PRIÈRE ET SACRIFICE
Des moyens propres au Corps mystique
L'Église, Corps mystique du Christ, a ses moyens, ses exigences spéciales, ses lois qu'elle impose à ceux qui veulent contribuer à son édification. Nous voyons, même dans la nature, que tout édifice a des exigences, des lois. L'ingénieur qui veut réaliser un produit quelconque, chimique par exemple, doit se soumettre aux lois, aux exigences de ce produit. Le savant, le philosophe, qui veut étudier une science, doit se plier à la méthode de cette science : mathématiques, philosophie, etc. Le Corps mystique du Christ, qui est une réalité, a lui aussi ses exigences, nous pourrions dire ses moyens propres.
Il est bon de remarquer cela et même d'insister sur cette vérité, assez fréquemment méconnue. On croit, en effet, qu'on peut travailler à l'édification du Corps mystique du Christ non pas de n'importe quelle façon, mais sans considérer sa nature même. Il arrive surtout, en pratique, qu'on se laisse fasciner par les méthodes d'action du royaume de Satan.
Nous avons dit que Satan, ici-bas, remporte des victoires apparentes qui se prolongeront normalement jusqu’à la fin des temps. Et il arrive que les fils de lumière1, qui travaillent à l’édification du Corps mystique du Christ, fascinés par ces succès apparents du démon, veulent emprunter ses méthodes. Non pas ses méthodes déshonnêtes, mais ils se laissent cependant trop fasciner par ses moyens d’action, et oublient ainsi les méthodes propres qui conviennent à l’édification du Corps mystique. Je crois qu’on pourrait faire ce reproche à un certain nombre de méthodes ou de techniques qu’on utilise actuellement, même pour notre apostolat catholique. Je ne veux pas préciser davantage, je ne fais que le signaler.
Quoi qu’il en soit, entrons maintenant dans ces moyens qui sont tout à fait propres et particuliers au Royaume de Dieu, à l’Eglise : il s’agit de la prière et du sacrifice.
Ces méthodes propres à l’édification du Corps mystique du Christ nous sont indiquées d’une façon tout à fait sûre et infaillible par le Christ Jésus lui-même. Nous n’avons pour ainsi dire qu’à considérer ce qu’il a fait lui-même pour savoir comment nous devons collaborer.
I. — LA PRIÈRE, FONCTION ESSENTIELLE
Le premier moyen est d'abord la prière. La prière n'est pas seulement destinée à satisfaire un besoin religieux, une certaine sentimentalité religieuse. La prière est exigée par l'édification du Corps mystique du Christ. Tout apôtre doit prier, parce que c'est une nécessité de l'économie providentielle surnaturelle.
Pour demander la grâce
L'Église est une réalité spirituelle, une société visible c'est vrai, mais essentiellement surnaturelle et spirituelle. L'Esprit Saint est l'âme de l'Église, il en est l'architecte. C'est lui qui diffuse la vie du Christ, c'est-à-dire la vie de Dieu, la grâce dans les âmes ; c'est lui qui assiste l'Église.
Or l'Esprit Saint n'agit dans l'Église, Dieu de façon habituelle ne donne sa grâce ou du moins toute la mesure de grâce qu'il nous destine, que si nous le lui demandons. Même lorsqu'il a décidé de faire un saint, de nous donner tel secours, de faire telle œuvre, lorsqu'il a élaboré un plan comme celui de l'Église,
qui est son dessein éternel. Dieu ne le réalise et ne nous donne cette grâce que si nous le lui demandons.
La prière est une nécessité de l'économie providentielle. Pour nous en rendre compte nous n'avons qu'à lire l'Évangile. Nous voyons que Notre Seigneur choisit ses Apôtres, il les appelle, il en fait des apôtres, des prêtres, et cependant il leur dit de le prier. Il leur reproche de ne lui avoir encore rien demandé : " Priez donc, mon Père vous donnera, il vous exaucera parce qu'il vous aime, je le sais, mais priez-le : vous n'avez encore rien demandé "2.
