F. de Sales, Lettres 1540
1540
(Tirée du monastère de la Visitation de la ville d'Angers.)
Le Saint lui fait part d'une maladie qu'il avait essuyée à Mantes, du remède qu'y avait apporté une femme, et de sa convalescence.
Avant le 31 juillet 1619 (Paris, vers le 22 juillet).
Ma très-chère mère, il est vrai que je suis revenu tout gai, à mon avis. Les cinq premiers jours de mon séjour à Mantes je fus travaillé de faiblesse et d'inquiétude. La femme de Port-Royal, qui est une archimédecine, me traita tout-à-fait comme il le fallait, avec de l'eau de rhubarbe que je mêlai avec mon vin, qui me purgea et me restreignit insensiblement. Depuis, je me porte bien, non pas pour aller faire encore de grands efforts, mais pour me renforcer de jour eu jour.
Si je puis, je vous irai voir cette après-dinée, non toutefois pour vous entretenir, mais c'est après avoir confessé des dames qui n'attendent que cela pour s'en aller aux champs ; et je ne vois pas que passé cela je me trouve fort occupé que pour aller dire mes adieux tout bellement. Bonjour, ma chère mère. Notre Seigneur soit au milieu de notre coeur. Amen.
1543
(Tirée du monastère de la Visitation de la ville d'Angers.)
Il lui apprend qu'il a obtenu du clergé une pension de trois cents livres pour une personne de sa connaissance.
Paris, 31 juillet 1619.
Les lettres sont de monsieur de Muchère, votre neveu bien-aimé, qui me fit la faveur d'une requête que j'avais adressée au clergé pour monsieur Boucard, et a obtenu cent écus de pension annuelle ; reste que je m'essaie de gagner ceux qui doivent les délivrer.
Ce matin à quatre heures le flux de ventre m'a repris, et m'a mené huit ou neuf fois jusqu'à dîner : il semble que cela soit un peu accoisé maintenant ; c'est pourquoi j'ai envoyé à ces bonnes dames leur dire que sur les deux heures je pourrai avoir l'honneur de leur visite ; et si monsieur de Meneville venait sur les quatre heures, j'en serais bien aise. Cependant il faut avoir patience de demeurer sans vous voir pour cejourd'hui, et de demeurer sans rien faire; car j'ai contre-mandé partout où j'avais promis de prêcher ; et, ce qui m'a bien fâché, j'ai contremandé le père recteur du noviciat des jésuites, qui a les quarante heures et les octaves du bienheureux Ignace, duquel j'avais désir de parler ; mais il faut demeurer en paix en tout notre coeur, et unis[en la très-sainte volonté de notre Seigneur.
Bonsoir, ma très-chère mère ; j'ai grand désir de vous entretenir et apprendre de vous les pensées de votre bon seigneur de Lyon (1).
La bonne mère de Port-Royal (2) me prie de la recommander derechef à vos prières ; je le fais de tout mon coeur. Dieu soit à jamais votre vie, ma très-chère mère, amen; et de toute votre petite troupe.
(1) C'est sans doute-monseigneur de Marquemont, archevêque de Lyon.
(2) Madame Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal.
Les religieuses de la Visitation peuvent admettre à la profession les personnes infirmes, et celles même qui ont des difformités de corps.
1619.
Ma très-chère mère, puisque le révérend père et vous, trouvez bon de donner la somme que vous me marquez, je l'approuve grandement, puisque cela est plus conforme à la douceur que notre Seigneur enseigne à ses enfants. Je voudrais pourtant bien que cette chère fille pratiquât de son côté ce même enseignement, et j'espère qu'elle le fera un jour. O que la paix est une sainte marchandise qui mérite d'être achetée chèrement !
Je ne crois pas que monsieur le curé de Saint-Paul vous fasse aucune sorte d'ennui, puisqu'il n'y a point de religion qui porte tant de respect aux curés que la vôtre, ni qui ait tant de convenance avec l'état ordinaire de l'Église.
J'ai trouvé fort bon que la supérieure puisse ôter, quand bon lui semblera, les officières, comme c'est à elle de les établir.
Je suis bien aise aussi que vous aimiez les boiteuses, les bossues, les borgnes, et même les aveugles, pourvu qu'elles veuillent être droites d'intention; car elles ne laisseront pas d'être belles et parfaites au ciel; et, si l'on persévère à faire la charité à Celles qui ont ces imperfections corporelles, Dieu en fera venir contre la prudence humaine une quantité de belles et agréables, même selon les yeux du monde. Ma très-chère mère, je suis très-parfaitement votre, etc.
