Chrysostome sur Gn 3800

TRENTE-HUITIÈME HOMÉLIE. Sara, la femme d'Abram ne lui donnait pas d'enfant, mais elle avait une servante égyptienne, nommée Agar.

(Gn 16,1-15)

ANALYSE.

1-2. Après un court exorde, l'orateur entame l'explication du texte ci-dessus. Il nous fait admirer la conduite de Dieu sur Abram et Sara; ainsi que la sagesse, la résignation, la docilité aux ordres de Dieu, de ces deux époux. — 3. Dieu différa d'accomplir les promesses qu'il avait faites à Abraham, pour donner occasion à sa foi et à sa vertu de briller davantage. Il a tenu la même conduite avec la Chananéenne. — 4. Sara dit à Abraham : je reçois une injure de toi; j'ai mis ma servante dans tes bras, et maintenant qu'elle se voit grosse, elle me méprise en face. Sage réponse que fait Abraham à ce reproche. — 5. Devoirs des époux. — 6. Utilité des épreuves. — 7. Exhortation à la patience, à la mansuétude, à la concorde. Comment la femme est l'aide de son mari.

3801 1. La lecture d'aujourd'hui nous engage encore à vous parler du patriarche : ne soyez pas surpris que depuis tant de jours consacrés à son histoire, nous n'ayons pu l'achever hier. L'abondance de ses vertus est immense, et l'étendue de ses bonnes oeuvres est au-dessus de toute langue humaine. Quel homme pourra louer dignement celui que Dieu couronnait du haut du ciel et qu'il couvrait de gloire? Cependant, malgré notre insuffisance, nous vous exposons suivant nos forces ce qui a été écrit sur lui, afin de vous inspirer l'émulation et l'imitation de ses vertus, car la sagesse d'un pareil homme suffit pour instruire toute l'espèce humaine et pour engager dans la voie de la vertu ceux qui l'écoutent avec soin. Du reste, je vous prie de faire attention aux enseignements qui peuvent résulter de la dernière lecture sur le patriarche. Les hommes et les femmes peuvent y apprendre à vivre dans l'union et à respecter le noeud indissoluble du mariage. Le mari ne doit pas être inflexible envers sa femme, mais montrer de la condescendance pour sa faiblesse; la femme ne doit pas résister à son mari ni disputer contre lui, mais tous deux doivent s'aider mutuellement à porter le fardeau et préférer la paix domestique à tous les biens. Mais il faut entendre les paroles elles-mêmes, afin que l'instruction soit plus claire. Sara, la femme d'Abram, ne lui donnait pas d'enfants, mais elle avait une servante égyptienne, nommée Agar (Gn 16,1).

Observez ici, mes bien-aimés, l'extrême patience de Dieu et l'excès de la foi et de la reconnaissance du juste pour les prédictions qui lui avaient été faites. Dieu lui avait promis bien des fois qu'il donnerait la terre à sa race et que le nombre de ses descendants égalerait la multitude des étoiles ; cependant, voyant que rien ne se réalisait de ce qui était annoncé et que toutes les promesses s'arrêtaient à des paroles, sa raison n'était pas troublée, son esprit n'était pas agité, il resta inébranlable dans sa foi et confiant dans la puissance de Celui qui lui avait parlé. C'est ce que l'Ecriture sainte rappelle ici, en disant : Sara, la femme d'Abram, ne lui donnait pas d'enfants; ce qui nous donne à entendre qu'après des alliances si souvent répétées, après cette promesse d'une multitude innombrable qui devait (258) sortir de lui, il ne s'affligeait point et ne doutait point en voyant que ces paroles ne s'accomplissaient pas, et qu'au contraire tout semblait les démentir. Aussi est-il dit : Sara, sa femme, ne lui donnait pas d'enfants. Pour nous apprendre que tant de promesses n'avaient abouti à rien, tandis que la stérilité de Sara et son sein desséché par l'âge pouvaient décourager le patriarche. Mais celui-ci, loin de s'arrêter aux obstacles de la nature, savait que rien n'est impossible au Seigneur, qui est le Créateur de cette nature et rend possible ce qui était impossible; en fidèle serviteur, il ne s'informait pas comment les choses devaient arriver, mais il s'abandonnait à l'incompréhensible providence du Seigneur et croyait à sa parole.

