épargner pour se procurer la bienheureuse éternité. - Souffrir avec Jésus-Christ, ce que c'est. - La vue des biens futurs rend la vie étroite, douce et aisée. - Combien l'amour est puissant. - L'amour de Jésus-Christ produit le mépris de toutes les choses terrestres. - Parallèle de l'amour de saint Paul pour Jésus-Christ, et du nôtre. - Ce qu'on a horreur d'entendre, on n'a point honte de le faire. Description de nos vices. - On fait tout pour amasser de l'argent, rien pour le salut de l'âme. - Portrait de l'avare: sa fureur, ses excès. - A quoi les gens du monde dissipent leur argent. - Celui qu'on donne aux femmes de mauvaise vie rend ridicule et infâme. - Paix et assurance de l'homme de bien.


1. Si c'est être trop facile et trop complaisant que de croire à ta légère, c'est aussi être bien dur et bien grossier que de vouloir curieusement tout voir et tout examiner à la rigueur. Voilà de quoi on a lieu d'accuser Thomas, quand les apôtres disaient: «Nous avons vu le Seigneur»; il ne crut point, moins par défiance à leur égard que par doute au sujet de la possibilité du fait, je veux dire d'une résurrection. Car il n'a pas dit: Je ne vous crois point, mais: «Si je ne mets ma main dans la plaie, je ne le croirai point». Comment les autres apôtres étant tous ensemble au même lieu, Thomas seul n'y était-il pas? Il est vraisemblable qu'il n'était pas encore de retour de la précédente dispersion et de sa fuite.

Pour vous, mes chers frères, voyant ce disciple incrédule, pensez à la clémence du Seigneur, à la bonté avec laquelle, dans l'intérêt d'une seule âme, il montre les plaies qu'il a reçues, et vient au secours d'un seul disciples d'esprit plus grossier que les autres. Voilà pourquoi Thomas voulait établir sa fol sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s'en rapportait pas même à ses yeux. Car il n'a pas dit seulement: si je ne vois, mais encore: si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu'un fantôme et une illusion. Mais cependant les disciples qui annonçaient cette résurrection étaient dignes de foi, et aussi le Seigneur qui l'avait promise. Et néanmoins, quoiqu'il demandât beaucoup de choses, Jésus-Christ voulut bien le satisfaire en tout.

Et pourquoi Jésus-Christ n'apparut-il pas sur-le-champ à Thomas, mais seulement huit jours après? Afin que les disciples l'ayant auparavant instruit, et ayant eu tout le temps de lui faire le récit de tout ce qu'ils avaient vu et entendu, son ardeur s'en accrût, et qu'il fût dans la suite plus ferme dans la foi. D'où avait-il appris que le côté avait été ouvert? Des disciples. Pourquoi crut il à une chose sans croire à l'autre? Parce que cette seconde chose était, de beaucoup, ce qu'il y avait de plus surprenant. Mais, mes frères, considérez ici avec quelle vérité les apôtres parlent; voyez comment ils ne cachent ni leurs défauts ni ceux des autres, et rapportent tout avec une très-grande sincérité.

Jésus-Christ se fait voir encore à ses disciples; il n'attend pas que Thomas l'en prie, ni rien de pareil; mais, de lui-même, il [548] prévient et comble ses désirs, lui faisant connaître qu'il était présent lorsqu'il avait dit ces choses aux disciples: car il se sert des mêmes paroles, comme pour lui faire une vive et forte réprimande, et l'instruire en même temps pour l'avenir; il lui dit: «Portez ici votre doigt, et considérez mes mains, et mettez votre main dans mon côté»; et il ajoute: «Et ne soyez plus incrédule, mais fidèle (27)». Ne voyez-vous pas que Thomas doutait par incrédulité? Mais c'était avant que les disciples eussent reçu le Saint-Esprit; après, ils ne furent plus incrédules, ils furent parfaits. Jésus-Christ ne reprit pas Thomas seulement par ces paroles, mais encore par les suivantes. Thomas, aussitôt qu'il eut été éclairci de ses doutes, revint, et croyant, il s'écria: «Mon Seigneur et mon Dieu (28)!» Et Jésus lui dit: «Vous avez cru, Thomas, parce que vous avez vu: Heureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru (29)!» C'est le propre de la foi de croire les choses mêmes que l'on n'a point vues. «La foi est le fondement des choses a que l'on doit espérer, et une pleine conviction de celles qu'on ne voit point». (He 11,1) Au reste, le Sauveur ne déclare pas seulement ici les disciples heureux, mais encore ceux qui croiront dans la suite.

Cependant, direz-vous, les disciples ont vu avant de croire. - Oui, mais ils n'ont point cherché à voir et à toucher comme Thomas. Aussitôt qu'ils ont vu les linceuls et1e suaire, sur ce témoignage ils ont reçu la doctrine de la résurrection; et avant de voir Jésus-Christ ressuscité, ils ont montré une foi pleine et entière. S'il vous vient donc dans l'esprit de dire: je voudrais avoir été en ce temps, je voudrais voir Jésus-Christ opérer des miracles, rappelez-vous alors cette parole. «Heureux ceux qui sans avoir vu ont cru». Il est maintenant à propos d'examiner comment un corps incorruptible a retenu les cicatrices des clous, et a bu être touché de la main d'un homme: cela ne doit point vous ébranler Jésus-Christ le voulut ainsi par condescendance. Ce corps, qui était si subtil et si léger, qu'il entra dans la salle où étaient les apôtres, les portes étant fermées, n'avait rien de grossier. Mais le Sauveur se montra sous cet aspect, afin de persuader sa résurrection à ses apôtres, et de leur faire connaître qu'il avait été véritablement crucifié, qu'un autre n'était tuas ressuscité pour lui. Voilà pourquoi il ressuscita, portant sur son corps les marques de la croix, et c'est encore pour cette raison qu'il mangea. Car les apôtres faisaient souvent valoir cette preuve dans les prédications, disant «Il s'est montré à nous, qui avons mangé et bu avec lui». (Ac 10,41) De même donc que, quand nous le voyons avant sa mort marcher sur les flots, nous ne disons pas que son corps est d'une autre nature que le nôtre; ainsi, le voyant après sa résurrection avec les cicatrices de ses plaies, nous ne dirons pas pour cela que son corps soit corruptible. Le Sauveur ne fait paraître ces cicatrices que pour guérir la maladie de son disciple.

