Thérèse EJ Carnet Jaune 926
1
Elle n'avait plus aucune force.
Oh! que je suis accablée!...
Regardant par la fenêtre une feuille morte détachée de l'arbre et soutenue en l'air par un léger fil.
Voyez c'est mon image, ma vie ne tient plus qu'à un léger fil.
Après sa mort, le soir même du 30 Septembre, la feuille qui jusque là se balançait au gré du vent, tomba à terre, je l'ai recueillie avec son fil d'araignée qui y adhérait encore.
1
Entre deux et trois heures, nous lui proposions à boire. Elle demanda de l'eau de Lourdes disant:
Jusqu'à 3 heures, j'aime mieux l'eau de Lourdes, c'est plus pieux.
1 ... Maman!... 27 l'air de la terre me manque, quand est-ce que le bon Dieu me donnera l'air du Ciel?...
... Ah! jamais ça n'a été si court! ( Sa respiration )
2
Ma pauvre petite, vous êtes comme les martyrs dans l'amphithéâtre; nous ne pouvons plus rien pour vous!
Oh! si, rien que de vous voir cela me fait du bien.
Toute l'après midi elle nous prodigua ses sourires, Elle écouta avec attention quand je lui lus ces passages de l'Office de St Michel.
« L'Archange Michel est venu avec une multitude d'anges. C'est à lui que Dieu a confié les âmes des Saints, pour qu'il les fasse parvenir aux joies du Paradis. »
« Archange Michel, je t'ai établi prince sur toutes les âmes qui doivent être reçues. »
Elle me fit signe avec sa main tendue vers moi, puis posée sur son coeur, que j'étais là, dans son coeur.
1
Dès le matin, elle paraissait à l'agonie; elle avait un râle très pénible et ne pouvait pas respirer. La communauté fut appelée et se réunit autour de son lit pour réciter les prières du Manuel.
Au bout d'une heure à peu près, Notre Mère congédia les soeurs.
2
A midi, elle dit à Notre Mère:
Ma Mère, est-ce l'agonie?... Comment vais-je faire pour mourir? Jamais je ne vais savoir mourir!...
3
Je lui lus encore plusieurs passages de l'Office de St Michel et les prières des agonisants en français? Lorsqu'il fut question des démons, elle eut un geste enfantin comme pour les menacer et s'écria en souriant:
Oh! Oh!
d'un ton qui voulait dire: Je n'en ai pas peur.
4
Après la visite du docteur, elle dit à Notre Mère:
Est-ce aujourd'hui, ma Mère?
Oui, ma petite fille.
L'une de nous dit alors:
Le bon Dieu est bien joyeux aujourd'hui.
Moi aussi! Si je mourais tout de suite quel bonheur!
5
... Quand est-ce que je vais être tout à fait étouffée!... Je n'en puis plus! Ah! qu'on prie pour moi!... Jésus! Marie! ... Oui! Je veux, je veux bien...
6
Sr Marie de la Trinité était venue, elle-lui avait dit au bout de quelques instants, et bien gentiment, de se retirer. Quand elle fut partie je dis: Pauvre petite! elle vous aimait tant!
Est-ce que j'ai été méchante de la renvoyer?
Et son visage prit une expression de tristesse, mais je la rassurai bien vite.
7
(6 h.) Une sorte d'insecte s'était introduit dans sa manche, on la tracassait pour l'en retirer:
Laissez, ça ne fait rien.
Mais si, vous allez être piquée.
Non, laissez, laissez, je vous dis que je connais ces petites bêtes-là.
8
J'avais un violent mal de tête et je fermais les yeux malgré moi en la gardant.
Faites dodo... et moi aussi!
Mais elle ne pouvait pas dormir et me dit:
O ma Mère, que ça fait de mal les nerfs!
9
Pendant la récréation du soir.
... Ah! si vous saviez!
( Si vous saviez ce que je souffre )
10
Je voudrais vous sourire tout le temps et je vous tourne le dos! Ça vous fait-il de la peine?
( C'était pendant, le silence )
11
Après Matines quand Notre Mère vint la voir, elle avait les mains jointes et dit d'une voix douce et résignée:
Oui, mon Dieu, oui mon Dieu, je veux bien tout!...
C'est donc atroce ce que vous souffrez, dit Notre Mère?
Non, ma Mère, pas atroce, mais beaucoup, beaucoup... juste ce que je peux supporter.