Ainsi, après tant de promesses, Sara ne lui donnait pas d'enfants, mais elle avait une servante égyptienne nommée Agar. Ce n'est pas sans raison que l'Ecriture sainte fait ainsi mention de cette servante, c'est pour que l'on sache comment Sara l'avait chez elle. Il est dit qu'elle était égyptienne, ce qui nous rappelle un fait précédent: elle faisait partie des présents offerts par Pharaon quand il eut été sévèrement puni par le Tout-Puissant; alors elle suivit Sara, et c'est pour cela que l'Ecriture nous fait connaître son nom et son pays. Mais voyez maintenant la sagesse de Sara et l'excès de sa continence ; voyez aussi la complaisance et la condescendance du juste. Sara dit à Abram, dans la terre de Chanaan : Dieu a fermé mes entrailles pour que je n'enfante pas, mais viens vers ma servante afin que tu en aies des enfants (Gn 16,2). Elle ne dit point, comme plus tard Rachel à Jacob : Donne-moi des enfants, ou je meurs. (Gn 30,1) Mais que dit-elle? Dieu a fermé mes entrailles pour que je n'enfante pas. Puisque le Créateur m'a rendue stérile et me prive d'avoir des enfants, pour que ma stérilité ne te prive point de voir tes fils dans ton extrême vieillesse, viens vers ma servante, afin que tu en aies des enfants. Quelle femme aurait le courage d'agir ainsi, de donner ce conseil à son mari et de céder le lit conjugal à une servante?

3802 2. Considérez combien ils étaient dégagés de toute passion : leur seul but était de ne pas mourir sans enfants; mais ils songeaient à y parvenir sans trouble et en conservant le lien conjugal. Observez aussi la continence du patriarche et son extrême douceur. Il n'en voulut point à sa femme de ne pas avoir d'enfants, comme font quelques insensés; son amour pour elle n'en fut pas affaibli. Vous savez, en effet, vous savez que la plupart des hommes en prennent occasion de mépriser les femmes, de même qu'ils les apprécient par la raison contraire : il y a beaucoup de légèreté et d'irréflexion à mettre sur le compte des femmes la stérilité ou la fécondité; ils ne savent donc pas que tout dépend du Créateur, et que l'union des sexes, jointe à toutes les ressources imaginables, ne peut donner des enfants si la main d'en-haut n'excite la nature à les faire naître. Le juste le savait bien; aussi, n'imputait-il point à sa femme sa stérilité et l'honora-t-il toujours également. Celle-ci, par compensation et pour montrer combien elle chérissait son mari, s'oublia elle-même, et, cherchant à le consoler de cette stérilité, prit, pour ainsi dire, sa servante égyptienne par la main et la conduisit dans son propre lit. Du reste, elle fit bien voir dans quelle intention elle agissait ainsi, en disant : Le Seigneur a fermé mes entrailles pour que je n'enfante pas. Voyez quelle résignation ! Elle ne dit rien d'amer, elle ne déplore point sa stérilité; elle déclare seulement que, le Créateur l'ayant voulu ainsi, elle le supporte avec douceur et courage, préférant la volonté de Dieu à ses désirs, et qu'elle cherche seulement à consoler son mari, puisque, dit-elle, le Seigneur a fermé mes entrailles pour que je n'enfante pas. Voyez le sens de ces paroles; comme elles montrent la providence et la puissance infinies de Dieu ! Nous fermons et nous ouvrons notre maison : Dieu en fait autant avec la nature; son ordre ferme quand il veut et rouvre lorsqu'il lui plaît; la nature obéit toujours à ses commandements. Puisque le Seigneur a fermé mes entrailles pour que je n'enfante pas, viens vers ma servante, afin que tu en aies des enfants. C'est à cause de moi que tu n'en as pas; je ne veux point te priver de cette consolation. Peut-être Sara soupçonnait-elle que sa stérilité ne provenait pas d'elle seule, mais aussi du patriarche; aussi, voulant s'en convaincre par des faits, elle cède la place à sa servante et la conduit dans son lit, afin que l'événement lui montre si la stérilité dépendait d'elle seule.

