Chrysostome sur Gn 900
900
Suite de ces paroles : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. » Gn 1,26
ANALYSE.
1. Après avoir rappelé à ses auditeurs que le temps du carême est un temps favorable à l'étude des saintes Ecritures, saint Chrysostome reprend en peu de mots le récit de la création. — 2. Puis, résumant l'homélie précédente, il explique cette parole «Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, non d'une égalité de nature, mais d'une participation d'autorité. » — 3 et 4. Il réfute ensuite cette objection des païens, que l'homme n'a point. un domaine souverain sur tous les animaux, quoique Dieu le lui ait. donné, et il dit que le péché originel a sans doute affaibli ce domaine; mais ne l'a pas entièrement détruit, car l'homme sait se faire craindre de tous les animaux et dompte les plus farouches. — 5 et 6. Il termine en exhortant ses auditeurs à reconnaître les bienfaits du Seigneur par le sacrifice d'un coeur contrit, l'aveu de leurs péchés et la pratique des vertus chrétiennes.
901 1. Le laboureur diligent multiplie la semence dans une terre grasse et bien cultivée, et chaque jour il examiné soigneusement si quelque herbe mauvaise ne menace point d'étouffer le bon grain et de rendre ses travaux infructueux. C'est ainsi qu'en voyant votre empressement et votre zèle pour entendre la parole sainte, je m'applique chaque jour à vous, développer quelques versets de l'Ecriture ; mais je n'oublie point de vous signaler l'ivraie qui nuirait à la bonne semence, et je vous prémunis contre les dangers de l'erreur et de l'hérésie, car plusieurs s'efforcent de substituer leurs rêveries à l'interprétation de l'Eglise. De votre côté, vous devez retenir ces explications avec soin et les graver dans votre mémoire, afin d'en saisir plus facilement l'ordre et la suite.
Voici un temps favorable pour entrer dans les plus profonds mystères de l'Ecriture et pour captiver l'attention de l'esprit. Pendant ces jours de jeûne, le corps est plus dispos pour nager dans ces eaux spirituelles, le regard de l'âme est plus vif, parce qu'il n'est point troublé par les flots impurs du plaisir, et l'esprit lui-même est plus dégagé et plus libre pour se tenir au-dessus des vagues. Mais si nous ne. nous appliquons aujourd'hui à cette étude, quand pourrons-nous le faire plus commodément? Sera-ce lorsque régneront parmi nous les délices de la table, l'ivresse, la gloutonnerie et tous les désordres qu'entraîne l'intempérance? Voyez-vous les plongeurs qui pêchent les perles au fond de la mer, s'asseoir tranquillement sur le rivage et compter les flots? Ils s'enfoncent sous l'eau, descendent, pour ainsi dire, dans les entrailles de l'abîme, et à force de peine et de travail obtiennent une pêche abondante. Et cependant cette industrie n'est pas d'une grande utilité pour la vie; plût au ciel même qu'elle ne fût pas extrêmement nuisible ! car le désir de posséder ces pertes excite des maux innombrables et allume la soif et comme la rage des richesses. Néanmoins la vue et la certitude de tous ces malheurs ne ralentissent point l'activité des pêcheurs ; ils bravent mille dangers et supportent mille fatigues pour pêcher ces belles perles. S'agit-il, au contraire, de recueillir, dans le champ des saintes Ecritures, des perles spirituelles et bien autrement précieuses, il n'y a ni danger à courir, ni travaux à supporter, et nous sommes assurés d'un gain immense pour peu que, de notre part, nous y mettions quelque empressement. Et en effet la grâce s'offre d'elle-même à tous ceux qui la cherchent de bonne foi; car tel est le Seigneur, notre Dieu : s'il voit en nous l'activité, le désir et la ferveur, il nous distribue largement ses richesses, et il nous les prodigue même avec une munificence qui surpasse nos demandes.
902 2. Instruit de ces vérités, appliquez-vous donc, mon très-cher frère, à purifier votre coeur des affections du monde; dilatez les facultés de votre âme, et recevez avec une grande joie cette bonne semence que l'Esprit-Saint répand en vous. C'est ainsi que cette semence, confiée à une terre grasse et fertile, rendra tantôt cent pour un, et tantôt soixante ou trente. Et maintenant rappelez-vous le sujet de nos derniers entretiens : je vous y ai fait admirer l'ineffable sagesse de Celui qui a créé toutes les créatures visibles, et je vous ai dit comment il les avait créées par un seul acte de sa volonté et par une seule parole; car il a dit Qu'elles soient, et aussitôt elles ont été produites. Cette seule parole les appela soudain du néant, parce que ce n'était point la parole d'un homme, mais la parole d'un Dieu. Vous vous souvenez aussi de quelle manière j'ai réfuté ceux qui soutiennent que l'univers a été tiré d'une matière préexistante, et qui ne craignent point de substituer ainsi leurs rêveries aux dogmes infaillibles de l'Eglise. Vous savez enfin pourquoi le ciel a été créé tout d'abord brillant et parfait, tandis que la terre fut primitivement brute et informe. Et je vous ai dit que Dieu en avait agi ainsi pour deux raisons principales. D'abord, il a voulu nous montrer sa puissance dans les splendeurs dont il a paré le premier de tous les éléments, en sorte que nous ne doutions point qu'il ne pût également embellir la terre. Mais parce que cette terre est la mère et la nourrice de l'homme, que, pendant la vie, elle lui fournit ses aliments, lui prodigue ses richesses, et, après la mort, le reçoit en son sein, Dieu nous l'a présentée au commencement brute et informe, dans la crainte que la vue des grands avantages que nous en retirons ne nous en fissent concevoir des idées trop relevées. Ce premier état de la terre nous instruit donc à ne point lui attribuer ses diverses productions et à les rapporter toutes à la vertu du Créateur.
Je vous ai ensuite exposé comment Dieu avait séparé les eaux, étendu entre elles, par une seule parole, le firmament visible, et peuplé la terre et les eaux d'animaux vivants. Mais ce n'est point sans raison, ni sans motif que je vous rappelle toutes ces choses; je veux d'abord les mieux imprimer dans votre esprit, et puis les apprendre à ceux qui n'ont pu assister à nos premières réunions, afin que cette absence ne leur nuise point; c'est ainsi qu'un bon père réserve quelques plats de sa table pour les offrir comme consolation à ceux de ses enfants qui étaient absents à l'heure du repas. Vous savez aussi que tous ceux qui se pressent en foule dans cette enceinte ne me sont pas moins chers que les membres de mon corps; je désirerais donc que tous soient consommés en sainteté pour l'honneur de Dieu, la louange de l'Eglise, et ma propre gloire. Aussi voudrais-je, si je ne craignais de vous fatiguer, reprendre brièvement le sujet de notre dernier entretien. Je vous y fis donc observer quelle différence existe entre la création de l'homme et celle des autres créatures, et en quel rang d'honneur Dieu l'a établi. Et en effet, la sublimité seule des paroles que Dieu prononça en le formant nous révèle toute la dignité de l'homme, car Dieu dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Je vous expliquai ensuite le sens de ce mot : à notre image, et je vous dis qu'il ne fallait point l'entendre d'une égalité de nature, mais seulement d'une participation d'autorité et de souveraineté; c'est pourquoi Dieu ajoute immédiatement : Et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur les animaux et les reptiles de la terre.
