F. de Sales, Lettres 425
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(Communiquée par M. Gossin, ancien conseiller à la cour royale de Paris.)
Cause de la faim spirituelle de la communion ; effet et avantage de cette nourriture céleste ; disposition requise pour s'en approcher. Utilité du livre du Combat spirituel. Avis touchant l'aumône et la volonté de Dieu exercée dans l'oraison.
Anncey, 24 janvier 1608.
Ma fille,
1. je prens la plume pour vous écrire le plus que je pourray, et avec désir de vous écrire beaucoup, en contre-échange du long temps qu'il y a, ce me semble, que je ne vous ay point écrit qu'en courant. J'ai vos lettres du 18, 19 et 25 novembre, et du 5, 14 et 22 décembre, de l'année passée, auxquelles je n'ai pas entièrement répondu ; au moins je m'en doute.
En la première vous me dites que vous vous sentez affamée, plus que l'ordinaire, de la très-sainte communion. Il y a deux sortes de faim : l'une qui est causée de la bonne digestion : l'autre, du dérèglement de la force attirante de l'estomach.
Humiliez-vous fort, ma fille, et échauffez fort votre estomaçh du saint amour de Jésus-Christ crucifié, afin que vous puissiez bien digérer spirituellement cette céleste viande : et puisqu'assez demande du pain celui qui se plaint de la faim, je vous dis, ma fille, oui, communiez ce caresme, les mercredis et vendredis, et le jour de Notre-Dame, outre les dimanches.
Mais qu'entendez-vous que Ton face digestion spirituelle de Jésus-Christ? Ceux qui font bonne digestion corporelle ressentent un renforcement par tout leur corps, par la distribution générale qui se fait de la viande en toutes leurs parties. Ainsy, ma fille, ceux qui font bonne digestion spirituelle ressentent que Jésus-Christ, qui est leur viande, s'épanche et communique à toutes les parties de leur âme et de leur corps. Ils ont Jésus-Christ au cerveau, au coeur, en la poitrine, aux yeux, aux mains, en la langue, aux oreilles, aux pieds. Mais ce Sauveur, que fait-il partout par là ? Il redresse tout, il purifie tout, il mortifie tout, il vivifie tout : il ayme dans le coeur, il entend au cerveau, il anime dans la poitrine, il void aux yeux, il parle en la langue, et ainsy des autres : il fait tout en tout. Et lors nous vivons, non point nous-mêmes ; mais Jésus-Christ vit en nous (Ga 2,20). 0 quand sera-ce, ma chère fille ? mon Dieu ! quand sera-ce ? Mais cependant je vous monstre ce à quoi il faut prétendre, bien qu'il se faille contenter d'y atteindre petit à petit. Tenons-nous humbles, et communions hardiment : peu à peu notre estomac intérieur s'apprivoisera avec cette viande, et apprendra à la bien digérer. C'est un grand point, ma fille, de ne manger que d'une viande, quand elle est bonne ; l'estomach fait bien mieux son devoir. Ne désirons que le Sauveur, et j'espère que nous ferons bonne digestion. Je ne pensois pas vous tant dire sur ce premier point : mais je me laisse porter aisément - avec vous ; et puys je m'en vay tantôt à cette sainte réfection avec vous : car c'est jeudi, et ce jour-là nous nous tenons l'un à l'autre, et nos coeurs, cerne semble, s'entre-touchent par ce saint sacrement.
En la seconde, vous ne me dites rien à quoy il faille répondre. Oui, ma fille, le Combat spirituel est un grand livre. Il y a quinze ans que je le porte en ma pochette, et ne le lis jamais qu'il ne me prouffite.
2. En la troisième, vous me parlez du jeune garçon que vous désirez mettre avec moy (cf. 427 : je pensais que ce fut quelque garçon de respect. C'est pourquoy je vous écrivis l'autre jour que je le prendrais dans quelque tems, après que je me serois défait d'un autre; mais parce que par une autre lettre vous me dîtes que Jaques le connaissait, je m'en-enquis, et il me dit que c'estait un enfant bon à tout. C'est pourquoi je vous dis maintenant que, quand il vous playra me l'envoyer, je le recevray de bon coeur. Non point que, par ce mot de bon à tout, je le veuille traiter indiscrètement ; mais je veux dire que je le pourrai faire servir, non-seulement à la plume, mais à la chambre, et enfin à beaucoup de petits services, et le tenir humble. Je me feray mieux entendre en vous disant que je crains de rencontrer des secrétaires qui, quand on leur dit, donnez-moi ma botte, bridez ce cheval, faites ce lit, ils répondent, je ne suis pas pour cela : car en tout j'emploie le premier que je trouve, hormis les ecclésiastiques. Envoyez-le-moi doneques, et j'en auray un soin particulier ; j'entends quand vous voudrez, car je voy le tems âpre, et auquel je fay scrupule d'envoyer un homme à trois lieues loin. Vous m'escrirez, s'il vous plait, ce que je lui devray donner.
