2002 Magistère Mariage 810
Le 19 septembre 1979
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1. Nous référant aux paroles du Christ qui, au sujet du mariage, s'est réclamé de l'"origine", nous avons, il y a une semaine, fixé notre attention sur le premier récit de la création de l'homme tiré de Gn 1,26-28. Aujourd'hui nous passerons au deuxième récit que l'on qualifie souvent de "yahviste" du fait que Dieu y est appelé "Yahvé".
Le second récit de la création de l'homme, qui s'attache à décrire tant l'innocence et la félicité originelles que la première chute a, de par sa nature, un caractère tout différent. Et sans entrer déjà dans les détails du récit - que nous nous réservons de relever au cours d'analyses suivantes - nous devons constater que, dans sa formulation de la vérité sur l'homme, tout le texte nous stupéfie par sa profondeur caractéristique, différente de celle du premier chapitre de la Genèse. On peut dire que c'est une profondeur de nature surtout subjective et donc, en un certain sens, psychologique. Le chapitre 2 constitue en quelque sorte la plus ancienne description, le plus ancien enregistrement de la manière dont l'homme se comprend et, avec le chapitre 3, il forme le premier témoignage de la conscience humaine. Une réflexion approfondie sur ce texte - à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique primitif (*) - permet d'y trouver "en germe" à peu près tous les éléments de l'analyse de l'homme auxquels est sensible l'anthropologie philosophique moderne et, principalement, contemporaine. On pourrait dire que Genèse 2 présente la création de l'homme spécialement sous l'aspect de sa subjectivité. En confrontant les deux récits nous parvenons à la conviction que cette subjectivité correspond à la réalité objective de l'homme créé "à l'image de Dieu". Et ce fait est lui aussi - de manière différente - important pour la théologie du corps, comme nous le constaterons dans les analyses suivantes.
(*) Si dans le langage du rationalisme du XIXe siècle le terme mythe indiquait ce qui n'entrait pas dans la réalité, le produit de l'imagination (WUNDT) ou ce qui est irrationnel (LEVY-BRUHL), le XXe siècle a modifié la manière de concevoir le mythe. L. WALK voit dans le mythe la philosophie naturelle, primitive et a-religieuse; R. OTTO le considère comme un instrument de connaissance religieuse; pour C. G. JUNG, par contre, le mythe est une manifestation des archétypes et l'expression de l'"inconscient collectif", symbole des processus intérieurs. M. ELIADE découvre dans le mythe la structure de la réalité qui est inaccessible à l'enquête rationnelle, empirique: le mythe transforme, en effet, l'événement en catégorie et rend capable de percevoir la réalité transcendante; il n'est pas seulement un symbole des processus intérieurs, comme l'affirme JUNG, mais un acte autonome de l'esprit humain au moyen duquel se réalise la révélation (cf. Traité d'histoire des religions, Paris 1949, p. 363; Images et Symboles, Paris 1952, p. 199-235). Selon P. TILLICH le mythe est un symbole, constitué par les éléments de la réalité, qui sert à représenter l'absolu et la transcendance de l'être auxquels tend l'acte religieux. H. SCHLIER souligne que le mythe ne connaît pas les facteurs historiques et n'en a pas besoin en ce sens qu'il décrit ce qui est destin cosmique de l'homme qui est toujours tel quel. Le mythe, enfin, tend à connaître ce qui est inconnaissable. Selon P. RICOEUR: "Le mythe est autre chose qu'une explication du monde, de l'histoire et de la destinée; il exprime, en terme de monde, voire d'outre-monde ou de second monde, la compréhension que l'homme prend de lui-même par rapport au fondement et à la limite de son existence. (...) Il exprime dans un langage objectif le sens que l'homme prend de sa dépendance à l'égard de cela qui se tient à la limite et à l'origine de son monde" (P. RICOEUR, Le conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 383). "Le mythe adamique est par excellence le mythe anthropologique. Adam veut dire Homme; mais tout mythe de l'"homme primordial" n'est pas "mythe adamique", qui ... est seul proprement anthropologique; par là trois traits sont désignés: - le mythe étiologique rapporte l'origine du mal à un ancêtre de l'humanité actuelle dont la condition est homogène à la nôtre (...); - le mythe étiologique est la tentative la plus extrême pour dédoubler l'origine du mal et du bien. L'intention de ce mythe est de donner consistance à une origine radicale du mal distincte de l'origine plus originaire de l'être-bon des choses (...). Cette distinction du radical et de l'originaire est essentielle au caractère anthropologique