903 3. Ici les païens nous attaquent, et ils nous objectent que cette parole n'est qu'un mensonge, puisque l'homme ne maîtrise point les animaux féroces, comme Dieu le lui avait' promis,'et qu'au contraire il leur est soumis. Mais d'abord cette objection n'est rien moins que vraie, car à la vue de l'homme tous les animaux prennent la fuite. Si quelquefois pressés par la faire, ou excités par nos attaques, ils se jettent sur nous, et nous blessent, c'est bien plus par notre faute que par suite de leur prétendu empire sur l'homme. Des voleurs nous attaquent, et nous nous défendons les armes à la main. Faut-il en conclure qu'ils ont sur nous quelque autorité? Non sans doute, seulement nous veillons à notre conservation. Mais expliquons de nouveau ces paroles: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Ce mot image indique dans l'homme une pleine autorité sur les animaux, et le mot ressemblance marque les efforts qu'il doit faire pour se rendre, autant qu'il lui est possible; semblable à Dieu par la douceur, la bonté et toutes les (49) autres vertus. C'est ce que Jésus-Christ nous recommande, quand il dit : Soyez semblables à votre Père qui est dans les cieux. (Mt 5,45) Et en effet, de même que sur l'immense étendue de la terre il existe. des animaux doux et privés, et des animaux sauvages et féroces; il y a aussi sur le vaste domaine de l'âme des pensées irraisonnables et brutales, des pensées féroces et farouches. Ce sont ces pensées qu'il nous faut dompter et assujettir à l'empire de la raison.
Mais comment maîtriser des pensées féroces? Que dites-vous, ô homme? nous savons apprivoiser les lions et les rendre doux et familiers; et vous douteriez s'il vous est possible de changer en douceur la férocité de vos sentiments ? Observez encore que ces animaux sont féroces par nature, et qu'ils ne s'adoucissent que par une violence faite à leur instinct, tandis que l'homme est naturellement doux, et qu'il ne devient féroce que contrairement à sa nature. Eh quoi ! l'homme transforme dans un animal la férocité de l'instinct en des qualités tout opposées, et il ne pourrait conserver en lui-même celles qu'il tient de la nature ! Mais combien ne serait-il pas coupable ! Et ici ce qui est plus étonnant encore et plus merveilleux, c'est que les lions sont dépourvus de raison, et par conséquent moins faciles à instruire. Néanmoins on en voit plusieurs qui se laissent mener sur nos places publiques comme des animaux apprivoisés; nous jetons même des pièces de monnaies à ceux qui les conduisent, comme pour les payer de leur art et de leur industrie. Et vous, ô homme, vous avez une âme douée de raison, la crainte de Dieu, et mille secours, en sorte que vous ne sauriez opposer ni prétextes, ni excuses; oui, si vous le voulez, vous pouvez devenir doux, juste et affable, car Dieu a dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance.
904 4. Revenons maintenant à l'objection proposée. Les paroles de la Genèse prouvent que dans le principe l'homme avait sur les animaux un empire absolu. Et en effet, Dieu a dit : Qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les animaux et les reptiles de la terre (Gn 1,26). Mais puisqu'aujourd'hui les animaux féroces nous épouvantent, et que nous les craignons, nous sommes donc déchus de cet empire; je l'avoue. Et néanmoins cette déchéance ne prouve rien contre les promesses divines. Car il n'en était pas ainsi au commencement. C'étaient les animaux qui craignaient l'homme, qui le redoutaient, et qui respectaient son autorité. Mais quand, par sa désobéissance, il perdit la grâce et l'amitié de son Dieu, il vit son empire sur les animaux s'affaiblir et décroître. L'Écriture nous les montre soumis à l'homme au commencement, car elle nous dit que Dieu fit venir devant Adam tous les animaux de la terre, et tous les oiseaux du ciel, afin qu'Adam vît comment il les nommerait. Or, Adam ne s'enfuit point à leur vue, ni à leur approche; et il donna à chacun un nom propre et particulier, ainsi qu'un maître nomme ses esclaves. Et le nom, ajoute l'Écriture, qu'Adam, donna à chaque animal, est son propre nom. (Gn 2,19) Mais n'est-ce pas là un grand acte d'autorité? et Dieu le lui réserve comme témoignage de sa puissance et de sa dignité.
Cette preuve, seule suffirait pour montrer qu'au commencement l'homme ne s'effrayait point des animaux. Mais je puis en apporter une seconde plus convaincante encore. Et laquelle? L'entretien de la femme avec le serpent. Et en effet si l'homme eût tremblé devant les animaux, nous ne verrions point Eve attendre l'approche du serpent, recevoir ses conseils, et entrer en conversation avec lui. Mais à son aspect, elle eût pris la fuite craintive et épouvantée. Cependant elle lui parle sans effroi ; donc elle ne le redoutait pas alors. Mais le péché, qui dépouille l'homme de sa dignité, lui ravit également son empire sur les animaux. Dans une maison les mauvais serviteurs craignent ceux que leur fidélité fait plus estimer de leurs maîtres. C'est ce qui est arrivé par rapport à l'homme. Tant qu'il demeura fidèle au Seigneur, il se faisait craindre de tous les animaux : et dès qu'il devint pécheur, il trembla lui-même devant les derniers de ses esclaves.
Peut-être n'approuvez-vous pas mon raisonnement : eh bien ! montrez-moi qu'avant le péché l'homme ait craint les animaux. Mais vous ne le pourrez. Sa frayeur actuelle est une suite de son péché, et nous y voyons même reluire un admirable effet de la bonté divine. Car si l'homme, après sa désobéissance, eût été maintenu dans toute l'intégrité de ses privilèges, il se serait peu soucié de se relever de sa chute. Si le prince honorait également ses sujets rebelles et ses sujets fidèles, les premiers persisteraient dans leur révolte, et on ne les (50) soumettrait que difficilement. C'est ainsi qu'aujourd'hui les menaces, les châtiments et les supplices de l'enfer ne convertissent pas toujours les pécheurs. Mais que seraient-ils donc si Dieu laissait leurs crimes impunis? Aussi nous a-t-il ôté l'empire sur les animaux; et cette privation est de sa part un grand acte de miséricorde et de bonté.