Elle demanda à rester seule la nuit, mais Notre Mère ne le voulut pas. Sr Marie du Sacré Coeur et Sr Geneviève se partagèrent cette grande consolation. Je restai dans la cellule, tout près de l'infirmerie qui donne sous le cloître.
NOTE CONJOINTE:
Les CAHIERS VERTS ajoutent:
Elle n'avait pas accepté que l'on passât des nuits auprès d'elle pendant sa maladie. La nuit du 29 au 30 septembre qui fut la dernière de sa vie, elle conjurait encore qu'on la laissât seule. Enfin, Sr Marie du Sacré Coeur et St Geneviève réussirent à partager cette consolation... Elles la trouvèrent uniquement occupée de ne pas troubler le repos de celle qui la veillait. Et quelles souffrances pourtant elle endura!
Sr Marie du Sacré Coeur après lui avoir donné une potion s'endormit et quel ne fut pas son attendrissement lorsque, se réveillant, elle vit la pauvre petite tenant toujours dans ses mains tremblantes de fièvre, le petit verre, attendant avec patience que sa soeur s'éveillât pour le remettre sur la table.
1
Jeudi, jour de sa précieuse mort.
Le matin je la gardai pendant la Messe. Elle ne me disait pas un mot. Elle était épuisée, haletante; ses souffrances, je le devinais, étaient inexprimables. Un moment, elle joignit les mains et regardant la statue de la Sainte Vierge:
Oh! je l'ai priée avec une ferveur! Mais c'est l'agonie toute pure, sans aucun mélange de consolation.
Je lui dis quelques paroles de compassion et d'affection et j'ajoutai qu'elle m'avait bien édifiée pendant sa maladie.
Et vous, les consolations que vous m'avez données! Ah! elles sont bien grandes!
Toute la journée, sans un instant de répit, elle demeura on peut le dire sans exagération, dans de véritables tourments.
Elle paraissait à bout de forces et cependant, à notre grande surprise, elle pouvait se remuer, s'asseoir dans son lit.
... Voyez, nous disait-elle, ce que j'ai de force aujourd'hui Non, je ne vais pas mourir! J'en ai encore pour des mois, peut-être des années!
Et si le bon Dieu le voulait, dit Notre Mère, l'accepteriez vous?
Elle commença à répondre, dans son angoisse:
Il le faudrait bien...
Mais se reprenant aussitôt, elle dit avec un accent de résignation sublime en retombant sur ses oreillers:
Je le veux bien!
J'ai pu recueillir ces exclamations, mais il est bien impossible d'en rendre l'accent:
Je ne crois plus à la mort pour moi... Je ne crois plus qu'à la souffrance... Eh bien, tant mieux!
O mon Dieu!... Je l'aime le bon Dieu! O ma bonne Sainte Vierge, venez à mon secours!
Si e'est ça l'agonie, qu'est-ce que c'est que la mort?!...
Ah! mon bon Dieu!... Oui, il est bien bon, je le trouve bien bon...
En regardant la Sainte Vierge:
Oh! vous savez que j'étouffe!
A moi:
Si vous saviez ce que c'est que d'étouffer!
Le bon Dieu va vous aider, ma pauvre petite, et ce sera bientôt fini.
Oui mais, quand?
...Mon Dieu, ayez pitié de votre pauvre petite fille! Ayez-en pitié!
A Notre Mère:
O ma Mère, je vous assure que le calice est plein jusqu'au bord!...
... Mais le bon Dieu ne va pas m'abandonner, bien sûr... ... Il ne m'a jamais abandonnée.
... Oui, mon Dieu, tout ce que vous voudrez, mais ayez pitié de moi!
... Mes petites soeurs! mes petites soeurs priez pour moi!
... Mon Dieu! mon Dieu! Vous qui êtes si bon!!!
... Oh! oui, vous êtes bon! je le sais...
Après Vêpres, Notre Mère posa sur ses genoux une image de N.D. du Mont Carmel.
Elle la regarda un instant et dit, quant Notre Mère lui eut assuré qu'elle caresserait bientôt la Sainte Vierge comme l'Enfant Jésus sur cette image:
O ma Mère, présentez-moi bien vite à la Sainte Vierge, je suis un bébé qui n'en peut plus!... Préparez-moi à bien mourir.
Notre Mère lui répondit qu'ayant toujours compris et pratiqué l'humilité, sa préparation était faite. Elle réfléchit un instant et prononça humblement ces paroles:
Oui, il me semble que je n'ai jamais cherché que la vérité; oui, j'ai compris l'humilité du coeur... il me semble que je suis humble.