du mythe adamique; c'est elle qui fait de l'homme un commencement du mal au sein d'une création qui a déjà son commencement absolu dans l'acte créateur de Dieu; - le mythe adamique subordonne à la figure centrale de l'homme primordial d'autres figures qui tendent à décentrer le récit, sans pourtant supprimer le primat de la figure adamique. (...) Le mythe en nommant Adam, l'homme, explicite l'universalité concrète du mal humain; l'esprit de pénitence se donne dans le mythe adamique le symbole de cette universalité. Nous retrouvons ainsi (...) la fonction universalisante du mythe. Mais en même temps nous retrouvons les deux autres fonctions, également suscitées par l'expérience pénitentielle (...). Le mythe proto-historique servit ainsi non seulement à généraliser l'expérience d'Israël à l'humanité de tous les temps et de tous les lieux, mais à étendre à celle-ci la grande tension de la condamnation et de la miséricorde que les prophètes avaient enseigné à discerner dans le propre destin d'Israël. Enfin, dernière fonction du mythe, motivée dans la foi d'Israël: le mythe prépare la spéculation en explorant le point de rupture de l'ontologique et de l'historique" (P. RICOEUR. Finitude et culpabilité: II. Symbolique du mal. Paris. Aubier. 1960. p. 218-227).
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2. Il est significatif que, dans sa réponse aux pharisiens où il se réclame de l'"origine", le Christ se réfère avant tout à Gn 1,27 pour indiquer la création de l'homme: "A l'origine le Créateur les créa homme et femme"; ce n'est qu'ensuite qu'il cite Gn 2,24. Les paroles qui décrivent directement l'unité et l'indissolubilité du mariage se trouvent dans le contexte immédiat du second récit de la création qui a pour trait caractéristique la création séparée de la femme Gn 2,18-23, tandis que le récit de la création du premier homme (mâle) se trouve dans Gn 2,5-7. Ce premier être humain, la Bible l'appelle "homme" ('adam), tandis que, par l'"origine" et le mystère de la création de la première femme, elle commence à l'appeler "mâle", "is", en relation avec "issah" ("femelle", parce qu'elle a été tirée du mâle, "is") (*). Il est également significatif que, se référant à Gn 2,24 , le Christ non seulement établit une liaison entre l'"origine" et le mystère de la création mais, également, nous conduit pour ainsi dire à la limite entre l'innocence primitive de l'homme et le péché originel. La seconde description de la création de l'homme a été, dans le Livre de la Genèse, fixée précisément dans ce contexte. Nous y lisons avant tout: "Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, le Seigneur Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme. Alors celui-ci s'écria: "A ce coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair! Celle-ci sera appelée "femme", car elle fut tirée de l'homme" Gn 2,22-23. "C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme et ils deviennent une seule et même chair" Gn 2,24.
"Or tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre" Gn 2,25.
(*) Quant à l'étymologie, il n'est pas exclu que le terme hébreu is' dérive d'une racine qui signifie "force" ('is' ou 'ws'); par contre 'issâ est lié à une série de termes sémitiques dont le sens oscille entre "femelle" et "épouse". L'étymologie proposée par le texte biblique est de caractère populaire et sert à souligner l'unité de provenance de l'homme et de la femme; ceci semble confirmé par l'assonance des deux termes.
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3. Puis, immédiatement après ces versets, commence Genèse 3, le récit de la première chute de l'homme et de la femme, rattaché à l'arbre mystérieux qui, déjà auparavant, avait été appelé "arbre de la science du bien et du mal" Gn 2,17. Avec ceci, se présente une situation tout à fait nouvelle, essentiellement différente de la précédente. L'arbre de la connaissance du bien et du mal est une ligne de démarcation entre les deux situations originelles dont parle le Livre de la Genèse. La première situation est celle de l'innocence originelle où l'être humain (homme et femme) se trouve pour ainsi dire au dehors de la connaissance du bien et du mal jusqu'au moment où, transgressant la défense du Créateur, ils mangèrent du fruit de l'arbre de la connaissance. La seconde situation est, par contre, celle dans laquelle, après avoir désobéi au commandement du Créateur, comme le suggérait l'esprit malin symbolisé par le serpent, l'homme se trouve d'une certaine manière à l'intérieur de la connaissance du bien et du mal. Cette seconde situation détermine l'état de péché de l'homme, par opposition à l'état d'innocence originelle.