Il leur promet l'Esprit Saint, il leur annonce sa venue d'une façon certaine ; et cependant, il leur demande de se mettre en prière dans l'attente de l'Esprit Saint, pour le faire venir.
Il nous suffit de voir ces exemples pour nous rendre compte de la nécessité de la prière dans le plan de l'économie providentielle. Si nous ne prions pas, nous ne recevrons pas. Dieu nous donnera la première grâce, il peut même faire des miracles sans que nous les lui demandions ; mais il ne donnera pas toute la mesure de sa grâce, il n'édifiera pas le Corps mystique du Christ, il ne répandra pas toute la vie du Christ dans les âmes si nous ne le prions pas, si nous n'usons pas de la prière.
Pour la transformation de l'apôtre
De plus, la prière est nécessaire à l'apôtre lui-même. Elle n'est pas seulement indispensable, comme on l'a dit, pour mettre en action la cause première qui est Dieu, qui est l'Esprit Saint, elle est nécessaire à l'apôtre lui-même.
L'apôtre est un collaborateur de Dieu ; nous le verrons plus spécialement dans la prochaine conférence. Comment pourra-t-il le devenir, unir sa volonté et son intelligence, unir parfaitement son activité à celle de Dieu, s'il n'est uni à Dieu ? Il a le devoir de s'unir à Dieu et il le fera dans la prière comprise au sens large du mot, dans cette prière qui est la contemplation elle-même.
Pour parvenir à cette union à Dieu, l'apôtre a besoin de subir des purifications qui détruisent les imperfections, les tendances mauvaises. Il a besoin de subir aussi cette conversion intérieure qui oriente toutes ses facultés vers Dieu présent dans son âme. Il est nécessaire que l'apôtre mette, d'une façon habituelle, toutes ses facultés et toute son âme sous l'action de Dieu.
Comment se réalisera cette œuvre de purification, cette transformation, cette conversion de tout son être vers Dieu, cette soumission de toutes ses facultés à l'Esprit Saint qui est dans son âme ? Comment se réalisera en son âme cette docilité parfaite de tout son être à
l'action de l'Esprit Saint, pour qu'il puisse être un collaborateur parfait ? Cette œuvre de transformation intérieure, qui n'est pas purement spirituelle mais aussi psychologique, cette œuvre-là ne peut se réaliser que dans des contacts non seulement fréquents mais prolongés avec Dieu.
L'apôtre devra normalement être un homme de prière et même un contemplatif. Quand nous considérons, dans l'histoire de l'Église, la vie de ces hommes qui furent de grands apôtres, nous voyons que tous furent des contemplatifs et des hommes de prière.
Saint Paul est terrassé sur le chemin de Damas, il commence immédiatement son apostolat. Il nous dit lui-même qu'il est parti pendant trois ans dans le désert d'Arabie3, pour recommencer toute son éducation spirituelle à l'école de l'Esprit Saint. C'est à la suite de cela qu'il repart chez lui, à Tarse, et qu'il y est pris par l'Esprit Saint pour sa mission d'Apôtre des Gentils.
Quand nous lisons ses épîtres, nous voyons une notable différence entre les premières et celles qui sortiront plus tard de sa plume, entre les épîtres aux Corinthiens, aux Romains et celles qu'on a appelées justement les épîtres
contemplatives, aux Colossiens, aux Éphésiens ou aux Philippiens... La différence entre ces épîtres contemplatives et les premières, est marquée par les grandes lumières qu'a eues l'Apôtre et par le loisir que lui donnait sa captivité.
On a d'ailleurs appelé ces épîtres contemplatives, les épîtres de la captivité. Il a pu repasser dans son esprit les grandes vérités qu'il connaissait, et pénétrer plus profondément en Dieu. Il a pu, pour ainsi dire, éclaircir et approfondir le message qu'il était chargé de transmettre et devenir ainsi le héraut du grand mystère de Dieu et de l'Église.
