Chrysostome sur Mt 21
21 Mt 6,24-28
«NUL NE PEUT SERVIR DEUX MAÎTRES, CAR OU IL HAIRA L’UN, ET AIMERA L’AUTRE; OU IL S’ATTACHERA À L’UN, ET MÉPRISERA L’AUTRE » CHAP. 6,24, JUSQU’AU VERSET 28)
ANALYSE
1. Le Christ nous est utile en supprimant ce qui nous nuit.
2. Des maux qu’enfantent les richesses.
3. Le Nouveau comme l’Ancien Testament emprunte des exemples à l’histoire de la Nature.
4. Que les imparfaits ne doivent pas croire que la perfection soit impossible; qu’ils doivent s’encourager par l’exemple des autre.
1. Jésus-Christ dégage peu à peu ses disciples de l’amour du monde. Il diversifie les raisons par lesquelles il tâche de les retirer de l’affection des richesses, et de réprimer en eux cette passion si violente. Il ne se contente pas de ce qu’il leur en a déjà dit, quoiqu’il en ait parlé longuement et fortement. Il y ajoute encore d’autres considérations plus puissantes et plus terribles. Car y a-t-il rien qui nous doive plus effrayer que ce qu’il nous dit ici, que si nous sommes esclaves des richesses, nous cesserons d’être serviteurs de Jésus-Christ? Et qu’y a-t-il au contraire qui nous puisse consoler davantage, que de pouvoir devenir ses véritables amis, en méprisant les richesses au lieu de les aimer?
Remarquez encore ici ce que je vous fais voir si souvent: que Jésus-Christ porte ses disciples à lui obéir par deux raisons différentes, par l’utilité qu’ils y trouvent, et par le mal qu’ils souffriraient s’ils ne lui obéissaient pas. Il nous avertit, comme un sage médecin, des maladies où nous tomberons si nous négligeons ses ordonnances; et de la santé dont nous (176) jouirons si nous pratiquons ce qu’il nous commande.
Et considérez quel avantage Jésus-Christ nous promet ici, et combien ses préceptes nous sont utiles, puisqu’ils nous délivrent de si grands maux. Le mal que vous causent les richesses, dit-il, n’est pas seulement d’armer contre vous les voleurs, et de remplir votre esprit d’épaisses ténèbres. La plus grande plaie qu’elles vous font, c’est qu’elles vous arracherait de la bienheureuse servitude de Jésus-Christ, pour vous rendre esclaves d’un métal insensible et inanimé. Ainsi elle vous cause le double mal, et de vous rendre esclaves d’une chose dont vous devriez être les maîtres, et de vous retirer de l’assujétissement à Dieu, auquel il vous est très avantageux et très nécessaire d’être soumis. Comme Jésus-Christ avait déjà fait voir la double perte que nous faisons lorsque nous mettons notre argent où la rouille le corrompt, et que nous ne le mettons pas où il demeure incorruptible; il fait voir de même ici dans l’avarice un double mal, qui consiste en ce qu’elle sépare de Dieu et qu’elle nous asservit au démon de l’argent.
Il ne dit pas même d’abord cette vérité à ses disciples. Il les y dispose peu à peu par cette maxime générale: «Nul ne peut servir deux maîtres (24); » c’est-à-dire, deux maîtres qui commandent des choses toutes contraires. Car s’ils ne commandent que la même chose, ils ne sont qu’un maître, comme autrefois «toute la multitude de ceux qui croyaient n’était qu’un coeur et qu’une âme» (Ac 4,32) Il y avait plusieurs personnes, et néanmoins la parfaite union des coeurs faisait que plusieurs n’étaient qu’un. Mais Jésus-Christ, insistant sur cette pensée, l’accuse plus fortement, et dit que l’homme non seulement ne servira pas l’un de ces deux maîtres, mais que même il le haïra et détestera. «Car ou il haïra l’un et aimera e l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre (24).»
Il semble que ce dernier membre soit une redite. Cependant ce n’est pas sans raison que la chose est ainsi présentée; le Seigneur veut faire voir qu’il est aisé de passer de l’un de ces deux maîtres à celui qui est le meilleur. Afin que vous ne veniez pas dire: je suis déjà engagé, je suis déjà l’esclave de l’argent, il montre que l’on peut s’en délivrer, et revenir du tyran au roi véritable, comme on l’avait quitté pour s’assujétir au tyran. Il commence donc par dire en général qu’on ne peut servir deux maîtres, pour être plus sûr de trouver dans l’auditeur un juge impartial de ce qu’il avance, un juge qui ne se prononcera que d’après la nature des choses, et ce principe accordé, il se découvre aussitôt, en disant: «Vous ne pouvez servir tout ensemble Dieu et l’argent (24).» Tremblons, mes frères, quand nous pensons à ce que nous forçons Jésus-Christ de nous dire, lorsqu’il parle de l’argent comme d’une divinité opposée à Dieu. Si cela est horrible à dire, combien l’est-il plus de le faire, et de préférer le joug de fer des richesses au joug doux et agréable de Jésus-Christ? Mais quoi! me direz-vous, les anciens patriarches n’ont-ils pas trouvé le moyen de servir tout ensemble Dieu et l’argent? - Nullement. - Mais comment donc Abraham, comment Job, ont-ils jeté tant d’éclat par leur vertu? Je vous réponds qu’il ne faut point alléguer ici ceux qui ont possédé les richesses, mais ceux qui en ont été possédés. Job était riche; il se servait de l’argent, mais «il ne servait pas l’argent.» Il en était le maître et non l’idolâtre. Il considérait son bien comme s’il eût été à un autre; il s’en regardait comme le dispensateur et non le propriétaire. Il était si éloigné de ravir le bien d’autrui, qu’il donnait le sien aux pauvres: et, ce qui est encore plus grand, il ne se réjouissait pas même d’être riche; il le dit lui-même: «Vous savez si je me suis réjoui de mes grandes richesses.» (Jb 3,25) C’est pourquoi il ne s’affligea point lorsqu’il les perdit.
Mais les riches de ce temps sont bien éloignés de cet esprit. L’argent est leur maître et leur tyran. Il leur fait payer avec une extrême rigueur le tribut qu’il leur impose, et ils le servent comme les plus lâches et les plus malheureux de tous les esclaves. Cet amour de l’or possède leur coeur, et il s’y retranche comme dans une place forte, d’où il leur impose tous les jours de nouvelles lois, pleines d’injustice et de violence, sans qu’aucun d’eux ose résister. N’opposez donc point de vains raisonnements à la voix de Dieu. Puisque Jésus-Christ a prononcé cet oracle, et qu’il a dit qu’il est impossible de servir deux maîtres, ne dites point que cela se peut. L’un de ces maîtres vous commande de voler le bien d’autrui, l’autre de donner ce qui est à vous. L’un veut que vous soyez chastes, et l’autre que vous soyez impurs. L’un vous porte (177) à la bonne chère, et l’autre vous recommande l’abstinence. L’un vous persuade d’aimer te monde, l’autre vous commande de le mépriser. L’un veut que vous admiriez le luxe et la magnificence des bâtiments, et l’autre que, pleins de mépris pour ces vanités, vous n’aimiez que la beauté de la vertu et de la sagesse. Comment donc pouvez-vous servir tout ensemble ces deux maîtres, puisqu’ils vous commandent des choses toutes contraires?
