Prof. Silvio Cajiao – Bogota, Colombie
Conceptions erronées de l’Église après le Concile Vatican II
Introduction
Après l’intervention de Mgr Rino Fisichella, nous souhaitons examiner les interprétations erronées relatives à la conception de l’Église apparues depuis le Concile Vatican II.
On sait que le Concile Vatican II a été, dans l’histoire de l’Église, un temps d’approfondissement de la réalité de l’Église pour en faire une présentation cohérente. En ce qui concerne en particulier ses attributs distinctifs d’unité, sainteté, catholicité, apostolicité, des questions ont été soulevées, tant directement sur ces attributs que sur la façon dont le Concile a été reçu en général par certaines personnes qui, bien que n’ayant pas soulevé directement la question des attributs distinctifs de l’Église, ont été amenés, par le fait que Vatican II a été un Concile éminemment ecclésiologique, à prendre position en faveur ou contre la présentation conciliaire relative à l’Église.
L’Église est à la fois "mystère" et "institution et communauté". Comme "mystère", par le fait qu’elle est associée à toute l’économie salvifique de Dieu en Son Fils Jésus-Christ, l’Église est intimement et indissolublement associée à ce mystère. Il convient rappeler que le terme "mystère" n’est pas utilisé ici dans sa connotation sémantique habituelle, comme étant quelque chose d’inexplicable et d’incompréhensible. Dans la sainte Écriture, le terme mysterium est synonyme de "plan", "projet", "propos", et indique la volonté de Dieu le Père de créer, sauver et glorifier l’homme et toute chose en la Personne de Son Fils Jésus-Christ.
À la lumière de cette distinction, nous rencontrons une première interprétation erronée qui, sans être exclusivement post-conciliaire, continue d’être présentée. Il s’agit de l’affirmation proférée par certains : "Jésus-Christ oui, l’Église non !". Le mysterium Ecclesiae, transmis par la révélation et reçu par la foi théologale, non identique en degré mais analogique à la foi du Seigneur, est la notion principale et la première acception de ce que nous appelons l’Église. C’est la corrélation indissoluble du mysterium Christi, l’élément décisif de notre foi théologale. Comme mystère caché depuis des siècles en Dieu et révélé dans les derniers temps, il est, par hypothèse, mystère préexistant et antérieur à toute réalisation historique, comme est préexistant dans l’insondable mystère de Dieu le Verbe qui est venu un jour habiter parmi nous.
Comme institution historique, il faut la référer à Jésus-Christ, c’est-à-dire à la réalité fondée en lui dans la totalité et la vérité historique. Ce n’est pas en vain que le Concile Vatican II a déclaré : "Par une analogie qui n’est pas sans valeur, l’Église est comparable au mystère du Verbe incarné" (LG 8). Cela signifie que le mysterium Christi s’est historicisé en coordonnées spatio-temporelles lorsque "le Verbe s’est fait chair" (Jn 1, 14) dans une réalité déterminée, dans une mondanité historique. De façon analogue, le mysterium Ecclesiae est devenu un jour une institution mondaine, historique et concrète.
Ce furent les tenants de l’exégèse libérale, et notamment les représentants de l’école d’eschatologie imminente, qui les premiers présentèrent le concept selon lequel Jésus était dominé par la perspective de l’imminence absolue de la venue du Royaume, et que jamais il n’envisagea de fonder une Église continuatrice de son œuvre. De leur côté, les représentants de l’école d’eschatologie conséquente soutiennent que l’Église doit son origine au report de la Parousie, et qu’en outre l’institution et la communauté ecclésiales ne sont apparues sous forme de structures permanentes qu’avec la deuxième génération de chrétiens, en dehors de toute intention précédente de Jésus. D’où le trait d’humour de Loisy : "Jésus annonça le Royaume, et ce qui s’en suivit fut l’Église". (1)
Aujourd’hui on admet généralement le principe selon lequel les Évangiles sont un témoignage de l’Église sur Jésus, et pas un témoignage de Jésus sur l’Église, et donc que le passage de Mt 16, 18 doit être considéré comme un texte isolé pour prouver le fondement historique de l’Église. Mais l’Église, dans une perspective pascale, saisit dans ce texte une intention historique de Jésus de perpétuer son œuvre de salut. L’Église surgit, a son origine et provient non pas d’un acte de fondation isolé du Jésus historique, mais de tout ce que Jésus a été, de tout ce qu’il a dit et fait. Telle est la connaissance que l’Église vit et transmet sur elle-même dans le témoignage évangélique.