Je prescheray à Rumilly, petite bourgade de ce diocèse (cf. 431 ,5).
3. A la 4. Je prie Dieu pour tous vos enfans, car, ma fille, tout cela, ce me semble, m'appartient de si près, que nul parentage n'y saurait rien adjouter. Je veux dire que je les tiens pour mes enfans, et les tiens comme cela du profond de mon coeur. Aymée Marie au parti de la clic estl'aysnée, et si je suis obligé de l'aymcr plus tendrement parce qu'un jour que vous n'esties pas au logis à Dijon, elle me fit bien des faveurs, et me permit de la baiser d'un baiser d'innocence. Ay-je donc pas bien rayson de prier N. S. qu'il la rende toute agréable à sa bonté. Je vous ay cscrit que vous fussiez commère de M. de Chapelle. Pour les conditions que je désire en vostre obéissance, elles sont toutes en une, car je n'y désire que la simplicité laquelle fait acquiescer doucement le coeur, au commandement, et fait qu'on s'estime bienheureux d'obéir mesme es choses répugnantes, et plus en celle-là qu'en nul autre.
4. A la 5. Je trouve bon vostre conseil de n'aller pas en Bourgogne qu’avec grande apparence de profiter. Je le feray, quoyque M. nostre seur Brûlait nie die, laquelle comme je croy ne tient pas que mon voyage fut inutile, parce que en particulier quelques âmes me pourroyent employer à leur service ; mais ce n'est pas cela que je prétens. Nous penserons pendant le caresme, et je lui escriray a coeur clair mon intention et prétention sur mon voyage (1).
Vous me faites grand playsir, je dis très-grand, de m'exhorter à l'humilité ; non pas parce qu'il ne me manque que ceste vertu-là, mais pareeque c'est la'première «t le fondement des autres. Tous-jours, quand vostre coeur vous le dira, recom-mandez-moy les vertus. Je vous entens bien en la manière que vous me le dites,'avec laquelle vous vous mettez à l'adventure, en faisant les actions que vous ne reconnaissez pas du tout bien. Je l'approuve, car vraiemfcnt elle est bonne; et si, j'en fay de mesme. Il faut, pendant que je m'en ressouviens, que je vous défende ce mot de saint, quand vous eserivez de moy : car, ma tille, je suis plus faint que saint ; aussy la canonication des saints ne nous, appartient pas : à peu que pour cela je ne retins la lettre de M. de Charmoysi ; mais la consolation qui luy en pouvait revenir m'en empescha.
* Je voudrais avoir un cachet comme le vostre, nous n'avons pas icy qui les face, s'il n'y a pas beaucoup d'incommodité envoyés-m'en un à la 6. Je presse M. de Sausea pour sçavoir qu'il a fait des lettres que je vous escrivais en response de celles qu'il m'apporta. Je vous escrivais une grande lettre et avec liberté, car il m'avait dit qu'il en-voyait son homme exprès pour le procès.
* Escrives quand vous pourres à M. de Charmoysi, cela luy profitera, et cscrives-luy de coeur tout hardiment. Les deux points que je vous dis en la chapelle de Sales pour la pureté du coeur, sont d'éviter le péché, et de ne point y laisser entrer aucune affection formée qui ne tende à l'honneur et amour de Dieu. Est-ce pas cela, ma fille. Demeures en paix. Amen.) Je n'escris point à vos dames de Dijon, ni à M. de Crespy, ni à ses filles, ce sera un de ces jours que je vous escriray à toutes quand vous y sercs -Vive Jésus.
5. J'aurais grande envie de vous dire un mot de l'amour delà volonté de Dieu ; car je m'aperçois que vous en faites l'exercice en l'oraison, et ce n'est pas cela que je voulais dire; car il ne faut point vous assujettir en icelle (j'entends à l'oraison) à aucun point ordinaire : mais en vous promenant seule ou ailleurs, jetez l'oeil sur la volonté générale de Dieu, par laquelle il veut toutes les oeuvres de sa miséricorde et de sa justice, au ciel, en terre, sous terre; et, avec une profonde humilité, approuvez, louez, puis aimez cette volonté souveraine, toute sainte, toute équitable, toute belle.
