F. de Sales, Lettres 492
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(L'original appartenait à M. Landrin, prêtre de la mission de S. Lazare.)
Politesse pour le commencement de l'année.
Annecy, 28 décembre 1608.
Monsieur,
Cette année, qui se passe en ces deux jours suivants, me sera mémorable pour avoir en icelle reçu le bien de votre amitié et connaissance. Avant donc qu'elle finisse, je me veux ramentevoir en votre souvenance, et vous supplier de me conserver en cette nouvelle année venante le même bonheur que vous m'avez donné en celle-ci. Elles s'en vont bien vite, ces années, et nous vont ravissant après ou plutôt avec elles : mais que nous en doit-il chaloir, puisque, moyennant la miséricorde de Dieu, elles nous vont fondre et abimer dans une profonde éternité? Je suis toute ma vie, monsieur, votre, etc.
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Il l'instruit comme il faut haïr ses défauts avec tranquillité, et à ne désirer inutilement ce qu'elle ne peut avoir.
Annecy, 20 janvier 1609.
Madame,
1. il n'y a point de doute que vous vous expliqueriez bien mieux et plus librement à vive voix que par écrit : mais, en attendant que Dieu le veuille, il faut employer les moyens qui se présentent. Voyez-vous, les assoupissements, allangourissements et engourdissements des sens ne peuvent être sans quelque sorte de tristesse sensuelle ; mais, tandis que votre volonté et le fond de votre esprit est bien résolu d'être tout à Dieu, il n'y a rien à craindre : car ce sont des imperfections naturelles, et plutôt maladies que péchés ou défauts spirituels. Il faut néanmoins s'exciter et provoquer au courage et activité d'esprit tant qu'il vous sera possible.
2. Oh ! cette mort est hideuse, ma chère fille, il est bien vrai, mais la vie qui est au-delà, et que la miséricorde de Dieu nous donnera, est bien fort désirable aussi ; et si il ne faut nullement entrer en défiance, car, bien que nous soyons misérables, si ne le sommes-nous pas à beaucoup près de ce que Dieu est miséricordieux à ceux qui ont volonté de l'aimer, et qui en lui ont logé leurs espérances. Quand le B. cardinal Borromée était sur le point de la mort, il fit apporter l'image de son Seigneur mort, afin d'adoucir sa mort par celle de notre Sauveur. C'est le meilleur remède de tous contre l'appréhension de votre trépas, que la cogitation de celui qui est notre vie (cf. Col 3,4), et de ne jamais penser à l'un qu'on n'ajoute la pensée de l'autre.
3. Mon Dieu ! ma chère fille, n'examinez point si ce que vous faites est peu ou prou ; si c'est bien ou mal, pourvu que ce ne soit pas péché, et que tout à la bonne foi vous ayez volonté de le faire pour Dieu. Tant que vous pourrez, faites parfaitement ce que vous ferez ; mais quand il sera fait, n'y pensez plus, ains pensez à ce qui est à faire. Allez-bien simplement en la voie de notre Seigneur, et ne tourmentez pas votre esprit. Il faut haïr nos défauts, mais d'une haine tranquille et quiète, non point d'une haine dépiteuse et troublée : et si il faut avoir patience de les voir, et en tirer le profit d'un saint abaissement de nous-mêmes. A faute de cela, ma fille, vos imperfections, que vous soyez subtilement, vous troublent encore plus subtilement, et par ce moyen se maintiennent, n'y ayant rien qui conserve plus nos lares que l'inquiétude et l'empressement de les ôter.
4. C'est une rude tentation de se déplaire en s'attristant au monde, quand il y faut être par nécessité. La providence de Dieu est plus sage que nous. Il nous est avis que, changeant de nature, nous nous porterons mieux : oui, si nous nous changeons nous-mêmes. Mon Dieu, je suis ennemi conjuré de ces désirs inutiles, dangereux et mauvais : car, encore que ce que nous désirons est bon, le désir est néanmoins mauvais, puisque Dieu ne nous veut pas cette sorte de bien, mais un autre, auquel il veut que nous nous exercions. Dieu nous veut parler dedans les épines et le buisson, comme il fit à Moïse (cf. Ex 3,2); et nous voulons qu'il nous parle dans le petit vent doux et frais, comme il fit à Élie (cf. 1R 19,12). Sa bonté vous conserve, ma fille ; mais soyez constante, courageuse, et vous réjouissez de quoi il vous donne la volonté d'être toute sienne. Je suis en elle très-entièrement votre, etc.
