F. de Sales, Lettres 573
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Sur la mort de leur mère.
Sales, 4 mars 1610.
Ma très-chère soeur ma fille, consolons-nous le plus que nous pourrons en ce trépas de notre bonne mère : car les grâces que Dieu a exercées en son endroit, pour la disposer à une si heureuse fin, sont des marques fort certaines que son âme est doucement reçue entre les bras de sa divine miséricorde. Si qu'elle est bienheureuse d'être déprise et démêlée des travaux de ce monde ; et nous aussi, chère soeur, serons bienheureux à notre tour, si, comme elle, nous vivons le reste de nos jours en la crainte et amour de notre Seigneur, ainsi que nous nous le sommes promis l'un à l'autre, l'autre jour à Annecy.
Sa divine majesté nous attire en cette sorte au désir du ciel, y retirant petit à petit tout ce qui nous était plus cher ici-bas. Soyez donc bien consolée, ma chère fille ; et si votre coeur ne peut s'empêcher d'avoir du ressentiment en cette séparation, faites au moins qu'il soit tellement modéré par l'acquiescement que nous devons au bon plaisir de notre Sauveur, que sa bonté n'en soit point offensée, ni le fruit qu'il a mis en votre ventre, mal mené.
Encore faut-il que je vous dise ce mot pour votre contentement : c'est que cette pauvre bonne mère, avant que de partir d'Aimecy, revit tout l'état de sa conscience, renouvela toutes les bonnes résolutions qu'elle avait faites de servir Dieu, et vint si contente de moi, que rien plus ; car Dieu ne voulut pas qu'elle fût en état de mélancolie, quand il la prendrait à soi. Or sus, ma chère soeur ma fille, aimez-moi toujours bien ; car je suis plus vôtre que jamais : et plût à Dieu que vous puissiez venir faire la sainte semaine avec nous! je m'en sortirais fort consolé. Bonjour ma fille ; je suis vôtre, etc.
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Sur la mort de la comtesse de Sales, sa mère, et sur ses derniers instants.
Annecy, 16 mars 1610.
1. Mais, ô mon Dieu! ma très-chère fille, ne faut-il pas en tout et partout adorer cette suprême Providence, de laquelle les conseils sont saints, bons, et très-aimables ? Et voilà qu'il lui a plu retirer de ce misérable monde notre très-bonne et très-chère mère, pour l'avoir, comme j'espère fort aisément, auprès de soi et en sa main droite. Confessons, ma fille bienaimée, confessons que Dieu est bon, et que sa miséricorde est à l’éternité (Ps 136,1) : toutes ses volontés sont justes, et tous ses décrets équitables (Ps 119,137): son bon plaisir est toujours saint (Rm 12,2), et ses ordonnances très-aimables (cf. Ps 119,39).
Et pour moi, je confesse, ma fille, que j'ai un grand ressentiment de cette séparation, car c'est la confession que je dois faire de ma faiblesse, après que j'ai fait celle de la bonté divine. Mais néanmoins, ma fille, c'a été un ressentiment tranquille, quoique vif; car j'ai dit comme David : Je me tais, Seigneur, et n'ouvre point la bouche, parce que c'est vous qui l'avez fait (Ps 38,11). Sans doute, si ce n'eût été cela, j'eusse crié holà, sous ce coup, mais il ne m'est pas avis que j'osasse crier ni témoigner du mécontentement sous les coups de cette main paternelle, qu'en vérité, grâces à sa bonté, j'ai appris d'aimer tendrement dès ma jeunesse.
Mais vous voudriez peut-être savoir, comme cette bonne femme a fini ses jours. En voici une petite histoire ; car c'est à vous à qui je parle, à vous, dis-je, à qui j'ai donné la place de cette mère en mon mémorial de la messe, sans vous ôter celle que vous aviez : car je n'ai su le faire, tant vous tenez ferme ce que vous tenez en mon coeur, et par ainsi vous y tenez en mon âme ; et par ainsi vous y tenez la première et la dernière.