Jetez l'oeil sur la volonté de Dieu spéciale, par laquelle il ayme les siens, et fait en eux des oeuvres diverses de consolation et de tribulation ; et cela il le faut un peu mâcher, considérant la variété des consolations, mais surtout des tribulations que les bons souffrent ; puys, avec grande humilité, approuvez, louez et aymez toute cette volonté.
Considérez cette volonté en vostre particulière personne, et eh tout ce qui vous arrive de bien et de mal, et qui peut vous arriver, hors le péché : puys approuvez, louez et aymez tout cela, protestant de vouloir à jamais honorer, chérir, adorer cette souveraine volonté; exposant à sa merci et luy donnant vostre personne et celle de tous les vôtres, et j'en suis. Enfin, concluez par une grande confiance en cette volonté, qu'elle fera tout bien pour nous et pour notre bonheur.
J'ai presque dit ce qu'il faut : mais j'adjoute qu'ayant fait deux ou trois fois cet exercice en cette façon, vous pourrez raccourcir, le diversifier et accommoder comme vous le trouverez mieux; car il le faut souvent ficher au coeur par manière d'élancements.
6. (...)
Il me semble que la dévotion s'accroit un peu, et que nostre Seigneur dispose la place à l'exercice d'une petite troupe de chétives femmelettes, qui se retireront, Dieu aidant, un jour en ces quartiers. Vous savez ce que je dis. Or à Dieu, ma fille très-chère et très-aimée; à Dieu soyons-nous à jamais. Je suis en lui uniquement vôtre. Vive Jésus! Amen.
(i) Les astérisques placés au commencement des alinéa, indiquent les passages retrouvés et copiés sur l'autographe.
(Tirée de la vie de la mère Favre, par la mère de Changi.
Elle lui promet d'être soumise à sa conduite.
Après le 2 février 1608.
Je n'ai plus besoin de chercher le chemin de la vertu; M. de Boisy, en votre absence, monseigneur, me le montre si clairement que je n'ai qu'à l'embrasser et l'affectionner contre la liberté que mon esprit aime si fort. Je travaille, selon mon premier désir, à me rendre obéissante, et je ne puis être mue faiblement à ce dessein, puisqu'il y a des couronnes éternelles jointes à une temporelle, qui est l'honneur d'être éternellement votre fille. Monseigneur, je tâcherai de me conserver ce bon coeur, me soumettant entièrement à vos volontés.
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Il lui recommande de ménager sa santé, et de ne pas s'atténuer par de trop grandes veilles, afin de pouvoir subvenir à tous les exercices. Il ne veut pas qu'elle soit pointilleuse dans sa dévotion, ni trop sensible aux tentations. Il lui conseille de s'ouvrir à son confesseur ordinaire sur ses peines d'esprit et sur leurs desseins communs.
Rumilly, 5 février 1608 (éd Annecy: 5 mars).
1.Hier seulement je vous écrivis, ma chère fille, par la voie de Lyon ; et maintenant voici arriver l'homme de M. de Sainte-Claire, qui m'apporte votre lettre du 24 janvier, à laquelle je vais brièvement répondre; et, si je puis, je répondrai encore à quelqu'une des autres.
Je commence par votre coucher et lever matin. Pourquoi faites-vous cela, ma chère fille ? Non certes, il ne faut pas accabler l'esprit à force de travailler le corps. S. François le disait à ses disciples. Je fais cela, il est vrai, mais c'est par une vive force : autrement je dors fort bien ce qui m'est nécessaire, et je veux que vous en fassiez de même. La lettre ci-jointe vous fut écrite à la minuit ; mais il y avait longtemps que je n'avais tant veillé. Il ne faut pas pour peu de chose se détraquer comme cela, notamment les femmes; car après on ne vaut rien tout le long du jour.
Hé bien, ma chère fille, vous avez-eu votre esprit tout entortillé ces deux ou trois jours, premiers de carême. Tout cela ne m'étonne nullement : car vous avez un esprit si douillet et si jaloux de ce que vous avez en résolution, que tout ce qui le touche à biais contraire vous est si sensible que rien plus : et je vous ai dit mille fois qu'il ne faut pas, ma chère fille, aller si pointilleusement en notre besogne.