Néanmoins, ce serait avoir une vision incomplète du caractère fondateur de l’Église de la part de Jésus que de ne considérer cet événement que comme fait historique, comme quand on dit : "Bolivar est le fondateur de cinq républiques sud-américaines". Non, l’Église ne vit pas uniquement "par le Christ" comme son fondateur dans le passé, elle vit "du Christ" en ce sens que le Christ demeure vivant, présent, irremplaçable en elle, rendant continuellement possible l’accès au Père, recréant perpétuellement notre ancienne fraternité historique.
S’il en est ainsi, il ne peut subsister qu’une seule et unique Église de Jésus-Christ, comme l’a justement rappelé Sa Sainteté Jean-Paul II dans le récent document "Dominus Iesus" sur l’unicité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ et de l’Église, où il est écrit au n. 16 : "Le Seigneur Jésus, unique Sauveur, n’a pas simplement établi une communauté de disciples mais il a constitué l’Église comme ‘mystère de salut’ : il est lui-même dans l’Église et l’Église est en Lui (cf. Jn 15, 1 ss ; Ga 3, 28 ; Eph 4, 15-16 ; Ac 9, 5) ; c’est pourquoi la plénitude du mystère salvifique du Christ appartient aussi à l’Église, inséparablement unie à son Seigneur. La présence et l’œuvre de salut de Jésus-Christ continuent en effet dans l’Église et à travers l’Église (cf. Col 1, 24-27), qui est son Corps (cf. 1 Co 12, 12-13.27 ; Col 1, 18). Et comme la tête et les membres d’un corps vivant sont inséparables, mais distincts, le Christ et l’Église ne peuvent être ni confondus, ni séparés et forment un seul ‘Christ total’".
"Par conséquent, compte tenu de l’unicité et de l’universalité de la médiation salvifique de Jésus-Christ, on doit croire fermement comme vérité de foi catholique en l’unicité de l’Église fondée par le Christ. Tout comme il existe un seul Christ, il n’a qu’un seul Corps, une seule Epouse : une ‘seule et unique Église catholique et apostolique’.
Comme communauté, l’Église est formée de personnes marchant à la suite de Jésus. Comme système de relations évangéliques entre les personnes, l’Église est une ‘communauté de frères’ (adelfoi : Mt 23, 8 ; adelfótes, fraternité : 1 P 5, 9). Comme communauté de ceux qui demeurent fidèles au chemin de Jésus, l’Église est une "congrégation des fidèles" (pistoi : Eph 1, 1). Comme communauté théologale des convoqués, des rachetés et des sanctifiés, l’Église est la "communion des saints" (koinonia ton agion : Rm 12, 13 ; 1 Co 14, 33). C’est précisément dans cette perspective de communion, que l’Église devient ikona (image sacrée) de la communauté du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, une communauté de vie en communion totale d’amour et de propos.
La sainte Trinité est un modèle, non pas parce que la Trinité mystérique est déclarative de la réalité de l’Église, mais parce qu’elle en est la préfiguration. L’Église ne peut pas continuer d’avancer dans l’histoire en refusant tout ce qui contredit l’essence communautaire de communion, relation et participation en Dieu, tout en acceptant toutes les modalités erronées, contraires à l’essence communautaire, à la communion et à la participation au sein de l’Église. L’Église n’est pas crédible comme image et sacrement de la Trinité si elle affirme l’orthodoxie dans la doctrine de la communauté trinitaire, et l’hétérodoxie dans la pratique de la communauté Église. Au contraire, ce que nous rejetons comme étant hérétique dans la communauté trinitaire (monarchisme, modalisme, adoptionnisme, subordinationnisme, trithéisme), doit également être considéré comme hérétique dans les formes de communauté ecclésiale. Et ce que nous pratiquons dans les relations entre personnes égales, différentes et unies dans un rapport d’amour, doit être la prémisse de ce que nous croyons, voulons et aimons de la Trinité adorable.
En disant cela, nous n’entendons pas opposer les fonctions charismatiques de l’Église au reflet de celles existantes dans la sainte Trinité, parce que s’il y a égalité entre les Personnes, leurs origines et leurs missions sont différentes, et pour ce qui est de notre participation à la vie divine, elle s’accomplit par l’Envoyé, le Verbe, le Fils, puisque nous recevons la filiation et pas la paternité ou la pneumatologie.