Cette mère donc vint ici cet hiver ; et en un mois qu'elle y demeura, elle fit là revue générale de son âme, et renouvela ses désirs de bien faire avec certes beaucoup d'affection, et s'en alla la plus contente du monde d'avec moi, duquel, comme elle disait, elle avait tiré plus de consolation que jamais elle n'avait fait. Elle continua en cette bonne joie jusques au jour des Cendres; qu'elle alla à la paroisse de Torens, où elle se confessa et communia avec très-grande dévotion, ouït trois messes et vêpres, et le jour, étant au lit, et ne pouvant dormir, se fit lire par sa fille de chambre trois chapitres de L’Introduction, pour s'entretenir en des bonnes pensées, et fit marquer la protestation pour la faire au matin suivant ; mais Dieu se contenta de sa bonne volonté, et en disposa d'autre sorte ; car le matin étant venu, cette bonne dame se leva, et en se peignant elle tomba soudainement d'un catarrhe comme toute morte.
Mon pauvre frère, votre fils, qui dormait encore, étant averti, accourt en chemise et la fait relever et promener, et aider par des essences, eaux impériales et autres choses qu'on juge propres en ces accidents, en sorte qu'elle se réveille, et commence à parler, mais presque inintelligiblement, d'autant que le gosier et la langue étaient saisis.
On me vint appeler ici ; et j'y vais soudainement avec le médecin et l'apothicaire, qui la trouvent léthargique et paralytique de la moitié du corps; mais léthargique en telle sorte, que néanmoins elle était fort aisée à réveiller ; et en ces moments de réveil, elle témoignait le jugement entier, soit par les paroles qu'elle s'efforçait de dire, soit par le mouvement de sa main saine, c'est-à-dire, de laquelle l'usage lui était demeuré: car elle parlait fort à propos de Dieu et de son âme, et prenait la croix elle-même à tâtons (d'autant que soudain elle devint aveugle), et la baisait. Jamais elle ne prenait rien qu'elle n'eût fait le signe dessus, et reçut ainsi le saint-huile.
A mon arrivée, tout-aveugle et tout endormie qu'elle était, elle me caressa fort, et dit : C'est, mon fils et mon père celui-ci ; et me baisa, en m'accolant de son bras, et me baisa la main avant toute chose. Elle continua en même état presque deux jours et demi, après lesquels on ne la put bonnement réveiller ; et le premier de mars, elle rendit l'âme à notre Seigneur doucement et paisiblement, et avec une contenance et beauté plus grandes que peut-être elle n'avait jamais eues, demeurant une des belles mortes que j'aie jamais vues.
Au demeurant, encore vous faut-il dire que j'eus le courage de lui donner la dernière bénédiction, lui fermer les yeux et la bouche, et lui donner le dernier baiser de paix à l'instant de son trépas; après quoi le coeur m'enfla fort, et pleurai sur cette mère plus que je n'avais fait depuis que je suis d'Église; mais ce fut sans amertume spirituelle, grâce:; à Dieu. Voilà tout ce qui se passa.
Au reste, je ne me puis taire du grandement bon naturel de votre fils (1), qui m'a si extrêmement obligé au soin et travail qu'il a pris pour cette mère : mais je dis avec tant de coeur, que s'il eût été étranger, je serais forcé de le tenir et jurer pour mon frère. Je ne sais si je ne me trompe, mais je le trouve extrêmement bien changé en mieux, soit pour le monde, soit principalement pour l'âme.
2. Or sus, ma chère fille, si faut-il se résoudre sur cela, et louer toujours Dieu, quand il lui plairait nous visiter encore plus fortement. Si donc vous le trouvez à propos, vous pourrez venir, pour être ici le jour des Rameaux : je dis ici ; car il n'y aurait point de proportion que vous fissiez les bons jours aux champs. Votre petite chambre vous attendra ; notre petite table et notre petit et simple traitement vous sera fait et offert de bon coeur; je Veux dire de mon coeur, qui est grandement vôtre.
(...) 3. (...)
4. Maintenant je vais courant sur les chefs de votre lettre. Notre pauvre petite Charlotte (2) est bienheureuse d'être sortie de la terre avant qu'elle l'eût bonnement touchée (cf. Sg 4,11 Sg 4,14). Hélas! il fallait néanmoins bien un peu pleurer ; car n'avons-nous pas un coeur humain et un naturel sensible ? Pourquoi, non pleurer un peu sur nos trépassés, puisque l'esprit de Dieu non-seulement le nous permet, mais nous y semond (cf. Si 22,10-11 Si 38,16)? Je l'ai regrettée la pauvre petite fille, mais d'un regret moins sensible; d'autant que le grand sentiment de là séparation de ma mère ôta presque toute prise au sentiment de ce second déplaisir, duquel la nouvelle m'arriva tandis que nous avions encore le corps de ma mère en la maison. Dieu soit encore loué en cet endroit. Dieu nous donne, Dieu nous ôte ; son saint nom soit béni (Jb 1,21).
