SERMONS CAPITULAIRES

Un Chartreux

Deuxième édition

 

 

 

Préface

 

Le moine chartreux n'a qu'un centre d'intérêt : Dieu. "Le Père cherche des adorateurs en esprit et en vérité." Le chartreux a répondu présent; le premier commandement résume toute sa vie : "Un seul Dieu adoreras et aimeras plus que tout." Et ce que l’on peut dire de Dieu ne vieillira jamais : un tel discours est éternel.

Au service de cette vocation contemplative, les grandes observances monastiques : la clôture, le retrait du monde (ni courrier, ni visites, ni sorties), le silence, sont vécues de façon absolue. Le chartreux y ajoute un oratoire où il récite une grande partie de l’Office divin, et même un réfectoire où, hormis les jours de fête, il prend son repas en solitaire. Seul avec le Seul, ainsi vit le chartreux.

Selon une coutume autrefois très répandue chez les moines, les sermons sont donnés par le Prieur, non dans l’église conventuelle mais en dehors de la messe, dans la salle du chapitre ou salle capitulaire. D’où le nom de Sermons capitulaires donné à ce recueil.

Le lecteur appréciera la sobriété d’expression, exempte d’effets oratoires, d’une doctrine profonde, puisée dans un regard posé avec simplicité sur les mystères de Dieu. Comment se conduire envers son prochain? En contemplant le mystère de la Sainte Trinité, on apprendra à aimer son prochain comme le Père aime son Fils, se donnant totalement à Lui, avec douceur et amour; comme le Fils aime le Père, d’un amour respectueux empreint d’infinie gratitude. Où chercher le bonheur? Là où il se trouve, hors d’atteinte des passions et des intérêts humains, au plus profond de l’âme, où Dieu réside par sa grâce. Dans ces pages, les fidèles trouveront pour leur âme une nourriture simple et forte, et notre siècle, saturé de discours illusoires, n’attend pas autre chose.

 

 

 

Baptême de Notre-Seigneur

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

En ce jour de l’Epiphanie, l’Eglise attire notre attention non seulement sur la manifestation de Jésus aux mages, mais sur sa manifestation au monde lors de son baptême.

Cette manifestation, en vérité, paraît de beaucoup la plus importante, car elle nous révèle les trois grands mystères de notre foi : les mystères de l’Incarnation, de la Rédemption et de la Trinité.

Jean-Baptiste, dit l’Evangile, annonçait Jésus "en tout temps et en tout lieu". Il lui rendait témoignage en s’écriant : "Celui qui vient après moi a passé devant moi car il existait avant moi", et il se déclarait indigne "de dénouer la courroie de ses sandales". A travers ces mots, nous devinons le mystère de l’Incarnation. Portant ses yeux sur Jésus, Jean nous révèle sa personnalité divine : "Il était avant moi." Jésus, un jour, reprendra cette parole : "Avant qu’Abraham fût, je suis." C’est donc le premier mystère que nous devons vénérer en ce jour. Le Verbe, Fils de Dieu, qui vit de toute éternité, vient parmi nous. Y réfléchissons-nous suffisamment? Avons-nous pour Jésus ce respect du Baptiste, cette humilité? En paroles peut-être et en sentiments, mais, dans la pratique, ne perdons-nous pas de vue que Jésus est le Fils de Dieu, que c’est le Verbe incarné qui vit dans l’Eglise et est présent au Saint Sacrement? Le mystère de l’Incarnation est-il vivant parmi nous? Jean d’ailleurs ne nous présente pas seulement Jésus dans sa grandeur divine, il nous le présente aussi comme homme dans sa grandeur terrestre. "Il vous baptisera dans l’Esprit et le feu. Il a le van à la main pour nettoyer son aire et amasser le froment dans son grenier; quant à la balle, il la brûlera dans un feu inextinguible." Ainsi Jean a présenté Jésus aux foules dans toute sa grandeur humaine et divine. Il donnera l’Esprit, l’amour qui est un feu, il sera le juge dont parlaient les prophètes, le maître des nations, le chef de tout homme. La taille du Christ apparaît ainsi gigantesque, et Jean s’incline devant elle dans son néant comme nous devons le faire.

Mais, en face de ce tableau, en voici un autre : le mystère de la Rédemption. Jésus vient au milieu des pécheurs pour se faire baptiser : "Voici l’agneau de Dieu qui porte les péchés du monde", s’écrie Jean-Baptiste. Ainsi Jésus, le chef de l’humanité, le Messie, le Dieu incarné, tout à l’heure glorifié, vient se faire baptiser par Jean. Et Jean, qui reconnaît sa misère, son besoin de l’Esprit, se récuse tout d’abord : "C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi." Mais Jésus lui répond : "Laisse-moi faire en ce moment, car il convient d’accomplir toute justice." Et c’est vrai. Pour l’instant, Jésus vient parmi les pécheurs, il prend sur lui nos péchés, ils deviennent siens, il est donc juste qu’il s’humilie, reconnaisse devant le Père et les hommes sa misère de chef de l’humanité pécheresse. Le baptême de Jésus, c’est le premier pas des humiliations du Christ, la première marche vers la Croix qui sauve le monde. Il la contient déjà en germe.

Ce mystère de la Rédemption, nous en sommes solidaires tout autant que du mystère de l’Incarnation qui nous a donné Jésus pour chef. S’il s’humilie comme un pécheur parmi les pécheurs, que devons-nous penser et faire, nous qui, vraiment, portons nos propres péchés et qui, comme religieux, avons à porter les péchés de l’humanité? Le Christ a mis l’humilité à la base de notre rédemption, nous devons la mettre à la base de la nôtre en attendant que, peu à peu, nous soyons conduits à la mort de la croix. Etre humble, accepter son état de pécheur et de misère, ne pas se distinguer des autres, porter avec douceur et vérité le péché du monde, et d’abord les défaillances de ceux qui nous entourent, pour les purifier avec nous et leur permettre de recevoir l’Esprit d’amour. C’est ce second mystère que nous révèle l’Epiphanie, la fête de la manifestation de Jésus.

Mais le baptême de Jésus, c’est aussi la révélation de sa vie trinitaire et glorieuse, c’est la gloire de la résurrection qui se lève : "Voici que les cieux furent ouverts pour lui. Et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venant au-dessus de lui. Et voici qu’une voix des cieux disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui je me suis complu." La sainte humanité se manifeste déjà dans sa gloire avec la Trinité tout entière. L’Esprit-Saint est en Jésus, il le possède, l’entraîne vers le Père, et le Père se penche sur lui avec tout son amour. Toute la Trinité est là, révélée, manifestée ouvertement, entraînant déjà le Christ et avec lui tous les hommes qu’il a rachetés dans son mouvement éternel d’amour.

La mission du Christ, après cette révélation, peut maintenant commencer, elle a déjà toute sa dimension. Le baptême du Christ éclaire déjà tout l’Evangile et doit éclairer toute notre vie. N’est-il pas la préfiguration de notre baptême, de notre propre mission? Comme au jour du baptême de Jésus, au jour de notre baptême l’Esprit-Saint est descendu sur nous, et le Père nous a dit ses fils bien-aimés, et il nous fait participer désormais pour l’éternité aux trois grands mystères de notre foi : l’Incarnation, la Rédemption et la Trinité. Ainsi soit-il.

Epiphanie 1969

 

 

 

Purification de la Très Sainte Vierge

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

En ce jour de la Purification, Jésus, pour la première fois, s’est officiellement donné à son Père. Il s’est donné tout entier comme il s’est donné sur la croix, aussi n’est-ce pas sans raison que Siméon, illuminé par l’Esprit, unira ces deux mystères. En voyant Jésus s’offrant dans le temple à son Père, il s’écriera dans une vision prophétique : "Voici qu’il est placé pour la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël, et pour être en butte à la contradiction."

Ainsi le jour de la Purification est, en même temps que le don de Jésus à son Père, l’aube de la rédemption et du mystère de la croix.

Jésus, en ce jour, s’est donné tout entier, il a affirmé au Père qu’il lui appartenait sans réserve, qu’il pouvait compter sur lui en tout et pour tout. Ce don total de Jésus est né du don total d’amour que le Verbe fait à son Père au sein de la Trinité. Jésus y participe avec toute la richesse de sa nature humaine. Désormais, il fera tout ce que le Père voudra, et il peut déjà prononcer les paroles qu’il dira au soir de sa vie : "Mon Père et moi, nous sommes un."

Ce don mènera Jésus à la croix. Il mûrira lentement l’âme de Jésus, manifestera l’âme de prêtre que le Père voulait qu’il eût. Ce n’est pas en effet seulement en son nom personnel qu’il se donne aujourd’hui, c’est — d’une manière, il est vrai, encore obscure et voilée — en tant que chef du genre humain. C’est un enfant mêlé aux hommes, confondu parmi les pécheurs, c’est une humble femme qui demande à être purifiée, qui se présentent aujourd’hui au temple. Ni Marie ni Jésus ne mentaient dans leurs sentiments. Ils avaient conscience de la misère humaine et acceptaient de la prendre sur eux entièrement, totalement. Ils se donnaient à la fois aux hommes et à Dieu.

L’âme de Jésus est déjà là en germe tout entière : une âme de prêtre livrée à la sainteté de Dieu, qui la prend tout entière, déchirée entre cette sainteté et la misère des hommes dont il est le chef et qu’il assume entièrement. Sans doute, aujourd’hui il est racheté par deux colombes qui vont être immolées à sa place, mais il sait bien que ce n’est là qu’un symbole, qu’un jour viendra où il lui faudra être réellement immolé pour sauver le monde, et qu’à ce moment comme aujourd’hui sa mère se tiendra près de lui.

Il devine déjà cet instant et il l’accepte dans une joie douloureuse, joie du don à Dieu et aux hommes, douleur de voir que ses souffrances mêmes seront vaines pour beaucoup; mais joie aussi de voir que tant d’hommes seront sauvés et que, dans la Jérusalem céleste, rayonnant l’amour du Verbe lui-même, il sera la lumière des nations et la gloire d’Israël.

Ce sont ces perspectives qui illuminaient l’âme de Siméon, éclairée par l’Esprit, et qui lui faisaient chanter son "Nunc dimittis". Nous aussi, si nous voulons vraiment participer à cette fête, nous devons ouvrir notre cœur à ces perspectives et prendre en nous les sentiments de Jésus. Nous devons monter au sanctuaire de notre âme le plus profond, où Dieu se trouve, et là nous devons demander à Marie de nous présenter au Père comme jadis elle a présenté Jésus. Nous devons par elle et grâce à elle nous donner sans réserve, totalement, participer au don d’amour du Verbe et du Christ dans la Trinité, épanouir pleinement selon notre mesure cette grâce qui nous a été donnée au jour de notre baptême. Au moment de notre profession, nous nous y sommes engagés par le vœu de conversion des mœurs. Aujourd’hui, nous devons le renouveler en pleine conscience. Nous nous donnons au mystère de la croix. Nous ne devons pas oublier que nous acceptons la souffrance pour sauver le monde, que nous acceptons d’être en butte à la contradiction, à la souffrance physique et morale. En nous donnant comme Jésus et Marie, nous acceptons de mourir sur la croix.

Le premier sacrifice sera sans doute de renoncer en ce jour à notre orgueil, de ne pas nous compter parmi les justes mais bien, comme le fit Jésus, parmi les pécheurs et les humbles, et de nous offrir, en toute vérité, comme tels au Père.

Alors disparaîtront les jugements sévères sur nos frères, le plaisir de critiquer ou de dénigrer, les refus de rendre service, les excuses vaines devant nos misères et nos fautes. Alors naîtra l’humble obéissance à tous, la joie d’être mal jugé et condamné, la paix devant les abandons mêmes de Dieu. Tout cela fait partie de notre condition de pécheurs.

C’est seulement lorsque nous porterons ainsi nos péchés et notre croix que la fête de la Purification aura pour nous son véritable sens. Nous nous donnerons vraiment à Dieu comme de vrais pécheurs que son amour et sa miséricorde peuvent seuls sauver.

