Chrysostome sur Gn 1500
1500
Dieu envoya donc à Adam un profond sommeil ; et pendant qu'il dormait, Dieu prit une de ses côtes et mit de la chair en sa place. Et Dieu produisit la femme de la côte qu’il avait ôtée à Adam. » (Gn 2,20-24)
ANALYSE. 1. Saint Chrysostome, après avoir félicité ses auditeurs de leur zèle à entendre la parole divine, preuve l'excellence de la femme par ces paroles : « Il ne se trouvait point pour Adam d'aidé semblable à lui ; » et il en fait ressortir sa supériorité sur les animaux qui ne sont que les serviteurs de l'homme, tandis que la femme est sa compagne. — 2. Il explique ensuite le sommeil mystérieux envoyé à Adam, et la manière dont le Seigneur forma la femme. — 3. Le mode seul de cette formation montre, selon la parole de l'Apôtre, que la femme a été créée pour l'homme; aussi en la voyant, Adam s'écria-t-il par suite d'une révélation prophétique : « Voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! » — 4. L'orateur explique ensuite comment Adam et Eve ne rougissaient pas de leur nudité en disant qu'ils étaient revêtus d'innocence et de pureté, et que leur vie, avant le péché, était tout angélique. — 5. En terminant, il ramène l'attention de ses auditeurs à la manière dont ils ont passé la première moitié du carême, et les engage à éviter les différents péchés qui se commettent par la langue.
1501 1. Je vous suis bien reconnaissant de ce que hier vous m'avez écouté avec tant de bienveillance. La longueur de notre entretien n'a point paru vous fatiguer, et votre attention s'est soutenue depuis le commencement jusqu'à la fin. Aussi suis-je fondé à espérer que vous mettrez mes conseils en pratique. Car celui qui écoute la parole sainte avec tant de plaisir témoigne bien qu'il veut y conformer sa conduite; et`d'ailleurs le nombreux concours de ce soir suffirait seul pour me garantir vos heureuses dispositions. Un bon appétit est un signe de bonne santé, et de même la faim de la parole divine est l'indice d'une âme très-bien disposée. Mais puisque votre zèle me promet des fruits abondants, et qu'il me garantit que vous vous conformerez à mes enseignements, comment ne pas vous donner, mes chers frères, la récompense que je vous promis hier ? J'entends cette doctrine spirituelle que je vous distribue sans m'appauvrir, et qui néanmoins vous rend plus riches. Telle est en effet la nature des biens spirituels, qui sous ce rapport sont fort différents des biens temporels. Car à l'égard de ces derniers, on ne saurait en être prodigue, ni enrichir les autres qu'à ses dépens ; ici au contraire on augmente ses propres trésors en les distribuant, et l'on multiplie les richesses de ses frères.
De mon côté, je suis tout disposé à vous communiquer ces biens spirituels, et du vôtre les âmes s'ouvrent et se dilatent pour les recevoir; il faut donc que je vous donne de ma plénitude, et que je m'acquitte de ma dette en vous expliquant les versets de la Genèse qui viennent d'être lus. Oui je veux, mes chers frères en faire le sujet de cet entretien, en rechercher avec soin le sens caché, et vous enrichir de leurs abondants trésors. L'Ecriture nous dit : Mais pour Adam il ne se trouvait point d'aide qui lui fût semblable (Gn 2,20); que signifie cette parole, mais pour Adam ? et pourquoi employer ici cette conjonction? ne suffisait-il pas de dire : pour Adam il ne se trouvait pas d'aide ? ce n'est point sans raison, ni par simple curiosité que j'entre dans ce détail, et je me propose de vous apprendre par ce minutieux examen que dans l'Ecriture il ne faut passer légèrement ni sur un mot, ni sur une syllabe. Car ce ne sont point ici (82) des paroles jetées au hasard, mais le langage de l'Esprit-Saint. Aussi peut-on y découvrir de précieux trésors même sous une seule syllabe. Veuillez donc, je vous en conjure, m'écouter avec soin, et ne faites paraître ni lâcheté, ni nonchalance. Soyez au contraire attentifs, et ne vous laissez point distraire par les préoccupations des affaires, ou les soucis des choses temporelles. Car chacun doit être touché de la dignité de cette sainte assemblée, et ne pas oublier que c'est Dieu lui-même qui nous parle par la bouche de son prophète. Ainsi qu'en vous l'oreille et l'esprit soient ouverts et éveillés afin que vous ne perdiez pas un seul mot, et que la semence de la parole divine ne tombe point sur la pierre, ou le long du chemin, ni parmi les épines. Puisse-t-elle au contraire se répandre sur une bonne terre ! je veux dire en des coeurs bien préparés, alors elle se multipliera et vous produira des fruits abondants.
Expliquons donc le sens de cette phrase : Mais pour Adam, il ne se trouvait point d'aide qui lui fût semblable; et voyez d'abord avec quelle exactitude s'exprime la sainte Écriture ! Après nous avoir dit: Mais pour Adam, il ne se trouvait point d'aide, elle poursuit et ajoute ces mots : qui lui fût semblable (Gn 2,20). Cette addition nous fait comprendre le sens de la conjonction. Je pense que, parmi vous, quelques esprits plus éclairés devinent presque ce que je vais dire ; mais il est de mon devoir d'instruire tous mes auditeurs, et de me faire comprendre de chacun d'eux. C'est pourquoi je vous expliquerai les raisons qu'a eues Moïse de parler ainsi, mais il faut un peu de patience. Vous vous souvenez que l'écrivain sacré a précédemment rapporté cette parole du Seigneur : Faisons à Adam une aide qui lui soit semblable, et qu'ensuite il est revenu sur la création des bêtes, des reptiles et de tous les animaux. Et Dieu, dit-il, avait formé de la terre tous les animaux et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir devant Adam, afin qu'Adam vît comment il les nommerait. Ainsi Adam leur imposa à tous un nom, comme étant le maître de tous ; et selon la sagesse qu'il avait reçue du Seigneur, il donna aux bêtes féroces, aux oiseaux et aux animaux domestiques, le nom qui est resté leur propre nom. Mais quoique les animaux servent aux usages de l'homme, et qu'ils lui aident dans ses travaux, néanmoins par cela seul qu'ils sont privés de raison, ils lui sont bien inférieurs. C'est pourquoi nous ne saurions penser que c'est d'eux que le Seigneur a voulu parler quand il a dit: faisons une aide à Adam.
Sans doute les animaux nous prêtent leur secours, et ils nous sont utiles en bien des choses; -mais ils n'en sont pas moins privés de raison. Qu'ils nous soient utiles, l'expérience le prouve, car nous employons les uns à tirer des fardeaux et les autres à cultiver la terre. Ainsi le boeuf traîne la charrue, ouvre les sillons et opère les divers travaux de l'agriculture. L'âne est très-propre à porter des fardeaux, et la plupart des autres animaux servent aux besoins de notre existence. La brebis nous donne la laine pour nous vêtir, et le poil de la chèvre se prête à mille usages; de plus elle nous nourrit de son lait. Ainsi, pour que nous ne puissions appliquer aux animaux cette parole : faisons à Adam une aide, l'écrivain sacré commence son récit par ces mots : Mais pour Adam il ne se trouvait point d'aide qui lui fût semblable. C'est comme s'il nous disait: tous les animaux ont été créés pour le service de l'homme, et ils ont reçu de lui leur nom, mais aucun n'est digne d'être son aide. Aussi voulant nous raconter la formation de la femme, a-t-il soin d'introduire le Seigneur qui prononce cette parole : faisons à Adam une aide qui lui soit semblable, qui soit digne de lui, produite de la même substance et son égale. C'est pourquoi Moïse dit : Mais pour Adam il ne se trouvait point d'aide qui lui fût semblable; et il nous indique par là que quelque grands que soient à l'égard de l'homme les services des animaux, l'aide de la femme sera pour Adam bien plus excellente en toutes manières.
