Regards sur l’évangile selon saint Marc (1, 1 - 8, 30)

 

I- L’introduction de l’évangile

Mgr Pierre-Marie Carré

Premier article d’une série publiée en

Esprit et Vie, n° 17, septembre 2000, p. 17-20

 

Cette étude n’a aucune autre ambition que d’aider, au mieux, à lire l’Évangile avec fruit. Ce n’est pas une œuvre originale, mais un enseignement donné à des séminaristes à partir du fruit de nombreuses lectures. Certaines passages seront plus techniques, mais cette série d’études n’a d’autre but que de vouloir permettre une lecture spirituelle plus fructueuse de cet évangile. Aux lecteurs de juger si le résultat est à la hauteur du projet !

 

I. Questions générales

 

A. L’organisation de l’évangile de saint Marc

Les commentateurs s’accordent largement à considérer que le deuxième évangile est construit autour d’un pivot central : la confession de foi de saint Pierre à Césarée (8, 27-30). Une nouvelle période de la vie de Jésus commence au moment où celui-ci accepte d’être reconnu par Pierre et ses compagnons comme le Messie. Ce pivot est marqué littérairement par la présence de la guérison de deux aveugles (8, 22-26) et par la venue de nouveaux thèmes dans la prédication de Jésus : l’annonce de son rejet et de sa passion (8, 31, 9, 31, 10, 33).

La confession de foi de Pierre manifeste un tournant dans l’évangile. Avant elle, Jésus se manifeste comme le Messie et exige le secret d’une manière systématique (1, 34-44, 3, 12, 5, 43, 7, 36, 8, 26), révélation et secret qui atteignent leur sommet lors de la confession de foi de Pierre. Après la confession de foi de Pierre, aucun secret n’est exigé de l’aveugle de Jéricho qui proclame librement en Jésus, le fils de David (10, 46-52).

l 1. La première période : 1, 1 - 8, 26

Comment s’organise-t-elle ?

Mc 1, 1-13 en constitue l’introduction : il y est question de Jean-Baptiste (versets 2 à 8), les épisodes se passent au désert alors qu’à partir du verset 14, ils se déroulent en Galilée.

Ensuite, nous remarquons dans une lecture attentive du texte, quatre péricopes concernant l'appel et la mission des disciples : 1, 16-20 : appel des quatre premiers disciples ; 2, 14 : appel de Lévi ; 3, 13-19 : institution des Douze ; 6, 6 : envoi en mission des Douze. De plus, nous observons que ces quatre péricopes sont précédées d’un sommaire : 1, 14-15 ; 2, 13 ; 3, 7-12 ; 6, 6 b.

Ces notations littéraires, importantes et spécifiques, divisent en quatre sections la première période de l'évangile, et il semble que chacun prend son titre à partir d'un élément du verset programme : 1, 15 " Les temps sont accomplis, le Règne de Dieu est tout proche, convertissez-vous et croyez à l’évangile. "

l 2. La deuxième période : 8, 31 - 16, 8

La structure apparaît facilement. Cette période se divise en trois sections :

§ La première couvre la période précédant l'entrée à Jérusalem. Elle se trouve elle-même à nouveau subdivisée par les trois annonces de la Passion : 8, 31 ; 9, 31 ; 10, 33.

§ La deuxième section comprend ce qui se passe à Jérusalem : 11 à 13. Marc y distribue les événements et les enseignements de Jésus sur trois jours : 11, 1, 11, 12, 11, 20.

§ Enfin, la troisième section comporte la Passion et la Résurrection : 14, 1 à 16, 8. Les versets 9 à 20 étant l’œuvre d’un rédacteur postérieur.

Ainsi nous obtenons le plan suivant de l’évangile :

Introduction : 1, 1-13

Première période : le mystère du Messie qui annonce l'évangile du Royaume : 1, 14-8-26.

Première section : les temps sont accomplis : 1, 14 - 2, 12.

Deuxième section : le Royaume de Dieu est tout proche (est là) : 2, 13 - 3, 6

Troisième section : repentez-vous : 3, 7 - 6, 6 a.

Quatrième section : croyez à la Bonne Nouvelle : 6, 6 b - 8, 26.

Pivot : Confession de foi de Pierre : 8, 27-30.

Deuxième période : le mystère du Fils de l'homme qui invite à vivre la vie évangélique : 8, 31 - 16, 8.

Première section : Les annonces de la Passion-Résurrection du Fils de l’Homme : 8, 31 - 10, 52.

