Chrysostome sur Mt 5
5 Mt 1,22-2,23
UNE VIERGE CONCEVRA ET ENFANTERA UN FILS, A QUI ON DONNERA LE NOM D’EMMANUEL, C’EST-A-DIRE, DIEU AVEC NOUS, ETC. » (CHAP. 1,22, JUSQU’AU CHAP. 2,23)
ANALYSE
1. Que le tumulte du monde fait perdre le fruit de l’instruction entendue à l’Eglise.
2. Pourquoi l’ange renvoie Joseph au prophète Isaïe? Pourquoi le Christ n’est pas appelé vulgairement Emmanuel. Que la version des Septante est préférable aux autres.
3. Marie demeure vierge après l’enfantement.
4. et 5. Exhortation qu’il faut joindre à l’invocation des Saints la pratique des bonnes oeuvres. Que l’aumône est une usure très avantageuse et très sainte.
1. Voici ce que disent beaucoup d’entre vous: «Lorsque nous sommes à l’église et que nous écoutons la parole de Dieu, touchés de componction, nous devenons tout à coup meilleurs, mais à peine sommes-nous dehors que notre ferveur s’éteint et que notre disposition change complètement.» Y aurait-il un moyen de faire cesser une instabilité si fâcheuse? Considérons d’abord quelle en est la cause. D’où vient donc un changement si prompt et si grand? De vos mauvaises fréquentations, de vos relations avec les hommes de péché. Vous ne devriez pas, dès que vous êtes sortis de l’église, vous jeter dans des occupations qui contredisent ce que vous avez entendu à l’église: aussitôt que vous êtes rentrés chez vous, vous devriez prendre l’Ecriture sainte, et, avec votre femme et vos enfants, repasser ensemble les instructions qu’on vous a données, et, après cela, reprendre le soin de vos affaires temporelles.
Que si vous évitez de vous trouver dans des lieux d’affaires en sortant du bain, pour n’en pas empêcher l’effet par une trop grande application: combien cette précaution vous est-elle plus nécessaire, lorsque vous sortez de l’église pour aller chez vous? Mais nous faisons tout le contraire et nous perdons ainsi tout le fruit de cette divine semence: car avant qu’elle ait eu le temps de prendre racine dans notre âme, un torrent d’affaires l’emporte et l’arrache de notre coeur. Afin donc que ce malheur ne vous arrive plus, n’ayez rien de plus pressé, au sortir de cette assemblée, que de recueillir par la méditation les leçons salutaires et les pieuses impressions que vous en rapportez chaque fois.
Ce serait une extrême ingratitude de donner cinq ou six jours aux affaires de ce monde, et de refuser un jour, ou même une partie d’un jour, aux choses de Dieu. Ne voyez-vous pas que vos enfants étudient, et répètent depuis le matin jusqu’au soir ce qu’on leur a donné à apprendre? Imitons-les donc en ce point, puisqu’à moins de cela, c’est en vain que nous nous assemblons ici. C’est puiser l’eau dans un vase percé, et n’avoir pas, tant s’en faut, le même soin pour conserver la parole de Dieu dans notre coeur, que nous en avons pour garder l’or et l’argent. Lorsqu’un homme a reçu quelque argent, il l’enferme avec soin dans un sac, et il y met son cachet; mais nous, après avoir écouté des paroles infiniment plus précieuses que l’argent et que les pierreries, après que Dieu a répandu sur nous les trésors et les richesses de son esprit, nous n’avons pas le soin de les tenir cachées dans notre coeur; mais nous les laissons se perdre avec indifférence et se dissiper à l’aventure. Qui pourra avoir quelque compassion de nous, puisque nous sommes si impitoyables envers nous-mêmes, et que nous nous réduisons à une si extrême pauvreté?
Pour empêcher ce désordre, imposez-vous (39) à vous-mêmes, à vos femmes et à vos enfants, l’inviolable loi de consacrer tout ce jour du dimanche à écouter d’abord, puis à méditer la parole de Dieu. Cette application vous disposera à mieux comprendre ce que nous vous dirons dans la suite; vous nous épargnerez ainsi un grand travail, en même temps que vous retirerez plus de profit de nos instructions, quand vous y viendrez, ayant encore l’esprit rempli de ce que vous y aurez entendu auparavant. Car il importe beaucoup, pour bien comprendre ce que nous disons, d’en retenir avec exactitude la suite et l’enchaînement. Comme il est impossible de dire tout en un jour, votre mémoire doit rejoindre ce que nous sommes forcé de diviser par parties, et en faire comme une longue chaîne; afin que vous puissiez voir de l’oeil de l’esprit toute 1’Ecriture réunie en elle-même, et comme recueillie en un corps.
Souvenez-vous donc de ce que nous vous avons déjà expliqué de l’Evangile, afin que nous passions à ce qui nous reste. Voici l’endroit dont nous devons vous parler aujourd’hui.
2. «Or tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par le Prophète (23).» L’écrivain sacré s’exprime d’une manière aussi digne que possible, du grand mystère qu’il raconte, lorsqu’il dit: « Tout cela s’est fait.» Cet abîme de l’amour de Dieu; cet océan de miséricorde; ces grâces inespérées; ce renversement de toutes les lois de la nature; cette réconciliation de Dieu avec les hommes; cet abaissement de Celui qui était au-dessus de tout, jusqu’à l’état le plus humble; la destruction de «cette muraille de séparation (Ep 2,14),» dont parle saint Paul; tous les obstacles de notre salut entièrement levés, et ce grand nombre de merveilles renfermées dans ce mystère, il les embrasse toutes d’un coup d’oeil, il les exprime toutes par ce mot:
«Tout cela s’est fait pour accomplir ce que le Seigneur avait dit par son Prophète.» Ne considérez pas ce qui se passe maintenant, dit-il, comme une oeuvre dont l’idée soit nouvelle dans les desseins de Dieu, il y a longtemps qu’il l’a prédite et préfigurée; saint Paul s’applique à le démontrer partout dans ses écrits.
L’ange renvoie Joseph à Isaïe, afin que s’il oubliait à son réveil ce qu’il entendait en songe, les paroles du Prophète, dans la lecture desquelles il avait été nourri, l’en fissent souvenir. L’ange ne cite pas de même des prophéties à la Vierge, parce que n’étant encore qu’une jeune fille, elle pouvait n’en avoir pas connaissance; mais lorsqu’il parle à un homme, et à un homme juste, qui s’appliquait à la lecture des Prophètes, il a soin de lui citer leur témoignage. Remarquez aussi comment l’ange, avant d’avoir cité le Prophète, ajoute au nom de «Marie» les mots «votre femme;» et comment, après avoir invoqué l’autorité d’Isaïe, il ne craint plus de lui donner le nom de «vierge.» Car Joseph n’eût pas été si disposé à croire Marie vierge et mère tout ensemble, si l’ange ne lui eût fait voir auparavant qu’Isaïe autorisait cette vérité. Mais pour un homme qui avait longuement médité le Prophète, la merveille d’une vierge mère cessait d’être étrange pour devenir une idée familière et parfaitement admissible. C’est donc pour préparer l’esprit de Joseph à entendre ce miracle, que l’ange en appelle d’abord à Isaïe.
Il ne s’arrête pas encore là, mais il s’autorise par le témoignage de Dieu-même. Car il ne dit pas: «Tout cela s’est fait pour accomplir ce qui a été dit par Isaïe» en ces termes: mais «ce qui a été dit par le Seigneur.» Dieu même était celui qui avait prononcé cet oracle; Isaïe n’avait été que sa langue et sa voix. Mais que dit cet oracle? «Une vierge concevra et enfantera un fils, à qui on donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire Dieu avec nous (23). »
Pourquoi donc, me direz-vous, ne lui a-t-on pas donné le nom «d’Emmanuel,» mais celui de Jésus-Christ? C’est parce que l’ange ne dit pas, «vous l’appellerez,» mais indéterminément, «on lui donnera,» c’est-à-dire, que les peuples lui donneront ce nom, d’après l’événement. Ce terme d’Emmanuel définit un événement selon la coutume de l’Ecriture. Et lorsque l’ange dit: «On lui donnera le nom d’Emmanuel, c’est-à-dire, Dieu avec nous,» c’est comme s’il disait: Les hommes verront Dieu vivant avec eux. Car bien que Dieu ait toujours été avec eux, il n’y était pas néanmoins d’une manière visible et sensible, comme depuis l’incarnation. Que si les Juifs osent s’opposer à ce que je dis, je leur ferai remarquer qu’on n’a jamais donné non plus à Jésus-Christ un autre nom marqué par le Prophète, et qui veut dire: «Hâtez-vous de prendre les dépouilles, hâtez-vous de ravir votre butin,» (Is 8,3) Et qu’auront-ils à répondre? (41) Pourquoi donc Isaïe dit-il: «Appelez son nom,» c’est parce qu’aussitôt qu’il est né, il a remporté les dépouilles du démon, et le Prophète lui attribue comme son nom propre, cet effet si glorieux du pouvoir qu’il a eu dès sa naissance.