Cependant, force est de constater que l’inspiration essentiellement trinitaire de l’Église se heurte à des formes d’Église et d’ecclésiologie fondées sur un monochristisme qui n’est ni trinitaire, ni pneumatologique, qui ne reconnaît pas la tradition et n’agit pas de manière pastorale, alors qu’il faut faire face aujourd’hui au fort courant anti-communautaire et anti-ecclésial suscité par l’individualisme, le personnalisme, le solipsisme, le néolibéralisme, les religiosités narcissiques qui conçoivent le salut sans nécessité de communauté, sans liens de communion, de koinonia théologale, autrement dit sans Église.
Après ce vaste tour d’horizon des interprétations erronées, possibles et réelles, relatives à l’Église dans la période post-conciliaire, je voudrais maintenant rappeler quelques faits douloureux advenus depuis la conclusion, il y a plus de 35 ans, du Concile Vatican II.
On peut abandonner une institution, généralement parce que le refus de son identité et la proposition de variantes qui en modifient l’essence et ne lui appartiennent pas déterminent cet abandon. Mais on peut aussi abandonner une institution parce que celle-ci se réforme en profondeur, ayant pris conscience que, tout en restant fidèle à sa mission, elle doit modifier non pas ses composantes essentielles, mais ses caractéristiques fonctionnelles. Dans le cas de l’Église, cela signifie annoncer et répandre la Bonne Nouvelle du salut de Dieu en Jésus-Christ aux hommes et aux femmes d’une époque et d’un milieu déterminés ; y renoncer serait renier sa propre identité, puisque l’Église est avant tout apostolique, c’est-à-dire missionnaire, et qu’elle s’adresse aux milieux culturels les plus divers, non pas en les acceptant passivement, mais en y imprimant l’empreinte nouvelle du salut en Jésus-Christ.
Il ne faut cependant pas oublier que dans toutes les cultures, il existe déjà des précédents à l’annonce de la Bonne Nouvelle, ces éléments que saint Irénée qualifiait de "semences du Verbe", que Paul VI mentionna dans l’Encyclique Evangelii Nuntiandi, et que la IVe Conférence générale de l’Épiscopat latino-américain, réunie à Saint-Domingue, reprit à son compte. Il ne s’agit pas d’évangéliser depuis la périphérie, mais depuis le centre, en partant du cœur même des cultures, du cœur des hommes, de leurs valeurs, leurs rêves et leurs projets dans un contexte historique et géographique donné.
1. Le fondamentalisme de Marcel Lefèbvre
Incontestablement, le parcours historique des individus leur indique la route à suivre au moment des grandes décisions. Ce fut, me semble-t-il, le cas de Mgr Marcel Lefèbvre, Archevêque de Dakar, ministère qu’il occupa jusqu’à ce que sa Congrégation le nomme Supérieur général. Par la suite, il renoncera à ces fonctions en raison de ses positions intégristes qui le porteront à abandonner de fait sa Congrégation pour rejoindre les premiers séminaristes à Fribourg.
D’un côté, Mgr Lefèbvre se voulait obéissant à la "Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité", et de l’autre, il s’opposait radicalement à la "Rome aux tendances néo-modernistes et néo-protestantes qui s’est clairement manifestée dans le Concile Vatican II". (2)
La position de Lefèbvre se consolida dans la période allant de la fin du Concile Vatican II au début des années 70. Au cours de sa première offensive, l’évêque chercha à relativiser les objectifs du Concile, en affirmant que l’essentiel était le renouveau intérieur et personnel et que Vatican II ne s’opposait ni au Concile de Trente, ni à Vatican I, mais en était la montée en puissance. Mais par la suite, il affirma, d’abord en privé, puis en public, que Vatican II est "la plus grande catastrophe de ce siècle et des siècles passés depuis la fondation de l’Église", en promouvant le socialisme, le libéralisme, le modernisme et le sionisme : "c’est le 1789 de l’Église". "La liberté y est présentée comme la liberté religieuse ou liberté des religions ; l’égalité, comme la collégialité, qui introduit dans l’Église les principes de l’égalitarisme démocratique ; et enfin la fraternité, comme l’œcuménisme, qui embrasse toutes les hérésies et les erreurs, et tend la main aux ennemis de l’Église". (3)
En conséquence, Vatican II est contraire à la Tradition et constitue un schisme au cœur de l’Église, dont le siège est vacant depuis la mort de Pie XII. L’Église réformée et libérale est hors de la vérité. "Nous ne sommes pas dans le schisme – dit-il en 1976 – nous sommes les continuateurs de l’Église catholique. Ce sont les innovateurs qui font schisme : nous, nous continuons la tradition". (4)
Rappelons en particulier comment Lefèbvre et quelques intégristes rejetèrent les réformes conciliaires en matière de liturgie, en particulier celles portant sur la célébration eucharistique et sur l’état et le ministère sacerdotal. Il oubliait que la ‘Tradition’ à laquelle il se référait constamment est transmission, mais aussi réception, adhésion, progrès, patrimoine, création.
