LA PAROLE DE DIEU
Marielle Germain
Il n’est pas d’ouvrage qui puisse, au même degré que la sainte Écriture, nous éclairer sur Dieu et sur le Christ, assurer un aliment plus substantiel à notre méditation, favoriser le contact vivant avec Jésus et créer l’intimité avec Lui (p. 206).
Cette affirmation du P. Marie-Eugène est située dans le chapitre intitulé " Les lectures spirituelles " . Elle indique la place primordiale que la Parole de Dieu tient dans la démarche de l’auteur, ainsi que son orientation vers le Christ, comme centre de l’Écriture. On lit encore :
Nous y cherchons surtout le Christ Jésus, à partir du moment où sa médiation rédemptrice est annoncée après la chute de nos premiers parents, jusqu’au moment où il consomme par ses apôtres sa mission de Verbe qui révèle la Vérité divine (p. 206).
Aussi, ce traité de théologie spirituelle est-il tout imprégné de l’Écriture, en particulier de l’Évangile. L’ouvrage comporte un Index scripturaire (p. 1127-1131, éd. 1998) qui fournit un bon instrument de travail. Par ailleurs, le mode de lecture des textes et leur présence dans l’ouvrage appellent quelques remarques.
L’Évangile
Un examen attentif permet de constater qu’en plus des quelques 160 citations textuelles répertoriées dans l’Index, on trouve encore plus de cent " lieux " évangéliques, plus ou moins considérables, tout au long de l’enseignement donné. Ce recours à l’Évangile se présente en général dans deux grandes directions.
Le P. Marie-Eugène porte son regard sur Jésus, comme le modèle par excellence de l’existence chrétienne puisque la sainteté consiste à lui être identifié parfaitement : L’union transformante aboutit à l’identification au Christ Jésus qui est son expression et son œuvre la plus parfaite. " Je suis la vigne, vous êtes les branches " (Jn 15, 5) (p. 1016).
Je veux voir Dieu comporte, disséminés dans tout l’ouvrage, une série de " tableaux-synthèses " de la vie terrestre de Jésus, dont l’exemple lumineux éclaire par les profondeurs la réalité de la vie spirituelle, enseignée à ce point précis ; voici les principaux lieux : p. 170 (la prière) ; p. 367 (le besoin de silence) ; p. 389 (l’attrait du désert) ; p. 658 (le dessein de Dieu) ; p. 886 (le choix divin) ; p. 1030 (sous l’action de l’Amour) ; p. 1052 (vivre d’amour) ; p. 1057 (la formation des apôtres). Ces tableaux comportent une double richesse évangélique : une connaissance de Jésus ancrée dans une longue fréquentation méditative de l’Évangile, et un regard contemplatif que le P. Marie-Eugène décrit et enseigne lui-même, dans le chapitre sur " La contemplation " : Tout chrétien dont la foi est animée par l’amour, peut contempler ainsi une vérité dogmatique ou une scène évangélique (p. 407).
La scène évangélique contemplée à cet endroit est celle de Jésus à Gethsémani : ce n’est pas un hasard. A plusieurs reprises, dans Je veux voir Dieu, la douloureuse victoire de l’Agneau de Dieu qui porte le péché du monde (Jn 1, 29) vient expliquer, soutenir et illuminer la marche obscure à travers les purifications. Tout le long chapitre sur " La nuit de l’esprit : le drame " (p. 756-820) est situé par le P. Marie-Eugène dans cette lumière christologique : pour en éclairer l’horreur et en expliquer la fécondité, il faut le rapprocher du drame de Gethsémani qu’il prolonge (p. 762). Mais, dès les Premières étapes, le débutant avait été invité à prendre conscience de la gravité du combat spirituel et de ses enjeux, à partir du spectacle vivant et douloureux de l’agonie de Jésus (p. 149). L’Évangile est là comme un livre ouvert au regard de la foi aimante : nous regardons, et par ce regard la lumière entre, profonde et vivante dans notre intelligence (p. 408).