Nous voyons ensuite tous les Pères de l'Église qui ont eu une influence considérable sur l'explication du dogme chrétien, tous ceux également qui ont exercé une grande influence dans l'Église, sur la spiritualité, sur les âmes. Nous voyons tous ces hommes faire des séjours au désert, ou du moins prolonger leur contemplation et leur prière. Dans ce contact avec Dieu, sous sa lumière, ils sont transformés progressivement jusqu'à la ressemblance de Dieu ; l'action de la lumière de Dieu fait d'eux de véritables apôtres. La prière est donc nécessaire à l'apôtre lui-même.
Pour vivre de la vie même de l'Église
Enfin, la prière est nécessaire à l'Église ; nous pourrions dire, d'une certaine façon, que la prière est la vie même de l'Eglise. Il y a quelque temps paraissait un ouvrage, spirituel d'ailleurs, qui a de grands mérites à bien des points de vue, et qui parle de la prière. Il en fait évidemment beaucoup d'éloges, mais il semble considérer que la prière purement contemplative a quelque chose d'égoïste. L'auteur met surtout en relief la prière qui cherche Dieu dans les frères et dont le but, pour ainsi dire unique, est le salut des frères et la charité à l'égard du prochain.
Certes, cet aspect est tout à fait louable. Mais il me paraît que considérer la prière uniquement à ce point de vue et refuser quelque mérite à la prière purement contemplative, c'est méconnaître, et gravement, l'essence même de la prière, l'essence même de la vie et du but de l'Eglise.
Qu'est-ce que l'Église ? L'Église est le Corps mystique du Christ. Quel est son but ? L'Église n'a pas d'autre but que de prendre ici-bas des âmes, de les capter, de les saisir sous la lumière du Christ, de les unir au Christ dans la charité, de faire un tout avec le Christ : c'est le Christ total, l'Église, Corps mystique du Christ.
L'Église a-t-elle terminé sa mission lorsqu'elle
a fait cela ? Non, elle n'a fait que la commencer. Le but final essentiel de l'Eglise, c'est de conduire les âmes dans la vie trinitaire.
Le Verbe s'est incarné, il a pris une humanité afin de se servir de cette humanité comme appât, afin de nous saisir par elle et ensuite, comme dit l'Église au jour de l'Ascension, d'entraîner cette humanité captive4 là où il est, là où il vit, à la droite du Père, au sein de la Trinité sainte. Nous entrons dans l'Église non pas uniquement pour être ses membres, mais pour être unis au Christ et, par notre identification à lui, entrer au sein de la Trinité sainte comme des fils et y faire les opérations du Verbe lui-même.
Notre vocation n'est donc pas seulement d'être membres de l'Église, c'est d'être les enfants de Dieu. C'est de participer à toutes les opérations du Verbe, de participer à sa nature par la grâce, de participer à son sacerdoce, à sa filiation divine, à sa lumière et à son bonheur. Le but final, c'est d'entrer dans le rythme de la vie trinitaire et d'y exercer les opérations du Verbe, les opérations du Fils.
Ces opérations, nous les ferons pendant toute l'éternité, car le Ciel n'est pas autre chose que cela. Le Ciel ne consiste pas à jouir de tel
ou tel bonheur sensible ou intellectuel : le Ciel consiste à voir Dieu et à être entraîné dans le mouvement du Verbe au sein de la Trinité sainte. Cette opération, à savoir de voir Dieu, fera notre bonheur dans le Ciel ; si nous n'allons pas au Ciel pour voir Dieu, ce n'est pas la peine d'y aller, car ce sera là notre opération, notre occupation essentielle.
Cette occupation essentielle, qui consiste donc à voir Dieu dans le Ciel, l'Église la remplit déjà ici-bas, et elle doit la remplir. Elle ne la remplit pas seulement en espérance mais en réalité. Par conséquent, la fonction contemplative, non pas seulement la fonction qui consiste à chercher les vestiges de Dieu dans la nature ou sa ressemblance et la participation de sa vie dans une âme, mais la contemplation de Dieu lui-même, est une opération essentielle à la vie de l'Église. Et elle doit être remplie par tous les chrétiens, à la mesure même de leur participation à la vie de l'Église.