Fin 1970, Mgr Lefèbvre fonda à Ecône (Suisse), la Fraternité sacerdotale internationale "Saint Pie X", et en 1974 il publia une profession de foi opposant l’Église de Vatican II à l’Église de toujours. En 1976 il ordonna treize prêtres, et le 23 juillet de la même année il fut suspendu a divinis par le Pape Paul VI. Par la suite, tant Paul VI que Jean-Paul II cherchèrent de toutes les façons à renouer le dialogue avec Lefèbvre, jusqu’à la signature, le 5 mai 1988, d’un Protocole entre Lefèbvre et le Cardinal Ratzinger contenant des concessions destinées à éviter le schisme. Mais le 2 juin, le vieil Archevêque écrivit au Saint-Père une lettre dans laquelle il dénonçait ce Protocole et réaffirmait son opposition à Vatican II. Le 30 juin 1988, il décida l’ordination de quatre évêques, sans l’autorisation du Pape, pour assurer la continuité de l’œuvre qu’il avait fondée, en encourant automatiquement l’excommunication de l’Église catholique. La décision fut rendue publique par Jean-Paul II le 2 juillet, par la publication du motu proprio Ecclesia Dei adflicta qui prévoyait la possibilité d’un retour à l’Église pour les membres repentis de la Fraternité schismatique Saint Pie X, en leur permettant de conserver leurs "traditions spirituelles et liturgiques" conformément au Protocole du Cardinal Ratzinger.
2. L’interprétation socio-politique de Leonardo Boff
La vaste production théologique de Leonardo Boff portant sur la méthode de la théologie de la libération qui présente, aux dires de ses partisans, plus des contenus nouveaux, une approche différente de la théologie à l’égard des pauvres et de la médiation socio-analytique de caractère marxiste, a fait que la production christologique de Boff d’abord, et son ecclésiologie ensuite, ont été contestées d’abord par la Commission doctrinale de l’Épiscopat brésilien puis par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
Avec l’assentiment du Souverain Pontife Jean-Paul II, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi rendit publique, en date du 11 mars 1985, une Notification sur le livre "Église, Charisme et Pouvoir" de Leonardo Boff (4). Le théologien avait déjà été reçu en audience par le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi le 7 septembre 1984 pour un colloque sur cet ouvrage. Cette même Congrégation lui avait adressé précédemment une lettre à ce sujet, le 15 mai de la même année. Leonardo Boff eut la possibilité de faire connaître ses observations à la lettre du 15 mai au cours d’un entretien. Mais la Congrégation estima que, même après ces entretiens et après le texte que le P. Boff avait présenté, et malgré ses manifestations répétées de fidélité à l’Église et au Magistère et ses bonnes intentions, il convenait de rendre publiques les réserves sur le livre : "Église, Charisme et Pouvoir".
Dans ce document, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi fait une référence aux "Prémisses doctrinales", en soulignant l’importance d’effectuer une réflexion sur l’Église. Tout en se développant dans la singularité des Églises particulières, l’Église n’en est pas moins une, catholique et universelle, dans la diversité des temps et des lieux. "Ainsi à travers la croissance et le progrès des Églises particulières, c’est l’Église universelle qui croît et progresse ; inversement, si cette unité s’affaiblissait, l’Église particulière s’affaiblirait et disparaîtrait, elle aussi. C’est pourquoi un discours théologique digne de ce nom ne doit pas se contenter d’interpréter et d’animer la réalité d’une Église particulière, mais tenter d’appréhender les contenus du sacré déposés dans la parole de Dieu, qui a été confié à l’Église et qui est interprété authentiquement par le Magistère. La pratique et les expériences, nécessairement liées à une situation historique déterminée et limitée, aident le théologien et l’obligent à rendre l’Évangile accessible à son temps. Toutefois, la pratique ne peut ni remplacer ni produire la vérité, mais doit se mettre au service de la vérité qui nous a été confiée par le Seigneur. C’est pourquoi le théologien est appelé à interpréter le langage des diverses situations – les signes des temps – et à ouvrir ce langage à l’intellect de la foi" (cf. Redemptor hominis, 19).