Abram fit ce que voulait Sara. Remarquez la sagesse du juste. Je répète ce que j'ai déjà dit : ce n'est pas lui qui a eu le premier cette idée, quoiqu'il fût déjà bien vieux; mais quand (259) Sara lui fait cette offre, il l'accepte, montrant que, s'il y consent, ce n'est point par désir et libertinage, mais pour laisser de la postérité. Sara, femme d'Abram, prit Agar, sa servante égyptienne, après dix ans d'habitation avec Abram, son mari, dans le pays de Chanaan, et la donna pour femme à Abram, son mari (
Gn 16,3). Voyez combien l’Ecriture est précise ! elle veut nous apprendre que le juste ne s'est pas empressé aussitôt que Sara lui eut parlé, et elle dit: Sara, femme d'Abram, prit Agar, sa servante égyptienne. L'Ecriture sainte nous fait ainsi comprendre que le juste ne fait rien que par complaisance pour sa femme et par condescendance à sa volonté. Pour bien nous apprendre la continence du juste et son extrême modération, il est écrit: Après dix ans d'habitation avec Abram, son mari, dans le pays de Chanaan. Si cet intervalle de temps est précisé, ce n'est pas sans raison; c'est pour que nous sachions pendant combien d'années le juste a supporté sans murmure cette stérilité, et a fait voir une continence supérieure à toutes les passions; c'est encore pour nous apprendre autre chose. Quand l'Ecriture ajoute : Après dix ans d'habitation avec Abram, son mari, dans le pays de Chanaan, ce n'est pas là tout le temps de leur cohabitation, mais seulement celui qu'ils ont passé dans la terre de Chanaan. Pourquoi cela? Parce que, dès leur arrivée au pays de Chanaan, Dieu dit dans sa bonté : Je donnerai cette terre à ta race. Ensuite il renouvelle plus d'une fois ces promesses, pour nous faire comprendre, mes bien-aimés, que, malgré l'intervalle que Dieu a mis avant de remplir ces promesses, l'esprit du patriarche ne s'est point troublé et n'a point mis les raisonnements humains au-dessus des paroles divines. Aussi l'Ecriture dit: Après qu'ils eurent habité ensemble pendant dix ans dans le pays de Chanaan. Voyez quel courage, quelle sagesse ! voyez aussi comme le Seigneur temporise et retarde pour le rendre plus illustre ! Car s'il a des serviteurs qu'il chérisse particulièrement, il ne se contente pas de leur être favorable, mais il les couvre de gloire pour faire éclater leur foi à tous les yeux. Après avoir dit qu'il donnerait cette terre à sa race, s'il avait aussitôt ouvert les entrailles de Sara `et s'il avait procuré des enfants au patriarche, le miracle n'aurait pas été si grand et la vertu du juste n'aurait pas été si brillante aux yeux de tous. Sans doute, la puissance de Dieu se serait manifestée dès cet instant, car il aurait fertilisé par son ordre le laboratoire de la nature, devenu incapable de reproduction; mais la couronne de gloire n'aurait pas été complète sur la tête du patriarche, comme à cette époque plus tardive où sa vertu fut éprouvée de nouveau et devint chaque jour plus éclatante.

3803 3. Pour vous faire voir que Dieu ne se contente pas de prodiguer ses bienfaits, mais qu'il cherche d'ordinaire à illustrer ceux qui les reçoivent, voyez sa conduite à l'égard de la Chananéenne, comme il diffère et temporise; cependant, il finit non-seulement par accueillir sa prière, mais par rendre cette femme elle-même célèbre dans le monde entier. Quand elle le suppliait en disant: Seigneur, ayez pitié de moi! ma fille est tourmentée, par le démon (Mt 15,22); ce Dieu de clémence et de bonté ne daigne cependant pas lui répondre, quoique toujours il prévienne nos demandes. Ses disciples, ignorant ce qui devait arriver, qu'il s'intéressait à cette femme, et que, s'il ne répondait pas, c'était pour lui donner occasion de découvrir le trésor de sa foi, ses disciples, comme par pitié, s'approchaient de lui et le suppliaient en disant : Renvoyez-la, parce qu'elle crie après nous, laissant voir ainsi qu'ils ne pouvaient plus supporter son importunité. Renvoyez-la satisfaite, disaient-ils, non parce qu'elle est malheureuse, non parce que ses prières sont raisonnables, mais parce qu'elle crie après nous. Que fait alors le Seigneur? Voulant dévoiler peu à peu le trésor de la foi que possédait cette femme, et montrer à ses disciples combien ils étaient loin de sa bonté, il répond enfin de manière à troubler le jugement de la suppliante, si elle avait eu moins de fermeté dans l'esprit ou moins d'ardeur dans le zèle, et de façon à empêcher les apôtres de prier pour elle : Je ne suis envoyé, lui dit-il, que vers les brebis égarées de la maison d'Israël. En effet, ces mots suffisent pour empêcher les disciples d'intercéder en faveur de cette femme; mais elle-même ne cessa point ses prières et les redoubla avec plus d'instance. C'est le propre d'une âme souffrante et possédée d'une vive affection : elle ne s'inquiète pas de ce qu'on lui dit et songe seulement au but de ses désirs. C'est ce que fit cette femme. Après avoir entendu ces paroles, elle se prosterna en disant Seigneur, ayez pitié de moi ! Elle connaissait la bonté du Seigneur, et aussi sa persévérance est infatigable. Mais voyez quelle prudence et (260) quelle sagesse il montre lui-même ! Il n'accorde rien, et même il répond d'une manière encore plus sévère et plus rude. Il connaissait le courage de cette femme et ne voulait pas que son bienfait restât caché, pour que ses disciples, ainsi que les autres hommes, apprissent la raison qui l'avait porté à différer : le pouvoir de la persévérance et de l’assiduité, et la vertu de cette femme. Il dit, en effet : Il n'est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens.