1502 2. Aussi n'est-ce qu'après avoir créé tous les animaux, et les avoir conduits au premier homme pour qu'il leur donnât un nom, que Dieu s'occupe de lui former une aide qui lui soit semblable. Déjà l'homme avait été le but de toute la création, et il avait produit pour lui toutes les créatures. Mais Dieu voulut alors y ajouter l'aide de la femme, et observez ici avec quelle précision de détails l'Écriture décrit la formation de la femme. Elle nous avait déjà appris que le Seigneur se proposait de donner à l'homme une aide qui lui fût semblable, car elle nous avait rapporté cette parole : faisons à Adam une aide selon lui; et encore celle-ci : Mais pour Adam il ne se trouvait point d'aide (83) qui lui fût semblable. Maintenant elle va nous apprendre que Dieu forma la femme de la substance même de l'homme. Et le Seigneur Dieu, dit-elle, envoya à Adam un profond sommeil, et pendant qu'il dormait, il prit une de ses côtes et mit de la chair à la place. Et le Seigneur Dieu produisit la femme de la côte qu'il vivait ôtée à Adam et l'amena devant Adam. (Gn 2,21-22) L'énergie de ces paroles est grande, et elles surpassent l'intelligence de l'homme. C'est pourquoi l'on ne saurait les comprendre qu'en les approfondissant avec l’oeil de la foi.
Dieu, dit Moïse, envoya à Adam un profond sommeil, et pendant qu'il dormait (Gn 2,21). Quelle exactitude de doctrine et quelle sublimité de langage ! L'écrivain sacré, ou plutôt l'Esprit-Saint, par sa plume, nous apprend ici deux choses, le profond sommeil d'Adam, et les suites de ce sommeil. Mais ce sommeil ne ressemblait en rien au sommeil ordinaire. Car le Dieu créateur, sage et puissant, voulait éviter qu'Adam ressentît la moindre douleur, de crainte que ce souvenir pénible ne l'aigrît contre la femme qui devait être formée d'une de ses côtes. C'est pourquoi il lui envoya un profond sommeil, ou plutôt un profond assoupissement qui le priva de l'usage de ses sens. Alors, le Seigneur, comme un habile ouvrier, ôta à Adam une de ses côtes, mit de la chair en sa place, et de la côte enlevée forma dans sa bonté le corps de la première femme. Il envoya donc à Adam un profond sommeil, et pendant qu'il dormait, il lui enleva une de ses côtes, et il prit de la chair à la place. C'était pour qu'à son réveil Adam ne s'aperçût pas de ce qui était arrivé. Car il devait plus tard en être instruit, quoique dans le moment même il n'en eût aucune connaissance. Aussi le Seigneur disposa-t-il toutes choses afin de lui ôter tout sentiment de douleur et de tristesse. Il enleva donc une de ses côtes sans qu'il en ressentît aucune souffrance, et il mit de la chair à la place, pour qu'il ne s'aperçût de rien. Or c'est de cette côte que Dieu forma la femme. Récit admirable, et qui surpasse de beaucoup l'intelligence de l'homme. Au reste, tel est le caractère de toutes les oeuvres de Dieu; et ce n'est pas ici un moindre miracle que d'avoir formé Adam d'un peu de poussière et de boue.
Mais observez encore comme l'Écriture s'accommode à notre faiblesse. Et Dieu, dit-elle, prit une des côtes d'Adam. Gardons-nous bien d'interpréter ces paroles d'une manière toute humaine, et ne voyons, dans leur humble simplicité, qu'une pure condescendance envers notre infirmité. Car si l'Écriture ne se fût ainsi exprimée, comment aurions-nous pu comprendre ces profonds mystères? Arrêtons-nous donc bien moins au sens littéral, qu'à des pensées dignes de Dieu. Ainsi cette parole : Et Dieu prit et toute autre semblable ne sont que pour se proportionner à notre faiblesse. Au reste, l'Écriture emploie ici les mêmes expressions dont elle s'était servie en parlant d'Adam. Elle avait dit précédemment : Le Seigneur Dieu prit l'homme; le Seigneur Dieu fit à Adam ce commandement; et encore Le Seigneur Dieu dit : faisons-lui une aide qui lui soit semblable. De même ici elle dit : Le Seigneur Dieu forma la femme de la côte qu'il avait ôtée à Adam; et un peu auparavant elle avait dit : Et le Seigneur Dieu envoya à Adam un profond sommeil. Ainsi ces expressions n'indiquent aucune différence entre le Père et le Fils, et l'Écriture les emploie indifféremment, parce que ces deux personnes divines n'ont qu'une seule et même nature. Aussi retrouvons-nous la même façon de s'exprimer quand il s'agit de la formation de la femme : Et le Seigneur Dieu forma la femme de la côte qu'il avait ôtée à Adam.
Que diront ici les hérétiques, qui veulent tout examiner curieusement, et qui se flattent de connaître même la génération du Créateur? Mais quelle parole expliquerait ce mystère ! et quelle intelligence pourrait le comprendre : Le Seigneur, dit l'Écriture, prit une des côtes d'Adam, et de cette seule côte il forma la femme tout entière. Eh ! pourquoi ne parler que de ce second miracle ? Car dites-moi d'abord comment Dieu ôta cette côte, et comment Adam ne ressentit aucune douleur ? Ce sont autant de mystères que vous ne sauriez expliquer, et que le Créateur seul qui les a opérés peut comprendre. Mais puisque nous ne pouvons concevoir des choses qui sont sous nos yeux, ni comprendre la création de la femme qui a été formée de la substance de l'homme, il n'appartient qu'au délire et à la folie de rechercher curieusement l'essence du Créateur, et de se vanter d'en avoir l'intelligence. Les esprits célestes ne peuvent eux-mêmes sonder cet abîme, et ils se contentent de glorifier le Seigneur avec crainte et tremblement.
1503 3. Et le Seigneur Dieu produisit la femme (84) de la côte qu'il avait ôtée à Adam (Gn 2,22). Admirez l'exactitude de l'Ecriture ! Elle ne dit pas, Dieu forma, mais produisit, parce qu'il prit une portion d'une chair déjà formée, et qu'il ne fit que l'augmenter, Dieu produisit donc la femme, non par l'acte d'une création nouvelle, mais en ôtant à Adam une portion de chair, et produisant de cette faible portion un être complet en toutes ses parties. Combien donc est grande la puissance du Créateur qui, avec si, peu de matière, a formé les membres souples et élégants de la femme, et a produit cet être si parfait, qui est doué d'une exquise sensibilité et qui procure à l'homme une douce société et une grande consolation! Car c'est pour la consolation de l'homme que la femme a été formée; aussi l'Apôtre dit-il que l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. (1Co 2,9)
Voyez donc comment toutes choses sont faites pour l'homme ! L'univers était créé, ainsi que les animaux qui devaient servir à sa nourriture, ou l'aider en ses travaux ; mais il lui manquait une compagne qui pût converser avec lui, et qui étant de la même nature, pût embellir son existence. C'est pourquoi Dieu prit une de ses côtes, et par un acte de sa suprême sagesse en forma un être doué de raison, en tout semblable à l'homme, et capable de lui venir en aide dans les besoins, comme dans les douceurs de la vie. Or c'est Dieu lui-même qui dans son infinie sagesse a ainsi disposé et arrangé toutes ces choses, et quoique notre esprit soit trop faible pour les comprendre, nous ne laissons pas de les croire, parce que tout est soumis à sa volonté et à son commandement.