Bien que dans son ensemble le texte yahviste soit très concis, il suffit à différencier et à opposer avec clarté les deux situations originaires. Nous parlons ici de situations, ayant sous les yeux le récit qui est une description d'événements. Ne transparaît pas moins, à travers cette description avec tous ses détails, la différence essentielle entre l'état de péché de l'homme et celui de son innocence originaire. La théologie systématique découvrira dans ces deux situations antithétiques deux états différents de la nature humaine: status naturae integrae (état de nature intègre) et status naturae lapsae (état de nature déchue) (*). Tout ceci ressort du texte "yahviste" de Gn 2-3, qui contient la plus antique parole de la révélation et a, évidemment, une importance fondamentale pour la théologie de l'homme et pour la théologie du corps.
(*) "Le langage religieux lui-même requiert la transposition de 'images' ou plutôt 'modalité symbolique' à 'modalité conceptuelle' d'expression. A première vue cette transposition peut sembler n'être qu'un changement purement extrinsèque (...). Le langage symbolique semble inapte à prendre la voie du concept pour un motif qui est particulier à la culture occidentale. Dans cette culture le langage religieux a toujours été conditionné par un autre langage, le philosophique qui est le langage conceptuel par excellence (...). S'il est vrai que le vocabulaire religieux est compris seulement dans une communauté qui l'interprète et suivant une tradition d'interprétation, il est tout aussi vrai qu'il n'existe pas de tradition d'interprétation qui ne soit pas "médiate" à quelque conception philosophique. Ainsi le mot "Dieu", qui dans les textes bibliques reçoit sa signification de la convergence des divers modes du discours (récits et prophéties, textes de législation et livres sapientiaux. proverbes et hymnes) - cette convergence étant vue tant comme le point d'intersection que comme l'horizon fuyant à toute et n'importe quelle forme - doit nécessairement être absorbé dans l'espace conceptuel pour être réinterprété dans les termes de l'Absolu philosophique comme moteur premier, cause première, Actus Essendi, être parfait, etc. Notre concept de Dieu appartient donc à une ontothéologie, dans laquelle s'organise l'entière constellation de la parole-clé de la sémantique théologique, mais dans un cadre de significations dictées par la métaphysique" (Paul RICOEUR, Ermeneutica biblica, Brescia 1978. Titre original: Biblical Hermeneutics, Montana 1975). Quant à la question de savoir si la réduction métaphysique exprime réellement le contenu que cèle en soi le langage symbolique et métaphorique, il s'agit d'un thème à part.
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4. Lorsque, se référant à l'"origine", le Christ renvoie ses interlocuteurs aux paroles écrites dans Gn 2,24, il leur ordonne, en un certain sens, d'aller au-delà des limites qui, dans le texte yahviste de la Genèse, règnent entre la première et la seconde situation de l'homme. Il n'approuve pas ce que, "par dureté... de coeur", Moïse a permis, et se réclame des paroles du premier commandement divin qui, dans ce texte, est expressément lié à l'état d'innocence originaire de l'homme. Ce qui signifie que cet ordre n'a rien perdu de sa vigueur bien que l'homme ait perdu son innocence primitive. La réponse du Christ est décisive, sans équivoque. Aussi devons-nous en tirer les conclusions normatives qui ont une signification essentielle non seulement pour l'éthique, mais aussi et surtout pour la théologie de l'homme et pour la théologie du corps qui, comme moment particulier de l'anthropologie théologique, se constitue sur la base de la parole de Dieu qui se révèle. Nous tâcherons d'en tirer de telles conclusions durant notre prochaine rencontre.
Le 26 septembre 1979
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1. Pour répondre à la demande concernant l'unité et l'indissolubilité du mariage, le Christ s'est réclamé de ce qui est écrit dans le Livre de la Genèse sur ce thème du mariage. Lors des deux précédentes réflexions, nous avons soumis à l'analyse tant le texte dit "élohiste" Gn 1 que le texte dit "yahviste" Gn 2. Nous désirons tirer aujourd'hui quelques conclusions de ces analyses.