2. Hélas ! ma fille, vous dirai-je ce- qui m'est avenu ces jours passés ? Jamais de ma vie je n'avais eu un seul ressentiment de tentation contraire à ma perfection. L'autre jour, sans y penser, il m'en tomba une dans l'esprit, non point de désirer que je ne fusse pas d'Église, car cela eût été trop grossier ; mais parce qu'un peu auparavant, parlant avec des personnes de confiance (et vraiment je pense que ce fut notre Croisy), je dis que si j'étais encore en l'indifférence, et que je fusse héritier d'un duché, je choisirais néanmoins l'état ecclésiastique, tant je l'ai-mois, il m'arriva un débat en l'âme, que si, que non, qui dura quelque temps. Je le voyais, ce me semble, là bas, bien bas, au fin fond de la partie inférieure de l'âme, qui s'enflait comme un crapaud. Je m'en moquai, et ne voulus pas seulement penser si j'y pensois : il alla tôt en fumée, et je ne le vis plus. La vérité est que je guidai m'en importuner, et j'eusse tout gâté : mais eu-fin je pensai en moi-même que je ne méritais pas d'avoir une si haute paix que l'ennemi n'osât pas regarder de loin mes murailles.
3. Mon Dieu ! ma fille, je voudrais que vous eussiez la peau du coeur un peu plus dure, afin que vous ne laissassiez pas de dormir pour les puces. Quand les tentations vous viendront à gauche, je ne m'en mettrai pas en peine ; car elles sont trop grossières. Ces importunités ne sont pas pour toujours, mais pour l'état présent de vos affaires; c'est pourquoi je vous ai dit qu'il fallait avoir patience. Oh! pour cela, nous avons de quoi nous bravement défendre, et en bataille rangée. Mais quand elles vous viendront à droite, alors je ne vous saurai que dire, sinon : Croyez-moi, ma fille, reposez-vous sur mon âme pour ce regard. J'ai bien des raisons, à mon avis irréprochables : mais pour ces choses-là, on ne peut ni doit entrer en dispute ; il faut que cela se démêle avec des considérations tranquilles et en repos, tout à l'aise et de coeur à coeur.
Or sus, je parle trop de ceci : car puisque vous demeurez ferme en nos résolutions, je ne devais vous dire, sinon, demeurez en paix, ma fille ; tout cela n'est rien. La foi, l'espérance, la charité, pièces immobiles de notre coeur, sont bien sujettes au vent, quoique non pas à l'ébranlement : comment voulons-nous que nos résolutions en soient exemptes? Vous êtes admirable, ma fille, si vous ne vous contentez pas que notre arbre demeure bien et profondément planté, mais que vous vouliez encore que pas une feuille ne soit agitée !
Usez fort de diversion en semblables occasions, par des actes positifs d'amour en Dieu et de confiance en sa grâce. Après tout cela ne craignez pas, pour ces bagatelles, de contrevenir à nos résolutions, ni à la confiance et repos que vous devez prendre en icelles et en moi. Ce sont des craintes sans sujet; car si l'ange de Satan, souffletant S. Paul (cf. 2Co 12,7) par tant d'agitations des pensées déshonnêtes, ne sut néanmoins offenser sa pureté, pourquoi tiendrons-nous nos résolutions offensées par ces mouvements d'esprit ?
4. Au demeurant, vous avez choisi un confesseur bon, prudent et docte : dites-lui hardiment nos résolutions, telles qu'elles sont, afin de bien alléger votre esprit par ses avis ; car je ne doute nullement qu'il n'y bougera rien, mais vous y confortera. Je les dis au père recteur de Chambéri, sans rien nommer ; il m'y confortera : je les dis à un autre grand ecclésiastique (cf. 277 ); il m'y confortera : je les ai dites mille fois à Dieu, mais hélas ! non pas si révéremment que je devais ; et toujours il m'y a conforté. Expliquez donc bien votre fait à votre confesseur le père Gentil. Dites-lui les considérations qui font différer la sortie, et puis celles que j'ai faites pour le genre de vie après la sortie ; mais, outre cela, ce sera sans doute la plus grande gloire de Dieu, pour des raisons que je ne puis dire : et vous verrez qu'il dira que nos résolutions sont résolutions faites de la main de Dieu ; pour moi je n'en doute nullement.
Mais cependant que j'écris sans mesure sur ce sujet, il me vient un scrupule que j'en dise trop. Non, ma fille, ne philosophez point sur tout ceci : car je ne l'écris pas à cette intention, ni pour crainte que j'aie que le coeur vous faille ; non nullement : c'est simplement afin que, l'ayant proposé au père Gentil, vous puissiez, non point fortifier ces résolutions, car je les tiens invariables, mais vous y consoler, et moi aussi. Mon Dieu! c'est assez.