1546
(Tirée du monastère de la Visitation du faubourg Saint-Jacques.)
Le Saint la prie de faire passer une lettre incluse à une dame.
Paris, 7 août 1619.
Voilà, ma très-chère fille, pour la bonne madame de Vaugrenant, à laquelle j'ai beaucoup de compassion, la considérant ainsi environnée d'affaires, elle qui, à mon avis, n'est pas accoutumée à cela. Mais Dieu l'assistera et la tiendra de sa main, ainsi que j'en supplie sa souveraine bonté, que je ne cesserai jamais non plus de vous souhaiter propice et secourable, ma très-chère fille, demeurant à jamais votre très-humble, etc..
1542
(1) La mère de Bréchart, supérieure de Sainte-Marie de Moulins.
Il lui recommande une dame qui, étant demeurée veuve avait résolu de ne plus s'engager dans le mariage, et qui, sentant de l'inclination à être religieuse, voulait, dans une vie retirée, éprouver si c'était la volonté de Dieu.
Paris, vers le 8 août 1619.
Ma très-chère fille,
1. vous recevrez cette lettre, Dieu aidant, par les mains de mademoiselle dè N., grandement bien apparentée en cette ville, laquelle étant demeurée veuve depuis peu, et s'étant résolue à ne plus rentrer dans les liens du mariage, a cru ne pouvoir mieux conserver sa résolution que dans l'état religieux, auquel néanmoins ne sentant pas encore une si forte affection qu'elle souhaiterait pour pouvoir d'abord s'y engager, elle a nonobstant un si grand désir de s'y voir arrêtée, qu'elle veut rechercher cette grâce de Dieu es lieu où elle espère qu'elle lui sera plus facilement accordée. Et pour-cela clic a choisi entre toutes les congrégations celle de la Visitation, où elle prétend qu'étant retirée, Dieu l'inspirera plus fortement qu'ailleurs ; et que la cordiale douceur et charité dont on y fait profession servira de moyens à la divine Providence pour cet effet.
2. A cette occasion donc, ma très-chère fille, notre bonne mère (1) et moi vous l'envoyons, et avons fait cette élection pour elle comme la plus convenable, dont elle-même vous dira franchement toutes les autres raisons ; mais je vous dirai celle-ci, que vous ne croiriez pas si aisément de sa bouche. C'est que nous désirons grandement qu'elle soit conduite à la vraie connaissance et pratique de la vie dévote : et parce que jusqu'à présent elle a été maîtrise de soi-même, et que, pour la bien et utilement mettre au vrai chemin delà vie spirituelle, il faut doucement, amoureusement et prudemment la délivrer de cette ancienne et tyrannique sujétion, pour lui imposer le joug et la douce maîtresse que le Saint-Esprit veut avoir sur son âme, nous avons pris cette confiance en votre charité, que vous prendriez volontiers ce soin, et sauriez y employer les moyens convenables. Je la vois toute franche, toute désireuse de reposer en la grâce de Dieu, toute désireuse de se laisser gouverner à quelque main amie, et lasse de se gouverner soi-même. En somme, j'aime en elle certaine marque de bonté, qui me fait espérer qu'un jour elle sera bonne servante de Dieu. Elle ne demandera point d'exemption, ni pour la rigueur de la clau-sure, ni pour toute la bienséance qu'on doit observer en votre, maison à parler aux étrangers, donner ou recevoir des lettres, ni pour telles occasions qui sont requises d'être soigneusement gardées.
Enfin je vous dis trop de choses, à vous qui m'entendez si bien, ma très-chère fille. Je la recommande en un mot à votre douceur et prudence, à votre zèle et condescendance, à votre vigilance et gracieuse conduite.
Monsieur de N. m'a envoyé une requête pour être présentée au roi de votre part. Je ne l'ai su faire jusqu'à présent ; mais si je puis, pensez si je le ferai de tout mon coeur, tout tel que je suis, qui ne suis ni bon demandeur, ni bon défenseur. Je vous écris à moitié malade, avec tant de distractions que je ne sais si vous m'entendrez bien. Notre mère suppléera par la sienne.
Dieu soit à jamais au milieu do votre, coeur, de votre petit troupeau, et de toute cette congrégation. Je suis en lui votre, etc.
(1) Madame de Chantal, qui était aussi à Paris.
1547
Avis touchant une confession.
8 août 1619.
Dieu soit béni, ma très-chère fille, de la très-sainte bonté qu'il exerce envers votre coeur, que le mien chérit en vérité, ce me semble, tout incomparablement et vraiment comme soi-même.