Mais ce mystère s’ouvre, je vous le disais, sur des perspectives de joie. "Lumière des nations et gloire d’Israël", dit Siméon en parlant de Jésus. Nous pouvons en dire autant des saints, qui se sont humblement donnés avec Jésus et par Jésus et Marie. Dès ici-bas, ils sont la lumière et la gloire de l’Eglise, ils brilleront comme des étoiles dans la Jérusalem céleste, dans une joie éternelle. Et c’est à cette joie qu’en définitive nous convie aujourd’hui cette fête. Ainsi soit-il.

Purification de la Vierge Marie 1969

 

 

 

Annonciation

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

Un jour, pensant à sa mère, Jésus dit : "Bienheureux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la gardent." Quelque temps après, il dira aux juifs infidèles : "Qui parmi vous peut m’accuser de péché? Si je vous dis la vérité, pourquoi ne voulez-vous pas me croire? Celui qui est né de Dieu écoute les paroles de Dieu; vous ne les écoutez pas, parce que vous n’êtes pas de Dieu."

Jésus adressait ces paroles aux juifs infidèles, et sans doute les prononçait-il avec une profonde douleur. Il est triste et douloureux de voir les âmes se fermer aux paroles de l’amour. C’est le premier acte du drame de la Passion. On commence par fermer son cœur à la parole de Dieu, demain on crucifiera celui qui la prononce.

En cette fête de l’Annonciation qui coïncide avec le temps de la Passion, je voudrais vous parler de cette parole de Dieu qui retentit dans nos cœurs comme elle retentissait au cœur de Marie et au cœur des juifs. Y serons-nous fidèles? Suivrons-nous l’exemple de Marie ou, au contraire, comme les juifs, rejetterons-nous la parole de Dieu?

Jésus lui-même nous donne la raison de notre choix : "Celui qui est né de Dieu, dit-il, écoute la parole de Dieu; vous ne l’écoutez pas, parce que vous n’êtes pas nés de Dieu." Voilà la profonde raison pour laquelle nous fermons les yeux à la vérité et refusons de croire à ses paroles. "Nous ne sommes pas nés de Dieu." Qu’est-ce donc que "naître de Dieu"? Qu’est-ce que saint Jean entend par ces paroles qui semblent bien être un des sommets de son évangile? Ne dit-il pas dès le prologue : "A ceux qui croient en son nom, qui ne sont nés ni de la chair ni du sang ni du vouloir charnel ni d’un vouloir d’homme mais de Dieu, il donne le pouvoir de devenir enfants de Dieu." Qu’est-ce donc que cette mystérieuse naissance sans laquelle il est impossible d’écouter la parole de Dieu?

Certes, les théologiens ont cherché à en donner l’explication, mais pour la comprendre vraiment il faut avant tout la vivre. Lorsque l’âme fait en elle le silence, lorsqu’elle s’est détachée de toute agitation, lorsque, dépouillée de tout, elle se tient devant Dieu dans un état de vide, sans action aucune de ses facultés, il lui semble alors percevoir comme une vie nouvelle et silencieuse qui se répand en elle. C’est la vie de Dieu. C’est vraiment pour l’âme comme une nouvelle naissance. Il lui semble pénétrer dans un monde nouveau où tout est lumière et amour, calme et paix. Elle est née de Dieu. C’est un engendrement incessant, semblable à celui du Fils au sein de la Trinité. Dans ce silence l’âme peut écouter la parole de Dieu.

La première chose qui apparaît alors, c’est le Christ. Il apparaît dans toute sa pureté, dans toute sa beauté. C’est lui que le Père montre à l’âme, et c’est lui la lumière et l’exemple éternel qui éclaire l’âme et lui montre ce qu’elle doit faire. Il est la parole de Dieu, et l’âme le contemple et croit en lui. C’est là le premier acte de celui qui, né de Dieu, écoute sa parole. Trop souvent, ceux-là mêmes qui, fils de Dieu, sont pleins de bonne volonté, négligent de contempler longuement et amoureusement cette parole pour réaliser tout de suite ce qu’elle demande. C’est une grande erreur. D’une façon générale, la parole doit être longuement écoutée, afin qu’y soit donnée une réponse qui ne soit pas seulement de nos actes mais de notre cœur. Ce que Jésus demande, ce ne sont pas seulement des actes matériels, c’est avant tout ce mouvement de notre cœur qui doit les informer tout entiers. Nous croyons trop souvent avoir tout fait lorsque nous avons accompli l’acte matériel demandé par Dieu, mais lui qui voit le fond de nos cœurs sait le néant presque total de notre don. D’ailleurs, trop souvent, pour n’avoir pas mis notre âme dans cet état de vide, de détachement total où nous naissons de Dieu, pour n’avoir pas écouté la parole de Dieu assez longuement, pour n’avoir pas assez pris conscience de cette parole et de ce qu’elle nous demande, pour ne l’avoir pas lentement et amoureusement contemplée, combien de fois nos actes ne naissent-ils pas de la chair et du sang? Combien de fois ne naissent-ils pas d’un cœur impur et rempli de ses passions et de ses empressements? Mais qui pourra dire la beauté de ces actes nés de l’esprit, si humbles, si obscurs soient-ils? De ces actes nés de la contemplation du Verbe de Dieu et qui sont l’échange d’une vie? Ce sont des actes qui naissent à la fois de Dieu et de l’homme, des actes remplis de la vie divine, qui naissent du cœur des saints.

Ainsi les juifs, dans leur orgueil, persuadés d’avoir la lumière mais guidés par leurs passions, ont crucifié Jésus. C’est pour nous une grande leçon d’humilité. Nous ne devons pas croire trop facilement avoir la lumière, mais en cette fête de l’Annonciation nous devons regarder Marie et lui demander très humblement de savoir prononcer à chaque instant de notre vie, avec la même pureté qui l’inspirait, les paroles qu’elle répondit à l’ange : "Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta parole." Ce sont là des paroles de lumière qui traduisent le cœur de Marie et son total abandon comme elles doivent traduire le nôtre. Ainsi soit-il.

Annonciation 1969

 

 

 

Rameaux

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

La croix est le mystère de la pauvreté totale. A ce moment, Jésus vraiment n’a plus rien. Il a toujours été pauvre, certes, depuis le jour de sa naissance à Bethléem jusqu’aux jours de sa vie publique, où il n’avait pas une pierre pour reposer sa tête. Mais qu’est-ce que cela en face de sa pauvreté d’aujourd’hui, de son dépouillement alors qu’il meurt nu sur sa croix?

Durant sa jeunesse, il a eu l’amour si tendre de Marie et de Joseph, puis ce furent les applaudissements des foules, l’intimité très douce de ses apôtres. Aujourd’hui le peuple se moque de lui, un de ses apôtres l’a trahi, les autres l’ont abandonné. Comme si ce dépouillement n’était pas suffisant, il confie sa mère au seul disciple qui lui soit demeuré fidèle : "Voyant sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, il lui dit : ‹Femme, voilà ton fils.› Ensuite, il dit au disciple : ‹Voici ta mère.›" Dans la mort qui vient, Jésus entre donc seul. Il sera le grand pauvre et le grand solitaire.

Ou plutôt, je me trompe, il aura encore un ami. Ce sera le bandit, le bon larron. Lui aussi, il est nu sur sa croix, lui aussi, il n’a pas d’amis et est abandonné de tous. Il est aussi un grand pauvre et un grand solitaire! A un autre titre que Jésus, en pensant à ses misères passées, ne doit-il pas désespérer de Dieu? Et cependant c’est ce pauvre qui sera le dernier compagnon de Jésus et qui va mourir avec lui. Aujourd’hui même, il sera avec lui dans le paradis. "En vérité, en vérité je te le dis, aujourd’hui même tu seras avec moi dans le paradis."

Le bon larron a partagé, ne serait-ce qu’un instant, la pauvreté totale du Christ, il l’a acceptée : "C’est justice", a-t-il dit. Il aura droit aux richesses éternelles de Jésus.

Et maintenant, nous pouvons nous demander en ces jours de la Passion si vraiment nous partageons la pauvreté totale du Christ. Sommes-nous vraiment détachés des choses d’ici-bas? En vivons-nous dépouillés au moins en esprit? Que dirions-nous si on nous enlevait tel ou tel objet, si on nous refusait tel autre? Notre âme n’en serait-elle pas troublée, ne manifesterions-nous pas notre mécontentement?

De quel cœur aussi acceptons-nous les critiques, qui ne peuvent manquer de nous atteindre? Acceptons-nous en union avec le Christ de n’être pas aimé de tel ou tel confrère? Acceptons-nous la solitude morale parfois très lourde de nos vies de cellule sans chercher de consolations extérieures?

Pauvres pécheurs portant notre péché, trouvons-nous juste d’être abandonnés de Dieu et de vivre dans la sécheresse?

Ce sont autant de questions qu’en ce jour des Rameaux chacun de nous peut et doit loyalement se poser.

S’il peut répondre qu’il est entièrement libre et donné, heureux est-il. Malgré ses fautes passées ou ses misères actuelles, il a part, comme le bon larron, à la pauvreté du Christ. Pour l’éternité, il aura aussi part à ses richesses. Ainsi soit-il.

Dimanche des Rameaux 1969

 

 

 

Pâques

 

 

Mes chers Frères,

Nous ne pouvons mieux faire, me semble-t-il, que de passer ce jour de Pâques en compagnie de sainte Marie-Madeleine. C’est en effet à cette pauvre pécheresse que Jésus est apparu en premier lieu, parce qu’"elle avait beaucoup aimé". Je voudrais que nous aussi, pauvres pécheurs, nous vivions près d’elle ce jour de Pâques, dont le souvenir dans le ciel doit lui être si doux. Peut-être, si nous avons un peu de son amour, si nous recherchons Jésus avec elle, peut-être daignera-t-il aussi se montrer à notre âme.

Toute la journée du vendredi saint, Marie a souffert atrocement dans son cœur. Sans doute, si elle avait été un disciple, serait-elle venue se ranger près de Jésus pour lui donner le témoignage de son amour, souffrir et mourir avec lui. Mais que pouvait-elle faire, pauvre femme et femme pécheresse, sinon exciter la risée et le mépris, compromettre son maître, si jamais elle avait voulu partager le sort de Jésus? Aussi avait-elle gardé le silence, mais elle avait fait siennes toutes les douleurs de son ami; et après avoir agonisé au pied de la croix avec lui, elle avait aidé douloureusement à le mettre au tombeau. Ainsi, mes chers Frères, et c’est la première leçon de Marie-Madeleine, il faut d’abord avoir fidèlement souffert avec Jésus durant les jours saints pour prendre part avec Madeleine à la joie de Pâques. L’apparition que lui fit le Christ a été la récompense et l’épanouissement de la fidélité de son amour.

Marie, toute la journée du samedi, n’a pensé qu’à revoir son maître et, même mort, à l’entourer encore des témoignages de son respect et de sa tendresse. Elle compte pour rien la fatigue, l’épuisement des dernières journées : dès l’aube, elle est debout et court au tombeau, et pour nous encore c’est une leçon d’amour. Si nous voulons que Jésus nous apparaisse, il nous faut passer par-dessus notre fatigue et, dès le début de nos journées, partir à la recherche de Jésus, être fidèles à une oraison où, poussés par l’amour, nous ne nous laisserons aller ni au sommeil ni aux distractions.

Marie-Madeleine part donc avec d’autres femmes, ses amies, portant tout ce qui était nécessaire pour achever l’embaumement du corps de Jésus. Elles n’ont peur de rien dans cette ville avant-hier encore si hostile, dans ce demi-jour où de mauvaises rencontres pourraient si facilement se faire : elles vont, poussées par l’amour, sans s’occuper de ce qu’on dira d’elles, pauvres folles qui vont rendre des honneurs au corps d’un supplicié. Ainsi, pour trouver Jésus, il faut d’abord marcher sans crainte dans l’obscurité, poussés par l’amour, prêts à supporter les moqueries de ceux qui ne comprennent pas notre amour et n’y voient que rêve et stupidité.