Il est dit de même que la ville de Jérusalem sera appelée: «Une ville de justice, la mère des cités, la fidèle Sion.» (Is 1,26) Cependant nous ne voyons point que Jérusalem ait porté le nom de «ville de justice;» et elle a toujours conservé son premier nom; et lorsque le Prophète dit qu’elle portera ce nom c’est un tour particulier qu’il emploie pour exprimer le fait de sa conversion au bien et à la justice. Lorsqu’une action d’éclat signale davantage celui qui l’a accomplie, que ne pourrait faire son nom propre, on lui donne un autre nom qui rappelle ce qu’il a fait.
Refoulés sur ce point, les Juifs reviennent à la charge sur un autre, ils s’en prennent à la virginité que nous attribuons à la mère du Messie, ils objectent que tous les interprètes n’entendent pas comme nous ce passage d’Isaïe, qu’ils traduisent non pas «une vierge,» mais «une jeune fille.» A cela nous répondrons que les plus sûrs interprètes sont les Septante, qu’il n’y en a pas dont l’autorité soit égale à la leur; les autres ont écrit depuis Jésus-Christ, ils sont juifs, et par conséquent suspects, parce qu’ils ont malicieusement corrompu beaucoup d’endroits, et qu’ils ont fâché d’obscurcir les Prophètes. Au contraire les Septante ont fait leur version plus de cent ans avant Jésus-Christ et ils étaient plusieurs ensemble: ils évitent par là jusqu’à l’ombre du soupçon; leur temps, leur nombre et leur union leur donnent une autorité que les autres ne peuvent avoir.
3. Mais quand même nos adversaires voudraient s’appuyer sur ces interprètes nouveaux, ce que nous disons subsisterait toujours, puisque l’Ecriture marque ordinairement une vierge par le mot de «jeune fille,» comme elle marque un garçon par le mot de jeune homme; comme lorsqu’elle dit dans le psaume: «Vous, jeunes hommes, et vous, vierges, louez le Seigneur.» (Ps 448) Et l’Ecriture parlant d’une vierge à laquelle on voudrait faire violence dit: «Si cette jeune fille,» c’est-à-dire, si cette vierge «a élevé sa voix pour crier.» (Dt 22,27)
Mais ce qui précède dans ce prophète, confirme assez ce que nous disons. Car il ne dit pas simplement: «La vierge concevra et enfantera un fils,» mais il dit: « Le Seigneur vous donnera un signe miraculeux,» et il ajoute aussitôt: «La vierge concevra.» Si celle qui devait enfanter n’était vierge, ou qu’elle n’eût conçu que par la voie ordinaire du mariage, où serait le prodige et le miracle que Dieu promet? Un prodige est nécessairement une chose extraordinaire; et l’on ne peut donner ce nom à rien de ce qui arrive dans l’ordre commun de la nature.
«Joseph donc étant réveillé de son sommeil fit ce que l’ange du Seigneur lui avait ordonné et il prit sa femme avec lui (24).» Considérez l’obéissance de ce saint homme, et la docilité de son esprit: voyez la circonspection et la pureté incorruptible de son âme. Lors même qu’il a lieu de soupçonner la Vierge, il ne veut rien faire qui la déshonore; et aussitôt qu’il est délivré de son doute, il ne pense plus à la quitter, mais il la retient avec lui, et devient le ministre et comme le dispensateur de ce mystère.
«Et il prit sa femme avec lui.» Remarquez comme l’évangéliste nomme souvent ainsi la Vierge, parce qu’il ne voulait pas trop découvrir cette merveille, et qu’il en avait dit assez pour ôter le soupçon que Jésus-Christ fût né comme le reste des hommes.
«Et il ne l’avait point connue, jusqu’à ce qu’elle enfanta son fils premier-né (25).» Ce mot, «jusqu’à ce que, » ne vous doit pas faire croire que Joseph la connut ensuite; mais seulement qu’il ne l’avait point connue avant ce divin enfantement, et que la mère de Jésus était toujours demeurée vierge. L’Ecriture a coutume de se servir ainsi de ce mot, «jusqu’à ce que,» sans marquer un temps limité. Elle dit quand le corbeau sortit de l’arche, «qu’il n’y rentra point jusqu’à ce que la terre fut desséchée (Gn 3,4);» cependant il n’y rentra point non plus après. En parlant de Dieu elle dit aussi: «Vous êtes depuis l’éternité jusqu’à l’éternité (Ps 89,2),» sans prétendre lui donner des bornes. De même quand elle annonce la naissance de Jésus-Christ elle dit: «La justice s’élèvera dans ses jours avec une abondance de paix jusqu’à ce que la lune passe (Ps 71,7), » ce qui ne marque pas néanmoins que la lune doive ensuite cesser d’être.
L’évangéliste donc ne se sert ici de ce mot, que pour lever tout soupçon sur ce qui s’était passé avant la naissance de Jésus-Christ, vous (41) laissant après juger vous-même de ce qui avait pu suivre. Il dit ce que vous ne pouviez apprendre que de lui, c’est-à-dire, que Marie était toujours demeurée vierge jusqu’à son enfantement; mais il vous laisse à conclure vous-mêmes, ce qui n’est qu’une suite claire et comme nécessaire de ce qu’il dit, savoir, qu’un homme si juste n’a eu garde depuis de penser à s’approcher de celle qui était devenue mère si divinement, et qui avait été honorée d’une fécondité si miraculeuse. Si Joseph eût depuis vécu avec Marie comme avec sa femme, et qu’il eût eu des enfants d’elle comme quelques-uns ont osé dire, pourquoi Jésus-Christ sur la croix, l’eût-il recommandée à son disciple, afin qu’il la prît avec lui comme n’ayant personne qui pût avoir soin d’elle?
D’ou vient donc, me direz-vous, que Jacques et Jean sont appelés dans l’Evangile «frères de Jésus-Christ?» (Mt 13,55) Ils ont été appelés frères de Jésus de la même manière que Joseph était appelé époux, de Marie. Dieu a voulu couvrir comme de beaucoup de voiles ce grand mystère, afin que ce divin enfantement demeurât quelque temps caché. C’est pourquoi saint Jean les appelle lui-même dans son évangile frères du Seigneur, lorsqu’il dit: « Ses frères ne croyaient pas en lui.» (Jn 7,5) Mais ceux qui ne croyaient pas alors en lui se sont signalés depuis par la grandeur de leur foi. Car lorsque saint Paul monta à Jérusalem, pour conférer avec les autres apôtres des vérités qu’il prêchait, il vint d’abord trouver saint Jacques, dont la vertu était si grande qu’il mérita d’être le premier évêque de Jérusalem. On dit de lui qu’il négligeait tellement son corps que tous ses membres étaient comme morts, et qu’il s’agenouillait et se prosternait si souvent en terre pour faire oraison, que son front et ses genoux s’étaient endurcis comme la peau d’un chameau.
Ce fut lui aussi qui, lorsque saint Paul monta de nouveau à Jérusalem, lui parla avec tant de prudence, et qui lui dit: «Vous savez, mon frère, quelle multitude de juifs se sont convertis à la foi de Jésus-Christ.» (Ac 21,20) Telle était sa prudence et son zèle, ou plutôt la puissance de Jésus-Christ. Ceux qui murmuraient si souvent contre Jésus-Christ vivant l’admirèrent après sa mort jusqu’à mourir eux-mêmes pour lui avec joie; quelle marque visible de la vertu de sa résurrection ! Il a réservé à dessein après sa mort ces grands effets (42) de sa puissance pour s’en servir comme d’une preuve indubitable de ce qu’il était. Car si nous oublions aisément après leur mort ceux même que nous avons le plus admirés durant leur vie: comment ceux qui avaient méprisé Jésus-Christ durant sa vie, l’auraient-ils regardé comme un Dieu après sa mort, s’il n’eût été qu’un pur homme? Comment se seraient-ils fait égorger pour lui, s’ils n’eussent eu des preuves certaines de sa résurrection?