Ici, je vous prie, remarquez l'énergie de cette femme, l'ardeur du désir qui l'embrase et la puissance de sa foi en Dieu, comme ses entrailles étaient déchirées, pour ainsi dire, de compassion pour les souffrances de sa fille; elle ne riposte point à l'injure, elle accepte le nom de chien et consent à être mise au rang des chiens, pourvu qu'elle obtienne d'être délivrée de son irrationabilité pour monter au rang des enfants de Dieu. Ecoutez enfin la réponse de cette femme, c'est le fruit du retard que le Seigneur avait apporté à l'exaucer. Non-seulement la sévérité du Seigneur n'a pas rebuté la femme, mais elle a surexcité son zèle, puisqu'elle dit : Oui, Seigneur; car les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres.

Voyez-vous pourquoi il a été si longtemps à l'exaucer? C'était pour nous apprendre jusqu'où allait la foi de cette femme. Voyez comme aussitôt le Seigneur la vante et la récompense, en disant : O femme, ta foi est grande ! Il renvoie avec éloges et admiration celle à qui d'abord il n'accordait point de réponse. Ta foi est grande. Elle était grande, en effet, puisque cette femme, après avoir vu ses prières repoussées une première et une seconde fois, ne s'est point découragée ni retirée, et que, par l'énergie de sa persévérance, elle a engagé Dieu à l'exaucer. Qu'il soit fait, dit-il, comme tu le désires! Vous voyez qu'il comble de ses bienfaits celle que d'abord il n'honorait pas d'une réponse. Non-seulement il l'exauce, mais il la glorifie et la couronne. Ces mots : ô femme, montrent combien il est frappé de sa foi; ceux-ci: ta foi est grande, dévoilent toute l'étendue de ce trésor, et enfin cette parole : Qu'il soit fait comme tu le désires, signifie: tout ce que tu peux vouloir ou désirer, je te l'accorde; une pareille persévérance t'a fait mériter ce que tu souhaitais.

Vous avez vu la constance de cette femme; vous avez vu que, si Dieu avait tardé à l'exaucer, c'était pour la rendre plus digne d'admiration. Revenons maintenant, s'il vous plait, à notre récit, et apprenons que si Dieu a différé pendant tant d'années à accomplir les promesses qu'il avait faites au patriarche, c'était pour le rendre plus illustre et faire mieux éclater sa foi. Aussi l'Ecriture dit: après qu'ils eurent habite ensemble dix ans dans la terre de Chanaan, afin de montrer le temps qui s'était écoulé depuis la prédiction. Sitôt que le juste arriva dans ce pays, Dieu lui dit : Je donnerai cette terre à ta race. Cependant i1 restait depuis lors sans enfants; la stérilité de Sara augmentait, et elle donna Agar pour femme à son mari Abram.

