Philippe Rolland

LA SUCCESSION APOSTOLIQUE

DANS LE

NOUVEAU TESTAMENT

 

ÉDITIONS DE PARIS

 

 

AVANT-PROPOS

 

D'après les documents qui sont parvenus jusqu'à nous, l'expression " succéder aux apôtres " apparaît pour la première fois dans une lettre adressée entre l'an 90 et l'an 100 à l'Église de Corinthe par l'Église de Rome. Les circonstances dans lesquelles fut écrite cette lettre nous sont expliquées par Irénée de Lyon, à l'époque du pape Eleuthère (175-190), dans son livre Contre les hérésies : " Après avoir fondé et édifié l'Église (de Rome), les bienheureux apôtres (Pierre et Paul) remirent à Lin la charge de l'épiscopat ; c 'est de ce Lin que Paul fait mention dans les épîtres à Timothée. Anaclet lui succède. Après lui, en troisième lieu à partir des apôtres, l'épiscopat échoit à Clément. Il avait vu les apôtres eux-mêmes et avait été en relations avec eux : leur prédication résonnait encore à ses oreilles et leur tradition était encore devant ses yeux. Il n 'était d'ailleurs pas le seul, car il restait encore à cette époque beaucoup de gens qui avaient été instruits par les apôtres. Sous ce Clément, donc, un grave dissentiment se produisit chez les frères de Corinthe ; l'Église de Rome adressa alors aux Corinthiens une très importante lettre pour les réconcilier dans la paix, renouveler leur foi et leur annoncer la tradition qu'elle avait naguère reçue des apôtres " (Contre les hérésies, III, 3, 3).

Cette lettre, généralement appelée " Épître de Clément de Rome aux Corinthiens ", décrit de la manière suivante les dispositions prises par les apôtres en vue de leur succession : " Les apôtres nous ont annoncé la bonne nouvelle de la part de Jésus-Christ. Jésus-Christ a été envoyé par Dieu. Le Christ vient donc de Dieu et les apôtres du Christ. Cette double mission elle-même, avec son ordre, vient donc de la volonté de Dieu. Munis des instructions de notre Seigneur Jésus-Christ, pleinement convaincus par sa résurrection, et affermis dans leur foi en la parole de Dieu, les apôtres allaient, tout remplis de l'assurance que donne le Saint-Esprit, annoncer partout la bonne nouvelle de la venue du Royaume des deux. A travers les campagnes et les villes, ils proclamaient la parole, et c 'est ainsi qu'ils prirent leurs prémices (les premiers croyants) ; et après avoir éprouvé quel était leur esprit, ils les établirent évêques et diacres des futurs croyants (...). Nos apôtres ont su aussi qu 'il y aurait des contestations au sujet de la dignité de l'épiscopat ; c 'est pourquoi, sachant très bien ce qui allait advenir, ils instituèrent les ministres que nous avons dit et posèrent ensuite la règle qu'à leur mort d'autres hommes éprouvés succéderaient à leurs fonctions " (Épître de Clément aux Corinthiens, XLII, 1 - 4 et XLIV, 1 - 2).

Si l'expression " succéder aux fonctions des apôtres " n 'apparaît que vers l'an 95, 30 ans après la mort de Pierre et de Paul (entre 64 et 67), la notion même de succession apostolique est plus ancienne que le vocabulaire qui la traduit. En effet, c 'est bien le principe de la succession apostolique qui est affirmé dans les épîtres que saint Paul a adressées à Timothée. Elles mentionnent toutes deux un rite d'imposition des mains par lequel Paul a transmis à son disciple la charge de l'enseignement (1 Timothée 4,14 ; 2 Timothée 1,6). La mission principale de Timothée est de " garder le dépôt " (1 Tm 6,20 ; 2 Tm 1,14). Ce dépôt doit être transmis à d'autres, de génération en génération : " Ce que tu as appris de moi en présence de nombreux témoins, confie-le à des hommes fidèles, qui seront eux-mêmes capables de l'enseigner encore à d'autres " (2 Tm 2,2). Timothée a une charge de superintendance sur les responsables de l'Église d'Èphèse (les " presbytres "), dont une mission essentielle est celle de l'enseignement (1 Tm 5,17). C'est Timothée qui doit imposer les mains à d'autres "presbytres " pour les constituer dans leurs fonctions (l Tm 5,22).

La première épître de Pierre confirme que la mission pastorale des apôtres doit être exercée à leur suite par des responsables appelés les " presbytres. " Voici en effet ce qu'écrit le premier des Douze : " Les presbytres qui sont parmi vous, je les exhorte, moi, presbytre comme eux, témoin des souffrances du Christ, et qui dois participer à la gloire qui va être révélée. Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié, veillant sur lui, non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais avec l'élan du cœur ; non pas en faisant les seigneurs à l'égard de ceux qui vous sont échus en partage, mais en devenant les modèles du troupeau. Et quand paraîtra le Chef des pasteurs, vous recevrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas " (1 P 5,1-4). Pierre se désigne lui-même comme un " presbytre " dont la mission pastorale se continue en la personne d'autres " presbytres " auxquels le troupeau est confié par le Christ, Pasteur souverain.

Dans les Actes des Apôtres, il est également question des " presbytres. " Au moment où Paul quitte définitivement les régions de Grèce, de Macédoine et d'Asie qu'il avait évangélisées, il convoque à Milet les "presbytres " d'Éphèse (Ac 20,17) et leur adresse cette exhortation : " Soyez attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l'Esprit Saint vous a établis gardiens pour paître l'Église de Dieu " (Ac 20,28). La mission de vigilance que Paul exerçait jusque-là doit maintenant être continuée par d'autres, dont l'autorité est aussi grande que la sienne, car elle trouve sa source dans l'Esprit Saint.

D'après ces textes, le résumé fourni par Clément de Rome, 30 ans seulement après la mort de Pierre et de Paul, correspond exactement à la réalité historique : Jésus, le Bon Pasteur, a confié son troupeau aux apôtres, qui à leur tour l'ont confié de la part du Christ à des pasteurs qui prendraient leur suite après leur départ. Cette conclusion s'impose, si l'on accepte que les épîtres à Timothée ont réellement été écrites par Paul, que la première épître de Pierre a réellement été écrite par Pierre, que les Actes des Apôtres ont été réellement rédigés par un compagnon de Paul, présent à ses côtés lorsque celui-ci a fait ses adieux aux presbytres de Milet (cf. Ac 21,1).

La seule évolution constatable entre la première épître à Timothée et l'épître de Clément porte sur le vocabulaire. Dans l'écrit paulinien, Timothée, délégué apostolique, est muni des pleins pouvoirs, mais ne porte pas encore de titre précis. Ceux qui lui sont subordonnés sont appelés indifféremment "presbytres" (1 Tm 5,17.19) ou " épiscopes " (1 Tm 3,2 ; voir également Tite 1,5 et 1,7). Il semble bien qu'entre la mort des apôtres et la fin du premier siècle le terme " épiscope " (évêque) s'est spécialisé, et qu'il a désigné de manière précise le pasteur principal de chaque communauté, celui qui, comme Timothée, était habilité à imposer les mains aux simples " presbytres. " Dans le texte de Clément, le mot " évêques " est pris d'abord au sens collectif (au pluriel), comme équivalent de " presbytres " (les simples prêtres). Ensuite, quand il s'agit de " la dignité de l'épiscopat ", Clément doit penser plutôt au pasteur principal, l'évêque au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Chez Irénée en tout cas, Lin, Anaclet et Clément ne sont pas de simples prêtres, mais ils sont reconnus comme évêques de l'Église de Rome, jouissant de la même autorité pastorale que les apôtres. Mais, en dehors de cette question de vocabulaire, il n 'y a pas de différence entre l'écrit de Paul et celui de Clément. Pour Paul, Timothée est son successeur à Éphèse. Pour Clément, chaque évêque dans son Église est successeur des apôtres.

*

* *

Il est extrêmement important, du point de vue œcuménique, de vérifier que les apôtres ont pourvu par eux-mêmes à leur succession. En effet, l'obstacle fondamental à l'unité entre l'Église catholique et les diverses Églises issues de la Réforme luthérienne est la notion de succession apostolique.

Dans le monde protestant, la succession apostolique n 'est pas niée, mais on la réinterprète d'une manière très générale. Dans la mesure où des chrétiens restent fidèles aux enseignements des Écritures, ils succèdent collectivement aux apôtres, disciples de Jésus. On n 'attache pas - du moins à notre époque et dans un contexte un peu polémique - une grande importance au ministère des pasteurs. On a tendance à voir en eux de simples délégués du Peuple de Dieu, mieux instruits que beaucoup de fidèles de l'enseignement des Écritures, des experts en quelque sorte. Mais ils n'ont pas d'autorité doctrinale autre que leur compétence humaine. Ils n 'ont pas le monopole de l'administration des sacrements: par exemple, au moins théoriquement, tout baptisé peut remplacer le pasteur pour présider la Sainte Cène, si ce dernier est empêché. Un étudiant en théologie qui a presque terminé son cursus universitaire, mais qui n 'a pas encore reçu l'imposition des mains, peut exercer toutes les fonctions du pasteur.

Pour l'Église catholique au contraire, ainsi que pour les Églises orientales séparées de Rome, l'imposition des mains est nécessaire pour la célébration de l'Eucharistie et de la Réconciliation. Et, ce qui est encore plus significatif, le ministère des évêques, auxquels les prêtres sont associés d'une manière subordonnée, comporte une mission doctrinale. Indépendamment de leur science personnelle, les évêques rassemblés en Concile peuvent définir, avec l'assistance de l'Esprit Saint, ce que nous devons croire ou rejeter. Il leur est reconnu une mission " magistérielle ", c'est-à-dire le droit et le devoir de maintenir les fidèles dans la foi reçue des apôtres. D'une manière plus précise, les catholiques croient que le privilège donné à Pierre de ne pas défaillir dans la foi (Luc 22,32) a été transmis à ses successeurs légitimes, en sorte que l'évêque de Rome ne peut nous tromper (il ne peut défaillir dans la foi) quand il déclare solennellement qu'un point particulier de la foi chrétienne doit être tenu définitivement. Cette mission particulière du siège romain est déjà reconnue dans les écrits d'Irénée de Lyon : "Avec l'Église de Rome, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s'accorder toute Église, c'est-à-dire les fidèles de partout " (Contre les hérésies, III, 3, 2).

La question essentielle qui divise les chrétiens est donc celle de la " succession apostolique particulière ", c'est-à-dire de l'existence d'une continuité entre les apôtres et les évêques, leurs successeurs, pour maintenir dans la vraie foi le Peuple de Dieu. Aux yeux de la dogmatique protestante, l'autorité des Écritures est pleinement suffisante pour garder tout fidèle sincère de l'erreur. Aux yeux de la dogmatique catholique, l'interprétation correcte des Écritures est donnée dans l'Église, dont les pasteurs bénéficient d'une assistance de l'Esprit pour trancher en cas de doute.

Comme nous l'avons vu, il semblerait que l'Ecriture elle-même confirme la position des chrétiens appartenant au Catholicisme et à l'Orthodoxie. Les Actes des Apôtres, la première épître de Pierre et les lettres de Paul à Timothée en témoignent.

Cependant, l'idée s'est imposée presque universellement, au cours des dernières décennies, que les épîtres à Timothée n 'ont pas été rédigées par Paul, mais par un chrétien anonyme de la deuxième génération, écrivant sous le pseudonyme de l'Apôtre vers les années 80. Beaucoup de savants, même catholiques, admettent comme extrêmement probable que Paul n 'a pas lui-même songé à se donner des successeurs dans sa mission d'enseignement. Il en irait de même de Pierre. C'est seulement une génération plus tard, en face du danger de déviations doctrinales, qu'on aurait mis en place une organisation hiérarchisée de l'Église, mettant à sa tête des " presbytres " bien identifiables, institués par le rite public de l'imposition des mains. On aurait alors rédigé sous le nom de Pierre et de Paul des lettres se réclamant de leur tradition, et sanctionnant de leur autorité les nouvelles institutions. Les Actes des Apôtres auraient été composés à la même époque, et leur auteur aurait projeté sur les débuts de l'Église une organisation qui, en fait, n 'aurait été mise en place que 20 ans environ après la mort de Pierre et de Paul.

Beaucoup de protestants s'appuient sur la date tardive de ces écrits, déclarés pseudonymiques, pour expliquer que l'organisation hiérarchique de l'Église, sans être nécessairement un mal, ne revêt cependant pas un caractère de nécessité, car elle n 'a pas été voulue directement par les apôtres. Un certain nombre de théologiens catholiques leur donnent raison, du point de vue de la science historique, même s'ils maintiennent, du point de vue dogmatique, la nécessité de l'épiscopat et de son magistère.

Pour ma part, en me plaçant sur le terrain historique, je maintiens que l'organisation de l'Église attestée dans le Nouveau Testament était déjà en place en l'an 60, avant la mort de Pierre et de Paul. J'ai mis au point une méthode nouvelle pour situer les lettres apostoliques les unes par rapport aux autres, ce qui permet d'établir leur chronologie relative, et ensuite leur chronologie absolue, grâce à celles des épîtres dont la date est à peu près certaine (1 Thessaloniciens en 50 ou 51, 1 Corinthiens au printemps de 56, Romains au cours de l'hiver 57-58, Hébreux avant la révolte juive de 66). Les lettres que la science exégétique actuelle déclare inauthentiques (notamment l'épître de Jacques, les épîtres de Paul à Tite et à Timothée, la première épître de Pierre et l'épître aux Éphésiens) apparaissent ainsi antérieures à l'épître aux Hébreux, elles ont donc été écrites avant la mort de Pierre et de Paul entre 64 et 67.

Ce livre a pour simple but défaire connaître les raisonnements qui m'ont permis de dater d'une manière précise l'épître de Jacques (été 56), l'épître à Tite et la première épître à Timothée (printemps 58), la deuxième épître à Timothée (automne 58), la première épître de Pierre (début 59) et l'épître aux Éphésiens (60 au plus tard). Je désire soumettre ces raisonnements au jugement des spécialistes, mais aussi à celui des personnes qui, sans avoir fait de l'exégèse leur profession, comprennent l'intérêt œcuménique de cette discussion et acceptent d'y appliquer leur intelligence.

Un chapitre préliminaire montre de manière très accessible comment les apôtres ont pourvu à leur succession, selon le témoignage du Nouveau Testament. Dans cet exposé, je justifie sommairement la chronologie des écrits qui sera démontrée par la suite. Les lecteurs non spécialistes pourront ainsi se rendre compte de la vraisemblance historique de cette reconstitution des faits. Les chapitres I à III, qui expliquent pour quelles raisons cette chronologie me semble devoir être adoptée, sont d'un abord plus difficile, mais restent très lisibles, moyennant un certain effort d'attention. Si ma démonstration ne peut être réfutée, il en résultera que les écrits apostoliques étudiés ont bien été rédigés par Jacques, Pierre et Paul, et non par des anonymes se couvrant fictivement de leurs noms à me époque tardive.

L'engagement au service de l'unité des chrétiens est ma grande passion depuis 35 ans. Mais cette unité ne peut se faire aux dépens de la conviction fondamentale de Luther : les Écritures, en premier lieu le Nouveau Testament, sont l'expression de la vérité, et c'est sur la base de la vérité des Écritures que les frères désunis doivent se retrouver, par delà de légitimes différences de sensibilités, dans une profession de foi commune.

 

 

ANNEXE


Pseudonymie apostolique et exégèse contemporaine

 

Par souci d'objectivité, il me semble nécessaire de donner la parole aux exégètes qui sont convaincus du caractère pseudonymique de plusieurs lettres conservées dans le Nouveau Testament, et jugent ce procédé parfaitement légitime. Il est impossible de tous les citer, mais il suffira de reproduire deux textes très récents, représentatifs de l'ensemble.

Le premier émane d'un auteur catholique, le P. Hermann Hauser, dans son ouvrage L'Église à l'âge apostolique (Cerf, Paris, 1996, p. 108).

Après avoir évoqué la mort des " pionniers des premières décennies, Jacques, Céphas et Jean, Étienne, Paul, Barnabé, etc. ", Hauser écrit :

" Pour autant que nos documents permettent de le dire, aucun d'eux n'a laissé des dispositions testamentaires pour régler les questions qui pouvaient se poser après leur mort. "

Cette affirmation, qui présuppose l'inauthenticité de plusieurs écrits attribués à Paul et à Pierre, est expliquée dans la note suivante :

" Le genre littéraire " testamentaire " était couramment employé dans les écrits pseudépigraphes du Judaïsme contemporain (Testaments de Moïse, de Lévi, des XII Patriarches, etc.). Il est représenté dans le Nouveau Testament : pour Jésus, par la tradition du IVe évangile Jn 14-16, fondé sur un arrière-plan de paroles authentiques venues de Jésus) ; pour les apôtres par des compositions qui insistent sur la conservation de leur " dépôt " (parathèkè : 1 Tm 6,20). C'est le cas du discours testamentaire de Paul dans Ac 20,18-35, de la seconde épître à Timothée (notamment 2 Tm 2,1 - 4,8) ; de la seconde épître de Pierre (notamment le chapitre 3). Le recours à la pseudépigraphie, loin de fausser indûment le legs des apôtres, marque au contraire la volonté de le garder intact moyennant un développement adapté aux besoins pratiques de la vie de l'Église et de le défendre contre les dangers qui le menacent. "

Le second texte émane d'un auteur protestant, le Pasteur Maurice Carrez. Il est tiré de la recension qu'il a faite dans la revue Esprit et Vie (3 avril 1997) de mon ouvrage Présentation du Nouveau Testament (Éditions de Paris, 1995).

Voici ce qui est écrit à mon sujet :

" En vertu de ses déductions chronologiques et du témoignage d'Irénée, l'auteur refuse la théorie, aujourd'hui presque universellement admise, de la pseudonymie apostolique (utilisation des noms de personnages récemment décédés). Pourtant le procédé de la pseudonymie existait déjà au sein même de l'Écriture et il avait conquis un certain droit de cité : l'attribution du Pentateuque à Moïse, des Psaumes à David, des livres de Sagesse à Salomon, etc. Comme le notait Pierre Grelot, il existait des textes dont le genre littéraire appelait la pseudonymie ; et, dans un climat de changement et de transformation (pour l'Église ce climat était dû surtout à la mort des fondateurs, qui n'avaient pas pourvu eux-mêmes à leur succession), sa fonction permettait de maintenir vivant l'héritage de la tradition apostolique. C'est la pseudonymie qui permettait le plus souvent de dire : " Voilà la vraie tradition de Pierre ou de Paul ; elle est capable de nourrir la foi maintenant qu'ils sont morts ; leur esprit demeure vivant grâce à la tradition issue d'eux " ; utiliser la pseudonymie, c'était affirmer implicitement que la tradition apostolique est la norme absolue de la vie présente de l'Église. Ce procédé s'applique sans nul doute aux épîtres à Timothée (certains auteurs récents hésitent pour 2 Timothée) et à celles de Pierre. "

 

 

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE

 

L'ORIGINE DES MINISTÈRES

SELON LE NOUVEAU TESTAMENT

 

I - Le témoignage de saint Luc

 

Selon Luc, auteur du troisième évangile et des Actes des Apôtres, Jésus a voulu que son œuvre de salut, accomplie une fois pour toutes dans sa mort et sa résurrection, soit accueillie par toutes les nations, moyennant l'adhésion au message proclamé par ses témoins jusqu'à la fin du monde. Du point de vue des ministères, la logique de son récit est celle qu'exprimé explicitement saint Paul : " Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. Mais comment l'invoquer sans d'abord croire en lui ? Et comment croire sans d'abord l'entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? Et comment prêcher sans être d'abord envoyé ? " (Romains 10,13-14). Le salut ne vient pas de nos mérites appréciés selon la Loi, il consiste à accueillir un don gracieux dans une démarche de foi. Mais la foi explicite au Christ n'est possible que si ses envoyés nous parlent de lui.

Dès le début de son évangile, Luc montre que Jésus a choisi douze disciples, au terme d'une nuit de prière (Luc 6,12-16). Il les a envoyés en mission durant sa vie terrestre (Luc 9,1-6). Il leur a associé soixante-douze autres disciples (Luc 10,1-16), dont il a fait ses plénipotentiaires : " Qui vous écoute m'écoute " (Luc 10,16). Il a réuni les Douze avant sa mort pour un dernier repas, leur disant à propos du don de son corps et de son sang : " Faites ceci en mémoire de moi " (Luc 22,19 ; cf. 1 Corinthiens 11,24-25). Il leur a donné la mission d'être ses " témoins " à Jérusalem et dans toutes les nations (Luc 24,46-48). Il a confié à Pierre la charge particulière, garantie par l'efficacité de sa propre prière, " d'affermir ses frères " (Luc 22,31-32).

Au début des Actes des Apôtres, Luc atteste que Pierre était le premier responsable de la communauté (Actes 1,15), et que le groupe des Douze, amputé par la défection de Judas, devait être reconstitué par une intervention spéciale de Dieu (Actes 1,15-26). Après la Pentecôte, les Douze étaient les représentants incontestés du Pasteur invisible : ils enseignaient la communauté, ils présidaient au partage fraternel avec les plus démunis, ils célébraient la " fraction du pain " (Actes 2,42). Nul autre n'osait se joindre à eux (Actes 5,13), parce qu'ils avaient reçu leur mission directement du Christ.

Mais la communauté des disciples augmentait en nombre. Aux premiers chrétiens, Juifs de langue hébraïque, se sont joints des Juifs de langue grecque, les " Hellénistes " (Actes 6,1). Les Douze étaient surchargés, ils en venaient à négliger l'enseignement et la présidence de la prière, étant accablés par le souci d'une répartition équitable des dons auprès des véritables nécessiteux. Ils ont donc décidé de transmettre leur charge, d'une manière subordonnée, à sept hommes issus de la communauté helléniste. Selon le Livre des Nombres, la charge pastorale de Moïse avait été transmise à Josué, sur l'ordre de Dieu, par le rite de l'imposition des mains (Nombres 27,12-23). C'est donc par ce rite que les Douze ont décidé de transmettre le charisme pastoral qu'ils avaient reçu de Jésus (Actes 6,1-6). De même qu'ils avaient reçu de Jésus le mandat de " témoins ", de même Étienne est devenu à son tour " témoin " (en grec : martyr) : tel est le titre qui lui est donné en Actes 22,15. Paul, choisi par une intervention directe du Ressuscité, est établi lui aussi comme " témoin " (Actes 22,15 ; 26,16).

Luc ne nous dit pas explicitement comment la charge pastorale fut ensuite confiée à d'autres. Mais il précise que, quelques années plus tard, lorsque Jacques le Majeur a été décapité, tandis que Pierre s'enfuyait de Jérusalem (Actes 12,1-17), la communauté de Jérusalem fut dès lors dirigée par Jacques, frère du Seigneur (Actes 12,17). Celui-ci était assisté par des Anciens (en grec : presbytres, d'où vient le titre de " prêtres " attribué aux responsables chrétiens): ces Anciens de Jérusalem sont mentionnés en Actes 11,30; 15,4.22.23; 21,18.

Dans la ville d'Antioche, les responsables de l'Église portaient des titres différents : "prophètes" et "docteurs" (Actes 13,1). Le "prophète" est celui qui a la charge d'exhorter les disciples au nom du Christ (Actes 15,32) ; le " docteur " (en grec : didascale) est sans doute chargé avant tout de l'instruction des catéchumènes (voir Galates 6,6). Ces ministres de la Parole célèbrent aussi le culte (Actes 13,2). Par l'imposition des mains, ils établissent deux d'entre eux, Barnabe et Saul, pour une mission de fondation de nouvelles communautés en terre païenne, si bien qu'à partir de ce moment Luc leur donne le titre " d'apôtres " (Actes 14,4.14), qui indique clairement leur envoi par le Christ, à l'instar des Douze.

Barnabe et Saul - qui reçoit le nom romain de Paul à partir du moment où il exerce son ministère auprès des Grecs - fondent diverses communautés dans l'actuelle Turquie (Actes 13,13 - 14,20). Ils se heurtent à l'opposition des Juifs, au point que Paul est lapidé à Lystres (Actes 14,19). Pourtant, malgré cette hostilité, les apôtres, au lieu de rejoindre Antioche, leur communauté d'origine, par la route qui passe à Tarse, reviennent sur leurs pas pour une raison précise : il leur faut dans chaque ville évangélisée désigner des Anciens (presbytres, prêtres), afin que ces communautés ne soient pas des troupeaux sans pasteurs (Actes 14,23). Aux yeux de Luc, aucune communauté chrétienne ne peut vivre sans avoir à sa tête des dirigeants, lieutenants des apôtres.

Après avoir décrit les diverses missions pauliniennes, Luc nous explique que Paul désire maintenant se rendre à Rome (l'épître aux Romains précise que Paul estimait avoir terminé sa mission de fondation, et que ses regards se tournaient maintenant vers l'Espagne, cf. Romains 15,23-24). Avant de partir définitivement, il convoque à Milet les Anciens (les prêtres) de l'Église d'Éphèse (Actes 20,17), et il leur rappelle quelle est la charge qui leur a été confiée : " Soyez attentifs à vous-mêmes, et à tout le troupeau dont l'Esprit-Saint vous a établis gardiens (en grec : épiscopes) pour paître l'Église de Dieu qu'il s'est acquise par son propre sang " (Actes 20,28). Il faut observer que ces responsables ont été " établis par l'Esprit-Saint " : les apôtres qui les ont institués n'ont été que les instruments d'une vocation divine. Leur mission est avant tout doctrinale : " Je sais, moi, qu'après mon départ il s'introduira parmi vous des loups redoutables qui ne ménageront pas le troupeau, et que du milieu même de vous se lèveront des hommes tenant des discours pervers dans le but d'entraîner les disciples à leur suite. C'est pourquoi soyez vigilants, vous souvenant que, trois années durant, je n'ai cessé de reprendre avec larmes chacun d'entre vous " (Actes 20,29-31). L'apôtre s'en va, mais les Anciens (les presbytres-épiscopes) continueront sa mission de vigilance, de génération en génération, jusqu'à la Parousie.

Luc n'ignore pas que les laïcs ont aussi une mission évangélisatrice : il accorde une grande importance à deux laïcs, Priscille et Aquila (Actes 18,2.18.26), ainsi qu'à Apollos (Actes 18,24 ; 19,1). Mais il ne leur attribue pas, comme aux presbytres d'Éphèse, une responsabilité pastorale devant Dieu.

Telle est l'image des ministères que nous donne l'oeuvre de Luc, la seule " histoire des origines chrétiennes " qui ait été écrite sous l'inspiration divine. Elle manifeste clairement le souci des apôtres de ne jamais laisser aucune communauté chrétienne dépourvue de responsables " établis par l'Esprit-Saint ", c'est-à-dire institués par un rite liturgique précis ; de ce rite, le modèle a été donné lors de l'ordination des Sept (Actes 6,1-6), dont le plus célèbre, après Étienne, est Philippe, l'évangélisateur de la Samarie, auquel les Actes donnent le titre " d'évangéliste " (Actes 21,8).

 

II - Les indications des lettres apostoliques

 

Venons-en maintenant au témoignage des lettres apostoliques, lues dans leur ordre chronologique le plus probable, puisque nous nous interrogeons sur l'origine des ministères, dans une perspective historique.

Le plus ancien écrit du Nouveau Testament est la première épître de Paul aux Thessaloniciens, rédigée au début du séjour de Paul à Corinthe (Actes 18,5), au plus tard en 51. Dans cette lettre, Paul rappelle son propre labeur apostolique (1 Thess 2,9), mais il évoque aussi le labeur de ceux qui, à Thessalonique, " se donnent de la peine au milieu de vous, qui sont à votre tête (en grec : proïstamenous) dans le Seigneur et qui vous reprennent " (1 Thess 5,12). On ne connaît pas le titre précis de ces dirigeants, mais ils ont droit à l'estime et à l'obéissance des fidèles. Il est vrai que les fidèles eux-mêmes doivent " se reprendre " les uns les autres (1 Thess 5,14) : la présence de responsables officiels ne supprime pas le devoir de correction fraternelle ; tous sont responsables, mais de manières diversifiées, de la qualité de la vie de la communauté.

Après les lettres aux Thessaloniciens vient la première épître aux Corinthiens, écrite au printemps de l'an 56. Paul donne une description précise de l'organisation des ministères dans la communauté de Corinthe, description qui correspond à la trilogie ministérielle de l'Église d'Antioche : " Ceux que Dieu a établis dans l'Église sont premièrement les apôtres, deuxièmement les prophètes, troisièmement les docteurs. Puis il y a les miracles, puis les dons de guérisons, d'assistance, de pilotage, les diversités de langues " (1 Cor 12,28). Paul distingue nettement les trois ministères hiérarchiques, qui sont stables et bien identifiables, et les ministères charismatiques, par lesquels les fidèles se mettent eux aussi au service du corps du Christ, selon les grâces reçues. Mais ces charismes ne doivent s'exercer qu'en bon ordre : en particulier, l'usage du don des langues doit être strictement réglementé (1 Cor 14,26-33). Il faut noter que l'Église de Corinthe avait comme dirigeant principal un certain Stéphanas (1 Cor 16,15), choisi par Paul, avec le consentement généreux de l'intéressé, parce qu'il était son premier converti, baptisé de ses propres mains (1 Cor 1,16).

Selon des études faites récemment, l'écrit qui suit immédiatement 1 Corinthiens est l'épître de Jacques, datant de l'été 56. Voulant assister Paul dans son souci de redressement des désordres observés à Corinthe, Jacques écrit aux chrétiens de la Dispersion, c'est-à-dire aux communautés d'obédience paulinienne, pour les réconforter dans leurs épreuves et leur montrer les voies de la sagesse biblique et évangélique. Si cette vue générale est acceptée, le témoignage de l'épître de Jacques est capital. D'une part, Jacques met en garde les communautés pauliniennes contre un désir trop humain de recevoir la charge de " didascale " sans être pénétré de la sagesse qui vient d'en-haut (Jacques 3,1-18) : l'ambition humaine n'a pas sa place dans une vocation ministérielle. D'autre part, l'épître mentionne une des fonctions des Anciens de l'Église : visiter les malades et les oindre d'huile au nom du Seigneur (Jacques 5,14). Dans l'épître, les Anciens sont de vivants instruments du Christ, ils agissent en son nom par des gestes sacramentels. Si la date proposée est vérifiée, cela montrerait que les Corinthiens savaient fort bien, en l'an 56, que les Anciens de Jérusalem étaient l'équivalent des Prophètes et Docteurs qui exerçaient le ministère parmi eux. Cette démonstration a été faite dans la Nouvelle Revue Théologique de 1996 (pp. 839-851).

C'est sans doute à l'automne de 56 qu'il faut situer l'épître aux Philippiens. Telle est, à une année d'hésitation près, l'opinion commune des exégètes modernes. Il est donc très significatif que la lettre soit adressée, non seulement aux fidèles de la ville, mais également à leurs " gardiens " (en grec : épiscopes) et à leurs " diacres " (Philippiens 1,1). Fondée en 50 ou 51, l'Église de Philippes avait à sa tête un collège formé d'épiscopes (d'où sera formé le mot évêque) et de diacres (serviteurs). Si Paul mentionne dans cette lettre les gardiens de la communauté, c'est parce qu'il s'attend à perdre peut-être la vie (Philippiens 1,20-21 ; 2,17). Il lui faut donc conforter l'autorité de ceux qui continueront sa mission de vigilance.

L'épître aux Galates est de peu antérieure à Romains, elle fut probablement écrite au cours de l'hiver 56-57, en tout cas pas plus tard. Il y est fait mention de ceux qui instruisent les catéchumènes, et qui ont droit à ce titre à une rémunération (Galates 6,6). Déjà en 1 Cor 9,14, Paul avait rappelé le principe évangélique : " Le Seigneur a prescrit à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile" (cf. Mt 10,10 ; Le 10,7). Il établissait un parallèle entre les serviteurs du Temple de Jérusalem (les sacrificateurs et les lévites), qui tiraient de l'autel leur subsistance, et les serviteurs de la Parole chrétienne, dont c'était le droit d'être rémunérés par les simples fidèles. Ce qui dans l'Ancien Testament distingue le " clerc " (celui dont l'héritage - en grec klèros - est le service du culte) et le " laïc " (celui qui n'a pas le droit de manger les mets sacrés), c'est que le second doit pourvoir à la subsistance du premier. Il s'agit d'un privilège " sacerdotal. "

La deuxième épître aux Corinthiens suit de près l'épître aux Galates. On n'y trouve aucune allusion aux ministères hiérarchiques dont parlait 1 Cor 12,28. Mais Paul insiste sur le désintéressement qui doit caractériser les vrais ministres du Christ, à l'opposé des " faux apôtres " (2 Cor 11,13). L'atmosphère de cette lettre est proche de celle du discours de Milet (Actes 20,18-35), où Paul rappelle son désintéressement (Actes 20,33-35) et met en garde contre de faux prédicateurs issus de la communauté (Actes 20,29-30). De fait, Luc situe le discours de Milet au printemps de 58, une an environ après la rédaction de 2 Corinthiens.

C'est au cours de l'hiver 57-58 que fut rédigée l'épître aux Romains. Dans cette " encyclique ", Paul fait allusion aux ministères exercés dans toutes les Églises (Romains 12,6-8) : la prophétie, le service, l'enseignement, l'exhortation, l'assistance aux démunis, la présidence (le mot employé, proïstamenos, est le même que pour les dirigeants de l'Église de Thessalonique).

Selon les explications données par Stanislas de Lestapis (L'énigme des Pastorales de saint Paul, Gabalda, Paris, 1976), il n'existe aucun obstacle, en dehors de discussions techniques sur le vocabulaire, pour situer l'épître à Tite et la première épître à Timothée immédiatement après Romains, au printemps de l'an 58, lorsque Paul a célébré les festivités pascales à Philippes (Actes 20,3-6). Cette datation a l'avantage de résoudre la question du vocabulaire, car le médecin Luc a cessé d'accompagner Paul lorsque celui-ci a dû fuir la ville de Philippes (Actes 16,40) et a réintégré le groupe apostolique quand Paul est revenu dans cette communauté (Actes 20,6). Luc s'y était donc installé dans l'intervalle, et sa collaboration à la rédaction des épîtres pastorales explique que celles-ci utilisent abondamment des termes médicaux. D'ailleurs, l'horizon des épîtres pastorales est le même que celui du discours de Milet, que les Actes situent précisément entre la Pâque et la Pentecôte de l'an 58.

La mission confiée en Crète à Tite est " d'établir dans chaque ville des Anciens " (Tite 1,5), dont les qualités sont l'antithèse des défauts des " faux apôtres " dénoncés dans la deuxième épître aux Corinthiens, notamment : pas d'arrogance, pas d'âpreté au gain, attachement à l'enseignement sûr (Tite 1,7-9). Il est à noter que le titre d'Ancien, en usage à Jérusalem, est dans les Pastorales synonyme d'Épiscope (Gardien), titre que Paul employait à Philippes (Philippiens 1,1), et qu'on retrouve également sur ses lèvres dans le discours de Milet (Actes 20,28). L'épiscope est encore un Ancien parmi ses collègues, il ne s'agit pas encore d'un Évêque chef du collège. Ce sont Tite et Timothée, délégués apostoliques, qui assurent la mission de superintendance que Paul exerçait jusque-là. Dans la première épître à Timothée, nous apprenons en outre que Timothée a été établi dans sa charge par " des prophéties jadis prononcées sur lui " (1 Tm 1,18), plus précisément par "une intervention prophétique accompagnée de l'imposition des mains du collège des Anciens " (1 Tm 4,14). Avec discernement, Timothée doit à son tour imposer les mains sur de nouveaux Anciens ou Presbytres (1 Tm 5,22). Ceux-ci ont droit à une rémunération (1 Tm 5,17). À ce sujet, l'écrit paulinien cite les mêmes textes que 1 Cor 9,9.14 : " Tu ne muselleras pas le boeuf qui foule le grain " (Deutéronome 25,4), et : " L'ouvrier mérite son salaire" (parole de Jésus conservée sous cette forme en Luc 10,7). L'annonce de l'Évangile est l'équivalent chrétien du service liturgique des desservants du Temple de Jérusalem, il s'agit d'un ministère " sacerdotal. "

Dans deux articles de la Revue Thomiste (1995 et 1996), le bon helléniste qu'est Bernard Gineste a montré que, vraisemblablement, la deuxième épître à Timothée a été rédigée, non à Rome, mais à Césarée, au début de la captivité qu'a subie Paul entre 58 et 60. Cette hypothèse ingénieuse, appuyée sur un minutieux examen philologique, est extrêmement éclairante pour de nombreux détails de la lettre, dont l'authenticité est par ailleurs acceptée par des savants de grande renommée, tels Prior aux États-Unis, Murphy O'Connor à Jérusalem, Grelot en France. Pour ceux donc qui admettent l'authenticité de l'écrit, même s'ils n'adoptent pas cette datation précoce, il est éminemment significatif que Paul y énonce très clairement le principe d'une succession apostolique dans le ministère doctrinal : " Ce que tu as appris de moi sur l'attestation de nombreux témoins, confie-le à des hommes sûrs, capables à leur tour d'en instruire d'autres " (2 Tm 2,2). Il est d'ailleurs parfaitement naturel que Paul, ayant fait le sacrifice de sa vie (2 Tm 4,6), comme il l'avait déjà accepté dans l'épître aux Philippiens (Philippiens 2,17), ait eu le souci de pourvoir à sa succession dans son ministère de vigilance. Il est historiquement invraisemblable que les chefs de l'Église, notamment Pierre et Paul, voyant la mort s'approcher, n'aient pas prévu leur succession, d'autant plus qu'ils s'étaient depuis longtemps adjoint des collaborateurs, donnant même à certains le titre d'Apôtres (déjà Silvain et peut-être Timothée en 1 Thessaloniciens 2,7).

La première épître de Pierre, sans doute rédigée après les épîtres pastorales, est en tout cas postérieure à Romains, à laquelle elle fait écho en de nombreux passages. De même que Romains invitait les fidèles à s'offrir en sacrifice (Rom 12,1), de même 1 Pierre développe l'image de la sainte communauté sacerdotale (1 P 2,5.9), formée des fidèles qui doivent " offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ " (1 P 2,5). Il s'agit de l'offrande de la vie quotidienne, dans l'union au Christ qui s'est offert pour nous (1 P 2,21). Pierre souligne que le Christ est notre pasteur, "l'épiscope de nos âmes" (1 P 2,25). Mais il est représenté visiblement sur terre par des pasteurs, que Pierre appelle des Anciens (presbytres), se désignant lui-même comme " Ancien avec eux " (1 P 5,1). Les Anciens doivent " faire paître le troupeau de Dieu qui leur est confié ", et ils attendent leur récompense du " Chef des pasteurs " (1 P 5,2.4). Les qualités qui sont requises des Anciens rappellent les épîtres pastorales de Paul, en particulier l'exclusion de l'âpreté au gain et la nécessité d'être le " modèle " (tupos, mot extrêmement paulinien) du troupeau. Pierre connaît deux principaux ministères : " parler ", c'est-à-dire transmettre les oracles de Dieu (1 P 4,1 la), et " servir" (1 P 4,11b ; il s'agit probablement du diaconat). La lettre de Pierre est envoyée aux communautés d'obédience surtout paulinienne (Galatie, Asie et régions limitrophes, 1 P 1,1). Elle est écrite par l'intermédiaire de Silvain, collaborateur de Paul (1 P 5,12).

Bien que la plupart des auteurs enseignent que 1 Pierre dépend de l'épître aux Éphésiens, la dépendance inverse semble plus probable. Philémon, Colossiens et Éphésiens forment un bloc indissociable, et il est vraisemblable que Philémon et Colossiens ont été écrites avant 60, donc durant la captivité de Paul à Césarée en 58-60, car Colosses fut détruite par un tremblement de terre en l'an 60. Philémon, lettre dont personne ne conteste l'authenticité, mentionne plusieurs collaborateurs de Paul, Marc, Aristarque, Dèmas et Luc (Philémon 24). Colossiens mentionne les mêmes et quelques autres (Col 4,10-14), et fait une allusion plus précise à la diaconie d'Archippe (Col 4,17), sans doute le fils de Philémon (Philémon 2). Quant à Éphésiens, qui se présente comme l'épître jumelle de Colossiens (il s'agit sans doute de l'épître aux Laodicéens mentionnée en Col 4,16), elle développe une riche théologie des ministères. Ceux-ci sont un don que le Christ exalté fait à son Église en vue de son unité (Ép 4,7-13), " afin que nous ne soyons pas ballottés et emportés à tout vent de doctrine " (Ép 4,14). Les ministères hiérarchiques sont plus divers qu'en 1 Cor 12,28 : aux apôtres, prophètes et docteurs s'adjoignent les évangélistes et les pasteurs (Ép 4,11). Le fait que les presbytres, les épiscopes et les diacres ne soient pas mentionnés montre que le langage est encore archaïque, proche de celui d'Antioche et de Corinthe.

L'épître aux Hébreux semble bien utiliser à la fois 1 Pierre, Colossiens et Éphésiens. Cette démonstration, qu'on ne peut faire ici, est capitale pour la datation des lettres antérieures, car l'épître aux Hébreux ne peut avoir été rédigée après 70. En effet, l'auteur anonyme écrit : " La loi est absolument impuissante, avec ces sacrifices, toujours les mêmes, que l'on offre perpétuellement d'année en année, à rendre parfaits ceux qui s'approchent de Dieu. Autrement, n'aurait-on pas cessé de les offrir puisque les officiants de ce culte, purifiés une fois pour toutes, n'auraient plus conscience d'aucun péché ? Bien au contraire, par ces sacrifices eux-mêmes, on rappelle chaque année le souvenir des péchés " (Hébreux 10,1-3). Après 70, aucun sacrifice n'était plus offert à Jérusalem, et de tels propos n'auraient plus eu aucun sens. Si 1 Pierre et Éphésiens ont bien été utilisées par l'auteur d'Hébreux, elles ont nécessairement été rédigées du vivant des auteurs qui les ont signées.

En elle-même, l'épître aux Hébreux montre bien l'existence d'une succession dans le ministère apostolique. En effet, elle mentionne tout d'abord les " dirigeants " des origines, qui ont annoncé aux destinataires la Parole de Dieu (Hébreux 13,7). Ceux-ci ont terminé leur carrière, probablement par le martyre. L'épître mentionne ensuite, sous le même titre, les " dirigeants " du temps présent (Hébreux 13,17), qui exercent une mission pastorale de vigilance, et auxquels il faut obéir, comme une brebis est docile à l'égard de son pasteur. Ces dirigeants tirent leur autorité du " grand pasteur des brebis " (Hébreux 13,20) dont ils sont les représentants visibles.

Mentionnons encore le témoignage de la deuxième épître de Pierre, qui met en garde contre des faux docteurs issus de la communauté, dont le moteur sera la cupidité (2 P 2,14-15), et dont les moyens de séduction seront la tolérance de la débauche (2 P 2,2 ; 2,18) et l'invitation à des repas somptueux (2 P 2,13). Nous avons là le prototype des sectes issues du christianisme.

L'épître de Jude rappelle que les apôtres de notre Seigneur Jésus Christ (il pense surtout à Pierre dans sa deuxième épître, 2 P 3,3, mais aussi à Paul dans les épîtres pastorales, 2 Tm 3,1, et dans le discours de Milet, Ac 20,29-30) ont prédit qu'à la fin des temps il viendrait des " railleurs " (le mot ne se lit qu'en 2 P 3,3). Il constate l'accomplissement de cette prédiction et invite à résister aux faux docteurs. Reprenant l'image paulinienne du combat (surtout 1 Tm 6,12 et 2 Tm 4,7), il presse les fidèles de " combattre pour la foi transmise aux saints une fois pour toutes " (Jude 3). Avec les apôtres, témoins du Ressuscité, le dépôt de la foi est complet et nul ne peut rien y ajouter. Il est fort peu vraisemblable que l'épître de Jude ait été écrite après l'an 70, car l'auteur s'emploie à démontrer par des exemples que Dieu châtie toujours les incrédules (Jude 5-7), si bien qu'il n'aurait pas manqué de faire allusion à la ruine de Jérusalem si celle-ci avait eu lieu avant qu'il ne prenne la plume.

Cependant, au moment où Jude écrit sa lettre, l'apôtre Jean n'est pas encore mort et le dépôt de la Révélation peut encore être précisé. Les lettres de Jean respirent une atmosphère de lutte contre l'hérésie, celle des " antichrists " qui nient la réalité de l'incarnation (1 Jean 2,18-19.22 ; 4,1-3). On reconnaît là les débuts de l'hérésie docète (le Fils de Dieu n'est mort qu'en apparence), combattue également un peu plus tard dans les lettres d'Ignace d'Antioche. Face à l'hérésie, Jean doit dénoncer de faux responsables d'Église, tel Diotréphès, " avide d'occuper la première place " (3 Jn 9), qui n'accepte pas l'autorité de " l'Ancien " (3 Jn 1). Il recommande les responsables auxquels on peut faire confiance, Gaïus (3 Jn 1) et Démétrius (3 Jn 12).

Dans son évangile, Jean parle des ministères surtout à propos de Pierre, à qui Jésus a donné la mission de " paître ses brebis " (Jean 21,15-17), mais également à propos des Onze, auxquels il a donné son Esprit, afin qu'ils puissent en son nom remettre les péchés (Jean 20,22-23). Sans le dire explicitement, Jean comprend certainement que ces missions doivent être exercées au nom de Jésus "jusqu'à ce qu'il revienne " (Jean 21,23), ce qui suppose une succession dans le ministère pastoral des Douze.

Tels sont les témoignages principaux du Nouveau Testament à partir desquels l'Église catholique établit son enseignement sur l'origine des ministères ordonnés. L'Église ne se prononce pas sur la chronologie des écrits, mais elle admet sans hésitation leur authenticité et leur valeur dogmatique. Elle se sent liée par l'enseignement explicite des Écritures.

Il s'agit maintenant de montrer qu'une datation précise de l'épître de Jacques, des épî-tres de Paul à Tite et à Timothée, de la première épître de Pierre et de l'épître aux Éphé-siens confirme l'authenticité de ces écrits et permet de montrer que la position catholique est conforme aux données de l'histoire.

 

 

CHAPITRE I

 

QUAND JACQUES

DIALOGUE AVEC PAUL

 

Ce chapitre est consacré aux rapports entre l'épître de Jacques et les écrits pauliniens qui lui sont contemporains. Jacques a souvent été considéré, à tort, comme un adversaire de Paul. L'étude ici présentée vise, par une argumentation précise, à montrer qu'au contraire Jacques est venu en aide à Paul pour la remise en ordre des communautés pauliniennes, et que la collaboration entre le chef de la tendance judéo-chrétienne et le chef de la tendance pagano-chrétienne a produit ce chef-d'oeuvre d'équilibre et d'œcuménisme qu'est l'épître aux Romains. Nous espérons montrer ainsi, dans une première esquisse, la beauté des origines du christianisme, marquées par des conflits, mais pénétrées de sagesse et d'amour de la vérité.

 

Préambule

Le problème général de l'authenticité des écrits du Nouveau Testament

En abordant un texte du Nouveau Testament, nous devrions avoir un préjugé favorable à son authenticité.

Les lettres de Paul montrent abondamment que l'Apôtre authentifiait ses écrits par quelques mots écrits de sa propre main, pour que personne ne puisse diffuser de fausses doctrines sous son nom (2 Th 2,2 et 3,17; 1 Co 16,21-24; Ga 6,11; Col 4,18; Phm 19). Ce procédé était courant à l'époque : on en a la preuve matérielle dans des lettres qui ont été retrouvées sur les bords de la Mer Morte, et qui sont aujourd'hui exposées au Musée du Livre à Jérusalem.

De plus, le courrier était apporté par des messagers connus des destinataires (Ac 15,27). Les chrétiens ne pouvaient donc pas être victimes de mystifications.

Enfin, on ne peut récuser le témoignage de l'Église du second siècle. Dans son ouvrage polémique Contre les hérésies, rédigé à l'époque où de prétendus évangiles secrets commençaient à se multiplier, Irénée de Lyon invoque les écrits des apôtres, connus de tous, comme preuve incontestable de leur véritable enseignement. Il se serait déconsidéré si ses lecteurs ou ses adversaires avaient pu douter de leur authenticité.

 

La situation actuelle

Néanmoins, la critique du XIXe siècle a déployé beaucoup d'ingéniosité pour essayer de démontrer que beaucoup d'écrits du Nouveau Testament étaient des faux.

Leurs arguments ont fini par convaincre une grande partie de la communauté scientifique, au point que, maintenant, on n'ose plus utiliser les épîtres à Tite et à Timothée, ni les lettres aux Colossiens et aux Éphésiens, comme témoignages de la pensée de Paul (même si Colossiens et 2 Timothée retrouvent de nos jours un peu de faveur). Les lettres de Pierre, de Jacques et de Jude sont également considérées majoritairement comme des écrits pseudonymiques, diffusés à une époque tardive. Des statistiques ont été établies par R. E. BROWN : " Peut-être 90 % des critiques pensent que Paul n'a pas composé lui-même les Épîtres pastorales (1 et 2 Timothée, Tite) ; il est possible que 80 % environ d'entre eux considèrent qu'il n'a pas rédigé Éphésiens; 60 % qu'il n'a pas rédigé Colossiens ; et un peu plus de la moitié qu'il n'est pas l'auteur de 2 Thessaloniciens. Je vous indique mon estimation sur le pourcentage des spécialistes pour souligner qu'il ne s'agit pas ici de science exacte ; néanmoins nous avons affaire à des opinions qui ne sont pas celles d'une minorité. De même, pour les Épîtres catholiques, peut-être 95 % des spécialistes sont d'avis que Pierre n'a pas écrit 2 Pierre ; 75 % que Jude n'est pas l'auteur de l'Épître de Jude et que Jacques n'a pas composé l'Épître de Jacques ; et la question de décider si Pierre a mis ou non la main à 1 Pierre serait à tirer à pile ou face entre eux " ( 101 questions sur la Bible, Le Cerf, Paris, 1993, p. 77).

La vérité serait-elle affaire de sondages d'opinions ou de tirage au sort ? Bien plutôt, elle se recherche avec patience et ténacité, et dépend des arguments avancés.


L'épître de Jacques

En ce qui concerne l'épître de Jacques, objet de cette étude, son authenticité est niée (par 75 % des spécialistes) pour des raisons assez faibles. Parce que Clément de Rome appelle Abraham " l'ami de Dieu " (Aux Corinthiens, X,1), comme le fait Je 2,23, ou parce qu'il cite l'exemple de Rahab la courtisane (XII, 1), dans le même esprit que Je 2,25, on conclut que les deux écrits reflètent la même atmosphère et doivent être contemporains. Mais pourquoi l'épître de Jacques n'aurait-elle pas fourni un modèle à Clément ? Du fait que l'épître de Jacques n'est pas étroitement légaliste, mais appelle à se pencher sur la " loi de liberté " (Jc 1,25), on doute qu'elle puisse provenir du chef du parti judéo-chrétien. Mais Paul et les Actes attestent de manière convergente que Jacques ne désapprouvait pas les principes de Paul (Ga 2,1-10; Ac 15,19). Du fait que la langue grecque de l'épître est déclarée très belle (ce qu'on pourrait contester), on suppose que Jacques le Galiléen n'a pu l'écrire. Mais, même à supposer que Jacques n'ait pas connu lui-même le grec, ce qui reste à prouver, rien ne lui interdisait d'utiliser les services d'un secrétaire. Quel avocat pourrait-il espérer convaincre un jury impartial sur la base de preuves aussi fragiles?

