Chrysostome sur Gn 2300
2300
« Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste, accompli dans son temps : Noé plut à Dieu. » (Gn 6,8-9)
ANALYSE.
1. La vertu met l'homme à l'abri de tous les maux, tandis que le vice l'expose à tous les orages qui bouleversent la vie humaine. — 2. Courage et constance de Noé qui demeure seul juste au milieu de la corruption universelle. — 3. Il est impossible que l'homme juste jouisse de l'approbation universelle. Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous. (Lc 6,86) — 4. L'Écriture évite de donner le nom d'hommes aux méchants. Elle le donne à Noé, elle le donne aussi à Job. — 5. Explication du mot juste, il exprime la possession de toutes les vertus. — 6. Exhortation.
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2301 1. Vous avez reconnu, dans ce qui précède, l'étendue de la bonté de Dieu et l'excès de sa patience: vous avez vu la prodigieuse perversité des hommes de ce temps; vous avez appris quelle avait été, au milieu d'une pareille foule, la vertu du juste, qui n'avait souffert en rien de cet accord de tous dans le mal, et qui, loin de se laisser entraîner avec les autres, avait suivi la route opposée. De même qu'un bon pilote, maintenant d'une main ferme la direction de son esprit, il ne laissa pas submerger son vaisseau par les flots des vices déchaînés, mais il domina la tempête au milieu de cette mer, et parvint au port au moyen du gouvernail de la vertu, évitant le déluge qui devait engloutir tous les habitants de la terre. Tant il est vrai que la vertu est puissante, immortelle, invincible et supérieure à tous les accidents de cette vie : elle plane au-dessus des piéges de la méchanceté; placée, pour ainsi dire, sur un poste élevé, elle voit les choses humaines sous ses pieds et reste inaccessible à tout ce qui blesse les autres. De même que l'homme, debout sur une falaise élevée, se rit des flots qu'il voit frapper le rocher avec grand fracas et retomber ensuite en écume, de même celui qui cultive la vertu, en sûreté sans cet abri, ne souffre d'aucun trouble; il reste calme et tranquille, et comprend que la vie humaine ressemble à un fleuve, puisqu'elle s'écoule si rapidement. De même que nous voyons les flots de la mer tantôt s'élever, tantôt s'abaisser, de même nous voyons aussi ceux qui négligent la vertu et s'abandonnent au vice, tantôt montrer une joie orgueilleuse et se confier aux succès de cette vie, tantôt être abattus et tomber dans la dernière détresse. Ce sont eux que le bienheureux David indique, quand il dit : Ne crains rien en voyant s'augmenter la fortune d'un homme et se multiplier la gloire de sa maison : quand il mourra, il n'emportera pas tout cela. (Ps 48,17) Il a raison de dire : Ne crains rien, ce qui signifie que l'opulence et la gloire du riche ne te troublent pas. Tu le verras bientôt gisant à terre, incapable d'aucune action, cadavre en proie aux vers, dépouillé de tout ce qu'il avait et qu'il a été obligé de laisser sans rien emporter. Que la vue des choses présentes ne t'inquiète donc pas et ne dis pas qu'un homme est heureux de ce qu'il possède, puisqu'il en est sitôt dépouillé.
Telle est la nature de la félicité actuelle avec toutes ses richesses : elles ne nous suivent pas et il faut partir sans elles. Les riches laissent tout, ils sont nus en quittant la terre; ils ne (144) sont couverts que de leur perversité et de l'amas de leurs péchés. Quelle différence avec la vertu ! même ici-bas, elle rend ceux qui l'aiment plus puissants que leurs ennemis et les rend même invincibles; elle leur donne un bonheur sans mélange et ne leur laisse même pas sentir les accidents de la vie : mais en outre, quand ils partent d'ici, elle les accompagne, et surtout à l'instant où nous avons le plus besoin de son appui, elle nous offre son secours tout-puissant dans le jour terrible où elle apaise pour nous l'oeil de notre Juge; ainsi elle nous épargne dans le présent les misères de cette vie, et dans l'avenir les tourments de l'autre. Elle a encore un autre effet, c'est de nous faire jouir de biens inexprimables. Pour vous en assurer, pour vous faire concevoir que ces paroles ne sont pas de vaines déclamations, je vais en chercher la preuve dans les paroles qui ont été offertes à votre charité. Voyez comme cet homme admirable, je veux dire Noé, tandis que le genre humain tout entier parvenait à exciter la colère d'un Dieu de clémence, put lui seul éviter par sa vertu l'effet de cette colère et se concilier toute la bienveillance de Dieu. Parlons, si vous le voulez bien, de ce qui arrive dans la vie présente. Il y a peut-être bien des hommes qui ne croient pas aux choses futures et invisibles. Examinons donc ce qui se passe ici, voyons quel est le sort de ceux: qui se livrent au mal, et de ceux qui embrassent la vertu. Après que Dieu, malgré, sa bonté, eut décidé, à cause de l'accroissement des crimes, de punir le genre humain par une catastrophe universelle, et qu'il eut dit : J'enlèverai de la terre l'homme que j'ai créé, il montra jusqu'où allait son indignation en prononçant la sentence, non-seulement contre l'homme, mais contre les quadrupèdes, les reptiles et les volatiles; en effet, puisque les hommes devaient être détruits et submergés, il était juste et naturel de faire partager leur sort aux êtres qui avaient été créés pour eux. Cet arrêt était encore illimité et ne faisait point de distinction entre les hommes, pour faire voir que Dieu ne s'attache pas aux individus, mais aux coeurs qu'il visite sans dédaigner personne, et que, si nous lui en offrons la moindre occasion, il déploie son ineffable miséricorde s aussi, pour montrer qu'il ne voulait pas absolument détruire le genre humain, mais qu'il désirait en conserver l'étincelle, en sauver une racine qui pût donner encore d'immenses rameaux, l'Ecriture dit: Noé trouva grâce devant Dieu.
2302 2. Voyez combien l'Ecriture est précise, et comme elle ne contient pas une seule syllabe inutile! Après nous avoir exposé l'énormité des fautes des hommes et la peine terrible réservée aux méchants, elle nous indique celui qui, dans une pareille foule, avait pu conserver la pureté de sa vertu. En effet, la vertu par elle-même est toujours admirable, mais celui qui la pratique au milieu d'hommes qui la repoussent, mérite encore plus d'admiration. Aussi l'Ecriture sainte nous fait admirer ce juste mêlé à ceux qui allaient éprouver la colère de Dieu, et elle dit : Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu (Gn 6,8). Non-seulement il trouva grâce, mais devant le Seigneur Dieu. Elle nous enseigne ainsi qu'il n'a pas eu d'autre but que d'être bien vu de cet oeil qui ne connaît ni le sommeil ni l'assoupissement, et qu'il ne s'est pas inquiété de la gloire humaine, de la honte et des moqueries. Il est probable que lui, qui cultivait la vertu en opposition avec tout le monde, devait être un sujet de risées et de plaisanteries pour ceux qui faisaient le mal; en effet, c'est encore leur habitude à l'égard de ceux qui recherchent la vertu au lieu de les imiter. Nous voyons bien des hommes faibles qui, ne pouvant supporter ces vices et ces plaisanteries, préfèrent la gloire humaine à la gloire immortelle et seule véritable, et se laissent emporter et attirer par la malice des autres. En effet, il faut une âme énergique et constante pour résister à ceux qui cherchent à l'entraîner, et ne rien faire dans le but de plaire aux hommes, pour tenir son regard fixé sur 1'oeil vigilant d'où elle attend sa sentence en méprisant celle du monde, pour ne pas tenir compte des louanges ou des injures humaines, mais les regarder comme des ombres ou des rêves. Car la honte mène au péché. (Qo 4,25) Bien des gens auraient cédé à ces risées, ces sarcasmes, ces plaisanteries; mais tel n'était pas le juste. Car il résista non-seulement à dix, à vingt, à cent hommes, mais à toute l'espèce humaine, à tous ces milliers de pécheurs. Il est probable qu'on se moqua de lui, qu'on le bafoua, qu'on l'insulta, qu'on l'injuria de toute manière; peut-être même l'aurait-on mis en pièces si l'on avait pu. Telle est toujours la fureur du vice contre la vertu; mais, loin qu'il lui porte aucun préjudice, il la fortifie par ses attaques. En effet, telle est la force (145) de la vertu, qu'elle triomphe de ses ennemis par ses souffrances, et qu'elle est plus victorieuse à mesure qu'on l'attaque davantage. Cela se voit dans une foule de circonstances. Mais pour vous donner l'occasion de le reconnaître, car, donnez l'occasion au sage et il deviendra plus sage (Pr 9,9), il faudrait vous citer bien des exemples de l'Ancien et du Nouveau Testament. Ainsi, dites-moi, je vous prie, Abel n'a-t-il pas été terrassé et tué par Caïn? Ne vous attachez pas seulement à ce fait que Caïn a vaincu et tué le frère dont il était jaloux et qui ne lui avait rien fait : mais considérez la suite. Observez qu'à partir de ce moment la victime a obtenu la couronne de la gloire avec celle du martyre, et que tant de siècles n'ont pu effacer son souvenir : voyez aussi que le meurtrier, le vainqueur, a mené depuis cet instant une existence plus pénible que la mort, et que depuis lors, jusqu'à présent, il est voué à l'infamie universelle pendant que toutes les bouches chantent chaque jour sa victime. Voilà ce qui regarde la vie actuelle; quant à celle de l'avenir, quelles paroles, quelle intelligence pourraient être à sa hauteur? Je sais que vous êtes bien capables de trouver dans les Ecritures beaucoup d'exemples analogues, car elles sont faites pour notre profit, pour nous engager à fuir le vice et à rechercher la vertu. Voulez-vous trouver d'autres preuves dans le Nouveau Testament ? Ecoutez ce que saint Luc raconte des apôtres qui se réjouissaient d'avoir été flagellés publiquement parce qu'ils avaient été dignes de supporter cet opprobre au nom du Christ. (Ac 5,41) Cependant les coups,de fouet sont un sujet de chagrin et d'abattement plutôt que de joie, mais les recevoir pour Dieu et à cause de lui, voilà ce qui les réjouissait. Quant à ceux qui les avaient flagellés, ils étaient consternés et embarrassés au point de ne savoir que faire: après le supplice ils se consultent entre eux : Que ferons-nous à ces hommes? (Ac 4,16) Eh quoi ! Vous les avez fait flageller, vous leur avez fait subir mille souffrances et vous hésitez encore ? Tant il est vrai que la vertu est forte et invincible et que, par les tortures même, elle triomphe de ceux qui les lui infligent.
2303 3. Mais pour ne pas nous arrêter trop longtemps sur ce sujet, il faut revenir à notre juste et admirer profondément comment sa vertu portée au comble put mépriser et dominer ce peuple qui riait de lui, s'en moquait, le plaisantait, le bafouait (je me répète, je le sais, mais je ne puis me détacher d'un tel sujet). Comment donc s'explique ce triomphe? Je vais vous le dire : Noé ne cessait de contempler l'oeil qui ne dort pas; là se fixait toujours le regard de sa pensée; tout le reste l'occupait aussi peu que s'il n'eût pas existé. On peut en être certain celui qui est possédé de l'amour divin au point de porter toujours ses désirs vers Dieu, finit par ne plus rien voir des choses visibles ; il songe continuellement à celui qu'il aime, la nuit et le jour, en se couchant comme en se levant. Ne vous étonnez donc pas que le juste, tenant sa pensée uniquement dirigée vers Dieu, ne se soit pas inquiété de ceux qui voulaient le faire succomber. Déployant tout son zèle et soutenu par la grâce d'en-haut, il leur était supérieur à tous. Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu (Gn 6,8). Devant la race des hommes du temps il ne trouvait ni grâce ni affection, car il ne suivait pas la même route, mais il trouva grâce devant celui qui sonde les cceurs et qui approuva ses pensées. Quel mal, dites-moi, pouvaient lui faire les railleries et les sarcasmes de ces contemporains, puisque Celui qui forme nos coeurs et connaît toutes nos actions le félicitait et le couronnait ? De quoi servent à un homme les éloges et l'admiration de toute la terre, si le Créateur de toutes choses, le Juge infaillible, le condamne dans le jour terrible ? Réfléchissons-y bien, mes bien-aimés, comptons pour rien les louanges des hommes et ne les recherchons en aucune manière, mais fuyons le vice et pratiquons la vertu uniquement pour Celui qui sonde les coeurs et les reins.
C'est pour cela que le Christ, en nous enseignant à ne pas être avides des louanges humaines, finit par dire : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous! (Lc 6,26) Observez que ce mot : Malheur indique ce que sera la peine réservée. Cette exclamation présagé une calamité; c'est presque en déplorant déjà leur sort qu'il leur dit : Malheur à vous, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! Et voyez la précision de ces paroles. Il ne dit pas seulement: les hommes ; mais : tous les hommes. Il est impossible, en effet, que l'homme de bien qui suit la route étroite et pénible, et obéit à tous les ordres du Christ, soit loué et admiré par tous les hommes. Car le vice est bien puissant et bien hostile à (146) la vertu. Le Seigneur sait que celui qui ne s'écarte pas de la vertu et ne demande d'autre approbation que celle d'en-haut, ne peut être loué et approuvé par tous les hommes, et voilà pourquoi il plaint ceux qui négligent la vertu pour la gloire des hommes; car s'ils se réunissent tous pour vous louer, c'est la meilleure preuve que vous n'estimez pas assez la vertu. Comment, en effet, l'homme de bien pourrait-il plaire à tout le monde s'il veut délivrer les opprimés de leurs oppresseurs, les victimes des bourreaux ? De même, s'il veut corriger les pécheurs et louer les justes, n'est-il pas probable qu'il sera approuvé d'un côté et blâmé de l'autre? Aussi le Christ dit-il : Malheur à vous lorsque tous les hommes diront du bien de vous! Comment donc ne serions-nous pas frappés d'admiration pour ce juste ? ce que le Christ nous a annoncé en paraissant parmi nous, lui, sans autre instruction que la loi naturelle, il l'a accompli d'une manière parfaite, et méprisant l'opinion des hommes, il n'a recherché la vertu sur terre que pour obtenir la grâce de Dieu, car Noé trouva grâce devant le Seigneur Dieu. Du reste, c'est à cause des vertus dont il était doué qu'il a trouvé grâce devant le Seigneur Dieu, comme l'explique l'admirable prophète inspiré par le Saint-Esprit; il faut étudier la suite pour voir ce que Dieu pense de lui. Voici les générations de Noé: Noé fut un homme juste, accompli dans son temps ; Noé plut à Dieu. Voilà une manière étrange de commencer une généalogie. L'Écriture sainte commence par dire: voici les générations de Noé ; elle excite notre attention comme si elle allait raconter sa généalogie, dire quel était son père, d'où venait sa famille, comment lui-même était venu au monde, et enfin tout ce que l'on .trouve d'ordinaire dans les généalogies; mais elle laisse tout cela de côté, et, se mettant au-dessus des usages reçus, elle dit : Noé était un homme juste, accompli dans son temps; Noé plut à Dieu. Voyez quelle admirable généalogie ! Noé était un homme. Remarquez que le nom qui nous est commun à tous est employé ici pour glorifier le juste. Car, tandis que les autres, plongés dans les voluptés charnelles, avaient perdu la qualité d'hommes, Noé seul, au milieu d'un si grand peuple, gardé la vraie condition de l'homme. Ainsi il est homme parce qu'il cultive la vertu. En effet, avoir l'apparence d'un homme, les yeux, le nez, la bouche; les joues et tout le reste, ce n'est pas là ce qui fait l'homme, car tout cela appartient au corps. Nous appelons homme celui qui conserve intact le type de l'homme. Mais comment le définir ? On dit que c'est un être raisonnable. Quoi donc ! les méchants n'avaient-ils pas aussi la raison? Si, mais cela ne suffit pas: il faut aussi chercher le bien et fuir le mal, dominer les mauvaises passions et obéir aux ordres du Seigneur: voilà l'homme !
2304 4. Pour vous persuader que c'est l'usage de l'Écriture de ne pas accorder le nom d'hommes aux hommes qui se livrent au vice et négligent la vertu, écoutez les paroles de Dieu, que je vous citais hier : Mon Esprit ne restera pas chez ces hommes, car ils ne sont que chair. Cela veut dire : Je leur ai donné une nature composée de chair et d'âme, mais la chair les a tellement enveloppés qu'ils ne songent plus qu'à elle et négligent les vertus de l'âme. Voyez-vous comment, à cause de leur perversité, il les appelle de la chair et non des hommes ? Et une autre fois, comme vous allez le voir, l'Écriture dit qu'ils ne sont que de la terre, parce qu'ils s'absorbent dans les pensées de la terre, car elle dit : La terre était corrompue devant Dieu. Il ne s'agit pas ici de la terre proprement dite; ce sont les habitants eux-mêmes qu'elle appelle terre. Dans un autre endroit, elle ne les appelle ni chair, ni terre, mais elle ne les regarde pas comme vivants parce que la vertu leur manque. Écoutez les cris du prophète au milieu de Jérusalem et de cette multitude innombrable: Je suis venu, et il n'y avait pas un homme ; j'ai appelé et personne ne m'entendait. (Is 50,2) Ce n'était pas qu'il n'y eût bien du monde présent, mais c'était qu'ils ne profitaient pas plus des paroles du prophète que les absents. Et ailleurs encore : Courez et voyez s'il y en a un seul qui soit juste et équitable, et je lui serai propice. (Jr 5,1)
Vous avez vu que l'Écriture sainte ne donne le nom d'homme qu'à celui qui cultive la vertu : quant aux autres, ils ne sont rien pour elle, mais elle les appelle quelquefois terre et quelquefois chair. Voilà pourquoi, après avoir annoncé le commencement de la généalogie des justes, la sainte Écriture nous dit d'abord : Noé était un homme. En effet, lui seul alors est un homme : les autres ne sont plus des hommes, quoiqu'ils en gardent l'apparence; ils ont été changés en animaux sans raison, et ont perdu par leur volonté perverse la (147) noblesse de leur nature. Quand les hommes raisonnables tombent dans le mal, et s'asservissent à des passions déraisonnables, l'Écriture sainte leur donne des noms d'animaux; ainsi elle dit : Ils sont devenus comme des chevaux qui hennissent après les cavales. (Jr 5,8) Voyez comment l'excès de la lubricité fait donner un nom de bête. Ailleurs encore : Le venin des serpents est sous leurs lèvres (Ps 13,3 Ps 139,4), pour ceux qui ressemblent à cet animal dissimulé et perfide. D'autres sont appelés chiens muets. (Is 56,10) Il est encore écrit : Comme un serpent sourd et dont les oreilles sont fermées (Ps 57,5), pour indiquer ceux qui ferment leurs oreilles à l'enseignement de la vertu. Il serait trop long de rappeler tous les noms de bêtes que l'Écriture impose à ceux qui se laissent aller à des passions déraisonnables. Ce n'est pas seulement dans l'ancienne loi qu'on peut le voir, mais aussi dans la nouvelle. Écoutez saint Jean-Baptiste disant aux Juifs: Race de vipères, qui vous a appris à fuir la colère prochaine? (Mt 3,7) Voyez-vous comment ici encore le nom d'une bête symbolise la ruse? Quoi de plus misérable que ces pécheurs qui ont perdu jusqu'au nom d'homme en méritant les châtiments les plus terribles ! car ils ont méprisé les motifs de vertu que leur offrait leur nature et les ont négligés volontairement pour se livrer au vice. Comme ceux qui existaient alors se montraient indignes du nom d'hommes, tandis qu'au milieu d'une pareille disette de vertu, le juste en a montré une bien grande; l'Écriture, en racontant sa généalogie, commence par dire : Noé était un homme. Il est un autre juste auquel ce nom a été donné comme le plus grand éloge, au point qu'on l'appelle surtout ainsi, pour mieux montrer sa vertu. Qui estce donc? C'est le bienheureux Job, l'athlète de la piété, le vainqueur couronné aux applaudissements du monde entier ; qui seul a supporté des maux supportables et qui, après avoir essuyé les traits innombrables du démon est resté invulnérable: de même que le diamant qui reçoit impunément tous les chocs, il ne fut point submergé par cette tempête, il la domina, et ayant rassemblé sur son corps toutes les souffrances qui fussent au monde, il vit sa gloire en devenir plus brillante. Non-seulement les douleurs cruelles dont il était accablé ne l'effrayèrent point, mais elles lui inspirèrent de nouvelles actions de grâce : en exprimant sa reconnaissance au milieu de tant d'épreuves il fit au démon une blessure mortelle, et lui prouva qu'il avait tort de tenter l'impossible et de regimber sous l'éperon. Aussi le Dieu de miséricorde louant et vantant ce saint homme même avant qu'il eût subi autant de luttes et de combats, disait au diable : N'as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n'est comparable sur la terre, homme irréprochable,,juste, véridique, pieux, et s'abstenant de toute mauvaise action? (Jb 1,8) Avez-vous observé que Dieu commence par le désigner du nom commun de notre nature ? N'as-tu pas considéré mon serviteur Job, auquel nul homme n'est comparable sur la terre? Cependant nous sommes tous semblables, non quant à la vertu, mais quant à la forme : eh bien ! cela ne suffit pas pour être homme, il faut encore s'abstenir du mal et faire le bien.
2305 5. Vous avez vu quels sont ceux auxquels l'Écriture sainte a coutume de réserver le nom d'hommes. Aussi dès l'origine le Maître de toutes choses voyant sa créature, dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, c'est-à-dire pour qu'il commande à toutes les choses visibles et à ses propres passions, pour qu'il commande et ne soit pas commandé. Si, trahissant sa dignité, il supporte le joug au lieu de l'imposer il cesse d'être homme et prend un nom de brute. Voilà pourquoi l'Écriture Sainte, voulant glorifier la vertu de ce juste, dit d'abord : Voici les générations de Noé. Noé était un homme juste (Gn 6,9). Voici encore un plus grand éloge : juste; ce mot comprend toutes les vertus, car c'est le nom que nous donnons d'ordinaire à celui qui les pratique toutes. Ensuite pour faire concevoir qu'il était parvenu au comble de la vertu, telle qu'on pouvait l'exiger à cette époque, l'Écriture dit : juste et accompli dans son temps. Il a rempli tous les devoirs que renferme l'exercice de la vertu. Voilà ce que signifie le mot accompli : il n'a rien oublié, il n'a fait aucune faute. Il ne faisait pas bien d'un côté et mal de l'autre, il était accompli en toute vertu ; c'était cette perfection qu'il fallait montrer au monde. Du reste, pour rendre notre juste plus illustre encore, en considérant l'époque où il vivait et la comparant avec d'autres, l'Écriture dit : accompli dans son temps ; à cette époque, dans cette génération si perverse, si adonnée au mal qu'elle ne conservait plus (148) aucune trace de vertu. Eh bien ! dans une pareille génération et dans ces temps, le juste non-seulement montra de la vertu, mais la porta au comble, il fut accompli et parfait en tout. Car, ainsi que je l'ai dit, c'est encore donner une plus grande preuve de vertu que de faire le bien au milieu de ceux qui le combattent et de le pratiquer parmi ceux qui voudraient nous en détourner; ainsi tout cela rehausse encore la gloire du juste: Ce n'est pas là que s'arrêtent les éloges de l'Ecriture : elle montre encore l'excellence de sa vertu par l'approbation de Dieu lui-même, puisque, après avoir dit : accompli dans son temps, elle ajoute : Noé plut à Dieu. Sa vertu était si complète qu'elle mérita les éloges de Dieu. Noé plut à Dieu, ce qui revient à dire, il fut approuvé de Dieu, il plut par ses bonnes oeuvres à cet oeil qui ne dort jamais, il s'en fit bien voir par la pureté de sa vie au point que, non-seulement il fut sauvé de l'indignation qui allait tout engloutir, mais encore qu'il fut à la tête des autres survivants. Noé plut à Dieu. Quel homme fut jamais plus heureux, qui put jamais montrer tant de vertu, puisque le Seigneur de l'univers est son panégyriste !
Voilà les honneurs que reçut Noé, et tout homme raisonnable les préférera à tout ce qu'il y a de plus élevé en richesses, en gloire, en puissance, et en toute espèce de félicité humaine : celui qui aime Dieu sincèrement doit les mettre au-dessus d'un royaume. En effet, c'est la véritable royauté que de pouvoir, par une existence irréprochable, nous rendre Dieu clément et propice. Si nous devons craindre l'enfer, ce n'est point pour son feu inextinguible, ses peines terribles et ses tourments éternels, c'est pour la douleur d'avoir offensé un Maître si bon et d'être privés de sa grâce; de même, nous ne devons rechercher cette royauté que par amour pour lui et afin de jouir de sa grâce. Car le plus désirable dans cette royauté est d'obtenir la bienveillance de notre Maître clément; de même ce qu'il y a de plus pénible dans l'enfer, c'est d'avoir perdu cette bienveillance.
Vous avez vu combien la seule appellation de juste nous a été utile à développer, et quel trésor de réflexions nous a fourni la généalogie de cet homme admirable. Suivons donc les règles de l'Ecriture sainte, et si nous avons à raconter une généalogie, ne parlons point du père, du grand-père et des aïeux, mais faisons voir seulement la vertu de l'homme dont il s'agit. Voilà la meilleure manière de faire une généalogie. Quel avantage y a-t-il à descendre de parents illustres et vertueux, si l'on a mal vécu? Au contraire, quel inconvénient y a-t-il à n'avoir que des parents obscurs et inconnus, si l'on brille par son mérite? Tel était ce juste, et s'il s'est concilié la faveur de Dieu, ce n'est point à cause de ses parents, car l'Ecriture ne nous fait pas remarquer leurs vertus. Cependant, malgré tant d'obstacles et d'embarras, il parvint au comble de la vertu; ce qui vous montre que, si vous êtes attentifs et vigilants, et que vous cherchiez à faire votre salut, rien ne peut vous en empêcher. Si nous cédons à la mollesse, les moindres choses nous arrêteront; mais si nous restons attentifs, mille ennemis conjurés pour nous pousser au mal ne pourront altérer notre zèle. Ainsi les efforts de tant de pécheurs ne peuvent empêcher ce juste de pratiquer la vertu. Il ne faut donc jamais accuser. personne et rendre un autre responsable de sa faute ; mais tout imputer à sa propre faiblesse. Et pourquoi m'arrêter aux autres hommes? Le diable lui-même ne doit jamais être regardé comme assez puissant pour, empêcher personne de marcher dans le chemin de la vertu. Il trompe les faibles et les fait succomber, mais il ne les arrête pas de force et ne leur fait point violence. L'expérience nous prouve que si nous voulions veiller, nous montrerions tant de fermeté que les efforts de tous ceux qui voudraient nous pousser au mal seraient impuissants contre nous; nous serions plus solides que le diamant, et nous fermerions l'oreille à ces conseils détestables, Mais si nous sommes négligents, notre inclination nous conduira naturellement dans la route du vice, sans que personne nous conseille ou nous séduise. Si cela n'était pas remis à notre volonté et à la décision de notre âme, si le bon Dieu n'avait pas donné le libre arbitre à notre nature, il aurait fallu que ceux qui appartiennent; à cette nature et sont soumis aux mêmes impressions fussent tous méchants ou tous bons. Mais quand nous voyons nos semblables, éprouvant les mêmes impressions, ne pas en être affectés comme nous; quand nous voyons que par l'énergie de leur raison ils gouvernent leur nature, domptent leur impétuosité, mettent un frein à leur concupiscence, triomphent de la colère, fuient la jalousie, repoussent l'envie, dédaignent la passion des richesses, (149) négligent la gloire, méprisent toutes les félicités de la vie présente, et que, ne respirant que pour la véritable gloire; ils préfèrent la faveur divine à toutes les choses visibles ; n'est-il pas évident que le zèle qui leur est propre les justifie avec l'aide de la grâce d'en-haut, tandis que notre faiblesse naturelle compromet notre salut en nous privant de cette assistance divine?
2306 6. Aussi, je vous conjure de réfléchir à tout cela et d'avoir sans cesse dans l'esprit que nous ne devons jamais nous en prendre au diable, mais à notre propre faiblesse. Quand je dis cela, ce n'est pas pour le décharger de toute accusation : loin de là, car il rôde comme un lion ravisseur, rugissant et cherchant à tout dévorer. Mais je veux vous affermir, je veux que vous ne pensiez pas être à l'abri du reproche, vous qui, de vous-mêmes, tombez si facilement dans le mal, je veux que vous cessiez de répéter ces paroles frivoles : Pourquoi Dieu a-t-il permis à cet être malfaisant de nous abattre et de nous terrasser? Ces paroles sont complètement insensées. Pourquoi ne pas songer plutôt en vous-même que si Dieu l'a permis, c'est surtout pour exciter en vous la terreur, afin qu'en attendant l'attaque de l'ennemi vous montriez une vigilance et une fermeté continuelles, afin que l'espoir des récompenses, l'attente de ces biens éternels et inexprimables allègent pour vous toutes les fatigues de la vertu? Pourquoi vous étonner que Dieu ait permis tout cela au diable, justement dans l'intérêt de notre salut, pour réveiller notre paresse et trouver l'occasion de nous couronner? Il a préparé l'enfer lui-même pour que la crainte des punitions et des châtiments nous ouvrît l'entrée de son royaume. Voyez combien la bonté du Seigneur est ingénieuse, comment elle fait et dispose tout, non-seulement pour sauver ses créatures, mais pour les rendre dignes de ses ineffables bienfaits. Voilà pourquoi il nous a donné le libre arbitre et mis dans notre âme et notre conscience la connaissance du vice et de la vertu ; voilà pourquoi il nous a laissés en présence du diable et nous a menacés de l'enfer; c'est pour que nous ne connaissions pas l'enfer et que nous entrions dans son royaume. Pourquoi vous étonner qu'il ait fait tout cela et bien d'autres choses encore ? Il a consenti à quitter le sein de son Père pour prendre une forme d'esclave, à subir toutes les entraves d'un corps, à être enfanté et mis au monde par une femme, par une vierge qui l'a porté pendant neuf fois; à recevoir des langes; à passer pour fils de Joseph, l'époux de Marie; à grandir peu à peu, à être circoncis, à participer aux sacrifices, à souffrir la faim, la soif, la fatigue et enfin la mort, mais, de plus, une mort regardée comme ignominieuse, celle de la croix. Voilà tout ce qu'il a accepté pour notre salut, ce Créateur de toutes choses, ce Dieu immuable qui a tout appelé du néant à l'existence, dont les regards font trembler la terre, dont la gloire éclatante ne peut être contemplée par les chérubins, ces puissances qui n'ont pas de, corps et qui se voilent la face avec leurs ailes pour nous montrer leur admiration; lui qui est chanté par mille et mille anges et archanges, il a consenti pour nous, pour notre salut, à devenir un homme pour nous mieux ouvrir la route de la vie et nous enseigner le meilleur usage à faire de cette nature qu'il nous avait empruntée. Quelle excuse nous resterait-il après tant de prodiges faits pour notre salut, si nous rendions tous ces bienfaits inutiles, si nous trahissions nous-mêmes la cause de notre salut? Aussi je vous conjure d'être vigilants et de ne pas vous laisser aller seulement aux habitudes des autres, mais à examiner chaque jour votre vie avec soin et de voir vos mauvaises et vos bonnes actions. Ainsi travaillons à corriger nos péchés, afin d'attirer sur nous la protection d'en-haut, de devenir agréables à Dieu comme ce juste, et d'entrer dans le royaume des cieux, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, honneur, puissance, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduction de M. HOUSEL.
2400
« Noé engendra,trois fils, Sem, Cham et Japhet. Or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d'iniquité.» (Gn 5,32-7,4)
ANALYSE.
1. Que la sainte Ecriture doit être lue avec une grande attention. — 2. Tableau de la corruption du monde avant le déluge. Quand les bommes se sont pervertis, l'Ecriture dédaignant de leur donner le nom d'hommes, les appelle terre et chair. Saint Paul use du même langage. — 3. Explication de cette parole : le temps de tout homme est venu devant moi. Dieu ordonne de construire l'arche. — 4. La bonté de Dieu tempère autant que possible le châtiment exigé par la justice, puis, quand cette bonté ne peut plus retenir le bras de la justice qui tombe sur les pécheurs; elle se tourne tout .entière du côté de Noé qu'elle comble de faveurs et de consolations. — 5. La bonté de Dieu continue à se manifester dans l'ordre qu'il lui donne d'entrer dans l'arche avec des animaux, de se munir de tout ce qui lui sera nécessaire. — 6. Il ne faut pas abuser des nombres dans l'explication de l'Ecriture. — 7. Les hommes d'avant le déluge n'eurent pas la même bonne volonté que les Ninivites. — 8. Exhortations.
2401 1. Hier, nous avons recueilli une grande utilité de la généalogie du juste Noé; car d'abord nous avons vu ce qu'il y a de merveilleux dans cette généalogie, et nous avons appris que le mérite de cet homme juste ne consiste pas dans la gloire de ses parents, mais dans la bonté de ses moeurs, qui lui a valu un si grand témoignage de la divine Ecriture: En effet, dit-elle, Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps; Noé fut agréable à Dieu. Tout notre discours d'hier n'a été que le commentaire de ces quelques paroles. C'est la vertu de la parole divine de renfermer, en un petit nombre de mots, des trésors de pensées; elle prodigue, à ceux qui mettent tous leurs soins à la pénétrer, ses richesses ineffables. Aussi, je vous en conjure, ne nous bornons pas à voir, pour l'acquit de notre conscience, chemin faisant, sans nous arrêter, ce qui paraît dans la sainte Ecriture ; quand même nous ne rencontrons que des listes de noms ou des récits historiques, ayons soin de rechercher le trésor caché. Voilà, en effet, pourquoi le Christ disait: Scrutez les Ecritures. (Jn 5,39) C'est que l'esprit de l'Ecriture ne se rencontre pas partout à la surface; il faut scruter pour que rien ne reste caché dans la profondeur. Si le simple nom qui marque la nature, je parle en ce moment de ce mot si court, l'homme (Gn 6,9), hier nous a fourni des réflexions d'une si grande utilité, quel gain ne recueillerons-nous pas de l'attention vigilante, appliquée à tous les détails de la sainte Ecriture? Nous avons, en effet,, un Dieu plein de clémence, et, quand il nous voit inquiets, possédés d'un vif désir de comprendre la parole divine, il ne veut pas alors que rien nous manque; mais, aussitôt, il éclaire notre pensée, il verse dans nos âmes les flots de sa lumière, et son admirable sagesse fait pénétrer en nous la plénitude de la vraie doctrine. Aussi, pour nous exhorter à cette étude, pour nous donner la vivacité du courage, il a décerné le bonheur suprême à ceux qui manifestaient un tel désir: Bienheureux ceux qui sont affamés et altérés de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. (Mt 5,6) Voyez la sagesse du Maître qui nous enseigne; il ne se contente pas de nous exhorter par la considération du bonheur, mais ces paroles: qui sont affamés et altérés de la (151) justice, montrent, à ceux qui les entendent, avec quelle ardeur de courage il faut scruter la parole spirituelle. De même, dit-il, que ceux qui ont faim s'empressent, avec une incroyable ardeur, de chercher la nourriture, de même que ceux qui éprouvent une soif ardente, s'élancent, transportés d'un désir ardent, vers le breuvage qui désaltère, de même il convient de courir à la doctrine spirituelle, comme des gens affamés, altérés. Les hommes animés d'un tel zèle, non-seulement méritent -le bonheur, mais ils obtiennent l'objet de leurs désirs. En effet, dit-il, ils seront rassasiés, c'est-à-dire assouvis; ils assouviront leurs désirs spirituels. Eh bien donc, puisque nous avons un Seigneur si bon, si libéral, nous, de notre côté, courons à lui; concilions-nous sa grâce, afin que lui-même, n'écoutant que sa miséricorde, éclaire nos pensées, noirs découvre la force de la sainte Ecriture. Et vous, à votre tour, accueillez, avec toute l'ardeur d'un vrai zèle, la doctrine spirituelle, comme des hommes affamés, altérés: Il arrivera peut-être que la bonté, que la toute-puissance du Seigneur, quel que soit notre néant, par considération pour vous, pour votre utilité, ouvrira notre bouche, y mettra lui-même des paroles qui opéreront sa gloire et voire édification. (Ep 6,19) Jetons tout dans le sein de Dieu; livrons-nous à la grâce d'en-haut; invoquons Celui qui donne la clarté aux aveugles, aux bègues la parole facile, et reprenons la lecture que nous venons d'entendre, afin de vous exposer, mes frères, les pensées que nous aura suggérées sa miséricorde. Mais joignez, je vous en prie, vos âmes à mon âme; soyez attentifs à la parole ; loin de vous toutes les pensées de la vie présente ! faites que nous puissions jeter la semence spirituelle comme dans une terre grasse et fertile, dont on a arraché les mauvaises herbes et les épines. Voici maintenant, dit l'Écriture, les enfants qu'engendra Noé. Noé fut un homme juste et parfait, au milieu des hommes de son temps; Noé fut agréable à Dieu. C'est là que nous nous sommes arrêtés hier ; ce sont donc les paroles suivantes que nous devons nous proposer . Et il engendra trois fils : Sem, Cham et Japhet. Ce n'est pas sans dessein que la divine Ecriture nous a fait connaître, et le temps, et le nombre des fils de l'homme juste. Elle veut, par là, nous faire entrevoir, à mots couverts toute la grandeur de sa vertu; car, après avoir dit : Noé, ayant cinq cents ans, elle ajoute: Engendra trois fils. C'est pour nous montrer la grande continence de ce saint homme, au milieu de tous les hommes livrés à tous les excès de l'intempérance ; au milieu des générations et, pour ainsi dire, de tous les âges de la vie qui se précipitaient dans le mal. Vous avez entendu la divine Ecriture : Mais Dieu voyant que la malice des hommes qui vivaient sur la terre était extrême, que chacun d'eux, dès sa jeunesse, appliquait au mal toutes les pensées de son coeur; ces paroles montrent manifestement que les jeunes gens dépassaient les vieillards, que les vieillards étaient comme les jeunes gens, dans le délire, que l'âge même de l'innocence était précipité dans la corruption.
2402 2. Donc, pour nous faire comprendre de quelle manière, au milieu de ce délire, de cette rage universelle, ce juste resta seul, conservant, d'une âme ferme, la continence, avec les autres vertus, jusqu'à ce qu'il fut parvenu à l'âge de cinq cents ans, l'Écriture, après avoir dit: Noé ayant cinq cents ans, ajoute : engendra trois fils (Gn 5,32). Voyez-vous, mon bien-aimé, la parfaite tempérance du juste ? Ne nous contentons pas, ici, de passer outre sans nous arrêter ; mesurons la longueur du temps; considérons la perversité qui s'était étendue sur toute l'espèce humaine, à cause de la mollesse des âmes; considérons tout ce qu'il y a de vertu, de piété, à réprimer, pendant un si long temps, la rage de la concupiscence; à se choisir une route si éloignée de celle que suivent les autres ; à s'interdire, non-seulement un commerce illicite, mais jusqu'au commerce légitime et permis : et il engendra, dit l'Écriture, trois fils, Sem, Cham et Japhet; or la terre était corrompue devant Dieu, et remplie d'iniquité (Gn 6,11). C'est, il me semble, par une disposition de Dieu, que ce juste n'eut de commerce avec son épouse qu'après un si long temps, et attendit si tard pour engendrer ses fils. En effet, comme la grandeur de l'iniquité, de la perversité, rendait nécessaire la destruction générale de la terre, la miséricorde de Dieu voulut conserver ce juste, pour servir de racine et de ferment, pour faire de lui, après la destruction des autres, l'origine et les prémices de l'avenir. Pour cette raison, ce juste, âgé de cinq cents ans, quand il eut ses trois fils, se contenta de ce nombre, déclarant par là que ce qu'il avait fait c'était pour servir les desseins de la divine bonté (152) en faveur du genre humain à venir. Voulez-vous avoir la certitude que nos paroles ne sont pas une conjecture au hasard? considérez le soin que prend ici l'Écriture : après avoir dit que ce juste eut trois fils, elle ajoute aussitôt : or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d'iniquité. Voyez-vous, dans la même nature, cette grande et inexprimable différence; à propos du juste, l'Écriture disait : Noé fut un homme juste et parfait au milieu des hommes de son temps ; mais, au sujet de tous les autres, elle dit : Or la terre était corrompue devant Dieu et remplie d'iniquité. Ce mot terre désigne la multitude des hommes; c'est parce que toutes leurs actions se rapportaient à la terre, que l'Écriture désigne, par ce mot de terre, et leurs bassesses, et l'excès de leur malignité: De même qu'elle avait dit du premier homme, qu'il perdit, par sa désobéissance, la gloire dont il était revêtu, et qu'il fut assujéti, pour son châtiment, à la mort : Tu es terre et tu retourneras dans la terre (Gn 3,19) ; de même, ici, parce que les vices avaient grandi outre mesure, elle dit : Or la terre était corrompue. Et elle ne se contente pas de dire : Or la terre était corrompue, mais elle ajoute : Devant Dieu, et remplie d'iniquité. En effet, ces mots, était corrompue, c'est une hyperbole qui manifeste la malignité sous toutes ses formes. On ne peut pas dire, que ces hommes fussent coupables d'un ou, de deux péchés seulement; ils avaient commis toute espèce d'iniquités, dépassant toute mesure ; aussi le texte ajoute
Et la terre était remplie d'iniquité. Ce n'était pas en passant, d'une manière vulgaire qu'ils faisaient le mal; ils commettaient toute espèce de péchés, en s'y appliquant avec ardeur. Et voyez comme l'Écriture ensuite ne daigne pas leur accorder le moindre souvenir; elle les désigne du nom de terre, indiquant en même temps, par là, et la gravité des péchés, et l'indignation de Dieu. Or la terre était corrompue, dit le texte, devant Dieu; c'est-à-dire qu'ils faisaient tout au rebours des préceptes de Dieu ; foulant aux pieds les commandements de Dieu; perdant, par leur lâcheté, ce maître intérieur que la nature a mis dans l'âme humaine; et la terre était remplie, dit le texte, d'iniquité: Voyez-vous, mon bien-aimé, tout ce que le péché a de funeste ; comme il fait que les hommes ne méritent plus d'être appelés de leur nom ? Écoutez maintenant ce qui suit : Et le Seigneur Dieu vit la terre, et elle était corrompue. Voyez comme, pour la seconde fois, l'Écriture se sert du mot de terre pour désigner les hommes. Et ensuite, après avoir une fois, deux fois, trois fois, prononcé le mot de terre, pour qu'on n'aille pas s'imaginer qu'il s'agit de la terre matérielle, le texte dit : Car toute chair avait corrompu sa voie sur la terre. Et ici encore, on ne daigne pas prononcer le mot d'homme; le texte dit, chair, pour nous apprendre qu'il ne parle pas de la terre propre. ment dite, mais des hommes revêtus de chair, et tous, appliqués, tout entiers, aux choses de la terre. C'est l'habitude de l'Écriture, nous vous l'avons souvent dit, mes très-chers frères, d'appeler les hommes qui ne voient que la chair, qui n'ont aucune pensée relevée, du nom de chair; c'est ainsi que le bienheureux Paul dit : Ceux qui vivent selon la chair ne peuvent plaire à Dieu. (Rm 8,8) Eh quoi donc ! n'était-ce pas un homme de chair, celui qui écrivait ces paroles? Paul n'a pas voulu dire que ceux qui sont revêtus de chair ne peuvent pas être agréables à Dieu ; il parle de ceux qui ne tiennent aucun compte de la vertu, qui ne voient que la chair, ne poursuivent que les plaisirs de la chair, et n'ont aucun souci de leur âme incorporelle, spirituelle. Donc, après que la divine Écriture nous a montré, par ces paroles, la multitude des péchés, l'excès de la malice, la grandeur de l'indignation de Dieu; après avoir, pour flétrir les désirs mauvais, à trois reprisés, appelé du nom de terre les hommes qui vivaient alors, elle les appelle encore du nom de chair, en les dépouillant du nom que leur a donné la nature; et maintenant, par ce qui suit, elle nous montre l'ineffable miséricorde de Dieu, et la grandeur de sa clémence. En effet, que dit-elle? Et le Seigneur dit à Noé (Gn 6,13).
2403 3. Voyez l'excès de bonté ! Dieu s'entretient avec ce juste comme un ami avec son ami; il lui fait part du châtiment qu'il infligera à l'espèce humaine, et il dit : Le temps de tout homme est venu devant moi; ils ont rempli toute la terre d'iniquité, et je les exterminerai avec la terre. Qu'est-ce à dire : le temps de tout homme est venu devant moi ? J'ai montré, dit-il, une grande patience, une grande tolérance, en n'infligeant pas le châtiment que je leur tiens en réserve; mais, puisque leur péché, excédant le nombre et la mesure, a fait (153) venir le temps de l'expiation, il faut en finir avec eux, ruiner leur malignité, pour qu'elle ne s'étende pas plus loin : Le temps, dit-il, de tout homme est venu devant moi. Voyez encore ici : de même qu'il disait plus haut, Chacun pense: ainsi, maintenant il dit, De tout homme. Tous conspirent ensemble, tous ont quitté ma cause pour passer à l'iniquité; dans une si grande multitude on ne trouve pas un homme qui tienne compte de la vertu : Le temps, dit-il, de tout homme est venu devant moi; c'est-à-dire, le temps est venu de couper, d'empêcher l'ulcère de gagner plus loin; le temps de tout homme est venu devant moi; comme s'il n'y avait personne pour les voir, pour leur demander compte de leurs crimes, ils se sont abandonnés aux couvres que la loi condamne; ils n'ont pas vu que rien ne m'est caché, à moi qui leur ai donné la vie, et le corps et l'âme, et tant de biens en foule; donc, le temps de tout homme est venu devant moi. Et ensuite, comme s'il voulait s'excuser devant l'homme juste, comme pour lui montrer que c'est l'excès des péchés qui seul a provoqué en lui tant de colère, il dit : Ils ont rempli toute la terre d'iniquité. Ont-ils négligé de commettre, dit-il, quoi que ce soit qui appartienne au péché? La grandeur de leur malignité est visible; c'est une mer qui déborde, toute la terre en est inondée. Voilà pourquoi je les détruis et la terre avec eux; et voici, dit-il, que je les détruis et la terre avec eux. Ils ont été les premiers, par leurs actions contre la loi, à se détruire eux-mêmes : voilà pourquoi j'amène l'universelle destruction; j'opère la suppression qui les efface, eux et la terre, afin que la terre puisse montrer qu'elle est purifiée, qu'elle est purgée de tant de crimes. Essayez maintenant de concevoir ce qui se passa dans l'âme de ce juste, quand il entendit ces paroles de la bouche du Seigneur. Sans doute il avait la conscience de sa grande vertu; cependant ce n'était pas sans douleur qu'il entendait de telles paroles. L'affection, l'amour est le propre des justes; pour le salut des autres ils consentiraient volontiers à tout souffrir. Que dut donc éprouver cet homme admirable, quand sa pensée lui représentait la perte, la destruction de la création tout entière ; quand peut-être il soupçonnait, pour lui-même, quelque chose de lugubre ? Car il n'était encore assuré de rien; donc, pour prévenir le trouble de ses pensées, pour lui donner quelque consolation dans l'affliction qui devait accompagner un si grand désastre, le Seigneur, après lui avoir dit combien était enracinée la malignité, combien il était urgent de pratiquer une incision profonde, d'extirper le mal : une perte commune, dit-il, sera leur partage; Mais toi, fais-toi une arche. (Gn 6,14) Qu'est-ce à dire? Mais toi : comme tu n'as en rien partagé leur corruption, mais que tu as passé tous les jours de ta vie dans la vertu, je te commande de construire une arche, de pièces de bois équarries, défiant la pourriture; tu y feras de petites chambres et tu l'enduiras de bitume, en dehors et en dedans. Sa longueur sera de trois cents coudées, sa largeur de cinquante et sa hauteur de trente. Le comble qui la couvrira sera haut d'une coudée, et tu mettras la porte de l'arche au côté; tu feras un étage tout en bas, un au milieu, et un au troisième. (Gn 6,14 Gn 16,16) Considérez la divine clémence, la puissance ineffable, la bonté au-dessus de tous les discours. Dieu déclare sa providence à l'égard du juste, en lui commandant de faire une arche; en même temps, il règle la manière dont il faut que l'arche soit construite, la longueur, la largeur, la hauteur, et il lui donne la plus grande des consolations, en lui montrant l'espérance du salut par la construction de l'arche. Quant à ceux qui s'étaient rendus coupables de péchés si graves, il les avertit, par la fabrication de cette arche, de réfléchir sur leurs actions, de venir à résipiscence, pour échapper à la colère. Et, en effet, ce n'était pas un délai de courte durée qu'offrait au repentir la construction de l'arche; le temps, certes, était considérable, suffisant, s'ils n'avaient été plongés dans l’ingratitude, dans l'engourdissement stupide qui les empêcha de corriger leurs erreurs. Il était naturel que chacun d'eux, voyant l'homme juste qui construisait l'arche, que chacun d'eux, averti d'ailleurs de la colère divine, se repentit de ses fautes ; il suffisait de vouloir; mais ce délai ne leur fut d'aucune utilité; ils ne se sont pas repentis; ce n'est pas parce qu'ils ne pouvaient pas se repentir, mais parce qu'ils ne le voulaient pas.
2404 4. Et maintenant après avoir donné à l'homme juste les ordres concernant la construction de l'arche, Dieu lui communique, lui raconte la forme du châtiment qu'il devait infliger, et il lui dit : Toi, prépare ce que je fais ordonné; pour moi, une fois que tu auras rempli l'arche. j'aurai soin encore de mettre en sûreté ce qui (154) te regarde. Je vais répandre le déluge sur la terre pour détruire toute chair qui respire et qui est vivante sous le ciel, et toutes les choses qui sont sur la terre finiront. Voyez comme la menace montre bien la grandeur des péchés qui ont été commis. J'infligerai, dit-il, le même châtiment, et aux êtres doués de raison, et aux êtres dépourvus de raison; car les premiers ont trahi la prééminence qu'ils possédaient; la corruption les a rabaissés à l'état des êtres sans raison; le châtiment ne fera aucune différence. Je vais répandre le déluge pour détruire toute chair qui respire, qui est vivante sous le ciel, et les bêtes de somme, et les oiseaux, et les animaux sauvages, et les quadrupèdes, et tout ce qu'il y a sous le ciel sera détruit. Et, pour que vous sachiez bien que rien ne sera épargné, il dit: Et toutes les choses qui sont sur la terre finiront (Gn 6,17), car il faut que la terre soit purifiée; mais que cela ne te trouble pas, ne confonde pas tes pensées; c'est parce que je vois, des ulcères incurables que je veux arrêter la malignité qui déborde, afin que les pécheurs ne s'exposent pas à de plus terribles châtiments. C'est pourquoi, même en ce jour, j'écoute encore ma clémence ordinaire; je tempère mon indignation par ma bonté; le châtiment que j'apporte ils le subiront sans douleur, ils n'en auront pas le sentiment. Je ne considère, ni la grandeur de leurs fautes, ni ce qu'ils ont mérité, mais je prévois l'avenir, et, en les frappant d'une juste punition, je veux surtout affranchir la postérité du fléau qui les aura perdus. Ne sois donc pas abattu, ne te trouble pas en m'écoutant; car, s'ils doivent subir le châtiment de leurs fautes, écoute maintenant, j'établirai mon alliance avec toi. (Gn 18) Jusqu'à ce jour, les hommes ont commis des actions indignes, ils ont méconnu mes commandements; c'est avec toi, désormais, que j'établirai mon alliance. Le premier homme, après tant de bienfaits, s'est laissé séduire; il a violé mes commandements; l'enfant né de lui s'est à son -tour précipité dans le même abîme de malice; il a subi un long châtiment avec la malédiction. Eh bien, sa punition n'a pas corrigé ses descendants, ils ont accumulé les crimes, et m'ont forcé de réprouver leur génération. Plus tard, quand j'ai trouvé Enoch, qui avait fidèlement conservé l'image de la vertu, comme il m'était tout à fait cher, je l'ai enlevé vivant, montrant ainsi à tous ceux qui pratiquent la vertu quelle précieuse récompense ils obtiennent; et je voulais aussi que les autres hommes, jaloux de l'imiter, entrassent dans la voie qu'il avait suivie. Maintenant, puisque tous les hommes qui se sont succédé depuis ont pratiqué le mal; puisqu'au milieu d'une si grande multitude je n'ai trouvé que toi seul qui sois capable de réparer le péché du premier père, c'est avec toi que j'établirai mon alliance. Les bonnes oeuvres de ta vie manifestent ta fidélité à mes commandements. Enfin, pour que l'homme, qui jusqu'alors était resté juste, ne s'afflige pas, en entendant ces paroles, à la pensée qu'il sera seul affranchi d'un si grand malheur, Dieu, pour ainsi dire, le consolant une seconde fois, lui dit : Tu entreras dans l'arche, toi et tes fils, et ta femme, et les femmes de tes fils. Car, bien qu'ils fussent loin d'égaler la vertu de ce juste, cependant ils n'avaient pas pris part aux crimes des autres hommes. Il y a d'ailleurs, deux causes pour lesquelles ils furent sauvés : l'une, c'est que Dieu voulait honorer l'homme juste; c'est en effet l'habitude d'un Dieu plein de clémence, d'accorder à ses serviteurs, par considération pour eux, que d'autres soient sauvés. Cette faveur a été faite au bienheureux Paul, à ce maître qui instruisait la terre, l'illuminant de toutes parts des rayons de la science qu'il portait en lui. Il traversait la mer se rendant à Rome, une grande tempête s'éleva; tous les passagers tremblaient pour leur salut; ils n'avaient plus d'espoir, tant était grande la violence de la tempête. Paul les assembla tous, et leur dit : Ayez bon courage, personne ne périra; il n'y aura que le vaisseau de perdu; car cette nuit même, un ange du Dieu à qui je suis et que je sers, m'a apparu et m'a dit : Ne craignez point, Paul; Dieu vous a donné tous ceux qui naviguent avec vous. (Ac 27,22) Voyez-vous comment la vertu de cet homme leur a valu d'être sauvés; disons mieux, ce n'est pas cette vertu seulement, mais de plus la bonté du Seigneur : il en fut de même ici, et, ce fut là la première cause. Mais il en est encore une autre : Dieu voulait laisser un ferment, une racine, pour le rétablissement de la race humaine. Ce n'est pas qu'il fût impossible à Dieu de créer l'homme une seconde fois, de tirer une seconde fois, d'un seul homme, une multitude, mais c'est parce qu'il lui parut bon d'agir comme il l'a fait, suivant en cela sa bonté ordinaire.
2405 5. Soyez attentifs, voyez encore la bonté de (155) Dieu dans ce qui suit: car, de même que ses paroles menaçantes annonçaient la mort de l'espèce humaine, et en même temps la destruction des bêtes de somme, des reptiles, des volatiles, des animaux sauvages; de même ici, par égard pour l'homme juste, il commande d'introduire dans l'arche un couple de chaque espèce de ces animaux, pour servir à la reproduction des animaux à venir. De tous les animaux, dit-il, des bêtes de somme, de tous les animaux sauvages, de joute chair, tu feras entrer un couple, afin qu'ils vivent avec toi; et ils seront mâle et femelle. De chaque espèce des oiseaux, de chaque espèce des animaux terrestres, de chaque espèce des reptiles rampant sur la terre, deux entreront avec toi, pour vivre avec toi, et ils seront mâle et femelle. (Gn 6,19-20) Ne passez pas sans vous arrêter, mon bien-aimé; considérez quel souci, quel trouble de pensées dut donner à cet homme juste le soin à prendre de tous ces animaux. En effet, ce n'était pas assez pour lui de s'occuper dé sa femme et de ses fils, et de ses belles-filles, il lui fallait encore s'inquiéter de tant d'animaux sans raison, qu'il devait nourrir. Mais patience, attendez; vous verrez la bonté de Dieu, comme Dieu soulage le soin qu'il impose à l'homme juste : Tu prendras, dit-il, avec toi, de tout ce qui peut se manger, et tu le porteras dans l'arche, pour servir à ta nourriture et à celle de tous les animaux. (Gn 6,21) Ne pense pas, dit Dieu, que ma providence t'abandonne; vois, je te commande de porter dans l'arche tout ce qu'il faut pour votre nourriture et pour la nourriture des animaux, de sorte que vous ne souffriez nullement de la faim, que rien ne vous manque, et que les animaux ne périssent pas, faute de la nourriture qui leur convient. Et Noé, dit le texte, accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé, il l'accomplit ainsi. Voyez maintenant, ici, le plus beau des éloges : Noé accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé. Il n'accomplit pas telle chose, il ne négligea pas telle chose, mais tout ce qui avait été commandé, il l'accomplit. Et, il l'accomplit ainsi qu'il lui avait été commandé. Il n'omit rien : il accomplit tout, et il prouva, par ses oeuvres, que c'était avec raison que Dieu l'avait jugé digne de sa bienveillance. Quelles couronnes ne mérite pas le témoignage que la divine Ecriture décente à ce juste? Quel homme pourrait être plus heureux que celui qui a accompli toutes les oeuvres que Dieu lui avait commandées, qui a montré tant d'obéissance à ses ordres? Et maintenant, voulez-vous savoir quelle parole le Créateur de toutes choses a daigné lui adresser? Ecoutez la suite : Et, dit le texte, le Seigneur Dieu dit à Noé : entre dans l'arche, toi et toute ta maison (Gn 7,1). Et maintenant, pour nous apprendre que ce n'est pas seulement par un effet de sa faveur qu'il conserve le juste, mais qu'il lui donne la récompense de ses travaux, les prix que sa vertu mérite, il lui dit : Voilà pourquoi je te commande que tu entres dans l'arche, toi et toute ta maison : C'est que je t'ai vu juste et parfait, devant moi, au milieu de cette génération. Grand témoignage, et digne de confiance ; car que peut-il y avoir de plus glorieux que d'entendre le Créateur lui-même, Celui qui adonné l'être, décernant son suffrage au juste avec de telles paroles; parce que je t'ai vu juste et parfait, dit le texte, devant moi. Voilà la vraie vertu, la vertu qui se montre devant Dieu, la vertu dont rend témoignage l'oeil qu'on ne peut tromper. Ensuite, le Dieu plein de bonté nous enseigne la mesure de la vertu qui était alors exigée d'un juste: ( En effet, il n'attend pas de tous la même mesure de vertu: la variété des temps amène la différence dans la vertu qu'il réclame.) Dieu dit parce que je t'ai vu juste et parfait devant moi au milieu de cette génération, si dépravée, si corrompue, si ingrate. Je t'ai vu juste, c'est toi seul que j'ai trouvé agréable; c'est toi que j'ai vu tenant compte de la vertu, toi seul as paru juste, à mes yeux, devant moi ; tous les autres périssent, et je t'ordonne d'entrer, avec toute ta maison, dans l'arche : des animaux qui sont purs, je t'ordonne d'introduire dans l'arche sept couples; auparavant il avait d'une manière indéterminée ordonné d'introduire un seul couple de tous les animaux sans distinction, et maintenant pour compléter son commandement, il ajoute : De tous les animaux qui sont purs, prends sept mâles et sept femelles; et de tous les animaux impurs, deux mâles et deux femelles. Il en donne bientôt l'explication; il ajoute : Afin d'en conserver la race sur la face de toute la terre (Gn 7,3). Il est curieux, ici, de se demander comment cet homme juste savait quels étaient les animaux purs, quels étaient les animaux impurs. Car on n'avait pas encore fait la distinction que Moïse établit plus tard et sanctionna dans les lois des Juifs. Comment donc Noé pouvait-il la faire de lui-même? Par la (156) science qui lui était naturelle et que la raison lui suggéra aussi. Il n'y a rien d'impur dans les créatures que Dieu a faites; comment pourrions-nous appeler immonde une créature qui a reçu d'en-haut l'approbation du Créateur? En effet, la divine Ecriture nous dit : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très-bonnes. (Gn 1,32) Mais, plus tard, la nature seule produisit cette distinction. Et ce qui vous fera voir que nous disons la vérité, c'est que dans certains pays, certaines personnes s'abstiennent de certains animaux, regardés comme des animaux immondes, et qu'on méprise, tandis que d'autres personnes se nourrissent des mêmes animaux : c'est la coutume qui les autorise. Eh bien! de même, à cette époque, la seule science que ce juste avait en lui, lui montrait de quels animaux on pouvait se nourrir, quels animaux étaient immondes, non qu'ils le fussent en réalité, mais parée qu'on les regardait comme des animaux immondes. Pourquoi, en effet, répondez-moi, je vous prie, regardons-nous l'âne comme un animal immonde, quoiqu'il ne se nourrisse que de plantes, tandis que nous regardons comme une nourriture convenable d'autres quadrupèdes, quoiqu'ils se nourrissent d'un aliment immonde? Ainsi la science naturelle, qui vient de Dieu d'ailleurs, enseignait ces choses. On pourrait, en outre, faire une autre réponse; c'est que Dieu, qui avait fait le commandement, avait en même temps accordé à Noé la connaissance dont il avait besoin. Mais en voilà assez sur les animaux immondes et sur ceux qui ne le sont pas.
2406 6. Mais maintenant se présente ici une autre question: Pourquoi, des animaux impurs, deux couples; des animaux purs, sept couples? Et encore : pourquoi pas six, huit, mais sept? Le développement est peut-être un peu long, mais si vous n'êtes pas fatigués, si vous voulez bien, nous vous résumerons, mes frères, nos pensées sur ce sujet; nous voulons dire, celles que la grâce divine nous aura inspirées. On débite, en effet, grand nombre de fables différentes à ce propos; c'est pour beaucoup d'esprits une occasion de tenter des observations, par le moyen des nombres. Mais ce n'est pas ici la sagesse qui observe, c'est la curiosité intempestive des hommes qui se livre à des fictions, fécondes en hérésies, ce que vous allez voir tout de suite. En effet, souvent (c'est à tel point que l'abondance des preuves va fermer la bouche à ceux qui font des nouveautés, en se fondant sur leurs opinions à eux), nous trouvons dans l'Ecriture des nombres qui marquent des couples : Ainsi, quand le Seigneur envoya ses disciples, il les envoya deux par deux; or, ils étaient douze en tout; et il y a quatre évangiles; mais il serait inutile, mes frères, de vous rappeler ce que vous ont trop bien appris ceux qui en ont assourdi vos oreilles (1).
1. Ce n'est pas sans raison que saint Chrysostome s'attaque ici à ceux qui, dans l'explication de la sainte, Ecriture, tenaient trop grand compte des nombres : tels étaient non-seulement Philon et Clément d’Alexandrie, mais aussi Eusèbe en quelques endroits, et même d'autres Pères. Pierre Bongo a composé un gros livre sur ce sujet.
Il faut vous apprendre maintenant pourquoi Dieu a donné l'ordre d'introduire sept couples des animaux purs. Ce plus grand nombre, d'animaux purs, c'était pour ménager, à l'homme juste et à ceux qui étaient avec lui, une consolation, à cause de l'utilité qu'ils en retireraient. Maintenant tous ces couples de sept mâles et de sept femelles, si vous en cherchez la raison, vous donnent une marque éclatante de la piété de l'homme juste. Le Dieu plein, de bonté connaissait sa vertu; il savait que ce' juste, touché de la miséricorde du Seigneur, après avoir foui d'un si grand bienfait de la divine faveur, quand il se verrait sauvé d'un si grand désastre, délivré de tout péril, affranchi. de la captivité qu'il subit dans l’arche, manifesterait sa reconnaissance, et lui offrirait en actions de grâces des victimes et des sacrifices. Dieu ne voulut pas que les couples fussent dépareillés; voilà pourquoi le Seigneur, qui prévoyait les sacrifices de la reconnaissance, ordonna d'introduire sept mâles et sept femelles de toutes les espèces d'oiseaux; c'était afin que, quand la destruction universelle cesserait, quand l'homme juste manifesterait la piété de son âme, les couples des oiseaux et des autres animaux ne fussent pas dépareillés. C'est ce que la suite de ce discours vous montrera, quand nous serons arrivés au moment que j'indique. Vous verrez, en effet, que l'homme juste se conduisit ainsi; vous venez, d'apprendre pourquoi l'ordre fut donné d'introduire dans l'arche sept mâles et sept femelles ; ne supportez donc plus ceux qui composent des fables, qui s'insurgent contre Il'Ecriture sainte, et qui donnent les inventions de leur cerveau comme des dogmes sacrés. Donc, après que Dieu eut communiqué ses ordres, nettement exprimés, au sujet des (157) oiseaux, des animaux purs et des animaux impurs, et des aliments, il dit à l'homme juste : Je n'attendrai plus que sept jours, et, après cela je ferai pleuvoir sur la terre, durant quarante jours et quarante nuits, et j'exterminerai de dessus la terre toutes les créatures que j'ai faites, depuis l'homme jusqu'aux bêtes de somme (Gn 7,4). Attention ici, je vous en conjure; voyez encore, dans ce que nous venons de vous dire, l'excellence de la bonté di,vine; après une si longue patience, Dieu déclare qu'il attendra encore sept jours; il veut, par la terreur, corriger les hommes, et lès ramener au repentir. Ce. qui prouve que c'est bien là sa pensée, qu'il ne veut -pas faire pleuvoir sur les hommes ce déluge qu'il annonce, c'est ce qui est arrivé aux habitants de Ninive. Voyez bien, comprenez, la différence entre ceux de Ninive et les hommes d'autrefois. C'est en vain que, pendant tant d'années, ces hommes entendirent répéter que les plus grands malheurs étaient à leurs portes; ils ne renoncèrent pas à leurs iniquités; c'est là, en effet, notre habitude; nous devenons négligents, quand on ajourne la punition; mais quand les fléaux tombent sur nous; nous nous humilions alors, et nous montrons que nous sommes convertis. C'est ce qui est arrivé aux gens de Ninive : quand ils entendirent ces paroles : Encore trois jours et Ninive sera détruite (Jon 3,4), non-seulement ils ne désespérèrent pas, mais ils se réveillèrent, et ils s'abstinrent si bien de toute action mauvaise, et ils mirent tant de- soins à se confesser qu'ils étendirent jusque sur les animaux la confession; non pas que les animaux se soient confesses; comment auraient-ils pu le faire n'ayant pas la parole? mais les Ninivites voulaient par ce moyen, se concilier la miséricorde du Dieu de bonté. On publia un jeûne, dit l'Ecriture; le roi ordonna, de sa bouche, que-ni les brebis, ni les boeufs, ni les autres animaux ne fussent point menés aux pâturages, et ne bussent point d'eau. (Jon 3,7). Tout le peuple, tous, couverts de sacs, et le roi lui-même, sur son trône, firent une grande pénitence, avec les animaux, et cette pénitence, ils l'accomplirent sans savoir s'ils échapperaient au châtiment, car ils disaient : Qui sait si Dieu ne se retournera point vers nous pour nous pardonner? (Jon 3,9)
24077. Avez-vous compris la sagesse de ces barbares? Avez-vous compris que la brièveté du délai ne les a pas frappés d'engourdissement, ni jetés dans le désespoir ? Voyez maintenant ces hommes du déluge ; après tant d'années d'attente, lorsqu'ils entendirent ces paroles: Encore sept jours, et le déluge viendra, ils ne se sont pas convertis; ils sont restés dans leur insensibilité stupide; d'où il faut dire que c'est notre volonté qui est la cause de tous les maux. En effet, et ces hommes-là et les hommes de Ninive avaient même nature, mais non même volonté; aussi leur sort ne fut-il pas le même. Ceux de Ninive échappèrent au désastre; Dieu dans sa bonté, dans sa clémence, agréa leur repentir; mais les autres furent engloutis, et périrent tous, de la destruction universelle: Je n'attendrai plus, dit-il, que sept jours, et, après cela, je ferai pleuvoir sur la terre. Ensuite, pour ajouter à la terreur, il dit: Durant quarante jours et quarante nuits. Qu'est-ce à dire? Ne pouvait-il pas, s'il avait voulu, en un seul jour faire pleuvoir tout le déluge? Que dis-je, en un seul jour? Un seul moment lui suffisait. Mais ce qu'il dit, c'est à dessein; il veut inspirer la terreur, et, en même temps, ménager à ces hommes l'occasion d'échapper au châtiment, qui était déjà à leurs portes : Et j'exterminerai, dit-il, de dessus la terre, toutes les créatures que j'ai faites, depuis l'homme jusqu'aux animaux. Voyez comment, une fois, deux fois, il prédit la destruction, et cependant il s'abstient; tout ce qu'il faisait, c'était pour nous montrer que c'était avec raison qu'il leur infligeait un châtiment si terrible, c'était afin qu'aucun homme ne pût prétexter l'ignorance, afin que nous ne pussions pas dire : S'il avait attendu au lendemain, peut-être se seraient-ils repentis, peut-être se seraient-ils abstenus de leurs actions mauvaises, peut-être seraient-ils retournés à la vertu. C'est encore pour cette raison qu'il nous a fait savoir le nombre des années, et qu'il a ordonné la construction de l'arche. Et, après tous ces préliminaires, il annonce encore sept jours, afin de faire taire toutes les langues qui parlent au hasard, sans réserve et sans pudeur. Et Noé, dit l'Ecriture, accomplit tout ce que le Seigneur Dieu lui avait commandé. Voyez comme la divine Ecriture célèbre ici la sagesse et l'obéissance de l'homme juste. Elle nous enseigne qu'il n'a rien négligé de ce qui lui avait été commandé, et qu'en accomplissant tout, il a encore prouvé, par cette obéissance, la Perfection de sa vertu.
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24088. Imitons donc ce juste; nous aussi, accomplissons avec zèle les commandements de Dieu, et ne méprisons pas les lois que le Christ nous a apportées; conservons-les toujours dans notre mémoire; empressons-nous de faire des bonnes oeuvres ; ne nous relâchons pas dans la conduite qui nous assure notre salut, et cela surtout, s'il est vrai qu'aujourd'hui le Christ exige de nous une vertu, d'autant plus grande, que nous avons reçu de plus grands biens en partage. Voilà pourquoi le Christ disait : Si votre justice n'est pas plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. (Mt 5,20) Méditons donc cette parole; sachons nous y arrêter; réfléchissons sur la rigueur du châtiment réservé à ceux qui, non-seulement ne travaillent pas à surpasser ces scribes, mais encore n'égalent pas leurs oeuvres et ne s'inquiètent pas d'éteindre la colère qu'ils ressentent contre le prochain; de conserver la pureté d'une langue qui ne connaît pas le parjure ; de préserver leurs regards de spectacles funestes; d'accomplir le commandement de Dieu, qui nous ordonne, non-seulement de supporter avec courage l'injustice dont nous sommes victimes, mais de répondre à la haine en la comblant de nos bienfaits. Si quelqu'un veut plaider contre vous, dit l'Evangile, pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. (Mt 5,40) Nous, au contraire, trop souvent, nous essayons de commettre l'injustice contre le prochain, ou de nous venger de celui qui nous blesse, quoiqu'il nous soit commandé, non-seulement d'aimer ceux qui nous aiment, car les publicains en font autant (Mt 46), mais d'être bons, d'être des amis pour nos ennemis. Nous ne savons même pas rendre à nos amis l'amour qu'ils ont pour nous. Aussi je souffre et je pleure quand je vois, parmi nous, que la vertu est une rareté; la malice, une force qui grandit chaque jour; que la crainte de la damnation n'arrête pas notre course dans la perversité, que l'amour de la royauté céleste ne nous excite pas à cheminer dans la vertu; nous sommes tous, passez-moi le mot, des troupeaux qu'on emmène; nous allons sans penser, ni à l'heure terrible de la dernière épouvante, ni aux lois qui nous sont imposées par Dieu, et tous nous regardons ce que pensent les autres, nous poursuivons la gloriole qui vient du monde, et nous ne voulons pas écouter l'Évangile : Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire qui vient des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul? (Jn 5,44) S'il est vrai qu'en désirant cette gloire humaine; on perd la gloire divine,il n'en est pas de même pour qui recherche sans cesse la gloire divine; celui-là ne perd même pas la gloire qui vient des hommes. Dieu lui-même nous a fait cette promesse : Cherchez premièrement le royaume de Dieu et toutes ces choses vous seront données par surcroît. (Mt 6,33) Oui, celui qui possède ce divin désir, entraîne tous les autres biens à sa suite; qui s'envole vers Dieu, sur les ailes de l'âme, regarde comme si elle n'était pas toute la prospérité présente; les yeux de la foi, quanti ils voient ces biens ineffables, ne voient plus, même les biens visibles, tant est grande, des uns aux autres, la différence. Mais je ne vois personne qui préfère l'invisible au visible. Aussi je m'afflige, et une douleur continuelle est dans mon coeur. L'expérience des choses ne nous a rien appris; ni les promesses de Dieu, ni la grandeur de ses dons, ne font naître dans nos âmes le désir de posséder son royaume; toujours à terre et rampant, nous préférons la terre au ciel, le présent à l'avenir, ce qui s'enfuit avant de paraître à la félicité durable; le plaisir d'un jour à l'éternelle ivresse. Je sais bien que ces paroles, pour vos oreilles délicates, sont des piqûres qui les blessent, mais pardonnez-moi.
C'est parce que je désire votre salut que je vous parle; c'est parce que j'aime mieux vous voir échapper, grâce aux quelques tracasseries d'ici-bas, à l'éternel supplice, que payer quelques chétifs plaisirs d'un châtiment sans fin. Si vous vouliez m'entendre, vous secoueriez un découragement intempestif, surtout quand il vous reste encore quelques moments de cette sainte quarantaine; oui, vous pouvez vous purifier de vos fautes; vous concilier toute la bonté de Dieu. Le Seigneur n'a besoin ni de jours, ni d'années; si nous voulons, dans ces deux semaines qui nous restent, nous allons nous redresser, nous relever tout à fait. En trois jours, les habitants de Ninive ont montré leur repentir, et Dieu leur a montré son amour; à plus forte raison aura-t-il des regards pour nous; nous n'avons qu'à prouver la sincérité de notre repentir, qu'à rejeter la malignité, qu'à prendre résolument la route qui conduit à la vertu. Car, pour ces pécheurs, je pare de ceux de Ninive, voici le témoignage de la (159) divine Ecriture : Dieu vit qu'ils s'étaient convertis, en quittant leur mauvaise voie. (Jon 3,10) Donc s'il nous voit, nous aussi, maintenant, nous retourner du côté de la vertu, nous écarter du vice, nous animer du zèle des bonnes oeuvres, il accueillera notre conversion, il nous, il nous affranchira du fardeau de nos fautes; à nous, les dons de ses mains. Car nous éprouvons moins le désir de nous délivrer du péché, de conquérir le salut, qu'il ne désire, lui, qu'il ne lui tarde de nous gratifier du parfait affranchissement de la réconciliation, du salut, de nous en assurer la jouissance. Aussi, je vous en conjure, réveillons-nous; demandons-nous, chacun à nous-mêmes, voyons, examinons quelle correction de nous-mêmes avons-nous opérée en ces jours, quelle utilité avons-nous recueillie de cet enseignement continuel, quel fruit en avons-nous remporté pour l'édification du prochain, quel vice avons-nous détruit en nous-mêmes, quelle résolution d'embrasser la sagesse avons-nous prise, en entendant chaque jour tant d'exhortations ? Pensons aux bonnes couvres, ne nous lassons jamais de sanctifie notre vie; que celui qui voit prévaloir, contre ses bonnes intentions, la force des mauvaises habitudes, qui le contraint de persévérer dans le mal, que celui-là se fasse violence, soumette sa lâcheté à sa raison, ne souffre pas que le vice fasse de nouveaux progrès dans son âme; qu'il s'arrête, qu'il rompe avec les habitudes vicieuses; plus de fougue pervertie; plus de pensées déréglées; qu'il médite sur le jour d'épouvante; qu'il arrête ses regards sur le feu resplendissant de la table terrible, sur la flamme qui brûle, sur les dispositions qu'il convient d'apporter à cette table, c'est la pureté sans tache, c'est la pureté parfaite; qu'il chasse, extermine les pensées coupables; que ce soit là, en ces jours, pour chacun de nous, la préparation intérieure; purifions notre âme, faisons tous nos efforts pour prendre dignement notre part du festin eucharistique sur la terre, afin de jouir ensuite de ces biens ineffables, que Dieu a promis à ceux qui l'aiment, par la grâce et par la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartient, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, la gloire, l'empire, l'honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Traduit par M. C. PORTELETTE.
Chrysostome sur Gn 2300