905 5. Voulez-vous, mon cher frère, mieux apprécier encore l'ineffable bonté du Seigneur? Considérez d'un côté comment Adam a violé le précepte divin, et transgressé toute la loi, et de l'autre comment Dieu a daigné surpasser notre malice par l'excès de ses miséricordes. Car il n'a point dépouillé l'homme de tous ses honneurs, et il ne lui a point retiré toute autorité sur les animaux. Mais il n'a soustrait à sa domination que ceux qui lui sont le moins utiles. Quant aux espèces qui peuvent le plus nous soulager, et qui nous sont réellement utiles et nécessaires, elles nous sont restées soumises et obéissantes. Ainsi le Seigneur nous a laissé le boeuf pour traîner la charrue, et pour nous aider dans le labourage et la culture des champs. Il nous a laissé les genres nombreux des bêtes de somme, qui tirent les chariots, et nous soulagent dans nos travaux. Il nous a laissé les diverses espèces de bêtes à laine qui nous fournissent nos vêtements, et une multitude d'autres animaux qui nous rendent de grands services.
C'est en punition de sa désobéissance que Dieu a dit à l'homme : Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front (Gn 3,19). Mais pour que cette sueur ne nous fût pas trop amère, ni ce travail trop pénible, il a daigné en adoucir la fatigue par le secours de ces nombreuses bêtes de charge qui partagent nos peines et nos labeurs. Le père de famille bon et prudent châtie un serviteur coupable, mais il ne laisse point que d'en prendre soin. Ainsi le Seigneur, qui a porté contre l'homme pécheur une sentence de condamnation, a voulu lui adoucir les rigueurs du châtiment. C'est pourquoi il lui a donné l'aide des animaux domestiques pour ménager ses sueurs, et alléger ses fatigues. Nous ne saurions donc méditer sérieusement la conduite du Seigneur à notre égard, soit qu'il accorde à l'homme un empire absolu sur les animaux, soit qu'il l'en dépouille, et le rende craintif devant eux, sans y reconnaître une providence pleine de sagesse, de clémence et de bonté.
Ne négligeons donc point de lui rendre grâces pour tant de bienfaits. Il n'exige en cela rien de bien pénible, ni de bien difficile, et il demande seulement que nous avouions sincèrement ses libéralités, et que nous lui en soyons reconnaissants. Ce n'est point qu'il en ait besoin, puisqu'il se suffit à lui-même. Mais il veut que nous nous concilions ainsi la bienveillance de l'Auteur de tout bien, que nous ne soyons point ingrats envers lui, et que nos vertus répondent à ses bienfaits et à sa providence. Ce sera aussi le moyen d'attirer sur nous de nouvelles grâces. Je vous en conjure donc, remplissez ce devoir avec zèle; et selon vos forces, renouvelez en vous, à chaque heure du jour, le souvenir de ses bienfaits, tant généraux que particuliers. Oui, rappelez-vous non-seulement ceux que tous avouent, et qui éclatent aux regards de tous, mais encore ces grâces secrètes qui ne sont connues que de vous seul. Vous contracterez ainsi l'heureuse habitude d'une continuelle reconnaissance. Or ces sentiments sont le grand sacrifice et l'oblation parfaite que Dieu exige, non moins que le principe et le témoignage de notre confiance en lui. Comment? je vais le dire. C'est que ce fréquent souvenir des bienfaits de Dieu développe en nous la conscience de notre faiblesse, produit la connaissance de son éminente bonté, et nous montre comment, dans les soins de sa providence envers nous, il oublie ce que mériteraient nôs péchés, et ne suit que les attraits de sa miséricorde. Or à cette vue l'homme, s'humilie, et il est contrit dans son coeur. Il réprime au dedans de lui le faste et l'arrogance, et il agit modestement en toutes choses. Il méprise donc la gloire du monde, et il se rit de son éclat futile et éphémère; parce que sa pensée s'attache aux biens futurs, et à cette vie immortelle qui ne finira jamais. Mais de tels sentiments ne sont-ils pas ce vrai sacrifice dont parle le Prophète, et que Dieu agrée toujours. Le sacrifice, dit-il, que Dieu demande, est une âme brisée de douleur; et il ne dédaigne jamais un coeur contrit et humilié. (Ps 1,49) Ne voyons-nous pas en effet que les châtiments retiennent bien moins dans le devoir les serviteurs qui ont un. bon coeur, que le souvenir des bienfaits et celui de l'indulgence avec laquelle on punit leurs fautes ?
906 6. Brisons donc nos coeurs, je vous en supplie, et humilions nos âmes, aujourd'hui (51) surtout que le jeûne nous en facilite les moyens. Ces dispositions nous permettront de prier avec plus de recueillement, et d'obtenir par la confession de nos péchés des grâces plus abondantes. D'ailleurs le Seigneur nous a révélé lui-même combien ces âmes lui sont agréables. Sur qui fixerai-je mes regards, nous dit-il, si ce n'est sur l'homme humble, pacifique et obéissant à ma parole? (Is 66,2) C'est pourquoi Jésus-Christ, nous dit également Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos de vos âmes. (Mt 11,29) Et en effet, le chrétien sincèrement humble ne saurait s'abandonner à la colère, ni à la vengeance, parce qu'il ne s'occupe que de la considération de son néant et de sa misère. Mais qui est plus heureux que ce chrétien? il est dans le port à l'abri de la tempête, et il se complaît en son repos et sa sécurité. Aussi Jésus-Christ nous assure-t-il que c'est le moyen de trouver le repos de nos âmes.
Le chrétien qui réprime les saillies de ses passions, jouit donc d'une paix abondante; mais celui qui est lâche et négligent, et qui ne sait point les modérer, vit nécessairement dans le trouble et l'agitation. Sa conscience est le théâtre d'une guerre intestine, et il se trouble en présence de lui-même. Son coeur devient le jouet des orages, qui y soulèvent les vagues d'une mer féconde en naufrages. Et quand les esprits mauvais y déchaînent les tempêtes, trop souvent, par l'inhabileté du pilote, le vaisseau périt corps et biens. Ainsi c'est pour nous un devoir d'être attentifs et vigilants, afin de ne perdre jamais de vue le soin et la préoccupation de notre salut. Car tout chrétien doit lutter sans cesse contre les révoltes de la chair, et garder fidèlement les préceptes de la loi divine. Il doit s'en environner comme d'un rempart, et ne point abuser de la miséricordieuse bonté du Seigneur. Mais surtout il ne doit point attendre pour s'humilier que sa colère éclate, car l'on pourrait dire de lui comme des Juifs: Lorsque le Seigneur les frappait, ils revenaient à lui. (Ps 77,34)
Et puisque ces jours de jeûne sont pour nous des jours de salut, hâtons-nous, mes bien-aimés, de confesser nos péchés; évitons toute action mauvaise, et exerçons-nous à la pratique de toutes les vertus. C'est le conseil du Psalmiste: Éloignez-vous du mal, nous dit-il, et faites-le bien. (Ps 36,27) Si notre conduite se règle sur ces maximes, et si nous joignons la fuite du vice à la privation des viandes, nous jouirons d'une confiante sécurité, et nous obtiendrons pour la vie présente les grâces les plus abondantes. Bien plus, les prières et l'intercession des saints, qui sont les amis de Dieu, nous mériteront les effets de sa miséricorde au jour terrible du jugement. Qu'il en soit ainsi, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'empire, maintenant, toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
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Suite de ces paroles : «Faisons l'homme à notre image, et à notre ressemblance, » et Dieu créa l'homme et il le créa à l'image, de Dieu : « il les créa mâle et femelle. » (Gn 1,26-2,3)
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ANALYSE.