Elle répéta encore:
Tout ce que j'ai écrit sur mes désirs de la souffrance. Oh! c'est quand même bien vrai!
... Et je ne me repens pas de m'être livrée à l'Amour.
avec insistance:
Oh! non, je ne m'en repens pas, au contraire!
Un peu plus tard:
Jamais je n'aurais cru qu'il était possible de tant souffrir (1)! jamais! jamais! Je ne puis m'expliquer cela que par les désirs ardents que j'ai eus de sauver des âmes.
(1) ( On ne lui fit jamais une seule piqûre de morphine )
Vers 5 heures, j'étais seule près d'elle. Son visage changea tout à coup, je compris que c'était la dernière agonie. Lorsque la Communauté entra dans l'infirmerie, elle accueillit toutes les soeurs avec un doux sourire. Elle tenait son Crucifix et le regardait constamment.
Pendant plus de deux heures, un râle terrible déchira sa poitrine.
Son visage était congestionné, ses mains violacées, elle avait les pieds glacés et tremblait de tous ses membres. Une sueur abondante perlait en gouttes énormes sur son front et ruisselait sur ses joues. Elle était dans une oppression toujours croissante et jetait parfois pour respirer de petits cris involontaires.
Pendant ce temps si plein d'angoisse pour nous, on entendait par la fenêtre - et j'en souffrais beaucoup - tout un ramage de rouges-gorges, et d'autres petits oiseaux, mais si fort, si près et si longtemps! Je priais le bon Dieu de les faire taire, ce concert me perçait le coeur et j'avais peur qu'il fatigue notre petite Thérèse.
A un moment elle semblait avoir la bouche si desséchée que Sr Geneviève, pensant la soulager, lui mit sur les lèvres un petit morceau de glace.
Elle l'accepta en lui faisant un sourire que je n'oublierai jamais. C'était comme un suprême adieu.
A 6 heures quand l'Angélus sonna, elle regarda longuement la statue de la Sainte Vierge.
Enfin à sept heures et quelques minutes, Notre Mère ayant congédié la communauté, elle soupira:
Ma mère!? N'est-ce pas l'agonie?... Ne vais-je pas mourir?...
Oui, ma pauvre petite, c'est l'agonie, mais le bon Dieu veut peut-être la prolonger de quelques heures.
Elle reprit avec courage:
Eh bien!... allons!... allons!... Oh! Je ne voudrais pas moins longtemps souffrir...
Et regardant son Crucifix:
Oh! je l'aime!...................................................... Mon Dieu... je vous aime............................................
Tout à coup, après avoir prononcé ces paroles, elle tomba doucement en arrière, la tête penchée à droite.
Notre Mère fit sonner bien vite la cloche de l'infirmerie pour rappeler la communauté.
- « Ouvrez toutes les portes » disait-elle en même temps. Cette parole avait quelque chose de solennel, et me fit penser qu'au ciel le bon Dieu la disait aussi à ses anges.
Les soeurs eurent le temps de s'agenouiller autour du lit et furent témoins de l'extase de la sainte petite mourante.
Son visage avait repris le teint de lys qu'il avait en pleine santé, ses yeux étaient fixés en haut brillants de paix et de joie.
Elle faisait certains mouvements de tête, comme si Quelqu'un l'eût divinement blessée d'une flèche d'amour, puis retiré la Flèche pour la blesser encore...
Sr Marie de l'Eucharistie s'approcha avec un flambeau pour voir de plus près son sublime regard. A la lumière de ce flambeau, il ne parut aucun mouvement de ses paupières. Cette extase dura à peu près l'espace d'un Credo, et elle rendit le dernier soupir.
Après sa mort, elle conserva un céleste sourire. Elle était d'une beauté ravissante. Elle tenait si fort son Crucifix qu'il fallut l'arracher de ses mains pour l'ensevelir. Sr Marie du Sacré-Coeur et moi nous avons rempli cet office avec Sr Aimée de Jésus et remarqué alors qu'elle ne portait pas plus de 12 à 13 ans.
Ses membres restèrent souples jusqu'à son inhumation, le lundi 4 octobre 1897.
Sr Agnès de Jésus
r.c.i.
APPENDICE
3 0 s e p t e m b r e
... Tous mes petits désirs ont été réalisés... Alors ce grand (mourir d'amour) devra l'être!