Et le Seigneur Dieu produit la femme de la côte qu'il avait ôtée à Adam, et il l'amena devant Adam. Comme la femme n'avait été formée que pour Adam, le Seigneur la lui amène, et semble lui dire : La création entière ne pouvait vous offrir une aide qui vous fût semblable, aussi vous avais-je promis une compagne digne de vous. J'acquitte aujourd'hui ma promesse en vous présentant ce nouvel être parfait et accompli. Le Seigneur amena donc la femme devant Adam, et Adam dit: Voilà maintenant l'os de mes os, et la chair de ma chair Gn 2,23). Cette parole nous montre qu'Adam reçut alors de Dieu l'esprit de prophétie, de même qu'il en avait reçu le don admirable de la science. Ce fut en effet par suite de ce don qu'il imposa à chacune des espèces si nombreuses des animaux leur nom propre et véritable. Mais ici l'écrivain sacré a eu bien soin de nous avertir qu'Adam avait été plongé dans un profond assoupissement, en sorte qu'il n'avait eu aucune sensation de ce qui s'était passé en lui. Aussi, lorsqu'à la vue de la femme il se montre instruit de tout, nous ne pouvons douter qu'il n'ait reçu l'esprit prophétique, et qu'il n'ait parlé par l'inspiration du Saint-Esprit.
Adam ignorait humainement la création de la femme, et cependant dès que Dieu la lui amène, il dit : Voilà maintenant l'os de mes os, et la chair de ma chair. Un autre interprète, au lieu du mot maintenant, écrit une fois; comme si Adam eût déclaré que pour cette fois-ci seulement la femme était formée de cette manière, et que ce mode de génération ne se renouvellerait plus. C'est comme s'il eût dit : maintenant la femme a été formée de l'homme, mais dorénavant l'homme naîtra de la femme, ou plutôt de l'union des deux sexes. Car, dit l'Apôtre, l'homme n'a point été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l'homme; et l'homme n'a pas été créé pour la femme, mais la femme l'a été pour l'homme. (1Co 2,8-9) Eh! direz-vous en m'interrompant, ces paroles montrent que la femme est formée de l'homme. Attendez donc un peu, et admirez avec quelle exactitude s'exprime l'Apôtre. Cependant, continue-t-il, ni l'homme n'est point sans la femme, ni la femme sans l'homme (1Co 2), voulant dire que depuis la formation de la première femme, et l'homme et la femme naissent de la même manière, par l'union des sexes. Tel est le sens de cette parole qu'Adam dit de la femme : Voilà maintenant l'os de me os, et la chair de ma chair.
1504 4. Mais voulez-vous mieux connaître encore la certitude de cette prophétie, et son éclatant accomplissement qui durera jusqu'à la fin du monde? écoutez ces autres paroles d'Adam : Celle-ci s'appellera d'un nom pris du nom de l'homme, parce qu'elle a été tirée de l'homme. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et ils seront deux dans une même chair (Gn 2,24). Voyez-vous avec quel soin Adam lui-même nous explique sa pensée, et comme il pénètre l'avenir de son regard prophétique? Celle-ci, dit-il, s'appellera d’un nom pris du nom de l’homme, parce qu'elle a été tirée de l'homme. Cette première parole nous rappelle que Dieu prit une des (85) côtes d'Adam pour en former la femme, et la suivante nous révèle l'avenir. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme; et ils seront deux dans une même chair. Mais qui lui avait appris toutes ces choses? d'où pouvait-il connaître l'avenir, et le mode de la propagation du genre humain? Quelle idée surtout pouvait-il se former de l'union des deux sexes, puisque cette union n'exista qu'après la chute de nos premiers parents? jusqu'à ce moment ils vécurent dans le paradis terrestre d'une vie tout angélique, et ne connurent ni les feux de la concupiscence, ni la révolte des passions. Ils ignorèrent également les maladies, et les divers besoins du corps, car ils avaient été créés incorruptibles et immortels.
Quant à l'usage des vêtements, l'Ecriture nous dit qu'ils étaient nus et qu'ils n'en rougissaient pas. C'est qu'avant le péché et la désobéissance, la grâce divine était comme leur vêtement; aussi ne rougissaient-ils point de leur nudité. Mais dès qu'ils eurent violé le précepte du Seigneur, ils connurent qu'ils étaient nus, et ils en rougirent. Qui suggéra donc à Adam les paroles qu'il prononça alors ? et n'est-il pas évident qu'il reçut le don de prophétie, et qu'il découvrit l'avenir du regard de l'intelligence? Ce n'est pas sans raison que j'appuie sur ces détails, car ils nous montrent l'immense bonté du Seigneur envers le premier homme. Il menait dans le principe la vie des anges, était enrichi de mille bienfaits, et possédait même l'esprit prophétique. Aussi lorsque vous le voyez, après tant de grâces et de faveurs, devenir prévaricateur, gardez-vous de rejeter la faute sur Dieu, et n'en accusez que l'homme. C'est lui seul, comme je le dirai plus tard, qui s'est privé de tant de biens par sa désobéissance, et qui a été légitimement condamné pour son péché.
Rappelons-nous donc l'état d'innocence où le Seigneur l'avait établi, et les bienfaits sans nombre dont il l'avait comblé. Et d'abord avant même que l'homme existât, il avait produit pour lui l'univers et toutes les créatures; il le créa ensuite lui-même afin qu'il en jouît pleinement, et lui donna pour demeure le paradis terrestre. Bien plus, il l'éleva au-dessus de tous les animaux qu'il soumit à sa puissance, et voulut qu'il nommât chacun d'eux comme un maître nomme ses esclaves. Enfin, parce que l'homme était seul, et qu'il avait besoin d'une aide qui lui fût semblable, le Seigneur n'omit point de lui donner cette satisfaction ; et, après avoir créé la femme selon le type de sa divine sagesse, il la remit entre ses mains. Enfin le Seigneur couronna ces immenses bienfaits par l'honneur du don de prophétie et le privilège de régner en souverain sur l'univers entier. Il voulut même qu'Adam fut exempt de toute inquiétude comme de tout souci par rapport aux besoins du corps et à l'usage des vêtements : en sorte que sur la terre il menait la vie des anges. Oui, au seul souvenir de ces ineffables bienfaits, je ne sais qu'admirer la bonté du Seigneur, et je m'étonne de voir l'homme si ingrat, et le démon si rempli d'une noire jalousie. Car cet esprit mauvais ne put supporter que dans un corps mortel l'homme fût l'égal des anges.