Refuser donc de considérer Dieu, de contempler Dieu avec les moyens qu'il nous a donnés ici-bas, à savoir les vertus théologales, la vertu de foi spécialement, éclairée par la charité, les dons du Saint-Esprit, c'est refuser la fonction essentielle du chrétien. C'est vouloir limiter ces fonctions surnaturelles et spirituelles du chrétien à des fonctions purement temporelles et bien secondaires.
La prière contemplative doit donc être
exercée ici-bas, et spécialement par l'apôtre. Notre grâce ne nous fait pas participer seulement à une des fonctions du sacerdoce du Christ, cette fonction spéciale déterminée par notre vocation particulière. Elle nous fait participer à tous les privilèges du Christ : tout le Christ est à moi5, toutes les opérations du Christ sont à moi et je dois donc les exercer toutes, à la mesure évidemment de mes capacités et de ma vocation.
Mais il doit y avoir, dans l'Église, des âmes qui exercent cette fonction que nous exercerons tous dans le Ciel et qui consiste à voir Dieu, du moins à chercher Dieu, à le pénétrer et à le contempler. Ces âmes contemplatives, ces monastères contemplatifs sont vraiment, comme le disait sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, au cœur de l'Église6, non pas seulement parce qu'ils en règlent le rythme, d'une certaine façon, par leur charité, mais parce qu'ils ont les yeux de la foi ouverts sur Dieu. Ne découvrir dans ces contemplatifs que de l'égoïsme — qui peut certes se trouver chez certains surtout dans les premières périodes —, c'est méconnaître gravement l'essence même de la vie de l'Église, le but même de l'Église qui est
de nous conduire à cette contemplation trinitaire.
C'est pour cela que la vie contemplative — pure ou mêlée à l'action — est absolument nécessaire à l'Église. Quelles que soient ses difficultés ou les échecs que nous saisissons ici ou là, quel que soit l'égoïsme que l'on peut en effet découvrir dans tel ou tel soi-disant contemplatif en marche vers la contemplation parfaite, on n'a pas le droit de méconnaître la valeur et la nécessité de cette contemplation dans l'Église.
Jésus a prié
La prière considérée ainsi est donc nécessaire dans l'Église, et c'est pourquoi Jésus a prié. Quand nous considérons la vie du Christ ici-bas, la proportion du temps qu'il a donné à la prière et à l'action, nous sommes instruits.
Le Christ Jésus venait ici-bas pour remplir son rôle de Rédempteur. Il ne s'est pas livré aux circonstances, il a tout organisé lui-même avec sagesse. Qu'a-t-il fait ? Trente ans de vie cachée... Non pas pour perdre son temps, il n'en avait pas tellement à sa disposition, mais parce qu'il voulait prier, rendre un culte à Dieu. Il voulait, par la proportion du temps qu'il donnait à telle ou telle activité, marquer l'importance des fonctions qu'il était venu remplir.
Que fait-il à Nazareth ? Il prie, il adore, il se plonge en Dieu. Il porte la Divinité en lui, il a l'humanité et la Divinité et, dans ce silence de Nazareth, en ses occupations si simples, il baigne pour ainsi dire constamment son humanité dans la Divinité. Voilà son occupation essentielle.
Lorsqu'il entre dans sa vie publique, il va pendant quarante jours prier au désert. Lorsqu'il prêche, il va passer les nuits sur la montagne dans la prière. A la fin de sa vie, dans la période la plus douloureuse, il passe ses nuits en prière au jardin de Gethsémani. Sur la Croix, il prie ; et l'apôtre saint Paul nous le montre encore dans le Ciel intercédant pour nous7.
Le Christ a donc prié. Il était le médiateur parfait, le Verbe incarné ; il a agi certes, il a prêché, il a porté témoignage, mais surtout il a prié.