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(Tirée du monast. de la Visitât, de Toulouse )
Envoi de quelques exemplaires de l'Introduction à la vie dévote, pour plusieurs personnes.
Fin février 1609.
1. Mon Dieu ! que vous serez la bien venue, ma chère fille ; et comme il m'est avis que mon âme embrasse la vôtre chèrement ! Partez donc au premier beau jour que vous verrez, après que votre cheval se sera délassé, lequel, sans doute, on ne pourrait pas bien vous renvoyer, sinon depuis trois jours en ça, pour les dernières pluies qui sont tombées en ce pays. Je vous souhaite bon et heureux voyage, et que ma petite fille ne soit pas mallement du travail du chemin, mais arrivant de bonne heure le soir, et la faisant bien dormir, j'espère qu'elle fera prou.
M. de Ballon désire tant que vous fassiez votre gîte chez lui, que je suis contraint aussi de le désirer pour la bonne amitié qu'il nous porte.
Madame du Puits-d'Orbe m'avait écrit qu'elle désirait de venir avec vous ; mais ni la saison n'est pas propre pour elle, ni je ne voudrais pas l'avoir en temps si incommode comme est le carême. Je lui écris donc qu'elle attende le vrai printemps, et qu'elle vienne en litière ; afin que si l'une de ses soeurs veut l'accompagner, elle le puisse faire sans appréhension d'aller à cheval.
2. Je lui envoie le livre ci-joint (1), l'autre à mademoiselle de Traves selon votre désir. Le père de Mandi m'en demandait un (cf. 453 ,4): si vous lui donnez celui que vous avez, je vous en rendrai un plus brave ici ; car encore le faut-il consoler. J'en voudrais envoyer à plusieurs personnes ; mais je vous assure que pour tout il n'en est venu que trente en ce pays, et je n'ai pu fournir à la dixième partie de ceux à qui j'en devais donner : il est vrai que je n'en suis pas tant en peine, parce que je sais que de delà il y en a plus qu'ici. J'ai cru néanmoins que je devais en envoyer un à M- de Chantal (2), et qu'il s'offenserait si je ne le fai-sois; c'est pourquoi le voilà.
3. Qu'ai-je à vous dire de plus, ma chère fille ! Milles choses, mais que je n'ai nul loisir d'écrire, car je veux que Claude parte sans plus tarder. Sachez seulement, ma vraie fille, que je suis tout plein de joie et de contentement de quoi votre Groissy (5) parle non-seulement avec respect, mais avec un amour tout affectionné, de vous et de messieurs vos pères, et, ce qui me plaît le plus, de ma chère petite Aimée ; je vous dis la vérité, il ne me saurait plus donner de plaisir que par là, et vraiment j'espère que tout ira fort bien, et qu'il ne demeurera nul sujet de contentement à personne.
Ne vous repentez point de m'avoir écrit des douze cents livres; car vous ne vous devez nullement repentir de rien qui se passe avec moi.
Hé bien, je verrai donc bien des misères, et nous en parlerons, à mon avis, à souhait.
Ma mère désire que vous fassiez votre petit délassement à Sales, où elle vous attendra pour vous accompagner ici ; mais ne croyez pas que je vous y laisse sans moi : non pas, certes, car ou je vous y attendrai, ou j'y serai aussitôt que je vous y saurai. Je n'écris point à votre commère, car j'aurai loisir de l'entretenir bien au long : et si, je confesse que vous m'avez fait bien plaisir de la mettre sur votre train, bien que pour elle il faudra peut-être que je me mette en dépense, afin qu'à son retour elle fasse bon récit de ma magnificence. Voyez-vous, je ris déjà dans le coeur sur l'attente de votre arrivée.
4. 5. (...)
(1) L'Introduction à la vie dévote.
(2) Le beau-père de madame la baronne de Chantal.
(3) C'est un frère de notre Saint.
(Tirée de la vie du Saint, par Ch.-Aug. de. Sales.) Éloges de L’ Introduction à ta vie dévote.
23 mars 1009.