Elles arrivent donc au tombeau et elles voient la pierre enlevée. Marie-Madeleine s’affole, elle jette un regard sur le tombeau et le voit vide. Cela lui suffit; elle dont l’amour a devancé même ses compagnes, elle qui, la première, s’est précipitée en voyant le tombeau, n’aura pas la première l’annonce de la résurrection. A elle, à sa fidélité, Jésus réserve beaucoup plus et beaucoup mieux. Tout à l’heure, il se montrera directement à elle, et ce sera sa récompense, la seule digne d’elle. Aux saintes femmes, plus calmes, mais aussi moins aimantes, il enverra un ange pour leur dire qu’il est ressuscité, et elles seront dans la joie; pour Madeleine, qui ne cherchait que Jésus, un tel message aurait été une déception. On la voit d’ici, l’écoutant à peine et demandant "son Seigneur". Nous pouvons bien aussi, nous les contemplatifs, en méditant sur ce seul et très grand amour, le demander au Seigneur. C’est lui et lui seul que nous devons chercher dans notre âme, parfois si vide. Si nous voulons qu’il nous apparaisse, nous devons le chercher lui seul, ne chercher aucune consolation, si haute soit-elle, mais ne vouloir que Jésus : c’est là toute notre vocation de chartreux.

Marie-Madeleine ne pense qu’à retrouver Jésus, qu’à le voir; aussi court-elle vers les deux disciples, vers les deux apôtres les plus aimants du Seigneur : Pierre et Jean. Elle sait qu’ils vont se précipiter, eux aussi, dans l’angoisse, lorsqu’ils verront le tombeau vide. "On a enlevé le Seigneur du tombeau, leur dit-elle, et nous ne savons où on l’a mis." Pierre et Jean se lèvent aussitôt et courent au tombeau. Madeleine, sans doute, est déjà repartie, cherchant dans le jardin si elle ne trouverait pas des traces de Jésus; puis, découragée, infiniment triste, elle s’assied près du tombeau et se met à pleurer. Combien ces larmes d’amour devaient être précieuses devant Dieu! Il en est tant qui cherchent Jésus d’un cœur froid, d’une manière spéculative, sans y engager tout leur être. Peut-on dire même qu’ils le cherchent vraiment? Ce n’est pas à eux, en tout cas, que Jésus se montre. Il ne se révèle qu’à ceux qui brûlent du désir de le voir, qu’à ceux qui souffrent, qui pleurent de son absence, qui ne pensent qu’à cela et oublient tout le reste; et c’est là notre vocation de chartreux.

En pleurant, elle se penche maintenant vers le tombeau et elle voit deux anges, "assis, vêtus de blanc, l’un à la tête et l’autre aux pieds, où avait été déposé le corps de Jésus". Et ceux-ci lui dirent : "Femme, pourquoi pleures-tu?" On ne saurait s’imaginer la beauté de ces anges que Jésus s’était choisis pour témoins de sa résurrection, la blancheur de leurs vêtements, la joie qui rayonnait sur leurs visages. Les autres femmes, en les voyant, "furent frappées de stupeur, elles étaient hors d’elles-mêmes". Marie-Madeleine ne fait aucune attention à cela, et c’est bien là que nous voyons toute la pureté de son amour. Elle répond pourtant, mais sa phrase ne fait que traduire le désir de son âme : "Parce que l’on a pris mon Seigneur, et je ne sais où on l’a mis." Tandis que les autres femmes, remplies d’effroi, se sont enfuies, Marie-Madeleine n’éprouve aucune crainte; elle ne s’enfuit pas devant ces voix très douces, qui n’étaient pourtant pas de la terre. Elle ne cherche que Jésus, elle pleure de ne le point trouver et, sans attendre même de réponse, elle se tourne de l’autre côté, cherchant si son maître n’est pas là.

Cette fois, Jésus ne résistera pas à ses larmes et à son amour. Si Marie-Madeleine s’était mise à converser avec les anges, sans doute, il ne serait pas apparu. Remarquons d’ailleurs la délicatesse des anges. Aux autres femmes, ils ont tout de suite annoncé : "Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié : il n’est pas ici; il est ressuscité." Mais à Marie-Madeleine ils ne posent qu’une question : "Femme, pourquoi pleures-tu?", comme s’ils étaient émus devant le mystère de ces larmes et ne voulaient pas troubler la sainte femme.

Marie-Madeleine s’est donc retournée sans faire attention aux anges. Et voici que Jésus est là, attiré par son amour. Ainsi c’est à cette pauvre pécheresse, qu’il avait jadis délivrée de sept démons, à cette femme au corps souillé, qu’il apparaît en premier dans son corps glorifié. Tant il est vrai qu’aux yeux de Jésus, seul l’amour compte, et qu’il suffit des larmes du repentir pour effacer toute faute. Mais il est bon de voir que, dans sa recherche passionnée de Jésus, elle ne pensait pas à son indignité, à ses misères passées, mais seulement à celui qu’elle aimait. Ainsi dans notre recherche de Dieu, après avoir humblement pleuré nos fautes aux pieds de Jésus, devons-nous les oublier, nous oublier nous-mêmes, pour ne penser enfin qu’à trouver Dieu, car c’est cela qui attire Jésus.

Il est donc là et, dans sa délicatesse, voulant lui aussi provoquer la réponse de Marie-Madeleine, si douce à son cœur, il pose la même question que les anges : "Femme, pourquoi pleures-tu?" Marie-Madeleine est si absorbée dans la douleur qu’elle pense avoir affaire au jardinier, et elle lui adresse ces mots si touchants : " Seigneur, si tu l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis et j’irai le prendre." Il me semble que dans ces mots, on entrevoit toute la candeur, toute la pureté recouvrée de l’âme de Madeleine. Elle a vraiment retrouvé une âme d’enfant absolument limpide. Elle s’adresse au jardinier sans même nommer Jésus, comme si tout le monde devait savoir, comprendre, partager une douleur comme la sienne; rien d’impossible ne l’arrête : "J’irai le prendre", dit-elle. A ces mots, Jésus ne peut se contenir; il ne dit qu’un mot, son nom, mais avec cet accent qu’elle avait tant aimé, où il mettait toute sa tendresse : "Marie", lui dit-il simplement. Dans la soirée, il apparaîtra aux disciples d’Emmaüs, mais quelle différence entre les deux scènes! Il met pour se révéler peu à peu et préparer leur cœur combien plus de temps! Ici tout est si simple, on ne voit que de l’amour. Car Marie ne répond elle aussi qu’une parole : "Rabboni, maître", et elle se précipite aux pieds de Jésus pour les baiser, comme elle aimait tant à le faire.

Le temps nous manque, mes chers Frères, pour terminer la méditation sur cet évangile de Pâques, mais n’est-ce pas sur cette vue de Madeleine qu’il est bon de terminer, sur cette vue de Madeleine et du maître ne prononçant qu’un seul mot dans la rencontre de leur amour? Ce sera éternellement leur attitude, et je voudrais qu’en la contemplant, nous la fassions nôtre dès ici-bas. Ainsi soit-il.

Pâques 1963

 

 

 

Ascension (I)

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

Marie-Madeleine, dans son immense amour pour Jésus, avait été la dernière, au soir du vendredi saint, à quitter le tombeau où il avait été enseveli; le jour de Pâques, elle avait été la première à revenir au sépulcre pour y retrouver son maître.

Aussi ne sommes-nous pas surpris de lire dans l’évangile selon saint Marc que "Jésus ressuscité le matin apparut d’abord à Marie-Madeleine", et l’on sait par saint Jean les détails de cette touchante apparition. On sait comment, en entendant son nom, elle se précipita vers Jésus pour lui baiser les pieds, dans ce geste qu’elle fit lors de sa première rencontre avec Jésus chez Simon le Lépreux, ce geste qu’elle aimait et qu’elle avait pu renouveler au pied de la croix. Et maintenant Jésus s’y opposait : "Ne t’attache pas ainsi à moi", lui dit-il. Pourquoi cette interdiction? Dans un instant, à la rencontre des compagnes de Madeleine sur le chemin de Jérusalem, il les laissera embrasser ses pieds. A Madeleine, cela ne fut pas permis.

Elle n’eut même pas le loisir de rester un peu avec son maître. Jadis, quand elle était assise près de lui, le regardant et l’écoutant, si Marthe s’en plaignait, Jésus prenait encore sa défense : "Elle a choisi la meilleure part, disait-il, et celle-ci ne lui sera point ôtée." Et aujourd’hui, alors qu’elle a tant pleuré, désespérant de le revoir, alors qu’elle goûterait si bien le charme de sa présence miraculeusement retrouvée : "Va, lui ordonne Jésus, va tout de suite trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu."

Cette mission confiée à Madeleine aussi bien que le ton familier avec lequel Jésus l’a appelée tout à l’heure indiquent pourtant qu’il a pour elle la même affection qu’autrefois. Mais précisément parce qu’elle, elle est la plus élevée dans l’amour, le maître lui demande, à elle pour commencer, le sacrifice qu’il imposera ensuite à tous. Ce sacrifice n’a pour but que de perfectionner leur charité, ainsi que nous l’expliquerons bientôt, et de les faire entrer dans le mystère trinitaire, dans la vie profonde de Jésus. Marie comprit-elle au premier abord? Quoi qu’il en soit, elle obéit, le cœur navré peut-être, mais sans discuter. Saint Jean nous la montre qui porte aussitôt le message de Jésus, et qui répète ses surprenantes paroles : "Marie-Madeleine vint annoncer aux disciples : J’ai vu le Seigneur et il m’a dit cela."

Les apôtres pouvaient se rappeler une parole également étrange que le maître leur avait adressée au moment même où la nouvelle de son prochain départ les avait plongés dans l’angoisse : "Je vous dis la vérité, avait repris Jésus, il est bon pour vous que je m’en aille." Etait-ce possible que l’absence de celui qui les réconfortait si bien leur fût avantageuse? Oui, le maître le leur affirmait, lui qui leur avait toujours dit la vérité. "Je vous l’assure, pour vous-mêmes, il vaut mieux que je m’en aille. Car si je ne m’en vais pas, l’Esprit-Saint ne viendra pas à vous, tandis que si je pars, je vous l’enverrai."

Comment se faisait-il que son départ fût nécessaire à la venue de l’Esprit-Saint? Car enfin il était par son humanité le grand sacrement de la grâce divine. Les disciples savaient par expérience combien leur âme s’élevait depuis qu’ils fréquentaient le maître. Oui, le charme de Jésus les avait gagnés. Sa beauté, sa bonté avaient conquis leur affection. Mais ils étaient trop attachés à son humanité. Leurs yeux et leurs sens y étaient rivés et avec eux leur pensée tout entière. Préoccupés de l’homme qu’ils possédaient avec eux, à peine songeaient-ils à Dieu et aux relations intérieures qui doivent régner entre l’âme et Dieu.

Un bonheur terrestre, une félicité matérielle en compagnie du roi Jésus leur suffisait. Et ils se disputaient souvent sur cette question pour eux capitale : "Qui sera le premier dans le Royaume?" "Seigneur, réservez-nous les deux premières places…", suppliaient les fils de Zébédée. "Est-ce maintenant que vous allez rétablir le royaume d’Israël?" demandaient-ils ensemble quelque temps avant l’Ascension.

Or tout autre était le dessein du Sauveur. "Mon royaume n’est pas de ce monde", disait-il. C’est une rénovation intérieure qu’il avait entreprise, et pour poser la base de ce royaume des âmes, c’est à un amour fervent pour Dieu même qu’il avait mission de les élever. Afin que cette ascension spirituelle pût avoir lieu, l’ascension corporelle du maître était nécessaire. Maintenant qu’ils étaient pris aux attraits séduisants de sa nature humaine, Jésus allait se cacher en Dieu pour y entraîner avec lui ces pauvres cœurs d’hommes.