Dans l'après-midi:
Ah! que j'ai de force aujourd'hui!... J'en ai pour des mois! Et demain, tous les jours, ce sera encore pire!... ... Eh bien! tant mieux!
Je ne peux pas respirer, je ne peux pas mourir!... (1) ... Je ne saurai jamais mourir!............................................ ................................................................. ...........
(1) Elle ne respira jamais d'oxygène.
Je crois que ce n'était pas connu alors.
... Oui, mon Dieu!... Oui!....................................... ................................................................. ...........
... Je veux bien encore souffrir.............................................
Vers 5 heures, Mère Marie de Gonzague fit tomber ses reliques du B. Théophane Vénard et de la Mère Anne de Jésus qui étaient épinglées sur son rideau, à droite. On les releva et elle leur fit une petite caresse.
CNOTES DES DERNIERS ENTRETIENS
CLE CARNET JAUNE
CAUX DERNIERS ENTRETIENS
Dès la première édition de l'Histoire d'une Ame, en 1898, Mère Agnès avait inséré dans le chapitre XII, après les « Témoignages des novices », un grand nombre de paroles de Thérèse sous le titre « Derniers Entretiens », désignation qui restera traditionnelle et figurera en sous-titre des Novissima Verba, avant d'être reprise en titre par l'édition critique du Centenaire. Nous devons ces textes, pour la plus grande partie, aux notes prises par Mère Agnès de Jésus, qui a recueilli quelque sept cent vingt-cinq paroles de sa soeur durant sa dernière maladie (on arrive à environ huit cent cinquante avec les paroles propres attestées par d'autres témoins).
Au printemps de 1897, la santé de Thérèse s'est rapidement dégradée. Le 30 mai, Mère Agnès a été bouleversée par la révélation des deux hémoptysies de l'année précédente (Jeudi et Vendredi Saints 1896; cf. MSC 4,2-5,1v /5r ). C'est pourquoi, le 2 juin, Mère Agnès suggère à Mère Marie de Gonzague de donner l'ordre à soeur Thérèse de continuer la rédaction de ses souvenirs (cf. Introduction aux Manuscrits autobiographiques).
De son côté, elle va prendre en note les paroles de sa soeur. En a-t-elle sollicité la permission, afin de permettre plus tard la rédaction de la « Circulaire nécrologique »? Soeur Geneviève l'affirme dans une note manuscrite tardive. Quoi qu'il en soit, Mère Agnès, dégagée du souci du priorat depuis mars 1896, n'avait pas attendu le mois de juin pour commencer. Pourquoi?
Plusieurs raisons peuvent être avancées. Que Mère Agnès, avant le 3 juin, ait voulu conserver certains enseignements de Thérèse pour sa consolation personnelle, cela ne fait aucun doute. Soeur Geneviève, de son côté, n'avait-elle pas recueilli ses « souvenirs d'une novice » avec l'accord de Thérèse? Mais à partir du 4 juin, Mère Agnès se sent en mission officielle. Bien sûr, elle ne peut pressentir « l'ouragan de gloire » (selon l'expression de Pie XI) qui déferlera un jour sur Lisieux, mais elle constate l'exceptionnelle maturité de sa jeune soeur. Il faut mentionner aussi des raisons familiales. Léonie, privée d'un contact avec Thérèse, écrit à Céline: « Comme elle doit t'embaumer de ses vertus! Si tu pouvais mettre tout cela par écrit, que ce serait consolant pour moi d'avoir tout cela, car je n'ai pas comme vous, petites soeurs si aimées, le bonheur d'être auprès de ma soeur chérie! » (18/7/1897.) Deux jours avant, Mère Agnès avait déjà transmis aux Guérin plusieurs paroles de Thérèse, entendues à l'infirmerie (16/7). Soeur Marie de l'Eucharistie fait de même. Toutes ont le sentiment qu'il ne faut rien laisser perdre.
Mère Agnès commence donc son office de garde-malade le soir du 5 juin 1897, pendant que la communauté chante les matines de la Pentecôte. A partir du transfert de Thérèse à l'infirmerie, le 8 juillet, elle s'installe à son chevet pendant les heures d'Office, les récréations et chaque fois que les infirmières (soeur Saint-Stanislas et soeur Geneviève) sont requises pour d'autres services.