3804 4. Voyez quelle était la sagesse des anciens, Les hommes étaient tempérants, très-attachés à la continence, et les femmes n'étaient pas jalouses. En effet, l'Ecriture montre un exemple souvent utile, quand elle dit : Sara prit Agar sa servante et la donna pour femme a Abram (Gn 16,3) ; cela nous montre quel était en pareille occasion le sang-froid des femmes et la réserve des hommes. Et il vint vers Agar et elle conçut. Comme vous le voyez, Sara apprend alors que ce n'était pas la faute du juste s'il n'avait pas d'enfants, mais que sa propre stérilité en était la seule cause; car l'union du patriarche avec la servante avait été aussitôt féconde. Eh bien ! observez maintenant l'ingratitude de cette servante et la faiblesse de la nature féminine, afin d'apprendre encore ici l'admirable douceur du patriarche. Elle vit qu'elle était grosse et méprisa sa maîtresse en face (Gn 16,4). Voilà l'habitude des domestiques : au moindre avantage qu'ils ont, ils ne se tiennent plus à leur place, ils oublient leur position et deviennent ingrats: c'est l'histoire de cette servante. Quand elle se vit enceinte, elle ne songea pas à l'admirable résignation de sa maîtresse ni à l'infériorité de sa position, mais, dans l'ivresse de son orgueil, elle dédaigne sa maîtresse, qui lui avait montré assez de bienveillance pour la conduire dans le lit de son mari. Que fait alors Sara? Elle dit à Abram : Je reçois une injure de toi: j'ai mis ma servante dans tes bras; maintenant qu'elle est grosse, elle me méprise en face. Que Dieu juge entre toi et moi! (Gn 16,5)

Ici, considérez l'extrême patience du juste et le respect qu'il montre à Sara en l'excusant d'une accusation si peu méritée. Elle, qui lui avait mis sa servante dans les bras, en disant: (261) Viens vers ma servante, elle, qui l'avait entraîné à cette liaison, change tout à coup pour dire : Elle m'insulte à cause de toi. O femme ! est-ce lui qui a couru après ta servante? ses désirs l'ont-ils entraîné à cette union? C'est pour suivre tes avis et tes conseils qu'il a tout fait. Quelle injure t'a donc fait ton mari ? J'ai mis, dis-tu, ma servante dans tes bras. Si tu avoues que tu la lui as donnée et qu'il ne l'a pas prise de lui-même, que parles-tu d'injure? Oui, disait-elle, je te l'ai donnée, mais en voyant son orgueil tu devais réprimer son insolence. Voyant qu'elle était grosse, elle m'a méprisée en face; que Dieu juge entre toi et moi! Ce sont là des paroles de femme et qui tiennent à la faiblesse de sa nature ; c'est comme si elle lui disait : j'ai voulu te consoler de ne pas avoir d'enfants, je suis allée jusqu'à mettre ma servante dans tes bras pour qu'elle me remplaçât. Maintenant, voyant qu'elle est fière de sa grossesse et qu'elle s'en enorgueillit outre mesure, tu aurais dû réprimer et punir ses insolences à mon égard, et tu ne l'as pas fait. Tu sembles oublier toute notre vie passée, et me mépriser toi-même, moi qui ai vécu tant d'années avec toi et qui ai ramené d'Egypte cette servante qui est à moi et qui me dédaigne. Que Dieu juge entre toi et moi! Songe, dit-elle, à tout ce que j'ai fait pour te consoler ; afin de te rendre père dans ta vieillesse, j'ai élevé ma servante jusqu'à moi : et toi, voyant son ingratitude, tu ne m'as pas vengée, tu n'as rien fait pour me récompenser de ma bonne volonté à ton égard. Que Dieu juge entre toi et moi! Lui qui connaît les secrets des coeurs sera notre juge, j'ai mis ta satisfaction au-dessus de tous mes désirs, j'ai conduit ma servante dans ton lit: et toi, tu n'en as conçu aucune reconnaissance, tu permets à cette servante de se révolter contre ma bonté, et tu ne réprimes pas son audace, et tu ne punis point son ingratitude !

Que fit alors cet homme inébranlable, cet invincible athlète de Dieu, qui trouvait partout l'occasion de mériter de nouvelles couronnes? Il montre encore ici sa vertu et dit à Sara : Voici ta servante dans tes mains : fais-en ce que tu voudras (Gn 16,6). Le juste montre ici beaucoup de sagesse et une extrême patience. Non-seulement il ne se fâche point des paroles de Sara, mais il lui répond avec douceur et lui dit : Tu me crois la cause de l'injure que tu as reçue et tu penses que je suis d'accord avec ta servante, parce qu'elle a une fois partagé mon lit : apprends d'abord que je n'aurais jamais consenti à l'y recevoir, si ce n'avait été par complaisance pour toi : afin que tu en sois convaincue, je la remets dans tes mains; fais-en ce que tu voudras. Ta puissance est-elle diminuée? as-tu perdu ton autorité sur cette femme? Malgré les rapports que j'ai eus avec elle, tu en es toujours maîtresse, la voilà entre tes mains, tu peux la punir, la châtier, la gourmander: fais-en ce que tu voudras et ce qu'il te plaira. Seulement ne t'irrite pas et une m'attribue point ses insolences. Comme ce n'est point la passion qui m'a porté vers elle, je n'y prends pas assez d'intérêt pour la défendre quand elle a tort. Je sais le respect qui t'est dû, je n'ignore pas l'ingratitude des domestiques. Cela ne m'inquiète ni ne me regarde, je n'ai qu'un désir, celui de te voir heureuse, tranquille, comblée d'honneur et délivrée de tout chagrin.