1505 5. Mais je m'arrête ici pour ne pas trop prolonger ce discours, et je remets à demain l'explication des embûches que le démon tendit à nos premiers parents. Je termine donc en vous priant de retenir mes paroles d'aujourd'hui, et d'en faire le sujet de vos entretiens, afin que vous les graviez plus profondément dans votre mémoire. Car le souvenir habituel (les grâces dont Dieu combla le premier homme ne peut que nous porter à une juste reconnaissance, et nous exciter puissamment à la vertu. Il est certain en effet que celui qui nourrit en son coeur la pensée des bienfaits du Seigneur, s'efforcera de ne pas s'en montrer indigne. Bien plus, il s'appliquera à mériter par sa reconnaissance que Dieu lui en accorde de nouveaux. Eh ! notre Dieu n'est-il pas généreux ! et s'il voit que nous lui sommes reconnaissants de ses premières grâces, il nous en donnera de plus abondantes encore. Soyons donc toujours attentifs à l'affaire de notre salut, et ne laissons point nos journées s'écouler dans une lâche oisiveté. Préoccupons-nous beaucoup moins d'avoir passé la moitié du carême, que de savoir si nous avons avancé dans la vertu, et si nous nous sommes corrigés de quelque défaut.
Et en effet, si, nourris chaque jour de la parole sainte, nous restons toujours les mêmes, sans croître en vertus, et sans déraciner de notre coeur aucun germe de péché, le jeûne nous deviendra plus nuisible qu'utile; car celui qui rend infructueux tant de secours spirituels se prépare de rigoureux châtiments. Je vous conjure donc de bien employer ce qui nous (86) reste du carême; et pour cela, chaque semaine, ou plutôt chaque jour, rentrons en nous-mêmes, purifions notre âme de tout péché, et appliquons-nous à la pratique des bonnes oeuvres. C'est le conseil que nous donne le Psalmiste quand il dit : Eloignez-vous du mal, et faites le bien (Ps 36,27); et telle est l'essence du véritable jeûne. Ainsi l'homme violent et emporté doit modérer sa colère par de pieuses pensées, et devenir doux et patient; ainsi encore l'intempérant et le paresseux doivent se montrer sobre et laborieux; et le voluptueux, trop épris d'une beauté mortelle, doit chasser de son coeur tout désir criminel, et graver dans son esprit cet oracle du divin Sauveur : Celui qui aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur. (Mt 5,28) Cette pensée l'aidera à fuir l'incontinence et à pratiquer la chasteté.
J'exhorte également ceux dont la parole précipitée et téméraire s'épanche au hasard, à dire avec le Psalmiste : Seigneur, mettez une garde à ma bouche, et une porte à mes lèvres (Ps 140,9) ; désormais, ils ne devront plus proférer que des paroles sages et utiles, selon ce précepte de l'Apôtre : Que toute aigreur, tout emportement, toute colère, toute querelle, toute médisance et toute malice soit bannie d'entre vous; et encore : Que toute parole soit bonne, utile, édifiante et propre à donner la grâce à ceux qui l'écoutent. (Ep 4,31) Quant à l'habitude du jurement, il faut absolument l'extirper du milieu de nous, car Jésus-Christ a dit : Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point; et moi, je vous dis de ne jurer en aucune sorte. (Mt 5,33-34) Ne m'objectez donc point que vous jurez pour une cause légitime, puisqu'il n'est jamais permis de jurer, que la chose soit juste ou injuste. Mais afin que notre bouche ne prononce aucun jurement, sachons modérer notre langue, nos paroles et même nos pensées; car, en empêchant que des (86) pensées mauvaises se produisent en notre esprit, nous éviterons de les traduire au dehors par des paroles coupables. Enfin, ayez soin aussi de fermer l'oreille à tout discours vain et médisant, selon cet avis de Moïse : N'écoutez point la voie du mensonge. Le Psalmiste nous dit également : J'éloignais celui qui médisait secrètement de son prochain. (Ex 23,1 Ps 1,5)
Concluez de tout ceci, mon cher frère, que l'acquisition des vertus chrétiennes exige de généreux efforts et une vigilance continuelle. La moindre négligence suffit quelquefois pour tout perdre; et c'est le reproche que le saint roi David adressait aux Juifs. Tranquillement assis, leur disait-il, vous parlez contre votre frère, et vous préparez un piège au fils de votre mère. (Ps 49,20) Cette attention à régler tous nos sens nous facilitera beaucoup les divers exercices de la piété. Ainsi, notre langue louera et glorifiera le Seigneur, nos oreilles s'ouvriront à la parole sainte et à ses salutaires instructions, et notre esprit s'appliquera à méditer les vérités de la foi; nos mains, pures de tout acte d'avarice ou de rapine, s'exerceront aux bonnes oeuvres et à l'aumône, et nos pieds ne nous conduiront point au théâtre et à ses dangereux spectacles, ni au cirque et aux courses des chars; mais aux églises, aux maisons de la prière, et aux tombeaux des martyrs, afin que, par leur intercession, nous obtenions les bénédictions du ciel et la grâce de ne pas succomber aux embûches du démon. Cette active sollicitude pour notre salut fera encore que le jeûne du carême nous sera grandement utile, que nous éviterons les piéges du tentateur, et que nous obtiendrons les miséricordes divines; puissent-elles se répandre sur nous tous, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soient, avec le Père et l'Esprit-Saint, la gloire, l'honneur et l'empire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1600
(Gn 2,25-3,7) »
ANALYSE.
1. Après un court exorde, l'orateur aborde l'histoire de la chute de nos premiers parents, et prouve, par le fait seul de l'entretien d'Eve avec le serpent que tous les animaux étaient soumis à l'homme. — 2. Il réfute ensuite l'opinion de ceux qui prétendaient que ce serpent était doué de raison, et établit qu'il ne fut que l'organe et l'instrument du démon. — 3. Il décrit alors longuement le colloque de celui-ci avec la femme, et reproché amèrement à cette dernière son imprudente confiance. — 4. Il n'est pas moins sévère pour Adam qui préféra se montrer complaisant envers son épouse plutôt qu'obéissant envers Dieu. — 5. Le premier effet du péché ayant été de faire connaître à Adam et à Eve leur nudité, saint Chrysostome explique en quel sens l'Écriture dit que leurs yeux furent ouverts; il combat à cette occasion ceux qui soutenaient qu'avant sa désobéissance Adam n'avait pas la connaissance du bien et du mal, et explique pourquoi l'Écriture nomme l'arbre fatal, l'arbre de la science du bien et du mal. — 6. Il montre la sagesse de Dieu dans la facile défense faite à l'homme, et termine par un éloquent parallèle entre l'arbre du paradis terrestre et l'arbre de la croix.
1601 1. Je veux aujourd'hui, mes chers frères, mettre à votre disposition un trésor spirituel qui ne se vide jamais, quoiqu'on y prenne à pleines mains: il possède même le double privilège d'enrichir tous ceux qui se l'approprient et de se remplir de nouveau, lorsqu'on le croit épuisé. Souvent une légère portion d'un trésor matériel suffit pour nous rendre puissamment riches; et à plus forte raison les moindres paroles de l'Écriture contiennent d'excellentes vérités qui sont comme d'abondantes richesses. Le propre de ce trésor est d'enrichir tous ceux qui le trouvent, et d'être lui-même inépuisable, parce qu'il s'alimente sans cesse aux sources de l'Esprit-Saint. Il faut donc que de votre côté vous reteniez mes explications avec soin, et que du mien, je m'efforce de vous les rendre plus intelligibles, car la grâce est toute prête, et ne demande que des coeurs sur lesquels elle se puisse largement répandre. Au reste, l'explication du passage qui vient d'être lu, sera bien propre à nous montrer l'immense bonté du Seigneur, et son extrême bienveillance à l'égard de notre salut.
