Rapport de la Commission internationale
de théologie
LE MINISTÈRE SACERDOTAL
INTRODUCTION I LA CONDITION SACERDOTALE DANS LE MONDE DE CE TEMPS
A) LES SYMPTÔMES DE LA CRISE ACTUELLE
1. Abandons multiples du ministère sacerdotal
B) CHANGEMENTS DE MENTALITÉ ET RACINES SOCIOLOGIQUES DE LA CRISE
a) Modification de l’image classique du prêtre à l’intérieur de l’Église
A) LA RÉSURGENCE DES PROBLÈMES LES PLUS FONDAMENTAUX DE LA RÉFORME
B) UNE LONGUE ÉVOLUTION CULTURELLE
III L’ÉGLISE, PEUPLE DE DIEU TOUT ENTIER SACERDOTAL IV LE FONDEMENT CHRISTOLOGIQUE DU MINISTÈRE SACERDOTALA) L’ACCOMPLISSEMENT ET LE DÉPASSEMENT DES ANCIENS SACERDOCES
1. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament
a) La réalité du sacerdoce du Christ
b) Le Christ associe ses apôtres à son ministère sacerdotal et eschatologique
1. L’existence du groupe des Douze
2. Le groupe des Douze est une institution eschatologique
4. La consécration sacerdotale
5. Apostolat et ministère sacerdotal
B) L’organisation de la mission apostolique
1. Structure charismatique ou structure institutionnelle ?
2. Les apôtres comme prophètes de la Nouvelle Alliance
3. Apôtres, prophètes et didascales
1. Ministère sacerdotal et vocabulaire sacerdotal
a) La spécificité du vocabulaire chrétien
A) LA NOUVEAUTÉ RADICALE DU MINISTÈRE SACERDOTAL
D) UN PROBLÈME NÉ D’UNE ÉVOLUTION THÉOLOGIQUE
VII L’INSERTION DU MINISTÈRE SACERDOTAL DANS LE MONDE D’AUJOURD’HUIB) MINISTÈRE SACERDOTAL ET ACTIVITÉS HUMAINES
1. Position actuelle du problème
ANNEXE SUR LE CARACTÈRE SPÉCIFIQUE DE L’ÉGLISE
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE CONCERNANT LE CÉLIBAT
I. RÉCENTS DOCUMENTS DU MAGISTÈRE
Cette étude sur le ministère sacerdotal a été préparée, au sein de la Commission internationale de théologie, par une sous-commission constituée à cet effet, et composée du P. Urs von Balthasar, de Mgr Carlo Colombo, du P. Gonzalez de Cardedal, du P. M.-J. Le Guillou, président, du P. Lescrauwaet, secrétaire, et de Mgr J. Medina-Estevez.
Après une discussion générale pendant la réunion plénière de la Commission internationale de théologie (5-7 octobre 1970), cette étude a été approuvée par la Commission comme " document de travail " pour être transmise au Synode des évêques. Cette approbation générale ne couvre évidemment pas de l'autorité des membres de la commission toutes les affirmations ni tous les détails du rapport.
Les propositions qui sont publiées, à la suite du rapport, furent approuvées par vote par l'ensemble des membres de la Commission théologique internationale comme conclusion de ses débats.
Devant l’ampleur des problèmes soulevés par la crise sacerdotale dans laquelle se débat l’Église, nous avons décidé de traiter les points suivants qui, l’analyse sociologique mise à part, sont essentiellement de nature théologique :
I. La condition sacerdotale dans le monde de ce temps.
II. Les racines théologiques de la crise d’identité sacerdotale.
III. L’Église, peuple de Dieu tout entier sacerdotal.
IV. Le fondement christologique du ministère sacerdotal.
V. L’apostolat et le ministère sacerdotal.
VI. Le ministère sacerdotal comme service eschatologique.
VII. L’insertion du ministère sacerdotal dans le monde d’aujourd’hui.
VIII. La spiritualité sacerdotale.
Nous concluons par quelques remarques rapides concernant la résolution de la crise.
De nos jours, bien des prêtres éprouvent un grave sentiment de malaise et d’insécurité. Chez quelques-uns le malaise est si total qu’il entretient une critique systématique non seulement du statut sociologique du prêtre dans le monde de ce temps mais encore de la conception même du ministère sacerdotal.
Cette crise, qui concerne l’identité du prêtre, résulte d’un ensemble de causes dont il est difficile d’obtenir une vue cohérente. Le plus souvent, on s’en tient à des considérations fragmentaires, qui relèvent surtout de l’approche sociologique du problème. On accorde un intérêt prédominant aux " changements de mentalité ": nouveau style de rapports entre prêtres et laïcs, nouvelle attitude des chrétiens davantage " ouverts " aux valeurs du monde profane, etc. Dans un domaine plus doctrinal, on fait état encore de certaines " modifications d’accent "qui se seraient produites, touchant le sacerdoce commun et le sacerdoce ministériel, au Deuxième Concile du Vatican. Ces modifications auraient perturbé l’idée que se feraient d’eux-mêmes les prêtres catholiques depuis des siècles. On ajoute fréquemment que cette idée traditionnelle, très marquée par les circonstances politico-ecclésiologiques qui en ont favorisé le développement, se trouve mal fondée en doctrine néotestamentaire : ce qui, bien au-delà des timides réévaluations inscrites dans les textes conciliaires, appellerait une remise en chantier de la doctrine théologique des ministères.
Il y a assurément du vrai dans ces affirmations, et c’est pourquoi nous commençons ce rapport par une rapide enquête sociologique, mais nous tenons pour beaucoup plus décisive et beaucoup plus instructive l’étude des raisons proprement théologiques de la crise d’identité sacerdotale. Elle sera l’objet du chapitre II.
I
LA CONDITION SACERDOTALE
DANS LE MONDE DE CE TEMPS
Le monde est en pleine mutation, et ce phénomène n’est pas sans incidences sur l’Église.
Vatican II a déjà constaté qu’à notre époque le rôle des prêtres devient de " plus en plus difficile (1) ", en raison des changements profonds et rapides qui affectent leur situation humaine et pastorale (2). Mais depuis la fin du Concile, la situation s’est singulièrement aggravée. Aussi est-ce à juste titre que l’on parle de la " crise du sacerdoce ". Cette crise éclate aujourd’hui dans toutes les régions du monde, même si les raisons qui la motivent sont différentes et si son intensité et son étendue varient beaucoup.
A) LES SYMPTÔMES DE LA CRISE ACTUELLE
Au cours des cinq dernières années, les symptômes principaux de la crise sont les suivants :
1. Abandons multiples du ministère sacerdotal
Depuis quelques années le nombre des prêtres qui renoncent au ministère sacerdotal s’est si considérablement accru qu’évêques, prêtres et opinion publique s’en sont inquiétés. Le chiffre des abandons dont on parle est invraisemblablement élevé mais il est en réalité incontrôlable. Une chose est certaine : le Service Central des statistiques ecclésiastiques du Vatican a constaté un accroissement rapide des demandes de dispense d’exercice du ministère sacerdotal. De 640 en 1964, elles seraient passées à 2263 en 1968. Le nombre des prêtres qui ont abandonné le ministère sans en demander dispense n’est publié que par de très rares diocèses, mais il n’est assurément pas négligeable (3).
La littérature concernant la crise du sacerdoce a tenté de classer par catégories les différents types de prêtres qui abandonnent le ministère.
Le premier groupe comprend ceux qui n’ont jamais eu la vocation ou qui n’étaient pas aptes au sacerdoce, leur ordination a été tout simplement une erreur. De tels cas ont toujours existé, mais maintenant ces hommes ont plus qu’autrefois la facilité de quitter le ministère.
Le deuxième groupe comprend des prêtres incapables de supporter les tensions internes de l’Église : ils se sentent coincés entre des structures qu’ils estiment révolues et leur désir d’engagement dans le monde pour s’insérer dans son processus de production, participer à son style de vie et fonder une famille.
Le troisième groupe est formé de prêtres découragés, qui se sentent étrangers au monde moderne. Leur anxiété devant les moyens et les paroles à trouver pour entrer en communication avec ce monde, la stérilité apparente du labeur qu’ils ont accompli jusque-là, la dure épreuve de la solitude jointe aux difficultés matérielles, voire à l’indigence faute d’une rémunération assurée, les a conduits au découragement.
Le quatrième groupe rassemble les prêtres qui n’ont pas pu résister aux difficultés que leur soulevaient leurs façons de concevoir la vie, et aux doutes qui les ont assaillis. Certains d’entre eux ont perdu la foi, du moins la foi en une Église déterminée ; d’autres, par souci de sincérité, ont réglé par l’abandon l’incompatibilité qu’ils estimaient exister entre leurs fonctions et leurs conceptions personnelles.
La question du célibat obligatoire a compliqué les problèmes propres à chacun de ces groupes.
L’abandon atteint tous les âges ; il est cependant plus grand chez les jeunes prêtres et chez ceux de 35 à 45 ans. Il touche les prêtres dans les fonctions les plus diverses, mais il semble affecter surtout les scientifiques (4).
2. Diminution du nombre des vocations
Les statistiques relatives aux séminaristes qui se préparent au sacerdoce sont plus exactes. Leur nombre est en baisse presque partout et, de ce fait, l’inquiétude est générale. Les statistiques ecclésiastiques du Vatican indiquent qu’entre 1966 et 1968 le nombre de séminaristes, de 166000 est tombé à 147000. Aux grands séminaires de France, d’Allemagne, d’Espagne, d’Autriche, de Belgique, du Canada et du Brésil, la diminution est de 40 %, environ. En Angleterre, le pourcentage serait moindre ; aux Pays-Bas, par contre, il serait plus élevé. Les inscriptions aux grands séminaires diminueraient nettement en Irlande. La courbe des ordinands descend à peu près dans la même proportion que celle des grands séminaristes (5).
Les publications traitant de la diminution des vocations lui attribuent les causes suivantes :
a) Confrontation des jeunes avec un monde traversé par le doute, volontiers critique à l’égard de la foi chrétienne. L’esprit de ces jeunes est pénétré des idées de sécularisation et des prétentions des sciences positives et techniques.
b) Défiance des jeunes à l’égard du passé et également à l’égard de l’ordre actuel de la société. Leur opposition aux structures d’un monde qui ne leur ouvre pas de perspectives d’avenir rejaillit sur l’Église. A leurs yeux, sous plusieurs de ses aspects, l’Église fait, elle aussi, partie de la société actuelle et ses structures leur paraissent une entrave à leur épanouissement.
c) Polarisation des aspirations des jeunes par les problèmes mondiaux d’aujourd’hui : la paix, la juste répartition des biens, l’égalité des races, etc. Le sacerdoce n’apparaît guère comme une contribution à la solution de ces questions primordiales.
d) Manque d’attrait pour les jeunes de l’image du prêtre, qui paraît insuffisamment adapté à l’existence moderne, trop peu libre, sans perspectives d’avenir. L’obligation du célibat sacerdotal leur paraît, de plus, contraire aux droits de la personne humaine et au respect de la réalité concrète de ce monde (6).
3. Conflits entre évêques et prêtres
Dans divers pays, des prêtres se sont rassemblés dans des groupes d’action dans le dessein d’imposer une réforme à l’Église et de l’amener à modifier son attitude à l’égard du monde. Ils s’efforcent d’exercer une pression sur l’autorité hiérarchique. Ils ne reculent pas devant la provocation. Cependant ils rejettent l’étiquette de " contestataires " comme trop négative, et ils revendiquent le titre de prêtres solidaires.
Ces groupes diffèrent d’un pays à l’autre. Leurs motifs d’action tiennent, en général, à des considérations de nature pastorale. Néanmoins, dans certains pays, des mobiles politiques entrent en jeu. Dans d’autres, le but est d’obtenir un nouveau statut de vie pour les prêtres. Ils désirent tous que prêtres et laïcs puissent faire entendre effectivement leur voix. Leurs préférences vont à un type de prêtre totalement intégré dans la vie de la société et à une Église jouant un rôle social important.
Certains de ces groupes comprennent des membres laïcs. D’autres entretiennent des rapports avec des prêtres qui ont dû quitter le ministère sacerdotal à la suite de leur mariage. Les groupes nationaux ont entre eux des contacts de plus en plus effectifs.
L’activité de ces groupes porte la crise jusqu’à une tension explosive, qui peut être très instructive. (7)
B) CHANGEMENTS DE MENTALITÉ ET RACINES SOCIOLOGIQUES DE LA CRISE
Les récentes et profondes réformes de la vie de l’Église, la modification fondamentale de ses rapports avec le monde, ont provoqué, pour une part, la crise qui, de nos jours, affecte le sacerdoce. Ces réformes ont été soit réalisées soit ratifiées - comme tendances réformatives déjà actives dans l’Église - par Vatican II. Cette évolution se reflète dans le décret sur " Le ministère et la vie des prêtres " (8). L’image du prêtre y a été considérablement modifiée. La période d’inquiétude que provoquent l’application des décisions conciliaires et leur développement ultérieur ne peut donc étonner.
La vérité est que la crise du sacerdoce manifeste d’abord la crise dont souffre l’Église elle-même. Si l’épreuve actuelle que traverse le sacerdoce est une crise d’identité, elle est en vérité un indice de la crise d’identité de l’Église dans sa totalité. Cette crise de l’Église est liée à la transformation socio-culturelle qui affecte de nos jours la civilisation occidentale. Cette transformation culturelle - caractérisée à bon droit comme sécularisation - pose la question fondamentale de savoir si, dans certaines perspectives nouvelles sur l’homme et sur la société, il y a encore place pour l’Église. Quoi qu’il en soit de la réponse que l’on peut donner à cette question un problème demeure entier : comment l’Église devra-t-elle se présenter aux hommes dans les temps à venir ? Il va sans dire que ces questions sont d’une brûlante actualité pour ceux qui, comme prêtres, sont étroitement liés à l’Église dans leur existence personnelle et leur travail de tous les jours.
Tous les points précédents, qui concourent à créer l’inquiétude, ont entre eux des rapports très étroits. Nous allons les évoquer en schématisant à l’excès.
a) Modification de l’image classique du prêtre à l’intérieur de l’Église
Depuis plus d’un siècle et demi, l’image du prêtre n’avait guère subi de changement. Depuis le Concile de Trente aucune évolution doctrinale n’avait touché au statut du prêtre dans l’Église. Le prêtre connaissait la place et les fonctions spécifiques qu’il avait dans la communauté chrétienne. Il avait la tâche privilégiée d’administrer les sacrements, notamment l’Eucharistie et l’absolution des péchés ; il vivait " sacerdotalement ", dans le sens de culte et de séparation qu’évoque ce mot dans l’Ancien Testament. Il se savait responsable de la sauvegarde de la " vraie et inaltérable doctrine ". Il devait l’expliquer très fidèlement, un peu comme " fonctionnaire " de l’Église, et, le cas échéant, la défendre disciplinairement. De ce fait, il arrivait que le prêtre s’estimait appartenir à une classe spéciale et supérieure à celle des autres chrétiens. Rassemblant " ses fidèles ", il garantissait la permanence de l’Église au milieu du monde, d’un monde considéré surtout comme une menace.
Vatican II a modifié cette image sacerdotale sous deux aspects. Le Concile a traité du sacerdoce commun de tous les fidèles, avant de traiter du sacerdoce ministériel, et l’épithète " ministériel " y a été ajoutée à bon escient (9). Il a, de plus, mis en évidence la place de l’évêque, centre de l’église particulière, et membre du Collège universel des évêques. La place du prêtre dans l’Église en est devenue plus floue.
Depuis Vatican II, le ministère du prêtre est devenu plus différencié et ses limites sont désormais moins fortement accusées qu’elles ne l’étaient dans les manuels de théologie. Il ne lui suffit plus de remplir ses fonctions sacramentelles et tout ce qui s’y rapporte directement. Les nouveaux rites liturgiques en langue vulgaire exigent de lui une application personnelle et une grande souplesse d’adaptation. Ce n’est pas que le ministère de la parole ait été tellement mis en avant mais, ayant à tenir compte des besoins sans cesse changeants de nos contemporains éprouvés dans leur foi, ce ministère exige du prêtre des connaissances plus approfondies et une force de conviction plus authentique. L’office sacerdotal devient " presbytéral " au sens donné à ce mot par le Nouveau Testament. Le terme, autrefois familier, de " pouvoir " est maintenant le plus souvent remplacé par celui de " charge " et toujours expliqué comme " service ". Il faut, de plus, que le prêtre remplisse ses fonctions en dialogue avec les autres chrétiens, ses frères, dont il doit favoriser la participation active à l’annonce de la parole et à la liturgie. Désormais, sa place n’est plus au-dessus des simples fidèles mais au milieu d’eux, bien qu’avec une mission propre et spécifique. Ensuite, beaucoup plus qu’autrefois, il lui faut collaborer avec ses confrères, le ministère conçu de façon quelque peu individualiste cédant la place à un ministère collégial, exercé par le presbyterium responsable entourant l’évêque (10).
C’est dire qu’à une conception du sacerdoce quelque peu statique, dominatrice et individualiste se substitue la vision d’un sacerdoce mobile, multiforme, conçu comme service et exercé collégialement. Ce renouvellement de la conception du sacerdoce crée encore actuellement dans bien des Églises confusion et inquiétude.
Vatican II a amené l’Église entière à regarder le monde de façon positive. Il a rompu l’isolement ecclésial et opté pour la solidarité et la communication avec le monde. Il a reconnu que ce dernier était créé par Dieu en son amour, sauvé par le Christ, destiné à être achevé en lui et confié aux hommes. Il a rendu l’Église consciente de son être-au-monde et de son devoir d’y signifier la volonté réconciliatrice de Dieu pour lui. Aussi l’Église désire-t-elle comprendre les signes des temps pour y répondre et contribuer à l’évolution du monde. Ce n’est d’ailleurs pas par insouciance à l’égard de sa mission dans ce qu’elle a de propre mais bien par une prise de conscience plus assurée de cette mission spécifique qu’elle a reçue du Christ que l’Église se veut au service du monde, en dialogue et en collaboration avec lui.
Pour le prêtre, ce changement de perspectives signifie qu’il doit apprendre à honorer les valeurs humaines, tout en ne perdant pas de vue qu’il n’est pas du monde. Il doit se pencher sur les problèmes propres à notre époque et prouver la solidarité effective de l’Église avec les hommes (11).
La société d’aujourd’hui n’accueillera jamais, en effet, une Vérité qui ne serait pas la réponse à ses aspirations les plus nobles, un Salut qui ne contribuerait pas au soulagement de ses misères actuelles. Les prêtres devront donc cesser de se tenir à l’écart de cette société mais bien au contraire comprendre ses aspirations et participer à ses recherches. Ils devront trouver les moyens qui leur permettront de communiquer la Vérité et le Salut attendus de leurs contemporains.
Cette ouverture au monde demande donc à de nombreux prêtres de remettre en cause leur façon de penser, leur langage et leur style de vie, d’accepter l’incertitude de situations imprévisibles et de s’associer aux recherches d’un monde en pleine évolution.
Confrontée au monde en pleine mutation auquel elle participe, l’Église elle-même connaît la crise. Le processus de sécularisation soulève le problème de la raison d’être de l’Église. Cette question ne concerne pas seulement les formes concrètes sous lesquelles elle se présente, et qui sont trop peu adaptées au sentiment du monde contemporain, elle concerne plus encore sa véritable raison d’être ; c’est finalement la vie chrétienne qui est l’objet de critique fondamentale. La profondeur de la crise tient au fait qu’elle touche au coeur même de la foi chrétienne.
La sécularisation peut être caractérisée comme un processus historique socio-culturel permettant à l’homme de prendre parfaitement au sérieux les valeurs du monde terrestre, ses structures, ses finalités et ses nonnes. Une fois passée la période d’exploration du monde, l’homme a appris à manier le monde comme sa propriété, son monde à lui. A présent, il s’estime en état de prendre sur lui seul toutes les responsabilités de l’existence humaine. Le temps n’est plus où l’homme pour tenir sa place dans le monde en appelait directement à Dieu, à l’Église et au prêtre.
Vatican II a formellement affirmé le droit de l’homme à l’autonomie en regard de ses tâches séculières. " Si par autonomie des choses terrestres nous entendons que les réalités et les sociétés créées ont des valeurs et des lois propres que l’homme doit découvrir, utiliser et ordonner pas à pas, il est parfaitement licite de poser en exigence cette autonomie, car non seulement les hommes de notre temps le demandent, mais c’est conforme aussi à la volonté du Créateur " (GS 36). Il faut donc que la pratique pastorale de l’Église respecte cette autonomie lorsqu’elle s’adresse aux hommes dans le culte et dans la prédication.
En raison de cette situation relativement nouvelle, de nombreux prêtres lorsqu’ils se trouvent réduits à des tâches spécifiquement ecclésiastiques, éprouvent un sentiment de frustration. Ils ont des difficultés à présenter ce qui est explicitement spirituel ou religieux d’une façon qui réponde aux questions et aux besoins de leurs contemporains. Et ils conçoivent mal l’importance de la liturgie et du service spécifiquement pastoral de leur ministère pour la société moderne.
La transformation de la société a enfin fait prendre conscience à beaucoup de prêtres de leur rôle d’hommes adultes, responsables et dotés de liberté de conscience. Dès lors certaines structures ecclésiales leur sont apparues surannées et inadaptées au monde moderne. Ils ne se veulent plus " fils de l’évêque ", et encore moins fonctionnaires d’une institution. Ils exigent que leur ministère soit exercé en co-responsabilité, en vertu de la confiance que l’Église leur a faite. Certains en viennent même à souhaiter avoir une position de " citoyens reconnus ", à aspirer à une vie professionnelle respectée, qui les rende financièrement indépendants. Ils souhaiteraient pouvoir exercer librement leur rôle de prêtre, en même temps qu’une profession dans le monde, se marier et participer comme tous les autres hommes à la vie sociale.
Ce processus de sécularisation de l’Église crée de nombreux problèmes à la foi. Si l’incertitude affecte la vie de foi de bon nombre de fidèles, elle affecte plus vivement encore celle de ceux qui se sont totalement dévoués à son service. La souffrance que, de nos jours, la crise de la foi suscite chez beaucoup atteint profondément le coeur des prêtres. L’évolution des sciences positives et de la technique crée un climat défavorable à la réflexion religieuse. Les idées philosophiques actuelles, qui se vulgarisent rapidement, font que les convictions et les pratiques religieuses traditionnelles apparaissent étrangères à la vie actuelle. La déchristianisation, le scepticisme, le changement des rythmes de vie, le développement massif et rapide de l’information, des loisirs, des déplacements, tout concourt à compliquer l’exercice du ministère sacerdotal.
Cela explique que souvent le prêtre a l’impression de vivre dans un milieu social qui le prend de moins en moins au sérieux dans ce qu’il a de plus personnel et de plus engagé socialement. Il n’a pas été préparé par sa formation au séminaire à cette situation-là, et un recyclage qui marcherait de pair avec l’accélération de l’évolution est malheureusement irréalisable. (12)
1. Presbyterorum Ordinis 1.
2. Presbyterorum Ordinis 22. Pour la rédaction et le développement de ce texte, cf. Schema decreti De ministerio et vita presbyterorum, textus emendatus et relationes, Rome, 1965 (novembre) 22 A, et Schema decreti De presbyterorum ministerio et vita, textus recognitus et modi a Patribus conciliaribus propositi, Rome, 1965 (décembre), modus 5.
3. Service Central des Statistiques Ecclésiastiques du Vatican : publication de C.I.P., Bruxelles, 9 mars 1970.
Prêtres séculiers
Années Demandes de dispense Dispenses données
1962-63 91
1964 371 200
1965 579 374
1966 730 649
1967 771 709
1968 1026 1017
Prêtres réguliers
Années Demandes de dispense Dispenses données
1962-63 76
1964 269 115
1965 549 247
1966 688 605
1967 988 669
1968 1237 1067
Etats-Unis : Le National Association for Pastoral Renewal a pris des informations dans 110 diocèses (sur 152) et 25 sociétés de religieux (sur 160). Abandons 1966 : 228 prêtres, 1967 : 480 prêtres ; 1968 (les premiers 8 mois) : 463 prêtres.
Italie : (Note Confidentielle 6, Bruxelles, Pro Mundi Vita, mars 1969) : Abandons : Prêtres séculiers, 1964-1968 : environ 800 ; prêtres réguliers, 1964-1968 : au moins 600.
Grande-Bretagne (The Times, 17-8-1968) : Abandons en 1967 : plus de 100 prêtres.
Pays-Bas (Institut Pastoral de la Province ecclésiastique néerlandaise, Rotterdam) : Abandons : 1965 : 30 prêtres séculiers et réguliers ; 1966 : 60 prêtres séculiers et réguliers ; 1967 : 145 prêtres séculiers et réguliers ; 1968 : 198 prêtres séculiers et réguliers.
4. Pour des classifications différentes cf. S. Burgalassi, C’è un domani per il prete ? Rome, Mondadori, 1968 ; W. Quant, Feiten over uitgetreden priesters, Hilversum, Brand, 1968.
5. Cf. Commission épiscopale du clergé et des séminaires du Canada, rapport décembre 1968, Québec. - Comission Episcopale de Seminarios en Espana, Note Confidentiale 7, Bruxelles, Pro Mundi Vita, mai 1969. - Amtliche Zentralstelle für kirchliche Statistik des katholischen Deutschlands, Cologne, mai 1969. - Katholiek Sociaal-kerkelijk Institut, Den Haag 1968. - Quelques lettres privées du directeur du bureau pour les vocations à Londres, du directeur de " The National Conference of Diocesan Vocation Directors " à Ohio, et du Grand Séminaire de Malte.
6. Cf. la revue Vocation, janvier 1968, pp. 3-122.
7. Cf. la revue FIPS (= Freier Informationsdients für priesterliche Solidarität), Salzburg. - Septuagint van Chur naar Rome, Amersfoort (Pays-Bas), 1969. - Une Église à libérer pour libérer le monde, Conférence des délégués des groupes de prêtres à Rome, 1969. - Van Rome naar Utrecht, Dossier van de internationale priestergroepen, Amersfoort (Pays-Bas), 1969 ; A. Manaranche, " Remous dans le sacerdoce en France ", dans Cahiers d’action religieuse et sociale n° 487 (janvier 1969), pp. 1-12.
8. Cf. R. Wasselyncx, Les Prêtres. Élaboration du Décret de Vatican II. Histoire et Genèse des textes conciliaires, Paris, 1968.
9. Lumen Gentium 10. Presbyterorum ordinis 2. Quand dans ces pages on parle de modification de l’image classique du prêtre à l’intérieur de l’Église, il ne s’agit pas d’un changement réel dans la conception du sacerdoce, telle qu’elle a été transmise au cours des siècles, mais seulement d’une présentation différente, et profondément traditionnelle, s’écartant de la présentation habituellement adoptée par les manuels récents de théologie.
10. Lumen Gentium 28.
11. Presbyterorum Ordinis 3, 4 et 17.
12. Cf. M. Bellet, La peur ou la foi, une analyse du prêtre, Paris, 1967 ; J.-M. Hennaux, " La peur ou la foi, l’analyse du malaise sacerdotal selon M. Bellet ", Nouvelle Revue Théologique 91 (1969), pp. 136-148 ; J.J. Blonjours, Priesthood in crisis, Milwaukee, 1969 ; A. Görres, " Psychologische Bemerkungen zur Krise eines Berufstandes ", dans Weltpriester nach dem Konzil, hrsg. Fr. Henrich, Munich, 1969, pp. 119-142 ; N. Greinacher, „Solidarisierung der Priester - mit wen ?", dans Weltpriester nach dem Konzil, o.c., pp. 97-120 ; W. Kasper, „Krise und Wagnis des Glaubens im Leben des Priesters", dans Geist und Leben 42 (1969), pp. 244-250 ; F. Louvel, Pour moi, vivre c’est le Christ. 350 prêtres parlent du Christ, numéro spécial de La Vie Spirituelle, juillet 1964 ; D.-P. O’Neill, The priest in crisis, A study in role change, Dayton, 1968 ; K. Rahner, " Der Glaube des Priesters heute ", dans Geist und Leben 40 (1967), pp. 269-285 ; Secrétariat Général de l’Épiscopat (français), Documents sur le sacerdoce, Paris, 1969.
II
LES RACINES THÉOLOGIQUES DE LA CRISE D’IDENTITÉ SACERDOTALE
Pour mettre en lumière les racines proprement théologiques de cette crise d’identité sacerdotale, disons, en simplifiant et en schématisant à l’excès, que cette crise tient à la résurgence des problèmes les plus fondamentaux posés par la Réforme et à la longue évolution culturelle qui aboutit, de nos jours, à la constitution d’un monde " sécularisé ".
A) LA RÉSURGENCE DES PROBLÈMES LES PLUS FONDAMENTAUX DE LA RÉFORME
Pour une large part, la crise résulte de la renaissance au coeur même de l’Église catholique des problèmes posés par la Réforme. Ces problèmes n’étaient eux-mêmes que la conséquence des déficiences graves tant de la théologie du ministère sacerdotal que de son exercice concret depuis de longs siècles.
Ces problèmes n’ont d’ailleurs pas été examinés jusque dans leurs fondements par le Concile de Trente. Ils ont été ajournés et atténués beaucoup plus que vraiment surmontés et résolus. Ce concile s’est, en effet, contenté de proclamer avec force l’existence du sacrement de l’Ordre comme ordonné à la célébration de l’Eucharistie -, il n’a pas repris le problème de la signification du ministère sacerdotal dans sa profondeur théologique et spirituelle.