Au premier point, je dis que vous fassiez donc cette confession ; au second, que vous vous y prépariez par manière d'une amoureuse humilité ; au troisième, si vous voulez faire quelques marques sur le papier, que je l'approuverais, mais sans anxiété ; au quatrième, que cela se fasse en un jour, c'est-à-dire en trois ou quatre heures d'un jour, car cela suffit ; au cinquième, que vous changiez de motif ; car je vous connais, à mon avis, fort entièrement, faites-le donc pour cette bien-aimée humilité; et, pour animer d'une forte résolution l'offrande et totale remise de votre esprit es mains du Père éternel, il ne faut point d'autre préparation qu'une humble mais noble et courageuse confirmation des mouvements, résolutions et propositions que nos exercices ont excités en notre esprit.
Je ne suis ni guéri, ni malade ; mais je pense que bientôt je serai tout-à-fait le premier. O mon Dieu ! ma très-chère fille, il faut laisser notre vie, et tout ce que nous sommes, à la pure disposition delà divine Providence ; car en somme nous ne sommes plus à nous-mêmes, ains à celui qui pour nous rendre siens a voulu d'une façon si amoureuse être tout-à-fait nôtre.
J'attends réponse de monsieur le Père de P. et j'espère que ce sera pour mon retour, auquel mon âme me presse grandement à cause de mon devoir; et ne puis m'imaginer que ni retour, ni chose quelconque me puisse jamais séparer de vous; non, ni même la mort, puisque notre union est en celui qui ne meurt plus ; mais toujours je vous irai voir, ou avec monsieur, ou seul ; car il faut que je le fasse, et tandis Dieu soit à jamais au milieu de votre coeur, et suis invariablement votre, etc.
Le Saint l'exhorte au renoncement à elle-même. Ce renoncement consiste dans une parfaite indifférence à toutes choses, et dans un acquiescement entier à la volonté de Dieu.
Paris, 8 août 1619.
Ma très-chère mère, je sais bien qu'il me faudra demeurer encore aujourd'hui en solitude (1) et silence, et peut-être demain : si ce n'est, je préparerai mon âme, comme la vôtre, ainsi que je vous dis.
Je veux bien que vous continuiez l'exercice du dépouillement de vous-même, vous délaissant à notre Seigneur et à moi. Mais, ma très-chère mère, entrejetez, je vous prie, quelques actes de votre part, par manière d'oraisons jaculatoires, en approbation du dépouillement, comme par exemple : Je le veux bien, Seigneur ; tirez, tirez hardiment tout ce qui revêt mon coeur. O Seigneur, non, je n'excepte rien, arrachez-moi à moi-même. O moi même, je te quitte pour jamais, jusqu'à ce que monseigneur me commande de le reprendre. Cela doit être doucement entrejeté, mais fortement.
Encore ne faut-il pas, s'il vous plaît, ma très-chère, prendre aucune nourrice ; ains, comme vous voyez, il faut quitter celle que néanmoins vous aurez, et demeurer comme une pauvre petite chétive créature devant le trône de la miséricorde divine, et demeurer toute nue, sans demander jamais, ni action, ni affection quelconque pour la créature : et néanmoins vous rendre indifférente à toutes celles qu'il lui plaira de vous ordonner, sans vous amuser à considérer que ce sera moi qui vous servirai de nourrice ; car autrement, prenant une nourrice à votre gré, vous ne sortiriez pas de vous-même ; ains feriez-vous toujours votre compte, qui est néanmoins ce qu'il faut fuir sur toutes choses.
Les renoncements sont admirables de sa propre estime, même de ce que l'on était selon le monde (ce qui n'était en vérité rien, sinon en comparaison des misérables), de sa propre volonté, de sa complaisance en toutes créatures, et en l'amour naturel, et en somme de tout soi-même, qu'il faut ensevelir dans un éternel abandonnement, pour ne le voir ni savoir jamais plus, comme nous l'avons vu et su, ains seulement quand Dieu le nous ordonnera, et selon qu'il le nous ordonnera.
Écrivez-moi comme vous trouverez bonne cette leçon. Dieu me veuille à jamais posséder, amen : car je suis sien ici, et là où je suis en vous, comme vous savez, très-parfaitement; car vous m'êtes indivisible, hormis en l'exercice et pratique du renoncement de tout nous-mêmes pour Dieu.
(1) S. François était obligé de garder la chambre pour cause de maladie, et Madame de Chantal était en retraite.
(Tirée des lettres de madame de Chantal.)
Réponse à la précédente.