5. Hélas ! notre pauvre madame du Puits-d'Orbe aurait un grand besoin d'être assistée de près ; car elle est si bonne et si cordiale, que rien plus, mais si mélancolique, si douillette de courage, que rien plus. Vous voyez, je lui avais tant témoigné la nécessité de s'assujettir elle-même à la stabilité en son monastère ; et néanmoins, contre le souhait des siens, elle médite tous les jours des sorties pour ceci et pour cela. Ce n'était pas sortir, d'aller avec vous à Bourbilly : non, ma fille, ce n'est pas sortir, quand on sort pour mieux s'arrêter et rentrer ; mais ses autres sorties sont hors de raison : aussi on les desseigne et les délibère-t-on sans moi. Dieu sait, ma fille, si j'aime tendrement cette âme, et si je suis plein de désir de son bien ; et jamais je ne la veux ni puis abandonner ; je dis, quoi qu'elle fit : mais je n'ose pas la presser de loin; car c'est un esprit qui ne peut être conduit qu'avec amour et confiance ; confiance, dis-je, toujours nourrie de nouvelle »t continuelle démonstration d'affection : ce qui ne se peut faire de loin : mais bien quand vous serez ici, nous y aviserons.
Je regrette l'accident de madame de Saint-Jean, qui devait arriver, ou plus tôt, ou plus tard. Si elle a bien jeté son espérance en notre Seigneur, car il la retirera de ce mauvais passage, pour la faire marcher tant plus vitement vers lui.
J'écrirai au P. de N. qui souffre beaucoup : car nous ne sommes point déshonorables à l'Eglise, quand nous imitons notre Seigneur, qui a tant souffert d'ignominies pour notre salut.
Où il y a du profit spirituel, il ne faut pas craindre les opprobres : oui, ma fille, notre bon Dieu nous aidera, et pour la bonne commère aussi, bien qu'il faille tacher d'avoir tout ce qu'on-pourra. Quand vous serez ici nous prendrons les résolutions convenables pour commencer notre dessein, et verrons ce que diront nos filles de deçà. Notre Favre a fait merveille, et est maintenant toute à Dieu.
6. Quant à ces préceptes de l'oraison, que vous avez reçus de la bonne mère prieure 455 , je ne vous en dirai rien pour le présent : seulement je vous prie d'apprendre, le plus que vous pourrez, les fondements de tout cela, car, à parler clair avec vous, quoique deux ou trois fois l'été passé m'étant mis en la présence de Dieu sans préparation et sans dessein, je me trouvasse extrêmement bien auprès de sa majesté, avec une seule, très-simple et continuelle affection d'un amour presque imperceptible, mais très-doux, si est-ce que je n'osai jamais démarcher du grand chemin, pour réduire cela à un ordinaire. Je ne sais; j'aime le train des saints devanciers et des simples.
7. Je ne dis pas que quand on a fait sa préparation, et qu'en l'oraison on est attiré à celte sorte d'oraison, il n'y faille aller : mais prendre pour méthode de ne se point préparer, cela m'est un peu dur. Comme aussi de sortir tout-à-fait c!e devant Dieu sans actions de grâces, sans offrande, sans prière expresse, tout cela ne peut être utilement fait ; mais que cela soit une règle, je confesse que j'ai un peu de répugnance.
Néanmoins je parle simplement devant notre Seigneur, et à vous, à qui je puis parler que purement et candidement : je ne pense pas tant savoir que je ne sois très-aise, je dis extrêmement trés aise, de me démettre de mon sentiment, et suivre celui de ceux qui en doivent pour toutes raisons avoir plus que moi;, je ne dis pas seulement de cette bonne mère, mais je dis d'une beaucoup moindre. Apprenez donc bien tout son sentiment en cela, et tous ses fondements; mais tout bellement pourtant et sans empressement, en sorte qu'elle ne cuide pas que vous la veuilliez examiner. J'honore cette mère-là de tout mon coeur, et tout son monastère.
Adieu; ma chère fille, jusqu'à se revoir bientôt, moyennant Jésus, qui-vive et règne à jamais eu nos esprits. Amen.