Puissance de la prière
L'Esprit Saint qui est l'âme de l'Église, qui en est l'architecte et l'ouvrier, que fait-il dans l'Église, que fait-il dans nos âmes ? L'apôtre saint Paul, avec son sens du divin merveilleusement affiné, l'a fort bien discerné. L'Esprit Saint gémit dans l'Église, il prie dans l'Église ;
et l'Apôtre nous invite à écouter ce gémissement et à harmoniser notre prière, vocale et intérieure, avec ces gémissements de l'Esprit Saint qui crie vers Dieu : " ô Père... "8
Tous les apôtres, tous les saints ont prié. Ils ont compris que cette fonction était essentielle, vitale pour l'Église. Il y a donc là pour nous l'obligation de prier. La prière est un des moyens principaux à notre disposition pour travailler à l'édification de l'Église.
Et à une époque où on serait peut-être tenté de méconnaître la valeur de ce moyen essentiel. Dieu a suscité des âmes comme sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui a voulu que sa vie ne fût qu'une vie de prière. Attirée elle-même vers l'action, elle a renoncé, dit-elle, à ses joies et s'est immolée complètement pour consacrer sa vie uniquement à la prière9. Par la pluie de roses qu'elle répand, par la puissance singulière qu'il lui a donnée, non pas seulement sur les âmes de nos pays mais sur les missions, Dieu a montré la puissance de cette prière pour l'édification du Corps mystique du Christ.
II. — LE SACRIFICE – SOURCE DE VIE
Ayant fait sa prière d'union, après la Cène, Jésus entre dans sa Passion : le sacrifice accompagne normalement la prière d'union. Le sacrifice doit accompagner la prière, et c'est là aussi un des moyens spéciaux et tout à fait particuliers que Dieu a choisis pour l'édification du Corps mystique du Christ.
Dans le Christ Jésus
L'apôtre saint Paul nous le dit d'une façon très nette : Dieu a décrété de réunir tout ce que le péché avait séparé et dans le Ciel et sur la terre10. Le péché a tout désorganisé, il a mis le désordre en nous, en créant la concupiscence, cette révolte des sens, en créant l'orgueil. Le péché lui-même est la cause de la mort, de cette séparation du corps et de l'âme. Le Verbe incarné est venu ici-bas pour unir toutes choses, pour être médiateur.
Comment réalisera-t-il sa médiation ? Comment va-t-il unir ? Par son sang, par son sacrifice. C'est dans le sang du Christ que tout
est réuni : c'est la loi que Dieu a posée. Dieu aurait certainement pu faire autrement, tout rétablir par un simple geste, un simple vouloir de sa Miséricorde ; il ne l'a pas voulu. Il a, pour ainsi dire, inventé cette loi du sacrifice, de l'effusion du sang. Le sang du Christ sera le sang de la nouvelle Alliance, le sang qui doit tout réunir, tout purifier.
L'apôtre saint Paul a mis en relief cette loi du sacrifice. On retrouve à toutes les pages de ses épîtres la loi de la vie par la mort. Nous sommes rachetés et vivifiés par le sang du Christ, et l'Apôtre nous montre comment, par le baptême, nous participons déjà à la mort du Christ11 ; comment surtout, par le sacrement de la vie qu'est la communion, l'Eucharistie, nous annonçons la mort du Christ12. Le sacrifice de la Messe est le prolongement, la continuation, le renouvellement du sacrifice du Calvaire.
L'Apôtre nous montre comment, dans le christianisme, la vie jaillit de la souffrance, de la mort : c'est une loi. Évidemment, il sait très bien que cette loi a fait scandale : elle est folie, dit-il, elle fait scandale13. Nous l'acceptons bien malaisément ; elle va tellement à l'encontre de nos pensées et de toutes nos aspirations que nous ne pouvons pas l'accepter. Et cependant,
c'est une loi de la vie de l'Église : il faut savoir que la vie jaillit de la souffrance, de la mort.
L'Église a pris naissance dans le côté de Jésus, elle est sortie de son Cœur lorsque le soldat l'a transpercé14. C'est à ce moment que l'Église a été vraiment faite par le sang du Christ.