D’autre part, l’Évangile enseigne les attitudes spirituelles de base requises par Jésus chez ceux qui veulent se mettre à sa suite. Le P. Marie-Eugène qui expose le cheminement spirituel selon la tradition carmélitaine (Thérèse d’Avila et Jean de la Croix), enracine constamment cette pédagogie spirituelle dans l’Évangile. Citons : p. 62, la foi (l’hémorroïsse) ; p. 127 : la croissance spirituelle (la semence-levain) ; p. 327 : le don de soi (Jésus, de la crèche à la Croix) et p. 335 : (Marie à l’Annonciation) ; p. 337 : l’humilité (Nicodème et la Samaritaine) ; p. 821 : l’espérance (Nicodème). La plupart de ces textes se trouvent en début de chapitre, et projettent sur l’ensemble la lumière de l’Évangile. Deux exemples illustreront ce procédé dans Je veux voir Dieu. Le chapitre sur l’ " Ascèse thérésienne " (p. 80-93) qui fait résonner les appels à l’absolu des Maîtres espagnols, provoque cette objection, entendue par le P. Marie-Eugène : Mais n’est-ce point là exagération de vaillants qui veulent faire de l’héroïsme une loi et s’isolent ainsi un peu orgueilleusement de la foule ? et sa réponse : Pour en juger, consultons l’Évangile (cf. p. 84). S’impose alors la lumière de la parole de Jésus : " Le royaume de Dieu souffre violence ; seuls les violents l’emportent " (Mt 11,12). Et c’est Thérèse de l’Enfant-Jésus qui apprend ensuite à notre xx ème siècle tenté de déifier la raison, que la violence que l’Évangile nous réclame, nous devons la réserver pour l’orgueil sous toutes ses formes (p. 91). Ainsi l’Évangile présente le fondement sur lequel la spiritualité carmélitaine vient inscrire des modalités de réalisation propres à chaque époque.
De même, la haute sainteté et ses manifestations les plus spectaculaires, dans le chapitre " Fiançailles et mariage spirituels " (p. 938-988) sont placées dans la logique évangélique : Avec une joyeuse surprise, écrit le P. Marie-Eugène, nous découvrons en leur enseignement vécu la réalisation parfaite des plus hautes et des plus simples affirmations évangéliques sur le royaume de Dieu (p. 939). Jésus n’a-t-il pas promis : " Celui qui m’aime sera aimé de mon Père et moi aussi je l’aimerai et je me manifesterai à lui... Si quelqu’un m’aime, il observera mes préceptes, mon Père l’aimera, nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure " (Jn 14, 21.23) . La lecture évangélique dans Je veux voir Dieu, rend ainsi plus accessible au lecteur d’aujourd’hui, parfois dérouté, le langage symbolique des docteurs mystiques. Inversement, ce décryptage évangélique comporte l’avantage de dévoiler la pleine signification des paroles de Jésus : tout baptisé peut alors les lire comme un appel à la haute sainteté. La première directive donnée au débutant (cf. Tableau synoptique, en tête de l’ouvrage) n’est-elle pas : Étudier le Christ dans l’Évangile et s’attacher à son humanité.
Saint Paul
La connaissance du Christ où Paul a puisé son incomparable connaissance du " Christ total ", fascine le P. Marie-Eugène (cf. p. 206) : In Christo Jesu : telle est l’idée maîtresse de saint Paul ; c’est l’essence du christianisme (p. 77). Aussi l’apôtre Paul est-il de loin, d’après l’Index des noms de personnes, si on excepte Jésus et Marie, le personnage de l’Écriture le plus souvent nommé dans Je veux voir Dieu. L’Index scripturaire mentionne environ 190 références explicites (en incluant l’épître aux Hébreux) aux épîtres de saint Paul.
Le chapitre sur " Le mystère de l’Église " (p. 653-670) comporte à lui seul 19 citations. C’est une lecture contemplative du texte paulinien, tout enracinée dans la " pensée de Dieu " et sa réalisation dans le monde, par l’emprise de la Sagesse d’Amour. Or, telle est bien la visée ultime de Je veux voir Dieu : enseigner à chacun comment se livrer à sa grâce pour servir l’Église, " dans le Christ total " (titre du dernier chapitre, et notion fondée en saint Paul, tout particulièrement Éphésiens 1 à 4).