Après avoir remarqué que la perspective de l’apostolat, au sens fort du mot, est absente chez Luther (1), résumons les points majeurs de la critique du Réformateur :
a) Le Nouveau Testament n’applique le mot prêtre (hiereus) et ses dérivés qu’au Christ et à l’ensemble des baptisés.
b) Sous la Nouvelle Alliance, il n’y a, à proprement parler, qu’un Prêtre, dont le sacerdoce est invisible, " devant Dieu ". Le Christ-prêtre a accès directement à Dieu, il s’offre à Lui sans intermédiaire, il intercède pour ses frères et il leur enseigne le mystère du salut.
c) Membres du Corps du Christ, tous les baptisés sont prêtres de cette façon (dans l’invisible de la foi) et de la même façon : consacerdotes ei sumus (Liberté chrétienne).
d) Les " prêtres " (du clergé romani) ne sont pas moins prêtres que les autres chrétiens, mais tout fidèle l’est autant qu’eux. Du point de vue du sacerdoce, tous ont, dans l’Église, les mêmes droits et les mêmes pouvoirs spirituels. Personne n’a besoin d’un autre homme pour entrer en relation salutaire avec Dieu, recevoir ses dons et lui offrir le culte en esprit et vérité. Dieu lui-même n’a pas besoin d’un sacerdoce ministériel distinct du sacerdoce commun pour transmettre la grâce qui sauve.
e) La distinction prêtre-laïc ne peut se réclamer d’une institution divine. Elle provient de l’ambition, et d’un exercice de l’autorité selon l’esprit du monde. La véritable autorité, conférée par la Parole de Dieu en vue du ministère, est celle d’ " intendants ", d’ " économes ", de " serviteurs ". Elle ne saurait s’immiscer dans le jeu de la liberté de chaque fidèle.
f) La participation au sacerdoce du Christ est conférée par le baptême. L’ordre n’est pas un sacrement. " L’Église du Christ l’ignore. Il a été inventé par l’Église du pape " (Capt. babyl.).
g) Tout ce qu’il y avait de valable dans la notion de sacerdoce ministériel est inclus dans la notion de ministère. Le ministère, selon le Nouveau Testament, consiste à nourrir et à soutenir la foi par la Parole et les sacrements de la Parole. Dans cette perspective, la succession apostolique est présentée comme l’annonce fidèle (pure) de l’Évangile. Le ministère ne confère aucun pouvoir supplémentaire. Il résulte seulement de la nécessité où se trouve l’Église de s’organiser pour le service de Dieu. C’est pourquoi une église privée d’évêques et de prêtres peut toujours pourvoir à ce service en confiant à l’un de ses membres, prêtre parmi les prêtres, à égalité avec eux, la charge du ministère.
L’outil intellectuel grâce auquel s’est effectuée la mise en cause du sacerdoce ministériel a été la théologie luthérienne du salut, qui définit les conditions et le mode du salut du point de vue de l’existence, c’est-à-dire de l’acte spirituel par lequel chacun décide de sa destinée. L’événement de la Parole tombant sur chacun définit pour lui une situation " devant Dieu "qui le laisse seul face " à son Sauveur ".
Voulant tirer au clair ce qui lui paraissait être le moment décisif de l’économie du salut (celui où la Rédemption devient effective pour un individu donné), Luther a fini par faire de l’existence, entendue comme on vient de le dire, l’unique critère d’appréciation du bien-fondé de tout ce qu’il trouvait dans l’Église de son temps :
a) Est nécessaire ce qui importe absolument à la conversion existentielle, par exemple, le prédicateur. Luther range ces éléments nécessaires dans la catégorie - existentielle et non " ontologique " - d’" intérieur ", d’" invisible ", de " devant Dieu ", coram Deo.
b) Est " contingent " (" extérieur ") ce qui n’a existentiellement rien de décisif : le culte, les détails de la discipline. Cela peut être modifié et éventuellement supprimé.
c) Est hérétique, impie, nul et non avenu ce qui détourne l’homme de sa responsabilité existentielle (par exemple, la doctrine du " mérite " des oeuvres, qui détourne l’attention de l’acte personnel) ou prétend se substituer d’une façon ou d’une autre au Christ (le prêtre, le pape), limiter la liberté que la foi en Jésus-Christ confère au chrétien.
La " révolution " effectuée dans le domaine du sacerdoce ministériel est en relation, chez Luther, avec l’abandon de la perspective " ontologique " du salut (au sens qu’implique le dogme de Chalcédoine) en faveur d’une représentation purement " existentielle ", et individuellement " existentielle ". Il n’y a plus dès lors de médiation ecclésiale pour accéder au Père, plus de médiation communautaire reconstituant pour l’homme les liens dénoués par le péché, plus de médiation sacerdotale (subordonnée au Médiateur unique) pour insérer chaque sujet dans l’ordre total du Peuple universel, dans l’unité hiérarchique de la vie trinitaire assumant la vie de l’humanité. En d’autres termes, cette mise en cause du ministère sacerdotal est liée à une vision nouvelle de l’Église.
Ce climat " existentiel " - au sens défini plus haut - s’est si largement diffusé depuis le XVII siècle qu’il est devenu une des composantes de la culture moderne.
Le très grand développement des sciences historiques, touchant en particulier le christianisme primitif, ainsi que des sciences bibliques et patristiques, a, de plus, permis la diffusion, le renouvellement et l’approfondissement des questions posées par la Réforme concernant les structures de l’Église et le sacerdoce.
Ainsi l’histoire protestante de l’Église en est venue à opposer au christianisme primitif, évangélique et apostolique, l’Église des Pères, considérée comme le germe du catholicisme postérieur. Dans L’Essence du Christianisme, Harnack en est un des derniers protagonistes.
Cette opposition fondamentale est au coeur de la crise moderniste. Ainsi Alfred Loisy, dans sa réfutation de certaines positions du grand historien protestant dans son livre L’Évangile et l’Église, reste encore prisonnier de certains présupposés sur lesquels l’histoire de l’Église typiquement protestante était construite. Selon lui, un clivage sépare le catholicisme apostolique - en ce sens qu’il était l’oeuvre des apôtres eux-mêmes, à commencer par Paul -, et Jésus. C’est là une position que l’école postbultmannienne elle-même, en particulier Conzelmann, tente encore de maintenir de nos jours (Luc serait pour lui le principal responsable du Frühkatholizismus) mais l’école exégétique scandinave, protestante, depuis Anton Fridrichsen, a bien montré que l’opposition entre le Frühkatholizismus et Jésus était une construction factice, fruit d’un a priori doctrinal démenti par les faits et les textes. Quoi qu’il en soit, même s’il est de plus en plus clair que l’Église des Pères a succédé d’une façon relativement homogène, au moins dans ses grandes lignes, à l’Église qui se développe et prend forme dans le Nouveau Testament, diverses questions fondamentales demeurent vivement agitées. Ne citons qu’un exemple majeur concernant le problème du sacerdoce. On a remarqué, par exemple, que le Nouveau Testament ne parle guère d’un " sacerdoce " ministériel, mais d’un peuple, " royaume de prêtres "; qu’il met en valeur la spécificité des ministères, qui sont des " services " par lesquels est mis à la portée des fidèles le salut apporté par le Christ. Il devient dès lors tout naturel de se demander si l’évolution qui s’est faite dans le sens sacerdotal, presque dès les débuts de la vie de l’Église, ne serait pas une perversion du mystère chrétien et ne s’expliquerait pas par l’influence de l’Ancien Testament sur la communauté chrétienne, et, plus tard, après Constantin, par le transfert des prérogatives du sacerdoce païen aux ministres chrétiens ; ou encore, si l’ordination ne serait que l’une des formes légitimes d’accession au ministère, et non nécessairement la seule forme possible (2).
B) UNE LONGUE ÉVOLUTION CULTURELLE
Comme les remarques du dernier paragraphe le donnent déjà à entendre, les problèmes d’aujourd’hui concernant le ministère sacerdotal ne sont donc pas le simple resurgissement des problèmes posés par la Réforme : ils ont été amplifiés et aggravés par une longue évolution culturelle, qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec cette même Réforme.
Pour faire bref, disons que le fond du malaise actuel résulte de l’affrontement à l’intime de notre culture de deux visions du monde, l’une qui reste consonante avec la tradition catholique et qui présuppose la reconnaissance du monde comme créé, comme réalité où l’on découvre le don de Dieu, comme signe de sa présence, comme témoignage de l’action de Dieu et comme lien de Dieu et de l’homme -, l’autre qui procède d’une " sécularisation " radicale de l’existence dans le monde - celle-ci est une position philosophique qui n’a rien à voir avec la sécularisation entendue comme légitime autonomie des choses terrestres (G.S. 36) -, et qui s’exprime dans les schèmes dialectiques élaborés par certaines philosophies modernes de l’histoire, tant idéalistes que matérialistes, dans lesquelles la Transcendance n’a plus l’espace nécessaire à son opération et à son expression. Ces philosophies présentent, en effet, le développement de l’Esprit ou de l’Homme ou du Monde sous forme d’autocréation. Quant aux personnalités " motrices " de cette histoire, elles apparaissent comme des " moments " remarquables du devenir de l’Esprit, ou comme des guides avisés de la collectivité " en travail de révolution " (3).
En tant que témoin et réalisateur sacramentel du Royaume eschatologique, en tant qu’instrument du Seigneur Jésus-Christ pour une oeuvre d’éternité dans le temps, le prêtre ne peut prétendre répondre aux requêtes d’une " anthropogenèse " ou d’une " noogenèse " des philosophies modernes de l’histoire.
Bien des difficultés sacerdotales actuelles tiennent ainsi au fait que les prêtres ne mesurent pas suffisamment à quel point le phénomène dit de " sécularisation " - entendu dans le sens radical que nous avons dit -, est constitutif de notre culture occidentale et, dans une certaine mesure, d’une bonne partie de la civilisation de notre planète. Un monde clos sur lui-même qui refuse toute dépendance de son principe et de sa fin, un monde qui ne se découvre qu’à l’intérieur de sa propre réinterprétation de soi-même, un monde qui n’a d’autres valeurs que celles créées par ses propres projets, ne laisse plus aucune place au prêtre.
C’est dire qu’un monde humain qui se découvre dans son autonomie propre sans percevoir la nécessité de chercher son sens et sans relever d’un autre que de lui-même, ne permet pas au prêtre de se définir, s’il est vrai que la vision du ministère sacerdotal, tel que l’entend l’Église catholique, implique une conception sacramentelle ou mystérique de l’Église, une conception anthropologique et ontologique définie (en particulier, comme nous l’avons dit plus haut, un monde créé, signe de Dieu).
Notre analyse nous a donc conduit à bien distinguer :
1. La sécularisation, entendue dans son sens le plus radical de constitution d’un monde clos sur lui-même,
2. la sécularisation entendue au sens de légitime autonomie des choses terrestres (G.S. 36).
Seule cette distinction permet d’éviter des confusions et équivoques, sources de malentendus très graves.
Peut-être vaudrait-il mieux d’ailleurs utiliser pour désigner le premier processus le mot de sécularisme, à condition de ne pas oublier qu’il ne dépend pas seulement de nous qu’il en soit toujours ainsi (4).
Autant, en effet, nous sommes tenus par notre foi de dénoncer un sécularisme qui tend à faire d’un monde fermé sur soi-même une idole, autant nous avons le devoir, au nom même de notre foi, de reconnaître les bienfaits d’une saine conception de la sécularité, comme nous l’avons affirmé plus haut avec Gaudium et Spes. Celle-ci correspond en vérité à certaines requêtes fondamentalement évangéliques, telles que la volonté de voir la vie tout entière de l’homme devenir culte. Elle exige de nous une perception plus affinée de la nature propre du culte chrétien, conçu dès lors comme culte de la foi, englobant toute l’existence et consommant l’offrande de la vie concrète (cf. Rm 12, 1) dans la célébration communautaire de la Pâque du Seigneur par l’Eucharistie.
Les réflexions que nous venons de faire montrent bien, qu’en raison même de sa profondeur et de sa gravité, la crise sacerdotale dans laquelle nous sommes est une chance exceptionnelle pour l’Église ; elle est pour elle une grâce, si elle sait la recevoir. L’Église est désormais tenue de répondre, par un approfondissement théologique et spirituel des plus radicaux, aux questions qui n’ont pas reçu de réponse à la Réforme : elle est amenée à vérifier si le ministère sacerdotal n’a pas été indûment grevé d’éléments étrangers dont il devrait être débarrassé, et dès lors à mieux mettre en valeur la spécificité du ministère sacerdotal, dans la conformité à ce qu’a voulu Jésus-Christ, à ce que nous révèle la Parole de Dieu.
Nous voilà donc conduits à étudier l’Église comme peuple sacerdotal, puis le sacerdoce du Christ et la possibilité de fonder en lui le ministère sacerdotal.
1. Nous reprenons les formules d’un excellent spécialiste de Luther, le P. Daniel Olivier, dans son étude Luther et le sacerdoce ministériel (inédit). Nous avons bénéficié pour l’élaboration du présent document, outre les livres et les rapports cités, des études inédites suivantes : D. Olivier, Luther et le sacerdoce ministériel ; P. Toinet, La condition sacerdotale dans le monde de ce temps ; P. Grelot, " Réflexions sur la structure ministérielle de l’Église d’après saint Paul " (étude publiée dans Istina, 1970, 4) ; P. Grelot, Paul et les Douze ; E. Cothenet, Conclusion de sa thèse sur Le prophétisme dans le Nouveau Testament ; A. Feuillet, La doctrine des évangiles synoptiques sur l’Église et les problèmes de l’heure présente ; Gonzalez De Gardedal, Le célibat ; J. Lécuyer, Problèmes actuels du sacerdoce. Essai de synthèse de la réunion des experts faite sur l’initiative de la Congrégation pour le Clergé (18-20 novembre 1968) ; H. R. Gagnebet, Les problèmes actuels du sacerdoce. Relation sur les travaux des experts (18-20 novembre 1968).
2. On pourrait montrer que, tout au long de l’histoire de l’Église, la crise du ministère sacerdotal est liée à une crise de l’Église.
Au sujet des développements de l’histoire de l’Église, du point de vue protestant, il existe une énorme bibliographie. Contentons-nous de renvoyer au livre du P. Louis Bouyer, L’Église de Dieu, Cerf, 1970.
3. Pour une analyse développée de la crise, cf. P. Toinet, La condition sacerdotale dans le monde de ce temps (inédit).
Il y aurait sans doute lieu de se demander pourquoi Kant, Fichte, Schelling, et spécialement Schleiermacher et Hegel se réclament de Luther et pourquoi Hegel estime que Luther en portant atteinte à la structure hiérarchique de l’Eglise a obtenu la vraie liberté et autonomie de l’esprit - qui se déploie comme universel en soi et par soi -, et donc le divin (Cf. Hegel, Philosophie des Rechts - Vorrede, Ed. Laffon, Leipzig, 1930 F.W., t. 6, p. 16 ; cf. Geschichte der Philosophie, Ed. Michelet, Berlin 1844, W W Bd 15, pp. 217 ss, 230 ss).
On retrouve une vision analogue chez Marx, " Annales franco-allemandes ", mars 1844, dans OEuvres Philosophiques, Molitor-Costes, t. 1, pp. 97-98.
4. La sécularisation, dans son sens radical, exclut évidemment toute idée d’Église à structure hiérarchique. Ne citons que ce texte : " Foi séculière et autorité hiérarchique s’excluent réciproquement. Par conséquent, l’Église de l’avenir doit être différente de ce qu’elle fut dans le Passé " (J. Sperna Weiland, La nouvelle théologie, Desclée de Brouwer, 1969).
Pour examiner la question à fond, il faudrait que les rapports des notions de foi et de religion, de sacré et de profane soient parfaitement élucidées. Nous nous contentons de transcrire une note du P. Louis Bouyer qu’on trouvera en appendice à ce chapitre.
par Louis BOUYER
La réaction à la mode contre le " religieux " au nom de la " foi ", l’opposition faite entre le " sacré " et le " séculier " où le vrai christianisme, nous dit-on, devrait se manifester, enveloppent, avec une vue mai dégagée de ce qu’il y a d’unique dans la spiritualité chrétienne, beaucoup de confusions et d’ambiguïtés. Il ne peut être question de les dissiper en une courte note. Signalons que certains théologiens non-catholiques (particulièrement anglicans) y ont beaucoup contribué, en particulier l’archevêque Michaël Ramsey (Sacred and Secular, God, Christ and the World) et le Professeur J. Macquarrie (God and Secularity).
Disons simplement qu’il faudrait commencer par étudier la notion et la réalité du " Sacré ", non par des spéculations abstraites ou des définitions a priori, mais d’après une étude phénoménologique approfondie, sur la base d’une histoire comparée des religions véritablement scientifique. C’est ici à des travaux comme ceux de R. Otto, de G. Van der Leeuw, de Mircea Eliade, en particulier, qu’il faudrait recourir. Nous avons essayé d’esquisser ce qu’on pourrait en tirer, en particulier dans notre volume : Le Rite et l’Homme.
Il faut d’abord remarquer qu’est " sacré " tout ce qui apparaît en ce monde, et spécialement dans la vie de l’homme, comme signe révélateur de l’existence, de la présence, de l’activité de Dieu. Vouloir donc un christianisme où toute sacralité serait dépassée ou abolie, c’est vouloir un christianisme où Dieu ne serait plus nommé ni nommable, ni exprimable, fût-ce par simple allusion. Qu’on le reconnaisse ou non, qu’on le veuille ou non, le rejet du sacré aboutit donc à ce qu’on appelle la " mort de Dieu ", mais qu’il faudrait appeler tout simplement l’oubli de Dieu.
Cependant, les psychologies des profondeurs paraissent montrer (ceci est, en particulier, un des apports les plus positifs de l’École de Jung) que ledit " oubli " n’est jamais qu’une apparence. Le refoulement du " Sacré " hors de la sphère du conscient, comme tous les autres refoulements n’a d’autre résultat que de le faire proliférer monstrueusement dans l’inconscient. Faute alors d’avoir été accueilli comme l’ami par excellence par la conscience humaine, il en devient l’ennemi, mais un ennemi auquel on peut seulement tourner le dos sans pouvoir le fuir.
En fait, ce qui est ressenti justement mais obscurément par les chrétiens contemporains qui veulent rejeter le " sacré ", c’est que le " sacré ", dans les religions humaines autres que le judaïsme et le christianisme, apparaît dans une tension et une opposition paradoxales avec la vie humaine. Il y a une sphère de Dieu, des activités divines qui, au moins à première vue, apparaît étrangère, voire sourdement hostile, à la sphère de l’homme, de ses propres activités.
Cependant, partout, ce " sacré ", qui est donc à part de la vie habituelle de l’homme, du monde où il est appelé à la vivre, partout aussi proclame que la divinité qu’il révèle est, en droit, maîtresse de la vie, du monde entier. Il apparaît alors que l’homme espère, en s’acquittant à un certain moment, en un certain lieu, par des rites et des formules, de ce qu’il doit à cette divinité, en échange, acquérir, ayant payé sa dîme au " sacré ", le droit et l’assurance d’être et de rester son maître et le maître du monde ailleurs et pour tout le reste. L’homme moderne, visant à la domination, l’humanisation universelle du monde, tendrait par là à évacuer le sacré...
Face à cette attitude, celle du judaïsme et du christianisme à sa suite, est exactement inverse. C’est aussi pourquoi, à une vue superficielle, elle peut sembler trouver dans un univers entièrement " sécularisé " comme son reflet (c’est l’idée, séduisante mais trop simpliste, de Harvey Cox, notamment, dans sa Cité séculière). En fait, judaïsme et christianisme (et, dirons-nous quoique moins radicalement, et surtout moins efficacement, toutes les religions supérieures), visent aussi à abolir la distinction, à fortiori la tension, entre le sacré et le séculier. Mais ce n’est pas pour tout réduire au séculier, mais pour tout rendre au sacré. Cependant, il ne s’agit plus d’un sacré qui affirmerait Dieu en anéantissant l’homme, mais d’un sacré auquel s’applique la formule de saint Irénée : Gloria Dei vivens homo... sans qu’on puisse oublier ce qu’il ajoute aussitôt : que la seule vraie vie pour l’homme, c’est de " connaître " Dieu.
Le sacré juif est, en effet, la sacralité non d’un Dieu étranger, mais du Dieu créateur. Et il se révèle dans un processus historique dont les événements signifiants le deviennent, très précisément, d’une rentrée de Dieu dans l’histoire de l’homme en conflit avec Lui où Il se révèle comme Sauveur, comme réconciliateur.
Cependant, c’est à partir des signes mêmes, au moins des plus fondamentaux, de la sacralité naturelle ou, pour mieux dire, de la sacralité rémanente au sein du monde déchu que la révélation se produit, inséparable de la transfiguration du sacré qu’opérera l’intervention personnelle du Dieu créateur et sauveur dans l’existence humaine, pour la réconcilier.
C’est ainsi que Dieu se saisira du rite sacrificiel, sous sa forme la plus élémentaire, la plus radicale : le repas sacré (où l’homme prend conscience de ne vivre que d’une vie reçue, dans l’échange avec Dieu). Mais, du repas de la Pâque, simple rituel saisonnier de la renaissance annuelle de la végétation, il fera la Pâque juive : rituel de l’alliance renouvelée sans cesse comme le mémorial permanent de l’intervention divine qui a sauvé le peuple élu de l’anéantissement... Au terme de ce qu’on peut appeler l’expérience prophétique, à la dernière Cène, le Christ à la fois révélera le sens de sa Croix, accomplissant tout ce qu’esquissaient les sacrifices d’Israël, résolvant ainsi le mystère qu’on peut dire " naturel " de la vie et de la mort, et laissera aux siens le mémorial qui leur permettra, à jamais, de communier à et dans cet unique sacrifice.
Mais la communion eucharistique au sacrifice de Jésus (sommet de la sacralité chrétienne) n’initie plus à un sacré séparé de la vie et opposé à elle. Elle établit le lien, au contraire, entre ce sacrifice suprêmement réel (et non simplement rituel) de la mort de Jésus sur la Croix, où se découvre le sens de toute sa vie, et un renouvellement de notre vie entière par assimilation à la sienne. Le sacré proprement chrétien, loin donc de constituer un monde à part du monde, une vie à part de la vie, ne fait qu’établir la communication, accessible à la seule foi, entre la vie du Christ, dans ce qu’elle a d’unique, le monde nouveau où sa résurrection l’a fait entrer, et notre vie tout entière transfigurée par la sienne, à sa propre image, dans un monde promis au jugement de la Croix et à la métamorphose finale de la Parousie.
C’est dans ces perspectives que le Christ absorbe en lui, tout en la transformant radicalement, la fonction et la qualité sacerdotales, c’est-à-dire l’homme du sacré. Mais à ce sacerdoce unique et d’une nature entièrement renouvelée, tout homme, devenant chrétien par le baptême et la foi, est appelé à participer. Cependant, le sacrement primordial qui étend jusqu’à tout homme le sacerdoce unique du Christ, à toute vie son sacrifice unique, est celui de l’ordre, comme consécration de ses " envoyés ", faisant d’eux, spécialement dans l’annonce de sa Parole et la célébration des signes sacramentels de cette dernière, les " ministres ", c’est-à-dire les instruments dépendants de la communication universelle du sacerdoce " christique ". C’est par là qu’il s’affirme, toujours et partout, que la nouvelle sacralité de la réconciliation universelle de l’homme avec Dieu procède toute du Christ seul : seulement là où un représentant du Chef parle et agit en son nom, le Corps réconcilié s’étend et se constitue en tous ses membres.
III
L’ÉGLISE, PEUPLE DE DIEU
TOUT ENTIER SACERDOTAL
Par toute sa vie, par sa parole, sa Croix et sa Résurrection communiquant le don de l’Esprit, le Christ, prêtre unique et éternel, a suscité une Église, peuple tout entier sacerdotal, sacrement de salut pour le monde.
Dans l’unité d’un corps diversifié, c’est l’Église tout entière qui est associée au sacerdoce de son Chef, le Christ. Tous ses membres ont un libre accès à Dieu (Rm 5, 2 ; Ep 2, 18) dans la liberté de la Parole (2 Co 3, 12 ; Ep 3, 12 ; He 4, 16 ; 10, 19) : bref, tous y sont prêtres.
L’office sacerdotal du peuple de Dieu, lié fondamentalement au sacrifice sacerdotal de Jésus (Ap 1, 5 ; cf. 5, 9 ss. ; 7, 13 ss.) n’est pas seulement fondé dans le Christ ; il est exercé en lui et par lui : " Par lui (qui a sanctifié le peuple par son propre sang, He 13, 12) offrons à Dieu un sacrifice de louanges en tout temps, c’est-à-dire le fruit des lèvres qui confessent son nom " (He 13, 15).
Cet office sacerdotal comporte en premier lieu l’offrande de louange (He 13, 15, cf. 10, 22) qui invite, selon l’Apôtre, à dire " Amen " à l’oeuvre de Dieu et du Christ (2 Co 1, 20) et à sanctionner par une confession de foi, une homologia, la célébration de l’Eucharistie (cf. He 13, 15 ; 1 P 2, 9, où l’expression annoncer les hauts faits de Dieu renvoie à la louange liturgique - cf. LXX, Ps 9, 15 ; 70, 15 ; 72, 28, etc.). Il comporte en second lieu le " sacrifice spirituel " de Rm 12, 1-2, en donnant par la charité (He 10, 24 ; 13, 16 ; Jc 1, 26-27 ; 2, 22 ss.) le témoignage d’une vie spirituelle nouvelle. Enfin, il peut s’exprimer à travers le témoignage du martyre, forme suprême du sacerdoce spirituel (Ph 1, 19-30 ; 1 P 2, 20 ss. ; Ap 1, 6 ; 5, 9-10 ; 6, 11 ; 7, 13-14) (1).
D’une manière analogue, la première épître de Pierre enseigne que l’Église est une communauté sacerdotale. La traduction de 1 P 2, 9 - d’après les études les plus récentes - est sans doute la suivante : " Vous êtes une nation élue, une résidence royale (basileion), une communauté sacerdotale (ierateuma), une nation sainte, un peuple que Dieu s’est acquis (2). "
Puisque les traducteurs grecs ont forgé ce mot ierateuma, terme collectif, sur le modèle des substantifs en euma qui désignent un ensemble d’hommes accomplissant une fonction, il est donc clair que l’Église tout entière exerce une fonction sacerdotale au milieu des nations.
Ce culte collectif du peuple de Dieu est un culte spirituel. Cela veut dire qu’il est célébré dans la plus fondamentale des réalités, l’Esprit de Dieu, qui donne aux divers membres leur place dans le corps en leur conférant divers " ministères ", les uns spontanés et précaires, les autres reconnus publiquement par l’autorité, les autres, enfin, d’une importance toute particulière et procédant des apôtres.
C’est pourquoi le sacerdoce spirituel collectif s’exerce toujours avec un certain ordre, comme le montre bien la célébration eucharistique, qui a toujours été, selon l’Ecriture et la tradition, une oeuvre essentiellement collective. Rien n’est d’ailleurs plus conforme à la conception biblique qui montre toujours le peuple de Dieu comme un peuple hiérarchisé. Sans cette unité organique, il ne serait pas le troupeau messianique gouverné et protégé par les bons pasteurs prédits par les prophètes.
La perspective communautaire de Ex 19, 5-6, ne s’opposait d’ailleurs pas à la reconnaissance de l’institution lévitique. De toute évidence, reprise dans 1 P 1, 9, elle ne s’oppose pas davantage à l’institution d’un ministère pastoral. C’est la même première épître de Pierre qui parle du ministère pastoral (1 P 5, 2-5) et du caractère sacerdotal de la communauté.
Ce sacerdoce collectif pénètre et soulève la vie des fidèles, pour que tout entière elle se laisse traverser et transfigurer par la bénédiction eucharistique et la charité de Dieu. Aussi bien les initiatives infiniment variées qui permettent à chacun de témoigner, par ses paroles et par toute sa vie, de la grâce proprement sacerdotale donnée à tous, doivent-elles se coordonner autour de ceux qui sont, à la suite des apôtres, les chefs de la communauté chrétienne. C’est toujours comme membres d’un même Corps - dans lequel l’unité interne de l’Esprit et de l’amour reste inséparable de l’union aux apôtres et à leurs successeurs -, que les chrétiens se présentent au monde, lors même que leur action apparaît individuelle.
De même qu’il est impossible de penser un corps sans l’ordre interne de ses organes (plus un corps est évolué, plus il est organisé), de même il est impossible de penser l’Église, corps sacerdotal, sans un ordre propre, c’est-à-dire sans structure hiérarchique.
1. Cf. H. Schlier, " Grundelemente des priesterliches Amtes in Neuen Testament " dans Theologie und Philosophie, 1969, pp. 168-171 ; cf. aussi les articles cités à la note suivante.
2. Sur ce thème, voir en particulier : John Hall Elliot, The Elect and the Holy. An exegetical Examination of 1 Peter 2,4-10 and the Phrase ‘Basileion hierateuma’, Supplements to Novum Testamentum XII, 258 pp., B.J. Brill, Leyde, 1966 ; J. Coppens, " Le Sacerdoce royal des fidèles : un commentaire de 1 Petri 2, 4-10 ", dans Au Service de la Parole de Dieu (Mélanges en l’honneur de Mgr Charue), 1969, pp. 61-75. Cet article comporte une bibliographie très complète ; E. Cothenet, " Nation élue, résidence royale, communauté sacerdotale... Le sacerdoce des fidèles d’après la Petri ", dans Esprit et Vie 11, mars 1969, pp. 169-173. Selon J.H. Eliott, dans la perspective des Septante basileion ne peut pas être un adjectif exprimant la dignité de ce hiarateuma. On ne peut donc traduire, comme on le fait d’habitude, par sacerdoce royal. Basileion est un substantif neutre juxtaposé à hierateuma (parallèle à oikos pneumatikos, temple spirituel) signifiant résidence royale, palais.
IV
LE FONDEMENT CHRISTOLOGIQUE
DU MINISTÈRE SACERDOTAL
Le ministère sacerdotal ne peut avoir pour fondement que le sacerdoce du Christ. Dans l’alliance nouvelle, il n’y a pas, en effet, d’autre sacerdoce que celui du Christ qui accomplit, en les dépassant, tous les sacerdoces anciens.
Il est donc nécessaire que nous analysions d’abord, dans l’économie du salut, l’évolution de la notion et de la réalité du sacerdoce.
A) L’ACCOMPLISSEMENT ET LE DÉPASSEMENT DES ANCIENS SACERDOCES
Le culte du tabernacle, puis du Temple, exprime la consécration perpétuelle de tout Israël au Dieu vivant, qui l’a sauvé et adopté pour enfant dans le renouvellement de l’alliance abrahamique au Sinaï. En lui se condense la foi d’Israël en la Parole de Dieu, le rituel n’étant en définitive - comme la Pâque elle-même -, que le mémorial perpétuel de l’alliance scellée à la sortie d’Egypte sur la montagne sainte.