Monsieur, le livre spirituel que vous venez de mettre sous la presse me ravit, m'échauffe, m'extasie tellement, que je n'ai ni langue ni plume, pour vous exprimer l'affection dont je suis transporté pour vous, par rapport à ce grand et signalé service que vous rendez à la divine bonté, et à l'avantage inestimable qui en reviendra à ceux qui seront assez- heureux de lire cet ouvrage comme on le doit lire. Mais que ne devait-on pas attendre d'un évêque de Genève tel que vous, sinon quelque ouvrage, entre autres, qui mit fin à l'infamie de Genève, qui a infecté toute l'Europe par son hérésie ?
Je ne nie pas que les livres si savamment écrits par tant de docteurs excellents, dont le cardinal Bellarmin est le chef, n'aient beaucoup servi contre les hérésies de ce siècle ; mais je ne puis aussi m'empêcher de dire et de soutenir que ceux qui ont écrit sur la morale et sur la dévotion, n'y ont pas apporté un remède moins efficace. Je pourrais, je voudrais et je devrais passer outre, et préférer les coutroversistes, s'il était question de combattre l'erreur de front ; car l'erreur n'étant que la matière des hérésies, et l'obstination la forme, la doctrine qui éclaire l'entendement remédie à la matière; mais aussi la vertu, la dévotion, l'ardeur de la piété qui fléchit la volonté, et qui en bannit l'opiniâtreté, dominent sur la forme qui tient le premier rang dans l'essence ; de manière qu'à ce compte il faut, ou que la doctrine des controverses cède à celle de la piété et de la dévotion, ou du moins qu'elle se l'associe, tellement qu'en lui cédant sa nécessité elle reconnaisse que sans elle on n'avance rien. En voici la raison.
Tout pécheur est ignorant ; et, quoique dans la spéculation il puisse dire, je vois le bien et l'approuve, parce que l'entendement est vaincu par la vérité, dans la pratique il confessera qu'il fait mal parce que la passion mal réglée l'emporte : de façon que quand le feu de la concupiscence est tombé sur les âmes passionnées, elles ne voient point le soleil. Il faut donc bonifier la volonté, pour empêcher qu'elle ne nuise à l'illumination efficace de l'entendement; et c'est ce que font les livres spirituels qui commencent par la doctrine purgative, pour dépouiller les âmes de toutes les mauvaises habitudes incompatibles avec le vrai christianisme.
Or, monsieur, continuez de servir d'instrument à la divine sagesse, rembarrant l'erreur des hérétiques par la doctrine des controverses, et conduisant les volontés dépravées dans le chemin de la vertu, par vos traités de piété et dévotion. Sans doute la réformation des moeurs éteindra les hérésies avec le temps, comme leur dépravation les a causées, puisque l'hérésie n'est jamais le premier péché.
Excusez, s'il vous plaît, ma prolixité. Il m'a fallu contenter mon âme, en lui donnant la satisfaction de vous marquer sa joie et son contentement sur votre beau et bon livre, que je ne puis assez louer.
Je ne désavoue pas que je n'aie fait une grande fête de votre Introduction en plusieurs bonnes compagnies ; mais ce n'est pas ma recommandation qui l'a mise en vogue : elle vole de ses propres ailes, elle est douce de son propre sucre, elle est embellie et enrichie de ses propres couleurs et de ses joyaux. Celui qui a du bon vin, n'a pas besoin d'enseigne.
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Réponse à la lettre précédente. Il le remercie des éloges qu'il veut bien donner à son livre ; il lui fait part des raisons qui l'ont déterminé à le composer et à le mettre au jour ; il lui parle des projets de quelques autres ouvrages.
Annecy, vers le 15 février 1609
Monseigneur,
1. je reçus le huitième de ce mois la lettre qu'il vous plut m'écrive le 25 de l'autre prochain passé, et proteste que rien ne m'est arrivé, il y a longtemps, qui m'ait rempli de tant de joie et honneur ; car mon âme qui recevait la vôtre d'un grand respect, désirait par quelque heureuse rencontre avoir quelque digne accès à votre bienveillance : mais comme le pouvais-je espérer, étant cloué et affligé à ces montagnes, et si indigne de votre considération ?