Il en sera de même à un autre point de vue pour Marie-Madeleine. Quand elle aperçut Jésus ressuscité, elle crut que c’était le retour promis, la réunion définitive, et elle s’apprêtait à reprendre tout à son aise les douces relations d’autrefois. Jésus la tira d’illusion : "Ne t’attache pas ainsi à moi, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père." De nouveau Jésus affirme que son Ascension est la condition nécessaire des rapports spirituels qu’il veut désormais entretenir avec les siens. Certes l’affection de Madeleine est toute pure. Mais elle considère trop son maître comme un homme très saint, elle ne voit guère, pas assez en tout cas, en lui l’égal de Dieu. C’est lorsque Jésus sera remonté vers son Père qu’il reviendra invisiblement et se manifestera vraiment au cœur des fidèles.

En effet, maintenant que Jésus a disparu, qu’il ne vit plus au milieu des siens, ils ne peuvent pas se demander : Que fait-il? Que devient-il? Ainsi faisons-nous pour un ami très cher que nous savons pour longtemps absent. Et voici que les paroles de Jésus leur revenaient à la mémoire. Il était auprès de son Père, il était l’égal de son Père, il vivait de la vie de son Père, et cette vie était amour réciproque du Père et du Fils, vie de l’Esprit d’amour.

Il était allé leur préparer une place. Il voulait qu’ils fussent un avec lui comme il était un avec le Père. Ainsi peu à peu ils comprenaient la vie profonde du Christ, qui leur avait à peu près échappé durant sa vie terrestre. Les yeux désormais fixés vers le ciel, ils comprenaient le mystère du Verbe et de l’Incarnation, le mystère de Dieu, le mystère trinitaire et commençaient d’en sonder la profondeur; ils comprenaient la véritable vie de Jésus. Maintenant qu’il n’était plus là, ils comprenaient la profondeur du Christ et ils commençaient à en vivre. Au fond de leurs âmes, où ils redescendaient, ils s’apercevaient qu’il y avait une présence mystérieuse, celle du Père et de Jésus, qui leur communiquait leur propre vie, ce grand souffle de l’Esprit qui les entraînait l’un vers l’autre, ce souffle qui avait fait monter Jésus au jour de l’Ascension à la droite de son Père. Eux aussi, ils étaient remplis de ce même amour, il prenait leurs âmes, les portant à révéler à leur tour au monde le mystère de Dieu comme ils en avaient reçu mission, à mourir eux aussi sur la croix avant de rejoindre Jésus dans son royaume qui était le royaume de l’amour. Alors ils comprenaient par leur vie même et la vie terrestre et l’âme profonde de leur maître. Alors, mais alors seulement, ils se rendirent compte qu’il avait été bon pour eux qu’il disparût, car en son absence ils le découvraient véritablement.

Ainsi en est-il des vrais mystiques, qui se gardent des deux excès opposés : celui des débutants, dont la ferveur sensible s’arrête aux dehors corporels de Jésus, et celui de ces spirituels, si sévèrement condamnés par sainte Thérèse, qui prétendent se passer de la sainte humanité. Au début, il est bon de s’attacher à la sainte humanité du Christ. On médite les paroles et les enseignements de Jésus, on aime sa tendresse, sa délicatesse, la beauté de son âme. Mais il faut que Jésus s’en aille pour que peu à peu on découvre sa vie profonde, cette vie qu’il vit pour l’éternité dans le sein du Père. Il faut alors apprendre à vivre au fond de sa propre âme, là où Jésus nous a dit qu’il ferait sa demeure. Là on le découvre dans une lumière nouvelle, par le contact avec lui, par sa propre vie qu’il nous communique, par son amour pour son Père et son Dieu, notre Père et notre Dieu. Alors par cette touche de Dieu se découvre la vie divine, la vie trinitaire qui est amour et Esprit-Saint de Dieu. Alors se révèle la grandeur de Dieu et son mystère profond. Et peu à peu voici que la sainte humanité, qui ne nous a jamais quittés, s’éclaire d’un jour nouveau. On comprend la vie terrestre de Jésus, ses paroles et son âme dans une nouvelle lumière, qui est celle de l’Esprit. "Quand j’aurai disparu, disait Jésus, l’Esprit-Saint vous enseignera toutes choses." Qu’il daigne en ce jour de l’Ascension nous apprendre la vie profonde de Jésus par le contact de son âme et de sa vie avec notre âme et avec notre vie, pour que se réalise la parole divine : "Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, ils soient avec moi pour qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée." Ainsi soit-il.

Ascension 1966

 

 

 

Ascension (II)

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

"Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père." Dans la pensée de Jésus, la fête de l’Ascension doit être pour nous une fête que nous devons passer dans la joie. Peut-être, en ce jour, est-ce l’occasion de nous demander si vraiment nous aimons Jésus avec une foi véritable ou si nous vivons dans la routine. L’Ascension de Jésus, dont aujourd’hui l’Eglise célèbre la fête, éveille-t-elle en nous une joie, je ne dis pas sensible, mais réelle tout de même? La passerons-nous dans l’indifférence sans méditer presque sur le mystère de ce jour ou bien, au contraire, à notre oratoire, saurons-nous nous recueillir, penser à la grandeur de cette fête pour y trouver la joie? "Si vous m’aimiez, dit le Christ, vous vous réjouiriez." Puisque vraiment nous aimons le Christ, nous devons passer cette fête dans la joie, et c’est d’elle que je voudrais vous parler aujourd’hui.

La première et principale chose qui doive être pour nous un sujet de joie est le bonheur de Jésus. Nous sommes heureux de la joie de ceux que nous aimons.

Regardez ce qui se passe ici-bas un jour de mariage. C’est jour de grande fête, les plus tristes doivent se réjouir, chacun a mis ses plus beaux habits, ce ne sont que félicitations et vœux de bonheur. La fête de l’Ascension, ce sont les noces de la sainte humanité avec Dieu, son introduction définitive dans la maison du Père, dans la joie qui, nous le savons, ne cessera plus. Et aujourd’hui, l’Eglise nous convie à assister à ces noces, nous sommes les amis de l’Epouse et de l’Epoux, nous devons être tout à la joie, oublier nos fautes, nos misères, rendre notre âme très pure pour participer, nous aussi, à ce banquet de l’amour. Que pensera de nous Jésus si nous assistons tristes, indifférents, l’âme souillée, à cette fête? "Si vous m’aimiez, dit-il, vous vous réjouiriez."

La fête de l’Ascension n’apporte pas seulement à Jésus la joie des noces éternelles, elle est aussi la fête de l’enfant qui revient vers son Père. Jésus avait reçu du Père une mission douloureuse. Il avait fallu qu’il vînt parmi les hommes pécheurs et qu’il donnât son sang pour les sauver. Aujourd’hui tout a été accompli, rien n’a été omis des moindres désirs de son Père. Si le père s’asseyait déjà au bord de la route pour voir si l’enfant prodigue ne revenait pas, s’il s’est jeté à son cou dans un grand élan de joie, si pour lui on a fait un grand festin et tué le veau gras, à combien plus forte raison le Père n’attendait-il pas le retour de Jésus? Quelle fête ne fait-il pas à l’enfant fidèle qui est parti sur son ordre non pour dissiper mais pour retrouver l’héritage paternel? En ce jour, ce n’est pas seulement Jésus qui doit revenir vers le Père : nous tous, dans un grand élan de l’âme, nous devons y retourner avec lui. Nous sommes les enfants prodigues que Jésus a rachetés et qu’il ramène avec lui. L’Ascension, c’est aussi notre fête, la fête de notre conversion, de notre retour vers le Père. C’est la fête de reconnaissance du Père vis-à-vis de son Fils bien-aimé, qui lui a rendu ses enfants que le péché avait séparés de lui; c’est la fête du Fils, qui, dans la joie, nous ramène vers le Père comme la brebis égarée que le pasteur prend sur ses épaules. C’est la fête de notre reconnaissance. Nous devons la passer nous aussi dans la joie en voyant la bonté, l’amour, la joie du Père et du Fils qui sont pleines en ce jour. "Si vous m’aimiez, dit Jésus, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père."

Une autre cause de notre joie est la perspective de la venue de l’Esprit-Saint. "Je vous enverrai, dit Jésus, l’Esprit-Saint qui vous enseignera toute vérité", l’esprit de force et de courage qui permettra à ses apôtres de témoigner de leur amour par leur propre sang. Sans doute, comme les apôtres, nous aurions aimé que Jésus demeurât avec nous, mais, si nous l’aimons vraiment, nous devons comprendre que notre amour doit se faire plus fort, plus dépouillé de tout le sensible pour témoigner vraiment de notre amour pour lui. La fête de l’Ascension est la fête de notre amour pour le Christ, mais la fête d’un amour fort en esprit et en vérité. Les âmes qui souffrent dans la sécheresse doivent aimer cette fête, fête des hommes mûrs et forts qui se dépouillent de l’enfance et du sensible pour recevoir l’Esprit qui les mènera à la vérité totale jusqu’à la mort sur la croix, en attendant qu’elles aussi reviennent vers le Père et Jésus. Oui, on comprend les paroles de Jésus : "Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père", car nous devons désirer cet amour vrai et fort, et je voudrais qu’aujourd’hui ce désir s’empare de l’âme de chacun d’entre nous.

Enfin, il faut nous oublier nous-mêmes. Nous devons penser à toutes ces âmes des justes qui, depuis des siècles, attendaient la venue de Jésus dans les limbes. Elles l’avaient deviné, elles l’avaient pressenti, dans l’obscurité elles l’avaient déjà servi. Le jour de l’Ascension est leur fête, et c’est certainement là aussi une des grandes joies de Jésus. Avec lui, tous montent au ciel et sont introduits dans le bonheur éternel. Ce sont ses amis, les compagnons de sa joie. Celle-ci est le gage de la nôtre, que, dans la leur, nous devons pressentir. Un jour aussi, nous monterons au ciel comme eux pour participer à la joie éternelle.

Oui, en ce jour de fête nous devons nous oublier pour ne voir que la joie du Père, nous oublier pour ne voir que la joie de Jésus et celle de nos frères bienheureux. C’est la meilleure préparation au don de l’Esprit que Jésus va nous envoyer dans quelques jours. Lorsqu’il viendra, s’il trouve des âmes vides d’elles-mêmes, heureuses de la joie de Dieu et de la joie des autres, il pourra les introduire à leur tour dans cette joie que Jésus a laissée à ses disciples et qui sera un jour consommée dans le ciel. Ainsi soit-il.

Ascension 1969

 

 

 

Pentecôte

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

Durant trois ans, Jésus était demeuré près de ses disciples; ils avaient vécu ensemble, ils s’étaient aimés, il leur avait donné sa vie. Puis, un jour, Jésus les avait quittés, il était remonté auprès de son Père, et les apôtres s’étaient trouvés seuls et désemparés. Pourtant, avant de les quitter, Jésus leur avait dit : "Je ne vous laisse pas orphelins… Mon Père vous enverra un défenseur, il vous enseignera toutes choses et vous suggérera tout ce que je vous ai dit jadis." A la Pentecôte, la promesse de Jésus s’est réalisée, et désormais les disciples eurent un nouvel ami, un consolateur, qui leur rappelait constamment le souvenir de leur maître aimé, qui les guidait, qui était leur force et leur joie, qui, à chaque instant, présent dans leur âme, les atteignait d’une touche invisible et mystérieuse.