Lorsque le Christ se réfère à "l'origine", il demande à ses interlocuteurs de dépasser, en un certain sens, la frontière qui, dans le Livre de la Genèse, sépare l'état d'innocence originelle et l'état de péché qui commence avec la chute originelle.
On peut lier symboliquement cette frontière à l'arbre de la connaissance du bien et du mal qui, dans le texte yahviste, délimite deux situations diamétralement opposées; la situation de l'innocence originelle et celle du péché originel. Ces deux situations ont leur propre dimension dans l'homme, au plus intime de lui-même, dans sa connaissance, dans sa conscience, dans ses choix et décisions, et tout ceci par rapport à Dieu-Créateur qui, dans le texte yahviste Gn 2-3 est en même temps le Dieu de l'Alliance, de la plus ancienne alliance du Créateur avec sa créature, c'est-à-dire avec l'homme. L'arbre de la connaissance du bien et du mal, comme expression et symbole de l'alliance avec Dieu, violée dans le coeur de l'homme, délimite et oppose deux situations et deux états diamétralement opposés: celui de l'innocence originelle et celui du péché originel et en même temps de la "peccabilité" héréditaire de l'homme qui en découle. Toutefois les paroles du Christ qui se réfèrent à l'"origine" nous permettent de trouver dans l'homme une continuité essentielle et un lien entre ces deux différents états ou dimensions de l'être humain. L'état de péché fait partie de "l'homme historique", tant celui dont parle Mt 19 - c'est- à-dire l'interlocuteur de Jésus en ce temps-là - que tout autre interlocuteur, potentiel ou actuel, de tous les moments de l'histoire et, naturellement donc, l'homme d'aujourd'hui également. Toutefois, chez tout homme, sans la moindre exception, cet état - l'état "historique" précisément - enfonce ses racines dans sa propre "préhistoire" théologique, qui est l'état de l'innocence originelle.
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2. Il ne s'agit pas ici de la seule dialectique. Les lois de la connaissance répondent à celles de l'existence. Il n'est pas possible de comprendre l'état de "peccabilité historique" sans se référer ou faire appel (comme le fait le Christ) à l'état d'originelle (en un certain sens préhistorique) et fondamentale innocence. Le surgissement de la "peccabilité" comme état, comme dimension de l'existence humaine se trouve dès le début en rapport avec cette réelle innocence de l'homme comme état originel et fondamental, comme dimension de l'être créé "à l'image de Dieu". Il en fut ainsi pour le premier homme - homme et femme - en tant que dramatis personae et protagonistes des événements que décrit le texte yahviste Gn 2-3, mais aussi pour tout le parcours historique de l'existence humaine. L'homme historique est donc, pour ainsi dire, enraciné dans sa préhistoire théologique révélée. Et pour cette raison tout élément de sa "peccabilité" historique s'explique (tant pour l'âme que pour le corps) par référence à l'innocence originelle. On peut dire que cette référence est un "co-héritage" du péché, et précisément du péché originel. Si, en chaque homme historique, ce péché signifie un état de grâce perdue, alors il comporte aussi une référence à cette grâce, qui était précisément la grâce de l'innocence originelle.