3805 5. Voilà une véritable union, un mari prudent qui ne discute pas trop rigoureusement les paroles de sa femme, mais condescend à la faiblesse de son sexe, songeant seulement à lui épargner des chagrins et à vivre avec elle en paix et en bonne intelligence. Que les maris y fassent attention pour imiter la douceur du juste, pour qu'ils aient envers leurs femmes autant de considération et de respect et qu'ils soient pleins d'indulgence pour ces êtres faibles, afin de resserrer les liens de la concorde. La véritable richesse, l'opulence inestimable consistent à ce que le mari et la femme soient d'accord et unis comme s'ils n'étaient qu'un seul corps. Ils seront deux dans une même chair. (Gn 2,24) De pareils époux, même dans la pauvreté, même dans la position la plus humble, sont les plus heureux de tous, ils goûtent le vrai plaisir et vivent dans une tranquillité constante. Ceux, au contraire, qui n'ont pas le même bonheur, mais souffrent de la jalousie et perdent les avantages de la paix, ceux-là, malgré d'immenses richesses, une table somptueuse, la noblesse et l'illustration, sont les plus malheureux des hommes; tous les jours s'élèvent entre eux des orages et des tempêtes, ils se suspectent mutuellement et ne goûtent aucun plaisir : une guerre intérieure trouble tout chez eux et les remplit d'amertume. Ici, rien de pareil; le patriarche calma par sa douceur la colère de la maîtresse et, en lui remettant sa servante, ramena la paix à la maison. Sara la maltraita et elle s'enfuit de devant elle. Quand la maîtresse eut châtié son (262) insolence, la servante s'enfuit. C'est l'habitude des domestiques : quand ils ne peuvent faire ce qu'ils veulent, quand on s'oppose à leurs prétentions, ils rompent leur chaîne et prennent la fuite. Du reste, observez que la protection du ciel s'étend sur la servante, par égard pour le juste. Comme elle portait la race du juste, elle fut honorée de l'apparition d'un ange. L'ange du Seigneur la trouva près d'une fontaine dans le désert, sur la route de Sur (Gn 16,7).

Voyez la bonté du Seigneur qui ne dédaigne personne, même l'esclave ou la servante, et les couvre de sa providence sans regarder à la différence des rangs, mais à la disposition de l'âme. Ici, du reste, ce n'est point pour le mérite de la servante que l'ange se présente, c'est par considération pour le juste. Car, comme je l'ai déjà dit, elle était digne d'être protégée, parce qu'elle avait été digne de porter la race du juste. Quand l'ange l'eut trouvée, il lui dit : Agar, servante de Sara, d'où viens-tu et où vas-tu? (Gn 16,8) Voyez comme les paroles de l'ange lui rappellent sa condition. Pour la rendre attentive, il commence par prononcer son nom, et dit : Agar. En effet, nous avons coutume de prêter l'oreille à l'appel de notre nom. Ensuite il dit : servante de Sara, pour la faire souvenir de sa maîtresse et lui faire savoir que, bien qu'elle ait partagé la couche de son maître, elle a toujours Sara pour maîtresse. Voyez maintenant comment l'ange l'interroge pour la forcer à répondre. D'où es-tu venue, dit-il, dans ce désert et où vas-tu? L'ange apparaît dans ce désert afin qu'elle ne croie pas que celui qui l'interroge est un voyageur ordinaire; c'était un désert, et personne que lui ne paraissait en ce lieu. Voilà donc pourquoi il se montra dans cette solitude, lui faisant comprendre ainsi que son interlocuteur n'était pas le premier venu, et il la questionna. Et elle dit : Je fuis ma maîtresse Sara. Vous voyez qu'elle avoue sa sujétion et qu'elle convient de tout. Celui qui m'interroge, pense-t-elle, n'est pas un homme que je puisse tromper. Il m'a d'abord dit mon nom et celui de ma maîtresse; je dois donc lui répondre la vérité. Je fuis ma maîtresse Sara. Voyez comme elle parle de sa maîtresse sans colère. Elle ne dit point : elle m'a fait souffrir, elle m'a maltraitée, je ne puis supporter sa persécution et je me suis enfuie; elle ne dit rien d'amer et s'accuse elle-même comme fugitive : voyez quelle franchise ! Remarquez aussi ce que l'ange lui dit encore : L'ange du Seigneur lui dit : Retourne vers ta maîtresse et humilie-toi sous sa main (Gn 16,9). A ces paroles : Je fuis ma maîtresse, il répond : Retourne, et ne sois pas ingrate envers une maîtresse qui a tout fait pour toi. Ensuite, comme elle avait irrité sa maîtresse par son insolence et son orgueil, il dit: Humilie-toi sous sa main, sois-lui soumise, c'est ton avantage. Reconnais ta servitude, ne méconnais pas son autorité, n'aie pas de trop hautes pensées et ne t'estime pas plus que tu ne vaux. Humilie-toi sous sa main, obéis-lui toujours. Ainsi, les paroles de l'ange suffirent pour adoucir son âme, abaisser son orgueil, apaiser sa colère et calmer son esprit.