(1) Le baron de Torens, frère du Saint, gendre de madame de Chantal.
(2) Fille de madame de Chantal.
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Ne pas donner créance aux présages. Le démon ne peut tromper ceux qui ne cachent rien à leur confesseur.
27 mars 1610.
Ma très-chère fille,
1. voici comme je vous réponds. Il n'y eut nulle offense en tout ce qui se passa touchant les présages du péril de monsieur votre fils; bien qu'il ne faille pas attendrir son esprit à donner créance à ces préoccupations ; mais aller doucement, remettant tout ce qui vous touche entre les mains de la divine Providence : et môme quand quelque violent présage nous arrive, tel qu'était celui duquel vous m'écrivez, il faut renoncer aux appréhensions qui nous en reviennent, tant qu'il nous est possible, de peur que notre ennemi nous trouvant faciles à croire tels pressentiments, n'abuse de notre facilité.
Mais la vérité est que jamais il n'abusera de chose quelconque en votre endroit, tandis que, comme vous faites, vous tiendrez votre coeur naïvement et humblement ouvert à votre guide.
Il faut bien toujours faire pour toutes occurrences, comme vous faites pour le procès perdu, c'est-à-dire il faut bien toujours s'accommoder à doucement supporter ces rencontres.
Faites comme le père François vous, a dit touchant le jeûne, et faites hardiment un peu bonne collation.
Pour l'oraison; vous faites, bien de vous laisser aller à la mentale, quand notre Seigneur vous y semond, lorsque vous dites les vocales..
2. Dites donc, ce reste de Carême, cinq Pater noster, et cinq Ave, les genoux nus, et les mains nues, par obéissance, et pour vous conformer à celui qui va nu sur la croix pour nous, c'est-à-dire duquel nous allons remémorer la mort.
Il est mieux de choisir quelque pauvre prêtre, et lui faire dire une messe le samedi, que donner tous les jours un liard; ainsi vous soulagerez le prochain, et louerez la Vierge Marie par une excellente action.
Que s'il ne se trouve point de prêtre qui ait besoin de cette assistance, je pense que sainte Claire en pourra être aidée. Il est vrai qu'en cas qu'il y eût d'autres pauvres en nécessité, il le leur faudrait appliquer, parce qu'alors le soulagement du prochain est commandé en ce que l'on peut bonnement.
Bonsoir, ma très-chère fille, demeurez toute en notre Seigneur. Je suis en lui tout vôtre.
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Condoléance sur la mort de Henri IV.
Annecy, 27 mai 1610.
1. Àh! monsieur mon ami, il est vrai, l'Europe ne pouvait voir aucune mort plus lamentable que celle du grand Henri IV. Mais qui n'admirerait avec vous l'inconstance, la vanité et la perfidie des grandeurs de ce monde ? Ce prince ayant été si grand en son extraction, si grand en la valeur guerrière, si grand en victoires, si grand en triomphes, si grand en bonheur, si grand en paix, si grand en réputation, si grand en toutes sortes de grandeurs, hé ! qui n'eût dit, à proprement parler, que la grandeur était inséparablement liée et collée à sa vie ; et que lui ayant juré une inviolable fidélité, elle éclaterait en un feu d'applaudissements à tout le monde, par son dernier moment qui la terminerait en une glorieuse mort? Non certes, monsieur, il semblait bien qu'une si grande vie ne devait finir que sur les dépouilles du Levant, après une finale ruine de l'hérésie et du turcisme. Ces quinze ou dix-huit ans que sa forte complexion et santé, et que tous les voeux de la France et de plusieurs gens de bien hors de la France, lui promettaient encore de vie vigoureuse, eussent été suffisants pour cela : et voilà qu'une si grande suite de grandeur aboutit en une mort qui n'a rien de grand que d'avoir été grandement funeste, lamentable, misérable et déplorable ; et celui que l'on eût jugé presque immortel, puisqu'il n'avait pu mourir parmi tant de hasards, desquels il avait si longuement fendu la presse pour arriver à l'heureuse paix de laquelle il avait été jouissant ces dix années dernières, le voilà mort d'un contemptible coup de petit couteau, et par la main d'un jeune homme inconnu, au milieu d'une rue! Enfants des hommes, jusqu'à quand serez-vous si pesants de coeur ? Pourquoi chérissez-vous la vanité, et pourquoi pourchassez-vous le mensonge (Ps 4,3) ! Tout ce que le monde nous fait voir de grand, ce n'est que fantôme ; illusion et mensonge. Qui eût dit, je vous supplie, monsieur mon cher ami,.qu'un fleuve d'une vie royale grossi de l'affluence de tant de rivières d'honneurs, de victoires, de triomphes, et sur les eaux duquel tant de gens étaient embarqués, eût dû périr et s'évanouir de la sorte, laissant sur la grève et à sec tant de navigants? N'eût-on pas plutôt jugé, qu'il devait aller fondre dans la mort comme dans une mer et en un océan, par plus de triomphes que le Nil n'a d'embouchures? Et néanmoins les enfants des hommes ont été trompés et déçus de leurs balancés (Ps 62,10), et leurs présages ont été vains.