La mise à part des prêtres permet au culte du peuple de Dieu de se traduire socialement et visiblement : elle a pour but d’assurer en Israël la réalisation d’un culte digne de Dieu qui fasse que la conversion du coeur - obéissance à la Parole de Dieu et observation de sa Loi, recouvrant tous les domaines de l’existence -, soit la réalité fondamentale. Médiation cultuelle des prêtres et rapports spirituels entre la communauté et son Dieu se conditionnent mutuellement.
Ce serait cependant une erreur que de s’en tenir à la seule étude du sacerdoce lévitique pour déterminer le sens exact du sacerdoce en Israël, car l’idée même de sacerdoce a connu, des Juges au Nouveau Testament, une sérieuse transformation.
Dans l’histoire d’Israël, la figure de Moïse se détache avec un éclat qui ne sera dépassé, à l’autre pôle de la révélation, que par celui du Messie. Dans l’unité de sa personne, il assume une diversité de médiations qui se trouveront réparties plus tard entre diverses personnes : rois, prêtres, prophètes. Par sa mission prophétique, Moïse est, en effet, le Médiateur de la Parole de Dieu. Et c’est en raison du charisme de sa vocation particulière, qui fait de lui le chef de son peuple, qu’il exerce son office sacerdotal au nom du peuple tout entier (Ex 24, 6-8).
Le sacerdoce des chefs de familles, de clans, de tribus, a d’abord précédé, en Israël, le sacerdoce de la tribu de Lévi. Il s’est épanoui en un sacerdoce royal, lors de l’institution de la monarchie davidique, dépositaire des promesses divines (cf. 2 S 7, 8-16). Même si cet aspect s’est quelque peu estompé par la suite, l’image du roi-prêtre, répondant d’Israël devant Yahvé, (1 R 8, 14-66 ; 2 R 23, 1-3) et lieutenant de Yahvé devant les hommes (Ps 2, 6-9), garde une importance dans l’histoire de la révélation (2 S 7, 8-16 ; cf. surtout Ps 110, 4 : " Tu es prêtre à jamais à la façon de Melchisédech ").
En vertu d’un choix divin et d’une vocation particulière, le sacerdoce lévitique exerce une médiation entre Dieu et le peuple dans le service du culte et de la Loi. Dans les liturgies d’Israël, il rappelle au peuple les hauts faits de Yahvé dans l’histoire sainte, il énonce ses exigences, il fait descendre sa bénédiction (Nb 6, 24-27). Il présente à Dieu la louange et la supplication de la communauté et des individus (1).
Les limites du sacerdoce lévitique sont clairement ressorties de l’expérience que fit Israël de la profonde réalité du péché, destructeur de l’alliance. Il en est résulté une conscience aiguë de la nécessité d’une rédemption eschatologique et une véritable mutation dans l’idée de sacerdoce.
Dans les annonces prophétiques, le culte parfait, capable d’assurer en plénitude la gloire de Dieu et le salut des hommes s’est trouvé peu à peu renvoyé " aux derniers temps ". Il ne serait pas simplement l’expression de la grâce au plus intime des coeurs il nécessiterait toujours un sacerdoce renouvelé (Jr 31, 14 ; Ez 40-48 ; Is 25, 6 ; Ml 3, 1-4).
La spiritualité juive, de plus en plus assurée que le temps de la restauration définitive était encore éloigné, se concentra dès lors sur tout ce qui concernait l’expiation des péchés : importance des Pardons (Lv 16, 23, 26-32) ; multiplication des liturgies pénitentielles, traditionnelles depuis une haute époque (cf. Jr 14, 7-9 ; 19-22) mais comprises désormais en fonction de la spiritualité prophétique (cf. Jl 2, 12-17) ; recherche de pureté spirituelle (cf. Ps 51).
Mais les prêtres avaient beau être appelés à " porter le poids des fautes " du peuple (Nb 17, 27 - 18, 7), il devenait de plus en plus clair que l’exercice de cette médiation sacerdotale exigeait, bien au-delà de la simple consécration rituelle (cf. Lv 22, 1-9), une transformation radicale des coeurs.
Le cas du grand prêtre est particulièrement significatif : il porte sur son pectoral douze pierreries avec les noms des douze fils d’Israël (Ex 28, 27-28), attestant par là qu’il prend sur lui les intérêts de la nation tout entière ; mais son propre péché met en question l’efficacité de la médiation sacerdotale elle-même. Aussi, dans le rituel du jour des Pardons (Yom Kippur), doit-il offrir un sacrifice pour ses propres péchés, pour ceux des autres prêtres, avant de célébrer le rite expiatoire pour les péchés d’Israël (Lv 16, 11-19).
Israël en vint ainsi à attendre inconditionnellement l’événement eschatologique par lequel Dieu réaliserait, par pure grâce, ce que les hommes sont impuissants à accomplir.
Les prophètes sont les grands auteurs de cette profonde évolution de l’idée de sacerdoce. A partir des expériences de Jérémie et d’Ezéchiel, qui se considèrent eux-mêmes comme chargés des péchés du peuple et expiant pour lui, se dessine peu à peu l’image d’un Sauveur eschatologique, celle du Serviteur de Yahvé.
Au coeur d’un monde universellement pécheur, le Serviteur est le seul Juste, l’Innocent qui prend sur lui les fautes de tous pour obtenir leur justification (Is 53, 11). Il a pour vocation d’être " transpercé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes " (Is 53, 5). Frappé par Dieu, il partage le sort de ceux que leur conduite soumet au Jugement de Dieu ; il s’identifie à eux en quelque sorte pour " porter leurs souffrances et s’accabler de leurs douleurs " (Is 53, 4).
C’est là l’effet d’un mystérieux dessein de Dieu, humainement incompréhensible (Is 53, 10), mais pleinement accepté par le Serviteur se livrant lui-même à la mort (Is 53, 12). Cet acte d’obéissance, au terme duquel il est " frappé à mort pour nos péchés " (Is 53, 8) a valeur sacrificielle : le Serviteur " offre son âme (c’est-à-dire sa personne vivante) en expiation " (Is 53, 10).
Cette figure prophétique est incompréhensible sans une retransposition des données rituelles et liturgiques par l’expérience prophétique, comme l’atteste le recours au vocabulaire cultuel : le Serviteur obtient de Dieu cela même que les victimes expiatoires offertes au temple par le clergé israélite étaient incapables de réaliser : " il porte les fautes des multitudes et intercède pour les pécheurs " (Is 53, 12).
Le dessein de Dieu commence à se dévoiler : Dieu vise à obtenir que, par l’offrande du sacrifice, le coeur de l’homme lui soit totalement livré. Le sacrifice que Dieu attend de son peuple, c’est l’homme tout entier, la vie de l’homme devenant, dans son extension et sa profondeur, culte.
C’est très expressément l’affirmation fondamentale de l’Épître aux Hébreux : " C’est pourquoi en entrant dans le monde, le Christ dit : " Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation, tu n’as agréé ni holocauste ni sacrifice pour le péché. Alors j’ai dit : " Voici, je viens, car c’est de moi qu’il est question dans le rouleau du Livre, pour faire, ô Dieu, ta volonté " (He 10, 5-7 renvoyant au Ps 40, 7-9, soulignant le caractère spirituel du sacrifice). C’est dans cette ligne d’accomplissement, de dépassement de tous les sacerdoces anciens, que nous rencontrons le sacerdoce du Christ : " Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour toujours eux qu’il devait sanctifier " (He 10, 4) (2).
Nous distinguons l’étude de l’ensemble des écrits du Nouveau Testament de celle de l’épître aux Hébreux, parce que celle-ci est la seule à parler explicitement et formellement du sacerdoce du Christ.
1. L’ensemble des écrits du Nouveau Testament
a) La réalité du sacerdoce du Christ
Le sacerdoce du Christ est affirmé dans le Nouveau Testament là où, dans une perspective plus ou moins typologique, on parle du sacrifice du Christ sur la Croix, comme offrande de soi. Citons, par exemple, la formule de la première épître aux Corinthiens : " Notre Pâque, le Christ, a été immolé " (1 Co 5, 7), les mentions du sang du Christ (Mc 14, 24 ; Rm 3, 5 ; 5, 9 ; Ep 1, 7 ; 2, 3), les expressions où revient le hyper hémôn, le " pour nous " (Jn 6, 51 ; 10, 11, 15 ; Lc 22, 19 ; Mc 10, 45), la désignation johannique : " Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde " (Jn 1, 19 ; cf. Jn 1, 36 ; 19, 36). La typologie de l’agneau pascal se retrouve encore dans l’Apocalypse : " Tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux, pour notre Dieu, une Royauté de Prêtres régnant sur la terre (Ap 5, 9-10) et dans la première épître de Pierre (1 P 1, 18). Jésus, le Juste, est présenté en 1 Jn 2, 2 comme victime de propitiation (hilasmos) pour le monde entier, c’est-à-dire comme sacrifice pour le péché, comme il est vraisemblable d’après Ez 44, 27 (cf. Ez 45, 1 ; Nb 5, 8 ; 2 M 3, 33). Le sacrifice du Christ consiste dans l’offrande qu’il fait de lui-même : " Jésus Christ s’est livré pour nos péchés " (Ga 1, 14 ; cf. Ga 2, 20 ; Ep 5, 25 ; 1 Tm 2, 6 ; Tt 2, 14). Cette offrande de soi est particulièrement bien mise en lumière par l’image du bon Pasteur, qui rejoint celle du Serviteur de Yahvé (Jn 10, 11 ; Jn 17, 19). L’amour du Christ se donnant pour son Église s’exprime encore à travers l’image du sacrifice en Ep 5, 25, et son contenu est exactement défini par l’affirmation suivante : " Suivez la voie de l’amour, à l’exemple du Christ qui nous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur ", Ep 5, 2) (3).
Dans tous ces textes, si le mot de prêtre n’est pas directement employé, c’est qu’il serait équivoque : il risquerait d’égarer l’esprit en évoquant le sacerdoce lévitique. Jésus est bien cependant le prêtre qui s’offre lui-même en victime pour le péché.
Les paroles par lesquelles Jésus dans l’Évangile définit sa mission de " Serviteur souffrant ", sur qui repose l’Esprit, confirment d’ailleurs cette certitude par leur profonde résonance sacerdotale.
Au témoignage de la tradition synoptique et de saint Jean, Jésus a pensé son propre ministère à partir des prophéties du Serviteur de Yahvé (Is 53, en particulier). Il est à ce titre le prêtre et la victime du sacrifice qui réconcilie l’humanité pécheresse avec Dieu (cf., par exemple, Mc 10, 45 et parallèles, où l’on compte quatre rencontres littéraires avec Is 53, 10-12) (4).
A la Cène, le Christ se désigne explicitement lui-même comme le Serviteur qui accomplit le geste d’institution d’une nouvelle alliance, dont d’un nouveau peuple de Dieu. En aspergeant le peuple avec le sang des victimes, Moïse, médiateur de l’alliance sinaïtique, avait déclaré : " Ceci est le sang de l’alliance que Yahvé a conclue avec vous moyennant toutes ces clauses " (Ez 24, 8). Jésus oppose son geste à celui de Moïse et dit à son tour : " Ceci est mon sang, le sang de l’alliance qui va être répandu pour une multitude " (Mc 14, 24).
L’acte sacrificiel, sommet de l’amour, engage ainsi la totalité de la vie de Jésus ; il exprime le don parfait qu’il fait de lui-même à Dieu, pour le bénéfice de tous, pour que son Père fasse communier l’humanité tout entière à son Esprit d’amour. Ainsi la vie humaine tout entière devient culte et offrande à Dieu.
De plus, en Jn 17, le Christ se présente comme le grand prêtre la structure de la prière sacerdotale semble bien être, en effet, celle de la fête du grand Pardon (Yom Kippur) dans laquelle le grand prêtre, prononçant le nom de Dieu, priait pour lui-même, pour les prêtres, pour tout le peuple (5).
C’est vraisemblablement la même perspective de la fête du Yom Kippur que l’on retrouve dans Ap 1, 10, où le Christ apparaît vêtu de la robe sacerdotale (6).
La finale de Luc (Lc 24, 51) - dont les rapports avec Jean sont de plus en plus évidents - nous montre, elle aussi, le Christ comme le grand prêtre bénissant son peuple (cf. Si 50).
Peut-être, enfin, le Christ se présenterait-il implicitement comme prêtre, s’il est vrai qu’il s’applique à lui-même avec prédilection le Psaume 110, dans lequel le Messie est à la fois Roi et prêtre selon l’ordre de Melchisédech.
Comme toute la prédication de Jésus culmine dans l’annonce de sa mort et de sa résurrection, que ses oeuvres royales de puissance (miracles, exorcismes, guérisons) préfigurent, on peut dire que tout son ministère eschatologique, exercé dans la présence de l’Esprit, est sacerdotal. Jésus n’est-il pas celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde (Jn 10, 36) et qui a reçu de lui l’ordre de donner sa vie (Jn 10, 17-18) ?
Ainsi apparaissent la continuité entre la mission messianique de Jésus (cf. Lc 4, 16-30 ; 7, 18-29) et son sacrifice, en même temps que leurs relations mutuelles. Le sacrifice consacre sa mission en la définissant comme celle du Serviteur de Yahvé, tandis que la mission d’annoncer l’Évangile et de donner les signes du Royaume s’achève dans le sacrifice. La Bonne nouvelle annoncée par Jésus, c’est, en effet, l’alliance nouvelle de la réconciliation de tous les hommes par le sang du Christ, leur unité retrouvée avec Dieu et entre eux par la croix du Christ (Ep 2, 11-22). C’est bien dans la Nouvelle Alliance, instaurée et scellée dans le sang de Jésus, que l’élection du peuple messianique trouve sa consécration.
Les différents aspects du ministère eschatologique du Christ s’unifient ainsi dans l’image du Bon Pasteur (le Christ révèle à quelle profondeur Dieu est le pasteur de son peuple) ou, si l’on préfère - car c’est au fond la même image - dans celle du Serviteur de Yahvé : tout dans sa mission est commandé par la réalité d’un amour pastoral qui établit dans la familiarité d’une communion vivante (Jn 10, 4-16).
Le don que le bon pasteur fait de sa vie constitue le sommet de son oeuvre prophétique : c’est le témoignage suprême à la vérité (Jn 18, 37) qui consomme et garantit tout son enseignement.
Le sacrifice atteste la souveraine autorité de celui qui donne librement sa vie (Jn 10, 17) et qui a le pouvoir de la donner et de la reprendre (Jn 10, 18) : il s’affirme comme le Roi, devant Pilate (Jn 18, 36-37).
Enfin, en se livrant à la mort, le bon pasteur réalise le culte " en esprit et en vérité " (Jn 4, 23) qu’annonçait et espérait tout l’Ancien Testament : son sacrifice n’est-il pas une libre et totale obéissance à la volonté du Père (Jn 10, 18) ?
Le sacerdoce du Christ se fonde bien sur sa mission de Fils bien-aimé.
b) Le Christ associe ses apôtres à son ministère sacerdotal et eschatologique
Le comportement de Jésus dans l’Evangile permet d’affirmer de plus qu’il a fait participer les Douze, qu’il a mis à part pour être avec lui d’une manière spéciale, à son ministère eschatologique.
Serviteur de Yahvé, berger du peuple eschatologique, il a voulu associer le groupe des apôtres à son ministère eschatologique, et les instituer comme bergers de son troupeau eschatologique.
Cette association des Douze au ministère du Christ fera l’objet du chapitre suivant.
Comme seule l’épître aux Hébreux parle explicitement du sacerdoce du Christ, nous devons l’étudier spécialement (7).
Prise en elle-même, l’épître aux Hébreux, selon laquelle, en opposition avec le sacerdoce lévitique, le sacerdoce du Christ est éternel, définitif, inchangeable (aparabaton, He 7, 24) ne se prête guère à fonder explicitement la possibilité d’un sacerdoce ministériel. Elle nous permet cependant de mettre en valeur trois types de considérations qui ne sont pas sans intérêt pour notre dessein (8).
1° Sacerdoce du Christ et sacerdoce lévitique. Dans l’épître aux Hébreux, les propriétés externes du sacerdoce du Christ sont caractérisées à partir de la finalité, de la fonction et des divers offices du sacerdoce lévitique auprès du temple : intervention pour les hommes devant Dieu, offrande de dons et de sacrifices pour leurs péchés (He 5, 1 ; 8, 3), vocation et installation par Dieu lui-même (He 5, 4), solidarité avec les ignorants et les égarés, qui doivent être enseignés et guidés (He 5, 2), fête de l’Expiation (He 9, 7) avec son rite du sang expiatoire (He 9, 7.12 s., 19-22).
Le sacerdoce lévitique était donc une image préfiguratrice de celui de Jésus-Christ. Cependant, entre Il " ombre " typologique (He 9, 9 ; 8, 5 ; cf. 9, 23) et la plénitude du Christ il y a comme une distance infinie (major dissimilitudo) : l’ancien sacerdoce ne réalise pas, en effet, sa propre fin (et par là son propre concept), puisque la vraie réconciliation du pécheur avec Dieu (He 7, 11) reste inachevée et que Jésus, " s’il était sur terre, ne serait pas même prêtre " (He 8, 4).
En d’autres termes, en présence de la réalité du sacerdoce et du sacrifice eschatologiques (He 9, 26 ; 9, 27 ; c’est par ce prêtre et son service eschatologique que Dieu a parlé " à la fin des temps ": He 1, 1), constitutifs de l’alliance eschatologique (He 8, 8 ; He 10, 16 ss., cf. Jr 31, 31 ss.), l’image typologique se brise.
L’appel à Melchisedech, roi de justice et de paix, sans généalogie, ne sert qu’à prouver l’inadéquation du sacerdoce lévitique par rapport au sacerdoce du Christ.
Mais comme il fallait s’y attendre après notre étude de l’Ancien et du Nouveau Testament, d’autres thèmes - plus larges que ceux du sacerdoce lévitique - sont assumés dans la perspective sacerdotale de l’épître aux Hébreux.
2° Sacerdoce du Christ et pastorat. Avec Melchisedech, et surtout avec la référence constante au Ps 110 (9), - le thème du roi, lié d’ailleurs à celui du berger (le roi étant le guide de son peuple) apparaît à côté de celui du prêtre. Comme Moïse et David, bergers du peuple de Dieu (10), Jésus est appelé " le grand berger des brebis " (He 13, 20), dans le contexte sacrificiel de " sang de l’alliance éternelle ". C’est qu’une théologie du Roi-Berger mène sans détour de l’Ancien Testament (11) à la parabole du pasteur (Mt 18, 12-14 ; Lc 15, 5-71, où Dieu lui-même va chercher en Jésus la brebis égarée, et finalement à Jn 10, 11-18, où le thème du berger mourant pour son troupeau et celui du prêtre (au sens de He 9, 12-26, 10, 10, 12) se confondent dans la ligne du Serviteur de Yahvé.
Le titre de " grand pasteur des brebis " devient ainsi un équivalent du titre de " grand prêtre ". C’est souligner le rôle de chef et de guide assumé par le Fils de Dieu dans son sacerdoce. Au titre de pasteur, et grâce à l’offrande de son sang, le Christ marche en tête de la communauté humaine avec laquelle il s’est solidarisé. C’est un Pasteur qui pour les hommes ses qu’il enveloppe de sa bonté miséricordieuse (He 2, 17 ; 5, 1), regarde le Père pour eux et en leur nom (He 5, 7-10). Le sacerdoce du Christ fonde ainsi dans le titre de Pasteur les qualités de prêtre et de roi (cf. les comparaisons avec Moïse et Josué).
3° Sacrifice du Christ et immolation sacrificielle. L’idée d’auto-immolation a enfin une troisième source dans l’épître aux Hébreux. Le ch. 11 sur les préfigurations de la foi qui toutes aboutissent positivement à Jésus, l’ " archégos kai teleiôtès " de la foi (He 12, 2) - nous présente souvent des personnages représentatifs dans une attitude sacrificielle : Abraham (12) immolant son fils, gage de la promesse divine (He 11, 17, comme Jc 2, 21 ; et avec la même motivation que Rm 4, 17 ss.) ; Moïse est à la fois celui qui " préfère l’opprobre du Christ " et celui qui institue le rite de l’agneau pascal et de l’aspersion de son sang : il y a donc à la fois assimilation existentielle à Jésus et institution d’un culte " sacerdotal ". La dernière série de témoins de la foi s’étend des juges et des rois aux prophètes et aux martyrs. Les souffrances assumées en vue du salut eschatologique (d’une " meilleure résurrection ": He 11, 35 b) sont fortement mises en lumière. Ces héros d’une foi souffrante, préfiguratrice de la mort et de la résurrection du Christ, devront " l’attendre " (He 11, 13-16 ; 39 ss.), mais à sa venue l’entrée dans " la cité préparée par Dieu " (He 11, 16) leur sera donnée. C’est beaucoup moins un rapport de rupture (comme pour le sacerdoce lévitique) que d’achèvement ; on franchit le seuil. Jésus d’ailleurs n’a-t-il pas lui-même interprété son destin en solidarité avec celui des justes et des prophètes souffrants (Mc 6, 4 ; Mt 23, 37 ; Lc 13, 32 s.), et l’image du Serviteur de Yahvé, de l’Ebed Yahvé, ne domine-t-elle pas toute l’interprétation néotestamentaire de l’événement de Jésus (13) ?
Finalement, les thèmes de Melchisédech, du Roi Berger, des grands personnages croyants et souffrants, et surtout du Serviteur de Yahvé qui les récapitule tous, déterminent plus profondément le sacerdoce du Christ que ceux du sacerdoce lévitique (14).
Le sacerdoce du Christ se présente donc avec des caractères royaux et prophétiques indéniables. Jésus est bien le roi-prêtre justifiant les hommes et leur apportant la paix avec Dieu, désormais " assis à la droite de la majesté dans les hauteurs " (He 1, 3 ; cf. 1, 5-13). Il est le prêtre-prophète (cf. la mention du serviteur de Yahvé). De plus, le prologue (He 1, 1-2) ne présente-t-il pas le Fils de Dieu exerçant en plénitude le ministère de la parole qui avait été celui des prophètes ?
Ce sacerdoce s’exprime dans le sacrifice qu’il fait de lui-même, dans l’obéissance à son Père (He 5, 7-10), " accompli " (He 5, 9) par la résurrection et l’ascension et capable de sauver " tous ceux qui, par lui, s’avancent vers Dieu " (He 7, 25).
Le caractère incomparable du sacerdoce du Christ, principe de sa position et de son efficacité eschatologiques, repose, selon l’épître aux Hébreux, sur la dignité du Fils de Dieu qui exhausse en lui et transfigure les multiples offices et comportements ministériels de l’Ancien Testament.
Cette dignité, le Christ l’élève au-dessus des " esprits chargés d’un ministère, envoyés en service " (He 1, 14) (15), de " Moïse, fidèle serviteur " (He 3, 5) (16), des prêtres élus et installés dans leur office (He 5, 1 ss.) (17), et lui confie un ministère (leiturgia He 8, 6) unique. Sa position comme Sauveur du monde ne le dispense cependant pas de la nécessité de se faire instituer dans son ministère (He 5, 5 ; 7, 11-15), en une obéissance initiale, qui va bien plus loin que celles des hommes chargés d’un office (He 10, 5 ss.), qui le conduit aussi vers une expérience plus radicale de l’obéissance (He 5, 7-9) et qui seule rend possible l’identité en lui d’un geste sacrificiel actif (prospherein : He 9, 25) et d’une immolation totale spirituelle et physique (prosenenchteis : He 9, 28). Cette obéissance du Fils de Dieu enveloppe et le sacerdoce ministériel et les attitudes existentielles des autres offices vétérotestamentaires, tout en les dépassant, puisque son obéissance sacrificielle s’exerce en vertu d’un " Esprit éternel " (He 9, 14), d’une " Vie indestructible " (He 7 16). Ces expressions semblent viser " un processus objectif ", qui achemine l’obéissant vers l’agonie et la mort. " Cet Esprit n’est donc pas une possession de Jésus, mais une Puissance qui soutient son office et son sacrifice (18). " La dignité de Fils, qui élève Jésus au-dessus de tous les officiants de l’Ancien Testament fait donc qu’il est plus immergé que personne dans l’exécution de son office unique, dont le caractère ministériel (19) est d’autant plus clairement manifesté que la charge en est plus onéreuse : l’ " abaissement " (He 2, 9) de l’obéissance que le Fils unique doit " apprendre " (He 5, 7 ss.) n’est comparable à celui d’aucun ministère purement humain (20). Sa dignité équivaut à la sainteté et à la pureté absolue du Fils (He 7, 26), et celle-ci le prédestine aussi bien à sa désignation comme prêtre définitif (ephapax), par une obéissance ministérielle totale à l’Esprit, qu’à celle de victime définitive, porteuse de tous les péchés (He 9, 28). Mais le Fils dans son action sacerdotale ne veut pas démontrer sa propre dignité, il n’est que le garant (engyos : He 7, 22) du " serment " de Dieu qui, par la mort et la résurrection (He 13, 20) du Fils, se manifeste comme le Véridique et le Fidèle.
En d’autres termes, l’oeuvre " sacerdotale " du Christ assume et récapitule dans sa structure unique et sans concurrence les attitudes religieuses - personnelles et sociologiques ; loin de les nier ou de les regarder comme périmées, elle les réaffirme plus foncièrement (21).
Les diverses fonctions " sotériologiques " de l’Ancien Testament ne sont pas simplement liquidées par le Christ, elles sont plutôt assumées et perfectionnées de l’intérieur par l’éminence de son être qui lui permet un abaissement (et par là un ministère) sans pareil.
La nouveauté radicale d’un sacerdoce fondé sur la filiation divine éclate de partout, en même temps que se manifeste la continuité avec les traditions d’Israël.
Le peuple de Dieu tout entier devra suivre l’exemple du Christ (He 12, 2 ss.) (22). Mais si le rôle des grands représentants de l’Ancienne Alliance a tellement été pris au sérieux, on peut tout au moins s’attendre à voir surgir de nouveaux ministères (He 13, 7) au sein du nouveau peuple itinérant. La doctrine de l’épître aux Hébreux ne s’oppose donc en rien à l’existence d’un ministère sacerdotal dans la communauté chrétienne, si celui-là est attesté par le reste de l’Evangile.
Seul le Christ a réalisé le sacrifice parfait dans l’offrande qu’il a faite de soi-même à la volonté de son Père. A ce titre, il est le " médiateur de la nouvelle alliance " (He 9, 15).
Ce sacerdoce, fondé sur la transcendance de sa filiation divine, assume les qualités de roi, de prophète. Le sacerdoce de la nouvelle Alliance comporte donc, dans l’ampleur de sa médiation, les diverses autres médiations que nous avons vues apparaître dans l’histoire d’Israël, notamment celles des prophètes et des conducteurs de peuple. " Il faut avoir perpétuellement en vue l’ensemble de ces médiations pour avoir une idée exacte du sacerdoce du Christ, tel qu’il est dans le Nouveau Testament. "
Ce sacerdoce est un ministère, un " service ". C’est le service de celui qui accomplit l’oeuvre du salut voulue par le Père, en donnant sa vie pour l’humanité dans un sacrifice d’expiation. C’est le service du " Serviteur de Yahvé ", du pasteur qui rassemble et édifie la communauté en lui faisant entendre l’appel de Dieu et en lui apportant la vérité et la vie de Dieu.
Ce ministère sacerdotal du Christ se définit rarement en termes sacerdotaux. Ce ne sont pas les mots qui comptent, mais la réalité. A s’en tenir aux mots - mis à part le témoignage explicite, mais tardif, de l’épître aux Hébreux - on pourrait mettre en doute le caractère sacerdotal du ministère eschatologique de Jésus. Mais ceci entraîne une conséquence importante : il n’y a pas lieu de s’étonner que le ministère apostolique ne soit pas explicitement présenté dans le Nouveau Testament dans une terminologie sacerdotale.
A ce ministère eschatologique d’une nouveauté radicale, puisqu’elle ne vient pas de l’homme mais de Dieu, le Christ a associé d’une manière spéciale certains de ses disciples, de manière à ce qu’ils le représentent à la tête de la communauté et comme en face d’elle. C’est ce que nous allons maintenant étudier.
1. Voir article " Médiateur " dans Vocabulaire de théologie biblique, Paris, 1962, col. 591 ; 2 1970, col. 726.
2. Voir, en particulier, le livre de P. Grelot, Le ministère de la nouvelle alliance, Paris, Cerf, 1967.
3. Nous reprenons ici les remarques de H. Schlier : " Grundelemente des Priesterlichen Amtes im Neuen Testament " dans Theologie und Philosophie 1962, p. 161 ss.
4. Sur ce thème du Serviteur souffrant, cf. A. Feuillet, " Les trois prophéties de la Passion et de la Résurrection des évangiles synoptiques " dans Revue Thomiste 1967, pp. 534-560 ; 1968, pp. 41-74.
5. Ce point, déjà pressenti par M.J. Colson, est justifié par une longue étude de M.A. Feuillet (inédite).
6. W. Stote, "A note on the Word "kuriaké" in Apoc. 1, 10", dans New Testament Studies (1965/1966), pp. 70-75. Le Christ comme le grand prêtre entrant dans le Saint des Saints pour le Yom Kippur.
7. Cf. C. Spicq, Epître aux Hébreux II, Paris, 1953, pp. 119-139. H. Bouessé, Le Sacerdoce chrétien, 1957, pp. 71-104.
8. Dans la description de l’oeuvre " sacerdotale " du Christ, il y a foncièrement un élément d’image qui ne permet pas de décider à quelle réalité le concept " sacerdoce " s’applique adéquatement. " L’analogatum princeps " pour le " sacerdoce " ne peut pas être déterminé. C’est un fait dont on ne tient pas suffisamment compte, ni pour la théologie du sacerdoce du Christ, ni pour celle du sacerdoce hiérarchique. Mais il nous permettrait de faire dériver de ce " sacerdoce " suréminent et unique, qu’on ne peut définir que par approximations, des formes très diverses de participation légitime : le sacerdoce général de tous les fidèles basés sur le baptême, le sacerdoce ministériel basé sur l’ordination.