3806 6. Ensuite, pour qu'elle ne croie pas que la Providence s'exerçait sur elle au hasard et sans une raison déterminée, afin qu'elle sache qu'une pareille bienveillance s'attachait à la race du juste, voyez de quelle nature sont les consolations que l'ange lui donne pour relever son esprit et de quelle manière il y parvient. L'ange du Seigneur lui dit : Je multiplierai ta race, qui sera un peuple innombrable (Gn 16,10). Ainsi, je te prédis que ta race ne pourra se compter. Ne succombes donc pas au découragement, que ton esprit ne se trouble pas, mais reste dans l'obéissance. Tu es grosse, et tu enfanteras un fils, et tu l'appelleras Ismaël (Gn 16,11). Ainsi, je t'annonce d'avance ton enfantement, et je donne dès à présent un nom à ton fils encore à naître, afin qu'après cette assurance, tu reviennes et tu te corriges de tes fautes, parce que le Seigneur t'a écoutée dans ton abaissement.

Apprenons par là tout l'avantage des afflictions, toute l'utilité des malheurs. Après une si grande prospérité, après s'être vue sur le même rang que sa maîtresse, elle s'était enfuie, accablée de douleur, entourée d'afflictions, au milieu de la solitude, du désert et des souffrances. Aussi le secours ne s'est pas fait attendre. Voici, dit l'ange, ce que je te promets: tu enfanteras un fils, et ta postérité sera innombrable, parce que le Seigneur t'a écoutée dans ton abaissement.

Ainsi ne nous chagrinons point si les circonstances nous abaissent. Rien ne convient mieux à notre nature que la soumission et l'abaissement de notre esprit, ainsi que l'humiliation de notre orgueil. Jamais le Seigneur ne nous écoute mieux que si nous l'invoquons l'âme affligée et le coeur contrit, en (263) renouvelant nos prières avec plus d'assiduité. Le Seigneur t'a écoutée dans ton abaissement, dit l'ange. Ensuite il montre l'intérêt attaché à l'enfant qui doit naître. Ce sera un homme sauvage : sa main sera contre tous, et la main de tous contre lui : il habitera en face de tous ses frères (Gn 16,12). Cela fait prévoir qu'il sera courageux, belliqueux, et s'occupera à cultiver la terre. Voyez, d'après ce qui arrive à cette servante, quelle considération s'attachait au patriarche ! Tout ce qui est fait pour elle, montre la bienveillance du Seigneur pour le juste. Après avoir adressé à Agar ces conseils et ces prédictions, l'ange disparut. Mais voyez encore la franchise de la servante. Elle invoqua le nom du Seigneur qui lui parlait. Tu es le Dieu qui m'a vue, car elle dit : J'ai vu en face celui qui m'est apparu. Aussi elle appela ce puits, le puits où j'ai vu en face. Il est entre Cadès et Barach (Gn 16,13-14). Voyez comme elle veut laisser de cet endroit un éternel souvenir, en lui imposant un nom; en effet, elle l'appela le puits où j'ai vu en face. Ainsi les afflictions de cette servante l'ont amenée peu à peu à se corriger, à montrer sa reconnaissance pour sa bienfaitrice, et à remercier la puissance qui l'avait tellement protégée. Et Agar enfanta un fils à Abraham, qui donna au fils d'Agar le nom d'Ismaël (Gn 16,15).