9 août 1619.
Hélas ! mon unique père, que cette chère lettre me fait de bien ! Béni soit celui qui vous l'a inspirée, béni soit aussi le coeur de mon père dans les siècles des siècles.
Certes, j'ai un extrême désir, et, à ce qu'il me semble, je suis dans une ferme résolution, de demeurer dans mon dépouillement, moyennant la grâce de mon Dieu ; et j'espère qu'il m'aidera. Je sens mon esprit tout libre, et dans je ne sais quelle consolation profonde et infinie de se voir ainsi entre les mains de Dieu. Il est vrai que tout le reste demeure toujours fort étonné : mais en faisant bien ce que vous me dictez, mon unique père, comme je ferai sans doute avec le secours de Dieu, tout ira toujours mieux. Il faut que je vous dise ceci : si je voulais laisser faire mon coeur, il chercherait à se revêtir des affections et des prétentions qu'il lui semble que notre Seigneur lui donnera, mais je ne le lui permets nullement ; en sorte que ces propositions ne se voient que de loin ; car enfin il me semble que je ne dois plus rien penser, aimer et vouloir, selon les ordres de la nourrice qu'il me donnera ; car je suis exacte à ne la point regarder.
Que mon Dieu vous veuille fortifier par sa douce bonté, et nous faire accomplir parfaitement ce qu'il désire de vous, mon très-cher père : que Jésus vous fasse un grand saint, et je crois qu'il le fera. Bénie soit sa bonté de votre guérison et de votre bon repos. Bonjour, mon vrai père ; ce soir je vous donnerai de mes nouvelles.
Sur le même sujet. Combien le Saint était porté au renoncement à soi-même. Avantages de cette vertu. Divers exemples de dépouillement : exhortation et pratique.
9 août 1619.
O Jésus ! que de bénédictions et de consolations à mon âme de savoir ma mère dénuée devant Dieu ! Il y a longtemps que j'ai une suavité nonpareille quand je chante ces répons (1): Nu je suis sorti du ventre de ma mère, cl nu je retournerai là. Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l’a ôté : le nom du Seigneur soit béni (Jb 1,21).
Quel contentement à S. Joseph et à la glorieuse Vierge allant en Egypte, lorsqu'en la plupart du chemin ils ne voient chose quelconque, sinon le doux Jésus ! C'est la fin de la transfiguration, ma très-chère mère, de ne plus voir ni Moïse, ni Ëlie, mais Jésus-Christ. C'est la gloire de la sacrée Sulamite, de pouvoir être seule avec son seul roi, pour lui dire : Mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui (Ct 2,16). Il faut donc demeurer à jamais toute nue, ma très-chère mère, quant à l'affection, bien qu'en effet nous nous revêtions ; car il faut avoir notre affection si simplement et absolument unie à Dieu, que rien ne s'attache à nous. O que bienheureux fut Joseph l'ancien, qui n'avait ni boutonné ni agrafé sa robe, de sorte que quand on le voulut attraper par icelle, il la lâcha en un moment (Gn 29,11-12).
J'admire avec suavité le Sauveur de nos âmes, sorti nu du ventre et du sein de sa mère, et mourant tout nu sur la croix, puis remis dans le giron de sa mère pour être enseveli. J'admire sa glorieuse mère qui naquit nue de maternité, et fut dénuée de cette maternité au pied de la croix, et pouvait bien dire : Nue j'étais de mon plus grand bonheur quand mon fils vint en mes entrailles ; et nue je suis quand mort je le reçois dans mon sein. Le Seigneur me l'a donné, le Seigneur me l'a ôté : le nom du Seigneur soit béni. Je vous dis donc, ma très-chère mère, que béni soit le Seigneur qui vous a dépouillée. O que mon coeur est content de vous savoir en cet état si désirable ! et je vous dis comme il fut dit à Isaïe (Is 20,2) : Marchez et prophétisez toute nue ces trois jours : persévérez en cette nudité de demeurer auprès de, notre Seigneur, il n'est plus besoin que vous fassiez des actes s'il ne vous vient au coeur, ains que seulement vous chantiez, si vous pouvez, doucement le cantique de votre nudité : Nue je suis née du ventre de ma mère, et ce qui s'ensuit.
Ne faites plus aucun effort ; mais, fondée sur la résolution d’hier, allez, ma très-chère fille, et oyez et inclinez votre oreille ; oubliez toute la peuplade des autres affections, et la maison de votre père : car le roi a convoité (Ps 44,11-12) votre nudité et simplicité. Demeurez en repos-là, en esprit de très-simple confiance, sans seulement regarder où sont vos vêtements ; je dis, regarder avec attention ou soin quelconque.