4. Je vous dis ceci, mes frères, non pour vous causer une stérile admiration, mais afin que vous imitiez cette constance, cette fermeté, et cette justice, afin que nul ne désespère de lui-même, quelque lâche qu’il ait été jusqu’ici, et qu’après la grâce de Dieu, personne ne mette sa confiance que dans la sainteté de sa vie. S’il n’a servi de rien aux. apôtres d’être unis à Jésus-Christ par des liens de patrie, de maison et de parenté, jusqu’à ce qu’ils se soient rendus recommandables par leur vertu; comment serons-nous excusables, nous autres, de nous vanter d’avoir des frères et des proches vertueux sans nous mettre en peine de les imiter?
C’est cette même vérité que David insinue lorsqu’il dit: «Le frère ne délivre point, c’est l’homme qui délivrera. » (Ps 48,8) Quand Moïse, Samuel ou Jérémie, prieraient pour leurs parents, ils ne seraient point exaucés. Voyez ce que Dieu dit à Jérémie: «Ne me priez plus pour ce peuple, car je ne vous écouterai point. » (Jr 2,14) Ne vous en étonnez pas, saint prophète, Moïse ou Samuel prieraient pour des pécheurs obstinés, que le Seigneur ne les exaucerait pas, il le déclare lui-même. Les supplications d’Ezéchiel n’obtiendront pas davantage, il lui sera répondu comme à vous: «Quand Noé, Job et Daniel se présenteraient devant moi, ils ne sauveront pas leurs fils et leurs filles.» (Ez 14,14) Quand le patriarche Abraham prierait pour ceux qui demeurent volontairement dans le vice, et qui rendent leurs maladies incurables, Dieu détournerait sa face, et n’écouterait point ses prières. Quand Samuel ferait la même chose, Dieu lui dirait aussitôt: «Ne pleurez point Saül.» (1S 16,1) Quand quelqu’un prierait à contretemps pour sa propre soeur, Dieu lui dirait comme Moïse: «Si son père lui avait craché au visage, n’aurait-elle pas dû être couverte de confusion? » (Nb 12,14)
Ne nous appuyons donc point lâchement sur (42) le mérite des autres. Il est vrai que les prières des saints ont beaucoup de force, mais c’est lorsque nous y joignons notre pénitence, et que nous changeons de vie. Sans cela Moïse lui-même, qui avait délivré son frère, et six cent mille hommes de la colère de Dieu, n’a pas le pouvoir de délivrer sa soeur, quoique son péché fût beaucoup moindre. Elle n’avait murmuré que contre Moïse son frère, mais le crime des autres était une impiété contre Dieu même. Je vous laisse à examiner la conduite de Dieu en cette rencontre, et je passe à d’autres choses plus difficiles. Car pourquoi parler de la soeur, puisque Moïse lui-même, ce grand conducteur du peuple de Dieu, n’a pu obtenir ce qu’il désirait, et qu’après mille travaux et mille peines, après un gouvernement de quarante ans, Dieu lui refuse d’entrer dans cette terre si souvent promise?
Quelle est donc la raison de cette conduite? C’est parce que cette grâce, qu’on eût faite à Moïse, n’eût pas été avantageuse pour tout le peuple, et qu’elle eût pu être une occasion de chute et de ruine à un grand nombre de Juifs. Car si après avoir été seulement délivrés de la servitude de l’Egypte, ils quittaient Dieu pour ne s’attacher qu’à Moïse, qu’ils regardaient comme l’unique auteur de toutes ces grâces, s’il les eût encore introduits dans cette terre promise, à quelle impiété ne se fussent-ils point emportés? C’est pour ce sujet que Dieu leur a même voulu cacher son sépulcre.
Samuel aussi a souvent sauvé tout le peuple juif, mais il n’a pu sauver Saül de la colère de Dieu. Jérémie ne put rien pour le peuple juif, quoiqu’il soit marqué qu’il en sauva d’autres. Daniel put bien délivrer de la mort les sages de Babylone, mais il ne put délivrer les Juifs de la servitude. Ce prophète alors délivra les uns, et ne put délivrer les autres; mais nous voyons dans l’Evangile qu’un même homme qui avait pu se délivrer en un temps, ne put plus se délivrer en un autre; celui qui devait les dix mille talents, obtint d’abord la remise de la dette, et ne la put obtenir ensuite. Un autre, au contraire, s’étant perdu d’abord, se sauva depuis, comme cet enfant prodigue, qui, après avoir dissipé le bien de son père, revint à lui et obtint le pardon de sa faute.
Si donc nous sommes lâches et paresseux, les autres ne nous pourront secourir: mais si nous veillons sur nous, nous nous secourrons nous-mêmes, et beaucoup mieux que les autres ne le pourraient faire. Dieu aime bien mieux accorder sa grâce aux prières que nous lui en faisons nous-mêmes, qu’à celles que lui font les autres pour nous, parce que l’application même avec laquelle nous nous mettons en peine de détourner sa colère, fait que nous approchons de lui avec plus de confiance, et que nous réglons notre vie avec plus de soin. C’est ainsi qu’il fit autrefois miséricorde à la Chananéenne, qu’il guérit Madeleine, et qu’il fit passer ce saint larron de la croix dans le paradis, sans aucun médiateur qui priât pour eux.
5. Je vous dis ceci, mes frères, min pour vous détourner de prier les saints, mais de peur que vous ne vous abandonniez à la négligence, et que demeurant vous-mêmes dans un profond sommeil, vous ne vous contentiez de charger les autres du soin de votre salut. Quand Jésus-Christ dit «Faites-vous des amis (Lc 16,9),» il ne s’arrête pas là, mais il ajoute: avec les biens que vous avez acquis injustement, afin de concourir vous-mêmes à l’oeuvre de votre salut. Car il ne recommande par là que l’aumône, et ce qui est admirable, il n’entre point avec nous dans un compte exact et rigoureux, pourvu que nous nous retirions de l’iniquité. Il semble qu’il dise: Vous avez jusqu’ici acquis du bien par de mauvaises voies, employez-le maintenant en de bonnes oeuvres. Vous l’avez amassé par vos injustices, répandez-le selon la justice.
Est-ce une vertu bien haute de donner ce qui n’est pas à soi? Cependant Dieu, dans l’amour extrême qu’il a pour les hommes, porte la condescendance jusqu’à nous promettre de grands biens, si nous en usons de la sorte.
Mais nous sommes dans une insensibilité si grande, que nous ne faisons pas même l’aumône d’un bien acquis injustement, et que si après avoir volé des millions nous en donnons une très-petite partie, nous croyons nous être acquittés de tout. Avez-vous oublié ce que dit saint Paul: Que «qui sème peu recueillera peu?» (1Co 9,6) Pourquoi donc semez-vous avec parcimonie? Ce n’est pas perdre, mais gagner, que de semer avec abondance; ce n’est pas répandre, mais amasser. Après la semence, la moisson; avec la semence, la multiplication.
Si vous aviez à cultiver une bonne terre et qui pourrait rapporter beaucoup, vous ne (43) vous contenteriez pas d’y mettre le blé que vous avez, mais vous en emprunteriez même pour pouvoir la semer comme il faut, et vous croiriez que ménager en cette occasion ce serait perdre. Et lorsque vous avez à cultiver non la terre, mais le ciel, qui n’est sujet à aucune inégalité de saisons, et qui infailliblement rend avec usure ce qu’on lui confie vous hésitez, vous tremblez et vous ne comprenez pas que c’est perdre alors que d’épargner et gagner que de dépenser. Répandez donc afin de ménager; n’amassez point afin d’amasser; perdez afin de conserver, prodiguez afin de gagner.
S’il faut conserver votre bien, ne vous en chargez pas vous-même, car vous perdriez tout; laissez-le à Dieu en dépôt et nul ne pourra le lui ravir. Ne faites pas valoir vous-même votre argent, vous ne vous entendez pas à le faire profiter, prêtez sinon tout du moins la plus grande partie de votre capital à Celui qui vous le rendra avec les intérêts. Déposez-le là où il ne sera exposé ni aux surprises, ni aux craintes, ni aux accusations, ni à l’envie. Donnez votre argent à Celui qui n’a besoin de rien et qui est néanmoins dans la nécessité à cause de vous. Donnez-le à Celui qui nourrit toutes choses et qui a faim néanmoins pour empêcher que vous ne mouriez de faim. Donnez-le à Celui qui s’est fait pauvre, afin de vous enrichir. Pratiquez cette usure qui vous donnera non la mort, mais la vie. L’autre usure mène en enfer, celle-ci ouvre le paradis. L’une est un effet de l’avarice et l’autre de la vertu; l’une vient de la cruauté et l’autre de la charité.