Dans la même ligne, c’est l’épître aux Romains, qui fournit au P. Marie-Eugène le verset-clef de l’existence chrétienne : " Ceux-là sont les vrais enfants de Dieu qui sont mus par l’Esprit de Dieu " (Rm 8, 14). Ce texte est le verset de l’Écriture le plus souvent cité dans Je veux voir Dieu. Le rapprochement est à faire, évidemment, avec le dialogue entre Jésus et Nicodème, sur la renaissance dans l’Esprit (Jn 3, 1-20, en particulier 6-8 : exergue du chapitre sur " La conduite de l’âme ", dont les trois premières pages sont un commentaire de l’épisode johannique) ; il faut lire les pages 842-843 où les deux textes sont cités dans la lumière de " l’enfance spirituelle ". Il est permis de penser que l’expérience personnelle profonde de la Personne et de l’emprise de l’Esprit Saint, qui a été donnée au P. Marie-Eugène , trouve son expression la plus adéquate, d’une part dans les formulations de saint Paul, et d’autre part dans le traité de la Vive Flamme. Le P. Marie-Eugène lit ces textes dans leur pleine signification, avec son réalisme spirituel habituel, et appuie sur le texte révélé sa certitude de la présence dominatrice de l’Esprit Saint et son règne parfait dans l’âme (p. 1013) : c’est le sous-titre d’un passage qui décrit la sainteté réalisée et s’achève sur la citation de Rm 8, 14. Les textes caractéristiques de saint Paul sur l’Esprit Saint prennent alors leur plein relief (Rm 5, 5 ; 8, 15 ; 1 Co 3, 16 etc.).
L’Ancien Testament
Les textes de l’Ancien Testament, répertoriés dans l’Index, sont présents dans Je veux voir Dieu en grande partie par le biais des citations de saint Jean de la Croix (en particulier le livre des Psaumes). Deux grandes lignes propres au P. Marie-Eugène attirent cependant l’attention.
Le thème de " La Sagesse d’amour " mérite à lui seul une étude dans Je veux voir Dieu. Du seul point de vue de la Parole de Dieu, le chapitre qui porte ce titre (" La Sagesse d’amour ", p. 293-302) est entièrement organisé – c’est le seul de l’ouvrage – autour des textes bibliques (Proverbes 8, Sagesse 6-10, Baruch 3-4) qui ont magnifiquement exalté (p. 293) la Sagesse de Dieu. Or ce chapitre forme comme le porche d’entrée de la Troisième Partie : tout le reste de l’ouvrage va déployer l’action sanctifiante de la Sagesse, qui devient alors de plus en plus prédominante (voir dans la Table analytique, le mot " Sagesse ", p. 1114). Pour s’y livrer, il faut la connaître, telle qu’elle-même s’est révélée : Et parce qu’elle est la même à travers les âges, écrit le P. Marie-Eugène, nous retrouvons, avec quelle joie, très heureusement explicité en ces descriptions magnifiques ce que notre expérience chrétienne et spirituelle nous apprend de cette Sagesse mystérieuse... (p. 297) .
Par ailleurs, les façons d’agir, les "mœurs" de Dieu comme dit le P. Marie-Eugène, se laissent découvrir à son regard dans les relations entre Dieu et ses prophètes. A cet égard, les textes de l’Exode, du Deutéronome, du Premier livre des Rois qui racontent les gestes de Moïse et d’Élie sont fréquemment (plus encore que ne l’indique l’Index) requis comme pierre de touche dans Je veux voir Dieu. L’expérience contemplative des grands voyants de l’Ancien Testament enseigne ainsi l’importance du silence (p. 366), du désert et de la solitude (p. 395), mais aussi l’humilité (p. 347), l’obéissance à l’Esprit (p. 117 et p. 635) et l’engagement total dans la mission confiée par Dieu (p. 124, p. 1043-1046). Loin d’être un exercice d’école ou de style, ces recours aux grandes figures de la première Alliance sont des invitations à créer avec eux la même relation vivante, pour recevoir d’eux de grandes leçons de comportement théologal.
La longue familiarité du P. Marie-Eugène avec la Parole de Dieu est attestée par plusieurs sources. Dans Je veux voir Dieu, elle ne se traduit pas d’abord en termes de nombre de références ou d’exégèse spécialisée : elle a bien plutôt imprégné constamment l’enseignement, dans la ligne de la directive donnée par lui, à propos de tous les autres livres qui doivent nous conduire au texte inspiré lui-même. Lui seul donne la parole de Dieu même. Lui seul est divin et inépuisable (p. 207).