LE RAPPORT DU CHRÉTIEN
AUX MYSTÈRES DE LA VIE DE JÉSUS

Ysabel de ANDIA

Professeur de théologie à l'Institut Catholique de Paris.

 

Comment le chrétien se rapporte-t-il aujourd'hui aux mystères de la vie de Jésus ?

La vie de Jésus est-elle un événement passé que l'on ne peut plus actualiser dans le présent ? Et si ses disciples en "font mémoire", de quelle mémoire s'agit-il ? Pouvons-nous nous dire, comme Kierkegaard, "contemporains" du Christ et assister aux événements de sa vie comme s'ils étaient plus présents que ceux de notre propre vie ? S'agit-il seulement d'une représentation de ces mystères ou bien d'une présence du Christ dans le mystère ? Enfin qu'est-ce que le mystère et pourquoi parle-t-on des mystères de la vie de Jésus ?

Voici quelques-unes des questions qui peuvent surgir à propos du rapport du chrétien aux mystères de la vie de Jésus (1). Elles concernent l'actualité de la vie de Jésus dans le mystère du culte et de son exemplarité pour le chrétien. Ce sont ces deux questions de la présence sacramentelle du Christ dans ses mystères et de l'imitatio Christi à travers la méditation de ses mystères que je voudrais traiter.

C'est en effet comme pain et parole que le Christ se donne à nous et c'est dans l'Évangile et l'Eucharistie que nous le rejoignons. C'est par la célébration des mystères de la vie du Christ, dans le cycle annuel de la Liturgie que l'Église revit les mystères de la vie du Christ et c'est par la lectio divina de l'Écriture que le chrétien écoute la parole que le Christ lui adresse dans l'Évangile et par l'imitatio Christi que l'Esprit Saint inscrit l'Évangile dans sa vie.

1 — PRÉSENCE SACRAMENTELLE DU CHRIST DANS SES MYSTÈRES

Et tout d'abord qu'est-ce que le mystère ? (2)

Le terme grec "mustèrion", "mystère" que les Latins ont traduit par sacramentum, vient du verbe "mueitai" être initié, comme "mustès", le "myste", c'est-à-dire celui qui est initié aux mystères, et "mustikos" "mystique" ; est "mystique" (3) tout ce qui concerne les mystères.

Le mot "mustèrion" signifie chez saint Paul le plan du salut qui s'est réalisé par l'envoi, par le Père, du Christ et par sa mort sur la croix.

Le "mystère" est mis en relation par saint Paul avec la "Sagesse" et la "révélation" apocalyptique. Le mystère "tenu caché" (Rm 16,25) c'est

"le Christ en vous, espérance de la gloire" (Col 1,27),

secret révélé par une communication de la Sagesse divine pour les derniers temps.

Saint Paul parle du "Mysterium Christi" (Col 4,3 ; Ep 3,4) qui est lié au "Mysterium Dei" (Col 2,2) et au "mysterium voluntatis Dei" (Ep 1,1), "le mystère de l'Évangile" (Ep 6,19).

Dans cette plénitude de l'unique mystère du Christ, saint Paul et les auteurs du Nouveau Testament comprennent :

— L'annonce (kérygme) ou la confession du Christ,

— la plénitude sacramentelle (Baptême — Eucharistie)

(Nous trouvons, chez saint Paul, toute une théologie sacramentelle liée à la mort-résurrection du Christ et ceci dans sa doctrine sur le Baptême et l'Eucharistie : Rm 6,3-11 ; Col 2,12 ; Tit 3,5 ; I Co 11, 23-30 ; 10, 16-22)

— et la suite du Christ (Mt 10,38).

Le Nouveau Testament lègue à l'Église une sémantique du mystère extrêmement riche (4) : à partir du sens apocalyptique de secret concernant les derniers temps et connu par une révélation divine, le mot se trouve maintenant spécialement consacré à ce que nous pouvons appeler le fait du Christ et de sa croix.

Le mystère est donc la croix, mais la croix vue dans toutes les perspectives, incluant non seulement la résurrection et la glorification de Jésus, mais, à l'intérieur de cette glorification pour ainsi dire, l'édification de l'Église, notre adoption surnaturelle et notre vie d'enfants de Dieu.