2. Mon Dieu! monsieur, que ne sommes-nous sages par tant d'expériences ? Que ne méprisons-lions ce monde, lequel en tout est si frêle et si imbécile ? Que ne nous tenons-nous aux pieds de ce roi immortel, qui a triomphé de la mort par sa mort, et duquel la mort est plus aimable que la vie de tous les rois de la terre? Vous êtes bien heureux, monsieur, de faire ces considérations ; mais vous serez très-heureux si, à la suite d'icelles, vous entrez es résolutions convenables, exhalant le reste de vos vieux jours comme un encens, par le feu de l'amour unique du roi de l'éternité. L'affection que j'ai à votre chère et belle âme, me fait dire cela sans nécessité.
Au demeurant, le plus grand bonheur de ce grand roi défunt fut celui par lequel se rendant enfant de l'Église, il se rendit père de la France ; se rendant brebis du grand pasteur, il se rendit pasteur de tant de peuples ; et convertissant son coeur à Dieu, il convertit celui de tous les bons catholiques à soi. C'est ce seul bonheur qui me fait espérer que la douce et miséricordieuse providence du Père céleste aura insensiblement mis dans ce coeur royal, en ce dernier article de sa vie, la contrition nécessaire pour une heureuse mort. Ainsi priai-je cette souveraine bonté, qu'elle soit pitoyable à celui qui le fut à tant de gens ; qu'elle pardonne à celui qui pardonna à tant d'ennemis, et qu'elle reçoive cette âme réconciliée à sa gloire, qui en reçut tant en sa grâce après leur réconciliation (2).
3. Pour moi, je le confesse, les faveurs de ce grand roi en mon endroit me semblaient infinies, mettant en considération ce que j'étais lorsqu'en l'année 1602, il me fit des semonces de m'arrêter en son royaume, qui étaient capables d'y retenir, non un pauvre prêtre tel que j'étais, mais un bien grand prélat. Or Dieu disposait autrement ; et j'ai été extrêmement consolé que ce royal courage m'ayant une fois départi sa bienveillance, ait si longuement et gracieusement persévéré à m'en gratifier, comme mille témoignages qu'il en a faits en diverses occasions m'en assurent ; et bien que je n'aie jamais reçu de sa bonté que la douceur d'être en ses bonnes grâces, si m'estimai-je extrêmement redevable à continuer mes faibles prières pour son âme, et pour le bonheur de sa postérité. Je ne finirais pas aisément de parler d'un prince de tant de mémoire; mais me voici pressé de donner ma lettre, Dieu soit votre tout. Monsieur, je suis en lui, votre, etc.
(2) Tandis qu'un poète qui a chanté Henri IV, et qui, dans presque tous ses ouvrages, a pour but principal de calomnier la religion, attribue à ses dogmes de réprouver ce prince, comme mort sans confession; il est consolant pour un catholique, et surtout pour un catholique français, de voir un grand saint espérer la miséricorde divine pour ce grand et bon roi. Le même sentiment fera trouver ici, avec plaisir, ce que rapporte le célèbre historien, le père d'Orléans, sur les sentiments religieux de Henri IV, particulièrement dans les derniers jours de sa vie.