Telle est la loi de la vie du Christ. Lui-même est venu ici-bas nous porter son message ; il est venu surtout pour poser son grand acte, son sacrifice, le grand acte du Calvaire. C'est ainsi qu'il nous a sauvés, qu'il est devenu le Rédempteur, qu'il a donné naissance au Corps mystique. Il s'est soumis à cette loi qui lui était imposée par un décret de Dieu. Il a été obéissant, il a expérimenté combien il en coûtait d'obéir15, obéissant jusqu'à la mort et à la mort de la Croix. C'est pour cela qu'il a été exalté et a reçu un nom au-dessus de tout nom, devant lequel tout genou fléchira dans le Ciel et sur la terre16.
Son sacrifice est la cause de son triomphe, son obéissance douloureuse est la cause de sa puissance. C'est parce qu'il a été obéissant jusqu'à la mort de la Croix qu'il est devenu une cause de salut pour ceux qui lui obéiront : c'est une loi du christianisme.
Dans l'Église, Christ total
Cette loi du christianisme, que le Christ a acceptée avec amour et à laquelle il s'est soumis, est aussi une loi de l'Église. Il ne faudrait pas que nous considérions l'Église seulement comme le Christ total, pour en tirer, j'allais dire, des " avantages " ; il faut aussi en prendre les " inconvénients ". L'Église est vraiment le Christ total, elle obéit aux mêmes lois, elle est régie par les mêmes principes, puisque l'Église c'est le Christ. Cette loi à laquelle s'est soumis le Christ, loi du sacrifice, de la souffrance, de la mort, est aussi la loi qui régit la vie de l'Église et son développement.
L'Église ne peut pas se développer, s'épanouir et grandir par d'autres moyens, avec une autre nourriture ou d'autres principes que ceux qui ont présidé à sa naissance, comme ils ont présidé à la vie et à l'œuvre du Christ.
D'ailleurs, l'Apôtre nous le dit17, l'âme entre dans la vie par le baptême, participation à la mort du Christ. La vie se développe en elle par la communion, le sacrement de la vie. Nous recevons le Christ, et c'est le Christ vivant, le Christ glorieux, le Christ qui répand sa vie dans toute notre âme, celui qui nous transforme,
nous absorbe, se donne complètement à nous et devient nous. Comme dit saint Augustin, c'est nous qui le mangeons et c'est lui qui nous absorbe18. Nous devenons le Christ ; celui qui mange la chair du Christ et boit son sang, a sa vie en lui et devient le Christ.
Mais cette vie que nous recevons, c'est la vie du Christ immolé : il est immolé sur l'autel. Son immolation se continue dans la séparation du pain et du vin, et c'est nous qui devons réaliser cette immolation ; elle se réalise dans l'Église.
La messe est le sacrifice du Calvaire, augmenté pourrions-nous dire, illustré, étendu à l'Église. A nous il appartient de porter l'immolation ; une communion ne doit pas être seulement un mouvement d'union avec le Christ mais aussi une immolation. Puisque nous nous unissons au Christ immolé, l'union avec lui comporte nécessairement pour nous la participation à son immolation, à sa souffrance, à son sacrifice et même à sa mort.
Pourquoi cela ? Parce que c'est la loi de la vie de l'Église ; parce que la vie du Christ ne peut pas se répandre en nous et dans le monde sans souffrance. La souffrance et le sacrifice ne sont donc pas un accident, ni un incident, un malheur que l'on pourrait éviter : c'est une nécessité. Nécessité du développement de la vie
dans notre âme, et de la vie de l'Église dans le monde. Le sacrifice lui est nécessaire, il est aussi nécessaire, de par la volonté de Dieu, que le sacrifice du Calvaire pour notre rédemption.
Cette loi de l'édification du Corps mystique du Christ, nous devons l'accepter et la réaliser, ce qui ne veut pas dire que nous devons aller au devant du sacrifice, nous immoler nous-mêmes volontairement, non. Dieu y a pourvu ; le Christ Jésus lui-même a attendu son heure, l'heure fixée par son Père. On ne voit pas même qu'il ait fait des mortifications extraordinaires, il n'avait pas de raison d'ailleurs, puisqu'il était innocent. Il a attendu les coups des événements, le coup des instruments providentiels, mais il a accepté.
Il en est de même pour nous : le sacrifice est nécessaire à la vie de l'Église. C'est un moyen d'apostolat, non seulement que nous ne pouvons pas éviter mais que nous devons accepter.