Ces formes de participation ne se heurtent pas entre elles, et chacune, à sa place, est nécessaire, renvoie aux autres, chacune à sa source propre et légitime dans le sacerdoce éminent du Christ. Pour le sacerdoce du Christ comme " archétype " dans l’épître aux Hébreux, cf. P. Idiart.
9. He 5, 6 ; 6, 20 ; 7, 11 ; 7, 17. La royauté du Christ réside selon He 1-3 dans sa supériorité par rapport aux anges et à Moïse.
10. Moïse et David sont pour le judaïsme tardif les bergers du troupeau de Dieu. Cf. O. Michel, Der Brief an die Hebrâer (6 1966), p. 536.
11. Jr 2, 8 ; 10, 21 ; 23, 1-3 (les mauvais pasteurs) ; 3, 15 23, 4-6 (la promesse du bon pasteur : le " germe " = le Messie) ; Ez 34 ; Za 11, 4-7. A partir d’Ézéchiel (Dieu comme pasteur cherche et soigne la brebis égarée) est conçue la parabole de Mt 18, 12-14 ; Lc 15, 4-7, et finalement Jn 10, 11-18 : ici le thème du pasteur donnant sa vie pour ses brebis se confond avec celui du prêtre dans He.
12. Pour Abel (11, 4) l’union de la foi et du martyre n’est atteinte qu’à la fin du verset, elle n’est pas la première intention de l’énoncé, comme dans Mt 23, 35, où Abel ouvre le cortège des martyrs innocents.
13. Le Serviteur est une " condensation paradigmatique de l’image du prophète qui au VII° siècle s’était accentuée vers celle de médiateur souffrant ", G. von Rad, Theologie des Alten Testaments II, 1960, p. 271 ; cf. trad. fr. Théologie du Nouveau Testament II, Genève, 1967, pp. 216 ss.
14. Dans l’idée du " Précurseur " vainqueur (He 6, 20), sur lequel nous fixons les yeux durant notre propre course (12, 2) s’exprime une solidarité, telle que la remarque W. Vischer : " Aucun ne gagne seul la victoire - c’est là l’expérience singulière et intensifiée d’une course commune (Staffellauf) - tous sont vainqueurs ensemble et ont la même part à la victoire, lorsque le dernier atteint le but. " Das Christuszeugnis des Alten Testaments I (1946), p. 303. Selon He, le Peuple de Dieu, sur les traces de Jésus, est en train de pénétrer dans le temple céleste (10, 19 s ; 20, 22 ss.).
15. Leitourgica pneumata eis diakonian apostellomena : 1, 4.
16. Moyses... Pistos... hôs therapôn : 3, 5.
17. Le caractère ministériel du sacerdoce lévitique est visible par son " installation " dans les divers offices culturels (5, 1 ss.) qui " doivent " (opheilei : 5, 3) être exécutés. Le prêtre est kath’ hèmeran leitourgôn : 10, 11).
18. O. Michel, loc. cit., pp. 272, 314. La " dynamis " (7, 15) qui dirige la destinée et la mort de Jésus " est une puissance qui porte le Christ, et non une qualité interne de sa destinée ": ibid., p. 273. Saint Paul exprime cette situation en constatant que Jésus ne devient possesseur du Pneuma qu’après sa résurrection (2 Co 3, 17 ; Rm 1, 1-5 ; 1 Co 15, 45 ; 5, 17 ; Rm 8, 9-11 comparer 1 P 3, 18 ; 1 Tm 3, 16). Chez les synoptiques, l’investissement pneumatique au baptême suit en premier lieu le schéma de l’Ancien Testament : Jésus parle et agit sous l’impulsion de l’Esprit divin qui repose sur lui (Is 61, 1 = Lc 1, 18 s.), il n’en dispose en possesseur qu’après son élévation (Ac 2, 33). Jean souligne ce " repos " de l’Esprit (1, 33) " en plénitude " (3, 34) sur Jésus, mais ce n’est qu’après la glorification qu’il peut l’exhaler (20, 22) et qu’il sera attesté et justifié par lui. (Cf. R. Koch, Geist und Messias, 1950, pp. 71-127. Lue recule la donation de l’Esprit jusqu’à l’incarnation, mais ne rompt pas avec le schéma, puisque l’Esprit a la part active dans l’incarnation, et que le Fils se laisse incarner. Cette inversion sotériologique des rôles du Fils et de l’Esprit par rapport à la trinité immanente est fondamentale pour le sacerdoce du Christ ainsi que pour un sacerdoce ecclésiastique qui pourrait en découler.)
19. Dans son étude Das Wirken des Heiligen Geistes in den Glaübigen (citée d’après Gott alles in allem, Gesammelte Aufsätze, Mayence, 1961, pp. 86-112, H. Volk montre, à côté de l’élément de charité et d’abandon, un élément ministériel et juridique dans la consécration du Christ qui l’institue Grand Prêtre eschatologique. " Lorsque le Christ reçoit la gratia Capitis, sa consécration au ministère inclut un élément juridique ; sans cet élément, sa position sotériologique ne pourrait pas être définie adéquatement. La grâce elle-même contient les éléments d’office et de droit (p. 91)... Ce sont en théologie des aspects de la grâce même. Ils viennent d’en haut... Dans l’être sacré (sacer) le Pneuma opère le droit, de là le droit ecclésiastique a un élément pneumatique (p. 95). Nous nous trouvons ici à la source christologique d’où le " jus sanctum " dans l’Église peut jaillir, mais qui nécessairement suppose une instance capable d’exercer et de garantir ce droit, un ministère actuel et efficace.
20. Le kaiper adversatif (He 5, 8) ne révèle pas seulement la tension objective entre " Fils de Dieu " et " Obéissance ", mais aussi la tension existentielle renforcée : le Seigneur doit " apprendre " à obéir.
21. La convergence des trois offices, amorcée dans l’Ancien Testament (Moïse est guide, prophète, médiateur, souffrant, etc.) culmine dans l’office transcendant de Jésus ; après lui, les offices ne pourront plus être distingués que d’une manière inadéquate. Pour la critique des " trois offices ", Cf. W. Pannenberg, Grundzüge der Christologie (1964), pp. 28 ss. ; trad. fr. à paraître aux Ed. du Cerf. Otto Semmelroth, Das Geistliche Amt (Mayence, 1958), pp. 108 ss., trad. fr. Le ministère spirituel. Explication de son sens théologique, Paris, 1965.
22. Pour He le peuple de Dieu est encore en route vers le Sabbat, que Jésus seul a pleinement atteint. Pour cette raison, la Nouvelle Alliance garde un caractère de " nomos " 7, 12, de " taxis ", de " législation " (8, 6). Les grandes exhortations montrent que le salut de l’individu n’est pas assuré, donc que l’économie de la foi, distinctive de l’Ancienne " Loi ", continue sous d’autres formes dans la Nouvelle.
V
L’APOSTOLAT
ET LE MINISTÈRE SACERDOTAL
Nous étudierons successivement la mission des Douze, l’organisation de la mission apostolique, le vocabulaire sacerdotal, la communion et le service.
1. L’existence du groupe des Douze
Dès la première décennie, le groupe des Douze, avec Pierre, loin d’être une somme d’individus, est un groupe reconnu comme tel. La plus ancienne confession de foi, celle de l’Église palestinienne (1 Co 15, 5) attribue, en effet, une place hors pair à Pierre et au groupe des Douze (ceux-ci sont distincts des " apôtres " au sens large, v. 7). De plus, la couche la plus ancienne de la tradition synoptique recoupe l’indication de 1 Co 15, 5, et utilise la formule " les Douze ".
Les Douze qui détiennent une autorité dans la communauté palestinienne, sont un groupe de disciples privilégiés, choisis par Jésus et constitués par lui dès le temps de son ministère terrestre. L’existence de ce groupe avant la Passion est confirmée par la formule désignant Judas comme " l’un des Douze " (Mc 14, 10, 20 ; Mt 26, 14, 17 ; Lc 22, 47 ; Jn 6, 71) (1).
2. Le groupe des Douze est une institution eschatologique
La formule : " Il les fit Douze " (Mc 3, 13-19) montre bien que le groupe est une institution. Le verbe " faire " avec un nom de personnes ou de groupe de personnes comme complément direct renvoie, en effet, à un usage vétérotestamentaire relatif à l’institution des prêtres (l R 13, 33 ; 2 Ch 2, 18). Il est dit aussi de Dieu : " Il fit Moïse et Aaron " (1 S 12, 6). Voir aussi les formules néotestamentaires : He 3, 2 ; Ac 2, 36). Ainsi, le groupe est mis à part pour jouer un rôle dans la réalisation du monde nouveau inauguré par Jésus.
La structure institutionnelle est encore soulignée par la mention : " être avec Jésus ". La formule primitive : " Il les fit Douze pour qu’ils soient avec lui " (Mc 3, 13.16) signifie que les Douze sont une création de Jésus dotée de pouvoirs particuliers ; ils partagent sa condition et ils sont étroitement associés à sa personne et à son activité.
De plus, d’après Mt 19, 28 et Lc 22, 28-30, Jésus, souverain du Royaume qu’il inaugure, Fils de l’homme suscitant l’Israël renouvelé dont parlaient les prophéties, associe le groupe des Douze à sa régence du peuple de Dieu.
Au moment décisif de l’institution de l’Eucharistie, qui dévoile le sens de sa mort, Jésus prend pour témoins les Douze afin de signifier le rôle qu’ils auront à jouer dans l’alliance nouvelle.
Les Douze appartiennent donc au coeur même du " projet "de Jésus : établis en vue de régir le Nouvel Israël, ils sont, par le fait même, chargés d’une mission de nature eschatologique.
Les Actes attestent les rapports étroits établis entre l’exercice postpascal de l’apostolat et son institution par Jésus, ainsi que la collation de l’Esprit en tant que don du Sauveur (Ac 1, 8 4, 29 ; 10, 42). Chez Lue, les Douze sont les témoins (Ac 1, 8 10, 34-43) non seulement du Christ ressuscité et enlevé aux Cieux, mais aussi du Christ qui a partagé notre histoire (cf. Ac 1, 21.22). Leur témoignage apparaît comme une charge, un office (épiscopé : 1, 2), le ministère de l’apostolat (diakonia apostolès : 1,25). C’est une fonction dévolue par Dieu en vue du salut du peuple d’Israël et des Gentils.
Après Marc (6, 7), Luc réserve le titre d’apôtre aux Douze (9, 10 ; - 22, 14 ; 24, 10). Ce titre se réfère (6, 13, ; 17, 5, essentiellement au mandat et à l’autorité : " Celui qui vous écoute m’écoute ; et celui qui vous rejette me rejette et qui me rejette re jette Celui qui m’a envoyé " (Lc 10, 16).
L’Église ainsi a, de plus en plus clairement, pris conscience que le ministère et les pouvoirs de Jésus avaient été communiqués à l’apostolat par excellence, c’est-à-dire à l’institution des Douze, au collège apostolique centré autour de Pierre (2).
4. La consécration sacerdotale
L’Évangile de Jean dévoile le sens de la formule d’institution de Mc 3, 13-19. Dans la prière sacerdotale, le Christ, en effet, se présente comme le grand prêtre. Comme à la fête du Grand Pardon (Yom Kippur) le grand prêtre prononçait le nom de Dieu, priait pour lui-même, pour les prêtres, pour tout le peuple, le Christ dévoile le nom de Dieu, prie pour lui-même, pour les apôtres, pour tout le peuple. Il prie pour les apôtres, afin qu’ils soient consacrés dans la vérité (Jn 17, 17).
" Père, consacre-les dans la vérité : ta Parole est vérité " (Jn 17, 17). C’est une véritable formule d’institution sacerdotale (cf. Ex 29, 1 : " Tu les consacreras pour mon sacerdoce "). Les apôtres sont " consacrés " en vérité ; par rapport à cette consécration, celle d’Aaron et de ses fils n’était qu’une ombre, comme la Loi de Moïse n’était 1 qu’une ombre de la vérité du Logos (in 17, 17 à rapprocher de in 1, 17). Ils sont consacrés pour garder la Parole, c’est-à-dire pour convoquer les hommes par la Parole qui est le Christ, afin qu’ils croient en lui et pour susciter dans le monde des " adorateurs en esprit et en vérité " (Jn 4, 23-24) (3).
Ainsi à l’image de celui que le Père a consacré et envoyé dans le monde (Jn 10, 36), les apôtres sont consacrés et envoyés dans le monde (Jn 17, 18 ; 20, 21). C’est pour cela qu’ils participent au pouvoir judiciaire eschatologique de Jésus, Fils de l’homme (Jn 20, 22-23).
A l’image de Jésus, Serviteur-Berger, ils sont les serviteurs-bergers du troupeau eschatologique (cf. Jn 13, 12-20 ; Jn 21, 15-17) ; ils participent à son service eschatologique et ils sont engagés à ce titre dans une participation à la souffrance eschatologique du Christ et à sa mort (dans les évangiles synoptiques et chez Jean l’appel à l’apostolè et le mandat apostolique sont liés au fait de suivre le Christ et de s’engager dans son mystère de souffrance : Mc 8, 34 ; 9, 35 ss. ; 10, 35 ss. ; 28 ss. ; Jn 13, 1 ss. ; 36 ss. ; 21, 15 ss. ; Ap 1, 24 ; 9, 16 ; 21, 9).
5. Apostolat et ministère sacerdotal
Dès lors il n’y a rien d’étonnant à ce que dans l’apostolat des Douze transparaissent les traits du ministère sacerdotal du Sauveur.
a) La tâche primordiale est celle d’annoncer l’Évangile du Royaume. Les apôtres ont choisi le service de la parole de préférence à l’exercice de tout autre ministère (Ac 6, 2-4).
b) Les apôtres sont les " épiscopes ", les pasteurs du troupeau (Ac 5, 1-11 ; 8, 14-17 ; 20, 17-35).
c) A côté du service de la parole, il y a celui de la prière (Ac 6, 4). La fonction liturgique et cultuelle n’est guère soulignée. Elle transparaît cependant à travers certains indices : les apôtres ont la mission et le pouvoir de baptiser (Mt 28, 19), de remettre les péchés (Mt 16, 19 ; 18, 18 ; Jn 20, 20-23 ; Lc 24, 47), l’obligation et le droit de célébrer la Cène (1 Co 11, 24 et 25 ; Lc 22, 19) ; ils sont invités à oindre les malades (Mc 6, 12) et ils ont autorité sur les esprits impurs (Mc 6, 7).
6. Paul et l’apostolat des Douze
La vocation de Paul confirme les vues précédentes. Celui-ci n’a jamais considéré son ministère comme différent de celui des " apôtres avant lui " (Ga 1, 17). Il est l’envoyé du Christ, doté à ce titre d’une pleine exousia. Il conçoit sa mission comme une délégation des pouvoirs du Christ (cf. Ga 1, 15 ; 2, 8 ; 1 Co 1, 1 ; 15, 10) - Paul fait remonter à Dieu sa vocation et ses pouvoirs - et (2 Th 3, 6 ; 1 Co 1, 10, 17 ; 2 Co 5, 20 ; 10, 8 ; 13, 3) il se déclare le messager, le délégué, l’ambassadeur, le plénipotentiaire du Christ. Comme nous le verrons plus loin, il décrit souvent son apostolat à travers des formules de coloration sacerdotale (4).
La préoccupation constante, et presque obsédante, qu’il a de fonder son droit à l’apostolat sur une vision et un mandat du Seigneur, montre bien que l’Église apostolique, devant laquelle il devait s’expliquer, ne connaissait et n’admettait d’autre apostolat que celui dérivant d’une volonté clairement exprimée de Jésus et relevant d’une dépendance totale à son égard.
Le ministère des Douze, comme celui de Paul, est constitué par un appel du Christ et par un envoi par le Christ, dans la puissance de l’Esprit. Il n’est nullement fondé sur des charismes, bien qu’il en soit tout rempli ; il est fondé sur un mandat du Christ. Il est un envoi (apostolè), un service (diakonia), une fonction (oikomonia), une fonction ministérielle publique (cf. 2 Co 5, 18 ss. ; 1 Co 12, 28 ; Ep 4, 11 ; Rm 1, 1 ; Ga 1, 12 ss. ; 1 Co 1, 1 ; Rm l, 5 ; l Co 9, 16 ; Ep 3, 2 ss. ; Col 1, 25 ; Rm 10, 15-17 ; 1 Co 1, 17 ; 2 Co 7 ss. ; 13, 10 ; 2 Co 3, 6 ; 1 Co 2, 4 ss., 10 ss.)
Ce ministère consiste dans la proclamation et la présentation du Christ mort et ressuscité pour le monde, dans l’actualisation de l’offrande du Christ par l’annonce apostolique de l’Évangile pour réaliser la construction de l’Église. C’est par lui que le Christ rend présent son sacrifice.
Le Christ agit en Paul pour obtenir l’obéissance des païens (Rm 16, 15, 18). L’apôtre est en ambassade pour le Christ (2 Co 5, 20). Il prêche le Christ (1 Co 15, 12 ; 2 Co 1, 19 ; 4, 5 ; Ph 1, 17-18 ; Col 1, 28 ; Ga 1, 16) et le Christ crucifié (1 Co 1, 23 ; Ga 3, 1). Dans la proclamation de l’Évangile apostolique le Christ crucifié se rend présent et rend présent son sacrifice, comme il se rend présent dans l’annonce de sa mort par la célébration eucharistique (1 Co 11, 26). Dans son envoyé, le Christ est présent (Mt 10, 40 ; Lc 10, 16 ; Jn 13, 20) et accomplit son office de réconciliation (2 Co 5, 18-20).
Ce service apostolique est donc sacerdotal dans ce sens qu’à travers l’annonce évangélique le Christ se rend présent dans son sacrifice. Il entraîne l’apôtre dans la souffrance et la mort du Christ et le rend participant de la Passion du Christ. A travers cette souffrance eschatologique advient le temps eschatologique (2 Co 6, 2 ; 1 Co 10, 10 ; Rm 13, 11 ; Rm 10, 14-17) (5).
7. Le sens de l’apostolat des Douze
L’exousia de Jésus ne se prolonge et ne se perpétue dans la communauté des croyants que par l’apostolat au sens strict, c’est-à-dire par le ministère des Douze.
Puisque l’exousia du Christ est eschatologique et sacerdotale, l’apostolat des Douze - et de Paul - l’est également, qui en est la participation.
La fonction apostolique, qui repose sur une volonté expresse du Christ, un mandat et sur un don charismatique de l’Esprit, a ainsi pour rôle fondamental de convoquer les hommes à constituer le peuple sacerdotal que le Christ présente à son Père. Sa valeur sacerdotale lui vient de ce qu’elle est le signe efficace, voulu par le Christ, que le peuple sacerdotal ne se constitue pas en se donnant à soi-même la Parole convocatrice et sanctificatrice, mais qu’il la reçoit de Dieu comme une grâce.
B) L’organisation de la mission apostolique
La participation à l’apostolat sacerdotal des Douze par la voie des divers ministères institués et sanctionnés par l’Église apostolique interprétant la volonté du Sauveur, apparaît avec moins de netteté que les faits que nous avons analysés plus haut, car une longue prise de conscience a été nécessaire à l’Église pour fixer ses ministères (6).
La fonction fondatrice de porter le témoignage jusqu’aux extrémités du monde (Ac 1, 7, 8) et de régir la communauté des croyants, a été confiée aux Douze. Mais les Douze ne pouvaient à eux seuls diffuser ce message dans l’ensemble du monde. Ils furent suppléés par d’autres missionnaires, mais en référence constante aux Douze et à leur témoignage. C’est en ce sens qu’on peut parler de succession ou mieux d’association à leur tâche. Vue que confirment les écrits apostoliques, comme l’épître de Barnabé (8, 3), Justin (Apo. 1, 31 ; 39 ; 40 ; 42 ; 43, 5 ; 50, 53) qui déclarent que chaque chrétien a été mis en contact direct avec le témoignage des Douze.
Les apôtres, choisis et institués par le Christ, se sont choisis des collaborateurs (épiscopes, presbytres, diacres), qui tiennent leur mission de l’Esprit (cf. Ac 20, 28). Ces ministres sont comme eux ouvriers de l’Evangile (1 Co 3, 3-4 à rapprocher de 2 Tm 2, 15 ; soldats du bon combat (cf. 2 Co 10, 3 à rapprocher de 2 Tm 2, 3) ; des associés dans le travail (1 Th 3, 2 ; 2 Co 8, 3) dans la milice du Christ (Ph 2, 25). Ils sont souvent désignés par la métaphore du pasteur (Ac 20, 28 ; Ep 4, 11 ; 1 P 5, 2).
Les Actes et les épîtres pauliniennes nous offrent des matériaux pour reconstituer les jalons de la constitution de la hiérarchie : l’institution des " sept " à Jérusalem (Ac 6, 1-6), des presbytres (Ac 11, 30 ; 15, 2-6, 22, 23, 14, 23, 20, 17 ; 21, 18) que nous rencontrons à Jérusalem, Lystres, Iconium, Antioche de Pisidie, Milet, et auxquels font allusion les lettres pastorales (1 Tm 4, 14 ; 5, 17 ; Tt 1, 5), la première lettre de Pierre (1 P 5, 1), les épîtres johanniques (2 Jn 1 ; 3 Jn 1).
1. Structure charismatique ou structure institutionnelle ?
Se basant sur les études de Käseman, des auteurs catholiques distinguent deux types de structure dans l’Église, la " structure charismatique ", spécifiquement paulinienne, et la structure des communautés palestiniennes (avec le presbytérat et l’imposition des mains pour la collation du pouvoir d’ordre).
" L’Église de Corinthe... ne connaissait ni presbytres, ni épiscopes, ni ordination, à l’exception de l’autorité de l’Apôtre, la communauté vivait uniquement de l’apparition spontanée des charismes en son sein. Néanmoins, et selon le témoignage même de Paul, l’Église de Corinthe était une communauté parfaitement nantie en vue de la Proclamation de la Parole, la collation du baptême, la célébration de la Cène du Seigneur et les autres ministères. (7) "
Cette position, fondée sur la thèse de l’école bultmanienne, selon laquelle la communauté chrétienne aurait été dirigée par des charismatiques, c’est-à-dire par des prophètes qui ont transmis, produit et rassemblé des logia du Seigneur, prophétiques et apocalyptiques (comme, par exemple, Lc 6, 22-23 ; Mt 25, 113 ; Mt 11, 21-24 ; Lc 19, 42-44 ; 23, 28-31) et selon laquelle l’institution d’épiscopes et de diacres aurait représenté une innovation, ne résiste pas à la critique. Mais elle nous oblige à mieux mettre en valeur la place de l’Esprit dans l’Église primitive.
2. Les apôtres comme prophètes de la Nouvelle Alliance
Le prophétisme dans le Nouveau Testament est étroitement associé à l’apostolat, ou, plus exactement, l’apostolat a un caractère prophétique. Selon le premier évangile, Jésus est au point de départ d’un nouveau prophétisme : " Voici que j’envoie vers vous des prophètes, des sages et des scribes... " (Mt 23, 34, cf. aussi les logia au vocabulaire archaïque qui présentent les envoyés de Jésus comme " prophètes et justes " (Mt 10, 41 ; cf. 13, 17). Supérieurs à leurs devanciers de l’Ancienne Alliance parce qu’ils reçoivent la révélation des mystères du Royaume (Mt 13, 11 et par. ; 16, 17 ; cf. 11, 25 ss.), les disciples que Jésus a choisis et établis Douze de sa pleine autorité (Mc 3, 14 et par.) sont ses envoyés, comme les prophètes étaient ceux de Yahvé.
Les Actes font d’ailleurs une place très grande aux interventions de l’Esprit Saint dans l’Église naissante et donnent valeur de programme au texte de Joël annonçant l’effusion de l’Esprit de prophétie (cité dans Ac 2, 17-21). L’Esprit habilite les Douze à leur rôle de témoins : " Nous sommes témoins de ces choses, nous et l’Esprit Saint " (Ac 5, 32).
Le lien étroit entre apostolat et prophétisme chez Paul est aussi bien connu : il a reçu son investiture par apocalypse (Ga 1, 15) et il pense sa mission avec les termes mêmes de Jérémie et du Serviteur souffrant. De plus, le charisme de l’apostolat intègre à sa façon tous les autres dons (cf. 1 Co 12, 28 ; Ep 4, 11).
Enfin, l’expression : " apôtres et prophètes " (Ep 2, 20) désigne sans doute concrètement les apôtres en tant qu’ils sont les révélateurs du dessein mystérieux de Dieu. Elle vise la fonction unique, intransmissible, des Apôtres fondateurs par le témoignage desquels il faut nécessairement passer pour connaître le Christ. En reprenant l’image des fondations, ce texte fait allusion à l’investiture de Képhas et s’inscrit dans cette longue tradition qui représente la communauté du salut comme le Temple de Dieu ou encore la Jérusalem céleste. La pensée est proche de celle des grandes épîtres. On ne peut donc sur la base d’Ep 2, 20 opposer la conception charismatique de l’Église, qui serait celle de Paul, à la conception institutionnelle qui, de Jérusalem, aurait gagné l’Asie Mineure sous l’influence des Pastorales, puis de saint Ignace d’Antioche (8).
3. Apôtres, prophètes et didascales
A côté des Douze et de Paul qui leur fut adjoint comme l’avorton (1 Co 15, 8), les " apôtres et didascales " ont joué un rôle important dans la vie de la communauté primitive. Les prophètes de 1 Co 2, 28 ne sont pas des inspirés quelconques de Corinthe ; ce sont les " prophètes " de la communauté primitive. Dans la triade, " apôtres, prophètes, didascales ", la valeur théologique du verbe utilisé (etheto), l’importance donnée au classement (prôton, deuteron, triton), la maladresse de l’insertion dans le développement de la phrase, montrent que Paul utilise ici une liste traditionnelle et se réfère aux structures fondamentales de l’Église. Aux Corinthiens tentés de bâtir une communauté à leur convenance, Paul rappelle avec force que la Parole de Dieu n’est pas partie de chez eux mais de Jérusalem (1 Co 14, 36), et qu’il faut s’en tenir au " kérygme " tel qu’il est unanimement proclamé et enseigné dans l’Église.
Cette liste primitive : " premièrement les apôtres, deuxièmement les prophètes, troisièmement les didascales " est à comparer à ces logia dans lesquels le Christ annonçait l’envoi de " prophètes et de justes " ou de " prophètes, de sages et de scribes ". La terminologie ne s’est pas fixée du premier coup mais les notions essentielles apparaissent déjà : la mission, en dépendance du Christ, l’assistance intérieure par l’Esprit Saint, la charge de proclamer le message aux Juifs et aux Gentils, puis d’enseigner de façon plus méthodique aux convertis.
Les Actes fournissent quelques indications sur l’activité de ces " prophètes " (cf. Barnabé et aussi les Sept et avant tout Etienne et Philippe). Il n’y a aucune incompatibilité entre le charisme prophétique et l’organisation institutionnelle de l’Église : les apôtres et les anciens de Jérusalem envoient, en effet, Jude et Silas - des prophètes (Ac 15, 32) - à Antioche pour commenter aux Gentils convertis le décret qui proclame leur liberté par rapport à la Loi. A Antioche, d’ailleurs, prophètes et didascales dirigent conjointement la communauté (Ac 13, 1) (9).
4. La structuration des communautés
Au moment même où l’Esprit Saint suscitait des initiatives et des vocations nécessaires à la vie de l’Église naissante, comme en témoignent les Actes et la première épître aux Corinthiens, on assiste, aussi bien en Palestine, avec le collège des Anciens, qu’à Philippes avec les épiscopes et les diacres (Ph 1, 1), à un début de structuration des communautés.
Paul n’a jamais eu conscience d’organiser des communautés sur un autre type que celui des églises de Judée, alors même q’il proclame la liberté à l’égard de la Loi. Il a le souci constant de la cohésion entre les communautés qu’il fondait en milieu païen et l’église-mère de Jérusalem. Il se réfère aux traditions de cette église pour corriger les abus de Corinthe ou rétablir la pureté de la doctrine (1 Co, 11, 16-23 ; 15, 1, 11 ; 1 Th 2, 14).
De plus, quand Paul rédige sa lettre aux Corinthiens à Éphèse, s’il s’adresse à " tous les saints ", c’est que les chefs de la communauté se trouvent auprès de lui (16, 15-18). L’invitation à : " se ranger sous de tels hommes " (16, 16) rejoint, en effet, 1 Th 5, 12 ss. L’existence de charismes n’exclut donc en rien la fonction de chefs locaux.
Il y a même bien des indices qu’il y a des présidents institués (1 Th 5, 12) dans la communauté de Corinthe, en particulier les discussions du début de la lettre sur l’importance donnée à Apollos, mis sur le même pied que Paul et Céphas (1, 12 ; 3, 4-5) et qui reçoit comme Paul les titres de " coopérateur de Dieu " (3, 9), d’" intendant des mystères de Dieu " (4, 1). Il est vrai qu’Apollos n’est pas à Corinthe lorsque Paul écrit sa lettre, mais il doit s’y rendre sans tarder (16, 12), et absolument rien ne permet de penser que, en son absence, il n’y avait dans la ville aucun " pasteur ".
La comparaison entre l’église de Corinthe et l’église de Philippes, église chérie de Paul, est d’ailleurs éclairante. Nous lisons, en effet, dans l’adresse de l’épître aux Philippiens, dont les exégètes actuels soulignent de plus en plus les affinités doctrinales avec les grandes épîtres (Rm 1 et 2 Co, Ga) : " Paul et Timothée, serviteurs du Christ Jésus, à tous les saints dans le Christ Jésus qui sont à Philippes, avec leurs épiscopes et leurs diacres " (Ph 1, 1). Paul ne comptait donc pas sur la simple éclosion des charismes pour le maintien des communautés dans la rectitude de la foi et la ferveur de la charité. Cette attestation, enfin, nous permet de rattacher les prescriptions des Pastorales à l’activité de l’Apôtre - quel que soit le jugement formulé par ailleurs sur la rédaction de ces épîtres. Et il est impossible de rejeter comme un ajout non historique de Luc l’indication d’Ac 14, 23, selon laquelle Paul, dès son premier voyage, institua des presbytres dans chaque église.
