Bernard sermons 30111
30111 3. Certainement l'affliction est bonne puisque c'est par elle que Dieu nous conduit a la gloire, selon ces paroles : « Je suis avec lui dans l'affliction : je le délivrerai et le remplirai de gloire. » Rendons grâces au Père des miséricordes, qui est avec nous dans l'affliction, et nous console dans toutes les peines, qui nous arrivent. Car il nous est nécessaire, comme j'ai dit, d'être dans les souffrances qui se changent en gloire, et dans la tristesse qui se change en joie, mais en une joie qui ne doit jamais finir, et ne peut jamais nous être ravie par qui que ce soit, en une joie, dis-je, abondante, pleine et parfaite. Il est bon d'être dans la peine, puisque c'est par elle que nous devons accueillir la couronne de la gloire. Ne méprisons pas les souffrances, mes frères, c'est une semence bien modeste, mais il doit en sortir beaucoup de fruit. C'est une semence peut-être peu agréable au goût, à cause de soi amertume, c'est peut-être le grain de sénevé; mais ne considérons pas le dehors et l'apparence; voyons en les vertus cachées. Souvenons-nous que les choses qui se voient sont temporelles, et que celles qu'on lie voit point sont éternelles. (2Co 4,18) Goûtons, dans ces maux, que nous avons à souffrir, les prémices de la gloire qui s'y trouvent comme en germe. Faisons consister notre gloire clans l'espérance de participer à la gloire de notre grand Dieu : ce n'est pas encore assez ; mettons-la dans toutes les afflictions de cette vie, puisqu'elles sont pour nous une raison d'espérer que Dieu nous donnera de glorieuses couronnes: Peut-être est-ce que l'Apôtre a voulu nous apprendre, lorsqu'après avoir dit : « Nous mettons notre gloire dans les afflictions : il ajoute aussitôt : Parce que l'affliction produit la patience , et que la patience est une épreuve qui produit l'espérance (Rm 5,14). », Il est manifeste par ces paroles, que l'Apôtre, après avoir dit que nous devons mettre notre gloire dans l'espérance, a ajouté que « nous devons aussi mettre notre gloire dans les afflictions, » non pour dire quelque chose de différent, mais pour s'expliquer davantage, et nous faire mieux entrer dans sa pensée. Car il ne propose qu'une même gloire dans ces deux expressions : et il joint seulement les afflictions à l'espérance, pour montrer sur quoi l'espérance de la gloire doit être fondée. C'est, en effet, dans l'affliction qu'on doit trouver l'espérance de la gloire; que dis-je ? c'est dans l'affliction même que la gloire se trouve. Et de même que l'espérance du fruit est dans la semence, le fruit de même y est aussi contenu. C'est en ce sens qu'il est dit que dès maintenant le royaume de Dieu est en nous; que nous possédons un trésor d'un prix inestimable dans des vaisseaux de terre, dans un champ de très-petite valeur. C'est qu'en effet ce royaume et ce trésor sont véritablement en nous : mais ils y sont cachés. Heureux celui qui les trouve! Or, quel est celui-là? Sinon celui qui considère plutôt la récolte que la semence? L'oeil de la foi trouve ce trésor parce qu'il ne juge pas des choses selon les apparences, mais qu'il voit les choses qui ne peuvent paraître à nos sens, et regarde ce qui lie saurait se voir des yeux du corps, comme il est évident que l'Apôtre avait trouvé ce trésor puisqu'il souhaitait de le faire trouver à tous les autres, quand il disait : « Les peines si courtes et si légères que nous souffrons maintenant, produisent en nous le poids d'une gloire éternelle qui surpasse toute mesure (2Co 4,17) » Il ne dit pas : Les afflictions seront couronnées, mais il dit : elles produisent en nous, dès maintenant, le poids d'une gloire éternelle. Cette gloire, mes frères, ne parait point. Elle est cachée en nous dans l'affliction, et ce qu'elle a d'éternel, est dérobé à nos yeux par ce voile d'un moment; ce poids, cette valeur sans mesure, est contenue Mans une chose de peu d'importance, et de mince valeur. Aussi hâtons-nous, pendant que nous sommes sur la terre, d'acheter ce champ, et le trésor qui y est caché. Estimons-nous bienheureux lorsque nous sommes dans les afflictions, et disons du fond du coeur : « Il vaut mieux aller dans une maison de deuil qu'en une maison de festin (Qo 8,3). »