La même chose, semble-t-il, se passe dans les âmes, à mesure surtout qu’elles avancent dans la vie intérieure. Lorsque nous avons médité longtemps la parole de Dieu, lorsque nous avons fait de Jésus notre ami, nous aimons étudier sa doctrine, vivre avec lui. Et puis un jour vient où il nous a semblé que Jésus nous abandonnait, nous laissait seuls dans le silence, où la méditation de sa vie nous devenait difficile et semblait moins nous apporter. C’est le moment choisi par Dieu pour réaliser la Pentecôte dans nos âmes. Un ami qui ne nous sépare pas de Jésus est venu en notre âme, s’en est emparé. C’est le propre Esprit de Jésus, celui qui est sa vie et qu’avec le Père il nous donne lui-même pour transformer plus profondément notre vie dans la sienne. Mais pour nous un problème se pose : comment connaître ce nouvel ami? Nous connaissons Jésus et par lui le Verbe de Dieu qui s’est incarné; des rapports personnels se nouent facilement avec lui. Nous connaissons le Père, qui a envoyé son Fils pour nous sauver, et dont tout découle. Jésus, dans l’Evangile, nous en a tracé un si touchant tableau que nous l’aimons et que sans peine, en somme, nous nous adressons à lui dans nos besoins, nous avons avec lui des rapports semblables à ceux que Jésus a avec son Père qui est aussi notre Père. Mais la personnalité de l’Esprit-Saint demeure mystérieuse pour nous, et l’âme se demande comment connaître ce nouvel ami, qu’elle devine pourtant plein de tendresse et d’amour, qui est l’Amour même.

Comme nous l’indique son nom, l’Esprit-Saint est un esprit, et c’est pour cela qu’il nous est si difficile de le connaître. Il est vain de chercher à le représenter à nos sens. Les symboles, les langues de feu ou la colombe, ne sont manifestement que des représentations, combien éloignées de ce qu’il est. Ils ne nous suffisent pas pour entrer dans un contact intime avec lui.

Aussi bien, puisqu’il est esprit, c’est seulement par l’esprit que nous pourrons l’atteindre. Si nous voulons en faire vraiment notre ami, il nous faut donc quitter tout ce qu’il y a en nous de charnel, de sensible, nous dégager de la matière pour entrer par un contact d’esprit à esprit avec celui qui est l’esprit pur par excellence. L’Esprit-Saint ne se révèle qu’aux âmes qui vivent de la vie de l’esprit, aux âmes qui dans l’oraison se dégagent de toutes les conceptions intellectuelles, de toutes les représentations sensibles, pour atteindre le Dieu très pur présent au fond d’elles-mêmes. Ce n’est pas en vain que Jésus a demandé à Marie et à ses apôtres de se retirer dans le silence avant de recevoir l’Esprit-Saint, car on ne le reçoit et on ne le connaît que dans le silence de son cœur et de son esprit. Aucun mot humain, en effet, ne peut traduire cette connaissance, car c’est une connaissance spirituelle, une connaissance vivante de tout l’être, qui est au-delà des conceptions intellectuelles.

D’ailleurs, puisqu’ici-bas il est impossible de connaître directement un esprit sans mourir, nous n’aurons jamais de l’Esprit-Saint qu’une connaissance confuse, si élevés que nous soyons dans la vie intérieure. Il sera pour nous un ami, mais un ami dont la beauté nous est voilée, un ami d’autant plus désirable d’ailleurs que nous le devinons sous ses voiles plus pur, plus lumineux, plus fort, plus aimant. Nous connaîtrons le Saint-Esprit par le contact de sa vie, de sa présence, par le mouvement d’amour qu’il imprime à notre âme et par lequel il nous entraîne avec lui vers le Père, beaucoup plus que par une vue intellectuelle proprement dite. Ce contact, nous l’expérimentons par les dons qu’il nous fait, dans les touches intimes par lesquelles il atteint notre âme. C’est donc en étant attentifs à son action, à son souffle, que nous le devinerons, que nous entrerons en conversation intime avec lui. Sa connaissance est avant tout une connaissance du cœur.

Jésus nous le disait : "Il vous enseignera toutes choses, il vous rappellera tout ce que je vous ai dit." La première touche de l’Esprit est, en effet, une lumière pour l’âme, lumière toute spéciale, combien différente de celles que procurent la raison ou l’expérience naturelle des choses. C’est une lumière douce et vivante qui n’est perçue que lorsque l’âme est dépouillée de tout le sensible, de toute attache aux créatures. Il semble alors que quelqu’un, ami très cher et très bon, prenne l’âme par la main, lui montre ce qu’elle doit faire, l’introduise dans les voies de la paix et de l’humilité, éclaire pour elle les paroles de Jésus, les expliquant en nourrissant le cœur, les appliquant aux cas concrets, faisant vivre une nouvelle vie pleine de lumière : vie et lumière de Dieu.

Mais combien est dur parfois le chemin que montre cette lumière. Les épreuves sont lourdes et souvent écrasantes, et ce n’est pas peu de chose alors que de conserver son âme dans la paix, le recueillement et le silence, attentive à la seule action de l’Esprit. Mais la lumière qui entoure alors l’âme porte avec elle une grâce de force, et l’on devine à travers les voiles l’ami qui non seulement vous éclaire mais vous fortifie. Lorsque les années ont passé, l’âme se demande parfois comment elle a pu supporter de telles épreuves, et elle s’aperçoit alors qu’elle n’était pas seule, mais qu’elle avait avec elle un ami très aimant. Alors elle le connaît et elle se prend pour lui d’une grande reconnaissance et d’un grand amour.

C’est alors que nous sommes unis à lui. Il est devenu notre ami, celui qui nous a soutenus, qui a vécu avec nous dans la souffrance et dans la joie. Il prend notre âme, et voici qu’il se révèle comme l’Amour et nous transforme dans l’amour. Dans une dernière touche, la plus délicate, la plus intime, la plus profonde, il nous entraîne et nous fait participer à sa vie qui est amour pour le Père et pour le Fils. Et l’âme douce et humble, remplie de l’Esprit, passe sa vie à aimer.

Mes vénérables Pères et chers Frères, je voudrais qu’en ce jour l’Esprit vienne sur nous et transforme nos âmes, les éclairant, les fortifiant, les transformant dans son amour. Je voudrais qu’ainsi l’Esprit-Saint devienne pour nous un ami très cher, une personne vivante vers laquelle nous aimons nous réfugier dans nos faiblesses pour avoir la lumière et la force. Ainsi soit-il.

Pentecôte 1965

 

 

 

Saint Jean-Baptiste

 

 

Mes chers Frères,

Très jeune, saint Jean-Baptiste a entendu l’appel du désert. Il a quitté la maison de son père et s’est enfoncé dans la solitude.

Au premier abord, on peut s’en étonner. Ne nous aurait-il pas paru convenable qu’il étudiât la loi de Dieu à Jérusalem auprès des maîtres célèbres, qu’il assistât aux cérémonies du Temple et en découvrît le sens profond?

Dieu ne l’a pas voulu ainsi. Il a voulu que le précurseur de son Fils, celui que Jésus appellera "le plus grand des enfants des hommes", soit formé dans la solitude du désert. Certes, ce fut là une vocation spéciale, mais qui rappelle dans l’Eglise le rôle de la solitude dans la formation de toute âme forte et profonde qui veut se donner entièrement à Dieu.

Pour les chartreux, qui ont entendu ce même appel et reçu cette même vocation, la contemplation de l’amour de l’âme du Baptiste est plus fructueuse que pour tout autre, car elle montre ce que le désert fait des âmes qui lui sont fidèles.

"Qu’êtes-vous donc allés voir dans le désert?" disait un jour Jésus en parlant du Baptiste. "Un homme vêtu d’étoffes moelleuses? Mais ceux qui sont vêtus d’étoffes moelleuses sont dans les palais des rois." Telle est la première leçon que nous donne la solitude de saint Jean-Baptiste : l’austérité de la vie.

Pour ne pas sortir de son désert, il est vêtu d’un vêtement de poils de chameau, ne buvant que de l’eau, mangeant seulement des sauterelles et du miel sauvage. Cette austérité ne naît pas tant chez lui d’un souci de pauvreté et de mortification que de sa fidélité au désert lui-même, car comment se procurer sans manquer à sa solitude aimée tant de choses que requiert l’habituelle délicatesse des hommes? Cette austérité demande, certes, une grande force d’âme, mais elle porte en elle sa récompense, car les choses si simples, si naturelles, qui satisfont aux besoins des hommes du désert laissent leurs âmes dépouillées et libres.

Combien de temps perdu dans la recherche des choses vaines! L’âme solitaire, dépouillée de tant de choses factices, peut longuement et sans hâte contempler les grandeurs et les beautés de Dieu dans un silence plein d’amour, et c’est là sa récompense.

Ce n’est pourtant pas là la principale leçon du désert, celle qui demande à l’âme le plus de force. Par le fait même de la solitude et de son silence, le désert apprend à l’âme à être fidèle à la voix intérieure qui retentit au fond d’elle-même, chose plus difficile encore, pour n’être humblement que ce que Dieu veut qu’elle soit.

"Qu’êtes-vous donc allés voir dans le désert, disait encore Jésus, un roseau agité par le vent?" Non certes, le Baptiste ne fut pas un homme qui plie à tout vent. Toute sa vie nous montre qu’il vivait pour Dieu seul, totalement détaché de l’opinion des hommes. Le voilà qui prêche aux foules, il ne fait nulle acception de personne. "Race de vipères, dira-t-il aux sadducéens et aux pharisiens, qui vous a appris à fuir la colère à venir? Faites un digne fruit de pénitence." Il ne cherche pas à se faire valoir, il ne recherche en rien la louange, et c’est un des côtés de son caractère par lesquels il nous paraît le plus grand. Il a rendu témoignage à la vérité, nous dit saint Jean. Il n’a voulu être que ce qu’il était devant Dieu, et c’est pour cela que son témoignage nous touche. Voyons-le. Lorsque les prêtres et les pharisiens viennent l’interroger, il lui eût certes été bien facile de se faire passer, sinon pour le Christ, du moins pour un prophète et un saint. On ne saurait assez admirer la brièveté et la simplicité de ses réponses. Elles sont d’une âme silencieuse qui ne recherche que la vérité et qui s’oublie. "Qui es-tu? — Je ne suis pas le Christ. — Es-tu Elie? — Je ne le suis pas. — Es-tu le prophète? — Non." Et quand on le forcera à faire une réponse précise, il répondra seulement : "Je suis la voix qui crie dans le désert : ‹Redressez la voie du Seigneur, comme l’a dit le prophète Isaïe.›" Et dans son humilité, orientant aussitôt les pensées et les cœurs vers un autre que lui, il ajoutera : "Pour moi, je baptise dans l’eau; au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas, qui vient après moi et dont je ne suis pas digne de dénouer la courroie de la sandale."

Ce ne sont pas là de vains mots. Lorsque Jésus viendra se faire baptiser, il s’effacera : "C’est moi qui ai besoin d’être baptisé par toi, dira-t-il, et tu viens à moi!" Et il lui faudra un commandement exprès du Maître pour qu’il consente à sortir de son humilité, de la place qu’il estime être la sienne. Le lendemain, en revoyant Jésus, il répétera son témoignage devant ses propres disciples : "Voici l’Agneau de Dieu, j’ai rendu témoignage que celui-ci est l’élu de Dieu." André et Jean entendront ce témoignage, ils quitteront le Baptiste pour suivre Jésus. Bien loin d’en éprouver de la jalousie, il dira alors ces paroles que l’on aime à relire : "Celui qui a l’épouse est l’époux, mais l’ami de l’époux, qui se tient là et qui l’entend, est dans la joie à cause de la voix de l’époux. C’est bien là ma joie et elle est pleine. Il faut qu’il croisse et que je diminue."

Ainsi saint Jean-Baptiste a été totalement détaché. Il n’a cherché que la vérité, il s’est oublié totalement lui-même, ne voyant que le Seigneur, sacrifiant pour lui jusqu’à ses plus chères amitiés. Aussi il n’aura pas de peine à donner sa vie pour la vérité. Lorsque le moment sera venu, devant le péché d’Hérode, il se dressera, aimant mieux mourir que de pactiser avec le mal.

Ce dépouillement total que la solitude du désert avait appris à saint Jean-Baptiste ne l’empêchait pas d’être une âme délicate, douce et aimante, car le désert apprend aussi le calme de l’âme et la douceur du cœur, qui sont filles de l’humilité.