Une grande intimité va revivre entre la malade et sa « maman au cours de ces visites régulières. Malgré sa grande faiblesse, Thérèse ne se laisse pas aller à une régression infantile, mais « maintenant » (cf. DE. p. 43. note 113). elle est dans un tel état de détachement, qu'elle peut vivre cette intimité dans la transparence. Ces visites sont un grand réconfort pour elle dans son état. Elles aident aussi Mère Agnès, très sensible et bouleversée par la perspective de la mort de sa petite soeur. Elle n'hésite pas à la questionner à temps et à contretemps. Cette insistance à susciter questions et réponses - presque gênante parfois - a l'avantage d'obliger la malade à préciser sa pensée, à prendre position. Véritable enquête que Thérèse compare aux interrogatoires subis par sa soeur chérie, Jeanne d'Arc (CJ 20.7.6 ). Mère Agnès accumule ainsi une information hors de pair, dont elle ne pouvait soupçonner alors l'importance historique.
Après Mère Agnès de Jésus, la plus assidue à l'infirmerie est soeur Geneviève. Elle couche dans une cellule attenante. Par délicatesse et avec l'assentiment de la prieure, soeur Saint-Stanislas, première infirmière, lui délègue ses pouvoirs. A l'infirmerie, la malade considère que la tâche de formation de sa soeur n'est pas terminée, et les derniers entretiens recueillis par son infirmière témoignent de cette persévérance. Cela ne l'empêche pas, comme avec Mère Agnès, de s'épancher librement et de lui témoigner son affection. Sachant que Mère Agnès prend d'abondantes notes des paroles de Thérèse, soeur Geneviève se contente d'écrire celles qui la concernent particulièrement et complètent ses souvenirs de novice (cf. CSG 180-200).
Le rôle de soeur Marie du Sacré-Coeur auprès de sa filleule apparaît plus effacé que celui de ses deux soeurs. Ses divers emplois lui laissent peu de loisirs. Grâce à la permission de Mère Marie de Gonzague, elle peut au moins passer les récréations à l'infirmerie et noter quelques paroles de Thérèse. Soeur Marie de l'Eucharistie (cousine germaine de Thérèse, fille de pharmacien) prendra aussi quelques notes, mais surtout enverra à ses parents de véritables "bulletins de santé", fournissant une somme d'informations de tout premier ordre (1). ------
(1) NOTE: Publiés dans les « Lettres de témoins » en DE, pp. 666-774, et, en extraits, dans JEV, pp. 241-262. ------ Quant à soeur Marie de la Trinité, aide-infirmière, elle est retirée de cet emploi au moment où Thérèse descend à l'infirmerie. Elle s'en plaint amèrement. Sa maîtresse la gronde et la console en même temps.
Il convient évidemment de passer tous ces témoignages au crible de la critique, étant donné qu'il s'agit de paroles et non d'écrits.
Refaire ici l'histoire des versions transcrites par Mère Agnès serait fastidieux, tant cette histoire est compliquée (cf. Derniers Entretiens, édition critique du Centenaire, 1971-1992). Il suffira ici d'en résumer les grandes étapes.
En 1910, Mère Agnès témoignera ainsi au Procès de l'Ordinaire: « Ce que je viens de dire de la dernière maladie et de la mort de soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, n'est qu'un abrégé très incomplet de mes souvenirs. Pendant les derniers mois de sa vie, j'ai noté, jour par jour, à mesure que j'en étais témoin, les particularités de ses journées, et surtout les paroles qu'elle disait. Je ne pourrais mieux compléter cette déposition qu'en remettant au Tribunal un exemplaire de ces notes. » Celles-ci figurent à la suite dans le PO (2), ------
(2) NOTE: Pages 181 à 220, sous le titre « Physionomie morale de soeur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face pendant sa dernière maladie d'après ses paroles textuelles recueillies par moi (soeur Agnès de Jésus) de la propre bouche de la Servante de Dieu et consignées au fur et a mesure sur un carnet, ce qui paraissait lui être une fatigue et paralysait ses épanchements, mais qu'elle me laissait faire avec simplicité craignant de me causer de la peine (c'est nous qui soulignons). On retrouvera cette déposition dans les « Derniers entretiens, Annexes » (1971), réédité sous le titre « Dernières paroles » dans la « Nouvelle édition du Centenaire » (1992), en synopse avec les trois autres versions principales de Mère Agnès (Carnet Jaune, Cahiers verts, Novissima Verba). -------
Soeur Geneviève a déposé dans le même sens; Mère Agnès de Jésus « écrivait au moment même ce que soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus disait à celles qui approchaient de son lit; elle l'écrivait textuel, tel que la chère petite malade le disait » (PO, p. 305). Elle aussi parle d'un carnet, mais quarante ans plus tard, dans Conseils et souvenirs (p. 171), elle a précisé qu'il s'agissait de « feuilles volantes ». Une seule de ces feuilles, tirée d'un agenda, a été conservée, portant l'écriture de Mère Agnès (voir reproduction en hors-texte dans DE). Mais, plus ou moins rapidement, celle-ci a du mettre au net ses notes sur un carnet.