« Henri avait des moments de dévotion admirables. Les protestants disaient quelquefois que, si le roi n'y prenait garde, le P. Coton le rendrait bigot. Le respect que l'homme de Dieu lui avait inspiré pour la religion et les choses saintes, les faisait parler ainsi. Ils en auraient bien dit davantage, s'ils eussent été témoins des sentiments d'humilité et de pénitence que ce grand roi apportait au sacrement. Il fondait en larmes aux pieds de son confesseur, et cette grande âme qui ne savait point feindre, paraissait si touchée de Dieu, qu'elle ne laissait aucun lieu de douter de la sincérité de sa pénitence. Il fit d'abord une confession générale de toute sa vie avec une exactitude extrême, et il expérimenta dans cette action, par la consolation qu'il en reçut, ce que tant d'autres ont avoué depuis lui; qu'il n'y a rien de plus injuste que d'appeler la confession, comme ont fait Luther ct Calvin, le supplice et la torture des âmes. Il passait quelquefois des jours entiers dans les exercices de piété, ne traitant et ne parlant que de Dieu et des choses du salut. Au reste, en quelque temps que ce fût, on le trouva toujours prêt à coopérer aux bonnes oeuvres qu'on lui proposait, surtout pour ce qui regardait le bien de l'Église (1); car depuis qu'il y fut rentré, jamais la corruption de son coeur ne passa jusqu'à son esprit. Il était souvent faible, mais toujours fidèle ; et contre ce qui arrive d'ordinaire, on ne s'aperçut jamais que ses passions eussent affaibli sa religion.
« Jamais Henri n'avait fait paraître de si grands sentiments de piété, et un plus grand désir de se sauver, que la dernière année de sa vie. Dans les fêtes même et dans les lieux de réjouissances, il pensait aux vérités du salut. Étant à Saint-Denis au couronnement de la reine, qui fut fait la veille de sa mort, il fit monter le P. Coton dans une tribune vitrée, qu'il s'était fait faire pour voir la cérémonie sans être vu. Là, considérant le grand monde qui occupait le choeur de l'église sur des amphithéâtres qui touchaient aux voûtes, il tira le père à quartier, et lui faisant remarquer cette multitude de gens entassés les uns sur les autres : Vous ne savez pas, lui dit-il, à quoi je pensais tout à l'heure en voyant celle grande assemblée? Je pensais au jugement dernier, et au compte que nous y devons rendre à Dieu. » (Vie du P. Colon par le P. d'Orléans, page 1*4.)
(') Les missions de l'Amérique septentrionale sont dues à Henri IV. Les Français avoient des établissements au Canada depuis François ler mais on ne s'était occupé que des avantages du commerce ; Henri IV voulut envoyer des missionnaires en ce Nouveau-Monde pour y convertir les sauvages, et il chargea les Jésuites de cette fonction apostolique.
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Condoléance sur la mort de Henri IV.
Annecy, 30 août 1610.
Ce papier vous portera simplement des paroles qui sortent du fond de mon coeur, sur la dernière lettre que j'ai reçue de votre part, il y a près de six semaines.
Certes, le trépas de ce grand roi m'a touché de compassion en cent façons, et par Cent motifs; car vraiment il a été pitoyable. Mais votre considération a tenu l'un des premiers rangs à m'assaillir de déplaisir; car, mon Dieu, cet excellent esprit de prince avait seulement commencé à vous connaitre, et voilà qu'il est ravi à votre fortune, afin qu'elle ne vive plus si heureuse : mais faites, mon cher monsieur, que je chéris à l'égal de mon coeur, faites toujours vivre courageusement vos vertus, qui aussi bien sont immortelles ; et je me promets ce contentement de voir qu'un peu d'interruption, que la perte de ce grand roi fait à votre bonheur, ne servira que de reprise d'haleine à votre fortune. Car enfin c'est Dieu qui manie les rênes du cours de notre vie, et nous n'avons point d'autre fortune que sa providence, laquelle sera toujours spécialement sur vous quand votre amour sera spécial en son endroit. Je la supplie de tout mon coeur qu'elle soit spéciale à la France et à son petit roi, et à sa grande reine (1).
Je vous avais écrit sur ce sujet bientôt après le coup ; mais, à ce que je vois, mes, lettres ne vous sont point venues en main. Oh bien, vous avez là monsieur de Montpellier (1), et m'assure que votre mutuelle prudence aura apporté tant de soulagement à vos esprits, qui se peut recevoir. Pour moi, monsieur, je vous conjure de croire que vous n'avez point de coeur au monde, qui soit plus absolument en la pensée du bien qu'il a d'être si parfaitement aimé de vous. Dieu vous bénisse et prospère de plus en plus en ses grâces et consolations, et suis irrévocablement, votre, etc.