Et voici néanmoins que Dieu a voulu me prévenir de cette consolation, de laquelle je remercie très-humblement sa bonté, et me sens fort obligé à la vôtre, qui s'y est si aimablement inclinée. C'est un grand fruit que ce pauvre petit livre m'a rendu, et lequel certes je n'attendais pas ; mais pour lequel seul, plus que pour aucun autre duquel je me sois aperçu jusqu'à présent, je le veux désormais aimer et cultiver.
Vous avez bien remarqué, monseigneur, que cette besogne ne fut jamais faite à dessein projeté. C'est un mémorial que j'avais dressé pour une belle âme qui avait désiré ma direction ; et cela emmi les occupations du carême, auquel je prêchais deux fois la semaine. Elle le montra au révérend père Forier, lors recteur du collège de Chambéri, et maintenant de celui d'Avignon, qu'elle savait être mon grand ami, et auquel même je rendais souvent compte de mes actions. Ce fut lui qui me pressa si fort de faire mettre au jour cet écrit : après l'avoir hâtivement revu et accommodé de quelques petits agencements, je l'envoyai à l'imprimeur ; c'est pourquoi il s'est présenté à vos yeux si mal accommodé.
Mais puisque, tel qu'il est, vous le favorisez de votre approbation, si jamais il retourne sous la presse, je me délibère de l'agencer et accroître de certaines pièces qui, à mon avis, le rendront plus utile au public, et moins indigne de la faveur que vous lui faites.
Et puisque vous m'exhortez, monseigneur, de continuer à mettre par écrit ce que Dieu me donnera pour l'édification de son Église, je vous dirai librement et avec confiance mes intentions pour ce regard. Tout me manque, sans doute, pour l'entreprise des oeuvres de grand volume et de longue baleine ; car vraiment je n'ai nulle suffisance d'esprit pour cela. Il n'y a peut-être évêque à cent lieues autour de moi qui ait un si grand embrouillement d'affaires que j'ai. Je suis en lieu où je ne puis avoir ni livre ni communications propres à tels effets. Pour cela, laissant aux grands ouvriers les grands desseins, j'ai conçu certains petits ouvrages moins laborieux, et néanmoins assez propres à la condition de ma vie, non-seulement vouée, mais consacrée au service du prochain pour la gloire de Dieu. Je vous en présente brièvement les arguments.
2. Je médite donc un livret de l'amour de Dieu, non pas pour en traiter spéculativement, mais pour en montrer la pratique en l'observation des commandements de la première table; celui-ci sera suivi d'un autre, qui montrera la pratique du même amour divin en l'observation des commandements de la seconde table : et tous deux pourront être réduits en un volume juste et maniable. Je pense aussi de pousser dehors un jour un petit calendrier et journalier pour la conduite de l'âme dévote, auquel je représenterai à Philotée des saintes occupations pour toutes les semaines de l'année.
J'ai de plus quelques matériaux pour l'introduction des apprentis à l'exercice de la prédication évangélique, laquelle je voudrais faire suivre de la méthode de convertir les hérétiques par la sainte prédication : et en ce dernier livre je voudrais, par manière de pratique, défaire tous les plus apparents et célèbres arguments de nos adversaires ; et ce avec un style non-seulement instructif, mais affectif, à ce qu'il profitât non-seulement à la consolation des catholiques, mais à la réduction des hérétiques; à quoi j'emploierais plusieurs méditations que j'ai faites durant cinq ans en Chablais, où j'ai prêché sans autres livres que la Bible, et ceux du grand Bellarmin.
3. Voilà, monseigneur, ce que mon petit zèle me suggère; lequel, n'étant pas à l'aventure secundum scientiam (cf. Rm 10,2), le temps, le peu de loisir que j'ai, la reconnaissance de mon imbécillité modéreront; bien que sans mentir votre autorité l'ait bien fort enflammé par le favorable jugement que vous faites de ce premier livret, duquel encore faut-il que je vous dise ce que M. notre évêque de Montpellier m'a écrit.
Il m'avertit que je me tiens trop pressé et serré en plusieurs endroits, ne donnant pas assez de corps à mes avis; en quoi, sans doute, je vois qu'il a raison : mais, n'ayant dressé cette besogne que pour une âme que je voyais souvent, j'affectais la brièveté en cet écrit, pour la commodité que j'avais de m'étendre en paroles.