4. « Je suis avec lui dans l'affliction, dit le Seigneur. » Je ne chercherai donc pas autre chose que l'affliction. Il m'est bon de m'attacher à, Dieu : et de m'y attacher de telle sorte, que je mette en lui toute mon espérance , puisqu'il a dit . « Je le délivrerai de ses peines et le glorifierai (Ps 72,28). » Je suis avec lui dans l'affliction, et mes délices sont d'être avec les enfants des hommes (1Co 8,31). » Voilà bien l'Emmanuel, le Dieu avec nous. « Je vous salue, pleine de grâce, dit l'Ange à Marie : le Seigneur est avec vous (Lc 1,28). » Il est avec nous dans la plénitude de la grâce, et nous serons avec lui dans la plénitude de la gloire. Il est descendu sur la terre pour être près de ceux dont le coeur est affligé, et pour être avec nous dans les épreuves de cette vie. Mais viendra un temps, comme, dit l'Apôtre, où nous! serons transportés par les nuées, pour aller au devant de Jésus-Christ : et alors nous serons pour toujours avec Notre Seigneur, si toutefois nous travaillons à l'avoir toujours avec nous, afin que celui qui doit nous établir dans notre éternelle patrie, soit notre compagnon, ou plutôt, que celui qui doit être lui-même notre patrie, soit aussi lui-même notre voie. Seigneur, il m'est donc beaucoup plus avantageux de souffrir, pourvu que vous soyez toujours avec moi, que de régner sans vous, que d'être dans les plus grandes réjouissances sans vous, que de jouir même de la gloire, séparé de vous. Oui, Seigneur, il est bien meilleur pour moi de vous embrasser dans l'affliction; de vous avoir présent dans le creuset de l'épreuve, que d'être sans vous dans le, ciel. Car qu'est-ce que je souhaite dans le ciel, et que désiré-je de vous, sur la terre, sinon vous-même? Si la fournaise éprouve l'or, la tentation éprouve les justes. C'est dans ces rencontres, oui c'est là, Seigneur, que vous êtes avec eux (Qo 27,6), que vous demeurez au milieu d'eux, c'est lorsqu'ils sont assemblés en votre nom, comme vous avez autrefois daigné assister les trois enfants qui furent jetés dans la fournaise de Babylone, d'une présence si visible, que vous contraignîtes un roi infidèle de s'écrier, « qu'il voyait dans les flammes une quatrième personne qui était semblable à un fils de Dieu (Da 3,92). » Pourquoi tremblons-nous : pourquoi nous arrêtons-nous pourquoi fuyons-nous à la vue de la fournaise des afflictions? Il est vrai que le feu redouble son ardeur; mais le Seigneur est avec nous dans nos souffrances, et, si Dieu est avec, nous, qui sera contre nous? Si, Dieu nous arrache des mains de nos ennemis, qui est-ce qui pourra nous ravir de ses mains toutes puissantes ! Qui est-ce qui peut nous arracher d'entre ses mains? Enfin, si c'est lui qui nous glorifie, qui est-ce qui pourra nous jeter dans l’ignominie? S'il nous établit dans la gloire, qui pourra nous humilier?
30112 5. Mais écoutez quelle gloire Dieu doit nous donner. «Je le comblerai, dit-il, de jours et d'années. » Et d'abord s'il parle de jours au pluriel, c'est pour nous marquer non pas une vicissitude, mais un grand nombre de jours. Il ne faut pas se figurer l'éternité comme une succession de jours, c'est ce qui fait dire au Prophète : un seul jour dans vos tabernacles, Seigneur, vaut mieux que mille autres jours (Ps 83,11). Nous lisons que des saints et des hommes parfaits sont sortis de cette vie pleins de jours, c'est-à-dire, je pense, remplis de vertus, et de grâces, car les saints reçoivent de jour en jour, non de leur propre esprit, mais de l'esprit de Dieu même cet accroissement et cette plénitude île vertu et de grâces qui les transforme, et qui les rend semblables à lui, et les fait monter de clarté en clarté. Si donc la grâce est appelée un jour et une lumière, si même l'éclat qui vient de l'homme, et si cette gloire sans fondement et sans solidité que nous cherchons à recevoir les uns des autres, est, comme j'ai dit ailleurs, le jour de l'homme, combien la plénitude de la véritable gloire mérite-t-elle plutôt d'être appelée un vrai jour et un plein midi? Et si nous pouvons regarder comme plusieurs jours de la vie de l'âme, les diverses grâces qu'elle reçoit, comment ne pourrions-nous pas aussi regarder, comme un grand nombre de jours la gloire dans laquelle il jouit de tant de biens? Mais écoutez comment le Prophète a voulu parler d'un grand nombre de jours sans vicissitude, par ces paroles, il dit en effet : «La lumière de la lune sera comme la lumière du soleil : et la lumière du soleil sera elle-même comme la lumière de sept jours (Is 30,16).» Je pense que c'était pendant les jours de cette éternelle vie, que le Roi fidèle souhaitait de chanter ses cantiques dans la maison du Seigneur. Car ce sera comme un chant de cantiques à la louange de Dieu que d'être pleins de reconnaissance pour le bonheur de posséder une gloire si abondante, et que d'être toujours occupés à rendre des actions de grâces à sa divine Majesté.