(1) M. Deshayes, qui était depuis, longtemps ami de saint François de Sales, était aussi du nombre de ceux que Henri IV, appelait ses amis. Dans un voyage que François fit à la cour de France en 1602, pour solliciter l'entier rétablissement de l'exercice public de la religion catholique dans le pays de Gex, où il avait été détruit, comme dans le Chablais, par la conquête et la longue possession des Bernais, Henri IV s'étant aperçu, dit un historien du temps, de l'étroite liaison qui régnait entre l'évêque de Genève et Deshayes, demanda un jour à celui-ci, « lequel il aimait le plus de lui ou de l'évêque de Genève. » Deshayes fut embarrassé, et ne répondit rien. Le roi, qui prenait plaisir à son embarras, le pressait, en lui disant : « Deshayes, il faut répondre. » Enfin Deshayes ne pouvant plus reculer, répondit en ces termes : « Sire, puisque votre majesté m'ordonne de le dire, je lui avoue que j'ai pour elle toute la vénération et toute la tendresse dont je suis capable ; mais qu'aussi j'aime bien l'évêque de Genève. » Cette réponse ne déplut pas au roi : au contraire, étant touché de la générosité de Deshayes : « Je ne trouve pas à redire à vos sentiments, lui dit-il, mais je vous prie tous deux que je fasse le tiers à votre amitié. Il lui dit en même temps qu'il avait chargé le duc d'Épernon de solliciter François de rester en France, de lui promettre le premier évêché vacant, et en attendant une pension de 4.000 livres. « Allez, ajouta le roi ; prévenez, s'il ne peut, le duc d'Épernon, et apprenez vous-même à l'évêque de Genève ce que j'ai dessein de faire pour lui. »
François refusa ces âmes, en disant que « Dieu l'avait appelé, malgré lui, à l'évêché de Genève, et que pour répondre à sa vocation, il se croyait obligé de le garder toute sa vie; que d'ailleurs il devait cela à sa patrie qui l'avait nourri et élevé jusqu'alors. » Le roi voulut du moins qu'il acceptât une pension de 5,000 livres pour suppléer au faible revenu de l'évêché de Genève. François crut alors qu'il y aurait quelque chose de trop affecté à refuser les bienfaits d'un si grand roi. Il répondit donc à Deshayes « qu'il le priait de remercier pour lui sa majesté, et de lui dire que ses présents lui faisaient trop d'honneur pour les refuser ; mais que comme il n'avait pas alors besoin d'argent, et qu'il ne savait pas le garder, il la suppliait de trouver bon que cet argent demeurât entre les mains du trésorier de l'épargne, et qu'il le demanderait quand il en aurait besoin. » Le roi vit bien que c'était un refus ; mais il le trouva si noble et si ingénieux, qu'il dit à ce sujet, qu'il n'avait jamais donné de pension « dont il eût été mieux remercié que de celle qu'il « avait offerte à l'évêque de Genève. »
Henri IV le consulta souvent sur des affaires de conscience, et même des plus délicates, qui regardaient sa propre conduite ; François lui répondit avec une sainte liberté et Henri IV l'estima davantage. « Monsieur de Genève est véritablement un homme de Dieu, disait-il un jour; car il rapporte tout à Dieu : il ne sait point la manière de flatter, et avec cette grande sincérité d'esprit qu'il montre partout, il est très-modeste; il ne se méprend jamais, mais rend honneur à qui il le doit. » Un seigneur qui était grandement familier avec sa majesté, continue l'historien cité plus haut, ayant ouï ces louanges, prit la liberté de lui demander « à quelle raison il rendait tant de témoignages d'amitié à cet évêque savoisien? » Le roi lui répondit : « Parce qu'il possède toutes les vertus au souverain degré de leur perfection, et n'a pas un vice : je n'en connais pas de plus capable ni de plus propre pour remettre l'état ecclésiastique dans sa première splendeur : il est doux, facile, humble de coeur, et jouit d’une très-grande tranquillité d'esprit ; il est très-dévot et religieux sans scrupule, et si vous voulez que je vous le dise encore une fois, tout-à-fait capable et propre à chasser les hérésies et nouveautés. »