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3. Lorsque, selon Mt 19,1-12, le Christ se réclame de l'"origine", il n'entend pas, avec cette expression, indiquer seulement l'état d'innocence originelle comme horizon perdu de l'existence humaine dans l'histoire. Aux paroles qui franchissent ses propres lèvres, nous avons le droit d'attribuer en même temps toute l'éloquence du mystère de la Rédemption. En effet, déjà dans le contexte yahviste de Gn 2-3 nous sommes témoins du moment où, après avoir rompu l'alliance originelle avec son Créateur, l'homme - homme et femme - reçoit la première promesse de Rédemption avec les paroles de ce qu'on appelle le "Proto-évangile" dans Gn 3,15 (*) et commence à vivre dans la perspective théologique de la Rédemption. Et ainsi, donc, l'homme "historique" - tant l'interlocuteur du Christ dont parle Mt 19,1-12 que l'homme d'aujourd'hui - participe à cette perspective. Il participe non seulement à l'histoire de la "peccabilité" humaine, comme un sujet héréditaire et en même temps personnel et unique de cette histoire, mais il participe aussi à l'histoire du salut, ici également comme sujet et co-créateur. Il est donc non seulement fermé, à cause de son état de péché, par rapport à l'innocence originelle - mais il est aussi, en même temps, ouvert sur le mystère de la Rédemption qui s'est accompli dans le Christ et à travers le Christ. Dans son épître aux Romains, saint Paul exprime cette perspective de la Rédemption dans laquelle vit l'homme historique: "Nous - écrit-il -, qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l'attente de la Rédemption de nos corps" Rm 8,23. Nous ne pouvons perdre de vue cette perspective tandis que nous suivons les paroles du Christ qui, dans son colloque sur l'indissolubilité du mariage, fait recours à l'"origine". Si cette "origine" indiquait seulement la création de "l'homme et femme", si - comme nous en avons déjà parlé - il conduisait simplement ses interlocuteurs au-delà de la limite de l'état de péché de l'homme jusqu'à l'innocence originelle, et n'ouvrait pas en même temps la perspective d'une "Rédemption des corps", la réponse du Christ ne serait pas, en fait, entendue d'une manière adéquate. C'est précisément cette perspective de la Rédemption du corps qui garantit la continuité et l'unité entre l'état héréditaire du péché de l'homme et son innocence originelle, bien que cette innocence, il l'ait historiquement, perdue de manière irrémédiable. Il est évident que le Christ a le plus grand droit de répondre à la question que lui posent les docteurs de la Loi et de l'Alliance (comme nous le lisons dans Mt 19,1-12 Mc 10,2-12 de répondre, donc, dans la perspective de la Rédemption sur laquelle s'appuie l'Alliance même.
(*) Déjà la traduction grecque de l'Ancien Testament, celle dite "des Septante", remontant à peu près au IIe siècle avant le Christ, interprète Gn 3,15 dans le sens messianique, appliquant le pronom masculin 'autos' en se référant au substantif neutre 'sperma' (semen dans la Vulgate). La tradition hébraïque continue cette interprétation. L'exégèse chrétienne, commençant à saint Irénée (Adv. Haer. III. 23.7) considère ce texte comme "proto-évangile" qui annonce la victoire remportée par Jésus- Christ sur Satan. Bien que ces derniers siècles les spécialistes des Saintes Ecritures aient interprété diversement cette péricope - et certains d'entre eux contestent l'interprétation messianique - on y revient, ces temps derniers, sous un aspect quelque peu différent. L'auteur yahviste unit en effet la préhistoire avec l'histoire d'Israël qui atteint son apogée dans la dynastie messianique de David, celle qui portera à leur accomplissement les promesses de Gn 3,15 2S 7,12. Le Nouveau Testament a présenté l'accomplissement de la promesse dans la perspective messianique: Jésus est le Messie, descendant de David Rm 1,3 2Tm 2,8 né de la femme Ga 4,4 nouvel Adam-David qui doit régner "jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds" 1Co 15,25. Et enfin Ap 12,1-10, il présente l'accomplissement final de la prophétie de Gn 3,15 qui. bien que n'étant pas une claire et immédiate annonce de Jésus comme Messie d'Israël, conduit cependant à lui à travers la tradition royale et messianique qui unit l'Ancien et le Nouveau Testament.
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4. Si dans le contexte, substantiellement déterminé ainsi, de la théologie de l'homme-corps nous pensons à la méthode des analyses ultérieures au sujet de la révélation de l'"origine", où la référence aux premiers chapitres du Livre de la Genèse est essentielle, nous devons porter immédiatement notre attention sur un fait particulièrement important pour l'interprétation théologique: important parce qu'il consiste dans le rapport entre révélation et expérience. Dans l'interprétation de la révélation au sujet de l'homme, et surtout au sujet du corps, nous devons, pour des raisons compréhensibles, nous référer à l'expérience, parce que l'homme-corps nous est perceptible surtout grâce à l'expérience. A la lumière des considérations fondamentales mentionnées, nous avons pleinement le droit de nourrir la conviction que notre expérience historique doit, d'une certaine manière, s'arrêter au seuil de l'innocence originelle de l'homme, car elle est inadéquate à son égard. Toutefois, à la lumière des mêmes considérations introductives, nous devons parvenir à la conviction que notre expérience humaine est, dans ce cas, un moyen en quelque sorte légitime pour l'interprétation théologique et, en un certain sens, un point de référence indispensable dont nous devons nous réclamer dans l'interprétation de l'"origine". Une analyse plus détaillée du texte nous permettra d'en avoir une vision plus claire.