L'autre chose qu'il me dit, c'est que, pour une simple et première introduction, je porte trop avant ma Philotée; et cela est arrivé parce que l'âme que je traitais était déjà bien fort vertueuse, quoiqu'elle n'eût nullement goûté la vie dévote; c'est pourquoi, en peu de temps, elle avança fort bien.
Or à l'un et à l'autre de ces défauts je remédierai aisément, si jamais cette Introduction se réimprime : car, pour finir par où j'ai commencé, l'honneur qu'elle me donne m'ayant ouvert le chemin à votre amitié, et l'opinion que vous avez qu'elle sera profitable aux âmes sera cause que je l'aimerai, et lui ferai tous les biens qu'il me sera possible.
Mais, mon Dieu ! que direz-vous de moi, monseigneur, me voyant épancher mon âme devant vous avec autant de naïveté et d'assurance, comme si j'avais bien mérité l'accueil que vous, me faites, et l'accès que vous me donnez ? Je suis tel, monseigneur; et votre sainte charité me donne cette libre confiance, et outre cela me fait vous conjurer, par les entrailles de notre commun et souverain objet et Sauveur, de me continuer ce bien, que vous avez commencé à me départir, non-seulement me communiquant la suavité de votre, esprit, mais me censurant et avertissant en tout ce que votre dilection et zèle vous dicteront; vous promettant que vous rencontrerez un coeur capable quoique indigne de recevoir de telles faveurs. Dieu vous conserve longuement. Monseigneur, votre, etc.
(Tirée de (a vie du Saint, par Ch.-Aug. de Sales.)
Il l'encourage à exécuter les ouvrages dont il lui a parlé, en faisant voir les heureux effets qu'ils doivent produire.
Après le 8 avril 1609.
Monsieur, votre dessein des deux traités sur les deux tables disposera des échelles et des degrés au coeur de ceux qui seront si heureux que de les lire, relire et retenir; car ils arriveront par ce moyen au plus haut faite de la charité, qui accomplit la loi, et en qui consiste vraiment tout l'homme; comme sans elle tout l'homme, quelque grand qu'il puisse être en tout le reste, quelle que soit son excellence, doit dire, Je ne suis rien.
Le dessein du calendrier sera la tablature dont Philotée se servira sur le clavier de son épinette organisée, pour conserver la mémoire des plus beaux airs spirituels, que la nécessité du corps et les autres occupations extérieures lui font interrompre actuellement plus souvent qu'elle ne voudrait. Ces cinquante-deux semaines, quoique réitérées plusieurs années, ne lui dureront rien; lui représentant les deux septénaires de la gloire de l'âme et du corps, qui suivront le grand jubilé qui ne finira jamais.
Par les deux derniers projets que vous méditez, vous peuplerez le monde de prédicateurs qui vous imiteront; et j'ose me promettre, s'il plaît à Dieu, que vous mettiez au jour ces belles conceptions, de voir un si grand nombre de conversions, tant des hérétiques que des libertins, que l'on sera, contraint d'avouer qu'on n'aura jamais trouvé une semblable méthode. Et puis, vous appelez cela de petites entreprises, des entreprises de courte haleine, de basse étoffe; et je persiste néanmoins dans tout ce que ma précédente vous représentait de la valeur de votre livre au-dessus des grands et immenses volumes de plusieurs qui s'essayent à combattre l'hérésie, dont l'obstination ne peut être vaincue que par l'amélioration des volontés, si je puis user de ce terme ; et c'est à quoi la réformation des moeurs sert directement.
Faites donc, monsieur, que votre zèle, qui est vraiment selon la science des saints, exécute ce que vous daignez me communiquer. Pour moi, je n'y puis contribuer en rien que par cette instante réquisition que je vous en fais pour la gloire de Dieu et le service de son Église.
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(Tirée du monastère de la Visitation de S.-Jacques, à Paris.)
Marques d'amitié, d'estime, de respect et d'humilité.