La comparaison entre les diverses listes de charismes montre qu’en dehors des trois titres d’apôtres, prophètes, didascales, bien ancrés dans la plus ancienne organisation de l’Église (cf. Ac 13, 1), il n’y a pas de terminologie fixe. La situation est fluide en cette période où éclosent tant de jeunes communautés.
Le rôle des ministres institués par les apôtres pour être leurs collaborateurs se définit en premier lieu par la proclamation de l’Evangile (euaggelizesthai, kèrussein, didaskeïn, laleïen, parakaleïn, paraggelein, cf. 2 Tm 1, 8 ; 2, 2 ; 4, 2.5 ; 1 Tm 4, 11.13 ; 6, 20 ; 2 Tm 1, 13). Mais il inclut aussi la direction du service liturgique (1 Tm 3, 9 ; 4, 13) et une activité de direction de la communauté (1 Tm 3, 15 ; 5, 17-19 ; cf. 1 P ; les Pastorales).
Ces ministères (presbyteroi ou episkopoi) sont liés aux apôtres, et, comme le montrent les épîtres pastorales, ils sont fondés sur la tradition apostolique et réglés par elle (1 Tm 4, 6 ; 11-16 ; 6, 17 ; 2 Tm 1, 13 ss. ; 2, 2.7 ; 3, 11-14 ; 1 Tm 3, 15 ; 3, 7 ; Tt 1, 5). 1 Co 4, 17 explicite déjà cette dépendance apostolique.
Les responsables des églises, les pasteurs, n’exercent jamais leur fonction que pour assurer la fidélité des communautés à leur structure apostolique primitive.
A peine quarante ans après la première Lettre aux Corinthiens, Clément de Rome écrit à ces derniers une autre lettre célèbre où il affirme comme une vérité incontestée et connue de tous que depuis les apôtres il y a toujours eu des pasteurs officiellement établis dans les églises, et spécialement à Corinthe ; il rappelle à ce sujet qu’Apollos était un de ces hommes auxquels on devait obéissance, un homme éprouvé et établi par les apôtres (47, 4), comme les épiscopes que ceux-ci ont éprouvés et établis (42, 4) et comme les successeurs de ces derniers (44, 2). Clément ne se contente d’ailleurs pas de parler d’autorité et d’obéissance ; il se réfère au rôle des épiscopes, presbytres et diacres dans la liturgie, l’offrande des dons, le service sacerdotal (41, 2 ; 43, 2-6 ; 44, 4).
La tradition patristique est demeurée unanime sur ces points. Dans les lettres d’Ignace d’Antioche, il n’y a pas de place pour une communauté sans hiérarchie constituée ; il n’y a pas d’Eucharistie sans la présidence de l’évêque ou de celui qu’il a mandaté pour cela. Saint Irénée, dans la lutte qu’il a engagée contre l’hérésie des gnostiques, insiste davantage sur la fonction d’enseignement des évêques, qui ont reçu le " sûr charisme de la vérité " (Adv. Haer. IV, 26, 2). Hippolyte de Rome présente les évêques comme successeurs des apôtres dans le triple domaine du magistère, du sacerdoce, du pastorat ; les presbytres sont leurs collaborateurs. Telle est la conviction unanime des écrivains catholiques de la période patristique. Tel est aussi l’enseignement qui apparaît dans les textes liturgiques anciens (10).
Tout en laissant place à une évolution importante des ministères, on ne peut donc opposer une " constitution charismatique " des églises pauliniennes à la " constitution épiscopalo-presbytérale ". Car pour les chrétiens de l’Église primitive il n’y a pas d’opposition entre la liberté de l’Esprit dans l’octroi de ses dons (1 Co 12, 11) et l’existence d’une structure fondamentale de l’Église (1 Co 12, 18).
D’ailleurs très tôt un geste liturgique a exprimé et la continuité avec le fait unique de l’Incarnation et l’impulsion venue de l’Esprit : l’imposition des mains. Ce geste s’enracine dans les usages juifs ; et bien au-delà, dans l’exemple de Moïse qui impose les mains à Josué pour lui communiquer l’Esprit de sagesse (Dt 34, 9). La prophétie, mentionnée dans ce contexte (1 Tm 1, 18) signifie les paroles liturgiques qui communiquent l’Esprit.
Ainsi, c’est une projection indue de nos problèmes modernes qui fait découvrir dans l’Église de la fin du premier siècle et le début du second, une lutte entre les charismatiques et les ministères institutionnels. Les " hommes de l’Esprit ", ce sont les épiscopes comme Ignace d’Antioche, le " théophore " (Ad. Eph. 9, 2), c’est Polycarpe de Smyrne, ce " didascale apostolique et prophétique ", comme dit l’auteur de son Martyre (XVI, 2). La Didachè nous fait assister au passage d’une étape à l’autre, sans qu’on puisse deviner un conflit sur ce point. La polémique, par contre, bat son plein contre les fauteurs de nouveauté.
Deux questions très importantes se posent encore au niveau du Nouveau Testament :
- Pourquoi le Nouveau Testament n’utilise-t-il pas le vocabulaire sacerdotal pour définir les fonctions de ministre de l’Église ?
- Pourquoi et comment le vocabulaire sacerdotal s’est-il réintroduit dans la désignation des ministres de l’Église ? Quelle est la signification de ce fait ?
1. Ministère sacerdotal et vocabulaire sacerdotal
Le mot archihiereus n’est appliqué au Christ que dans l’épître aux Hébreux. De plus, le mot hierateuma n’est donné au peuple de Dieu que dans 1 P 1, 9, et le mot hiereus ne se trouve que dans l’Apocalypse (Ap 1, 5, etc.). Certes, le verbe hierourgueïn est employé par Paul, mais, d’une manière générale, on peut dire que les ministères analysés dans les pages précédentes ne sont pas décrits en tenues sacerdotaux.
L’absence d’un vocabulaire spécifiquement sacerdotal aux origines de l’Église s’explique parfaitement. Le mot hiereus désignait, en effet, d’une part les prêtres de l’Ancienne Loi, de l’autre les ministères des cultes païens. Un emprunt à la terminologie juive eût été d’autant plus ambigu que les fidèles des églises judéo-chrétiennes fréquentèrent pendant un certain temps le temple de Jérusalem. L’épître aux Hébreux, et, plus tard, la lettre de Barnabé sont les premiers documents qui traitent explicitement du temple juif. L’Église primitive n’utilisa pas davantage les vocables en usage dans les milieux profanes pour désigner sa hiérarchie, archè, telos, timè, consciente qu’elle était de la spécificité de ses institutions.
a) La spécificité du vocabulaire chrétien
Le Christ lui-même ne s’est jamais donné le titre de grand prêtre. Il s’est désigné comme le Serviteur et le Pasteur qui donne sa vie pour ses brebis : il pouvait dès lors manifester son ministère sacerdotal dans son originalité propre, sans le lier à des images juives, qui auraient risqué d’en contaminer le sens.
Il était dès lors inconcevable que les apôtres puissent se désigner autrement que par le titre de serviteur et cela d’autant plus que le Christ " venu non pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude " avait constamment insisté sur la nécessité où ils étaient d’être à son image, serviteurs.
Ce vocabulaire est ainsi le meilleur indice du fondement christologique du ministère chrétien.
Pour ne prendre que deux exemples particulièrement frappants, Pierre et Paul ont conçu leur ministère à l’image du Serviteur.
- Pierre et le Serviteur : Pierre a buté contre le mystère du Serviteur (Mt 16, 23) et il l’a renié. Pour être érigé par le Christ comme chef de l’Église, Pierre avait besoin de découvrir dans les larmes le mystère de son Seigneur, qui se fit Serviteur.
A l’image du Christ, Pierre devient par excellence le Pasteur du troupeau. Il se trouve conformé au Christ serviteur souffrant qui donne sa vie pour ses brebis et il imite son maître jusque dans la mort (Jn 21, 15-20).
Il exhorte lui-même les presbytres qui exercent la charge pastorale (1 P 5, 2-5) à être les modèles du troupeau (cf. Jn 21, 15 ; la formule " non pas en faisant des seigneurs mais en étant les modèles " évoque de plus le lavement des pieds - Jn 19, 13-14).
Le seul titre de gloire de l’apôtre est donc d’être pasteur et serviteur à l’image du Serviteur (11).
- Paul et le serviteur souffrant : Les nombreuses allusions des épîtres ou des Actes à Isaïe 42, 53 permettent d’affirmer que Paul était habitué à s’appliquer à lui-même les oracles du Serviteur. Quand il parle de sa mission, il évoque ce qu’Isaïe dit de la mission du Serviteur ; les attaches isaïennes de Ga 1, 15-16 ont été souvent mises en lumière par les exégètes. De même, les allusions des Actes à Isaïe (13, 47 ; 18, 9-10 ; 21, 11 et 36 ; 22, 22 ; 26, 16-18) sont également bien connues. Elles montrent avec clarté que la mission de l’Apôtre des Gentils est décrite avec des traits empruntés au Serviteur souffrant et au Christ des évangiles. En bref, les Actes des Apôtres et les épîtres pauliniennes s’accordent à voir dans la mission de l’Apôtre des Gentils l’accomplissement des prophéties du Serviteur, dans une imitation de la vie et des souffrances du Christ.
Le mystère de cette conformité de Paul au Serviteur souffrant transparaît dans le paradoxe crucifiant de l’existence apostolique, tel qu’il se résume dans la magnifique formule : " Nous portons ce trésor (l’apostolat et la gloire du Nouveau Testament) dans des vases d’argile " (2 Co 4, 7). Paul porte en lui la pauvreté des angoisses du Christ (Col 1, 25), sa mort, pour donner la vie à ceux à qui il annonce la parole. La mort, c’est la participation de Paul au mystère du Serviteur, c’est sa condition humiliée d’apôtre (1 Co 2, 3-5 ; 2 Co 4, 7) ; ce sont les oppositions, les incompréhensions qu’il rencontre, sa souffrance pour le salut des autres (1 Co 15, 31) allant jusqu’au désir d’être répandu en libation sur le sacrifice de la foi des fidèles (Ph 2, 17). La vie, c’est la gloire de la Parole de Dieu transformant les âmes et leur faisant porter des fruits de vie.
En bref, dans les multiples épreuves de son apostolat (pauvreté, persécutions, déficiences multiples, 2 Co 3, 7-9), Paul expérimente la communion à la passion du Christ, la conformité à sa mort (Ph 3, 10 ; Ga 2, 19 ; 2 Tm 2, 9-11) pour que l’Esprit pénètre les coeurs des païens. Le ministère de l’Esprit qu’il exerce est la transparence de la vie de Jésus à travers un corps en proie à la mort de Jésus (2 Co 3, 1-11). La deuxième épître aux Corinthiens, comme une charte apostolique, résume tout le paradoxe apostolique (2 Co 5, 20 - 6, 10).
La loi fondamentale de la vie apostolique est donc celle du déploiement de la puissance du Seigneur dans la faiblesse de l’apôtre (2 Co 12, 9). Elle manifeste dans la vie de l’apôtre la logique spirituelle de la vie du Christ.
Dans une telle perspective, il est clair que le vocabulaire sacerdotal comme tel ne peut être au premier plan. Mais cela ne veut pas dire qu’il est totalement absent (12).
b) Les indices d’un vocabulaire sacerdotal
Le vocabulaire de service est le vocabulaire usuel pour toute J’activité apostolique, mais il peut embrasser aussi toutes les activités dans l’Église ; c’est pourquoi pour préciser ce qu’est le service apostolique - service eschatologique du peuple de Dieu - il est bon de préciser qu’il n’est pas n’importe quel service ; c’est un service pour Dieu : 2 Co 6, 4 ; 1 Th 3, 2 pour le Christ : 2 Co 11, 23 ; Col 1, 7 ; pour l’Évangile : Ep 2, 7 ; Col 1, 23 ; 1 Th 3, 2 ; pour l’alliance nouvelle : 2 Co 3, 6 ; pour les croyants et leur salut : 1 Co 3, 5 ; c’est un service dans le Seigneur : Ep 6, 21 ; 2 Co 4, 17).
Certes, le vocabulaire du Pasteur et du Serviteur suppose implicitement une perspective sacerdotale, spécifiée par l’originalité spécifique du mystère du Christ.
Mais divers indices révèlent, en particulier chez Paul, une conscience spécifiquement sacerdotale. Paul conçoit son apostolat comme une oeuvre sacerdotale et il utilise un vocabulaire sacerdotal (Rm 15, 15-16, à rapprocher de Si 50). Dans cette même perspective, la perte de sa propre vie lui apparaît comme un sacrifice (Ph 2, 17). De plus Paul poursuit dans son œuvre apostolique la réconciliation sacrificielle du monde avec Dieu (2 Co 5, 20), ce qui est un vocabulaire typiquement sacerdotal. Il explique sa mission personnelle comme le prolongement de celle du Christ, qui est une vraie réconciliation du monde avec Dieu (2 Co 5, 18) ; il la qualifie de " ministère de réconciliation " diakonia tès katallagès (2 Co 5, 18), qu’il exerce comme plénipotentiaire du Christ (2 Co 5, 20). On pourrait aussi mentionner le vocabulaire de la bénédiction. Paul viendra " avec la plénitude de la bénédiction du Christ " (Rm 15, 29). Et nous avons vu plus haut que tout son ministère rend présent le sacrifice du Christ (13).
Ajoutons à ce propos, comme nous l’avons également vu plus haut, que dans le Nouveau Testament le ministère du presbyteros ou de l’episcopos n’est pas un ministère sacerdotal parce qu’il rend présent le sacrifice du Christ dans la célébration eucharistique. Il l’est au sens où dans toute son activité le presbyteros ou l’episcopos rend présent le service sacerdotal de Jésus-Christ, son offrande, son " pour nous ", dans la parole, les signes d’endurance, de patience, l’existence tout entière.
2. Vocabulaire sacerdotal ou vocabulaire ministériel
De ce que les ministères analysés plus haut ne sont que très rarement décrits en termes expressément sacerdotaux, on a conclu bien souvent que la " sacerdotalisation " ou la " resacralisation " du ministère s’expliquait par l’influence de l’Ancien Testament sur la communauté chrétienne, et plus tard, après Constantin, par le transfert des prérogatives du sacerdoce païen aux ministres chrétiens.
Le fait est certain : alors que le Nouveau Testament et la plupart des premiers écrits chrétiens évitent non seulement les termes qui désignaient les prêtres de l’Ancien Testament, mais même tout rapprochement ou comparaison avec ceux-ci, peu à peu les auteurs chrétiens ont repris ces mêmes termes et institué une comparaison.
L’utilisation du vocabulaire sacerdotal a vraisemblablement eu lieu dans une perspective typologique qui permettait de mieux comprendre la distance qui sépare l’image de la réalité. Saint jean n’a-t-il pas déjà une doctrine du Christ grand prêtre et des apôtres consacrés, même si les mots grand prêtre et prêtre ne sont pas prononcés ? L’opposition entre l’ombre et la figure (Moïse et le Christ) n’est-elle pas déjà présente chez lui ? Paul, de son côté, dans la deuxième aux Corinthiens n’oppose-t-il pas je ministère de Moïse et celui de l’Esprit (2 Co 3, 7-10).
Dans les comparaisons instituées, l’essentiel demeure. D’une manière toujours très ferme on récuse la continuité entre les institutions de l’Ancien Testament et celles du Nouveau Testament, ce n’est pas d’Aaron, ni de Moïse, que dérive le ministère du Nouveau Testament mais des Apôtres et du Christ lui-même. C’est la réalité du ministère sacerdotal des premières générations chrétiennes qui, libre d’une contamination possible des idées juives, s’est située par rapport à l’Ancien Testament et a mieux manifesté son caractère propre.
Cependant, un tel processus de pensée, dans son fond parfaitement légitime, comporte des dangers dès lors que la spécificité du sacerdoce du Christ perd de son éclat.
Il est arrivé, en effet, que l’influence de l’Ancien Testament sur la conception chrétienne du ministère se soit fait sentir au point d’en réduire la note évangélique. Les Pères de l’époque des martyrs ont invoqué les institutions et dispositions légales de l’Ancien Testament pour appuyer, soit le respect de l’ordre établi dans l’Église, soit des règles de moralité s’imposant au clergé, soit l’obéissance due aux ministres hiérarchiques. Les références à l’Ancien Testament ont ainsi contribué à fixer le vocabulaire sacerdotal et cultuel du christianisme et à mettre en valeur un clergé, et même un état clérical particulier. Ce souci moralisateur ne cessera de se développer, en Occident surtout, à la suite des invasions du V° siècle (14).
De plus, le goût de trouver l’origine des institutions chrétiennes dans l’Ancien Testament a pesé sur la conception même du sacerdoce. Saint Jérôme ouvrit la voie et saint Isidore transmit au moyen âge l’idée que les différents ordres (de l’évêque au portier) avaient leur type et leur origine dans le service cultuel mosaïque. Il n’est pas douteux que ces considérations ont accentué le caractère cultuel du ministère sacerdotal. Cette évolution était d’ailleurs consonante avec une vision sacrale de la société telle qu’elle s’est développée au moyen âge et dans laquelle demeurait un relent d’essentialisme intemporel et sacralisant, lié à un manque de perception de l’initiative humaine et de l’historicité. Cette sacralisation a sans doute provoqué, au moins pour une part, l’explosion de la Réforme (15)
Les remarques que nous venons de faire montrent combien est nécessaire une vigoureuse prise de conscience de la nouveauté radicale du sacerdoce du Christ, exprimé dans son comportement de Fils de l’homme venu en Serviteur de Dieu donner sa vie pour les hommes (Mc 10, 45 ; Mt 20, 18).
Elle est aussi nécessaire pour une compréhension en profondeur de l’existence chrétienne comme telle que pour une redécouverte du ministère sacerdotal dans sa dimension théologique, Vatican II ayant défini l’oeuvre de l’Église et le ministère sacerdotal par le " service ".
Toute la vie de l’Église est, en effet, à travers les sacrements et en particulier l’Eucharistie, communion au mystère du Serviteur obéissant à son Père qui l’a consacré et envoyé dans le monde (Jn 10, 36) pour donner sa vie pour ce monde (Jn 10, 17-18).
Tous les chrétiens, pape, évêques, prêtres, fidèles communient donc au même mystère d’obéissance au Père dans l’Esprit. Tous ensemble, ils vivent, sous des modalités différentes, le même mystère d’obéissance, si bien que leurs rapports réciproques sont définis par une commune structure spirituelle d’obéissance. Chacun révèle à l’autre le mystère d’obéissance dans l’Esprit qu’il est appelé à vivre.
C’est cette commune obéissance à l’Esprit et dans l’Esprit qui fait de la vie tout entière de l’Eglise une " communion ", un culte " en esprit et en vérité ", un culte de la foi embrassant la vie du monde pour en faire une action de grâce au Père dans le feu de l’Esprit.
Pasteurs et fidèles " qui sont tous appelés à la sainteté et qui ont reçu à titre égal la foi qui introduit dans la justice de Dieu " (cf. 2 P 1, 1) (LG 32), sont donc liés entre eux par des rapports fraternels de communion et de service.
C’est dire, répétons-le une fois encore, que le sacerdoce ministériel n’est jamais séparé de l’Église : il se situe à l’intérieur de l’assemblée, sous les sacrements, ouvert à la lumière de Dieu dans le Christ, de manière à ce que la communauté entière devienne conforme à l’image de Dieu.
Aussi bien, le peuple ne peut-il remplir son ministère sans le ministre sacerdotal, mais celui-ci - évêque ou prêtre ne peut remplir son office sacerdotal sans le peuple, car il n’existe qu’à l’intérieur de la communauté sacerdotale : " Pas d’Église sans évêque et pas d’évêque sans Église ", dira plus tard saint Cyprien (16).
1. Sur toute notre question, nous disposons de quelques très bonnes études : H. Schlier, " Grundelemente des Priesterlichen Amtes in Neuen Testament ", dans Theologie und Philosophie (1969, 2, pp. 161-180) ; Schreiben der deutschen Bischôfe über das priesterliche Amt ; Ein biblischdogmatische Handreichung. Sonderdruk herausgegeben vorn Sekretariat der Deutschen Bischofskonferenz, Trèves, Paulinus-Verlag, 1969 ; J. Coppens, " Le sacerdoce chrétien ", Nouvelle Revue Théologique, 1969, pp. 225-245 ; 337-351, texte paru ensuite en plaquette sous le titre Le sacerdoce chrétien. Ses origines et son développement, Leyde, 1970. On y trouve toute la bibliographie parue à ce jour ; J. Giblet, " Les Douze, histoire et théologie " dans Le prêtre, foi et contestation, Duculot-Gembloux, P. Lethielleux, Paris, 1970, pp. 44-76 ; J. Colson, Ministre de Jésus-Christ, ou le sacerdoce de l’Evangile, Paris, 1961.
2. On peut se demander si Jésus a employé le mot apostolos ou son équivalent araméen. J. Dupont, dans son étude " Le nom d’apôtre a-t-il été donné aux Douze par Jésus ? " dans Orient chrétien, 1965, pp. 445 ss., conclut par la négative.
3. Ce point, déjà entrevu par M.-J. Colson, est justifié par une étude de André Feuillet, Le Sacerdoce chez saint Jean (inédit). Ajoutons la remarque faite par le P. Feuillet : " Conscients d’avoir été élus par Jésus pour l’accomplissement d’une fonction sacrée, les apôtres, dans les Actes, se préoccupent de savoir qui Jésus a choisi pour remplacer Judas dans sa charge et ils utilisent pour cela le tirage au sort, d’usage courant dans le temple pour la désignation aux différentes fonctions liturgiques (Lc 1, 9). " (La doctrine des évangiles synoptiques sur l’Église, inédit).
4. Cf. sur ce sujet l’étude du P. Grelot, Pierre et les Douze (inédit) ; E. Cothenet, Les Prophètes du Nouveau Testament (inédit).
5. Sur cette question, cf. H. Schlier, op. cit., pp. 164-168.
6. Sur ce sujet, nous renvoyons à l’étude de P. Grelot, " Réflexions sur la structure ministérielle de l’Église selon saint Paul " (op. cit., chap. II note 1, et à celle de E. Cothenet, cité plus haut, note 4 (inédit). Voir aussi : J. Colson, Ministre de Jésus-Christ, ou le sacerdoce de l’Evangile, Beauchesne, 1961.
7. H. Küng, L’Église, Paris, 1968, p. 494.
8. Cf. R. Bultmann, H.F. Von Campenhausen, E. Kasemann, E. Schweizer, H. Küng. Dans toute cette question, nous reprenons les remarques de E. Cothenet dans l’étude citée, note 4.
9. Ici encore nous reprenons la démonstration de E. Cothenet.
10. Voir le rapport du P. Lécuyer (inédit). Nous ne pouvons traiter ici du problème de la succession des évêques à Alexandrie aux premiers siècles. Cf. à ce sujet, J. Lécuyer, " Le problème des consécrations épiscopales dans l’Église d’Alexandrie ", dans Bulletin de Littérature ecclésiastique, oct.-déc. 1964, pp. 241-257. On a soutenu que le patriarche d’Alexandrie ne recevait pas la consécration épiscopale par l’imposition des mains des évêques, mais qu’il était intronisé, et peut-être consacré par les presbytres de la ville. Cf. W. Telfer, "Episcopal Succession in Egypt", dans The Journal of Ecclesiastical History, 3, 1952, pp. 1-13. Réfuté par E.W. Kemr, "Bishops and Presbyters at Alexandria", dans Journal of Ecclesiastical History 6, 1955, pp. 125-142. Depuis quelque temps cependant les diverses études catholiques sur le ministère acceptent, comme argent comptant, les affirmations de W. Telfer. Cf. Fr. Van Beecks, "Towards an Ecumenical Understanding of the Sacraments", dans Journal of Ecumenical Studies, 3/1, hiver 1966, p. 83, note 45 ("Telfer concludes his careful historical analysis as follows...") ; H. J. McSorley, "Protestant Eucharistic Reality and Lack of Orders", dans The Ecumenist 5 juillet 1967, p. 69 ; D. J. O’Hanlon, "A new Approach to the Validity of Church Orders", dans Reconsiderations, Roman Catholics Presbyterian and Reformed Theological Conversations 1966-1967, New York, 1967, p. 148, et p. 155, note 26 (L’auteur va même plus loin que Telfer, car il étend le cas à "a number of Churches in the first centuries", p. 148).
Le P. Lécuyer a montré, dans son article du Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 1969, pp. 81-99 qu’aucun des arguments invoqués ne résiste à un examen sérieux.
11. Sur ce thème, cf. M.-J. Le Guillou, " Pierre et le Serviteur ", dans " La participation dans l’Église ", in Problèmes actuels du catholicisme français, C.C.I.F., Desclée de Brouwer, Paris, 1969, pp. 148-155.
12. Sur ce sujet, cf. L. Cerfaux, " Saint Paul et le Serviteur de Dieu d’Isaïe ", dans Recueil Lucien Cerfaux, tome II, pp. 439-454. Voir les Actes 13, 17 avec citation d’Isaïe 49, 6 ; 18, 9-10 avec citation implicite d’Isaïe 41, 9-10 ; 21, 11 avec allusion au Christ Serviteur souffrant ; 21, 36 et 22, 22 avec allusion à Isaïe 53, 8 ; 26, 16-18 avec allusion à Isaïe 42, 716. Ce point de vue a été repris par H. Denis et A. Feuillet.
13. Cf. H. Schlier, op. cit. ; J. Coppens, op. cit., pp. 236-237. Voir aussi Cl. Wiener, " Hiereurgein (Rm 15, 16) ", dans Studiorum Paulinorum Congressus Internationalis Catholicus, 1961 (Analecta Biblica, 17-18, Rome 1963, t. II, pp. 399-404). Voir aussi A.-M. Denis, " La fonction apostolique et la liturgie nouvelle ", dans Rev. Sc. Phil. Théol. 52 (1958), pp 401-436 ; 617-656.
14. Sur ce sujet, Yves Congar, " Deux facteurs de la sacralisation de la vie sociale au Moyen âge (en Occident) " dans Concilium 47, pp. 53-54.
15. Cf. op. cit., pp. 54-55 ss.
16. Cette vue est restée toujours fondamentalement présente dans la tradition orientale, orthodoxe en particulier.
VI
LE MINISTÈRE SACERDOTAL COMME SERVICE ESCHATOLOGIQUE
La crise contemporaine, les données de l’Écriture et de la Tradition, nous obligent à insister théologiquement sur quelques points :
A) LA NOUVEAUTÉ RADICALE DU MINISTÈRE SACERDOTAL
Le sacerdoce du Christ a introduit dans la durée humaine une rupture absolue, en même temps qu’un achèvement imprévisible des promesses. Il a fait entrer dans la nouveauté radicale de l’ère eschatologique.
Parce qu’il est le Fils de Dieu, par un acte de liberté dans l’amour - un acte fait en une seule fois, même s’il comporte plusieurs moments : Croix-Résurrection don de l’Esprit, mission confiée aux apôtres pour tous les temps - le Christ rachète l’humanité et fonde son Église en lui donnant, avec la grâce et la vie éternelle, ses structures essentielles et ses moyens de grâce.
Cet acte du Christ fonde si profondément le ministère apostolique que celui-ci, en rupture avec les ministères anciens - ceux de la lettre - apparaît comme le ministère de la nouveauté radicale, le ministère de l’Esprit (2 Co 3, 4-12).
Dès lors il est impossible qu’il y ait dans l’Église un ministère sacerdotal qui ne se rattache pas à cette initiative fondatrice. C’est là le sens de ce qu’on appelle la succession apostolique. Elle signifie que le ministère sacerdotal a son origine dans la volonté de Dieu exprimé historiquement en Jésus-Christ, à travers le signe sacramentel de l’imposition des mains. Elle est une modalité de la présence active, efficace et éternelle, du Christ ressuscité à son Église : " Et moi, je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin du monde " (Mt 28, 20) (1).
C’est dire que la structure fondamentale du ministère sacerdotal dépend entièrement du mystère du Christ, Parole de Dieu dévoilant sa plénitude de sens et d’efficacité dans sa mort et sa résurrection.
Service de l’eschaton pour amener les hommes à invoquer le nom du Christ (Rra 15, 20), le ministère sacerdotal ne se laisse donc pas réduire à une quelconque fonction sociologique au sein de l’Église ; comme tel, il ne peut davantage être considéré comme une spiritualisation ou une moralisation d’une ancienne structure religieuse, ou au contraire, comme une sacralisation de structures païennes ou mondaines. Il est fondé théologiquement sur la singularité du ministère eschatologique de Jésus-Christ. Disons qu’il est le service de la puissance active, proprement eschatologique, de la Parole de Dieu, Jésus-Christ mort et ressuscité, dont les signes sensibles sont, à deux titres différents, l’annonce du message évangélique et les gestes sacramentels.
La mise en valeur de cette structure absolument originale et proprement eschatologique du ministère sacerdotal est une nécessité pour l’Église d’aujourd’hui. Ce ministère n’est plus, en effet, protégé par des structures sociologiques liées à une situation de chrétienté, et le respect de son autorité, qui tenait lui aussi bien souvent à certaines habitudes sociologiques, est désormais mis en question. Il importe dès lors au plus haut point que l’autorité de ce ministère soit perçue dans sa ligne propre, qui n’a rien à voir avec la puissance ou le pouvoir, entendus dans leur sens terrestre. De même que le Christ n’a de puissance de représentation de son Père qu’en tant qu’il est humble et exproprié de lui-même (cf. Jn 5, 19 ss., 5, 22), de même le ministère sa du Christ que dans la mesure où il communie au mystère du Christ humble et exproprié de lui-même. Comme le souligne le Nouveau Testament, la participation au ministère eschatologique du Christ suppose une conception nouvelle et bouleversante de l’autorité, celle du Serviteur (Mc 10, 42-45), incluant participation à la souffrance eschatologique du Christ. Seul un ministère exercé dans l’esprit du Serviteur retrouvera sa crédibilité : c’est la faiblesse du ministre qui révèle la force de l’Esprit (cf. 2 Co 12, 10).