6. « Je le remplirai d'une longueur de jours. » C'est comme s'il disait : je sais ce qu'il désire : je sais ce dont il a soif, et ce qu'il goùte le plus, ce n'est ni l'or, ni l'argent, ni la volupté, ni la curiosité ni aucune dignité du siècle. Il méprise. tout cela et n'en fait pas plus de cas que du plus vil fumier. Il a vidé son coeur de toutes ces choses, et il nec peut souffrir qu'aucune d'elle l'occupe, parce qu'il sait qu'aucune ne saurait le remplir. Il n'ignore pas à l'image de qui il a été fait, et de quelle grandeur il est capable; et il ne veut point s'accroître un peu d'un côté pour diminuer beaucoup de l'autre. C'est pourquoi « je comblerai de jours celui qui ne saurait être satisfait et rempli que par la véritable et l'éternelle lumière., Et la longueur de ces jours sera sans fin, l'éclat de leur lumière sans défaillance, et l'abondance, dont je le remplirai, n'engendrera jamais pour lui aucun dégoût. Car son bonheur sera parfaitement assuré, sa gloire puisera sa source dans la possession de la vérité, et l'abondance sera toujours pour lui une source de joie et de délices. « Je lui ferai part du salut que je destine à mes saints. » Cela signifie que le fidèle méritera de voir ce qu'il a désiré, lorsque le roide gloire rendra l'Eglise, son épouse, toute glorieuse et la montrera sans tache, sans rides et sans défauts, à cause de la splendeur permanente du jour dans lequel elle sera établie. Les âmes qui ne sont pas entièrement pures, ni les âmes qui sont dans quelque sorte d'agitation et de trouble, ne sont point encore capables de recevoir cette lumière de gloire que Jésus-Christ prépare aux élus. C'est pourquoi Notre-Seigneur nous commande par son Apôtre, ainsi que je l'ai dit, de nous établir dans la sainteté et dans la paix (He 12,14), parce que sans ces deux choses personne ne pourra voir Dieu. Quand donc il aura rempli vos désirs par les biens dont il vous donnera la possession,en sorte que vous n'aurez plus rien à désirer, votre esprit, devenant tout à fait tranquille par cette plénitude même, vous pourrez alors contempler la sérénité et la majesté de Dieu ; et vous lui serez semblable parce que vous le verrez comme il est. Peut-être bien aussi, peut-on dire que les saints, ayant en eux-mêmes toute la plénitude de la gloire qui leur sera propre, du sein des délices éternelles, considéreront de tous côtés les choses que Dieu a faites pour le salut et la félicité des hommes, et verront reluire sa Majesté sur toute la terre. On pourrait rapporter à cela ces paroles «Je lui montrerai le salut que je destine à mes saints. »
30113 7. Nous pouvons encore entendre ce verset, de la jouissance de ces jours où Dieu promet qu'il montrera le salut aux saints : « Je le remplirai, dit-il, d'une longueur de jours. « Et comme pour répondre à cette objection, d'où viendra cette longueur de jours dans la céleste cité, où le soleil n'aura pas à luire pour faire le jour, puisqu'il n'y aura pas de nuit, il ajoute : «je lui montrerai le salut que je destine à mes saints : » ce salut n'étant autre chose que le Sauveur dont la splendeur éclairera toujours les saints, selon cette parole de l'Écriture : « l'Agneau est la lumière (Ap 21,23). » « Je lui montrerai l'auteur du salut, » c'est-à-dire: je ne l'instruirai plus par la foi ; je ne l'exercerai plus par l'espérance; mais je le remplirai par la contemplation même du Sauveur, je le lui montrerai : » je lui montrerai Jésus-Christ, afin qu'il contemple éternellement ce Rédempteur en qui il a cru; qu'il a aimé; qu'il a toujours désiré. Seigneur, montrez-nous votre miséricorde (Ps 84,8), et donnez-nous ce Sauveur, qui ne peut venir que de vous, et cela nous suffit; car celui qui le voit, vous voit aussi, parce qu'il est en vous, et que vous êtes en lui. Or, toute la vie éternelle, consiste à vous connaître, parce que vous êtes le vrai Dieu, et à connaître Jésus-Christ que vous nous avez envoyé (Jn 17,3). Et alors vous laisserez aller votre serviteur en paix, selon votre parole, parce que mes yeux verront le Sauveur que vous avez donné au monde, voie Jésus Notre Seigneur qui est Dieu et béni par dessus tout, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