1. L’orateur combat d'abord les scrupules de certaines personnes qui ne pouvant, par faiblesse de tempérament, différer leur repas jusqu'au soir, n'osaient ensuite venir à l'église; et il les avertit que l'essentiel est bien moins de supporter toute la rigueur du jeûne que de s'abstenir du péché. — 2. Rien donc ne doit les empêcher de venir entendre la parole sainte, et de donner ainsi à leur âme la nourriture dont elle a besoin. — 3-6. Il reprend ensuite l'explication de ces mots: « Dieu fit l’homme à son image, » et après avoir brièvement rappelé ce qu'il avait déjà dit,-il expose le sens de ceux-ci : « il les créa mâle et femelle, » et décrit les prodigieux effets de la bénédiction que le Seigneur leur donna. — 7 Quant à ce que dit l'écrivain sacré que : « Dieu se reposa le septième jour, » cela n'implique aucune contradiction avec cette parole de Jésus-Christ : « que son Père ne cesse point d'agir. » Moïse affirme seulement que Dieu ne produisit pas d'autres créatures, et Jésus-Christ parle des soins par lesquels Dieu gouverne et conserve toutes choses. — 8. Il termine en exhortant ses auditeurs à faire part à leurs frères absents de la doctrine qu'ils ont entendue, et à en conserver eux-mêmes un fidèle souvenir.
1001 1. Aujourd'hui l'assemblée est moins nombreuse et le concours de mes auditeurs a diminué : quel en est le motif et la cause? Peut-être quelques-uns ont-ils craint, après avoir pris la nourriture du corps, de venir ici chercher celle de l'âme, et telle est la raison de leur absence. Mais je veux leur rappeler cette parole du Sage : Il y a une honte qui amène le péché, et il y a une honte qui attire la gloire et la grâce. (Qo 4,25) Or, en quoi peut rougir celui qui s'asseoit d'abord à une table grossière et matérielle, et qui vient ensuite prendre part à ce festin spirituel? Car les exercices de la piété ne sont pas, comme les affaires humaines, assujettis à des temps réglés: ils peuvent se faire à toute heure du jour. Que dis-je, du jour? la nuit elle-même n'est point un obstacle à la diffusion de la sainte doctrine. Aussi l'Apôtre écrivait-il à Timothée : Annoncez la parole; pressez les hommes à temps et à contre-temps; reprenez, suppliez, menacez. (2Tm 4,2) Nous apprenons également de saint Luc que Paul étant à Troade, et devant partir le lendemain, parla aux disciples et les entretint jusqu'au milieu de la nuit. (Ac 20,7) Vous voyez bien que l'heure, quoique avancée, n'arrêta point l'Apôtre et ne l'empêcha point de prêcher l'Évangile. Comprenons donc qu'un auditeur attentif et vigilant est digne de s'asseoir à cette réunion spirituelle, quoiqu'il sorte de table, et qu'au contraire, fût-il encore à jeûn, il n'en retirera aucun profit s'il est lâche et assoupi.
Je parle ainsi non pour déprécier la rigueur du jeûne : à bien ne plaise ! car je loue et j'approuve ceux qui en observent toute la sévérité, mais je veux vous apprendre que nous devons apporter aux exercices spirituels un esprit sobre et vigilant, et ne point y paraître uniquement par habitude. Il n'y a point de honte à prendre d'abord sa nourriture et à venir ensuite assister à nos entretiens; mais il est honteux d'y porter un esprit lâche et distrait et un coeur troublé par les passions et asservi aux attraits de la chair. Quel mal y a-t-il à manger? aucun; l'excès seul est criminel, et l'on doit condamner ceux qui prennent au delà du nécessaire et qui ne pensent qu'à rassasier leur ventre. Le moindre inconvénient qui en résulte est d'émousser en eux la jouissance du goût. Ainsi encore il n'y a aucun péché dans l'usage modéré du vin, mais l'on ne peut trop blâmer l'ivresse qui va jusqu'à troubler la raison. La faiblesse de votre tempérament vous empêche, mon cher frère, de prolonger votre jeûne jusqu'au soir, quel homme sensé peut vous en faire un crime ! Car le Maître que nous servons est bon et (53) indulgent, et il n'exige rien au-dessus de nos forces. Ce n'est donc point précisément l'abstinence et le jeûne qu'il nous demande, et il n'est point satisfait, par cela même que nous différons notre repas jusqu'au soir. Mais il veut que, moins appliqués aux affaires de la terre, nous don nions plus de soin à celles de notre âme. Car, si toute notre vie s'écoulait dans, la pratique de là tempérance chrétienne et si nous accordions aux exercices de la piété tous nos loisirs; si nous ne prenions que la nourriture absolument nécessaire, et si nous dépensions toutes nos journées en une suite de bonnes oeuvres, nous n'aurions aucun besoin du jeûne. Mais l'homme est naturellement lâche et négligent; il se complaît dans les plaisirs et il recherche la mollesse. Aussi, le Seigneur, comme un bon père qui aime ses enfants, a institué le salutaire correctif du jeûne. C'est ainsi qu'il coupe court à toutes nos délicatesses; en sorte qu'il nous est facile de consacrer à la piété le temps prélevé sur les préoccupations de la terre. Si quelques-uns ne peuvent donc, par faiblesse de tempérament, observer le jeûne dans toute sa rigueur, je les exhorte à s'accorder un soulagement nécessaire, et surtout à ne point manquer à nos réunions. Car, en venant ici après leur repas, ils n'en seront que mieux disposés et plus attentifs.