Elle les utilisera à diverses reprises: pour le chapitre XII de l'Histoire d'une Ame, ensuite dans cinq « Cahiers verts » à l'intention de Mgr de Teil, le vice-postulateur de la cause de Thérèse, en février 1909, puis pour sa déposition au Procès de l'Ordinaire (cf. supra), qui rassemble 275 paroles. Cette version, proche des « Cahiers verts », est la plus hiératique; elle ne conserve des paroles de Thérèse que les plus édifiantes, les plus conformes aux canons de la sainteté. Les Derniers Entretiens sont donc - au moins en partie - intégrés au Procès de béatification, d'autant que Mère Agnès donnera la même version au Procès Apostolique de 1915.
Pour garder auprès d'elle, sous une forme définitive ces précieux souvenirs, Mère Agnès choisit trois carnets identiques. Sur le premier, elle reporte les Derniers Entretiens; sur les deux autres les Manuscrits autobiographiques de sa soeur. A cause de sa reliure cuir, le premier a été appelé « Carnet jaune ». Au-dessus du titre figure la mention « Très intime ». Ce carnet resta à portée de main de Mère Agnès jusqu'à sa mort. Elle le sortait parfois du tiroir de son bureau et en lisait un passage aux religieuses qui venaient la voir. Bien que transcrit vingt-cinq ans après la mort de la sainte, il bénéficie de la plus grande proximité chronologique avec les faits, car il reprend en substance un premier carnet, aujourd'hui disparu, établi vers 1904-1905.
En 1927, la main un peu forcée (cf. DE, p. 89), Mère Agnès publia les « Novissima Verba, Derniers Entretiens de Sr Thérèse de l'Enfant-Jésus », Mai-Septembre 1897, petit livre qui eut un grand succès jusqu'à sa date d'épuisement, en 1960 (107 000 exemplaires, et traductions en onze langues).
A la suite des travaux de l'abbé Combes sur les Lettres (parues en 1948) et du P. François de Sainte-Marie sur les Manuscrits autobiographiques (1956), le besoin d'une publication nouvelle et critique se fit également sentir pour les Derniers Entretiens. Ce fut le premier travail de l'édition dite « du Centenaire », qui privilégia la version du « Carnet jaune » comme la plus complète: 714 paroles, dont 327 propres, alors que les Novissima Verba n'en comptaient au total que 362, les « Cahiers verts » 306 et le Procès de l'Ordinaire 275. Une étude approfondie montrait que c'était aussi, sans doute, la plus authentique (cf. DE, pp. 103-113). Mais cette édition recueillait, dans un second volume, l'ensemble des témoignages récoltés par Mère Agnès et les carmélites de Lisieux (3) ------
(3) NOTE: «Derniers Entretiens avec ses soeurs et témoignages divers ». « Edition critique d'après tous les documents originaux des derniers entretiens de la sainte: versions inédites, notes et correspondances des témoins, procès, témoignages oraux, éditions antérieures. etc.», Tome 1, 922 pages; tome II (Annexes, 504 pages (Cerf/DDB, 1971 ). - Ce second volume, qui comprend en particulier une Synopse des quatre versions de Mère Agnès. est réédité en 1992 dans la « Nouvelle Edition du Centenaire, » sous le titre Dernières Paroles. ------
Il est clair que Mère Agnès n'a pu tout noter. Le Carnet jaune reste fragmentaire. Et son affection fraternelle n'a-t-elle pas infléchi son témoignage, ne fut-ce que dans sa sélection? Beaucoup de paroles, à elle adressées, ont été ses « petites consolations », pour sa propre édification, surtout au début. Fort heureusement, une finalité historique est venue très vite modifier le projet initial, sans l'éliminer complètement. Dès ce 4 juin, Mère Agnès écrit à Thérèse: « Je serai votre petit héraut... » Prise par son rôle, elle va noter « au fur et à mesure », non seulement ce qui lui convient, mais aussi ce qui la dépasse; non seulement ce qui lui plaît, mais aussi ce qui l'étonne et la met en question.