Quelle excuse donc nous restera-t-il, si nous rejetons un gain si grand, si avantageux, si assuré, si favorable, exempt de contrainte, d’appréhension, de reproche et de péril, pour en chercher un autre si vil, si honteux, si fragile, si incertain, où nous ne trouvons que notre éternelle damnation? Car il n’y a rien de plus infâme ni de plus cruel que l’usure terrestre. L’usurier trafique du malheur des autres. Il s’enrichit de leur pauvreté; il exige ensuite ses intérêts, comme s’ils étaient dus à sa charité. Il est impitoyable, et il a peur de paraître tel. Il semble qu’il veut obliger le pauvre, et il l’accable davantage; sous une apparence d’humanité, il creuse de plus en plus l’abîme, sous les pas de son frère. Il lui tend une main, et il le pousse de l’autre dans le précipice. Il s’offre pour secourir celui qui périt, et au lieu de le mener dans le port, il le jette contre les écueils, et le brise sur les rochers.
Mais que ferai-je donc, dites-vous? Irai-je donner un argent que j’ai gagné, et qui m’est si nécessaire, afin qu’un autre en profite, sans que j’en retire moi-même aucun avantage? Je ne vous dis pas cela. Je veux que vous en retiriez de l’avantage, et un plus grand même, que vous ne pouviez désirer. Je veux qu’au lieu de l’or vous acquériez le ciel même. Pourquoi vous procurez-vous une pauvreté si extrême, en vous tenant toujours attaché à la terre, et en préférant un petit gain à une si grande récompense? N’est-ce pas ignorer le véritable moyen de s’enrichir? Quand Dieu vous promet au lieu d’un peu d’argent tous les biens du ciel, et que vous le priez au contraire de ne vous point donner le ciel, mais un peu d’argent, qu’est-ce autre chose, que de le prier de vous laisser toujours pauvre? Celui au contraire qui veut devenir véritablement riche, préfère les grands biens aux petits; les certains aux incertains; les célestes aux terrestres; les incorruptibles aux périssables, et c’est ainsi qu’il se rend digne de posséder les uns et les autres. Car celui qui préfère la terre au ciel, perdra l’un et l’autre, mais celui qui préfère le ciel à la terre, jouira de tous les deux, et d’une manière sans comparaison plus stable et plus heureuse. Méprisons donc les biens présents, et n’aspirons qu’aux biens à venir, pour jouir ainsi des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la miséricorde de Notre Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (44)
6
Mt 2,1-4
AU TEMPS DU ROI HÉRODE, DES MAGES VINRENT DE L’ORIENT A JÉRUSALEM .- ET ILS DEMANDÈRENT, OU EST LE ROI DES JUIFS QUI EST NOUVELLEMENT NÉ? CAR NOUS AVONS VU SON ÉTOILE DANS L’ORIENT, ET NOUS SOMMES VENUS L’ADORER, ETC.» (CHAP. 2,1, JUSQU’AU VERSET 4)
ANALYSE
1. L’étoile qui apparut aux mages ne prouve pas que l’astrologie soit une science vraie, autrement comment expliquer que le Christ l’eût fait cesser ainsi que les autres prestiges des démons.
2. L’étoile qui annonça la naissance du Christ n’était pas du nombre des autres étoiles.
3. Pourquoi l’étoile apparut.
4. C’est par l’action de la grâce que les mages, en voyant l’étoile, prirent la résolution d’adorer Jésus. - Dieu influence la volonté sans détruire le libre arbitre. - Pourquoi Jérusalem se troubla en apprenant la naissance du Christ.
5. Les Juifs ne suivirent pas les mages, tant était grande leur souciance des choses du ciel. - Ils n’avaient pas la moindre étincelle de ce feu spirituel qui détruit dans le coeur l’amour des choses du siècle.
6. Contre le rire dissolu.
7 et 8. Contre les spectacles.
1. Nous avons besoin, mes frères, d’une grande attention, et de beaucoup de prières, pour expliquer toutes les difficultés qui se trouvent dans ces paroles de notre Evangile, et pour savoir qui sont ces mages, d’où ils sont venus; qui leur a fait entreprendre ce voyage; et quelle était cette étoile qui les a conduits.
Commençons, si vous voulez, par ce que disent sur ce sujet les ennemis de la vérité: car le démon les aveugle de telle sorte, qu’ils croient trouver dans cette histoire des armes pour combattre cette même vérité. Aussitôt, disent-ils, que Jésus-Christ fut né, il parut une étoile, ce qui est une preuve claire de la certitude et de la solidité de l’astrologie. Mais qu’y a-t-il de plus faux que ce raisonnement? Si Jésus était né selon la loi de l’astrologie, comment l’aurait-il détruite après, en renversant l’erreur du destin, en fermant la bouche aux démons, et en détruisant foutes les illusions de cet art de prédire et de deviner?
Comment les mages ont-ils pu aussi comprendre par cette étoile que cet enfant fût le roi des Juifs, puisque assurément il n’était pas roi de ce royaume terrestre, comme il le dit lui-même à Pilate: «Mon royaume n’est pas de ce monde? » (Jn 18,36) Il n’a rien eu à l’extérieur de ce qui accompagne les rois.
Il n’a point eu auprès de lui de gardes d’hommes de guerre, de chevaux, d’attelages de mules, ni d’autres choses semblables. Il a choisi une vie basse et méprisable, et il ne s’est fait suivre que de douze hommes fort pauvres.
Mais quand même les mages eussent reconnu Jésus-Christ comme un prince temporel, pourquoi le viennent-ils trouver? Ce n’est point l’effet de l’art des astrologues de connaître par les astres ceux qui sont nés, mais de prédire, à ce qu’ils prétendent, ce qui doit arriver à l’enfant, en observant quelle était la disposition des étoiles au moment de sa naissance. Cependant les mages ne s’étaient point trouvés auprès de la mère pour remarquer le point de son accouchement. Ils n’avaient point su le temps auquel était né Jésus-Christ, pour que cette connaissance fût le fondement des prédictions qu’ils auraient pu faire pour l’avenir. Au contraire, après avoir vu luire longtemps auparavant une étoile dans leur pays, ils viennent pour voir celui qui était né, ce qui surprend encore plus que tout le reste.
Car quelle raison les pouvait porter à ce voyage? Quel bien espéraient-ils en venant de si loin adorer un roi? Quand ce prince eût dû un jour être leur roi, cette raison n’aurait pas (45) encore été suffisante pour les engager à ce long chemin. S’il fût né dans un palais et qu’il eût eu un roi pour père, on pourrait peut-être dire que le désir de complaire au père les eût portés à venir saluer l’enfant, afin de s’en faire un mérite, et de s’attirer son amitié; mais ils n’espèrent point qu’il soit jamais leur roi: il sera, tout au plus, celui d’un peuple étranger et très-éloigné de leur pays, ce n’est encore qu’un enfant, pourquoi donc entreprendre un voyage si pénible? pourquoi offrir des présents, principalement lorsqu’ils ne le peuvent faire qu’en s’exposant à un grand péril? «Car Hérode, entendant cela, en fut troublé, et avec lui tout le peuple.» Mais, dira-t-on, ils ne prévoyaient pas ce trouble ni ces périls. Objection invraisemblable; à moins d’être entièrement dépourvus de sens, ils devaient savoir qu’en entrant dans une ville gouvernée par un roi, en y annonçant ce qu’ils annonçaient, en indiquant un autre roi que le roi régnant, ils s’exposeraient infailliblement à mille dangers mortels.
Mais pourquoi adorent-ils un enfant encore dans les langes? Si c’eût été un prince d’âge viril, on pourrait encore dire que l’espérance d’en tirer quelque secours les aurait portés à s’exposer pour lui à tous ces périls. Et néanmoins ç’aurait encore été une extrême folie à des Perses et à des étrangers, qui n’avaient aucune liaison avec les Juifs, de quitter pays, maison, parents, pour venir se mettre sous la domination d’un roi étranger.
Que s’il y eût eu en cela de la folie, il y en avait bien davantage à ce que des personnes sages vinssent de si loin adorer un enfant, exciter de grands troubles, et s’en retourner aussitôt. Car enfin quelle marque de royauté virent-ils en voyant une étable, une crèche, un enfant enveloppé de langes, et une mère très pauvre?
Mais à qui font-ils ces présents qu’ils lui offrent, et pourquoi les lui offrent-ils? Est-ce qu’il y avait quelque loi ou quelque coutume qui obligeât à rendre cet honneur à tous les rois à leur naissance? Dira-t-on que ces mages parcouraient toute la terre, pour adorer ceux qu’ils savaient devoir un jour de pauvres devenir rois, et pour leur rendre leurs hommages avant qu’ils montassent sur le trône? Cette supposition ne serait pas sérieuse.