L’image du Pasteur, qui marque bien la continuité entre le caractère ministériel du sacerdoce du Christ et sa forme ministérielle dérivée, souligne d’ailleurs elle aussi cette perspective, puisque, du point de vue christologique, le " pasteur " est celui qui a reçu de Dieu le " mandat " et le " pouvoir " (Jn 10, 18) de donner sa vie pour ses brebis.
Cette identité de l’office et de l’amour dans le sacerdoce suréminent et unique du Christ ne peut cependant être participé par les pasteurs ultérieurs qu’à travers une dualité d’aspects ; il y a, d’une part, un office et un pouvoir objectif, fondé sur une " configuratio Christo sacerdoti " objective ; il y a, d’autre part, un impératif (doublé d’une promesse : Jn 20, 18 ss.) postulant l’assimilation aussi complète que possible à l’attitude du Christ qui donne sa vie par amour.
Ajoutons que le face à face du prêtre et de la communauté, contenu dans l’image du pasteur, qui met le prêtre du côté du Christ, s’actue évidemment à l’intérieur de l’Église, puisque le prêtre, par le baptême, en est un membre. Ce fait est important, car il montre que le rôle de représentant du Christ vis-à-vis du peuple ne peut être institué et assumé que par un acte du Christ (à travers la hiérarchie présente) et que le peuple n’a par lui-même aucun droit à extrapoler un de ses membres et à lui attribuer le rôle de représentant du Christ.
La remarque précédente signifie qu’aucune communauté chrétienne ne peut exister sans une conscience-au-monde en qui les fidèles se reconnaissent communautairement prévenus, appelés, convoqués, rassemblés par la Parole de Dieu - le Christ mort et ressuscité - et grâce à qui ils accèdent à la conscience de leur salut.
En d’autres termes, la communauté chrétienne n’existe et ne prend conscience d’elle-même que dans la rencontre qu’elle fait du ministre sacerdotal à travers lequel se manifeste la prévenance divine qui la constitue. Il suffit de penser à l’analogie de la personne humaine, qui n’existe vraiment que pour autant qu’elle est appelée, provoquée par une initiative qui vient vers elle et qu’elle reconnaît. Un enfant ne saura jamais son nom que s’il est appelé.
Précisons ce point. La communauté ecclésiale au sein de laquelle le chrétien vient à l’existence se trouve constituée comme telle dans son unité par la Parole de Dieu.
Que Dieu manifeste à l’Église la prévenance divine qui la constitue par le service eschatologique de Jésus-Christ mort et ressuscité, cela n’est mis en cause par aucun chrétien. Mais la question demeure : comment, après la mort de Jésus, cette prévenance divine se manifeste-t-elle à la communauté ecclésiale ?
Une rencontre prévenante qui demeurerait au plan individuel de chaque fidèle, livrerait les hommes aux modalités particulières de l’expérience de l’appel divin, vécu par chaque conscience ; elle mènerait à un solipsisme indépassable !
Une rencontre proprement institutionnelle est nécessaire, étant donné que le don de Dieu à l’homme est inséparable et contemporain de son insertion dans la communauté.
L’objection selon laquelle l’Esprit agissant en chaque conscience, en lui dévoilant le sens de l’Écriture, créerait la communauté chrétienne et lui révélerait la transcendance de l’appel divin ne porte pas, car l’action de l’Esprit doit être communautairement reçue et signifiée et donc se réaliser au niveau, non seulement de l’homme, mais indissociablement au niveau de la communauté elle-même. C’est pourquoi elle se manifeste dans une personne vivante, ou dans un réseau organique de personnes vivantes, qui deviennent comme des icônes de la communauté.
Les fidèles se reconnaissent donc comme communautairement prévenus par la Parole de Dieu, grâce au ministre, pour autant que celui-ci, en tant que consacré eschatologiquement par l’action divine, est lui-même sens, ou si l’on préfère, pour autant que Dieu lui donne sens, en ce qu’il veut se signifier efficacement en lui dans le mystère de son initiative salvifique. Ce ministre ne joue d’ailleurs ce rôle que prévenu lui-même par la Parole, et pour autant qu’il renvoie à l’Église universelle.
C’est, de plus, grâce au ministre que les fidèles accèdent à la conscience de leur salut, en répondant à l’initiative divine, car l’unité de la visée de foi doit être dite, et elle ne peut être dite, que par une conscience. Le ministre rencontré par le fidèle est ainsi le symbole de l’insertion de la visée de foi dans l’unité de la Tradition ; il renvoie le fidèle et la communauté au-delà d’eux-mêmes, à l’évêque, et par lui au collège épiscopal ayant à sa tête le pape, c’est-à-dire à l’universalité de l’Église dans l’espace, la succession historique signifiant l’universalité de l’Église dans le temps et sa référence à l’événement fondateur de la Croix et de la Résurrection (2).
Ajoutons encore une remarque : nous avons insisté plus haut sur la soumission obéissante du Christ à l’Esprit pendant sa vie terrestre et nous avons noté que l’Esprit était la volonté du Père en quelque sorte objectivée " en règle ". En fonction de cette soumission du Christ à l’Esprit, nous devons affirmer que la soumission de l’Église terrestre au Christ implique qu’elle accepte sa " règle " et qu’elle ne s’identifie pas subjectivement et sans distance avec sa " mentalité " divine. Le ministère apostolique est là pour garantir cette distance, qui est formellement distincte de la " loi " de l’Ancien Testament, puisque l’obéissance du Nouveau Testament est pneumatique.
Le ministère sacerdotal dans sa plénitude est, comme Vatican Il l’a bien mis en lumière, le ministère épiscopal, en qui s’actualise pour l’Église aujourd’hui le ministère apostolique.
Parmi les collaborateurs qu’en raison de la multiplicité de leur tâche et de l’ampleur de la mission du salut les évêques ont choisis pour leur confier divers ministères, les prêtres sont ceux qu’ils ont associés sur un mode plus intime à leur propre ministère (célébration de l’Eucharistie, pardon des péchés, annonce de la Parole).
1. La consécration sacerdotale
Dès l’origine, les prêtres ont été ordonnés à leur fonction non par une simple désignation ou élection mais par un rite d’imposition des mains qui répète, sur un ton mineur, le rite solennel de l’ordination épiscopale, pour indiquer l’identité substantielle des pouvoirs et de la grâce, en même temps que la mission et la fonction subordonnée avec lesquelles ils peuvent être exercés. C’est pourquoi les prêtres sont appelés dans une formule antique des rites sacramentels d’ordination " secundi meriti sacerdotes ", " secundi praedicatores " (3).
L’identité substantielle du rite et l’unité du ministère apostolique dans ses divers offices auxquels les prêtres sont appelés à collaborer font tenir pour certain que, comme les évêques dans la consécration épiscopale reçoivent le " munus sanctificandi ", le " munus docendi et regendi ", de même, les prêtres reçoivent dans leur ordination, en même temps que le " munus sanctificandi " une participation au " munus docendi et regendi " qui s’actualisera dans la communion et sous la direction du collège épiscopal, représenté le plus souvent par l’Ordinaire (4).
La venue de l’Esprit Saint dans la consécration sacerdotale est donc la source de la mission et des pouvoirs du prêtre, en même temps qu’elle est source de grâce intérieure, principe de transformation profonde. Elle établit ceux qui la reçoivent dans un état définitif, comme en témoignent presque toutes les liturgies, qui concluent le rite d’ordination par un geste ou une proclamation voulant affirmer qu’il est acquis définitivement par une signation ou par l’onction, qui est un signe indélébile. Elle fait des ordonnés des mis à part (les liturgies utilisent le verbe aphorizô, et ses traductions d’Ac 13, 2), et elle les prend tout entiers pour les consacrer à leur mission (5).
Par cette consécration - qui est une onction de l’Esprit, participation à l’onction du Christ (cf. Lc 4, 18) - les prêtres sont configurés au Christ-Prêtre pour qu’ils soient capables d’agir au nom du Christ-Tête en personne (Presbyterorum ordinis n° 2).
En raison de cette consécration, les prêtres coopèrent à l’édification de l’Église comme corps du Christ et sacrement du salut en exerçant pour leur part la mission confiée par Jésus aux apôtres et que continue le collège épiscopal. Ils le font en annonçant l’Évangile avec autorité selon l’enseignement du Magistère, en administrant les dons de grâce selon la tradition et la discipline légitime de l’Église, en éduquant les fidèles et la communauté des fidèles à comprendre et à actualiser leur propre vocation chrétienne pour qu’ils soient témoins du Christ et sauveurs de leurs frères. Ils sont consacrés à toutes ces charges par leur ordination. Le fait d’être affecté à telle ou telle charge, toujours dans la communion des pasteurs légitimes, dépend de causes variées : de la nécessité ou de l’opportunité du moment, des dons et des aptitudes personnelles, des traditions pastorales, mais aucun prêtre ne peut cesser d’être appelé à annoncer Jésus-Christ et à administrer les dons de grâce en collaboration avec la mission apostolique du corps épiscopal. C’est là sa première vocation, sa vocation propre dans l’Église (6).
Appelés par une consécration sacramentelle à être les collaborateurs du corps épiscopal, les prêtres participent donc à la responsabilité des successeurs des apôtres ; de même, à leur mesure, ils participent à leurs dons et ils sont ordonnés à actualiser leur service comme une activité personnelle. Aussi ont-ils, non seulement une fonction d’exécution et d’interprétation de la mission du corps apostolique, mais encore une fonction d’aide et de conseil dans la recherche de ce qui est le plus opportun pour que la parole de Dieu " coure " à travers les hommes pour les sauver. Les formes juridiques qui règlent la collaboration des prêtres au ministère épiscopal doivent donc avoir pour rôle d’assurer de façon adaptée au moment l’unité spirituelle nécessaire à l’exercice de la mission comme signe visible de la charité intérieure, et la mise en valeur ordonnée de tous les dons et de toutes les énergies dans la sérénité et la paix, afin que le monde croie au Christ sauveur (Jn 17, 21-23) (7).
2. Articulation variable des offices
L’ampleur des charges incluses dans la mission apostolique et la nécessité d’une adaptation pédagogique aux diverses conditions spirituelles et historiques des divers peuples et des divers lieux, tout comme la tradition qui vient de l’Église primitive, ont déjà amené dans le passé les églises locales et l’Église universelle à articuler de façon variable les offices et à distribuer de façon variée les ministères sacrés. Cette articulation variée est possible à condition que soit sauvegardée la norme selon laquelle seuls les évêques possèdent la plénitude du ministère apostolique et selon laquelle l’exercice des ministres inférieurs est subordonné à l’autorité suprême de l’Église.
Transmise par Jésus-Christ à travers les apôtres, l’autorité que possédait l’Église dans le passé demeure en elle aujourd’hui encore. La suprême autorité, à qui revient le devoir premier de rendre l’Église " universel sacrement de salut ", c’est-à-dire le Pape et le collège épiscopal uni à lui, peut donc encore aujourd’hui organiser les ministres de l’Église en des formes nouvelles, à condition que soit sauvegardée la distinction entre épiscopat et presbytérat pour ce qui regarde la plénitude des pouvoirs apostoliques, et la distinction entre évêques, prêtres et les autres, pour ce qui regarde les pouvoirs strictement sacramentels réservés aux prêtres par la tradition unanime et universelle de l’Église (8).
Rappelons enfin que le prêtre exerce ex officio, c’est-à-dire " publiquement ", un certain nombre de tâches que tous les chrétiens peuvent faire, mais qu’il en exerce certaines autres que tous ne peuvent pas faire. Le ministère sacerdotal est, en effet, constitué par un titre original de participation au sacerdoce du Christ, en vertu duquel le prêtre représente le Christ à la tête de la communauté et comme en face d’elle (célébration de l’Eucharistie, pardon des péchés, annonce officielle - publique, authentique - de la Parole).
D) UN PROBLÈME NÉ D’UNE ÉVOLUTION THÉOLOGIQUE
On ne peut nier que l’enseignement théologique de l’Église concernant le ministère sacerdotal a évolué. Il vaudrait mieux d’ailleurs parler d’une évolution de la théologie sur des points particuliers que d’une évolution de la foi telle qu’elle se manifeste dans les rites liturgiques, dans la vie de la communauté ecclésiale, ou dans les déclarations officielles du Magistère.
Il est vrai, par exemple, que la théologie occidentale, à partir du XIIe siècle, a beaucoup plus insisté sur les " pouvoirs " conférés, et spécialement sur le pouvoir de consacrer l’Eucharistie, que sur la grâce sacramentelle reçue : de là est venue une tendance à accorder moins d’importance à l’imposition des mains qu’à la tradition des instruments.
Parallèlement, toujours à cause de l’importance donnée à la consécration eucharistique, on a vu s’affaiblir, toujours en Occident, et chez les théologiens, l’importance donnée à la consécration épiscopale ; dans la conception totale du sacrement de l’Ordre, le pouvoir " sacerdotal " de consacrer le Corps du Christ a éclipsé les autres " pouvoirs " de magistère et de gouvernement pastoral. Ceci apparaît avec évidence au concile de Trente lui-même.
Dans la même ligne encore, on a eu tendance à dissocier le " sacerdoce " de la cura animarum : au moyen âge, les clercs, dépositaires de la culture, reçoivent dans la société une place d’honneur, des avantages matériels considérables ; on en vient à créer de nombreux oratoires ou églises privées, confiés à des prêtres qui n’ont pour devoirs que d’assurer le culte ; on fonde de même de nombreux bénéfices sans cura animarum. On ordonne des prêtres pour le bénéfice, et non pour les besoins du peuple, et l’on perd ainsi peu à peu la conscience du lien entre le presbytérat et le " service " du peuple de Dieu, la plupart des prêtres n’ayant plus que l’obligation de célébrer des messes, sans obligation de prêcher ou d’instruire le peuple. Comme le bénéfice n’est plus lié strictement au devoir pastoral, les évêques eux-mêmes perdent le sens du devoir de " résidence " au milieu de leur troupeau...
On comprend dès lors que les réformateurs du XVIe siècle se soient élevés avec tant de force contre le sacerdoce et même contre la messe, et aient insisté sur le service de la prédication de la parole de Dieu. On comprend aussi que le Concile de Trente, réagissant à leurs excès, ait si fortement proclamé l’existence du sacrement de l’Ordre comme ordonné à la célébration de l’Eucharistie ; en même temps, toutefois, il réprimait certains abus spécialement concernant la résidence et la prédication. Mais, son but premier étant de répondre aux " novateurs ", il ne voulut pas renverser l’ordre et la discipline établis au moyen âge.
Le deuxième Concile du Vatican a pu, dans une atmosphère moins polémique, compléter les déclarations du concile de Trente, et rétablir un équilibre plus harmonieux entre les divers aspects du ministère. Son enseignement est trop connu pour qu’il soit nécessaire de l’exposer ici (9).
De la considération de cette évolution, naît une question : dans le concept intégral du sacerdoce, quel est l’élément essentiel ?
Le Décret Presbyterorum ordinis donne la première place à la prédication parmi les fonctions sacrées, tandis que le concile de Trente fait de l’offrande du sacrifice de la messe la première et la plus importante fonction du prêtre.
Que faut-il en conclure ?
Certains tirent de cette opposition apparente des conclusions extrêmement radicales : le ministère sacerdotal, dont la fonction primordiale est le service de la Parole, conçu en opposition avec l’aspect cultuel et sacramentel, doit être désacralisé et décléricalisé.
D’autres, au contraire, s’appuyant sur les décrets Sacrosanctum concilium n° 20 et Presbyterorum ordinis n° 5, soulignent que l’Eucharistie est présentée comme la fin vers laquelle tend tout le ministère sacré et la source de sa fécondité. Ils en concluent que la célébration eucharistique est la fonction la plus essentielle et la plus excellente du prêtre, la prédication n’étant qualifiée de fonction primordiale que par une priorité de temps (10).
Il est clair que le prêtre ne peut se définir uniquement par des pouvoirs liturgiques dont le principal est la consécration eucharistique, comme le montre l’étude des formulaires d’ordination ; mais il ne peut davantage se comprendre sans eux : il est celui qui peut conduire l’évangélisation jusqu’à son terme : baptême et eucharistie ; il est celui qui, associé à son évêque ou envoyé par lui, peut donner le sceau de l’unité à la communauté locale : " un seul pain, un seul calice, un seul Seigneur "... il est le ministre du Christ qui pardonne et guérit. S’il n’était pas engagé dans la responsabilité apostolique et pastorale de son évêque, il risquerait de retourner à une conception judaïsante du sacerdoce. En revanche, s’il n’exerçait pas son pouvoir sacramentel, il perdrait jusqu’à la conscience de son sacerdoce et ne pourrait plus présenter aux hommes l’authentique mystère du Christ, accompli une fois pour toutes, mais renouvelé efficacement au long du temps de l’Église ; en sa personne, le prêtre vit le paradoxe magnifique de l’économie du salut : l’unité qu’il fait en lui-même, il peut la faire découvrir aux autres (11) .
C’est dire qu’il faut dépasser le dilemme : Parole ou Eucharistie. On peut le faire en définissant, comme nous l’avons fait, le ministère sacerdotal comme le service de la puissance active, proprement eschatologique, de la parole de Dieu – Jésus-Christ mort et ressuscité, dont les signes sensibles sont, à deux titres différents, l’annonce du message évangélique et les gestes sacramentels.
La Parole, en effet, ne doit pas être entendue au sens d’un simple contenu intelligible d’un message ; prise dans la plénitude de son mystère, elle inclut le sacrifice du Christ, sa mort et sa résurrection ; elle est la force créatrice du salut et nous avons vu que le Nouveau Testament enseigne que l’exercice du ministère apostolique rend présent le service sacerdotal du Christ, son offrande, son " pour nous ", dans la parole, les signes, l’existence entière du ministre.
Quand nous parlons de la prédication de la Parole, nous ne devons donc jamais oublier qu’elle inclut en elle le sacrifice du Christ qu’elle rend présent, et qu’elle appelle d’elle-même l’Eucharistie.
Le prêtre est, au service du peuple de Dieu, le héraut de la Parole de Dieu jusqu’aux plus hauts degrés d’intensité qu’elle atteint dans l’ordre sacramentel, spécialement dans l’Eucharistie. Mais il a fallu à l’Église une longue réflexion avant que l’Eucharistie apparaisse comme la présence la plus intérieure et la plus objective du sacrifice du Christ et le constitutif dernier de la construction de l’Église (12).
Le sacerdoce ministériel reste ainsi défini par la spécificité du sacrifice du Christ, efficacement présent, de manière fondamentalement unifiée, dans l’annonce efficace du message évangélique et dans la célébration eucharistique. Il est, par le fait même, défini aussi par la gloire de Dieu, puisque c’est dans le sacrifice de la Croix que le Père est glorifié par le Fils, et par la bénédiction puisque c’est par la Parole crucifiée que nous sommes introduits dans la bénédiction divine (Ep 1).
Peut-être pourrions-nous conclure ces remarques en soulignant que le ministère sacerdotal implique une conception déterminée de l’Église. La crise sacerdotale le montre d’ailleurs parfaitement puisque la crise d’identité du sacerdoce est en même temps une crise d’identité de l’Église.
Pour l’Église catholique, une ecclésiologie de communion ne peut se séparer d’une ecclésiologie d’institution, celle-ci étant comprise non comme purement juridique mais comme structurante, vitale et spirituelle (13).
Les Documents sur le sacerdoce du Secrétariat général de l’épiscopat français font les remarques suivantes : " Certains s’interrogent sur l’absolue nécessité du sacrement, reçu dans la succession historique des apôtres, pour l’exercice valide du ministère hiérarchique au service de la communauté. Ils le font parce que sensibles à la doctrine protestante du ministère (non sacramentel) ou à un certain bilan actuel de l’exégèse ou des origines chrétiennes qui ne laisse pas apparaître une nette distinction ni une claire détermination des différentes fonctions pour le service hiérarchique de la communauté.
" Dans la même lancée, on pose la question des modalités nécessaires pour qu’un ministère exercé aujourd’hui dans l’Église puisse se dire en certitude dans la continuité de la succession apostolique, et, par là, légitime et authentifié comme validement conféré par le choix de l’Esprit Saint : celui-ci ne pourrait-il pas procéder aussi par don direct de type charismatique ? Ne l’a-t-il pas fait plusieurs fois dans l’histoire de l’Église, depuis Paul lui-même ? La hiérarchie, dans ce cas, n’aurait-elle pas à ratifier - et pas toujours à conférer par une consécration liturgique - le ministère confié par Dieu au service de la communauté ? "
Essayons de répondre à ces questions, en examinant les rapports de l’Esprit et de l’institution.
Le présupposé implicite ou explicite de la plupart de ces questions est l’opposition entre la structure charismatique et la structure institutionnelle de l’Église, opposition qui, nous l’avons vu, ne peut être acceptée. De plus, le cas de Paul ne peut être invoqué pour défendre la thèse d’une intervention charismatique, car la situation de Paul, par rapport à Pierre et aux Douze, ne peut avoir aucun répondant exact dans l’histoire qui suivra. Son apostolat prophétique fait partie de la " prophétie constitutive " de l’Église, qui est propre aux temps apostoliques et qui est formellement distincte des " dons spirituels " que l’Esprit accorde à qui il veut.
On invoque souvent l’aspect charismatique des ministères des communions chrétiennes pour réclamer leur reconnaissance. Mais la référence à l’Esprit est insuffisante là où la référence formelle à l’institution christologique est absente.
Quand on s’interroge sur le ministère dans la succession apostolique et sur sa relation aux ministères étrangers à celle-ci, la question n’est d’ailleurs pas tellement de savoir si en tel ou tel cas il y a une succession apostolique - chaque cas de ce genre doit être étudié en particulier - mais si la succession apostolique elle-même est essentielle à l’authenticité de la vie de l’Église.
L’argument fondamental pour affirmer ce caractère essentiel est le suivant : l’action continue du Saint-Esprit et le fait unique de l’Incarnation sont liés par le fait que le Paraclet est le don suprême que le Christ glorifié accorde à ceux qui étaient avec lui , depuis le début " (Jn 15, 26-27) et à ceux qui remplissent un ministère dans son Église (Ep 4, 8-12). La mission de l’Esprit applique aux hommes de tous les temps l’oeuvre du Christ ; elle ne se substitue pas à son intervention (14).
L’insistance sur la nécessité d’une " intégration " à la succession apostolique pour la validité d’un ministère qui soit celui du Christ est liée, suivant toute la tradition catholique, à l’impossibilité de concevoir en ce monde une " Église du Christ "qui ne se rattacherait pas à l’Incarnation et à l’activité historique du Christ. La continuité apostolique est en même temps dans la parole, les sacrements et la charge pastorale à laquelle ils sont liés.
Cela ne veut pas dire que ceux qui n’ont pas le ministère tel que nous l’avons décrit sont nécessairement privés des biens qui découlent du mystère du Christ par la succession apostolique. Mais tous les dons de l’Esprit qu’ils peuvent avoir sont en liaison avec la parole divine et les signes sacramentels confiés à la charge pastorale issue des apôtres. Les dons qu’ils ont déjà reçus postulent en vérité l’entrée dans la communauté du Christ telle qu’il l’a établie, comme on le voit dans le cas des baptêmes de Corneille et de Paul.
La mesure d’authenticité de ce qu’ils ont déjà de foi dans le Christ historique - en ce qu’il a fait et décidé une fois pour toutes -, celle de toutes les grâces salutaires qui leur viennent du Père par l’Esprit, se trouvera dans leurs dispositions à recevoir de cette succession apostolique - lorsque l’occasion se présente pour eux de reprendre le contact perdu avec elle - la consécration qu’ils n’en avaient pas reçue jusque-là. Par là, et par là seulement, non seulement leurs communautés ecclésiales échapperont à leur particularisme local et temporel pour s’intégrer à la Catholica de partout et de toujours, pour devenir la société unique que le Christ a fondée et propage comme la sienne, par la mission de ses apôtres. Ainsi, pour ces frères séparés, cette consécration, loin de nier l’authenticité des dons reçus ou transmis antérieurement, doit être reconnue au contraire comme leur consécration, faute de laquelle, arrivés comme ils le sont à ce point de rencontre, ces dons seraient privés de l’accomplissement qu’ils postulaient dès le début.
Le principe fondamental qui doit guider notre discernement est donc le suivant : nous ne pouvons savoir ce que fait le Saint-Esprit en dehors de la référence à l’institution christologique, c’est-à-dire indépendamment du signe qu’il nous en a donné.
L’Église maintient donc que l’imposition des mains, légitime dans l’ordre actuel de l’histoire du salut, est le seul signe certain de la succession apostolique qui nous ait été donné et donc la seule garantie que nous ayons de la transmission des pouvoirs du magistère, de la célébration de l’Eucharistie, de gouvernement pastoral.
On ne peut donc pas admettre que, dans un cas d’urgence, la communauté pourrait reconnaître que Dieu seul lui a fait en l’un de ses membres le don du sacerdoce ministériel. Dire qu’il y aurait là une reconnaissance, en quelque sorte précaire, dans l’attente d’une reconnaissance par l’Église universelle s’exprimant soit par le concile, soit par son chef, le Pape, c’est accorder à la communauté un pouvoir qu’elle n’a pas. De plus, on lie de façon rigide la foi et le salut aux sacrements de l’Église, au moment même où on affirme l’intervention charismatique de l’Esprit.
Il ne semble pas qu’on puisse en appeler à la doctrine orientale de l’économie pour reconnaître les ministères des communautés qui manquent des conditions que nous avons décrites (15). Car l’économie au sens des théologiens orientaux ne s’applique a) qu’à ceux qui veulent être réconciliés avec l’Église ; b) elle suppose que l’Église supplée à un manque éventuel de foi orthodoxe dans ceux qui ont conféré ou reçu le sacrement, mais non à une dispense de l’acte sacramentel lui-même.
Au problème de la reconnaissance des ministères sont liés : a) celui des célébrations communes de l’Eucharistie entre ministres catholiques et ministres qui ne sont pas dans la succession apostolique telle que nous l’avons présentée ; b) celui de la réception de la part des catholiques de l’Eucharistie, ou autres sacrements, célébrés par des ministres qui n’ont pas ladite succession.
Quant au premier point, nous pensons que lorsque les prêtres catholiques participent à de telles célébrations dans des conditions qui rendent ambiguë la différence fondamentale entre le ministère dont ils sont revêtus et celui des autres célébrants, le signe sacramentel se trouve vicié et par conséquent devient douteux.
De telles célébrations risquent non seulement de constituer un scandale pour les fidèles catholiques et aussi bien non catholiques, mais encore de créer de graves illusions, comme si l’union était déjà faite quant à l’essentiel.
Quant au second point, nous pensons que le catholique qui reçoit les sacrements d’un ministère en dehors de la succession apostolique non seulement crée pour les autres une ambiguïté sur sa propre foi catholique, mais encore la met en danger en lui-même.
1. Jean Mouroux a fort bien développé ce point dans " Réflexions sur l’intercommunion ", dans Vers l’Unité chrétienne, févr.-mars 1970, pp. 2022.
2. Nous avons repris et résumé (et quelquefois modifié) les vues de M. R. Didier, " Le Sacerdoce et l’existence historique des communautés chrétiennes ", dans Essais de théologie sacramentaire, Facult. de théologie de Lyon, Profac., pp. 19-26.
3. Cf. Lumen Gentium n° 28, avec les témoignages cités. On ne peut déterminer ce qu’est le sacerdoce du Nouveau Testament sans le référer à l’épiscopat dans lequel continuent la mission et les pouvoirs apostoliques, qui sont les pouvoirs " fondateurs " ou " générateurs " de l’Église " per singula loca ". De cela, toute l’histoire témoigne. Les témoignages liturgiques des rites d’ordination l’attestent de façon particulière, à commencer par la " Tradition apostolique ". Ce rite sacramentel a été reconnu par tout l’Orient et a été reconnu aussi comme valide par l’Église de Rome. Pour ce qui est du rapport entre Épiscopat et Presbytérat dans les rites variés, cf. B. Botte, l’Ordre d’après les prières d’Ordination, Paris, 1957, pp. 13-35.
4. Le Concile Vatican Il a clairement enseigné le fondement sacramentel de tous les pouvoirs épiscopaux, non seulement sacramentel (munus sanctificandi) mais d’enseignement (munus docendi) et pastoral (munus regendi). Une application de cet enseignement à l’ordination presbytérale est ici proposée : celle-ci confère au prêtre non pas seulement des pouvoirs ontologiques sacramentels, mais aussi un fondement ontologique pour la charge d’enseignement et d’action pastorale, qu’il est appelé à exercer comme collaborateur du collège épiscopal.
Le fondement de cette doctrine se trouve dans l’identité substantielle du ministère apostolique, possédée en plénitude par les évêques et, à un degré moindre et participé, par les prêtres, et dans l’identité substantielle des rites d’ordination. Quelques différences apparaissent cependant. Les prêtres, n’ayant pas la plénitude des pouvoirs apostoliques, n’ont pas la plénitude des dons que toute la tradition réserve aux évêques : la fonction de maîtres authentiques de la foi, la fonction de guider les fidèles avec une vraie autorité de gouvernement.
Les prêtres, de plus, ne peuvent exercer leurs fonctions d’enseignement et de direction pastorale des fidèles que selon la doctrine et la discipline fixée avec l’autorité des successeurs des apôtres, et plus particulièrement de l’évêque qui, dans un endroit donné, représente le collège épiscopal.
L’attribution d’un fondement ontologique sacramentel à toute l’action sacerdotale du prêtre (enseignement et régence pastorale, outre l’activité strictement sacramentelle) apporte à coup sûr une précision notable en ce qui concerne les rapports entre sacerdoce commun et sacerdoce ministériel, en ce qui concerne aussi la fonction spécifique du sacerdoce ministériel dans l’édification de l’Église. Il procurera un notable accroissement de la foi du peuple chrétien dans le sacerdoce ministériel et dans son action, et de la foi des prêtres dans la signification de leur propre vie et de leur propre action, avec une notable répercussion dans la vie pastorale. Enfin, une détermination semblable constituera un précieux fondement pour les charges pastorales qui seront attribuées au diaconat permanent.
Étant donné que les " ministères " participés, conférés par l’ordination, peuvent être déterminés par l’autorité suprême de l’Église (Souverain Pontife et collège épiscopal), une fonction d’enseignement et de régence pastorale analogue à celle des prêtres peut être confiée au diaconat, avec un fondement ontologique surnaturel proportionné.
