LE JUBILE BIBLIQUE : histoire et sens.

En annonçant le Jubilé de l’an 2000, les textes officiels de l’Église catholique font référence, quoique timidement, au Jubilé préconisé par le livre du Lévitique (Lv 25). Qu’en est-il au juste de cette référence ? Quelle est sa pertinence ? ou son " impertinence ? Cet article se propose précisément de rappeler les sources, le sens et les relectures du Jubilé biblique (Lv 25). Il montrera en effet comment " l’affranchissement ", qui est à la base de cette directive utopique, est devenu la métaphore du salut dans le livre d’Isaïe (Is 61), dans les textes plus tardifs du judaïsme et finalement dans l’évangile de Luc ; mais chaque fois sous une figure originale. Ces figures diverses peuvent encore nous inspirer dans la célébration d’une année jubilaire.

1 – AUX ORIGINES DU JUBILE BIBLIQUE .

Bien avant la production littéraire du chapitre 25 du Lévitique (qui remonte selon toute probabilité à la période qui a suivi le retour de l’exil de Babylone), une histoire des pratiques religieuses et sociales, étroitement imbriquées, du peuple d’Israël, a trouvé son point d’aboutissement dans la proposition du Jubilé. C’est cette histoire que l’on veut rapidement rappeler, car elle est significative d’une orientation majeure de la vie d’Israël en alliance avec Dieu. En effet à l’époque royale, prophètes et codes ont tenté de remédier à " la fracture sociale " qui mettait sérieusement en péril l’identité d’Israël comme peuple de YHWH et donc compromettait son avenir.

1.1. la protestation des prophètes.

À distance déjà lointaine de la société semi-nomade du désert, marquée par le sens de la solidarité et de la fraternité, voici Israël en Canaan. La société s’organise en État royal, centralisé, avec une administration, une armée, des fonctionnaires qu’il faut rétribuer, avec une nouvelle organisation du territoire qui n’est plus calquée sur les tribus, mais sur une répartition en vue des impôts en nature, avec le développement d’une sorte de capitalisme dont les maîtres sont à la cour (de Samarie ou de Jérusalem) et dans les villes, alors que des paysans travaillent pour eux. Cette société qui en enrichit quelques uns va engendrer de plus en plus de pauvres. Les processus d’appauvrissement sont bien connus : il suffit de malchance, de maladies, de mauvaises récoltes, pour que facilement un petit propriétaire rural doive se transformer en fermier, pour qu’il aliène un champ pour payer ses dettes, pour qu’il en vienne même à aliéner dans l’esclavage ses enfants, ou sa propre personne pour éteindre ses dettes. Ce processus est connu à haute antiquité de l’ancien Proche-Orient (pas seulement d’Israël à l’époque royale). On pourrait dire que c’est un mal endémique.

Dans cette situation interviennent les prophètes du VIIIe siècle. Michée et Isaïe vitupèrent contre l’accaparement des terres par quelques-uns : on arrache l’homme et son héritage, on le déracine de la portion de terre qui l’inscrit dans sa tribu et dans son lot de " terre promise " ; ce n’est pas qu’une violence économique, c’est aussi une violence faite à la dignité et à l’appartenance à ce peuple auquel Dieu a remis son héritage (Mi 2, 1-5 ; Is 5, 8-10). Amos dénonce le contraste insolent entre les élites sociales et les pauvres (Am 4, 1  ; 5, 11  ; 6, 1-7 ) ; en Israël, on vend un pauvre pour de l’argent, un innocent pour une paire de sandales ; autrement dit, on n’hésite pas à récupérer son bien en réduisant quelqu’un en esclavage pour une dette insignifiante ; la justice est traînée à terre et les pauvres sont les vaincus de l’histoire (2, 6-7). C’est à ce genre d’abus que cherchait à remédier la législation du code de l’Alliance. Amos ne le cite pas. Ce n’est pas pour lui une affaire de code ; cela s’enracine dans la sagesse et dans la connaissance du Dieu d’Israël. En un sens, il va au-delà des codes. Mais les codes indiquent bien la " direction ". Ainsi " le code de l’alliance " sur la libération des esclaves hébreux tous les sept ans.

1.2. Les dispositions des Codes

1.2.1 le Code de l’Alliance

1.2.1.1. L’affranchissement des esclaves au bout de sept ans (Ex 21,2-6) :

Il ne s’agit pas encore d’une septième année commune à tout le peuple en même temps, mais d’une disposition qui permet à un esclave hébreu de retrouver la liberté, s’il le désire, la septième année, après six ans de travail. Cette disposition évite le statut d’esclave à perpétuité, mais comme l’esclave ne peut sortir avec la femme que le maître lui a donnée et avec les enfants qui en sont nés, il peut préférer se faire " poinçonner l’oreille " et rester esclave. Cette disposition ne vaut que pour l’esclave masculin..

1.2.1.2. " relâche " pour la terre et partage avec les pauvres (Ex 23, 10-11) :

Les champs doivent être laissés en jachère tous les sept ans  et leurs produits laissés aux indigents : " mais la septième année, tu donneras relâche [racine de la shemittah] et tu le laisseras [en jachère ; Rabbinat : tu en abandonneras les fruits] pour que les indigents en jouissent ". Ex 23, 10 motive cette pratique par le souci des pauvres (et des bêtes sauvages !). Elle est mise en parallèle avec le repos du sabbat (23, 12) avec la même motivation humanitaire : " afin que ton âne et ton bœuf se reposent, que puissent respirer le fils de ton esclave et l’étranger ". Ainsi s’affirme " le souci d’assurer la protection des faibles en obligeant les puissants à ne pas aller jusqu’au bout de leur puissance " (J. -L. DECLAIS p 46). De même selon Dt 24, 17-22 : ne pas aller rechercher la gerbe oubliée dans le champ, ne pas grappiller vignes et oliviers quand la récolte principale a été faite (c’est pour l’émigré, l’orphelin et la veuve ( voir Lv 19, 9-10).

1.2.2. le Deutéronome : " l’année de la remise " (15, 1-18).