Suit une analyse de la structure de l’Église présentée par Boff, qui montre que son interprétation va à l’encontre du passage de Lumen Gentium (n. 8) qui dit : "Haec Ecclesia (sc. Unica Christi Ecclesia)… subsistit in Ecclesia catholica". Boff dit au contraire : "En fait, elle (l’unique Église du Christ) peut subsister dans d’autres églises chrétiennes" (p. 131) (6). Le Concile a expressément employé le terme subsistit pour indiquer qu’il n’y a qu’une seule "subsistance" de l’Église, et qu’en dehors d’elle ne peuvent exister que des elementa Ecclesiae qui, en tant qu’élément de cette même Église, tendent vers l’Église catholique et conduisent à elle (7). Partant de cette compréhension erronée, Boff met en parallèle le catholicisme et le protestantisme, en affirmant que "le christianisme romain (catholicisme) se distingue par l’affirmation courageuse de l’identité sacramentelle, et le christianisme protestant par l’affirmation intrépide de la non-identité" (p. 130 ; cf. p. 132 ss et 149).
Dans le même ordre d’idées, Boff soutient que l’Église comme institution n’existe pas dans la pensée du Jésus historique, mais naît au cours du processus de dé-eschatologisation, de sorte que la hiérarchie est le résultat d’une "nécessité inexorable d’institutionnalisation", "une mondanisation" de "style romain et féodal" (p. 70). D’où la nécessité pour l’Église d’un "changement permanent" (p. 112). C’est pourquoi il faut que naisse aujourd’hui une "Église nouvelle" (p. 110 ss) qui soit "une nouvelle incarnation dans la société de l’institution ecclésiale dont le pouvoir ne sera qu’une simple fonction de service" (p. 111).
Bien que Boff distingue entre dogmatisme et dogme, refusant le premier et acceptant le second, il n’en critique pas moins très sévèrement la conception doctrinale de la Révélation, estimant que le dogme, tel qu’il est formulé, vaut uniquement "pour un temps et un contexte donnés" (p. 134) et que "dans un deuxième temps du processus dialectique, le texte doit être dépassé pour faire place au nouveau texte de l’aujourd’hui de la foi" (p. 135). On le voit, la position relativiste de Boff est explicite et inadmissible. Qui plus est, pour Boff, la vraie compréhension du dogme à l’intérieur de l’Église est soumise au verdict du "dogmatisme". Il dit : "Tant que durera ce type de compréhension dogmatique et doctrinale de la révélation et du salut de Jésus-Christ, on devra toujours, irrémédiablement, se confronter à la répression de la pensée divergente au sein de l’Église" (p. 74).
Pour Boff, l’exercice du pouvoir dans l’Église de Rome constitue une grave pathologie dont il faut se libérer. De même, il compare l’Église à une organisation sociale caractérisée par un mode de production spécifique, lié à son type d’organisation. Boff estime qu’il y a eu un processus historique d’expropriation des moyens de production religieux par le clergé aux dépens du peuple chrétien, lequel a été privé de la capacité de décision, d’enseignement, etc. (cf. p. 75, 222 ss, 259-260). En outre, le pouvoir sacré a été gravement déformé et présente les mêmes défauts que le pouvoir profane en termes de domination, centralisme, triomphalisme (cf. p. 100, 85, 92 ss.). C’est pourquoi, dans le nouveau modèle d’Église, le pouvoir devra être exempt de privilèges théologiques, conçu comme un pur service, et articulé selon les besoins de la communauté (cf. p. 224, 111).