2. Jésus-Christ donne à l’argent le nom de «maître,» non qu’il soit tel par sa nature, mais parce qu’il le devient par l’esclavage volontaire de ceux qui lui sont assujétis. C’est ainsi que saint Paul appelle le ventre un «Dieu (Ph 3,49),» pour marquer, non la dignité du tyran, mais la bassesse de ceux qui le servent: service pire que tout supplice, et bleu capable, même avant tout supplice, de châtier celui qui s’y livre. Qu’y a-t-il donc au monde de plus misérable que ceux qui, ayant Dieu pour maître, quittent son joug si doux, pour s’asservir volontairement à ce tyran si cruel, dont l’esclavage leur est si pernicieux, même en cette vie? Car c’est de cet amour et de cette idolâtrie de l’argent que naissent une infinité de pertes, de procès, de querelles, de médisances, de guerres, de travaux, et de ténèbres intérieures et spirituelles; et, ce qui est encore plus à déplorer, c’est que cette servitude Si malheureuse nous ravit encore tous les biens du ciel.
Après que Jésus-Christ a montré par tout ce qu’il vient de dire combien il est avantageux en toute manière de mépriser les richesses, qu’en les méprisant on les conserve, et que cette disposition nous donne la paix du coeur, nous élève à la plus haute vertu, et nous rend fermes et inébranlables dans la piété, il montre maintenant que ce qu’il commande n’est point difficile. Car un sage législateur ne doit pas seulement ordonner des choses utiles, mais tâcher encore de les rendre aisées. Ainsi il ajoute: «C’est pourquoi je vous le dis, ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger, ni d’où vous aurez des vêtements pour couvrir votre corps (25).»
Pour empêcher qu’on ne dise: Mais si nous quittons tout, comment pourrons-nous vivre? il prévient admirablement cette objection. S’il eût dit tout d’abord: «Ne vous mettez point u en peine de la nourriture,» cela eût pu paraître dur. Mais en faisant voir ce que produit l’avarice, il a disposé les esprits à recevoir cet avis. Il ne vient donc pas simplement et sans aucune précaution nous dire: «Ne vous mettez pas en peine.». Il commence par émettre la raison, puis il énonce le précepte comme une conséquence qui en découle. «Vous ne pouvez,» dit-il, «servir Dieu et l’argent; c’est pourquoi,» ajoute-t-il, «je vous le dis, ne vous mettez point en peine» Qu’est-ce à dire «c’est pourquoi?» de quoi s’agit-il? D’une perte irréparable, non pas seulement d’un dommage d’argent, mais d’un coup mortel à tout ce qu’il y a de plus précieux en vous, je veux dire la perte du salut éternel; puisque ces soucis de l’argent vous séparent du Dieu qui vous a créé, qui prend soin de vous et qui vous aime.
«C’est pourquoi je vous dis: Ne vous mettez point en peine pour votre âme où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger. » Il propose hardiment le précepte dans toute sa force, après qu’il a montré ce que l’on perdait à ne pas le suivre. Il veut que non seulement nous renoncions à notre bien, mais que nous ne nous mettions pas même en peine pour la nourriture la plus nécessaire: «Ne vous mettez point en peine pour votre âme, où vous trouverez de quoi boire et de quoi manger » Ce qu’il dit, non que l’âme ait besoin de nourriture, puisqu’elle est spirituelle, mais c’est une manière ordinaire dé parler dont il se sert. D’ailleurs, encore qu’elle n’ait pas besoin de nourriture, elle ne pourrait néanmoins demeurer dans un corps qui en manquerait.
Mais lorsque Jésus-Christ interdit ces soins, il ne le fait pas d’une autorité absolue. Il sa sert pour nous le persuader, d’une raison qu’il tire de ce qui se passe en nous-mêmes, et d’autres comparaisons sensibles. «L’âme n’est-elle pas plus que la nourriture; et le corps plus que le vêtement (45)?» Comment donc Celui qui donne ce qui est plus considérable ne donnera-t-il pas aussi ce qui l’est moins? Comment Celui qui a formé la chair dans cette nécessité d’être nourrie, ne lui donnera-t-il pas cette nourriture dont il a voulu qu’elle eût besoin? C’est pourquoi il ne dit pas simplement: «Ne soyez point en peine où vous trouverez de quoi vivre; » mais il ajoute: «pour votre âme et pour votre corps,» parce qu’il voulait appuyer son discours par la comparaison de l’une et de l’autre de ces deux parties (178) qui composent l’homme. Car une fois que Dieu a donné l’âme, elle demeure ce qu’elle est: mais le corps croît tous les jours. Après avoir ainsi fait voir l’immortalité de l’âme et la fragilité du corps il ajoute: «qui d’entre vous peut ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée?» Il ne parle point ici de l’âme parce qu’elle est incapable d’accroissement, mais seulement du corps, qui selon cette parole reçoit son accroissement non de la nourriture, mais de la providence de Dieu; pensée que saint Paul exprime différemment en disant: «Celui qui plante n’est rien, celui qui tu arrose n’est rien, mais tout est de Dieu qui s donne l’accroissement.» (1Co 3,7) Voilà donc les raisons qu’il tire de ce qui se passe dans nous; puis il a recours à des comparaisons tirées d’ailleurs: «Considérez» dit-il «les oiseaux du ciel; ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni n’amassent rien dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit. N’êtes- vous pas sans comparaison plus grands «qu’eux? (26) Pour nous empêcher de croire que ces soins que Jésus-Christ nous défend, puissent nous être fort avantageux, il nous en fait voir clairement l’inutilité dans les plus grandes comme dans les plus petites créatures: dans les plus grandes, comme sont notre âme et notre corps; et dans les plus petites, comme sont les oiseaux du ciel. Si sa providence, nous dit-il, témoigne tant de soin pour des êtres qui sont beaucoup moins que vous, comment vous manquera-t-elle? C’est ainsi qu’il parle au peuple assemblé; mais il ne traite pas ainsi le démon. Il repousse sa tentation par une raison bien plus relevée. «L’homme,» lui dit-il, «ne vit pas seulement de pain, mais de toute s parole qui sort de la bouche de Dieu.»(Mt 4) Il se contente ici de parler des «oiseaux du ciel» à ce peuple, manière excellente d’exhorter et d’avertir, et qui ne pouvait qu’agir fortement sur ces esprits.
3. Mais quelques impies en sont venus à ce degré de démence, que d’oser trouver à redire dans ces paroles du Sauveur. Il ne devait pas, disent-ils, proposer aux hommes l’exempte des oiseaux, puisqu’il voulait porter les hommes à agir librement et volontairement, au lieu que les oiseaux n’agissent que par l’instinct et le mouvement de la nature. Que répondre à cela sinon que nous pouvons acquérir par la volonté ce que la nature a donné aux oiseaux? Aussi Jésus-Christ, ne dit pas: Considérez que les oiseaux du ciel volent, parce que nous ne pouvons pas les imiter en cela, mais qu’ils n’ont point de soin de leur nourriture, ce que nous pouvons faire aisément si nous le voulons.
L’exemple des saints qui ont vécu selon ce précepte, en est une preuve. Admirable sagesse du divin Législateur qui pouvant nous proposer l’exemple de tant d’excellents hommes, comme de Moïse, d’Elie, de saint Jean, et de tant d’autres, qui ne se sont mis nullement en peine de trouver de quoi se nourrir, aime mieux se servir de celui des oiseaux, comme plus capable de frapper l’esprit de ses auditeurs et de ses disciples. Car s’il leur eût donné ces hommes de Dieu pour modèle, ils lui eussent peut-être répondu qu’ils n’étaient pas encore arrivés comme ces saints, au comble de la vertu. Mais en ne leur proposant que l’exemple des oiseaux, ils ne pouvaient pas s’excuser, et ils devaient plutôt rougir de ne pouvoir pas les imiter.