Pourquoi donc l’adorent-ils? Si c’était dans la vue de quelque avantage présent, que pouvaient-ils attendre d’un enfant, et d’une mère pauvre? Si c’était pour quelque avantage à venir, d’où pouvaient-ils savoir que cet enfant se ressouviendrait un jour qu’ils l’auraient adoré dans le berceau? Si l’on dit que la mère l’en eût pu faire souvenir, je réponds qu’ils devaient alors s’attendre à recevoir non la récompense, mais le châtiment pour l’avoir exposé à un danger évident. Car ils furent cause qu’Hérode, troublé par cette nouvelle, s’enquit avec soin du lieu où était cet enfant, et fit tout ce qu’il put pour le découvrir, et pour le tuer. En effet, publier qu’un particulier doit un jour devenir roi, n’est-ce pas le désigner au poignard, et lui susciter de toutes parts mille hostilités?
Vous voyez donc combien on trouverait ici d’absurdités, si on considérait cette histoire humainement. Celles que je viens de relever ne sont pas les seules, une réflexion attentive en découvrirait bien d’autres. Mais en entassant trop de questions les unes sur les autres je n’arriverais qu’à vous causer une sorte d’éblouissement et de vertige; contentons-nous de celles que nous avons proposées et cherchons-en la solution en commençant par l’étoile que virent les mages. Lorsque nous aurons examiné quel était cet astre; d’où il était, s’il était de la nature des autres, si c’en était un nouveau, et d’une espèce différente, si c’était un astre en réalité ou seulement en apparence, nous comprendrons ensuite aisément le reste.
2. D’où nous viendra l’éclaircissement de ces doutes? De l’Evangile même. Car pour juger que cette étoile n’était pas une étoile ordinaire, ni même une étoile, mais une vertu invisible, qui se cachait sous cette forme extérieure, il ne faut que considérer quel était son cours et son mouvement. Il n’y a pas un astre, pas un seul, qui suive la même direction que celui-ci. Le soleil et la lune et toutes les planètes et les étoiles, vont de l’Orient à l’Occident; au lieu que cette étoile allait du Septentrion au Midi, selon la situation de la Palestine à l’égard de la Perse.
On peut prouver encore la même chose par le temps où cette étoile paraît. Car elle ne brille pas la nuit comme les autres, mais au milieu du jour et en plein midi, ce que ne peuvent faire les autres étoiles, ni la lune même, qui, bien que plus éclatante que les autres astres, disparaît néanmoins aussitôt que le (46) soleil commence à paraître. Cependant cette étoile avait un éclat qui surpassait celui du soleil, et jetait une clarté plus vive et plus brillante.
La troisième preuve qui fait voir que cette étoile n’était point ordinaire, c’est qu’elle paraît et se cache ensuite. Elle guida les mages tout le long de la route jusqu’en Palestine. Aussitôt qu’ils entrent à Jérusalem elle se cache; et quand ils ont quitté Hérode après lui avoir fait connaître l’objet de leur voyage, et qu’ils continuent leur chemin, elle se remontre encore, ce qui ne peut être l’effet d’un astre ordinaire, mais seulement d’une vertu vivante et surtout intelligente. Car elle n’avait point comme les autres un mouvement fixe et invariable. Elle allait quand il fallait aller; elle s’arrêtait quand il fallait s’arrêter, modifiant suivant les convenances, sa marche et son état, à l’exemple de cette colonne de feu qui paraissait devant les Israélites, et qui faisait ou marcher, ou arrêter l’armée lorsqu’il le fallait.
La même chose se prouve en quatrième, lieu par les indications que donnait cette étoile. Elle n’était point au haut du ciel, lorsqu’elle marqua aux mages le lieu où ils devaient aller, puisqu’elle n’aurait pu le leur faire reconnaître de cette manière; mais elle descendit pour cela dans la plus basse région de l’air. Car vous jugez bien qu’une étoile n’eût pas pu marquer une cabane étroite, le point précis occupé par le corps d’un enfant. Non, à une si grande hauteur, elle n’aurait pu désigner, indiquer exactement un si petit objet aux regards. Considérez la lune, ses dimensions sont bien autres que celle des étoiles, et cependant tous les habitants de la terre, de quelque point de cette vaste étendue qu’ils la regardent, l’aperçoivent toujours près d’eux. Comment donc, dites-le moi, une simple étoile aurait-elle indiqué des objets aussi petits, que le sont une grotte et une crèche autrement qu’en descendant de ces hauteurs du ciel, pour venir s’arrêter en quelque sorte sur la tête même de l’enfant? C’est ce que l’évangéliste marque un peu après par ces paroles: «L’étoile qu’ils avaient vue en Orient commença d’aller devant eux, jusqu’à ce qu’étant arrivée sur le lieu où était l’enfant, elle s’y arrêta.» Vous voyez donc par combien de preuves l’Evangile montre que cette étoile n’était pas une étoile ordinaire, et que ce n’était point par les règles de l’astrologie qu’elle découvrait cet enfant aux mages.
3. Mais pourquoi Dieu fit-il paraître cette étoile? C’était pour convaincre l’infidélité des Juifs, et pour rendre leur ingratitude inexcusable. Venant sur la terre pour faire cesser l’Ancien Testament, pour appeler tout le monde à la connaissance de son nom, et pour se faire adorer dans toute la terre, et au delà des mers, Jésus-Christ ouvre d’abord aux Gentils la porte de la foi, et il instruit son propre peuple par des étrangers. Dieu voyant l’indifférence avec laquelle les Juifs écoutaient toutes les prophéties qui promettaient la naissance du Sauveur, fait venir de loin des barbares chercher le roi des Juifs au milieu des Juifs, et il veut que des Perses leur apprennent les premiers ce qu’ils ne voulaient pas apprendre eux-mêmes des oracles de leurs prophètes afin que s’ils avaient quelque reste de bonne volonté, cette occasion les portât à croire, et que s’ils voulaient toujours être rebelles, il ne leur restât plus aucune excuse. Car que pouvaient-ils dire en rejetant Jésus-Christ après tant de témoignages des prophètes, lorsqu’ils voyaient ces mages le chercher à la seule apparition d’une étoile, et l’adorer aussitôt qu’ils l’ont trouvé?.
Dieu se sert aujourd’hui des mages de la même manière qu’il s’était servi autrefois des Ninivites, auxquels il envoya Jonas, de la même manière qu’il se servira plus tard de la Samaritaine et de la Chananéenne, c’est-à-dire pour confondre les Juifs; et l’on peut appliquer ici cette parole de Jésus-Christ: «Les Ninivites s’élèveront contre ce peuple et le condamneront. La reine de Saba accusera cette race infidèle (Mt 12,41),» puisqu’ils ont cru aux moindres signes, et que ce peuple ne se rend pas aux plus grands.
Vous me demanderez peut- être pourquoi Dieu se sert de cette étoile pour attirer les mages à lui. Mais de quel autre moyen aurait-il dû se servir? Devait-il leur envoyer des prophètes? Les mages ne les eussent jamais reçus. Leur devait-il parler du Ciel? Ils ne l’eussent point écouté. Leur devait-il envoyer un ange? Ils l’auraient aussi négligé. C’est pourquoi, laissant de côté tous ces moyens extraordinaires, il les appelle par des choses qui leur étaient communes et familières; et, usant ainsi d’une admirable condescendance pour s’accommoder à leur faiblesse, il fait luire sur eux un (47) grand astre, très différent de tous les autres, afin de les frapper par sa grandeur, par sa beauté et par la nouveauté de son mouvement.
C’est à l’imitation de cette condescendance que saint Paul prit autrefois occasion d’un autel qu’il vit à Athènes, pour prêcher Jésus-Christ aux Athéniens, et qu’il se servit du témoignage de leurs poètes. C’est de circoncision qu’il parle lorsqu’il s’adresse aux Juifs; c’est des sacrifices qu’il part pour annoncer la doctrine à ceux qui vivent encore sous la loi ancienne. Comme les hommes sont tout attachés à leurs coutumes et à ce qu’ils voient d’ordinaire, Dieu et tous ceux qu’il envoie pour travailler au salut des peuples s’en servent souvent pour les faire entrer dans la vérité.
Ne regardez donc point comme une chose indigne de la grandeur de Dieu d’appeler à lui les mages par une étoile, puisque vous blâmeriez par la même raison les cérémonies des Juifs, leurs sacrifices, leurs purifications, leurs néoménies, leur arche et le temple même. Toutes ces choses n’ont point eu d’autre origine qu’une grossièreté toute païenne. Dieu cependant, pour le salut d’un peuple enfoncé dans l’erreur, permit que les Hébreux l’honorassent comme les païens honoraient les démons, à quelques petites différences près, afin qu’en les retirant peu à peu de ces coutumes, il les élevât dans la suite jusqu’au faîte de la sagesse évangélique.