Cette estime du roi excita l'envie de quelques personnes. On avait vu l'évêque de Genève jeter un profond soupir en entrant dans l'église où était enterré le maréchal de Biron, décapité depuis peu pour avoir conspiré avec le duc de Savoie ; et là-dessus on alla dire au roi « que ce prêtre savoisien traitait auprès de sa majesté d'affaires toutes autres que celles qu'il faisait semblant, et qu'il était participant de toutes les entreprises et desseins du maréchal de Biron, et partant qu'il fallait s'en prendre garde. » C'est la vérité (nous continuons à nous servir des expressions de l'auteur original), que le roi n'ajouta pas une ferme croyance à cette calomnie; mais il ne laissa pas que d'entrer en quelque sorte de soupçon. On célébrait alors l'octave de la fête du Saint-Sacrement, et François prêchait tous les jours à l'église Saint-Benoît. Comme il était sur le point de monter en chaire, un gentilhomme de ses amis lui porta cette nouvelle. Toutefois il ne laissa pas de monter, et prêcha avec autant d'assurance que s'il n'avait rien su de tout cela. Étant descendu de chaire, le même gentilhomme l'interrogea avec étonnement : « Et comment, « monsieur, ne vous étonnez-vous pas plus que cela? « On vous a chargé du crime de lèse-majesté, et vous n'en faites pas semblant? » Il lui répondit:» Je « m'étonnerais si j'étais coupable ; mais parce que je suis innocent, j'ai confiance au Seigneur, et tant « s'en faut que j'aie peur, que tout de ce pas je m'en vais au roi, espérant que Dieu aura soin de ma réputation, si elle sert tant soit peu à sa gloire. » Disant ainsi, il s'en alla tout droit au Louvre, et aborda le roi avec un visage très-serein ; mais sa majesté le prévint lorsqu'il avait déjà sa harangue sur les lèvres, et lui dit ces paroles : « Non, non, monsieur, vous n'avez pas besoin de vous justifier ; car je n'ai jamais mal pensé de vous ; mais je ne saurais empêcher qu'on ne me rapporte beaucoup de choses de ceux qui sont auprès de moi. » Le serviteur de Dieu le remercia très-humblement, et lui dit : « Sire, je ne suis pas si fort intelligent aux affaires « d'état que je me mêle de les traiter ; et si je m'y « introduisons, ou que je voulusse y entendre quelque « chose, ce ne serait pas par une si grande méchanceté que je voudrais faire mon apprentissage. » Il ajouta quelques autres paroles, par lesquelles ce roi, qui n'avait pas son semblable en prudence, connut fort bien l'ingénuité et franchise de cet esprit; et tant s'en faut qu'il le renvoyât mal content, qu'au contraire il s'offrit à lui par une bonté tout-â-fait admirable, et dès-lors ne pouvait cesser de le louer à tout propos.
Saint François de Sales quitta Paris, après y avoir demeuré neuf mois, et avoir obtenu des lettres du roi au gouverneur et au parlement de Bourgogne, d'où dépendait le pays de Gcx. Dès la même année, un arrêt de ce parlement donna au clergé de ce pays une entière mainlevée des revenus ecclésiastiques qui étaient détenus par les ministres protestants.
En 1608, Henri IV fit encore proposer à saint François de Sales, par Deshayes, d'accepter un des premiers sièges de France : mais le Saint persista à ne vouloir pas quitter sa patrie et le diocèse auquel il avait été premièrement appelé. (Voyez à ce sujet la lettre adressée à madame de Chantal, page 538.)
(1) Saint François-de Sales écrivait cette lettre dans les premiers mois de la régence de Marie de Médicis. Elle paraissait alors suivre les traces du gouvernement de Henri IV ; elle était aimée du peuple : lorsque le prince de Condé revint de Flandre, avec l'espoir de lui enlever l'autorité, elle arma les bourgeois de Paris, qui crièrent qu'ils ne voulaient reconnaître que le roi et la reine. Sully était encore en place.
(1) M. de Fenouillet, ami du Saint, était né à Annecy, et avait été chanoine de Genève. Ses grands talents pour la prédication le firent attirer en France, où Henri IV lui donna l'évêché de Montpellier. Ce prélat montra un grand zèle pour le maintien de la foi, et rendit de grands services à la religion catholique en Languedoc. Il est assez, remarquable qu'il prononça l'oraison funèbre de Henri IV et celle de Louis XIII.
F. de Sales, Lettres 573