Pour quiconque admet l'authenticité de Jacques, un point de repère pour l'époque de sa rédaction nous est donné par l'historien Juif Flavius Josèphe, qui écrit à la fin du premier siècle : selon lui, Jacques a été lapidé en 62. Son épître serait donc antérieure à cette date. Pour ceux qui nient l'authenticité, même cet indice ne peut être pris en considération, et on en est réduit à afficher une docte ignorance : " Où et quand l'épître fut écrite, nous ne le savons pas. À la fin d'une discussion qui s'est étendue sur un siècle, il nous faut le constater prosaïquement : l'épître de Jacques est un texte de genre sapientiel, qui ne peut être exactement ni daté, ni localisé, ni attribué à un auteur connu " (H. FRANKEMÖLLE, Der Brief des Jakobus, Gutersloh-Würtzburg, 1994, p. 45). Voilà ce que sont nos " certitudes scientifiques "!

 

Sortir de l'incertitude

Cette ignorance serait facilement surmontée si l'on faisait confiance à ce qui est écrit, et si l'on prenait la peine de comparer l'épître à plusieurs lettres de Paul que tout le monde reconnaît indiscutablement comme authentiques : 1 Corinthiens, Philippiens, Galates, 2 Corinthiens et Romains. Il est clair en effet que Jacques et 1 Corinthiens attachent beaucoup d'importance à la recherche de la véritable sagesse ; que Jacques et 2 Corinthiens sont les seules épîtres où il soit fait allusion à la parole de Jésus: " Que votre oui soit oui, que votre non soit non" (Mt 5,37; Je 5,12; 2Co 1,17) ; que Jacques, Galates et Romains développent une discussion sur la foi et les œuvres (Je 2,14-26; Ga 2,16; 3,1-14; Rm 3,27-4,8). Il serait bien étonnant que ces différents textes soient très éloignés dans le temps.

Il nous faut donc comparer patiemment les lettres de Jacques et de Paul, en nous interrogeant sur les critères qui permettent de déterminer l'antériorité d'un texte sur l'autre. Ces critères ne seront pas définis a priori. C'est en prenant quelques exemples que nous découvrirons les raisonnements qui entraînent une intime conviction, et nous pourrons alors énoncer certains principes applicables à d'autres études semblables réalisées selon la même méthode.

Le cas de l'épître de Jacques est très intéressant, parce que sa comparaison avec les écrits pauliniens offre l'occasion de raisonnements variés. D'autre part, l'importance du sujet traité pour l'histoire des origines chrétiennes est évidente : s'il est vrai que nous pouvons avoir l'écho direct d'une discussion entre Jacques et Paul, entre le chef modéré du parti judéo-chrétien et le chef passionné de la tendance pagano-chrétienne, nous apprendrons comment l'Église primitive gérait ses conflits. Ensuite, il est très utile pour une interprétation correcte des textes de savoir si Jacques connaissait 1 Corinthiens, et si le rédacteur de Galates et de Romains connaissait l'épître de Jacques : la connaissance des questions auxquelles répond un texte est essentielle pour comprendre son message. Enfin, s'il est possible de dater Jacques de manière précise, nous saurons à quelle époque il existait dans les communautés chrétiennes de la Diaspora (Jc 1,1) des "presbytres de l'Église " reconnus comme agissant " au nom du Seigneur" (Jc 5,14). La question de l'origine des ministères ordonnés en sera vivement éclairée.

 

 

I - Jacques et Romains

Commençons par la comparaison entre Jacques et Romains, parce qu'elle est la plus facile. Elle porte sur beaucoup d'expressions très rares dans le Nouveau Testament, réparties sur l'ensemble des deux textes.

Il sera indispensable de fournir une traduction où les mots grecs identiques sont rendus par les mêmes mots français. L'élégance n'y gagne sans doute rien, mais c'est la rançon de la rigueur scientifique.

Dieu nous juge sur nos œuvres

Mettons tout d'abord en regard deux textes apparentés, sur lesquels nous pourrons réfléchir :

 

Jacques

 

1 22 Soyez observateurs de la Parole, et non de simples auditeurs qui s'abusent eux-mêmes par de faux raisonnements. 23 Car, si quelqu'un est auditeur de la Parole et non son observateur, il est semblable à un homme qui considère dans un miroir son visage naturel, 24 et qui, après s'être regardé, s'en va et oublie aussitôt comment il est. 25 Mais celui qui aura plongé ses regards dans la toi parfaite, la loi de liberté, et qui s'y sera tenu, n'étant pas un auditeur oublieux, mais un fidèle observateur de ses œuvres, celui-là trouvera son bonheur en l'observant.

26 Si quelqu'un croit être religieux, et qu'il ne tienne pas sa langue en bride, mais séduise son propre cœur, la religion d'un tel homme est vaine. 27 La religion pure et sans souillure devant Dieu notre Père, c'est de visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et de se garder sans tache au sein du monde.

2 1 Mes frères, que votre foi en Jésus-Christ, notre Seigneur de gloire, soit exempte de toute acception de personnes. 2 Supposez qu'entre dans votre assemblée un homme portant un anneau d'or et des habits magnifiques, et qu'il y entre aussi un pauvre en habit malpropre ; 3 si, tournant vos regards vers celui qui porte les habits magnifiques, vous lui dites : Toi, assieds-toi ici, à cette bonne place ; et que vous disiez au pauvre : Toi, tiens-toi là debout, ou assieds-toi au bas de mon marchepied, 4 n'établissez-vous pas en vous-mêmes des distinctions, et n'êtes-vous pas devenus des juges aux raisonnements pervers ?

5 Écoutez, mes frères bien-aimés : Dieu n'a-t-il pas choisi les pauvres selon le monde pour les rendre riches en la foi et héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ? 6 Et vous, vous avez déshonoré le pauvre ! Est-ce que ce ne sont pas les riches qui vous oppriment et qui vous traînent devant les tribunaux ? 7 N'est-ce pas eux qui blasphèment le beau nom qui a été invoqué sur vous ?

8 Sans doute, si vous accomplissez la loi royale, selon l'Écriture : " Tu aimeras ton prochain comme toi-même ", vous agissez bien. 9 Mais si vous faites acception de personnes, vous commettez un péché, et la loi vous condamne comme transgresseurs. 10 Car quiconque observe toute la loi, à part un commandement qu'il viole, est coupable comme s'il les avait violés tous. 11 En effet, celui qui a dit : " Tu ne commettras pas d'adultère ", a dit aussi : " Tu ne tueras pas. " Si donc tu ne commets pas d'adultère, mais
que tu commettes un meurtre, tu es transgresseur de la loi. 12 Parlez et agissez comme devant être jugés par une loi de liberté. 13 Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n'a pas fait miséricorde ; mais la miséricorde dédaigne le jugement.

 

REMARQUES:

1 - L'ensemble du texte est unifié autour de la " loi de liberté ".

2 - Chez Jacques, c'est l'homme qui ne doit pas faire d'" acception de personnes ".

3 - Chez Jacques, c'est le pauvre qu'on déshonore.

4 - Chez Jacques, c'est le nom de Jésus qui est blasphémé par les riches.

 

 

 

Romains

2 9 Affliction et angoisse sur toute âme d'homme qui fait le mal, sur le Juif d'abord, et aussi sur le Grec ; 10 mais gloire, honneur et paix à tout homme qui fait le bien, au Juif d'abord, et aussi au Grec. 11 Car, devant Dieu, il n'y a point d'acception de personnes. 12 Tous ceux qui auront péché sans la loi, périront aussi sans la loi, et tous ceux qui auront péché ayant la loi, seront jugés par la loi ; 13 car ce ne sont pas les auditeurs de la loi, qui sont justes devant Dieu, mais ce sont les observateurs de la loi qui seront justifiés. 14 En effet, quand des païens, qui n'ont pas la loi, font naturellement les choses que la loi commande, ces hommes, qui n'ont pas la loi, se tiennent lieu de loi à eux-mêmes. 15 Ils font voir que l'oeuvre commandée par la loi est écrite dans leurs coeurs : leur propre conscience en témoigne, et leurs raisons tantôt les accusent, tantôt même les défendent. 16 C'est ce qui apparaîtra le jour où, selon mon Évangile, Dieu jugera par Jésus-Christ les actions secrètes des hommes.

17 Mais toi, qui portes le nom de Juif, qui te reposes sur la loi, qui te glorifies en ton Dieu, 18 qui connais sa volonté et qui sais discerner la différence des choses, instruit que tu es par la loi ; 19 toi qui te flattes d'être le conducteur des aveugles, la lumière de ceux qui sont dans les ténèbres, 20 le docteur des insensés, le maître des simples, ayant dans la loi la règle de la connaissance et de la vérité, 21 Toi donc, qui enseignes les autres, tu ne t'enseignes pas toi-même ! Toi, qui prêches qu'on ne doit pas dérober, tu dérobes ! 22 Toi, qui dis qu'il ne faut pas commettre d'adultère, tu commets l'adultère ! Toi, qui as en horreur les idoles, tu t'empares de leurs dépouilles ! 23 Toi, qui te glorifies de la loi, tu déshonores Dieu par la transgression de la loi ! 24 Car " le nom de Dieu est blasphémé à cause de vous parmi les nations ", comme cela est écrit.

25 Sans doute, la circoncision est utile, si tu pratiques la loi ; mais si tu es transgresseur de la loi, avec ta circoncision tu deviens incirconcis. 26 Si donc l'incirconcis observe les commandements de la loi, son incirconcision ne sera-t-elle pas tenue pour circoncision ? 27 Et celui qui, étant incirconcis de nature, accomplit cependant la loi, te jugera, toi qui, avec la lettre de la loi et la circoncision, es transgresseur de la loi. 28 Car celui-là n'est pas Juif, qui ne l'est qu'au dehors, et la circoncision n'est pas celle qui se fait extérieurement dans la chair ; 29 mais celui-là est Juif, qui l'est au dedans, et la vraie circoncision est celle du cœur, faite selon l'esprit, et non selon la lettre. Un tel Juif tire sa louange, non des hommes, mais de Dieu.

 

REMARQUES :

1 - L'ensemble du texte est vinifié autour d'une polémique contre " le Juif".

2 - Chez Paul, c'est Dieu qui ne fait pas d'" acception de personnes ".

3 - Chez Paul, c'est Dieu qu'on déshonore.

4 - Chez Paul, c'est le nom de Dieu qui est blasphémé par les païens.

II est impossible de douter que ces deux passages soient en relation l'un avec l'autre : les rapports portent sur un très grand nombre d'expressions, et certaines ne sont attestées dans le Nouveau Testament que dans ces deux lettres. C'est le cas pour l'antithèse " auditeurs / observateurs ", pour la tournure " accomplir la loi ", pour les formules " transgresseur de la loi " et " être jugé par la loi ". L'expression " blasphémer le nom " ne se lit ailleurs qu'en Ap 13,6 et 16,9. Le substantif " acception de personnes " apparaît ici pour la première fois dans une épître paulinienne, ainsi que le verbe " déshonorer ", qu'on ne lira d'ailleurs plus jamais chez lui.

Le commandement " Tu ne commettras pas l'adultère " n'est cité ailleurs que dans les évangiles.

Il serait tout à fait illogique de faire appel à une source commune qu'utiliseraient les deux textes indépendamment l'un de l'autre. Comme on l'a signalé, les mots " acception de personnes ", " déshonorer ", " blasphémer le nom " ne s'appliquent pas aux mêmes personnages dans les deux textes. En dehors des contextes où ils sont employés, les mots communs aux deux passages n'ont aucun rapport logique. Il est certain qu'un des textes a utilisé l'autre.

 

Les critères d'antériorité

Raisonnons maintenant sur ces deux passages. Les idées développées par Jacques, à part le thème de la " loi de liberté ", sont tout à fait celles qu'on peut attendre chez lui : respect strict de la loi, application aux œuvres, amour des pauvres ; n'oublions pas en effet que, selon le témoignage de Paul, l'Église de Jérusalem n'avait envers lui qu'une seule exigence: " se souvenir des pauvres " (Ga 2,10). Au contraire, le texte de Romains est très étonnant de la part de Paul : lui qui est si soucieux d'affirmer envers et contre tout que nous sommes justifiés par la foi, avant d'avoir accompli aucun acte bon, voilà qu'il admet que Dieu juge chacun selon ses œuvres. N'est-il pas ici en train de faire une concession à la pensée de Jacques ?

Le texte de Jacques ne manifeste aucune connaissance de la problématique de Paul : aucune allusion à une différence entre les Juifs et les païens, aux manquements à la loi qui s'observent chez les Juifs, à la connaissance de la loi chez les païens par leur conscience, à la circoncision du cœur, etc. Au contraire, le texte paulinien se réfère de toute évidence à la problématique de Jacques : il s'agit d'observer la loi et non de l'écouter seulement, il s'agit de prendre au sérieux la perspective du jugement par Dieu, il s'agit de n'être en aucune façon un transgresseur de la loi, il s'agit d'avoir le cœur pur devant Dieu.

Le texte de Jacques est très spontané : il multiplie les images tirées de la vie courante, celle du miroir, celle de l'action charitable envers les orphelins et les veuves, celle du riche luxueusement vêtu et du pauvre en habits malpropres, celle du président d'assemblée qui indique à chacun la place qui lui revient, celle des riches qui traînent les chrétiens devant les tribunaux. Au contraire, le texte de Romains est un raisonnement purement intellectuel, d'ailleurs extrêmement riche théologiquement.

Le texte de Jacques se réfère directement à l'enseignement de Jésus. C'est bien Jésus qui a proclamé heureux ceux qui ne se contentent pas d'écouter sa parole, mais qui s'attachent à l'observer (Lc 11,28; voir également Mt 7,24 = Lc 6,47; Mt 7,21 = Lc 6,46). C'est bien lui qui a promis aux pauvres le royaume de Dieu (Mt 5,3 = Lc 6,20). C'est bien lui qui avait la réputation de ne pas faire " acception des personnes" (Mt 22,16 = Mc 12,14 = Lc 20,21). Au contraire, Paul ne manifeste aucune volonté précise de se référer à la tradition évangélique.

L'épître de Jacques est nourrie de l'Ancien Testament. Son raisonnement s'appuie directement sur Lévitique 19,15-18: "Vous ne commettrez point d'injustice en jugeant: Tu ne feras pas acception de personnes avec le pauvre ni ne te laisseras éblouir par le grand : c'est selon la justice que tu jugeras ton prochain (...) Tu aimeras ton prochain comme toi-même ".

La réminiscence de ce texte chez Jacques est encore plus évidente quand on lit le texte de la Bible grecque : le mot " grand " rend le substantif grec dunastès, et dans le texte de Jacques le verbe " oppriment " est de même racine (kata-dunasteuousin). La référence implicite à Lévitique explique aussi pourquoi Jacques qualifie étrangement de "juges aux pensées perverses " ceux qui méprisent les pauvres. Il est vrai que Paul s'appuie lui aussi sur d'autres textes de l'Ancien Testament : " Circoncisez votre cœur (...) car Dieu ne se laisse pas éblouir par les personnes (...), il aime l'étranger" (Deutéronome 10,16-19); " À cause de vous, sans cesse, mon nom est blasphémé parmi les païens " (Isaïe 52,5, LXX). Mais il est normal, si Paul répondait à la problématique de Jacques, qu'il ait cherché, lui aussi, des appuis scripturaires.

Nous le voyons, tout converge pour nous donner la certitude que le texte de Jacques ne doit rien à celui de Paul, mais qu'au contraire Romains ne peut s'expliquer que comme une réaction au texte de Jacques.

 

Objectif de l'épître aux Romains

Cette remarque est capitale pour l'interprétation de l'épître aux Romains. Quand on la lit, il faut avoir à l'esprit que Paul avait lu le texte de Jacques, et qu'il avait pour but de préciser exactement son enseignement à l'intention des chrétiens de Jérusalem, qui se méfiaient de lui (Ac 21,20-21), et qui prêtaient l'oreille à des calomnies (Rm 3,8; 6,1; 6,15). Paul se rendait à Jérusalem, et il avait une grande crainte que le produit de la collecte qu'il avait organisée avec tant de zèle, parce qu'il lui avait été demandé de " se souvenir des pauvres " (Ga 2,10), ne soit pas accepté par ses bénéficiaires (Rm 15,30-31). Il avait donc le souci, sans rien renier du principe de la justification par la foi, de ne pas heurter de front les sentiments des judéo-chrétiens.

 

 

 

Méthode générale

Les remarques que nous venons de faire sur ces deux textes nous permettent de définir un certain nombre de critères d'antériorité.

1 - Le texte de Jacques apparaît primitif et celui de Paul secondaire, parce que les idées développées sont cohérentes avec ce que nous savons de Jacques par ailleurs et peu cohérentes avec ce que nous savons de Paul.

2 - Rien ne montre que le premier texte connaît la problématique du second, alors que l'inverse est facilement vérifiable.

3 - Le texte antérieur part de l'observation des choses de la vie, alors que le texte postérieur procède par généralisations et se situe au niveau du raisonnement intellectuel.

4 - Jacques se réfère directement aux sources évangéliques que nous connaissons par ailleurs, alors que Paul se contente d'exprimer sa propre pensée.

5 - Jacques s'exprime spontanément dans le langage de l'Ancien Testament, sans en faire nécessairement de citations explicites. Paul se réfère, lui aussi, à d'autres sources vétérotestamentaires mais surtout sous la forme de citations qui viennent à l'appui de son raisonnement.

Résumons brièvement ces critères :

1 - Plus ou moins grande cohérence des textes avec la pensée de leurs auteurs.

2 - Connaissance par un texte de la problématique de l'autre.

3 - Plus ou moins grande proximité avec l'observation de la vie concrète.

4 - Plus ou moins grand enracinement dans la tradition évangélique.

5 - Plus ou moins d'utilisation implicite de l'Ancien Testament.

 

 

La foi et les œuvres

Mettons maintenant en regard les deux passages qui parlent de la foi et des œuvres :

 

Jacques

2 14 Mes frères, que sert-il à un homme de dire qu'il a la foi, s'il n'a pas les œuvres ? Cette foi peut-elle le sauver? 15 Si un frère ou une sœur sont dans le dénuement, et manquent de la nourriture de chaque jour, 16 et que l'un de vous leur dise : Allez en paix, chauffez-vous, rassasiez-vous, et cela sans leur donner ce qui est nécessaire pour la vie du corps, à quoi cela sert-il ? 17 II en est de même de la foi: si elle ne produit point d'œuvres, elle est morte en elle-même.

18 Ou bien encore, on pourra dire : Tu as la foi, mais moi, j'ai les œuvres. Montre-moi ta foi sans les œuvres, et moi, je te montrerai ma foi par mes œuvres. 19 Tu crois qu'il y a un seul Dieu, tu fais bien ; les démons le croient aussi, et ils tremblent. 20 Mais veux-tu te convaincre, ô homme vain, que la foi sans les œuvres est inutile ? 2l Abraham, notre père, ne fut-il pas justifié par les œuvres, lorsqu'il offrit sur l'autel son fils Isaac ? 22 Tu vois que la foi coopérait à ses œuvres, et que par ses œuvres sa foi fut rendue parfaite. 23 Ainsi s'accomplit ce que dit l'Écriture : " Abraham crut à Dieu, et cela lui fut compté comme justice ; " et il fut appelé ami de Dieu. 24 Vous voyez que l'homme est justifié par les œuvres, et non par la foi seulement. 25 De même aussi, Rahab, la femme de mauvaise vie, ne fut-elle pas justifiée par les œuvres, pour avoir reçu les messagers et les avoir fait partir par un autre chemin ? 26 En effet, comme le corps sans âme est mort, ainsi la foi sans les œuvres est morte.

 

 

Romains

3 19 Or, nous savons que tout ce que la loi dit, elle l'adresse à ceux qui sont sous la loi, afin que toute bouche soit fermée, et que le monde entier soit reconnu coupable devant Dieu ; 20 car aucun homme ne sera justifié devant lui par les œuvres de la loi, puisque le rôle de la loi, c'est la connaissance du péché.

21 Mais maintenant, c'est indépendamment de la loi que la justice de Dieu a été manifestée, la loi et les prophètes lui rendant témoignage : 22 la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ, pour tous ceux qui croient. Il n'y a point de distinction, 23 car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, 24 et ils sont justifiés gratuitement par sa grâce au moyen de la Rédemption accomplie en Jésus-Christ, 25 que Dieu a établi comme offrande de pardon, par la foi en son sang. Il a ainsi manifesté sa justice, après avoir laissé impunis les péchés commis auparavant, 26 au temps de sa patience ; il a, dis-je, manifesté sa justice dans le temps présent, faisant voir qu'il est juste et qu'il justifie celui qui croit en Jésus.

27 Où est donc le sujet de se glorifier ? Il est exclu. Par quelle toi ? celle des œuvres ? Non, mais par la loi de la foi ; 28 car nous estimons que l'homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi. 29 Ou bien, Dieu est-il seulement le Dieu des Juifs ? N'est-il pas aussi le Dieu des païens ? Oui, il l'est aussi des païens, 30 puisqu'il y a un seul Dieu, qui justifiera par la foi les circoncis, et au moyen de la foi également, les incirconcis.

3 31 Anéantissons-nous donc la loi par la foi ? Non certes ! Au contraire, nous établissons la loi.

Romains

4 1 Quelle fut, dirons-nous donc, la découverte (spirituelle) d'Abraham, notre ancêtre selon la chair ? 2 Sans doute, si Abraham a été justifié par les œuvres, il a sujet de se glorifier ; mais devant Dieu, il n'en est pas ainsi. 3 Car que dit l'Écriture ? " Abraham crut à Dieu, et cela lui fut compté comme justice. " 4 Or, à celui qui fait une œuvre, le salaire est compté non comme une grâce, mais comme une chose due ; 5 tandis que, pour celui qui ne fait point d'œuvre, mais qui croit en celui qui justifie l'impie, sa foi lui est comptée comme justice. 6 C'est ainsi que David exprime le bonheur de l'homme à qui Dieu accorde la justice sans les œuvres : " 7 Heureux ceux dont les iniquités sont pardonnées, et dont les péchés sont couverts ! 8 Heureux l'homme à qui le Seigneur ne compte point son péché ! "

9 Cette déclaration de bonheur ne s'applique-t-elle donc qu'aux circoncis ? Elle est également pour les incirconcis. Nous disons, en effet, que la foi d'Abraham lui fut comptée comme justice. 10 Or, comment lui fut-elle comptée ? Alors qu'il était circoncis, ou lorsqu'il ne l'était pas encore ? Ce n'a pas été après, mais avant sa circoncision. 11 Puis, il reçut le signe de la circoncision, comme un sceau de la justice qu'il avait obtenue par la foi, quand il était encore incirconcis ; afin d'être le père de tous ceux qui croient étant incirconcis, pour que la justice leur soit accordée, 12 et aussi le père des circoncis, de ceux qui ne sont pas seulement circoncis, mais qui marchent sur les traces de la foi qu'avait Abraham, notre père, avant sa circoncision.

13 En effet, ce n'est pas en vertu de la loi que la promesse d'avoir le monde pour héritage fut faite à Abraham ou à sa postérité, c'est en vertu de la justice de la foi. (...)

C'est lui notre père à tous, 17 selon qu'il est écrit : " Je t'ai établi père de beaucoup de nations ". Notre père, dis-je, devant Dieu, en qui il a cru, qui donne la vie aux morts, et qui appelle les choses qui ne sont point à l'existence. 18 Espérant contre toute espérance, il crut, et il devint ainsi le père de beaucoup de nations, selon ce qui lui avait été dit : " Telle sera ta postérité. " 19 II vit, sans faiblir dans sa foi, que son corps était usé, puisqu'il avait près de cent ans, et que Sara n'était plus en âge d'avoir des enfants. 20 II n'eut ni hésitation ni défiance à l'égard de la promesse de Dieu, mais il fut fortifié dans sa foi, et donna gloire à Dieu, 21 ayant la pleine certitude que ce que Dieu a promis, il a aussi la puissance de l'accomplir.

22 C'est pourquoi, sa foi lui fut comptée comme justice.

23 Or, ce n'est pas pour lui seul qu'il est écrit que sa foi lui fut comptée comme justice, 24 mais c'est aussi pour nous, à qui notre foi doit être pareillement comptée ; pour nous, qui croyons en celui qui a ressuscité d'entre les morts Jésus, notre Seigneur, 25 qui a été livré pour nos offenses et est ressuscité pour notre justification.

5 1 Étant donc justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu, par notre Seigneur Jésus-Christ, 2 qui nous a fait aussi avoir accès, par la foi, à cette grâce dans laquelle nous demeurons fermes ; et nous nous glorifions dans l'espérance de la gloire de Dieu. (...)

7 Or, à peine voudrait-on mourir pour un juste ; peut-être cependant pour un homme de bien, accepterait-on de mourir. 8 Mais Dieu a fait éclater son amour envers nous en ce que, quand nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous. 9 Combien plus, étant maintenant justifiés par son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère ! 10 Car si, lorsque nous étions ses ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, combien plus, étant réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie ! 11 Et non seulement cela, mais encore nous nous glorifions en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ, par qui nous avons maintenant obtenu la réconciliation.

 

II serait illusoire d'invoquer ici une simple tradition orale pour rendre compte des relations entre les deux passages. En particulier, la présence dans les deux textes de l'affirmation " il y a un seul Dieu " (Jc 2,19; Rm 3,30) ne se justifierait pas dans une tradition orale; elle n'a de sens que dans les contextes où elle est employée par Jacques et par Paul. De même, le titre donné à Abraham, " notre père ", est un indice de dépendance mutuelle, car ce sont les seules lettres du NT où il est employé.

Il faut ici observer que, généralement, les interprètes reculent, avec raison, devant l'idée que Jacques pourrait dépendre directement de Paul. En effet, Paul est très explicite : il fait une exégèse serrée du texte de Genèse 15,6, en montrant que cette déclaration de justice est indépendante de toute œuvre bonne de la part d'Abraham, et qu'elle est antérieure à sa circoncision. Jacques ne pouvait pas le contredire sur ce point, et il aurait évité de citer Gn 15,6 s'il avait connu l'exégèse qu'en fait Paul. D'ailleurs, son argumentation s'appuie avant tout sur le sacrifice d'Isaac, et Gn 15,6 n'est cité qu'en annexe, pour montrer que les œuvres d'Abraham ont été précédées par sa foi.

Au contraire, la démarche de Paul ne se comprend bien que s'il répond à une objection : " Qu'allons-nous donc dire au sujet d'Abraham ? Sans doute, s'il fut justifié par ses œuvres, il a de quoi se glorifier. Mais ce n'est pas ce que dit l'Écriture ". La forme même du texte montre que Paul ne s'exprime pas spontanément, mais qu'il se trouve obligé d'argumenter. Le texte de la Genèse sera cité plusieurs fois, scruté sous tous ses aspects, comme pour montrer qu'il ne faut pas l'invoquer à la légère, simplement en passant.

Paul insiste sur le titre " notre père " : il précise qu'Abraham n'est père des Juifs que " selon la chair " (Rm 4,1). Par rapport au texte de Jacques, parfaitement naturel et enraciné dans la tradition biblique, les mots " selon la chair " introduisent une restriction. Ensuite, Paul retournera le titre pour montrer que, spirituellement, selon la promesse, Abraham est le père de toutes les nations.

Paul ne contredit pas Jacques. Il ne dit pas qu'on est " justifié sans les œuvres ", mais qu'on est justifié " sans les œuvres de la loi ". Tout le discours de Paul s'attache à démontrer que ce n'est pas la loi qui justifie. La foi n'est pas opposée aux œuvres qui accompagnent la foi, comme chez Jacques, mais aux œuvres de la loi, par lesquelles, selon lui, les Juifs veulent " établir leur propre justice " (Rm 10,3; cf. Ph 3,9), c'est-à-dire faire de Dieu le simple spectateur de leurs mérites, en réclamant leur salaire comme un dû (Rm 4,4). Ce qui importe à Paul, c'est de maintenir que nous sommes justifiés " gratuitement par sa grâce " (Rm 3,24). Cette problématique est totalement ignorée de Jacques.

Paul ne nie évidemment pas que la foi doive produire des œuvres bonnes. Il ne peut contredire ce qu'il avait d'abord écrit : " Quand j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien " (1 Co 13,2) ; ou renier sa magnifique formule de Galates : " Ce qui compte, c'est la foi mise en œuvre par l'amour " (Ga 5,6).

Il faut bien comprendre la différence de perspective entre Jacques et Paul. Jacques est préoccupé de ce que certains chrétiens puis sent s'imaginer qu'ils seront sauvés par la foi sans les œuvres. Jacques ne fait pas de distinction entre " être sauvé " (Jc 2,14) et " être justifié" (Jc 2,21.24.25). Pour Jacques, comme pour toute la tradition biblique, le " juste " est dans la voie du salut : c'est un saint, un "ami de Dieu" (Jc 2,23; cf. Je 5,6.16). Au contraire, pour Paul, la justification et le salut sont deux étapes différentes du dessein de Dieu sur nous : " Quand nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous. Combien plus, étant maintenant justifiés par son sang, serons-nous sauvés par lui de la colère ! Car si, étant ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, combien plus, étant réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie !"(Rm 5,8-10), Pour Paul, la " justification " équivaut à la " réconciliation ", préalable à la
" sanctification " dont " la vie éternelle " est le fruit (Rm 6,22)."

Paul connaît mieux que Jacques la langue grecque de la Bible. Dans la LXX, le verbe "justifier" est un terme judiciaire : il s'agit de " déclarer innocent " un accusé (Exode 23,7; Isaïe 5,23). Quand la Bible dit : " Tu ne justifieras pas un coupable ", elle ne veut évidemment pas dire : " Tu ne rendras pas juste un coupable ", mais : " Tu ne l'acquitteras pas ". Chez Jacques, " justifier " signifie " rendre juste ", mais chez Paul cela signifie " pardonner ", " réconcilier ", " innocenter ", " acquitter ". Paul est inquiet de la formulation malhabile de Jacques : elle pourrait laisser entendre que, quand Dieu nous justifie, il ne nous considère pas encore comme ses amis, il attend que nous le lui prouvions. Aussi lève-t-il toute ambiguïté : " Étant donc justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu " (Rm 5,1).

L'influence de Jacques sur le texte de Paul apparaît dans la description qu'il fait des conséquences de la foi d'Abraham : elle a conduit celui-ci à s'unir à Sara, et ainsi à " rendre gloire à Dieu " (Rm 4,20). Dans Romains, le type même de l'oeuvre mauvaise consiste à " ne pas rendre à Dieu gloire et action de grâces " (Rm 1,21). C'est le péché fondamental des païens, qui entraîne toutes les autres perversités. Au contraire, Abraham est présenté comme le type même du croyant dont les œuvres accompagnent la foi.

On le voit, si l'épître de Jacques avait été rédigée après Romains, son auteur se serait totale ment mépris sur la pensée de Paul. Par contre, de multiples raisons nous conduisent à reconnaître que Paul avait déjà lu l'épître de Jacques quand il a écrit Romains, et la comparaison entre les deux lettres montre qu'il avait le souci de ne pas s'opposer à lui, mais seulement d'éviter qu'on ne torde le sens de son expression malhabile.

 

Autres ressemblances privilégiées

Les rapports entre Jacques et Romains courent sur tout l'ensemble des deux épîtres.

1) Jacques et Romains sont les seuls textes du Nouveau Testament où se lise l'expression : "produire la persévérance" (katergazesthai hupomonèn): "sachant que l'épreuve produit la persévérance " (Jc 1,3); " sachant que l'affliction produit la persévérance " (Rm 5,3). Chez Jacques, il s'agit d'une idée longuement développée en tête de l'épître, très chère à l'auteur, tandis que Paul n'y fait qu'une allusion brève.

2) L'épître de Jacques attache une importance extrême au thème du " cœur partagé ". Le vrai fidèle est celui qui se donne sans réserve et dont la foi. n'hésite pas (Je 1,6). Ce thème est présent en Rm 4,20, mais d'une manière moins centrale.

3) Le lien entre " convoitise ", " péché " et " mort " est exposé d'une manière très claire et imagée en Jc 1,15, et de façon plus obscure en Rm 7,7-11.

4) Le verbe "faire le fier" (katakauchasthai), que Jacques emploie deux fois (Je 2,13 et 3,14), ne se lit jamais ailleurs qu'en Rm 11,18.

5) La tournure très étrange " guerroyer dans les membres " (strateuesthai en tois melesin) est commune à Jc 4,1 et à Rm 7,23, et ne se rencontre jamais ailleurs. Chez Jacques, elle s'explique par le contexte, où il est question des " luttes " et des " querelles " entre les croyants.

6) L'idée d'une " inimitié contre Dieu " (echthra eis theon) est opposée très logiquement chez Jacques à " l'amitié pour le monde " (Jc 4,4). Le seul autre endroit où le Nouveau Testament l'atteste est Rm 8,7, où elle est opposée moins naturellement à " l'affection de la chair ".

7) C'est seulement en Jc 4,12 et Rm 14,4 que se trouve l'interrogation: " Qui es-tu, toi qui juges ? " (su tis ei ho krinôn). Il faut remarquer qu'ici la position de Paul est très différente de celle de l'épître aux Galates, où Paul se désolait qu'on puisse " observer des jours, des mois, des années " (Ga 4,10). En Romains, il admet qu'un chrétien puisse " estimer tel jour plus que tel autre " (Rm 14,5). L'influence de Jacques l'a conduit à plus de modération.

Bien d'autres ressemblances pourraient être relevées, mais elles sont moins significatives. Celles-ci suffisent amplement pour démontrer que Romains répond à l'épître de Jacques.

 

II -1 Corinthiens et Jacques

Paul avait donc lu l'épître de Jacques quand il a rédigé Romains. Mais il ne l'avait certainement pas encore reçue quand il a écrit 1 Corinthiens, sans quoi on ne comprendrait pas qu'il n'y fasse aucune allusion à la justification par la foi, qu'il traite avec tant de passion dans Galates et Romains.

Néanmoins, il existe de nombreux rapports privilégiés entre 1 Corinthiens et Jacques, répartis tout au long des deux épîtres. Nous allons le montrer, et il en résultera que Jacques a rédigé sa lettre en pensant aux problèmes auxquels Paul devait s'affronter à Corinthe : mauvaise compréhension de la sagesse chrétienne, mépris des pauvres dans l'assemblée eucharistique, discordes de toutes sortes, rapacité qui conduit des frères devant les tribunaux, inflation du discours en langues, orgueil des " forts " qui jugent les " faibles ", matérialisme pratique de ceux qui nient la résurrection, etc. Mais ceci doit être prouvé par une comparaison attentive du vocabulaire des deux lettres.

1 Co 1,27 -2,9 et Jc 2,1-5

La rencontre la plus remarquable porte sur trois expressions qui ne sont attestées que dans ces deux épîtres, et qui sont présentes chez Paul et chez Jacques de manière très rapprochée :

1 Co 1,27a : " Dieu a choisi les choses folles du monde "

1 Co 1,27b : " Dieu a choisi les choses faibles du monde "

1 Co 1,28a : " Dieu a choisi les choses viles du monde "

" Dieu n'a-t-il pas choisi les pauvres selon le monde " (Jc 2,5)

1 Co 2,8 : " le Seigneur de gloire " (Jc 2,1)

1 Co 2,9 : " que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment "

" que (Dieu) a promis à ceux qui l'aiment " (Jc 2,5)

 

Chez Paul, ces trois expressions font partie d'un ensemble unifié autour du thème de la sagesse. Face aux prétentions de sagesse des Corinthiens, Paul leur fait remarquer qu'il n'y a parmi eux pas beaucoup de sages selon la chair, pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de gens de haute naissance : ce sont des pauvres aux yeux du monde. Mais, ce que le monde méprise, voilà ce que Dieu a choisi, afin que personne ne se glorifie devant Dieu. Ensuite, il dit que la sagesse de Dieu est un mystère caché, qu'aucun des grands de ce monde n'a connu, sans quoi ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. Mais la sagesse de Dieu concerne ce qu'il a préparé pour ceux qui l'aiment.

Chez Jacques, il s'agit des pauvres que l'on méprise dans l'assemblée chrétienne. La discrimination entre riches et pauvres fait injure au Seigneur de gloire, parce que " Dieu a choisi les pauvres selon le monde pour les rendre riches en la foi et héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ".

Le fait que les deux textes traitent de problèmes très différents montre bien qu'il est impossible de faire appel à une catéchèse orale commune pour expliquer leurs ressemblances. Et ces ressemblances ne peuvent pas être le fait du hasard, puisque les trois expressions relevées sont tellement rares qu'on ne les lit jamais ailleurs dans le Nouveau Testament sous cette forme précise.

L'idée que les fidèles soient des êtres choisis par Dieu est très paulinienne. Elle transpose sur le nouveau peuple de Dieu ce qui était dit d'Israël en Deutéronome 7,7-8 : " Si le Seigneur s'est attaché à vous et vous a choisis (...), c'est par amour pour vous ". Dès sa première lettre, Paul définit les fidèles comme bénéficiaires d'une élection : " Nous connaissons, frères aimés de Dieu, votre élection " (1 Th 1,4). En Romains, Paul rappellera plusieurs fois que l'élection est d'abord un privilège d'Israël (Rm 9,11; 11,28). Mais, pour Paul, ce privilège est maintenant étendu à tous les bien-aimés de Dieu. Ce n'est pas Jacques qui a pu mettre en lumière l'élection de ceux qui croient, c'est Paul.

Le discours de Paul comporte une belle progression oratoire. Il s'appuie sur Isaïe 29,14 : " Je détruirai la sagesse des sages, et j'anéantirai l'intelligence des intelligents " (ICo 1,19). Il oppose le langage de Dieu et celui du monde, et présente les deux requêtes du monde : la sagesse de la part des Grecs, les signes fa puissance de la part des Juifs (1 Co 1,22); il dit que, pour nous qui croyons, le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu (1 Co 1,25). Il remarque ensuite que, parmi les croyants, il n'y a pas beaucoup de sages, de puissants, de gens bien-nés (1 Co 1,26). La progression est très éloquente : à l'idée de sagesse s'ajoute d'abord celle de puissance, puis celle de haute naissance. La trilogie de 1 Co 1,26-28 est le déploiement d'Is 29,14, elle ne doit rien au texte de Jacques.

Chez Paul, le titre " Seigneur de gloire " est très naturel dans le contexte : il souligne le contraste entre le jugement du monde, qui n'a vu en Jésus qu'un pauvre esclave digne de la crucifixion, et le jugement de Dieu, qui lui a donné le titre de " Seigneur " et l'a glorifié. Chez Jacques, le titre n'a aucun rapport particulier avec le contexte, il pourrait facilement être supprimé.

Quant à l'expression " ceux qui l'aiment ", elle est présentée explicitement par Paul en 1 Co 2,9 comme une citation des Écritures : " Selon qu'il est écrit, nous annonçons ce que l'œil n 'a pas vu, ce que l'oreille n 'a pas entendu (Isaïe 64,3), ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme (Jérémie 3,16), ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment (Siracide 1,10) ". La citation de Siracide 1,10 est celle qui commande les autres, parce qu'il s'agit d'un contexte de sagesse : " Avant toutes choses fut créée la Sagesse (...) il l'a distribuée à ceux qui l'aiment ". Le texte de Paul est une allusion directe à l'Ancien Testament, il ne doit rien au texte de Jacques.

Il est clair que Jacques se réfère à l'enseignement de Jésus : " Heureux les pauvres, car le royaume de Dieu est à eux " (Lc 6,20 = Mt 5,3). Mais il reformule cette parole d'une manière entièrement nouvelle, à l'aide des expressions qui se lisent chez Paul : " N'est-il pas vrai que Dieu a choisi les pauvres aux yeux du monde comme riches dans la foi et héritiers du royaume qu 'il a promis à ceux qui l'aiment ". Jacques a réinterprété l'Évangile d'une manière typiquement paulinienne.

 

Jc 2,1-12 et le reste de 1 Corinthiens

Continuons la recherche des sources pauliniennes de Jacques dans ce passage. Dans la suite de son texte sur la sagesse, Paul cite le Psaume 94 (93), 11 : "Le Seigneur connaît les raisonnements des sages, et qu'ils sont vains ". Un peu plus loin, Paul interpelle ses pauvres Corinthiens : " Qu'est-ce qui te distingue ? Qu'as-tu que tu n'aies reçu ? " (1 Co 4,7). Parlant de ceux qui méprisent les pauvres, Jacques écrit : " Ne faites-vous pas parmi vous des distinctions, n'êtes-vous pas devenus des juges aux raisonnements pervers? " La formulation étrange de Jacques s'explique par sa réminiscence de la citation scripturaire de Paul.

Après avoir traité de la sagesse, Paul dénonce deux désordres qui l'affligent : les Corinthiens tolèrent la présence d'un incestueux parmi eux, et ils se traînent mutuellement devant les tribunaux païens. Il énonce ce jugement rigoureux : " Ni les impudiques (...) ni les rapaces n'hériteront du royaume de Dieu ". Jacques introduit la notion d'héritage dans la béatitude des pauvres, " héritiers du royaume ", et il observe que ce sont les riches qui traînent les croyants devant les tribunaux (Jc 2,6). Le mot que Jacques emploie ici (kritèrion) ne se lit ailleurs dans le Nouveau Testament qu'en 1 Co 6,2.4.

Un peu plus loin, Paul traite longuement de la liberté chrétienne à propos des viandes immolées aux idoles (1 Co 8-10). Il demande : " Pourquoi ma liberté serait-elle jugée par la conscience d'autrui ? Pourquoi suis-je injurié pour ce dont je rends grâces ? " (1 Co 10,29-30). Jacques, continuant sa polémique contre les riches, dit qu'ils " injurient le beau nom qui a été invoqué sur vous " (Jc 2,7), et il demande peu après de parler et d'agir " comme devant être jugés par une loi de liberté " (Jc 2,12). Bien sûr, Paul est spontané quand il parle de liberté, et ici c'est Jacques qui s'aligne sur la pensée de Paul.

Paul corrige ensuite quelques désordres qui s'observent dans l'assemblée chrétienne, notamment les affronts qui y sont faits à ceux qui n'ont rien (1 Co 11,17-34). Il déclare que celui qui mange ainsi le pain et boit la coupe indignement " se rend coupable du corps et du sang du Christ " (1 Co 11,27). Dans les lettres apostoliques, le mot " coupable " (enochos) ne se lit ailleurs qu'en Je 2,10, et une seule autre fois, en Hb 2,15. On comprend la sévérité de Paul : le manque de respect envers les pauvres atteint l'amour du Christ en son sacrifice même. Jacques fait preuve de la même sévérité, qui paraîtrait étrange si l'on ne connaissait pas la problématique de Paul : en violant le précepte de " ne pas faire acception des personnes ", on est " coupable de tout " (Jc 2,10).

On saisit maintenant la logique de Jacques : quand il s'attaque aux discriminations dans l'assemblée chrétienne, il pense au scandale dénoncé par Paul. Mais, pour lui venir en aide, il remonte aux enseignements les plus chers à son devancier : la réflexion sur la sagesse chrétienne, l'exposé sur la liberté. C'est seulement lorsqu'on arrive au ch. 11 de 1 Corinthiens que l'on découvre le sens de l'instruction de Jacques et la situation concrète à laquelle il veut remédier.

 

La foi et l'amour des pauvres

Ayant donc lu la description de la sainte Cène à Corinthe, et ayant repris sévèrement ceux qui en avaient la charge, Jacques a vu ensuite comment Paul traitait la question des dons spirituels (1 Co 12-14). Il a tout de suite été séduit par l'hymne à l'amour. Combien Paul avait eu raison ! Il avait recentré toute la vie chrétienne autour de " la loi royale: Tu aimeras ton prochain comme toi-même " (Jc 2,8). Jacques va donc exprimer son accord avec l'essentiel du message de l'hymne : " Même si j 'ai toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, mais si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien" (1 Co 13,2). Il sait que Paul reprend là une sentence énigmatique de Jésus : " Si vous avez la foi, même si vous dites à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, cela se fera" (Mt 21,21). En plein accord avec Paul, pense-t-il, il va donc maintenant expliquer qu'il ne suffit pas d'avoir la foi, mais qu'il faut aussi avoir un amour effectif des pauvres, leur fournir la nourriture et le vêtement (Jc 2,14-26). Il introduit son propos par une question qu'il emprunte un peu plus loin à 1 Co 15,32 : " À quoi est-ce utile ? ", et il se calque sur la formulation de Paul : " À quoi est-ce utile, mes frères, si quelqu'un dit qu'/7 a la foi, mais s'il n 'a pas les œuvres ? " Par le mot " œuvres ", Jacques veut évidemment désigner les œuvres de l'amour. Sans doute Jacques avait-il appris que les Corinthiens étaient peu généreux (cf. 2 Co 9,4-5), et qu'ils mettaient peu d'ardeur à " se souvenir des pauvres " de Jérusalem (Ga 2,10). Il ne se doutait pas qu'il allait beaucoup inquiéter Paul en employant le mot " œuvres ". Il avait pourtant pris bien soin d'invoquer, à côté du cas d'Abraham, celui de Rahab la prostituée, exemple de la justification des païens (Jc 2,25).

Un autre passage de Jacques présente des signes de dépendance à l'égard de l'hymne à l'amour : " Si quelqu'un écoute la parole et ne la met pas en pratique, il est semblable à un homme qui regarde dans un miroir la face qu'il tient de la nature, et qui, après s'être regardé, s'en va et oublie aussitôt comment il est" (Jc 1,23-24). Comme l'expression "à quoi est-ce utile? ", le mot " miroir " ne se rencontre qu'en 1 Corinthiens et en Jacques. Paul avait écrit : " Aujourd'hui nous voyons comme dans un miroir, confusément, mais alors nous verrons face à face " (1 Co 13,12). L'image employée par Paul évoque les miroirs de l'époque, qui ne donnaient qu'une image grossière. Jacques est moins naturel, car il n'est pas évident qu'après s'être regardé dans un miroir on oublie aussitôt ce qu'on a vu.

 

La recherche de ce qui est parfait

Ayant traité des œuvres de l'amour, Jacques aborde ensuite un autre aspect de l'enseignement de Paul sur les charismes. Dans le corps, dit Paul, nous avons plusieurs membres, mais tous n'ont pas la même fonction (1 Co 12,18). Le don des langues est estimable, mais il n'est rien à côté de l'amour, et il faut le réglementer strictement, car il engendre des désordres dans l'assemblée (1 Co 14,27-28). Il disparaîtra quand viendra ce qui est parfait, quand nous ne serons plus des enfants, mais des hommes, des adultes (1 Co 13,10-11).

Jacques explique alors qu'il faut maîtriser sa langue (Jc 3,1-12). Celui qui ne bronche pas dans ses paroles, " c'est un homme parfait, capable de tenir tout son corps en bride " (Jc 3,2). Mais, si elle n'est pas maîtrisée, " la langue, placée comme elle l'est parmi nos membres tache tout le corps et enflamme toute le cours de la vie " (Jc 3,6). Jacques s'adresse plus spécialement aux " didascales " de l'Église (cf. 1 Co 12,28-29), en demandant qu'on ne se précipite pas pour exercer cette fonction. Il suppose donc l'organisation ecclésiastique qui était effectivement en place à Corinthe, " apôtres, prophètes, didascales ", mais il exprime sa crainte que certains ministres ne recherchent ces fonctions sans avoir les aptitudes requises.

 

Contre les dissensions

L'usage immodéré du don des langues gênait l'assemblée, au point que Paul doit le réglementer, en disant : " Dieu n'est pas un Dieu de désordre, mais de paix" (1 Co 14,33). Jacques continue donc son discours (Je 3,13-18) en montrant que la vraie sagesse est ennemie du désordre et amie de la paix (Je 3,16-18). Le mot " désordre " (akatastasia) évoque des émeutes en Le 21,9. Il est employé ailleurs en 1 Co 14,33, en Je 3,16, et ensuite seulement en 2 Co 6,5 et 12,20.

Jacques vient donc d'être ramené au thème de la sagesse chrétienne : Paul avait dit que la vraie sagesse est inaccessible à l'homme "psychique " (1 Co 2,14), et il avait constaté que les Corinthiens n'étaient pas encore des spirituels : " Puisqu'il y a parmi vous de la jalousie et des dissensions, n'êtes-vous pas charnels? " (1 Co 3,3). Il avait vanté au contraire sa propre "douceur-" (1 Co 4,21) et avait dénoncé ceux qui poussaient la querelle jusqu'à porter leurs " affaires " devant les tribunaux païens (1 Co 6,1). Riche de toutes ces informations, Jacques peut écrire : " Y a-t-il parmi vous un homme sage et intelligent (cf. 1 Co 3,18) ? Qu'il montre par sa bonne conduite qu'une sagesse pleine de douceur inspire ses œuvres. Mais si vous avez dans votre cœur une jalousie amère et un esprit de dispute, ne vous glorifiez pas et ne mentez pas contre la vérité. Cette sagesse-là n'est pas d'en-haut ; au contraire, elle est terrestre, psychique, démoniaque. Car où il y a cette jalousie et cet esprit de dispute, il y a du désordre et toutes sortes d'affaires fâcheuses " (Jc 3,13-16). Le qualificatif "terrestre-" est probablement une réminiscence de 1 Co 15,40, où il est associé au mot "psychique " (1 Co 15,44).

Il est bien évident que la lettre de Jacques n'est pas un écrit sapientiel intemporel qui s'adresserait à tous les chrétiens en les accusant de se disputer : elle était destinée d'abord à une communauté particulière, où les disputes étaient, hélas, bien réelles.

 

Le parallélisme des deux lettres

On le voit, de nombreux thèmes qui organisent la construction de l'épître de Jacques se lisent dans la première épître aux Corinthiens exactement dans le même ordre. Mettons en évidence ce parallélisme :

1° - Ne manquer de rien : 1 Co 1,7 Jc 1,4

2° - Sagesse, demander : 1 Co 1,22 Jc 1,5

3° - Se glorifier (en Dieu) : 1 Co 1,31 Jc 1,9

4° - Planter (la parole) : 1 Co 3,6 Jc 1,21

5° - Douceur: 1 Co 4,21 Jc 1,21

6° - Veuves : 1 Co 7,8 Jc 1,27

7° - Afflictions : 1 Co 7,28 Jc 1,27

8° - Monde (passager) : 1 Co 7,31 Jc 1,27

9° - Liberté, être jugé : 1 Co 10,29 Jc 2,12

10° - Si j'ai la foi: 1 Co 13,21 Jc 2,14

11° - Désordre: 1 Co 14,33 Jc 3,16

12° - Demain (la mort viendra) : 1 Co 15,32 Jc 4,14

 

Le matérialisme pratique

Examinons particulièrement ce dernier parallèle où 1 Corinthiens et Jacques dénoncent le matérialisme pratique. Paul rappelle que les morts ressuscitent, et que sans cette certitude nous devrions dire : " Mangeons et buvons, car demain nous mourrons " (1 Co 15,32). Ici, Paul fait une citation littérale d'Isaïe 22,13. Jacques s'en prend aux riches commerçants, qui se vantent de manière insensée :

" Aujourd'hui ou demain, nous irons dans telle ville, nous ferons des affaires et nous gagnerons de l'argent ", alors qu'ils ne savent même pas si demain ils ne seront pas morts (Je 4,13-16). L'analogie verbale est minime, elle porte seulement sur le mot " demain ". Mais il faut observer que ce sont les deux seules épîtres où ce mot (aurion) est employé, et que la pensée des deux passages est extrêmement proche.

 

Conclusion

Un tel parallélisme entre l'ensemble des deux lettres ne peut être dû au hasard, et il est bien évident que ce n'est pas Paul qui dépend de l'ordre de Jacques. Paul aborde les problèmes de sa communauté, en fonction des questions qu'on lui a posées et des informations qu'il a reçues de la part des " gens de Chloé " (1 Co 1,11). Il ne s'inspire pas d'un texte sapientiel intemporel !