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(I) L'original de celte lettre nous a été communiqué, ainsi que plusieurs autres, par MM. du Séminaire de Saint-Sulpice. Nous en rétablissons le texte-
Il lui parle d'une nouvelle convertie, et lui envoie un exercice de piété. Profonde humilité du Saint.
A Rumilly, le 5 mars 1608 (Annecy: le 4 mars).
1. Je vous ay escrit il n'y a justement que six heures, par l'homme qui rameyne le cheval sur lequel Thibaut est venu : maintenant encore quatre mots et le tout sans avoir reçu vos lettres, lesquelles néanmoins je lis toujours avec tant d'avidité la première fois, qu'il ne m'en demeure qu'une générale consolation sans savoir presque ce que j'ai leu. Il n'y a pas moyen maintenant, car il est bien tard, et je prêche demain matin. Tandis qu'on allumait la chandelle, j'ay demandé à Thibaut de votre santé; il m'a dit qu'elle estait bonne. Cela m'a un peu arrêté ; car j'étais en pcyne sur ce mal sensible mais non dangereux avec lequel vous m'avez escrit la dernière lettre. Et cependant, voyez-vous, quand vous m'escrirez, dites-moy bien tousjours de vostrè santé. Il m'a dit que nostre Marie aymée et très-aymée estait auprès de vous, car je le lui ay demandé; mais il m'a dit que vous la mettiez fort au monde, sans que je le luy demandasse. Savez-vous, ne la nous faites pas aussy si brave, qu'elle nous dédaigne pour cela. Si j'estois près de vous, je confesse que je voudrais bien estre préféré à la mettre à la communion, car c'est un coup mémorable pour une âme destinée au bien comme celle-là. Mais encore ne faut-il pas que mon ambition la prive de ceste céleste viande pour ses Pâques. Or je suis doncq bien d'advis que vous la fassiez communier. Et ce bon Dieu la veuille prendre pour sa bien-ay-mée, et luy donner le ressentiment de son amour pour cela. Non plus, ma chère fille, car je ne puis plus. Dans trois jours ou quatre, nos chanoines envoyé à Dijon; il faudra que lors j'y aille, et peut-être auray-je plus de loisir.
2. Alors je vous diray que mes chanoines font merveilles à faire des exhortations et à gagner nos jeunes demoiselles, pour la dévotion,..... grand la confirmité de l'ange y sert. Mais, sçavez-vous, tout cela va par ordre, et n'y a rien à craindre, sinon parce que tout ce tient à moy qui suis un grand misérable; mais ne vous effarouchez pas pour cela à dire : Mais que dois-je doncq estre, moy ? car ma fille, je ne sçais comme je suis fait; encore que je me sens misérable, je ne m'en trouble point, et quelquefois j'en suis joyeux, pensant que je suis une vraie bonne besogne pour la miséricorde de Dieu, à laquelle je vous recommande sans cesse : ouy, ma chère fille, c'est l'action continuelle de mon coeur. Je vous veux envoyer un exercice que j'ay dressé et fait pratiquer à madame de Charmoysi (cf. 431 ,4), car je voudrais que je ne fisse rien sans que vous le sçussiez. Je le dressay à intention de luy faire rafraîchir ses bons propos, auxquels certes elle avait fort constamment persévéré. C'est une bonne âme, et admirable à ne se point empresser. Elle ne m'avait jamais écrit de son âme que ces jours passés. Elle ne cesse de demander quand vous viendrez, et se fait accroire qu'il faut que ce soit pour toute cette année. Oh! Dieu sçait comme mon coeur le désirerait ardemment, si je ne pensois que la volonté divine veut de nous un peu de patience. Mais espérons toujours beaucoup. Adieu, ma fille, ma très-chère fille.
Je ne dis pas cela pour la louer, car j'ayme bien que l'on m'escrive et très-souvent; et si, j'ayme mieux voir un peu d'empressement que de ne voir jamais point de lettres, en des absences de trois et quatre mois : je dis ceci afin que vous ne pensassiez pas, pour n'être pas empressée, qu'il faille ne m'escrire pas le plus souvent que vous pourriez. Si ma fille, escrivez toujours.
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Il l'exhorte à ne point songer à ce qui causait ses peines intérieures, parce que l'attention qu'elle y faisait ne servait qu'à les augmenter ; mais à demeurer ferme dans ses bonnes résolutions.
Rumilly, 7 mars 1608.
1. C'est enfin par monsieur Favre que je vous écris, ma chère fille, et toujours néanmoins sans loisir; car il m'a fallu écrire beaucoup de lettres, et toujours vous êtes la dernière à qui j'écris, ne craignant point pour cela de m'en oublier.