Dans l'apôtre
L'apôtre sera donc un contemplatif et aussi, nécessairement, un homme immolé. S'il veut travailler efficacement avec le Christ à la diffusion de sa vie dans les âmes, il doit prendre ce moyen de l'immolation, le sacrifice. Il doit, comme le faisait l'apôtre saint Paul, compléter ce qui manque à la Passion du
Christ19, non pas que les mérites du Christ aient besoin d'être complétés en soi car ils sont infinis, mais ils ont besoin cependant de notre souffrance, de notre sacrifice, pour être appliqués à nos âmes et aux autres âmes, pour être appliqués à l'Église.
Voilà les moyens d'apostolat qui nous sont propres. Il est peut-être bon de considérer l'action du démon dans le monde, d'utiliser les moyens, nous pourrions dire honnêtes, les techniques qu'il emploie, pour diffuser nous-mêmes la lumière et agir sur les âmes, sur les intelligences, pour agir sur les masses. Mais l'utilisation de ces moyens ne doit pas nous empêcher de considérer les moyens propres, les moyens efficaces que le Christ Jésus et l'Esprit Saint nous signalent pour travailler à l'édification du Corps mystique du Christ.
Ces techniques sont nécessaires. Tout ce qui nous est recommandé ou présenté par la hiérarchie, comme moyen d'action dans l'Action catholique ou ailleurs, est certes nécessaire. Mais les moyens principaux, les moyens propres pour l'édification du Corps mystique du Christ, restent la prière et le sacrifice.
Le paradoxe de la Croix
Nous avons quelque peine à nous plier à cette loi. L'apôtre saint Paul nous dit : c'est un
scandale, c'est une folie que cette loi de la Croix20. C'était vrai en son temps et le reste de nos jours. Quand on proclame cette loi de la Croix et du sacrifice d'une façon générale, on peut susciter des enthousiasmes ; lorsqu'on la présente dans le concret et dans ses applications pratiques, elle est toujours un scandale, même pour nous qui sommes habitués. Elle va à l'encontre de nos aspirations, elle nous blesse, elle blesse notre chair ; elle va à l'encontre de nos pensées et de nos conceptions, nous ne pouvons pas nous y habituer, et cependant c'est la vérité.
Oui, la vérité est que l'Église doit souffrir et être persécutée. La vérité est que l'Église et nous-mêmes, chrétiens et apôtres qui voulons travailler pour elle, nous devons subir l'échec.
Je recevais récemment une lettre21 des carmélites qui ont dû abandonner Shanghai, et qui sont actuellement aux Philippines. Ce sont des âmes admirablement purifiées par la souffrance qu'elles ont endurée au Carmel de Shanghai, dans leur résistance. Ces âmes admirablement éclairées donnent, me dit-on, une impression de sainteté... Savez-vous ce qu'elles disaient : "Fiasco, destruction, que le Calvaire... ", et elles appliquaient cela à l'Église de Shanghai.
Oui, l'Église de Shanghai a son Calvaire à l'heure actuelle. La puissance communiste semble l'avoir submergée et annihilée ; cette technique diabolique, admirablement organisée, a fait des victimes malheureusement. Dans quelle mesure, nous ne le savons pas, mais le champ semble rester libre devant elles. Oui, fiasco, destruction, Vendredi Saint pour l'Église de Shanghai, pour l'Église de Chine à l'heure actuelle.
Ne pensez pas que ces carmélites disaient cela avec un sentiment de désespérance et de tristesse ; avec un sentiment de souffrance oui, mais en même temps une impression de victoire, car l'Église s'est faite au soir du Vendredi Saint, et elle se fait chaque jour dans ces défaites.