Il imite encore en ce point l’ancienne loi, qui renvoie quelquefois les hommes à l’exemple de l’abeille, de la fourmi, de la tourterelle, et de l’hirondelle. Et ce n’est pas une petite preuve de la gloire, et de la grandeur de l’homme, de pouvoir imiter par le choix libre de sa volonté, ce que ces animaux font par la nécessité de l’instinct de la nature. Si donc Dieu prend tant de soin des choses qu’il a crées pour nous, combien en prendra-t-il plus de nous-mêmes? S’il veille tant sur les serviteurs, combien veillera-t-il plus sur le maître? C’est pourquoi après avoir dit: «Regardez les oiseaux du ciel,» il n’ajoute point: que ces oiseaux ne s’occupent point à des commerces et à des trafics injustes parce qu’il semblerait n’avoir eu en vue que les hommes les plus méchants et les plus avares; mais seulement «qu’ils ne sèment et qu’ils ne moissonnent point.»
Quoi donc! me direz-vous, voulez-vous nous empêcher de semer? Jésus-Christ ne défend point de semer; mais il défend d’avoir trop de soin de ce qui est même le plus nécessaire. Il ne défend point de travailler, mais il ne veut pas qu’on travaille avec défiance, et avec inquiétude Il vous promet donc, et il vous commande même de vous nourrir; mais il ne veut pas que ce soin vous tourmente, et vous embarrasse l’esprit. David avait longtemps auparavant marqué cette vérité obscurément (179) «Vous ouvrez votre main, et vous remplissez de bénédiction tout ce qui a vie. » (Ps 145,16) Et ailleurs: «Dieu donne aux animaux et aux petits des corbeaux, la nourriture qu’ils lui demandent.» (Ps 147,9)
Vous me direz, peut-être, quel est l’homme qui puisse s’exempter de ces soins? Ne vous souvenez-vous point de tant de justes que je viens de vous nommer? Ne savez-votas pas encore que le patriarche Jacob sortit nu de son pays et qu’il dit: «Si le Seigneur me donne du pain pour manger et des habits pour une «couvrir,» etc. (Gn 28,20) Ce qui marque assez qu’il n’attendait point sa nourriture de ses soins, mais de Dieu seul. C’est ce que les apôtres ont fait depuis en quittant tout et ne s’inquiétant de rien. On a vu ces cinq mille personnes ensuite, et ces trois mille autres pratiquer la même chose. Si après toutes ces raisons et tous ces exemples, vous ne pouvez vous résoudre à vous décharger de ces soins qui sont comme des chaînes qui vous accablent; reconnaissez au moins combien ils vous sont inutiles, et que cette inutilité vous porte à vous en dégager. «Car qui est celui d’entre vous qui puisse avec tous ses soins ajouter à sa taille naturelle la hauteur d’une coudée (27)?» Il se sert de la comparaison d’une chose claire, pour en faire comprendre une qui est obscure et cachée. Comme avec tous vos soins, dit-il, vous ne pouvez faire croître votre corps, vous ne pouvez de même avec toutes vos inquiétudes, quelque nécessaire que vous les croyiez, vous assurer votre nourriture. Ceci nous fait donc voir que ce ne sont point nos soins particuliers, mais la seule providence de Dieu qui fait tout dans les choses mêmes où nous paraissons avoir plus de part: que si Dieu nous abandonnait, rien ne nous pourrait soutenir; et que nous péririons avec tous nos soins, toutes nos inquiétudes, et tous nos travaux.
4. Ne disons donc point, mes frères, que ces commandements de Dieu sont au-dessus de nos forces, et impraticables. Il y a encore aujourd’hui, par la miséricorde de Dieu, plusieurs personnes qui les accomplissent. Si vous l’ignorez, je ne m’en étonne pas, puisque Eue croyait être seul, lorsque Dieu lui dit: «Je me suis réservé sept mille hommes, qui n’ont point fléchi le genou devant Baal.» (1R 8,13) Cet exemple doit nous convaincre qu’il y en a encore aujourd’hui qui mènent une vie apostolique, et qui imitent les premiers chrétiens, dont il est parlé dans les Actes. Si nous ne le croyons pas, ce n’est pas que cette vertu si excellente ne se trouve encore en plusieurs; mais c’est qu’elle est trop disproportionnée à notre faiblesse et à notre esprit. Nous sommes semblables en cela à un homme sujet au vin, qui ne. peut croire qu’il y en ait qui non-seulement n’en boivent point, mais qui ne boivent même de l’eau qu’avec réserve et avec mesure, comme tant d’excellents solitaires dans les déserts; ou bien nous ressemblons à un impudique qui ne peut croire qu’on puisse vivre dans le célibat, et demeurer toujours vierge; ou à un voleur qui accoutumé à ravir le bien d’autrui, ne peut comprendre comment on peut donner aux autres le sien propre. C’est ainsi que ceux qui sont déchirés tous les jours de mille soins, ne peuvent croire qu’il y en ait plusieurs qui en soient exempts, et qui vivent dans une profonde paix.
Il nous serait donc aisé de faire voir, par l’exemple de ceux dont la vie est encore aujourd’hui conforme à cette règle qui nous est prescrite dans l’Evangile, combien de chrétiens ont suivi autrefois cet excellent précepte de Jésus-Christ. Mais pour vous, mes frères, il vous suffit d’abord d’apprendre à n’être point avares, de savoir que l’aumône est une vertu très agréable à Dieu, et que vous devez faire part de vos biens aux pauvres. Ces premières pratiques de piété vous conduiront peu à peu à un plus haut degré de vertu. Commençons donc par retrancher ces magnificences superflues; contentons-nous d’une juste médiocrité, et ne pensons à acquérir du bien, que par un travail et un emploi légitime.
Nous voyons que saint Jean ne recommandait d’abord aux publicains et aux soldats, que de se contenter de leurs gages. Son zèle eût bien voulu passer plus loin, et les élever à une plus haute perfection; mais comme ces hommes n’en étaient pas encore capables, il use de condescendance et se contente de leur proposer ces avis pour ainsi dire tout élémentaires; s’il avait voulu leur donner les enseignements les plus hauts, ils n’auraient pas même tenté de suivre ceux-ci, et ils auraient peut-être encore manqué à ceux-là. C’est ainsi que nous tâchons de vous faire entrer d’abord dans les exercices les plus bas et les plus faciles de la vertu. Nous savons que l’état des parfaits qui renoncent à tout et qui ne possèdent rien, est au-dessus de (180) vos forces, et que cette haute vertu est aussi éloignée de vous, que le ciel l’est de la terre. Exerçons-nous donc au moins à pratiquer les commandements les plus faciles, et nous y trouverons la consolation et le salut de nos âmes.
Il s’est trouvé même. des philosophes grecs, qui ont fait ce que je vous dis, et qui ont quitté tout leur bien, quoique par un mouvement qui n’était pas celui qu’il fallait. Mais pour vous, je me contenterai que vous fassiez de grandes aumônes; nous arriverons bientôt à la perfection de la vertu, si nous y montons par ces degrés. Que si nous ne faisons pas même ces premiers pas, quelle excuse nous restera-t-il si, étant obligés d’être plus justes que les justes de l’ancienne loi, nous le sommes moins que les philosophes païens? Que serait-ce si, devant être des anges et des enfants de Dieu, nous ne nous conservons pas même la qualité d’hommes? Car ce n’est plus garder la douceur d’un homme, que de ravir le bien d’autrui. C’est imiter la cruauté des bêtes les plus farouches, et la passer même en quelque sorte. Les bêtes ne suivent que l’instinct que la:nature leur donne. Mais nous, après avoir été honorés de la raison, nous violons la nature même, et nous dégénérons de l’excellence de l’homme dans la bassesse des bêtes.