Dès le début de son ministère, nous le voyons plein de bonté et de largeur pour les petits et les humbles. Aux publicains pleins de bonne volonté, il dira seulement : "N’exigez rien de plus que ce qui vous a été fixé", et aux soldats : "Ne molestez personne, ne dénoncez pas faussement. Et contentez-vous de votre solde." C’est sans doute ce mélange de force et de bonté qui rendait le Baptiste si attirant et lui valait de si fidèles amitiés.

Je ne parle pas de l’amour du Christ pour son précurseur. On le sent vibrer dans la voix de Jésus chaque fois qu’il en parle. On sent sa profonde admiration. Il aime à invoquer le témoignage de celui qui déjà le faisait deviner, de celui par qui il a voulu être baptisé. Il le nommera plus qu’un prophète, le plus grand des enfants des hommes.

Les disciples l’aimeront passionnément. Les meilleurs, il est vrai, le quitteront pour suivre Jésus, mais cela ne sera pas là un abandon; bien au contraire, ce sera une suprême fidélité. Aussi bien ils ne l’oublieront jamais. Au soir de sa vie, arrivé aux sommets de la lumière et de l’amour, le plus pur et le plus délicat d’entre eux ne commencera-t-il pas son évangile : "Au commencement était le Verbe", puis aussitôt, se souvenant de son vieux maître toujours aimé et jamais oublié, il ajoutera : "Un homme fut envoyé de Dieu, dont le nom était Jean." D’autres disciples du Baptiste se refuseront à le quitter, ne voyant pas que la véritable fidélité eût été de suivre le maître auquel il rendait témoignage. Saint Jean-Baptiste ne les contraindra pas, et nous avons encore là un témoignage de sa douceur et de son respect des âmes.

Il saura attendre le moment de Dieu, et c’est là aussi une leçon du désert, car rien n’y presse les âmes, et l’on se contente de deviner les choses. Aussi combien Jean-Baptiste était-il aimé des siens!

Nous le voyons jusque dans leur jalousie à l’égard de Jésus, et là encore nous pouvons admirer la délicatesse du Baptiste qui, pour les corriger sans leur faire de reproches, les envoie en son nom demander à Jésus : "Qui es-tu?" espérant que ce contact avec le Fils de Dieu leur fera découvrir le véritable Maître. Quand il sera mort, nous verrons ces mêmes disciples, sans crainte d’Hérode, venir chercher son corps pour l’enterrer dans un monument, preuve suprême de leur fidélité et de leur amour jusque dans la mort.

Et voici qu’en terminant ces quelques mots sur saint Jean-Baptiste, notre esprit se porte vers saint Bruno, qui l’a tant aimé, qui a voulu le donner comme patron aux deux déserts de Chartreuse et de Calabre. C’est qu’entre leurs âmes il y avait de profondes affinités. Tous deux furent des âmes marquées par la solitude et le silence du désert. C’est le désert qui leur a appris à vivre dans le détachement et le dépouillement de toutes les choses matérielles; c’est le désert qui leur a appris à vivre dans la vérité, au-dessus des jugements des hommes, dans l’humilité en face de la grandeur de Dieu, dans son seul amour.

L’un et l’autre ont eu autour d’eux des disciples qui les ont profondément aimés, et dont pourtant ils ont su, au moment voulu de Dieu, se détacher. C’est que la paix et la douceur rayonnent des âmes de silence. Elles ont leurs joies secrètes, que nul ne peut leur enlever. Elles rayonnent autour d’elles, attirantes par leur mystère. Leur douceur et leur force leur attirent des amitiés profondes qui sont dès ici-bas la récompense de leur amour et de leur fidélité.

Et c’est cela que voulait sans doute apprendre à ses fils saint Bruno lorsqu’il leur donna pour modèle le Baptiste, cette âme du désert qu’il aimait parce qu’il se retrouvait en elle dans ce qu’elle avait de meilleur, dans ce qui était l’essentiel du message que Dieu l’avait chargée de nous apporter et que nous devons vivre : la force, la douceur du cœur, l’humilité et l’amour. Ainsi soit-il.

Saint-Jean-Baptiste 1966

 

 

 

Nativité de la Très Sainte Vierge (I)

 

 

Mes vénérables Pères & chers Frères,

"Le Seigneur m’a possédée au commencement de ses voies; j’étais avant qu’il formât aucune créature. Il a marqué ma place de toute éternité, dès les siècles anciens, avant que la terre fût."

L’Eglise applique à la Sainte Vierge ces paroles de la Sagesse. De toute éternité en effet, Dieu entoure Marie d’un amour infini. Lui qui savait qu’après la Création le monde tomberait dans le péché, il contemplait avec amour la Vierge dont le libre consentement permettrait à l’Incarnation et à la Rédemption de s’accomplir. Aussi lorsque, selon le décret divin, l’heure fut venue pour Marie de recevoir l’être et la vie, Dieu se pencha-t-il sur elle avec toute sa tendresse paternelle. Il la voulut sans tache, vierge de toute souillure, il la combla de toutes les perfections humaines, dans lesquelles se reflétaient, autant qu’il est possible dans une créature, la beauté et la grandeur de Dieu. Enfin il lui donna la grâce sanctifiante qui allait lui permettre d’entrer dans la vie divine.

Dès le premier instant de sa conception, Marie eut donc avec Dieu et avec chacune des Personnes divines des rapports d’intimité, des relations d’amour, germes de celles qui devaient s’épanouir pleinement lorsqu’au jour de l’Annonciation elle prononcerait le "fiat" qui ferait d’elle la mère de Dieu.

Durant cette période, les trois Personnes divines vont préparer la Sainte Vierge à ce rôle. Le Père tout d’abord, qui va lui confier son Fils bien-aimé et en lui toute la Création, veut voir en elle un cœur semblable au sien. Il veut qu’elle soit capable, comme lui, de donner et de transmettre l’amour. Aussi va-t-il l’éclairer de la lumière du Verbe. Il lui montrera sa grandeur et ses perfections infinies; puis il lui révèlera ce qu’est l’homme et le péché, et la nécessité de combler, par un Messie aimant et souffrant, l’abîme qui sépare l’homme de Dieu. Marie verra alors le rôle de l’amour dans le plan divin; elle se donnera à cet amour, qui s’emparera de son âme de plus en plus à mesure que le Verbe l’éclairera davantage.

Qu’on ne s’imagine pas d’ailleurs en cette vie toute cachée et toute simple des choses extraordinaires, des révélations et des extases; l’Evangile n’en dit mot. Tout nous porte à croire que c’est seulement dans l’Ecriture que Marie puisa, à la lumière de Dieu, les enseignements qui devaient la préparer à devenir la mère du Messie. Aussi bien, pour les cœurs purs la Bible est à la fois lumière et amour, et c’est là que Marie trouva les grands thèmes dont je vous parlais plus haut et qui devaient former son cœur.

La Bible lui révélait d’abord la transcendance et la sainteté de Dieu, de ce Dieu qu’on ne peut voir sans mourir, de celui qui est le "tout autre". Moïse ne doit s’approcher que pieds nus du lieu où, pour la première fois, Yahweh lui parle. Celui-ci apparaîtra dans une théophanie grandiose au Sinaï, et le peuple tremblera. Mais ce Dieu qui paraît si lointain est pourtant tout proche de sa Création. S’il est en effet le Tout-Puissant qui, d’un seul mot, a créé le ciel et la terre, et que les Psaumes et les Prophètes exaltent à chaque page, il est aussi le Dieu plein de miséricorde pour sa créature, celui "qui prend plaisir à faire grâce", "dont la miséricorde est éternelle". Mais surtout l’Ecriture révèle que Dieu est l’Amour. Elle le dit dans la tendresse dont il entoure Israël, son peuple bien-aimé, qu’il a choisi et aimé d’un amour éternel. C’est à la fois l’amour d’un père et l’amour d’un époux.

Marie, à chaque instant, découvrait donc les attributs divins, se perdait dans leur contemplation et répondait par l’amour à l’amour de son Dieu.

Mais en lisant la Bible, Marie découvrait, en face de la grandeur de Dieu, la misère de l’homme. Dès le début de l’humanité, elle voyait la chute lamentable d’Adam et d’Eve, trompés par le serpent et qui se livrent à la sensualité et à l’orgueil. L’amitié avec Dieu est rompue et, hélas! le même drame va se renouveler avec une ampleur toujours accrue au cours des siècles.

Que l’on se souvienne du meurtre d’Abel, du déluge, puis, malgré les miséricordes de Dieu, des longues infidélités d’Israël dans le désert. Une fois dans la terre promise, le peuple élu ne se corrige pas, hélas! Il abandonne son Dieu et se prostitue aux divinités de Canaan. Comme un refrain, on lit dans les Chroniques à propos des rois : "Il fit le mal aux yeux de Yahweh", et David, le meilleur d’entre eux, fut un adultère et un assassin.

De tout cela Marie souffrait profondément. Elle avait trop longtemps médité sur la grandeur et la bonté de Dieu pour ne pas frémir en en voyant l’offense. Mais ce qui lui rendait la chose plus douloureuse encore, c’est qu’elle en était littéralement déchirée. D’un côté profondément unie à Dieu par les liens les plus purs, elle se sentait pourtant solidaire du genre humain. Ces hommes qui avaient péché étaient ses frères. Plus que cela, parmi les plus coupables, elle retrouvait le nom de ses ancêtres, le même sang qui avait péché coulait dans ses veines. Fille de Dieu, elle était en même temps la fille de ce peuple coupable. C’était là un drame, un déchirement qui préfigurait celui du Christ, Dieu et pourtant homme, portant nos péchés. Il devait conduire Jésus et Marie au Calvaire pour réparer pour notre race et ramener toute chose à l’unité de l’amour.

Marie, qui devait former l’âme du Christ, en était brisée, et elle se demandait si un jour ne viendrait pas où le monde serait réconcilié avec Dieu et retrouverait son unité. Et en scrutant l’Ecriture, elle y découvrait le Messie.

Elle le voyait prédit depuis les temps anciens, rempli de l’Esprit de Dieu, prince de la paix, rayonnant de gloire, de justice mais aussi de miséricorde et d’amour, n’éteignant pas la mèche qui fume encore, plein de bonté pour les pauvres. Elle le voyait plus profondément encore dans Isaïe, portant les péchés du monde et rachetant celui-ci par la souffrance, devenu l’homme des douleurs.

En étudiant le Messie, Marie retrouvait les propres sentiments de son cœur et les développait de jour en jour, elle était déjà unie à celui qui devait naître d’elle, et c’était là sa divine préparation à ce jour où Dieu lui confiera son Fils.

Ainsi doit-il en être de nous. Nous devons dans l’Ecriture creuser la grandeur de Dieu, la misère de l’homme, aimer et découvrir Jésus. Alors il pourra venir dans notre cœur qui y aura été préparé comme celui de Marie. Mais pour cela il faut lire l’Ecriture avec cette pureté de l’âme, ce désir de Dieu qu’elle avait depuis le jour de sa naissance, qui était sa vie et doit être la nôtre. Ainsi soit-il.

Nativité de la bienheureuse Vierge Marie 1967

 

 

 

Nativité de la Très Sainte Vierge (II)

 

 

Mes chers Pères & Frères,

Une des principales qualités de la Vierge, dont nous fêtons aujourd’hui la naissance, est la douceur. Tous les jours, au Salve Regina, ne chantons-nous pas : "O dulcis Maria", ô douce Marie? Pourquoi donc disons-nous cela de Marie? Car enfin il n’y a rien de bien spécial dans l’Evangile qui permette de lui attribuer cette qualité, et pourtant nous aimons tous la lui reconnaître.