5. Cf. M. Martimort (inédit).
6. Une fois affirmée l’unité et l’universalité des charges immanentes au sacerdoce ministériel en vertu de sa participation à la succession apostolique du collège épiscopal, on relève le fait historique du caractère varié de ces charges, soit dans l’histoire de la communauté chrétienne, soit dans des cas singuliers de prêtres, et on en indique les motivations variées.
En réalité, il n’est pas difficile de montrer que le caractère varié de l’exercice du ministère sacerdotal, au moins pour de longues périodes, dépend de la variété des situations pastorales : là où la foi est une réalité diffuse et se transmet dans une large mesure par la vie familiale et l’environnement, tend à prévaloir le ministère sacramentel, qui suit ou qui prépare le ministère pastoral ; en revanche, là où la foi n’existe pas ou est menacée prévaut le ministère de formation de la foi. Ce sont là des phénomènes compréhensibles sans qu’on ait besoin d’avoir recours à l’influence - nullement prouvée - de la conception vétérotestamentaire du sacerdoce (cf. Arnold, El ministero della fede, chap. I).
7. Une fois posé le principe d’une coresponsabilité participée et subordonnée des prêtres à la mission apostolique du corps épiscopal, fondée sur l’ordination presbytérale et les dons qu’elle communique, apparaît clairement l’exigence de faire coopérer de façon responsable et active les prêtres à l’actualisation de cette mission apostolique, mettant en valeur dans des formes juridiques appropriées (les conseils presbytéraux) l’expérience et les charismes. De plus, il faut noter que les formules liturgiques d’ordination des prêtres (Traditio apostolica) mettent en valeur le fait qu’aux prêtres est conféré " spiritum gratiae et consilii, presbyteri ut adjuvet " une grâce de collaboration au collège presbytéral qui inclut un esprit, " esprit de conseil ", c’est-à-dire de prudence pastorale surnaturelle.
8. Deux choses sont affirmées dans ce paragraphe :
a) La variété des organisations des ministères, au moins de leurs degrés inférieurs, dans l’histoire de l’Église, et la distribution variée des fonctions sacrées entre épiscopat et presbytérat, tout en maintenant toujours la distinction entre le sommet du sacerdoce oui ministère apostolique possédé par les évêques et le sacerdoce subordonné des prêtres.
b) Le pouvoir que l’Église a eu dans le passé, après la mort des apôtres, elle le possède encore aujourd’hui, toujours égal : elle peut donc encore aujourd’hui articuler d’une manière neuve et variée les ministères sacerdotaux et la participation à la mission apostolique, tout en maintenant la distinction entre sommet du sacerdoce et sacerdoce subordonné, et entre sacerdoce au sens plein et ministres inférieurs qui pourraient avoir des charges et des dons sacerdotaux mais ne regardant pas l’Eucharistie.
C’est le principe dont s’est servi Pie XII pour déterminer la matière et la forme du sacrement de l’Ordre (cf. Sacramentum ordinis, 30 nov. 47, n° 3).
9. Nous reprenons ici le résumé du P. Lecuyer dans son rapport (inédit). Sur les positions de Trente et de Vatican Il, cf. le résumé de Mgr Jedin (inédit).
10. Cf. l’article de D.F. Haarsma, Quelques thèses sur la théologie pastorale des prêtres, p. 119, dans les Actes du congrès de Lucerne : " L’affirmation que la fonction sacerdotale, cultuelle et sacramentelle n’est pas la fonction unique, première ni exclusive du ministère ecclésiastique, doit amener la désacralisation et la décléricalisation du ministère ecclésiastique... Il résulte des données du Nouveau Testament sur le ministère apostolique - confirmées par les documents de Vatican - que ce n’est pas sa fonction primordiale ; les deux sources confèrent la primauté au service de la parole de Dieu. " L’insistance sur la célébration eucharistique comme fonction première est du P. Gagnebet (dossier annexe).
1l. Nous reprenons les formules de M. Martimort (inédit).
12. Le P. K. Rahner définissait, à bon droit, le sacerdoce de la façon suivante : " Nous pouvons donner du prêtre la définition suivante : le prêtre est le héraut de la Parole de Dieu, mais avec ceci de spécifique qu’il est ordonné à une communauté (réelle ou tout au moins potentielle), et qu’il est investi de ce ministère par toute la puissance de l’Église, devenant ainsi le héraut officiel de la Parole de Dieu à un point tel que cette Parole lui est confiée avec les plus hauts degrés d’intensité auxquels elle atteint dans l’ordre sacramentel. Pour dire les choses très simplement, il est l’annonciateur de l’Evangile au nom de l’Église et en vertu de sa mission. Il l’est dans la façon suprême dont se réalise cette parole, celle de la célébration eucharistique, anamnèse de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ " (" L’essence du sacerdoce ministériel ", dans Concilium 43, p. 81).
13. Nous reprenons une formule de J. Mouroux, parue dans l’article " Réflexions sur l’intercommunion " dans Vers l’Unité chrétienne (févr.-mars 1970, p. 22).
14. J. Mouroux, dans l’article cité, note 13, écrit : " Le recours à la " suppléance " peut-il être considéré comme une règle normale et suffisante ? Peut-on attribuer au Saint-Esprit un rôle de novation et de création, indépendant de celui du Christ alors que lui-même l’a toujours présenté comme le prolongement vivant de sa mission propre ? "
15. Sur l’économie, on peut consulter l’article du P. Duchatelez : " L’économie se présente... comme la concession par de légitimes pasteurs d’un certain compromis qui, étant sauvé par l’intégrité des dogmes et des canons proprement divins, comporte, sur divers terrains de doctrine et de vie chrétienne, une application des normes plutôt condescendante que stricte, et cela pour le salut des hommes, surtout des fidèles. Ce salut implique la nécessité ou l’opportunité de cette façon de faire pour éviter le scandale, fortifier la foi des faibles, venir en aide aux hérétiques repentants ou briser leurs attaques. Ainsi l’économie peut être un prolongement magnifique de l’intention divine dans l’incarnation salvifique du Christ : manifestée par le Sauveur, imitée par les Apôtres appliquée par l’Église à travers les siècles (Nouvelle revue théologique, 1970, p. 291).
VII
L’INSERTION DU MINISTÈRE
SACERDOTAL DANS LE MONDE
D’AUJOURD’HUI
Les différents problèmes qui découlent de l’insertion du prêtre dans le monde d’aujourd’hui ne peuvent être envisagés de façon correcte si l’on n’a pas au préalable une conscience nette de ce qu’on peut appeler la " spécificité de l’Église ". Le ministère sacerdotal catholique est, en effet, comme nous l’avons déjà dit, le service des réalités proprement eschatologiques qui constituent le noyau fondamental de l’Église.
Il importe dès lors que nous précisions rapidement quelle est la spécificité de l’Église. Disons simplement : l’Église est la communauté organique dans laquelle le salut du Christ est agissant par la force de l’Esprit. Ce salut se réalise par la découverte que l’homme fait de sa véritable vocation à la lumière de la révélation : le Christ comme Fils de Dieu, et sa Pâque, comme constituant l’Alliance nouvelle qui s’accomplira dans la Parousie. L’annonce du mystère du salut est donc la source de l’identité de l’Église : le Christ est un maître et un témoin, mais il est encore bien plus que cela, il est le Sauveur. Pour l’humanité vouée à la mort et aux autres conséquences du péché, le Seigneur est la source de la seule vie possible dans une dimension plénière. Sans Lui, nous sommes morts, et, sans sa connaissance, nous sommes dans les ténèbres. Sa Parole est en même temps jugement et pardon. Elle nous découvre l’abîme de notre néant et elle nous introduit dans la communion du Père, du Fils et du Saint-Esprit dans l’Église. Elle atteint son sommet dans l’Eucharistie dont la célébration réalise l’Église (1).
Ce salut n’est pas sans conséquences pour les activités temporelles et pour les structures de ce monde, mais il ne saurait se réduire à elles ; il dépasse les techniques et l’action politique, tant au niveau du Royaume qui vient qu’au niveau de la profondeur du coeur de l’homme. Aussi bien, une libération n’est pleinement humaine que dans la mesure où les hommes parviennent à entrer dans le mystère du salut dans le Christ. Certes, l’Église entend collaborer sincèrement avec toutes les entreprises d’humanisation, mais son apport le plus précieux est d’annoncer, avec efficacité eschatologique, le Christ comme Sauveur du Monde.
Le ministère sacerdotal est lié à ce noyau spécifique et fondamental de la mission de l’Église. La structure de l’Église, voulue par le Christ, ne permet l’accomplissement de sa réalité sacramentelle qu’à travers le ministère, sans lequel " on ne peut pas parler d’Église ", selon l’expression tranchante de saint Ignace d’Antioche. Celui pour lequel l’Église se réduirait à un facteur de développement des structures temporelles ou encore celui pour lequel le christianisme de l’avenir devrait être " anonyme ", verrait l’identité de l’Église s’évanouir et le sacerdoce perdre son sens. Aussi le ministère sacerdotal peut-il être qualifié à juste titre de " signe de la catholicité " car c’est lui qui assure à la communauté un mode nécessaire de présence du Christ et qui l’appelle à vivre de la catholicité du mystère du Christ ; comme le dit Paul, il apporte à l’Église la " plénitude de la bénédiction du Christ " (Rm 15, 29).
De ce point de vue, on comprend mieux la raison profonde de la permanence du ministère sacerdotal, non seulement dans la communauté mais aussi dans la personne du ministre. Comme le mariage est l’image du lien indissoluble entre le Christ et son Église, de façon semblable le sacerdoce est le sacrement de ce lien par lequel le Seigneur est le Chef et l’Époux de l’Église. On peut parler, certes, d’une " fonction " sacerdotale ministérielle, mais cette " fonction " ne doit pas être comprise comme une activité destinée à assurer une chaîne d’actes isolés, plus ou moins anonymes ou magiques, mais bien comme une consécration, c’est-à-dire comme le sens foncier d’une vie (Grundberuf) vouée au service de l’annonce de la Parole du salut et à la célébration de la liturgie chrétienne. C’est dans ce sens qu’on peut parler de deux consécrations chrétiennes : la consécration baptismale et la consécration ministérielle, non pour les opposer ou pour établir entre elles des préférences, mais pour distinguer des rôles différents et complémentaires.
B) MINISTÈRE SACERDOTAL ET ACTIVITÉS HUMAINES
Le prêtre garde, certes, sa qualité d’homme et sa qualité de chrétien. Il reste membre de la communauté temporelle et il conserve sa place dans le Peuple de Dieu dans lequel et pour lequel il est prêtre. A un certain point de vue, le plus important pour lui reste sa condition de chrétien. Parmi ses activités plusieurs relèvent de sa qualité de membre de la communauté temporelle et d’autres lui sont communes avec tous les chrétiens, mais son rôle ministériel conditionne ces activités car il ne peut pas faire abstraction de la " fonction " qui envahit l’ensemble de son existence. Le ministère sacerdotal n’a pas comme but direct et immédiat le développement temporel, mais son rôle au sein de l’économie du salut ne manquera pas d’exercer une influence sur le temporel, influence dont l’efficacité ne sera pas toujours facile à mesurer parce qu’elle appartient à un niveau, qui est au-delà des constatations sociologiques. Ceci dit, on doit affirmer que le ministère ne peut pas être conçu comme un état " d’abstraction " de l’humain, mais bien comme un état personnel dont les fonctions conditionnent l’ensemble de l’existence. Il faut avouer que la réalisation concrète du ministère dans les différents engagements n’est pas susceptible d’une simplification de type juridique.
Une considération superficielle des remarques précédentes pourrait conduire à juger le ministère comme un appauvrissement, voire une mutilation. En fait, il s’agit de l’application d’une loi générale de l’existence humaine : n’importe quelle option implique qu’on laisse de côté d’autres possibilités et cela ne signifie aucunement qu’on minimise la valeur de ces dernières. Il ne s’agit pas seulement d’un problème de temps, mais aussi et principalement d’incompatibilités réelles : un avocat, par exemple, ne peut pas exercer simultanément l’office de juge. De façon analogue, le prêtre, signe de catholicité et ministre d’unité, dont toute l’existence doit être marquée par le sens eschatologique du salut, devra considérer avec la plus grande attention jusqu’à quel point telle ou telle activité est de fait compatible avec son rôle, même si ces activités sont en elles-mêmes très positives, voire nécessaires ; il devra ancrer sa vision dans la foi pour se souvenir sans cesse que son travail ne se situe pas au niveau de l’efficacité mesurable, mais qu’il participe au mystère de l’anéantissement du Christ et que l’étendue des fruits qu’il portera reste le secret du Père.
Ces vues permettent de dégager quelques critères de discernement susceptibles d’aider le jugement pratique dans la tâche difficile de trouver l’équilibre entre les activités ministérielles et les activités non ministérielles du prêtre
1. La sauvegarde des possibilités réelles d’exercice du ministère est un principe fondamental dans le choix des engagements, et le jugement qu’on peut porter sur eux. Il faut tenir compte non seulement des désirs personnels, si légitimes qu’ils soient, mais aussi et avant tout des besoins de la communauté chrétienne et de ceux qui n’ont pas encore reçu l’annonce de L’Évangile. Si l’on laisse pratiquement de côté ce principe, on s’expose, par la nature même des choses, à perdre le sens de la consécration personnelle, en vue de laquelle on a été appelé au ministère sacerdotal. Les circonstances concrètes du milieu auront toujours une grande importance dans l’application de ce principe, mais le sacerdoce ne doit jamais devenir pour le prêtre une occupation latérale (Nebenberuf). Malgré toutes les difficultés, il doit rendre son service d’unité dans le Christ et dans l’Église.
2. Le prêtre, en tant que ministre du Christ et de l’Église, doit toujours agir comme signe et instrument d’unité. En face des oppositions qui ont comme source le péché et la méconnaissance de l’Evangile, il a le devoir de parler avec fermeté au nom de la Parole, mais il ne peut pas se borner à démasquer l’injustice : son ministère l’oblige à faire un effort sans cesse renouvelé pour amener les hommes à l’unité dans le Christ. Cela implique qu’il ne se laisse pas entraîner par une colère vengeresse, mais qu’il la surmonte par une charité qui éprouve la double souffrance de voir l’angoisse des opprimés et le rejet de l’Evangile de la part des puissants. Cette souffrance est une manifestation typique du rayonnement du Coeur du Christ sur le coeur du pasteur.
3. Certains engagements présupposent des jugements techniques susceptibles parfois d’appréciations fort différentes. Vis-à-vis de ceux-ci l’Église n’a aucune compétence, sinon dans les cas où l’Evangile est contredit par les moyens mis en oeuvre, la dignité de la personne humaine bafouée. Il est parfois possible de déceler une certaine cohérence entre telle option et le dessein du salut dans son rayonnement temporel, mais puisque cette cohérence ne constitue pas la seule " traduction " possible du message évangélique, l’attitude de l’Église ne peut revêtir le caractère d’un engagement officiel, puisqu’il s’agit des vues contingentes et provisoires. Même dans ces cas, l’option personnelle du prêtre devrait être marquée par la discrétion et la modération exigées par le rôle spécifique qu’il a dans la mission ecclésiale.
4. L’engagement politique pose des problèmes plus délicats encore et souvent extrêmement compliqués. C’est le champ où les oppositions sont très souvent la règle, même entre chrétiens. En ce qui concerne les moyens, il est douloureux de constater combien il est difficile parfois d’harmoniser la réussite politique avec la sincérité évangélique. Il ne faudrait en tirer la conséquence que l’engagement politique soit interdit au chrétien ; il est souhaitable et même nécessaire. Mais si l’on reste attentif au rôle du prêtre tel qu’on a essayé de le décrire plus haut, il semble que son attitude normale dans le champ des options politiques soit de ne pas se compromettre de façon militante et d’annoncer, avec la plus grande liberté et la plus grande indépendance, les exigences évangéliques, tant au niveau des moyens qu’à celui des buts. Étant donné qu’aucune option politique ne peut être considérée comme définitivement débarrassée du péché ou comme étant la traduction parfaite de l’Évangile, cela exige du prêtre, " témoin de ce qui n’est pas encore ", qu’il prenne ses distances. Son action sur le champ politique sera paradoxalement d’autant plus efficace qu’il saura renoncer à une efficacité à courte échéance. L’attitude du prêtre devrait rappeler aux chrétiens que l’Évangile ne peut pas se réduire à la politique et que n’importe quelle action politique, même si elle répond à des besoins très réels, ne saurait remplacer la contemplation du mystère du Christ et sa célébration dans la Liturgie de l’Église.
Peut-être pourrions-nous résumer tous ces critères en disant que dans tous les engagements le prêtre doit garder une réserve eschatologique (eschatologische Vorbehaltung). Cela d’ailleurs est en parfaite consonance avec ce que nous avons dit du ministère sacerdotal comme service eschatologique.
Il nous reste à examiner dans ses grandes lignes la question du célibat.
1. Position actuelle du problème
a) Le célibat est de nos jours soumis à une mise en question radicale : on s’interroge sur son sens et surtout sur la nécessaire connexion qui existe de fait dans l’Église occidentale entre célibat et ministère apostolique. Cependant, le fond du problème tient à un ensemble de questions bien plus profondes : le sens même du ministère, la relation des valeurs chrétiennes au monde actuel, l’action et la tâche de l’Église face aux autres manières d’interpréter le sens de l’homme (2).
b) La situation présente comporte des facteurs bien distincts : la légitime nécessité de penser les réalités chrétiennes dans des cadres culturels totalement nouveaux ; l’existence et l’acceptation massive de postulats d’origine non-chrétienne qui rendent inconcevables et plus encore irréalisables certaines exigences pratiques du christianisme, la nécessité, profondément ressentie par l’Église, de vérifier son message, non seulement au niveau de l’espérance transhistorique mais aussi de son efficience intrahistorique.
c) Ce phénomène historique nouveau, auquel nous assistons aujourd’hui, nous pourrions le désigner comme transculturalisation : passage de modèles inconscients et de quelques a prioris collectifs à partir desquels étaient interprétés le " vivre " et le " mourir " à d’autres modèles nouveaux ; passage d’une orbite spiritualiste européenne à une orbite scientifico-technique universelle. Dans cette dernière orbite, le célibat est une des valeurs ou formes d’existence chrétienne qui sont mises en question comme signes manifestes de l’espérance et de l’affirmation explicite de valeurs transcendantes invérifiables, que l’homme reçoit par grâce et qu’il ne peut acquérir par son effort. Les raisons concrètes d’origine et de sens bien divers, qui ont fait entrer en crise collective la connexion entre célibat et ministère, et dans le fond le célibat lui-même, sont les suivantes : perte de sens du célibat au niveau sociologique, nouvelle manière de percevoir les relations entre les valeurs transcendantes et leur service en ce monde, passage d’une interprétation sacrale à une interprétation séculière de la réalité, revalorisation théologique du mariage et dépassement des motivations favorables au célibat d’origine non-chrétienne, estimation positive de la sexualité et de la nécessaire intersubjectivité pour la pleine maturation humaine, perception des exigences d’une pleine solidarité à laquelle arrache le célibat, question des formes ecclésiales du service pastoral en vigueur aujourd’hui, comparaison avec la forme d’exercice du ministère dans les autres confessions chrétiennes et avec le ministère dans l’Église Orientale catholique, difficultés d’ordre pratique étant donné la solitude que le célibat crée chez le prêtre dans un monde où l’homme massifié rencontre l’intimité seulement dans le foyer, nécessités pastorales de l’évangélisation et manque de prêtres célibataires dans certains continents.
d) Une prise de position définitive, face au problème du célibat, implique trois opérations préalables : une façon de lire et de percevoir les valeurs et exigences centrales de l’Evangile, une façon de mettre en valeur l’actuelle situation de la culture et de l’évolution humaine en perspective religieuse, une manière de concevoir la tâche de l’Église en ce monde qui accentuera l’un ou l’autre aspect de l’Évangile, qui témoignera de l’une ou l’autre valeur, qui corrigera l’une ou l’autre accentuation de son histoire antérieure.
a) Le célibat est d’abord et avant tout un projet valide d’existence humaine. Il est la résultante nécessaire, pour un homme concret, de l’attrait ou de la fascination qu’un ordre de valeur ou une valeur concrète exerce sur son être, de telle sorte qu’il se sent librement obligé de renoncer aux autres valeurs positives, pour lesquelles il ne lui reste plus de temps, et qu’il ne pourrait servir avec la gratuité et l’exigence de totalité qu’elles méritent.
b) Le célibat chrétien " par amour du Christ et pour l’Évangile " a en commun avec les autres formes de célibat la consécration désintéressée à une tâche historique, la culture d’une valeur, le service d’une réalité que son être perçoit comme totalisante et ne laissant aucune place psychologique pour l’amour et le service absolument gratuits que l’épouse et les enfants ont le droit d’exiger.
Celui qui en chrétien opte pour le célibat ne fait pas un jugement de valeur théorique : a ceci est plus parfait que cela ", " ceci est saint et cela est profane ", mais il suit humblement le Christ qui l’appelle. Pour le chrétien tout peut être parfait et tout peut être sanctifié. Le célibat est une grâce et un charisme. Il est l’expression d’une réponse à un appel de Dieu, qui engage " à la suite " de la personne du Christ au service du Royaume ; il témoigne d’une obéissance qui a besoin de se renouveler sans cesse dans la fidélité (cf. Mt 19, 10-12 : " Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là à qui c’est donné... Comprenne qui pourra ").
c) Par la vie célibataire, le chrétien témoigne du Christ comme valeur absolue, comme vérité suprême, capable de dynamiser la totalité de sa vie. A travers cette consécration exclusive, il affirme publiquement que le Christ est la valeur personnelle, la valeur suprême et nécessaire à tous, une valeur qui ne se peut conquérir par la force ou la violence, mais qu’il faut recevoir comme don et grâce. Par le célibat, le croyant témoigne que la vocation humaine ne coïncide pas avec la vocation temporelle et encore moins avec la réalisation sexuelle, et que les valeurs présentes ne demeurent saines que dans la mesure de leur ouverture, référence et ordination positives à Celui qui est leur Source : Dieu révélé dans le Christ.
d) Cette vie célibataire dans le Christ a besoin de jaillir toujours renouvelée de l’amour pour Dieu et du zèle pour le Royaume, qui en sont la source. Elle ne dévoile son sens et elle n’a sa valeur de témoignage qu’à la condition d’apparaître comme la manifestation concrète d’une transfiguration, par l’amour de Dieu et le service du prochain, de toute l’affectivité spirituelle et sensible, et, par elle, de tout l’être humain. Elle doit naturellement exprimer l’ouverture universelle d’un amour qui élargit la vie, établit un contact plus vaste avec tous, réalise un don sans réserve au service du monde tout entier.
3. Célibat et ministère apostolique
a) La connexion historique existant entre célibat et ministère apostolique n’est pas nécessaire. Le ministère est possible sans célibat, tout comme le célibat l’est sans le ministère. L’union ou la dissociation entre ces deux réalités, qui ont été introduites par la tradition ecclésiastique, ne proviennent pas d’une nécessité dogmatique mais d’un jugement pastoral de valeur.
b) Certains des motifs invoqués au cours de l’histoire pour fonder la loi du célibat ont été tributaires de visions philosophiques du monde, de situations politiques, d’intérêts ecclésiastiques, qui n’avaient pas grand chose à voir avec l’Évangile. Il est même arrivé qu’ils soient objectivement faux.
c) Le célibat a été maintenu et sera maintenu dans l’Église comme l’expression d’une conviction chrétienne profonde, antérieure à toute conceptualisation : " Ne pas se marier par amour du Christ, pour être totalement au service de la Parole qu’il faut annoncer et des hommes qui l’attendent : c’est mieux. "
d) Les successeurs des apôtres ont raison de favoriser cette forme de l’existence chrétienne attestée et recommandée par les écrits du Nouveau Testament comme la forme la plus parfaite et la plus adaptée à la réalisation du ministère apostolique. Ils ne peuvent pas ne pas l’encourager.
e) La primitive Église en incluant la vie et les écrits de Paul dans le Canon (Actes et épîtres) nous incline à penser qu’elle voyait en lui la forme exemplaire de l’apôtre. Etre prêtre de la Nouvelle Alliance, c’est être ministre de l’Évangile et, à la lumière de la vie concrète de Paul, l’Église a compris ce qu’est la forme suprême exemplaire et normative de cette réalisation apostolique comme témoignage d’un amour personnel du Seigneur Jésus, d’un engagement total dans l’annonce de l’Évangile et dans le souci des Églises. La hiérarchie, avec l’ensemble du peuple de Dieu, considère à bon droit les croyants qui ont reçu le don de la virginité en union avec d’autres séries de charismes, comme les disciples les plus aptes à être chargés du ministère de la réconciliation. L’existence apostolique de Paul, célibataire et absolument disponible à tous les risques de l’annonce évangélique, sera toujours la forme apostolique exemplaire et, par conséquent, idéale de tout ministère dans l’Église.
f) Le ministre qui, par son célibat concrètement vécu dans l’amour, la joie et l’espérance, réfère explicitement et actuellement sa vie au Christ, accrédite l’Évangile qu’il annonce comme valeur totale et définitivement suffisante, comme valeur de grâce transcendant le temps. Sa vie met un sceau d’authenticité sur son annonce de la parole de Dieu.
g) Lorsque la hiérarchie unit virginité et ministère, elle ne dénature pas le charisme mais elle en actualise bien plutôt la destination et la référence communautaire, essentielles d’ailleurs à tout charisme. Le fait pour l’Église de postuler un don charismatique chez ceux qui exercent le ministère témoigne de la force transformatrice du sacrement (Parole et Esprit) qui confère le ministère et anime l’apôtre pour toute sa vie. Une dissociation radicale entre charisme et loi ignore le caractère spécifique de l’Église qui est constitué par l’Incarnation. Par l’Incarnation, en effet, Dieu se soumet à un lieu et à un temps, il reçoit la nature humaine de Marie, il se lie à quelques apôtres et à une Église, témoins nécessaires de sa vie et de ses paroles.
h) Le célibat apostolique n’implique pas une division de la réalité en profane et en sacré, il présuppose la sainteté du mariage chrétien comme condition permanente de son caractère de signe, en fonction d’une autre valeur plus grande. A son tour, la virginité reconnaît au mariage sa dimension sacramentelle, c’est-à-dire sa causalité, de grâce, non par le propre dynamisme de l’amour des conjoints mais par la référence explicite au Christ qui a fait du l’amour de l’un pour l’autre le canal et la cause de sa grâce.
i) Le célibat ne suppose pas une mésestime des valeurs temporelles. Comme tout homme croyant en Dieu, le chrétien est toujours signe de transcendance. Ces signes n’ignorent pas les valeurs du monde présent et ne les déprécient pas mais ils réfèrent la réalité de ce monde à un Dieu personnel, origine et but de toutes choses. C’est à partir de ce Dieu que se dévoile la signification de ce monde et se réalise son efficience. L’Église peut et doit créer de tels signes de transcendance et de grâce à travers des témoins officiels de son message.
j) Dans le célibat, le ministre de l’Évangile invite, par sa parole et par sa vie, à rompre là clôture d’un monde qui " unidimensionalise " l’homme et le réduit à un horizon clos sur lui-même. Il lui montre la possibilité de s’ouvrir à des réalités qui nous libèrent pour nous réaliser au moyen d’un amour de renoncement et d’un service absolument gratuit du prochain. D’un côté, le célibat possède l’efficacité de la foi qui renonce à la justification par les oeuvres perce qu’il est un don de Dieu et attend de lui la grâce de la fidélité. Il manifeste l’efficience de la parole de Jésus qui est, avant tout, offre d’amour, tout comme la force de sa mort, sens ultime du monde en son apparente insignifiance. Il est fondamentalement accordé avec le caractère eschatologique du ministère.
a) L’affirmation qu’une vie de disciple du Christ, menée dans la pauvreté, la virginité, la joie et le service du prochain est la condition que la hiérarchie doit considérer comme la meilleure pour pouvoir assumer le ministère apostolique ne signifie pas qu’elle doive les exiger toujours et de tous les candidats possibles dans la même mesure. Si ceux qui vivent dans la virginité authentifient certains aspects et certaines valeurs de l’Evangile qu’ils prêchent, ceux qui vivent dans le mariage, s’ils sont appelés au ministère, peuvent authentifier d’autres valeurs de ce même Évangile.
b) La hiérarchie responsable de l’annonce permanente, efficace et universelle de l’Évangile comme parole de vie et dispositif sacramentel do grâces, peut choisir, pour exercer le ministère apostolique, d’une part, ceux qui ont été appelés et vivent déjà du charisme de la virginité et, d’autre part, ceux qui, dans le mariage, par une expérience de nombreuses années, ont acquis une maturité humaine et professionnelle, un équilibre familial et surtout une valeur apostolique dans le sens qui est indiqué dans les épîtres pastorales.
c) Si l’on admet ce double type de ministres, celui qui est célibataire est le signe public, permanent et ecclésial de l’Évangile comme valeur eschatologique, totale et irremplaçable. Il porte ce témoignage non seulement en son nom personnel mais aussi au nom de la communauté croyante. L’authenticité de ce témoignage exige un engagement définitif. Par conséquent si, pour une raison personnelle, le célibat lui devient impossible, il doit cesser l’exercice de son ministère et n’a pas la possibilité de l’exercer dans le mariage, selon la tradition universelle de l’Église.
d) La loi suprême est " que l’Evangile soit annoncé ". Les critères concrets permettant de déterminer les formes du ministère à un moment déterminé de la vie de l’Église, dans un pays donné, relèvent de cette fidélité et de cette nécessité. Les critères de la décision seront les suivants : assurer l’annonce missionnaire de l’Evangile de la manière la plus qualifiée et la plus efficace, pourvoir aux besoins de la maturation ultérieure de la vie chrétienne en ceux qui sont déjà baptisés, assurer le témoignage incarné des exigences chrétiennes envers tous les hommes. On n’omettra cependant pas de tout examiner du point de vue de l’Église universelle.
e) Les problèmes du célibat obligatoire s’inscrivent dans un cadre ecclésial très complexe, dont il faut tenir compte si l’on veut dépasser tout cléricalisme et susciter la vocation apostolique de tous les laïcs. Il est urgent de créer une Église beaucoup plus diversifiée dans ses structures d’action pastorale, tant dans ses services que dans ses membres, pour assurer sa fidélité à sa vocation missionnaire et apostolique. Il faut que l’Église redonne valeur à la diversité des charismes qui se manifestent en elle et qu’elle établisse une structure de service pastoral qui lui conférera la mobilité et la disponibilité nécessaire pour être présente avec ses signes de grâce à la pluralité des mondes humains.
f) Ce n’est pas en réduisant ses exigences évangéliques qu’on rendra le célibat perceptible comme signe de valeur mais en les augmentant, c’est-à-dire en le situant dans toute une forme de vie apostolique (apostolica vivendi forma) entièrement déterminée par le service, la pauvreté, la joie, la disponibilité, l’espérance et l’amour. C’est ainsi seulement que sera surmontée l’inévitable ambiguïté de tout signe qui implique une renonciation. Etant donné l’actuelle situation sociologique, le célibat, en général, ne pourra être vécu sans un minimum d’esprit et de pratique communautaire. Des équipes groupant des prêtres ou des prêtres et des laïcs en seront le milieu idéal.
g) La situation dans laquelle aujourd’hui vit l’Église montre que l’apôtre célibataire est toute disponibilité pour le service de l’Évangile face à toutes ses exigences, qu’il est le type le plus accordé aux exigences implicites du Nouveau Testament. Etant en même temps paroles et actes, il est le signe suprême de la présence de Dieu et à la fois la suprême " contestation "d’un monde qui se veut clos sur lui-même et qui, par cette fermeture, est condamné à l’asphyxie spirituelle parce que, appelé à la plénitude de l’Infini, il a opté pour le fini comme fin qui lui suffit. C’est pourquoi, le célibat comme l’Évangile, la foi et l’Église auront toujours un caractère scandaleux et intolérable pour ceux qui ne réalisent pas l’obéissance de l’esprit au mystère du Christ. L’Église ne peut s’acclimater au monde et moins encore espérer que le monde sera d’accord avec ses signes, sa vie et ses actions.