Je me repentis l'autre jour de vous avoir tant écrit de choses sur cette brouillerie d'esprit qui vous était arrivée (cf. 247 ,2); car puisque ce n'était rien en vraie vérité, et que l'ayant communiqué au père N. tout cela s'était évanoui, je n'avais que faire, sinon de dire, Deo gratias. Mais, voyez-vous, mon esprit est sujet aux épanchements avec vous et avec tous ceux que j'affectionne.
Mon Dieu ! ma fille, que vos maux me font de bien! car j'en prie avec plus d'attention; je me mets devant notre Seigneur avec plus de pureté d'intention ; je me mets plus entièrement en l'indifférence : mais croyez-moi, ou je suis le plus trompé homme du monde, ou nos résolutions sont de Dieu et à sa plus grande gloire. Non, ma fille, ne regardez plus ni à droite ni à gauche. Et je ne veux pas dire que vous ne regardiez pas ; non : mais je veux dire, ne regardez pas pour vous y amuser, pour examiner soigneusement, pour vous embarrasser et entortiller votre esprit de considérations, desquelles vous ne sauriez vous démêler : car si, après tant de temps, après tant de demandes à Dieu, on ne se résout pas sans difficulté, comme penserons-nous sur des considérations faites sans appareil, pour celles qui viennent à gauche, et faites par de simples odeurs et goûts, quant à celles qui viennent à dextre ; comme penserons-nous, dis-je, bien rencontrer.
Or sus, laissons cela, n'en parlons plus. Parlons d'une règle générale que je vous veux donner: c'est que, sur tout ce que je vous dis, vous ne pensiez pas ceci ni cela : tout s'entend grosso modo; car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu, à ne point abandonner nos résolutions, ains à les aimer. Pour moi, j'aime tant les miennes, que quoi que je voie ne me semble point suffisant pour m'ôter une once de la bonne estime que j'ai, encore que j'en voie et considère des autres plus excellentes et plus relevées.
2. Hélas! ma chère fille, c'est aussi un entortillement que celui duquel vous n'écrivez pas à M. de Sauzea. Mon Dieu! ma fille, ne sauriez-vous vous prosterner devant Dieu, quand cela vous arrive, et lui dire tout simplement : Oui, Seigneur, si vous le voulez, je le veux, et si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas; et puis passer à faire un peu d'exercice et d'action, qui vous serve de divertissement.
Mais, ma fille, voici ce que vous faites: quand cette bagatelle se présente à votre esprit, il s'en fâche, et ne voudrait point voir cela; il craint que cela ne s'arrête : cette crainte retire la force de votre esprit, et laisse ce pauvre esprit tout fade, triste et tremblant; cette crainte lui déplaît, et engendre une autre crainte, que cette première crainte et l'effroi qu'elle donne ne soit cause du mal ; ainsi vous vous embarrassez : vous craignez la crainte, puis vous craignez la crainte de la crainte; vous vous fâchez de la fâcherie, et puis vous vous fâchez d'être fâchée de la fâcherie. C'est comme j'en ai vu plusieurs qui, s'étant mis en colère, sont par après en colère de s'être mis en colère : et semble tout cela aux cerclés qui se font en l'eau, quand on a jeté une pierre; car il se fait un cercle petit, et celui-là en fait un plus grand, et cet autre un autre.
Quel remède, ma chère fille? Après la grâce de Dieu, c'est de n'être pas si délicate. Voyez-vous, (voici un autre épanchement d'esprit, mais il n'y a remède), ceux qui ne peuvent pas souffrir la démangeaison d'un ciron, en la pensant faire passer à force de se gratter, ils s'écorchent les mains: Moquez-vous de la plupart de ces brouilleries; ne débrassez point pour les penser rejeter; moquez-vous-en; divertissez-vous à des actions; tâchez de bien dormir. Imaginez-vous, je veux dire, pensez que vous êtes un petit S. Jean, qui doit dormir et se reposer sur la poitrine de notre Seigneur, entre les bras de sa providence.
3. Et courage, ma fille ; nous n'avons point d'intention que pour la gloire de Dieu : non pas; non certes au moins d'intentions découvertes ; car si nous en découvrions, nous nous les arracherions tout aussitôt de notre coeur. Et donc, de quoi nous tourmentons-nous.
Vive Jésus! ma fille : il m'est avis quelquefois que nous sommes tout pleins de Jésus; car au moins nous n'avons point de volonté délibérée contraire. Ce n'est pas en esprit d'arrogance que je dis cela, ma fille ; c'est en esprit de confiance et pour nous encourager.
4. (...)