Et ils étaient tous deux nus, Adam et la femme, et ils n'en rougissaient pas. (Gn 2,25) Considérez, je vous y invite, l'éminent bonheur de nos premiers parents. Combien ils étaient élevés au-dessus de toutes les créatures sensibles et grossières ! ils habitaient moins la terre que le ciel; et quoique revêtus d'un corps, ils n'en sentaient pas les infirmités, puisqu'ils n'avaient besoin ni de toit, ni d'habits, ni d'aucun autre secours extérieur. Or ce n'est point sans raison et sans motif que la sainte Écriture entre dans ce détail, et nous apprend que leur vie était exempte de douleur et de tristesse, et que leur état était presque celui des anges. Elle veut qu'en les voyant ensuite dépouillés de tous ces privilèges, et tombés d'une haute opulence dans une profonde misère, nous n'attribuions leur chute qu'à leur propre négligence. Au reste, il est important de faire attention à ce passage entier de la Genèse. Car Moïse a dit d'abord qu'Adam et Eve étaient nus, et qu'ils n'en rougissaient pas. Eh ! comment eussent-ils connu leur nudité, puisque la gloire céleste les parait comme d'un superbe vêtement ! Puis il ajoute que le serpent était le plus rusé de tous les animaux que (88) le Seigneur Dieu avait créés sur la terre, et le serpent dit à la femme: Pourquoi Dieu vous a-t-il dit: ne mangez pas du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ?
Voyez-vous la noire jalousie du démon, et ses embûches multipliées ! il ne put souffrir que l'homme fût placé dans un rang d'honneur qui l'égalait presque aux anges. Et en effet, le Psalmiste dit de l'homme: Seigneur, vous l'avez un peu abaissé au-dessous des anges (Ps 8,6) ; et encore, cette expression, un peu abaissé se rapporte-t-elle à l'état qui a suivi le péché de la désobéissance, puisque David parlait après la chute de l'homme. Le démon voyait donc que l'homme était un ange sur la terre, et la vue de son bonheur faisait sécher d'envie cet auteur de tous les maux. Car lui-même avait fait partie des choeurs célestes, mais sa volonté mauvaise et sa grande malice l'avaient précipité du plus haut des cieux. C'est pourquoi il tenta de rendre l'homme désobéissant, afin que lui faisant perdre la grâce divine, il pût le dépouiller des biens dont le Seigneur l'avait enrichi. Comment s'y prit-il? Il se servit du serpent, qui était le plus rusé de tous les animaux, ainsi que nous l'apprend Moise : Or, le serpent était le plus rusé de tous les animaux que le Seigneur Dieu avait créés sur la terre (Gn 3,1). Ce fut l'instrument qu'il mit en oeuvre pour tromper la femme, et pour la séduire par une insidieuse familiarité, comme étant plus faible et plus simple que l'homme. Et le serpent dit à la femme. Cet entretien nous montre que dans le principe, ni l'homme, ni la femme n'avaient frayeur des animaux, et que ceux-ci reconnaissaient tous leur empire et leur autorité. Les bêtes sauvages et féroces étaient alors aussi soumises que le sont aujourd'hui les animaux domestiques.
1602 2. Ici peut-être me demandera-t-on si le serpent était doué de raison. Assurément non et le sens de l'Ecriture est que ce fut le démon qui emprunta son organe, et qui trompa l'homme par un effet de sa noire jalousie. Le serpent ne fut donc que l'instrument docile de sa malice, et il s'en servit pour tenter d'abord la femme, comme étant plus faible, et ensuite pour entraîner, par elle, le premier homme. Ainsi, il dressa ses embûches par l'intermédiaire du serpent, et, par son organe, il entra en conversation avec la femme : Pourquoi lui demanda-t-il, Dieu vous a-t-il dit: ne mangez pas du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ? Mais, considérez la malice de cet esprit artificieux. On dirait qu'il ne veut qu'insinuer une bonne pensée, et qu'il n'interroge la femme sur cette défense que par le motif d'un tendre intérêt. C'est ce que montre bien cette parole : Pourquoi Dieu vous a-t-il dit : Ne mangez pas du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis? » Cet esprit mauvais semble lui dire : Pourquoi Dieu vous a-t-il interdit une si douce jouissance? et pourquoi ne vous a-t-il pas accordé l'usage de tous les fruits que produit ce jardin ? il ne vous en a permis la vue que pour vous en rendre la privation plus pénible et plus amère. Pourquoi Dieu vous a-t-il dit? Eh quoi ! ajouta-il encore, y a-t-il réellement pour vous avantage d'habiter ce jardin, puisque vous ne pouvez jouir de ses productions ? ou plutôt n'est-ce pas un véritable supplice que de voir ces beaux fruits, et de ne pouvoir en manger?
Observez comme des paroles insinuèrent le poison dans le coeur de la femme. Elle devait dès le début soupçonner la malice de son interlocuteur, car il lui mentait sciemment, et ne semblait lui porter intérêt que pour connaître le commandement du Seigneur, et l'engager ensuite à le transgresser. Eve pouvait donc apercevoir facilement l'imposture; et elle devait soudain repousser les paroles de l'esprit mauvais et ne point devenir le jouet de sa malice : mais elle ne le voulut pas. Il fallait, dis-je, que dès le principe elle rompît l'entretien, et que, désormais, elle se bornât à parler à l'homme pour qui seul elle avait été formée, et dont elle était la compagne et l'égale, non moins que l'aide et la consolation. Mais elle se laissa, je ne sais comment, engager dans ce funeste colloque, et elle écouta les insidieuses paroles que le démon lui adressait par l'organe du serpent. Du moins il lui était aisé de reconnaître que ces paroles n'étaient que tromperie et mensonge, puisqu'elles affirmaient tout le contraire de ce que Dieu leur avait commandé. C'est pourquoi à l'instant même elle eût dû prendre la fuite, rompre toute relation et maudire cet esprit méchant qui osait censurer les ordres du Seigneur. Mais Eve fut si légère et si irréfléchie que, loin de fuir, elle révéla au démon le précepte divin, et, selon l'expression de l'Evangile, elle jeta des pierres précieuses devant un pourceau. Ainsi elle agit contre ce commandement du Sauveur : Ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils (89) ne les foulent aux pieds, et que se retournant, ils ne vous déchirent. (Mt 7,6)
C'est ce qui arriva alors : Eve jeta devant le démon, ce pourceau immonde et cette bête farouche, les perles du précepte divin; et cet esprit mauvais, qui agissait par l'organe du serpent, les foula indignement par ses audacieux mensonges; bien plus, se retournant ensuite contre la femme, il la fit tomber, ainsi que l'homme, dans l'abîme de la désobéissance, tant il est dangereux de révéler indistinctement les secrets divins ! Avis à ceux qui causent de religion indifféremment avec tous ! Car Jésus-Christ, dans cet endroit de l'Evangile, désigne bien moins des pourceaux véritables que ces hommes dont les moeurs sont dépravées, et qui se plongent, comme de vrais pourceaux, dans la fange du péché. Il nous enseigne donc à observer les personnes et les moeurs de ceux auxquels nous expliquons les enseignements de la religion, de peur que ces entretiens ne nous soient mutuellement nuisibles. Car, outre que des esprits de ce caractère ne profitent guère de nos paroles, ils entraînent souvent dans l'abîme ceux qui, sans nulle discrétion, répandent devant eux ces perles divines. Ainsi, soyons en cela prudents et réservés, afin de ne pas nous laisser séduire comme nos premiers parents. Car si la femme n'eût point jeté les perles devant ce pourceau, elle n'eût point désobéi elle-même à Dieu et n'eût point entraîné l'homme dans son péché.