2. «Jésus a fait beaucoup d'autres miracles (3)». Saint Jean, qui raconte moins de miracles que les autres évangélistes, déclare aussi que ceux-ci mêmes ne les ont pas tous rapportés; mais seulement autant qu'il était nécessaire pour attirer les auditeurs à la foi. «Car», dit-il, «si l'on rapportait tout en détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir les livres qu'on en écrirait». (Jn 21,25) Par où l'on voit évidemment que les évangélistes n'ont pas écrit ces faits par vanité, par ostentation, mais uniquement pour notre avantage et notre utilité. En effet, comment des écrivains qui ont omis beaucoup de choses, auraient-ils rapporté celles-ci par ostentation?

Pourquoi les évangélistes n'ont-ils pas tout rapporté en détail? C'est principalement à cause du grand nombre des choses qu'il y aurait eu à raconter; et encore, parce qu'ils pensaient bien que celui qui ne croirait pas ce qu'ils rapportaient de Jésus, ne croirait pas non plus, quand bien même ils en diraient davantage; enfin, que celui qui croirait à ces faits n'aurait plus besoin d'autrui pour croire. Mais il me semble que l'évangéliste parle ici des miracles que le Seigneur fit après sa résurrection, puisqu'il ajoute: «A la vue de ses disciples». Comme avant la résurrection il était nécessaire que Jésus-Christ fit bien des oeuvres et des miracles, afin qu'ils crus. sent qu'il était Fils de Dieu, il a fallu de même qu'il en fît beaucoup après, afin qu'ils fussent pleinement persuadés qu'il était ressuscité. C'est pour cette raison que l'historien sacré a ajouté: «A la vue de ses disciples». En effet, le Seigneur séjourna seul avec eux après sa résurrection. Voilà aussi pourquoi le Sauveur disait: «Le monde ne me verra plus». (Jn 14,19) [549] L'évangéliste, voulant ensuite vous révéler que Jésus n'avait fait ces miracles qu'en faveur de ses disciples, a encore ajouté «Afin qu'en croyant, vous ayez la vie éternelle a en son nom (31)»; parlant généralement à tous les hommes, pour vous faire connaître que ce n'est pas lui, mais nous qui profitons de la foi qu'il nous inspire en lui-même. «En son nom», c'est-à-dire par lui; car il est lui-même la vie.

«Jésus se fit voir encore depuis à ses disciples sur le bord de la mer de Tibériade». (Jn 21,1) Ne voyez-vous pas, mes frères, que Jésus-Christ n'est pas longtemps avec ses disciples, et qu'il ne demeure pas avec eux comme auparavant? Il leur apparut le soir, et aussitôt il disparut: huit jours après il leur apparaît encore et disparaît de nouveau. Ensuite il se fit voir sur le bord de la mer, et les disciples eurent une grande frayeur. Que signifie ce mot: «Il se fit voir?» Par là on connaît parfaitement que ce n'est que par bonté et par condescendance que Jésus se fit voir, son corps étant alors incorruptible et immortel. Mais pourquoi l'évangéliste a-t-il nommé le lieu? C'est pour montrer que le Seigneur avait déjà en grande partie dissipé la crainte de ses disciples; en sorte qu'ils commençaient à sortir de leur maison. Mais ils étaient allés en Galilée, pour éviter le péril, pour se soustraire à la fureur des Juifs.

«Simon Pierre fut donc pêcher (3)». Comme Jésus-Christ n'était pas souvent avec ses disciples, comme les disciples n'avaient pas encore reçu le Saint-Esprit, ni aucune fonction, ni aucun ministère, ni rien à faire, ils étaient retournés à leur profession. «Simon Pierre, et Thomas, et Nathanaël que Philippe avait appelé, et les fils de Zébédée, et deux autres étaient ensemble (2)». N'ayant donc rien à faire, ils furent pêcher, et de nuit, parce qu'ils étaient toujours dans la crainte et dans la frayeur. Saint Luc marque la même chose: il ne la rapporte pas dans les mêmes termes, mais il l'insinue par ce qu'il dit. Les autres disciples les suivaient, étant inséparablement unis ensemble et voulant aussi voir la pêche et jouir agréablement de ce moment de loisir et de repos. Ils se mettent donc à travailler, et comme ils étaient dans l'embarras, Jésus parut. Il ne se fit point connaître d'abord, pour les engager à lui parler plus librement, et il leur dit: «N'avez-vous rien à manger (5)?» Le Seigneur parle encore d'une manière humaine, comme s'il eût voulu acheter d'eux quelques poissons. Les disciples ayant répondu non, Jésus leur dit: jetez le filet au côté droit: ils le jetèrent, et ils prirent beaucoup de poissons. Mais l'ayant reconnu, ses disciples, Pierre et Jean, reprirent alors chacun son propre caractère. Pierre était plus bouillant, Jean, avait l'esprit plus élevé: celui-là était plus prompt, celui-ci plus éclairé. C'est pourquoi Jean reconnut le premier Jésus; Pierre vint à lui le premier; et en effet, ils avaient sous les yeux de grands prodiges; lesquels? Premièrement, cette prodigieuse quantité de poissons qu'ils avaient pris; en second lieu, la résistance du filet qui ne s'était pas rompu; et encore: qu'avant d'être descendus à terre, ils trouvèrent des charbons allumés, et du poisson mis dessus, et du pain (9). Car en cette occasion Jésus-Christ ne se servit pas de matière toute créée, comme il avait coutume de le faire avant sa mort, par une certaine condescendance.