Aussi faut-il tout d’abord nous demander : qu’est-ce que la douceur? Si vous le voulez, contemplons cette qualité d’abord en Dieu, dont l’Ecriture a dit : "Le Seigneur est suave et doux", Dulcis et suavis est Dominus. Au sein de la Trinité, le Père se donne tout entier au Fils et il l’aime. Aucune réserve dans ce don, il communique sa nature même. C’est là son acte, son seul acte infini. C’est un mouvement, un don de soi qui prend tout l’être de Dieu, mais ce mouvement n’a aucune succession, et c’est pour cela qu’il est si calme. Ce n’est pas un mouvement tel que du moins nous comprenons le mouvement ici-bas. Dans tout mouvement sur cette terre, il y a succession et donc une certaine agitation jusque dans les mouvements les plus doux. En Dieu il n’y en a pas. Ce mouvement est immobile, peut-on dire, comme l’être même de Dieu, et c’est ce qui fait la douceur intime de Dieu. Ce mouvement est amour car, en même temps qu’il engendre son Verbe, le Père se donne à lui et l’aime. C’est donc un amour plein de douceur dont il aime son Fils, et le Fils lui aussi dans un même amour très doux, dans la même douceur, se donne à son Père.

Lorsque Dieu crée, on retrouve cette même douceur se répandant d’une nouvelle façon dans les êtres. Les êtres arrivent à l’existence, vivent et meurent. L’acte de Dieu qui crée est éternel. Dieu ne change pas, il demeure calme et doux dans son immobilité souveraine; il se donne tout entier. Cette présence est cachée, ce don est doux. Dieu a essentiellement le respect de la nature qu’il a créée, et, en la respectant, il se respecte lui-même. Il ne la violente pas; tout en le lui donnant, il laisse son développement se faire lentement, doucement, selon les lois qui lui sont propres. La douceur de Dieu se trouve donc toujours dans un mouvement d’amour qui exclut toute agitation et tout mouvement d’ici-bas. Il se nuance ici du respect des natures qu’il a créées et qui vivent dans le temps. Donc, d’une part, mouvement sans succession en créant : cela, c’est la douceur de Dieu envers lui-même lorsqu’il crée et maintient dans la vie. D’autre part, respect à l’égard des créatures. Dieu leur est doux, il est présent, il informe tout, nous nous en apercevons à peine, nous agissons librement, il nous laisse faire, il veut qu’il en soit ainsi, son plan ne peut être modifié en son fond, il se réalisera toujours : l’Amour règnera éternellement. Les doux possèderont la terre. Le manque de douceur vient presque toujours de la peur. En Dieu, ce sentiment n’existe pas : aucune crainte que les choses lui échappent, aucune crainte qu’on puisse lui manquer. L’Amour éternel triomphera. Rien ne saurait agiter Dieu : c’est un être royal et infini, il agit quand et comme il veut. Il est doux parce qu’il est fort, maître des choses et de lui-même.

Aujourd’hui, avec Marie, une grande douceur est entrée dans le monde, une douceur maternelle qui est le reflet de la douceur même de Dieu. Marie est proche de Dieu; dès sa naissance, elle vit dans le mouvement trinitaire, elle participe, elle, la toute pure, au mouvement éternel qui est la vie de Dieu. Aussi lorsque pour la première fois ses yeux s’ouvrent sur les créatures, elle participe à leur endroit à la douceur de Dieu avec cette nuance maternelle, si douce à nos cœurs, que Dieu a mise dans son âme de femme. Parce qu’elle est proche de Dieu, parce que, chez elle, toute crainte de péché est bannie, elle sera douce envers les hommes et les choses. Jamais elle ne les brusquera; elle nous donnera tout son cœur et tout son être. Elle attendra longtemps les plus grands pécheurs, elle respectera notre liberté, elle respectera le plan de Dieu. Elle vivra, autrement dit, dans l’amour, un amour éternel. Encore une fois, par elle l’amour et la douceur sont venus sur la terre, et nous les fêtons aujourd’hui.

C’est à nous de les recevoir et de nous en laisser transformer. Pour cela, il nous faut avant tout participer à la vie de Dieu et à sa douceur. Il est vain, sans doute, de vouloir être doux avec soi-même et avec les créatures si, agissant seulement avec le mouvement naturel et fini de notre nature créée, nous nous précipitons sur elles pour en jouir. Fatalement nous les plierons alors à notre volonté propre, sans respect pour leur être, et nous irons parfois jusqu’à les détruire ou au moins les blesser gravement. En face du mal ou de ce qui nous paraît tel, notre réaction sera violente et nos réactions dures, car le temps nous semblera toujours manquer; aussi voulons-nous un résultat immédiat sans tenir compte du développement des êtres et du temps parfois très long, de l’amour aussi dont ils ont besoin pour se corriger, de la douceur qui doit les entourer.

Ce n’est pas ainsi que vit et agit Dieu, que vit et agit la douce Vierge Marie. Aussi, en ce jour de sa fête, nous devons nous rapprocher d’elle pour qu’elle nous apprenne à vivre, nous aussi, de la vie de Dieu dans une douceur éternelle. Ainsi soit-il.

Nativité de la bienheureuse Vierge Marie 1969

 

 

 

Exaltation de la Sainte Croix (I)

 

 

Mes vénérables Pères,

"Lorsque j’aurai été exalté, j’attirerai tout à moi." Ainsi parlait Jésus, et sa prophétie s’est réalisée. Aujourd’hui, dans le monde entier, la croix se dresse, et des hommes lèvent les yeux vers elle.

Quel est donc ce mystère? Pourquoi la croix du Christ attire-t-elle ainsi les âmes alors que, prise en elle-même, elle ne révèle qu’une souffrance que nous fuyons tous? C’est que la croix du Christ est une croix prise par amour et librement consentie.

Seul l’amour attire l’homme. Or, comme a pu l’écrire un écrivain moderne et incroyant : "L’amitié vraie, on la voit dans un homme dont l’ami avait été emprisonné et qui couchait tous les soirs sur le sol de sa chambre pour ne pas jouir d’un confort qu’on avait retiré à celui qu’il aimait." La seule question sérieuse est donc celle-ci : "Qui, cher monsieur, qui couchera sur le sol pour nous ce soir?" L’homme ne croit à l’amour que s’il est participation à sa propre souffrance. Il ne croit qu’à l’amour qui va jusqu’à la souffrance et à la mort, qui expie à sa place silencieusement, sans un mot de reproche, car la parole même qui rappelle le service rendu est une offense à la délicatesse de l’amour.

C’est seulement lorsqu’il a rencontré un ami véritable et désintéressé, un amour vrai que l’homme se donne à son tour, et cela explique l’attirance de la croix sur nos âmes. La croix est la preuve de l’amour. Nous sommes tous là douloureux, écrasés un jour ou l’autre sous le poids de la souffrance, le poids de la vie. Le Christ est venu en toute liberté partager la tristesse humaine. "Mon âme est triste jusqu’à la mort", a-t-il pu dire, et peu auparavant il disait aussi : "C’est moi qui donne ma vie, et personne ne me la prend."

Ainsi le Verbe de Dieu qui aurait pu ne pas s’incarner, Jésus qui aurait pu glorifier Dieu sur la terre par une vie toute de paix et de joie, a voulu souffrir avec nous et pour nous. Il a voulu ressentir toutes nos souffrances physiques et morales. Son corps a été brisé de coups, ses mains et ses pieds percés, sa tête couronnée d’épines. Il a vu ses disciples l’abandonner, l’un d’entre eux le trahir. Il a vu la douleur de sa mère au pied de la croix, il s’est senti délaissé par son Père. Tout cela, il l’a supporté pour partager la souffrance humaine, pour expier à la place de ceux-là mêmes qui le reniaient, pour leur montrer que son amour n’était pas un mot.

Déjà, Platon avait entrevu le juste mourant sans une plainte, les prophètes l’avaient décrit, et aujourd’hui les incroyants mêmes qui ignorent le Christ voient dans la souffrance librement acceptée pour ceux qu’on aime la seule et suprême preuve de l’amour.

Ainsi est mort Jésus, sans une parole de reproche ou d’amertume, pardonnant à tous dans l’angoisse, mais aussi dans la douceur du cœur. Et c’est pourquoi nous l’aimons et qu’il attire tout à lui. Ce respect de notre liberté jusque dans la mort n’est pas ce qu’il y a de moins attirant dans le Christ. Il s’est donné librement, il n’a pas contraint notre amour; il veut qu’à notre tour nous nous donnions à lui librement. Il s’est donné tout entier, il veut que nous nous donnions tout entiers. La croix est le témoignage de ce don.

On comprend désormais cette phrase de Jésus pour désigner sa croix. La croix l’exalte, car elle révèle au monde ce qu’il a de meilleur : la profondeur et la vérité de son amour. C’est cet amour qui fait de Jésus le centre du monde, qui fait que tout gravite autour de lui, qui lui permet de donner le monde à son Père. C’est cet amour que Dieu couronnera au jour de la Résurrection et au jour de l’Ascension, et c’est pourquoi c’est le Christ crucifié qui entrera dans la gloire.

Et maintenant c’est à nous de tirer les leçons de la croix. Nous devons nous aussi prouver notre amour au Christ et aux âmes. Cela doit être notre témoignage de prêtres et de religieux, car, si nous n’aimons pas, notre vie est vaine. Mais comment prouverons-nous cet amour aux autres, comment pourrons-nous nous rendre ce témoignage à nous-mêmes que notre amour est authentique ? C’est la croix qui nous le révélera.

Il devrait être insupportable à nos âmes de prêtres de vivre, nous les disciples particulièrement aimés de Jésus, dans la douceur d’une vie tranquille et sans souffrance, tandis que ses membres souffrent si souvent du froid, de la faim et de la nudité. A l’exemple de Jésus, nous devons nous unir, non pas seulement en pensée, mais par une vie crucifiée, à ceux qui souffrent. Sans cela, il nous est vain de leur parler d’amour. Comment en vérité pourraient-ils croire à la profondeur et la vérité de notre amour?Et il en est de même de notre amour pour le Christ. Lui aussi a souffert durant toute sa vie. Il s’est donné pour nous sur la croix. Le don que nous lui faisons doit prendre l’aspect de la croix. Sans cela, nous pouvons nous-mêmes nous interroger et nous demander si notre don est vrai. Et lui-même peut nous le demander…

Nous ne devons pas fuir la croix. Elle est au centre de la vocation du chrétien et tout particulièrement de notre vocation de moine, qui n’en est que le sommet et l’achèvement. Elle est la preuve de notre amour, elle nous unit au Christ et à nos frères. C’est en elle seulement que se fait la divine rencontre de Dieu avec notre âme. Elle nous place au centre du monde et nous en fait les rédempteurs, elle nous permet de le donner au Père. Elle nous exalte, elle nous fait grandir et nous fait nous dépasser nous-mêmes. Elle nous rend vraiment prêtres.

Au jour de notre mort, c’est sur elle, sur son acceptation que nous serons jugés, car elle est le principe de notre résurrection et de notre entrée dans la gloire, car nous serons jugés sur l’amour, et la croix s’identifie avec l’amour.

Quelle que soit sa forme, il nous faut donc l’aimer, l’accepter comme un don du Père, ne pas nous révolter contre elle, mais humblement, doucement, silencieusement, la recevoir. Car si elle était seulement acceptée, l’amertume, la plainte ou le reproche en terniraient la radieuse beauté et seraient une offense à l’amour qu’elle nous appelle à témoigner. Ainsi soit-il.

Exaltation de la Sainte Croix 1965

 

 

 

Exaltation de la Sainte Croix (II)

 

 

Mes vénérables Pères en Notre-Seigneur,

"Lorsque j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi."

Ces paroles du Christ, à la veille de sa mort, nous révèlent toute une partie du mystère de la croix et de la souffrance ici-bas. La croix doit nous élever au-dessus des choses de la terre, nous faire monter comme elle a fait monter le Christ, car Jésus élevé au-dessus de la foule est un symbole. Du haut de sa croix, dominant le monde, il lui révèle la foi, l’espérance et l’amour. Il attire tous les hommes pour les porter vers le Père.