Il use donc de cette condescendance envers les mages, et il les appelle à lui par une étoile, afin de les faire passer ensuite à un état plus parfait et plus élevé. Mais après qu’il les a ainsi conduits comme par la main jusqu’à la crèche, il ne leur parle plus par une étoile, mais par un ange, parce qu’ils sont devenus plus parfaits et plus éclairés.
Dieu traita ainsi autrefois les Ascalonites et les peuples de Gaza. (1S 5) Car les cinq villes des Philistins ayant été frappées d’une plaie mortelle après la prise de l’arche, et ne pouvant trouver aucun moyen de s’en délivrer, ils assemblèrent les devins, et s’informèrent du moyen de faire cesser cette plaie. Leurs devins leur répondirent qu’il fallait prendre des génisses qui n’eussent pas encore été domptées, et qui n’eussent porté qu’une fois, et les atteler au chariot où était l’arche, afin de les laisser aller où elles voudraient sans que personne les conduisît; et ils assurèrent qu’on reconnaîtrait par là si cette plaie venait de Dieu, ou si elle était arrivée par hasard. Car si, dirent-ils, elles secouent le joug, auquel elles n’ont pas été accoutumées; si le cri de leurs veaux les fait retourner à leur étable, ce sera une preuve que cette plaie est arrivée par hasard; mais si elles marchent droit dans leur chemin sans s’y égarer, quoiqu’elles ne le sachent pas, et sans être touchées par le cri de leurs petits, ce sera une marque certaine, que c’est la main de Dieu qui aura frappé nos villes. Comme donc ces peuples crurent alors ces devins, et firent ce qu’ils leur avaient ordonné, Dieu, par une admirable condescendance, voulut bien se conformer à la parole des devins, et il ne crut pas indigne de lui de seconder leurs prédictions, et d’accomplir ce qu’ils avaient dit. Sa gloire alors éclata d’autant plus, que ses propres ennemis reconnurent sa grandeur, et rendirent témoignage à sa souveraine puissance.
On pourrait citer plusieurs autres exemples d’une semblable condescendance de Dieu l’apparition de l’ombre de Samuel, évoquée par la pythonisse (1S 28), s’expliquerait suivant le même principe, et cette explication, vous la trouverez aisément vous-mêmes après ce que je viens de vous dire. Voilà les réflexions que je me borne à vous présenter sur l’étoile, mais en y songeant vous en trouverez bien davantage.
4. Maintenant reprenons le commencement du passage que nous avons lu: «Jésus donc étant né à Bethléem, qui est dans la tribu de Juda, au temps du roi Hérode, des mages vinrent d’Orient à Jérusalem (2).» Ces mages suivent la lumière d’une étoile, et les Juifs ne croient pas à tant de prophètes, qui avaient annoncé la naissance du Fils de Dieu! Mais pourquoi l’évangéliste marque-t-il avec tant de soin le lieu et le temps de cette histoire? «Dans Bethléem,» dit-il, « et au temps du roi Hérode.» Pourquoi encore a-t-il soin d’indiquer la dignité d’Hérode en ajoutant le mot de roi? C’est pour distinguer cet Hérode de celui qui fit mourir saint Jean, qui était Tétrarque, et non pas roi. Quant au lieu et au temps, il les rapporte pour rappeler à notre mémoire d’anciennes prophéties, l’une du prophète Michée qui avait dit: «Et toi Bethléem, terre de Juda, tu n’es pas la plus petite entre les villes de Juda (Mi 5,2);» et l’autre du patriarche Jacob, qui avait marqué exactement le temps de la venue du Messie, et qui (48) pour en donner un signe évident, avait dit: «Les princes ne cesseront point dans la tribu de Juda, et les chefs sortiront toujours de sa chair, jusqu’à ce que Celui qui a été destiné de Dieu soit venu, et il sera l’attente des nations. » (Gn 49,10)
Mais il faut voir d’où vint aux mages la pensée qu’ils eurent, ainsi que la résolution qu’ils prirent. Car je crois que leur foi n’a pas été l’ouvrage de cette étoile, mais de Dieu même, qui agissait dans leurs âmes, comme il agit autrefois sur l’esprit du roi Cyrus, pour le disposer à délivrer le peuple juif. Lorsque Dieu agit de la sorte, il le fait sans détruire le libre arbitre, puisque, lorsqu’il convertit saint Paul par une voix qu’il fit entendre du ciel, il voulut, en faisant voir sa grâce, faire voir en même temps la soumission et l’obéissance de cet apôtre.
Mais pourquoi, dites-vous, Dieu ne fit-il pas cette révélation à tous les mages? C’est parce qu’ils n’y auraient pas tous ajouté foi, et que ceux-ci étaient mieux disposés que les autres. C’est ainsi que parmi tant de peuples sur le point de périr, Dieu n’envoya un prophète qu’aux seuls Ninivites, et que de deux larrons crucifiés avec Jésus-Christ, il n’y en eut qu’un qui fut sauvé. Admirez donc la vertu des mages, admirez non seulement le courage qu’ils ont eu de venir de si loin, mais la franchise qu’ils montrent envers Hérode. Pour qu’on ne les prenne pas pour des espions, ils s’expliquent franchement sur le guide qui les a conduits, comme sur la longueur de la route qu’ils ont parcourue.
«Et ils demandèrent: Où est le roi des Juifs qui est nouvellement né? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus «l’adorer (2).» Ils ne craignent ni la colère du peuple ni la tyrannie du roi. C’est ce qui me fait croire que ces mages devinrent ensuite dans leur pays les prédicateurs de la vérité. Car après avoir parlé si hardiment à un peuple étranger, il a l’auront fait encore beaucoup plus dans leur propre pays, principalement après avoir été instruits depuis par la parole d’un ange, el par le témoignage des prophètes.
«Ce que le roi Hérode ayant entendu, il en «fut troublé, et avec lui toute la ville de Jérusalem (3).» Hérode pouvait raisonnablement craindre parce qu’il était roi, et qu’il craignait pour lui et pour ses enfants. Mais quel sujet de crainte pouvait avoir Jérusalem, à qui depuis si longtemps les prophètes promettaient un Messie sauveur, bienfaiteur, libérateur? D’où venait donc le trouble de ce peuple? De la même aberration d’esprit qui tant de fois lui avait fait mépriser Dieu lors même qu’il le comblait de biens, et qui lui faisait regretter les viandes d’Egypte au mépris de sa liberté si miraculeusement recouvrée. Mais considérez l’exactitude des prophéties. Car Isaïe avait annoncé ces choses longtemps auparavant: «Ils désireront,» dit-il, «ils seront consumés, parce qu’un petit enfant nous est né et qu’un «fils nous a été donné.» (Is 9,6) Cependant quelque trouble qu’ils ressentent, ils ne s’informent point de cette merveille qu’on leur annonce: ils ne suivent point les mages, ils ne témoignent pas la moindre curiosité en cette rencontre; mais ils allient dans eux en même temps une négligence incroyable, avec une opiniâtreté inflexible. Ils devaient tenir au contraire, à grand honneur, la naissance de ce nouveau roi, qui déjà s’attirait l’hommage des Perses, et sous le règne duquel ils pouvaient se promettre de se rendre les maîtres du monde, puisqu’un commencement si illustre ne pouvait avoir que des suites glorieuses. Mais rien ne put changer leurs mauvaises dispositions, pas même le souvenir de la domination persane, à laquelle cependant il n’y avait pas encore très longtemps qu’ils avaient échappé. Quand même ils n’auraient eu aucune connaissance des sublimes mystères que Dieu devait accomplir, en ne consultant que l’événement dont ils étaient témoins, ils devaient tout naturellement se dire en eux-mêmes: Si ces étrangers tremblent déjà, et craignent si fort notre roi, lorsqu’il ne fait que de naître; combien le craindront-ils davantage quand il sera grand! combien donc allons-nous devenir plus puissants et plus glorieux que les autres peuples? Mais rien de tout cela ne les peut toucher. Tel est l’assoupissement de leur indifférence, telle est la malignité de leur envie; double vice que nous devons avec soin expulser de notre âme; mais pour le combattre avec succès, il faut être plus brûlant que le feu. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit: «Je suis venu apporter un feu sur la terre, et que désiré-je sinon qu’il s’allume?» (Lc 12,49) C’est aussi pourquoi le Saint-Esprit a paru en forme de feu.