Considérons sérieusement, mes frères, quelle est cette haute vertu que Jésus-Christ nous propose en cet Evangile; et si nous ne pouvons pas y atteindre, efforçons-nous au moins d’y faire quelque progrès. C’est ainsi que nous nous délivrerons des supplices à venir, et que nous avançant de degré en degré, nous monterons jusqu’au comble de tous les biens que je vous souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
22 Mt 6,28-34
ILS NE TRAVAILLENT POINT, » ETC. (CHAP. 6,28, JUSQU’A LA FIN DU CHAPITRE)
ANALYSE
1. La beauté de la création proclame la sagesse de Dieu.
2. Dieu qui donne ce qui paraît superflu donnera à bien plus forte raison le nécessaire.
3. C’est par le secours de Dieu que nous faisons tout le bien que nous faisons.
4. Comment il faut comprendre le mot: Malitia dans cette parole: sufficit diei malitia sua.- Est-ce une consolation que le délai du supplice de l’enfer.
5. Il n’est pas de péché qui ne cède à la pénitence; des conditions d’une véritable prière.
6. Excellent modèle de la prière de la Chananéenne.
1. Après que Jésus-Christ a parlé de la nourriture la plus nécessaire, et qu’il a montré qu’il ne fallait s’en point mettre en peine, il passe à ce qui est moins important, puisque le vêtement n’est pas si nécessaire que la nourriture. On demandera peut-être pourquoi il ne rapporte pas encore ici l’exemple des oiseaux, et d’où vient qu’il ne parle point du paon, ou du cygne. Ou de la brebis, qui pouvaient lui fournir de nombreuses comparaisons. Il cite le lis afin de nous toucher plus fortement par le contraste qu’il nous fait voir entre une vile herbe, et l’extrême magnificence dont Dieu s’est plu à la décorer. C’est pourquoi, poursuivant son (181) raisonnement, il ne dit plus «un lis,» mais «le foin des champs.» Ce terme ne lui suffit même pas, il en ajoute un autre qui exprime encore plus fortement la vileté. «Le foin des champs qui est aujourd’hui, et qui demain,» non seulement ne sera plus; mais, ce qui est beaucoup plus expressif, «sera jeté dans le four.» Et il ne dit pas simplement: «Que Dieu le pare, » mais «s’il le pare de la sorte.»
Voyez-vous que d’expressions vives et fortes? Le Sauveur les emploie pour faire une plus grande impression dans l’esprit de ceux qui l’écoutent. C’est toujours avec la même pensée qu’il conclut en disant: «Combien plus le fera-t-il pour vous?» Cette parole est d’une emphase énergique; et ce mot «vous» dans la bouche du Sauveur montre bien ce que vaut l’homme et l’attention qu’il mérite: c’est comme s’il disait: Vous à qui Dieu a donné une âme raisonnable, dont il a formé le corps, pour qui il a fait le ciel et la terre, à qui il a envoyé ses prophètes et donné sa loi, qu’il a comblé de tant de biens, pour qui il a livré son Fils unique, et à qui il a donné enfin avec lui, la plénitude de ses bénédictions et de ses grâces.
Mais après le souvenir de tant de dons, il fait à ses auditeurs une réprimande en les appelant «hommes de peu de foi.» Tel est le sage conseiller, il joint toujours le reproche à l’exhortation, pour opérer plus sûrement la persuasion. Le Seigneur, par ces paroles, ne nous apprend pas seulement à ne nous inquiéter d’aucune chose, mais encore à n’être point touchés de la beauté et de la magnificence des vêtements. A l’herbe l’éclat de la parure, au gazon la beauté, nous dit-il, ou plutôt le foin de la prairie vaut encore mieux que son splendide vêtement. Pourquoi donc vous enorgueillir de choses dans lesquelles une simple plante l’emporte sur vous de beaucoup?
Mais remarquez comment Jésus-Christ adoucit tout d’abord ce précepte par l’opposition des contraires, puisqu’il semble n’y porter les hommes, que pour les délivrer de la chose du monde qu’ils craignent le plus. Car après avoir dit: «Considérez comment croissent les lis des champs,» il ajoute: «Ils ne travaillent point ni ne filent point.» De sorte que c’est afin de nous délivrer de nos peines qu’il nous fait ce commandement. Ainsi on ne doit pas dire qu’il y a de la peine à suivre ce précepte, mais qu’au contraire il y en a à ne le pas suivre. De même qu’en disant «que les oiseaux ne sèment point,» Jésus-Christ n’a pas prétendu nous défendre de semer, mais seulement de nous absorber dans cette préoccupation; de même ici, lorsqu’il dit que «les lis ne travaillent, ni ne filent point,» ce n’est pas le travail qu’il condamne, mais seulement l’agitation inquiète. «Et cependant je vous déclare que Salomon même dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux (29). » Ainsi, selon la parole de Jésus-Christ, tout ce grand éclat de Salomon a cédé à celui des lis. Et on ne peut pas dire que sa magnificence a quelquefois égalé la beauté des lis, et que quelquefois aussi l’éclat des lis l’a surpassée; puisqu’il est marqué expressément qu’il n’a jamais été vêtu comme le lis «dans toute sa gloire,» c’est-à-dire qu’il n’y a eu aucun jour de son règne, où il ait été paré comme un lis. Que s’il n’a pu égaler dans sa magnificence la fleur du lis, il n’a point non plus égalé les autres fleurs, mais il leur a cédé à toutes, puisque leur beauté vive et naturelle passe autant toutes les broderies d’or et de soie, que la vérité passe le mensonge. Si donc le plus magnifique de tous les rois doit reconnaître ici qu’il est vaincu! comment prétendez-vous par tout votre luxe, je ne dis pas surpasser le lis, mais approcher seulement de la beauté de la moindre fleur?
Jésus-Christ nous avertit donc ici de ne point rechercher cette sorte d’éclat. Or, semble-t-il nous dire, voyez la fin de cette fleur; après le triomphe remporté par sa beauté, elle est jetée au four. Que si Dieu prend un tel soin de choses de si peu d’importance et de prix, comment pourrait-il oublier l’homme, qui est la plus excellente de ses créatures?
Vous me demanderez peut-être, pourquoi Dieu a donné tant de beauté à ces fleurs? Je vous réponds que c’est pour nous montrer sa sagesse et sa puissance, et pour nous faire admirer en toutes choses la magnificence de sa gloire. Car ce ne sont pas seulement «les cieux qui racontent la gloire de Dieu. » (Ps 18,4) La terre le fait aussi comme le montre David lorsqu’il dit: «Louez le Seigneur, vous «arbres fruitiers, et tous cèdres.» (Ps 148,9) Les uns, par la douceur de leurs fruits, les autres par la grandeur de leurs branches, les autres par une beauté particulière, publient la gloire de leur Créateur. Dieu ne pouvait mieux nous faire voir les richesses infinies de (182) sa puissance et de sa sagesse, qu’en répandant ainsi tant de beauté sur les choses les plus basses, puisqu’il n’y a rien de plus vil que ce qui est aujourd’hui, et qui cessera d’être demain.