Annecy, Avril 1609
Monseigneur,
C'est de tout mon coeur que je vous écris également avec respect et confiance : celle-ci procède de la connaissance que j'ai de la sincérité de votre bienveillance en mon endroit, et celui-là de la multitude des riches qualités qui décorent le rang que vous tenez en l'Église de Dieu ; auquel, bien que je vous aie devancé quant au temps, je vous vois néanmoins devant moi en tout autre façon, que c'est le moins que je veuille et doive faire, que d'user exactement d'une réciproque révérence en votre endroit. Et si vous ne vous étiez pas mis à l'extrémité du plus haut point d'honneur envers moi, je me fusse essayé de vous en rendre plus que vous ne m'en donnez ; mais il faut que je demeure vaincu, tant parce que vous savez tout mieux faire que moi, que d'autant que le lieu d'où sort l'honneur que vous me faites lui donne un poids si excessif que je n'ai rien qui le puisse égaler. Mais c'est assez. Continuez, je vous supplie, monseigneur, d'aimer celui qui vous souhaite toute sorte de bonheur en la grâce de Dieu, et qui est, d'une affection inviolable, votre, etc.
529
Il consent à un voyage que cette dame et sa soeur malade devaient faire pour venir le voir, et fixe les conditions qu'il met à ce consentement.
Annecy, 30 mai 1609.
1. Je réponds brièvement mais exactement à votre lettre, que le curé de Seyssel m'a rendue. Je vois l'esprit de notre chère soeur, qui désire de venir faire un voyage, et s'en promet un grand allégement. Encore faut-il un peu condescendre à cette pauvre fille, qui est vraiment bonne, quoique infirme ; et pour cela, je lui dirais volontiers qu'elle vînt, si je ne craignais l'inquiétude et la diversité des sentiments que messieurs vos parents en prendront. Il se peut néanmoins faire qu'ils l'auront agréable ; et si vous connaissez que ce soit à la bonne foi et simplement qu'ils l'auront agréable, vous pourrez fort librement lui donner courage de venir, et venir vous-même sous les mêmes conditions.
Je vais aussi réserver en ce dessein, parce que je doute que les congés qu'ils accordent ne soient pas donnés de ce bon coeur; et-là-dessus se disent mille choses. Or, quand elle se résoudra de venir, il faut que ce soit sans bruit et tout simplement, comme pour venir à Saint-Trivier et à Saint-Claude, et vous aussi, et la bonne mademoiselle de N. aussi, si elle est de la troupe, afin d'éviter les curiosités de ceux qui voudront tout enquérir.
Et si, il ne faut pas que ce soit sitôt, parce que nous avons un peu de soupçon de guerre qui s'évacuera, et que monseigneur le duc de Nemours doit passer ici pour quelques jours, pendant lesquels je ne pourrai pas l'abandonner : en sorte que si vous preniez cette résolution, il faudra prendre le temps un peu bien avant vers le mois d'août, sur la fin ou sur le commencement de septembre ; car avant le mois de juillet je serai hors d'ici : et si, il me faudra aller consacrer un digne évêque, que nous avons à Bellay ; action, laquelle bien qu'elle soit courte, si est-ce qu'elle me tient en suspens, parce que je ne sais pas le temps précisément.
Au demeurant, croyez que j'aurai bien de la consolation si je vous puis voir entre nos montagnes, qui sont toutes en fort bon air. En un mot, prenez garde que vos congés soient donnés franchement; et, cela étant, ce me sera un grand contentement de vous voir parmi nous, quoique vous n'y serez nullement bien traitées, encore que nous le voulussions ; mais vous serez reçues par certaines sortes de coeurs qui ne sont pas vulgaires.
2. Quant à la méditation, les médecins ont raison : tandis que vous êtes infirme, il s'en faut sevrer ; et, pour réparer ce manquement, il faut que vous fassiez au double des oraisons jaculatoires, et que vous appliquiez le tout à Dieu, par un acquiescement à son bon plaisir, qui vous sépare aucunement de lui, vous donnant cet empêchement à la méditation ; mais c'est pour vous unir plus solidement à lui par l'exercice de la sainte et tranquille résignation. Que nous importe-t-il que nous soyons avec Dieu ou d'une façon ou d'autre ? En vérité, puis que nous ne cherchons que lui, et que nous ne le trouvons pas moins en la mortification qu'en l'oraison, surtout quand il nous touche de maladie, il nous doit être aussi bon de l'un que de l'autre; outre que les oraisons jaculatoires et les élancements de notre esprit sont vraies continuelles oraisons, et la souffrance des maux est la plus digne offrande que nous puissions faire à celui qui nous a sauvés en souffrant. Faites-vous lire quelque bon livre parfois, car cela supplée.