Je me souviens qu'il y a deux ans, je voyais aussi un Père jésuite, ancien supérieur de la mission de Shanghai, qui avait passé seize mois en prison et en portait les traces dans son corps et dans son âme. Je croyais devoir le consoler, comme pour l'encourager ; voici que, soudain, il refuse pour ainsi dire mes encouragements et me dit : " Non, mon Père, nous sommes victorieux. Que nous puissions rentrer en Chine, nous aurons des conversions en masse. Mes juges me l'ont dit, le communisme en Chine a fait ce qu'il a voulu, il n'a pas trouvé d'obstacle, ou plutôt, il n'en a trouvé qu'un : la religion catholique... Nous avons impressionné
les masses, nous avons travaillé dans ces masses. Et quand nous reviendrons, nous trouverons la moisson prête devant les apôtres qui se présenteront ".
Les carmélites de Shanghai disaient la même chose : " Nous avons laissé là des âmes, dissimulées dans la masse, des âmes carmélitaines. Ce sont elles qui restaureront le Carmel à Shanghai et en Chine... "
Voilà des paroles chrétiennes, des paroles dites évidemment avec souffrance devant l'échec, devant le désastre. Ce missionnaire me disait : " J'ai passé vingt-cinq ans à Shanghai, et en quelques mois, j'ai vu détruire toute cette œuvre à laquelle j'avais travaillé pendant tout ce temps, à laquelle nos pères travaillaient depuis de si longues années : l'Université, leur Résidence et tout le reste "... Oui, c'est vrai, souffrance devant ces désastres, et ces carmélites ajoutaient : " Nous avons compris la souffrance de la Sainte Vierge le Samedi Saint, devant ces abandons et ces destructions ".
Et cependant c'est l'espérance qui se lève, c'est l'Église qui se fait. L'Église, ces âmes la portent en elles. Elles ont fait l'Église, elles ont travaillé pour elle, elles sont entrées profondément en elle et c'est déjà une victoire. Elles ont préparé les triomphes futurs de l'Église ici-bas, les triomphes aussi du jugement dernier, les triomphes de cette Église resplendissante du Christ, répandant sa lumière et sa vie dans les
âmes, triomphant en elles. Voilà ce qu'est l'Église.
Pour préparer ces triomphes, comprenons que les moyens mis à notre disposition sont ces moyens surnaturels : la prière et le sacrifice. Demandons à l'Esprit Saint qui vit dans nos âmes et dans l'Église, demandons à la Vierge Marie, mère de Jésus, mère du Christ total, mère de l'Église, de nous faire comprendre cela. Demandons-leur de nous aider à être des apôtres, tous, tant que nous sommes, par l'apostolat extérieur dans la mesure où nous le devons et où notre vocation nous l'impose, mais à l'être surtout par la prière, par le sacrifice, par la souffrance quotidienne, par l'acceptation de cette souffrance, du sacrifice, de ces échecs ; par l'acceptation aussi de cette dernière défaite que sera la mort, cette séparation de notre âme et de notre corps.
Ce sera une défaite, ou plutôt le dernier choc, la dernière victoire du péché sur nous, et en même temps ce sera notre première victoire définitive, parce qu'elle nous introduira dans le sein de la Trinité Sainte où, unis au Christ, nous entrerons dans le rythme de la vie trinitaire.
NOTES
1. Cf. Lc 16, 8.
2. Cf. Jn 16, 23-24.
3. Cf. Ga 1, 17-18.
4. " Ascendens in altum, captivam duxit captivitatem ", disait le verset de l'Alléluia, dans la liturgie de l'Ascension.
5. Cf. S. JEAN DE LA CROIX, " Prière de l'âme embrasée d'amour ". Œuvres, p. 1183.
6. Cf. Manuscrit B, 3 v".
7. Cf. He 7, 25.
8. Cf. Rm 8, 15.26-27 ; Ga 4, 4-7.
9. Cf. Conseils et Souvenirs, p. 109.
10. Col 1, 19-20.
11. Cf. Rm 6, 4.
12. 1 Co 11, 26.
13. Cf. 1 Co 1, 23-24.
14. Cf. Jn 19, 34.
15. He 5, 8.
16. Ph 2, 7-10.
17. Rm 6, 4.
18. Cf. Confessions, VII, 10.
19. Cf. Col 1, 24.
20. Cf. 1 Co 1, 23.
21. Cf. note 34, p. 250.