Que si Dieu donne à ces herbes ce qui ne leur était point nécessaire, puisque cet éclat qu’elles ont ne sert nullement à nourrir le feu qui les brûle; comment vous refuserait-il à vous ce qui vous est nécessaire? Après avoir paré les moindres choses de tant d’ornements superflus, seulement pour montrer sa toute-puissance, comment vous négligerait-il, vous, qui êtes le chef-d’oeuvre de ses créatures? Comment vous refuserait-il ce qui vous est nécessaire pour le soutien de la vie? Après donc qu’il a ainsi montré aux hommes jusqu’où s’étend sa providence, il juge à propos de les réprimander, mais il ne le fait qu’avec beaucoup de retenue, et au lieu de les appeler des gens sans foi, il se contente de les appeler des «hommes de petite foi.»
2. «Si donc Dieu a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, qui est aujourd’hui et que demain on jettera dans le four, combien plus le fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi (30)?» Celui qui dit ces paroles, est celui-là même qui fait toutes choses: «Toutes choses ont été faites par lui, et sans lui rien n’a été fait.» (Jn 1,3) Cependant il ne dit pas comme Créateur. Il lui suffisait pour un temps de montrer son autorité en disant à chacun de ses commandements: «Il a été dit aux anciens, etc., mais moi je vous dis.» Ne vous étonnez donc pas après cela qu’il se cache dans la suite, et qu’il parle si humblement de lui-même. Il n’a point d’autre but maintenant que de proportionner sa parole à la faiblesse de ceux qui l’écoutent, et de témoigner partout qu’il n’est pas un ennemi de Dieu, et qu’il s’accorde parfaitement en toutes choses avec son Père.
C’est ce qu’il observe particulièrement dans ce long sermon sur la montagne. Il y parle constamment du Père. Il relève partout sa providence, sa sagesse et sa bonté qui s’étend généralement sur toutes choses, et qui veille autant sur les plus petites que sur les plus grandes. Quand il défend «de jurer par Jérusalem,» il l’appelle «la ville du grand roi.» Quand il «parle du ciel,» il dit, «que c’est le «trône de Dieu.» Quand il parle de la conduite et du gouvernement du monde, il l’attribue tout à Dieu: «Il fait,» dit-il, «lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes.» Il apprend de même à la fin de la prière qu’il a enseignée, que toute grandeur est à Dieu, en disant: «Que le royaume, que la puissance «et que la gloire sont à lui.» De même ici lorsqu’il veut montrer sa providence, et marquer combien elle est admirable dans les moindres choses: «Celui,» dit-il, «qui a soin de vêtir de la sorte une herbe des champs,» etc. Il ne le nomme jamais «son père;» mais seulement leur père; afin de les toucher et de les toucher par cet honneur, et de ne point exciter leur indignation, lorsqu’il appellerait Dieu son père.
Si donc, mes frères, il ne faut pas se mettre en peine des choses les plus nécessaires, comment excusera-t-on ceux qui s’empressent tant pour les superflues? ou plutôt, comment excusera-t-on ceux qui perdent même le dormir pour voler le bien des autres? «Ne vous mettez donc point en peine en disant: Où aurons-nous de quoi manger, de quoi boire, de quoi nous vêtir (31), comme font les païens qui recherchent toutes ces choses (32)?» Jésus-Christ fait encore ici un reproche à ses disciples, et il leur fait voir qu’il ne leur commande rien de fort difficile. Il disait auparavant: «Si vous aimez ceux qui vous aiment, vous ne faites rien d’extraordinaire, puisque les païens en font autant,» et il stimulait ainsi ses disciples et les excitait à une plus haute vertu par la comparaison qu’il faisait d’eux avec les païens: il se sert encore ici de ce même exemple pour leur faire voir qu’il n’exigeait d’eux qu’une conduite très juste et très raisonnable. Car si nous devons être plus justes que les scribes et que les pharisiens, que ne mériterons-nous point, si, bien loin d’être plus justes que les juifs, nous nous rendons semblables aux païens, et si nous n’avons pas plus de confiance en Dieu qu’ils n’en ont? Mais après leur avoir fait cette réprimande pleine de sévérité et de force pour les réveiller de leur assoupissement, et pour leur imprimer une honte salutaire, il les console ensuite en disant: «Votre Père sait que vous avez besoin de toutes ces choses (32).» Il ne dit pas, Dieu sait; mais «votre Père sait,» afin que ce mot de «Père» les fît entrer dans une confiance plus ferme et plus assurée. Car si vous avez un père, leur dit-il, et un père tel (183) que Dieu, il ne pourra pas sans doute vous laisser souffrir les dernières extrémités, puisque les pères d’ici-bas n’ont pas cette dureté à l’égard de leurs enfants.
Il joint à ceci une autre raison: «Vous avez besoin,» dit-il, «de toutes ces choses;» comme s’il disait: ce ne sont pas là des choses superflues, et dont Dieu puisse vous laisser manquer, lui qui ne dédaigne pas de donner aux fleurs des embellissements si peu nécessaires. Je sais que ces choses dont je vous défends le soin sont les plus nécessaires à la vie. Nais cette nécessité que vous regardez comme un motif légitime de souci, j’estime au contraire que c’est elle qui doit vous affranchir de tout souci. Vous dites: je dois me mettre en peine de ces choses parce que je ne puis m’en passer; et moi je vous dis au contraire, que c’est pour cela même que vous ne vous en devez point mettre en peine, parce qu’elles sont nécessaires. Quand elles seraient superflues, vous ne devriez pas même alors concevoir de défiance, mais espérer que la bonté de Dieu ne laisserait pas de vous les donner. Mais du moment qu’elles sont nécessaires, vous ne devez pas avoir le moindre doute qu’il ne vous les donne. Quel est le père qui refuse à ses enfants ce qui leur est le plus nécessaire pour la vie? C’est donc parce que cela est nécessaire que Dieu vous le donnera nécessairement. C’est lui qui a fait la nature humaine, et il en connaît parfaitement les besoins.
Vous ne pouvez pas dire: Il est vrai que Dieu est notre père, et que ces choses sont entièrement nécessaires; mais il ne sait peut-être pas qu’elles nous manquent. Car puisqu’il connaît la nature, qu’il l’a créée, qu’il l’a faite ce qu’elle est, il est évident qu’il sait mieux ses besoins que vous-même qui les souffrez. C’est lui-même quia voulu que vous fussiez sujet à ces besoins, il n’ira donc pas contredire ce qu’il a voulu, en vous imposant d’un côté cette nécessité impérieuse et en vous ôtant de l’autre les moyens d’y satisfaire.
3. Donc, mes frères, bannissons tous ces soins qui ne servent qu’à nous torturer l’esprit inutilement. Puisque, soit que nous nous inquiétions ou que nous ne nous inquiétions pas, c’est Dieu seul qui nous donne toutes ces choses et qui nous les donne d’autant plus que nous nous en inquiétons moins, à quoi nous serviront tous nos soins, qu’à nous tourmenter et nous faire souffrir en pure perte?
Celui qui est invité à un festin magnifique, ne se met pas en peine s’il y trouvera de quoi manger: et celui qui va à une source, ne s’inquiète point s’il y apaisera sa soif. Puis donc que nous avons la providence de Dieu, qui est plus riche que les plus magnifiques festins, et plus inépuisable que les sources les plus profondes, ne concevons ni inquiétude ni défiance. D’ailleurs nous allons trouver, dans les paroles qui suivent, un nouveau sujet de confiance.
«Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît (33).» Après avoir dégagé nos âmes du soin de toutes choses, il nous avertit de tendre au ciel. Il était venu pour anéantir tout ce qui était vieux et pour nous rappeler à notre véritable patrie. C’est pourquoi il tâche par tous les moyens de nous dégager des choses superflues et de nous délivrer des soins de la terre. C’est dans ce dessein qu’il nous avertit de nous garder d’imiter les païens, qui se mettent en peine de ces sortes de choses, dont tous les soins se bornent à la vie présente, qui n’ont aucun souci de l’avenir, ni aucune pensée des biens du ciel. Pour vous, mes disciples, leur dit-il, ce n’est pas là à quoi vous devez tendre. Vous avez un autre objet et une autre fin. En effet, nous ne sommes pas nés pour boire, pour manger et pour nous vêtir; mais pour plaire à Dieu et pour mériter les biens éternels. Comme donc ces besoins présents doivent tenir le dernier lieu dans nos pensées, qu’ils tiennent aussi le dernier rang dans nos prières.
«Cherchez, dit-il, premièrement le royaume et la justice de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît.» Il ne dit pas seulement: «Vous seront données, mais vous seront données comme par «surcroît,» pour montrer qu’il n’y a rien dans les dons qui regardent cette vie, qui mérite d’être comparé avec les biens à venir. C’est pourquoi il n’ordonne point qu’on lui demande ces choses, mais qu’on lui en demande de plus importantes et qu’on espère de recevoir en même temps celles-ci, «comme par surcroît.» Cherchez les biens à venir et vous recevrez les biens présents. Ne désirez point les choses d’ici-bas et vous les posséderez infailliblement. Il est indigne de vous, d’importuner votre Seigneur pour des sujets qui le méritent si peu. Vous vous abaissez honteusement, si lorsque vous ne devez être occupés (184) que des biens ineffables de l’autre monde, vous vous consumez dans les vains désirs des choses qui passent. Pourquoi donc, me direz-vous, Jésus-Christ nous commande-t-il de lui demander notre pain? - Oui, Jésus-Christ nous commande cela, mais en ajoutant «notre pain de chaque «jour;» et en marquent expressément, donnez -nous «aujourd’hui.» Il fait ici la même chose: «C’est pourquoi ne vous mettez point en peine pour le lendemain; car le lendemain se mettra en peine pour soi-même. A chaque jour suffit son mal (34).» Il ne dit pas généralement: «Ne vous mettez point en peine;» mais il ajoute, «pour le lendemain;» nous donnant par ces paroles la liberté de lui demander les besoins du jour présent et bornant en même temps tous nos désirs aux choses les plus nécessaires. Car Dieu nous commande de lui demander ces choses, non parce qu’il a besoin que nous l’en avertissions dans nos prières, mais pour nous apprendre que ce n’est que par son, secours que nous faisons tout ce que nous faisons de bien, pour nous lier et comme pour nous familiariser avec lui par cette obligation continuelle de lui demander tous nos besoins. Remarquez-vous comment il leur donne la confiance qu’il ne les laissera pas manquer des choses nécessaires, et que Celui qui leur donne si libéralement les plus grandes choses, ne leur refusera pas les plus petites? Car je ne vous commande pas, leur dit-il, de ne vous mettre en peine de rien, afin que vous deveniez misérables et que vous n’ayez pas de quoi couvrir votre nudité, mais c’est afin que vous soyez dans l’abondance de toutes choses. Rien sans doute n’était plus propre à lui concilier les esprits que cette promesse. Ainsi comme en les exhortant à ne point rechercher une vaine gloire dans leurs aumônes, il les y porte en leur promettant une autre gloire plus grande et plus solide: «Votre Père,» dit-il, «qui voit en secret, vous en rendra la récompense devant tout le monde;» de même il les éloigne du soin des choses présentes, en leur promettant qu’il satisfera d’autant plus à tous leurs besoins, qu’ils se mettront moins en peine de les rechercher. Je vous défends, leur dit-il, de vous inquiéter, de ces choses, non afin qu’elles vous manquent; mais au contraire afin que rien ne vous manque. Je veux que vous receviez toutes choses d’une manière digne de vous et qui vous soit véritablement avantageuse. Je ne veux pas qu’en vous bourrelant vous-mêmes d’inquiétude, en vous laissant déchirer à mille soucis, vous vous rendiez indignes des secours du corps aussi bien que de ceux de l’âme, et qu’après avoir été misérables en cette vie, vous perdiez encore la félicité de l’autre.
4. «Ne vous mettez donc point en peine pour le lendemain. Car à chaque jour suffit son mal; » c’est-à-dire son affliction et sa misère. Hélas! ne vous suffit-il pas de manger «votre pain à la sueur de votre visage?» Pourquoi chercher dans l’inquiétude encore un nouveau tourment, vous qui devez même être affranchi de Celui-là? Ce mot de «mal,» ne signifie donc pas malice ou malignité; Dieu nous garde de cette pensée! mais il signifie le travail, les afflictions et les misères. Nous voyons encore d’autres endroits dans l’Ecriture où ce mot de «mal,» se prend en ce même sens: «Il n’y a point de mal dans la ville que le Seigneur n’ait fait.» (Am 3,6) Ce que le Prophète n’entend point de l’avarice ou des rapines, ou des autres vices semblables; mais des plaies dont Dieu avait frappé les habitants: «C’est moi,» dit-il encore, «qui fais la paix, «et qui crée le mal (Is 45,7);» ce qui ne veut pas dire les crimes, mais la peste, la guerre, et la famine, et d’autres choses semblables, qui passent pour de véritables maux, dans l’esprit de la plupart des hommes, (1S 6,9) C’est du reste ainsi qu’on les appelle ordinairement, par exemple, les prêtres et les devins de ces cinq villes, qui attelèrent à l’arche des vaches qu’ils séparèrent de leurs veaux, et qu’ils laissèrent aller seules, appelaient «mal» les plaies dont Dieu les avait frappés, et la douleur qu’ils en ressentaient.
C’est donc en ce sens qu’il faut prendre ces paroles: «A chaque jour suffit son mal;» parce qu’en effet il n’y a rien qui tourmente plus une âme, que le soin et l’inquiétude. C’est pourquoi saint Paul, exhortant les hommes à l’amour du célibat, leur dit: «Je voudrais vous voir dégagés de soins et d’inquiétudes.» (1Co 7,32) Lorsque Jésus-Christ dit: «Le lendemain se mettra en peine pour «soi-même,» il ne marque pas que ce jour du lendemain soit capable en effet de quelque inquiétude; mais comme il parlait à un peuple grossier, et qu’il voulait lui rendre sensible ce qu’il lui disait, il personnifie ce temps (185) et ce jour, et en parlant aux hommes, il se sert d’un langage ordinaire aux hommes. Et remarquez, mes frères, qu’il ne dit tout ceci que comme un conseil qu’il donne. Nous verrons dans la suite qu’il en fera un commandement absolu: «N’ayez,» dira-t-il, «ni or, ni argent, ni bourse dans le chemin.» (Mt 10,9) Il ne faisait du reste que prescrire ce qu’il pratiquait lui-même: une loi déjà promulguée par les actions pouvait s’accentuer plus hardiment par les paroles; la parole ne pouvait qu’être bien venue puisque les actions lui avaient aplani la voie. - Mais où donc ce précepte nous a-t-il été donné en action? -Ecoutez cette parole: «Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête.» (Mt 18,20) Mais non content de ce qu’il a fait lui-même, il a retracé encore dans ses disciples cette même forme de vie, et il leur a fait pratiquer une pauvreté semblable, sans les laisser manquer de rien.