Aussitôt donc que Pierre eut reconnu son Maître, il laissa tout, et les poissons et les filets, et remit promptement sa ceinture: vous voyez son respect, son amour. Et quoiqu'ils fussent éloignés de terre de deux cents coudées, son impatience ne lui permit pas d'aller le trouver avec sa barque, mais il vint à la nage. Que dit donc Jésus à ses disciples? «Venez, dînez. Et nul d'eux n'osait lui demander: qui êtes-vous (12)?» Ils n'osaient pas alors lui parler avec cette assurance, et cette même liberté qu'ils avaient auparavant, ils ne lui adressaient pas de questions; mais ils restaient assis en silence avec beaucoup de crainte et de respect, et écoutaient attentivement ce qu'il disait: «Car ils savaient que c'était le Seigneur». C'est pourquoi ils ne lui demandaient pas: «Qui êtes-vous?» Et voyant une autre forme qui les remplissait de terreur, ils étaient extrêmement étonnés; ils auraient bien voulu lui faire quelques questions à ce sujet: mais, et parce qu'ils craignaient, et parce qu'ils savaient que ce n'était point un autre que lui-même, ils ne l'interrogèrent point, et ils mangeaient seulement ce qu'il avait créé pour eux avec un surcroît de puissance. En effet, dans cette création, le Seigneur ne leva point les yeux au ciel, il ne descendit pas comme auparavant à des démarches humaines, montrant par là qu'il ne les avait faites [550] que parce qu'il avait bien voulu s'abaisser. Au reste, que le Seigneur n'apparut pas souvent à ses disciples, et qu'il ne demeurât pas avec eux comme avant sa mort et sa résurrection, l'évangéliste nous l'apprend par ces paroles: «Ce fut là la troisième fois que Jésus a apparut à ses disciples, depuis qu'il fut ressuscité d'entre les morts (14)». Et il leur ordonne d'apporter de ces poissons, qu'ils viennent de prendre, pour leur montrer que celui qu'ils voient n'est point un fantôme. Saint Jean ne dit pas qu'il mangea avec eux, mais saint Luc le dit ailleurs: «Et mangeant «avec eux». (Ac 1,4) Mais comment? Cela nous surpasse, et il ne nous appartient pas de l'expliquer: tout ce que nous pouvons dire, c'est que la manière dont le Seigneur a fait ces choses, est très admirable; et qu'il a mangé, non pour satisfaire un besoin naturel qu'il ne pouvait plus ressentir, mais pour prouver et confirmer sa résurrection par bonté et par condescendance.

3. Peut-être, mes frères, entendant ce récit, vos coeurs se sont-ils enflammés d'amour pour Jésus-Christ? Peut-être vous êtes-vous écriés Heureux ceux qui étaient alors avec le Seigneur; heureux encore ceux qui seront avec lui dans la résurrection générale! N'épargnons donc rien pour voir un jour ce merveilleux visage. Si maintenant le seul récit de ces prodiges allume chez nous un si grand feu, et cet ardent désir d'avoir été au monde, lorsqu'il était lui-même sur la terre, d'avoir entendu sa voix, vu son visage, d'avoir approché de lui, de l'avoir touché, de l'avoir servi; pensez, considérez ce que c'est que de le voir, non plus dans un corps mortel et faisant des choses humaines, mais environné de ses anges, mais dans un corps immortel, immortels nous-mêmes; et de jouir de ce bonheur, de cette gloire qui surpasse toutes nos paroles et toute notre intelligence. C'est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, n'oublions, n'omettons rien pour nous procurer cette gloire.

Il n'est rien en cela de difficile, si nous le voulons bien; il n'est rien de pénible, si nous sommes vigilants et actifs. «Si nous souffrons avec lui», dit l'apôtre, «nous régnerons aussi avec lui». (2Tm 2,12) Que veut dire saint Paul: «Si nous souffrons?» C'est comme s'il disait: Si nous souffrons les afflictions et les persécutions, si nous marchons dans la voie étroite. Véritablement la voie étroite est de sa nature une voie pénible, mais la bonne volonté, mais l'espérance des biens futurs la rendent plus douce et plus aisée. «Car le moment si court et si léger des afflictions que nous souffrons en cette vie, produit en nous le poids éternel d'une souveraine et incomparable gloire; tandis que nous ne considérons point les choses visibles, mais les invisibles». (2Co 4,17-18) Levons donc nos yeux de la terre vers le ciel, et regardons, contemplons continuellement les choses célestes. Si nous établissons là-haut notre demeure, nous n'aurons aucun goût pour les délices de cette vie; nous souffrirons avec joie les peines et les afflictions, et même nous en rirons, comme de toutes les choses semblables. Si nos désirs tendent de ce côté-là, si nos regards se tournent vers cet aimable objet, rien ne pourra ou nous abattre et nous asservir, ou nous élever et nous enfler le coeur. Et que dis-je? nous ne nous affligerons pas des maux de cette vie, nous ne croirons même pas les voir et les sentir. En effet, tel est l'amour: il nous rend continuellement présents ceux de nos amis qui sont absents; son empire est si grand, qu'il nous sépare de tout, et qu'il nous attache étroitement à l'objet que nous aimons.