5. Et après cela néanmoins nous demeurons plus froids que la cendre et plus insensibles (49) que les morts. Nous ne sommes point touchés en voyant le bienheureux Paul s’élever au-dessus du ciel et passer même le ciel du ciel, voler plus vite qu’une flamme, vaincre tous les obstacles qui se présentent à lui et se mettre au-dessus du ciel et de l’enfer, du présent et de l’avenir, de ce qui est et de ce qui n’est pas.
Si ce modèle est trop grand pour vous, c’est une marque de votre lâcheté. Qu’est-ce que saint Paul a eu de plus que vous, pour croire qu’il vous soit impossible de l’imiter? Mais n’insistons pas sur ce point, laissons saint Paul à part et jetons la vue sur les premiers chrétiens; argent, propriétés, soucis mondains, occupations séculières, ils rejetaient tout ces hommes, pour se donner à Dieu tout entiers et pour méditer jour et nuit ses enseignements.
Car tel est le feu du Saint-Esprit : il ne souffre point que le coeur qu’il enflamme désire aucune des choses de ce monde, mais il nous porte à un autre amour. C’est pourquoi celui qui suivait d’abord ses passions et ses désirs, deviendra prêt tout d’un coup à donner tout ce qu’il possède, à mépriser la gloire, à quitter les délices et même à exposer sa vie, s’il est nécessaire, et il fera tout cela avec une facilité merveilleuse, parce que lorsque l’ardeur de ce feu est entrée dans l’âme de quelqu’un, elle en chasse toute froideur et toute lâcheté. Elle la rend plus légère que n’est un oiseau et lui donne un mépris général de toutes les choses présentes.
Cette personne commence aussitôt à ressentir sans relâche les mouvements du repentir et de la componction. Elle pleure sans cesse avec abondance et trouve mille plaisirs et mille délices dans ses larmes. Et certes il n’y a rien qui nous attache plus fortement à Dieu que ces larmes. Celui qui est en cet état a beau demeurer dans une ville, il ne laisse pas d’y vivre comme s’il était retiré dans un désert, sur une montagne ou dans le creux d’un rocher. Il ne regarde plus rien des choses présentes et il ne se lasse point de gémir et de pleurer, soit qu’il pleure ses propres péchés, soit qu’il pleure ceux des autres. C’est pourquoi Jésus-Christ déclare que ceux-là sont bienheureux: «Heureux,» dit-il, «ceux qui pleurent!» (Mt 5,5 Ph 4,4)
Mais comment donc, me direz-vous, saint Paul a-t-il dit: « Réjouissez-vous sans cesse en Notre-Seigneur?» Il l’a dit pour exprimer le plaisir. qui naît de ces larmes. Car comme la joie du monde a toujours la tristesse pour compagne, de même les larmes que l’on verse selon Dieu, font croître dans l’âme une fleur de joie qui ne meurt ni ne se fane jamais.
Ce fut ainsi, que cette courtisane de l’Evangile devint plus pure que les vierges même, ayant été embrasée de ce feu divin, Dès qu’elle eut passé par les flammes de la pénitence, son amour pour Jésus-Christ alla jusqu’au transport. Elle vint toute échevelée, elle arrosa ses pieds sacrés de ses larmes, les essuya de ses cheveux et versa dessus des parfums. Mais combien ces marques extérieures de son amour étaient encore au-dessous des saintes ardeurs de son âme, que Dieu seul voyait! Aussi tous ceux qui entendent raconter cette histoire, se réjouissent de ses actions si saintes et la tiennent déjà purifiée de tous ses péchés.
Si nous qui avons tant de malice, nous portons ce jugement sur sa conversion, considérons quelles grâces elle aura reçues de Dieu, dont la bonté est infinie, et combien elle-même a recueilli de fruits de sa pénitence, avant même que Dieu l’ait comblée de ses dons et de ses faveurs. Comme l’air devient pur après une grande pluie, ainsi après cette pluie de larmes, l’esprit devient serein et tranquille, et les nuages des péchés se dissipent entièrement. Et comme nous avons été purifiés la première fois dans le baptême par l’eau et par l’esprit, nous le sommes une seconde fois dans la pénitence, par les larmes et par la confession, pourvu que nous n’agissions point par ostentation et par vaine gloire. Car celle qui pleure de la sorte est encore plus digne de blâme, que celle qui se peint le visage de blanc et de rouge par le désir qu’elle a de paraître belle.
Pour moi je veux des larmes qu’on ne donne pas à l’hypocrisie, mais à la componction. Je veux des larmes que l’on répande en secret dans le lieu le plus retiré de sa maison, et hors de la vue des hommes; des larmes que l’on verse dans un grand silence, et dans un profond repos, et qui sortent du fond du coeur, qui naissent de la douleur et de la tristesse, et que l’on ne présente qu’aux yeux de Dieu seul. Telles étaient celles d’Anne, dont l’Ecriture dit: « Qu’elle remuait les lèvres, sans qu’on entendît sa voix.» (1S 1,13) Mais ses larmes retentissaient plus haut devant Dieu que toutes les trompettes, du monde. C’est pourquoi Dieu (50) la guérit de sa stérilité, et d’une roche dure fit un champ fertile.
6. Vous imiterez encore votre Seigneur et votre Dieu, si vous pleurez de cette manière, puisqu’il a pleuré lui-même la mort de Lazare et la ruine de Jérusalem, et qu’il a été ému et troublé de la perte de Judas. Enfin on le trouve souvent pleurant, mais on ne le trouve point riant, il ne souriait même jamais. Au moins nul des évangélistes ne l’a marqué. L’Ecriture aussi rapporte que saint Paul «a pleuré la nuit et le jour durant trois ans. » (Ac 20,31) Lui-même le dit, et d’autres encore l’ont dit de lui; mais ni lui ni personne n’a point écrit qu’il ait ri; et nul des Saints ne l’a écrit aussi ni de soi-même ni d’un autre. On n’a dit cela que de Sara, qui en fut aussitôt reprise, et de l’un des fils de Noé, qui de libre qu’il était en devint esclave. Ce que je ne dis pas toutefois pour défendre absolument de rire jamais, mais peur bannir la dissipation.
Et véritablement quel sujet avez-vous tant de vous réjouir, et d’éclater de rire, puisque vous êtes encore si redevables à la justice divine, puisque vous devez comparaître devant un tribunal si terrible, et rendre un compte exact de toutes vos actions? Fautes volontaires et même involontaires, nous rendrons raison de tout: «Si quelqu’un,» dit le Sauveur, «me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père, qui est dans les cieux.» (Mt 10,33) Et ainsi quoique ce renoncement ait été involontaire, on n’évitera pas le supplice.
Nous répondrons encore et de ce que nous savons, et de ce que nous ne savons pas, puisque l’Apôtre dit: «Je ne me sens coupable de rien, mais cela ne me justifie pas.» (1Co 4,4) Et il montre encore que l’ignorance n’excuse point, lorsqu’il dit des Juifs: «Je puis leur rendre ce témoignage, qu’ils ont du zèle pour Dieu, mais leur zèle n’est pas selon la science (Rm 10,2),» ce qui néanmoins ne suffit pas pour les excuser. Et écrivant aux Corinthiens, il leur dit: «Je crains que comme le serpent trompa Eve par sa malice, on ne vous corrompe l’esprit, et que vous ne perdiez la simplicité qui est selon Jésus-Christ.» (2Co 11,3)
Comment! vous avez à rendre compte de tant de péchés, et vous vous amusez à rire, à dire des plaisanteries, et à rechercher les délices de la vie? Mais que gagnerai-je, me dites-vous, quand je pleurerai au lieu de rire? Vous y gagnerez infiniment. Dans la justice du siècle un criminel a beau pleurer; on ne rétractera point pour cela l’arrêt de sa condamnation. Mais dans l’église si vous soupirez seulement, vos soupirs feront révoquer votre sentence, et vous obtiendront le pardon. C’est pour cette raison que Jésus-Christ nous recommande tant les larmes, et qu’il appelle heureux ceux qui pleurent, et malheureux ceux qui rient.
L’église n’est point un théâtre, et nous ne nous y assemblons point pour rire aux éclats, mais pour gémir, et pour acquérir un royaume par nos pleurs et par nos soupirs. Quand vous êtes devant un roi de la terre, vous n’osez pas même sourire; et lorsque le Seigneur des anges habite au milieu de vous, vous ne paraissez point devant lui avec la bienséance et la frayeur respectueuse qu’il demande; mais vous riez même souvent, lorsqu’il est en colère contre vous. Ne voyez-vous pas que vous irritez encore plus Dieu par ce mépris, que par tous vos crimes? Dieu d’ordinaire n’a pas tant d’horreur de ceux qui pèchent, que de ceux qui ne se repentent point après leurs péchés.