 

La composition de l'épître de Jacques

On voit que, pour interpréter correctement l'épître de Jacques, il est nécessaire de rechercher systématiquement les passages de 1 Corinthiens avec lesquels elle est en rapport. Voici, dans l'ordre de Jacques, les comparaisons les plus importantes qui semblent s'imposer :

 

Épreuves et sagesse

Jc 1,2 1 Co 10,12-13

Jc 1,3-4 1 Co 3,13;2,6

Jc 1,4-5 1 Co 1,7; 1,22

Jc 1,9 1 Co 1,21; 3,21

Jc 1,12 1 Co 9,25; 2,9

Tentations et amour de Dieu

Jc 1,13-15 1 Co 10,6-10
Jc 1,15 1 Co 15,56
Jc 1,16 1 Co 15,33
Jc 1,18 1 Co 4,15
Jc 1,18 1 Co 15,23

Science et amour

Jc 1,19 1 Co 8,1

Jc 1,19.26 1 Co 14,2

Jc 1,21 1 Co 14,20; 4,21

Jc 1,21 1 Co 3,6; 1,18

Jc 1,23-25 1 Co 13,10-12

Jc 1,25 1 Co 9,21; 10,29

Jc 1,27 1 Co 7,8.28.31

Respect du pauvre

Jc 2,1 1 Co 2,8

Jc 2,4 1 Co 4,7; 3,20

Jc 2,5 1 Co 1,27-28

Jc 2,5 1 Co 6,9; 2,9

Jc 2,6 1 Co 11,22; 6,4

Jc 2,7 1 Co 10,30

Jc 2,8 1 Co 13,13

Jc 2,10 1 Co 11,27

Jc 2,12 1 Co 10,29

Jc 2,13 1 Co 11,29

Si je n 'ai pas l'amour

Jc 2,14 1 Co 15,32

Jc 2,14 1 Co 13,2

Jc 2,15-16 1 Co 15,37-38

Jc 2,18 1 Co 12,31

Jc 2,20 1 Co 15,14

Danger d'une parole vaine

Jc 3,1 1 Co 12,28-29

Jc 3,2 1 Co 13,10-11

Jc 3,6 1 Co 12,18

Jc 3,7.9.10 1 Co 10,13.16

Contre les rivalités

Jc 3,13 1 Co 3,18; 4,21

Jc 3,15 1 Co 2,14; 15,40.44

Jc 3,16 1 Co 3,3

Jc 3,16 1 Co 14,33; 6,1

Jc 3,18 1 Co 14,33

La rivalité mène à la guerre

Jc 4,1 1 Co 14,8; 9,7

Jc 4,2 1 Co 13,4

Jc 4,7 1 Co 10,14

Jc 4,9 1 Co 5,2

L'amour ne juge pas

Jc 4,11-12 1 Co 8,11-13

Notre vie est périssable

Jc 4,13-14 1 Co 15,32

Jc 4,16 1 Co 15,31

Face au jugement de Dieu

Jc 5,3-7 1 Co 3,12-15

La prière

Jc 5,13 1 Co 14,15

 

 

La sagesse des humbles

Nous voyons de quelle manière Jacques a composé sa lettre. Au début, il a en mémoire le compliment de Paul : " II ne vous manque aucun don" (1 Co 1,7). Pourtant, Jacques constate que les Corinthiens manquent singulièrement de sagesse, et qu'ils sont encore, comme le remarque Paul, " des petits enfants dans le Christ" (1 Co 3,1). Mais, plutôt que de les aborder de manière agressive, il commence par compatir aux épreuves qu'ils subis sent (1 Co 10,13), en leur montrant que c'est une chance pour eux (Je 1,2-3). Il peut alors leur indiquer la voie de la vraie sagesse : prière confiante à celui qui abaisse les puissants et élève les humbles. Il conclut cette première instruction en revenant à la béatitude des éprouvés, à l'aide de l'image de la " couronne ", que Paul avait utilisée juste avant d'évoquer les tentations des Corinthiens (1 Co 9,25).

 

Dieu ne veut que le bien

Jacques revient alors au thème de la tentation. Paul avait dit que, dans le désert, les Hébreux avaient " convoité le mal " (1 Co 10,6, en grec : epithumètas kakôri). Jacques précise donc que l'épreuve permise par Dieu n'est jamais une tentation au sens péjoratif, car Dieu " ne peut être tenté par le mal " (Je 1,13, en grec : apeirastos kakôri). La tentation au sens péjoratif vient de nos convoitises, qui conçoivent le péché, lequel enfante la mort (cf. 1 Co 15,56). Au contraire, Dieu est la source de notre nouvel engendrement par la parole de vérité, cet engendrement dont Paul a été l'instrument (1 Co 4,15).

L'accueil de la Parole

La tentation d'idolâtrie était liée au sentiment " d'avoir la science " (1 Co 8,1). Sous prétexte que les idoles ne sont rien, on risquait de pactiser avec les idolâtres. Mais Paul avait bien dit que " la science enfle, tandis que l'amour édifie ". Il avait aussi invité, à propos du don des langues, à " ne pas être des enfants en ce qui concerne l'intelligence, mais seulement en ce qui concerne la méchanceté " (1 Co 14,20). Il avait évoqué sa propre " douceur" (1 Co 4,21). Jacques s'appuie sur la fierté des Corinthiens : " Vous êtes savants " (Je 1,19). Mais il les invite à progresser. Pour qu'ils deviennent des parfaits, des adultes dans la foi, il les invite à rechercher l'amour, qui est " la loi parfaite, la loi de liberté ", à rejeter toute méchanceté, à accueillir la parole qui a été plantée en eux par la prédication de Paul (cf. 1 Co 3,6), à imiter sa douceur et à tenir leur langue en bride.

Le reste de la lettre

Après avoir traité du problème des viandes immolées aux idoles (1 Co 8-10), Paul avait abordé certains désordres dans l'assemblée chrétienne (1 Co 11,17-34). Jacques invite donc au respect des pauvres dans l'assemblée Puis, toujours en suivant le texte de Paul (1 Co 13,1-13), il montre que la foi n'est rien sans l'amour. Il invite plus particulièrement les " didascales " à être " des hommes parfaits " (cf. 1 Co 13,10-11). Il stigmatise les désordres et les rivalités (cf. 1 Co 14,33). Il n'hésite pas à reprendre à ce sujet les images guerrières de Paul (cf. 1 Co 9,7 et 14,8). Et, puisque Paul termine sa lettre sur l'annonce de la résurrection des morts (1 Co 15), Jacques invite les chrétiens à ne pas se juger les uns les autres, mais à s'en remettre au jugement de Dieu (Je 4,11 - 5,11). Le corps de la lettre s'achève comme il avait commencé : par un appel à l'endurance dans l'épreuve (Je 1,2-4; 5,10-11).

La lettre se termine par quelques avertissements chers à Jacques : avoir la duplicité en horreur, se confier dans la prière, pratiquer la correction fraternelle, comme lui-même vient de le faire.

Ne pas juger

L'importance de ces comparaisons pour l'interprétation des textes apparaît nettement quand on examine les rapports entre 1 Corinthiens, Jacques et Romains à propos des conflits entre les " faibles " et les " forts ". De 1 Corinthiens à Romains, on voit comment Paul a accueilli les remarques qui lui étaient faites par Jacques. Examinons les textes, dans l'ordre de leur rédaction :

 

1 Corinthiens 8,7-13

8 7 Mais tous n'ont pas la connaissance. Quelques-uns, avec l'idée qu'ils se font toujours de l'idole, mangent de ces viandes en les considérant comme sacrifiées à une idole, et leur conscience, qui est faible, en est salie. 8 Or, ce n'est pas un aliment qui nous rendra agréables à Dieu ; si nous en mangeons, nous ne gagnons rien, et si nous n'en mangeons pas, nous ne perdons rien. 9 Mais prenez garde que la liberté que vous avez ne devienne pour les faibles une occasion de chute. 10 Car, si quelqu'un te voit, toi qui as de la connaissance, assis à table dans un temple d'idoles, cet homme, dont la conscience est faible, ne sera-t-il pas entraîné à manger de ce qui est sacrifié aux idoles ? 11 Et ainsi, avec ta connaissance, tu fais périr le faible, ce frère pour lequel Christ est mort ! 12 Quand vous péchez ainsi contre les frères, et que vous blessez leur conscience qui est faible, vous péchez contre Christ. 13 C'est pourquoi, si un aliment scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de viande, afin de ne pas être en scandale à mon frère.

 

Jacques 4,11-12

411 Mes frères, ne médisez pas les uns des autres. Celui qui médit de son frère ou qui juge son frère, médit de la loi et juge la loi. Or, si tu juges la loi, tu n'es pas observateur de la loi, tu t'en rends le juge. 12 Un seul est législateur et juge, Celui qui peut sauver et qui peut faire périr. Mais qui es-tu, toi qui juges ton PROCHAIN?

 

Romains 14,1-15

14 1 Soyez accueillants envers celui qui est faible dans la foi, sans discuter les opinions. 2 L'un croit pouvoir manger de tout ; l'autre, qui est faible, ne prend que des légumes. 3 Que celui qui mange de tout, ne méprise pas celui qui ne mange pas de tout ; et que celui qui ne mange pas, ne luge pas celui qui mange, car Dieu l'a accueilli. 4 Qui es-tu, toi gui luges le serviteur d'autrui ? Qu'il demeure ferme, ou qu'il tombe, cela regarde son maître ; mais il sera affermi, car le Seigneur a le pouvoir de l'affermir. 5 L'un estime tel jour plus que tel autre, l'autre estime que tous les jours sont égaux ; que chacun ait en son esprit une pleine certitude. 6 Celui qui observe tel jour, l'observe pour le Seigneur ; et celui qui mange, le fait pour le Seigneur, car il rend grâces à Dieu ; et celui qui ne mange pas, le fait aussi pour le Seigneur, et il rend grâces à Dieu. 7 En effet, aucun de nous ne vit pour lui-même, et aucun de nous ne meurt pour lui-même ; 8 car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. 9 Car c'est pour être le Seigneur des morts et des vivants que Christ est mort et qu'il a repris vie. 10 Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère ? Et toi, de ton côté, pourquoi méprises-tu ton frère ? puisque nous comparaîtrons tous devant le tribunal de Dieu. 11 Car il est écrit : " Aussi vrai que je suis vivant, dit le Seigneur, tout genou fléchira devant moi, et toute langue donnera gloire à Dieu. " 12 Ainsi, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même.

13 Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; mais prenez plutôt la résolution de ne pas mettre devant votre frère une pierre d'achoppement, et de ne pas être pour lui une occasion de chute. 14 Je sais, et j'ai cette persuasion dans le Seigneur Jésus, que rien n'est profane en soi-même ; seulement, si quelqu'un croit qu'une chose est profane, elle l'est pour lui. 15 Or si, pour un aliment, tu attristes ton frère, tu ne te conduis plus selon l'AMOUR. Ne fais pas périr, par ton aliment, celui pour lequel Christ est mort.

 

II est clair que Paul a lu le texte de Jacques comme une intervention dans la querelle entre les forts et les faibles. De 1 Corinthiens à Romains, il modifie son raisonnement en intégrant les remarques de Jacques.

Ce que Jacques faisait remarquer, c'est qu'il était paradoxal de qualifier de " faibles " ceux qui ne font que se conformer, en matière alimentaire, aux prescriptions de la loi de Dieu. Médire du frère qui ne mange pas de viandes immolées aux idoles, c'est médire de celui qui a prescrit de ne pas pactiser avec l'idolâtrie. Le précepte de ne pas juger n'empêche évidemment pas d'apprécier les actions d'un frère, et éventuellement de le reprendre pour " ramener le pécheur de la voie où il s'égare" (Je 5,19-20). Mais juger son frère sur la manière dont, dans la droiture de son cœur, il interprète la loi de Dieu, c'est se faire le juge de Dieu.

En reprenant l'interpellation " Qui es-tu, toi qui juges ? ", et en développant longuement l'idée que seul le Seigneur a le pouvoir de nous juger, le Paul de Romains montre qu'il a bien reçu le message de Jacques. Cessons de nous juger les uns les autres sur l'interprétation que nous faisons de la loi, du moment que nous cherchons, dans la droiture du cœur, à servir le Seigneur. Et, puisque Jacques avait fait référence, en utilisant le mot " prochain ", à la loi royale de l'amour, Paul conclut son développement en demandant que tous " se conduisent selon l'amour ".

Conclusion pour l'interprétation des lettres

On voit ainsi combien il est nécessaire, pour bien interpréter l'épître de Jacques et les épîtres de Paul, de ne pas le lire séparément, comme s'il s'agissait de deux mondes totalement étrangers. Les différents courants de l'Église primitive dialoguaient entre eux. L'épître de Jacques était adressée aux communautés pauliniennes, et l'épître aux Romains s'adressait plus, en un sens, à l'Église de Jérusalem qu'à celle de Rome.

Conclusion sur les ministères

Du point de vue de l'histoire des origines chrétiennes, il semble pertinent de faire remarquer, au point où nous sommes arrivés, que les communautés pauliniennes savaient fort bien, quand elles ont reçu l'épître de Jacques, qui étaient les " presbytres de l'Église " agissant " au nom du Seigneur", dont il est parlé en Je 5,14. Jacques n'ignore pas (Je 3,1) que les ministres de l'Église de Corinthe sont appelés " prophètes et didascales "(1 Co 12,28). Mais il sait que le vocabulaire en usage à Jérusalem en est l'équivalent, et que personne ne se méprendra sur ce qu'il veut dire, car la variété des titres n'empêche pas l'identité des fonctions.

Problèmes de datation

Jacques est donc écrite entre 1 Corinthiens et Romains, ce qui permet déjà de la situer dans le temps avec une grande précision. Mais on peut encore affiner la datation, en la comparant aux autres épître pauliniennes rédigées à la même époque.

 

III - Jacques, Philippiens, Galates et 2 Corinthiens

Même si la date de Philippiens et celle de Galates restent discutées, celle de la première partie de 2 Corinthiens (2 Co 1-9) ne fait aucun doute. Paul a quitté l'Asie (2 Co 1,8) et s'est rendu en Macédoine (2Co2,13) ; il s'apprête à se rendre à Corinthe, pour y recueillir le fruit de la collecte qu'il doit ensuite apporter à Jérusalem (2 Co 8,19-20). 2 Col-9 se situe en Ac 20,1-2, et précède de peu la rédaction de Romains, en Ac 20,2-3. La lettre est écrite environ un an après le début de la collecte dont parle 1 Corinthiens 16,1-4 (cf. 2 Co 8,10; 9,2).

 

La datation relative des trois documents peut être ainsi établie :

1 Corinthiens: avant la Pentecôte de la première année, à Éphèse (1 Co 16,8)


2 Corinthiens 1-9: vers la Pentecôte de la deuxième année, en Macédoine.

Romains: au cours de l'hiver suivant, en Grèce.


Arrestation de Paul: vers la Pentecôte de la troisième année, à Jérusalem.

 

Selon l'opinion la plus répandue, Paul a été arrêté à Jérusalem en 58. Le bien-fondé de cette datation fera l'objet de notre dernier chapitre. Nous retenons provisoirement les dates suivantes :

1 Corinthiens entre la Pâque (1 Co 5,7-8) et la Pentecôte de l'an 56.

2 Corinthiens 1-9 vers la Pentecôte de 57

Romains hiver 57/58

Arrestation de Paul vers la Pentecôte (Ac 20,16) de 58.

L'analogie entre Philippiens, Galates et 2 Corinthiens 10-13

Philippiens, Galates et 2 Corinthiens 10-13 respirent la même atmosphère de lutte contre faux prédicateurs judaïsants que 2 Corinthiens 1-9 (Ph 3,2; Ga 6,12; 2 Co 11,22; 2 Co 2,17). C'est donc à bon droit qu'on les place généralement à la même époque. L'analyse de leurs rapports avec Jacques confirmera cette opinion.

Galates connaît l'épître de Jacques

En ce qui concerne Galates, le raisonnement fait à propos de 1 Corinthiens doit être repris : puisque 1 Corinthiens ne s'occupe pas de la controverse sur la foi et les œuvres, elle a été rédigée avant que Paul n'ait reçu la lettre de Jacques ; par contre, puisque Galates défend avec passion le principe de la justification par la foi, sans les œuvres de la loi, c'est que le Paul de Galates connaît la problématique de Jacques. D'ailleurs, la personne de Jacques tient une très grande place dans l'épître aux Galates (Ga 1,19 ; 2,9 ; 2,12).

Galates et 2 Co 10-13 sont des lettres contemporaines

Pour faciliter le raisonnement, il convient que nous observions dès maintenant l'analogie remarquable entre deux passages rédigés par Paul, l'un tiré de Galates, l'autre de 2 Corinthiens 10-13:

 

Galates 5,19-21

5 19 Or, les œuvres de la chair sont manifestes: ce sont l'impudicité, l'impureté, la débauche, 20 l'idolâtrie, la sorcellerie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les rivalités, les divisions, les sectes, 21 l'envie, l'ivrognerie, les orgies, et autres choses semblables. Je vous le déclare d'avance, comme je l'ai déjà fait : ceux qui commettent de telles choses n'hériteront pas le royaume de Dieu.

 

2 Corinthiens 12,20-21

12 20 Car je crains qu'à mon arrivée je ne vous trouve pas tels que je voudrais, et que, de votre côté, vous ne me trouviez tel que vous ne voudriez pas. Je crains qu'il n'y ait parmi vous des querelles, de la jalousie, des animosités, des rivalités, des médisances, des insinuations, de l'orgueil, des troubles. 21 Est-ce qu'à mon arrivée chez vous, mon Dieu m'humiliera de nouveau à votre sujet, et aurai-je à pleurer sur plusieurs de ceux qui ont péché précédemment, et qui ne se seront pas repentis de l'impureté, de l'impudicité et des débauches auxquelles ils se sont livrés ?

Les ressemblances entre les deux textes sont patentes : même groupement des mots " impureté, impudicité, débauches ", et des mots " querelles, jalousie, animosités, rivalités ".

Comme on ne peut pas supposer que Paul s'est recopié lui-même à de longues années d'intervalle, il faut bien reconnaître que c'est à la même époque que Paul avait dans l'esprit les mêmes préoccupations, qu'il exprimait librement dans deux lettres contemporaines.

Le même phénomène s'observe de manière analogue quand on compare 1 Thessaloniciens et 2 Thessaloniciens.

Il y a d'ailleurs bien d'autre ressemblances privilégiées entre Galates et 2 Co 10-13.

Dans les deux lettres, Paul met en garde contre l'adhésion à un " autre évangile " (Ga 1,6 ; 2 Co 11,4).

Il se méfie même des " anges ", qui peuvent être des envoyés de Satan déguisés (Ga 1,8 ; 2 Co 11,14).

Il se réfère aux " révélations " qu'il a reçues du Seigneur (Ga 1,12 ; 2,2 ; 2 Co 12,1.7).

Il se remémore les événements de Damas (Ga 1,17 ; 2 Co 11,32).

Il prend pour point de repère le même chiffre de " quatorze ans " (Ga 2,2 ; 2 Co 12,2).

Il est préoccupé par les " faux-frères " (Ga 2,4 ; 2 Co 11,26).

Comme le dit M. A. HUBAUT, Paul utilise " les mêmes mots au même moment " (Paul de Tarse, Desclée, Paris, 1989, p. 34). Il se heurte aux mêmes adversaires dans les deux lettres.

 

L'influence de Jacques sur Philippiens, Galates et 2 Co 10-13

C'est pourquoi il est instructif de comparer avec ces deux passages apparentés, ainsi qu'avec un autre texte de 2 Corinthiens et un texte de Philippiens, l'enseignement que donne Jacques sur " la sagesse qui vient d'en-haut" (Je 3,13-18), car les ressemblances de vocabulaire sont nombreuses et significatives.

 

 

1 Corinthiens

 

2 14 Or, l'homme psychique n'accueille point les choses qui sont de l'Esprit de Dieu ; car elles sont pour lui une FOLIE (...) c'est spirituellement qu'on en juge.

3 1 Pour moi, frères, je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels (...)

3 Puisqu'il y a parmi vous de la jalousie et des querelles, n'êtes-vous pas charnels ?

 

Jacques

3 13 Y a-t-il parmi vous quelque homme sage et intelligent? Qu'il montre par sa bonne conduite qu'une

SAGESSE pleine de douceur inspire ses œuvres. 14 Mais si vous avez dans votre cœur jalousie amère et rivalité, ne vous glorifiez pas et ne mentez pas contre la vérité.

15 Cette sagesse-là n'est pas d'en haut ; au contraire, elle est terrestre, psychique, démoniaque. 16 Car où il y a jalousie et rivalité, il y a du désordre et toute espèce de mal.

17 Mais la sagesse qui vient d'en haut est d'abord pure, ensuite pacifique, indulgente, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, exempte de duplicité et d'hypocrisie. 18 Or, le fruit de justice se sème dans la paix, pour ceux qui procurent la paix.

 

Philippiens

1 11 (...) portant en abondance le fruit de justice qui vient de Jésus-Christ, à la gloire et à la louange de Dieu (...)

15 Certains, il est vrai, prêchent le Christ dans un esprit d'envie et de querelle, mais d'autres aussi le font dans des dispositions bienveillantes.

16 Ceux-ci agissent par affection ; ils savent que je suis établi pour la défense de l'Évangile. 17 Ceux-là, poussés par la rivalité, annoncent le Christ dans des intentions qui ne sont pas pures, croyant ajouter une affliction à mes liens.

2 3 Ne faites rien par rivalité, ni par vaine gloire.

 

Galates

5 16 Marchez selon l'Esprit, et n'accomplissez point les désirs de la chair (...)
19 Or, les œuvres de la chair sont manifestes : ce sont l'impudicité, l'impureté, la débauche, 20 l'idolâtrie, la sorcellerie, les inimitiés, les querelles, les jalousies, les animosités, les rivalités, les divisions, les sectes, 21 l'envie, l'ivrognerie, les orgies, et autres choses semblables. Je vous le déclare d'avance, comme je l'ai déjà fait : ceux qui commettent de telles choses n'hériteront pas le royaume de Dieu.
22 Mais le fruit de l'Esprit, c'est l'amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la fidélité, la douceur, la tempérance : 23 la loi n'est pas contre ces choses.

24 Or, ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises.

25 Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi selon l'Esprit.

26 Ne recherchons point la vaine gloire, en nous provoquant les uns les autres et en nous portant envie les uns aux autres.

 

2 Corinthiens

11 1 Oh ! si vous pouviez supporter de ma part un peu de FOLIE ! Eh bien, oui, supportez-moi. 2 Car je suis jaloux à votre sujet de la jalousie de Dieu, parce que je vous ai fiancés à un seul époux, en vous présentant au Christ comme une vierge pure. (...)

12 20 Je crains qu'il n'y ait parmi vous des querelles, de la jalousie, des animosités, des rivalités, des médisances, des insinuations, de l'orgueil, des désordres.

À part Rm 2,8, ces passages sont les seuls où soit employé le mot " rivalité " (eritheia). Ce sont, avec 1 Co 1,11, les premiers où soit employé le mot " querelle " (eris), qui ensuite se retrouvera seulement en Rm 1,29; 13,13; Tite 3,9; 1 Tm 6,4 : ce terme est exclusivement paulinien.

Les mots désignant la " pureté " sont ici très précis. Il s'agit d'une pureté cultuelle, exprimée en grec par la racine HAGN-. Dans les Actes, elle est typique du langage de Jacques, qui demande à Paul de participer à un rite de " purification " lié à la coutume du " naziréat " (Ac 21,24). Elle y est uniquement employée à propos de cette démarche de Paul (Ac 21,24; 21,26; 24,18), Dans sa lettre, Jacques demande aux " âmes partagées " de " purifier leurs coeurs " (Jc 4,8). En écrivant que la sagesse d'en-haut est d'abord " pure ", Jacques veut dire que le sage se consacre entièrement au Seigneur, sans aucune duplicité. Paul ne commence à employer cette racine qu'à partir de Ph 1,17 et de 2 Co 11,2 ; on la retrouvera ensuite en 2 Co 6,6 et 7,11, ainsi que dans les Pastorales (Tite 2,5; 1 Tm 4,12; 5,2; 5,22). La première épître de Pierre l'emploie deux fois (1 P 1,22; 3,2). Les autres emplois, plus tardifs, ne se lisent que chez Jean (1 Jn 3,3 ; Jn 11,55).

Le lien de Philippiens avec l'épître de Jacques se manifeste notamment par l'expression " fruit de justice ", qui ne se lit jamais ailleurs dans le Nouveau Testament. Son lien avec Galates apparaît dans l'emploi de l'expression " vaine gloire ", qu'on lit seulement en Ph 2,3 et Ga 5,26.

Le lien entre Jacques et Galates découle des très nombreuses analogies de vocabulaire. Paul garde l'opposition de 1 Corinthiens entre " la chair " et " l'esprit ", mais il lui donne pour contenu ce qui chez Jacques oppose " la sagesse terrestre " et " la sagesse qui vient d'en-haut ".

Le lien entre Jacques et 2 Corinthiens est très étroit. En parlant de " jalousie ", Paul précise qu'il n'emploie pas le langage de la sagesse, mais celui de la " folie ". Les caractéristiques du manque de vraie sagesse sont les mêmes: "jalousie, rivalité, désordres ".

Il est évidemment impossible que la description spontanée de Jacques soit inspirée à la fois de Philippiens, de Galates et de 2 Corinthiens. Seule la relation inverse est possible : c'est ce passage capital de Jacques, rédigé à la lumière de 1 Co, qui a retenu l'attention de Paul, au point qu'il l'ait eu en mémoire quand il a rédigé toutes ses lettres suivantes.

Philippiens

II est remarquable que Paul, en Philippiens, adopte le langage de Jacques plutôt que celui qui lui est familier. En Philippiens, à l'opposition entre " la chair " et " l'esprit " se substitue la différence entre une conduite " terrestre " et la conduite des " citoyens des cieux" (Ph 3,19-20). C'est la même opposition que celle de Jacques : " la sagesse terrestre " et " la sagesse qui vient d'en-haut ".

L'influence de Jacques a conduit Paul à une plus grande humilité. Jusque-là, Paul ne se donnait pas le titre de " serviteur ", qu'on ne lit ni dans les lettres aux Thessaloniciens, ni dans la première épître aux Corinthiens ; par contre, on le trouve en Ph 1,1; Ga 1,10; 2 Co 4,5; Rm 1,1 : Jacques, quoique " frère " de Jésus, ne s'était présenté que comme son " serviteur " (Je 1,1). Paul a mis en évidence l'humilité de Jésus, qui a pris " la forme de serviteur " (Ph 2,7). L'idée " d'humilité " (tapeinophrosunè) fait son apparition chez Paul en Ph 2,3, et elle s'y enracine dans l'humilité de Jésus. Jacques avait écrit, conformément à la tradition évangélique (Mt 23,12 = Lc 14,11; 18,14) : " Que le frère qui est de condition humble se glorifie de son élévation, et que le riche se glorifie de son humiliation, car il passera comme la fleur de l'herbe " (Jc 1,9-10). Il avait donné ce conseil : " Humiliez-vous devant le Seigneur, et il vous élèvera " (Jc 4,10). Paul relit le mystère du Christ sous l'angle de son humiliation et de sa pauvreté volontaires (Ph 2,6-11 ; 2 Co 8,9). L'invitation à la joie, par laquelle débute l'épître de Jacques (Je 1,2), trouve un écho tout au long de Philippiens (11 fois le verbe " se réjouir ", 5 fois le mot " joie "). Le motif de cette joie, c'est que " le Seigneur est proche " (Ph 4,5) : cette formulation ne se lit jamais ailleurs chez Paul, mais elle rappelle Je 5,8 : " L'avènement du Seigneur est proche ". La notion apparentée d'" indulgence " (epieikeia) présente en Jc 3,17, se retrouvera chez Paul en Ph 4,5; 2 Co 10,1; Tite 3,2; 1 Tm3,3.

Une rencontre de vocabulaire entre Jacques et Philippiens est particulièrement remarquable. Nous connaissons bien l'image de Jacques : " Si quelqu'un écoute la parole et ne la met pas en pratique, il est semblable à un homme qui considère dans un miroir son visage naturel, et qui, après s'être regardé, s'en va et oublie aussitôt comment il est. Mais celui qui aura plongé ses regards dans la loi parfaite, la loi de la liberté, et qui s'y sera tenu, n'étant pas un auditeur oublieux, mais un fidèle observateur de ses préceptes, celui-là trouvera son bonheur dans son obéissance "

(Jc 1,23-25). Philippiens est le seul texte paulinien où se lit le verbe " oublier ", lié, comme chez Jacques, à l'idée de " perfection " : " Oubliant ce qui est derrière moi, et m'élançant vers ce qui est devant moi, je cours vers le but, pour obtenir le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus-Christ. Que ce soit donc là notre pensée, à nous tous qui tendons à être parfaits " (Ph 3,13-15).

Il est vrai que Philippiens ne répond pas encore au raisonnement de Jacques : " Vous voyez que l'homme est justifié par les œuvres, et non par la foi seulement " (Jc 2,24). Il n'a pas été facile à Paul de trouver sa riposte. Mais il a déjà au moins vigoureusement dénoncé l'idée que la justification trouvait dans la loi son origine : " (Je cherche à) gagner Christ, et à être trouvé en lui, ayant non pas ma justice, celle qui vient de la loi, mais celle qui s'obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu et qui est fondée sur la foi " (Ph 3,8-9).

 

Galates

Par contre, Galates exprime une première réaction, passionnée, à certaines des affirmations de Jacques. En s'asseyant à la table des païens, Paul aurait-il été un " transgresseur de la loi ", sous prétexte qu'aucun des commandements ne doit être violé (Jc 2,9-11 ; Ga 2,18) ? En disant : " Abraham crut à Dieu, et cela lui fut compté comme justice " (Jc 2,23; Ga 3,6), l'Écriture parlait-elle de ses œuvres ? N'avait-elle pas déjà prononcé la bénédiction gratuite qui s'étendrait aux nations païennes (Genèse 12,3, cité en Ga 3,8) ?

D'une manière quelque peu excessive, Paul présente la loi comme source de malédiction (Ga 3,10.13). Le mot "malédiction" (katara), qu'il lisait en Je 3,10, ne sera plus repris par Paul dans aucune autre lettre, sinon pour approuver, en Rm 12,14, l'enseignement de Jacques : " Bénissez, ne maudissez pas ". Mais ici, il a dit que la loi apportait la malédiction, et on comprend que les chrétiens de Jérusalem se soient émus, et que Paul ait pu craindre, quelques mois plus tard, que sa collecte " ne soit pas agréée par les saints " (Rm 15,31).

Il faudra attendre Romains pour que Paul atteste, de manière plus posée, que " la loi est sainte et le commandement saint, juste et bon" (Rm 7,12; cf. 1 Tm 1,8). Mais les dégâts étaient déjà faits. Jacques essaiera de trouver une solution lors de l'arrivée de Paul à Jérusalem (Ac 21,20,24), mais ce sera peine perdue et Paul n'évitera pas l'arrestation.

Il est émouvant que Paul dépende de Jacques pour la description des " œuvres de la chair " et des " fruits de l'Esprit ", et pour la formule la plus significative de sa pensée : " Car, en Jésus-Christ, ce qui a de la force, ce n'est ni la circoncision, ni l'incirconcision, mais la foi mise en œuvre par l'amour " (Ga 5,6). L'association des deux mots qui ont été soulignés ne se rencontre ailleurs que dans l'instruction de Jacques sur la prière : " La prière du juste a beaucoup de force, quand elle est mise en œuvre " (Jc 5,16). Le Paul de Galates en veut beaucoup à " certaines personnes de l'entourage de Jacques " (Ga 2,12), mais Jacques lui-même est resté son ami.

 

2 Corinthiens

En dehors des passages de 2 Co 11,1-2 et 12,20, qui sont manifestement apparentés à Jc 3,16-17, les rapports de vocabulaire entre Jacques et 2 Co 10-13 sont peu significatifs. En revanche, il paraît certain qu'il y a une réminiscence de Jacques dans la première partie de 2 Corinthiens. Il s'agit de l'allusion au précepte de Jésus : " Que votre parole soit : Oui Oui! Non Non! " (Mt 5,37). Jacques le cite d'une manière très proche de la tradition évangélique : " Ne jurez ni par le ciel, ni par la terre, ni par aucun autre serment. Que soit en vous le Oui : Oui! et le Non : Non! " (Jc 5,12). La formulation de Paul est la suivante : " Mes projets ne sont-ils que projets selon la chair, en sorte qu'il y ait en moi le Oui Oui et le Non Non ? Dieu est garant que notre parole à votre égard n'a pas été Oui et Non" (2 Co 1,17-18). La parole de Jésus interdisait simplement les serments. Mais Paul insiste sur le " et " (Oui et Non à la fois), et ce " et " ne se lisait que dans le texte de Jacques. C'est à travers la formulation de Jacques que Paul comprend (ou réinterprète à sa manière) le texte évangélique.

 

Conclusion

Ces indications convergentes montrent que Paul avait reçu la lettre de Jacques avant de rédiger les lettres aux Philippiens, aux Galates et aux Corinthiens, qui se suivent de peu.

Paul est encore en prison à Éphèse quand il rédige Philippiens. Il n'est pas encore sûr de ne pas perdre la vie, mais il espère tout de même être libéré (Ph 1,20-26).

Quand il écrit Galates et 2 Co 10-13, il a conscience d'avoir subi une épreuve qui l'a conformé au Christ (Ga 6,17), et il se prépare à se rendre à Corinthe (2 Co 12,20 - 13,2). Il écrit aux Corinthiens une lettre sévère, 2 Co 10-13 (cf. 2 Co 2,3-4).

Mais, de peur d'être encore mal reçu à Corinthe (2 Co 2,1-2), il change ses projets, et se rend à Troas, où il pense retrouver Tite (2 Co 2,12-13). Ne le trouvant pas, il continue sa route jusqu'en Macédoine, où il reçoit de son collaborateur des nouvelles réconfortantes. Il écrit alors une lettre de réconciliation, 2 Co 1-9, où il évoque " la tribulation survenue en Asie " (2 Co 1,8-9).

Ce scénario est très communément adopté (par exemple par la Traduction Œcuménique de la Bible).

Il nous faut alors prendre conscience de la rapidité avec laquelle circulaient les écrits apostoliques. 1 Corinthiens a été écrite au printemps de 56, 2 Co 1-9 au printemps de 57, Philippiens, Galates et 2 Co 10-13 quelques mois avant. C'est entre le printemps 56 et l'hiver 56-57 que Jacques a reçu 1 Corinthiens, a rédigé sa propre lettre, et l'a fait parvenir à Corinthe avant la fermeture de la navigation. Jacques fut rédigée au cours de l'été 56.

Galates fut rédigée au cours de l'hiver 56-57. La lettre a été envoyée en Galatie, de là elle est parvenue à Jérusalem, et Paul a été averti qu'elle y avait fait très mauvaise impression avant qu'il ne rédige Romains au cours de l'hiver 57-58.

En 58, les chrétiens de Jérusalem disposaient déjà d'une riche collection des lettres de Paul : 1 Corinthiens, Galates et Romains.

 

IV - Remarque sur les lettres suivantes

Avant d'examiner la question de la date de l'arrestation de Paul, il convient d'examiner la postérité de la formule célèbre de 2 Co 11,2 : " Je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure (= chaste) à présenter au Christ ". Mettons en regard les textes concernés.

 

2 Corinthiens

11 2 Car je suis jaloux à votre sujet de la jalousie de Dieu, parce que je vous ai fiancés à un unique époux, en vous présentant au Christ comme une vierge pure.

 

Tite

2 4 Qu'elles apprennent aux jeunes femmes à aimer leurs époux et leurs enfants, 5 à être modestes, pures, bonnes maîtresses de maison, soumises à leurs époux, afin que la parole de Dieu ne soit exposée à aucun blâme.

 

1 Timothée

2 9 Je veux aussi que les femmes s'habillent d'une manière décente, qu'avec pudeur et modestie elles se parent, non de tresses ou d'or, de perles ou de vêtements somptueux, 10 mais de bonnes œuvres, comme il convient à des femmes qui font profession de piété.

 

1 Pierre

1 17 Conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre séjour sur la terre, 18 sachant que ce n'est point par des choses périssables, comme l'argent ou l'or, que vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vos pères vous avaient transmise, 19 mais par le précieux sang de Christ, comme de l'Agneau sans défaut et sans tache, 20 prédestiné avant la création du monde et manifesté à la fin des temps à cause de vous. (...)

3 1 Vous aussi, femmes, soyez soumises à vos époux, afin que, s'il y en a qui n'obéissent point à la Parole, ils soient gagnés, sans parole, par la conduite de leurs femmes, 2 en considérant votre conduite pure et respectueuse. 3 Recherchez, non la parure extérieure qui consiste à se tresser les cheveux, à porter des ornements d'or ou des vêtement somptueux, 4 mais la parure intérieure et cachée dans le cœur, la beauté incorruptible d'un esprit doux et paisible, qui est d'un grand prix devant Dieu. (...)

7 Vous de même, époux, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes, comme avec un sexe plus faible ; ayez des égards pour elles, puisqu'elles doivent hériter avec vous la grâce de la vie, afin que rien ne trouble vos prières.

 

Éphésiens

5 22 Femmes, soyez soumises à vos époux, comme au Seigneur, 23 parce que l'époux est la tête de la femme, comme aussi le Christ est la tête de l'Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. 24 Ainsi, de même que l'Église est soumise au Christ, les femmes doivent l'être à leurs époux en toutes choses.
25 Époux, aimez vos femmes, comme le Christ a aimé l'Église, et s'est livré lui-même pour elle, 26 afin de la sanctifier, après l'avoir purifiée par le baptême d'eau et par la Parole, 27 pour présenter devant lui cette Église pleine de gloire, n'ayant aucune tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et sans défaut 28 De même, les époux doivent aimer leur femme comme leur propre corps.

 

Commentaire

De 2 Corinthiens à Éphésiens, la formule de Paul a fait un long parcours. C'est le même thème de l'Église-épouse, qui doit être " présentée au Christ " après avoir été " purifiée ".

Toutefois, le verbe " purifier ", d'un texte à l'autre, est rendu en grec par deux synonymes. Le terme hérité de Jacques en 2 Co 11,2 (hagnos) n'était pas très familier à Paul.

Pourtant, on le retrouve dans un texte signé de Paul : l'épure à Tite. Les femmes doivent être " pures " comme l'Église.

On le retrouve également dans un texte signé de Pierre, en 1 P 3,2 : la conduite " pure " des femmes gagnera au Christ leurs époux incroyants.

Il serait vraiment paradoxal de dire que 1 Pierre s'est inspiré de 2 Corinthiens, et que le texte de Tite a rejoint 2 Corinthiens à travers le texte pétrinien. C'est plutôt la généalogie la plus simple qui s'impose :

En Tite, Paul se souvient de 2 Corinthiens ; 1 Pierre dépend de Tite.

Selon l'avis unanime, 1 Timothée est contemporaine de Tite. Pierre s'est également inspiré de 1 Timothée dans son instruction sur la " parure " des femmes. Mais il a corrigé ce que le texte de Paul pouvait avoir de peu féministe. Il a insisté sur les devoirs des époux à l'égard de leurs femmes.

Dans Éphésiens, Paul renchérit sur Pierre : il ne s'agit pas seulement de montrer de la " sagesse " dans les rapports avec sa femme, il s'agit de " l'aimer comme le Christ a aimé l'Église ". Et cette Église purifiée a les mêmes qualités que l'Agneau chez Pierre : elle est " sans tache et sans défaut ".

 

Conclusion

II nous faudra revenir plus tard sur ces rapports entre 1 Pierre et les écrits pauliniens les plus contestés. La généalogie proposée s'appuie sur de très nombreux arguments, qu'il n'est pas possible de développer dans ce chapitre consacré à l'épître de Jacques.

Mais le lecteur peut déjà s'exercer à mettre en œuvre pour ces lettres la méthode générale qui a été exposée au début de cette étude.

Il peut comparer Tite 3,4-7 avec 1 P 1,3-5, pour voir comment un texte typiquement paulinien a influencé Pierre.

Il peut comparer 1 P 1,18-20 avec Ép 1,3-4 et 5,25-27, pour voir comment Pierre à son tour a influencé Paul. La contemplation de l'Agneau connu par Dieu dès avant la fin du monde a nourri la méditation de Paul sur notre propre prédestination à l'amour.

Il peut faire la même recherche à propos de 1 P 2,4-6 et d'Ép 2,20-22, où la théologie pétrinienne de la pierre est intégrée à la pensée de Paul, ou encore à propos de 1 P 2,11 et d'Ép 2,19, où Pierre s'inspire directement de l'Ancien Testament, alors que Paul dit à peu près le contraire du texte sacré !

 

À la recherche d'une date absolument

Pour l'instant, il nous faut encore nous assurer de la date exacte de l'arrestation de Paul, à partir des indications qui sont données dans le journal de voyage que reproduit le ch. 20 des Actes des Apôtres.

 

V - la date de l'arrestation de Paul

L'état de la question

Les exégètes qui font confiance aux Actes des Apôtres retiennent généralement que Paul a été arrêté en 58. En effet, Paul a été emprisonné à Césarée sous le gouvernement de Félix, qui, selon Flavius Josèphe, a débuté en 52. Félix était en poste depuis plusieurs années, car Paul commence ainsi son apologie : " Voilà, je le sais, plusieurs années que tu as cette nation sous ta juridiction ; aussi est-ce avec confiance que je plaiderai ma cause " (Ac 24,10). Ensuite, Félix est remplacé par Porcius Festus (Ac 24,27), à une date qui n'est pas précisée, mais deux ans après le début de la détention de Paul. Normalement, au bout de deux ans, un inculpé non jugé aurait dû être libéré, mais Félix a voulu faire plaisir aux Juifs en le maintenant en captivité. Aussitôt, en fonctionnaire intègre, Porcius Festus introduit le procès de Paul (Ac 25,1-12). Nous ne savons pas combien de temps Festus a gouverné, nous apprenons simplement par Flavius Josèphe qu'il est mort en cours de mandat, en 62. Mais, étant donné que Josèphe raconte beaucoup de choses sur Félix, et presque rien sur Festus, on conclut généralement que son mandat n'a commencé qu'en 60. Félix aura gouverné la province de 52 à 60, et Festus de 60 à 62. Ce qui place l'arrestation de Paul en 58.

Quelques spécialistes préfèrent attribuer trois ans au gouvernement de Festus, et placent l'arrestation de Paul en 57.

D'autres pensent pouvoir interpréter autrement les Actes, et situent l'événement en 56, ou en 55, ou même en 54. Il est alors difficile de savoir ce que Paul a bien pu faire à Rome entre son arrivée en 57, 58 ou 59 et son martyre, probablement lié à la persécution des chrétiens en 64/65.

 

Une donnée passée inaperçue

Bien que cette idée ait été lancée au XIXe siècle par W. M. RAMSAY, on oublie de nos jours d'interroger les données du récit que font les Actes des Apôtres du voyage de Paul de Philippes à Jérusalem (Ac 20,6 - 21,16). L'auteur de ce journal de voyage donne de nombreuses précisions anodines sur la durée des voyages par mer, sur les lieux visités ou côtoyés, sur la durée du séjour dans les différentes villes d'étape. Ces précisions proviennent de quelqu'un qui a participé à cette équipée, et il n'y a aucune raison de prétendre que ce n'était pas Luc.

Or, le début du périple est daté avec précision : " Nous sommes partis de Philippes après les jours des pains sans levain ; la traversée maritime a duré 5 jours et nous sommes restés 7 jours à Troas " (Ac 20,6); " Paul est parti vers Assos le premier jour de la semaine, après avoir célébré la fraction du pain dans la nuit " (Ac 20,7.11.13).

Les 7 jours à Troas commencent vers la fin de la journée du dimanche, suivie d'une première nuit ; le samedi est la dernière journée, suivie d'une septième nuit (début du premier jour de la semaine), au cours de laquelle Paul ressuscite le jeune Eutyque.

Le voyage maritime, qui a duré 5 jours, s'est déroulé du mercredi au dimanche. Il a été notablement plus long qu'en Ac 16,11-12, où il avait fallu un jour de Troas à Samothrace, et un jour de Samothrace à Néapolis, le port qu'utilisaient les citoyens de Philippes, situé à une quinzaine de kilomètres de leur ville. Paul, en faisant le voyage en sens inverse, ne s'imaginait pas qu'il puisse être si long. Il comptait bien être à Troas au plus tard dans la journée du samedi, et pouvoir célébrer la fraction du pain avec les chrétiens de Troas dès son arrivée. Mais la lenteur de la navigation l'a fait arriver à Troas le dimanche, après la célébration de la nuit précédente. Il était retardé d'une semaine, ce qui explique qu'il n'ait pas voulu passer par Éphèse, afin de ne pas risquer d'arriver à Jérusalem après la Pentecôte (Ac 20,16).

Cette année-là, le lendemain du dernier jour de la fête des pains sans levain tombait donc un mercredi. Et ce mercredi était le 22 du mois lunaire de Nisân, car la fête se terminait le soir du 21 Nisân (Ex 12,18). Il reste à savoir en quelles années le 1er, le 8e, le 15e et le 22e jours du mois de Nisân tombaient un mercredi.

 

Les données astronomiques

Le premier jour du mois lunaire est fixé le soir où on aperçoit le filet de la nouvelle lune, c'est-à-dire en moyenne 42 h. après le changement de lune astronomique (NLA).

 

Les dates des Nouvelles Lunes Astronomiques sont les suivantes :

54 : mercredi 27 mars à 23 h.

55 : lundi 17 mars à 3h.

56 : vendredi 5 mars à 3 h. et samedi 3 avril à 19 h.

57 : mercredi 23 mars à 21 h.

58 : lundi 13 mars à 4 h.

59 : dimanche 1er avril à 2 h.

60 : jeudi 20 mars à 18 h.

Le 1 Nisân a dû être fixé les soirs suivants :

54 : vendredi 29 mars à 18 h. (43 h.).

55 : mardi 18 mars à 18 h. (39 h.).

56 : samedi 6 mars à 18 h. (39 h.), ou lundi 5 avril à 18 h. (47 h.).

57 : vendredi 25 mars à 18 h. (45 h.).

58 : mardi 14 mars à 18 h. (38 h.).

59 : lundi 2 avril à 18 h. (40 h.).

60 : samedi 22 mars à 18 h. (42 h.).

 

En 54, la journée du 1 Nisân (et du 22) tombait un samedi, en 55 un mercredi, en 56 un di
manche (ou peut-être un mardi), en 57 un samedi, en 58 un mercredi, en 59 un mardi, en 60 un
dimanche. Seules les années 55 et 58 correspondent aux données des Actes.

 

55 ou 58?

Comme nous l'avons vu, il serait déjà curieux qu'en 55 Paul puisse dire à Félix : " Voilà plusieurs années (littéralement : de nombreuses années) que tu as cette nation sous ta juridiction ", s'il est vrai que Félix a gouverné la Judée à partir de 52. Il serait également étonnant que Paul ait été arrêté en 55, qu'il se soit embarqué pour Rome en 57, qu'il soit arrivé à Rome au printemps de 58, et qu'on ne sache pas ce qu'il a bien pu faire entre 58 et 65, date probable de son martyre. Il serait enfin bizarre que Flavius Josèphe n'ait pratiquement rien à dire de ce que Porcius Festus a fait pendant son mandat, s'il a gouverné la Judée pendant cinq ans, de 57 à 62, alors que l'historien du peuple juif, né en 37, était témoin oculaire des événements pour cette période.

D'autre part, il est certain que Paul a comparu devant Gallion à Corinthe (Ac 18,12-17) entre le printemps 51 et le printemps 52. Après cette comparution, Paul est " resté encore un certain temps à Corinthe " (Ac 18,18), il s'est rendu par voie de mer à Éphèse (Ac 18,19), il a repris le bateau pour Césarée et a

rendu visite à l'Église de Jérusalem (Ac 18,22), il est enfin remonté à Antioche, son port d'attache.

Établissons la chronologie du séjour à Corinthe. Il dure un an et demi (Ac 18,11). Les saisons de l'arrivée et du départ sont donc inverses, ce qui exclut l'hiver et l'été, car la mer était fermée en hiver, à cause des périls de la navigation. Or, le séjour à Corinthe est précédé par deux voyages maritimes (Ac 16,11 et 17,14-15), qui s'étendent sur toute une saison de trois mois (évangélisation de Philippes, Thessalonique, Bérée et Athènes), et suivi par une longue traversée de Corinthe à Césarée, via Éphèse (Ac 18,18-22), qui dure plus d'un mois.

Si l'évangélisation de Philippes a eu lieu au début du printemps, début mars, Paul n'a pu arriver à Corinthe qu'en mai. Or, dans ce cas, Paul quitterait Corinthe en novembre, ce qui est impossible. Les voyages maritimes d'Ac 16,11 et 17,14-15 ont donc eu lieu en fin d'année, et Paul a quitté Corinthe au printemps. S'il s'est embarqué pour la Syrie en mars, son arrivée à Corinthe a eu lieu en septembre, en octobre s'il est parti en avril, mais pas plus tard.

Envisageons une première hypothèse : Paul serait arrivé à Corinthe en octobre 49 et serait parti en avril 51. Étant donné que Gallion n'est arrivé en Grèce qu'au printemps de 51, Paul n'a pas pu comparaître devant lui. Même si l'on retarde l'arrivée jusqu'en novembre, les années 49-51 sont exclues.

Deuxième hypothèse : Paul serait arrivé à Corinthe en septembre 50 et serait parti en mars 52. Il aurait alors pu comparaître devant Gallion en 51 ou 52. Mais, dans ce cas, il est impossible de loger entre mars 52 et l'hiver 54/55 le séjour de Paul à Éphèse de 2 ans et 3 mois dont parle Ac 19,8-10 : entre mars 52 et décembre 54, on ne compte que 33 mois, et il ne reste que 6 mois en tout pour la traversée de Corinthe à Césarée (Ac 18,18-22), pour la montée à Jérusalem, puis à Antioche (Ac 18,22), pour le voyage d'Antioche à Éphèse (Ac 19,1), et pour le séjour de Paul en Macédoine (Ac20,1-2).

Il ne reste que la solution de l'arrestation en 58 :

- Installation à Éphèse automne 54.

- Rédaction de 1 Co printemps 56.

- Séjour à Éphèse 2 ans et 3 mois.

- Départ d'Éphèse hiver 56/57.

- Rédaction de 2 Co 1-9 printemps 57.

- Arrestation à Jérusalem printemps 58.

La date de la comparution devant Gallion reste incertaine. L'hypothèse la plus précoce donne peu de temps entre l'Assemblée de Jérusalem en 49 et l'installation à Corinthe :

- Arrivée à Corinthe octobre 50.

- Paul devant Gallion 51 ou 52.

- Départ vers Césarée avril 52.

L'hypothèse la plus tardive, serait la suivante :

- Arrivée à Corinthe octobre 51.

- Paul devant Gallion début 52.

- Départ vers Césarée avril 53.

 

La date exacte de l'épître de Jacques

Paul a écrit la première épître aux Corinthiens autour de la Pâque 56 (journée du samedi 20 mars au dimanche 21 mars).

Jacques a rédigé sa lettre l'été suivant. Nous sommes à une saison où les voyages maritimes sont faciles et permettent un acheminement rapide du courrier.

C'est au cours de l'automne 56 et de l'hiver 56/57 que Paul rédige Philippiens, Galates et 2 Corinthiens 10-13. Il quitte ensuite Éphèse et se rend en Macédoine, via Troas.

En Macédoine, au printemps ou en été, Paul envoie à Corinthe sa lettre de réconciliation, 2 Corinthiens 1-9. Il ne sait pas encore que la communauté de Jérusalem est mal disposée à son égard (cf. 2 Co 9,12-14).

Mais l'épître aux Galates a été communiquée à Jérusalem entre le printemps et l'été de 57. Quand il arrive à Corinthe vers novembre 57, Paul apprend que sa collecte risque de ne pas " être agréée par les saints " (Rm 15,31). Il écrit alors l'épître aux Romains, à la fois pour montrer aux chrétiens de Jérusalem qu'il n'a pas renié ses racines juives (Rm 9,1-5 ; 11,1 ; 11,13-14) et pour témoigner auprès de l'église de Rome que son enseignement est bien conforme à la doctrine partout reçue (cf. Rm 6,17 ; 15,14-16). L'église de Rome est déjà considérée par lui comme la gardienne de la vraie foi, et c'est pourquoi il a depuis quelques mois le " vif désir " de se rendre à Rome (Rm 1,11-12 ; Ac 19,21).