Le mystère central est donc le mystère de la mort-résurrection du Christ, le mystère pascal, et c'est autour de la fête de Pâques que s'organisera le cycle liturgique annuel avec les fêtes de Noël-Epiphanie, Pâques et la Pentecôte. Avec la célébration des fêtes du Christ dans la liturgie, les mystères de la vie de Jésus — sa naissance, son baptême, sa mort, sa résurrection et son ascension — acquièrent une place définitive dans la vie de l'Église.

Meliton de Sardes, dans son Homélie pascale, parle d'un "mystère de Pessah" (2.11.56.65) et de "nouveaux mystères" (34) dont le centre est le Christ. Ignace d'Antioche parlera de "trois mystères retentissants" cachés au diable.

*

Mais comment les mystères de la vie de Jésus sont-ils présents dans le mystère du culte ?

Cette question a été très débattue au début de ce siècle à propos des thèses de Dom Odon Casel (1886-1948), moine bénédictin de Maria Laach où il entra en 1903 et mourut d'une attaque cardiaque pendant le chant de l'Exultet, la vigile de Pâques 1948. Dans ses deux livres Das Gedächtnis des Herrn in der alt-christlichen Liturgie de 1918 et Die Liturgie des Mysterienfeier de 1922, il expose sa "doctrine des mystères" (Mysterien lehre) ainsi appelée parce qu'elle expose toute l'œuvre salvatrice de Dieu, mais en particulier la vie cultuelle, à l'aide du concept de mysterium (Kultmysterium) (5).

Pour Dom Casel, le mystère est

"une action sacrée et actuelle dans laquelle une œuvre rédemptrice du passé est rendue présente sous un rite déterminé : la communauté cultuelle, en accomplissant ce rite sacré, entre en participation du fait rédempteur et acquiert son propre salut" (6).

Cela pose le problème du rapport entre le mystère liturgique et le mystère du Christ représenté en lui : quelle est la réalité présente dans le mystère du culte ? Pour Dom Casel, il y a une réactualisation réelle des actes accomplis par le Christ pour notre salut. Le mystère du culte contient réellement ce qu'il symbolise : le mystère primitif (mysterium repraesentatum) contenu dans le mystère cultuel (mysterium repraesentans).

Pour Dom Dekkers (7), un disciple de Dom Casel,

"la présence objective de l'acte rédempteur, sous le voile des symboles du culte chrétien, doit être entendue comme présence objective de l'acte historique : ainsi le mystère chrétien se distingue définitivement des mystères antiques".

Il y a donc une présence objective de la Passio Christi et pas seulement du Christus passus.

Mais c'est une vue inexacte du sacrement : comme signe, le sacrement ne rend pas présent tout ce qu'il signifie et il ne contient pas tout ce qu'il représente.

En ce qui concerne l'Eucharistie, saint Thomas distingue entre :

— ce qui est contenu : Christus passus

— et ce qui est représenté : ipsa passio

"Hoc sacramentum est signum passionis Christi et non ipsa passio" (8).

Le sacrement n'est pas la présence hic et nunc de la passion du Christ mais le signe de la passion du Christ, non pas l'acte lui-même mais son effet (9).

L'Encyclique de Pie XII sur la liturgie du 20 novembre 1947 apportera la réponse du magistère aux controverses autour des thèses de Dom Casel et de ses disciples. Le pape affirme que la liturgie est le

"mystère du culte du Christ et de l'Église",

que le Christ est présent dans toute action liturgique, que le mystère de la Passion est le centre du culte chrétien, vrai sacrifice, et qu'il y a un caractère objectif de la sanctification par la liturgie.

Mais si l'encyclique affirme le fait de l'actualité du mystère, elle ne connaît pas d'autre mode de présence que celui d'une présence en nous par les effets actuels de ces causes exemplaires et efficientes, situées, elles, dans le passé.