Cependant il y a des personnes assez insensibles pour pouvoir dire après tout ceci: Dieu me garde de pleurer jamais; mais le don que je lui demande c’est de rire et de me divertir toute ma vie. Y a-t-il rien de plus bas et de plus puéril que cette pensée? Les divertissements ne sont pas un don de Dieu, mais du diable. Ecoutez ce qui arriva autrefois à ceux qui se divertissaient: «Le peuple, » dit l’Ecriture, « s’assit pour manger et pour boire; et il se leva ensuite pour jouer.» (Ex 32,6) Tel était le peuple de Sodome; tels étaient ceux qui vivaient avant le déluge. Car Dieu dit des premiers qu’ «ils étaient plongés dans les délices, dans l’orgueil, dans les festins, et dans l’abondance de toutes choses. » (Ez 16,49) Et les seconds qui vivaient du temps de Noé, le voyant devant leurs yeux bâtir l’arche durant tant de temps, ne pensèrent qu’à prendre leurs divertissements, sans être touchés de douleur pour leurs péchés, et sans se mettre en peine de l’avenir. C’est pourquoi le déluge venant, les enveloppa tous, et ils périrent dans ce naufrage commun de toute la terre.
7. N’attendez donc point de Dieu ce que le démon seul donne aux hommes. Le don que Dieu nous fait est un coeur contrit et humilié, qui veille sur soi-même avec une grande circonspection (51), et qui est touché du repentir et de la componction de ses fautes. Ce sont là les présents que Dieu nous fait parce qu’ils nous sont les plus utiles. Nous avons à soutenir une rude guerre. Nous avons à combattre contre des ennemis invisibles, contre des esprits de malice, contre les principautés et les puissances, et nous sommes trop heureux si par tous nos soins, toute notre vigilance, et tous nos efforts, nous pouvons résister à une phalange si redoutable. Mais si nous devenons lâches et paresseux, si nous nous amusons à nous divertir et à rire, nous serons vaincus par notre mollesse, même avant que de combattre.
Ce n’est point à nous à passer le temps dans les ris, dans les divertissements, et dans les délices. Cela n’est bon que pour les prostituées de théâtre, et pour les hommes qui les fréquentent, et particulièrement pour ces flatteurs qui cherchent les bonnes tables. Ce n’est point là l’esprit de ceux qui sont appelés à une vie céleste, dont les noms sont déjà écrits dans l’éternelle cité, et qui font profession d’une milice toute spirituelle: mais c’est l’esprit de ceux qui combattent sous les enseignes du démon.
Oui, mes frères, c’est le démon qui a fait un art de ces divertissements et de ces jeux, pour attirer à lui les soldats de Jésus-Christ, et pour relâcher toute la vigueur, et comme les nerfs de leur vertu. C’est pour ce sujet qu’il a fait dresser des théâtres dans les places publiques, et qu’exerçant et formant lui-même ces bouffons, il s’en sert comme d’une peste dont il infecte toute la ville. Saint Paul nous a défendu les paroles impertinentes, et celles qui ne tendent qu’à un vain divertissement: mais le démon nous persuade d’aimer les unes et les autres.
Ce qui est encore plus dangereux, est le sujet pour lequel éclatent ces ris immodérés. Dès que ces bouffons ridicules ont proféré quelque blasphème, ou quelque parole déshonnête, aussitôt une multitude de fous se mettent à rire et à montrer de la joie. Ils les applaudissent pour des choses qui devraient les faire lapider et ils s’attirent ainsi sur eux-mêmes, par ce plaisir malheureux, le supplice d’un feu éternel. Car en les louant de ces folies, on leur persuade de les faire, et on se rend encore plus digne qu’eux de la condamnation qu’ils ont méritée. Si tout le monde s’accordait à ne vouloir point regarder leurs sottises, ils cesseraient bientôt de les faire: mais lorsqu’ils vous voient tous les jours quitter vos occupations, vos travaux, et l’argent qui vous en revient; en un mot, renoncer à tout pour assister à ces spectacles, ils redoublent d’ardeur, et ils s’appliquent bien davantage à ces folies.
Je ne dis pas ceci pour les excuser, mais pour vous faire voir que c’est vous principalement qui êtes la source de tous ces dérèglements, en assistant à leurs jeux, et y passant les journées entières. C’est vous qui dans ces représentations malheureuses profanez la sainteté du mariage, et qui déshonorez devant tout le monde ce grand sacrement. Car celui qui représente ces personnages infâmes, est moins coupable que vous qui les faites représenter, que vous qui l’animez de plus en plus par votre passion, par vos ravissements, par vos éclats et par vos louanges, et qui travaillez de toutes manières à embellir et à relever cet ouvrage du démon. Avec quels yeux pourrez-vous regarder chez vous votre femme, après l’avoir vue si outragée en la personne de ces comédiennes? Comment ne rougissez-vous point en pensant à elle, en voyant son sexe si déshonoré par ces infamies?
8. Ne me dites point que tout ce qui se fait alors n’est qu’une fiction. Cette fiction a fait beaucoup d’adultères véritables, et a renversé beaucoup de familles. C’est ce qui m’afflige davantage, que ce mal étant si grand, on ne le regarde pas même comme un mal, et que lorsqu’on représente un crime aussi grave que l’est l’adultère, on n’entende que des applaudissements et des cris de joie. Ce n’est qu’une feinte, dites-vous. C’est donc pour cela même que ces personnes sont dignes de mille morts, d’oser exposer aux yeux de tout le monde des désordres qui sont défendus par toutes les lois. Si l’adultère est un mal, c’est un mal aussi que de le représenter.
Qui pourrait dire combien ces représentations dramatiques de l’adultère font d’adultères, et combien elles inspirent l’impudence et l’impureté à tous ceux qui les regardent? Car il n’y a rien de plus impudique que l’oeil qui peut souffrir de voir ces obscénités. Vous auriez horreur qu’une femme nue se présentât à vous dans une place publique, ou dans une maison, et vous vous croiriez offensé si elle le faisait: et cependant vous ne craignez pas d’aller au théâtre, pour déshonorer publiquement (52) l’un et l’autre sexe, et pour souiller vos yeux par la vue de ces impuretés.
Ne dites point que celle qui paraît de la sorte est une femme prostituée. Car c’est toujours une femme, et qu’elle soit libre ou esclave, son déshonneur est celui du sexe et de la nature. S’il n’y avait point de mal en cela, pourquoi vous retireriez-vous, si cela vous arrivait dans une rue? Pourquoi vous emporteriez-vous contre celle qui commettrait cette infamie? Est-ce que ce qui blesse l’honnêteté lorsqu’on est seul, ne la blesse plus lorsqu’on est plusieurs ensemble? Cette pensée n’est-elle pas ridicule, et entièrement extravagante? Il vaudrait mieux couvrir tout son visage de boue, que de souiller sa vue par ces spectacles honteux. Car la boue blesse moins les yeux du corps, que la vue de cette femme impudique ne blesse ceux de l’âme.
Souvenez-vous d’où est venue d’abord la nudité dans le premier homme, et appréhendez la cause de cet état si honteux. Qu’est-ce qui causa cette nudité, sinon la désobéissance d’Adam, et l’inspiration du démon? Tant il est vrai que c’est le démon qui s’est plu d’abord à mettre les hommes dans cet état! Mais nos premiers pères se voyant nus rougirent au moins de leur nudité: et vous autres vous vous en glorifiez; et «vous mettez votre gloire dans votre confusion (Ph 3,13),» selon la parole de l’Apôtre. De quels yeux vous regardera votre femme, lorsque vous revenez de ces lieux impurs? comment vous recevra-t-elle? comment vous parlera-t-elle, après que vous avez fait cet outrage à son sexe, et que la vue d’une prostituée vous a peut-être rendu son esclave par une détestable passion?
Si vous vous affligez lorsque je vous parle de la sorte, je bénirai Dieu de la grâce qu’il vous fait. Car «qui peut me donner plus de joie,» comme disait saint Paul, «que celui qui s’attriste par ce que je dis? » (2Co 2,2) Ne cessez donc point de pleurer et de soupirer de ces désordres, puisque la douleur que vous en ressentirez sera le commencement de votre conversion. C’est pour cette raison que je vous ai parlé avec plus de force; j’ai voulu par une incision plus profonde vous guérir de la gangrène que vous communiquent ces corrupteurs publics, et vous rendre une parfaite santé. C’est ce que je vous souhaite à tous avec ces récompenses éternelles que Dieu promet à nos bonnes oeuvres, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire avec le Père et le Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. (53)
Chrysostome sur Mt 5