Il doit en être de même pour nous. En face de la souffrance et de la croix, nous pouvons nous replier sur nous-mêmes, nous diminuer. Nous le savons tous. Lorsque quelqu’un ou quelque chose nous a blessés, lorsque nous souffrons dans notre corps ou dans notre âme, nous pouvons nous replier sur nous-mêmes et nous abaisser. Alors nos vies de cellule deviennent lourdes et sans vie, nous ressassons nos difficultés, nous n’arrivons pas à monter et, parfois, la croix devient un drame douloureux et sans fruit.

Mais la souffrance peut aussi nous faire monter. Bien loin de nous fermer aux autres ou à Dieu, elle nous ouvre l’âme, nous fait nous dépasser nous-mêmes. C’est une grande chose, lorsqu’on a été blessé douloureusement par un confrère, de savoir dépasser sa souffrance, de continuer à l’aimer, de lui pardonner royalement le mal qu’il a dit de nous ou qu’il nous a fait, et de ne jamais lui en laisser soupçonner la blessure. C’est une grande chose que de continuer à être fidèle dans la souffrance de son corps alors que la lassitude nous porterait à la lâcheté et au repos. C’est une grande chose que de supporter, sans jamais désespérer, ses misères et ses tares, de les dépasser pour vivre au-dessus, dans la paix, en remettant son âme à Dieu. Et je pourrais citer bien d’autres épreuves qui brisent nos vies.

Toujours nous pouvons regarder le Christ sur la croix, car il a pris toutes nos souffrances. Les pharisiens et les chefs du peuple étaient là, se moquant de lui, l’injuriant : "Il a sauvé les autres et ne peut se sauver lui-même… Il est le roi d’Israël! Qu’il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui. Il a mis sa confiance en Dieu; qu’il le sauve maintenant s’il tient à lui, car il a dit : ‹Je suis le Fils de Dieu.›" Jésus n’est pas descendu de la croix, mais il a fait beaucoup mieux. Sans un mot d’amertume, il leur a pardonné, il a prié pour eux : "Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font." Il était accablé par la souffrance physique, et pourtant pas un seul instant il n’a cessé d’être uni à son Père, de le prier, les yeux fixés sur les Ecritures pour voir si tout était accompli. "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné?" gémissait-il, portant ainsi le poids de la misère humaine et de notre désespoir. Et pourtant il n’a jamais désespéré. Au moment de sa mort, dans une grande paix, il s’est écrié : "Père, entre tes mains je remets mon esprit."

Ainsi il nous attire tous, quelles que soient nos épreuves; il a pris sur lui toutes nos souffrances; il nous apprend à les supporter, à monter vers le Père, à nous donner grâce à elles, par elles. Il est le grand maître de la souffrance, et c’est pourquoi nous allons vers lui comme il nous l’a demandé : "Venez à moi, vous tous qui êtes chargés, et je referai vos forces."

Tous les saints sont venus à lui, ils ont aimé la croix, ils y ont vu la joie, la joie parfaite, disait saint François d’Assise; et l’auteur de l’Imitation ne dit-il pas : "Quand tu seras arrivé à cela que la souffrance te sera douce et que tu la goûteras pour le Christ, alors estime-toi heureux, car tu as trouvé le paradis sur la terre"? Et ailleurs il dira : "Si tu veux quelque chose d’utile, apprends à être méprisé et compté pour rien."

En ce jour de la croix, nous devons longuement méditer ces choses. Tous, sans doute, nous avons à souffrir, nous participons à la croix du Christ. Ces croix qui sont nôtres, nous font-elles monter ou nous replient-elles sur nous-mêmes? Les supportons-nous royalement, le regard fixé sur le Christ? Y trouvons-nous la paix, la joie, dans le secret et le silence de notre âme? Dans la communauté, cette paix et cette joie rayonnent-elles comme celles du Christ en croix?

Car il n’est que de lire la vie des saints pour voir combien leurs souffrances supportées avec tant d’amour ont attiré les âmes. Elles les ont rapprochées du Christ; elles les ont transformées en lui, et le jour est venu où les hommes ont été attirés par eux comme par le Christ. Souvent, même de leur vivant, ils ont rayonné autour d’eux. Leurs ennemis eux-mêmes, ceux qui les avaient tant fait souffrir par leurs médisances et leurs calomnies, ceux qui les méprisaient et ne les aimaient pas, ont reconnu leur sainteté. Leur amour a été vainqueur, la paix qui rayonnait d’eux malgré leurs souffrances physiques et morales a attiré les âmes à se confier à eux, sûres de trouver en eux la miséricorde et la compassion, fruits de la souffrance et de la croix.

Certes, il y a toujours eu des hommes qui se refusent à reconnaître la sainteté, à être attirés par l’amour des saints. On dirait qu’ils se trouvent diminués par la sainteté de leurs frères. Et c’est triste. Mais c’est bien ainsi. Les âmes qui aiment la croix doivent continuer à avancer royales dans les voies de la croix et de la paix. Ce n’est qu’après leur mort, trop souvent, que l’on rend justice aux saints, et c’est bien ainsi. Beaucoup d’hommes ne croient qu’à ceux qui ont tout donné, jusqu’à leur vie. Tant que ce don n’est pas fait, ils proclament, et en somme ils ont raison, qu’il n’est pas total, que l’on pouvait faire plus et mieux, et ils doutent. Il y a des âmes qui ne seront gagnées que par ce don total qui nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous fait rayonner le visage divin dans la mort que l’on offre pour eux avec celle du Christ.

C’est la plus grande chose que puisse faire un homme ici-bas. En s’élevant ainsi au-dessus de lui-même et du monde, en se donnant pour ses frères dans ce mouvement d’amour, il entre avec le Christ dans la vie de Dieu pour l’éternité et il y fait entrer ceux qu’il aime. Ainsi soit-il.

Exaltation de la Sainte Croix 1968

 

 

 

Saint Bruno

 

 

Mes chers Pères & Frères,

Parmi les qualités qui frappent le plus chez saint Bruno, se trouve l’obéissance. Il en a donné le témoignage dans l’une des circonstances les plus graves de sa vie. Un jour, le pape l’a appelé à Rome, et il lui a fallu sacrifier son œuvre, plus sans doute que son œuvre, son amour pour la douceur de la solitude.

Si l’on trouve dans ses lettres un regret profond pour la solitude du désert de Chartreuse, pour l’amour de ses frères, jamais cependant on n’y trouve un mot de plainte ou de récrimination. On peut dire qu’il s’est soumis totalement à l’autorité de son supérieur.

C’est là une chose très difficile, nous le savons tous. Cela vient sans doute de la peine que nous avons à voir la volonté de Dieu à travers la volonté du supérieur, car qui de nous voudrait se séparer de Dieu, refuserait de lui obéir? Mais le supérieur est un homme, et nous avons peine à croire qu’il représente pour nous la volonté de Dieu.

Certes le supériorat est une exigence de sainteté. Normalement le supérieur devrait être si uni au Christ, si participant à la vie trinitaire, que sa parole et ses ordres procèdent toujours de son union à Dieu. C’est là l’idéal, et chaque supérieur doit y tendre.

Cependant Dieu lui-même permet et veut que le supérieur ne soit pas toujours un saint, et cela même sans qu’il y ait toujours de sa faute. Il a beau tendre à la perfection, il n’y est pas encore rendu, il n’est encore qu’à tel stade de la vie spirituelle voulu par Dieu. Dieu l’a voulu ainsi, et les ordres, les conseils du supérieur se ressentiront sans doute de son imperfection. Cela ne veut pas dire que ses ordres ne correspondent pas à la volonté de Dieu sur nous.

Bien plus, indépendamment de la question de sa sainteté, le supérieur garde toujours son tempérament humain. Le Christ n’avait-il pas le sien? N’était-il pas juif? Chacun juge avec son tempérament, ses idées, son expérience, comment faire autrement? Dieu a voulu que sa volonté passe par un supérieur humain comme son message a passé par le Christ humain. Rien là que de très normal; mais pour celui qui doit obéir, c’est très difficile à admettre, car cela nous force à renoncer à toutes nos vues humaines, que nous pouvons, et très légitimement, croire préférables à celles de nos supérieurs. Car il faut de plus remarquer que de même que le supérieur a des défauts surnaturels voulus par Dieu, il a, à plus forte raison, des limites humaines que nous devons accepter.

Rien n’est plus facile que de les relever, de les critiquer, mais on détruit ainsi toute obéissance surnaturelle et toute confiance. On perd la paix de son âme.

Il faut d’ailleurs reconnaître qu’il y a des supérieurs infidèles qui se laissent guider par leurs passions. Il est alors très difficile, reconnaissons-le, de voir dans leurs ordres la volonté de Dieu. Il y a alors comme un mensonge dans le plan de Dieu.

Ce mensonge du supérieur rend l’obéissance douloureuse et, dans une certaine mesure, une participation à ce mensonge. Une âme droite en souffre infiniment, pourtant elle doit obéir, à moins que le supérieur ne commande un acte mauvais. La raison en est simple. Au sein de la Trinité, le Père et le Fils ne font qu’un, n’ont qu’une intelligence, une volonté, une action. Le Père donne tout au Fils, le Fils reçoit tout. Dans ce don et cette acceptation du don qui fonde leur unité, se trouve l’idéal divin de l’obéissance religieuse. Le supérieur et l’inférieur ne doivent faire qu’un, ils doivent être unis dans leur intelligence, leur volonté, leur action. Mais si, infidèle à la grâce de Dieu, le supérieur ne se donne pas comme il le devrait, ce n’est pas une raison pour l’inférieur de renoncer à être l’image du Fils. S’il s’y refuse, s’il se dresse contre le supérieur, il ment au rôle que Dieu lui destinait, et Dieu ne peut que se détourner d’une communauté où il ne se reconnaît plus. Et il en est de même du supérieur. L’infidélité de l’inférieur ne lui donne pas le droit de renoncer à son rôle de principe, de père. Quoi qu’il arrive, il doit continuer à se donner et à faire confiance.

Souvent d’ailleurs le don persévérant du père et sa confiance font naître l’amour dans l’âme du fils infidèle, comme l’amour et la fidélité du fils réveillent chez le père les sentiments qu’il aurait pu oublier.

C’est cet exemple que nous ont donné à la fois saint Bruno et le bienheureux Urbain. On peut penser qu’en appelant saint Bruno à Rome, en lui faisant quitter son ermitage du Dauphiné alors que depuis si longtemps il l’avait perdu de vue, le Saint-Père a été trop vite et s’est laissé guider par son affection, son désir d’avoir près de lui un homme qu’il aimait. Saint Bruno ne s’est pas durci, il a obéi humblement à un ordre qui, certes, ne respectait pas ses attraits et sa personnalité profonde. Il ne s’est pas posé de questions, il a obéi simplement, et si ce ne fut pas sans déchirement, ce fut du moins sans récrimination, sans critique, avec beaucoup d’amour. Il n’a pas fermé son cœur, et Urbain s’en rendit si bien compte que, dans sa confiance, il voulait le sacrer évêque.

Mais c’est là que nous voyons ce que peut faire une âme fidèle. En voyant saint Bruno si obéissant, si humble, le pape sentit qu’il avait fait une erreur, et que la volonté de Dieu était que son ancien maître demeurât dans le désert. Non seulement il le lui permit, mais il favorisa son installation au désert de Calabre. Entre eux désormais il n’y eut plus de nuages. L’obéissance de Bruno avait remporté la victoire, l’union de leurs cœurs de père et de fils était totale. Et c’est pour nous une grande leçon. Quel supérieur n’a pas souffert de ses inférieurs? Quel inférieur n’a pas souffert de ses supérieurs? Nous le savons tous. Comme saint Bruno, comme Urbain II, il ne faut jamais fermer nos âmes les uns aux autres, mais il faut toujours chercher à réaliser entre nous cette union dont l’idéal se trouve dans la Trinité, et qui devra être nôtre pour l’éternité. Ainsi soit-il.

Saint-Bruno 1969

 

 

 

 

Achevé d’imprimer le 25 mars 1996

en la fête de l’annonciation sur les presses de

l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux