F. de Sales, Lettres 619
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Consolations et avis à une personne qui avait un procès.
Annecy, 19 septembre 1610.
Ma très-chère fille,
1. j'ai su la multitude de vos peines, et je les ai recommandées à notre Seigneur afin qu'il lui plût de les bénir de la sacrée bénédiction de laquelle il a béni celles de ses plus chers serviteurs, afin qu'elles soient employées à la sanctification de son saint nom en votre âme.
Et faut que je confesse, qu'encore qu'à mon avis les afflictions qui regardent les personnes propres, et celles des péchés, soient plus affligeantes ; néanmoins celles des procès me donnent plus de compassion, parce qu'elles sont plus dangereuses pour l'âme. Combien de gens avons-nous vus en paix dans les épines des maladies et pertes des amis, perdre la paix intérieure dans le tracas des procès extérieurs ? Et voici la raison, ou plutôt la cause sans raison. Nous avons peine de croire que le mal des procès soit envoyé de Dieu pour notre exercice, parce que nous voyons que ce sont les hommes qui font les poursuites : et n'osant pas nous remuer contre cette Providence toute bonne, toute sage, nous nous remuons contre les personnes qui nous affligent, et nous nous en prenons à elles, non sans grand péril de perdre la charité, la seule perte de laquelle nous devons craindre en cette vie.
2. Or sus, ma très-chère fille, quand voulons-nous témoigner notre fidélité à notre Sauveur, sinon en ces occasions? Quand voulons-nous tenir en bridé notre coeur, notre jugement, et notre langue, sinon en ces pas si raboteux et proches des précipices ? Pour Dieu, ma très-chère fille, ne laissez pas passer une saison si favorable à votre avancement spirituel, sans bien recueillir les fruits de La patience, de l'humilité, de la douceur, et de l'amour de l'abjection. Souvenez-vous que notre Seigneur ne dit un seul mot contre ceux qui le condamnèrent : il ne les jugea point; il fut jugé et condamné à tort, et il demeura en paix, et mourut en paix, et ne se revengea qu'à prier pour eux (cf. Lc 23,34). Et nous, ma très chère fille, nous jugeons nos juges et nos parties : nous nous armons de plaintes et de reproches.
Croyez-moi, ma très-chère fille, il faut être forte et constante en l’amour du prochain; et je dis ceci de tout mon coeur sans avoir égard ni à vos parties, ni à ce qu'ils me s'ont', et m'est avis que rien ne me touche en ces rencontres, que la jalousie de votre perfection. Mais il faut que je cesse, et je ne pensais pas même en tant dire. Vous aurez Dieu toujours, quand il vous plaira. Et n'est-ce pas être assez riche ? Je le supplie que sa volonté soit votre repos, et sa croix votre gloire (cf. Ga 6,14); et je suis sans fin, votre, etc.
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Il l'encourage à souffrir de bon coeur les tribulations. L'amour de Dieu s'entretient par les croix.
Annecy, 11 septembre 1610.
Madame, mais moi j'ai bien de la consolation de vous voir recevoir si doucement les essais que je fais au service de votre chère âme, laquelle voyant marquée de plusieurs grâces célestes, je ne puis que je n'aime tendrement et puissamment : c'est pourquoi je lui souhaite de plus en plus beaucoup d'avancement au saint amour de Dieu, qui est là bénédiction des bénédictions.
Or vous savez, ma très-chère fille, que le feu que Moïse vit sur la montagne (cf. Ex 3,1-2) représentait ce saint amour ; et que comme ces flammes se nourrissaient entre les épines, aussi l'exercice de l'amour sacré se maintient bien plus heureusement parmi les tribulations qu'emmi les contentements. Vous avez donc bien occasion de connaitre que notre Seigneur désire que vous profitiez en sa dilection, puisqu'il vous donne une santé presque toujours incertaine, et plusieurs autres exercices.
Mon Dieu, ma très-chère fille, que c'est chose douce de voir notre Seigneur couronné d'épines sur la croix, et de gloire au ciel ! car cela nous encourage à recevoir les contradictions amoureusement, sachant bien que, par la couronne d'épines, nous arriverons à la couronne de félicité. Tenez-Vous toujours bien serrée et jointe à notre Seigneur, et vous ne sauriez avoir aucun mal qui ne se convertisse en bien. Madame, votre, etc.