1002 2. Et en effet, il est, en dehors de l'abstinence et du jeûne, d'autres voies qui nous conduisent sûrement à Dieu. Ainsi, que celui qui est obligé d'avancer l'heure de son repas, compense cette infraction à la loi du jeûne par des aumônes plus abondantes, des prières plus ferventes et un zèle plus assidu à écouter la parole sainte. La faiblesse du tempérament ne peut être ici une excuse. Je lui demande encore de se réconcilier avec ses ennemis et de bannir de son coeur tout sentiment de haine. La pratique de ces vertus constitue ce jeûne vrai et sincère que le Seigneur exige. Car il ne nous prescrit l'abstinence que comme un moyen de réprimer les passions de la chair, et de la soumettre à l'esprit, qui en deviendra lui-même plus obéissant à la loi divine. Si nous négligeons donc l'utile secours du jeûne, sous le spécieux prétexte d'une santé mauvaise, mais en réalité par lâcheté, nous sommes des insensés et nous nous exposons à de graves dommages. Car, puisque le jeûne ne sert de rien sans la pratique des autres vertus, combien ne serons-nous pas coupables, si, ne pouvant user de l'appui du jeûne, nous abandonnons en outre l'exercice des bonnes oeuvres.
Je vous parle ainsi pour vous engager, vous tous qui pouvez jeûner, à le faire avec tout le zèle et toute la ferveur dont vous êtes capables. Car autant l'homme extérieur se détruit en nous, autant l'intérieur se renouvelle. (2Co 4,16)
Et en effet, le jeûne affaiblit le corps et réprime les mouvements de la concupiscence il purifie l'âme et lui donne comme des ailes pour s'élancer vers le ciel. Quant à ceux de vos frères qu'une mauvaise santé empêche de jeûner, exhortez-les à ne point se priver de nos festins spirituels, et en leur rapportant mes paroles, dites-leur bien que celui qui boit et mange modérément n'est point indigne de prendre place dans cette enceinte, et qu'elle n'est fermée qu'aux auditeurs lâches et intempérants. Il sera également utile de leur rappeler cette parole de l'Apôtre : Celui qui mange, le fait pour le Seigneur; et celui qui s'abstient, le fait en vue du Seigneur, et il rend grâces à Dieu. (Rm 14,6) Jeûnez-vous, bénissez le Seigneur qui vous donne la force de soutenir les rigueurs du jeûne ; êtes-vous obligé d'anticiper votre repas, bénissez, et vous aussi le Seigneur, parce que si vous le voulez, cette infraction à la loi ne vous sera point nuisible, et elle ri' apportera aucun préjudice au salut de votre âme. Car il est impossible de compter toutes les voies que la bonté du Seigneur nous;ouvre et qui dirigent vers lui notre bonne volonté. En parlant ainsi, j'ai en vue les absents et je me .propose de leur ôter tout prétexte de honte. Car, sachez-le bien, il n'y a rien dans leur conduite qui doive les faire rougir. On ne doit rougir que du péché, et non d'avoir pris quelques aliments.
Le péché mérite seul qu'on en soit honteux; et quand nous l'avons commis, nous avons raison de rougir et de nous cacher. Nous devrions alors ne pas noua estimer moins malheureux que ceux qui ont fait naufrage, et néanmoins ne point perdre courage. Il faut seulement nous hâter de recourir au repentir et à, la confession. Et en effet, lorsque nous avons péché par faiblesse, le Seigneur notre Dieu n'exige rien autre chose sinon que nous confessions nos fautes et que nous fassions un ferme propos de n'y plus retomber. Mais nous n'avons aucune raison de rougir quand nous mangeons modérément. Car c'est Dieu (54) qui nous a donné notre corps : et pour se soutenir, ce corps a besoin de nourriture. L'essentiel est de ne pas trop lui accorder ; d'ailleurs, la sobriété chrétienne est le meilleur moyen de le conserver en santé et en bonne disposition. Eh ! ne voyez -vous pas chaque jour qu'une table délicate et qu'une gloutonne intempérance engendrent une infinité de maladies? D'où nous viennent la goutte, la migraine, l'abondance des humeurs et mille autres maladies ? N'est-ce pas de l'intempérance et de l'ivresse? Le navire qui fait eau de toutes parts, s'enfonce soudain. Ainsi la raison de l'homme se noie dans l'excès du vin et des viandes. Alors cet homme n'est plus qu'un cadavre vivant. Il peut encore faire le mal, mais il est aussi. incapable d'opérer le bien que s'il était réellement mort.
1003 3. Je vous le demande donc avec l'Apôtre Ne cherchez pas à contenter les désirs de la chair. (Rm 13,14) Mais soyez toujours en état de vous appliquer avec ardeur aux exercices de la piété. Dites-le bien à vos frères et persuadez-leur de ne point se priver de vos festins spirituels; ainsi qu'ils s'empressent de venir chercher ici, même après leur repas, cette nourriture sainte qui les fortifiera contre les attaques du démon. Quant à moi, je continuerai à vous la servir chaque soir, pour récompenser votre bienveillante attention, et acquitter ma promesse. Vous n'avez certainement pas oublié que j'avais commencé à vous parler de la formation de l'homme, et que, pressé par l'heure, je ne pus qu'indiquer l'utilité qu'il retira du service des animaux. J'ai prouvé aussi que sa désobéissance seule lui a fait perdre sur eux l'empire qu'il avait d'abord possédé. Aujourd'hui j'achèverai ce sujet et vous renverrai ensuite.
Mais pour rendre ma parole plus intelligible, il est utile de commencer cet entretien en nous rappelant la fin du précédent et en le complétant. Je vous expliquais donc ces versets de la Genèse : Et Dieu dit: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, et qu'ils dominent sur les poissons de la mer et sur les oiseaux du ciel. Cette matière est si vaste et elle me fournit une telle abondance de pensées qu'il me fut impossible de passer outre. Ainsi je m'arrêtai à ce passage, sans toucher à celui qui suit immédiatement. C'est pourquoi il est nécessaire de le relire, afin que vous en compreniez mieux le développement. Or l'Ecriture ajoute : Et Dieu créa l'homme; il le créa à l'image de Dieu, et il le créa mâle et femelle. Dieu les bénit, disant : croissez et multipliez; remplissez la terre, et vous l'assujettissez; dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux dit ciel, sur toits les animaux, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. (Gn 1,27-28)
Ces paroles sont courtes, mais elles renferment un riche trésor, et l'esprit divin qui parlait par la bouche de Moïse, veut nous y révéler de grands secrets. Le Créateur, après avoir dit : Faisons l'homme, semble se recueillir et prendre conseil comme pour nous montrer la dignité de l'homme dans l'acte même de sa création. Car l'homme n'existait pas encore; mais déjà Dieu révélait toute l'éminence de l'empire qu'il lui donnerait : C'est pourquoi, après avoir dit: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, il ajoute, en parlant au pluriel, qu'ils dominent sur les poissons de la mer. Voyez donc comme dès le principe un riche trésor nous est ouvert ! — le saint prophète, éclairé d'une lumière divine, parle d'un fait non encore existant, comme s'il était réalisé. Car pourquoi ici cette parole au singulier,.faisons l'homme, et là cette parole au pluriel, qu'ils dominent ? Evidemment, il y a là un secret et un mystère, et cette façon de parler indique par avance la formation de la femme. Ainsi tout dans nos saintes Ecritures a sa raison et son motif, et un mot qui semble mis au hasard renferme une précieuse instruction.
1004 4. Et ne vous étonnez point, mon cher frère, de ce langage, car tous les prophètes parlent des événements futurs comme s'ils étaient déjà accomplis: ils voient en esprit ce qui ne doit arriver que dans la suite des siècles, et ils le racontent comme s'ilse réalisait sous leurs yeux. Pour vous en convaincre, écoutez cette prophétie de la passion du Sauveur, prophétie que tant de siècles à l'avance prononçait le saint roi David. Ils ont percé mes pieds et mes mains, et ils se sont divisé mes vêtements. (Ps 3,17-19) Il parle d'un événement futur et lointain, comme si déjà il s'était accompli.
C'est ainsi que Moïse nous insinue tout d'abord, sous le voile de l'énigme et du mystère, la formation de la femme, quand il dit : qu'ils dominent sur les poissons de la mer. Mais bientôt il en parle plus clairement, et il ajoute : et Dieu créa l'homme ; il le créa à l'image de Dieu; il les créa mâle et femelle (Gn 1,27). Et observez (55) ici avec quel soin l'écrivain sacré répète deux fois le même fait afin de mieux le graver dans la mémoire de ses lecteurs. Si telle n'eût pas été son intention, il se fût contenté de dire : et Dieu créa l'homme. Mais il ajoute : il le créa à son image. Précédemment il nous avait expliqué le sens de ce mot image, et ici il le répète à dessein, et il nous dit : et Dieu le créa à son image. Il a voulu aussi ne laisser aucun prétexte d'excuse à ceux qui attaquent les dogmes de l'Eglise ; c'est pourquoi il a expliqué plus haut le sens de ce mot image, qu'il entend de l'empire que l'homme devait exercer sur tous les animaux. Mais poursuivons le récit de la Genèse. Et Dieu créa l'homme; il le créa à l'image de Dieu; il les créa mâle et femelle. Ce qu'il n'avait qu'insinué précédemment, en disant au pluriel : qu'ils dominent, Moïse l'annonce ici plus clairement, et néanmoins encore sous le voile du mystère, car il n'a point parlé de la formation de la femme, et il n'a pas indiqué d'où elle a été tirée. Il se contente donc de dire : et Dieu les créa mâle et femelle.
La femme n'a pas encore été formée, et déjà Moïse en parle comme d'un fait accompli. Tel est le privilège de la vision spirituelle; et les yeux du corps ont moins de force pour saisir les objets sensibles, que ceux de l'âme pour fixer les personnes et les faits qui n'existent pas encore. Après avoir dit que Dieu les créa mâle et femelle, Moïse rapporte en ces termes la bénédiction commune que Dieu leur donna. Et le Seigneur, dit-il, les bénit, disant : croissez et multipliez; remplissez la terre, et vous l'assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer (Gn 1,28). Quelle éminente bénédiction ! Cet ordre: croissez, multipliez et remplissez la terre avait été intimé, il est vrai, aux animaux et aux reptiles ; mais il n'a été dit qu'à l'homme et à la femme commandez et dominez. Admirez donc la bonté du Seigneur ! La femme n'existe pas encore, et il la fait entrer en participation de l'autorité de l'homme, et des privilèges de la bénédiction divine. Dominez, leur dit-il, sur les poissons de la mer, et sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux, et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui se meuvent sur la terre.
1005 5. Mais qui pourrait mesurer l'étendue de ce pouvoir, et apprécier la grandeur de cet empire ! Eh ! ne voyez-vous pas que toute la création a été soumise au sceptre de l'homme? Ainsi vous ne devez avoir de cet animal raisonnable aucune idée petite et médiocre. Car ses honneurs sont grands, la bonté du Seigneur à son égard est immense, et ses bienfaits aussi étonnants qu'ineffables. Et Dieu dit : voilà que je vous ai donné toutes les plantes répandues sur la surface de la terre, et qui portent leurs semences, et tous les arbres fruitiers qui ont leur germe en eux-mêmes, pour servir à votre nourriture. Et il fut fait ainsi. (Gn 1,29-30) Considérez, mes chers frères, la souveraine bonté du Seigneur, pesez attentivement les paroles de l'Ecriture, et n'en perdez pas une syllabe. Et Dieu dit : voilà que je vous ai donné toutes les plantes. Il continue ainsi à s'adresser à l'homme et à la femme, quoique celle-ci n'eût pas encore été formée. Admirez également l'excellence de cette bonté qui se montre éminemment libérale et généreuse non-seulement envers l'homme, et envers la femme qui n'existait pas, mais aussi envers tous les animaux. Car après avoir dit : Voilà que je vous ai donné les plantes de la terre pour servir à votre nourriture, le Seigneur ajoute : et à celle de tous les animaux de la terre (Gn 1,30). Ici se déclare un autre abîme de bonté, puisque le même Dieu qui pourvoit aux besoins des animaux qui servent à nos besoins, à nos travaux, et à notre nourriture, n'en exclut point les animaux sauvages et féroces.
Eh ! qui parlerait dignement de cette infinie bonté ! Voilà, dit le Seigneur, que toutes les plantes serviront à votre nourriture, et à celle de tous les animaux de la terre, de tous les oiseaux du ciel, et de tous les reptiles qui rampent sur la terre, et de tout ce qui est vivant et animé. (Gn 1,30) Ces paroles nous montrent la paternelle providence du Seigneur à l'égard de l'homme qu'il vient de créer. Car après l'avoir créé, il lui donne un empire souverain sur tous les animaux, et de peur qu'il ne s'effraie à la vue d'une si grande multitude qu'il lui faudrait nourrir, il prévient jusqu'à la pensée de cette inquiétude, et lui déclare qu'il a ordonné à la terre de pourvoir, par sa fertilité, à sa nourriture et à celle de tous les animaux. Voilà donc, dit-il, que les plantes serviront à votre nourriture, et à celle de tous les animaux de la terre, et des oiseaux du ciel, et des reptiles qui rampent sur la terre, et de tout ce qui est vivant et animé. Et il fut fait ainsi. Or tous les commandements du Seigneur furent immédiatement exécutés, et toutes les créatures se trouvèrent disposées dans le rang et l'ordre qui leur avaient été assignés. C'est (56) pourquoi Moïse ajoute immédiatement: et Dieu vit toutes ses oeuvres, et elles étaient très-bonnes (Gn 1,31).
1006 6. On ne peut assez louer l'exactitude de la sainte Ecriture. Car par cette seule parole : et Dieu vit toutes ses oeuvres, elle ferme la bouche à tous les contradicteurs. Dieu vit donc toutes ses oeuvres, et elles étaient très-bonnes : et du soir et du matin se fit le sixième jour (Gn 1,31). Moïse a dit après chaque création particulière : et Dieu vit que cela était bon. Mais quand l'ensemble de la création a été achevé, et l'oeuvre du sixième jour complétée par la formation de l'homme pour qui l'univers était fait, il observe que Dieu vit toutes ses oeuvres, et qu'elles étaient très-bonnes. Ce mot toutes ses oeuvres comprend l'universalité des créatures, et les renferme toutes dans le même éloge. Et observez qu'ici Moïse dit expressément toutes les oeuvres de Dieu, et non pas seulement toutes choses; de même qu'il ne dit pas qu'elles étaient bonnes, mais très-bonnes, c'est-à-dire qu'elles étaient éminemment bonnes. Mais puisque le Seigneur, qui a tiré toutes les créatures du néant, les trouve très-bonnes, et éminemment bonnes, quel est l'insensé qui oserait ouvrir la bouche pour le contredire !
C'est lui qui parmi les créatures visibles a créé la lumière et les ténèbres, qui lui sont opposées, le jour et la nuit qui en est la négation. C'est lui qui a commandé à la terre de produire les plantes bienfaisantes et les herbes vénéneuses, les arbres fruitiers, et les arbres stériles, les animaux doux et familiers, et les animaux sauvages et farouches. C'est lui qui a peuplé les eaux des plus petits poissons, non moins que des baleines et des monstres marins, qui a rendu certaines contrées de la terre habitables, et d'autres inhospitalières; qui a étendu les plaines, et qui a soulevé les collines et les montagnes ; c'est lui qui parmi les oiseaux a créé les espèces domestiques qui servent à notre nourriture, et les espèces sauvages et immondes, comme le vautour et le milan ; et parmi les animaux terrestres il a produit et ceux qui nous sont utiles, et ceux qui nous sont nuisibles, les serpents, les vipères et les dragons, les lions et les léopards. Enfin c'est lui qui, dans les régions de l'atmosphère, enfante également la pluie et les vents bienfaisants, la neige et la grêle. C'est ainsi qu'en parcourant tout l'ordre de la création, nous trouvons toujours le mauvais à côté du bon, et cependant il ne nous est pas permis de déverser le blâme sur aucune créature, et de dire: pourquoi une telle créature, et pour quel but ? Ceci est bien fait, et cela est mal fait. Car l'Ecriture prévient et réprime toutes ces critiques en disant qu'à la fin du sixième jour, Dieu ayant achevé la création, vit toutes ses oeuvres, et qu'elles étaient très-bonnes.
Quel raisonnement, je vous le demande, pourrait contrebalancer un témoignage d'une telle autorité? Car c'est le Créateur lui-même qui, énonce son appréciation, et qui déclare que toutes ses oeuvres sont bonnes et très-bonnes. Ainsi, lorsque vous entendrez quelqu'un blâmer la création, et s'élever contre l'Ecriture sainte, fuyez-le comme un insensé; ou plutôt ne le fuyez point, mais prenez en pitié son ignorance, et citez-lui ces paroles de nos Livres saints : Dieu vit toutes ses oeuvres, et elles etaient très-bonnes. Peut-être parviendrez-vous à corriger l'indiscrétion de son langage. Car dans les choses humaines, nous nous en rapportons à l'avis d'hommes sages et judicieux, en sorte que, loin de les contredire, nous souscrivons à leur jugement, et leur soumettons nos propres lumières. Mais à plus forte raison devons-nous en agir ainsi envers le Dieu, Créateur de l'univers. Dès qu'il a prononcé, il ne nous reste plus qu'à réprimer toute critique et à nous taire; car il nous doit suffire de savoir et d'être certains orne sa sagesse et sa bonté ont présidé à toutes ses oeuvres, et que rien dans la création n'a été fait sans raison et sans motif. Sans doute notre intelligence est trop faible pour que nous pénétrions l'utilité de chaque créature, et néanmoins il n'en est pas une seule qui ne soit l'ouvrage d'une sagesse infinie, et d'une bonté ineffable.
1007 7. Et du soir, et du matin se fit le sixième jour : et comme en ce jour Dieu cessa de produire de nouvelles créatures, Moïse ajoute : Ainsi furent achevés le ciel, la terre et tous leurs ornements. (Gn 2,1) Quelle simplicité dans ces paroles ! et comme l'Ecriture sainte retranche toute expression vaine et superflue ! Elle se borne à énoncer que l'ensemble de la création fut achevé le sixième jour, et sans répéter de minutieux détails, elle se contente de dire que le ciel et la terre furent achevés avec tous leurs ornements; c'est-à-dire avec tout ce qu'ils renferment. Or, les ornements de la terre sont ses diverses productions, les (57) plantes, les moissons, les arbres fruitiers, et toutes les richesses dont le Seigneur a daigné l'embellir. Les ornements du ciel sont le soleil, là lune, la variété des étoiles, et toutes les créatures intermédiaires. C'est pourquoi la sainte Ecriture ne mentionne ici que le ciel et la terre, parce qu'elle comprend sous ces deux éléments tout l'ensemble de la création.
Et Dieu acheva le sixième jour toute son oeuvre. L'écrivain sacré le répète ici afin que nous sachions bien que la création fut entièrement accomplie dans cet espace de six jours. Dieu acheva donc le sixième jour toute son oeuvre, et se reposa le septième de tous les ouvrages qu'il avait faits (Gn 2,2). Qu'est-ce à dire que Dieu se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu'il avait faits? Evidemment l'Ecriture s'exprime d'une façon humaine, et se proportionne à notre faiblesse. Sans cette condescendance, il nous eût été impossible de comprendre sa pensée. « Et Dieu, dit-elle, se reposa le septième jour de tous les ouvrages qu'il avait faits : c'est-à-dire qu'il s'arrêta dans l'oeuvre de la création, et qu'il cessa de tirer du néant de nouvelles créatures. Et en effet, il avait produit toutes et chacune des créatures, et il avait formé l'homme qui devait en-jouir.
Et Dieu bénit le septième jour, et le sanctifia, parce qu'il s'était reposé en ce jour de tous les ouvrages qu'il avait faits (Gn 2,3). Le Seigneur cessa donc de créer, parce que dans l'espace de six jours il avait produit toutes les créatures auxquelles sa bonté destinait l'existence. Il se reposa donc le septième jour, ne voulant plus rien créer; car selon ses desseins, l'oeuvre de la création était achevée. Mais pour que ce septième jour eût, lui aussi, quelque prérogative, et qu'il ne fût pas inférieur aux autres jours, puisqu'il ne devait éclairer aucune production nouvelle, il daigna le bénir. Et Dieu, dit l’Ecriture, bénit le septième jour, et le sanctifia. Quoi donc ! Est-ce que les six autres jours n'avaient pas été bénis? Sans doute, ils l'avaient été, puisque en chacun d'eux le Seigneur avait produit différents ordres de créatures. Voilà pourquoi l'Ecriture ne dit pas expressément que Dieu les bénit, tandis qu'elle mentionne ici la bénédiction du septième jour. Et il le sanctifia, dit-elle encore. Que signifie ce mot : et il le sanctifia? Il nous apprend que Dieu distingua ce jour de tous les autres; et l'Ecriture nous en révèle la raison, quand elle ajoute : Que Dieu sanctifia le septième jour parce que dans ce jour il se reposa de tous les ouvrages qu'il avait faits.
C'est ainsi que dès le commencement un grand mystère nous est révélé, et que nous apprenons à sanctifier un jour de la semaine, en le consacrant aux exercices de la piété. Ce repos du septième jour nous rappelle que Dieu daigna le bénir après avoir achevé dans six jours l'ensemble de la création, et qu'il le sanctifia parce que dans ce jour il s'était reposé de tous les ouvrages qu'il avait faits. Mais ici les pensées se présentent à flots pressés, et je me reprocherais de ne pas vous les communiquer. Cam elles me paraissent riches, et je veux vous faire part de leurs richesses. Et d'abord, voici une première question. Dans la Genèse, Moïse nous dit que Dieu se reposa de ses oeuvres, et dans l'Evangile, Jésus-Christ nous dit : Mon Père agit toujours, et moi aussi. (Jn 5,17) Ne semble-t-il pas, au premier coup-d'oeil, qu'il y ait ici une contradiction manifeste? Mais à Dieu ne plaise que l'Ecriture soit opposée à l'Ecriture ! quand elle nous dit dans la Genèse que Dieu se reposa des ouvrages qu'il avait faits, elle nous enseigne que le septième jour il cessa de créer, et de tirer du néant de nouvelles créatures. Lorsqu'au contraire Jésus-Christ nous dit : Mon Père agit toujours, et moi aussi; il nous manifeste l'action incessante de la Providence; et il nomme action, ou opération ce soin qui dirige l'univers, le maintient et le conserve. Eh ! comment subsisterait-il si la main du Seigneur cessait un seul instant de soutenir et de conduire les hommes, les animaux et les éléments ! Au reste, il suffit de réfléchir sérieusement sur les bienfaits dont le Créateur nous comble chaque jour, pour reconnaître combien est immense l'abîme de ses miséricordes. Et pour n'en citer qu'un seul trait, quelle parole et quelle pensée pourrait exprimer cette ineffable bonté qui, toujours généreuse envers l'homme, fait luire son soleil sur les bons et sur les méchants, qui fait pleuvoir sur les justes et les pécheurs, et qui fournit abondamment à tous leurs besoins.
Peut-être ce discours se prolonge-t-il outre mesure ? Et toutefois il me semble que ce n'est point inutilement. Car les absents connaîtront mieux le tort qu'ils se font, en se privant, par condescendance pour le corps, des grâces de ce festin spirituel. Mais votre (58) bienveillante leur adoucira cette privation, si elle leur rapporte cet entretien. Ce sera même de votre part un sincère témoignage de charité. Car si un ami se plaît à partager sa table avec ses amis, combien est-il mieux encore de partager avec eux les joies de ces festins spirituels ! Nous y trouverons nous-mêmes un grand profit puisque le zèle qui nous porte à instruire nos frères, leur est utile, et devient également pour nous un titre aux plus belles récompenses. Nous y faisons ainsi un double profit. Car Dieu nous tiendra compte de notre charité, et puis en instruisant les autres, nous gravons plus profondément en notre esprit le souvenir des leçons que nous avons entendues.
1008 8. Ne refusez donc point à vos frères un service dont vous retirerez vous-mêmes de si grands avantages, et redites-leur les instructions de ce soir. Mais afin qu'ils ne vous soient pas toujours redevables de ce bienfait, amenez-les ici, et dites leur bien que d'avoir anticipé l'heure du repas n'est pas une raison,pour s'abstenir de nos conférences. Car tous les temps sont propres pour nous instruire. Et en effet, qui nous empêche, dans l'intérieur de nos maisons, avant, ou après nos repas, de prendre en mains les saintes Ecritures, et de donner à notre âme une bonne et utile nourriture. Car si le corps réclame des aliments matériels, l'âme a également besoin chaque jour d'une nourriture spirituelle qui la fortifie, et lui permette de résister aux attaques de la chair. Autrement nous succomberions à cette guerre que nous déclarent les ennemis de notre salut, et ils réduiraient notre âme en un triste esclavage, si nous cessions un seul instant d'être forts et vigilants. C'est pourquoi le Psalmiste appelle heureux le juste qui médite nuit et jour la loi du Seigneur; et Moïse recommande aux Juifs qu'après avoir bu et mangé, et s'être rassasiés, ils se souviennent du Seigneur, leur Dieu. (Ps. I, 2... Deut. 8,10).
Vous voyez donc combien il est utile de donner à notre âme sa nourriture spirituelle; après avoir accordé au corps celle qu'il réclame. Autrement le corps se maintiendrait frais et dispos, et l'âme affaiblie et- languissante ferait quelque chute, et succomberait aux attaques du démon. Car celui-ci épie toutes les occasions de nous entraîner au péché mortel. C'est pourquoi le même Moïse nous donne cet avis : Avant de dormir et ci votre réveil, souvenez-vous du Seigneur votre Dieu. (Dt 6,7) Ainsi ce souvenir ne doit jamais s'effacer de notre mémoire, mais nous être toujours présent, et nous établir dans une continuelle vigilance. Nous devons aussi nous tenir sans cesse sur nos gardes, car nous ne pouvons ignorer combien est grande la fureur de notre ennemi. Il est donc nécessaire que nous soyons toujours attentifs et vigilants à lui fermer toute entrée, et à donner chaque jour à notre âme sa nourriture spirituelle. C'est là un moyen assuré de salut, et un trésor de richesses célestes. Si chaque jour nous nous fortifions ainsi par la lecture, l'audition de la parole sainte et de pieux entretiens, nous deviendrons invincibles aux attaques du démon, nous éviterons ses pièges, et nous obtiendrons le royaume des cieux, par la grâce et la bonté dé Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'empire, maintenant, et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Chrysostome sur Gn 900