3. Quant à la communion, continuez toujours ; et il est vrai ce que je vous ai dit, qu'il n'était nul besoin d’ouïr la messe pour communier les jours ouvriers, ni même les jours de fêtes, quand on en a ouï une devant, ou quand on en peut ouïr une après, quoique entre les deux on fasse beaucoup d'autres choses ; cela est vrai.
4. (...) Ne vous inquiétez point de ne pouvoir pas servir Dieu selon votre goût; car, en vous accommodant bien à vos incommodités, vous le servez selon le sien, qui est bien meilleur que le-vôtre.
Qu'à jamais soit-il béni et glorifié. Vive Jésus ; et je suis en lui d'un coeur très-fidèle tout entièrement vôtre.
Je salue très-humblement le P. Gentil.
532
(Tirée de la vie du Saint, par Ch.-Aug. de Sales.)
(1) S. François, ayant résolu de réduire les religieux de l'abbaye de Talloires, ordre de S. Benoit, à la discipline régulière, et ayant obtenu pour cela une commission du pape Paul V, il se transporta à ladite abbaye, et proposa la réforme. -
Le père Claude-Louis-Nicolas de Goex, prieur claustral, homme de bien, et qui désirait beaucoup cette réforme, le seconda de tout son pouvoir ; mais, malgré tout son zèle, notre Saint se vit contraint d'abandonner le monastère ; et ces moines poussèrent leur rage jusqu'à attenter à sa vie en lui tirant deux coups de pistolet.
Cependant, considérant les suites fâcheuses que cet attentat pourrait avoir, ils vinrent presque aussitôt implorer la miséricorde de leur évêque et de leur prieur, et n'eurent pas grand-peine d'obtenir leur pardon ; mais on se hâta d'ajouter à l'autorité du pape celle du sénat, qui fit mettre à exécution les ordres de sa sainteté.
Les religieux furent sommés d'embrasser la réforme ou de vider le monastère dans trois mois. Il y en eut qui se retirèrent, et d'autres qui acceptèrent. Le prieur conjura S. François de lui envoyer par écrit les avis qui lui étaient nécessaires pour la direction de ses religieux. Cette lettre est la réponse du saint évêque.
Annecy, 10 juillet 1609.
Monsieur,
1. puisque Dieu a choisi un nombre de personnes fort petit, et encore des moindres de la maison, en âge et en crédit, il faut que le tout s'entreprenne avec une très-grande humilité et simplicité, sans que ce petit nombre fasse semblant de reprendre et censurer les autres par paroles, ni par gestes extérieurs ; mais que simplement il les édifie par bon exemple et conversation.
Le commencement étant si petit, il faut avoir une grande longanimité à la poursuite, et se ressouvenir que notre Seigneur, après trente trois ans, ne laissa que six-vingts disciples bien assemblés, entre lesquels il y en eut beaucoup de discoles. La palme, reine des arbres, ne produit son fruit que cent ans après qu'elle est plantée. Il convient donc être doué d'un coeur généreux et de longue haleine en une oeuvre de si grande importance. Dieu a fait des réformations par de moindres commencements ; et il ne faut rien moins prétendre qu'à la perfection.
2. Pour venir au particulier, mon avis est que votre sainte brigade soit soigneuse de communier dévotement à tout le moins une fois chaque semaine ; qu'on lui apprenne à bien et dûment examiner sa conscience tous les soirs ; qu'on lui montre à faire convenablement l'oraison mentale, selon la disposition des sujets : surtout qu'on lui enseigne à obéir au directeur très - volontairement, très-fermement, et très-continuellement.