Il lui est arrivé de prendre des notes sous les yeux de Thérèse, ou quelques instants après. Le témoin a eu conscience de ce qui était authenticité littérale et authenticité selon le sens. Pour aider le travail critique, on pourrait énoncer la « loi » suivante: plus une parole est courte, originale, pittoresque, frappante, plus elle a de chance d'être littérale. A l'inverse, plus une parole est longue et belle, plus elle risque d'avoir été récrite, ce qui n'altère pas forcément son authenticité.
On peut d'ailleurs se livrer à un travail de critique interne en comparant les paroles avec les écrits de Thérèse, notamment de cette époque (Ms C, six Poésies, quarante billets et lettres); et il est aussi du plus grand intérêt, naturellement, de confronter entre elles les paroles recueillies par les divers témoins.
Pour ce qui est de la chronologie, elle doit être accueillie avec prudence. Mère Agnès n'a pas caché avoir parfois réparti des paroles arbitrairement. Mais on a pu conclure que le Carnet jaune propose une structure chronologique assez forte pour l'époque, qui se souciait assez peu d'exactitude en ce domaine.
La valeur exceptionnelle de ces paroles ne doit pas faire oublier leurs limites. Ce serait une erreur de méthode que de mettre absolument sur le même plan les textes de Thérèse et les Derniers Entretiens. Il faut compter avec le caractère propre du témoin. Quelles que fussent les qualités humaines et spirituelles de Mère Agnès, elle ne pouvait pas ne pas être dépassée par l'exceptionnelle maturité de sa soeur, par sa sainteté. Quelle chance pourtant pour la postérité que le témoin privilégié ait été femme, carmélite et « petite mère » de Thérèse! De toutes les religieuses de la communauté, elle était la mieux placée pour saisir l'âme de sa soeur.
Seule la connaissance du contexte médical permet d'apprécier leur juste valeur les paroles, faits et gestes de soeur Thérèse. Certes, on savait qu'elle avait souffert. Mais les souffrances restaient dans une sorte de halo romantique: une « jeune poitrinaire » souriante meurt en effeuillant des roses sur un crucifix. La réalité fut toute autre et les Derniers Entretiens le montrent bien: soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face a parcouru un véritable chemin de croix. Elle mourra en étouffant, ne respirant plus qu'avec un demi-poumon, elle a connu la soif, la fièvre, les sueurs profuses, la gangrène des intestins.
Nous renvoyons le lecteur aux introductions de chaque mois (avant les notes correspondantes). Dès le 9 juin, Thérèse sait qu'elle est condamnée. Au début de juillet, elle est encore debout, mais à la limite de ses forces. Le 6 commence la période des hémoptysies, qui va se prolonger jusqu'au 5 août. Le soir du 8 juillet, on la transporte à l'infirmerie. De son lit de fer entouré de hauts rideaux bruns sur lesquels elle a fait épingler ses images préférées, elle voit la statue de la Vierge du Sourire, descendue avec elle en ce lieu.
Les diverses phases de la maladie déroutent le Dr de Cornière, cinquante-six ans, médecin du Carmel. Ce corps si jeune connaît d'étonnants sursauts de vie. A partir du 27 juillet commencent les grandes souffrances qui atteignent au paroxysme le 30 au matin. On lui administre l'extrême-onction. Avec des alternances de souffrances à crier » et de rémissions apparentes, la maladie ne cessera d'empirer jusqu'à l'agonie et la mort, le 30 septembre au soir.
Quand on parcourt d'un trait les Derniers Entretiens, on éprouve l'impression de vivre en compagnie de Thérèse le long calvaire de sa maladie: elle apparaît étonnamment proche et vivante. N'est-ce pas là une preuve ultime de la véracité des notes de Mère Agnès? N'est-il pas surprenant que de brèves paroles sans lien apparent puissent faire surgir le mystère d'une personne dont le charme indéfinissable rayonne tout au long de ces pages? Que de contrastes dans son caractère!
Attrait pour la petitesse joint au sens de la grandeur, ingénuité d'enfant unie à une expérience de femme (« un bébé qui est un vieillard »), amour de la nature coexistant avec le désir du ciel, apparence « angélique » inséparable d'un solide bon sens enraciné en terre normande, espérance audacieuse mêlée à diverses angoisses très humaines, héroïsme dans la vie quotidienne... tous ces contrastes s'allient en Thérèse. Devant la mort, les traits fondamentaux de son être s'épanouissent en spontanéité pénétrée de grâce.