Les Acta et Passa Christi sont des événements passés : ce qui est passé est passé. La réalité même de l'incarnation du Verbe nous oblige à respecter le caractère irréversible du temps. Oscar Culmann dans son livre sur le Christ et le Temps a raison de souligner cette irréversibilité du temps. La naissance, la mort et la résurrection du Christ ne sont pas des réalités supra-temporelles, cosmiques ou exemplaires, mais d'abord des événements survenus en Judée à l'époque d'Auguste ou "sous le gouvernement de Ponce-Pilate" (10). La négligence de la temporalité est une autre forme de docétisme, c'est-à-dire de mépris de l'incarnation : le Christ est mort une fois pour toutes (ef'apax) pour nos péchés et il n'y a pas de répétition de la mort ou même de la naissance du Christ dans le temps, comme si le Christ naissait ou mourait réellement plusieurs fois.

Et nous ne pouvons pas nous dire non plus, à proprement parler, contemporains du Christ, comme si l'on pouvait remonter le temps — il n'y a pas de machine à remonter le temps — ou si l'on pouvait effacer le temps en étant réellement présents à la vie de Jésus de Nazareth.

Un fait passé ne peut être réellement présent à un autre temps à cause de l'irréversibilité du temps. Il ne peut l'être que dans un signe.

Les Acta et Passa Christi sont des événements passés mais leur efficacité est présente dans le mystère du culte, car ils concernent le Christ qui est présent actuellement dans les sacrements.

Il faut distinguer l'événement temporel et l'action de cet événement, le fait passé et ce qui, dans ce fait, échappe à la durée.

Dans l'incarnation, le Verbe fait chair qui agit dans le temps et par le temps est au-dessus du temps.

La mort du Christ et sa résurrection, événements historiques, ont un retentissement à la mesure de Celui qui agit en eux. La résurrection du Christ sous Ponce-Pilate opère ainsi, en vertu de la divinité, la justification et la résurrection des corps en d'autres temps et en d'autres lieux.

Le Sacrement est donc le signe de l'unique événement du salut accompli une fois pour toutes mais l'effet de cet événement est actuel. Bien plus, l'efficacité de l'acte sauveur lui vient de la personne du Sauveur.

C'est donc toute une théologie des sacrements, "reliquiae humanitatis Jesu" dit saint Thomas, et de leur causalité efficace qui est en jeu et il n'y a pas d'autre mode de présence des Acta et Passa Christi aujourd'hui que la présence sacramentelle du Christ.

Que veut donc dire la liturgie lorsqu'elle chante "Hodie, Christus natus est" ou "Hodie resurrexit" ? Quel est cet "hodie" de la liturgie ? (11)

Le temps de la liturgie (12) est le temps de l'Église qui revit en elle les mystères de la vie de Jésus présent en elle comme dans son propre corps.

L'Époux est à l'Épouse et tout ce qui appartient à l'Époux appartient à l'Épouse qui vit de la vie de l'Époux. Et dans le cycle de la liturgie, inscrite cosmiquement dans l'année solaire, l'Église revit les mystères de la vie terrestre de Jésus, de sa naissance à sa mort.

Le temps cosmique de la liturgie, qui inscrit le cosmos dans la liturgie pour en faire une liturgie cosmique, déroule les mystères de la vie de Jésus, du solstice d'hiver à la nouvelle lune de Pessah, et l'œuvre salutaire du Christ se déploie dans sa dimension cosmique : le Christ lui-même est l'orient véritable et son exode vers le Père est la pâque du temps à l'éternité.

Le rythme du temps de l'Église est maintenant celui des mystères de la vie de l'Époux, de sa naissance à sa mort-résurrection, et la gloire du Ressuscité embrasse tout ensemble dans la liturgie céleste.

Les Acta et Passa Christi sont maintenant les Acta et Passa Ecclesiae dont le mystère est inséparable de celui du Christ, comme celui de l'Époux et de l'Épouse. Le Christ qui est en gloire auprès du Père vit réellement dans son Église et l'Église, dans son pèlerinage terrestre, revit les mystères de la vie de Jésus.

Établir une rupture, un "graben", un fossé — dit un théologien allemand — le fossé du tombeau vide, entre la vie terrestre de Jésus et sa vie de ressuscité ou entre le Christ prépascal et post-pascal, c'est ne pas comprendre qu'il y a une continuité entre le Christ et l'Église, telle que l'Église revit aujourd'hui les mystères passés de la vie de Jésus. En vérité, la rupture entre la mort et la résurrection du Christ, ou entre le Jésus terrestre et le Christ de la foi, est corrélative d'une rupture entre le Christ et l'Église, la tête et le corps, et c'est ce fossé-là qu'une certaine exégèse tributaire d'une certaine ecclésiologie a ouvert, retirant ou arrachant, comme dit Urs von Balthazar (13), la vie terrestre de Jésus à la piété des fidèles.