Remarquez, je vous prie, combien sa providence surpasse la tendresse de tous les pères. Je ne vous commande cela, leur dit-il, que pour vous délivrer d’un soin superflu. En effet, quand vous auriez aujourd’hui de l’inquiétude pour demain, vous ne laisseriez pas demain d’en avoir encore de même. Pourquoi donc vous tourmentez-vous inutilement? pourquoi forcer le jour présent à supporter plus de peine qu’il ne lui en revient? pourquoi, au faix qui lui est propre, ajouter encore le fardeau qui appartient au jour à venir, et cela sans pouvoir aucunement soulager celui-ci, ni rien gagner qu’un surcroît de peines superflues? Car pour produire plus d’effet, il anime pour ainsi dire le temps, le jour, et il l’introduit comme un plaignant qui vient réclamer contre une injustice dont il est victime.
Et en effet, Dieu vous donne le jour présent pour faire ce que présentement vous devez faire Pourquoi donc l’accablez-vous encore du souci d’un autre jour?n’est-il pas assez chargé de ses propres soins? pourquoi lui en ajoutez-vous d’autres, et le surchargez-vous?
Mes frères, c’est le Législateur suprême, c’est Celui qui nous jugera un jour, qui parle ainsi: reconnaissez donc quelle espérance il nous donne, et quel doit être le bonheur qu’il nous promet en l’autre vie, puisqu’il nous assure qu’il trouve lui-même celle-ci si misérable, que c’est tout ce que nous pouvons faire que d’endurer chaque jour la peine qui l’accompagne. Cependant après tant de promesses nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter encore pour les besoins de cette misérable vie. Nous n’élevons jamais notre esprit au ciel. Nous renversons tout l’ordre des choses, et nous combattons doublement le précepte de Jésus-Christ. Ne cherchez point, nous dit-il, les choses présentes: et c’est de quoi nous nous occupons toujours. Cherchez, nous dit-il, les biens du ciel; et c’est à quoi nous ne nous appliquons jamais. Nous n’y pouvons pas penser même durant une heure; et autant nous témoignons d’empressement pour ce monde, autant et plus encore témoignons-nous de froideur pour l’autre. Mais cette indifférence et cette ingratitude envers Dieu ne demeurera pas toujours impunie. Nous pouvons bien le négliger durant quelques mois et quelques années; mais tôt ou tard il faut enfin que nous tombions entre ses mains, et que nous paraissions devant ce tribunal si terrible.
Mais ce délai nous console, direz-vous. - Quelle est cette consolation d’attendre chaque jour l’heure du supplice? Si vous voulez que ce temps que Dieu vous donne vous soit un sujet de consolation, servez-vous-en pour vous corriger par une sérieuse pénitence. Si vous regardez comme un bien le retard du châtiment, que sera-ce de l’éviter?
Usons donc de ce temps que Dieu nous donne, pour nous délivrer entièrement des maux à venir. Jésus-Christ ne nous a rien commandé d’onéreux ni de pénible. Tous ses préceptes au contraire sont si faciles, que pour peu que nous y apportions de bonne volonté, nous pouvons les accomplir tous, si grands pécheurs que nous ayons été.
Manassès avait commis des crimes sans nombre, puisqu’il avait porté ses mains cruelles sur les saints; qu’il avait introduit dans le temple du Seigneur l’abomination des idoles; qu’il avait rempli la ville de carnage, et commis mille autres excès qui paraissaient le rendre indigne de toute miséricorde. Cependant, après tant de crimes, il trouva un moyen de se purifier entièrement. Quel moyen? Ce fut, mes frères, sa pénitence et la contrition de son coeur.
5. Car il n’y a point, non, il n’y a point de péché qui ne,cède à la force de la pénitence, ou plutôt à la force de la grâce de Jésus-Christ. Aussitôt que nous nous convertissons, il devient lui-même notre force, et notre coopérateur (186) dans le bien. Si vous, voulez devenir vertueux, rien ne vous en empêchera; ou plutôt le démon tâchera de l’empêcher, mais il ne le pourra faire, parce que vous l’aurez prévenu par vos saintes résolutions, et que vous aurez par elles attiré Dieu même à votre secours. Que si vous ne voulez pas demeurer fermes, et que vous vous rangiez du côté de votre ennemi, comment Dieu pourra-t-il vous secourir? Il ne veut pas user de violence ou de contrainte, et il ne sauve que celui qui veut se sauver.
Si vous aviez un serviteur qui vous haït, qui eût horreur de vous, qui voulût toujours s’enfuir, vous ne pourriez vous résoudre à le retenir, et cela quand vous auriez besoin de son service: à plus forte raison Dieu qui n’a aucun besoin de vous, qui n’exige de vous aucun service que pour votre bien, sera-t-il éloigné de vous faire violence pour vous retenir à son service malgré vous: si, au contraire, vous témoignez seulement quelque désir de lui plaire, il ne vous abandonnera point, quoi que puisse faire le démon.
Nous sommes donc nous-mêmes les auteurs de notre perte, puisque nous n’avons jamais recours, à Dieu, et que. Nous ne nous approchons jamais de lui pour l’invoquer comme il faut. Lorsque nous le prions, il semble que nous n’attendions rien de lui. Nous ne partons point à la prière un coeur plein de foi et de ferveur. Nous sommes comme des personnes qui n’ont rien à demander ou à désirer; nous demeurons tout assoupis, sans application et sans vigueur. Cependant Dieu veut qu’on. le presse avec instance, et qu’on importune et il agrée l’importunité de la prière. C’est le seul débiteur qui soit ravi qu’on lui redemande sa dette; il donne même sans qu’on lui ait rien prêté. Plus il voit que nous le pressons, et, que nous lui faisons d’instances, plus il nous fait de grâces, quoiqu’il ne nous doive rien. Que si nous sommes lâches à lui demander, il diffère aussi à nous donner, non qu’il n’en ait le désir, mais parce qu’il veut être importuné, et qu’il prend plaisir qu’on lui fasse violence.
C’est pourquoi il nous donne dans l’Evangile pour modèle de la prière, tantôt l’exemple d’un homme qui va importuner son ami au milieu de la nuit, pour lui demander du pain; et tantôt l’exemple de ce juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, qui se laissa néanmoins fléchir par les instantes sollicitations de la veuve. Il ne s’est pas contenté même de ces paraboles. Il y a joint des exemples effectifs, comme celui de la Chananéenne qu’il renvoya après l’avoir comblée d’un si grand don. Il fit voir en cet occurrence, qu’il donne même ce qui est au-dessus du mérite de ceux qui le prient, lorsqu’ils prient avec ferveur: «Il n’est pas bon,» dit-il à cette femme, «de prendre le pain des enfants, et de le donner aux chiens;» et cependant il le lui donna, parce qu’elle le demandait avec ardeur. Il nous montre encore dans la personne des Juifs, qu’il refuse de donner aux tièdes et aux négligents, ce qui leur appartenait légitimement.