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5. Il semble que les paroles de l'épître aux Romains que je viens de citer indiquent de la meilleure façon l'orientation de nos recherches centrées sur la révélation de cette "origine" à laquelle le Christ se réfère dans son colloque sur l'indissolubilité du mariage Mt 19,1-12 Mc 10,2-12 Toutes les analyses qui seront successivement faites sur la base des premiers chapitres de la Genèse refléteront presque nécessairement la vérité des paroles de saint Paul: "Nous qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l'attente de la Rédemption de notre corps" Rm 8,23. Si nous nous plaçons dans cette position - qui s'accorde si bien avec l'expérience (*) - l'"origine" doit nous parler avec la grande richesse de lumière qui provient de la révélation, à laquelle désire répondre surtout la théologie. La suite des analyses nous dira dans quel sens doit aller cette théologie du corps et pourquoi.
(*) Parlant ici du rapport existant entre l'"expérience" et la "révélation" nous voulons simplement constater, plutôt qu'une surprenante convergence entre elles, que l'homme, dans son actuel état "d'existence" de son corps, fait l'expérience de multiples limites, souffrances, passions, faiblesses et, finalement, de la mort même, lesquelles, en même temps, réfèrent cette existence dans le corps à un autre et différent état ou dimension. Quand saint Paul parle de la "Rédemption du corps", il parle le langage de la révélation; l'expérience, en effet, n'est pas en mesure de saisir ce contenu ou plutôt cette réalité. En même temps, dans l'ensemble de ce contenu, l'auteur de Rm 8,23 reprend tout ce qui lui est offert à lui comme d'une certaine manière à tout homme (indépendamment de son rapport avec la révélation), est offert donc, à travers l'expérience de l'existence humaine, qui est une existence dans le corps. Nous avons donc le droit de parler du rapport existant entre l'expérience et la révélation; nous avons même le droit de poser le problème de leur relation réciproque, même si, pour de nombreux auteurs, il passe entre elles une ligne de démarcation qui est une ligne d'absolue antithèse et de radicale antinomie. Cette ligne, à leur avis, doit nécessairement être tracée entre la foi et la science, entre la théologie et la philosophie. Pour formuler un tel point de vue il a fallu prendre en considération des concepts abstraits, plutôt que l'homme comme sujet vivant.
Le 10 octobre 1979
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1. Lors de la dernière réflexion du cycle actuel, nous sommes parvenus à une conclusion introductive, tirée des paroles du Livre de la Genèse et concernant la création de l'être humain comme homme et comme femme. Dans son entretien sur l'indissolubilité du mariage, c'est à ces paroles - c'est-à-dire à "l'origine" - que le Seigneur Jésus s'est référé Mt 19,3-9 Mc 10,1-12. Mais la conclusion à laquelle nous sommes parvenus ne met pas encore le point final à la série de nos analyses. Nous devons en effet relire les récits du premier et du deuxième chapitre du Livre de la Genèse dans un contexte plus ample qui nous permettra de déterminer une série de significations du texte antique auquel Jésus s'est référé. Aussi, aujourd'hui, réfléchirons- nous sur la signification de la solitude originelle de l'homme.
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2. Le point de départ de cette réflexion nous est donné directement par les paroles suivantes du Livre de la Genèse: "Il n'est pas bon que l'homme soit seul: je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui" Gn 2,18. C'est Dieu- Yahvé qui prononce ces paroles. Elles font partie du second récit de la création de l'homme et proviennent donc de la tradition yahviste. Comme nous l'avons déjà rappelé, il est significatif que le récit de la création de l'homme dans le texte yahviste forme un tout complet Gn 2,7 qui précède le récit de la création de la femme Gn 2,21-22. Il est également significatif que le premier homme ('adam), créé du "limon du sol " est défini comme homme ('is = mâle) seulement après la création de la première femme. Ainsi donc, lorsque Dieu-Yahvé se prononce au sujet de la solitude, il le fait en se référant à la solitude de l'"homme" en tant que tel et pas seulement à celle de l'homme "homme" (*).