C'est dans l'union sacramentelle du Christ et du chrétien dans l'Église qu'il faut maintenant comprendre l'hodie liturgique des mystères de la vie de Jésus.

Aujourd'hui le Christ est né et saint Léon dit dans son sixième sermon de Noël (14) :

"La fête d'aujourd'hui renouvelle pour nous les débuts sacrés de Jésus, nouveau-né de la Vierge Marie, et, en adorant la naissance de notre Sauveur, nous nous trouvons célébrer en même temps nos propres origines. La conception génératrice du Christ est le commencement du peuple chrétien, et l'anniversaire de la naissance de la tête est l'anniversaire du corps (Generatio enim Christi, origo est populi christiani, et natalis capitis, natalis est corporis)".

Le Christ est né pour nous et nous naissons avec lui ou en lui. Aujourd'hui le Christ est né et nous naissons avec lui dans la célébration du mystère de sa naissance, parce que nous naissons en lui par le baptême et la naissance de la tête se prolonge dans la naissance baptismale de nouveaux membres du Corps.

Il y a un sens sotériologique de toute la vie de Jésus qui est pour nous et une actualisation sacramentelle de sa vie en nous.

Là encore, la référence au baptême est fondamentale : si les mystères de la vie de Jésus sont célébrés dans le cycle annuel de la liturgie, le seul mystère central est le mystère pascal qui est le cœur de tous les sacrements et en particulier de l'Eucharistie. C'est dans l'Eucharistie que l'Église "célèbre la mort du Christ et annonce sa résurrection jusqu'à son retour," et c'est dans la triple dimensionalité passée, présente et eschatologique de sa présence sacramentelle que s'inscrit le déroulement liturgique de la vie de Jésus.

Le temps liturgique des mystères de la vie de Jésus s'inscrit dans la triple dimensionalité eucharistique du temps qui est comme mémorial, présence efficace du mystère, tendue vers son accomplissement glorieux, le

"Christ en nous, espérance de la gloire".

II — L’IMITATIO CHRISTI
A TRAVERS LA MÉDITATION DE SES MYSTÈRES

Il y a une deuxième perspective du rapport du chrétien aux mystères de la vie de Jésus, c'est celle de l'imitatio Christi où les mystères de la vie de Jésus jouent le rôle de causalité exemplaire dans l'ordre de la sanctification du chrétien.

Les mystères de la vie de Jésus ont été contemplés amoureusement par les chrétiens, à travers les siècles, et cette contemplation est au cœur de la théologie comme elle est au cœur de la vie des saints.

Il faudrait faire une étude historique de la manière dont la contemplation des mystères de la vie de Jésus a formé, à travers les siècles, la spiritualité chrétienne, mais également montrer comment ils ont été des modèles de sainteté : la vie des saints reproduisant la vie de Jésus.

Aloïs Grillmeier dans un article sur Das Mysterium un die Mysterien Christi, non traduit de l'allemand, fait l'esquisse de la place des mystères de la vie du Christ dans la spiritualité latine. Il marque l'évolution dans la méditation des mystères du Christ.

Tout d'abord il montre le passage de la tradition bénédictine de saint Anselme, Rupert de Deutz et Egbert de Schönau qui a composé des Considérations et prières sur l'enfance et la passion du Christ, aux cisterciens : Guillaume de saint Thierry et Aelred de Rievaulx qui a écrit un livre intitulé : Quand Jésus eut douze ans (SC 60, Paris 1958).

"Ce qui était chez les bénédictins une 'théologie des mystères' devient avec les cisterciens — dit-il — une 'théologie de la vie mystique'".

Il y a donc un premier passage de la considération théologique, du mystère du Christ, à celle de la vie mystique du chrétien.

La tradition des mystères fut aussi préparée par la prédication liturgique — Les Sermones per annum de saint Bernard traitent de l'Avent, de Noël, de la Circoncision, etc...