3807 7. Apprenons par là quel est l'avantage de la douceur, et quel profit l'on peut tirer même des afflictions. La douceur que montra le patriarche à Sara en apaisant sa colère et en lui donnant tout pouvoir sur sa servante, ramena la paix dans la maison; et de son côté, cette servante nous montre l'utilité des afflictions. Pleine de chagrin, elle avait fui sa maîtresse et était restée bien malheureuse; mais, dans la douleur de son âme, elle appela le Seigneur et elle fut aussitôt honorée de la présence d'un envoyé céleste. Pour lui montrer que son humiliation et son affliction l'avaient rendue digne d'une pareille assistance, l'ange lui dit : Tu es grosse, tu enfanteras un fils, et tu l'appelleras Ismaël, parce que le Seigneur t'a écoutée dans ton abaissement (Gn 16,11).

Comprenons donc, mes bien-aimés, que si nous veillons sur nous-mêmes, nos afflictions nous rapprocheront du Seigneur, et que nous obtiendrons surtout son appui quand nous nous présenterons devant lui l'âme souffrante et pleurant des larmes amères; ne nous chagrinons donc pas, dans nos tribulations, mais pensons que ces tribulations mêmes peuvent nous tourner à bien, si nous les supportons avec douceur. Apprenons à être humains et indulgents envers tout le monde, surtout envers nos femmes. Ayons surtout bien soin, quand elles nous accusent, soit à tort, soit à raison, de ne pas tout juger avec rigueur, et songeons seulement à écarter de nous toute cause de contrariété et de rendre inébranlable la paix domestique. La femme alors aura toujours recours à son mari, et le mari viendra près de sa femme comme dans un port tranquille, chercher un refuge dans toutes les affaires et les agitations extérieures, sûr d'y trouver une consolation à toutes ses peines. En effet, la femme a été donnée au mari comme un secours qui lui permette de résister à tous les coups du sort. Si elle est bonne et douce, non-seulement elle procurera à son mari les consolations de la vie à deux, mais elle lui sera encore utile de mille manières, elle rendra pour lui toute chose facile et légère, et l'empêchera de souffrir des difficultés qui naissent chaque jour dans l'intérieur de la maison ou à l'extérieur. Semblable à un bon pilote, elle changera par sa sagesse toute tempête de l'âme en calme, et sa prudence saura tout adoucir. Ceux qui seront bien unis ne trouveront, même dans la vie présente, rien qui trouble leur bonheur. Quand la concorde, la paix et le lien de l'affection existent entre le mari et la femme, tous les biens leur surviennent, rien ne peut leur nuire, un mur inexpugnable les entoure, je veux dire l'union en Dieu. Ce rempart les rendra plus invincibles que le diamant, plus solides que le fer, ils seront comblés de richesses et d'opulence; enfin, ils jouiront de la gloire céleste, et obtiendront de Dieu les bénédictions les plus abondantes. Aussi, je vous en conjure, ne préférons rien à ce trésor, mais employons toutes nos actions et tous nos efforts à obtenir ce calme et ce repos de l'intérieur. Alors les enfants imiteront les vertus de leurs parents, les serviteurs en feront autant, et la vertu sera la règle de la maison, qui se verra comblée de prospérité ! Si nous préférons ce qui vient de Dieu, tout le reste s'en suivra, nous n'éprouverons aucune peine, et la bonté divine nous fournira tout en abondance. Ainsi, pour passer sans tristesse la vie d'ici-bas et obtenir de plus en plus la bienveillance du Seigneur, pratiquons la vertu, cherchons à faire régner chez nous (264) la concorde et la paix, soignons l'éducation des enfants et les moeurs des serviteurs; alors, par notre reconnaissance pour tant de largesses, nous mériterons les biens qui nous ont été annoncés, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, auquel, ainsi qu'au Père et au Saint-Esprit, gloire, puissance, honneur, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

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TRENTE-NEUVIÈME HOMÉLIE. Quand Abraham eut quatre-vingt-dix-neuf ans, Dieu lui apparut


Chrysostome sur Gn 3800