 

Conclusion

Le Peuple de Dieu

La lettre de Jacques éclaire vivement les origines de l'Église. Adressée aux communautés chrétiennes d'obédience paulinienne, elle leur rappelle que le christianisme ne peut être coupé de ses racines juives : ce sont les chrétiens, d'origine juive ou d'origine païenne, qui constituent maintenant " les douze tribus " du Peuple de Dieu (Jc 1,1).

Paul parlera lui aussi de " l'Israël de Dieu " (Ga 6,16). Il retrouvera en Osée 2,1.25 la promesse faite par Dieu de faire " son peuple " de " ce qui n'était pas son peuple " (Rm 9,25-26). Il définira toute la vie chrétienne comme un nouveau culte, " l'offrande spirituelle " (Rm 12,1).

Pierre élaborera une riche théologie du Peuple de Dieu, qui par la foi est devenu " un sacerdoce saint, en vue d'offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ " (1 P 2,5).

 

La liberté

Jacques admet parfaitement que la vie chrétienne se fonde sur une " loi de liberté " (Je 1,25 ; 2,12). Tel était l'enseignement de Jésus, selon le témoignage du quatrième évangile (Jn 8, 31-40). Mais la liberté chrétienne n'existe que dans l'amour.

Après avoir reçu l'épître de Jacques, Paul a écrit l'épître aux Galates, entièrement consacrée à défendre le principe de la liberté chrétienne. Conformément à l'enseignement de Jésus, Paul montre en Abraham et Isaac des modèles de liberté dans la foi (Ga 3-4). Mais il rappelle avec force que la liberté chrétienne est la servitude de l'amour (Ga 5,13-26). En aucun cas la liberté ne doit se transformer " en prétexte pour satisfaire la chair " (Ga 5,13).

À son tour, Pierre dénoncera les ravages d'une mauvaise conception de la liberté. Dans sa première épître, il écrit : " Agissez en hommes libres, non pas en hommes qui font de la liberté un voile sur leur méchanceté, mais en serviteurs de Dieu " (1 P 2,16). Dans sa seconde épître, il dénonce les faux-docteurs qui allèchent les fidèles en leur permettant la débauche (2 P 2,18). Il écrit à leur sujet : " Ils leur promettent la liberté, mais ils sont eux-mêmes esclaves de la corruption, car on est esclave de ce qui vous a vaincu " (2 P 2,19).

 

Les presbytres

En demandant aux chrétiens des communautés pauliniennes de ne pas aspirer avec légèreté à accomplir les fonctions de " didascales " (Je 3,1), Jacques mettait en cause une certaine tendance à l'anarchie.

Quittant à cette époque de manière définitive les contrées de Grèce, de Macédoine et d'Asie Mineure qu'il avait évangélisées (Rm 15,23 ; Ac 20,25), Paul s'est attaché à mettre en place des pasteurs irréprochables (Tite 1,5-9; 1 Tm 3,1-13; 5,17-22).

C'est à ces " presbytres de l'église " (Je 5,14) que Pierre adressera sa magnifique instruction pastorale : " J'adresse cette exhortation aux Anciens qui sont parmi vous, moi qui suis Ancien avec eux et témoin des souffrances du Christ, et qui ai part aussi à la gloire qui doit être manifestée : paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié ; faites-le non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais par dévouement ; non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en vous rendant les modèles du troupeau. Et lorsque le souverain Pasteur paraîtra, vous recevrez la couronne de gloire, qui ne se flétrit jamais" (1 P 5,1-4).

Le dialogue entre Jacques, Paul et Pierre s'achève ainsi sur une belle unanimité : l'Église est maintenant le Peuple de Dieu (1 P 2,9-10), dont la loi est la liberté (1 P 2,16), et que le Souverain Berger confie à des pasteurs selon son cœur, " modèles du troupeau " (1 P 5,3).

 

 

 

CHAPITRE II

LES DIRIGEANTS DE L'ÉGLISE

AVANT LA MORT DE PIERRE ET DE PAUL

 

 

Préambule

La succession apostolique

L'expression " succéder aux apôtres " est attestée pour la première fois chez Clément de Rome, qui fut évêque de cette ville entre 90 et 100. Irénée, présent à Rome en 177 et devenu évêque de Lyon cette même année, qui s'appuie donc sur les traditions conservées dans l'Église romaine à l'époque d'Éleuthère (175-190 ; voir Contre les hérésies, III, III, 3), place Clément en troisième sur la liste des évêques de Rome, après Lin et Anaclet, et il écrit de lui, pour montrer l'autorité dont il jouissait : " II avait vu les bienheureux apôtres et les avait approchés ; leur prédication résonnait encore à ses oreilles et il avait encore leur tradition sous les yeux. Il n'était d'ailleurs pas le seul, car il restait encore à cette époque beaucoup de gens qui avaient été instruits par les apôtres " (Contre les hérésies, III, III, 3).

Des gens comme Éleuthère, nés vers 120-130, avaient pu entendre de vive voix, autour de 140, des chrétiens âgés de seulement 60 ans, qui avaient personnellement connu Clément dans leur jeunesse. La liste des évêques de Rome était certainement conservée par écrit. L'information que nous donne Irénée est donc très sûre. Elle est d'ailleurs d'une évidence manifeste. Clément, mort en l'année 100, était né au plus tard aux alentours de l'an 40, bien avant le martyre des apôtres. Quand il écrit sa Lettre aux Corinthiens, en 95, trente années seulement le séparent de la persécution des chrétiens de Rome par Néron (fin 64, début 65).

Il y a trente ans, nous étions en 1967, et toute personne née comme moi vers 1940 se souvient parfaitement de tous les événements principaux, religieux et civils, qui se sont déroulés pendant les dix années précédentes, de 1957 à 1967. Il n'y a aucune raison de mettre en doute la fidélité de la mémoire de Clément de Rome, en 95, pour les événements majeurs dont il fut témoin oculaire entre 55 et 65.

 

LA CHAÎNE DES TÉMOIGNAGES, DES APÔTRES À IRÉNÉE

60 70 80 90 100 110 120 130 140 150 160 170-177

*** Pierre] ** en 130, des gens nés en 50 l'ont connu]

** et Paul] [jusque 160, des témoins ont vu Clément de leurs yeux]

***** 1-Lin, 2-Clet, 3-Clément] [peu après Pie (mort en 154),
(évêques [à Rome, 4-Évariste, 5-Alexandre, 6-Xyste] le " Canon de Muratori "]
de Rome [à Rome, 7-Télesphore, 8-Hygin, 9-Pie]
jusque 189) [à Rome, 10-Anicet, 11-Soter, 12-Éleuthère]
[à Lyon en 177, à l'âge de plus de 90 ans, martyre de Pothin]
[à Smyrne, Lyon, et Rome en 177, IRÉNÉE]

[à Smyrne et Rome, l'adversaire d'Irénée, Florinus]
[à Smyrne, de 69 (baptême) à 755 (martyre), Polycarpe]

****** en Asie, Philippe, Jean] (Jean est mort sous Trajan, après 98)

 

Ces événements, Clément les résume de manière concise : " Munis des instructions de Notre Seigneur Jésus Christ, pleinement convaincus par la résurrection, et affermis dans leur foi en la parole de Dieu, les Apôtres allaient, tout remplis de l'assurance que donne le Saint Esprit, annoncer partout la bonne nouvelle du Royaume des Cieux. A travers les campagnes et les villes, ils proclamaient la parole, et c'est ainsi qu'ils prirent leurs prémices (c'est-à-dire : les premiers croyants de ces villes) ; et, après avoir éprouvé quel était leur esprit, ils les établirent épiscopes et diacres des futurs croyants " (Épître de Clément aux Corinthiens, XLII, 3-4). Cette présentation des faits concorde pleinement avec les renseignements que nous fournissent les lettres de Paul. Dans la première épître aux Corinthiens, Paul rappelle que Stéphanas et sa maisonnée sont les " prémices " de l'Achaïe, et qu'il faut obéir à ces personnes (1 Co 16,15-16). Dans l'épître aux Philippiens, il salue les " épiscopes " et les " diacres " de l'Église de Philippes (Ph 1,1).

Un peu plus loin, Clément donne une précision supplémentaire : " Nos Apôtres ont su qu'il y aurait des contestations au sujet de la dignité de l'épiscopat. C'est pourquoi, sachant très bien ce qui allait advenir, ils instituèrent les ministres que nous avons dit et posèrent ensuite la règle qu'à leur mort d'autres hommes éprouvés succéderaient (en grec : dia-dechesthai) à leurs fonctions " (Aux Corinthiens, XLIV, 1-2). Clément, qui a vu de ses yeux les Apôtres, affirme qu'ils ont pourvu à leur succession.

 

Les contestations modernes

On ne peut donc être qu'étonné, pour ne pas dire amusé, quand un exégète contemporain, résumant un large consensus, préfacé par l'un des biblistes les plus célèbres de France, nous dit avec beaucoup d'assurance : " Pour autant que nos documents permettent de le dire, aucun des Apôtres n'a laissé des dispositions testamentaires pour régler les questions qui pouvaient se poser après leur mort " (H. HAUSER, L'église à l'âge apostolique, Cerf, Paris, 1996, p. 108). Les documents dont nous disposons, en plus de la lettre de Clément, disent exactement le contraire. Les Actes des Apôtres affirment que Paul, quittant les régions qu'il avait évangélisées avant la rédaction de l'épître aux Romains (cf. Rm 15,23), a convoqué à Milet les " presbytres " d'Éphèse (Ac 20,17) et leur a dit: "Prenez soin de vous-mêmes et de tout le troupeau dont l'Esprit Saint vous a établi les gardiens (littéralement: les " épiscopes ") pour faire paître l'Église de Dieu qu'il s'est acquise par son propre sang " (Ac 20,28). Dans son épître à Tite, Paul ordonne à son collaborateur d'établir dans chaque ville de Crète des " presbytres ", qu'il appelle aussi "épiscopes" (Tite 1,5.7). Des instructions semblables sont données pour la ville d'Éphèse à Timothée (1 Tm 3,1-7 ; 5,17-22). Dans sa deuxième épître à Timothée, Paul énonce clairement le principe de la continuation de sa mission par d'autres : " Ce que tu as appris de moi en présence de nombreux témoins, confie-le à des hommes fidèles, qui seront eux-mêmes capables de l'enseigner encore à d'autres " (2 Tm 2,2). De son côté, Pierre s'adresse ainsi aux " presbytres " de l'actuelle Turquie (1 P 1,1): "J'exhorte les presbytres qui sont parmi vous, moi qui suis presbytie avec eux (...): Faites paître le troupeau de Dieu qui vous est confié... " (1 P 5,1-4). Selon les documents que nous possédons, Pierre et Paul ont pourvu à leur succession pastorale : ils ont confié la mission de " faire paître le troupeau de Dieu " à des " presbytres ", appelés aussi " épiscopes ". C'est exactement ce que nous dit Clément de Rome, qui, lui aussi, emploie les mots " presbytres " et " épiscopes " comme des titres équivalents.

 

La pseudonymie apostolique


Le raisonnement très étonnant que tiennent beaucoup d'exégètes contemporains est le suivant. Ce que dit Clément de Rome pèche par " un excès de simplicité " (R.-E. BROWN, The Church the Apostles left Behind, Paulist Press, New York, 1984; en français, L'Église héritée des Apôtres, Cerf, Paris, 1987, p. 22).


En fait, dit-on, tous les écrits que je viens de mentionner, et d'autres encore, n'auraient été
rédigés qu'après la mort de Pierre et de Paul, dans " le dernier tiers du premier siècle " (p.
19), et c'est à ce moment seulement qu'on aurait songé à donner aux Apôtres des " successeurs ", en écrivant sous leur nom des lettres inventées qui justifiaient cette institution nouvelle. Clément de Rome, écrivant en 95, aurait manqué d'une information précise. Mais nous, dix-neuf siècles plus tard, nous saurions mieux que lui quelle était la réalité historique. Je le répète, cette manière de voir, d'une prétention dérisoire, est aujourd'hui très répandue, elle est considérée par une grande majorité d'exégètes comme une conclusion scientifique sûre, malgré son étrangeté.

 

But et méthode

Je me propose dans cette étude de montrer simplement que l'épître à Tite a été utilisée par la première épître de Pierre et que celle-ci a beaucoup influencé l'épître aux Hébreux. Or, il est inimaginable que l'épître aux Hébreux ait été écrite après l'an 70. A partir de 70, il n'a plus été offert aucun sacrifice dans le Temple de Jérusalem. Il n'aurait pas été possible à l'auteur anonyme de l'épître aux Hébreux d'écrire après cette date les lignes suivantes : " Ne possédant que l'esquisse des biens à venir, et non l'expression même des réalités, la loi est à jamais incapable, malgré les sacrifices, toujours les mêmes, offerts chaque année indéfiniment, de mener à l'accomplissement ceux qui viennent y prendre part. Sinon, n 'aurait-on pas cessé de les offrir pour la simple raison que, purifiés une bonne fois, ceux qui rendent ainsi leur culte n'auraient plus eu conscience d'aucun péché 1 Mais en fait, par ces sacrifices, on remet les péchés en mémoire chaque année " (Hb 10,1-3). Au temps où l'épître aux Hébreux est rédigée, on n'a pas encore cessé d'offrir chaque année au Temple de Jérusalem, selon la loi de Moïse, des sacrifices pour les péchés.

Ma méthode sera celle qui a été exposée dans le précédent chapitre à propos de la datation de l'épître de Jacques. Quand deux textes ont entre eux des analogies indiscutables, quand ces analogies ne s'expliquent pas par une tradition commune hypothétique, écrite ou orale, on peut être sûr que l'un des textes se souvient de l'autre. Divers raisonnements permettent alors d'établir ordinaire, dans la tradition évangélique quel texte a été écrit en premier. En ou dans l'Ancien Testament a la priorité sur particulier, celui qui est le mieux l'autre, qui doit être reconnu comme enraciné dans l'expérience de la vie secondaire.

 

La chronologie relative dont je vais m'employer à fournir les preuves est la suivante :

Romains

Tite

1 Pierre

Hébreux

Guerre juive de 66-70

 

 

I - Quelques rapports entre Romains et Tite

 

L'épître à Tite contient un exposé synthétique de la vie chrétienne, dont il nous faut lire d'abord l'introduction et la conclusion :

Tite 3 1 Rappelle aux fidèles qu'ils doivent être soumis aux magistratures (en grec : archai), aux autorités, et leur obéir, être prêts à toute œuvre bonne, 2 ne médire de personne, éviter les querelles, être indulgents, et se montrer d'une parfaite douceur envers tous les hommes.

[versets 3-7 : exposé central sur la métamorphose chrétienne]

8 Cette parole est certaine, et je veux que tu établisses fortement ces choses, afin que ceux qui ont cru en Dieu aient soin de s'appliquer à de belles œuvres : voilà ce qui est beau et utile aux hommes.

L'exposé théologique central (Tt 3,3-7) est encadré par deux exhortations morales (versets 1-2 et verset 8) qui se rapprochent singulièrement d'un passage exhortatif de l'épître aux Romains :

Romains 12 16 Ne soyez point sages à vos propres yeux. 17 Ne rendez à personne le mal pour le mal ; ayez à cœur de rechercher ce qui est beau devant tous les hommes. 18 S'il est possible, autant que cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. 19 Ne vous vengez point vous-mêmes, mes bien-aimés, mais laissez agir la colère divine ; car il est écrit : " C'est à moi qu'appartient la vengeance, c'est moi qui rétribuerai, " dit le Seigneur. 20 Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire ; car, en faisant cela, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. 2l Ne te laisse pas surmonter par le mal, mais surmonte le mal par le bien.

13 1 Que toute personne soit soumise aux autorités placées au-dessus de nous ; car il n'y a pas d'autorité qui ne soit sous Dieu, et celles qui existent sont subordonnées à Dieu. 2 Ainsi, celui qui résiste à l'autorité, s'oppose à l'ordre que Dieu a établi ; et ceux qui s'y opposent, attireront sur eux le jugement. 3 Car les magistrats (en grec: archontes) ne sont pas à craindre pour l'oeuvre bonne, mais pour la mauvaise.

 

Ces deux textes ont en commun de nombreuses particularités. Ils coordonnent la soumission aux autorités et la recherche de l'oeuvre bonne. Ils utilisent tous deux les adjectifs équivalents beau et bon. Ils parlent à la fois des " autorités " (exousiai) et des " magistrats " (archai, archontes). Ils invitent à une attitude pacifique, non seulement entre chrétiens, mais à l'égard de tous les hommes. Les fidèles doivent avoir à cœur ce qui est beau pour les hommes, c'est-à-dire tenir grand compte des valeurs auxquelles sont attachés les non croyants. Ce sont des idées de natures très diverses, qui ne peuvent être unies entre elles que dans un même système de pensée.

Une tradition commune n'expliquerait pas que l'épître aux Romains sépare très nettement l'instruction concernant la paix (Rm 12,16-18) et celle qui concerne la soumission aux autorités (Rm 13,1-3), alors que l'exhortation adressée à Tite forme une unité indissociable. Il serait vain d'essayer de restituer un texte (oral ou écrit) qui serait le dénominateur commun de ces deux passages.

En fait, les sources de Romains peuvent être facilement identifiées. Il s'agit du livre des Proverbes. Au début, Paul fait allusion à Pr 3,7 : " Ne sois pas sage à tes propres yeux, crains Dieu et éloigne-toi de tout mal ". Il se réfère ensuite à Pr 3,4 : "Aie à cœur ce qui est beau devant le Seigneur et les hommes ". Puis il cite littéralement Pr 25,21-22 : " Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, etc. ". Enfin, il tire de Pr 8,15-16 le principe de l'origine divine des pouvoirs humains : " C'est par moi que règnent les rois, etc. ". Romains ne doit rien ni à Tite, ni à une tradition orale. C'est une composition originale à partir du livre des Proverbes, et les rapports privilégiés de Tite avec ce texte ne s'expliquent que par des réminiscences de Romains.

La manière la plus naturelle d'expliquer les rapports entre les deux passages, celle qui vient d'abord à l'esprit de tout homme sensé, est de reconnaître qu'ils ont été écrits par la même personne, puisqu'ils portent la même signature. On nous dit que Tite a été écrite tardivement par un disciple. Mais, même si l'auteur de Tite n'était pas Paul lui-même, son texte ne peut avoir été écrit qu'en dépendance de l'épître aux Romains et donc après elle.

 

L'exposé théologique central

Abordons maintenant la partie centrale de ce passage de l'épître à Tite, qui expose le dessein de salut de Dieu en faveur des hommes :

Tite 3 3 Car nous étions autrefois, nous aussi, irréfléchis, rebelles, égarés, asservis à toutes sortes de convoitises et de voluptés, vivant dans la méchanceté et dans l'envie, dignes d'être haïs et nous haïssant les uns les autres.

4 Mais, lorsqu'est apparue la générosité de Dieu, notre Sauveur, et son amitié pour les hommes, 5 il nous a sauvés, non en vertu des œuvres que nous aurions accomplies avec justice, mais selon sa miséricorde, par le bain de la renaissance et du renouvellement par l'Esprit Saint, 6 qu'il a répandu sur nous avec abondance, par Jésus-Christ, notre Sauveur ; 7 afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions ses héritiers dans l'espérance de la vie éternelle.

Le mouvement du texte est exactement le même que celui des ch. 1-8 de l'épître aux Romains, mais d'une manière très condensée. Paul décrivait / 'état pitoyable de l'humanité en Rm l,18ss. Puis il annonçait le pardon accordé en Jésus Christ : " Mais maintenant la justice de Dieu a été manifestée " (Rm 3,21). H précisait aussitôt que nous sommes justifiés par grâce (Rm 3,24), et non en vertu de nos œuvres (Rm 3,28). Il rappelait que le baptême nous introduit dans une vie nouvelle (Rm 6,3-4), grâce au don de l'Esprit qui fait de nous les héritiers de Dieu (Rm 8,14-17). Il soulignait enfin que nous vivons dans l'espérance du salut final (Rm 8,24-25).

Il est impossible que la partie dogmatique de l'épître aux Romains dépende d'un schéma théologique traditionnel, dont Tite nous donnerait le contenu d'une manière indépendante. Le texte de Romains est une démonstration qu'on peut qualifier de laborieuse, invoquant de nombreuses justifications scripturaires pour convaincre ceux qui pensent autrement. Paul sait qu'il explique des choses difficiles dont les autres chefs de l'Église n'ont pas encore pleinement pris conscience. Au contraire, la formulation de l'épître à Tite expose l'histoire du salut comme une parole certaine, qu'on ne peut plus discuter. On n'en est plus au stade de l'élaboration de la pensée.

Il existe plusieurs rapports de vocabulaire entre Tt 1,3 et le ch. 1 de Romains. Mentionnons les mots suivants : " irréfléchis, anoè-toi" (Rm 1,14), "rebelles, apeitheis " (Rm 1,30), " égarés / égarement, planômènoi / plané " (Rm 1,27), " convoitises, epithumiai " (Rm 1,24), " méchanceté, kakia " (Rm 1,29), " envie, phthonos " (Rm 1,29), " haïssables / haïssant Dieu, stugètoi / theostugeis " (Rm 1,30). En Tt 1,4, nous trouvons le mot " générosité, chrèstotès " (Rm 2,4) ; les verbes " est apparue, epephanè " et " a été manifestée, pephanerôtai" (Rm 3,21) sont de même racine et de sens identique. Pour Tt 1,5, relevons " il nous a sauvés, sôzein " (Rm 5,9.10), "justice, dikaiosunè" (Rm 5,21; 6,13.16), " nouveauté de l'Esprit, kainôtès tou pneumatos " (Rm 7,6). Tt 1,7 contient les mots "héritiers, klèronomoi" (Rm 8,17) et " espérance, elpis " (Rm 8,24). Du point de vue du vocabulaire, et pas seulement du point de vue de la pensée générale, il y a donc un net parallélisme entre Rm 1-8 et Tt 3,3-7.

Mais ce qui est encore plus remarquable, c'est que beaucoup d'autres mots de Tite sont attestés dans d'autres parties de l'épître aux Romains (notamment Rm 9-11), quand Paul résume sa pensée de manière synthétique.

La construction de l'antithèse de Tite (la rébellion d'autrefois, la miséricorde au temps présent) est inspirée de Rm 11,30-31 : "De même qu'autrefois (pote) vous vous êtes rebellés (apeithein) contre Dieu, et qu'au temps présent vous avez obtenu miséricorde (eleein, eleos), etc. ".

L'expression " non en vertu des œuvres " (ouk ex ergôn), qui se lit en Tt 3,5, a bien un équivalent en Rm 3,27-28, mais c'est seulement en Rm 9,12 que nous la lisons littéralement. L'opposition entre les œuvres et la grâce (Tt 3,5 et 3,7) a son meilleur parallèle en Rm 11,6 : " Si c'est par grâce, ce n'est pas par les œuvres ".

Si Tt 3,4 attribue notre salut à la " générosité " de Dieu (chrèstotès) plutôt qu'à sa " grâce " (charis : Rm 3,24), c'est en parfaite cohérence avec Rm 11,22 : " Considère la générosité de Dieu envers toi ".

Regardons encore la notion d'"asservissement" (douleuein). Tt 3,3 dit que nous étions " asservis " aux convoitises, et Rm 6,6 demandait déjà que nous ne soyons plus " asservis " au péché.

Enfin, il existe un rapport évident entre Rm 7,6 (" afin que nous servions dans la nouveauté de l'Esprit ") et Tt 3,5 (" le renouvellement ; par l'Esprit Saint "). Mais il est remarquable que Tite utilise ici un néologisme (" renouvellement, anakainôsis "), mot inconnu des LXX et de la littérature profane antérieure, qui n'est attesté ailleurs dans le Nouveau Testament qu'en Rm 12,2. L'influence de Romains sur Tite est ici évidente.

Nous devons faire ce constat : le résumé de Rm 1-8 qu'on lit en Tt 3,3-7 n'est pas une imitation servile, mais une reprise très synthétique de l'ensemble de l'épître aux Romains. L'auteur de Tite connaît Romains de l'intérieur, dans toutes ses parties. Tout se passe comme s'il était vraiment Paul lui-même, encore habité par les mêmes pensées.

Bien d'autres réminiscences de Romains pourraient être relevées en Tite. Nous les examinerons à la fin de cette étude. Mais il nous suffit pour l'instant d'avoir établi que Tite est postérieure et non antérieure à Romains, ce que d'ailleurs la plupart des savants (mais, curieusement, pas tous) considèrent comme une évidence.

 

II - Principaux rapports entre Tite et 1 Pierre

1 Pierre et Tite 3,1-8

C'est le débat avec un exégète très célèbre qui m'a fait prendre conscience que la première épître de Pierre utilisait l'épître à Tite.

Je lui avais écrit qu'il était peu raisonnable de contester que 1 Pierre ait été écrite par Pierre lui-même. Il m'a répondu par un argument qu'il jugeait définitif : 1 Pierre utilise l'épître à Tite, qui date de 80-90 ; donc, 1 Pierre est postérieure à 80. Les textes qu'il me demandait de comparer étaient les suivants :

Tite 3 4 Mais, lorsqu'est apparue la générosité de Dieu, notre Sauveur, et son amitié pour les hommes,

5 il nous a sauvés, non en vertu des œuvres que nous aurions accomplies avec justice, mais selon sa miséricorde, par le baptême de la renaissance (palin-genesias) et du renouvellement par l'Esprit Saint,

6 qu'il a répandu sur nous avec abondance, par Jésus-Christ, notre Sauveur ; 7 afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions ses héritiers dans l'espérance de la vie éternelle.

1 Pierre 1 3 Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, selon sa grande miséricorde, nous a fait renaître (ana-gennèsas), pour que nous ayons, par la résurrection de Jésus-Christ d'entre les morts, une espérance vivante, 4 un héritage qui ne se peut corrompre, ni souiller, ni flétrir, et qui vous est réservé dans les cieux, 5 à vous que la puissance de Dieu garde par la foi, pour le salut qui est prêt à être manifesté dans les derniers temps !

J'ai admis pleinement ce raisonnement. Il y a tant de mots identiques groupés ensemble dans ces deux passages (en particulier la construction : " selon sa miséricorde " et le lien entre " espérance " et " vie ") qu'on ne peut douter que l'un des textes comporte des réminiscences de l'autre. Et, puisque la source de l'épître à Tite est évidemment l'épître aux Romains, qu'elle résume, on doit conclure que c'est 1 Pierre qui dépend de Tite.

Le raisonnement était imparable, mais j'ai répondu à cet exégète qu'il ne m'avait pas encore prouvé que l'épître à Tite ne pouvait pas avoir été écrite du vivant de Paul, avant la mort de Pierre. J'ai cependant tiré profit de sa remarque, et j'ai poursuivi l'examen des rapports entre Tite et 1 Pierre. J'ai en particulier examiné les autres réminiscences en 1 Pierre de Tt 3,1-8:

Tite 3 1 Rappelle aux fidèles qu'ils doivent être soumis aux magistrats, aux autorités, et leur obéir, être prête à toute œuvre bonne, 2 ne médire de personne, éviter les querelles, être indulgents, et se montrer d'une parfaite douceur envers tous les hommes.

3 Car nous étions autrefois, nous aussi, irréfléchis, rebelles, égarés, asservis à toutes sortes de convoitises et de voluptés, vivant dans la méchanceté et dans l'envie, dignes d'être haïs et nous haïssant les uns les autres.

4 Mais, lorsqu'est apparue la générosité de Dieu, notre Sauveur, et son amitié pour les hommes, 5 il nous a sauvés, non en vertu des œuvres que nous aurions accomplies avec justice, mais selon sa miséricorde, par le bain de la renaissance et du renouvellement par l'Esprit Saint, 6 qu'il a répandu sur nous avec abondance, par Jésus-Christ, notre Sauveur ; 7 afin que, justifiés par sa grâce, nous devenions ses héritiers dans l'espérance de la vie éternelle.

8 Cette Parole est certaine, et je veux que tu établisses fortement ces choses, afin que ceux qui ont cru en Dieu aient soin de s'appliquer à de belles œuvres : voilà ce qui est beau et utile aux hommes.

 

Ce texte trouve de nombreux échos dans l'exhortation de 1 Pierre qui commence en 1 P 2,1, avec un appel à rejeter les désordres d'autrefois et à se tourner en pleine confiance vers le Christ, et qui se poursuit par une description des " belles œuvres " qui feront honneur à la prédication chrétienne et gagneront à la foi les païens : être des citoyens exemplaires, des domestiques irréprochables, des femmes particulièrement vertueuses, et témoigner avec douceur de l'espérance qui nous fait vivre. Reproduisons ce texte de manière abrégée, en gardant les grandes lignes de la pensée, mais en omettant les passages où le vocabulaire s'éloigne de celui de Tite :

1 Pierre 2 1 Ayant donc rejeté toute méchanceté, toute fraude, toute espèce de dissimulation, d'envie et de médisance, 2 désirez (...) le lait sans fraude de la Parole, afin qu'il vous fasse croître pour le salut, 3-si vous avez goûté combien le Seigneur est généreux (...)

7 Ainsi donc, à vous qui croyez, l'honneur ; mais pour les rebelles, la pierre, rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue (...) une pierre d'achoppement (...) ; 8 ils s'y heurtent pour avoir été rebelles à la Parole (...). 9 Mais vous (...) 10 ...vous êtes maintenant le peuple de Dieu, vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, et qui avez maintenant obtenu miséricorde.

11 Mes bien-aimés, je vous exhorte (...) à vous abstenir des convoitises charnelles (...). 12 Ayez une bonne conduite au milieu des païens, afin (...) qu'ils rendent gloire à Dieu (...) en voyant vos belles œuvres.

13 Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine (...). 16 Conduisez-vous comme des hommes libres, non pour faire de la liberté un voile qui couvre la méchanceté, mais comme des esclaves de Dieu.

18 Serviteurs, soyez soumis à vos maîtres en toute crainte, non seulement à ceux qui sont bons et indulgents, mais aussi à ceux qui sont d'humeur difficile. 19 Car c'est une grâce de supporter des peines (...) pour obéir à Dieu (...), 21... car le Christ aussi a souffert pour vous (...) 24 ...afin qu'étant morts à nos péchés, nous vivions pour la justice (...). 25 Car vous étiez comme des brebis égarées, mais vous êtes maintenant retournés au Pasteur et au Gardien de vos âmes.

3 1 Vous aussi, femmes, soyez soumises à vos maris, afin que, s'il y en a qui n'obéissent point à la Parole, ils soient gagnés (...) par la conduite de leurs femmes (...). 5 Car c'est ainsi que se paraient autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu, étant soumises à leurs maris (...). 7 Vous de même, maris, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes (...), puisqu'elles sont cohéritières de la grâce de la vie (...).

15... Soyez toujours prête à répondre pour votre défense, mais avec douceur et respect, à tous ceux qui vous demandent raison de l'espérance qui est en vous...

Les cinq mots communs entre le passage de Tite et 1 P 2,1-3 sont très pauliniens. En particulier, " méchanceté " (kakia) se lit 6 fois chez Paul, sur 11 emplois dans le Nouveau Testament. Pour son associé " envie " (phthonos), on trouve 5 emplois pauliniens sur 9 en tout. Le substantif " générosité " (chrèstotès) ne rencontre que dans des écrits signés de Paul (9 fois), et l'adjectif correspondant, " généreux " (chrèstos), est utilisé 3 fois par Paul, sur 7 emplois au total. On peut constater que la notion de " générosité " n'est attestée en relation avec la " méchanceté " et l'" envie" qu'en Tt 3,3-4 et 1P 2,1-3. Ce n'est pas par hasard que l'auteur de 1 Pierre s'est souvenu à cet endroit de ps 34(33),9 : " Goûtez et voyez que le Seigneur est généreux ". Si l'on ajoute, dans le proche contexte, les mots " Parole " et " salut ", on a la certitude absolue de l'interdépendance des deux textes.

En 1 P 2,7-10, nous lisons la même opposition qu'en Tite entre la " rébellion " (apeitheis, apeithein) et la " foi " (pisteuein). S'y ajoutent les mots " Parole " et " miséricorde " (eleos, eleein). Pour 1 P 2,11-12, nous avons en commun " convoitises " (epithumiai), " bon " (œuvre bonne, bonne conduite), et " belles œuvres " (kala erga).

L'instruction sur la " soumission " aux autorités (hupotassesthai) reprend de nouveau le mot " méchanceté " (kakia). Aussitôt après, à propos des rapports entre serviteurs et maîtres, on trouve le mot rare " indulgent " (epieikès), qui est paulinien (Ph 4,5; 1 Tm 3,3; + Jc 3,17), les notions très pauliniennes de " grâce " (charis) et de " justice " (dikaiosunè), ainsi que la forme participiale " égarés " (planômenoi).

L'instruction sur les femmes (1 P 3,1-7) contient jusqu'à six mots communs avec le texte de Tite : " être soumis ", " Parole ", " espérer ", " héritier " (klèronomoi, sunklèronomoi), " grâce " et " vie ". Enfin, dans un contexte encore très proche (1 P 3,15), le texte pétrinien unit trois termes de Tite : " prêts à " (hetoimoi pros), " espérance " (elpis) et " douceur " (praütès). Le mot " douceur " est très paulinien (8 emplois sur 11 en tout). Quant à l'adjectif " prêt " (hetoimos), il est utilisé par Paul en 2 Co 9,5; 10,6.16; mais Tt3,l et 1P 3,15 sont les deux seuls endroits du Nouveau Testament où se trouve la construction " prêts à " (hetoimoi pros).

Toutes ces analogies montrent que 1 Pierre est écrite après Tite et en dépendance d'elle. Les contextes où tous ces mots sont employés sont extrêmement différents, ce qui exclut l'utilisation d'une tradition commune. Le texte de Tite est parfaitement unifié, alors que celui de 1 Pierre est très diversifié. La source de l'épître à Tite est à l'évidence l'épître aux Romains, et son vocabulaire est extrêmement paulinien.

 

 

Les devoirs conjugaux en Tite et 1 Pierre

Comparons maintenant les trois seuls textes du Nouveau Testament où l'on invite les femmes à être " pures ", " chastes " (hagnas) :

2 Corinthiens 11 2 : " J'éprouve à votre égard une jalousie divine, car je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge chaste à présenter au Christ ".

Tite 2 3 De même, que les femmes âgées (...) 4 apprennent aux jeunes femmes à aimer leurs époux et leurs enfants, 5 à être modestes, chastes, bonnes maîtresses de maison, soumises à leurs époux, afin que la parole de Dieu ne soit exposée à aucun blâme (...)

1 Pierre 3 1 Vous aussi, femmes, soyez soumises à vos époux, afin que, s'il y en a qui n'obéissent point à la Parole, ils soient gagnés, sans le secours de la parole, par la conduite de leurs femmes, 2 en considérant votre conduite chaste et respectueuse (...) .

7 Vous de même, époux, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes, comme avec un sexe plus faible ; ayez des égards pour elles, puisqu'elles doivent hériter avec vous la grâce de la vie...

 

Dans les deux textes signés de Paul, il s'agit explicitement de jeunes épouses, et c'est directement à elles que le qualificatif " chaste " est appliqué. Dans le texte signé de Pierre, la distance par rapport à 1 Corinthiens est plus grande, car il s'agit des femmes mariées en général, et c'est leur conduite, et non directement elles-mêmes, qui doit être chaste. Le texte de Tite est donc intermédiaire entre 2 Corinthiens et 1 Pierre. D'ailleurs, il est clair que le texte pétrinien vient en dernier, car il s'emploie à manifester clairement la réciprocité des devoirs entre maris et femmes, en soulignant l'égalité absolue des sexes en ce qui concerne l'essentiel, c'est-à-dire la dignité d'enfants de Dieu appelés à la vie éternelle, ce que les textes pauliniens n'avaient pas jugé utile de préciser.

 

Les dirigeants de l'Église dans les deux lettres

Venons-en enfin aux textes de Tite et de 1 Pierre qui indiquent aux dirigeants de l'Église quels sont leurs devoirs :

Tite 1 5 Si je t'ai laissé en Crète, c'est pour que tu mettes en ordre tout ce qui reste à régler, et que tu établisses, comme je te l'ai prescrit, des presbytres dans chaque ville. 6 Que chacun d'eux soit irréprochable, (...) 7 Car il faut que l'épiscope soit irréprochable, étant l'intendant de Dieu. Qu'il ne soit ni arrogant, ni coléreux, ni adonné au vin, ni violent, ni chercheur de gain honteux ; 8 mais qu'il soit hospitalier, ami des gens de bien, prudent, juste, saint, tempérant, 9 attaché à la vraie parole, telle qu'elle a été enseignée, afin d'être capable d'exhorter suivant la saine doctrine, et de réfuter les contradicteurs.

Tite 2 1 Mais toi, prêche ce qui est conforme à la saine doctrine. (...) 7 Offre-leur à tous en ta personne le modèle des bonnes œuvres, et apporte dans ton enseignement de la pureté, de la gravité, 8 une parole saine, irréprochable, pour que l'adversaire soit confus, n'ayant à dire aucun mal de nous.

1 Pierre 4 9 Soyez hospitaliers les uns envers les autres sans murmurer. 10 Que chacun de vous emploie au service des autres le charisme qu'il a reçu, comme doivent le faire de bons intendants des diverses grâces de Dieu. 11 Si quelqu'un prêche, que ce soit comme annonçant les oracles de Dieu ; si quelqu'un assure le service, que ce soit avec la force que Dieu donne, afin qu'en toutes choses Dieu soit glorifié par Jésus-Christ, auquel appartiennent la gloire et la puissance, aux siècles des siècles. Amen.

1 Pierre 5 1 J'adresse cette exhortation aux presbytres qui sont parmi vous, moi qui suis presbytre avec eux et témoin des souffrances du Christ, et qui ai part aussi à la gloire qui doit être manifestée : 2 faites paître le troupeau de Dieu qui vous est confié ; faites-le non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu ; non par recherche d'un gain honteux, mais par dévouement ; 3 non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en vous rendant les modèles du troupeau. 4 Et lorsque le souverain Pasteur paraîtra, vous remporterez la couronne de gloire, qui ne se flétrit jamais.

Six mots sont communs à Tite et 1 Pierre, bien qu'ils soient distribués de manières différentes dans les deux exhortations de chacune d'elles. On peut établir le tableau suivant :

 

Tite 1 Tite 2 1 Pierre 4 1 Pierre 5

presbytre presbytre

intendant intendant

gain honteux gain honteux

hospitaler (hospitalier)

prêche prêche

modèle modèle

 

 

Le mot " gain " (kerdos) ne se rencontre dans le Nouveau Testament que trois fois : en Ph 1,21 ; 3,7 ; Tt 1,11. L'adjectif " honteux " (aischros) ne se lit qu'en 1 Co 11,6 ; 14,35 ; Ép 5,12 ; Tt 1,11. En Tt 1,11, l'auteur écrit : " (De vains discoureurs) bouleversent des familles entières, en enseignant pour un gain honteux ce qu'il ne faut pas. " C'est à partir de ces deux mots que l'auteur de l'épître à Tite s'est souvenu du mot " chercheur de gain honteux " (aischrokerdès) qu'on lit en Tt 1,7, mot ignoré de la Bible grecque, mais déjà attesté chez Platon et Aristote. Par contre, l'adverbe "par recherche de gain honteux" (aischrokerdôs) qu'emploie 1 P 5,2 est un néologisme absolu, jamais attesté avant ce texte. Il est forgé par l'auteur de 1 Pierre à partir de l'adjectif aischrokerdès, donc en dépendance de l'expression de Tite, qui est tout à fait paulinienne. L'idée de mettre en garde les presbytres contre la recherche de gains honteux, c'est-à-dire contre le manque de désintéressement dans le ministère, n'a pas été inventée par Pierre, mais par le Paul de l'épître à Tite. En elle-même, l'idée est paulinienne, car Paul se vante souvent de son désintéressement, rappelant même que Pierre coûtait cher aux communautés (1 Co 9,5-6), et reprochant aux Corinthiens de se laisser " dévorer, dépouiller " par de prétendus " archiapôtres " (2 Co 11,5-15; 11,20). L'appel au désintéressement convient parfaitement à Paul au moment où il rédige 2 Corinthiens, Romains et sans doute Tite peu après.

Le titre " intendant " (oikonomos) pour désigner les responsables de l'Église est attesté pour la première fois chez Paul, en 1 Co 4,1-2 : " Qu'on nous considère donc comme des serviteurs du Christ, et des intendants des mystères de Dieu. " L'idée que le responsable doit être le " modèle " (tupos) des fidèles se trouve déjà en 1 Th 1,7, en 2 Th 3,9 et en Ph 3,17, sans compter les autres textes où Paul invite les croyants à l'imiter (1 Th 1,6 ; 2 Th 3,7.9 ; 1 Co 4,16 ; 11,1). Pour ces deux mots, Tite est une épître très paulinienne.

Le verbe ici traduit par " prêcher " (lalein) signifie d'une manière générale " parler ". mais, dans le langage de Paul, il signifie souvent un " enseignement " qui a pour objet la Parole de Dieu (1 Th 1,8 ; 2,2.4.16 ; 1 Co 2,6-7 ; Ph 1,14 ; 2 Co 2,17 ; etc.). Paul va jusqu'à dire que c'est le Christ qui " parle " en lui (2 Co 13,3). Ceci permet de comprendre l'apparente opposition entre 1 Co 11,5, où Paul décrit la femme qui prie ou qui prophétise dans l'assemblée, évidemment à haute voix, et 1 Co 14,34-35, où il déclare que les femmes n'ont pas le droit de " parler " dans l'assemblée, c'est-à-dire d'y " prêcher " avec autorité la Parole de Dieu. Là encore, l'usage de ce mot est paulinien.

Le mot " hospitalier " (philoxenos) ne se lit qu'en 1 Tm 3,2 ; Tt 1,8 et 1 P 4,9. Ici encore, le caractère secondaire de 1 Pierre par rapport à Tite se montre facilement. Il est normal de mentionner l'hospitalité parmi les qualités d'un responsable d'Église, car c'est lui qui a la charge d'accueillir les croyants étrangers qui viennent dans sa ville (voir 3 Jn 9-10, où il est question d'un chef d'Église inhospitalier). Chez Pierre, le mot " hospitalier " est employé juste avant l'exhortation aux " intendants " de l'Église, mais il ne s'applique pas à ceux-ci : c'est une qualité demandée à tous les fidèles. Son texte est moins bien enraciné dans la vie concrète que celui de Tite.

Bien que Paul n'emploie pas le mot " presbytre " dans ses premières lettres, jusqu'à l'épître aux Romains, il ne pouvait ignorer que ce titre était en usage à Jérusalem (Ac 11,30 ; 15,4.6.22.23). Dans le chapitre précédent, j'ai démontré que l'épître de Jacques avait été écrite en réponse à la première épître aux Corinthiens, et que Paul en avait tenu compte dans l'épître aux Romains : les communautés pauliniennes savaient fort bien de qui il s'agissait quand on leur parlait des "presbytres de l'Eglise" (Je 5,14). L'usage de ce mot en Tt 1,5 ne fait pas obstacle à l'origine paulinienne de Tite, encore moins à son antériorité par rapport à 1 Pierre. D'ailleurs, en Tt 1,5-6, on passe immédiatement du titre de " presbytre " à celui d'" épiscope ", qui a indiscutablement été employé par Paul (Ph 1,1).

 

Le vocabulaire commun aux deux lettres

Voici encore une liste de mots très rares qui sont employés à la fois par Tite et par 1 Pierre. Ils font clairement partie du vocabulaire attribué à Paul dans le Nouveau Testament, et ils s'ajoutent à ceux que nous avons déjà examinés :

 

Tite 1 Pierre

2,14 1,18 délivrer, lutrousthai (+Lc 24,21)

(Paul emploie " délivrance ", apo-lutrôsis : Rm 3,24; etc.)

3,9 1,18 vain, mataios : 1 Co 3,20; 15,17; Ac 14,15 (+ Jc 1,26)

2,9 2,18 maître humain, despotès : 1 Tm 6,1-2; 2 Tm 2,21

2,12 2,23 justement, dikaiôs : 1 Th 2,10; 1 Co 15,34 (+ Lc 23,41)

1,7 2,25 gardien, episkopos : Ph 1,1; 1 Tm 3,2; Ac 20,28

2,14 3,13 fervent, zèlôtès : 1 Co 14,12; Ga 1,14; Ac 22,3 (+ Ac 21,20)

1,6 4,4 libertinage, asôtia : Ép 5,18

1,8 4,7 être sage, sôphronein : 2 Co 5,13; Rm 12,3 (+ Mc 5,15 = Lc 8,35)

 

Nous arrivons donc aux trois conclusions suivantes :

1) Tite comporte des réminiscences des écrits antérieurs de Paul, surtout de Romains.

2) Le vocabulaire de Tite est extrêmement paulinien.

3) 1 Pierre est écrite après Tite et contient de nombreuses réminiscences de cette épître.

 

1 Pierre, qui utilise Tite, est-elle authentique ?

Jusqu'à une époque récente, personne, sinon quelques fantaisistes brillants, ne mettait en doute l'authenticité de 1 Pierre. L'examen de son contenu montre qu'elle est très pétrinienne. Il est parfaitement naturel que Pierre ait présenté le Christ comme la " pierre " sur laquelle l'Église est fondée. Nul autre que Pierre n'était mieux qualifié que lui pour donner à Jésus le titre de " pasteur " (1 P 2,25), puisque Pierre avait reçu la mission de " faire paître" les brebis du Christ (Jn 21,15-17). Pierre avait eu beaucoup de mal à accepter l'idée que le Christ devait souffrir (Mc 8,31-33), et il est normal que son épître fasse sans cesse allusion aux souffrances de Jésus (1 P 1,11; 2,21.23; 3,18; 4,1.13; 5,1), comme il le faisait dans sa première défense devant le Sanhédrin (Ac 3,18). Comme dans les Actes (5,30; 10,39), Pierre emploie dans son épître le mot " bois " pour désigner la croix (1 P 2,24). 1 Pierre manifeste une attente encore très vive de " la fin de toutes choses " (1 P 4,7), ce qui est une preuve de son ancienneté. Tout concourt à la situer du vivant de Pierre, et donc à dater l'épître à Tite du vivant de Paul.

Néanmoins, puisque dans les dernières années on a voulu reculer la composition de 1 Pierre jusqu'à l'année 75 ou même jusqu'à l'époque de Domitien, il est utile d'examiner ses rapports privilégiés avec l'épître aux Hébreux, pour montrer que l'auteur de ce discours de réconfort connaissait 1 Pierre et l'utilisait abondamment.

 

 

III - Les rapports entre 1 Pierre et Hébreux

 

Observations générales

II y a entre 1 Pierre et Hébreux des analogies évidentes, qui portent sur les thèmes les plus fondamentaux des deux écrits. Tous deux attachent une importance extrême aux " souffrances " du Christ (pour Hébreux, voir Hb 2,9-10; 2,18; 5,8; 9,26; 13,2). Tous deux mettent en évidence la notion de " sacerdoce ", évoquée à propos du peuple de Dieu dans son ensemble en 1 P 2,5.9, développée à propos du Christ tout au long de l'épître aux Hébreux. Tous deux insistent sur le rôle des dirigeants dans la communauté (1 P 5,1-4; Hb 13,7 et 13,17), en liant leur mission de vigilance pastorale (1 P 5,2; Hb 13,17) à la présence invisible du Pasteur suprême (poimèn, 1P 2,25; Hb 13,20), dont les " brebis " (probata, 1 P 2,25; Hb 13,20) ont été sauvées par son sacrifice (Is 53,6, sous-jacent à 1 P 2,24-25 et à Hb 13,20).

Hébreux connaît la problématique de 1 Pierre, puisqu'elle invite les croyants à " faire monter des sacrifices spirituels " (anapherein thusias, 1 P 2,5; Hb 13,15), alors que 1 Pierre ne fait aucune allusion au thème fondamental de l'épître aux Hébreux, la médiation sacerdotale du Fils de Dieu, devenu frère des hommes. En 1 Pierre, l'idée de sacerdoce est tirée directement de l'Ancien Testament : " Je vous tiendrai pour un royaume sacerdotal et une nation sainte " (Ex 19,6). Pierre applique au nouveau peuple de Dieu les prérogatives de l'ancien. Mais il sait que nous n'offrons nos sacrifices spirituels que " par Jésus Christ" (1 P 2,5). C'était une pierre d'attente pour la mise en lumière de la médiation sacerdotale du Christ, que développerait Hébreux. L'auteur de cette épître sait qu'il va au-delà de la théologie traditionnelle : il étudie des réalités " difficiles à exposer" (Hb 5,11), qui ne sont pas enseignées aux " petits enfants " (cf. 1 P 2,2), mais seulement aux adultes dans la foi, aux " parfaits " (Hb 5,13-14).

 

Ces remarques générales sont déjà suffisantes pour montrer l'antériorité de 1 Pierre. Mais, pour qu'il ne subsiste aucun doute, nous devons faire une étude très minutieuse. Selon notre méthode, nous allons comparer systématiquement les passages de 1 Pierre et d'Hébreux où sont employés ensemble des mots très rares dans le Nouveau Testament. La liste de ces mots peut être présentée dans un graphique qui nous indiquera l'ordre logique dans lequel les rapports entre les deux épîtres doivent être examinés :

 

1 Pierre Hébreux Hébreux Hébreux Hébreux

1,2 : aspersion, asperger 9,13 12,24

1,4 : sans souillure 7,26 13,4

1,6 : pour un peu de temps 12,10

1,11 : l'Esprit montre 9,8

1,19: Christ sans défaut 9,14

1,20 : manifesté 9,26

2.2 : lait (de la Parole) 5,12-13

2.3 : goûter 6,4-5

2,5 : présenter des offrandes 7,27 13,15

2,11 : étrangers et voyageurs 11,13

2,24 : être guéri 12,13

3.6 : Sara 11,11

3.7 : cohéritier 11,9

3,9 : hériter d'une bénédiction 12,17

3,11 : poursuivre la paix 12,14

3,18 : mourir une seule fois 9,27-28

3,20 : construire une arche 11,7

3.20 : se rebeller 11,31

3.21 : réplique 9,24

4,1 : pensée 4,12

4,11 : oracles de Dieu 5,12

4,17 : maison de Dieu 3,6 10,21

4,17 : se rebeller 3,18

5,2 : volontairement 10,26

5,4 : couronne de gloire 2,7.9

5,9 : solide 5,12.14

5,10 : équiper (katartizein) 13,21

 

 

Premier exemple : Des souffrances à la gloire

Mettons d'abord en regard le début de la deuxième exhortation de 1 Pierre (4,12 - 5,4) et un passage très différent d'Hébreux, où il est question de l'habilitation de Jésus comme intendant fidèle de la " maison de Dieu " (Hb 2,9 - 3,18). Malgré la différence des sujets, qui interdit tout recours à une tradition commune antérieure, il y a entre ces deux textes une analogie importante : en 1 Pierre, il est question des pasteurs humains qui tiennent la place du Souverain Berger ; en Hébreux, Jésus est comparé à Moïse, à qui fut autrefois confiée la maison de Dieu. Le nombre de rapprochements qu'on peut faire entre ces deux passages s'élève au moins à neuf idées bien distinctes, qui ont été soulignées en gras :

1 Pierre 4 12 Mes bien-aimés, ne trouvez pas étrange d'être dans la fournaise de la tentation, comme s'il vous arrivait quelque chose d'extraordinaire. 13 Mais réjouissez-vous dans la mesure même où vous avez part aux souffrances du Christ, afin que, le jour où sa gloire sera manifestée, vous soyez aussi dans la joie et l'allégresse (...). 17 Car le moment est venu où le jugement va commencer par la maison de Dieu ; or, s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui se rebellent contre l'Évangile de Dieu ? (...) 19 Que ceux donc qui souffrent selon la volonté de Dieu, recommandent leurs âmes au fidèle Créateur, en faisant le bien.

5 1 J'adresse cette exhortation aux presbytres qui sont parmi vous, moi qui suis presbytre avec eux et témoin des souffrances du Christ, et qui ai part aussi à la gloire qui doit être manifestée : 2 Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié (...) 4 Et lorsque le souverain Pasteur paraîtra, vous remporterez la couronne de gloire, qui ne se flétrit jamais.

Hébreux 2 9 Mais ce Jésus, qui a été fait pour un peu de temps inférieur aux anges, nous le voyons, à cause de la mort qu'il a soufferte, couronné de gloire et d'honneur. C'est ainsi que, par la grâce de Dieu, il a goûté la mort pour tous 10 Oui, il convenait que Celui pour qui et par qui sont toutes choses, ayant à amener beaucoup de fils à la gloire, élevât à la perfection, par les souffrances, le Chef de file du salut (...). 17 Aussi fallait-il qu'il fût rendu semblable en toutes choses à ses frères, afin d'être, à l'égard de Dieu, un grand-prêtre miséricordieux et fidèle, pour obtenir le pardon des péchés du peuple. 18 En effet, comme il a souffert lui-même et qu'il a été tenté, il peut secourir ceux qui sont tentés.

3 1 En conséquence, frères saints, qui êtes participants d'une vocation céleste, considérez bien l'apôtre et le grand-prêtre de la foi que nous professons, Jésus, 2 qui a été fidèle à celui qui l'a établi, comme Moïse aussi l'a été dans toute sa maison (...) 4 ... Or, celui qui a construit toutes choses, c'est Dieu. 5 Quant à Moïse, il a été fidèle dans toute sa maison, comme un serviteur (...). 6 Mais Christ l'est comme un fils à la tête de sa maison ; et sa maison, c'est nous (...). 7 C'est pourquoi, comme dit le Saint-Esprit : " Aujourd'hui, si vous entendez sa voix, 8 n'endurcissez pas vos coeurs, comme lors de la révolte, au jour de la tentation dans le désert... " (...) 18 Et à qui jura-t-il qu'ils n'entreraient pas dans son repos ? N'est-ce pas à ceux qui s'étaient rebellés ?

 

Bien qu'avec des mots différents, les deux textes soulignent que la souffrance, celle des fidèles ou celle de leur chef, n'a rien d'étrange et fait partie du plan de Dieu, elle est conforme à sa volonté. Sur ce point, 1 Pierre ne dépend pas d'Hébreux, car 1 P 4,19 utilise une expression (to thelèma tou theou) qui se lit en trois lieux précédents (1 P 2,15; 3,17; 4,2). Cette souffrance est une " tentation " (peirasmos, 1P 4,12; Hb 3,8 - dans une " citation explicite " - ; peirazesthai, Hb 2,18). En 1 Pierre, il s'agit d'une tentation bien concrète (les chrétiens sont traînés devant les tribunaux et risquent de se décourager). Ces tentations avaient déjà été évoquées en 1 P 1,6. En Hébreux, il s'agit des tentations en général, la pensée est beaucoup plus abstraite. Par deux fois, 1 Pierre souligne que nous " avons part " (koinônein) aux souffrances et à la gloire du Christ. Il le dit pour les chrétiens (1 P 4,13) et aussi pour lui-même (1 P 5,1), et il donne ici son témoignage personnel. Déjà en 1 P 1,11 il avait lu dans les écrits des prophètes l'annonce " des souffrances du Christ et des gloires qui les suivraient ", et tout au long de sa lettre il oppose les épreuves présentes et la gloire future (1 P 1,6-7; 1,18-21; 2,12; 2,24; 3,14; 3,18; 5,10). Hébreux développe la même idée, elle dit que nous sommes "participants " (metochoi, Hb 3,1) de la vocation céleste du Christ, qui, pour avoir souffert la mort, a été " couronné de gloire et d'honneur " (Hb 2,9).

Ici, de manière étrange, Hébreux invoque un texte qui ne parle pas de la gloire du Christ, mais de celle de l'homme en général : " Qu'est-ce que l'homme, que tu te souviennes de lui ? (...) Tu l'as couronné de gloire et d'honneur " (Hb 2,6-8, citant ps 8,5-7). Ayant en mémoire l'expression " couronne de gloire ", qui ne se lit dans le Nouveau Testament qu'en 1 P 5,4, l'auteur d'Hébreux a recherché une citation de l'Ancien Testament où il pouvait trouver cette expression, et il l'a appliquée au Christ, bien qu'elle y concerne littéralement la créature humaine et qu'elle n'y soit nullement mise en rapport avec des souffrances préalables. 1 Pierre ne dépend pas ici d'Hébreux, mais d'une image sportive qui se lit d'abord en 1 Co 9,25, puis en Je 1,12 et 2 Tm 4,8, et qu'on retrouvera encore dans l'Apocalypse (Ap 2,10; 3,11; etc.). 1 Pierre reste proche de la vie concrète, en soulignant que les couronnes des athlètes se flétrissent, mais que notre héritage céleste ne peut se flétrir (cf. 1 P 1,4).

L'idée que nous sommes " la maison de Dieu " était déjà présente, avec d'autres mots, en 1 Co 3,9 (theou oikodomè). Elle fut reprise en 1 P 2,5, où le mot " maison " a sa signification originelle, celle d'un bâtiment. Mais le mot oikos signifie aussi " maisonnée ", et c'est en ce sens qu'il est employé en 1 Co 1,16, en Tt 1,11 et en 1 P 4,17, ainsi qu'en 1 Tm 3,15, où l'Église est appelée "maison de Dieu " (oikos theou). La première épître de Pierre emploie une image courante dans le christianisme primitif. L'auteur d'Hébreux connaît cette image et bâtit son raisonnement sur elle, puisqu'il écrit : " la maison de Dieu, c'est nous " (Hb 3,6), mais il ne l'a pas inventée lui-même, puisqu'elle était déjà présente en 1 Corinthiens. C'est au contraire cette image, liée en 1 P 4,17-19 au mot " fidèle " (pistas, appliqué à Dieu), qui lui a remis en mémoire le texte de la LXX qu'il cite : " Mon serviteur Moïse est fidèle en toute ma maison " (Nb 12,7; Hb 3,2.5). Cet éloge lui permettait de faire de Moïse une figure du Christ, conjointement avec Aaron. Ses raisonnements sont assez laborieux, et le texte limpide de 1 Pierre ne leur doit visiblement rien.

Ajoutons encore que 1P 4,17 et Hb 3,18 ont en commun le verbe "se rebeller " (apeitheiri). Hébreux ne le tire pas de ps 95,8-11, qu'elle cite en Hb 3,7-11, et qu'elle commente ensuite jusqu'en 4,10, car il n'y figure pas. Elle le tire du texte de 1 Pierre, comme elle a reçu de l'évocation des "tentations" en 1P 4,12 l'idée de citer ici ce psaume, où la tentation (Hb 3,8) n'est pas celle que Dieu permet, comme en 1 Pierre et en Hb 2,18, mais celle par laquelle les hommes veulent mettre Dieu à l'épreuve. La logique étrange de Fépître aux Hébreux s'explique par ses réminiscences de ce court passage de 1 Pierre.

Deuxième exemple : Autour de l'idée de solidité

Continuant notre lecture de l'épître aux Hébreux, citons préalablement trois versets de 1 Pierre qui se lisent, soit juste avant, soit juste après le texte que nous venons d'examiner, 1 P 4,12 -5,4 :

1 Pierre 4 1... vous aussi, armez-vous de cette pensée (…).11 Si quelqu'un parle, que ce soit comme annonçant les oracles de Dieu...

5 9 Résistez-lui [au diable], en restant solides dans la foi...

Les trois expressions qui ont été soulignées se retrouvent dans les deux exhortations qui encadrent la description de Jésus comme " grand-prêtre selon l'ordre de Melchisédech " (Hb 4,14 -5,10) :

 

Hébreux 4 11 Efforçons-nous donc d'entrer dans ce repos (...). 12 Car la parole de Dieu est vivante et efficace (...), elle est le juge des intentions et des pensées du cœur.

5 11 Nous aurions à ce sujet beaucoup à dire, et des choses difficiles à expliquer (...) 12 ... vous avez encore besoin qu'on vous enseigne les premiers éléments des oracles de Dieu ; vous en êtes à avoir besoin de lait, au lieu d'une nourriture solide.

Ces trois expressions sont significatives, parce qu'elles se lisent dans un contexte très proche du précédent, et surtout parce qu'elles sont extrêmement rares dans le Nouveau Testament. Le mot ici traduit par " pensée " (ennoià) ne se lit jamais ailleurs qu'en 1 P 4,1 et Hb 4,12. L'expression " oracles de Dieu " (logia [tou] theou) ne se rencontre qu'en Rm 3,2, et ensuite en 1 P 4,11 et Hb 5,12. Quant à l'adjectif " solide " ou " dur " (stéréos), il n'est attesté qu'en 2 Tm 2,19, en 1 P 5,9 et en Hb 5,12.14. Il n'est pas naturel en grec d'appeler " dure " une nourriture. Ce mot s'applique normalement à des objets très fermes, tels que la pierre ou le fer. L'usage de 2 Timothée et de 1 Pierre est normal. Celui d'Hébreux est plus métaphorique : les destinataires de sa lettre sont encore des enfants, ils ne sont pas des " parfaits " (Hb 5,14), ils ne sont pas " fermes dans la foi " (1 P 5,9).

Examinons précisément l'image du lait et de la nourriture solide. Cette métaphore n'est présente dans le Nouveau Testament que trois fois : en 1 Co 3,2, en 1 P 2,2 et en Hb 5,12ss. Comparons Hébreux avec ses passages parallèles. Il faut observer au préalable qu'en 1 Pierre le lait est appelé " lait logique " (logikon gala). Ceci signifie, selon l'étymologie, " lait de la Parole " (gala tou logou). C'est d'ailleurs ainsi que presque toutes les traductions françaises sont obligées de rendre cette expression.

1 Corinthiens 2 6 C'est une sagesse que nous enseignons aux parfaits (teleiois)...15 L'homme spirituel juge de tout et n'est jugé par personne....

3 1 Pour moi, frères, je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels ; mais je vous ai parlé comme à des hommes charnels, comme à des petits enfants (nèpioi) en Christ. 2 Je vous ai donné du lait, et non un aliment (brôma), car vous ne pouviez pas le supporter...

1 Pierre 2 2 Désirez avec ardeur, comme des bébés (brephè) nouveau-nés, le lait sans fraude de la Parole, afin qu'il vous fasse croître pour le salut, 3 - si vous avez goûté que le Seigneur est bon.

Hébreux 5 12 Vous devriez être depuis longtemps des maîtres, et vous avez encore besoin qu'on vous enseigne les premiers éléments des oracles de Dieu ; vous en êtes à avoir besoin de lait, au lieu d'une nourriture solide. 13 Or, celui qui ne se nourrit que de lait, ne saurait comprendre la Parole de la justice ; il n'est encore qu'un petit enfant (nèpios) 14 Mais la nourriture solide est pour les parfaits (teleiois), pour ceux qui ont le sens exercé, par l'usage, au discernement du bien et du mal (...).

6 1 Ainsi donc, laissant les premiers éléments du discours sur le Christ, tendons à ce qui est parfait (...). 4 Car ceux qui ont été une fois éclairés, qui ont goûté le don céleste, qui ont eu part à l'Esprit saint, 5 qui ont goûté la bonne Parole de Dieu et les puissances du siècle à venir...

Il est clair que l'auteur d'Hébreux a en tête l'image paulinienne, avec l'opposition entre les " adultes ", les " parfaits " (teleioi), et les " petits enfants " (nèpioi). Cependant, les contacts avec 1 Pierre sont également indiscutables, avec l'allusion à la " Parole " que l'on " goûte ". En dehors de l'expression " goûter la mort ", le verbe " goûter " (geuesthai) n'est employé au figuré, à propos d'une réalité spirituelle, qu'en 1 P 2,2 et en Hb 6,4-5. Or, 1 Pierre ne dépend pas d'Hébreux pour ce mot, puisqu'il s'agit d'une citation de ps 34,9. C'est la dépendance inverse qui s'impose. L'auteur d'Hébreux hérite à la fois de Pierre et de Paul.

 

Troisième exemple : L'aspersion par le sang du Christ

Examinons maintenant deux passages de 1 Pierre, qui se trouvent avant et après l'image du lait de la Parole, et qui contiennent deux expressions très rares : " sans souillure " (amiantos) et " faire monter des sacrifices " (anapherein thusias). Ces deux expressions se retrouvent, la première en Hb 7,26 et 13,4 (ainsi qu'en Jc 1,27), la deuxième en Hb 7,27 et 13,15 (jamais ailleurs). Hébreux les associe donc deux fois dans des contextes très rapprochés (7,26-27 et 13,4.15). De plus, en 1 Pierre et en Hb 7,26, le mot " sans souillure " est associé à une idée sans rapport nécessaire avec lui : l'évocation des " cieux ". Enfin, 1 Pierre emploie le mot " aspersion " (rhantismos), inconnu de la langue grecque profane, non biblique, qu'on ne trouve ailleurs dans le Nouveau Testament qu'en Hb 12,24, et qui se retrouve sous sa forme verbale, "asperger" (rhantizeiri) en Hb 9,13.19.21 et 10,22. Il y a là des preuves certaines d'interdépendance.

1 Pierre 1 2... élus selon la prescience de Dieu, le Père, et sanctifiés par l'Esprit, pour obéir à Jésus-Christ et pour avoir part à l'aspersion de son sang (...) 3 Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, dans sa grande miséricorde, nous a fait renaître, pour que nous ayons (...) 4 un héritage incorruptible, sans souillure ni flétrissure, et qui vous est réservé dans les cieux (...).

2 2 Désirez avec ardeur, comme des enfants nouveau-nés, le lait sans fraude de la Parole (...). 5 Vous aussi, comme des pierres vivantes, vous formez une maison spirituelle, un royaume sacerdotal, pour offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ.

Hébreux 7 26 C'était bien là le grand-prêtre qu'il nous fallait, saint, innocent, sans souillure, séparé des pécheurs, et élevé au-dessus des cieux : 27 il n'a pas besoin comme les autres grands-prêtres, d'offrir tous les jours des sacrifices, d'abord pour ses propres péchés, ensuite pour ceux du peuple ; il a fait cela une fois pour toutes, en s'offrant lui-même (...).

9 13 Car, si le sang des boucs et des taureaux et la cendre d'une génisse, dont on asperge ceux qui sont profanés, les sanctifient, en leur procurant du moins la pureté de la chair, 14 combien plus le sang du Christ, qui, par l'Esprit éternel, s'est offert lui-même sans défaut à Dieu, purifiera-t-il votre conscience des œuvres mortes, pour que vous serviez le Dieu vivant !

L'éloignement de 1 P 1,1-4 et de 1 P 2,5 né doit pas nous masquer l'unité de la pensée : dans les deux cas, il est question du sacrifice du Christ, qui nous a aspergés de son sang, et qui nous a ainsi permis de nous offrir nous-mêmes en sacrifice. De même, l'éloignement entre Hb 7,26-27 et Hb 9,13-14 ne doit pas nous faire oublier que la pensée de l'auteur est entièrement unifiée par une réflexion sur l'offrande volontaire du Christ.

C'est de l'épître aux Romains que 1 Pierre a tiré l'idée de " sacrifice spirituel ". On peut facilement s'en rendre compte en comparant Rm 12,1-2 et 1 P 2,1-5 :

Romains 12 1 Je vous exhorte donc, frères, par les compassions de Dieu, à présenter vos corps en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu, ce qui est votre culte raisonnable (logikos).

1 Pierre 2 2 Désirez avec ardeur, comme des enfants nouveau-nés, le lait raisonnable (logikos) et sans fraude (...). 5... vous formez une maison spirituelle, un saint sacerdoce, pour offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ.

Ces deux textes sont les seuls du Nouveau Testament où soit employé l'adjectif " raisonnable ", qui est inconnu de la Bible grecque, mais qui a dans le monde grec une grande résonance : tout le monde païen est la recherche d'un culte conforme à la " raison " (logos). Paul annonce que ce culte est maintenant accessible en Jésus Christ. Mais Pierre, qui est moins intégré dans la pensée grecque, interprète le mot logikos selon son étymologie : le " lait de la Parole ". Dans Romains, Paul n'explicite pas encore la notion du " sacerdoce " du Peuple de Dieu, mais Pierre prolongera sa pensée.

(autre texte d'Hébreux)

Hébreux reprendra littéralement l'expression de Pierre en Hb 13,15 : "Par lui (le Christ), offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange ". Mais, auparavant, elle montrera que Jésus est le grand-prêtre qui s'est offert en sacrifice et qui nous permet ainsi de nous offrir nous-mêmes. Hébreux connaît l'enseignement de Romains et de 1 Pierre, mais Romains et 1 Pierre n'ont pas encore une connaissance réfléchie de la médiation sacerdotale du Christ.

 

Quatrième exemple : La partie centrale de l'épître aux Hébreux

Relevons maintenant des expressions rares de 1 Pierre qui sont rassemblées dans la partie centrale de l'épître aux Hébreux (ch. 9-10).

 

L'Agneau sans défaut

Comparons d'abord le début de 1 Pierre et Hb 9,8-26, où se rencontrent à la fois la notion " d'aspersion ", l'idée que " l'Esprit montre " les réalités chrétiennes, la description du Christ comme Agneau " sans défaut ". Le verbe " montrer " (dèloun) n'est associé à l'Esprit qu'en 1 P 1,11 et en Hb 9,8. Le Christ n'est appelé " sans défaut " (amômos) qu'en 1 P 1,19 et en Hb 9,14. La constatation qu'il a été " manifesté " (phaneroun) à la fin des âges n'est faite qu'en 1 P 1,20 et Hb 9,26.

 

1 Pierre 1 2... pour obéir à Jésus-Christ et pour avoir part à l'aspersion de son sang (...).

11 (Les prophètes) cherchaient à découvrir l'époque et les circonstances montrées par l'Esprit de Christ, qui était en eux (...).

18 Ce n'est point par des choses périssables (...) que vous avez été rachetés (...), 19 mais par le précieux sang du Christ, comme de l'Agneau sans défaut et sans tache, 20 prédestiné avant la création du monde (pro katabolès kosmou) et manifesté au dernier temps à cause de vous.

Hébreux 9 8 Le Saint-Esprit montre par là que le chemin du lieu très saint n'est pas ouvert tant que subsiste le premier tabernacle (...).

13 Car, si le sang des boucs et des taureaux et la cendre d'une génisse, dont on asperge ceux qui sont profanés, les sanctifient, en leur procurant du moins la pureté de la chair, 14 combien plus le sang du Christ, qui, par l'Esprit éternel, s'est offert lui-même sans défaut à Dieu, purifiera-t-il votre conscience des œuvres mortes, pour que vous serviez le Dieu vivant ! (...)

24 En effet, Christ n'est pas entré dans un sanctuaire fait de main d'homme, réplique du vrai sanctuaire (...). 25 Et ce n'est pas pour s'offrir plusieurs fois lui-même (...), 26 autrement, il aurait fallu qu'il souffrît plusieurs fois depuis la création du monde (apo katabolès kosmou). Mais il a été manifesté une seule fois, à la fin des âges, pour abolir le péché par son sacrifice.

 

La description du Christ comme " Agneau sans défaut " est une idée originale de Pierre, à partir de la tradition juive. Celle-ci énumérait les œuvres que Dieu avait créées au commencement du monde en dehors du cours normal de la nature, pour s'en servir en temps opportun : " Dix choses furent créées la veille du sabbat entre les deux soirs : l'arc-en-ciel, la manne, le bâton (de Moïse), etc. " (Pirqè Abôt [Sentences des Pères], 5,6). Parmi ces choses figure " le bélier de notre père Abraham" (cf. Gn 22,13). Le Targum du Pentateuque [Pseudo-Jonathan] écrit ceci quand il commente Gn 22,13 : " Abraham éleva les yeux et vit qu'il y avait un bélier - celui qui avait été créé au crépuscule de l'achèvement du monde - attrapé par ses cornes dans le branchage d'un arbre ".

Il était courant aux temps apostoliques devoir dans le sacrifice d'Abraham une préfiguration de celui du Christ, mais Pierre a repris ce thème d'une manière très personnelle, à partir de la tradition juive. Au contraire, l'épître aux Hébreux ne manifeste ici aucun contact avec cette tradition, les ressemblances frappantes qu'elle présente avec 1 P 1,19-20 sont des réminiscences de ce texte.

 

La mort " une seule fois "

Le second texte utilisé en Hb 9 est celui où, en 1 P 3,18-21, il est question de la prédication du Christ aux rebelles de l'époque de Noé:

1 Pierre 3 18 En effet, Christ aussi est mort une seule fois pour les péchés (...) 20... l'arche, dans laquelle un petit nombre, savoir, huit personnes, furent sauvées à travers l'eau. 21 Sa réplique est le baptême qui maintenant vous sauve, et qui consiste (...) dans l'engagement d'une bonne conscience envers Dieu (...).

Hébreux 9 14 Combien plus le sang du Christ (...) purifiera-t-il votre conscience des œuvres mortes, pour que vous serviez le Dieu vivant ! (...).

24 En effet, Christ n'est pas entré dans un sanctuaire fait de main d'homme, réplique du vrai sanctuaire, mais il est entré dans le ciel même (...).

27 Et de même qu'il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement, 28 de même, le Christ s'est offert une seule fois pour ôter les péchés de beaucoup ; et il apparaîtra une seconde fois, non plus pour ôter le péché, mais pour donner le salut à ceux qui l'attendent.

1 P 3,18 et Hb 9,27 sont les seuls textes du Nouveau Testament où l'on précise que la mort a lieu " une seule fois " (hapax). 1 P 3,21 et Hb 9,24 utilisent le mot " réplique " (antitupos), qu'on ne lit jamais ailleurs. Si l'on y ajoute les idées plus courantes de rémission des péchés, de salut, et surtout de purification de la " conscience " (suneidèsis), on ne peut absolument pas douter de la dépendance d'un texte à l'autre.

 

" De plein gré " et les mots associés

Revenons enfin sur le passage que nous avons étudié en premier lieu (1 P 4,12 - 5,4), dont nous avons déjà vu qu'il avait inspiré plusieurs thèmes présents en Hb 2,9 - 3,18. Il présente également des contacts avec Hb 10,21-27. Nous y retrouvons l'expression rare " la maison de Dieu " (oikos ton theou), et celle-ci se trouve juxtaposée, dans un contexte proche, à l'adverbe " de plein gré " (hekousiôs), qui ne se lit jamais ailleurs qu'en 1 P 5,2 et Hb 10,26. Ajoutons un troisième thème qui est exploité aux mêmes endroits : le " jugement " (krima, krisis) qui doit s'abattre sur les rebelles (1 P 4,17; Hb 10,27).

 

1 Pierre 4 17 Car le moment est venu où le jugement va commencer par la maison de Dieu ; or, s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui désobéissent à l'Évangile de Dieu ? (...).

5 2 Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié ; faites-le non par contrainte, mais de plein gré, selon Dieu.

Hébreux 10 21 Puisque nous avons un grand prêtre établi sur la maison de Dieu, 22 approchons-nous avec un cœur sincère (...). 26 Car si nous péchons de plein gré, après avoir reçu la connaissance de la vérité, il ne reste plus de sacrifice pour les péchés, 27 mais seulement la terrible attente du jugement et le feu ardent, qui doit dévorer les rebelles.

 

Cinquième exemple : Noé, Abraham, Sara

II nous faut passer maintenant à Hb 11, où sont donnés tant d'exemples de la foi des ancêtres. Cet éloge de la foi présente plusieurs contacts avec 1 Pierre, dont nous allons prendre rapidement connaissance :

1 Pierre 2 11 Mes bien-aimés, je vous exhorte, comme des étrangers et des voyageurs, à vous abstenir des convoitises charnelles, qui font la guerre à l'âme.

3 5 Car c'est ainsi que se paraient autrefois les saintes femmes (...), 6 comme Sara, qui obéissait à Abraham, l'appelant son seigneur (...). 7 Vous de même, maris, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes (...), puisqu'elles sont héritières avec vous de la grâce de vie (...).

18 En effet, Christ aussi est mort une fois pour les péchés, lui juste pour les injustes, afin de nous amener à Dieu (...) 19 C'est par ce même Esprit qu'il est allé prêcher aux esprits retenus en prison, 20 ceux qui autrefois s'étaient rebellés, lorsque, du temps de Noé, la patience de Dieu attendait, et que se construisait l'arche, dans laquelle un petit nombre, savoir, huit personnes, furent sauvées à travers l'eau.

Hébreux 11 7 C'est par la foi que Noé, divinement averti des choses qu'on ne voyait pas encore et pénétré d'une pieuse crainte, construisit l'arche pour sauver sa famille ; par elle, il condamna le monde, et il devint héritier de la justice qui vient de la foi.

8 C'est par la foi qu'Abraham obéit à l'appel de Dieu (...) 9... habitant sous des tentes, ainsi qu'lsaac et Jacob, héritiers avec lui de la même promesse (...) 11 C'est par la foi que Sara fut rendue capable, malgré son âge, d'avoir une postérité (...).

13 Tous ceux-là sont morts dans la foi (...), ayant fait profession d'être étrangers et voyageurs sur la terre. 14 Ceux qui parlent ainsi montrent bien qu'ils cherchent une patrie (...). 16 Ils désiraient une patrie meilleure, la patrie céleste.

31 C'est par la foi que Rabah, la femme de mauvaise vie, ne périt pas avec ceux qui s'étaient rebellés, parce qu'elle avait reçu les espions avec bienveillance.

 

Bien entendu, l'épître aux Hébreux s'inspire directement de l'Ancien Testament. Mais elle donne plusieurs signes de le relire à travers l'enseignement de Pierre.

A propos de Noé, il est dit qu'il hérita de " la justice qui vient de la foi ". Ce n'est pas la Genèse qui le dit, mais c'est 1 Pierre qui présentait l'exemple de Noé comme celui de l'efficacité de la mort du Christ, le " juste " qui nous conduit à Dieu. De plus, le verbe " construire " (kataskeuazein) n'est pas employé dans le récit de la Genèse : l'expression " construire une arche " (kataskeuazein kibôton) est commune à 1 P 3,20 et Hb 11,7, et ne se lit jamais ailleurs.

Dans le passage sur Sara, comme en 1 P 3,5-7, Hébreux utilise le mot " cohéritier " (sunklèronomos), qui n'est pas tiré de la Genèse, mais qui est un néologisme forgé par Paul (Rm 8,17 ; Ép 3,6), et qui ne se lit, en dehors des deux textes pauliniens, qu'en 1P 3,7 et en Hb 11,9.

En citant la déclaration banale d'Abraham en Gn 23,4 (" Je suis chez vous un étranger et un résident "), Hébreux en donne l'interprétation spirituelle, qui est celle de 1 P 2,11 : nous sommes étrangers sur cette terre, nous aspirons à la patrie céleste.

Même en Hb 11,31, l'influence de 1 Pierre, qui utilise souvent le verbe " se rebeller " (apeithountes, 4 emplois), est visible, parce que la forme est exactement la même en 1P 3,20 et en Hb 11,31 (apeithèsasiri), et parce que dans le récit de la préservation de Rahab (Jos 2,1-24 et 6,22-25) il n'est nullement question de " la rébellion " des gens de Jéricho, qui étaient
seulement des habitants du pays de Canaan dépossédés de leur terre au profit des Israélites.

 

Sixième exemple : " Un peu de temps ", " hériter de la bénédiction ", " poursuivre la paix "

Nous arrivons au ch. 12 de l'épître aux Hébreux. Reproduisons les textes de 1 Pierre dont il présente des réminiscences :

1 Pierre 1 2... pour obéir à Jésus-Christ et pour avoir part à l'aspersion de son sang (...).

6 Vous en tressaillez d'allégresse, quoique maintenant, puisqu'il le faut, vous soyez pour un peu de temps attristés par diverses épreuves (...).

2 24 lui qui a porté lui-même nos péchés en son corps sur le bois (...), et par les meurtrissures duquel vous avez été guéris.

3 9 Ne rendez pas le mal pour le mal, ni l'injure pour l'injure ; au contraire, bénissez, car c'est à cela que vous avez été appelés pour hériter de la bénédiction. 10 En effet, que celui qui veut aimer la vie et voir des jours heureux, garde sa langue du mal et ses lèvres de proférer le mensonge, 11 qu'il se détourne du mal et fasse le bien, qu'il cherche la paix et la poursuive

5 10 Le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés en Christ à sa gloire éternelle, après que vous aurez souffert un peu de temps, vous perfectionnera lui-même, vous affermira, vous fortifiera.

Hébreux 12 10 (Nos pères) nous châtiaient pour un peu de temps, comme ils le trouvaient bon ; mais Dieu nous châtie pour notre bien (...) 13 Faites suivre à vos pieds un chemin droit, afin que ce qui est boiteux, au lieu de se démettre entièrement, soit guéri. 14 Poursuivez la paix avec tous, et la sanctification, sans laquelle nul ne verra le Seigneur. (...) 16 Veillez à ce qu'il n'y ait parmi vous aucun impur, ni aucun profanateur comme Esaü, qui pour un plat, vendit son droit d'aînesse. 17 Vous savez, en effet, que plus tard, voulant hériter de la bénédiction paternelle, il fut repoussé (...).18 Vous ne vous êtes pas approchés d'une montagne qu'on pouvait toucher (...). 22 Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion (...), 24 de Jésus, le médiateur de la nouvelle alliance, et du sang de l'aspersion, qui proclame de meilleures choses que celui d'Abel.

 

Observons tout d'abord qu'ici deux idées très originales se trouvent en 1 Pierre et en Hébreux dans des contextes très proches : " le sang d'aspersion " (1 P 1,2; Hb 12,24) et la correction " pour un peu de temps " (1 P 1,6; Hb 12,10). Le verbe " être guéri " (iasthai) est significatif, car il n'est employé que rarement au sens figuré. Ici, 1 Pierre ne dépend certainement pas d'Hébreux, mais directement d'Is 53,5.

Il est surtout remarquable qu'on trouve dans le même contexte dans les deux lettres deux expressions très rares : la tournure " hériter de la bénédiction " (klèronomein eulogian) ne se lit jamais ailleurs qu'en 1 P 3,9 et Hb 12,17 ; la formulation " poursuivre la paix " (eirènèn diôkein) est commune à 1 P 3,11 et à Hb 12,14, et on ne la lit ailleurs qu'en Rm 14,19. Il y a une réminiscence évidente de 1 P 3,9-11 en Hb 12,14-17. 1 Pierre ne dépend aucunement d'Hébreux, puisque l'expression " poursuivre la paix " y est tirée d'une citation explicite de ps 34,13-17. L'auteur de l'épître aux Hébreux connaît par cœur la première épître de Pierre et reprend très spontanément son contenu.

 

Septième exemple : Les sacrifices spirituels agréables à Dieu

Terminons par l'examen de la fin de l'épître aux Hébreux, en revenant un peu sur le ch. 12 et en parcourant le ch. 13. Voici les textes qu'il nous faut comparer :

1 Pierre 1 2... pour obéir à Jésus-Christ et pour avoir part à l'aspersion de son sang (...) 4 un héritage incorruptible, sans souillure ni flétrissure, et qui vous est réservé dans les cieux (...).

2 5 Vous aussi, comme des pierres vivantes, vous formez une maison spirituelle, un royaume sacerdotal, pour offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ.

25 Car vous étiez comme des brebis errantes, mais vous êtes maintenant retournés au Pasteur et au Gardien de vos âmes.

5 10 Le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés en Christ à sa gloire éternelle, après que vous aurez souffert un peu de temps, vous perfectionnera lui-même, vous affermira, vous fortifiera. 11 À lui soit la puissance, aux siècles des siècles! Amen.

Hébreux 12 22 Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste (...), 24 de Jésus, le médiateur de la nouvelle alliance, et du sang de l'aspersion, qui proclame de meilleures choses que celui d'Abel (...).

13 4 Que le mariage soit respecté par tous, et le lit conjugal sans souillure ; car Dieu jugera les impurs et les adultères (...).

15 Offrons donc sans cesse à Dieu par lui un sacrifice de louanges, c'est-à-dire, le fruit de lèvres qui confessent son nom. 16 Et n'oubliez pas la bienfaisance et la libéralité, car c'est de tels sacrifices que Dieu trouve agréables.

20 Que le Dieu de paix, qui a ramené d'entre les morts notre Seigneur Jésus, le grand Pasteur des brebis, par le sang de l'alliance éternelle, 21 vous perfectionne en tout ce qui est bien, pour faire sa volonté, opérant en nous ce qui lui est agréable, par Jésus-Christ, auquel soit la gloire, aux siècles des siècles! Amen.

 

Nous voyons qu'en un court espace, en 1 P 1,2-4 et en Hb 12,22 - 13,4, nous trouvons à la suite deux mots extrêmement rares, " aspersion " (rhantismos) et " sans souillure " (amiantos), ainsi que l'évocation du monde " céleste ".

L'idée " d'offrir des sacrifices agréables à Dieu par Jésus Christ " est présente avec tous ces termes en 1 P 2,5 et en Hb 13,15, complété par 13,21.En 1P 2,25 et en Hb 13,20, Jésus est présenté, dans la ligne d'Is 53,6, cité explicitement par 1 Pierre, comme le Pasteur qui a donné sa vie pour ses brebis.

La bénédiction finale des deux lettres contient, en plus de l'adjectif " éternelle ", le verbe " perfectionner " (katartizein), qui ne se lit à la fin d'aucun autre écrit.

 

Conclusion sur 1 Pierre et Hébreux

Aucun doute n'est possible après toutes ces comparaisons : l'auteur de l'épître aux Hébreux avait de la première lettre de Pierre une connaissance très profonde, comme s'il avait participé à son élaboration.

Il me semble probable que cet auteur était Silvain (1P 5,12), le Silas des Actes, membre influent de l'Église de Jérusalem (Ac 15,22.27.32) et compagnon de voyage de Paul (Ac 15,40 - 18,5). Cependant, les nombreuses analogies de vocabulaire entre Hébreux et l'oeuvre lucanienne devraient être examinées attentivement. Mais, en elle-même, la candidature de Luc le païen a moins d'atouts que celle de Silas.

Cette question n'a pas besoin d'être tranchée pour l'instant. Il suffit d'avoir établi clairement que l'épître aux Hébreux est antérieure à la cessation du culte du Temple, que la première épître de Pierre fut écrite avant elle, donc du vivant de Pierre, et que l'épître à Tite fut rédigée encore auparavant, donc du vivant de Paul.

L'épître aux Hébreux cherche à réconforter des gens très attachés au culte du Temple et dont les premiers dirigeants sont morts en confessant leur foi (Hb 13,7). Ces données correspondent à la situation de la communauté de Judée après la lapidation de Jacques en 62. Avant 66, les chrétiens de Jérusalem et de la Judée ont quitté la Terre Sainte et se sont réfugiés ailleurs, notamment à Pella, en Transjordanie (EUSÈBE de Césarée, Histoire Ecclésiastique, III, V, 3). C'est donc vraisemblablement entre 62 et 66 qu'Hébreux fut rédigée.

 

IV - L'authenticité de l'épître à Tite

Notre méthode de comparaison des textes a montré que nous pouvions établir avec certitude la généalogie suivante :

Romains (hiver 57/58)

Tite

1 Pierre

Hébreux (avant la révolte juive de 66)

 

Pour plus de sûreté, il faut confronter ce résultat avec d'autres méthodes, notamment la comparaison du vocabulaire de Tite avec celui des épîtres de Paul que tout le monde reconnaît comme authentiques, et la critique historique, qui puise dans les épîtres de Paul et, secondairement, dans les Actes des Apôtres, la connaissance des événements qui se sont déroulés entre 50/51 (date du premier écrit paulinien, 1 Thessaloniciens) et 63 (fin des deux années de captivité romaine mentionnées en Ac 28,30-31.

 

L'insertion de l'épître à Tite dans le récit des Actes

II n'y a pas lieu de faire l'hypothèse, très longtemps avancée, que Paul, après 63, serait revenu en Grèce et en Asie. Paul dit très clairement qu'il n'a plus rien qui le retienne en ces contrées (Rm 15,23) et que ses regards se tournent maintenant vers l'Espagne (Rm 15,24; 15,28). Ceci concorde parfaitement avec le témoignage des Actes, selon lesquels Paul a dit aux presbytres d'Éphèse qu'ils ne reverraient plus jamais son visage (Ac 20,25; 20,38). Paul a été arrêté à Rome vers la Pentecôte de 58, il a ensuite été captif sans interruption entre 58 et 63. L'épître à Tite, où Paul est libre de ses mouvements, doit donc avoir été rédigée avant la Pentecôte de 58.

Absolument rien ne s'y oppose dans la lettre elle-même. Paul dit qu'il a laissé Tite en Crète (Tt 1,5). Cela ne suppose pas nécessairement que Paul a visité lui-même la Crète, mais il peut y avoir envoyé Tite, qui était à Corinthe dès le printemps de 57 (2 Co 8,16-17). Les Actes confirment que Paul n'a pas emmené Tite avec lui lorsqu'il s'est rendu, au printemps de 58, de Corinthe à Jérusalem (Ac . 20,4). Paul lui donne rendez-vous à Nicopolis pour l'hiver suivant (Tt 3,12). Nicopolis est probablement l'actuelle Preveza, en Grèce, proche de l'Illyrie, que Paul a évangélisée avant la rédaction de Romains (Rm 15,19) ; Paul, au moment où il écrit Romains, ne sait pas encore qu'il sera fait prisonnier : il espère pouvoir se rendre de Jérusalem à Rome, par la voie terrestre, Nicopolis étant sur son chemin. Paul fait un billet de recommandation pour Apollos (Tt 3,13), qui était à ses côtés lors de la rédaction de 1 Corinthiens (1 Co 16,12).

 

Le contexte de la lutte contre les faux apôtres judaïsants

Les adversaires auxquels Tite doit " fermer la bouche " sont principalement des "circoncis" (Tt 1,10), qui enseignent des doctrines et des prescriptions juives (Tt 1,14). Lorsqu'il écrivait aux Galates, Paul se heurtait à des prédicateurs qui voulaient leur imposer la circoncision et le calendrier juif (Ga 4,10; 6,12). En 2 Corinthiens, Paul dénonce les prétentions de prédicateurs d'origine juive, qui se vantaient d'être " Hébreux, Israélites, fils d'Abraham" (2 Co 11,22). Ces faux-apôtres (2 Co 11,13) étaient lourdement à charge des communautés : ils " dévoraient ", ils " pillaient " les Corinthiens (2 Co 11,20) : rien d'étonnant si Paul, lui-même si désintéressé (2 Co 11,7-10), demande que les responsables de l'Église ne soient pas " avides de gain honteux " (Tt 1,7; 1,11).

 

La personnalité de Paul

Le portrait que Paul donne de lui-même est entièrement conforme à celui qu'on peut tirer des autres épîtres. Comme en Ph 3,2 et Ga 5,12, il n'évite pas une certaine grossièreté à l'égard de ses lecteurs, en traitant les Crétois de " perpétuels menteurs, mauvaises bêtes, ventres paresseux " (Tt 1,12). Ce passage ne peut avoir été écrit que par Paul : qui d'autre aurait pu braver ainsi la fierté des destinataires de la lettre ? On s'est étonné que Paul, si discourtois quelquefois, puisse exiger des responsables d'Église qu'ils ne soient pas " arrogants ", mais " pondérés " (Tt 1,7-8). Mais Paul avait eu à lutter contre ses tendances à l'orgueil et n'en avait été guéri que par une dure humiliation (2 Co 12,7). Il ne désirait pas que ses héritiers aient à livrer la même bataille contre eux-mêmes. Une autre caractéristique de la personnalité de Paul est l'enthousiasme de sa foi. La louange naît spontanément sous sa plume, en plein milieu d'exhortations morales ou de développements théologiques ardus. Rappelons-nous par exemple les ch. 1-4 de la première épître aux Corinthiens, où, pour régler une simple querelle de personnes et de partis, il remonte jusqu'au cœur de notre espérance, " ce que l'œil n'a pas vu, ni l'oreille entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment " (1 Co 2,9). Ou bien l'hymne de Ph 2,6-11, qui arrive comme un aérolithe dans une exhortation à la concorde. Ou bien encore les hymnes de Rm 8,31-39 et 11,33-36. De la même façon, en Tite, l'exposé des devoirs des croyants est entrecoupé de méditations enthousiastes sur la générosité de Dieu à notre égard (Tt 2,11-14 et 3,3-7).

 

Le vocabulaire de Tite et les grandes épîtres de Paul

Venons-en à l'examen du vocabulaire de la lettre. Il est vrai que, sur les 325 mots différents qu'elle emploie, 89 (27%) ne sont pas attestés dans les lettres dont l'authenticité est reconnue par tous (1 Th, 1 Co, Ph, Ga, 2 Co, Rm, Phm ; j'ajoute 2 Th, mais cela ne concerne que le seul mot " manifestation ", epiphaneia). Cependant, il ne faut pas oublier que l'épître à Philémon, si courte, compte 21 mots absents de ces mêmes lettres, et que l'épître aux Philippiens, sur 474 mots différents, en comporte 95 (20%) qui ne figurent pas dans les lettres de Paul certainement authentiques.

D'autre part, les lettres de l'époque n'étaient pas dictées d'une manière solitaire, l'auteur était entouré de compagnons qui l'aidaient à bien formuler sa pensée (voir 1 Th 1,1 ; 1 Co 1,1 ; 2 Co 1,1 ; Ga 1,1-2 ; Ph 1,1 ; Phm 1 ; 1 P 5,12-13 ; etc.) Comme nous le verrons, l'auteur des Actes a dû participer à l'élaboration de la lettre, et, s'il s'agit de "Luc, le cher médecin" (Col 4,14), on ne s'étonne pas de l'utilisation inhabituelle de rares termes médicaux (" sain ", " saine doctrine" (hugiès, hugiainein), Tt 1,9.13; 2,1.2.8; "souiller" (miainein), 1,15), ainsi que de mots qui ne sont attestés ailleurs que dans l'oeuvre de Luc ("apparaître" (epiphainein), Tt 2,11; 3,4 et Lc 1,79; Ac 27,20 ; " frauder " (nosphizesthai), Tt 2,10 et Ac 5,2.3; "obéir à un chef" (peitharchein), Tt 3,1 et Ac 5,29.32; 27,21; " philanthropie " (philanthrôpia, philanthropes), Tt 3,4 et Ac 27,3; 28,2). Remarquons également l'analogie entre le fils prodigue, qui vit " en libertin ", asôtôs (Le 15,13), et les enfants des presbytres, qui ne doivent pas être accusés de " libertinage ", asôtia (Tt 1,6). La notion de " piété " (eusebeia, eusebôs), qui apparaît en Tt 1,1; 2,12, est bien connue de l'auteur des Actes (Ac 3,12; 10,2.7; 17,23).

De plus, beaucoup de mots sont très simples, formés à partir de termes courants. Paul connaît le mot " maîtrise de soi " (egkrateia), qu'il utilise en Ga 5,23; rien d'étonnant s'il demande à l'épiscope, en Tt 1,8, d'être " maître de soi " (egkratès). Paul utilise souvent les mots dérivés de l'adjectif " vain " (mataios); on peut se reporter à 1 Co 3,20; 15,17 (mataios); Rm 1,21 (mataiousthai); 8,20 (mataiotès). Il ne lui était pas difficile de parler de " vains discoureurs " (mataio-logoi) en Tt 1,10. Même le mot très rare " chercheur de gain honteux " (aischro-kerdès), en Tt 1,7, est formé, comme nous l'avons vu plus haut, à partir de deux mots exclusivement pauliniens, l'adjectif " honteux " (aischros) et le substantif " gain " (kerdos), qu'on retrouve liés en Tt 1,11. L'adjectif "judaïque " (Ioudaïkos), en Tt 1,14, était nécessairement connu de Paul quand il a employé l'adverbe " judaïquement " (Ioudaïkos) et le verbe " judaïser " (Ioudaïzein) en Ga 2,14. Or, cette manière de parler ne se rencontre que chez Paul. Le même raisonnement vaut pour l'adjectif " sensé " (sôphrôn), utilisé en Tt 1,8 ; 2,2.5, qui était nécessairement déjà connu de Paul quand il a employé en 2 Co 5,13 et Rm 12,3 le verbe " être sensé " (sôphronein) Loin de faire obstacle à l'authenticité paulinienne, un grand nombre de mots que le Paul de Tite emploie pour la première fois ont une grande saveur paulinienne. Il n'est pas possible de parcourir ici toute la liste des 89 mots que j'ai recensés, mais j'ai vérifié la simplicité et l'enracinement chez Paul de la plupart d'entre eux.

Enfin, d'une manière positive, il ne faut pas omettre de dire que l'épître à Tite contient de beaucoup plus nombreux mots attestés dans les épîtres pauliniennes précédentes sous la même forme. Il en reste 236 (325 - 89). Mais surtout, ce qui est le plus important, c'est que parmi eux 189 sont présents dans l'épître aux Romains. Mieux encore, il existe 17 mots qui se lisent effectivement dans Romains, mais dans aucune épître paulinienne antérieure.

 

Pour donner un point de comparaison objectif, je vais fournir la liste des 46 mots de l'épître à Tite (17 + 29) qui ne se rencontrent qu'en une seule épître jusqu'à Romains :

1,1 eklektos (élu) Rm 8,33; 16,13

1,4 koinos (commun) Rm 14,14

1,4 sôtèr (Sauveur) Ph 3,20

1,5 charin (à cause de) Ga 3,19

1,5 kathistanai (établir) Rm 5,19

1,6.7 anegklètos (irréprochable) 1 Co 1,8

1,7 episkopos (surveillant) Ph 1,1

1,9 antechesthai (s'attacher) 1 Th 5,14

1,9 didaskalia (instruction) Rm 12,7; 15,4

1,9 antilegein (contredire) Rm 10,21

1,9 elegchein (reprendre) 1 Co 14,24

1,11 aischros (honteux) 1 Co 11,6; 14,35

1,11 kerdos (gain) Ph 1,21; 3,7

 

 

 

(citation peu significative d'un texte profane, mais qui vitupère le mensonge)


1,12 aei (sans cesse) (2 Co 4,11; 6,10)
1,12 gastèr (ventre) (1 Th 5,3)
1,12 pseustès (menteur) Rm 3,4

1.13 apotomôs (sévèrement) 2 Co 13,10

1.14 apostrephein (bouleverser) Rm 11,26

1.15 katharos (pur) Rm 14,20

1.16 homologein (professer) Rm 10,9.10

1,16 apeithès (rebelle) Rm 1,30

2.1 prepein (convenir) 1 Col 1,13

2.2 semnos (noble) Ph 4,8

2.3 oinos (vin) Rm 14,21

2.4 neos (jeune) 1 Co 5,7

2.7 parechein (fournir) Ga 6,17

2.8 enantios (adversaire) 1 Th 2,15

2.12 asebeia (impiété) Rm 1,18;11,26

2.13 epiphaneia (manifestation) 2 Th 2,8

2.14 katharizein (purifier) 2 Co 7,1

3.1 hetoimos (prêt) 2 Co 9,5; 10,6.16

3.2 epieikès (indulgent) Ph 4,5

3.3 misein (haïr) Rm 7,15;9,13

3.5 anakainôsis (rénovation) Rm 12,2

3.6 ekcheein (répandre) Rm 3,15;5,5

3,9 môros (fou) 1 Co 1,25.27;3,18;4,10

3,9 maché (combat) 2 Co 7,5

3,9 mataios (vain) 1 Co 3,20;15,17

3,10 nouthesia (avertissement) 1 Co 10,11

3,12 ekei (à cet endroit) Rm 9,26;15,24

3.12 paracheimazein (hiverner) 1 Co 16,6 (en fin de lettre)

3.13 Apollôs (Apollos) 1 Co 16,12; 1,12; etc.

3.13 spoudaiôs (avec zèle) Ph 2,28

3.14 hèmeteros (le nôtre) Rm 15,4

3,14. akarpos (sans fruit) 1 Co 14,14

3,15 philein (aimer) 1 Co 16,22 (en fin de la lettre)

 

La situation est donc la suivante. Tite n'est pas une imitation artificielle de Romains, car elle présente des affinités avec toutes les autres épîtres, pour des mots que Romains n'utilise pas. En particulier, 12 mots se lisent seulement en 1 Corinthiens, qui, comme Tite, contient beaucoup d'instructions disciplinaires ; 17 se rencontrent dans le reste des épîtres, le même nombre qu'en Romains seule. Le vocabulaire est celui de Paul en général, mais c'est nettement de Romains que Tite est la plus proche.

Continuons l'investigation en relevant les 21 termes de Tite qui ne se trouvent que dans une seule autre lettre jusqu'à Romains :

1.1 epignôsis (connaissance) Ph Rm 1,28;3,20;10,2

1.2 epaggellesthai (promettre) Ga Rm 4,21

1.3 kèrugma (proclamation) 1 Co Rm 16,25

1,5 polis (ville) 2 Co Rm 16,23

1,9 didachè (enseignement) 1 Co Rm 6,17; 16,17

1,11 oikos (maisonnée) 1 Co Rm 16,5

1,14 entolè (précepte) 1 Co Rm 7,8.12.13;13,9

2,3.6 hôsautôs (pareillement) 1 Co Rm 8,26

2.6 sôphronein (être sensé) 2 Co Rm 12,3

2.7 seauton (toi-même) Ga Rm 2,1; etc.

2,8 phaulos (vil, mauvais) 2 Co Rm 9,11

2,10 endeiknusthai (faire preuve) 2 Co Rm 2,15; 9,17.22

2,13 prosdechesthai (accueillir) Ph Rm 16,2

2,13 makarios (bienheureux) 1 Co Rm 4,7; 14,22
3.2 blasphèmein (injurier) 1 Co Rm 2,24; etc.

3.3 anoètos (irréfléchi) Ga Rm 1,14

3,3 kakia (méchanceté) 1 Co Rm 1,29

3,5 eleos (miséricorde) Ga Rm 9,23;11,31;15,9

3.7 klèronomos (héritier) Ga Rm 4,13.14; 8,17

3.8 proïstanai (être en tête) 1 Th Rm 12,8

3,11 hamartanein (pécher) 1 Co Rm 2,12; etc.


Comme dans la liste précédente, ces mots sont très dispersés en Romains, l'auteur de Tite ne manifeste aucun signe d'imitation servile d'une lettre antérieure. Un terme (être en tête) était déjà présent dans la première lettre ' de Paul, 1 Thessaloniciens. Neuf se lisaient en 1 Corinthiens, deux en Philippiens, cinq en Galates et quatre en 2 Corinthiens.

Il reste 18 termes que ne sont pas attestés en Romains, mais qui se lisent dans les lettres antérieures :

1,4 Titos (Tite) Ga 2 Co 2,13; etc.

1.4 gnèsios (cher, sûr) Ph 4,3 2 Co 8,8

1.5 diatassein (donner une consigne) 1 Co Ga 3,19

1.6 mia (une) 1 Co Ph Ga 2 Co 11,24

1,6 pistos (croyant, ou certain) 1 Th 2 Th 1 Co Ga 2 Co 1,18;6,15

1,10 malista (surtout) Ph Ga 6,10

1,15 apistos (infidèle) 1 Co 2 Co 4,4; 6,14.15

2,5 hagnos (intact, chaste) Ph 4,8 2 Co 7,11; 11,2

2,8 entrepein (faire honte) 1 Th 2,10 1 Co 4,14

2,12 paideuein (éduquer) 1 Co 2 Co 6,9

2,12 dikaiôs (justement) 1 Th 2,10 1 Co 15,34

2,14 zèlôtès (ardent) 1 Co Ga 1,4

3.2 prautès (douceur) 1 Co 4,21 Ga 2 Co 10,1

3.3 planan (égarer) 1 Co Ga 6,7

3,8 boulesthai (vouloir) 1 Co Ph 1,12 2 Co 1,15.17

3,10 deuteros (deuxième) 2 Th 1 Co 2 Co 1,15; 13,2

3,12 spoudazein (être zélé) 1 Th 2,17 Ga 2,10

3,14 anagkaios (nécessaire, urgent) 1 Co Ph 1,24 2 Co 9,5

 

Le total des trois listes comprend 85 mots. On doit y ajouter 151 termes que Paul emploie dans Romains, et qui sont attestés au moins deux fois dans les épîtres antérieures, et on obtient le chiffre de 236 mots certainement pauliniens (189 + 47) que contient l'épître à Tite, dont 189 présents dans Romains (17 + 21 + 151).

Récapitulons. Tite contient :

17 mots de Romains, qui ne sont pas attestés chez Paul auparavant,

172 mots présents en Romains, et attestés chez Paul auparavant au moins une fois,

47 mots absents de Romains, mais solidement attestés dans les lettres antérieures,

89 mots encore inusités chez Paul, mais presque tous de saveur paulinienne.

325 mots différents au total.

 

Conclusion sur l'authenticité de Tite

Comment peut-on dire que cette lettre n'est pas de Paul ? Quel dossier plus solide peut-on imaginer ? Quel disciple aurait-il pu reprendre avec autant de fidélité, en même temps qu'avec autant d'indépendance, la manière de s'exprimer de Paul dans des lettres aussi variées ? Comment aurait-il pu ne commettre aucun anachronisme, restituant parfaitement l'atmosphère de 2 Corinthiens ? Comment aurait-il pu attribuer à Paul le même genre de sarcasmes qu'en Philippiens et Galates ? Et mettre en même temps sous sa plume les mêmes louanges spontanées qu'en 1 Corinthiens, Philippiens et Romains ? Qui mieux que Paul savait écrire comme Paul ?

Si tant d'exégètes modernes nient l'authenticité de Tite, c'est sans doute parce qu'ils n'ont pas pris conscience de tous ces faits. Mais on peut se demander s'ils ne sont pas guidés aussi par une certaine précompréhension. La mentalité moderne n'aime guère l'idée de " saine doctrine. " Le " zèle pour les bonnes œuvres " semble contredire l'idée chère à Luther du " salut par la foi seule. " De même, la nécessité pour toute communauté d'avoir à sa tête des " presbytres " ne favorise pas l'idée enseignée dans la plupart des confessions protestantes que les ministères ordonnés ne font pas partie de l'esse de l'Église, mais seulement de son bene esse. L'image de la femme qui se déduit du texte, " pieuse " et " bonne maîtresse de maison ", ne correspond pas aux revendications actuelles d'un certain féminisme. N'est-il pas alors plus simple de diminuer l'autorité des textes pauliniens qui contredisent la modernité, en les attribuant à des disciples de la seconde génération chrétienne, plutôt qu'à l'Apôtre lui-même ?

 

La date de l'épître à Tite

De quand date l'épître à Tite ? Comme le montre l'examen de son vocabulaire, elle est beaucoup plus proche de Romains que des lettres précédentes, bien que certains mots ne soient pas attestés dans Romains, mais seulement dans des épîtres antérieures. Elle est postérieure à Romains, mais de très peu. Les idées essentielles de Romains sont encore très présentes à l'esprit de Paul.

" Tous les aliments sont purs "

Un bon exemple en est donné dans la question des observances alimentaires, qui faisait tant d'obstacles à l'unité entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, et que Paul avait longuement traitée en Rm 14,1 - 15,13. Mais déjà en 1 Co 8-10, il s'était affronté à ce problème, à propos des viandes immolées aux idoles. Il y défendait les droits des " faibles ", qu'il ne fallait pas faire tomber, sous prétexte de liberté chrétienne et de " science ". C'est à ce propos qu'il a utilisé pour la première fois la notion de " conscience " (suneidèsis) :

1 Corinthiens 8 7 Mais tous n'ont pas la science. Quelques-uns, avec l'idée qu'ils se font toujours de l'idole, mangent de ces viandes en les considérant comme sacrifiées à une idole, et leur conscience, qui est faible, en est salie.

En Romains, Paul maintient la prescription d'éviter les occasions de chute (les " scandales "). Mais il demande aux " faibles " de ne pas trahir leur conscience :

Romains 14 20 Ne va pas, pour un aliment, détruire l'oeuvre de Dieu. Il est vrai, tout est pur ; mais il est mal d'en manger en devenant pour d'autres une occasion de chute (...) 23 Mais celui qui a des doutes au sujet d'un aliment, est condamné, s'il en mange, parce qu'il ne le fait pas avec foi ; or, tout ce que l'on ne fait pas avec foi (ouk ek pisteôs) est péché.

 

En Tite, il fait une parfaite synthèse de l'évolution de sa pensée. C'est le seul texte, en dehors de Romains, où l'on peut lire cette sentence définitive : " Tout est pur " (pantakathara). Et, dans des termes qui rappellent 1 Corinthiens, il dénonce les hypocrites qui ont à la bouche des règlements légalistes et dans la pratique ne les observent pas :

Tite 1 15 Tout est pur pour ceux qui sont purs; mais, pour ceux qui sont souillés et sans foi (apistois), rien n'est pur; au contraire, leur esprit et leur conscience sont souillés. 16 Ils font profession de connaître Dieu, mais ils le renient par leurs œuvres, étant abominables, rebelles et incapables d'aucune œuvre bonne.

On retrouve dans cette polémique contre les chrétiens judaïsants les accents sévères de l'épître aux Galates : " Ceux-là même qui se font circoncire n'observent pas la loi " (Ga 6,13). Paul veut bien respecter le point de vue des judéo-chrétiens, mais il faut que ceux-ci restent logiques et accordent leurs œuvres à leurs paroles.

 

Les adresses de Romains et de Tite

II nous reste encore un texte à examiner, l'adresse de l'épître. Avec celle de Romains, elle est la plus longue dans les lettres apostoliques. Présentons ces deux textes pour nous rendre compte de leurs analogies :

Romains 1 1 Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l'Évangile de Dieu, - 2 Évangile que Dieu avait promis d'avance par ses prophètes dans les saintes Écritures. 3 et qui concerne son Fils, né de la race de David selon la chair 4 et investi Fils de Dieu avec puissance selon l'esprit de sainteté, par sa résurrection d'entre les morts, Jésus-Christ notre Seigneur, 5 par qui nous avons reçu la grâce et l'apostolat, afin d'amener à l'obéissance de la foi, pour la gloire de son nom, toutes les nations, 6 parmi lesquelles vous êtes aussi, vous qui avez été appelés par Jésus-Christ ; - 7 à tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome, appelés à être saints : à vous la grâce et la paix de la part de Dieu, notre Père, et du Seigneur Jésus-Christ ! (...)

11... pour vous affermir, 12 ou plutôt pour que, me trouvant parmi vous, nous nous encouragions mutuellement par la foi qui est en vous et en moi.

Tite 1 1 Paul, serviteur de Dieu et apôtre de Jésus-Christ, pour que viennent les élus de Dieu à la foi et à la prise de conscience de la vérité qui produit la piété, 2 dans l'espérance de la vie éternelle, - cette vie, le Dieu qui ne peut mentir l'avait promise avant les temps séculaires, 3 et, au moment voulu, il a manifesté sa parole par la prédication dont j'ai été chargé sur l'ordre même de Dieu, notre Sauveur, - 4 à Tite, mon vrai fils dans la foi qui nous est commune, la grâce et la paix de la part de Dieu, le Père, et de Jésus-Christ, notre Sauveur !

 

Bien que dans un langage très différent, ce qui dissuade de penser à une imitation volontaire faite par un disciple, les deux adresses ont deux particularités communes. Elles font toutes deux mention des " promesses " de Dieu, et elles soulignent que Paul a reçu la mission d'annoncer la réalisation de ces promesses. Les autres rapprochements sont moins originaux. Mais, ce qui est le plus significatif, c'est que dans un contexte tout proche le Paul de Romains souligne avec humilité qu'il ne vient pas en maître, mais qu'il attend un réconfort de ceux qui partagent la même foi que lui. Le Paul de Tite introduit dans l'adresse elle-même cette pensée, en appelant son collaborateur " mon fils dans la foi qui nous est commune ". Il n'existe pas d'autre endroit du Nouveau Testament qui contienne cette idée, et les analogies entre les deux adresses sont donc très importantes, malgré de grandes différences.

 

La doxologie de Romains a de grandes garanties d'authenticité

Mais ce n'est pas tout. Il nous faut maintenant retrouver les sources de la louange finale de Romains, pour comparer celle-ci à l'adresse de Tite. Voici trois textes de Paul qu'il convient de confronter entre eux :

1 Corinthiens 2 7 Nous enseignons la sagesse de Dieu, mystère caché que Dieu avait destiné avant les siècles pour notre gloire ;

Romains 3 21 Mais maintenant, indépendamment de la loi, la justice de Dieu a été manifestée, la loi et les prophètes lui rendant témoignage :

Romains 16 25 À celui qui peut vous affermir selon mon Évangile et la prédication du nom de Jésus-Christ, conformément à la révélation du mystère enveloppé de silence durant les temps séculaires, 26 mais qui maintenant a été manifesté et porté par les écrits prophétiques, sur l'ordre du Dieu éternel, à la connaissance de toutes les nations en vue de les amener à l'obéissance de la foi, 27 à Dieu seul sage soit la gloire dans tous les siècles, par Jésus-Christ ! Amen.

 

On voit bien en 1 Corinthiens qu'il s'agit là du message central de Paul. Ce message est effectivement la clef de la construction de l'épître aux Romains, Rm 3,21 étant la charnière entre la description des impiétés des hommes et l'annonce de la gloire à laquelle nous conduit la manifestation de la justice de Dieu en Jésus Christ. Au début de l'épître, dans l'adresse, Paul développe ce message : l'Évangile avait été promis par les prophètes dans les saintes Écritures, et l'apôtre est chargé de le proclamer à toutes les nations pour les amener à l'obéissance de la foi. A la fin de l'épître, Paul développe de nouveau ce message central : l 'Évangile était caché depuis le début du monde, mais il est maintenant porté à la connaissance de toutes les nations, qui, grâce aux écrits prophétiques, sont appelés à l'obéissance de la foi. Rm 1,1-7, 3,21 et

16,25-27 sont la charpente de la lettre, et celle-ci a pour but de développer longuement le très court passage de 1 Co 2,7, où la notion de " mystère " (mustèrion) apparaît pour la deuxième fois chez Paul (2 Th 2,7 parlait déjà du " mystère " d'iniquité).

La louange finale de Rm 16,25-27 fait donc écho à de nombreux thèmes de Rm 1,1-7, complété par Rm 1,14 (affermir les croyants). Elle reprend de Rm 3,21 les mots " mais maintenant " et " manifesté " (phaneroun), ainsi que la référence au témoignage des prophètes. Mais elle est aussi très proche de 1 Co 2,7, résumé que Paul s'était fait pour lui-même de l'essentiel de son Évangile. Elle emprunte à ce résumé la louange de la " sagesse de Dieu ", et l'idée du " mystère " caché en Dieu depuis les " siècles ".

La louange finale de Romains et l'adresse de Tite

Examinons maintenant les rapports entre la louange finale de Romains et l'adresse de Tite, qu'il nous faut de nouveau reproduire :

Romains 16 25 À celui qui peut vous affermir selon mon Évangile et la prédication du nom de Jésus-Christ, conformément à la révélation du mystère enveloppé de silence durant les temps séculaires, 26 mais qui maintenant a été manifesté et porté par les écrits prophétiques, sur l'ordre du Dieu éternel, à la connaissance de toutes les nations en vue de les amener à l'obéissance de la foi, 27 à Dieu seul sage soit la gloire dans tous les siècles, par Jésus-Christ ! Amen.

Tite 1 1 Paul, serviteur de Dieu et apôtre de Jésus-Christ, pour que viennent les élus de Dieu à la foi et à la prise de conscience de la vérité qui produit la piété, 2 dans l'espérance de la vie éternelle, - cette vie, le Dieu qui ne peut mentir l'avait promise avant les temps séculaires, 3 mais, au moment voulu, il a manifesté sa parole par la prédication dont j'ai été chargé sur l'ordre même de Dieu, notre Sauveur, - 4 à Tite, mon vrai fils dans la foi qui nous est commune, la grâce et la paix de la part de Dieu, le Père, et de Jésus-Christ, notre Sauveur !

 

Mettons en tableau les ressemblances entre ces deux textes, dont l'un est la louange finale de Romains, l'autre l'adresse de Tite, des textes qui sont donc de genres littéraires très différents et qui pourtant se présentent comme des frères jumeaux :

 

Romains Tite

prédication (kèrugma) de Jésus-Christ apôtre de Jésus Christ

(eis hupakoèn pisteôs) pour que viennent à la foi (katapistin)

(gnôristhentos) prise de conscience (epignôsin)

temps séculaires (chrônois aiôniois) temps séculaires (chronôn aiôniôn)

mais qui maintenant (de, nun) mais, au moment voulu (de, kairois idiots)

a été manifesté (phanerôthentos) il a manifesté sa parole (ephanerôsen)

(kèrugma) prédication (kèrugmati)

sur l'ordre de Dieu (kat'epitagèn theou) sur l'ordre de Dieu (kat 'epitagèn theou)

porté à la connaissance (gnôristhentos) (epignôsin)

pour amener à la foi (eis hupakoèn pisteôs) dans notre foi commune (kata koinèn pistin)

Dieu, Jésus Christ Dieu, Jésus Christ

 

Portons surtout notre attention sur quatre expressions qui sont présentes dans les deux textes sous une forme identique :

L'expression " les temps séculaires " ne se rencontre ailleurs qu'en 2 Tm 1,9.

Le verbe " manifester " est assez commun (très fréquent chez Paul).

Le mot " prédication " se lit en 1 Co (3 fois), en 2 Tm 4,17 et en Mt 12,41 = Lc 11,32.

L'expression " sur l'ordre de Dieu " n'est employée ailleurs qu'en 1 Tm 1,1.

Quant au mot " prise de conscience " (epignôsis), il est paulinien (Ph 1,9; Rm 1,28; 3,20; 10,2; 1 Tm 2,4; 2 Tm 2,25; 3,7; Phm 6; Col 1,9.10; 2,2; 3,10; Ép 1,17; 4,13). La tournure " au moment voulu " (kairois idiots) rappelle Rm 3,26; 5,6. Elle rappelle aussi Ga 4,4 (" quand vint la plénitude des temps ").

Un tel groupement d'idées, de mots et de tournures semblables, avec deux expressions identiques extrêmement rares, contraint de manière absolue à reconnaître que l'adresse de Tite s'inspire de la louange finale de Romains. Il serait inimaginable qu'un imitateur ait pu composer à partir de Rm 16,25-27 un texte à la fois aussi semblable et aussi différent. Seul Paul lui-même a pu rédiger l'adresse de Tite, ayant encore en mémoire l'essentiel de ce qu'il venait d'écrire en Romains.

C'est pourquoi la date de Tite ne peut être que très proche de celle de Romains (hiver 57-58). Paul quitte Corinthe fin février, au moment de l'ouverture de la navigation (Ac 20,3). Il se rend en Macédoine, et à Philippes il retrouve l'auteur des Actes, Luc. Il y célèbre la Pâque (nuit du mardi 28 au mercredi 29 mars) et reste à Philippes jusqu'au dernier jour de la fête des Azymes. Le mercredi 5 avril, il s'embarque pour Troas en compagnie de Luc (Ac 20,6). A la Pentecôte de la même année, il sera arrêté et restera prisonnier pendant 5 ans, jusqu'au printemps de 63. L'épître à Tite a été rédigée alors qu'il était encore libre, en mars 58, à Philippes, et Luc était présent à ses côtés.

Avec des arguments moins précis, mais d'une manière très juste, cette date avait déjà été indiquée par S. de Lestapis, dans un ouvrage déjà ancien (L'énigme des Pastorales de saint Paul, Gabalda, Paris, 1976). Ce chercheur n'était pas exégète de métier, et son œuvre a été victime d'un certain ostracisme. Mais les Écritures ne sont pas la propriété de quiconque, et des idées fécondes peuvent fort bien jaillir en dehors de notre corporation.

 

 

CONCLUSION

La succession apostolique

 

Les responsables de l'Église jusqu'à l'épître aux Romains

Dès son premier écrit, Paul témoigne qu'il n'a pas laissé l'Église de Thessalonique sans dirigeants (1 Th 5,12-13). -L'Église de Philip-pes, fondée à la même époque, avait à sa tête des " épiscopes " et des " diacres " (Ph 1,1). Aux Corinthiens, Paul a demandé de se ranger sous l'autorité de Stéphanas et des gens de sa maison, parce qu'ils étaient les premiers croyants de cette communauté, ses " prémices " (1 Co 16,15-16). Il a précisé que l'autorité des apôtres, des prophètes et des didascales venait de Dieu, qui les avait " établis dans l'Église " (1 Co 28).

Mais, à Corinthe, des ambitions humaines conduisaient certains fidèles à rechercher les premières places et à réclamer le titre de " didascales ". Au cours de l'été 56, Jacques leur a écrit pour les inviter à la modestie, en montrant que cette fonction était redoutable, qu'elle entraînerait un jugement sévère pour ceux qui ne feraient pas preuve d'une véritable sagesse (Jc 3,1-13). Dans sa lettre, il désignait les responsables de leur communauté par le titre en usage à Jérusalem, les " presbytres " (Jc 5,14). Ce vocabulaire était compris dans les communautés pauliniennes, même si ce n'était pas celui de Paul, qui employait de préférence les titres en usage à Antioche, " prophètes et didascales" (Ac 13,1), ou encore les termes " épiscopes " et " diacres " (Ph 1,1).

 

L'unification des titres après l'épître aux Romains

Dès mars 58, Paul a employé le titre de " presbytres ", dans l'épître à Tite (Tt 1,5). Les hommes qui le portaient étaient établis dans chaque ville par Tite, délégué apostolique. Sans aucun anachronisme, Luc peut écrire dans les Actes des Apôtres que Paul, en avril 58, a convoqué à Milet les " presbytres " d'Éphèse (Ac 20,17). Il précise que Paul les appelait de préférence " épiscopes " (Ac 20,28). Comme en 1 Co 12,28, le Paul des Actes souligne que les gardiens du troupeau sont " établis par Dieu ", " par l'Esprit-Saint ".

Quelque temps plus tard, en tout cas avant sa mort, Pierre s'est adressé aux Églises d'obédience paulinienne, notamment d'Asie et de Galatie (1 P 1,1), en désignant leurs pasteurs du titre de " presbytres ", et en se présentant lui-même comme " presbytre avec eux" (1 P 5,1). Comme Jacques et Paul, il soulignait que la charge ministérielle n'est pas un honneur qu'on ambitionne, mais un humble service du troupeau qui appartient au Christ, et qu'on doit guider avant tout par le " modèle " de bonne conduite qu'on lui donne (Jc 3,13; Tt 2,6; 1 P 5,3).

Avant le début de la révolte juive de 66, l'épître aux Hébreux connaît deux générations de " dirigeants " : la première, ceux qui " ont annoncé la Parole de Dieu " et qui maintenant sont morts (Hb 13,7) ; la deuxième, les dirigeants actuels, auxquels les croyants doivent " obéir avec docilité " (Hb 13,17). Il y a là, certainement avant 70, l'attestation claire d'une succession dans la charge pastorale, qui s'exerce au nom du Souverain Berger (Hb 13,20).

L'imposition des mains et la finalité des ministères ordonnés

Les épîtres à Timothée donnent d'autres précisions, notamment sur le rite d'institution des ministres de l'Église, l'imposition des mains (1 Tm 4,14; 5,22; 2 Tm 1,6). La présente étude n'a pas démontré leur authenticité paulinienne ni précisé les dates de leur rédaction. Cela fera l'objet d'un travail ultérieur. De même, il conviendra de situer de manière précise dans le temps l'Épître aux Éphésiens, qui présente comme un don fait par le Christ à son Église le ministère des Apôtres, continué dans celui des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et des didascales (Ép 4,11), et dont la finalité est que ne soyons pas " ballottés, menés à la dérive, à tout vent de doctrine " (Ép 4,14).

Mais il nous suffit pour l'instant d'avoir constaté que l'information donnée par Clément de Rome en 95 est inattaquable au vu des documents dont nous disposons : " A travers les campagnes et les villes, les apôtres proclamaient la parole, et c'est ainsi qu'ils prirent leurs prémices; et, après avoir éprouvé quel était leur esprit, ils les établirent épiscopes et diacres des futurs croyants ". La succession dans le ministère apostolique est clairement attestée dans des textes qui sont certainement authentiques, rédigés avant la cessation du culte dans le Temple de Jérusalem. Elle fait partie du dépôt que nous ont légué les apôtres, et toute véritable Église doit la considérer comme indispensable à son existence, surtout quand elle reconnaît dans les Écritures inspirées le fondement inébranlable de sa foi.

 

 

ANNEXE

Le canon des Écritures à l'époque d'Irénée

On donne le nom de " canon de Muratori " à une liste mutilée des écrits du Nouveau Testament, publiée par Muratori en 1740, qui est également attestée de manière fragmentaire dans quatre autres manuscrits conservés au Mont-Cassin. Cette liste a été rédigée vers fin du IIe siècle, à l'époque d'Irénée, car elle précise que le livre intitulé " le Pasteur " ne doit pas être lu publiquement dans le culte, parce qu'il a été rédigé " très récemment, de notre temps " par un dénommé Hermas dont le frère Pie occupait alors le siège épiscopal de Rome. Pie mourut martyr sous le règne d'Antonin, en 154 ou 155.

Le début du texte est mutilé. Mais l'évangile de Luc y est mentionné comme le troisième. Il est attribué à Luc, médecin. Le quatrième évangile est attribué à Jean, " l'un des disciples ", celui qui dans ses épîtres a écrit : " Ce que nous avons vu de nos yeux " (cf. 1 Jn 1,1). Les Actes des Apôtres sont également attribués à Luc. La liste des lettres de Paul contient 1 et 2 Co, Ép, Ph, Col, Ga, 1 et 2 Th, Rm, Phm, Tite, 1 et 2 Tm. Deux lettres dites " aux Laodicéens " et " aux Alexandrins " sont rejetées comme des faux favorisant l'hérésie de Marcion. Une lettre est reconnue comme venant de Jude, deux comme écrites par Jean. Il n'est pas fait mention, dans la partie du texte conservée, de Jacques, d'Hébreux et de 1 Pierre. Mais l'Apocalypse de Jean est acceptée. Est acceptée aussi, mais c'est l'objet de controverses, une " Apocalypse de Pierre ", qui pourrait être identifiée, étant donné son genre particulier, à 2 Pierre.

De son côté, Irénée ne fournit pas de liste des écrits qu'il accepte, en dehors des quatre évangiles. Mais il commence son livre Contre les hérésies par une citation explicite de 1 Tm 1,4, qu'il attribue à " l'Apôtre ". Il attribue également explicitement à Paul Tite, 2 Timothée, 2 Thessaloniciens, Colossiens, Éphésiens, ainsi que les autres épîtres, sans faire toutefois de citation de Philémon. Il cite quatre versets de l'épître de Jacques, de nombreux passages de 1 Pierre et d'Hébreux. Il reprend plusieurs expressions typiques de 2 Pierre, comme, par exemple, le mot " exode " pour désigner la " mort " de Pierre et de Paul (cf. 2 P 1,15). Il n'est pas absolument certain qu'il cite l'épître de Jude. Il ne mentionne qu'une seule épître de Jean, mais il cite comme faisant partie de cette épître 2 Jn 7-8.11 : les épîtres de Jean étaient considérées par lui comme un tout. Il cite abondamment l'Apocalypse et le quatrième évangile, les attribuant tous deux à Jean, " disciple " et " apôtre " du Seigneur. Les Actes des Apôtres, comme le troisième évangile, sont attribués à Luc, " inséparable collaborateur de Paul ".

Le témoignage d'Irénée est de grande importance, non seulement parce qu'il avait connu des témoins très anciens (Polycarpe, disciple des Apôtres, Pothin, né avant 87), mais surtout parce que, dans une polémique contre les hérésies de son temps, il ne pouvait se permettre d'attribuer aux Apôtres les écrits qu'il cite, si les hérétiques eux-mêmes n'étaient pas d'accord avec la grande Église sur leur authenticité. Son témoignage n'est pas une opinion personnelle, c'est le reflet de ce qui était accepté par tous vers 177.

Irénée cite deux fois Tt 3,10 : " Ces gens-là, Paul nous enjoint de les rejeter après un premier et un second avertissement " (Contre les hérésies, I, XVI, 3; III, III, 4). Il cite en ces termes 1 P 2,16 : "Pierre dit que nous n'avons pas la liberté pour servir de voile à notre méchanceté" (Contre les hérésies, IV, XVI, 5). Par contre, il n'attribue jamais à Paul lui-même les abondantes citations qu'il fait de l'épître aux Hébreux.

 

 

CHAPITRE III

LA DATE DES LETTRES A TIMOTHÉE

DE LA PREMIÈRE ÉPÎTRE DE PIERRE

ET DE L'ÉPÎTRE A UX ÉPHÉSIENS

 

Préambule

Dans les deux précédents chapitres, j'ai montré que l'épître de Jacques avait été rédigée entre la première épître aux Corinthiens et l'épître aux Galates, donc au cours de l'été 56, et ensuite que l'épître à Tite suivait de peu l'épître aux Romains, au cours du printemps de 58. La première épître de Pierre utilise Tite, et elle est elle-même utilisée par l'épître aux Hébreux, certainement antérieure à la raine du Temple en 70, et probablement même au début de l'insurrection juive de 66. Toutefois, la date des deux autres épîtres pastorales n'a pas encore été précisée, ni celle de la première épître de Pierre.

Il est particulièrement important de réfléchir sur la date de la deuxième épître à Timothée, car cette lettre énonce très clairement le principe de la tradition apostolique et de la succession dans le ministère de vigilance doctrinale : " Toi donc, mon enfant, fortifie-toi dans la grâce qui est en Jésus-Christ. Et ce que tu as appris de moi en présence de nombreux témoins, confie-le à des hommes fidèles, qui soient capables de l'enseigner aussi à d'autres" (2 Tm 2,1-2).

Après avoir été très suspectée, la deuxième épître à Timothée retrouve aujourd'hui de la faveur. Des exégètes de grande réputation la considèrent, finalement, comme probablement authentique. Mais ils la situent au cours de la captivité de Paul à Rome, entre 61 et 63. Cette datation doit être mise en question, pour des raisons que je vais expliquer. Pour arriver à une conclusion certaine, nous aurons besoin de nous interroger aussi sur la date de la première épître de Pierre et de l'épître aux Éphésiens, et, en même temps, nous découvrirons que la première épître à Timothée a été rédigée en même temps que l'épître à Tite.

Cette fois encore, c'est la même méthode qui va être mise en œuvre : la recherche des interdépendances des écrits apostoliques entre eux, ce qui permet d'aboutir à une chronologie relative, et ensuite à une chronologie absolue.

La chronologie des textes qui va être proposée est la suivante :

Hiver 57-58 : Romains, puis départ vers la Macédoine (Ac 20,3).

Printemps 58 : Tite et 1 Timothée, puis arrestation de Paul (Ac 21,27ss).

Été 58 : 2 Timothée.

En 59 : 1 Pierre.

Début 60 : Colossiens et Laodicéens (Ëphésiens).

Printemps 60 : Remplacement de Félix par Porcius Festus (Ac 24,27).

Fin 60 : Destruction de Colosses et de Laodicée.
À partir de 62 : Hébreux, après la mort de Jacques.

 

 

 

I - Les Actes des Apôtres et 2 Timothée

 

La date de 2 Timothée

Ce n'est que tout récemment qu'une énigme a été résolue par un jeune professeur de lettres classiques, très bon connaisseur de la langue grecque, M. Bernard Gineste.

Jusqu'à présent, quand on maintenait l'authenticité de la deuxième épître à Timothée, on avait du mal à la situer dans le cadre des Actes des Apôtres. On partait de la conviction que la lettre indique Rome comme le lieu où elle a été écrite. Cela semble clair d'après la traduction habituelle de 2 Tm 1,16-18 : " Que le Seigneur fasse miséricorde à la famille d'Onésiphore, car souvent il m'a réconforté, et il n'a pas rougi de mes chaînes ; au contraire, dès son arrivée à Rome, il m'a recherché activement et m'a découvert. Que le Seigneur lui donne d'obtenir miséricorde auprès du Seigneur en ce jour-là. Quant aux services qu'il m'a rendus à Éphèse, tu les connais mieux que personne. " Cette traduction correspond à celle que nous tenons de la Vulgate. On en conclut que Paul est prisonnier à Rome et qu'Onésiphore est auprès de lui. On essaie donc de placer la rédaction de 2 Timothée au cours de la captivité romaine de deux ans dont parle Ac 28,30-31. Mais cette datation ne va pas sans difficultés.

Tout d'abord, on est étonné que Paul réclame en 61 seulement le manteau qu'il a laissé chez Carpos à Troas au printemps de l'an 58 (2 Tm 4,13). On comprendrait beaucoup mieux qu'il le réclame au cours de l'été 58, après son arrestation et son incarcération à Césarée. Souvenons-nous des projets de Paul dans T épître aux Romains : il voulait aller à Jérusalem pour y porter les fruits de la collecte qu'il avait faite parmi les Églises païennes, et se rendre ensuite à Rome, d'où il partirait pour l'Espagne. Il ne savait pas qu'il serait arrêté à Jérusalem. Il a laissé son manteau chez Carpos, car il faisait déjà chaud et le manteau était encombrant. Il pensait le reprendre quand il se rendrait à Rome, par voie terrestre. Mais, étant prisonnier et voyant venir l'hiver, il demande à Timothée d'essayer de le rejoindre le plus tôt possible (2 Tm 4,9), avant l'hiver (2 Tm 4,21). Il a peur d'avoir froid dans sa prison. La rédaction de 2 Timothée à Césarée en 58 paraîtrait alors très vraisemblable, s'il n'y avait pas le nom " Rome " en 2 Tm 1,17.

Deuxième difficulté : Paul écrit qu'il a laissé Trophime malade à Milet (2 Tm 4,20). Au cours de son voyage de Césarée à Rome, dans la condition de prisonnier, Paul n'a pas fait escale à Milet. Au contraire, quand il est captif à Césarée, Paul vient de passer par Milet (Ac 20,17-38). Parce qu'ils ne savaient pas comment situer à Césarée la rédaction de 2 Timothée, les exégètes ont été embarrassés par cette indication, et cela les a conduits à imaginer que les épîtres pastorales avaient été écrites encore plus tard, au cours d'une seconde captivité à Rome, après que Paul, au lieu de se rendre en Espagne, soit retourné en Asie et passé par Milet. C'était jadis la solution adoptée par ceux qui maintenaient l'authenticité de 2 Timothée, et elle avait été recommandée chez les catholiques par la Commission Biblique Pontificale.

Mais un tel retour de Paul en Grèce et en Asie n'a rien de vraisemblable. Paul, dans Romains, écrit qu'il n'a plus rien qui le retienne dans ces régions (Rm 15,23), et dans les Actes il dit que les Éphésiens ne reverront plus jamais son visage (Ac 20,25 et 38). De plus, il est difficile d'imaginer que vers 66, après la persécution des chrétiens par Néron, Paul ait été emprisonné et non directement exécuté, et qu'il ait pu faire de nouveaux projets missionnaires (2 Tm 4,11-13). Ces incohérences ont finalement conduit à penser que les épîtres pastorales étaient inconciliables avec les Actes des Apôtres et avec Romains, et on en est venu à admettre qu'elles étaient inauthentiques. Mais comment un fabricateur de légende écrivant en 80-90 aurait-il pu commettre de telles erreurs, et glisser dans cette lettre imaginaire des indications concrètes inutiles qui auraient paru bizarres aux lecteurs auxquels il destinait son invention. Au contraire, si l'on admet que l'épître est authentique et a été écrite à Césarée, le problème est éliminé.

Je n'ai pas résolu moi-même ce problème. Les explications de J. A. T. ROBINSON dans Redating thé New Testament (1976) ne m'avaient nullement convaincu, et je maintenais, faute de mieux et avec un peu de mauvaise conscience, que 2 Timothée avait été écrite à Rome en 61. Mais un jour, en 1994, un inconnu, qui avait lu un de mes livres et s'était rendu compte que je cherchais sincèrement la vérité, s'est informé de mon adresse et m'a téléphoné. Il avait une importante communication à me faire. Il a fait un long voyage de 400 km pour me parler et me montrer ses travaux inédits. Il voulait m'expliquer pourquoi 2 Timothée avait bien été écrite à Césarée, et m'aider ainsi à améliorer ma chronologie des livres du Nouveau Testament.

Il avait deux choses à me faire comprendre. D'abord que la traduction habituelle de 2 Tm 1,17 était mauvaise. Ensuite, que la traduction habituelle d'Ac 21,29 était mauvaise elle aussi.

Ac 21,29

Commençons par Ac 21,29. On traduit habituellement : " Précédemment, ils avaient vu l'Éphésien Trophime avec lui dans la ville. " Or, le verbe grec (èsan gar proeôrakotes) ne signifie que rarement " voir auparavant ", mais presque toujours " voir devant ", " voir d'avance ", " prévoir ". Cette traduction est la plus naturelle, selon tous les dictionnaires. On peut comparer, dans les Actes, les autres emplois du verbe. En Ac 2,25, Pierre cite le Psaume 16 : " Je voyais toujours le Seigneur devant moi " ; dans la suite du discours, il interprète ce texte au sens de " prévoir " : " Voyant en avant, David a parlé de la résurrection du Christ" (Ac 2,31). Le seul autre emploi dans le Nouveau Testament se trouve en Ga 3,8 : " L'Écriture, prévoyant que Dieu justifierait les Nations par la foi, a donné d'avance à Abraham cette bonne nouvelle. " Si nos traductions écrivent : " Ils avaient vu auparavant Trophime dans la ville ", c'est à cause de l'influence de la Vulgate, qui a écrit " viderant " au lieu de " providerant " : " Viderant enim Trophimum Ephesium in civitate cum ipso. " Le traducteur n'a pas reproduit avec exactitude le texte qu'il avait sous les yeux. Le texte grec parle d'une prévision.

Il est nécessaire de ponctuer la phrase grecque autrement que dans les éditions modernes. On ponctue habituellement ainsi : " Ils étaient en effet ayant précédemment vu l'Éphésien Trophime dans la ville avec lui, qu'ils pensaient que dans le temple avait introduit Paul. " Or, la construction " qu'ils pensaient que " (hon enomizon hoti) n'est pas correcte en grec, et Luc se montrerait ici étonnamment vulgaire. Il faut au contraire comprendre, conformément aux constructions que Luc utilise ailleurs : " Ils étaient en effet ayant vu d'avance l'Éphésien Trophime, qu'ils pensaient dans la ville avec lui (en te polei sun auto hon enomizon), que Paul avait introduit dans le temple. "

Autrement dit, selon le génie de notre langue : " Ils avaient présupposé que c'était l'Éphésien Trophime (qu'ils pensaient avec lui dans la ville) que Paul avait introduit dans le temple. " Le texte ne dit pas alors qu'on a vu Trophime à Jérusalem, mais qu'on a pensé à tort qu'il y était, parce qu'il faisait partie des compagnons de Paul à Troas (Ac 20,4-16), et qu'on s'était figuré pouvoir accuser Paul de l'avoir introduit dans le Temple. Les Juifs d'Asie n'ont jamais pu rien prouver et n'ont pas même osé affronter le tribunal de Félix (cf. Ac 24,19). En fait, Trophime était resté "malade à Milet" (2 Tm 4,20), et Paul a pris soin de le recommander aux disciples d'Asie : " II faut venir en aide aux malades (asthenountôn) " (Ac 20,35). Paul ne dit pas qu'il faut venir en aide aux " nécessiteux ", mais aux " malades " (c'est le sens normal, surtout chez Luc, du mot asthenôn, qu'on lit aussi en 2 Tm 4,20).

 

2 Tm 1,17

Regardons maintenant 2 Tm 1,16-18. Apparemment, Onésiphore est un défunt. Paul demande que le Seigneur fasse miséricorde à sa " maison ", à sa " famille ", mais pas à lui. Pour lui, il demande qu'il " trouve miséricorde auprès du Seigneur en ce jour-là", c'est-à-dire au jour du grand jugement. C'est une oraison funèbre. D'autre part, il est très étonnant que Paul lui soit reconnaissant de l'avoir " recherché " et de l'avoir " découvert ". Paul était officiellement captif dans un logis qu'il avait loué, et tous les chrétiens de Rome savaient où il se trouvait. Il faisait même venir des Juifs chez lui lors de sa captivité de 61-63 (Ac 28,17). Ce n'était pas un acte de courage exceptionnel de venir rencontrer Paul. Si l'on suppose une autre captivité plus tardive, en prison cette fois et non plus dans un logis, il n'était pas difficile de savoir où se trouvaient les diverses prisons de Rome, et Onésiphore n'aurait pas été plus courageux que Luc, qui était alors auprès de Paul, ou que Timothée et Marc, auxquels l'apôtre demandait de venir le rejoindre. La traduction habituelle, que nous tenons de la Vulgate, comporte donc des incohérences.

Voilà comment cet ami résolvait le problème. Le mot grec que nous traduisons par " Rome " peut être écrit aujourd'hui avec une majuscule (Rhômè), et alors il désigne Rome. Mais il peut être écrit avec une minuscule (rhômè), et alors il signifie " vigueur physique " ou " force d'âme ". Mais autrefois on n'utilisait que des majuscules partout. D'autre part, les verbes " chercher " et " trouver " ne signifient pas nécessairement " enquêter " et " découvrir ", mais leur sens fondamental est " demander " et " obtenir ". Un savant du XIXe siècle avait fait ces remarques, mais un contradicteur (Duncan, 1929) l'avait alors traité avec dédain.

Le deuxième point est le plus facile à établir. Dans l'Ancien Testament, " chercher Dieu " ne signifie pas s'enquérir du lieu où il se trouve, mais " le désirer ". De même, " trouver grâce " ne signifie pas réussir une enquête, mais " obtenir la faveur (de quelqu'un) ". En Rm 10,20, Paul cite Is 65,1: " J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas, je me suis manifesté à ceux qui ne m'interrogeaient pas. " Isaïe et Paul ne veulent évidemment pas dire que les païens ne recherchaient pas l'endroit où Dieu se trouve, mais qu'ils l'ont finalement découvert. Ils disent que les païens ne se souciaient pas d'appeler Dieu à leur aide, mais que celui-ci leur a gratuitement donné sa faveur. Dans les évangiles, Jésus dit : " Demandez, et il vous sera donné; cherchez, et vous trouverez; frappez, et il vous sera ouvert " (Mt 7,7). Jésus ne veut évidemment pas dire que celui qui recherche une aiguille dans une botte de foin la découvrira certainement. Le contexte montre bien qu'il faut traduire : " Demandez, et il vous sera donné; réclamez, et vous obtiendrez; frappez, et l'on vous ouvrira. " Dans le contexte de 2 Timothée, ce sens s'impose, car on ne voit pas comment une enquête assez facile sur le lieu où Paul se serait trouvé à Rome en compagnie de Luc aurait pu constituer un acte méritant la miséricorde de Dieu au dernier jour.

Le premier point nécessite une enquête patiente. Le texte grec pourrait à la rigueur être traduit : " Onésiphore, se trouvant à Rome, m'a cherché " (genomenos en Rhomè). C'est la tournure employée Mt 26,6 : " Jésus se trouvant à Béthanie " (genomenou en Bèthania). Mais il est incorrect de traduire, comme la Vulgate : " Quand il est venu à Rome " (cura Romam venisset). Il faudrait, non pas en et le datif, mais eis et l'accusatif, comme en Ac 20,16; 21,17; 25,15 : " Lors de ma venue à Jérusalem " (genomenou mou eis Hierosoluma). Presque toutes les traductions se contentent de recopier la Vulgate, avec sa faute de grammaire, qu'on amplifie quelquefois en introduisant une idée de hâte : " Dès son arrivée à Rome. " On tient spontanément à justifier que la recherche d'Onésiphore, en elle-même assez banale, soit un acte exceptionnel qui mérite récompense au jour du jugement. Mais l'autre traduction, " entré en état de vigueur" (genomenos en rhômè), qui lit rhômè comme un nom commun, se justifie par de nombreux parallèles, dans toute la littérature grecque et aussi dans le Nouveau Testament. On peut citer par exemple Lc 22,44 : " entré en état de lutte " (genomenos en agônia). Ou encore

1 Co 2,3 : " Je me suis présenté à vous en état de faiblesse " (en asthèneia egenomèn).

II est facile de voir que cette interprétation convient parfaitement au contexte, car toute la deuxième épître à Timothée est avant tout une exhortation à la vaillance devant des adversaires hostiles.

J'ai utilisé à ma manière les remarques de cet ami, convaincantes mais inédites, dans deux ouvrages publiés en 1994 et 1995. Ensuite, Bernard GINESTE a finalement eu la possibilité de préciser et de justifier ses traductions dans deux articles récents de la Revue Thomiste de Toulouse (" Èsan gar proeôrakotes (Actes 21,29) : Trophime a-t-il été " vu " à Jérusalem? ", RT 1995, pp. 251-272 ; " Genomenos en rhômè (2 Tm 1,17) : Onésiphore a-t-il " été à Rome " ? ", RT 1996, pp. 67-106). Les spécialistes pourront s'y reporter.

 

2 Timothée a été écrite à Césarée

Voici comment on peut alors traduire 2 Tm 1,16-18 : " Que le Seigneur fasse miséricorde à la famille d'Onésiphore ; car (à Éphèse) il m'a souvent réconforté et il n'a pas eu honte de mes chaînes. Au contraire, dans un élan de courage, il m'a demandé avec insistance et il m'a obtenu. Que le Seigneur (Jésus) lui donne d'obtenir miséricorde auprès du Seigneur (le Père) en ce jour-là. Et tous les (autres) services qu'il m'a rendus à Éphèse, tu les connais mieux que personne. " On sait que Paul a été emprisonné plusieurs fois avant d'écrire 2 Corinthiens (2 Co 11,23), et qu'il a même risqué de mourir à Éphèse (2 Co 1,8). Pour le sauver, Priscille et Aquila ont risqué leur propre vie (Rm 16,3-4). La traduction proposée nous informe qu'à Éphèse Onésiphore a souvent réconforté Paul (sans doute dans sa prison) et qu'il a même osé avec succès le demander et l'obtenir. A-t-il réclamé sa libération auprès des autorités ? Rappelons-nous que Paul comptait des amis parmi les notables d'Éphèse (Ac 19,31). A-t-il seulement osé demander à le voir dans sa prison ? Toujours est-il qu'Onésiphore est mort peu après, et Paul rappelle tous les services qu'il lui a rendus, pour exhorter Timothée à imiter sa vaillance. Je ne suis pas entièrement les positions de Bernard Gineste, car je pense qu'à Éphèse Paul a été effectivement emprisonné, bien que les Actes ne le disent pas, et qu'il a failli perdre la vie (2 Co 1,8) ; je suis d'accord sur ce point avec la plupart des exégètes contemporains. Quant à lui, il pense que, simplement, Paul avait la réputation d'un homme qui a déjà porté des chaînes à Philippes, et qu'Onésiphore a réclamé l'honneur dangereux de l'héberger chez lui (c'est pourquoi Paul bénit sa maisonnée). Les spécialistes pourront dire laquelle des deux interprétations est la plus vraisemblable, mais toute deux supposent la même traduction, où rhômè est un nom commun.

Si l'on admet cette explication, tout s'éclaire. Paul vient d'être arrêté à Jérusalem et emprisonné à Césarée. On lui a permis de recevoir l'assistance de ses amis (Ac 24,23), c'est pourquoi il bénéficie de la présence de Luc (2 Tm 4,11). Dans sa première défense (Ac 22,1-21 ou 23,1-10), personne parmi les chrétiens de Jérusalem n'a osé l'assister (2 Tm 4,16). Mais le Seigneur lui est apparu ensuite (Ac 23,11), pour le fortifier et lui annoncer qu'il devrait rendre témoignage à Rome (2 Tm 4,17). Les Juifs ont fait un complot contre lui (Ac 23,12-15), mais leur ruse a échoué (Ac 23,16-35) et il a été "délivré de la gueule du lion" (2 Tm 4,17; comparer Esther 4,17s). On remarquera d'ailleurs l'analogie entre le début de 2 Timothée et les plaidoiries de Paul à cette époque, que Luc résume dans les Actes, et dans lesquelles il exprime, comme en Rm 9,1-4, son loyalisme envers le peuple juif :

Actes 23 1 Paul, ayant les yeux fixés sur le sanhédrin, dit : Hommes, mes frères, je me suis conduit jusqu'à ce jour en toute bonne conscience devant Dieu.

24 14 Je reconnais devant toi que, selon cette croyance qu'ils appellent une secte, je sers le Dieu de mes pères, croyant à tout ce qui est écrit dans la loi et dans les prophètes ; 15 et j'ai cette espérance en Dieu, comme ils l'ont eux-mêmes, qu'il y aura une résurrection des justes et des injustes. 16 C'est pourquoi aussi, je m'efforce d'avoir toujours la conscience sans reproche, devant Dieu et devant les hommes.

26 6 Et maintenant, je suis mis en jugement pour avoir espéré en la promesse faite par Dieu à nos pères, 7 promesse dont nos douze tribus, qui servent Dieu nuit et jour avec ferveur, attendent l'accomplissement.

2 Timothée 1 3 Je rends grâces à Dieu que je sers, comme mes ancêtres l'ont fait, avec une conscience pure, faisant mention de toi sans cesse, nuit et jour, dans mes prières.

 

D'autres détails s'éclairent. Par exemple, on est surpris que Paul semble dire que tous les chrétiens d'Asie, particulièrement Phygèle et Hermogène, se sont détournés de lui (2 Tm 1,15). En fait, le sens normal du texte est: " Tous ceux d'Asie m'ont rejeté (apestraphèsan me). " Qu'on veuille bien comparer, dans la même lettre, 2 Tm 4,4 : " S'éloignant de la vérité ils rejetteront ce qu'ils ont entendu (apo men tès alètheias tèn akoèn apostrepsousin) et se tourneront vers des fables. " Ou encore, en Tt 1,14 : " Qu'ils ne s'attachent pas à des fables juives et à des préceptes d'hommes qui rejettent la vérité (apostrephomenôn tèn alètheian). " Le verbe employé, apostrephein, comporte très souvent une idée d'aversion. En fait, ce sont les Juifs d'Asie qui ont pris Paul en aversion (Ac 21,27; 24,19). Paul nomme parmi ceux qui l'ont combattu " Alexandre le fondeur " (2 Tm 4,14). On se souvient que Paul s'était heurté à Éphèse à la corporation des orfèvres, qui fabriquaient des temples d'Artémis en argent, et que l'un d'eux, meilleur commerçant qu'observateur de la Loi, était un Juif nommé Alexandre, qu'on avait chargé d'accuser Paul devant la foule (Ac 19,33-34). Comme le dit Paul en Rm 2,22, certains Juifs d'alors prétendaient fuir l'idolâtrie, mais ils ne craignaient pas d'en tirer profit.

Paul mentionne les " larmes " de Timothée (2 Tm 1,4), ce qui ressemble beaucoup à celles qu'ont versées les Anciens d'Éphèse à Milet (Ac 20,37). Peut-être Timothée lui-même pensait-il ne jamais revoir Paul, car il devait rester en Asie pendant que Paul partirait pour l'Espagne. Mais, en fait, Paul doit ajourner ses projets et a encore besoin de l'aide de Timothée, qui reverra donc son visage. Paul a encore des projets apostoliques, il veut que Timothée " récupère " Marc (le verbe analambanein signifie souvent: " recouvrer ", " reprendre ") et l'amène avec lui (2 Tm 4,11). Il se plaint de ce que Dèmas ait suivi des projets personnels, alors qu'il compte encore sur lui. Effectivement, quand Paul écrira Colossiens et le billet à Philémon, Timothée, Marc et Dèmas seront auprès de lui (Col 1,1; 4,10.14; Phm 1.24). Il veut écrire, il a besoin de parchemins (2 Tm 4,13).

Tout ceci montre qu'il ne faut pas prendre Paul trop à la lettre quand il dit : " Pour moi, je vais être immolé et le temps de mon départ est venu " (2 Tm 4,6). Déjà en Ph 2,17 Paul se réjouissait d'avance que son sang soit répandu un jour, demain peut-être, et il faisait part de son grand désir de " s'en aller pour être avec le Christ " (Ph 1,23). Paul savait que sa " course " n'avait pas été vaine (Ph 2,16 ; cf. 2 Tm 4,7). Il n'avait pas peur pour ses communautés, car elles avaient à leur tête " des épiscopes et des diacres" (Ph 1,1). L'épître aux Philippiens se présente déjà comme un premier testament spirituel de Paul. Dans le discours de Milet, nous entendions de sa bouche un acte d'abandon : " Je n'attache aucun prix à ma vie, pourvu que j'achève ma course et le ministère que j'ai reçu du Seigneur " (Ac 20,24). En 2 Tm 4,7, Paul dit maintenant qu'il a achevé sa course, mais en même temps il a encore envie de beaucoup travailler. En tout cas, il compte bien être vivant au cours de l'hiver suivant (2 Tm 4,21).

Quand on situe à Rome la rédaction de 2 Timothée, on est un peu surpris que Paul parle de son collaborateur comme d'un " évangéliste " (2 Tm 4,5). Mais, d'après les Actes des Apôtres, c'est le titre que portait Philippe, l'un des Sept, à Césarée (Ac 21,8). Si, comme je le montrerai, Éphésiens a aussi été écrite à Césarée, il est remarquable que ce titre apparaisse aussi en Ép 4,11. Les dirigeants des communautés portaient des titres divers, et à Césarée Paul a peut-être enrichi son vocabulaire d'un terme qu'il ne connaissait pas encore.

Les mouvements de personnes que décrit la deuxième épître à Timothée ne sont pas surprenants en 58. Tite est parti pour la Dalmatie (2 Tm 4,10), puisque Paul lui avait donné rendez-vous à Nicopolis (Tt 3,12). Tychique était avec Paul à Jérusalem au moment de son arrestation, et il a rempli un rôle de messager (2 Tm 4,12) que Tt 3,12 lui assignait déjà. Éraste était resté à Corinthe (2 Tm 4,20), là où le situe le texte de Rm 16,23.

Il ne faut pas s'étonner que quelques frères présents à Césarée portent des noms latins (Pudens, Linus, Claudia). Saul s'appelait aussi Paulus. L'auteur du deuxième évangile, Jean, fils de Marie, portait le nom latin de Marcus. Un des chrétiens de Philippes s'appelait Clément (Ph 4,3). La ville de Césarée abritait une garnison romaine dont faisait partie Cornelius (Ac 10,1). De plus, des chrétiens de Rome d'origine juive avaient été expulsés d'Italie et s'étaient réfugiés ailleurs, tels Priscille et Aquila qu'on trouve à Corinthe en 51 et à Éphèse ensuite. Rien d'étonnant si certains d'entre eux en ont profité pour retourner en terre d'Israël.

Certains passages de 2 Timothée sont écrits manifestement dans le sillage de Romains. J'en donne un exemple :

Romains 1 1 Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l'Évangile de Dieu (...), 3 qui concerne son Fils, né de la race de David selon la chair 4 et investi Fils de Dieu avec puissance selon l'esprit de sainteté, par sa résurrection d'entre les morts, Jésus-Christ notre Seigneur, 5 par qui nous avons reçu la grâce de l'apostolat, afin d'amener à l'obéissance de la foi, pour la gloire de son nom, toutes les nations (...). 16 En effet, je n'ai point honte de l'Évangile, car il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit (...).

8 17 Et si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers : héritiers de Dieu et cohéritiers de Christ, si toutefois nous souffrons avec lui, afin que nous soyons aussi glorifiés avec lui. 18 Or, j'estime qu'il n'y a point de proportion entre les souffrances du temps présent et la gloire à venir, qui doit être manifestée en nous. (...) 33 Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est celui qui les justifie.

2 Timothée 1 8 Souffre avec moi pour l'Évangile (...), 11 Pour lequel j'ai été établi prédicateur, apôtre et docteur, 1 2 et telle est la raison pour laquelle je souffre. Mais je n'en ai point de honte, car je sais en qui j'ai cru, et je suis persuadé qu'il a la puissance de garder mon dépôt jusqu'à ce jour-là.

2 8 Souviens-toi que Jésus-Christ, né de la race de David, est ressuscité des morts, selon mon Évangile, 9 pour lequel je souffre jusqu'à être lié comme un malfaiteur ; mais la parole de Dieu n'est point liée. 10 C'est pourquoi, je supporte tout à cause des élus, afin qu'eux aussi obtiennent le salut qui est en Jésus-Christ, avec la gloire éternelle. 11 Cette parole est certaine : Si nous mourons avec lui, nous vivrons aussi avec lui ; 12 si nous supportons, nous régnerons aussi avec lui.

Il est superflu de parcourir toute l'épître pour rechercher les différentes réminiscences de Romains qu'on y trouve. Ce seul exemple suffit amplement à montrer combien est éclairante la découverte qui vient d'être faite, il y a seulement quelques années : contrairement à ce qu'on croyait auparavant, il existe d'excellentes raisons de penser que 2 Timothée a été écrite à Césarée, peu après le début de la captivité sous Félix, exactement au cours de l'été 58.

 

II - 2 Timothée et la première épître de Pierre

Reprenons le texte que nous venons d'examiner. Ou plutôt, rassemblons les différents passages de 2 Timothée où Paul invite son collaborateur à être courageux comme lui dans le combat sous les ordres du Christ :

2 Timothée 1 8 Souffre avec moi pour l'Évangile (...), 11 Pour lequel j'ai été établi prédicateur, apôtre et docteur, 12 et telle est la raison pour laquelle je souffre. Mais je n'en ai point de honte, car je sais en qui j'ai cru, et je suis persuadé qu'il a la puissance de garder mon dépôt jusqu'à ce jour-là.

2 3 Souffre avec moi comme un bon soldat de Jésus-Christ (...). 8 Souviens-toi que Jésus-Christ, né de la race de David, est ressuscité des morts, selon mon Évangile, 9 pour lequel je souffre jusqu'à être lié comme un malfaiteur (kakourgos) ; mais la parole de Dieu n'est point liée. 10 C'est pourquoi, je supporte tout à cause des élus, afin qu'eux aussi obtiennent le salut qui est en Jésus-Christ, avec la gloire éternelle. 11 Cette parole est certaine : Si nous mourons avec lui, nous vivrons aussi avec lui ; 12 si nous supportons, nous régnerons aussi avec lui ; si nous le renions, il nous reniera aussi ; 13 si nous sommes infidèles, lui, il demeure fidèle, car il ne peut se renier lui-même.

4 6 Pour moi, je vais être immolé et le moment de mon départ approche. 7 J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai préservé la foi. 8 Et maintenant, la couronne de justice m'est réservée ; le Seigneur, le juste juge, me la donnera en ce jour-là, et non seulement à moi, mais aussi à tous ceux qui auront aimé sa manifestation (epiphaneia).

Il y a dans ces trois textes liés entre eux une extrême concentration de mots et d'expressions qui se retrouvent dans un court passage de la première épître de Pierre (4,12 - 5,4). J'y joins l'adresse de l'épître, qui donne aux chrétiens de Galatie et d'Asie, d'obédience paulinienne, le titre rare "les élus", présent en 2 Tm 2,10 :

1 Pierre 1 1 Pierre, apôtre de Jésus-Christ, aux élus qui sont étrangers et dispersés dans le Pont, la Galatie, la Cappadoce, l'Asie et la Bithynie (...).

4 12 Mes bien-aimés, ne trouvez pas étrange d'être dans la fournaise de l'épreuve, comme s'il vous arrivait quelque chose d'extraordinaire. 13 Mais réjouissez-vous dans la mesure même où vous avez part aux souffrances du Christ, afin que, lors de la révélation (apokalupsis) de sa gloire, vous soyez aussi dans la joie et l'allégresse. 14 Si l'on vous dit des injures pour le nom de Christ, vous êtes heureux ; car l'Esprit de gloire, l'Esprit de Dieu, repose sur vous. 15 Que nul de vous ne souffre comme meurtrier, ou voleur, ou malfaiteur (kakopoios), ou comme espion. 16 Mais si c'est comme chrétien, qu'il n'en ait point de honte ; que plutôt il glorifie Dieu de ce nom même. 17 Car c'est te moment où le jugement va commencer par la maison de Dieu ; or, s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui désobéissent à l'Évangile de Dieu ? 18 Et si le juste n'est sauvé que difficilement, que deviendront l'impie et le pécheur ? 19 Que ceux donc qui souffrent selon la volonté de Dieu, recommandent leurs âmes au fidèle Créateur, en faisant le bien.

5 1 J'adresse cette exhortation aux presbytres qui sont parmi vous, moi qui suis presbytre avec eux et témoin des souffrances du Christ, et qui ai part aussi à la gloire qui doit être révélée : 2 Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié ; surveillez-le, non par contrainte, mais de bon gré, selon Dieu ; non pour un gain sordide, mais par dévouement ; 3 non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en vous rendant les modèles du troupeau. 4 Et lorsque le souverain Pasteur paraîtra, vous remporterez la couronne de gloire, qui ne se flétrit jamais.

Rassemblons en un tableau les analogies entre les deux lettres, dont la première est typiquement paulinienne ; quant à la seconde, elle ne traite pas du même sujet que 2 Timothée, elle ne dépend pas d'une tradition orale commune, ses rapports avec le texte signé de Paul ne s'expliquent que par des réminiscences.

2 Tm 1 2 Tm 2 2 Tm 3 1 P 1 1 P 4 1 P 5

Évangile Évangile Évangile

pas de honte (epaischunesthai) pas de honte (aischunesthai)

souffrir souffrir souffrir souffrances

gloire gloire gloire

Jésus-Christ Christ Christ

malfaiteur (kakourgos) malfaiteur (kakopoios)

élus élus bien-aimés

salut sauvé

mourir avec part aux souffrances

régner avec part à la gloire

fidèle (Jésus) fidèle (Dieu)

moment (kairos) moment (kairos)

couronne couronne

juge (kritès) jugement (krima)

manifestation révélation révélée

 

 

Comment pourrait-on dire que ces textes n'ont pas de rapport entre eux, et que toutes ces ressemblances sont dues au hasard ? Comment ne pas admettre une influence de 2 Timothée sur 1 Pierre ? L'explication en est très simple : Timothée a envoyé à Rome une copie des lettres reçues, et Pierre, sans doute déjà informé de l'emprisonnement de Paul, a voulu réconforter les communautés d'obédience paulinienne, qui connaissaient de grosses difficultés, en leur annonçant que le jugement des derniers temps était déjà commencé, puisque le Juste qui leur avait proclamé l'Évangile souffrait déjà en tant que chrétien. Aux presbytres que Paul avait établis dans ses communautés, Pierre donne une leçon de désintéressement, de courage et de dévouement, à l'exemple de leur Apôtre.

Je vais indiquer maintenant les principales réminiscences de 2 Timothée qu'on peut observer dans la première épître de Pierre, en suivant l'ordre de celle-ci:

La succession apostolique dans le Nouveau Testament

 

2 Timothée 1 Pierre

2,10 : élus 1,1 : élus

1,16 : miséricorde 1,3 : miséricorde

1,10: incorruptibilité 1,4 : incorruptible

2,10 : gloire 1,11 : gloire

4,5 : sois sobre 1,13 : étant sobres

1,9 : selon la grâce 1,13 : attendez la grâce

2,22 4,3 : convoitises 1,14 : convoitises
1,9: nous a appelés 1,15 : vous a appelés
1,9 : vocation sainte 1,15 : soyez saints
1,9 : 4,14 : selon les œuvres 1,17 : selon ses œuvres
1,3.5 : ancêtres Juifs 1,18 : ancêtres païens
1,9 : avant les siècles 1,20 : avant la création
1,10 : manifestée 1,20 : manifesté
1,5 : foi (sincère) 1,21 : foi
1,5 : (foi) sincère 1,22 : sincère

2,22 : cœur pur 1,22 : cœur pur

1,10 : incorruptibilité 1,23 : incorruptible

2,21 : Maître 2,9 : maîtres
2,22 4,3 : convoitises 2,11 : convoitises

2,21 : bonne œuvre 2,12 : belles œuvres

2,4 : s'embarrasser 3,3 : embarras (des cheveux)

1,10 incorruptibilité 3,4 : incorruptible

4,16 : défense 3,15 : défense

2,25 : douceur 3,16 : douceur

1,3 : conscience pure 3,16 : bonne conscience

4,2 : prêche 3,19 : il a prêché

4,2 : patience 3,20 : patience

1,3 : conscience pure 3,21 : bonne conscience

4.1 : juger vivants et morts 4,5 : juger vivants et morts

4,2 : prêche 4,6 : a été annoncée

4,6 : proche départ 4,7 : proche fin de tout

4,5 : sois sobre 4,7 : soyez sobres

1,7 : prudence (sôphronismos) 4,7 : soyez prudents (sôphronein)

1,7 : amour 4,8 : amour

1,6 : don de Dieu (charisma) 4,10 : grâce de Dieu (charis)

4,5 : ministère (diakonia) 4,11 : ministère (diakonein)

1,7 : puissance (dunamis) 4,11 : force (ischus)

2,1 : fortifie-toi (endunameiri) 4,11 : force (ischus)

1,12: je souffre 4,13 : partager ses souffrances

2,11 : mourir avec lui 4,13 : partager ses souffrances

2,10: gloire 4,13 : gloire

2,9 : je souffre (kakopatheiri) 4,15 : que nul ne souffre (paschein)

2,9 : malfaiteur 4,15 : malfaiteur

1,12 : pas de honte 4,16 : pas de honte

4,8 : juste juge 4,17 : jugement

4,8 : juste juge 4,18 : juste

2,13 : Jésus fidèle 4,19 : fidèle Créateur

2,12 : régner avec lui 5,1 : partager sa gloire

2,10 : gloire 5,1 : gloire

4,8 : couronne 5,4 : couronne

2,10: gloire 5,4 : gloire

4,5 : sois sobre 5,8 : soyez sobres

4,17 : lion (menaçant) 5,8 : lion (menaçant)

2,10 : gloire 5,10 : gloire

2,19 : ferme (stereos) 5,10: affermira (stèrizein)

2,19: fondement (themelios) 5,10: fondera (themelioun)

4,11 : Marc 5,13 : Marc

 

 

II s'agit de simples réminiscences. 1 Pierre rassemble des réflexions que le Paul de 2 Timothée développe en plusieurs endroits de sa lettre, mais qui ont un rapport entre elles. Pourtant, il suffit de constater la proximité de deux ou trois mots, pas forcément rares, dans les deux épîtres ensemble pour conclure que Pierre a encore en mémoire ce que Paul avait écrit.

 

Les ressemblances les plus remarquables s'observent dans la comparaison entre :
2 Tm 1,3-18 et 1 P 1,3-25 (début des deux épîtres : appel à la sainteté) ;
2 Tm 4,1-8 et 1 P 3,13 - 4,7 (le combat contre les dérèglements du monde) ;
2 Tm 2,8-13 et 1 P 4,12 - 5,4 (souffrances et gloire de celui qui tient bon).

 

Mais il faut aussi tenir compte des expressions rares, la plupart très pauliniennes, communes aux deux épîtres :

2 Tm 2,10 et 1 P 1,1 : " élus " (eklektoi), Rm 8,33; 16,13; Tt 1,1; 1 Tm 5,21; Col 3,12.

2 Tm 1,10 et 1 P 1,4.23; 3,4 : " incorruptibilité " (aphthartos/aphtharsia),

1 Co 9,25; 15,42.50.52.53.54; Rm 1,23; 1 Tm 1,17; Ép 6,24.

2 Tm 4,5 et 1 P 1,13; 4,7; 5,8 : " être sobre " (nèphein), 1 Th 5,6.8, jamais ailleurs.

2 Tm 1,3 et 1 P 1,18 : " ancêtres " (progonôn/patrôparadotou), Rm 4,1; 9,5; Ac 22,14; 26,6.

2 Tm 1,5 et 1 P 1,22 : " sincère " (anupokritos), (Je 3,17); 2 Co 6,6; Rm 12,9; 1 Tm 1,5.

2 Tm 2,22 et 1 P 1,22 : " cœur pur " (kathara kardia), 1 Tm 1,5, voir aussi Mt 5,8.

2 Tm 2,4 et 1 P 3,3 : " embarras " (emplekein/emplokè), seul emploi à part 2 P 2,20.

2 Tm 4,16 et 1 P 3,15 : " défense " (apologid), 1 Co 9,3; Ph 1,7.16; 2 Co 7,11; Ac 22,1; 25,16.

2 Tm 4,1 et 1 P 4,5 : " juger vivants et morts ", seul emploi à part Ac 10,42.

2 Tm 2,13 et 4,19 : " fidèle " (pistos), appliqué à une personne divine,

1 Th 5,24; 1 Co 1,9; 10,13; 2 Co 1,18.

2 Tm 4,17 et 1 P 5,8 : " lion " (leôn), seul emploi à part Hb 11,33 et l'Apocalypse.

 

Les réminiscences de 2 Timothée en 1 Pierre sont donc certaines, et elles confirment les analyses qui ont montré que 2 Timothée était écrite à une date précoce, peu après l'épître aux Romains, si du moins nous acceptons que c'est vraiment Pierre qui a écrit la première épître de Pierre, à une époque où l'autorité impériale était encore équitable (1 P 2,13-14), avant 64.

 

 

 

III - 1 Timothée et la première épître de Pierre

 

Comme on l'a vu dans le précédent chapitre, les rapports de dépendance de l'épître aux Hébreux par rapport à 1 Pierre montrent que celle-ci est authentique, rédigée du vivant de Pierre, avant le début de l'insurrection juive en 66. Bientôt, nous allons voir que Colossiens et Éphésiens s'intercalent entre 1 Pierre et Hébreux, ce qui nous permettra d'affiner les datations.

Mais, auparavant, il faut jeter un regard sur la première lettre à Timothée, pour vérifier critiquement la première impression qu'elle donne : c'est une épître pastorale jumelle de la lettre à Tite, rédigée à la même époque et dans un vocabulaire semblable, alors que Paul est encore libre de ses mouvements. Si cela est vrai, cette seconde épître pastorale est également antérieure à 1 Pierre, et on doit s'attendre à des réminiscences chez Pierre de la première épître à Timothée.

 

1 Timothée et les Actes des Apôtres

On a eu beaucoup de mal à situer 1 Timothée dans le cadre des Actes des Apôtres. Quand Paul a quitté Éphèse pour la Macédoine au début de l'an 57 (Ac 20,1), juste avant d'écrire 2 Co 1-9 (lettre de réconciliation avec les Corinthiens), Timothée n'était plus à Éphèse, mais en Macédoine (Ac 19,22). Ce n'est donc pas à ce moment-là que Paul lui a dit, " au moment de partir pour la Macédoine ", de " demeurer à Éphèse " (1 Tm 1,3). Lorsque Paul a quitté Corinthe pour la Macédoine au début de 58 (Ac 20,3), Timothée devait l'attendre à Troas avec un certain nombre d'autres compagnons de voyage (Ac 20,4-5). Comment comprendre que Paul lui dise, parlant de ce départ en 1 Tm 1,3 : " Comme je t'ai exhorté à demeurer à Éphèse quand je suis parti pour la Macédoine... " (kathôs parekalesa se prosmeinai en Ephesô poreuomenos eis Makedonian) ?

Une solution a été donnée en 1976 par S. de LESTAPIS, solution qui, à ma connaissance, n'a été réfutée critiquement par personne (L'énigme des Pastorales de saint Paul, Paris, Gabalda). Le dédain dont a été entouré ce livre ne constitue pas une réponse scientifique à ses propositions. Lestapis suppose que Luc ne dit pas tout dans les Actes, que son silence nous laisse une marge pour interpréter les détails supplémentaires que nous connaissons par les lettres. Par exemple, 2 Co 12,14 et 13,1 nous informent que Paul est allé trois fois à Corinthe, mais les Actes ne nous parlent que de deux séjours (Ac 18,1-18 et Ac 20,2-3) : il faut donner la préférence à la lettre de Paul. De même, nous avons vu précédemment que, selon toute vraisemblance, Trophime est tombé malade à Milet et n'a pas pu se rendre à Jérusalem ; mais Luc ne juge pas utile de le préciser dans son récit. Un silence n'est pas une négation.

La solution proposée est celle-ci. Paul, avant de partir vers la Macédoine, fait embarquer vers Troas Timothée et ses compagnons. Mais il donne à Timothée (à lui seul) une consigne dont les Actes ne nous parlent pas : Timothée ne doit pas rester à Troas, mais il lui faut reprendre le bateau pour se rendre à Éphèse et y demeurer (Lestapis, p. 92). Du point de vue de la langue grecque, ce sens est préférable à celui qu'on admet habituellement : Timothée serait déjà à Éphèse et devrait y rester. Si ce sens était le bon, on devrait s'attendre à trouver ici le verbe " demeurer " au présent (prosmenein) : le présent indique une action qui continue. Au contraire, selon le sens donné par Lestapis, il est normal d'employer l'aoriste (prosmeinai) : une action qui va devoir être accomplie. La solution ne manque donc pas de justifications philologiques. Et, je le répète, le silence de Luc sur ce point ne doit pas être interprété comme une négation. Les lettres de Paul .complètent le récit des Actes et permettent de le mieux comprendre.

Comme l'épître à Tite, quoique de manière moins évidente, la première épître à Timothée contient de nombreuses réminiscences de l'épître aux Romains. Comme en Tt 1,3, l'adresse (1 Tm 1,1) contient l'expression " selon l'ordre de Dieu " (kat 'epitagèn theou), qui ne se lit ailleurs qu'en Rm 16,26. On trouve en 1 Tm 1,8 cette affirmation : " Nous savons que la loi est belle " (oidamen de hoti kalos ho nomos) ; c'est seulement en Rm 7,14.16 que nous trouvions la même déclaration : " Nous savons que la loi est spirituelle (...). D'accord avec la loi, je reconnais qu'elle

est belle. " En Rm 5,20, Paul écrivait : " Là où le péché s'est multiplié (epleonasen), la grâce a surabondé (hupereperisseusen) " ; en 1 Tm 1,13-14, nous lisons : "J'étais auparavant blasphémateur, persécuteur et violent. Mais il m'a été fait miséricorde (...). Elle s'est surmultipliée (huperepleonasen), la grâce... " Lestapis a relevé bien d'autres analogies, que le lecteur pourra consulter dans son livre.

 

1 Pierre est postérieure à 1 Timothée

La nouveauté de mon approche est de montrer que la première épître de Pierre a utilisé des réminiscences de 1 Timothée, comme nous l'avons observé pour Tite (dans le précédent chapitre) et pour 2 Timothée (dans celui-ci).

 

Premier exemple : Les devoirs respectifs dans le couple humain

 

L'exemple le plus évident est la comparaison entre les instructions sur les devoirs respectifs des hommes et des femmes qui se lisent dans les deux épîtres, et qui sont liées à l'emploi du mot episkopos (" épiscope " ou " surveillant " ou " gardien "), à propos des responsables humains en 1 Timothée, à propos du Christ en 1 Pierre :

1 Timothée 2 1 Je recommande donc, avant toutes choses, qu'on fasse des requêtes, des prières, des supplications et des actions de grâces pour tous les hommes, 2 Pour les rois, et pour ceux qui gouvernent, afin que nous puissions mener une vie paisible et tranquille en toute piété et en toute honnêteté (...). 8 Je veux donc que les hommes (anèr) prient en tout lieu (...). 9 Je veux aussi que les femmes s'habillent d'une manière décente, qu'avec pudeur (aidos) et prudence elles se parent, non de tresses (plegmasin) ou d'or, de perles ou d'un vêtement (himatismos) de grand prix, 10 mais de bonnes œuvres, comme il convient à des femmes qui font profession de piété. 11 Que la femme écoute l'instruction dans la tranquillité, avec une entière soumission. 12 Je ne permets pas à la femme d'enseigner, ni de faire la leçon à l'homme; mais elle doit demeurer dans la tranquillité. 13 Car Adam fut formé le premier, et Eve ensuite (etc.; versets 14-15).

3 1 Cette parole est certaine : si quelqu'un aspire à l'épiscopat (c'est-à-dire : au ministère de pasteur), il désire une œuvre excellente. 2 II faut donc que l'épiscope soit irrépréhensible, mari d'une seule femme, sobre, prudent, digne, hospitalier, capable d'enseigner. 7 II faut aussi que ceux de l'extérieur (exôthen) lui rendent un bon témoignage, pour qu'il ne soit point exposé à l'opprobre et ne tombe pas dans les pièges du diable (...). 12 Que les diacres soient (estôsan) maris d'une seule femme (etc.)

1 Pierre 2 13 Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine, soit au roi, comme au souverain, 14 soit aux gouverneurs, comme envoyés par lui (...). 25 Car vous étiez comme des brebis errantes, mais vous êtes maintenant retournés au Pasteur et à l'épiscope de vos âmes.

3 1 Vous aussi, femmes, soyez soumises a vos maris (anèr), afin que, s'il y en a qui n'obéissent point à la Parole, ils soient gagnés, sans le secours de la parole, par la conduite de leurs femmes, 2 en considérant votre conduite chaste (hagnèn) et respectueuse. 3 Que votre parure ne soit (estô) pas celle de l'extérieur (exôthen) qui consiste dans l'embarras (emplokè) des cheveux, les ornements d'or ou le port d'un manteau (himation), 4 mais celle de l'intérieur, cachée dans le cœur, la beauté incorruptible d'un esprit doux et tranquille, qui est de grand prix devant Dieu. 5 Car c'est ainsi que se paraient autrefois les saintes femmes qui espéraient en Dieu, étant soumises à leurs maris ; 6 comme Sara, qui obéissait à Abraham, l'appelant son seigneur, elle dont vous êtes devenues les filles en faisant le bien, sans vous laisser troubler par aucune crainte.

7 Vous de même, hommes, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes, comme avec un sexe plus faible ; ayez des égards pour elles, puisqu'elles doivent hériter avec vous la grâce de la vie, afin que rien ne trouble vos prières.

 

Comme nous l'avons vu à propos de Tite et de 2 Timothée, le texte de Pierre a subi l'influence de Tt 2,5 (pour le mot " chaste ") et de 2 Tm 2,4 (pour le mot " embarras (de la chevelure) ", qui se substitue aux " tresses " de 1 Tm 2,9). Mais c'est évidemment de la première épître à Timothée que 1 Pierre dépend ici avant tout.

Le texte de 1 Tm 3 sur les ministères a influencé Pierre pour donner au Christ les titres de Pasteur et Gardien (épiscope). Il était important de souligner que la charge pastorale' s'exerce par délégation de l'autorité du Souverain Pasteur (1 P 5,4). L'influence du texte paulinien est confirmée par deux autres détails. Paul appelle les non croyants " ceux de l'extérieur" (koi exôthen, cf. Me 4,11), et 1 Pierre introduit à cet endroit l'opposition familière entre " l'extérieur (exôthen) et l'intérieur (esôthen)" (cf. Lc 11,40; 2 Co 7,5). De plus, à propos des diacres, Paul emploie une forme rare du verbe " être " (l'impératif de la troisième personne (estôsan), tombé en désuétude dans nos langues modernes), et Pierre utilise juste avant cette même forme (esta), que le Nouveau Testament n'atteste qu'exceptionnellement (Je 1,19 ; Ga 1,8-9 ; 2 Co 12,16 ; 4 fois chez Mt; 6 fois en Lc-Ac).

D'autre part, le texte paulinien précise que le devoir des hommes est tout d'abord de " faire des prières ". De façon étrange, si 1 P 3,7 recommande aux hommes une attitude de sagesse envers leurs femmes, c'est " afin que rien ne trouble leurs prières ". On ne voit guère la logique de cette phrase. Mais elle s'explique quand on comprend que 1 Pierre se souvient du devoir de prière que 1 Timothée assignait aux hommes, en tant que bons citoyens, qui ont à cœur " que nous puissions mener une vie calme et tranquille. " Le thème de la " tranquillité " est paulinien (1 Th 4,11 ; 2 Th 3,12), mais l'adjectif "tranquille" (hèsuchios) ne se lit jamais ailleurs qu'en 1 Tm 2,2 et 1 P 3,4. Paul recommandait aux femmes la " tranquillité " (hèsuchià) dans l'assemblée liturgique, et c'est aux femmes que Pierre demande d'avoir un esprit tranquille.

On voit ainsi que l'instruction sur la parure des femmes, si proche en 1 Tm et en 1 P, ne dépend pas d'un enseignement courant de l'époque, que les deux textes reprendraient de manière indépendante, mais qu'il s'agit d'une création de Paul, que Pierre a reprise à son tour. L'exégèse courante prétend qu'il s'agit là d'un " genre littéraire " bien connu au premier siècle, qu'on appelle les " Haustafeln " (" tables domestiques ") ; mais on ne fournit pas de textes anciens qui présenteraient les mêmes caractéristiques, et le mot " Haustafeln " n'a été forgé que par Luther au XVIe siècle. Pour preuve qu'il ne s'agit pas d'une tradition orale bien connue, on peut remarquer qu'il y là un autre mot très rare (polutelès), qui ne se lit jamais ailleurs dans le Nouveau Testament (sauf peut-être en Me 14,3), et qui n'est pas appliqué aux mêmes réalités : chez Paul, c'est le vêtement qui est " de grand prix " ; chez Pierre, c'est la beauté intérieure des femmes. De même, comme nous l'avons vu, l'idée de " tranquillité " est très rare dans le Nouveau Testament, et elle est appliquée chez Paul à l'attitude des femmes dans l'assemblée, chez Pierre à la beauté intérieure des femmes. Il ne s'agit pas d'un enseignement général, dont on pourrait trouver des traces dans la littérature grecque contemporaine pour définir un " genre littéraire " dont dépendraient ensemble Paul et Pierre de manière indépendante : c'est une instruction spécifiquement chrétienne, élaborée par Paul et prise à son compte par Pierre.

On remarquera par ailleurs que, de manière très opportune, Pierre a infléchi positivement la pensée de Paul, ne retenant pas seulement l'exhortation à la pondération pour les femmes, trop souvent irréfléchies et inutilement bavardes, mais ajoutant que l'homme a un devoir de tact envers sa compagne, qui a le droit strict d'être respectée, en tenant compte de sa propre psychologie, particulièrement de son émotivité. Il s'agit d'un " sexe fragile ", dont l'homme est le soutien et non l'utilisateur égoïste. Telle est la sagesse des Saintes Écritures. Mais c'est à Pierre et non à Paul qu'il revient d'avoir dit pour la première fois que les femmes doivent être " soumises au mari. " II ne s'agit pas d'inégalité, mais de respect de l'unité du couple autour de celui dont la psychologie est plus rationnelle et moins dépendante des émotions.

 

Deuxième exemple : Honneur et crainte

Un second exemple de réminiscences en 1 Pierre de 1 Timothée est le passage précédent de 1 Pierre (1 P 2,11 23), qui demande la soumission de tout homme au roi et des serviteurs à leurs patrons. Cet ensemble a des rapports privilégiés avec 1 Tm 5,1-25 (attitude du chef d'Église envers les vieillards, les veuves, et les presbytres qui lui sont subordonnés) :

1 Timothée 5 3 Honore les veuves (...). 11 Mais refuse les veuves plus jeunes (...). 13 Avec cela, étant oisives, elles prennent l'habitude de courir de maison en maison ; et non seulement elles sont oisives, mais encore elles sont bavardes et indiscrètes, parlant de choses dont on ne doit point parler (...).

17 Que les presbytres, qui dirigent bien l'Église, soient estimés dignes d'un double honoraire, surtout ceux qui sont chargés de la prédication et de l'enseignement. 18 Car l'Écriture dit " Tu ne muselleras point le bœuf qui foule le grain " ; et l'ouvrier est digne de son salaire. 19 Ne reçois aucune accusation contre un presbytre, si ce n'est sur la déposition de deux ou trois témoins (on comparera plus loin 1 P 5,1). 20 Ceux qui sont en faute (hamartanein), reprends-les devant tous, afin d'inspirer de la crainte aux autres (...). 22 N'impose les mains à personne avec précipitation, et ne participe point aux péchés d'autrui ; conserve-toi pur (hagnos) toi-même (...). 24 Les péchés de certains hommes sont manifestes et les précèdent pour le jugement ; tandis que, chez d'autres, ils les suivent (à la trace).

1 Pierre 2 13 Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine (...). 15 Car c'est la volonté de Dieu, qu'en faisant le bien, vous museliez l'ignorance des insensés (...).17 Honorez tous les hommes ; aimez vos frères ; craignez Dieu ; honorez le roi.

18 Serviteurs, soyez soumis à vos maîtres en toute crainte, non seulement à ceux qui sont bons et indulgents, mais aussi à ceux qui sont d'humeur difficile (...). 20 En effet, quelle gloire y aurait-il à endurer d'être battu pour avoir été en faute (hamartanein) ? (...). 21 Et c'est à cela que vous avez été appelés, car Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple, afin que vous suiviez ses traces (...).

3 1 Vous aussi, femmes, soyez soumises à vos maris, afin que, s'il y en a qui n'obéissent point à la Parole, ils soient gagnés, sans le secours de la parole, par la conduite de leurs femmes, 2 en considérant votre conduite pure (hagna) et respectueuse.

Il y a dans ces deux ensembles un remarquable regroupement de mots relativement rares : " honorer " (timan, 3 emplois en tout dans les épîtres, avec la citation d'Ép 6,2), " crainte " (phobos, plus fréquent), " non seulement " (ou monon), " pécher " (hamartanein), au sens de " être en faute ", " suivre (à la trace) " (epakolouthein, ailleurs seulement en 1 Tm 5,10 et Mc 16,20), " pur " (hagnos, 8 emplois dans le NT), et surtout " museler " (phimoun). Paul tire ce verbe de l'Écriture (Dt 25,4, déjà cité en 1 Co 9,9), et Pierre l'emploie dans un sens figuré, ignoré avant le Nouveau Testament (autres emplois : Mt 22,12.34 ; Mc 1,25; 4,39; Lc 4,35), mais qui fait partie maintenant de notre culture gréco-latine. La rencontre entre Paul et Pierre est remarquable, et ce n'est pas Paul qui s'inspire de Pierre, puisqu'il cite l'Écriture et emploie le verbe au sens propre, alors que Pierre en fait un usage métaphorique.

Remarque complémentaire : II existe un étrange parallélisme de quelques mots entre 1 Tm 6,10-13 et 1P 3,9-18. Présentons-le dans un tableau, auquel on ajoutera le mot rare " insulte " (loidoria), qui se trouve chez Paul en un contexte assez proche et qui n'est jamais utilisé ailleurs dans le NT :

 

 

1 Timothée

 

6,10 : la racine de tous les maux (kakôn)

(5,14) : un motif d'insulte (loidorias)

6,11 : poursuis (diôke)

6,11 : la justice (dikaiosunèn)

6,11 : la douceur (praüpathian)

6,13 : Dieu qui donne la vie (zôogonountos)

 

1 Pierre

3,9 : ne rendez pas le mal pour le mal (kakou)

3,9 : ni l'insulte pour l'insulte (loidorias)

3,11 :qu'il poursuive (diôxatô) la paix (citation)

3.14 : souffrir pour la justice (dikaiosunèn)

3.15 : avec douceur (praütètos)

3,18 : rendu à la vie (zôopoiètheis)

 

Le substantif " insulte " n'est utilisé que dans ces deux textes. Mais l'idée, exprimée avec le verbe " insulter " (loidorein), était déjà présente en 1 Co 4,12 et 1 P 2,23.

 

Troisième exemple : Meurtriers et voleurs

Examinons ensuite deux passages étroitement apparentés. Chez Pierre, le texte se trouve un peu plus loin, et il aborde le même thème des injures et des souffrances que subissent les chrétiens:

 

1 Timothée 1 8 Or nous savons que la loi est bonne pour celui qui en fait un usage légitime, 9 et qui sait bien que la loi n'a pas été établie pour le juste, mais pour les sans-loi et les insoumis, pour les impies et les pécheurs, les gens irréligieux et les profanateurs, les meurtriers de père ou de mère, les homicides ;

10 pour les impudiques, les infâmes, les voleurs d'hommes, les menteurs, les parjures, et pour tout ce qui est en opposition avec la saine doctrine : 11 C'est là ce qu'enseigne le glorieux Évangile du Dieu bienheureux, dont la prédication m'a été confiée (...).

18 La recommandation que je te livre, Timothée, mon enfant...

1 Pierre 4 14 Si l'on vous dit des injures pour le nom de Christ, vous êtes heureux ; car l'Esprit de gloire, l'Esprit de Dieu, repose sur vous. 15 Que nul de vous ne souffre comme meurtrier, comme voleur, comme malfaiteur, ou comme espion. 16 Mais si quelqu'un souffre comme chrétien, qu'il n'en ait point de honte; que plutôt il glorifie Dieu de ce nom même. 17 Car le moment est venu où le jugement va commencer par la maison de Dieu ; or, s'il commence par nous, quelle sera la fin de ceux qui désobéissent à l'Évangile de Dieu ? 18 Et si le juste n'est sauvé que difficilement, que deviendront l'impie et le pécheur? 19 Que ceux donc qui souffrent selon la volonté de Dieu, livrent leurs âmes au fidèle Créateur, en faisant le bien.

Le texte de Pierre manifeste une certaine connaissance de la problématique de 1 Timothée, puisqu'il suppose que les chrétiens pourraient être châtiés pour des crimes qu'ils auraient commis. On observera par ailleurs que le verbe paratithesthai, ici traduit par " livrer ", ne se rencontre ailleurs dans les lettres apostoliques qu'en 2 Tm 2,2 (" livre-le à des hommes fidèles "), ainsi qu'en 1 Co 10,27, où il a une signification un peu différente (présenter).

Remarque complémentaire : II est assez étrange que la recommandation qui vient ensuite chez Pierre unisse, comme en 1 Tm 5,19, les mots " presbytre " et " témoin " :

1 Timothée 5 19 Ne reçois aucune accusation contre un presbytre, si ce n'est sur-la déposition de deux ou trois témoins.

1 Pierre 5 1 J'adresse cette exhortation aux presbytres qui sont parmi vous, moi qui suis presbytre avec eux et témoin des souffrances du Christ...

 

Quatrième exemple : Sincérité, miséricorde, combat

On peut encore observer d'autres concentrations communes de mots relativement rares, par exemple les deux suivantes, vers le début des deux lettres :

1 Timothée 1 5 Le but de cette injonction, c'est l'amour, qui procède d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère.

1 16 Mais j'ai obtenu miséricorde, afin qu'en moi, le premier, Jésus-Christ manifestât toute sa patience (...). 18 La recommandation que je t'adresse, Timothée, mon enfant, selon les prophéties qui ont été faites à ton sujet, c'est que, soutenu par elles, tu combattes le bon combat, 19 en gardant la foi et une bonne conscience.

1 Pierre 1 22 Ayant purifié vos âmes en obéissant à la vérité, pour avoir une sincère amitié fraternelle, aimez-vous ardemment les uns les autres, d'un cœur [pur] (mot absent de quelques manuscrits).

2 10 vous qui autrefois n'étiez pas un peuple, et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, et qui avez maintenant obtenu miséricorde.

11 Mes bien-aimés, je vous exhorte, comme des étrangers et des voyageurs, à vous abstenir des convoitises charnelles, qui combattent l'âme (...). 19 C'est une grâce de supporter des peines et de souffrir injustement par motif de conscience, pour obéir à Dieu.

L'idée de " faire la guerre " (strateuesthai) est très paulinienne (1 Co 9,7; 2 Co 10,3; 2 Tm 2,4), même si Jacques l'a aussi employée (Je 4,1). Le verbe " faire miséricorde " (eleein) et le substantif " conscience " (suneidèsis) sont également typiquement pauliniens.

 

Conclusion : L'attention portée aux responsables d'Église vers l'an 58

On le voit, la première épître de Pierre contient de nombreux passages étroitement apparentés
aux trois épîtres pastorales. Comme elle se réfère également à l'épître de Jacques et à l'épître
aux Romains, puisant donc librement son inspiration dans cinq lettres antérieures, les analogies
avec les Pastorales ne sont pas toujours évidentes et ne se découvrent qu'au prix d'une recherche
assez ardue. Mais cette recherche est très fructueuse, et elle éclaire les intentions de Pierre. Jacques avait réclamé une limitation assez stricte du nombre des " didascales " habilités à instruire
les communautés (Jc 3,1). Paul a répondu à cette demande en réglementant soigneusement le
choix des pasteurs dans les régions qu'il avait évangélisées (Tite et 1 Timothée), et en leur donnant le titre de " presbytres " qui était en usage à Jérusalem (Jc 5,14). Pierre approuve cet accord, et adresse un encouragement aux " presbytres " des Églises d'obédience paulinienne.

Il n'est pas sûr qu'à Rome le titre de " presbytre " ait été en usage à une époque plus ancienne. En effet, l'épître aux Romains ne le mentionne pas dans la liste qu'elle fait des différents charismes (Rm 12,6-8). Mais on est en droit de présumer que, dès 59 ou 60, Rome a adopté le même vocabulaire pour désigner des fonctions qui, l'épître aux Romains le prouve, existaient déjà. Dans l'Église de Thessalonique, on parlait des " présidents " (1 Th 5,12). Dans celle de Philippes, il y avait des " épiscopes " (Ph 1,1). Comme à Antioche (Ac 13,1), on parlait à Corin-the de " prophètes " et de " didascales " (1 Co 12,28). La fluidité des titres n'empêche pas l'identité des fonctions, et Paul précisait en 1 Co 12,28 que les trois ministères hiérarchiques (apôtres, prophètes, didascales) ont été " établis par Dieu. " De même, pour les " presbytres " d'Éphèse, il dit qu'ils ont été établis " épiscopes " par l'Esprit Saint (Ac 20,28). Cela suppose un rite liturgique par lequel les ministres sont habilités à agir " au nom du Seigneur " (Jc 5,14).

 

 

IV - 1 Pierre et Éphésiens/Colossiens

 

Pour préciser la date exacte de la première épître de Pierre, qui atteste indubitablement l'existence de " presbytres " dans les Églises d'Asie et de Galatie (ainsi que du Pont et de la Bithynie), il faut montrer que Colossiens et Éphésiens s'intercalent entre elle et l'épître aux Hébreux. Dans un premier temps, je montrerai que ces deux lettres aux Églises d'Asie ont utilisé 1 Pierre, et, dans la section suivante, qu'elles ont influencé Hébreux.

Beaucoup d'auteurs ont enseigné que les paulinismes de 1 Pierre provenaient d'une influence de l'épître aux Romains, ce qui est exact, mais aussi de l'épître aux Éphésiens, ce qui est faux. Il est assez facile de montrer que c'est la dépendance inverse qui s'impose.

Premier exemple : Sans défaut et sans tache

La première preuve va en être donnée par la comparaison du texte où Pierre dit que le Christ est un Agneau " sans défaut " (amômos) et des deux passages où Éphésiens présente les croyants et l'Église personnifiée comme étant " sans défaut " :

1 Pierre 1 15 Mais, de même que celui qui vous a appelés est saint, vous aussi, soyez saints dans toute votre conduite, 16 puisqu'il est écrit : "Soyez saints, car je suis saint. " 17 Et si vous invoquez comme Père celui qui, sans acception de personnes, juge chacun selon son œuvre, conduisez-vous avec crainte pendant le temps de votre séjour sur la terre, 18 sachant que ce n'est point par des choses périssables, comme l'argent ou l'or, que vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vos pères vous avaient transmise, 19 mais par le précieux sang du Christ, comme de l'Agneau sans défaut et sans tache, 20 connu d'avance avant la création du monde et manifesté à la fin des temps à cause de vous.

Éphésiens 1 3 Béni soit Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a comblés en Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles dans les lieux célestes, 4 nous qu'il avait élus en lui, avant la création du monde, pour être saints et sans défaut devant lui, 5 nous ayant prédestinés dans son amour à devenir ses enfants d'adoption par Jésus-Christ.

5 25 Maris, aimez vos femmes, comme le Christ a aimé l'Église, et s'est livré lui-même pour elle, 26 afin de la sanctifier, après l'avoir purifiée par le baptême d'eau et par la Parole, 27 pour présenter devant lui cette Église pleine de gloire, n'ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et sans défaut.

 

Les deux textes d'Éphésiens, évidemment unis entre eux, reprennent de nombreux éléments du passage de 1 Pierre, que nous pouvons mettre en tableau :

 

1 Pierre Éphésiens 1 Éphésiens 5

Père Père

rachetés purifiée

sang s'est livré

Christ Christ Christ

saints saints sainte

sans défaut sans défaut sans défaut

sans tache n'ayant ni tache

connu d'avance prédestinés

avant la création du monde avant la création du monde

 

Deux mots sont extrêmement rares : " sans défaut" et " sans tache". Pour " sans défaut" (amômos), voici, dans l'ordre que je retiens, les endroits où il est présent : Ph 2,15 ; 1 P 1,19 ; Ép 1,4 ; Col 1,22 ; Ép 5,27 ; Hb 9,14 ; Jude 24 ; Ap 14,5 ; on lit aussi en 2 P 3,14 la forme plus rare amômètos, qui a la même signification, et en 2 P 2,13 la forme mômos (non sans défaut, défectueux). Pour " sans tache " (aspilos), voici les occurrences : Jc 1,27 ; 1 Tm 6,14; 1 P 1,19 ;2 P 3,14; on lit aussi en 2 P 2,13 spilos (sans doute : non sans tache, taché), en Jude 12 spilas (écueil, ou sans doute plutôt : tache), et en Ép 5,25 spilos (tache), avec une négation. Il faut ajouter le verbe " tacher " (spiloun) en Jc 3,6 et en Jude 23.

Le couple des deux mots se distribue donc ainsi :

1 P 1,19 : sans défaut et sans tache

Ép 5,27 : n'ayant ni tache..., mais sans défaut

2 P 2,13 : tachés, défectueux

2 P 3,14 : sans tache et sans défaut

Jude 23-24 : (tunique) tachée, sans défaut.

 

Si l'on ne tient pas compte de 2 Pierre et de Jude, qu'on peut considérer à bon droit comme plus tardives, le couple des deux adjectifs, en eux mêmes déjà assez rares, n'apparaît d'abord qu'en 1 P 1,19 et Ép 5,27. Mais en 1 Pierre les qualificatifs sont appliqués au Christ, alors qu'ils décrivent l'Église en Éphésiens.

Une autre expression rare est " avant la création du monde " (pro katabolès kosmou). On lit plusieurs fois " à partir de la création du monde " (apo katabolès kosmou), en Mt 13,35; 25,34; Lc 11,50; Hb 4,3; 9,26; Ap 13,8; 17,8. Mais, en dehors de 1 Pierre et Éphésiens, on ne trouve " avant la création du monde " qu'en Jn 17,24, plus tardif. Là encore, c'est le Christ qui, chez Pierre, a été connu d'avance avant la création du monde, chez Paul ce sont les croyants.

Il y a donc un rapport certain entre les deux écrits, et il est illusoire de penser à une tradition orale commune ou à un texte source aujourd'hui perdu, puisque dans un cas il s'agit du Christ et dans l'autre de l'Église.

Dans quel sens la dépendance s'est-elle exercée ? On peut d'abord observer que 1 Pierre ne sait apparemment rien de la problématique d'Éphésiens, de la sainteté voulue par Dieu pour les croyants " avant la création du monde ". Au contraire, Éphésiens connaît la problématique de 1 Pierre, puisqu'elle dit que c'est " dans le Christ " que nous avons été élus et prédestinés. L'Église " sans tache et sans défaut " présuppose un Christ " sans tache et sans défaut ". D'autre part, littérairement, on comprend bien mieux le dédoublement en Éphésiens du texte unique de Pierre que la contraction en 1 Pierre des deux passages d'Éphésiens.

L'usage de ces adjectifs dans l'Ancien Testament confirme la priorité de 1 Pierre. En effet, le qualificatif " sans défaut " (amômos) est très souvent employé pour traduire le mot hébreu tamîm, " parfait ", qui exprime la qualité que doivent avoir les victimes présentées à Dieu dans le Temple. Il est naturel pour un Juif de parler d'un " Agneau sans défaut ", moins naturel de parler d'une personne " sans défaut ". D'autre part, l'appel à la sainteté de 1 Pierre est extrait d'une citation scripturaire (Lévitique 19,12). 1 Pierre ne dépend pas d'Éphésiens, mais directement de l'Ancien Testament.

La troisième observation est encore plus décisive. Je l'ai déjà faite dans le chapitre précédent pour montrer que 1 Pierre était antérieure à Hébreux. L'image employée par 1 Pierre n'est pas une création de Pierre. Elle se trouve déjà dans la tradition juive, spécialement dans la traduction araméenne du Pentateuque, le Targum appelé communément Pseudo-Jonathan. On y lit ceci, comme commentaire de Genèse 22,13 : " Abraham éleva les yeux et vit qu'il y avait un bélier, - celui qui avait été créé au crépuscule de l'achèvement du monde -, attrapé par ses cornes dans le branchage d'un arbre " (cf. R. LE DÉAUT, Targum du Pentateuque, Tome I, Genèse, Le Cerf, Paris, 1978, p. 221). Il ne s'agit pas d'une tradition isolée, car on trouve la mention de ce bélier dans le traité talmudique Pirqè Abat (Sentences des Pères), 5,6, parmi les choses qui ont été prévues par Dieu avant l'achèvement de la création pour qu'il s'en serve en temps opportun.

 

1 Pierre, Éphésiens, Colossiens

La première épître de Pierre est donc ici la source d'Éphésiens. Elle est en même temps la source de Col 1,22, par l'intermédiaire d'Éphésiens, comme je vais l'expliquer en comparant les trois textes pauliniens :

Éphésiens 1 4 Nous qu'il avait élus en lui, avant la création du monde, pour être saints et sans défaut devant lui.

Colossiens 1 22 II vous a maintenant réconciliés, par la mort que son Fils a soufferte en son corps, dans sa chair, pour vous faire paraître devant lui saints, sans défaut, irrépréhensibles.

Éphésiens 5 25... comme le Christ a aimé l'Église, et s'est livré lui-même pour elle, 26 afin de la sanctifier, après l'avoir purifiée par le baptême d'eau et par la Parole, 27 pour faire paraître devant lui cette Église pleine de gloire, n'ayant ni tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et sans défaut.

Ce n'est pas par l'intermédiaire de Colossiens qu'Éphésiens a eu accès à 1 Pierre, mais c'est directement, car Col 1,22 ne parle pas de la création du monde, et n'emploie pas l'adjectif " sans tache ". Puisque le mot " saints " et l'adjectif " sans tache " se trouvaient déjà en 1 Pierre, il n'est nullement nécessaire de faire appel à Col 1,22.

On serait ainsi amené à penser que Colossiens a recopié Éphésiens. Mais, à l'inverse, on voit que Col 1,22 et Ép 5,27 ont en commun le verbe " faire paraître " (parastèsai). Colossiens devrait donc avoir contracté les deux textes d'Éphésiens, ce qui est difficilement admissible, du point de vue littéraire.

 

La solution du problème est la suivante. Ayant entrepris de faire une synopse de Colossiens et d'Éphésiens, je me suis aperçu que les deux lettres manifestaient à la fois un parallélisme absolu et des croisements continuels. C'est ainsi que, après les deux adresses, nous avons en Ép 1,3-23 et Col 1,3-20 un parallélisme croisé qui indique les enchaînements de la pensée :

 

Éphésiens 1 3 : Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ

7 : En qui nous avons la rédemption par son sang

13 : Vous avez eu connaissance de la parole de vérité, l'Évangile

Colossiens 1 3 : Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus Christ

4 - Nous avons été informés de votre foi et de votre amour

5 - Vous avez eu connaissance de la parole de vérité, l'Évangile

Éphésiens 1 15 - Ayant été informé de votre foi et de votre amour

16 - Je ne cesse de faire mention de vous dans mes prières

17-23-Illuminer, héritage des saints, pouvoirs, autorités, etc.

Colossiens 1 9-Nous ne cessons de prier pour vous

12-19 : Héritage des saints dans la lumière, pouvoirs, autorités, etc.

14 : En qui nous avons la rédemption par son sang

20 : Tout réconcilier, AYANT FAIT LA PAIX par son sang

(annonce de la section suivante d'Ép et de Col)

 

Ce phénomène se reproduisant tout au long des deux épîtres, il fallait nécessairement disposer cette synopse de la manière suivante où les gras et les italiques indiquent les croisements de mots :

 

Ép 1,1-2 Col 1,1-2 (les adresses)

Ép 1,3-14 Col 1,3-8 (avoir connaissance de la parole de vérité)

Ép 1,15-23 Col 1,9-20 (nous ne cessons de prier pour vous)

Ép 2,1-10 Col 1,21-23 (et vous qui étiez autrefois, par vos pensées)

Ép 2, 11-22 (Col 2,11-14) (circoncision/incirconcision, décrets)

Col 1,24-29 Ép 3,1-13 (Paul, ministre du mystère caché)

Col 2, 1-5 Ép 3,14-21 (cœur, foi, amour, connaissance)

Col 2,6-15 Ép 4,1-16 (donc, marchez, plénitude, baptême)

Col 2,16 -3,4 Ép 4,17-24 (donc, pensée, destruction, vie)

Col 3,5-11 Ép 4,25-32 (rejetez mensonge, animosités, injures)

Col 3, 12-17 Ép 5,1-21 (bien-aimés de Dieu, chantez dans vos coeurs)

Col 3, 18-19 Ép 5,22-33 (maris et femmes)

Col 3,20-21 Ép 6,l-4 (enfants et parents)

Col 3,22 - 4,1 Ép 6,5-9 (serviteurs et maîtres)

Ép 6, 10-17 (l'armure de Dieu)

Ép 6, 18-20 Col 4,2-6 (prière, et également pour moi)

Ép 6,2 1-22 Col 4,7-9 (Tychique vous informera de tout)

Col 4,10-17 (salutations, lettre aux Laodicéens)

Col 4,18 Ép 6,23-24 (souhait final)

 

Malgré le parallélisme général, il y a de continuelles inversions, en sorte que l'épître aux Éphésiens développe certains thèmes avant l'épître aux Colossiens, et inversement, pour d'autres thèmes, Colossiens précède Éphésiens. De plus, il y a une rupture de parallélisme au niveau d'Ép 2,11-22, car le thème de la circoncision du Christ est rejeté pour plus tard en Colossiens, au moment où il sera question du baptême.

Cette synopse est absolument inexplicable, me de la solution Colossiens ont la première sans deuxième sous collaborateur de semble-t-il, en dehors suivante : Éphésiens et été dictées ensemble, l'aide de Timothée, la responsabilité du Paul. Tychique était porteur des deux lettres. En fait, Éphésiens, dans laquelle l'auteur n'adresse aucune salutation aux destinataires et ne connaît pas leur communauté (il a seulement " entendu parler de leur foi et de leur amour", Ép 1,15) n'a pas été adressée aux chrétiens d'Éphèse, bien connus de Paul, mais aux fidèles de Laodicée, dont il est question en Col 4,13.16. Dans les anciens manuscrits, le nom de Laodicée figurant dans l'adresse a été effacé à la fin du premier siècle, parce que les Laodicéens étaient tombés dans le matérialisme pratique (Ap 3,14-22), et ensuite on a écrit " Éphèse " dans certains manuscrits, mais pas dans tous. Plusieurs d'entre eux écrivent : " aux fidèles qui sont à... ". Et Marcion, au deuxième siècle, appelait encore cette lettre " l'épître aux Laodicéens. "

 

On comprend alors le phénomène étrange que nous avons observé :

Ép 1,4 (au début de la synopse) dépend de 1 P 1,19 ;

Col 1,22 (plus loin dans la synopse) dépend d'Ép 1,4 ;

Ép 5,27 (vers la fin de la synopse) dépend à la fois de 1 P 1,19 et de Col 1,22.