Il y a également un regard muet sur l'humanité de Jésus (15). Saint Bernard, à la suite d'Origène, est le chantre de l'humanité de Jésus et, après lui, le Moyen-Age sera tout imprégné de l'humanité de Jésus. Saint François, le poverello d'Assise présente dans sa vie et sa prédication le Christ pauvre de l'Évangile, naissant pauvrement dans une crèche et mourant nu sur la croix ; saint Bonaventure est l'inspirateur d'une piété affective dans son De Triplici Via et saint Bernardin de la dévotion au Nom de Jésus.

L'opuscule Indica mihi d'un franciscain du début du XVIe siècle indique une intériorisation du mystère :

"Bien-aimée, Jésus, ton époux, va à Jérusalem pour accomplir la volonté de son Père. Tiens-toi aussi près que possible de lui, observe chacune de ses actions et recueille dans ton cœur chacune de ses paroles, car toutes sont pleines de suavité".

..."Tu ne te contenteras plus de méditer seulement la Passion de ton Seigneur Jésus, mais tu t'y rendras présente par l'élan de ton cœur et l'ardeur de ta compassion".

C'est Marie, la première, qui a intériorisé les mystères de la vie de Jésus en "gardant toutes choses en son cœur".

Le Pseudo-Bonaventure écrira des Meditationes Vitae Christi. L'auteur écrit dans le Prologue :

"Pour vous, si vous voulez profiter de ces méditations, rendez-vous présente aux paroles et aux actions du Seigneur Jésus qui s'y trouvent rapportées, comme si vous l'entendiez de vos oreilles et le voyiez de vos yeux, avec tout l'attachement de votre esprit, avec diligence, avec délectation et longuement".

Cette "biographie mystique" de Jésus annonce la Vita Christi de Ludolphe de Saxe († 1378) (16) que liront Thérèse d'Avila et saint Ignace.

Les Meditationes montrent le lien entre la spiritualité du cloître au XIIe siècle et la Devotio moderna (17) (ainsi les Orationes et Meditationes de Vita Christi et les Sermones de vita et passione Christi de Thomas a Kempis).

L'école de saint Bernard et celle de saint François s'orientaient encore vers une considération "objective" des mystères du Christ. Le tournant vers une spiritualité "subjective" s'accomplit dans le courant du XIVe siècle.

Il faudrait encore ajouter Thomas d'Aquin qui apporte une importante contribution d'ordre théologique sur les mystères de la vie du Christ (conception — annonciation, naissance — baptême — transfiguration, etc...) et de son exaltation (résurrection — ascension — session à la droite du Père — jugement) dans sa Somme Théologique III a, Q.30-58.

Au XVIe siècle, Ignace de Loyola fait de la méditation des mystères de la vie de Jésus la trame évangélique sur laquelle s'inscrivent ses Exercices Spirituels (N° 261-312) (18).

Saint Ignace applique toutes les facultés de l'âme à cette méditation (l'imagination se représente la scène, la mémoire se souvient des paroles, l'intelligence cherche le sens) et demande qu'on applique les cinq sens spirituels à cette méditation qui s'achève par un colloque avec le Christ.

Ainsi saint Ignace écrit dans la cinquième contemplation du mystère de la Nativité :

"Après la prière préparatoire et les trois préambules (le premier est "le mystère", le second "la composition" du lieu, et le troisième la répétition du second), il y a profit à exercer chacun des cinq sens de l'imagination (121).

— Le premier point est de voir en imagination les personnes, en méditant et en contemplant en détail tout ce qui touche aux personnes et tirer quelque profit de cette vue (122),

— le second : écouter ce qu'elles disent ou peuvent dire, puis réfléchir sur soi-même pour en tirer quelque profit (123),

— le troisième : sentir et savourer par l'odorat et le goût l'infinie suavité et douceur de la Divinité, de l'âme et de ses vertus et de tout le reste, selon la personne que nous contemplons, en réfléchissant sur soi-même pour en tirer quelque profit (124),

— on terminera l'exercice par un colloque, comme dans la première et la seconde contemplation, avec un Pater noster".

Les mystères de la vie de Jésus sont aussi au centre de la Spiritualité de l'École française au XVIIe siècle. C'est après avoir fait les Exercices Spirituels en 1601 que le Cardinal de Bérulle (1575-1629) écrivit son Discours de l'état et de la grandeur de Jésus et l'oratorien Charles de Condren (+ 1641) écrivit ses Considérations sur les mystères de Jésus.