Deuxième section : Le ministère de Jésus à Jérusalem et au Temple : 11, 1-13, 37.

Troisième section : La Passion et l’annonce de la Résurrection de Jésus : 14, 1 - 16, 8.

B. La visée de l’évangéliste

l 1. Marc écrit un ouvrage qu’il appelle " évangile ". Il est le premier à imaginer cette forme littéraire originale que l’on peut définir avec C.-H. Dodd : " un recueil du récit historique des souffrances, de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, préfacé par un aperçu de son ministère en paroles et en actes " (Interprétation du quatrième évangile, p. 444).

L’ouvrage de Marc ne peut pas être assimilé aux œuvres de l’histoire ancienne. Il ne cherche pas en effet à décrire la vie d’un personnage, il ne s’intéresse guère à l’itinéraire de Jésus, qu’il soit intérieur ou même géographique. Il ne retient pas non plus la description du héros, ni ne présente son caractère. On n’y trouve pas de portrait littéraire, ni même une vraie chronologie. Quel est donc le but de ce livre ? Il est de témoigner de la foi des chrétiens et non pas d’arracher à l’oubli le souvenir d’un homme pour le transmettre aux générations futures. Les paroles et les actes de Jésus rapportés dans l’évangile y ont été mis pour faire naître ou pour renforcer la foi.

Marc n’a pas été témoin des événements qu’il rapporte. Il s’est peut-être mis en scène dans l’épisode du jeune homme qui suit Jésus, couvert d’un drap, après son arrestation (14, 51-52), mais on ne parle de lui dans les Actes des Apôtres qu’à partir du chapitre 12. Il a été disciple de Paul (Ac 12, 25 ; 13, 5 et 13) et de Pierre (1 P 5, 13). La tradition, rapportée par Papias, dit qu’il rédigea à Rome la catéchèse orale de ce dernier.

l 2. Signalons seulement quelques accentuations particulières de notre évangéliste. L’étude des divers épisodes fera mieux apparaître la portée des textes, tout spécialement lorsqu’il s’agit des " sommaires " répartis à travers l'évangile (par exemple 1, 14-15 ; 3, 7-12).

a) Pour Marc, la nouveauté essentielle de l’évangile, c’est l’annonce de la venue imminente du Royaume de Dieu. Jésus en révèle le secret à ses disciples. Désormais, une nouvelle dimension est donnée à l’existence humaine.

b) La révélation concernant le mystère de Jésus se réalise en plusieurs étapes. Il existe un temps où les choses restent cachées et un autre où elles doivent être dévoilées. Marc présente cela sous le signe du " secret messianique ".

c) L’appel à croire en Jésus résonne à travers tout l’évangile de Marc. Les disciples sont les premiers à entendre cet appel et à y répondre. Mais leur expérience reste longtemps obscure et sinueuse. En définitive, c’est à un retournement de la mentalité païenne selon laquelle Dieu est à notre disposition que les lecteurs de l’évangile sont appelés. Il s’agit de découvrir l’initiative de Dieu, de l’écouter et de se laisser guider par lui.

d) Le cardinal Martini aime à dire que Marc est " l’évangile des catéchumènes ". Ceux-ci doivent apprendre à mieux découvrir le mystère de la personne de Jésus : il est le Christ, le Fils de Dieu. Mais il ne leur suffit pas de connaître les titres qui s’appliquent à Jésus. A travers la vie de Jésus et l’expérience des apôtres, c’est également à un renouvellement intérieur qu’ils sont appelés pour devenir vraiment disciples de Jésus. Comme les Douze, ils doivent découvrir que Jésus ne vient pas assurer une réussite terrestre. Ils auront à suivre le chemin du crucifié pour pouvoir ressusciter avec lui. On ne peut parcourir ce chemin qu’en acceptant la manière de faire de Dieu (8, 33).

Les épisodes de la vie de Jésus que rapporte Marc sont présentés avec une progression dramatique qui pousse les lecteurs à devoir choisir leur camp :

– ou bien ils acceptent le chemin que prend Jésus, chemin de contradiction et, très vite (voir 3, 6), chemin de mort ;

– ou bien, ils le refusent et se rangent, de ce fait, parmi ses adversaires.

Il n’est pas possible de rester indifférents, souligne Marc. Son évangile sera une bonne nouvelle pour celui qui ose entrer dans une telle démarche, démarche qui implique un véritable combat spirituel.