Bonjour, ma très-chère mère. Vive Jésus, dénué de père et de mère sur la croix : vive sa très-sainte nudité : vive Marie dénuée de fils au pied de la croix.
Faites doucement les insensibles acquiescements de votre nudité ; ne faites plus d'efforts, soulagez votre corps suavement. Vive Jésus ! Amen.
(1) Ce sont des répons de l'office divin.
(Tirée des lettres de madame de Chantal.)
Elle notifie au Saint les ordres du médecin au sujet de sa santé, et lui déclare les vues qu'elle a sur le dépouillement intérieur que Dieu voulait faire en elle.
5 août 1619.
Mon unique père, M. de Grandis (2) m'a dit aujourd'hui que nous eussions encore bien soin de vous ; que vous ne deviez plus faire une si grande diète ; qu'il fallait bien vous tenir et vous garder de près, à cause de la fluxion qui est à craindre. Je suis bien aise de toutes ces ordonnances, et de ce que vous garderez votre solitude, puisqu'elle sera encore employée à l'utilité de votre chère âme : je n'ai pu dire notre, car il me semble n'y avoir plus de part, tant je me vois dénuée et dépouillée de tout ce qui m'était le plus précieux.
(2) C'est le nom du médecin qui voyait le Saint dans sa maladie.
Mon Dieu ! mon vrai père, que le rasoir a pénétré avant ! Pourrai-je demeurer longtemps dans ce sentiment? Au moins notre bon Dieu me conservera, s'il lui plaît, dans mes résolutions, comme je le désire. Hé ! que vos paroles ont donné une grande force à mon âme ! Que celles-ci m'ont touchée et consolée, quand vous me dites : Que de bénédictions et consolations mon âme a reçues, de vous savoir toute dévouée devant Dieu ! O Jésus! Jésus daigne vous continuer, mon père, cette consolation, et à moi ce bonheur.
Je suis pleine de bonne espérance et de courage bien paisible et bien tranquille : grâces à Dieu, je ne suis pas pressée de regarder ce dont je me suis dépouillée ; je demeure assez simple, je le vois comme une chose éloignée; il ne cesse pas cependant de venir me toucher, mais sur-le-champ je me détourne.
Béni soit celui qui m'a dépouillée : que sa bonté me confirme et me fortifie pour l'exécution, quand il voudra que j'y vienne. Quand notre Seigneur me donna cette douce pensée de m'abandonner à lui, que je vous mandai mardi, hélas ! je ne m'imaginai pas qu'il commencerait à me dépouiller par moi-même, en me faisant ainsi mettre la main à l'oeuvre : qu'il soit béni de tout, et qu'il lui plaise me fortifier.
Je ne vous ai pas dit que je suis avec peu de lumière et de consolation intérieure : je suis seulement paisible partout. Il me semble même que notre Seigneur, tous ces jours passés, avait un peu retiré cette petite douceur que donne le sentiment de sa chère présence ; aujourd'hui encore plus ou moins. Il me reste peu de chose pour appuyer ou reposer mon esprit ; peut- être que ce bon Seigneur veut porter sa sainte main à tous les endroits de mon coeur, pour y prendre tout, et le dépouiller de tout. Que sa très-sainte volonté soit faite.
Hélas! mon unique père, il m'est venu aujourd'hui dans la mémoire, qu'un jour vous me commandiez de me dépouiller. Je vous répondis je ne sais plus de quoi ; et vous me repartîtes : Ne vous avais-je pas bien dit, ma fille, que je vous dépouillerais de tout ? O Dieu ! qu'il nous est aisé de quitter ce qui est autour de nous ! Mais quitter notre peau, notre chair, nos os ; et pénétrer dans l'intérieur et jusqu'à la moelle, qui est ce que nous avons fait, ce me semble, c'est une chose grande, difficile et impossible à autre qu'à la grâce de Dieu. A lui seul donc est due la gloire, et qu'elle lui soit rendue à jamais. -
Mon vrai père, n'est-ce point me revêtir de la consolation que j'ai à vous entretenir,, que de la prendre sans votre permission ? Il me semble que je ne dois plus rien faire, et que je ne dois plus avoir ni pensée, ni affection, ni volonté, qu'autant que toutes ces choses nie seront commandées.