Adieu, ma fille, ma très-chère fille. Je suis, mais inséparablement, vôtre.
S. FRANÇOIS DE SALES, a MADAME DE CHANTAL.
C'est un grand bonheur de se tenir humble au pied de la croix.
Rumilly, 20 mars 1608.
Ma chère fille, tenons-nous, je vous supplie, tout au bas bout de la croix ; trop heureux si quelque goutte de baume qui distille de toutes parts tombe dedans notre coeur, et si nous pouvons recueillir de ces basses herbettes qui uais-rent là autour.
Oh! je voudrais bien, ma très-chère fille, vous entretenir un peu sur la grandeur de ce béni saint que notre coeur aime, parce qu'il a nourri l'amour de notre coeur et le coeur de notre amour, sur ces paroles : Seigneur faites bien aux bons et aux droits de coeur (Ps 124,1).
O vrai Dieu ! dis-je, qu'il fallait que ce saint fût bon et droit de coeur, puisque notre Seigneur lui a fait tant de bien, lui ayant donné la mère et le fils! Car, ayant ces deux gages, il pouvait faire envie aux anges, et défier le ciel tout ensemble d'avoir plus de bien que lui ; car qu'y a-t-il entre les anges de comparable à la reine des anges, et en Dieu plus que Dieu ?
Bonsoir, ma toute chère fille, je supplie ce grand saint, qui a si souvent dorloté notre Sauveur, et qui l'a si souvent bercé, qu'il vous fasse les caresses intérieures qui sont requises à l'avancement de votre amour envers ce rédempteur, et qu'il vous impètre abondance de paix intérieure, vous donnant mille bénédictions. Vive Jésus, vive Marie, et encore le grand saint Joseph (1) qui a tant nourri notre vie.
Adieu, ma fille ; la veuve de Naïm (2) m'appelle aux funérailles de son cher fils. Ce n'est pas que sur ce sujet je ne pense à ce que vous m'écrivez du vôtre. A Dieu soyons-nous sans fin, sans réserve, sans mesure ! Jésus soit notre couronne ! Marie soit notre miel ! Je suis, au nom du fils et de la mère, votre, etc.
(1) La fête de S. Joseph arrive le 19 mars.
(2) Le jeudi de la quatrième semaine de carême.
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(Tirée du monastère de la Visitation de Rouen.)
Le saint éveque ayant appris les desseins que le roi de France avait sur lui, s'en excuse avec beaucoup d'humilité, et insinue qu'il n'y consentira pas sans un exprès commandement du pape, joint à la volonté du roi.
Annecy, le 6 mai 1608.
Monsieur, j'ai reçu votre lettre du 21 avril, qui me fait admirer la bonté du roi, qui non-seulement me fait l'honneur de se ressouvenir de moi, mais encore de m'e vouloir du bien, et m'estimer digne de lui rendre du contentement au service de l'Église en son royaume. Vous pouvez penser, monsieur, si j'ai été touché de gloire pour cela. Si ai, à la vérité, et m'y fusse laissé emporter, si la connaissance de mon insuffisance ne m'eût arrêté ; car cet honneur ne m'éblouit point tant que je ne voie point les bornes et limites de ma capacité, lesquelles sont sans doute fort courtes et étroites.
Et pour cela, monsieur, je vous supplie d'apprendre de sa majesté que c'est qu'elle penserait faire de moi, et en quoi elle désirerait m'employer; car sans doute je ne suis pas bon à beaucoup de choses, et j'ai néanmoins cette générosité de ne vouloir pas être appliqué que pour ce que je suis, et en ce que je puis, d'autant plus quand ce serait par la gratification et grâce d'un si grand roi, lequel ne pense pas de me faire transplanter de ce pays en son royaume, abondant en personnes de mérite, qu'il ne m'estime fructueux et propre à son contentement.
Et je sais bien qu'il n'y a nulle si mauvaise pièce au monde qui ne soit utile à quelque chose ; mais il faut lui trouver son usage et son lieu. Dieu m'a fait la grâce de reconnaitre que je suis fait pour lui, par lui et en lui. Je ne suis et ne serai jamais enfant de fortune, tandis que le ciel m'éclairera. C'est pourquoi où que je sois appelé pour le service de la gloire divine, je ne contredirai nullement d'y aller, mais surtout en France, à l'air de laquelle ayant été nourri et instruit, je ne-puis dissimuler que je n'aie une spéciale inclination, et encore plus la voyant sous un roi que je dois honorer et estimer si hautement, et qui m'oblige si extrêmement comme il fait.