Quand à Thérèse d'Avila, vous connaissez sa recommandation de

"ne pas s'éloigner volontairement de la très Sainte Humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ"

mais les spirituels authentiques qui ont été élevés à la contemplation parfaite

"ne peuvent plus comme précédemment discourir sur les mystères de la Passion et de la vie du Christ" (19).

"Ces personnes... considèrent en effet ces mystères d'une manière plus parfaite ; elles les ont tellement présents à l'esprit et dans la mémoire que la simple vue du Sauveur prosterné au jardin des Oliviers... suffit pour les entretenir non seulement une heure, mais plusieurs jours...

Tel est à mon avis, le motif pour lequel elles ne peuvent s'appliquer à discourir davantage sur la Passion... Si elles n'y pensent pas, il est bon qu'elles s'efforcent de le faire ; car je sais que l'oraison la plus sublime ne les en empêchera pas" (20).

Pour Élisabeth de la Trinité, il s'agit de bien plus que d'imiter le Christ ou de lui ressembler. Il s'agit de le laisser devenir Lui en nous, et exprimer le mystère filial qu'il porte.

Lui seul peut nous "revêtir de lui-même", par le ministère de l'Esprit. C'est la configuration au Christ par le ministère de l'Esprit, c'est son incorporation en lui.

Dans sa prière à la Trinité, Élisabeth fait cette demande de devenir le Christ à chacune des personnes de la Trinité.

— Elle dit au Christ :

"O mon Christ aimé... je vous demande de me 'revêtir de vous-même', d'identifier mon âme à tous les mouvements de votre âme, de me submerger, de m'envahir, de vous substituer à moi, afin que ma vie ne soit qu'un rayonnement de votre Vie".

— Elle demande à l'Esprit :

"O Feu consumant. Esprit d'amour, 'survenez en moi', afin qu'il se fasse en mon âme comme une incarnation du Verbe : que je lui sois une humanité de surcroît en laquelle il renouvelle tout son mystère".

— Elle supplie le Père :

"O Père, ne voyez en votre petite créature que le Bien-Aimé en qui vous avez mis toutes vos complaisances".

Élisabeth peut dire avec Paul :

"Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi" (Ga 2,20).

Toute la mystique Élisabeth est une mystique paulinienne.

Il ne s'agit plus maintenant de contempler l'humanité du Christ de l'extérieur en quelque sorte, mais de lui être une "humanité de surcroît" afin qu'il puisse revivre en nous tout son mystère.

*

La méditation des mystères de la vie de Jésus est donc une école d'oraison, mais il faut dire encore que les mystères de la vie du Christ sont des modèles de sainteté : les vies des saints reproduisent la vie de Jésus. C'est ici toute une typologie de la sainteté qui est en jeu : la vie des saints et les différents états de vie (vie cachée, vie apostolique...) prennent leur source dans les différents mystères de la vie de Jésus : la "petite voie" de Thérèse est celle de l'enfance divine, la vie cachée de Nazareth a attiré Charles de Foucauld qui y vécut à l'ombre d'un couvent de clarisses, la vie apostolique est celle de tous les apôtres, proclamant l'Évangile, enseignant et guérissant leurs frères, comme le Christ, la vie contemplative, symbolisée par Marie au pied de Jésus, est la "meilleure part qui ne lui sera pas enlevée".

Mais tous les disciples de Jésus ont embrassé sa CROIX. Ils ont suivi, comme les martyrs vierges de l'Apocalypse, l'Agneau partout où il va. Ils ont été crucifiés au monde afin de pouvoir dire comme Paul :

"Ce n 'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi".

Ils ont reçu en eux-mêmes, spirituellement comme Paul, ou corporellement comme François, les stigmates glorieux de la Passion du Christ pour faire

"un seul être avec le Christ par la ressemblance de sa mort" (Rm 6).

Ils ont supplié, comme Ignace d'Antioche avant son martyre :

"Laissez-moi imiter la passion de mon Dieu" (21).

Ils ont porté leur croix et ils ont suivi le Christ, crucifiés avec le Christ et déjà ressuscites en Lui.