Je finis donc en vous donnant mille bonsoirs, et vous disant ce qu'il m'est venu dans l'esprit. Il me semble que je vois les deux portions de notre (1) âme n'en faire plus qu'une, uniquement abandonnée et remise à Dieu. Ainsi soit-il, mon très-cher père. Et que Jésus vive et règne à jamais. Amen. Ne vous exposez pas à vous lever trop tôt ; je crains que cette sainte fête (2) ne vous fasse faire un excès. Dieu vous conduise en tout.
(1) Elle parle de son âme et celle de son saint père, comme d'une seule âme.
(2) C'est sans doute la fête de l'Assomption de la très-sainte Vierge.
Réponse à la précédente. Avantage du parfait renoncement à soi-même. Quel est son souverain degré.
9 août 1619.
Je vous donne très-affectionnément le bonsoir, ma très-chère mère, priant Dieu que vous ayant réduite à l'amiable très-sainte pureté et nudité des enfants, il vous prenne meshui entre ses bras comme S. Martial (5) – (Mt 18,1-4), pour vous porter à son gré à l'extrême perfection de son amour.
Et prenez courage : car s'il vous a dénuée de consolations et sentiments de sa présence, c'est afin que sa présence même ne tienne plus votre coeur, mais lui et son plaisir, comme il fit à celle qui, voulant embrasser et se tenir à ses pieds, fut renvoyée ailleurs. Ne me touche point, lui dit-il, mais va, dis-le à Simon et à mes frères (Jn 20,16). Or sus, nous en parlerons. Bienheureux sont les nus ; car notre Seigneur les revêtira. Cette bonté ne veuille pas permettre que j'aie si peu de sainteté en une profession et en un âge où j'en devrais tant avoir. Ma mère, vivez toute gaie devant Dieu, et le bénissez avec moi es siècles des siècles. Ainsi soit-il.
(5) S. Martial, apôtre d'Aquitaine, et premier évêque de Limoges, selon une ancienne tradition, est cet enfant que notre Seigneur prit entre ses bras lorsque les apôtres, par un motif d'ambition, lui demandèrent qui serait le plus grand dans le royaume des cieux. Jésus leur dit : Si vous ne vous convertissez, et si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux.
Acte héroïque de renoncement à soi-même et d'abandon à Dieu. Conseils d'une haute perfection, et disposition du coeur du Saint au sujet de cette vertu.
16 août 1619.
Tout cela va fort bien, ma très-chère mère : c'est la vérité, il faut demeurer dans cette sainte nudité jusqu'à ce que Dieu vous revête. Demeurez là, dit notre Seigneur à ses apôtres, jusqu'à ce que d'en-haut vous soyez revêtus de vertu (Lc 24,49). Votre solitude ne doit point être interrompue jusqu'à demain après la messe.
Ma très-chère mère, il est vrai, votre imagination a tort de vous représenter que vous n'avez pas ôté et quitté le soin de vous-même, et l'affection aux choses spirituelles : car n'avez-vous pas tout quitté et tout oublié ? Dites ce soir que vous renoncez à toutes les vertus ; n'en voulant qu'à mesure que Dieu vous les donnera ; ni ne voulant avoir aucun soin de les acquérir, qu'à mesure que sa bonté vous emploiera à cela pour son bon plaisir.
Notre Seigneur vous aime, ma mère; il vous veut toute sienne : n'ayez plus d'autres bras pour vous porter que le sien, ni d'autre sein pour vous reposer que le sien et sa providence : n'étendez votre vue ailleurs, et n'arrêtez votre esprit qu'en lui seul : tenez votre volonté si simplement unie à la sienne, que rien ne soit entre deux.
Ne pensez plus ni à l'amitié, ni à l'unité que Dieu a faite entre nous, ni à vos enfants, ni à votre coeur, ni à votre âme, enfin à chose quelconque : car vous avez tout remis à Dieu, revêtez-vous de notre Seigneur crucifié, aimez-le en ses souffrances, faites des oraisons jaculatoires là-dessus : ce qu'il faut que vous fassiez, ne le faites plus parce que c'est votre inclination, mais purement parce que c'est la volonté de Dieu.
Je me porte fort bien, grâces à Dieu. Ce matin j'ai fait commencement à ma revue que j'achèverai demain.
Je sens insensiblement au fond de mon coeur une nouvelle confiance (Lc 2,73-74) de mieux servir Dieu en sainteté et justice tous les jours de ma vie ; et je me trouve aussi nu, grâces à celui qui est mort nu, pour nous faire entreprendre de vivre nus. O ma mère, qu'Adam et Eve étaient heureux, tandis qu'ils n'eurent point d'habits ! Vivez toutes heureusement paisibles, ma très-chère mère, et soyez revêtue de Jésus-Christ notre Seigneur. Amen.