1. Pour bien marquer le caractère spécifique de l’Église, Mgr J. Medina-Estevez avait d’abord rédigé le texte qu’on lira en annexe, à la fin de ce chapitre.
2. Sur toute cette question du célibat, voir la longue analyse du P. Ol. Gonzalez de Cardedal (inédit). Nous donnons simplement à la fin de ce chapitre une bibliographie sommaire.
ANNEXE SUR LE CARACTÈRE
SPÉCIFIQUE DE L’ÉGLISE
par Mgr MEDINA-ESTEVEZ
Un examen rigoureux des écrits du Nouveau Testament nous permet d’affirmer de façon sûre que l’Évangile du Christ, ainsi que l’intelligence de Celui-ci par les premières générations chrétiennes, ne vise pas seulement une nouvelle relation des individus comme tels avec le Père, en dehors de tout cadre social et institutionnel, mais bien une nouvelle alliance dont le résultat est le nouveau Peuple de Dieu, caractérisé par sa condition de Corps du Christ.
Cette constatation est en parfaite cohérence avec le mystère du Verbe Incarné. Quoique la relation entre les deux natures du Christ ne soit pas susceptible d’un parallélisme univoque avec les éléments intérieurs et visibles de l’Église, l’analogie ne reste pas moins bien fondée : il y a dans les deux cas un lien entre les deux éléments, lien qui peut être exprimé en disant que la nature humaine du Christ est l’instrument ou l’organe de la divinité, et que, de façon semblable, les éléments visibles et surtout ceux qui relèvent de l’économie sacramentelle de la communauté de la Nouvelle Alliance sont en même temps l’expression des réalités invisibles et le véhicule à travers lequel les hommes s’insèrent en celle-là.
La conscience chrétienne doit rester toujours très attentive vis-à-vis des possibilités de déviations christologiques ainsi que de leurs implications ecclésiologiques. C’est ainsi que le martyr saint Ignace voyait une relation étroite entre les tendances docétistes de son époque et le refus de l’Eucharistie. Saint Irénée aussi décelait dans une fausse pneumatologie la cause du rejet de la part des gnostiques de la structure ecclésiale. De nos jours, le mouvement oecuménique a pris une conscience plus aiguë de l’exigence de visibilité qui est propre à la nature de l’Église, et cela malgré les divergences assez profondes qui subsistent encore au sujet de l’interprétation du rôle et de l’étendue de cette visibilité.
Du point de vue de la foi catholique, il faut affirmer que la communion visible a des liens nécessaires avec la communion intérieure. Mieux encore, il existe entre les deux une certaine unité, de telle façon que ni la communion intérieure ni la communion visible ne peuvent être parfaites l’une sans l’autre. Il y a encore davantage à dire : la communion visible est le moyen sacramentel qui conduit à la communion intérieure et la réalise tout à la fois. C’est le rayonnement sur la nature de l’Église du mystère de l’Incarnation.
Nous reconnaissons volontiers que les éléments intérieurs l’emportent sur les structures en dignité et en réalité, pour employer une formule augustinienne, et que celles-là n’ont de place que dans la condition pèlerine de l’Église. Néanmoins, avant la Parousie, les structures sont à tel point nécessaires que l’évêque saint Ignace pouvait affirmer à bon droit qu’en dehors du ministère des évêques, des presbytres et des diacres " on ne peut pas parler d’Église ".
Il est possible de discerner un double aspect dans l’action du Christ Seigneur sur son Église : le Christ qui, par la communion en lui, unifie par la grâce l’Église dans le Saint-Esprit, et le Christ qui, aussi par la force de l’Esprit, continue et exerce son rôle de Chef de l’Église.
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’une coupure ou division totale entre les deux aspects. Comme un peu partout dans le dessein du Salut, il y a ici une interrelation. La croissance de la communion dans la diversité est bien le fruit du Saint-Esprit, mais cette croissance ne saurait méconnaître les structures sacramentelles de l’Église pour ne souligner que les richesses charismatiques. L’exercice du rôle de Chef du Christ à travers les ministères hiérarchiques ne peut pas non plus épuiser la réalité ecclésiale, mais il doit rester attentif au souffle de l’Esprit " qui souffle où il veut ". Il est bien acquis cependant que le discernement des charismes appartient en dernier ressort, et en dépit des limitations humaines, au ministère de la hiérarchie.
La célébration de l’Eucharistie est un lieu privilégié pour contempler le mystère de l’Église en elle-même et dans ses rapports avec le monde.
La célébration eucharistique se déroule, en effet, dans le cadre de l’annonce de la Parole de Dieu, qui nous révèle l’oeuvre du Père, le dessein de salut, dont la clef de voûte est le Verbe Incarné et dont l’achèvement est l’objet de la mission de l’Esprit.
La communauté chrétienne se rassemble pour écouter les merveilles de Dieu et pour s’insérer dans le Christ afin d’accomplir sa tâche suprême de louange. Mais la puissance de la Parole et du Saint-Esprit qui renouvelle le visage du monde, atteint un sommet absolu dans la présence réelle du Christ, qui répond ainsi à la prière de son Église, toujours dans l’attente de sa venue. Cette Parole efficace au plus haut degré ne peut être prononcée en toute vérité que par ceux qui prêtent à l’Église leur ministère, humble et puissant à la fois, pour rendre actuelle et visible la seigneurie du Christ. Maintenant, par Lui, avec Lui et en Lui, l’Église peut exprimer ce que par les seules forces humaines elle ne pourrait jamais accomplir.
Telle est l’identité de l’Église : elle est le rassemblement de ceux qui Ont reçu par grâce et par la foi la connaissance explicite du dessein du Père qui a envoyé son Fils dans le monde pour le vivifier dans l’Esprit, et qui réalisent ce dessein dans la communion sacramentelle du Corps du Christ.
On comprend bien, dans cette perspective, que l’Église ne peut pas se passer de l’annonce de la Parole et de la célébration de l’Eucharistie, puisque ces deux éléments qui convergent dans la Liturgie constituent la nouveauté et le spécifique de sa nature.
On comprend aussi que la conduite chrétienne ne peut se réduire à quelques énoncés pratiques pour rendre possible la convivence humaine. La morale chrétienne est une façon de vivre sous la lumière que projettent la première et la deuxième venue du Seigneur. Vivre en chrétien est vivre dans l’Esprit en confrontant de façon permanente nos actions avec l’Evangile, dans l’attente du Royaume. C’est la raison profonde pour laquelle le christianisme ne saurait se borner à une " orthopraxie ", mais que celle-ci a pour fondement l’orthodoxie.
Sans nous attarder aux différentes significations du mot " monde ", nous pouvons affirmer que l’Église habite dans le monde et aussi qu’elle le finalise.
L’Église finalise le monde pas seulement dans le sens que celui-ci sera finalement absorbé dans le Royaume, mais aussi dans le sens que la Parole de Dieu a le pouvoir d’éveiller chez les hommes l’image d’une humanité plus conforme à celle du Fils, c’est-à-dire, plus juste, plus libre, bref, plus épanouie. C’est ainsi que l’Église est à la fois insérée dans le monde et étrangère à lui. Elle en est solidaire mais elle le dépasse. La communauté chrétienne comme telle ne s’identifie pas avec le monde. Les chrétiens, à titre individuel, et l’Église elle-même doivent contribuer, certes, au développement temporel, mais leur service spécifique consiste dans le témoignage explicite de la foi. Tout obscurcissement de ce témoignage est une défaillance par rapport à la mission que le Christ a confiée à l’Église et pour laquelle il lui a donné son Esprit.
Du fait même que le Christ récapitule la création tout entière, et du fait que l’Eucharistie célèbre liturgiquement cette récapitulation de façon efficace, l’Église éprouve dans la Liturgie à la fois une sorte de " recentration " dans le Christ et un renforcement de sa mission au service du monde. Pour le chrétien, ces deux dimensions sont inséparables.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
CONCERNANT LE CÉLIBAT
I. RÉCENTS DOCUMENTS DU MAGISTÈRE
CONCILE VATICAN II, Presbyterorum ordinis, n° 16.
CONCILE VATICAN II, Optatam totius, n° 10.
CONCILE VATICAN II, Perfectae caritatis, n° 12.
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PAUL VI, Lettre au cardinal Secrétaire d’Etat (publiée en O.R., 4-2-70).
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Cardinal Suenens, Déclaration devant la Télévision française, texte dans les I.Ci no 360 (15 mai 1970), 20-22.
Cardinal Suenens, interview de H. Fesquet, Le Monde, 12 mai 1970.
PAUL VI, Allocution au Conseil de la Secrétairerie générale du Synode, 15 mai 1970, publiée dans Ecclesia 23 (1970), mai, pp. 703-704.
Cardinal Suenens, Homélie dans la Cathédrale de Malines, 17 mai 1970 ; cf. Le Monde, 23 mai 1970.
PAUL VI, Paroles adressées aux fidèles rassemblés sur la place Saint-Pierre.
II. Répertoires bibliographiques
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Lexikon für Theologie und Kirche, V, 1213-1219 (" Jungfräulichkeit ").
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T. Jimênez Urresti, " En torno a la contestacion del Cardenal Suenens", Ecclesia 1495 (13 juin 1970), pp. 15-31.
III. Quelques études fondamentales
J. Blinzler, " Eisin eunochoi. Zur Auslegung von Mt 19, 12 ", dans Zeitschrift für neutestamentliche Wissenschaft 48 (1957), pp. 254-270.
L. Hödl, " Die Lex continentiae. Eine problemgeschichtliche Studie ", Zeitschrift der Katholische Theologie 83 (1961).
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VIII
LA SPIRITUALITÉ DU PRÊTRE
Une spiritualité particulière du prêtre existe-t-elle ? La réponse positive à cette question suppose l’unité objective de son office capable d’engendrer une unité de sa conscience. Une telle unité aura son lieu là où le Christ délègue le caractère ministériel de son sacerdoce dans une forme ministérielle dérivée. Cette continuité est visible surtout dans l’image du Pasteur : le Christ l’applique à lui-même (pour le sacrifice de sa vie Jn 10), l’ère apostolique le suit très naturellement (1 P 2, 25 ; 5, 4 ; He 13, 20 ; Ap 7, 17 ; cf. Mt 25, 32 ; 26, 31), mais Jésus l’applique également à Pierre (Jn 20, 15-17), et le Nouveau Testament l’emploie communément - surtout dans la première épître de Pierre - pour les activités des apôtres et de leurs collaborateurs et remplaçants (Ac 20, 28 ; Ep 4, 11 ; 1 P 5, 2 ; cf. Mt 9, 36 par.). La première épître de Pierre joint d’une part le Christ et l’office de l’évêque, en le nommant " le grand pasteur et épiscope de vos âmes " (2, 25), d’autre part l’office de Pierre et celui des presbytres qui lui succèdent ; Pierre se nomme " co-presbytre " (5, 1) et enseigne aux dirigeants des églises à paître chrétiennement le troupeau, ensemble ils attendent le retour et le jugement du " Chef des pasteurs " (5, 3 s.).
Du point de vue christologique, le " pasteur " est celui qui a reçu de Dieu le " mandat " et le " pouvoir " (Jn 10, 18) de donner sa vie pour ses brebis. Comme nous l’avons déjà dit, cette identité de l’office et de l’amour dans le sacerdoce suréminent et unique du Christ ne peut être participé par les pasteurs succédants qu’à travers un dualisme : d’une part il y a un office et un pouvoir objectif, fondé sur une " configuratio Christo sacerdoti " objective, d’autre part un impératif (doublé d’une promesse : Jn 20, 18 ss.) postulant l’assimilation aussi complète que possible à l’attitude du Christ qui donne sa vie par amour. Toute la spiritualité du prêtre est dominée par ce postulat inhérent à son ministère et réalisable par la grâce du Seigneur. Elle est une spiritualité particulière, parce que le pasteur, pour pouvoir exécuter son office, est situé avec le Christ lui-même, dans une opposition irréductible à son troupeau, tout en lui étant, dans cette situation, uni et associé définitivement. Il participe à l’ " expropriation " du Fils de Dieu, qui lui assure son Etre-pour-les-autres. En développant cette structure, nous y découvrons les éléments essentiels de la spiritualité sacerdotale.
1. Jésus offre sa vie entière, jusqu’à l’eucharistie et à la croix, pour révéler aux hommes l’efficacité de l’amour et du souci pastoral du Père. Sa doctrine est celle du Père (Jn 7, 16 ; 12, 49 ; 14, 14), ses oeuvres sont accomplies par le Père (Jn 10, 32.37), en sa passion le Père glorifie son propre nom (Jn 12, 28). Dans le Fils l’engagement le plus total pour les hommes coïncide avec son abandon le plus total au Père, afin d’être dans les deux aspects pure transparence pour sa révélation. Plus le Fils s’abandonne, plus le Père peut se faire connaître à Lui et par lui au monde. Suivant cette loi trinitaire et christologique, le prêtre devra unir indissolublement la " sanctification de soi-même " (Jn 17, 18 dans le sens d’une consécration de son existence par la prière et par une disponibilité habituelle envers la volonté de Dieu) et l’application à sa charge de pasteur que Dieu lui a confiée. Il doit transmettre une " doctrine " qui n’est pas la sienne et qui, par conséquent, ne doit pas être une théologie scientifique, apprise extérieurement, mais une connaissance expérimentale (pas nécessairement mystique) du divin, telle qu’un sincère abandon à Dieu l’enseigne dans la prière et l’oubli de soi -, elle seule peut nourrir et éclairer les âmes en quête du surnaturel. L’office sacerdotal implique en lui-même un élément pneumatique, mais il exige aussi que l’officiant " ravive " (2 Tm 1, 6) " le don de Dieu ".
La disponibilité totale du prêtre envers Dieu inclut une disponibilité en principe non moins spontanée envers l’Église, au service de laquelle il s’est voué. Son obéissance à l’évêque concrétise sa donation sans réserve à la Parole incarnée. Il peut et doit mettre au service de son ministère toutes ses forces spirituelles et imaginatives, sa puissance de création et d’invention, mais il ne peut revendiquer aucun droit strict à telle méthode apostolique, à tel champ d’action, tel groupe d’hommes. Il ne devra pas non plus évaluer son effort à partir des résultats concrets, le succès n’étant pas, comme l’a bien dit Martin Buber, un des noms de Dieu. L’insuccès extérieur et l’humiliation qui en résultent peuvent être, au contraire, la condition d’un fruit beaucoup plus essentiel de la grâce divine et, nous l’avons vu, la participation au ministère sacerdotal du Christ implique toujours la participation à sa souffrance eschatologique.
2. Le Christ " s’est offert une seule fois pour enlever les péchés de tous " (He 9, 28) et il est devenu par cette identification aux pécheurs le frère de tous, pour se présenter en communion avec eux devant le Père (He 2, 10 ss.). Pour nous désormais chaque homme est " le frère pour qui le Christ est mort " (Rm 14, 16 ; 1 Co 8, 11). A la suite du bon Pasteur, la sollicitude ministérielle exigera, au service des âmes confiées, un enjeu analogue de la vie. L’existence de Paul en est l’exemple, formulé par lui-même en doctrine. L’Église est déjà " acquise "par le sang du Christ (Ac 20, 28), mais l’enjeu du ministre, qui peut aller jusqu’à l’effusion du sang, n’en reste pas moins efficace et nécessaire pour les communautés (Ph 2, 17 s.) grâce à l’union à la passion du Christ de celle de ses serviteurs apostoliques (Col 1, 24 ss.). Évidemment cet enjeu a d’abord la forme d’un travail actif, prolongé aussi longtemps que possible (sans " instinct de mort ", Todestrieb), mais accompagné constamment par " les souffrances de mort de Jésus " (2 Co 4, 10) ; c’est la condition pour que se manifeste dans les travaux apostoliques " la vie de Jésus ". Et, de même que le Christ uni à son troupeau le conduit vers le Père, de même, son ministre, en solidarité fraternelle avec ses brebis, les dirigera vers le Seigneur.
3. Dans l’exécution de son mandat, Jésus contacte toutes les couches du peuple : simples et érudits, hommes et femmes, diffamés et honorés, laïcs et prêtres ; il parle aux foules, aux petits groupes, et très souvent à des personnes isolées. Il s’adapte à leurs capacités spirituelles, aux catégories religieuses de leur temps. Paul aussi se fera " pour l’Evangile tout à tous " (1 Co 9, 22 ss.). Les ministres de l’Église devront, aujourd’hui comme toujours, chercher les hommes là où ils sont, sociologiquement et intellectuellement, et les aborder dans une attitude et un langage compréhensibles. Cela n’exclut pas des spécialisations, mais celles-ci devront garder une ouverture chrétienne sur l’humain intégral (1). Comme le Christ est toujours devant tous le représentant du Père, le prêtre devra toujours représenter l’unique Église du Christ. Et comme le Christ est devant le Père le représentant de l’humanité entière et l’intercesseur pour elle (Rm 8, 34 ; He 7, 25 ; Jn 17 ; 1 Jn 2, 1 ss.), ainsi le prêtre désigné devra représenter devant Dieu son troupeau là où il doit être un, comme Église-corps du Christ : par une prière ministérielle " incessante " (Ph 1, 3). L’" Office divin ", quelle que soit sa forme prescrite, fait partie intégrante du ministère sacerdotal, il appartient intrinsèquement aux labeurs apostoliques, travail et prière se fondent mutuellement et veulent se compénétrer de plus en plus.
4. Le Christ est " Prêtre " en vertu de l’identité - à lui seul accessible - de l’offrant et de l’offert, ce qui le met dans un état eschatologique de donation : il est ce que le Père donne définitivement au monde : Eucharistie éternelle, qui contient sa mort comme sa résurrection (Ap 13, 8). Il est de rigueur que le ministre-pasteur ne dirige pas seulement le mystère eucharistique au sein de sa communauté, mais qu’il lui soit conformé le plus possible, puisque son ministère dérive d’un sacerdoce eucharistique ; " Parce que Jésus est totalement pur, son corps entier est une nourriture et son sang entier un breuvage, car chacune de ses oeuvres est sainte, et chacune de ses paroles est vraie... En second lieu, après sa chair, sont une nourriture sainte Pierre et Paul et tous les apôtres ; en troisième lieu leurs disciples (2). " De même il sied à la spiritualité pastorale que l’administrateur de l’absolution sacramentelle inclue dans son geste tout ce qui peut le conformer à Celui qui sur la croix nous a mérité l’absolution totale ; par sa vie entière, il doit exprimer " le ministère de la réconciliation " qui lui est " confié " (2 Co 5, 18).
De même que l’actuation du Mystère pascal et eucharistique est essentiellement l’oeuvre de l’Esprit Saint, la vie du ministre ne peut se transformer en un don efficace que par l’opération du même Esprit. En dernier lieu, le critère n’est pas psychologique, le rayonnement décisif ne dépend pas des dons naturels et des " vertus " purement fraternelles, mais de cette humilité proprement christologique qui rend le prêtre à tout instant perméable à l’action de l’Esprit divin. Par cette transparence (inconsciente) il pourra concrétiser l’actualité perpétuelle de la bénédiction de Dieu sur son peuple ainsi que l’acte unifié de la louange qui s’élève du peuple vers Dieu.
De là découlent des conséquences : 1. pour les motifs de vocation sacerdotale ; 2. pour la forme de vie du prêtre ; 3. pour sa formation.
1. Les motifs déterminant des jeunes à choisir le sacerdoce ministériel seront d’autant plus authentiques et plus efficaces qu’ils s’approcheront davantage de la synthèse christologique, source de tout office dans l’Église. Cette synthèse se situe au-delà du dilemme : orientation vers Dieu ou vers le monde, puisque la consécration à Dieu et à son oeuvre (avec la ségrégation qu’elle comporte) se fait essentiellement en faveur de l’humanité. Dans cet événement indivisible, le prêtre obéit au Christ qui appelle à lui et envoie vers les hommes ; il ne fait du reste qu’expliciter le mouvement " dialectique " de l’Église entière (3). Aucun des deux côtés ne peut prévaloir, puisque Dieu lui-même est Non-Aliud, que rien n’est " opposé " à lui, et qu’il est donc à la fois transcendant et immanent au monde. Cela n’empêche qu’une réflexion sérieuse sur " le principe et la fin de toutes choses " (Dz 1785), une adoration du mystère primordial s’imposent à tout homme, à tout chrétien et qu’elles doivent être à la base de tout souci pastoral. D’une manière ou d’une autre, l’homme qui apporte une aide effective vient toujours de la part de Dieu. Le point d’insertion psychologique peut très bien être la misère humaine, physique ou spirituelle, mais plus on réfléchit sur les causes de cette misère, plus on reconnaît que l’engagement social et politique le plus total n’atteint pas la racine du mal. La " cura corporum " comme accès à la " cura animarum " est non seulement justifiée ; elle est exigée (Le 10, 25 ss. ; Mt 25, 35 ss., 42 ss. ; 1 Jn 3, 17 ; Jc 2, 1 ss.) ; mais aucun changement des structures sociales et économiques ne supprimera automatiquement la misère spirituelle. Le vrai secours vient de l’engagement de Dieu pour l’homme dans le Christ ; vouloir rendre visible et efficace cet engagement, c’est là le motif décisif d’une vocation sacerdotale. Dieu a livré pour nous ce qu’il a de plus précieux ; son Fils s’est livré lui-même, il s’est dépouillé de tout pour être ce don et pour se mettre au service de l’humanité ; il suscite la magnanimité du jeune chrétien de " tout quitter " pour le suivre -dans le souci pastoral du Père et du Fils.
2. Les formes de vie du prêtre varient selon les conditions culturelles et sociales (4). La tendance à former une " caste " à part doit être sans cesse combattue et de nouvelles formes de communion avec les hommes sont à inventer. Des spécialisations multiples peuvent ouvrir l’accès à une action efficace ; pour prendre contact, l’entrée dans un métier séculier (prêtres ouvriers) peut être une voie utile, voire nécessaire. Où l’enseignement religieux est supprimé dans les écoles, l’enseignement d’autres matières peut être une dernière occasion de parler de religion aux jeunes. Dans les pays de persécution, le prêtre devra se voiler encore davantage. Les prêtres vivront-ils et agiront-ils seuls ou en équipes ? Question théologiquement secondaire, mais importante en pratique. Les deux solutions sont possibles, mais un minimum de contact communautaire sera requis. Toujours les voies pour contacter les hommes seront pour le prêtre des moyens qu’il utilisera selon sa mission et son but. En tant que prêtre, il représentera toujours, même dans une spécialisation extrême, la totalité (Dieu dans le Christ dans l’Église), et devra agir comme centre de cristallisation, non pas pour lui-même mais en s’effaçant devant le Christ. Il ne liera pas les laïcs à sa personne ni uniquement à ses organisations, mais suscitera leurs propres charismes et initiatives pour la formation de centres chrétiens d’union. Même l’assemblée cultuelle de la communauté pour entendre la Parole et célébrer l’Eucharistie, où le prêtre représente le Christ en face du peuple, et le peuple en face du Christ, ne recevra sa plénitude et sa densité que si le ministre sait s’effacer.
3. La règle fondamentale pour la formation du prêtre (5) exige que l’expérience existentielle du Dieu vivant et l’engagement auprès des hommes et de leurs souffrances doivent croître simultanément et par action réciproque. D’une part, il faut apprendre à prier et à vivre dans l’union constante avec Dieu, si l’on veut que plus tard un simple sermon, bien plus, un exemple de vie, puissent porter leur fruit. De l’autre côté, l’orientation apostolique doit être explicitée dès le début, ce qui n’implique pas que tout ce qu’on apprend doive avoir son application immédiate. Cette tension ne peut être soutenue que par une théologie vivante, qui ne perd jamais de vue l’unité de la révélation biblique et reste capable d’illuminer tous les détails à partir de la synthèse. Elle doit sauvegarder la connexion entre théologie et anthropologie, montrer par quelles voies l’homme d’aujourd’hui trouve accès au mystère chrétien, mais n’estomper aucun des mystères essentiels et garder leur juste proportion. A partir d’une théologie vivante, les portes s’ouvrent des deux côtés : vers la prière et la méditation et vers la réalisation au milieu du monde contemporain.
1. Par conséquent les prêtres " nunquam alicui ideologiae vel factioni humanae inserviunt " (Presbyterorum Ordinis 6, fin).
2. In Lev. hom. 7, 5 (Baehrens VI), p. 387.
3. Pierre Colin, " Le Prêtre, un homme ‘mis à part’ mais non ‘séparé’ ", dans Vatican II, Les Prêtres, coll. Unam Sanctam 68, 1968, pp. 261-274.
4. Prêtres d’hier et d’aujourd’hui, coll. Unam Sanctam 28 (1954).
5. Emile Marcus, L’initiation au ministère. Conditions d’exercice de cette fonction ecclésiale, dans Vatican II, Les Prêtres, coll. Unam Sanctam 68, pp. 345-371.
Les limites de cette étude sont trop évidentes pour qu’il soit utile d’insister : il ne pouvait être question d’écrire un traité complet du sacerdoce, mais simplement de dégager quelques lignes de force.
Considérant que la mise en question du sacerdoce ministériel reflétait d’abord et avant tout une crise théologique et spirituelle, nous avons essayé de mettre en pleine lumière les fondements bibliques et traditionnels du ministère sacerdotal.
Nous avons fortement insisté sur le fondement christologique et apostolique du ministère sacerdotal et, par le fait même sur son aspect de service eschatologique. C’est à partir de cette vision fondamentale que nous avons envisagé les questions de l’insertion du sacerdoce dans le monde d’aujourd’hui et de la spiritualité sacerdotale.
Nous pensons, en effet, qu’une meilleure prise de conscience de la spécificité du ministère sacerdotal permettra de répondre aux questions qui se posent de nos jours, avec un sens plus assuré de ce qui est absolument essentiel et de ce qui n’est que relatif.
Comme nous l’avons dit au début de ce rapport, la solution de la crise ne peut venir que d’un approfondissement théologique et spirituel.
1. Dans l’Église tout ministère hiérarchique se rattache à l’institution des Apôtres. Un tel ministère, voulu par, le Christ, est essentiel à l’Église : c’est par son entremise que l’acte sauveur du Seigneur devient sacramentellement et historiquement présent à toutes les générations.
2. Dans l’Alliance nouvelle il n’y a pas d’autre sacerdoce que celui du Christ. Ce sacerdoce est un accomplissement et un dépassement de tous les anciens sacerdoces. Dans l’Église tous les fidèles sont appelés à y participer. Le ministère hiérarchique est nécessaire à l’édification du Corps du Christ, où cette vocation se réalise.
3. Seul le Christ a réalisé le sacrifice parfait dans l’offrande de soi-même à la volonté du Père. Le ministère épiscopal et presbytéral est donc sacerdotal en ce sens qu’il rend présent le service du Christ dans l’annonce efficace du message évangélique, le rassemblement et la direction de la communauté chrétienne, la rémission des péchés et la célébration eucharistique où s’actualise de façon singulière l’unique sacrifice du Christ.
4. Le chrétien appelé au ministère sacerdotal ne reçoit donc pas par l’ordination une fonction seulement extérieure mais bien une participation originale au sacerdoce du Christ, en vertu de laquelle il représente le Christ à la tête de la communauté et comme en face d’elle. Le ministère est donc une façon spécifique de vivre le service chrétien dans l’Église. Cette spécificité apparaît plus nette dans son rôle de présider l’Eucharistie, présidence nécessaire pour la pleine réalité du culte chrétien. L’annonce de la Parole et la charge pastorale s’orientent vers l’Eucharistie, qui consacre toute l’existence chrétienne dans le monde.
5. Tout en reconnaissant une certaine période de mûrissement des structures ecclésiales, on ne peut pas opposer une constitution purement charismatique des Églises pauliniennes à la constitution ministérielle d’autres Églises. Pour l’Église primitive, il n’y a pas d’opposition mais bien complémentarité entre la liberté de l’Esprit dans l’octroi de ses dons, et l’existence d’une structure ministérielle.
6. Le ministère de la nouvelle Alliance a une dimension collégiale selon des modalités analogiques, qu’il s’agisse des évêques autour du pape dans l’Église universelle ou des prêtres autour de leur évêque dans l’Église locale.
Rome, le 10 octobre 1970.