Le Deutéronome (édité pour la première fois en 622, lors de la réforme de Josias) actualise le Code de l’Alliance et lui donne un puissant souffle humanitaire de fraternité religieuse. Il institue " l’année de la remise " (en hébreu shemittah). Cette année est à date fixe pour tous : proclamation tous les sept ans, lors de la fête des Tentes (à l’occasion de laquelle on lit la Loi (Dt 31, 10). Elle comporte :

- la remise des gages et des dettes  ;

- l’encouragement à prêter " au pauvre d’entre tes frères ", malgré la proximité éventuelle de l’année de la remise ;

- la libération de l’esclave hébreu comme dans le Code de l’Alliance, mais avec une avancée notable : elle est possible pour la femme comme pour l’homme. Cette pratique est motivée maintenant par le précepte de " faire mémoire " de la libération d’Égypte : " Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte et que le Seigneur ton Dieu t’a affranchi  ; c’est pourquoi je te prescris aujourd’hui ce commandement " (15, 15 ). La libération des esclaves hébreux tous les sept ans se présente donc comme un " mémorial " à l’instar de la Pâque elle-même. Elle actualise la libération de l’Exode dans l’aujourd’hui d’Israël.

Par contre le Deutéronome ne parle plus des champs à laisser en jachère pour les pauvres. Peut-être parce que la société et la pauvreté sont devenues plus urbaines…

1.2.3. Mais ces directives ont-elles été appliquées ?

Il semble bien qu’elles soient souvent restées lettre morte. Le seul cas où il en question dans un récit du livre de Jérémie (et non plus seulement dans un code), c’est pour dire une infraction généralisée : l’affaire des esclaves libérés puis repris par les propriétaires de Jérusalem lors du siège babylonien de 588-587 :

Parole qui fut adressée à Jérémie de la part de YHWH, après que le roi Sédécias eut conclu avec tout le peuple de Jérusalem une alliance pour proclamer un affranchissement (derôr) : chacun devait renvoyer libres ses esclaves hébreux, hommes et femmes, personne ne devait plus tenir en servitude un Judéen, son frère. Tous les princes et tout le peuple qui avaient participé à cette alliance avaient accepté de renvoyer libres chacun ses esclaves, hommes et femmes, et de ne plus les tenir en servitude  ; ils avaient accepté et les avaient renvoyés. Mais après cela, changeant d'avis, ils avaient repris les esclaves, hommes et femmes, qu'ils avaient libérés, et les avaient de nouveau réduits en servitude. Alors la parole de YHWH fut adressée à Jérémie en ces termes : " Ainsi parle YHWH, le Dieu d'Israël. J'ai conclu avec vos pères, quand je les tirai du pays d'Égypte, de la maison de servitude, une alliance en disant : "Au bout de sept années, chacun de vous libérera son frère hébreu qui se sera vendu à toi ; six ans il sera ton esclave, puis tu le renverras libre de chez toi." Mais vos pères ne m'ont pas écouté et n'ont pas prêté l'oreille. Or aujourd'hui vous vous étiez convertis, vous aviez fait ce qui est juste à mes yeux en proclamant l'affranchissement de votre prochain ; vous aviez conclu une alliance devant moi, dans le Temple qui porte mon nom. Puis vous avez changé d'avis et, profanant mon nom, vous avez repris chacun votre esclave, homme ou femme, que vous aviez renvoyés libres de leur personne, et les avez forcés à redevenir vos esclaves. C'est pourquoi, ainsi parle YHWH. Vous ne m'avez pas obéi en rendant la liberté chacun à son frère, chacun à son prochain. Eh bien, moi, je vais rendre la liberté contre vous – oracle de YHWH – à l'épée, à la peste et à la famine, et faire de vous un objet d'épouvante pour tous les royaumes de la terre " (Jr 34, 8-22).

Ce texte renvoie à la législation du Deutéronome sur l’affranchissement des israélites tombés en esclavage ; il suppose que l’infraction ne date pas d’hierÉ " Mais vos pères n’ont pas écouté et n’ont pas prêté l’oreille " (34, 13-14). Remarquer l’emploi du terme hébreu derôr (affranchissement, liberté), caractéristique de Lv 25 ; il sera encore repris en Is 61.

Encore après l’Exil, Néhémie (5, 1-11) s’indignera des malversations sociales dont sont victimes les plus faibles, jusqu’à livrer leurs enfants en esclavage pour payer leurs dettes ; il exige que les possédants rétablissent l’équilibre par la remise des dettes ; il ne fait aucune allusion, du moins dans ce passage, aux prescriptions des codes antérieurs ; mais c’est bien dans l’esprit du Deutéronome. Parmi les " engagements " que Néhémie fait prendre à ceux qui sont revenus en Juda , au chapitre 10, il mentionne l’abandon des récoltes la septième année et  l’abandon de toute créance sur leurs frères : " La septième année, nous ferons relâche et remise des dettes de toutes sortes " (10, 32).

Quant à la septième année de jachère, que stipulait le Code de l’Alliance, elle semble avoir été mieux observée : sa pratique est attestée encore beaucoup plus tard dans 1 Ma 6, 49.53 : les habitants de Betsour négocient avec l’armée syrienne, parce qu’en raison de l’année sabbatique ils manquaient de réserves alimentaires.

Il est important de relever la dimension religieuse, on devrait même dire " théologale ", que les textes bibliques donnent à ces pratiques sociales. Ce qui est en jeu, à travers ces pratiques de fraternité et de solidarité, c’est l’actualisation de l’œuvre libératrice du Dieu de l’Exode. L’écrasement des pauvres en est la négation. Israël risque de perdre alors son identité de peuple que Dieu " a fait sortir " de la maison de servitude. Et par là même, il obscurcit l’image du Dieu dont il se réclame. Jérémie annonce la ruine de Jérusalem comme le jugement immanent du Seigneur sur une ville qui refuse de le suivre dans la révélation de son œuvre libératrice. Quant au " sabbat de la terre ", il va prendre dans la tradition sacerdotale de Lv 25 une valeur de rappel de sa " consécration " à Dieu, ainsi que du peuple qui l’habite.

2 – LES DISPOSITIONS ET L’ESPRIT DE LA LOI DU JUBILE (Lv 25).

2.1. Le mot de " jubilé "

Le mot de " Jubilé " n’a rien à voir à l’origine avec le mot latin " jubilare ", jubiler, exulter. Si le rapprochement s’est fait, c’est de manière fortuite. Par métonymies successives, le mot hébreu désigne le bélier, puis la corne de bélier, puis le signal donné par cette corne, puis l’année ouverte par la sonnerie de cette corne de bélier, enfin la " rémission " dont cette sonnerie est le signal. "Signal ", " signal de l’année de rémission ", " rémission ", ces trois significations sont données par la version grecque des LXX en Lv 25. JOSEPHE, quant à lui (A.J. III, 282-283), donne une translittération de l’hébreu sous la forme de iôbèlos et explique que ce mot signifie éleuthéria " liberté ", mot qui se trouve effectivement en Lv 25, 10 : "Vous sanctifierez cette cinquantième année, en proclamant dans le pays, la liberté [en hébreu : derôr] pour tous ceux qui l’habitent : cette année sera pour vous le Jubilé, où chacun de vous rentrera dans son bien, où chacun retournera à sa famille " (traduction Bible du Rabbinat). Ce verset nous donne déjà le contenu essentiel de cette rémission que signifie le Jubilé : la pleine réintégration de chacun dans le peuple saint auquel il appartient, avec la dignité d’homme libre qui lui revient.

2.2. Les prescriptions de Lv 25

Rattaché à la Tôrah du Sinaï, donc au lieu le plus solennel de la révélation mosaïque, le chapitre 25 du Lévitique est organisé comme suit :

A – versets 1-7 : l’année sabbatique comme année de jachère qui précède immédiatement l’année jubilaire ;

B – versets 8-13 : énoncé général et fondamental au sujet de l’année jubilaire elle-même, désignée comme " la cinquantième année " (25, 10) :

- 1°- c’est une année d’affranchissement de tous les habitants du pays : chacun rentre dans son patrimoine, s’il avait dû l’aliéner, et dans sa famille, s’il avait dû s’aliéner lui-même  (8-10) ;

- 2°- c’est aussi une année de jachère comme l’année sabbatique, pendant laquelle on vit des produits spontanés du sol (11-12).

Remarquer la répétition de la formule : " vous rentrerez chacun dans votre patrimoine ", qui clôt la section (10 et 13).

C – versets14-22 : précisions et promesse, relatives à cette double stipulation :

- 1°- précisions sur l’achat et la vente des terrains (14-17) : leur prix se calcule en fonction du nombre d’années qui précèdent l’année jubilaire. Cela revient à dire que l’on n’achète ni ne vend la terre elle-même, mais le nombre de récoltes qu’elle produit ;

- 2°- promesse divine (18-22), relative à cette succession de l’année sabbatique et de l’année jubilaire, qui, toutes deux, doivent lasser la terre en repos :  " J’ai prescrit à ma bénédiction de vous être acquise la sixième année en sorte qu’elle assure les produits pour trois ans " (25, 21).

D – versets 23-55 : règles d’application, ponctuées par des motivations qui en soulignent le sens :

- 1°- versets 23-28 : par rapport au rachat de la terre : " la terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers et des hôtes ". Il y a donc toujours un droit de rachat (en cours de route) ou de restitution finale (la cinquantième année) ;

- 2°- versets 29-34 par rapport au rachat des maisons, selon différentes catégories : progressivement quant à la durée du droit de rachat : en ville (un an), à la campagne (jusqu’au prochain jubilé), pour finir par les maisons des lévites qui jouissent du privilège d’un droit de rachat perpétuel  ;

- 3°- versets 35-55 : par rapport à un frère nécessiteux : on envisage successivement des cas de nécessité de plus en plus graves :

- versets 35-38 : en cas de défaillance financière, le soutenir : ne pas lui prendre d’intérêts ; " qu’il soit comme un émigré ou un hôte, afin qu’il puisse survivre à tes côtés " ; motivation théologale: " Je suis le Seigneur votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu " (25, 38)

- versets 39-43 : au cas où il a dû se vendre à toi : ne pas lui conférer un statut ni un travail d’esclave, mais un statut de salarié ou d’hôte jusqu’à l’année jubilaire ; motivation théologale : " ils sont mes serviteurs, eux que j’ai fait sortir du pays d’Égypte, et ils ne doivent pas se vendre comme un esclave se vend " (25, 42). Donc pas d’attitude de domination et de dureté (opp. Ex 1,13) envers eux (25, 43)

- versets 44-46 : mais possibilité de garder comme serviteurs et servantes les étrangers ; ce qui souligne par contraste la dignité inaliénable des Israélites : " [les étrangers] vous pourrez les avoir pour esclaves), mais sur vos frères, les Israélites, nul n’exercera de pouvoir de contrainte " ( 25, 46).

- versets 47-55 : au cas où il a dû se vendre à un étranger : tout faire pour sa libération, soit par un proche parent, soit par lui-même, soit en bénéficiant de l’année jubilaire : alors au moins il " sortira " (25, 54), lui et ses enfants avec lui.

La conclusion de cette dernière partie par sa motivation (25, 55) récapitule la signification du jubilé spécialement par rapport à l’affranchissement des personnes : " Car c’est de moi que les Israélites sont les serviteurs ; ce sont mes serviteurs que j’ai fait sortir du pays d’Égypte. Je suis le Seigneur, votre Dieu " (25, 55).

2.3. L’esprit de la loi du jubilé

Elle fait partie de " la Loi de sainteté " ( Lv 17-26) " Elle se présente comme un développement de la loi sabbatique et Jérémie ne la connaît pas encore " (R. de VAUX, Institutions… I, 269). Elle date le plus probablement de l’époque post-exilique (même Néhémie l’ignore). Il paraît donc peu crédible de lui chercher une haute antiquité, comme a cherché à le faire R. NORTH, au passage de l’époque nomade d’Israël à l’époque d’installation en Canaan.

2.3.1. on n’a pas manqué de souligner son caractère " d’utopie ".

Elle reporte la libération des Israélites qui ont aliéné leur liberté de la septième année à la cinquantième année ; ce qui veut remédier à la non application des codes de l’époque royale ; mais la proposition n’a plus guère de sens, au moins du point de vue économique : ou bien l’homme (s’il a dû attendre cinquante ans) est déjà mort, ou bien il est incapable de subvenir à sa vie par ses propre forces. " Une libération à titre posthume " (J.-L.Déclais, p 61). Elle suppose deux années de jachère consécutives, ce qui est irréalisable, à moins que l’on ne parvienne à réduire cette deuxième année de jachère à quelques mois, voire à quelques jours, à la transition des deux années ; mais c’est forcer le texte. La rentrée de chacun dans son patrimoine territorial serait un chamboulement impraticable. L’auteur doit distinguer le cas des villes où la loi ne peut s’appliquer comme dans les campagnes ; il met à part les villes des lévites. Ces pratiques ne sont attestées par aucun récit, sauf celle des terres en jachère pour l’année sabbatique en 1 Ma 6, 49.53.

" Notre texte apparaît donc comme une tentative désespérée, mais utopique, pour sauver quelque chose de l’antique rythme sabbatique. Il semble que l’on puisse assigner cette loi à l’époque de l’exil où les Israélites déportés en Babylonie ont médité sur leur malheur, châtiment de leur infidélité à la Loi du Seigneur, n’ont pas manqué de réfléchir sur cette loi elle-même, sur la terre promise à la fidélité des ancêtres lointains, perdue par l’infidélité des générations suivantes, et se sont consolés en quelque sorte dans le rêve d’une restauration qu’ils se sont représentée sous des traits souvent utopiques. Que l’on se souvienne, par exemple, de la Torah Ezéchiel " (Ez 40-48). (F. LEMOINE, art cit p 173). Dans cette ligne, on relèvera l’interprétation de Lv 26, 34-35 selon laquelle les années de l’exil babylonien (approximativement quarante neuf ans, de 587 à 538) représentent la compensation du repos de la terre à laquelle Israël n’avait pas accordé ses sabbats (voir Jr 25, 11 et 2 Ch 36, 21 avec un autre calcul). L’exil : une chance pour la terre sainte, elle récupère ses sabbats ! Il faudra continuer.

Cependant tout n’est pas utopique dans ce texte : l’année sabbatique elle-même, dont l’observance est attestée, et le souci de parer aux situations de détresse du frère en évitant qu’elles en arrivent au point extrême (se vendre à l’étranger) ; d’éviter en tout cas de traiter un israélite comme un esclave ; cette situation n’est pas sans évoquer les vives critiques de Néhémie (5, 1-11) à l’adresse des judéens du Ve siècle : " Nous avons racheté nos frères juifs vendus aux nations, autant que nous l’avons pu ; mais vous, vous vendez vos frères, et c’est à nous-mêmes qu’ils sont vendus ! " (5, 8). Ce reproche évoque de très près l’interdiction faite à un Israélite, en Lv 25, 42-43, de traiter en esclave un autre Israélite.

Il est difficile de préciser davantage l’enracinement sociologique de la loi du Jubilé. Ne serait-elle pas aussi un encouragement pour inviter les Juifs de la Diaspora à rentrer au pays et une justification à y récupérer leurs anciennes propriétés, passées aux mains de ceux qui n’étaient pas partis en exil ? On sait combien ces mouvements de populations, déportées puis rapatriées, entraînent de conflits. C’est un fait que le Jubilé, sous ses deux figures d’affranchissement et de rapatriement, va rapidement devenir, pourrait-on dire, " le logo " du retour de l’exil (quarante neuf ans après !) et de la libération eschatologique, toujours attendue. Le précepte du sabbat de la terre, qui en constitue la préface, doit s’appliquer, selon la représentation figurée dans le texte (25, 2b), au moment où Israël entrera dans le pays, et, naturellement tous les sept ans et tous les quarante neuf - cinquante ans ensuite. Ce précepte à observer à l’entrée dans la Terre Promise n’est-il pas destiné, dans l’esprit du rédacteur, à marquer le seuil du retour de l’Exil et à qualifier la nouveauté de la restauration d’Israël ?

2.3.2. Mais, si son origine demeure obscure, son esprit est révélateur de la conscience qu’a Israël de la dignité inaliénable des membres du peuple saint  en vertu de leur référence à Dieu seul ; c’est vrai pour les personnes, c’est vrai même pour la terre.

- pour les personnes : l’idéal de solidarité et d’égalité sociale à l’intérieur du peuple élu et le souci des pauvres repris du code de l’Alliance et du Deutéronome : tout cela est maintenu mais approfondi par la considération de la dignité de tous les Israélites serviteurs de Dieu et de personne autre, en vertu de la rédemption d’Égypte (25, 55).

- pour la terre : elle est d’abord don de Dieu, et c’est pourquoi personne ne peut se l’approprier, encore moins se l’accaparer ; elle a été donnée pour être un patrimoine commun ; avoir sa part dans cette terre, c’est une manière de s’intégrer à sa parenté (voir la vieille histoire de la vigne de Nabôt) ; c’est une expression de l’identité de membre du peuple auquel a été fait ce don ; corrélativement, sa récupération n’importe pas seulement à l’individu, mais aussi et d’abord au clan et à la tribu dont il fait partie. Il importe que chaque tribu garde son territoire et sa physionomie. Il y va de la diversité de chacune et de la solidarité de toutes contre l’accaparement de quelques-uns. Ce souci est manifeste dans la disposition qu’est censé prendre Moïse en Nb 36, 1-12.

Lv 25 accentue la dimension religieuse, et pour ainsi dire " cultuelle ", du sabbat de la terre : " la terre chômera un sabbat pour YHWH " (plus que l’idée de la jachère en faveur des pauvres ", thème qui n’est pas repris en Lv 25 comme en Ex 23) ; " ces périodes de repos volontaire permettent aux hommes d’exprimer à Dieu leur soumission confiante, et leur rappellent qu’ils ne sont pas des machines à produire " (TOB, note j sur Lv 25, 1). On peut à juste titre (Th OSBORNE – J. STRICHER) rapprocher la promesse divine (25, 18-22) concernant la vie du peuple pendant deux années consécutives de jachère (l’année sabbatique et l’année jubilaire) de la pratique éducatrice de la manne, que l’on ne ramassait pas le jour du sabbat, en se confiant à la largesse du Seigneur. Ainsi le peuple est entraîné à trouver sa vie et sa sécurité dans la fidélité aux commandements divins.

2.3.3. Le langage de Lv 25 est hautement chargé théologiquement. L’année jubilaire est proclamée, non pas à la fête des Tentes comme l’année sabbatique de Dt 15, mais au jour de Kippour. Elle représente une remise en état ", à l’image du jour de Kippour où elle est proclamée. Elle est une expression concrète du pardon que Dieu accorde à son peuple. Elle mérite vraiment le nom de l’année de rémission, que lui donne la traduction des LXX ( 25, 10 eniautos aphéséôs).

Elle a pour but de proclamer l’affranchissement " (25, 10 : en hébreu liqra’ derôr) pour la terre et pour tous ses habitants. L’expression (pour proclamer l’affranchissement) se retrouve seulement en Jr 34, 8.15.17 (chacun pour son frère, pour son prochain) et Is 61, 1 (pour les captifs) ; Ezéchiel mentionne " l’année de l’affranchissement " (46, 17 : texte post-exilique). Ce thème de la " liberté " est capital en théologie biblique. Dans la même ligne, le chapitre 25 emploie abondamment le langage de la "rédemption " ou " rachat " (en hébreu la ge’ûllah) (25, 24.26.29.30.48.52), de l’action de " racheter " (48.49) qui incombe au "racheteur " (26., en hébreu le go’el, le proche parent qui doit prendre en charge celui qui a dû aliéner sa propriété ou sa personne). YHWH s’est présenté lui-même comme le Goël de son peuple, et il continue de se manifester comme tel en instituant la loi du Jubilé, lequel à son tour symbolise " l’année de sa rédemption " (Is 63, 4).

Un autre mot-clé est le verbe "sortir" : l’israélite tombé en esclavage pourra enfin " sortir " (54) en l’année du Jubilé ; car "Je vous ai fait sortir du pays d’Égypte " (38.42.55). Le verbe est employé même pour la propriété aliénée qui "sortira " (31) ( TOB : sera libérée) l’année du Jubilé en rejoignant son lot originel. Le Jubilé se présente donc comme une actualisation de l’Exode.

Notons encore la récurrence du thème : " chacun reviendra dans son patrimoine, chacun reviendra dans son clan " (10.13.41). Le verbe du " retour " est simultanément celui de la " conversion " et du " retour " de l’exil. En revenant à sa terre, Israël revient à son Dieu. L’expression très générale de 25, 10 donne une figure universelle à ce " retour " : " Ce sera pour vous un Jubilé : chacun de vous rentrera dans son patrimoine, chacun de vous retournera dans son clan ". " Chacun de vous " : le texte ne vise plus seulement quelques-uns dans le peuple, mais tous. On verra comment la légende hébraïque de Melkisédèq saura exploiter ce thème du rapatriement (de tous les prédestinés).

 

3. RELECTURES

Y a-t-il des échos de Lévitique 25 en d’autres textes bibliques ou en des textes du judaïsme tardif ? Dans les textes prophétiques d’après l’exil, on peut se poser la question pour Is 61.

3.1. Isaïe 61, 1-3

3.1.1. L’évangélisation des pauvres

Ce chapitre de la troisième partie du livre d’Isaïe fait partie d’un ensemble (Is 60-62) qui exalte la gloire future de Jérusalem. Que les épreuves et la situation précaire et difficile qui ont suivi le retour de l’exil ne la découragent pas. Jérusalem est promise à apparaître comme le lieu de la révélation de la gloire divine, qui fera converger vers elle toutes les nations. Un nom nouveau lui sera donné, qui exprimera sa justice et son alliance avec Dieu. C’est dans le cadre de la révélation de cette identité eschatologique de Jérusalem, que l’oracle d’Is 61, 1-3 annonce " l’évangélisation des pauvres " : la bonne nouvelle de leur affranchissement.

Que se passe-t-il ? Quel rapport y a-t-il entre cet oracle et l’ensemble de la séquence d’Is 60-62 ? Pour prendre une comparaison, c’est comme lorsqu’après avoir montré une vue d’ensemble d’un sujet sur une photo ou sur une fresque, la souris de l’ordinateur braque l’attention sur un détail du sujet, mais un détail révélateur de tout l’ensemble. Quand est-ce que Jérusalem sera ainsi glorifiée, réhabilitée, " parfumée ", revêtue de justice, coiffée du turban sacerdotal, couronnée de la royauté ? Quand les pauvres qui sont en elle, ou plutôt quand les pauvres dont elle porte la livrée, auront été évangélisés. En effet les pauvres ont fini par être la référence de Jérusalem pour se présenter devant Dieu. De qui se recommander devant lui ? De la figure des pauvres, qui sont les clients-nés de celui qui fait justice à tous ceux qui ne trouvent pas de justice. " YHWH a racheté ses pauvres ". Cela, Jérusalem l’a vécu au terme de l’Exil à Babylone. Les pauvres n’étaient plus seulement une partie d’elle-même ; ils étaient devenus la figure la plus expressive de ce qu’est elle-même tout entière au milieu des nations, et même encore maintenant, après le retour de l’Exil.

On s’interroge sur l’identité du personnage qui prend la parole au début de l’oracle en disant : "L’Esprit du Seigneur est sur moi. […] Il m’a envoyé évangéliser les pauvres, proclamer aux captifs leur affranchissement " – et sur l’identité de ces pauvres, de ces captifs et de ces endeuillés auxquels est destinée cette annonce. Il y a de bonnes raisons pour reconnaître dans le locuteur une figure collective, comme celle du Serviteur (Is 42), assumée par Jérusalem elle-même ; en " évangélisant les pauvres ", qui sont ses enfants, qui sont " les endeuillés de Sion ", elle s’évangélise elle-même. Elle porte l’Évangile et elle en est la bénéficiaire. Ses fils et ses filles réintègrent le pays ; ils reconstruisent les villes ; ils reçoivent en héritage le double des possessions anciennes, injustement occupées en leur absence ; ils ne sont plus asservis aux étrangers, mais servis par eux, tandis qu’eux mêmes exercent le service du vrai Dieu dans un rôle sacerdotal (61,6). La fertilité retrouvée du pays devient le symbole de cette " plantation de justice " (61, 3.11) que constitue ce peuple affranchi, " réconforté " et " évangélisé " (les deux verbes-clés du second Isaïe).

3.1.2. La proclamation de l’affranchissement

L’annonce de ce renversement de situation est désigné comme " proclamation de l’affranchissement " et comme annonce " d’une année de faveur " de la part du Seigneur, comme " jour de vengeance " de notre Dieu. L’aspect négatif (vengeance sur les ennemis) est seulement corrélatif ; l’accent porte sur l’aspect positif, qui est sur-développé (sept verbes pour le dire), sur " la faveur " (de Dieu) qui, dans le second Isaïe, s’exprimait par le retour de l’exil, la réimplantation dans le pays et par " la restitution des héritages dévastés " (Is 49, 8-9). "Année " est plus large que " jour " mais l’une et l’autre désignent un tournant décisif, l’entrée dans une nouvelle période de l’histoire du salut.

3.1.3. Y a-t-il un rapport entre cette prophétie et le Jubilé de Lv 25 ?

Il y a bien des affinités de langage et de thèmes, mais pas de référence explicite : le mot de " Jubilé " n’est pas prononcé. Il est difficile de dire que l’auteur des chapitres 60-62 du livre d’Isaïe connaissait l’institution du Jubilé. On n’en notera pas moins avec intérêt le souci et les thèmes communs qui s’y expriment : la " proclamation " de " l’affranchissement ", " une année " , le thème de la récupération de l’héritage, le rapatriement des exilés, la liberté des serviteurs de Dieu, la fertilité du pays. L’expression " proclamer l’affranchissement " est rare : elle ne se trouve que dans le texte de Jérémie 34 (cité plus haut), inspiré lui-même par Dt 15 (année de la Remise des dettes et de la libération des esclaves), dans Is 61 et dans Lv 25. Elle peut avoir été reprise à la même source par l’auteur prophétique d’Is 61 et par l’auteur sacerdotal de Lv 25 pour exprimer des idées analogues. Isaïe 61 la transpose en figure et promesse du salut de Jérusalem. Lv 25 en transfère les bienfaits à la quarante neuvième - cinquantième année ; il en fait une observance qui cumule le sabbat de la terre et le souci de l’affranchissement des Israélites asservis. Plutôt que d’une influence de la pratique du Jubilé sur Is 61, il vaudrait mieux penser à deux courants parallèles, qui mettent en valeur le thème de la réintégration dans la terre sainte et de la liberté des serviteurs de Dieu. Le courant sacerdotal insiste sur l’observance qui, en respectant les sabbats de la terre, don de Dieu, la rend habitable en sécurité et réintégrable par le peuple tout entier auquel elle est destinée. Le courant prophétique n’a pas cet accent cultuel. Il insiste principalement, sinon exclusivement, sur l’affranchissement des pauvres et des " endeuillés de Sion ", qui est la vocation de Jérusalem elle-même, en même temps que la figure de son propre salut. À l’orgue, des thèmes s’amorcent et s’annoncent, qui sont parfois préparés de loin par quelques notes que l’on avait fait entendre. Is 61 est probablement antérieur à Lv 25. Isaïe 61 et Lévitique 25 sont deux mélodies produites à partir de la même inspiration ; Is 61 dans une tonalité prophétique, Lv 25 dans une tonalité cultuelle et institutionnelle. Is 61 tire les grands jeux, il fait entendre de manière enthousiaste l’annonce de la glorification de Jérusalem sous la figure de l’affranchissement des pauvres. Il n’institue pas un cinquantenaire répétitif ; il proclame l’événement, l’année de l’affranchissement définitif. Mais de l’un à l’autre circule le même souffle de liberté. Mais Lv 25, lui aussi, est prophétique à sa manière, comme les grandes institutions d’Israël. C’est bien en ce sens qu’on va le lire à Qumran. La parenté entre les deux textes sera perçue par l’auteur de la Légende de Melkiséséq. Il les combinera entre eux et avec leur source (Dt 15), pour en faire une annonce du salut eschatologique. Le Jubilé de Lv 25 héritera alors des accents prophétiques d’Is 61.

3.2. La Légende hébraïque de Melkiséséq

Le " jubilé " va devenir une unité de mesure du temps dans les apocalypses. Déjà le livre de Daniel calcule par " semaines d’années " les périodes qui rythment l’histoire du salut ( Da 9, 24-27). Le livre des Jubilés (de peu antérieur à l’ère chrétienne), quant à lui, calcule par " jubilés " ; il enseigne que " le cours de l’histoire se déroule selon une chronologie exacte et selon un calendrier révélé. Le temps est compté. L’histoire du monde doit durer quatre mille neuf cents ans, soit cent jubilés de quarante-neuf ans. Chacun de ces jubilés est lui-même divisé en sept semaines d’années. Le milieu de l’histoire est l’entrée en Terre Sainte, en l’an 2450 " (La Bible, Écrits intertestamentaires, p LXXI). Il n’est pas sans intérêt de retrouver un comput de ce genre à la base de la généalogie de Jésus qu’a utilisée l’évangile de Luc : " Sa liste comprend soixante dix sept noms ; Jésus arrive à la soixante dix septième place, au sommet de l’histoire du monde ; de plus sept multiplié par sept donne quarante neuf, chiffre de la période jubilaire dans les apocalypses juives. Or un autre Jésus figure à la quarante neuvième place dans la généalogie à partir d’Adam (Lc 3, 29). Ce ne peut guère être fortuit. Tout cela ressortit à la volonté de situer Jésus dans la dernière génération, celle qui coïncide avec la fin des temps et de l’histoire ". La figure que donne le livre des Jubilés à l’année jubilaire est essentiellement celle du sabbat de la terre : le thème de l’affranchissement y est peu apparent, si ce n’est qu’au terme de ces quarante neuf jubilés qu’Israël sera purifié de tout péché et de toute impureté ( Jubilés 50,1-5).

En revanche, la légende de Melkisédéq met en valeur l’affranchissement et le rapatriement des élus. Voici le texte : :

" Et ce qu’il a dit : En cette année du jubilé [vous retournerez chacun à votre propriété, ainsi que ce qui est écrit. Et voici] le sens [de la rémission :] tout possesseur d’une dette fera rémission de ce qu’il aura prêté [à son prochain ; il n'usera pas de contrainte envers son prochain et son frère quand on aura proclamé] la rémission en l’honneur de Di[eu, l’explication de cela se rapporte à] la fin des jours, concernant les captifs dont [Dieu a décidé l’affranchissement en] ordonnant qu’ils soient au nombre des Fils du ciel et dans le patrimoine de Melkisédéq. Car [il a fait tomber leur lot] dans la part de Melkisédéq, lui qui les ramènera vers ceux-ci et proclamera pour eux la libération en leur remettant [la dette] de toutes leurs fautes. Et cette chose se fera dans la première semaine du jubilé (venant) après neuf jubilés. Et le Jour des Expiations, c’est la fin du dixième jubilé. En faisant l’expiation en ce jour pour tous les fils de [ ], pour les hommes du lot de Melkisédéq, il aura exécuté pour eux un décret conformément à leurs œuvres. Car ce sera le moment de l’année de la Bienveillance de Melkisédéq. "

Ce texte cite et commente à la fois Lv 25 (année du jubilé proclamée le Jour des Expiations, retour de chacun dans son patrimoine, affranchissement des captifs), Dt 15 (remise des dettes : année de la shemittah ") et Is 61,1 (proclamer l’affranchissement ; l’année de la Bienveillance). Il procède par tissage de textes (Dt 15 ; Lv 25 ; Is 61) pour dire l’espérance finale. Il a fait explicitement le lien entre la loi du Jubilé et la prophétie d’Isaïe 61. Il interprète le Jubilé : en fonction de l’eschatologie : " l’explication de cela se rapporte à la fin des jours "  ; en fonction de la rémission des péchés " en leur remettant la dette de toutes leurs fautes " ; la shemittah sociale de Dt 15 devient la métaphore du pardon divin ; en fonction de la condition céleste des sauvés : " le patrimoine " dans lequel ils rentrent, c’est le patrimoine de Melkisédéq, c’est-à-dire la communauté angélique : " qu’ils soient au nombre des Fils du ciel ".

La " rémission " attendue n’est plus seulement d’ordre temporel et historique comme en Is 61, mais d’ordre céleste et eschatologique. L’année du Jubilé devient l’année du Pardon qui intègre à la communauté eschatologique, elle-même associée au monde céleste.

3.3. La proclamation de Jésus à la synagogue de Nazareth en Lc 4,18-19.

On pourrait se risquer à dire que Jésus proclame l’Évangile du règne de Dieu sous la figure du Jubilé ; mais cette figure n’apparaît qu’indirectement à travers la citation de l’oracle prophétique d’Isaïe 61, dans la mesure à la tradition de lecture juive reliait les deux textes de Lv 25 et d’Is 61, spécialement en raison de " la proclamation de l’affranchissement ", et de la mention d’une " année " de la " faveur " de Dieu.

3.3.1. L’homélie de Nazareth (Lc 4) se présente en tête du récit du ministère public de Jésus comme un discours-programme (composition originale de Lc, placée différemment de la tradition Mc-Mt). Jésus " annonce la couleur " et les réactions de l’auditoire dessinent déjà ce que sera la réaction du peuple au cours et au terme du ministère public : tentative d’élimination, mais Jésus " allait son chemin ".

Jésus cite l’oracle d’Is 61, 1-2. Il le cite dans la version grecque des LXX. Le stique " rendre la vue aux aveugles " est emprunté aux LXX, alors que l’hébreu signifiait : (proclamer) " aux prisonniers l’éblouissement ". Jésus ne poursuit pas la citation d’Isaïe au-delà de 61, 2a : pas question de mentionner " un jour de vengeance ". Il s’en tient uniquement à l’aspect positif. Lc n’a pas repris le stique " panser les cœurs meurtris ". Mais il a ajouté un stique d’Is 58, 6 : " renvoyer les opprimés en liberté ".

3.3.2. La comparaison de cette citation et de son commentaire avec " La légende hébraïque de Melkisédéq " est instructive :

3.3.2.1.À la différence du texte de Qumran, Jésus ne cite explicitement que le texte prophétique : Is 61, 1-2 ; 58, 6. En reprenant uniquement Is 61, Luc met l’accent sur l’onction messianique de l’Esprit, qui, seule, permet à Jésus comme au Serviteur et à la communauté qu’il représente de s’égaler à sa mission.

3.3.2.2. Après avoir cité Isaïe, Jésus commente simplement par : " Aujourd’hui cette écriture est accomplie (peplèrôtai) pour vous qui l’entendez ". La lecture eschatologique du Jubilé que faisait Qumrân est actualisée dans le ministère actuel de Jésus. Le salut annoncé n’est pas renvoyé à plus tard. Il se manifeste aujourd’hui dans l’annonce du règne de Dieu. Le verbe " proclamer ", deux fois repris, est un verbe caractéristique de la proclamation de l’Évangile dans l’œuvre de Lc (Lc 4, 43 ; 8, 1 ; Ac 28, 31) et dans l’ensemble du Nouveau Testament.

3.3.2.3. Si Qumran donnait une interprétation toute spirituelle et céleste de " l’affranchissement " qui serait proclamé lors de " l’année de la Bienveillance ", le texte de Luc est autrement complexe. Il ne déconnecte pas le spirituel du social, pas plus qu’il ne déconnecte l’eschatologique de l’aujourd’hui. Les mots de Luc ont une portée à la fois temporelle, voire sociale, et une portée spirituelle. Dans l’évangile de Luc, les pauvres sont une catégorie sociale, en particulier dans un texte proche du nôtre : " les pauvres sont évangélisés " (Lc 7, 22) ; c’est le sommet des signes du Messie (moins spectaculaire que la résurrection des morts, mais plus " significatif ", parce que conforme aux annonces constantes de l’Écriture). Cela est " spirituel ", non pas en vertu du mérite des pauvres, mais en vertu de l’expression privilégiée de l’amour de Dieu qui se porte de préférence vers les plus démunis.

- L’annonce du règne de Dieu est bien, comme Luc le fera dire à Paul dans les Actes, " l’Évangile de la grâce de Dieu " (Ac 20, 24 ; Ac 15, 11) ; et ici même les gens de Nazareth sont dans l’admiration " des paroles de la grâce " qui sortaient de la bouche de Jésus. La " rémission " (aphésis), qui, dans les LXX, traduisait " l’affranchissement ", est devenue dans le Nouveau Testament, et dans Lc - Ac en particulier, " la rémission des péchés " (Lc 1, 77 ; 24, 47 ;  Ac 5, 31 ; 10, 43 ; 13, 38 ; 26, 18 : " les détourner de l’empire de Satan vers Dieu, afin qu’ils reçoivent la rémission des péchés et une part d’héritage avec les sanctifiés ", texte étonnamment proche des thèmes du jubilé, tels que ré-interprétés dans la légende qumranienne de Melkisédéq : affranchissement, rémission, réintégration dans le patrimoine). Mais en même temps ce qui commente et illustre cette " grâce " et cette " rémission ", ce sont les actes de guérison et de purification, éventuellement les exorcismes, de Jésus, comme le supposent la critique des gens de Nazareth et la réponse de Jésus à leur critique (4, 23).

- Les guérisons de Jésus sont, en effet, des actions à la fois réelles au plan physique et symboliques au niveau de la signification du ministère de Jésus. C’est vrai en particulier pour les " aveugles " : enfin s’ouvrent les yeux de la foi. L’oppression dont Jésus libère, par exemple sous la figure de la femme courbée depuis dix-huit ans, est à la fois physique et religieuse. Luc a généralisé cela dans le discours de Pierre, quand il résume le ministère de Jésus : " Vous savez comment Dieu lui a conféré l’onction d’Esprit Saint et de puissance, lui qui est passé partout en bienfaiteur, en guérissant tous ceux que le diable tenait asservis, car Dieu était avec lui " (Ac 10, 38)."

3.3.2.4. Le commentaire de Qumran, relisant les textes bibliques de Lv 25, Dt 15 et Is 61, n’envisageait explicitement le salut annoncé sous la figure du Jubilé, qu’à l’adresse d’Israël. Le Jésus de Luc ouvre cette perspective aux étrangers, dans les exemples qu’il donne de la veuve de Sarepta et de Naaman, le général syrien lépreux. C’est même la raison pour laquelle, lui qui annonce " une année d’accueil de la part du Seigneur ", n’est pas " accueilli " dans sa propre patrie.

 

4. Et maintenant ?

Comment cette histoire du Jubilé biblique pourrait-elle inspirer nos pratiques aujourd’hui encore, spécialement pendant une année jubilaire ? On pourrait le dire en reprenant quelques mots-clés de cette histoire.

4.1. l’affranchissement, la libération. L’esclavage, hélas ! n’a pas disparu de nos sociétés. De nouvelles formes sont apparues, plus insidieuses. La protestation des prophètes et les correctifs des codes sont toujours à reprendre. La libération spirituelle ne dispense pas de travailler à cette libération sociale ; elle ne la rend que plus impérieuse, plus motivée. En pratique chrétienne, le théologal n’est pas dissociable du social. Une année jubilaire qui ferait l’impasse sur cette dimension sociale serait un affront à l’amour de Dieu que nous prétendons célébrer. Le pape l’a rappelé dans la bulle d’indiction, Incarnationis mysterium, n°12.

4.2. la remise de la dette : certes un jubilé catholique se préoccupe, à juste titre du pardon des péchés, de la remise de la dette spirituelle ; on peut aller jusqu’à parler de l’indulgence de Dieu (au singulier, comme le fait le pape), pour éviter l’ambiguïté des " indulgences ". Mais comment cette dette nous serait-elle remise, si nous ne cherchons pas aussi à éteindre " la dette " des pays devenus trop dépendants de nos économies développées ? De cela aussi parle le pape et des pétitions ont été faites en ce sens. Utopie ? mais sans utopie, ne va-t-on pas se résigner à l’injustice ? Comment ne pas chercher à redonner une chance à tous, aux individus et aux collectivités ?

4.3. le patrimoine : ce thème, spécialement développé dans Lv 25 (revenir sur sa terre, dans son clan), peut paraître archaïque et démodé, relatif à une société stable qui n’existe plus ; en fait, il évoque une dimension très importante de la condition humaine : l’idée d’appartenance. Pouvoir se reconnaître d’une communauté, s’y intégrer, recevoir et retrouver un " chez soi ". Il y a aujourd’hui de mauvaises tendances " identitaires ", mais parce qu’une mondialisation sans règle ne permet plus aux individus de se relier et de devenir d’authentiques " sujets ", au risque de n’être plus que des assistés. Reconstituer des communautés, lutter contre l’exclusion, est dans le droit fil de la célébration d’un jubilé. Il en va de même pour ceux qui se sentent marginalisés par rapport à communauté ecclésiale. Comment va-t-on leur redonner leur chance d’appartenance ?

4.4. l’héritage : c’est une variante du patrimoine, mais qui tourne les yeux vers une donation originaire et vers un avenir. Le Jubilé biblique, relu dans le judaïsme et dans le christianisme, tourne les regards vers l’héritage céleste. " Avec joie, rendez grâce au Père, qui vous a rendus capables d’avoir part à l’héritage des saints dans la lumière " (Col 1, 12). Un jubilé devrait éveiller et soutenir l’espérance, par-delà les souffrances et les échecs dans notre effort pour construire une humanité fraternelle. Il y a l’envers et l’endroit de la tapisserie que nous tissons ; ordinairement nous ne voyons que l’envers. Pourtant c’est bien l’endroit qui se construit, si nous cherchons le règne de Dieu et sa justice.

4.5. le sabbat : celui des personnes, celui-là même de la terre. Retrouver le sens de la création, qui n’est pas le lieu d’une exploitation à outrance, mais le lieu d’un service de Dieu, qui nous l’a confiée non pour notre épuisement (et le sien !), mais pour une vie humaine qui prend le temps de la contemplation et de la louange et qui sert les finalités de ce don créateur au lieu de l’asservir à " la vanité ". " Car la création attend avec impatience la révélation des fils de Dieu : livrée au pouvoir du néant – non de son propre gré, mais par l’autorité de celui qui l’a livrée – elle garde l’espérance, car elle aussi sera libérée de l’esclavage de la corruption, pour avoir part à la liberté et à la gloire des enfants de Dieu " (Rm 8, 19-20).

 

Paul Bony