1551
Il lui écrit de Paris au retour du voyage d'Andilly, où il avait béni la famille de M. Arnauld.
3 septembre 1619.
Si faut-il, ma très-chère fille, que je vous dise que nous sommes arrivés ici joyeusement. Et comme se pouvait-il, faire autrement, après tant de caresses reçues à Andilly, et par M. votre père en cette ville ? Car, à mon avis, il m'a vu et entretenu de bon coeur, et crois qu'enfin j'aurais grand accès en son amitié, si son loisir et mon séjour me permettaient de le voir souvent. Je vous écrirai sur ce sujet mes pensées, avant que je parte. Cependant ce billet vous porte une très-intime et très chère salutation de la part de mon âme, qui vous voit incessamment, et aime toute uniquement la vôtre. O Dieu éternel, bénissez l'âme de cette fille, qu'il vous a plu lier à la mienne, et répandre sur elle votre grâce eu affluence, afin qu'elle vous serve en l'esprit de la dilection des épouses éternellement. Je salue tendrement nos chères soeurs Marie et Marie-Eugénie, et leur souhaite mille bénédictions. Amen.
(2) Cette lettre, et quelques-unes placées ci-après, sont tirées d'un recueil intitulé : Lettres aux religieuses de la Visitation du monastère de Paris, pour la justification des religieuses de Port-Royal, contre l'auteur de la vie de la R. mère Eugénie Defontaine, etc.; sans nom de lieu d'impression, MDCXCVII, 1 vol. in-12 de 213 pages. (Voyez Bibliothèque Mazarine, n° 52543, A.)
1552
Recommandation de la lecture de L'Introduction à la Vie dévote aux personnes du monde. Exercices et vertus qu'elles peuvent pratiquer.
Paris, 4 septembre 1619.
Ma très-chère fille,
1. L’Introduction à la Vie dévote ayant été faite pour des âmes de votre condition, je vous supplie de la lire et observer au plus près que vous pourrez ; car elle vous fournira presque tous les avis qui vous sont nécessaires. Seulement j'ajoute en particulier, que vous devez apprendre à faire vos exercices courts, d'autant que vous n'avez pas toujours le loisir requis pour vous dilater en iceux.
Le matin demi petit quart d'heure suffira. Quand vous pourrez ouïr la sainte messe, faites-le : quand vous ne pourrez pas l'ouïr, faites une demi-heure de prière, unissant votre esprit à la très-sainte Église, en l'adoration de ce saint sacrifice, et du Rédempteur de nos âmes qui y est connu. Ayez grand soin d'être attentive en toutes vos prières de tenir votre corps en révérence devant Dieu ; en sorte que le prochain voie que c'est à sa divine majesté que vous parlez. Soyez humble et douce envers tous ; car ainsi Dieu vous exaltera au jour de sa Visitation (Lc 24,49 1P 5,6).
Priez souvent pour les âmes dévoyées de la vraie foi, et bénissez souvent Dieu de sa grâce avec laquelle il vous a maintenue en icelle.
2. Tout passe, ma très-chère fille ; après le peu de jours de cette vie mortelle qui nous reste, viendra l'infinie éternité. Peu nous importe que nous ayons des commodités ou incommodités, pourvu qu'à toute éternité nous soyons bienheureux.
Cette éternité sainte qui nous attend, soit votre consolation, et d'être chrétienne, fille de Jésus-Christ, régénérée en son sang; car en cela seul gît notre gloire, que ce divin Sauveur est mort pour nous.
Au reste, bien que je m'en aille sans espérance apparente de jamais vous revoir en terre, la dilection que Dieu m'a donnée pour votre âme ne recevra aucune diminution, ains demeurera ferme, stable et invariable ; et ne cesserai jamais de souhaiter que vous viviez saintement en ce monde, et très-heureusement en l'autre. En attendant de nous revoir par sa miséricorde divine, je serai, ma très-chère fille, vôtre, etc.
1553
Le Saint l'exhorte à se donner toute à Dieu, et lui apprend ce que c'est que cet état.
La veille de Notre-Dame, 7 septembre 1619.
Ma très-chère fille, je vous dis de tout mon coeur adieu : à Dieu soyez-vous à jamais en cette vie mortelle, le servant fidèlement entre les peines que l'on y a de porter la croix en sa suite (cf. Mt 16,24), et en la vie éternelle le bénissant éternellement avec toute la cour céleste. C'est le grand bien de nos âmes d'être à Dieu, et le très-grand bien de n'être qu'à Dieu.