Quant à l'habit, je ne pense pas qu'il soit à propos de le changer qu'après que l'année sera expirée : bien désirerais-je qu'il fût en tout le plus uniforme qu'il se pourra faire, tant en la façon qu'en la matière, et que le froc fût large, à la façon des bénédictins réformés. Il me semble qu'on doit garder la chemise pour l'honnêteté, pourvu toutefois que le collet ne soit pas immodérément étendu, ains fort sobrement et d'une même manière. Chacun aussi portera la ceinture et le bonnet de même façon, et le tout bien proprement.-
Pour le regard des lits, plus ils seront simples, plus aussi seront-ils à propos : que chacun ait le sien, et qu'ils soient tellement disposés, qu'en se couchant et levant on ne se voie point les uns les autres, afin que les yeux même soient mondes, et nets. J'approuverais fort que ceux qui ont de la barbe fussent rasés à la tête et au menton, selon les anciennes coutumes des bénédictins ; et que, tant qu'il sera possible, on n'allât plus seul à seul, mais toujours avec un compagnon.
Il sera expédient qu'aux divins offices le petit troupeau entre et demeure, et sorte ensemblement, avec même contenance et cérémonie, d'autant que la composition extérieure, soit aux offices, soit à table, soit en public, est un puissant motif pour beaucoup de bien.
A ce commencement il n'est pas nécessaire d'ajouter aucune abstinence à celle des vendredis et samedis, sinon celle des mercredis, selon la vieille coutume et mitigation observée au monastère.
3. Voilà mon petit avis pour ce commencement; la fin prétendue sera bien autre chose, Dieu aidant ; car, comme vous savez, la première chose en intention est la dernière en exécution. Mais, pour bien servir en cette besogne, il faut avoir un courage inexpugnable, et attendre le fruit en patience (Lc 8,15). Je sais et vois votre règle qui dit merveille ; il n'est pas pourtant expédient de passer d'une extrémité à l'autre sans milieu.
Plantez bien avant, monsieur, cette affection dans votre coeur, de rétablir les murs de Jérusalem (1M 12,36); Dieu vous assistera de sa main. Surtout prenez garde d'user de lait et de miel (cf. Ct 4,11), parce que les viandes ne pourraient être encore mâchées par les faibles dents des invités (cf. 1Co 3,2). Adieu, et ayez bon courage d'être l'un de ceux par lesquels le salut sera fait en Israël (1M 5,62).
La faiblesse de l'homme est digne de compassion dans sa sensibilité à la mort de ses proches ; il est vrai qu'on n'y peut pas être tout-à-fait insensible ; mais, après avoir payé le tribut à la nature, il faut que la raison et la religion prennent le dessus.
La veille de l'Assomption, 14 août 1609.
Voici la troisième fois que je vous écris depuis votre départ, ma chère soeur ; ma fille N. m'a bien dit de vos nouvelles, et de celles de M., laquelle il m'a dépeinte pour fort affligée : mais je le crois bien ; c'était sa fille, celle qui est morte. Hélas ! il faut avoir compassion à nos misérables âmes, lesquelles, tandis qu'elles sont en l'imbécillité de nos corps, sont si très-fort sujettes à la vanité. Comment est-il possible, disait S- Grégoire à un évêque, que les orages de la terre ébranlent si fort ceux qui sont au ciel? S'ils sont au ciel, comme sont-ils agites de ce qui se passe en la terre ? O Dieu ! que cette leçon de la sainte constance est requise à ceux qui veulent sérieusement embrasser leur salut ! Il est vrai que cette imaginaire insensibilité de ceux qui ne veulent pas souffrir qu'on soit homme, m'a toujours semblé une vraie chimère ; mais aussi, après qu'on a rendu le tribut à cette partie inférieure, il faut rendre le devoir à la supérieure, à laquelle sied, comme en son trône, l'esprit de la foi qui doit nous consoler dans nos afflictions, ains nous consoler par nos afflictions. Que bienheureux" sont ceux lesquels se réjouissent d'être affligés, et qui convertissent l'absinthe en miel ! Il ne faut pas que je vous dise, ma chère fille, combien affectionnément je vous recommande à notre Seigneur ; car c'est avec un coeur tout nouveau, et qui va toujours s'agrandissant de ce côté-là.
Je suis un peu plus à l'oraison qu'à l'ordinaire : car ne vous faut-il pas un peu parler de mon âme, qui est tant vôtre? Grâces à Dieu, j'ai un extrême désir d'être tout à lui, et de bien servir son peuple. Adieu, ma chère fille, que mon âme aime et chérit incomparablement, absolument, uniquement en celui qui, pour nous aimer et se rendre à notre amour, s'est rendu à la mort. Vive Jésus, vive Marie. Amen.
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F. de Sales, Lettres 492