Abreuvée de souffrances, corporelles et spirituelles - elle connaît toujours l'épreuve contre la foi et l'espérance (4) ------
(4) NOTE: Cf. MSB 4,2v; MSB 5,1r; MSC 4,2v PN 45 PN 48 PN 52 PN 54 et leurs notes. ------
- la malade fait preuve d'une gaieté et d'un humour (parfois noir) déconcertant, multipliant plaisanteries, jeux de mots et mimes; par la parole et par le geste, elle parvient à distraire et à faire rire celles qui pleurent sa mort imminente. C'est bien le fond de son « heureux caractère » qui resurgit ici en toute liberté, avec cet amour de la nature (fleurs, fruits, étoiles, animaux) depuis toujours constitutif de sa personnalité.
Purifiée, libérée par des années de fidélité à « l'Amour Miséricordieux » PRI 6 qui s'est abaissé jusqu'à elle, Thérèse peut maintenant laisser s'exprimer tous les dons de son exquise humanité. Son coeur dépasse le cercle beaucoup trop étroit des relations familiales et religieuses: il s'élargit aux dimensions du monde. Fille de l'Eglise », Thérèse offre toutes ses souffrances pour « les âmes », spécialement celles des pécheurs et des athées, dont elle continue à partager le « pain de la douleur » toujours volontairement assise avec eux à « la table d'amertume » (MSC 6,1r ).
Soeur universelle, l'annonce de l'Evangile dans le monde entier ne cesse de la hanter. Mystérieusement, elle pressent que sa mission posthume sera à cette échelle mondiale, le ciel ne pouvant être pour elle un hâvre de repos, mais au contraire le lieu d'une intense activité salvatrice ignorant enfin les limites du temps et de l'espace:
« Si le bon Dieu exauce mes désirs, mon Ciel se passera sur la terre jusqu'à la fin du monde. Oui, je veux passer mon Ciel à faire du bien sur la terre » (CJ 17.7 ).
Enfin, les Derniers Entretiens montrent Thérèse devant la mort. « Mourir d'amour, ce n'est pas mourir dans les transports » CJ 4.7 , même pour une disciple de saint Jean de la Croix. Dans leur sécheresse objective, les notes des témoins montrent que la « petite voie » a victorieusement franchi l'obstacle ultime. Non pas à la manière stoïcienne, mais dans l'abandon, la confiance et l'amour de Jésus, le Serviteur souffrant.
Restait à traverser l'agonie. Elle fut terrible, au témoignage de celles qui y assistèrent. Mais une ultime parole résuma la vie de Thérèse, s'auréolant de cette paix subite qui, au dernier instant, authentifiait cette mort d'amour ardemment désirée en conformité avec celle du Christ: « Mon Dieu... je vous aime! »
Les textes de cette édition sont identiques à ceux de l'édition critique. On se reportera à celle-ci (sigle DE) pour les divers renseignements et justifications relatifs à chaque document. A côté du Carnet jaune de Mère Agnès, on a cru bon de conserver les témoignages plus mineurs de soeur Geneviève et soeur Marie du Sacré-Coeur, qui sont cependant les seuls où figurent certaines paroles devenues célèbres.
Pour les Lettres des témoins, qui apportent souvent des détails importants sur la maladie et le comportement de Thérèse, nous renvoyons aux DE (cf. supra, note 1).
La présentation suit celle de l'édition critique; les traits de séparation adoptés par Mère Agnès pour distinguer les paroles d'une même journée n'ont pas été conservés. Les paroles sont numérotées jour par jour.
Chaque parole d'une même journée est numérotée 1, 2 etc. avant le texte de cette parole. Il n'y a pas de numérotation dans le cas
d'une seule parole pour la journée. Exemples (dans le Carnet jaune )
CJ 12.7.3 désigne la 3 parole du 12 juillet... (qui devient en fait ici CJ 712,3;)
CJ 10.6. désigne l'unique parole du 10 juin.... (qui devient en fait ici CJ 610,1.)
Les même 'normes' sont appliquées pour les 'Derniers Entretiens'
avec Soeur Geneviève (DEG) et Soeur Marie du SC (DES).
Les notes du CARNET JAUNE sont comptabilisées par mois:
CJ 5021 est la 21 du mois de mai, sans référence au jour.
Celles de DEG, DES et DEA en continu DEG 1 ... DES 1 ...
Thérèse EJ Carnet Jaune 926