Il est vrai que je suis en mon pays et entre les miens avec une certaine suffisance qui me suffit, et, ce qui m'est plus cher, avec un repos aussi grand que ma charge le peut permettre, et qui ineshui me semble assez ferme : mais tout cela ne me tient qu'au bout des doigts, et ne me saurait empêcher de m'embarquer à tout autre service où je penserais être utile à la gloire divine et au bien de l'Église, puisque dès mon baptême et par ma vocation je suis consacré à cela.
Si doneques sa majesté vous dit son intention particulière, j'examinerai avec Dieu, et en sa présence, mes forces ; et si je les sens aucunement assortissantes au service qu'elle désirera, et que sa sainteté me le commande (car vous savez bien que sans cela je n'oserais me remuer de la sentinelle en laquelle je suis posé), je me rendrai tout prêt, tout prompt, tout affectionné à suivie la vocation divine ; ne doutant nullement qu'elle ne soit telle, quand je verrai se joindre les volontés du pape et du roi. C'est trop dit, ce me semble, à vous, monsieur, qui m'aimez tant et me connaissez tant, et qui savez, entre autres choses, que je suis de tout mon coeur, monsieur, voire, etc.
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(Tirée du premier monastère de la Visitation de Rouen.)
Sur le même sujet que la précédente.
Annecy, 6 mai 1608.
Monsieur, je jette cette feuille à part, afin de vous y parler avec plus de liberté, et vous en laisser aussi pour montrer ma lettre, s'il y échoit. Vous verrez donc, s'il vous plaît, la lettre que je récris au roi ; et, s'il vous semble à propos, vous la lui donnerez, ou, si vous jugez autrement, vous pourrez parler à sa majesté vous-même à votre gré ; car en ceci j'ai grandement besoin de votre conduite.
Je n'ai pas cru, sur une proposition si générale comme est celle que sa majesté me fait faire, de me devoir résoudre ? car il se pourrait bien faire que, venant à joindre et à voir le lieu ou l'occasion en laquelle on me voudrait tirer, je me trouverais tout-à-fait insuffisant au service que l'on prétendrait de moi, ou qu'il ne serait pas expédient que je me misse au change, d'autant que les changements à mon avis sont toujours dignes de considération pour ceux qui ne sont pas mal. Si le sujet n'en est grand et digne, on est blâmé de légèreté, et l'attirail en est toujours de grands fiais; car il faut un peu tout dire avec vous, qui avez mon coeur en main.
Après tout cela, vous savez que sans l'autorité du pape je ne puis nullement me remuer, et s'il m'importe que cette autorité prévienne toutes les nouvelles qu'on en pourrait avoir des deux : vous jugez bien pourquoi. C'est cela qui me rend tout ceci difficile ; car, pour parler en conscience, je ne mérite pas l'emploi de tant de mystères. Je sais que la chose n'étant pas prête, il y a assez de temps pour penser à toutes ces choses ; mais encore m'a-t-il semblé que je vous devais ainsi tout dire naïvement, afin que selon les occurrences vous m'aidiez à prendre les résolutions convenables.
Et cependant je demanderai incessamment la clarté du ciel, et dirai à notre Seigneur : Domine, quid me facere (Ac 9,6)? Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Car je proteste devant sa souveraine majesté que je ne veux vouloir que sa volonté très-sainte, soit à demeurer, soit à changer de place ; et si je la sais connaître, je ne me veux divertir', ni à droite ni à gauche, du chemin qu'elle me montrera ; car ce peu de temps que j'ai à passer ne m'est rien au prix de l'éternité. Pour donc laisser entièrement la conduite de mon sort ès-mains de Dieu, je ne veux ni refuser ni accepter, que je ne voie et considère que c'est.
Au demeurant, je ne doute point que votre amitié en mon endroit n'ait beaucoup contribué pour amplifier et agrandir l'estime que le roi fait de moi, de laquelle, sans mentir, je suis honteux ; et eu cas que je dusse paraitre à sa vue, je serois bien en peine de soutenir cette opinion. Notre Seigneur vous conserve et agrandisse en ses saintes bénédictions, et me fasse la grâce de ne point paraitre ingrat de tant de faveurs que je reçois de vous, ains de témoigner par effet que je suis de coeur, tout entier, monsieur, votre, etc.
Monsieur, on me presse de lier ce paquet ; oserai-je donc bien supplier monsieur le révérendissime de Montpellier de me conserver ses grâces, et savoir par ces trois lignes que je suis son très-humble serviteur. Monsieur, obligez-moi de lui dire ; car il est fort vrai.
F. de Sales, Lettres 425