638
Annecy, 8 décembre 1610.
Monsieur,
1. enfin donc vous allez faire voile, et prendre la haute mer eu monde en la cour. Dieu vous veuille être propice, et que sa sainte main soit toujours avec vous.
Je ne suis pas si peureux que plusieurs autres, et n'estimé pas cette profession-là des plus dangereuses pour les âmes bien nées, et pour les courages mâles ; car il n'y a que deux principaux écueils en ce gouffre ; la vanité, qui ruine les esprits mous, fainéants, féminins et fluets, et l'ambition, qui perd les coeurs audacieux et présomptueux.
Et comme la vanité est un manquement de courage qui n'ayant pas la force d'entreprendre l'acquisition de la vraie et solide louange, en veut, et se contente d'en avoir de la fausse et vidée ; aussi l'ambition est un excès de courage qui nous porte à pourchasser des gloires et honneurs, sans et contre la règle de la raison.
ainsi la vanité fait qu'on s'amuse à ces folâtres galanteries, qui sont à louange devant les femmes et autres esprits minces, et qui sont à mépris devant les grands courages et esprits relevés : et l'ambition fait que l'on veut avoir les honneurs avant que les avoir mérités; c'est elle qui nous fait mettre en compte pour nous, et à trop haut prix, le bien de nos prédécesseurs, et voudrions volontiers tirer notre estime de la leur.
2. Or, monsieur, contre tout cela, puisqu'il vous plaît que je vous parle ainsi, continuez à nourrir votre esprit des viandes spirituelles et divines; car elles le rendront fort contré la vanité, et juste contre l'ambition.
Tenez bon à la fréquente communion ; et, croyez-moi, vous ne sauriez faire chose qui vous affermisse tant en la vertu; et pour bien vous assurer en cet exercice, rangez-vous sous les conseils de quelque bon confesseur, et le priez qu'il prenne autorité de vous demander compte en confession des retardements que vous ferez en cet exercice, si par fortune vous en faisiez ; confessez-vous toujours humblement, et avec un vrai et exprès propos de vous amender.
N'oubliez jamais (mais de cela je vous en conjure) de demander à genoux le secours de notre Seigneur, avant que de sortir de votre logis, et de demander le pardon de vos fautes avant que d'aller coucher.
3. Surtout gardez-vous des mauvais livrés, et pour rien du monde ne laissez point emporter votre esprit après certains écrits que les cervelles faibles admirent, à cause de certaines vaines subtilités qu'ils y hument, comme cet infâme Rabelais, et certains autres de notre âge, qui font profession de révoquer tout en doute, de mépriser tout, et se moquer de toutes les maximes de l'antiquité. Au contraire, ayez des livres de solide doctrine, et surtout des chrétiens et spirituels, pour vous y récréer de temps en temps.
Je vous recommande la douce et sincère courtoisie, qui n'offense personne, et oblige tout le monde ; qui cherche plus l'amour que l'honneur ; qui ne raille jamais aux dépens de personne, ni piquamment; qui ne recule personne, et aussi n'est jamais reculée, et si elle l'est, ce n'est que rarement ; en échange de quoi elle est très-souvent honorablement avancée.
4. Prenez garde, je vous supplie, à ne vous point embarrasser parmi les amourettes, et à ne point permettre à vos affections de prévenir votre jugement et raison, au choix des sujets aimables : car quand une fois l'affection a pris sa course, elle traîne le jugement comme un esclave à des choix fort impertinents, et dignes du repentir qui les suit par après bientôt.
Je voudrais que d'abord, en devis, en maintien, et en conversation, vous fissiez profession ouverte et expresse de vouloir vivre vertueusement, judicieusement, constamment, et chrétiennement.
Je dis vertueusement, afin qu'aucun ne prétende vous engager aux débauches ;
Judicieusement, afin que vous ne fassiez pas des signes extrêmes, en l'extérieur, de votre intention; mais tels seulement que, selon votre condition, ils ne puissent être censurés des sages;
Constamment, parce que si vous ne témoignez pas avec persévérance une volonté égale et inviolable, vous exposerez vos résolutions aux desseins et attaques de plusieurs misérables âmes, qui attaquent les autres pour les réduire à leur train.
5. Je dis enfin chrétiennement, pour ce que plusieurs font profession de vouloir être vertueux à la philosophique, qui néanmoins ne sont, ni le peuvent être en façon quelconque, et ne sont autre chose que certains fantômes de vertu, couvrant à ceux qui ne les hantent pas, leurs mauvaise vie et humeurs, par des cérémonieuses contenances et paroles.
Mais nous, qui savons bien que nous ne saurions avoir un seul brin de vertu que par la grâce de notre Seigneur, nous devons employer la piété et la sainte dévotion pour vivre vertueusement ; autrement nous n'aurons des vertus qu'en imagination et en ombre.
Or il importe infiniment de se faire connaître de bonne heure tel qu'on veut être toujours, et en cela, il né faut pas marchander.
6. Il vous importera aussi infiniment de faire quelques amis de même intention, avec lesquels vous puissiez vous entre-porter et fortifier. Car c'est chose toute vraie que le commerce de ceux qui ont l'âme bien dressée, nous sert infiniment à dresser, ou à bien tenir dressée la nôtre.
Je pense que vous trouverez bien aux jésuites, ou aux capucins, ou aux feuillants, ou même hors des monastères, quelque esprit courtois, qui se réjouira, si quelquefois vous l'allez voir, pour vous récréer, et prendre haleine spirituelle.
7. Mais -il faut que vous me permettiez de vous dire quelque chose en particulier.
Voyez-vous, monsieur ? je crains que vous ne retourniez au jeu, et je le crains, parce que ce vous sera un très-grand mal : cela en peu de jours dissiperait vôtre coeur, et ferait flétrir toutes les fleurs de vos bons désirs : c'est un exercice de fainéant ; et ceux qui se veulent donner du bruit et de l'accueil, jouant avec les grands, disant que c'est le plus court moyen de se faire connaître, témoignent qu'ils n'ont point de bonne marque de mérite, puisqu'ils ont recours à ces moyens, propres à ceux qui ayant de l'argent, le veulent hasarder : et ne leur est pas grande louange d'être connus pour joueurs ; mais s'il leur arrive de grandes pertes, chacun les connaît pour fous. Je laisse à part les suites des colères, désespoirs, et forceneries, desquelles pas un joueur n'a aucune exemption.
Je vous souhaite encore un coeur vigoureux, pour ne point flatter votre corps en délicatesses, au manger, au dormir, et telles autres mollesses ; car enfin un coeur généreux a toujours un peu de mépris des mignardises et délices corporelles.
Néanmoins notre Seigneur dit (Mt 11,8), que ceux qui s'habillent mollement sont es maisons des rois : c'est pourquoi je vous en parle ; et notre Seigneur ne veut pas dire qu'il faille que tous ceux qui sont es- cours s'habillent mollement, mais il dit seulement, que coutumièrement, ceux qui s'habillent mollement se trouvent là. Or, je ne parle pas de l'extérieur de l'habit, mais de l'intérieur ; car pour l'extérieur, vous savez trop mieux la bienséance, il ne m'appartient pas d'en parler.
Je veux donc dire, que je voudrais que parfois vous gourmandassiez votre corps à lui faire sentir quelques âpretés et duretés par le mépris des délicatesses, et le renoncement fréquent des choses agréables aux sens ; car encore faut-il quelquefois que la raison fasse l'exercice de sa supériorité, et de l'autorité qu'elle a de ranger les appétits sensuels.
8. Mon Dieu ! je suis trop long, et si je ne sais ce que j'écris ; car c'est sans loisir, et à diverses reprises : vous connaissez mon coeur, et trouverez tout bon; encore faut-il pourtant que je vous dise ceci.
Imaginez-vous que vous fussiez courtisan de saint Louis ; il aimait, ce roi saint (et le roi (1) est maintenant saint par innocence), qu'on fût brave, courageux, généreux, de bonne humeur, courtois, civil, franc, poli ; et néanmoins il aimait surtout qu'on fût bon chrétien.
Et si vous eussiez été auprès de lui, vous l'eussiez vu rire amiablement aux occasions, parler hardiment quand il en est temps, avoir soin que tout fût en lustre autour de lui, comme un autre Salomon, pour maintenir la dignité royale ; et un moment après servir les pauvres aux hôpitaux, et enfin marier la vertu civile avec la chrétienne, et la majesté avec l'humilité.
C'est en un mot ce qu'il faut entreprendre, de n'être pas moins brave pour être chrétien, ni moins chrétien pour être brave; et pour- faire cela il faut être très-bon chrétien, c'est-à-dire fort dévot, pieux, et s'il se peut, spirituel ; car, comme dit saint Paul : L’homme spirituel discerne tout (1Co 2,15), il connaît en quel temps, en quel rang, par quelle méthode il faut mettre en oeuvre chaque vertu.
9. Faites souvent cette bonne pensée que nous cheminons en ce monde entre le paradis et l'enfer, que le dernier pas sera celui qui nous mettra au logis éternel, et que nous ne savons lequel sera le dernier; et que pour bien faire le dernier, il faut s'essayer de bien faire tous les autres.
O sainte et interminable éternité ! bienheureux qui vous considère : oui ; car qu'est-ce que jeu de petits enfants, ce que nous faisons en ce monde, pour je ne sais combien de jours ? Rien du tout, si ce n'était que c'est le passage à l'éternité.
Pour cela donc il nous faut avoir soin du temps que nous avons à demeurer çà-bas, et de toutes nos occupations, afin que nous les employions à la conquête du bien permanent.
Aimez-moi toujours comme chose vôtre, car je le suis en notre Seigneur, vous souhaitant tout bonheur pour ce monde, et surtout pour l'autre : Dieu vous bénisse, et vous tienne de sa sainte main.
Et, pour finir par où j'ai commencé, vous allez prendre la haute mer du monde, ne changez pas pour cela de patron, ni de voiles, ni d'ancre, ni de vent ; ayez toujours Jésus pour patron, sa croix pour arbre, sur lequel vous étendrez vos résolutions en guise de voile ; votre ancre soit une profonde confiance en lui, et allez à la bonne heure ; veuille à jamais le vent propice des inspirations célestes enfler de plus en plus les voiles de votre vaisseau, et vous faire heureusement surgir au port de la sainte éternité, que de si bon coeur vous souhaite sans cesse, monsieur, votre, etc.
(1) La personne à qui le Saint écrivait allait à la cour de Louis XIII, alors âgé de neuf ans.
685
La multitude des affaires domestiques, auxquelles on est tenu par sa vocation, ne nuit pas à l'union avec Dieu.
Après le 5 avril 1611.
Ma très-chère soeur,
1. écrivant à monsieur votre mari en recommandation d'un mien ami qui est chanoine à Lyon, je vous fais ce petit billet pour, tout simplement, vous saluer de tout mon coeur; mais de la part encore de la chère et bonne soeur madame de Chantal, laquelle va bien mieux pour sa santé; et pour le dire encore entre nous deux, pour la sainteté, à laquelle les tribulations et maladies sont fort propres pour donner l'avancement, à cause de tant de solides résignations qu'il faut faire es mains de notre Seigneur.
2. Vivez toute pour Dieu, ma chère fille, et puisqu'il faut que vous vous exposiez à la conversation, rendez-vous y utile au prochain par les moyens que souvent je vous ai écrits. Ne pensez pas que notre Seigneur soit plus éloigné de vous, tandis que vous êtes parmi le tracas auquel votre vocation vous porte, qu'il ne serait, si vous étiez dans les délices de la vie tranquille. Non, ma très-chère fille, ce n'est pas la tranquillité qui l'approche de nos coeurs, c'est la fidélité de notre amour ; ce n'est pas le sentiment que nous avons de sa douceur, mais le consentement que nous donnons à sa sainte volonté, laquelle il est plus désirable qu'elle soit exécutée en nous, que si nous exécutions notre volonté en lui. Bonjour, ma très-chère soeur ma fille ; je prie cette souveraine bonté qu'elle nous fasse la grâce de la bien chercher par amour ; et je suis en elle tout entièrement, madame, votre, etc.
Le Saint lui donne des conseils sur le mariage de sa fille, et la félicite des vertus de son mari qui était magistrat.
Après le 8 avril 1611.
Ce m'a été un extrême contentement d'apprendre un peu plus amplement que de coutume, de vos nouvelles, ma très-chère soeur, ma fille ; bien que je n'aie pas encore tant eu de loisir pour parler avec madame de Chantal, que j'aie pu m'enquérir si particulièrement, comme je désirais, de toutes vos affaires, desquelles, je pense, que vous aurez communiqué avec elle, comme avec une parfaite amie : or pour le moins, m'a-t-elle dit que vous cheminez fidèlement en la crainte de notre Seigneur, qui est le grand mot de ma consolation, puisque mon âme désire tant de bien à la vôtre très-chère.
Au reste, pour répondre brièvement à la vôtre, N. fit très-bien d'entrer aux-Carmélites ; car il y avait apparence que Dieu en serait glorifié : mais puisqu'elle en sort par ordre des supérieurs, elle doit estimer que Dieu se contentant de son essai, veut qu'elle le serve ailleurs ; si bien qu'elle fera mal si, après les premiers ressentiments de sa sortie, elle n'apaise son esprit, et ne prend ferme résolution de vivre toute en Dieu en quelque autre condition ; car par plusieurs voies on va au ciel.. Pourvu qu'on ait la crainte de Dieu pour guide, il importe peu quelle voie on tienne, bien qu'en elles-mêmes les unes soient plus désirables que les autres à ceux qui ont la liberté de choisir.
Mais quant à vous, ma chère fille, de quoi vous mettez-vous en peine pour ce regard? Vous avez fait charité de procurer une si sainte retraite à cette pauvre fille : s'il ne plaît pas à Dieu qu'elle y persévère, vous n'en pouvez mais. Il faut acquiescer à cette Providence souveraine, laquelle n'est pas obligée de suivre nos élections et persuasions, mais son infinie sagesse. Si N. est sage et humble, Dieu lui trouvera bien une place, en laquelle elle pourra bien servir sa divine Majesté, ou par consolations, ou par tribulations.
Cependant les bonnes mères Carmélites font bien d'observer exactement leurs constitutions, et de rejeter les esprits qui ne sont pas propres pour leur manière de vivre.
Ma chère fille, ce petit ébranlement de coeur que vous avez en cette occasion, vous doit servir d'avertissement, que l'amour-propre est grand et gros dans votre coeur, et qu'il faut faire bon guet, de peur qu'il ne s'en rende le maître. Ah ! Dieu par sa bonté ne le veuille jamais permettre, ains fasse régner sans fin en nous, sur nous, et contre nous, et pour nous, son très-saint amour céleste.
Touchant le mariage de cette chère fille, que j'aime fort bien, je ne puis bonnement vous donner conseil, ne sachant de quelle nature est ce chevalier qui la recherche. Car ce que monsieur votre mari dit est véritable, qu'il pouvait à l'aventure changer toutes ses mauvaises humeurs que vous remarquez ; mais cela s'entend, s'il est de bon naturel, et que ce ne soit que la jeunesse, ou la mauvaise compagnie qui le gâte. Mais si c'est un esprit de nature mal qualifié, comme il ne s'en voit, que trop, certes c'est tenter Dieu, de hasarder une fille en ses mains, sous l'incertaine et douteuse présomption d'amendement, et surtout, si la fille est jeune, et qui ait besoin de conduite elle-même : auquel cas,, ne pouvant rien contribuera l'amendement du jeune homme, ains étant plutôt à craindre que l'un ne serve de sujet de perte à l'autre ; qu'y a-t-il en tout cela qu'un évident danger? Or, monsieur votre mari est grandement sage, et m'assure qu'il fera toute bonne considération, à quoi vous le servirez ; et moi, je prierai, selon votre désir, qu'il plaise à Dieu de bien adresser cette chère fille qu'elle vive et vieillisse en sa crainte.
De mener au bal cette jeune fille fort souvent ou rarement, puisque c'est avec vous qu'elle ira, il importe peu. Votre prudence doit juger de cela à l'oeil, et selon les occurrences ; mais la voulant dédier au mariage, et elle ayant cette inclination, il n'y a pas de mal de l'y conduire, tant souvent, que ce soit assez, et non pas trop (1). Si je ne me trompe, cette fille est vive, vigoureuse, et de naturel un peu ardent : or, maintenant que son entendement commence à se déployer, il faut y fourrer doucement et suavement les prémices et premières semences de la vraie gloire et vertu, non pas en la tançant de paroles aigres, mais en ne cessant pas de l'avertir avec des paroles sages et amiables à tous propos, et les lui faisant redire, et lui procurant de bonnes amitiés de filles bien nées et sages.
Madame de N. m'a dit, que pour votre extérieur et la bienséance de votre maison, vous marchiez fort sagement ; et tant elle que mon frère de Torens m'ont dit une chose qui me remplit d'aise : c'est que monsieur votre mari acquérait de plus en plus grande et bonne réputation d'être bon justicier, ferme, équitable, laborieux au devoir de sa charge, et qui en tout vivait et se comportait en grand homme de bien et bon chrétien. Je vous promets, ma chère fille, que j'ai tressailli de joie à ce récit : car voilà une grande et belle bénédiction. Entre autres choses ils m'ont dit que toujours il commençait sa journée par l'assistance à la sainte messe ; qu'es occasions il témoigne un zèle solide et digne de sa qualité pour la sainte religion catholique. Dieu soit toujours à sa dextre, afin qu'il ne change jamais que de mieux en mieux. Vous êtes donc bien heureuse, ma chère fille, d'avoir chez vous les bénédictions temporelles et spirituelles.
Le voyage de Lorette est un grand voyage pour lés femmes : je vous conseille de le faire souvent eh esprit, joignant par intention vos prières à cette grande multitude de personnes dévotes qui y vont honorer la mère de Dieu, comme au lieu où premièrement l'honneur incomparable de cette maternité lui arriva. Mais puisque vous n'avez pas de voeu qui vous oblige d'y aller en présence corporelle, je ne vous conseille point de l'entreprendre ; oui bien d'être de plus en plus zélée à la dévotion de cette sainte dame de laquelle l'intercession est si forte et favorable aux amés, que pour moi je l'estime le plus grand appui que nous puissions avoir envers Dieu pour notre avancement en la vraie piété, et puis parler de cela, pour en savoir plusieurs particularités remarquables. Qu'à jamais le nom de cette sainte vierge soit béni et exalté. Amen.
Pour vos aumônes, ma chère fille, faites-les toujours un peu bien largement, et à bonne mesure, néanmoins avec la discrétion qu'autrefois je vous ai dit ou écrit : car si ce que Vous jetez dans le sein de la terre vous est rendu avec usure par sa fertilité, sachez que ce que vous jetez dans le sein de Dieu vous sera infiniment plus fructueux, ou d'une façon, ou d'un autre ; c'est-à-dire Dieu vous en récompensera en ce monde, ou en vous donnant plus de richesses, où plus de santé, ou plus de contentement. Votre, etc.
(1) O Philotée! ces ridicules divertissements sont ordinairement dangereux ; ils dissipent l'esprit de dévotion, ils affaiblissent les forces de la volonté, ils refroidissent la sainte charité, et ils réveillent en l'âme mille sortes de mauvaises dispositions ; c'est pourquoi l'on ne doit jamais se les permettre dans la nécessité même, qu'avec de grandes précautions. Introduction à la vie, dévote. (Voyez le chapitre entier de ce même livre du Saint : des bals, et autres divertissements permis, mais dangereux; et surtout le Traité contre les danses et les mauvaises chansons, in-12.)
719
Consolations sur la mort de sa femme.
A Saint-Julien, 12 octobre 1611.
Monsieur mon oncle, quel déplaisir viens-je de recevoir en la triste nouvelle du trépas de madame ma tante, et qui m’aimait si tendrement et chèrement, à laquelle j'avais si justement voué tant d'affection! J'irais moi-même vous témoigner ce ressentiment, si je croyais par ce moyen de pouvoir alléger le vôtre ; ou que cet engagement, auquel je suis parmi les assignations de ma visite, me le permit ; mais au moins, voilà mon frère qui va recevoir vos commandements pour lui et pour moi, et vous assurer, que comme j'ai honoré de tout mon coeur la vie do cette chère défunte, aussi chérirai-je à jamais son honorable mémoire, autant qu'aucun de ses parents et serviteurs qu'elle ait laissés en ce monde.
Au demeurant, monsieur mon oncle, cette si fâcheuse séparation est d'autant moins dure qu'elle durera peu ; et que non seulement nous espérons, mais nous aspirons à cet heureux repos, auquel cette belle âme est, ou sera bientôt logée ; prenons, je vous supplie, en gré cette petite attente qu'il nous faut faire ici-bas; et au lieu de multiplier nos soupirs et nos larmes sur elle, faisons-les pour elle devant notre Seigneur, afin qu'il lui plaise hâter sa réception entre les bras de cette divine bonté, si déjà il ne lui a fait cette grâce.
Certes, pour moi, j'ai beaucoup de consolation en la connaissance que j'avais de l'intérieur de cette bonne tante, laquelle plusieurs fois, avec extrême confiance, the l'avait communiqué en la sacrée confession ; ca: j'en tire une assurance que cette divine providence, qui lui avait donné un coeur si pieux et chrétien, l'aura comblée de bénédiction en ce départ qu'elle a fait d'entre nous.
Bénissons et louons Dieu, monsieur mon très-cher oncle : adorons là disposition de ses ordonnances, et reconnaissons la conduite et instabilité de cette vie, et attendons en paix la future. Je m'en vais à l'église, où, par le saint sacrifice, je commencerai les recommandations de cette chère précieuse âme, et celle que je dois à jamais continuer pour vous, et tout ce qu'elle aimait le plus. Je suis votre, etc
776
Sur la folie des gens du monde, qui, pour des affaires d'honneur, courent le risque de perdre la béatitude éternelle.
Annecy, 15 mai 1612.
Ma très-chère fille, votre dernière lettre m'a donné mille consolations, et à madame de Chantal à qui je l'ai communiquée, n'y ayant rien vu qui ne pût être montré à une âme de cette qualité-là, et qui vous chérit si saintement. Or je vous écris sans loisir, pour une dépêche qu'il me faut faire pour Bourgogne.
Mais, mon Dieu ! ma très-chère fille, que dirons-nous de ces hommes qui appréhendent tant l'honneur de ce misérable monde, et si peu la béatitude de l'autre ? Je vous avoue que j'ai eu des étranges afflictions de coeur, me représentant combien près de la damnation éternelle ce cher cousin s'était mis, et que votre cher mari l'y eût conduit. Hélas ! quelle sorte d'amitié de s'entre-porter les uns les autres du côté de l'enfer ! Il faut prier Dieu qu'il leur fasse voir sa sainte lumière, et avoir grande compassion d'eux.
Je les vois certes avec un coeur plein de pitié, tant je désire qu'ils sachent que Dieu mérite d'être préféré ; et n'ont pas néanmoins le courage de le préférer, quand il en est temps, crainte des paroles des malavisés.
Cependant, afin que votre mari ne croupisse pas en son péchés et en l'excommunication, voilà un billet que je lui envoie pour se confesser et faire absoudre. Je prie Dieu qu'il lui envoie la contrition requise pour cela. Or sus, demeurez en paix ; jetez vôtre coeur et vos souhaits entre les bras de la Providence céleste, et que la bénédiction divine soit à jamais entre vous. Amen.
796
Le Saint l'exhorte à continuer d'être patiente dans ses maux.
Du pays de Gex, 20 juillet 1612.
Madame, sachez que j'ai un particulier contentement quand je reçois de vos lettres, de voir que parmi beaucoup d'empêchements et de contradictions, vous conservez la volonté de servir notre Seigneur ; car c'est la vérité, que si vous êtes bien fidèle entre ces traverses, vous en aurez d'autant plus de consolations, que les difficultés que vous avez auront été grandes. Je pense en vous, quand moins vous le pensez ; et vous vois avec un coeur de compassion, sachant bien combien vous avez de rencontres eh ce tracas parmi lequel vous vivez, qui vous peuvent divertir de la sainte attention que Vous désirez avoir à Dieu. Pour cela, je ne veux point cesser de recommander à sa divine bonté votre nécessité ; mais je ne veux pas aussi laisser de vous conjurer de le rendre utile à vôtre avancement spirituel.
Nous n'avons point de récompense sans victoire, ni point de victoire sans guerre. Prenez donc bien courage; et convertissez votre peine qui est sans remède en matière de vertu. Voyez souvent notre Seigneur qui vous regarde, pauvre petite créature que vous êtes; et vous voit emmi vos travaux et vos distractions. Il vous envoie du secours, et bénit vos afflictions. Vous devez à cette considération prendre patiemment et doucement les ennuis qui vous arrivent, pour l'amour de celui qui ne permet cet exercice vous arriver que pour votre bien.
Élevez donc souvent votre coeur à Dieu : requérez son aide ; et faites votre principale fonde ment de consolation au bonheur que vous avez d'être sienne. Tous les objets de déplaisir vous seront peu de chose, quand vous saurez d'avoir un tel ami, un si grand support, un si excellent refuge. Dieu, soit toujours au milieu de votre coeur, madame ma très-chère fille, et je suis de tout le mien, votre, etc.
808
Qui était surchargée d'affaires.
29 septembre 1612.
Madame ma très-chère fille,
1. vous saurez par cette si digne porteuse, parmi quelle multitude de tracas je vous écris, qui me servira d'excuse, si je ne vous parle pas si amplement comme je désirerais. Vous devez mesurer la longueur de vos prières à la quantité de vos affaires ; et puisqu'il a plu à notre Seigneur de vous mettre en une sorte de vie, en laquelle vous avez perpétuellement des distractions, il faut que vous vous accoutumiez à faire vos oraisons courtes ; mais qu'aussi vous les vous rendiez si ordinaires, que jamais vous ne les laissiez sans grande nécessité. Je voudrais que le matin au lever vous pliassiez le genou devant Dieu pour l'adorer, faire le signe de la croix, et lui demander sa bénédiction pour toute la journée; ce qui se peut faire au temps que Ton dirait un ou deux Pater noster. Si vous avez la messe, il suffira qu'avec attention et révérence vous recontiez, ainsi qu'il est marqué dans l’Introduction, en disant votre chapelet. Le soir avant souper, ou environ, vous pourriez aisément faire un peu de prières ferventes, vous jetant devant notre Seigneur autant comme on dirait un Pater; car il n'y a point d'occasion qui-vous tienne si sujette, que vous ne puissiez dérober ce petit bout de loisir. Le soir avant qu'aller coucher, vous pourrez, faisant autre chose, en quel lieu que ce soit, faire la revue de ce que vous aurez fait parmi la journée de gros en gros, et allant au lit, vous jeter brièvement à genoux, demander pardon à Dieu des fautes que vous aurez commises, et le prier de veiller sur vous, et vous donner sa bénédiction, ce que vous pourrez faire courtement, comme pour un Ave, Maria.
Mais surtout je désire qu'à tout propos parmi la journée, vous retiriez votre coeur en Dieu, lui disant quelques paroles de fidélité et d'amour.
2. Quant aux afflictions de votre coeur, ma chère fille, vous discernerez aisément celles auxquelles il y a du remède, et celles èsquelles il n'y en a point. Où il y a du remède, il faut tâcher de l'apporter doucement et paisiblement : celles où il n'y en a point, il faut que vous le supportiez comme une mortification que notre Seigneur vous envoie pour vous exercer et rendre toute sienne.
3. Prenez garde de ne vous relâcher guère aux plaintes, ains contraignez votre coeur de souffrir tranquillement. Que s'il vous arrive quelque sorte de saillie d'impatience, soudain que vous vous en apercevrez, remettez votre coeur en la paix et douceur. Croyez-moi, ma chère fille, Dieu aime les âmes qui sont agitées des flots et tempêtes du monde, pourvu qu'elles reçoivent de sa main le travail, et comme vaillantes guerrières, s'essaient de garder la fidélité emmi les assauts et combats.
Si je puis, je dirai quelque chose sur ce sujet à cette soeur toute aimable, afin qu'elle vous le redise ; et je m'en vais pour l'accommodement d'une querelle chaude, qu'il faut empêcher. Je suis, mais d'un coeur fort entier.
F. de Sales, Lettres 619