Ce n’est pas pour rien que l’évangéliste insiste tant sur l’incompréhension des foules et des disciples face à Jésus. Tous les êtres humains sont dépassés par le mystère de cet homme et par la manière dont il mène sa mission : c’est le paradoxe de l’incarnation de Dieu.

Marc semble écrire tout spécialement pour des chrétiens d’origine païenne : il éprouve le besoin de donner des explications sur des coutumes juives (par exemple en 7, 3-4 sur les purifications des juifs) ou des attitudes de groupes juifs (à propos des Sadducéens en 12, 18).

C. Quelques caractéristiques de Marc

L’évangile de Marc est surtout constitué de récits (dont une vingtaine de miracles) et de scènes de controverse entre Jésus et ses adversaires (une dizaine sont rapportées). Par rapport aux autres évangiles synoptiques, il n’a qu’une soixantaine de versets propres (sur un total de six cent soixante). On peut, en particulier, relever quatre petits épisodes qu’il est le seul à rapporter (voir 3, 20-21 ; 4, 26-29 ; 7, 31-37 ; 8, 22-26).

Marc n’a rien d’un écrivain de grand style. Il est parfois incorrect et fait penser à un conteur populaire qui accumule les détails vivants et pittoresques (par exemple le " coussin " de la barque sur lequel Jésus dort, voir 4, 38 ; ou l’herbe verte sur laquelle vont s’asseoir les convives de la multiplication des pains en 6, 39). Par l’utilisation fréquente (quarante-deux fois) de l’adverbe " aussitôt " (en grec euthus), il donne un rythme soutenu à son récit.

On pourra aborder plus longuement toutes les questions générales d’introduction dans divers ouvrages :

Introduction à la Bible (éd. nouvelle), Le Nouveau Testament, t. II, " L’annonce de l’Évangile " p. 33-72.

Évangiles synoptiques et Actes des Apôtres (petite Bibliothèque des sciences bibliques), Nouveau Testament, 4. Paris, 1981, p. 57-129.

J. Hervieux, L’évangile de Marc, Paris, 1991, p. 7-14.

J. Radermakers, La bonne nouvelle de Jésus selon saint Marc, Bruxelles, 1974, p. 11-48.

 

II. L’introduction de l’évangile : 1, 1 - 1, 13

 

A. Le titre de l’évangile (1, 1)

Dans ces quelques mots, comme dans tout titre digne de ce nom, Marc a placé l’essentiel du message qu’il va présenter dans son ouvrage. Aussi convient-il d’en reprendre les termes et de les analyser en tenant compte de la manière dont ils seront utilisés dans la suite du livre.

l 1.Commencement "

Ce mot est à comprendre dans le sens de " nouveauté fondamentale " (voir 10, 6 et 13, 19 : " depuis le commencement du monde "). Le commencement dont parle l’évangéliste ne semble pas viser seulement la prédication de Jean-Baptiste dont les versets suivants vont parler, d’ailleurs Jean-Baptiste n’annonce pas explicitement que Jésus soit le Christ et le Fils de Dieu.

Le terme " commencement " a un sens théologique profond : le Règne de Dieu ne s’est pas établi en effet d’un seul coup. Au contraire, il a des débuts humbles et déconcertants. Ce thème sera souvent repris par les paraboles de la croissance de la semence, voir au chapitre 4. Ainsi, le Royaume de Dieu aura-t-il un développement : Jésus sera glorifié après avoir été mis à mort, l’Église participera à cette même croissance, les lecteurs de l’Évangile peuvent le mesurer en comparant la situation de leur communauté à celle de Jésus.

Parler de " commencement " peut aussi renvoyer aux premiers mots de la Genèse. N’y aurait-il pas, avec la venue de Jésus, la mise en œuvre d’une nouvelle création ? d’une nouvelle manière de vivre et d’être croyant ? Nous trouvons dans cet évangile une synthèse du message du Christ présenté à travers des épisodes de sa vie. Plus encore, nous y trouvons l’itinéraire fondamental qui nous permettra de nous mettre à la suite de Jésus, comme les disciples l’ont fait. L’évangile devient alors un commencement, il est la source de notre vie chrétienne, source à laquelle toujours nous revenons.