 

Les deux épîtres sont jumelles et se situent à la même époque dans la vie de Paul. Si mon raisonnement est jugé mauvais, il faudra que ceux qui me contredisent présentent une synopse des deux épîtres plus satisfaisante que la mienne, que je compte diffuser dans une autre publication.

De toutes manières, l'examen des interdépendances entre Éphésiens et Hébreux montrera que l'épître aux Éphésiens a été écrite avant l'épître aux Hébreux, donc avant 66 et du vivant de Paul. C'est ce qui sera montré dans la section suivante. Mais le lecteur doit comprendre dès maintenant quelle est la marche du raisonnement.

 

Exemple d'un texte d"Éphésiens antérieur à Colossiens

On voit bien qu'en certains endroits Éphésiens est logiquement antérieure à Colossiens. Qu'on observe par exemple les deux textes suivants :

Éphésiens 6 18 Faites en tout temps, par l'Esprit, toutes sortes de prières et de supplications. Veillez à cela avec une entière assiduité, et priez pour tous les saints. 19 Priez également pour moi, afin qu'il me soit donné, quand j'ouvre la bouche, de faire connaître en toute hardiesse le mystère de l'Évangile, 20 pour lequel je suis ambassadeur dans les chaînes, afin, dis-je, que j'en parle hardiment, comme je dois en parler.

Colossiens 4 2 Soyez assidus à la prière, avec vigilance, en y joignant l'action de grâces. 3 Priez en même temps également pour nous, demandant à Dieu qu'il ouvre une porte à notre prédication, afin que je puisse annoncer le mystère du Christ, mystère pour lequel je suis dans les chaînes, 4 et que je le fasse connaître, comme je dois en parler.

Le texte d'Éphésiens (Laodicéens) est parfaitement logique : il faut " prier pour tous les saints ", et " également pour moi qui suis dans les chaînes. " Le texte de Colossiens est beaucoup moins évident. Il faut prier, d'une manière générale, " et en même temps également pour nous. " A quoi renvoie la particule " également " (kai) ? On ne comprend le texte que si on a en tête l'exhortation d'Éphésiens. D'autre part, le texte d'Éphésiens, rédigé au singulier, est parfaitement naturel : il faut prier pour Paul, qui est prisonnier et qui doit parler hardiment de l'Évangile. Par contre, le texte de Colossiens est étonnant : il faut prier " pour nous (au pluriel) ", " afin que je puisse (au singulier) annoncer le mystère du Christ. " Colossiens ne s'explique ici que comme une réminiscence d'Éphésiens.

Il y a des endroits où Colossiens apparaît évidemment comme prioritaire (par exemple l'instruction sur les femmes, bien moins riche en Colossiens qu'en Éphésiens), mais d'autres endroits où c'est Éphésiens qui semble bien avoir été écrite en premier. L'habitude de dicter plusieurs lettres à la fois est bien connue dans l'Antiquité. Cicéron en dictait jusqu'à cinq ensemble ! La synopse que j'ai réalisée permet de détecter à quels endroits Paul commençait par la dictée d'Éphésiens et à quels endroits il commençait par la dictée de Colossiens. Il faut examiner les textes avec attention, mais les conclusions sont très logiquement fondées.

 

Deuxième exemple de l'utilisation de 1 Pierre par Ephésiens

Examinons maintenant un deuxième parallélisme, où la priorité de 1 Pierre par rapport à Éphésiens apparaît très clairement :

 

1 Pierre 2 4 C'est en vous approchant de lui, comme de la pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie et précieuse devant Dieu, 5 que vous aussi, comme des pierres vivantes, vous êtes édifiés en une maison (oikos) spirituelle, un saint sacerdoce, pour offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ. 6 Car il est dit dans l'Écriture : "Voici, je mets en Sion la pierre angulaire (akrogôniaion), choisie et précieuse ; et celui qui croit en elle ne sera point confus. " (...). 9 Mais vous, vous êtes la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s'est acquis, afin que vous annonciez les prouesses de Celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière, 10 vous qui autrefois n'étiez pas un peuple, et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, et qui avez maintenant obtenu miséricorde.

11 Mes bien-aimés, je vous exhorte, comme des immigrés et des gens de passage (paroikous kai parepidèmous), à vous abstenir des convoitises charnelles, qui font la guerre à l'âme.

Éphésiens 2 19 Ainsi, vous n'êtes plus des étrangers, ni des immigrés (xenoi kai paroikoi), mais vous êtes concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu. 20 Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre angulaire (akrogôniaiou), 21 sur laquelle tout l'édifice, bien coordonné, s'élève pour être un temple saint dans le Seigneur. 22 C'est par lui que, vous aussi, vous faites partie de cet édifice, pour devenir une demeure (katoikètèrion) de Dieu en esprit.

Deux mots communs sont particulièrement remarquables : " pierre angulaire " (akrogôniaios) et " immigrés " (paroikoi). Le premier ne se lit jamais ailleurs dans le Nouveau Testament ; chez Pierre, il est tiré directement d'une citation explicite de l'Écriture (Is 28,16), tandis que chez Paul il est employé sans justification, comme un titre déjà connu. Le deuxième mot ne se lit ailleurs qu'en Ac 7,6, mais il provient alors d'une citation de Genèse 15,13 ; chez Pierre, il s'agit d'une allusion littérale à Genèse 23,4, employée dans le même sens que dans la déclaration d'Abraham ("je suis un immigré et un homme de passage "), alors que chez Paul on nie précisément que les païens soient des étrangers dans le peuple de Dieu. Mais, du point de vue du sens, Paul réjouit la pensée de Pierre, qui insiste pour dire que les païens font maintenant partie de la " nation sainte. " En dehors de ces deux mots, les deux passages ont en commun l'idée d'édifice spirituel et l'atmosphère cultuelle (" sacerdoce saint " chez Pierre, " temple saint " chez Paul).

La priorité de 1 Pierre est évidente : son inspiration est puisée directement dans l'Ancien Testament, elle ne doit rien à la pensée du texte paulinien. Éphésiens s'explique au contraire très facilement comme une adhésion à la pensée de Pierre. La théologie de Pierre est très pétrinienne : il rassemble ici de nombreux textes où Jésus est désigné dans les Écritures comme " la pierre " (voir les versets 7-8). Au contraire, la théologie de Paul est ici exceptionnelle, car habituellement il préfère parler de l'Église comme corps du Christ (bien qu'il ait tout de même déjà utilisé l'image du temple construit par Dieu en 1 Co 6,19).

 

Troisième exemple de la dépendance d'Éphésiens par rapport à 1 Pierre

Examinons encore un rapprochement entre les deux lettres, portant sur plusieurs mots communs dans des passages restreints :

1 Pierre 2 9 Mais vous, vous êtes la race élue, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple que Dieu s'est acquis, afin que vous annonciez les prouesses de Celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière, 10 vous qui autrefois n'étiez pas un peuple, et qui êtes maintenant le peuple de Dieu, vous qui n'aviez pas obtenu miséricorde, et qui avez maintenant obtenu miséricorde (...). 15 Car c'est la volonté de Dieu, qu'en faisant le bien, vous réduisiez au silence l'ignorance des insensés.

18 Domestiques, soyez soumis à vos patrons en toute crainte, non seulement à ceux qui sont bons et indulgents, mais aussi à ceux qui sont d'humeur difficile (...). 21 Et c'est à cela que vous avez été appelés, car Christ aussi a souffert pour vous (...), 23 lui qui, outragé, ne rendait pas l'outrage, et maltraité, ne menaçait pas (...).

3 1 Vous aussi, femmes, soyez soumises à vos maris (...). 7 Vous de même, maris, montrez de la sagesse dans vos rapports avec vos femmes, comme avec un sexe plus faible ; ayez des égards pour elles, puisqu'elles doivent hériter avec vous la grâce de la vie, afin que rien ne trouble vos prières.

Éphésiens 5 8 Autrefois, en effet, vous étiez ténèbres, mais maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur. Marchez comme des enfants de lumière (...). 17 Ne soyez donc pas des insensés, mais comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur.

21 Soumettez-vous les uns aux autres dans la crainte du Christ, 22 les femmes, à vos maris, comme au Seigneur (...). 25 Maris, aimez vos femmes, comme le Christ a aimé l'Église, et s'est livré lui-même pour elle (...).

6 5 Serviteurs, obéissez avec crainte et tremblement à ceux qui sont vos maîtres selon la chair (...). 9 Et vous, maîtres, agissez de même à leur égard, et abstenez-vous de menaces (...).

 

Il est remarquable que dans les deux lettres l'antithèse " ténèbres / lumière " soit liée à l'opposition entre " autrefois " et " maintenant ". Dans un contexte tout proche, les deux lettres rapprochent l'adjectif " insensé " (aphrôn) et l'idée de " volonté de Dieu " (thelèma). Vient ensuite, dans les deux lettres, un développement sur les devoirs réciproques des maris et des femmes, ainsi que des serviteurs et des maîtres. On ne peut omettre de remarquer que l'instruction d'Éphésiens sur les devoirs du mari est d'une profondeur théologique plus grande que celle de 1 Pierre, ce qui favorise son caractère secondaire. D'autre part, l'instruction sur les serviteurs comporte dans les deux lettres l'idée de " menace ", très rare dans le Nouveau Testament (" menacer ", apeilein : Ac 4,17; 1 P 2,23; " menace ", apeilè : Ac 4,29; 9,1; Ép 6,9). La priorité de 1 Pierre se reconnaît dans le fait que Pierre, décrivant l'attitude du Christ à partir d'Is 53,7 (" il n'ouvrait pas la bouche "), trouvait dans un contexte tout proche le mot " menace " (apeilè) : " Je jure de ne plus te menacer " (Is 54,9). D'ailleurs, l'idée de " menace " est inconnue par ailleurs dans les écrits pauliniens, alors qu'elle est mise sur les lèvres de Pierre et de ses compagnons en Ac 4,29 (" À présent donc, Seigneur, considère leurs menaces ").

De manière concordante, les trois rapprochements examinés conduisent à reconnaître la priorité de 1 Pierre et le caractère secondaire d'Éphésiens. C'est après avoir lu 1 Pierre que l'auteur d'Éphésiens a rédigé sa lettre.

 

La date de Colossiens et d'Éphésiens

S'il est vrai que l'épître aux Éphésiens est en fait l'épître aux Laodicéens dont il est parlé en Col 4,16, la date de sa composition est la même que celle de Colossiens. Or Tacite nous apprend que, sous le règne de Néron, en 60 ap. JC, les villes de Colosses et de Laodicée ont été détruites par un tremblement de terre, et que la ville de Colosses ne fut jamais reconstruite. C'est donc avant la fin de 60, donc avant le départ de Paul de Césarée pour Rome (automne 60), que les deux lettres furent écrites.

Une confirmation nous en est donnée dans les Actes des Apôtres. Peu avant de s'embarquer pour Rome, Paul dut comparaître devant le roi Agrippa II. Deux passages de son discours doivent être rapprochés de Colossiens et d'Éphésiens :

Actes 26 17 Je te protégerai contre ce peuple et contre les païens vers lesquels je t'envoie, 18 pour leur ouvrir les yeux, afin qu'ils passent des ténèbres vers la lumière et du pouvoir de Satan vers Dieu, et qu'ils obtiennent, par la foi en moi, la rémission des péchés, et leur part d'héritage avec les sanctifiés (...).

26 Le roi est bien informé de ces faits ; aussi, je lui parle avec hardiesse, car je suis persuadé qu'aucun d'eux ne lui a échappé ; tout cela ne s'est pas fait en cachette.

Éphésiens 1 17... afin que le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père de gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation pour le connaître, 18 et qu'il illumine les yeux de votre cœur (...).

6 19 Priez également pour moi, afin qu'il me soit donné, quand j'ouvre la bouche, de faire connaître en toute hardiesse le mystère de l'Évangile, 20 pour lequel je suis ambassadeur dans les chaînes, afin, dis-je, que j'en parle avec hardiesse, comme je dois en parler.

Colossiens 1 12 Rendez grâces au Père, qui vous a rendus capables d'avoir part à l'héritage des saints dans la lumière : 13 il nous a délivrés du pouvoir des ténèbres et nous a fait passer dans le royaume du Fils de son amour. 14 C'est en lui que nous avons la rédemption, la rémission des péchés.

Le rapport entre le discours de Paul et Colossiens est évident : c'est dans les mêmes termes que Paul résume l'essentiel de la vie chrétienne dans les deux textes. Certains auteurs supposent que l'auteur des Actes a lu les lettres de Paul et en a extrait des formules caractéristiques pour les placer sur les lèvres de l'Apôtre au bon moment. Même si on adoptait cette hypothèse, on devrait reconnaître que Luc nous a ainsi suggéré de situer Colossiens à la fin de la captivité de Paul à Césarée. Mais il n'y a pas de preuve qu'il ait usé d'un tel artifice, et l'on peut simplement conclure que Paul utilisait les mêmes mots au même moment dans ses lettres et dans ses discours, comme nous l'avons vu plus haut à propos de 2 Timothée.

En ce qui concerne Éphésiens, l'allusion à l'ouverture des yeux dans les deux textes est significative, car cet emploi métaphorique n'est pas fréquent dans le Nouveau Testament. Surtout, on doit observer que les verbes " parler " (lalein) et " user de hardiesse " (parrèsiazesthai) ne sont liés dans le Nouveau Testament qu'en 1 Th 2,2, Ép 6,20 et Ac 26,26. Cette manière de s'exprimer est exclusivement paulinienne. Là encore, si l'on suppose que Luc a imité Éphésiens dans le discours qu'il attribue à Paul devant Agrippa, cela suppose qu'il voulait nous suggérer de lire Éphésiens dans ce cadre chronologique.

Il nous reste maintenant à examiner les rapports de Colossiens et d'Éphésiens avec l'épître aux Hébreux, pour vérifier que les lettres jumelles de Paul ont exercé une influence sur le texte écrit par un de ses disciples, et cela avant la révolte juive de 66, qui entraîna, comme on pouvait le prévoir dès cette date, la cessation du culte du Temple.

 

 

V - Éphésiens/Colossiens et l'épître aux Hébreux

 

S'il nous est possible d'établir des contacts indubitables entre Colossiens et Hébreux, entre Éphésiens et Hébreux, il est vraisemblable, à première vue, que l'épître aux Hébreux est la plus tardive, car ni Colossiens ni Éphésiens ne manifestent une connaissance réfléchie du thème majeur d'Hébreux, la médiation sacerdotale du Fils de Dieu. Bien sûr, l'idée que le Christ s'est offert en sacrifice, fondamentale dans le christianisme, n'est pas absente d'Éphésiens (Ép 5,2). Mais elle n'est pas liée à une réflexion sur la qualification sacerdotale de celui qui s'est offert. L'auteur d'Hébreux a bien conscience de réaliser sur ce point une œuvre théologique nouvelle, d'exposer " des choses difficiles à expliquer " (Hb 5,11), un enseignement destiné, non à de petits enfants dans la foi, mais à des " parfaits ", des " adultes ", qui ont besoin d'une " nourriture solide " (Hb 5,12-14).

 

Colossiens et l'épître aux Hébreux

Le début de l'épître aux Hébreux fait écho à plusieurs thèmes fondamentaux de Colossiens : l'idée que le Fils est " l'image de Dieu " ; le titre de " premier-né " qui lui est donné ; son intervention dans la création de toutes choses ; la polémique de Colossiens contre le culte des anges, dont Hébreux fait de simples serviteurs des croyants ; la condition céleste du Christ, " assis à la droite de Dieu " ; sa victoire sur ses ennemis :

Colossiens 1 12 Rendez grâces au Père, qui vous a rendus capables d'avoir part à l'héritage des saints dans la lumière : 13 il nous a délivrés du pouvoir des ténèbres et nous a fait passer dans le royaume du Fils de son amour. 14 C'est en lui que nous avons la rédemption, la rémission des péchés. 15 C'est lui qui est l'image du Dieu invisible, le premier-né à l'égard de toute la création. 16 Car c'est en lui qu'ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, soit les trônes, soit les souverainetés, soit les principautés, soit les autorités : tout a été créé par lui et pour lui. 17 Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui (...). 21 Et vous, qui étiez autrefois exclus et ennemis par vos pensées et par vos mauvaises œuvres, 22 il vous a maintenant réconciliés (...).

2 18 Ne vous laissez pas enlever le prix de la course par ces gens qui, sous prétexte d'humilité, veulent rendre un culte aux anges (...).

3 1 Si donc vous êtes ressuscites avec le Christ, cherchez les choses qui sont en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu.

Hébreux 1 1 Après avoir autrefois parlé à nos pères, à maintes reprises et de plusieurs manières, par les prophètes, 2 Dieu nous a parlé dans ces derniers temps par le Fils, qu'il a établi héritier de toutes choses, par lequel aussi il a fait le monde, 3 et qui, étant le rayonnement de sa gloire et l'empreinte même de sa personne, et soutenant toutes choses par sa parole puissante, après avoir accompli la purification des péchés, s'est assis à la droite de la majesté divine dans les lieux très hauts, 4 devenu ainsi d'autant supérieur aux anges, qu'il a hérité d'un nom plus éminent que le leur.

5 Auquel des anges, en effet, Dieu a-t-il jamais dit : " Tu es mon Fils... " (...). 6 Et, quand il introduit dans le monde le premier-né, il dit encore : " Que tous les anges de Dieu l'adorent !" 7 À l'égard des anges, il dit : "Il fait de ses anges des vents, et de ses serviteurs une flamme de feu." 8 Mais il a dit à l'égard du Fils : " O Dieu, ton trône demeure aux siècles des siècles... " (...). 13 Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : " Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis sous tes pieds, pour te servir de marchepied "? 14 Les anges ne sont-ils pas tous des esprits au service de Dieu, étant envoyés pour exercer un ministère en faveur de ceux qui doivent recevoir l'héritage du salut ?

 

La polémique contre le culte des anges est inspirée en Colossiens par les déviations introduites dans cette Église par des faux docteurs ; elle ne donne aucun signe de dépendre des réflexions scripturaires d'Hébreux. En Colossiens, le titre de " premier-né " donné au Christ (ce titre ne se rencontre ailleurs qu'en Rm 8,29 et Ap 1,5) apparaît comme une nouveauté, justifiée par son intervention dans la création ; en Hébreux, le titre de " premierné " n'a plus besoin d'être justifié, il est déjà connu des lecteurs. Colossiens est donc logiquement antérieure à Hébreux.

Colossiens et Hébreux sont les deux seuls textes du Nouveau Testament où est attestée l'idée que les institutions de la loi ancienne sont " l'ombre des biens à venir " (skia tôn mellontôn), la réalité se trouvant dans la personne du Christ. Examinons les textes qui développent cette idée :

Colossiens 2 16 Que personne ne porte donc un jugement sur vous à propos du manger ou du boire, ou à l'égard d'une fête, ou d'une nouvelle lune, ou d'un sabbat : 17 tout cela n'est que l'ombre des choses à venir, mais le corps est en Christ.

Hébreux 8 4 S'il était sur la terre, il ne serait pas même prêtre, puisqu'il s'y trouve des prêtres, chargés d'offrir les dons prescrits par la loi 5 et de célébrer un culte, qui n'est que l'image et l'ombre des choses célestes, comme Moïse en fut divinement instruit, lorsqu'il allait dresser le tabernacle : " Aie soin, lui fut-il dit, de tout exécuter selon le modèle qui t'a été montré sur la montagne. " (...).

9 10 Il ne s'agit là que de prescriptions charnelles, imposées, comme ce qui concerne la nourriture, la boisson, les ablutions diverses, jusqu'à une époque de réforme. 11 Mais Christ est apparu, comme grand-prêtre des biens à venir (...).

10 1 En effet, la loi, n'ayant que l'ombre des biens à venir, et non la présence même des réalités, ne peut jamais, par les mêmes sacrifices qu'on offre chaque année à perpétuité, amener à la perfection ceux qui s'approchent ainsi de Dieu.

 

Là encore, Colossiens est inspirée par une polémique contre l'enseignement des faux docteurs, et ne donne aucun signe de dépendance par rapport à la réflexion de l'épître aux Hébreux. C'est au contraire Hébreux qui développe l'idée de Colossiens.

Il est à noter que, si Hb 9,10 traduit la notion de " nourriture " par le mot brôma, plutôt que par le mot brôsis, qui se lit en Col 2,16, on trouve cependant le mot brôsis en Hb 12,16, à propos d'Esaü. De même, les mots " rédemption " (apolutrôsis) et " rémission " (aphesis), attestés en Col 1,14, mais non en Hb 1, sont cependant présents respectivement en Hb 9,15 et 11,35 et en Hb 9,22 et 10,18. Le néologisme plèrophoria (plénitude, certitude), totalement absent des LXX et de la littérature grecque ancienne, est commun à Col 2,2 et Hb 6,11 et 10,22, et ne se lit ailleurs qu'en 1 Th 1,5. Le substantif " perfection " (teleiotès) ne se rencontre dans le Nouveau Testament qu'en Col 3,14 et Hb 6,1. Le mot " adversaire " (hupenantios) n'est utilisé qu'en Col 2,14 et Hb 10,27. Le verbe " toucher " (thigganein) ne se lit qu'en Col 2,21 et en Hb 11,28 (+ 12,20, dans une citation). Le verbe " fortifier " (dunamoun) est employé en Col 1,11 et en Hb 11,34 (et peut-être aussi en Ép 6,10). Le vocabulaire de Colossiens a donc exercé une certaine influence sur celui d'Hébreux.

 

Éphésiens et l'épître aux Hébreux

Les contacts entre Éphésiens et Hébreux sont encore plus nombreux. Examinons-les dans un ordre pédagogique, pour montrer plus facilement le caractère secondaire de l'épître aux Hébreux. Tout d'abord, citons les deux seul passages du Nouveau Testament où la parole de Dieu est explicitement comparée à une épée (ou à un glaive) :

Éphésiens 6 10 Au reste, fortifiez-vous (endunamousthe) dans le Seigneur, et par sa force toute-puissante. 11 Revêtez-vous de toutes les armes de Dieu (...). 14 Tenez donc ferme, ayant la vérité pour ceinture de vos reins, étant revêtus de la cuirasse de la justice, 15 ayant pour chaussures les bonnes dispositions que donne l'Évangile de paix. 16 Prenez, par-dessus tout, le bouclier de la foi, au moyen duquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du malin. 17 Prenez aussi le casque du salut, et l'épée de l'Esprit, qui est la parole (rhèma) de Dieu.

Hébreux 4 12 Car la parole (logos) de Dieu est vivante et efficace, plus pénétrante qu'aucune épée à deux tranchants ; elle atteint jusqu'à la division de l'âme et de l'esprit, des jointures et des moelles ; elle est le juge des intentions et des pensées du cœur.

II est facile de voir la source d'inspiration d'Éphésiens. Comme en 1 Th 5,8, le texte paulinien emprunte à Is 59,17 l'image du casque et celle de la cuirasse. Éphésiens complète la description de la panoplie, à partir d'Is 11,5 (la ceinture), d'Is 52,7 (les chaussures), de ps 7,14 (le bouclier contre les flèches enflammées) et d'Is 49,2 (l'épée aiguisée qui sort de la bouche du prophète). Hébreux, parlant d'une épée " à double tranchant " (distomos), ne donne aucun signe de se référer de manière indépendante à Is 49,2, où cet adjectif n'apparaît pas. Par contre, Ap 1,16, plus tardivement, fera une allusion directe à Is 49,2 (épée " acérée ", oxeia), en même temps qu'à Hb 4,12 (" à double tranchant ", distomos), mais sans employer explicitement l'expression " parole de Dieu. "

D'autre part, le texte d'Éphésiens a probablement exercé une influence sur un autre texte d'Hébreux, où se lisent le verbe " éteindre " (sbennunai) et le substantif " épée " (machaira) :

Hébreux 11 34 (Ils ont) éteint l'ardeur du feu, échappé au tranchant de l'épée, été forts (edunamôthèsan) dans la maladie, montré leur vaillance à la guerre, mis en fuite des armées ennemies.

Abordons maintenant les mises en garde contre les fausses doctrines qui se lisent en Ép 4,14 et en Hb 13,9. Ces deux textes ont en commun de mentionner dans ce contexte les dirigeants de l'Église, garants de la vérité chrétienne, et d'employer, à côté du mot " doctrine " (didaskalia en Ép, didachè en Hb), le verbe " être emporté " (peripheresthai en Ép, parapheresthai en Hb). Voici les deux textes :

Éphésiens 4 11 C'est lui qui a donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, d'autres comme évangélistes, d'autres comme pasteurs et docteurs (...), 14 afin que nous ne soyons plus des enfants, ballottés (kludônizomenoi) et emportés (peripheromenoi) à tout vent de doctrine (didaskalias) par la tromperie des hommes et par leur habileté à rendre l'erreur séduisante.

Hébreux 13 7 Souvenez-vous de vos conducteurs, qui vous ont annoncé la parole de Dieu ; considérez quelle a été la fin de leur vie, et imitez leur foi. 8 Jésus-Christ est le même, hier, aujourd'hui, éternellement. 9 Ne vous laissez pas emporter (parapheresthe) par toutes sortes de doctrines (didachais) étrangères.

Un indice permet de découvrir les sources d'inspiration d'Éphésiens. L'épître emploie le verbe " être ballotté " (kludônizesthai), qui est inconnu de la littérature grecque profane antérieure au Nouveau Testament, et qui ne se rencontre dans la LXX qu'en Is 57,20 : " Mais les méchants seront ballottés. " L'auteur d'Éphésiens connaissait ce texte, car il a cité le verset précédent (" Paix à qui est loin et à qui est proche ") en Ép 2,17. Mais il s'inspire encore plus d'un texte de Pépître de Jacques, où sont unies les images de la mer ballottée et des vents qui en sont la cause :

" Celui qui doute est semblable au flot (kludônf) de la mer, qui est agité et poussé ça et là par le vent" (Je 1,6). S'il y a une interdépendance entre Éphésiens et Hébreux, ce qu'on ne peut guère mettre en doute, c'est Hébreux qui dépend d'Éphésiens, qui elle-même dépend d'Isaïe et de Jacques.

D'autre part, on peut observer une autre réminiscence possible du texte d'Éphésiens en Hb 5,12-13, où se lisent les mots " docteur " (didaskalos) et " enfant " (nèpios) :

Hébreux 5 12 Vous devriez être depuis longtemps des docteurs, et vous avez encore besoin qu'on vous enseigne les premiers éléments des oracles de Dieu ; vous en êtes à avoir besoin de lait, au lieu d'une nourriture solide. 13 Or, celui qui ne se nourrit que de lait, ne saurait comprendre la parole de la justice ; il n'est encore qu'un enfant.

Il est par ailleurs remarquable qu'Ephésiens et Hébreux soient les seuls écrits du Nouveau Testament où il est question de la " correction " (paideid) dont les pères sont redevables envers leurs enfants. Ce thème était présent dans l'Ancien Testament, notamment en Proverbes 19,18-20: "Corrige ton fils, tant qu'il y a de l'espoir, mais ne laisse pas ton âme s'emporter dans le violence (...). Écoute, mon fils, la correction (paideid) de ton père, afin d'être sage dans la suite. " Dans le même esprit, Éphésiens met en garde contre des châtiments qui exaspéreraient les enfants, mais maintient la nécessité de la correction paternelle :

 

Éphésiens 6 4 Et vous, pères, n'irritez pas vos enfants, mais élevez-les en utilisant la correction (paideia) et l'avertissement du Seigneur.

Hébreux développe l'idée que la correction paternelle est un bienfait, bien que, selon les apparences, elle puisse causer au premier abord de la tristesse :

Hébreux 12 9 Et puisque nos pères selon la chair nous ont corrigés, et que cependant nous avons eu du respect pour eux, ne serons-nous pas, à plus forte raison, soumis au Père des esprits, pour avoir la vie ?

10 Ceux-là, en effet, nous corrigeaient pour un peu de temps, comme ils le trouvaient bon ; mais Dieu nous corrige pour notre bien, afin de nous rendre participants de sa sainteté. 11 Il est vrai que toute correction semble au premier abord un sujet de tristesse, et non pas de joie ; mais ensuite elle produit un fruit de justice et de paix pour ceux qui ont été ainsi exercés.

Comme on le voit, Hébreux développe le même thème de la correction paternelle dans l'éducation des enfants. Mais il l'enrichit d'une réflexion, à laquelle Éphésiens ne fait aucun écho, sur la correction que Dieu nous apporte, lui aussi, comme un Père. Il s'appuie pour cela sur le texte de Proverbes 3,11-12, qu'il cite à l'appui de sa démonstration :

Hébreux 12 4 Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang, en combattant contre le péché ; 5 et vous avez oublié l'exhortation qui vous est adressée, comme à des fils : " Mon fils, ne méprise pas la correction du Seigneur, et ne perds pas courage, lorsqu'il te reprend ; 6 car le Seigneur corrige celui qu'il aime, et il frappe de ses verges tous ceux qu'il reconnaît pour ses enfants. " 7 Si vous avez à endurer la correction, Dieu vous traite comme des fils ; car quel est le fils que son père ne corrige pas ? 8 Mais si vous êtes exempts de la correction à laquelle tous ont part, alors vous êtes des enfants illégitimes, vous n'êtes pas de vrais fils.

Ce thème n'est pas présent en Ephésiens. Il n'y a aucun signe qu'Ép connaisse la problématique d'Hb, tandis que l'inverse, sans être absolument démontré, est cependant fort probable puisqu'il s'agit des deux seuls écrits du Nouveau Testament où le devoir de correction paternelle est invoqué.

Une autre particularité commune aux deux lettres est l'idée que le Christ s'est donné à Dieu comme une " offrande " (prosphora) et un " sacrifice " (thusid). Il n'existe aucun autre texte du Nouveau Testament où ces deux termes soient liés :

Éphésiens 5 2 Marchez dans l'amour, à l'exemple du Christ qui vous a aimés, et qui s'est livré lui-même à Dieu pour nous en offrande et en sacrifice, comme un parfum de bonne odeur.

Hébreux 10 5 C'est pourquoi le Christ, entrant dans le monde, dit: " Tu n'as voulu ni sacrifice, ni offrande, mais tu m'as formé un corps. 6 Tu n'as agréé ni les holocaustes, ni les offrandes pour le péché. 7 Alors j'ai dit : Voici, je viens (dans le livre il est parlé de moi), je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté. "

Remarque : Le texte d'Éphésiens ressemble fort à celui de Ph 4,18, où est employée la même expression biblique " parfum de bonne odeur " (osmè euôdias) :

Philippiens 4 18 Je suis comblé, ayant reçu d'Épaphrodite ce que vous m'avez envoyé, comme un parfum de bonne odeur, sacrifice que Dieu accepte et qui lui est agréable.

 

D'où vient, en Éphésiens, l'union entre les termes " offrande " et " sacrifice " ? Il n'est pas évident qu'il s'agisse d'une allusion au Psaume 40 (39), que cite explicitement l'épître aux Hébreux. En effet, ce psaume ne parle pas d'une offrande sacrificielle de sa propre personne, mais seulement d'une disposition à accomplir la volonté de Dieu. Le texte originel n'écrit pas : " Tu m'as formé un corps (sôma) ", mais " Tu m'as ouvert les oreilles (ôtia). " Mais il existe un texte de la Bible grecque dont Éphésiens est plus proche, parce qu'il comporte l'idée d'une offrande sacrificielle du fidèle : " II n'est plus, en ce temps, ni chef, ni prophète, ni dirigeant, ni holocauste, ni sacrifice (thusia), ni offrande (prosphora), ni encens (...). Mais qu'une âme brisée et un esprit humilié soient agréés de toi, comme des holocaustes de béliers et de taureaux, comme des agneaux gras par milliers : que tel soit notre sacrifice (thusia) aujourd'hui devant toi " (Daniel 3,38-40).

Cette remarque conduit à la généalogie suivante des textes examinés. Philippiens ne parlait encore que d'une offrande matérielle, " en parfum de bonne odeur. " Éphésiens reprend cette expression, mais, sous l'influence de Daniel, elle applique au Christ l'idée d'une offrande sacrificielle de la personne même, reprenant de ce texte les mots " offrande " et " sacrifice. " En dépendance de l'idée d'Éphésiens, Hébreux se remémore le texte du Psaume 40 (39), où il est également question de " sacrifice " et d'" offrande ". Mais, à la suite d'Éphésiens, Hébreux transforme le sens primitif du psaume, en écrivant " Tu m'as formé un corps " au lieu de " Tu m'as ouvert les oreilles. "

L'idée de l'offrande sacrificielle du Christ est reprise un peu plus loin en Éphésiens, à propos de l'Église, dans un texte qui comporte un bon parallèle avec Hébreux :

Éphésiens 5 25 Maris, aimez vos femmes, comme le Christ a aimé l'Église, et s'est livré lui-même pour elle, 26 afin de la sanctifier (hagiazein), après l'avoir purifiée (katharizein) par le baptême d'eau et par la Parole, 27 pour présenter devant lui cette Église pleine de gloire, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et sans défaut (amômos).

Hébreux 9 13 Car, si le sang des boucs et des taureaux et la cendre d'une génisse, dont on asperge ceux qui sont profanés, les sanctifient (hagiazein), en leur procurant du moins la pureté de la chair, 14 combien plus le sang du Christ, qui, par l'Esprit éternel, s'est offert lui-même sans défaut (amômos) à Dieu, purifiera-t-il (katharizein) votre conscience des oeuvres mortes, pour que vous serviez le Dieu vivant ! (...) 10 10 C'est en vertu de cette volonté que nous avons été sanctifiés (hagiazein), et nous l'avons été une fois pour toutes, par l'oblation du corps de Jésus-Christ.

La présence dans les deux textes de l'idée d'offrande sacrificielle du Christ, des verbes " sanctifier " et " purifier ", ainsi que de l'adjectif rare " sans défaut ", permet d'affirmer une interdépendance des deux textes. Mais nous avons vu qu'ici Éphésiens s'inspire de 1P 1,18-20, transposant sur l'Église les adjectifs " sans tache " (aspilos) et " sans défaut " (amômos) que Pierre appliquait au Christ. Hébreux dépend ici à la fois d'Ép 5,26-27 et de 1 P 1,19, comme le montre l'allusion au " sang " du Christ et l'application à sa personne de l'adjectif " sans défaut. " Hébreux connaît la problématique d'Éphésiens, c'est-à-dire l'efficacité sanctificatrice de l'offrande du Christ. Mais Éphésiens ne donne aucun signe de connaître la problématique d'Hébreux, c'est-à-dire l'insistance sur l'offrande du corps, l'accomplissement de la volonté de Dieu et l'insuffisance des rites anciens pour assurer notre sanctification.

Il nous faut maintenant comparer trois textes apparentés d'Éphésiens avec deux textes apparentés d'Hébreux :

Éphésiens 1 18 (Que Dieu) illumine (phôtizein) les yeux de votre coeur, afin que vous sachiez quelle est l'espérance que fait naître en nous son appel (klèsis), quelles sont pour les saints les richesses de son glorieux héritage, 19 et quelle est, envers nous qui croyons, l'infinie grandeur de sa puissance qui agit par l'efficacité souveraine de sa force. 20 C'est cette puissance qu'il a déployée dans le Christ, en le ressuscitant des morts et en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes (epouranios).

3 7 J'ai été fait ministre de cet Évangile en vertu du don (dôrea) de la grâce de Dieu, qui m'a été accordée selon l'efficacité de sa puissance. 8 Oui, à moi, le moindre de tous les saints, cette grâce a été donnée, d'annoncer aux Païens les richesses insondables du Christ, 9 et de les illuminer (phôtizein) sur cette disposition du mystère caché de toute éternité en Dieu, le créateur de toutes choses. 10 C'est ainsi que maintenant la sagesse de Dieu, infiniment diverse, est portée par l'Église à la connaissance des principautés et des autorités dans les lieux célestes (epouranios).

Hébreux 3 1 En conséquence, frères saints, qui avez part à l'appel (klèsis) céleste (epouranios), considérez bien l'apôtre et le grand-prêtre de la foi que nous professons, Jésus...

6 4 Car ceux qui ont été une fois illuminés (phôtizein), qui ont goûté le don (dôrea) céleste (epouranios), qui ont eu part à l'Esprit saint...

 

Les mots communs aux deux lettres sont d'emploi rare. Chez Paul, c'est seulement en Ép 1,18 que le verbe "illuminer" a pour complément les croyants, et cette tournure ne se rencontre ailleurs, en dehors de Jn 1,9, qu'en Hb 6,4 et 10,32. L'adjectif " céleste " (epouranios) est utilisé 5 fois en Ép, 6 fois en Hb, et ne se lit ailleurs qu'en 1 Co 15,40.48.49, en Ph 2,10, en 2 Tm 4,18 et en Jn 3,12. Le mot " don ", sous la forme dôrea, se lit en Ép 3,7 et 4,7 et en Hb 6,4, et ailleurs en 2 Co 9,15, en Rm 5,15.17, en Jn 4,10 et 4 fois dans les Actes. Le mot " appel " (klèsis) se rencontre 3 fois en Ép (1,18; 4,1.4) et en Hb 3,1; c'est un mot paulinien, attesté en 2 Th 1,11, en 1 Co 1,26 et 7,20, en Ph 3,14 et 2 Tm 1,9, ailleurs seulement en 2 P 1,10.

Comme on le voit, le texte d'Éphésiens est parfaitement paulinien en ce qui concerne ces différents mots, et il n'y a pas de raison de supposer un emprunt à Hébreux. D'autre part, l'utilisation par Hébreux du terme " illuminer " est très particulière : il s'agit déjà, comme dans la tradition chrétienne ultérieure, d'un terme technique désignant le baptême, ou au moins le début de la vie chrétienne. Il n'y a pas trace de cet emploi technique en Éphésiens, où l'illumination est demandée pour les croyants au cours de toute leur vie. S'il y a interdépendance, et l'abondance des rapprochements invite à le penser, c'est Hébreux qui s'est souvenue du texte d'Éphésiens et non l'inverse.

Dans le même proche contexte, il nous faut relever l'abondance des mots communs entre un passage qui précède de peu Ép 1,18 et un passage qui suit de peu Hb 6,4 :

Éphésiens 1 13 C'est en lui que vous aussi, après avoir eu connaissance de la parole de vérité, l'Évangile de votre salut, c'est en lui que vous avez cru et que vous avez été marqués du sceau du Saint-Esprit qui avait été promis, 14 lequel est un gage de notre héritage, jusqu'à la rédemption de ceux qu'il s'est acquis à la louange de sa gloire. 15 C'est pourquoi moi aussi, ayant été informé de votre foi au Seigneur Jésus et de votre amour envers tous les saints, 16 je ne cesse de rendre grâces pour vous, faisant mention de vous dans mes prières.

Hébreux 6 10 Dieu n'est pas injuste, pour oublier votre travail et l'amour que vous avez montré pour son nom, par les services que vous avez rendus et que vous rendez encore aux saints. 11 Toutefois, nous désirons que chacun de vous montre le même zèle pour conserver la pleine certitude de l'espérance jusqu'à la fin ; 12 en sorte que vous ne vous relâchiez point, mais que vous deveniez les imitateurs de ceux qui, par la foi et la patience, sont devenus les héritiers des promesses.

Colossiens 1 3 Nous rendons grâces à Dieu, le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, dans les prières que nous faisons sans cesse pour vous. 4 Car nous avons été informés de votre foi en Jésus-Christ et de l'amour que vous avez pour tous les saints, 5 à cause de l'espérance qui vous est réservée dans les deux, et dont vous avez eu auparavant connaissance par la parole de vérité, l'Évangile (...). 9 C'est pourquoi, nous aussi, depuis le jour où nous avons reçu ces nouvelles, nous ne cessons de prier pour vous...

La comparaison avec Col 1,3-5.9 montre bien qu'Éphésiens ne dépend pas ici d'Hébreux. Les rapprochements entre les deux textes ne peuvent s'expliquer que par la réminiscence en Hébreux des actions de grâce de Colossiens et d'Éphésiens.

Ce même texte d'Éphésiens trouve un écho dans la partie centrale de l'épître aux Hébreux, là où est résumée de manière synthétique l'oeuvre du Christ en notre faveur :

Éphésiens 1 13 C'est en lui que (...) vous avez été marqués du sceau du Saint-Esprit qui avait été promis (epaggelia), 14 lequel est un gage de notre héritage (klèronomia), jusqu'à la rédemption (apolutrôsis) de ceux qu'il s'est acquis à la louange de sa gloire.

Hébreux 9 15 Voilà pourquoi il est le médiateur d'un testament nouveau, afin que, la mort étant intervenue pour la rédemption (apolutrôsis) des transgressions commises sous le premier testament, ceux qui sont appelés reçoivent l'héritage (klèronomia) éternel qui leur a été promis (epaggelia).

Examinons maintenant les textes où il est question de la capacité qui nous a été donnée de nous approcher de Dieu en toute assurance :

Éphésiens 2 18 Car c'est par lui que les uns et les autres, nous avons accès (prosagôgè) auprès du Père, dans un même Esprit. 19 Ainsi, vous n'êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors, mais vous êtes concitoyens (sumpolitai) des saints et membres de la famille de Dieu.

3 11... en Jésus-Christ, notre Seigneur, 12 en qui nous avons, par la foi en lui, la hardiesse (parrèsia) de l'accès à Dieu (prosagôgè) en toute confiance.

Hébreux 4 16 Approchons-nous donc avec hardiesse (parrèsia) du trône de la grâce, afin d'obtenir miséricorde et de trouver grâce, pour être secourus au moment convenable.

10 19 Ainsi, frères, puisque nous avons la hardiesse (parrèsia) pour l'entrée dans le lieu très saint, grâce au sang de Jésus (...), 22 approchons-nous avec un coeur sincère, avec la pleine certitude de la foi, le coeur purifié de la mauvaise conscience, et le corps lavé d'une eau pure.

12 22 Mais vous vous êtes approchés de la montagne de Sion, de la cité (polis) du Dieu vivant, la Jérusalem céleste...

Mis à part le texte plus tardif de 1 Jn 3,21, Ép 3,12 et Hb 4,16 et 10,19 sont les seuls textes du Nouveau Testament où le mot " hardiesse " (parrèsia) est employé en relation avec notre accès à Dieu. Les textes d'Éphésiens ne manifestent aucune connaissance du thème d'Hébreux (l'entrée dans le Saint des Saints), mais ils ne font que reprendre Rm 5,2 : " (Jésus Christ) nous a donné l'accès (prosagôgè), par la foi, à cette grâce dans laquelle nous demeurons fermes. " Hébreux substitue au substantif " accès " le verbe " s'approcher " (proserchesthai, Hb 4,16; 7,25; 10,1.22; 11,6; 12,18.22), mais c'est bien la même réalité qu'elle vise. Il est donc remarquable que soient liées en Ép 2,18-19 et en Hb 12,22 l'idée de l'accès à Dieu et celle de notre nouvelle citoyenneté (sumpolitai/polis).

Parmi les particularités communes à Éphésiens et Hébreux, qui ne se rencontrent nulle part ailleurs, il faut mentionner le fait que ces deux textes unissent de manière logique deux lieux scripturaires qui annoncent le triomphe du Christ : ps 110,1 (" Siège à ma droite ") et ps 8,7 (" II a tout mis sous ses pieds "). Le premier texte est traditionnel pour évoquer la résurrection du Christ (Me 12,36 et par.; Me 14,62 et par.; Ac 2,34; Rm 8,34; Col 3,1; 1 P 3,22). Le deuxième texte s'applique littéralement à l'homme en tant que roi de la création, mais il avait déjà été appliqué par Paul à la royauté du Christ en passages où ces deux lieux scripturaires sont 1 Co 15,27. Voici donc les deux unis :

 

Éphésiens 1 20 C'est cette puissance qu'il a déployée dans le Christ, en le ressuscitant des morts et en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes, 21 au-dessus de toute principauté, de toute autorité, de toute puissance, de toute souveraineté, et de tout nom qui se peut nommer, non seulement dans ce siècle, mais aussi dans celui qui est à venir. 22 Et il a mis toutes choses sous ses pieds, et il l'a donné pour tête suprême à l'Église, 23 qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous.

Hébreux 1 2 Dieu nous a parlé dans ces derniers temps par le Fils (qui) 3 ... s'est assis à la droite de la majesté divine dans les lieux très hauts, 4 devenu ainsi d'autant supérieur aux anges, qu'il a hérité d'un nom plus éminent que le leur. (...). 13 Auquel des anges Dieu a-t-il jamais dit : " Assieds-toi à ma droite, jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis sous tes pieds, pour te servir de marchepied "? 14 Les anges ne sont-ils pas tous des esprits au service de Dieu, étant envoyés pour exercer un ministère en faveur de ceux qui doivent recevoir l'héritage du salut ? (...).

2 5 En effet, ce n'est pas à des anges qu'il a soumis le monde à venir dont nous parlons. 6 Mais quelqu'un a rendu quelque part ce témoignage : " Qu'est-ce que l'homme, que tu te souviennes de lui ? ou le fils de l'homme, que tu en prennes soin ? 7 Tu l'as fait pour un peu de temps inférieur aux anges ; tu l'as couronné de gloire et d'honneur ; 8 tu as mis toutes choses sous ses pieds. "

La ressemblance entre les deux textes est d'autant plus grande qu'ils soulignent tous deux la supériorité du Christ sur les puissances célestes et qu'ils insistent sur son nom, supérieur à celui des anges. L'interdépendance est donc solidement argumentée.

Il est vrai qu'on pourrait dire que l'épître aux Hébreux se réfère directement à l'Ancien Testament, et peut donc avoir été la première à mettre en relations ces deux textes. Mais, comme nous l'avons noté, c'est déjà en 1 Co 15,27 que Paul faisait allusion à ps 8,7, en référence à la résurrection du Christ. Éphésiens procède de la même manière allusive. Il n'est pas étonnant que la source implicite de 1 Co 15,27 et d'Ép 1,22 ait été mise en lumière par une citation explicite dans l'épître aux Hébreux.

Dressons, pour terminer, trois tableaux de mots ou d'expressions rares qui se lisent en Éphésiens et en Hébreux dans des groupements significatifs.

Tableau 1 Éphésiens Hébreux

siéger à la droite (dexid) 1,20 1,3/8,1 10,12/12,2

epouranios (céleste) 1,3/1,20/2,6/3,10 3,1/8,5/9,23 12,22

dianoia (pensée) 2,3/4,13 8,10 10,16

aphesis (pardon) 1,7 9,22/10,18

apolutrôsis (rédemption) 1,7.14 4,30 9,15

peripoièsis (acquisition) 1,14 10,39

epignôsis (connaissance) 1,17 4,13 10,26

apotithesthai (se débarrasser) 4,22.25 12,1

fait de main d'homme 2,11 9,11/9,24

 

Commentaire : les deux textes présentent la vie chrétienne comme un renouvellement de la pensée qui nous permet de vivre avec le Christ dans le monde céleste, non fait de main d'homme.

Commentaire : les deux textes présentent la vie chrétienne comme un renouvellement de la pensée qui nous permet de vivre avec le Christ dans le monde céleste, non fait de main d'homme.

 

 

Tableau 2 Éphésiens Hébreux

dôron (don) 2,8 (don reçu) 5,1 9,9 11, 4 (dons offerts)

fait de main d'homme 2,11 9,11

apolutrôsis (rédemption) 1,7.14 4,30 9,15 11,35

klèronomia (héritage) 1,14.18 5,5 9,15 11,8

xenos (étranger) 2,12.19 11,13

themelios (fondement) 2,20 6,1 11,10

epouranios (céleste) 1,20 3,10 6,12 9,23 11,16

 

Commentaire : les deux textes soulignent notre condition d'étrangers sur la terre, appelés à un héritage céleste dans la Cité dont Dieu lui-même a posé les fondements.

 

Tableau 3 Éphésiens Hébreux

pikria (amertume) 4,31 12,15

pornos (débauché) 5,5 12,16 13,4

klèronomia (héritage) 1,14.18 5,5 9,15 11,8

xenos (étranger) 2,19 11,13 13,9

epouranios (céleste) 1,20 3,10 6,12 9,23 11,16 12,22

agrupnein (veiller) 6,18 13,17

 

 

Commentaire : les deux textes, dans leurs exhortations morales, emploient dans des contextes très proches les mots rares " amertume " et " débauché "; les deux textes s'achèvent par un appel à la vigilance, avec le verbe " veiller " qui ne se lit dans aucune autre épître.

 

 

Conclusion

 

Rappelons les grandes lignes de cet exposé

II fallait tout d'abord monter (I) qu'une lecture correcte du texte de 2 Tm 1,17 et du récit d'Ac 21,29 conduit à situer la rédaction de 2 Timothée à Césarée et non pas à Rome. Cette lettre se situe donc entre Tite et 1 Pierre, et nous avons pu vérifier (II) que 1 Pierre fournit de nombreux signes d'utilisation de 2 Timothée.

1 Timothée présente de nombreuses analogies avec l'épître à Tite. Nous avons donc exposé la solution de S. de Lestapis, qui place la rédaction de ces deux lettres entre l'épître aux Romains et l'arrestation de Paul à Jérusalem. Nous avons également vérifié (III) que Pierre, lorsqu'il a rédigé sa première lettre, connaissait le contenu de 1 Timothée.

Nous savions déjà que 1 Pierre fut écrite avant l'épître aux Hébreux. Mais il nous fallait encore découvrir (IV) que Paul avait lu la lettre du premier des Douze quand il a dicté Éphésiens et Colossiens. Ces deux épîtres sont jumelles, et on ne comprend leur parallélisme étroit que si l'on admet qu'elles ont été dictées simultanément, si bien qu'Éphésiens doit être identifiée à la lettre aux Laodicéens dont parle Col 4,16. Paul était alors captif à Césarée, et on se trouvait avant l'époque du tremblement de terre qui a détruit en 60 Colosses et Laodicée.

Enfin, il nous restait à examiner (V) les interdépendances entre Colossiens et Éphésiens, d'une part, l'épître aux Hébreux, d'autre part. Nous avons constaté que les lettres de la captivité de Césarée ignorent encore les thèmes principaux d'Hébreux. Par contre, l'épître aux Hébreux contient de nombreuses réminiscences de ces lettres pauliniennes.

L'ordre de rédaction de ces différentes lettres est donc le suivant :

Romains

Tite et 1 Timothée

2 Timothée

1 Pierre

Colossiens et Éphésiens

Hébreux

 

II en résulte que l'authenticité de l'écrit pétrinien, des épîtres pastorales et des épîtres de la captivité ne doit pas être mise en doute. Hébreux, qui arrive en dernier, est certainement écrite avant la cessation du culte du Temple, et les écrits antérieurs ont été rédigés du vivant de Pierre et de Paul.

Une des conséquences théologiques de ces constatations est qu'on doit attribuer aux apôtres eux-mêmes, et non à des anonymes de la génération suivante, la mise en place d'une succession apostolique, en la personne de Tite et de Timothée et des " presbytres-épiscopes " qu'ils étaient chargés d'instituer, et dont la présence dans les communautés pauliniennes est également attestée dans la première épître de Pierre. Comme le souligne Éphésiens, les ministères sont un don que Dieu fait à son Église, pour nous permettre de n'être pas " ballottés, menés à la dérive, à tout vent de doctrine " (Ép 4,14). Sur le fondement des apôtres, l'édifice est solidement construit.