Certes il est difficile, en se basant seulement sur ce fait, d'aller trop loin dans les conclusions. Néanmoins, le contexte complet de cette solitude dont parle Gn 2,18, peut nous convaincre qu'il s'agit ici de la solitude de "l'homme" (homme et femme) et pas seulement de la solitude de l'"homme" homme, parce qu'il lui manque la femme. Il semble donc, si l'on se base sur le contexte tout entier, que cette solitude possède deux significations: l'une qui découle de la nature même de l'homme, c'est-à-dire de son humanité (et ceci ressort à l'évidence du texte de Genèse 2) et l'autre qui découle de la relation homme femme et ceci est d'une certaine manière évident sur la base de la première signification. Une analyse détaillée de la description semble bien le confirmer.
(*) Le texte hébreu appelle constamment le premier homme ha'adam tandis que le terme 'is (mâle) est introduit seulement quand émerge la confrontation avec 'issa (femelle). Etait donc solitaire "l'homme", sans référence au sexe. Dans la traduction en quelques langues européennes il est toutefois difficile d'exprimer cette idée de la Genèse, car "homme" et "mâle" sont définis généralement par le même terme: "homo", "uomo", "homme", "hombre", "man".
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3. Le problème de la solitude se manifeste uniquement dans le second récit de la création de l'homme. Le premier récit l'ignore. Là l'homme est créé en un seul acte et comme homme et comme femme. "Dieu créa l'homme à son image ... homme et femme les créa" Gn 1,27. Le second récit qui, comme nous venons de le mentionner, parle d'abord de la création de l'homme et seulement par la suite de la création de la femme, la tirant d'une "côte" de l'homme, attire notre attention sur le fait que "l'homme est seul", et ceci se présente comme un problème anthropologique fondamental, en un certain sens antérieur à celui posé par le fait qu'un tel homme soit homme et femme. Ce problème est antérieur moins dans le sens chronologique que dans le sens existentiel: il est antérieur "par sa nature même". Et tel se révélera également le problème de la solitude de l'homme du point de vue de la théologie du corps si nous parvenons à faire une analyse approfondie du second récit de la création dans Genèse 2.
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4. L'affirmation de Dieu - Yahvé qu'"il n'est pas bon que l'homme soit seul" apparaît non seulement dans le contexte immédiat de la décision de créer la femme ("je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui"), mais aussi dans le contexte plus vaste de motifs et de circonstances qui expliquent plus profondément le sens de la solitude originelle de l'homme. Le texte yahviste lie avant tout la création de l'homme au besoin de "cultiver le sol" Gn 2,5 et ceci semble correspondre, dans le premier récit, à la vocation d'assujettir et de dominer la terre Gn 1,28. Puis le second récit de la création parle de l'installation de l'homme dans le "jardin de l'Eden", et à ce moment il nous fait pénétrer dans son état de félicité originelle.
Jusqu'à ce moment c'est l'homme qui fait l'objet de l'action créatrice de Dieu - Yahvé qui, en tant que législateur, détermine en même temps les conditions de la première alliance avec l'homme. Déjà dans ceci on voit soulignée la subjectivité de l'homme, et celle-ci trouve une nouvelle expression quand le Seigneur-Dieu "forma du sol tout animal des champs et tout oiseau des cieux et les conduisit à l'homme (mâle) pour voir comment il les appellerait" Gn 2,19 Ainsi donc la signification originelle de l'homme est définie sur la base d'un "test" spécifique ou d'un examen que l'homme soutient devant Dieu (et d'une certaine manière également devant soi-même). Grâce à un tel "test" l'homme prend conscience de sa propre supériorité, c'est-à-dire qu'il n'est sur la terre aucune espèce d'être vivant qui puisse être considérée comme son égal.
En effet, comme le dit le texte, "tout animal vivant aura pour nom celui dont l'homme l'appellera" Gn 2,19. "L'homme appela donc de leur nom tous les bestiaux, les oiseaux des cieux, tous les animaux des champs mais - poursuit l'auteur - pour l'homme on ne trouva pas une aide qui fût semblable à lui" Gn 2,19-20 .