Tel est le chemin de la sainteté, le chemin du chrétien qui revit les mystères de la vie de Jésus de sa naissance à sa mort et sa résurrection glorieuse.

 

NOTES

1. Sur tes "mystères de la vie de Jésus" voir :

— K. RAHNER, "Die ewige Bedeutung der Menschheit Jesu fur unser Gottesverhältnis", Schriften III, pp. 47-60. "Problème der Christologie von heute", Schriften I, pp. 169-122. "Mysterien des Lebens Jesu", LTK 7 (1962), p. 721 ss.

— A. GRILLMEIER, Mit ihm und in ihm, christologische Forschungen und perspektiven, Freiburg — Basel — Wien 1975.

C.4 : "Mit ihm und ihm. Das Mysterium und die Mysterium Christi", pp. 716-735.

— Art. "Mystère" du Dict. Spir.

2. Sur le "Mystère" voir :

— G. BORN KAMM, " mustèrion ", Th W IV, pp. 809-834 ;

— L. BOUYER, "Mysterion", Suppl de la Vie Spir. 23, 15 nov. 1952, pp. 397-413.

— B. NEUNHEUSER, "Mysterion", LTK 7 (1962), pp. 727-731 ;

— P. VAN IMSCHOOT, "Mysterium", H. Haag, Bibel-Lekikon, Einsiedeln 19682, pp. 1190-1195 ; PRUMM, "Mysterion von Paulus bis Origenes" ZKT 61 (1937), pp. 391-425 ;

— H. de LUBAC, Corpus Mysticum. L'Eucharistie et l'Église au Moyen Age, Paris 1944, pp. 45-53 (définition) ;

— H. URS VON BALTHASAR, Parole et Mystère chez Origène, Paris 1947 ;

— Art. "Mystère" du Dict. Spir.

3. Sur la " mystique " voir :

A. RAVIER, La Mystique et les Mystiques, Paris, introduction de H. de Lubac ;

Art. " Mystique " du Dict Spir.

4. Le terme "mystère" (" mustèrion ") se trouve dans les passages suivants des Épîtres de S. PAUL :

Rm 11,25 ; 16,25 ;

I Co 2, 1-7 ; 4,1 ; 13,2 ; 14,2 ; 15,51 ;

Ep 1,9 ; 3,3-4 ; 5,32 ; 6,19 ;

Col 1, 26 ; 2,2 ; 4,3 ;

II Th. 2,7

I T 3,9-16.

5. La controverse autour des thèses de Dom 0. Casel a été exposée par T. FILTHAUT, La théologie des mystères. Exposé de la controverse, trad. franc., Paris 1954.

6. Le Mystère du culte, p. 105.

7. Dom DEKKERS, "La liturgie, mystère chrétien", LMD, pp. 30-64.

8. S. THOMAS, Somme Théologique, IIIa, q 79, a. 1 et 2.

9. S. THOMAS, IV Sent., d.l2, q.l, a.3, q.3, ad 2um.

10. Ignace d'ANTIOCHE, Lettre aux Magnésiens, XI, SC.

11. Voir J.H. NICOLAS, "La réactualisation des mystères rédempteurs dans et par les Sacrements", RT, (1958) 27.

J. HAMER, Le Christ ressuscité.

12. Maxime GIMENEZ, "Le temps de la Liturgie", Irenikon.

13. H. URS VON BALTHASAR, Jésus nous connaît-il ? Le connaissons-nous ?, Ed. du Centurion, Paris, 1983.

14. S. LÉON, Sermons de Noël, SC 22 bis, p. 139 ; cf. M.B. DE SOOS, Le mystère liturgique d'après Saint Léon Le Grand, Münster 1958.

15. Art. "Humanité du Christ", Dict. Spir.

VAN DEN BOSCH, La personne du Christ dans l'œuvre de S. Bernard, Rome, 1957.

16. Cf. art dans le Dict. de Spir.

17. J. CHATILLON, "Devotio moderna", Dict. de Spir., 1957, pp.702-716.

18. Cf. H. RAHNER, "Zur Christologie der Exerzitien", Gul 35, 1962, pp.14-38, 115-140.

19. S. Thérèse d'AVILA, VIe Demeures, ch. VII.

20. Ibid.

21. Lettre aux Romains.