Procéder de la sorte équivaut à inclure tant la Parole de Dieu que les sacrements dans un schéma de "production et consommation", en réduisant la communion dans la foi à un simple phénomène sociologique. Les sacrements ne sont pas un matériel symbolique, précise la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en rappelant en outre qu’on ne peut pas assimiler purement et simplement l’administration des sacrements à la production et leur réception à la consommation. Les sacrements sont des dons de Dieu, personne ne les "produit", puisque nous recevons à travers eux la grâce et l’amour de Dieu. L’homme doit répondre à ces dons incommensurables du Seigneur par l’acceptation fidèle de sa volonté selon laquelle nous serons tous jugés, étant devant Lui tous, prêtres et laïcs, "des serviteurs inutiles" (Lc 17, 10). Les prémisses et les propositions de Leonardo Boff sont donc inadmissibles.
Boff soutient que la hiérarchie et l’institution ecclésiale se sont appropriés des dons et des charismes, en revendiquant en particulier le prophétisme (cf. p. 258-261, 268). La hiérarchie devrait avoir pour seule fonction de coordonner, promouvoir l’unité et l’harmonie des divers services, "maintenir la circularité et empêcher toute déviation et superposition", en éliminant par conséquent "la subordination immédiate de tous les représentants de la hiérarchie" (cf. p. 270).
S’il est évident que le Peuple de Dieu tout entier jouit de la participation à l’office prophétique du Christ (cf. LG 12, 32), il n’en reste pas moins que pour être légitime, la déclaration prophétique dans l’Église doit être mise au service de son édification. Cette déclaration doit non seulement reconnaître la hiérarchie et l’institution, mais coopérer positivement à la consolidation de la communion interne. C’est à la hiérarchie qu’il appartient de définir son exercice ordonné et authentique (cf. LG 12).
J’ai voulu présenter ici, à cette assemblée, ces éléments que beaucoup ne connaissent pas, et je m’en suis tenu au texte de la Déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, en raison de son objectivité, de son utilité et de l’autorité de cette Congrégation.
Dans la Revue Tierra Nueva n. 56 de 1986, pages 85-94, on trouvera quelques clarifications sur les arguments théologiques à propos desquels Leonardo Boff rétracte quelques-unes de ses erreurs. À la fin, il déclare : "Je pense que ces précisions permettront de mieux comprendre les positions exposées dans mes livres ‘Passion du Christ, Passion du monde’ et ‘Ecclesiogenesi’", et bien qu’il ne parle pas du livre que nous avons commenté, il présente ensuite une ‘Observation finale’ (p. 93).
Ce qu’il dit au n. 5) est particulièrement significatif. La théologie est fides quaerens intellectum, elle est une foi qui cherche à comprendre. En conséquence, le théologien est un homme de foi et un homme qui accepte intégralement les vérités révélées, exposées par le Magistère de l’Église. Il faut pénétrer le sens de ces vérités, non pas en s’éloignant du Magistère, mais au contraire en collaborant avec lui (dont la parole, qui n’est jamais définitive, est le plus souvent une simple orientation).
Au numéro 6), il reconnaît que "les théologiens ne dominent pas le Magistère", mais lui sont "subordonnés", "puisque celui-ci possède le charisme de la vérité", comme le rappelle Vatican II : "La tradition se développe dans l’Église (…) par la proclamation qu’en font ceux qui, avec la succession épiscopale, ont reçu un charisme assuré de la vérité" (DV 8), comme le souligne Boff lui-même.
Il conclut en disant : "Cette vérité explique l’intérêt du Saint-Siège pour les œuvres du P. Leonardo Boff qui, de l’aveu même de l’auteur, ne manquent pas de propositions théologiques erronées".
NOTES HORS-TEXTE
1) LOISY, A. - L’Évangile et l’Église, Paris 1902, 153.
2) LEFÈBVRE, M. - Un Evêque parle. Écrits et allocutions (1963-1975), Ed. Dominique Martin Morin 1976, 270.
3) Lettre de M. LEFÈBVRE à Paul VI du 17 juillet 1976.
4) Cf. CHALET, J.A. - Monseigneur Lefèbvre, Paris, 1976, 133-148.
4) Cf. Acta Apostolicae Sedis, Vol. 77/2 (1985) 756-762.
5) Ibidem 757.
6) Pour les citations de BOFF L., on a indiqué les pages de la traduction italienne utilisée dans le Document de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi.
7) Cf. UR 3-4 et Mysterium Ecclesiae, N. 1, AAS LXV (1973) 396-398.