Ah! si nous aimions de même Jésus-Christ, tout nous paraîtrait ici-bas une ombre, une vision, et un songe. Nous dirions aussi avec l'apôtre: «Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction ou les déplaisirs?» Saint Paul n'a point dit: Sera-ce l'argent, ou les richesses, ou la beauté; car ces choses sont très-viles et très-ridicules? Mais il a proposé ce qui paraît le plus redoutable: la faim, les persécutions, la mort. (Rm 8,35) Et néanmoins le saint apôtre a méprisé toutes ces choses comme un rien; mais nous, pour un peu d'argent, nous nous séparons de notre vie et de notre lumière. Et certes, ni la mort, ni la vie, ni les choses présentes, ni les futures, ni quelque créature que ce fût, n'ont pu séparer saint Paul de Jésus-Christ. Mais nous, si nous voyons un peu d'or, nous courons ardemment après, et nous foulons aux pieds les commandements du Seigneur.

Que si le seul récit de ces choses est insupportable, ne pas tenir la conduite opposée est chose bien plus insupportable encore: car le [551] pire est que nous n'avons point horreur de faire ce que nous frémissons d'entendre. Nous jurons à la légère, nous nous parjurons, nous ravissons le bien d'autrui, nous prêtons à usure, nous négligeons la continence, nous nous dispensons des règles prescrites à la prière, nous transgressons la plus grande partie des commandements, il n'est rien que nous ne tentions pour amasser de l'argent; nous n'y épargnons ni notre corps, ni notre santé. Celui qui aime l'argent, l'avare, fera toutes sortes de maux à son prochain, et il s'en fera à lui-même. Facilement il se mettra en colère, il dira des injures, il appellera son frère fou, il jurera, il se parjurera; il n'observera ni règles ni mesure, il ne gardera même pas les préceptes de l'ancienne loi; celui qui aime l'or n'aimera point son prochain. Et cependant, pour acquérir le royaume des cieux, il faut que nous aimions même nos ennemis. Si donc pour entrer dans ce royaume, il ne nous suffit pas de garder les anciens préceptes, s'il faut que notre justice soit plus abondante que celle des Juifs (Mt 5,20); nous qui violons, et nos commandements et les anciens, quelle excuse aurons-nous, sur quoi nous justifierons-nous? Celui qui aime l'argent, non-seulement n'aimera point ses ennemis, mais encore il traitera ses amis comme ses ennemis.

4. Et que dis-je; ses amis? Souvent l'avare méconnaît et méprise jusqu'aux droits de la nature; la parenté, les liens du sang, il n'en connaît point; l'amitié, il l'oublie; l'âge, il ne le respecte point; l'ami, il n'en a point; mais il est ennemi de tout le monde, et principalement de soi; non-seulement parce qu'il perd son âme, mais encore parce qu'il est son propre bourreau, qu'il se livre à mille inquiétudes, à mille peines, à mille afflictions. Il entreprendra de longs voyages, il s'exposera aux périls, aux embûches, à tout, pour fomenter et accroître son mal, pour avoir à compter beaucoup d'or et d'argent. Est-il rien de pire, est-il une plus cruelle maladie? Il se prive de boire et de manger, il se prive de tous ces plaisirs et de toutes ces voluptés pour lesquelles les hommes ont coutume de commettre tant d'excès et de péchés; et il se prive encore de la gloire et de l'honneur. En effet, l'avare tient presque tous les hommes pour suspects, il est environné d'un nombre considérable d'accusateurs, d'envieux, de calomniateurs, et de gens qui lui dressent des embûches. Ceux qu'il maltraite injustement le haïssent pour le tort et le mal qu'il leur a fait; ceux qui n'ont pas à se plaindre de lui craignent de devenir ses victimes à leur tour et touchés de compassion pour ceux qu'il a endommagés et ruinés, ils entrent dans leurs plaintes et leurs querelles. Les grands, ceux qui lui sont supérieurs en puissance, et parce qu'ils ont pitié des petits, et parce qu'ils lui portent envie, le haïssent et lui font la guerre. Et pourquoi parler des hommes? quelle espérance, quelle consolation, quelle ressource peut rester à celui qui s'attire l'inimitié et la colère de Dieu?

De plus, celui qui aime l'argent ne pourra jamais se résoudre à s'en servir; il en sera le gardien et l'esclave, et non le maître. S'étudiant à en amasser toujours davantage, il craindra de sacrifier la plus petite somme; il se refusera la moindre dépense, et il sera le plus pauvre de tous les pauvres; car rien ne saurait arrêter sa cupidité. Mais l'argent n'est point fait pour être gardé dans un coffre, il est fait pour que l'on s'en serve. Si, pour le cacher aux autres, nous l'enfouissons en terre, est-il rien de plus misérable que nous, qui courons de côté et d'autre pour amasser cet argent, afin de l'enfermer ensuite et de le soustraire à l'usage commun?