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5. Toute cette partie du texte est incontestablement une préparation au récit de la création de la femme. Toutefois, elle possède une profonde signification même indépendamment de cette création. Voici que dès le moment de sa première existence, l'homme créé se trouve, devant Dieu, comme à la recherche de sa propre identité; on pourrait dire: à la recherche de la définition de soi-même. La constatation que l'homme est "seul" au milieu du monde visible et, tout particulièrement, parmi les êtres vivants, a dans cette recherche une signification négative, en ce sens qu'elle exprime ce qui "n'est pas". Néanmoins la constatation de ne pouvoir, essentiellement, s'identifier avec le monde visible des autres êtres vivants (animalia), a en même temps un aspect positif pour cette recherche primordiale même si cette constatation n'est pas encore une définition complète, elle constitue cependant un de ses éléments. Si nous acceptons la tradition aristotélicienne en logique et en anthropologie, nous devrions définir cet élément comme genus proximum (genre prochain) (*).
(*) On dit d'une définition qu'elle est essentielle lorsqu'elle expose l'essence ou la nature des choses (ou quiddité). Elle sera essentielle si nous pouvons définir une chose par son genre prochain et sa différence spécifique. Ce genre prochain inclut dans cette compréhension tous les éléments essentiels des genres au-delà de lui et inclut donc tous les êtres qui sont analogues ou similaires par nature à la chose définie; la différence spécifique, d'autre part, introduit les éléments distinctifs qui séparent cette chose de toutes les autres de nature similaire, en montrant en quelle manière elle est différente de toutes les autres avec lesquelles elle pourrait être identifiée par erreur. "L'homme" est défini comme "animal raisonnable"; "animal" est son genre prochain; raisonnable est sa différence spécifique. Le genre prochain "animal" inclut dans sa compréhension tous les éléments essentiels des genres au-delà de lui, car l'animal est "sensation, vie, substance matérielle" (...). La différence spécifique "raisonnable" est un élément essentiel qui distingue "homme" de tout autre "animal". Cela fait donc de lui une espèce qui lui est propre et le sépare de tout autre animal et de tout autre genre sous-animal, y compris les plantes, les corps inanimés et les substances. D'ailleurs, puisque la différence spécifique est l'élément distinctif dans l'essence de l'homme, cela inclut toutes les "propriétés" caractéristiques qui se trouvent dans la nature de l'homme en tant qu'homme, notamment la faculté de parole, de moralité, de gouvernement, de religion, d'immortalité, etc., réalités absentes dans tous les autres êtres existant dans le monde physique (C.N. BITTLE, The Science of Correct Thinking, Logic, Milwaukee 1947, 12, p. 73-74).
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6. Le texte yahviste nous permet toutefois de découvrir encore d'autres éléments dans cet admirable passage où l'homme se trouve seul devant Dieu surtout pour exprimer, à travers une première "auto-définition", sa propre "auto- conscience" comme première et fondamentale manifestation d'humanité. L'"auto-conscience" va de pair avec la connaissance du monde, de toutes les créatures visibles, de tous les êtres vivants auxquels l'homme a donné un nom pour affirmer qu'il est différent. Ainsi donc la conscience révèle l'homme comme celui qui possède la faculté cognitive à l'égard du monde visible. Avec cette connaissance qui le fait sortir, d'une certaine manière, de son propre être, l'homme se révèle en même temps à lui-même dans tout ce que son être a de particulier. Il n'est pas seulement essentiellement et subjectivement seul. Solitude signifie également subjectivité de l'homme et celle-ci se constitue grâce à l'"autoconnaissance". L'homme est seul parce qu'il est "différent" du monde visible, du monde des êtres vivants. En analysant le texte du Livre de la Genèse, nous sommes en quelque sorte témoins de la manière dont l'homme "se distingue" devant Dieu - Yahvé de tout le monde des êtres vivants (animalia) par un premier acte d'"auto-conscience" et, par conséquent, de celle dont il se révèle à lui-même et, en même temps, s'affirme comme "personne" dans le monde visible. Ce processus, décrit d'une manière si incisive dans Gn 2,19-20, processus de recherche d'une définition de soi, ne mène pas seulement à indiquer - en se reliant à la tradition aristotélicienne - le genus proximum qui en Gn 2 est exprimé par les mots "a donné le nom", ce à quoi correspond la "différentia" spécifique qui est, selon la définition d'Aristote, nous, zûon noêtikon. Un tel processus mène également à la première détermination de l'être humain comme personne humaine avec la subjectivité propre qui la caractérise.
Interrompons ici l'analyse de la signification de la solitude originelle de l'homme. Nous la reprendrons dans une semaine.
2002 Magistère Mariage 810