1603 3. Mais écoutons la réponse de la femme. Le tentateur demande : pourquoi Dieu vous a-t-il dit : Ne mangez pas de tous les fruits des arbres du Paradis? et la femme lui répond: Nous mangeons du fruit de tous les arbres de ce jardin; mais pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu nous a dit : N'en mangez point et n'y touchez point, de peur que vous ne mouriez (Gn 3,3). Voyez-vous la malice du démon ? il avait avancé un mensonge, afin d'engager la conversation et d'apprendre ainsi quel était le commandement du Seigneur. Et, en effet, la femme trop confiante en sa prétendue bienveillance, lui découvrit, avec le précepte, toute l'économie des, décrets divins; mais elle s'enleva ainsi tout moyen de défense. Eh! que pouviez-vous, ô femme, répondre à une telle parole: Le Seigneur a dit : Ne mangez pas de tous les fruits des arbres du Paradis? vous deviez soudain chasser cet insolent, qui osait parler autrement que Dieu, et lui dire : Retire-toi, imposteur; tu ignores l'importance du commandement qui nous est fait, et tu ne connais ni les biens dont nous jouissons, ni l'abondance où nous sommes de toutes choses. Tu oses dire que Dieu nous a défendu l'usage des fruits de ce jardin ! mais, tout au contraire, le Dieu créateur a daigné, dans son immense bonté, nous permettre de jouir de toutes choses et de manger de tous les fruits, à la réserve d'un seul, qu'il a excepté dans notre intérêt, de peur que nous ne mourions.
C'est ainsi que la femme eut dû repousser le tentateur, et la plus légère prudence lui conseillait de rompre l'entretien et de ne point le prolonger. Mais, peu contente d'avoir révélé au démon le précepte et le commandement divin, elle prêta l'oreille à ses perfides et dangereux conseils; la femme avait dit : Nous mangeons du fruit des arbres de ce jardin, mais pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu nous a dit: Ne mangez pas de ce fruit et n'y touchez point, de peur que vous ne mouriez; et voilà que l'esprit mauvais lui souffle un conseil tout opposé à celui de Dieu. C'était par un trait de providence envers l'homme, et pour le soustraire à la mort, que le Seigneur lui avait fait cette défense; mais le démon dit à Eve : Vous ne mourrez pas. Comment excuser une telle imprudence? et comment Eve put-elle prêter l'oreille à un si audacieux langage? Dieu avait dit : Ne mangez point de ce fruit, de peur que vous ne mouriez ; et le démon ose lui dire : Non, vous ne mourrez point. En outre, il ne lui suffit pas de contredire la parole divine, il accuse encore le Créateur d'agir par esprit de jalousie, et il conduit sa fourberie avec tant d'adresse qu'il séduit la femme et réalise ses iniques projets. Non, vous ne mourrez point, dit-il, mais Dieu sait que le jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux s'ouvriront et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. (Gn 3,5)
Voilà donc l'appât funeste et le poison mortel que le démon présente à la femme, et celle-ci ne soupçonne pas le danger, quoique, dès le principe, il lui soit bien facile de le reconnaître. Mais en apprenant que si Dieu leur avait fait cette défense, c'était parce qu'il savait que leurs yeux seraient ouverts, et qu'ils seraient eux-mêmes comme des dieux, connaissant le bien et le mal, elle s'enorgueillit de cette flatteuse espérance et conçut de superbes pensées, (90) Tel est aujourd'hui encore l'artifice du démon il nous élève par ses trompeuses suggestions et nous laisse ensuite tomber dans un profond abîme. C'est ainsi qu'Eve, rêvant déjà l'égalité avec Dieu, se hâta de cueillir le fruit défendu; ses yeux, son esprit et son coeur s'y arrêtèrent, fixement et elle ne songea qu'à épuiser la coupe empoisonnée que le démon lui avait préparée. Telles furent certainement ses dispositions depuis l'instant où elle écouta les pernicieux conseils du démon, et l'Écriture nous l'atteste. Car la femme, dit-elle, vit que le fruit était bon à manger, et beau à voir, et d'un aspect délectable; et elle en prit et en mangea.
Véritablement, comme le dit l'Apôtre, les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. (1Co 15,33) Eh ! d'où vient qu'avant le conseil du démon, la femme n'avait point eu de pareilles pensées, et qu'elle n'avait ni fixé particulièrement cet arbre, ni considéré la beauté de son fruit? c'est qu'elle respectait la défense du Seigneur, et qu'elle redoutait le châtiment dont il menaçait sa désobéissance. Mais dès qu'elle eut écouté cet esprit pervers et méchant, elle crut et qu'ils n'avaient rien à craindre en mangeant du fruit défendu, et que même ils deviendraient égaux à Dieu. Cette espérance l'excita donc à cueillir le fruit, et, se flattant de s'élever au-dessus de l'humanité, elle ajouta plus de foi aux perfides insinuations de l'ennemi de notre salut qu'aux paroles de Dieu. Mais son expérience lui apprit bientôt les funestes suites de ce pernicieux conseil et les effroyables malheurs qui allaient l'envelopper. Car, dès qu'elle vit, dit l'Écriture, que le fruit était bon à manger, et beau à voir, et d'un aspect délectable, elle suivit l'impulsion de l'esprit mauvais qui lui parlait par l'organe du serpent, et raisonna ainsi en elle-même : Si ce fruit paraît bon à manger, s'il charme le regard et s'il est d'un aspect délectable, et s'il doit, en outre, nous élever aux suprêmes honneurs et nous rendre aussi grands que le Créateur, pourquoi hésiterais-je à le cueillir?
1604 4. Voyez-vous avec quel art le démon captiva la femme, et comment il troubla sa raison? Elle osa donc porter ses espérances au-dessus de sa condition, et l'orgueilleux espoir d'obtenir des biens imaginaires lui fit perdre ceux qu'elle possédait réellement. Ainsi, elle prit ce fruit et en mangea, et elle en donna à son mari, et ils en mangèrent, et leurs yeux furent ouverts, et ils connurent qu'ils étaient nus (Gn 3,7). Qu'avez-vous fait, ô femme ! Cédant à de perfides conseils, vous avez foulé aux pieds la loi du Seigneur et méprisé ses commandements ! Eh quoi ! par un excès d'intempérance, l'usage de tous ces fruits si nombreux et si variés ne vous a pas suffi, et vous avez osé cueillir celui-là même dont Dieu vous avait défendu de manger ! Enfin, vous avez ajouté foi aux paroles du serpent, et vous avez estimé ses conseils plus salutaires que les ordres du Créateur ! Hélas ! votre présomption rend ce crime irrémissible. Mais celui qui vous parlait était-il votre égal? Non, sans doute; c'était un de vos sujets : il vous était soumis et il était votre esclave. Pourquoi donc vous dégrader jusqu'à abandonner l'homme pour qui vous avez été formée et dont vous avez été créée l'aide et la consolation? Vous partagez la dignité de sa nature et la noblesse de sa parole, et vous avez bien pu causer familièrement avec le serpent, qui devenu l'organe du démon, vous a insinué des conseils manifestement contraires aux ordres du Seigneur. Vous deviez le repousser; mais, flattée de ses vaines promesses, vous avez cueilli le fruit défendu.