Mais il y a encore une autre grande maladie qui ne cède point à celle-là. Si ces hommes enfouissent leur argent dans la terre, il en est d'autres qui l'engloutissent dans leur ventre, dans la bonne chère, dans l'ivrognerie et se préparent un double châtiment par l'injustice mêlée à la débauche. Les uns mangent leurs biens avec les parasites et avec les flatteurs; les autres le dissipent au jeu et avec les femmes de mauvaise vie; d'autres en de semblables dépenses; par là, s'étant une fois écartés du droit chemin, et ayant abandonné la voie qui mène au ciel, ils s'ouvrent mille portes qui les conduisent dans l'enfer. Et cependant celui qui y entre, dans cette voie qui mène au ciel, ne se procure pas seulement un plus grand bien, mais encore de plus grands plaisirs que les autres. Car celui qui donne son bien aux femmes débauchées se rend ridicule et infâme, il s'attire bien des guerres et jouit d'un plaisir fort court; ou plutôt il n'en jouit même pas, de ce court plaisir, puisque quelque argent qu'il [552] leur donne, elles n'en auront aucune reconnaissance. «Car la maison étrangère est comme un tonneau percé». (Pr 23,27 Pr 30,16) De plus, les femmes de cette espèce ont l'humeur insupportable, et Salomon a comparé leur amour à l'enfer (Ct 8,6); elles ne laissent ni paix ni repos à leurs amants, qu'elles ne les voient entièrement ruinés. Et alors même elles ne cessent point encore de les tourmenter, elles cherchent à leur arracher le peu qui leur reste, et quand elles les ont réduit à la plus extrême indigence, elles les insultent, en font des objets de risée, et les accablent de tant de maux, qu'on ne saurait en donner une idée.

Mais l'homme qui veut faire son salut goûte d'autres plaisirs; il n'est point inquiété par des rivaux. Tous, au contraire, tous se réjouissent de sa félicité; non-seulement ceux qu'il oblige, mais encore tous ceux qui le voient. Il n'est agité d'aucune passion: ni la colère, ni la tristesse, ni la honte ne viennent assaillir son âme: grande est la satisfaction de sa conscience; grand son espoir dans les biens futurs; sa gloire est éclatante, et plus grand encore l'appui que lui prête la bienveillance du Seigneur. Il ne craint nul piége, nul précipice, il n'a nulle défiance; mais il est dans un port tranquille et assuré, où il respire un air doux et serein. Pesons donc, et considérons toutes ces choses, mes chers frères, comparons ces différents plaisirs l'un avec l'autre, et choisissons le genre de félicité qui vaut le mieux, afin que nous obtenions les biens futurs, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l'empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



HOMÉLIE LXXXVIII. APRÈS DONC QU'ILS EURENT DÎNÉ, JÉSUS DIT À SIMON PIERRE: SIMON, FILS DE JEAN, M'AIMEZ-VOUS PLUS QUE NE FONT CEUX-CI? VERS. 15, JUSQU'À LA FIN)

IL LUI RÉPONDIT: OUI, SEIGNEUR, VOUS SAVEZ QUE JE VOUS AIME.
88
Jn 21,15-25

ANALYSE.

1. Pierre, la langue et le chef des apôtres. - Pierre plus modeste et plus circonspect après sa chute. - Pierre, docteur de tout le monde.
2. Combien saint Jean était éloigné du faste.
3. Fruit qu'on retire de l'étude et de la méditation de la parole de Dieu. - Les sollicitudes de ce siècle, les biens de ce monde sont des épines qui piquent de tous côtés. - Les biens spirituels réjouissent la vue. - Avant les récompenses éternelles, on reçoit dès ici-bas le fruit de ses bonnes oeuvres; il en est de même des mauvaises oeuvres: outre l'enfer, elles causent en cette vie un bourrellement de conscience. - Suite et effets du péché: il est affreux, il est un fardeau plus pesant que le plomb. - Pénitence d'Achab: l'imiter, pour obtenir le pardon de ses péchés. - L'avarice détruit le bien que l'aumône a produit: si l'un fait tomber, l'autre relève: on sortira de ce combat corrompu et brisé. - Se décharger de tout ce qui embarrasse. - Fruit des bonnes oeuvres.



1. Il y a bien des moyens propres à nous mettre en crédit auprès de Dieu, et à nous rendre illustres et agréables à ses yeux. Mais c'est la sollicitude à l'égard du prochain qui l'emporte sur tout, et qui nous attire le plus sûrement la bienveillance et la protection du Seigneur; c'est là aussi ce que le Christ exige de Pierre, car, après le dîner, «Jésus dit à [553] Simon Pierre: Simon, fils de Jean, m'aimez-vous plus que ne font ceux-ci? Il lui répondit: Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit: Paissez mes agneaux». Et pourquoi Jésus-Christ, laissant là les autres apôtres, parle-t-il à Pierre seul de ce soin et de cet amour? Entre les apôtres, Pierre était le plus grand et le plus éminent; il était la langue et le chef du collège: c'est pour cela que Paul le fut voir préférablement aux autres. En même temps, Jésus-Christ voulait rassurer Pierre, et lui montrer que la souillure de son renoncement était effacée: c'est pourquoi il lui confie le gouvernement de ses frères, et il ne lui rappelle, il ne lui reproche point son renoncement, mais il lui dit: Si vous m'aimez, recevez le gouvernement de vos frères: montrez maintenant l'ardent amour que vous avez toujours fait paraître, et dont vous vous glorifiiez; la vie que vous vouliez donner pour moi, donnez-la pour mes brebis.

Le Seigneur ayant donc interrogé Pierre par deux fois, Pierre prit pour témoin celui-là même qui connaît ce qu'il y a de plus caché dans le coeur; mais, comme il s'entend interroger encore une troisième fois, il en est troublé, le souvenir de ce qui s'était passé auparavant, l'ayant rendu plus timide et plus circonspect: car alors il avait répondu d'un ton ferme et assuré, ce qui ne l'avait pas préservé de la chute: il s'en rapporte à Jésus-Christ même, en lui disant: «Vous savez toutes choses (17)», c'est-à-dire, le présent et l'avenir. Remarquez-vous, mes frères, combien Pierre est changé, combien il est plus circonspect et plus modeste? Il n'a plus cette arrogance qu'il avait auparavant, vous ne l'entendez plus contredire: ces interrogations réitérées le troublent. Est-ce que par hasard, dit-il en lui-même, je croirais aimer sans aimer réellement? En serait-il de même qu'auparavant? j'avais une bonne opinion de moi, j'ai répondu avec beaucoup d'assurance et de fermeté, et ensuite j'ai succombé. Le Seigneur interroge Pierre trois fois, trois fois il lui fait le même commandement, pour montrer combien il fait cas du soin des brebis, et que ce soin est le plus grand témoignage d'amour qu'on lui puisse donner.