• 2.Évangile "

Ce terme est utilisé sept fois en saint Marc (quatre en Matthieu, et aucune en Luc qui utilise pourtant dix fois le verbe " évangéliser ", aucune aussi en Jean). Surtout, il revient soixante fois dans les écrits pauliniens. On a d’ailleurs relevé des rapprochements entre le début de la lettre aux Romains et Marc 1, 1 : les mots " évangile, Dieu, Fils, Jésus-Christ " s’y retrouvent. Marc est le seul évangéliste à employer le mot " évangile " de façon absolue, sans pronom ni complément, comme son maître Paul. On peut dire que dans la lettre aux Romains, tout est vu du côté de l’apôtre tandis que Marc présente le contenu de la prédication apostolique. Nous avons probablement une allusion à cette lettre dans le titre de l’évangile : Marc voudrait ainsi permettre aux chrétiens d’avoir accès à l’origine de la prédication des apôtres.

Mais d’où vient le mot " évangile " ? Il prend sa source en Is 40, 9 et Is 52, 7 qui annoncent la venue du Règne de Dieu et la présentent comme la bonne nouvelle du salut destiné au peuple captif dans son exil. Dans le monde hellénistique, le type même de la bonne nouvelle, c’est l’intronisation du roi ou encore une victoire. Ce sont des bonnes nouvelles envoyées et annoncées par les dieux. À cette occasion, on pouvait faire un sacrifice pour les remercier de la bonne nouvelle. C’est le sens de l’expression grecque euangelia thuein. Le mot " évangile " est donc porteur à la fois des notions de royauté et de Dieu. On le retrouvera avec ces nuances en 1, 15 : " Le règne de Dieu est tout proche... croyez à la bonne nouvelle. "

Chez Marc, on peut ainsi interpréter le mot " évangile " : Jésus reçoit de son Père la royauté. Il va la manifester telle qu’elle est vraiment en mourant et en ressuscitant. La parole de l’Évangile sera proclamée et rendue vivante dans le monde entier (voir Mc 14, 9). En définitive, l’Évangile, n’est pas un livre, ni même un message, c’est une personne, c’est Jésus. Cela apparaît nettement dans l’équivalence des formules " à cause du Christ " ou " à cause de l’Évangile " (voir 8, 35 ; 10, 29 ; 13, 9).

l 3.Jésus-Christ, Fils de Dieu "

Marc commence par nommer Jésus : il s’agit de la personne humaine bien connue. Le nom de la personne historique vient en tête car tout s’enracine dans l’histoire humaine. Il ne s’agit pas de spéculations abstraites ! Il affirme ensuite que cette personne historique est le Christ : un titre qui indique la fonction de la personne pour le peuple.

Puis il ajoute que cet homme est le Fils de Dieu, ce qui indique la provenance de cette personne et sa relation exacte à Dieu. L’intention de l’évangéliste à travers tout son récit est de montrer comment on est arrivé à une telle identification.

Il reste encore à se demander si, dans l’expression " Bonne nouvelle de Jésus-Christ, Fils de Dieu ", le génitif utilisé est objectif (Jésus est le contenu de l’Évangile) ou s’il ne peut pas être subjectif (Jésus est le porteur de l’Évangile) ? Il est difficile de répondre à cette question, mais une chose est certaine : celui qui apporte l’Évangile ne peut pas être séparé de l’Évangile lui-même dont il est l’origine.

l 4.Enchaînement des termes "

Jésus sera manifesté comme le Messie et le Fils de Dieu et sera placé par Dieu son Père sur le trône des cieux. Mais il l’est déjà, dès le début de sa vie publique. Le projet de Marc sera donc de montrer comment Jésus manifeste le mystère de sa personne et comment les apôtres l’ont découvert. Il ne faudra jamais oublier cela en étudiant chacun des passages de l’évangile. En attribuant à Jésus les deux titres de Christ et de Fils de Dieu, Marc suggère un plan de l’évangile en deux parties :

– il va d’abord montrer que Jésus est bien le Messie attendu et cela culminera dans la profession de foi de Pierre (8, 29) ;

– il va ensuite conduire le lecteur à s’écrier comme le centurion au pied de la croix que Jésus est bien le Fils de Dieu (15, 39).

À la lumière de Pâques, les chrétiens comprennent que Jésus est bien le Messie annoncé par les prophètes et qu’il est le Fils de Dieu, le Seigneur. En relisant les récits de sa vie, ils percevront qu’il inaugurait, au désert, dans ses actes de salut et dans ses paroles, la victoire sur le mal qu’il a remportée par sa Passion et sa résurrection.

Ces notes s’inspirent entre autres de Lamarche : " Révélation de Dieu chez Marc ", Le Point Théologique, n° 20.

(À suivre)

P. Pierre-Marie Carré