30114 1. Ce n'est pas sans raison que l'Eglise, qui est animée en même temps de l'esprit de son époux et de Dieu, a, par un rapprochement aussi nouveau qu'étonnant, placé aujourd'hui la lecture de la passion de notre Seigneur avec la procession des rameaux; car si la procession a ses chants de triomphe, la passion a ses gémissements et ses larmes. Or, puisque nous nous devons également aux sages et aux insensés, voyons quel fruit les uns et les autres peuvent recueillir de cette coïncidence. Et d'abord qu'enseigne-t-elle aux gens du monde, car ce n'est point l'esprit mais l'animal qui vient au premier rang (1Co 15,46) ? Que l'âme mondaine remarque donc et se pénètre bien de ceci, c'est que la joie finit toujours par laisser la place à la tristesse. Voilà pourquoi celui qui, pour le reste, a voulu commencer par agir avant d'enseigner (Ac 1,1), etc, prêcher d'exemples, avant de le faire de bouche, a montré clairement à tous les yeux, dans sa personne, lorsqu'il se fut fait chair, ce qu'il avait longtemps d'avance annoncé par son Prophète en ces termes : « Toute chair n'est que de l'herbe et toute sa gloire est semblable à l'éclat de la fleur des champs (Is 11,6). » Si donc il a voulu entrer en triomphe à Jérusalem, c'est parce qu'il savait que le jour des ignominies de la passion approchait pour lui. Quel homme, maintenant, osera faire quelque fond sur la gloire temporelle si inconstante, quand il verra, pour celui même qui n'a point fait le péché, pour le créateur des temps, et l'artisan de l'univers, de si profondes humiliations succéder à de si grands honneurs; le Christ successivement mis à l'épreuve des outrages et des mauvais tourments, et finalement placé au rang des scélérats, dans la même ville, et dans le même temps où il avait reçu des honneurs divins, et par le même peuple qui l'avait accompagné en chantant les louanges? Telle est la fin de toute joie qui passe, tel est le fruit de la gloire temporelle. Aussi le Prophète demande-t-il dans une prière pleine de prudence , que sa gloire chante les louanges du Seigneur sans qu'il ait ensuite à ressentir les poignantes atteintes des revers (Ps 29,13). C'est-à-dire, qu'il ait son cortège de gloire sans connaître ensuite les humiliations de la passion.
2. Mais à vous, mes bien-aimés, je veux parler de choses spirituelles comme à des hommes spirituels eux-mêmes, et montrer, dans la procession, la. gloire de la céleste patrie, et, dans la passion, la voie qui y conduit. En effet, dans la procession vous vous êtes représenté en esprit, dans quels transports de joie et d'allégresse, nous nous sentirons un jour enlevés dans les airs au devant de Jésus-Christ; vous avez senti votre coeur enflammé du désir de voir le jour où le Christ Notre-Seigneur et votre chef sera reçu avec tous ses membres, dans la céleste Jérusalem, triomphant et victorieux, aux applaudissements, non plus de ses compatriotes de la terre, mais des troupes angéliques et des peuples des deux Testaments qui s'écrieront ensemble : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur (Mt 21,9) : » Vous vous êtes, dis-je, représenté dans la,procession le but de notre voyage, je veux vous montrer maintenant dans la passion, la honte qui conduit à ce terme. En effet la voie de la vie se trouve dans les tribulations présentes, c'est là qu'est la voie de la gloire et de la patrie, la voie qui conduit au royaume, selon ce que dit le bon larron du haut de la croix, quand il s'écrie : « Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez arrivé dans votre royaume (Lc 23,42). » Il voyait sur la route de son empire celui qu'il priait de se souvenir de lui quand il y serait arrivé, et il y arriva lui-même en effet; mais vous voulez savoir combien courte est la voie qui y mène, rappelez-vous qu'il mérita d'y entrer le même jour avec le Seigneur. Ce qui rend facile à supporter les épreuves de la passion, c'est la gloire du triomphe, car il n'y a plus rien de difficile pour celui que l'amour inspire.
30115 3. Ne vous étonnez point si je dis que la procession de ce jour est une image du ciel, puisque c'est le seul même Dieu qui est reçu dans l'une et dans l'autre, bien que d'une manière bien différente pour les uns et pour les autres. En effet, dans le cortège de la terre, c'est monté sur un animal sans raison que le Christ s'avance, dans celui du ciel, au contraire, il doit encore se trouver une bête de somme, mais celle-là sera une bête raisonnable, car il est dit : « Vous sauverez Seigneur les bêtes et les hommes (Ps 35,7), » ce qui se rapporte parfaitement à cette autre parole du même prophète : « Je me suis trouvé devant vous comme une bête de somme, » or, voyez à ce qui suit, s'il ne parlait point d'un cortège, « vous m'avez tenu de la main droite, continue-t-il, vous m'avez conduit au gré de votre volonté, et vous m'avez comblé de gloire en me recevant (Ps 72,23). » Bien plus, le petit ânon lui-même ne fera point non plus défaut dans ce cortège, car n'en déplaise à l'hérésie (a) qui veut éloigner les petits enfants en les excluant du baptême, celui qui s'est fait tout petit enfant et qui a commencé par appeler à lui d'abord une troupe d'enfants, je veux parler des saints Innocents, n'exclues point aujourd'hui les enfants de la grâce, car il n'y a rien d'inconvenant pour sa bonté ni de difficile pour sa majesté, à suppléer en eux, par la grâce, au défaut de la nature. Dans ce cortège ce ne sont plus des branches d'arbres ni de pauvres vêtements que le flot populaire étendra sous ses pieds, mais les saints animaux de l'Écriture abaisseront leurs ailes, les vingt-quatre vieillards déposeront leurs couronnes au pied du trône de l'Agneau, et toutes les puissances angéliques lui rapporteront et lui rendront tout ce qu'elles ont de gloire et d'éclat.
a L'hérésie des Henriciens dont il est parlé dans la lettre deus cent quarante et unième. Elle fut embrassée par quelques habitants de Cologne. Saint Bernard la réfute dans ses sermons soixante-cinquième et soixante-sixième sue le Cantique des cantiques.
30116 4. Mais puisque j'en suis venu à vous parler de la monture du Christ, des vêtements de la foule, et des branches d'arbres jetées sous ses pas, il faut remarquer que, dans cette marche triomphale, le Sauveur reçut trois sortes d'hommages, il reçoit le- premier de sa monture, le second de ceux qui étendent leurs vêtements le long de la route, et le troisième de ceux qui coupent des branches d'arbres pour les jeter à ses pieds. Est-ce que le reste des assistants ne contribue point à l'éclat du triomphe, en offrant ce qu'ils ont à leur disposition et ne rendent pas avec bonheur hommage à Notre-Seigneur ? N'y a-t-il que la bête de somme qui se plie à son service? Répondrai-je à cette question pour vous donner une consolation, où bien garderai-je le silence de peur de vous exposer à des sentiments d'orgueil? N'êtes-vous point la monture sur laquelle le Sauveur s'avance, vous qui, selon le précepte de l'Apôtre, glorifiez et portez Dieu dans votre corps (1Co 6,20) ? Les hommes du monde ne mettent, en effet, au service du Seigneur, que les biens de la fortune, non pas leur propre corps; seulement ce qui touche le corps et les biens qui lui sont nécessaires, voilà ce qu'ils offrent à Dieu, quant ils font l'aumône. Quant à nos prélats ils ne font eux aussi que couper des branches aux barres, lorsque, par exemple, ils nous prêchent la foi et l'obéissance d'Abraham, la chasteté de Joseph, la douceur de Moïse, et les vertus des autres saints. Ils puisent, il est vrai, à pleines mains, dans de riches trésors, mais il leur a été dit de donner pour rien ce qu'ils ont reçu gratis. Cependant, si chacun d'eux est fidèle dans son ministère, il se trouve dans le cortège du Sauveur, et entre, avec lui, dans la sainte cité. Le Prophète avait prévu qu'il y en aurait trois de sauvés, c'est Noé d'abord qui a coupé des branches d'arbres pour la construction de l'arche, puis Daniel qui est devenu, par la vile nourriture dont il se contenta et le travail de la pénitence, comme la monture qui porte le Sauveur, et enfin ce saint homme Job qui fait usage des biens de ce monde et recouvre les membres glacés des pauvres de la toison de ses brebis. Mais dans ce cortége; quel est celui qui approche le plus de Jésus ? De ces trois sortes de gens, quels sont ceux qui sont le plus près du salut? C'est, je pense, ce qu'il ne vous est pas bien difficile de décider.
30117 1. Je vous parlerai aujourd'hui moins longuement que de coutume, à cause du peu de temps dont je dispose pour cela, car, si la procession, que nous allons faire dans un instant, nous donne une ample matière à bien des réflexions, elle nous empêche, en même temps, de vous les exposer avec étendue. Oui, nous, allons faire une procession solennelle, et, peu de temps après, nous lirons l'histoire de la passion. Pourquoi la réunion de ces deux choses en un jour, et quelle fut la pensée de nos pères, en faisant suivre la procession de la lecture de la passion? Pour ce qui est de la procession il était juste de la faire aujourd'hui, puisque c'est à pareil jour qu'elle eut lieu la première fois; mais pourquoi l'a-t-on fait suivre de la passion qui n'arriva que six jours après? C'est avec infiniment de raison que la passion se trouve réunie à la procession, afin que nous apprenions par là à ne faire aucun fonds sur les joies de ce monde, et que nous sachions bien que nos joies d'ici-bas cèdent vite la place à la tristesse. Ne soyons donc point assez insensés pour nous laisser frapper à mort par notre propre prospérité, et, aux jours du bonheur, rappelons-nous qu'ils seront suivis de jours mauvais; car, pour les hommes spirituels, ainsi que pour les charnels, ce monde est un mélange de biens et de maux. En effet, ne voyons-nous pas que; pour les gens du monde, si quelquefois les choses arrivent selon qu'ils 1e désirent, souvent aussi, il en est autrement ; de même pour les hommes spirituels tout n'est pas tristesse, il y a bien aussi quelquefois pour eux des moments de bonheur, leurs jours se composent aussi comme ceux de la Genèse d'un soir et d'un matin, et ces paroles de Job : «Vous visitez l'homme le matin et aussitôt après vous le mettez à l'épreuve (Jb 7,18), » se trouvent vraies particulièrement entendues du temps présent, je devrais plutôt dire du temps qui passe et s'écoule.
2. D'ailleurs, à peine le siècle présent sera-t-il écoulé tout à fait, qu'il sera suivi de deux siècles bien distincts fun de l'autre; car dans l'un il n'y aura que pleurs, et que grincements de dents, et, dans l'autre, que des actions de grâce et des chants de triomphe. « Car Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux et il n'y aura plus de mort à craindre pour eux. Il n'y aura plus non plus ni pleurs, ni cri, ni afflictions parce que le premier état sera passé (Ap 21,4). » Mais en attendant qu'il en soit ainsi, de même que ceux qui aiment ce monde, souffrent bien souvent encore une foule de choses, ainsi tout ne réussit pas non plus en ce monde, au gré des serviteurs de Dieu. Mais aux jours mauvais, ils se souviennent des jours meilleurs pour relever leur courage et pour ne point perdre patience comme le fit celui dont parle le Prophète en ce termes : « Il vous louera quand vous lui, ferez du bien (Ps 48,19). » Mais aux jours meilleurs ils n'oublieront pas non plus les jours mauvais, ils ne s'élèveront point dans leurs pensées et ne diront point au sein de leur abondance : notre état est assuré pour toujours. De même que l'excès de la prospérité temporelle tue l'homme insensé dans le monde, ainsi dans la vie spirituelle l'excès chi bonheur tue aussi l'âme ignorante et par conséquent peu spirituelle. Quant à l'homme vraiment spirituel, il juge; tout avec discernement. Mais d'où vient que la prospérité tue l'homme, l'homme insensé (Pr 1,32)? L'Écclésiaste nous l'apprend en ces termes : « Le coeur des sages est volontiers où se trouve la tristesse, et celui des insensés, où se trouve la joie (Qo 7,5). » Aussi avait-il dit auparavant, avec raison : « Il vaut. mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin (Qo 7,5). » Car si l'adversité brise bien des coeurs, la prospérité en remplit beaucoup plus d'orgueil selon ce qui est écrit : « Il y en a dix mille qui tomberont à votre côté gauche (Ps 90,7), » le côté de l'adversité, « et dix-mille, » c'est-à-dire beaucoup plus « à votre droite, » qui est le côté de la prospérité. Mais comme il y a du danger de l'un et de l'autre côté, le sage prie le Seigneur en ces termes : « Ne me donnez, Seigneur, ni la pauvreté ni les richesses (Pr 30,8), » de peur que les unes ne me fassent lever orgueilleusement la tête, et que l'autre n'accable ma faiblesse.
30118 3. Voilà pourquoi aussi le seigneur a voulu nous donner, en même temps, une leçon de patience dans la passion et d'humilité dans la procession. Dans l'une, il paraît comme un agneau qu'on mène à la boucherie, ou qui se trouve entre les mains du tondeur, et n'ouvre point la bouche. En effet, tandis qu'on le chargeait de coups, non-seulement il ne faisait point entendre de menaces, mais même il n'ouvrait la bouche que pour articuler ces paroles : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (Lc 18,34). » Mais dans son cortège triomphal, que voyons-nous? Pendant que les habitants de la ville se préparaient à voler à sa rencontre, lui n'ignorait point ce qu'il y avait de caché au fond de leurs coeurs. Voilà pourquoi il se présente à eux monté, non dans un char ou sur des chevaux aux freins d'argent et aux harnais semés de clous d'or, mais il vient humblement assis sur un modeste ânon que ses apôtres avaient couvert de leurs vêtements, et je ne crois pas que ces vêtements fussent les plus précieux de la contrée.
4. Mais pourquoi voulut-il paraître dans ce cortège, puisqu'il prévoyait qu'il allait sitôt être suivi de la passion? Peut-être bien ne fût-ce que pour que sa passion lui parût plus amère, venant sitôt après son entrée triomphale : car à peine s'était-il écoulé quelques jours, qu'il se vit attaché à la croix, par les mémés hommes qui l'avaient acclamé, dans le même temps et au même endroit où ils l'avaient applaudi. Quelle différence entre ces cris: « Otez-le, faites-le disparaître de devant nos yeux, crucifiez-le (Jn 19,15) ! » Et ceux-ci : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur; hosanna au plus haut des cieux (Mt 21,9) ! » Entre ces paroles : « Roi d'Israël (Jn 12,13) ! » Et celles-ci : «Nous n'avons point d'autre roi que César (Jn 14,15)! » Qu'il y a loin de ces rameaux verdoyants au. bois de la croix, de ces fleurs à ces épines ! On s'était dépouillé de ses vêtements pour les, étendre sur ses pas, et voilà qu'on lui arrache les siens et qu'on les tire au sort. Oh ! malheur à toi, péché amer ! car, c'est pour t'expier qu'il lui a fallu s'abreuver de tant d'amertumes.
30119 5. Mais pour en revenir au cortège triomphal du Sauveur, il me semble y reconnaître quatre ordres différents; peut-être ne nous sera-t-il point impossible. de les retrouver dans la procession d'aujourd'hui. En effet, il y en avait qui marchaient en avant et préparaient 1a voie, ils représentent ceux qui préparent aussi les voies au Seigneur dans vos âmes, ceux qui vous conduisent et qui dirigent vos pas dans les sentiers de la paix. Il y en avait aussi qui marchaient derrière ; ils sont l'image de ceux qui, pénétrés de leur ignorance, suivent dévotement ceux qui les précèdent, et s'attachent aux pas de ceux qui marchent devant eux. J'y vois également les disciples du Sauveur qui étaient, comme les gens de sa maison, les serviteurs attachés à sa personne. Ce sont, ceux qui ont choisi la meilleure part, ceux qui, dans le cloître, ne vivent que pour Dieu, et qui, toujours attachés à Dieu, ne voient que son bon plaisir. Mais je vois aussi dans le cortège la bête de somme sur laquelle le Sauveur était monté. Or, il ne s'est pas trouvé dans le cortège beaucoup d'êtres de cette sorte , il ne le fallait pas non plus, car ils servent moins à la beauté du cortège qu'à porter des fardeaux, et leur multitude n'ajoute rien à l'éclat du triomphe. En effet, ils ne savent faire retentir d'agréables accents, et leur voix n'a que des sons discordants à faire entendre. Avec eux, il faut user constamment de la verge et de l'éperon. Pourtant le Seigneur ne les délaissera pas tout à fait, s'ils veulent souffrir la discipline. C'est à cet ordre d'êtres qu'il est dit en effet : « Servez le Seigneur dans un sentiment de crainte, (Ps 2,11). » Et encore : « Embrassez étroitement la discipline, de peur qu'enfin le Seigneur ne se mette en colère (Ps 12). » En effet, si cette bête de somme se refuse à porter le fardeau, à quoi peut-elle s'attendre, sinon à être repoussée par son maître avec indignation. Alors, s'écartant de la voie, elle ira se jeter sur les ronces et les chardons du chemin, plantes qui, précisément étouffent la parole de Dieu, et qui ne sont autres que les richesses de la terre et, les voluptés charnelles.
6. S'il y en a ici à qui l'ordre pèse lourdement, et pour qui tout, est un pesant fardeau, qu'il faille constamment exciter de l'éperon et presser du fouet, nous les conjurons de faire leurs efforts pour se métamorphoser, s'il est possible, de bêtes de somme en hommes, afin de pouvoir se mêler à la troupe de ceux qui précédent, qui entourent ou qui suivent le Christ. S'ils ne le font point, je les supplie de se tenir du moins patiemment à leur place et de supporter avec résignation ce qu'on fait pour les sauver, quand même ils ne le trouveraient point agréable, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'abaisser enfin les yeux sur leur humilité, et de les conduire à quelque chose de mieux que ce qu'ils ont. Voulez-vous, mes frères, que j'essaie de consoler notre, bête de somme? Nous n'ignorons point qu'elle ne sait pas chanter, et qu'elle ne saurait dire : « Votre loi toute de justice était le sujet habituel de nos chants dans le lieu de notre exil (Ps 118,54). Pourtant, elle a un avantage sur, le reste de la foule, c'est que nul n'est aussi près qu'elle du Seigneur; car, ceux-mêmes qui marchent, à ses côtés, sont moins près de celui qu'elle porte sur son dos qu'elle ne l'est elle-même. Aussi le Prophète a-t-il dit : « Le Seigneur est proche de ceux qui sont dans l'affliction (Ps 33,19). » C'est que, en effet, une mère prend plus souvent dans ses bras, (enfant qu'elle voit malade, et le serre plus étroitement contre son sein. Que personne donc ne maltraite et ne méprise ceux qui voudront être la monture du Christ, car quiconque sera pour ces petits-là, une cause de scandale, offensera celui même qui se plaît à les serrer dans les bras de sa miséricorde, jusqu'à ce qu'ils aient repris quelques forces. Voilà pourquoi le bienheureux Benoît nous recommande de supporter avec beaucoup de patience les infirmités morales (S. Bened. Regul.; 100. 72).
30120 7. Il y a donc quatre ordres différents d'assistants, datas le cortège du Seigneur. Il y a ceux qui unissent la bonté à la prudence, et ceux qui unissent la simplicité à la bonté; les premiers marchent en avant, les seconds se contentent de suivre. J'ai dit, ceux qui unissent la bonté à la prudence, car il y en a qui ne sont que prudents sans être bons, et ceux-là sont mauvais selon ce mot du Prophète : « Ils sont prudents pour le mal (Jr 4,22).» Quant à ceux qui sont simples sans être bons en même temps, ce sont des sots; or il n'y a place dans le cortège du Sauveur, ni pour les méchants, ni pour les sots. Quant à ceux qui sont à ses côtés, ce sont les contemplatifs; enfin ceux qui le portent comme un, fardeau qui les accable, ce sont ceux qui ont le coeur dur et l'âme sans dévotion. Ils sont donc les uns et les autres dans le cortège du Sauveur, et pas un d'entre eux ne voit sa face. En effet, ceux qui vont devant lui sont occupés à lui préparer la voie, c'est-à-dire ont l'oeil ouvert avec inquiétude, sur les péchés et sur les tentations des autres. Quant à ceux qui marchent derrière lui, il, est bien évident qu'ils ne sauraient voir son visage; on peut dire d'eux, comme de Moïse, qu'ils ne le voient que par derrière. Sa monture ne lève jamais non plus les yeux pour le contempler, mais elle s'avance, la tête inclinée vers la terre; pour ceux qui,marchent à ses côtés ils peuvent bien voir sa face de temps en temps, mais, ce n'est qu'en passant et à la dérobée, ils ne la contemplent jamais à leur aise tant que le cortège est en marche. Tous les autres au contraire voient bien mieux son visage, selon ce qui est encore écrit de Moïse, qu'il lui fut donné, de parler face à face avec le Seigneur, tandis que le reste du peuple ne le vit qu'en songe et en visions. Toutefois s'il s'agit de la vision parfaite de Dieu, Moïse lui-même, tant qu'il vécut, ne put en jouir, puisque selon sa propre parole, Dieu même a dit : « Nul homme ne saurait me voir tant qu'il sera en vie (Ex 33,20). » Non, dit-il, je ne serai point vu face à face en cette vie ; non, aucun homme ne verra mon visage le long de la route, pendant la marche du cortège. Mais fasse dans sa bonté, celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles et qui doit remettre son royaume entre les mains de Dieu son Père, que nous demeurions dans son cortège toute notre vie, afin que nous méritions d'entrer un jour dans la sainte cité, avec ce grand cortège qui doit l'accompagner lorsque son Père l'accueillera avec tous ceux qui sont à lui, Ainsi soit-il.
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