Qui n'est qu'à Dieu, ne se contriste jamais, sinon d'avoir offensé Dieu ; et sa tristesse pour cela se passe en une profonde, mais tranquille et paisible humilité et soumission, après laquelle on se relève en la bonté divine, par une douce et parfaite confiance, sans chagrin ni dépit.
Qui n'est qu'à Dieu, ne cherche que lui ; et parce qu'il n'est pas moins en la tribulation qu'en la prospérité, on demeure en paix parmi les adversités.
Qui n'est qu'à Dieu, pense souvent à lui parmi toutes les occupations de cette vie.
Qui n'est qu'à Dieu, veut bien que chacun sache qu'il le veut servir, et se veut essayer de faire les exercices convenables pour demeurer à icelui.
Soyez donc toute à Dieu, ma très-chère fille, et ne soyez qu'à lui, ne désirant que de lui plaire, et à ses créatures en lui, selon lui et pour lui. Quelle bénédiction plus grande vous puis-je souhaiter ? Ainsi donc par ce souhait que je ferai incessamment sur votre âme, ma très-chère fille, je vous dis adieu; et, vous priant de me recommander souvent à sa miséricorde, je demeure votre, etc.
1554
Le monastère est un hôpital spirituel. Il faut souffrir ce qui est nécessaire à la guérison de son âme. Remède à la crainte des esprits.
Paris, le 9 septembre 1619.
Ma très-chère fille,
1. depuis que j'ai vu votre coeur, je l'ai aimé, et le recommande à Dieu de tout le mien, et vous conjure d'en avoir soin. Tâchez, ma chère fille, à le tenir en paix par l'égalité des humeurs. Je ne dis pas : Tenez-le en paix ; mais je dis : Tâchez de le faire ; que ce soit votre principal souci. Et gardez bien de prendre occasion de vous troubler de quoi vous ne pouvez si soudainement accoiser la variété des sentiments de vos humeurs.
2. Savez-vous ce que c'est que le monastère ? C'est l'académie de la correction exacte, où chaque âme doit apprendre à se laisser traiter, raboter et polir ; afin qu'étant bien lissée et explanée, elle puisse être jointe, unie et collée plus justement à la volonté de Dieu. C'est le signe évident de sa perfection, de vouloir être corrigée ; car c'est le principal fruit de l'humilité, qui nous fait connaître que nous en avons besoin.
Le monastère, c'est un hôpital de malades spirituels qui veulent être guéris, et pour l'être, s'exposent à souffrir la saignée, la lancette, le rasoir, la sonde, le fer, le feu, et toutes les amertumes des médicaments. Et au commencement de l'Église on appelait les religieux d'un nom qui signifiait guérisseur. O ma fille ! soyons bien cela, et ne tenez compte de tout ce que l'amour-propre vous dira au contraire ; mais prenez doucement, aimablement et amoureusement cette résolution. Ou mourir, ou guérir, et puisque je ne veux pas mourir spirituellement, je veux guérir; et pour guérir, je veux souffrir la cure et la correction, et supplier les médecins de ne point épargner ce que je dois souffrir pour, guérir.
3. Au reste, ma très-chère fille, on me dit que vous craignez les esprits. Le souverain esprit de notre Dieu est partout, sans la volonté et permission duquel nul esprit ne se meut. Qui a la crainte de ce divin esprit, ne doit craindre aucun autre esprit. Vous êtes dessous ses ailes comme un petit poussin (cf. Ps 16,8 Ps 60,5 Mt 23,37) : que craignez-vous? J'ai, étant jeune, été touché de cette fantaisie ; et pour m'en défaire, je me forçais petità petit d'aller seul, le coeur armé de la confiance en Dieu, es lieux où mon imagination me menaçait de la crainte : et enfin je me suis tellement atfermi, que les ténèbres et la solitude de la nuit me sont à délices, à cause de cette toute présence de Dieu, de laquelle on jouit plus à souhait dans cette solitude.
Les bons anges sont autour de vous comme une compagnie de soldats de garde. La vérité de Dieu, dit le Psalme, vous environne et couvre de son bouclier : vous ne devez pas craindre les craintes nocturnes (Ps 90,5). Cette assurance s'acquerra petit à petit, à mesure que la grâce de Dieu croîtra en vous ; car la grâce engendre la confiance, et la confiance n'est point confondue (Rm 5,2-3 Rm 5,5). Dieu soit à jamais au milieu de votre coeur, ma très-chère fille, pour y régner éternellement. Je suis en lui votre, etc.
F. de Sales, Lettres 1540