Le Sauveur parlant à son disciple de l'amour du à lui-même, lui prédit le martyre qu'il devait souffrir: il lui déclare qu'il ne l'a pas interrogé trois fois par défiance, et qu'il se croit véritablement aimé de lui: et ensuite, pour lui donner un exemple du vrai et sincère amour, et nous enseigner de quelle manière nous devons l'aimer, il dit: «Lorsque vous éliez plus jeune; vous vous ceigniez vous-même, et vous alliez où vous vouliez; mais lorsque vous serez vieux, d'autres vous ceindront et vous mèneront où vous ne voulez pas (18)». Mais c'est là ce que Pierre demandait et ce qu'il désirait. Voilà aussi pourquoi Jésus-Christ lui déclare ouvertement qu'il donnera sa vie pour son Maître. Comme il avait souvent dit: «Je donnerai ma vie pour vous» (Jn 13,37), et: «Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renoncerai point» (Mt 26,35), le Sauveur lui accorda ce qu'il désirait.

Que signifient donc ces paroles: «Où vous ne voulez pas?» Elles font allusion à l'instinct de la nature, aux attaches de la chair, à la répugnance qu'éprouve l'âme à se séparer du corps. Si donc la volonté de Pierre était ferme et consolante, la nature en lui était faible. C'est que personne ne quitte son corps sans douleur et sans peine, Dieu, comme je l'ai dit, l'ayant ainsi sagement ordonné pour notre utilité, de peur qu'on ne se tuât soi-même. Si, malgré cette admirable disposition de la divine Providence, le diable a pu pousser bien des hommes à se donner la mort, à se jeter dans des gouffres et des précipices; sans ce désir de la vie, cet amour et cette attache que l'âme a naturellement pour son corps, plusieurs, pour la moindre affliction, mettraient fin à leurs jours. Cette parole donc: «Où vous ne voulez pas», marque l'instinct de la nature.

Mais pourquoi le Seigneur ayant dit: «Lorsque vous étiez jeune», a-t-il ajouté: «Mais lorsque vous serez vieux?» Ces paroles montrent, ce que nous savons d'ailleurs, que Pierre n'était alors ni jeune ni vieux, mais homme fait. Pourquoi lui a-t-il rappelé sa vie passée? Pour lui montrer quelles avaient été ses premières dispositions. Car, dit-il, quant aux choses du monde, un jeune homme est utile, un vieillard est inutile, mais quant à moi et à mon service, il n'en est pas ainsi dans la vieillesse, la force est plus grande, la valeur plus éclatante, l'âge n'y met aucun obstacle. Au reste, le Sauveur a parlé de la sorte à Pierre et lui a marqué sa mort, non [554] pour l'effrayer, mais pour l'encourager. Il connaissait son amour, et qu'il se porterait de bon coeur à la mort; mais en même temps, il lui déclare de quelle manière il mourra. Pierre désirant continuellement de s'exposer au péril et de donner sa vie pour Jésus-Christ, le Sauveur lui dit: ayez confiance, je remplirai votre désir de manière que la mort que vous n'avez point soufferte étant jeune, vous la souffrirez lorsque vous serez vieux.

L'évangéliste ensuite, pour réveiller l'auditeur et le rendre plus attentif, a ajouté «Or, il disait cela pour marquer par quelle mort il devait glorifier Dieu (19)». Il n'a point dit: Il devait mourir, mais: «Il devait glorifier Dieu», afin de vous apprendre que de souffrir pour Jésus-Christ, c'est une gloire et un honneur. «Et après «avoir ainsi parlé, il lui dit: Suivez-moi». Par ces paroles, saint Jean fait connaître que le Sauveur avait un grand soin de Pierre, et un grand amour pour lui. Que si quelqu'un dit: Pourquoi donc saint Jacques a-t-il été élevé sur la chaire de Jérusalem? Je répondrai que si Pierre ne fut point élevé sur cette chaire, c'est que Jésus-Christ l'établit pour être le docteur de tout le monde. «Pierre s'étant retourné, vit venir après lui le disciple que Jésus aimait, qui, pendant la cène, s'était reposé sur son sein (20)», et dit à Jésus: «Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il (21)?»

2. Pour quelle raison l'évangéliste rappelle-t-il qu'il s'était reposé sur le sein du Seigneur? Ce n'est pas sans sujet, c'est pour montrer combien était grande la confiance que Pierre, après son renoncement, avait en son Maître. Car c'est Pierre, celui-là même qui n'osait alors interroger, et qui faisait signe à un autre de le faire pour lui, qui reçoit alors le gouvernement de ses frères, et qui non-seulement ne confie plus ses intérêts à un autre, mais qui même interroge son Maître sur le sort d'autrui. Jean reste dans le silence; lui il parle, il interroge. Enfin, l'évangéliste fait aussi connaître l'amour que Pierre avait pour lui, car Pierre aimait beaucoup Jean, comme la suite de l'histoire le fait voir: et cette étroite amitié se montre à découvert et dans tout l'Evangile, et dans les actes des Apôtres.