Eh bien, soit ! vous avez voulu vous précipiter dans l'abîme et descendre du faîte des honneurs ; mais pourquoi entraîner votre époux dans le même malheur? Vous deviez être son secours, et vous lui tendez des embûches. Quoi ! pour un misérable fruit, vous perdez l'un et l'autre la grâce et l'amitié de Dieu ! Quelle étrange folie vous a inspiré cette audace? Ne vous suffisait-il pas de mener une vie douce et d'être revêtue d'un corps, sans en éprouver les faiblesses ? Vous jouissiez de tous les fruits du paradis terrestre, à l'exception d'un seul, et, reine de l'univers, vous commandiez à toutes les créatures; et voilà que, séduite par de vaines promesses, vous vous flattez de vous élever jusqu'aux honneurs suprêmes de la divinité ! Hélas ! vous apprendrez par une dure expérience que, loin d'obtenir ces biens si enviés, vous perdrez, vous et votre époux, tous ceux dont le Seigneur vous avait comblés. Mais, lorsque le repentir aura rendu votre douleur profonde et amère, l'esprit mauvais qui vous a suggéré ce funeste conseil rira de vos maux ; il insultera votre chute et s'applaudira de vous avoir entraînés dans son malheur. Car c'est parce que, enflé d'orgueil, il a voulu s'élever au-dessus de sa condition, (91) qu'il a été dépouillé de sa dignité et précipité du ciel sur la terre; et de même il a voulu vous faire encourir, par votre désobéissance, l'anathème de la mort, et satisfaire ainsi sa noire jalousie, selon cette parole du Sage : Par l'envie de Satan, la mort est entrée dans l'univers. (Sg 2,24)
La femme prit donc du fruit et en donna à son mari; et ils en mangèrent, et leurs yeux furent ouverts. Combien l'homme fut coupable ! car, quoique la femme fût une portion de sa substance et même son épouse, il devait préférer le précepte du Seigneur à ses vains désirs, et ne point se rendre complice de sa désobéissance. Un plaisir si frivole méritait-il qu'il se privât lui-même des plus excellents avantages, et qu'il offensât le Maître qui l'avait enrichi de tant de biens et qui lui avait accordé une existence exempte de douleurs et de fatigues? Est-ce qu'il ne lui était pas permis de jouir abondamment de tous les fruits du paradis terrestre? Pourquoi donc, ô homme ! n'as-tu pas voulu, et toi aussi, observer cette légère défense? C'est que, sans doute, tu as connu par ton épouse la promesse de l'esprit tentateur; et soudain, enflé de la même présomption, tu as mangé du fruit défendu. Aussi tous deux serez-vous cruellement punis et apprendrez-vous, par une dure expérience, qu'il valait mieux obéir à Dieu que suivre les conseils du démon.
1605 5. La femme prit donc le fruit et en donna à son mari, et ils en mangèrent; et leurs yeux furent ouverts, et ils connurent qu'ils étaient nus. Ici se présente la question importante dont je vous parlais hier; car on peut demander avec raison quelle vertu avait cet arbre, dont le fruit ouvrait les yeux de ceux qui en mangeaient, et pourquoi il est appelé l'arbre de la science du bien et du mal. Attendez un peu, s'il vous plaît, et je satisferai votre juste curiosité. Et d'abord, observons qu'une étude droite et éclairée des saintes Ecritures en résout facilement les difficultés. Ainsi, ce n'est point précisément parce qu'Adam et Eve mangèrent de ce fruit que leurs yeux furent ouverts, puisque auparavant ils avaient l'usage de la vue; mais, parce que cet acte d'intempérance était en même temps un acte de désobéissance aux ordres du Seigneur, on lui attribue la privation de la gloire qui les entourait et dont ils s'étaient eux-mêmes rendus indignes.
C'est pourquoi l'Ecriture dit, selon son langage ordinaire, qu'ils en mangèrent, et que leurs yeux furent ouverts, et qu'ils connurent qu'ils étaient nus. Oui, le péché, en les dépouillant de la grâce céleste, leur donna le sentiment de leur nudité; en sorte que cette honte qui les saisit soudain leur fit voir dans quel abîme leur désobéissance les avait précipités. Avant cette désobéissance, ils vivaient dans une parfaite sécurité et ne se doutaient pas qu'ils étaient nus; du reste, ils ne l'étaient point, puisque la gloire céleste les couvrait bien mieux que tout vêtement. Mais, quand ils eurent mangé du fruit défendu et qu'ils eurent ainsi violé le précepte du Seigneur, ils furent réduits à une si profonde humiliation que le sentiment de la honte les porta à chercher un voile à leur nudité. C'est que la transgression du précepte divin les avait dépouillés de la gloire et de la grâce céleste qui les revêtaient comme d'un splendide vêtement; et, en leur faisant connaître leur nudité, elle les avait pénétrés d'un vif sentiment de honte.
Et ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent des ceintures (Gn 3,7). Mesurez, mon cher frère, je vous y invite, la profondeur de l'abîme où, du faîte de la gloire, le démon fit tomber nos premiers parents. Naguère ils étaient revêtus d'un éclat céleste, et maintenant ils sont contraints d'entrelacer des feuilles de figuier et de s'en faire des ceintures. Tel fut le résultat des tromperies du démon et des embûches qu'il leur tendit. Certes, il ne se proposait point de leur procurer quelques avantages nouveaux, mais il ne voulait que les dépouiller de ceux qu'ils possédaient, et les réduire ainsi à une honteuse nudité. Et, parce que leur désobéissance eut pour occasion le fruit défendu, l'Ecriture dit qu'ils en mangèrent et que leurs yeux furent ouverts, ce qui doit s'entendre de la perception de l'esprit bien plus que de l'organe de la vue; car, après leur péché, Dieu leur fit ressentir des impressions que, par un effet de son extrême bonté, ils ignoraient auparavant. Cette expression leurs yeux furent ouverts signifie que Dieu leur fit sentir la honte de leur nudité et la privation de la gloire dont ils jouissaient. Au reste, ce langage est ordinaire à l'Ecriture, comme le prouve cet autre passage de la Genèse : Agar, esclave fugitive, errait dans le désert, et, ayant placé son enfant Sous un palmier, elle s'éloigna pour ne point le voir mourir. Alors, Dieu lui ouvrit les yeux. (Gn 3,19) Ce n'est pas (92) qu'elle ne vît auparavant, mais c'est que Dieu éclaira son intelligence; en sorte que ce mot ouvrit doit s'entendre plutôt de l'esprit que de l'organe de la vue.