Bien loin de recevoir de lui des grâces nouvelles, ils ont perdu celles qu’ils avaient déjà reçues. Ils n’ont pu conserver ce qui était à eux, parce qu’ils ont prié avec tiédeur. La Chananéenne, au contraire, priant avec ardeur et avec une violence toute sainte, est entrée dans l’héritage des autres; et après avoir été appelée «chienne,» elle a été mise au rang des «enfants.» Tant la prière a de force lorsqu’elle est pressante et persévérante ! Si vous vous adressez à Dieu de la sorte, quand vous ne seriez qu’un chien, vous précéderez les enfants paresseux et lâches. Ce que l’on ne peut espérer de l’amitié, l’assiduité opiniâtre le procure.
Ne dites donc point: Dieu est irrité contre moi, il n’écoutera point mes prières. Il vous écoutera bientôt si vous le priez avec importunité. S’il ne vous exauce pas parce qu’il vous aime, il vous exaucera parce que vous ne cessez point de le prier: l’inimitié, ni le contretemps, ni quoi que ce soit ne vous sera un obstacle. Ne dites pas non plus: Je ne suis pas digne de rien recevoir de Dieu, c’est pourquoi je ne le prie pas. La Chananéenne était dans le même état que vous.
Ne dites pas davantage: J’ai beaucoup offensé Dieu, et je ne puis apaiser sa colère. Dieu ne considère point votre mérite, mais la disposition de votre coeur. Si une veuve a fléchi un juge qui ne craignait ni Dieu ni les hommes, combien plus une prière continuelle apaisera-t-elle un Dieu si doux et si plein de miséricorde? Quand donc vous ne seriez pas ami de Dieu; quand vous lui demanderiez des choses qui ne vous seraient point dues; quand vous auriez consumé tout le bien de votre père, comme l’enfant prodigue; que vous auriez été longtemps banni de sa présence; que vous auriez (187) dégénéré d’un tel père; que vous seriez devenu le dernier de tous les hommes; que vous présentant devant lui vous apercevriez sur son visage les marques de son indignation et de sa colère: commencez seulement à le prier et à vous rapprocher de lui, vous éteindrez la colère et la damnation, et vous recouvrerez votre première dignité.
Mais je prie, me dites-vous, et mes prières ne me servent de rien. C’est parce que vous ne priez pas comme ceux que je vous cite; comme la Chananéenne, comme cet ami qui va au milieu de la nuit demander des pains, comme cette veuve qui importunait son juge, et comme cet enfant qui retourne à son père après avoir dissipé tout ce qu’il avait. Si vous aviez prié de la sorte, vous auriez été bientôt exaucé. Quoique vous ayez offensé Dieu, il ne laisse pas d’être votre père. Quoique vous l’ayez fâché, il ne laisse pas d’aimer ses enfants. Il ne cherche pas votre perte, mais votre salut. Il ne désire pas de se venger de l’injure que vous lui avez faite, mais de vous voir vous convertir, et lui demander miséricorde. O si nous avions autant d’ardeur pour aller à lui, que ses entrailles paternelles ont de tendresse pour nous ! Sa charité est un feu brûlant. Il ne veut qu’une petite étincelle pour trouver entrée dans votre coeur, et pour l’embraser et le combler de ses grâces.
6. Ce qui le fâche dans les outrages que vous lui faites, ce n’est pas que l’offense s’adresse à lui, mais c’est que vous en êtes l’auteur, et que vous agissez sous l’impulsion de l’ivresse et de la fureur.
Si, quelque méchante que nous soyons, nous ne laissons pas lorsque nos enfants nous insultent, d’en être plus affligés pour eux que pour nous; combien Dieu, que nos injures ne peuvent atteindre; en sera-t-il plus touché pour notre intérêt, que pour le sien? Si nous agissons de la sorte envers nos enfants, quoique notre amour ne soit qu’un effet de la nature; que devons-nous attendre de l’amour de Dieu, qui est infiniment élevé au-dessus du nôtre? «Quand une mère,» dit-il, «oublierait l’enfant qu’elle a porté dans son sein, je ne vous oublierai pas.» (Is 49,15)
Approchons-nous donc de lui, et lui disons: «Oui, Seigneur; les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.» (Mt 15) Approchons-nous de lui, soit à temps, soit à contre-temps. Mais je me reprends. Nous ne pouvons approcher de lui à contre-temps, ni lui être importuns. C’est l’importuner que de ne le pas prier toujours. On ne peut s’adresser à contre-temps à celui qui est en tout temps prêt à donner. Comme l’homme n’est point importuné de respirer sans cesse l’air qui le fait vivre; Dieu de même ne le sera point, lorsque nous lui demanderons toujours l’esprit de sa grâce; et c’est lui déplaire au contraire, que de ne pas le lui demander toujours. Comme notre corps a besoin à tout moment de respirer l’air: notre âme de même a toujours besoin de ce secours et de cet Esprit que Dieu nous donne. Si nous le voulons nous l’attirerons aisément en nous.
Le prophète montre combien Dieu est prêt à nous faire toujours du bien, lorsqu’il dit:
«Nous le trouverons toujours prêt comme le «jour du matin.» (Os 6,3) Toutes les fois que nous nous approcherons de lui, nous sentirons qu’il n’attend que nos prières pour nous exaucer. Que si nous ne puisons rien dans cette source si abondante de-toutes les vertus, c’est nous-mêmes que nous en devons accuser, et non la source. C’est ce qu’il reprochait aux Juifs, lorsqu’il leur disait: «Ma miséricorde est comme une nuée du matin, et comme une rosée qui tombe à la pointe du jour.»(Os 6,4) Comme s’il leur disait: Pour moi, j’ai fait de mon côté, tout ce que je devais faire; mais pour vous, vous avez été comme un soleil brûlant qui sèche cette rosée et qui dissipe les nuées, et vous avez arrêté par votre malice, la source et les influences de ma bonté.
Cette conduite de Dieu, mes frères, est un effet de sa miséricorde sur nous. Quand il voit que nous sommes indignes des grâces qu’il nous faisait, il les retient, de peur qu’il ne nous rende paresseux et lâches, en nous don. nant ce que nous ne daignons pas seulement lui demander. Mais si nous sortons enfin de cet assoupissement, et si nous reconnaissons seulement que nous l’avons offensé, sa grâce coulera aussitôt sur nous comme une source abondante, ou plutôt elle se répandra sur nous comme une mer. Plus vous recevrez de lui, plus vous le comblerez de joie, et plus il sera porté à vous donner. Il regarde comme ses propres richesses le salut des âmes, et la grâce qu’il fait à ceux qui le prient. «Dieu est riche en miséricorde (Ep 2,4),» comme dit saint Paul, «et il répand ses richesses sur (188) tous ceux qui l’invoquent.» (Rm 10,12) Il ne se fâche contre nous que lorsque nous ne nous adressons pas à lui en l’invoquant. Il ne se détourne de nous, que lorsque nous ne nous approchons pas de lui. Car il ne s’est fait pauvre que pour nous rendre riches, et il n’a tant souffert pour nous que pour nous encourager davantage à le prier.
C’est pourquoi. ne tombons jamais dan sa défiance: mais puisque Dieu nous ouvre tant de voies de salut, et nous donne tant de raisons d’espérer en sa miséricorde, quand nous pécherions tous les jours, ne laissons pas de nous approcher de lui pour le prier, et conjurons-le continuellement de nous pardonner nos fautes. C’est ainsi que nous arrêterons le cours de nos péchés; que nous chasserons le démon de nos coeurs; que nous attirerons sur nous la miséricorde de Dieu et que nous jouirons enfin des biens éternels que je vous souhaite, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui est la gloire et l’empire, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Chrysostome sur Mt 21