Comme donc le Seigneur avait annoncé de grandes choses à Pierre, comme il lui avait confié le gouvernement du monde, lui avait prédit le martyre qu'il devait souffrir, lui avait donné: de plus grands témoignages d'amour qu'à ses autres disciples, Pierre désirant de faire participer Jean à toutes ces grâces, dit: «Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il?» Ne marchera-t-il pas dans la même voie que nous? Et de même que dans le temps qu'il n'osait interroger, il avait engagé Jean à le faire pour lui, ainsi maintenant il lui rend la pareille; et, pensant bien que ce disciple aurait voulu demander à son Maître ce qu'il deviendrait et qu'il ne l'osait pas, il le demande lui-même. Que répondit dons Jésus-Christ? «Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que vous importe (22)?» Pierre faisait cette demande par le grand amour qu'il avait pour Jean, et parce qu'il souhaitait de ne point se séparer de lui; et Jésus-Christ, pour lui faire connaître que quelque grand que fût son amour pour son confrère, il ne pouvait pas néanmoins atteindre au sien, lui répond: «Si je veux qu'il demeure, que vous importé?» Par là le Seigneur nous apprend que nous ne devons nous inquiéter, ni curieusement chercher à pénétrer au delà de ce qu'il lui plaît de nous découvrir. Il fit donc cette réponse à Pierre pour réprimer son feu, parce qu'il était toujours ardent, toujours prêt à faire de semblables questions; et pour nous montrer aussi que nous ne devons point tant interroger, ni tenter de connaître ses desseins et de les approfondir.

1. «Si je veux» C'est la leçon grecque confirmée par plusieurs manuscrits, et suivie de beaucoup de Pères et d'interprètes. La Vulgate dit: «Je veux qu'il demeure ainsi, etc.»

«Il courut sur cela un bruit parmi les frères», c'est-à-dire, parmi les disciples, «que celui-ci ne mourrait point. Jésus, néanmoins, n'avait pas dit: Il ne mourra point, mais: si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que vous importe (23)?» Ne pensez pas, dit le Seigneur, que je veuille disposer de vous tous d'une même manière; il avait en vue, en disant cela, leur attachement mutuel. Comme ils devaient bientôt être chargés du soin de toute la terre, il ne fallait pas qu'ils s'attachassent ainsi les uns aux autres, ce qui aurait été très-préjudiciable au monde. C'est pourquoi le Sauveur dit à Pierre: Je vous ai confié une grande charge, donnez-y tous vos soins, remplissez-en les devoirs, combattez, luttez. Et que vous importe, si je veux que 555 Jean demeure? Pour vous, attachez-vous à ce qui vous regarde, et appliquez-y toute votre attention. Considérez ici, je vous prie, mes frères, combien l'évangéliste est exempt de vanité. Après avoir rapporté l'opinion des disciples, il la corrige, comme s'ils n'avaient point compris les paroles de Jésus-Christ, et dit: «Jésus, néanmoins, n'avait pas dit: Il ne mourra point, mais: si je veux qu'il demeure».

«C'est ce même disciple qui rend témoignage de ces choses et qui a écrit ceci, et nous savons que son témoignage est véritable (24)». Pourquoi Jean se sert-il lui seul de termes dont aucun, autre évangéliste ne s'est servi, et parle-t-il avec cette fermeté et cette assurance? Pourquoi se rend-il un second témoignage à lui-même? Pourquoi paraît-il vouloir d'abord prévenir ses auditeurs? Pour quelle raison en use-t-il de la sorte? On rapporte que cet évangéliste a écrit le dernier son évangile, induit à cela par une impulsion divine: c'est pour cette raison qu'il fait souvent mention de son amour, insinuant par là le motif qui l'a porté à écrire; et il répète souvent la même chose pour rendre son histoire digne de foi, et montrer qu'il ne s'est porté à l'écrire que par l'effet d'une impulsion d'en-haut. Je sais, dit-il, je sais que les choses que Jean a écrites, sont véritables: Que si bien des gens n'y croient point, voici une preuve qui doit les convaincre. Laquelle? Ce que je dis ensuite.

«Jésus a fait encore beaucoup de choses, et si on les rapportait en détail, je ne crois pas que le monde même pût contenir les livres qu'on en écrirait (25)». De là, il résulté évidemment que je n'ai point écrit par flatterie. Moi qui, dans un sujet riche et abondant, où il y a une multitude de choses à dire, n'en rapporte même pas autant que ceux qui ont écrit les premiers, et omets la plupart des événements pour raconter de préférence comment les Juifs ont dressé des embûches à Jésus, lui ont jeté des pierres, l'ont haï, chargé d'injures et d'outrages, appelé possédé du démon et séducteur: moi, dis-je, qui ai publié toutes ces choses, je ne puis être accusé d'avoir écrit mon histoire par flatterie. En effet, pour être historien complaisant, il aurait fallu s'y prendre tout autrement; à savoir: cacher tous les sujets de honte et ne rapporter que les faits illustres et glorieux.

L'évangéliste ayant donc écrit ce qu'il savait sûrement et exactement, ne refuse et ne craint pas de produire aussi son témoignage, comme pour nous inviter à vérifier en détail tout ce qu'il raconte. C'est notre coutume, à nous aussi, d'appuyer de notre témoignage une assertion dont nous sommes parfaitement sûrs. Or, si nous en lisons de la sorte, à plus forte raison saint Jean a-t-il pu le faire de même, lui qui écrivait par l'inspiration du Saint-Esprit, et c'est ce qu'ont fait aussi les autres apôtres lorsqu'ils prêchaient, disant: «Nous sommes nous-mêmes les témoins de ce que nous vous disons, et le Saint-Esprit que Dieu a donné à tous ceux qui lui obéissent l'est aussi» (Ac 5,32) avec nous. Saint Jean, dis-je, a pu donner son témoignage, lui qui était présent à tout, qui n'avait point quitté Jésus, même sur la croix, et à qui le divin Sauveur avait recommandé sa mère. Toutes ces choses sont autant de marques de l'amour de Jésus pour son disciple, et des témoignages sûrs de l'exacte connaissance qu'avait celui-ci de tout ce qu'il a écrit.