Je donnerai la même solution à une seconde difficulté. Car quelques-uns disent : pourquoi cet arbre est-il appelé l'arbre de la science du bien et du mal ? Et l'on en voit même qui s'opiniâtrent à soutenir qu'Adam n'eut le discernement du bien et du mal qu'après avoir mangé du fruit de cet arbre, mais c'est une pure extravagance. Déjà même, et comme pour y répondre par avance, j'ai parlé longuement de la science. infuse d'Adam; or, cette science se révéla par la justesse des noms qu'il imposa à tous les oiseaux et à tous les animaux, et par le don de prophétie qui en fut le radieux couronnement. On ne saurait donc affirmer que celui qui nomma tous les animaux, et qui énonça au sujet de la femme une si admirable prophétie, ignorât le bien et le mal. D'ailleurs une telle, supposition ferait, ce qu'à Dieu ne plaise ! rejaillir sur Dieu même un horrible blasphème. Car eût-il pu donner des ordres à l'homme, si celui-ci eût invinciblement ignoré que la désobéissance était un mal ? Mais il n'en a pas été ainsi ; et Adam savait parfaitement bien ce qu'il faisait, puisque dès le principe il posséda le libre arbitre. Dans le cas contraire, sa désobéissance n'eût pas été plus digne de châtiment que sa soumission de louange. Il est au contraire évident, et par les paroles mêmes du précepte, et par la suite des événements, que l'acte seul de leur désobéissance soumit nos premiers parents à la mort. C'est ce que la femme elle-même dit au serpent : Pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : N'en mangea point, de peur que vous ne mouriez. Ainsi avant leur péché ils étaient immortels, autrement leur prévarication n'eût pu être punie du supplice de la mort.
1606 6. Peut-on donc soutenir que c'est en mangeant du fruit défendu que l'homme acquit la connaissance du bien et du mal? Mais n'avait-il pas déjà cette connaissance, lui qui était rempli de sagesse et orné du don de prophétie? et comment pourrait-on raisonnablement admettre que les chèvres, les brebis et les autres animaux herbivores savent distinguer les plantes utiles des plantes nuisibles pour brouter les unes et s'éloigner des autres, et que l'homme, doué de raison, ne sût pas discerner 1e bien d'avec le mal? Mais il n'est pas moins vrai, direz-vous, que cet arbre est nommé dans l'Écriture l'arbre de la science du bien et du mal. J'en conviens; et toutefois il suffit d'être un peu familiarisé avec le style dé l'Écriture pour se rendre compte de cette expression. Il a été ainsi appelé, non qu'il ait donné à l'homme la science du bien et du mal, mais parce qu'il a été l'occasion de sa désobéissance et qu'il a introduit la connaissance et la honte du péché. Et en effet. souvent l'Écriture désigne les faits par les circonstances qui les accompagnent; et comme cet arbre devait être pour l'homme une occasion de péché ou de mérite, elle l'appela l'arbre de la science du bien et du mal.
Le Seigneur voulut dès le principe faire connaître à l'homme que le Dieu qui avait créé l'univers lui avait aussi donné l'être. Il lui fit donc ce léger commandement afin qu'il reconnût son titre de Maître et de Seigneur. C'est ainsi qu'un généreux propriétaire qui accorde à son intendant l'usufruit d'un magnifique palais, en exige une légère redevance, comme témoignage de son droit de propriété. L'intendant sait ainsi que ce palais ne lui appartient point, et qu'il n'en jouit que par la bonté et la libéralité de son maître. Et de même le Créateur, qui avait établi l'homme roi de la nature; et qui l'avait placé dans le paradis terrestre dont il jouissait pleinement, voulut éviter que, séduit par ses propres pensées, il ne crût que l'univers existait par lui-même, et qu'il ne s'enorgueillît de sa supériorité. C'est pourquoi il lui interdit le fruit d'un seul arbre, et le menaça, en cas de désobéissance; des plus graves châtiments, pour l'obliger à reconnaître un Maître, et à proclamer qu'il tenait tous ses avantages de sa pure libéralité. Mais la présomptueuse témérité d'Adam le précipita avec Eve dans une ruine effroyable; ils transgressèrent le commandement, et mangèrent du fruit défendu. Voilà pourquoi cet arbre a été appelé l'arbre de la science du bien et du mal. Ce n'est pas qu'ils ne connussent auparavant le bien et le mal, comme le prouvent ces paroles de la femme au serpent : Dieu nous a dit : Ne mangez point de ce fruit, de peur que vous ne mouriez. Ils savaient donc bien que la mort serait la punition de leur désobéissance; aussi est-ce après avoir mangé d fruit défendu qu'ils furent dépouillés de leur vêtement de gloire, et qu'ils ressentirent la honte de leur nudité. Cet arbre est donc appelé l'arbre de la science du (93) bien et du mal, parce qu'il était destiné à éprouver leur obéissance.
Vous comprenez maintenant dans quel sens l'Ecriture dit que leurs yeux furent ouverts, et qu'ils connurent qu'ils étaient nus. Vous comprenez également pourquoi cet arbre a été appelé l'arbre de la science du bien et du mal. Mais appréciez, s'il est possible, quelle fut leur honte, lorsqu'après avoir mangé du fruit défendu, et transgressé le précepte du Seigneur, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s'en firent des ceintures. Voyez comme du faîte de la gloire ils furent précipités dans la plus profonde humiliation ! Ceux qui auparavant vivaient sur la terre comme des anges, en sont réduits à se couvrir de feuilles de figuier, tant le péché est un grand mal ! Car il nous prive d'abord de la grâce et de l'amitié divine, et nous couvre ensuite de honte et de confusion. Bien plus, après nous avoir dépouillé des biens que nous possédions, il nous ôte jusqu'à l'espérance de les recouvrer.
Mais je me reprocherais de terminer cet entretien par les si tristes considérations que me fournit l'intempérance de l'homme, sa désobéissance et sa chute. C'est pourquoi, s'il vous plaît, à l'occasion de cet arbre, je parlerai de l'arbre de la croix, et aux maux que le premier a enfantés, j'opposerai les biens que le second nous a produits. Toutefois ce n'est point proprement l'arbre qui a causé ces désastres, mais la volonté de l'homme pécheur et son mépris du précepte divin. Je dirai donc que le premier arbre a introduit la mort dans le monde, car la mort a suivi le péché, et que le second nous a rendus à l'immortalité. L'un nous a chassés du paradis, et l'autre nous a ouvert l'entrée du ciel. Celui-ci a fait peser sur Adam, pour une seule faute, le dur fardeau des misères humaines, et celui-là nous a délivrés du poids de nos péchés, et nous a donné une douce et pleine confiance au Seigneur.
Armons-nous donc, mes frères, je vous en conjure, armons-nous de la vertu de ce bois vivifiant, et par son secours, mortifions les affections mauvaises de nos âmes. Tel est le conseil de l'Apôtre, quand il nous dit que ceux qui appartiennent à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses passions et ses désirs déréglés. (Ga 5,24) Le sens de cette parole est que ceux qui se sont entièrement dévoués à Jésus-Christ ont dompté cette concupiscence de la chair qui ne tend qu'à corrompre en nous les opérations de l'esprit. Imitons ces généreux chrétiens, et à leur exemple réduisons notre corps en servitude, afin que nous puissions résister aux suggestions de l'esprit mauvais. Ce sera aussi le moyen le plus assuré de traverser heureusement la mer orageuse de la vie présente, et d'aborder au port tranquille du salut. Puissions-nous ainsi obtenir les biens que Dieu a promis à ceux qui l'aiment en Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui soit la gloire, avec le Père et l'Esprit-Saint, maintenant et toujours, et dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
Chrysostome sur Gn 1500