Que si cet évangéliste attribue à Jésus de si nombreux miracles, n'en soyez pas surpris, mais, pensant à l'ineffable vertu de celui qui les opérait, recevez avec foi ce que dit l'historien sacré. Et certes, autant il nous est facile de parler, autant et beaucoup plus encore il était facile à Jésus de faire ce qu'il voulait, car il n'avait qu'à vouloir, et l'effet aussitôt suivait sa volonté (1).

1. Dieu dit que la lumière soit faite, et la lumière fut faite, etc. il a parlé, et ces choses ont été faites; il a commandé, et elles ont été créées. Il appelle ce qui n'est point, comme ce qui est.

3. Méditons donc, mes chers frères, méditons soigneusement ces divines paroles; ne cessons point d'en faire notre étude, travaillons à en acquérir l'intelligence. Le fréquent usage que nous en ferons ne sera point perdu pour nous; par là, nous pourrons corriger nos moeurs, purifier notre vie, et arracher les épines qui étouffent la divine semence. Car ce sont de vraies épines que le péché et les sollicitudes de ce siècle, qui sont si stériles et si douloureuses. Et comme les épines, par quelque côté qu'on les prenne, piquent celui qui les saisit; de même les choses de ce siècle, de quelque manière qu'on y touche, nuisent et font du tort à celui qui les prend et les serre 556 dans ses mains. Mais il n'en est pas ainsi des biens spirituels: semblables à une pierre précieuse, de quelque côté qu'on les tourne et qu'on les regarde, ils réjouissent la vue.

Donnons-en un exemple: quelqu'un a fait l'aumône, non-seulement il s'entretient de l'espérance des biens futurs, mais encore jouit des biens de cette vie, toujours plein de confiance et d'assurance dans toutes ses actions. Les mauvais désirs de la concupiscence ont perdu tout empire sur lui: avant même d'être mis en possession du royaume éternel, dès ce monde il recueille le fruit de son aumône, dans le bien qu'on dit de lui, dans les louanges qu'on lui donne, et surtout dans le bon témoignage que lui rend sa propre conscience. Et il en est ainsi de toutes les autres bonnes oeuvres; au contraire, les mauvaises, avant de nous précipiter dans l'enfer, font le supplice de notre conscience. Si, lorsque vous avez péché, vous pensez à l'avenir, encore que personne ne punisse votre faute, vous êtes dans des alarmes et des frayeurs perpétuelles; si vous pensez au présent, vous ne voyez que des ennemis: mille soupçons vous agitent, vous vivez dans la défiance, et vous n'osez plus regarder en face ceux qui vous ont fait du mal: que dis-je? ceux mêmes qui ne vous en ont pas fait. Vous n'avez pas tant de plaisir à voir les hommes que de chagrin et de peine: au dedans, les reproches et les cris de la conscience; au dehors, les hommes qui vous condamnent: la colère d'un Dieu, un enfer ouvert, prêt à vous engloutir: ces pensées ne vous laissent aucun repos.

Oui, c'est un lourd, un lourd et incommode fardeau que le péché: le plomb même est moins fatigant à porter. Celui que sa conscience accuse, quelque endurci qu'il soit, ne peut pas même lever les yeux. Ainsi Achab, ce prince impie (1R 21,27), pour avoir senti l'amertume et le poids du crime, marchait la tête baissée, extrêmement contrit et humilié; voilà pourquoi il se couvrait d'un sac et versait des torrents de larmes. Si nous faisons de même, si nous pleurons comme lui, comme Zachée nous nous dépouillerons de nos injustices et de nos péchés, nous en obtiendrons le pardon. Comme c'est en vain qu'on applique des remèdes aux tumeurs et aux fistules, si l'on n'arrête l'épanchement de l'humeur, qui cause la plaie et l'augmente tous les jours; nous, de même, si nous n'écartons pas nos mains de l'avarice, si nous n'arrêtons pas le cours de cette cruelle maladie, quand bien même nous ferions l'aumône, tous nos efforts demeureront inutiles: parce que l'avarice étouffe et détruit tout le bien que l'aumône a produit, et fait à l'âme une blessure plus grande et plus dangereuse que la première.

Mettons fin d'abord à nos rapines, et alors nous ferons l'aumône. Si nous nous jetons nous-mêmes dans les précipices, comment pourrons-nous ensuite nous en tirer? Si nous sommes sur le point de tomber, et que d'un côté quelqu'un nous retienne (telle est la vertu de l'aumône), tandis qu'un autre bras nous entraînera dans l'abîme, quelle sera l'issue de ce combat? Que nous serons déchirés et mis en pièces. Pour éviter un pareil malheur, et de peur que le poids de l'avarice, en nous entraînant dans le gouffre, ne réduise l'aumône à nous abandonner, déchargeons-nous de tout ce qui nous peut embarrasser, afin que, parvenus à la perfection par les bonnes oeuvres et la fuite du mal, nous obtenions les biens éternels, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, avec le Père et le Saint-Esprit, appartiennent la gloire, l'honneur, l'empire, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.





FIN DU COMMENTAIRE SUR L'ÉVANGILE DE SAINT JEAN.





Chrysostome sur Jean 86