L’ENSEIGNEMENT DE PAUL VI

1973

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

I. CATÉCHÈSE DU PAPE DANS LES AUDIENCES GÉNÉRALES DU MERCREDI

 

10 janvier : LA VOCATION CHRETIENNE : CONTINUITE ET COHERENCE

17 janvier : L’ABSENCE DE DIEU DANS LA CONSCIENCE DE NOTRE TEMPS

24 janvier : EGLISES LOCALES ET DEVELOPPEMENT DU MOUVEMENT ŒCUMENIQUE

31 janvier : LA RECHERCHE DE DIEU

7 février : L’INTERVENTION DE LA PROVIDENCE DANS L’HISTOIRE ET DANS LA VIE DES HOMMES

14 février : LA PRIÈRE, COMME DIALOGUE, REVELATRICE DE LA PRESENCE DE DIEU

21 février : LA RENAISSANCE RELIGIEUSE

28 février : DEFENDRE EN NOUS L’ETAT DE GRACE

7 mars : LA VIE A LA LUMIÈRE DE LA REALITE ET DE LA FOI

21 mars : LE CARÊME, TEMPS DE REFORME

28 mars : LA CONSCIENCE DU PECHE

4 avril : LA DISCIPLINE ASCETIQUE DANS LA VIE CHRETIENNE

11 avril : LA PAIX, PRINCIPE DE LA CIVILISATION NOUVELLE

18 avril : L’OBLIGATION DE « FAIRE SES PAQUES »

25 avril : DIEU SOIT LOUE !

1er mai : HONORER LE TRAVAIL

9 mai : PAUL VI ANNONCE L’ANNEE SAINTE 1975

16 mai : « L’ANNEE SAINTE : MOMENT PRIVILEGIE POUR MESURER NOTRE ADHESION AU CHRIST »

23 mai : LE SOUFFLE DE L’ESPRIT-SAINT SUR LES CELEBRATIONS JUBILAIRES

30 mai : L’ANNEE SAINTE ET LE CULTE DE LA TRES-SAINTE VIERGE

6 juin : RENOUVELLEMENT ET RECONCILIATION

13 juin : UN MOMENT DE REFLEXION SUR NOTRE VIE SPIRITUELLE

20 juin : L’ASPECT PERSONNEL ET INTERIEUR DU MOUVEMENT SPIRITUEL DE L’ANNEE SAINTE

27 juin : LA NOUVEAUTE EST DANS LE CHRIST

4 juillet : LA VRAIE ET LA FAUSSE IDEE DU RENOUVELLEMENT RELIGIEUX

11 juillet : ANNEE SAINTE : UN MOMENT TYPIQUE DE NOTRE REALISME RELIGIEUX

18 juillet : IDENTITE DU CHRETIEN

25 juillet : DIFFICULTÉ DE LA VIE CHRETIENNE

1er août : L’ADHESION A LA PAROLE DE DIEU CONDITION ESSENTIELLE DU SALUT

8 août : OPPOSER LA LOI MORALE A LA PERMISSIVITE

15 août : IMITER MARIE DANS LA PURETE ET DANS LA CHARITE

22 août : RENOUVELLEMENT DE LA PRIÈRE DANS L’AUTHENTIQUE ESPRIT DE LA REFORME LITURGIQUE

29 août : RECOMPOSER L’UNITE SPIRITUELLE ET RÉELLE

5 septembre : L’EGLISE COMME PEUPLE DE DIEU

12 septembre : AIMER L’EGLISE : LA VOIE ESSENTIELLE DE L’ANNEE SAINTE

19 septembre : POUR LA RENAISSANCE DU SENS MORAL

26 septembre : ANNEE SAINTE : UN MOMENT DE GRÂCE POUR LES ÂMES, POUR L’EGLISE, POUR LE MONDE

3 octobre : L’ANNEE SAINTE : OCCASION D’UN EXAMEN PROFOND SUR LA JUSTICE SOCIALE

10 octobre : L’HOMME A BESOIN DE LA PRIERE

17 octobre : LE DEVOIR DE RECONCILIATION

24 octobre : DE LA TREVE A LA PAIX

31 octobre : LA RECONCILIATION AVEC DIEU PREMIERE FIN DE L’ANNEE SAINTE

7 novembre : ANNEE SAINTE : RENOUVELLEMENT DE LA CONSCIENCE PERSONNELLE

14 novembre : ANNEE SAINTE : UN TEMPS POUR LA REGENERATION DE LA PENSEE DE L’HOMME CONTEMPORAIN

21 novembre : LE RENOUVELLEMENT PROPOSE PAR L’ANNEE SAINTE EST CELUI QU’A PROCLAME LE CONCILE

28 novembre : ANNEE SAINTE 1975 : MOMENT DE RECONCILIATION DANS L’EGLISE

5 décembre : NECESSITE DU SILENCE POUR ECOUTER LA PAROLE DE DIEU

12 décembre : LA PRIÈRE COMME RECHERCHE

19 décembre : LA TRAGEDIE DE FIUMICINO

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

Le volume de « L’Enseignement de Paul VI » pour l’Année se présente, suivant une tradition maintenant établie, en deux parties : d’abord, l’ensemble des allocutions prononcées par le Saint-Père au cours des audiences générales hebdomadaires, ensuite une sé­lection des discours ou allocutions prononcées dans le courant de l’année, à l’occasion de cérémonies traditionnelles ou d’événements particuliers.

Dans la première partie, nous voudrions signaler l’importance que Paul VI a voulu donner à la présentation de l’Année Sainte, qu’il annonça le 9 mai, ainsi qu’à sa signification.

Ce ne sont pas moins de 17 allocutions qui sont consacrées à ce thème, allocutions dans lesquelles on trouvera, au delà de l’aspect extérieur de la célébration jubilaire, l’exposé de la spiritualité dont le Saint-Père voudrait que s’imprègne le peuple chrétien à l’occasion de ce grand moment de la vie de l’Eglise.

Dans la seconde partie, on pourra découvrir l’éclairage précis et rayonnant que le Pape projette sur les événements que l’actua­lité’ l’invite ou l’oblige à partager.

Est-il utile de souligner la persévérance avec laquelle, en toutes occasions, Paul VI rappelle, aux hommes comme aux nations, le grand devoir de la Paix, toujours avec un courage tranquille qui n’hésite pas à risquer l’incompréhension de quelques-uns soit que la démarche du Pape soit jugée trop audacieuse, soit qu’elle soit estimée trop timide.

Le présent volume, tel qu’il est, constitue un nouveau témoi­gnage de la sollicitude pastorale du Pape, à l’égard de toute l’Eglise, et de la fermeté, en même temps que de la bienveillance charitable, avec lesquelles il poursuit inlassablement sa mission de confirmer ses frères dans la Foi.

 

I. CATÉCHÈSE DU PAPE DANS LES AUDIENCES GÉNÉRALES DU MERCREDI

 

 

 

10 janvier

LA VOCATION CHRETIENNE : CONTINUITE ET COHERENCE

 

Chers Fils et Filles,

 

Notre Méditation prend aujourd’hui son élan à partir d’un seul mot, le mot « après ». Après quoi ? Après ce qui consti­tue la base de notre vie chrétienne. Quelle base ? L’immense patrimoine de foi et de grâce que nous avons reçu et qui fait de nous des chrétiens, un patrimoine tant historique que personnel. Nous vivons dans l’Eglise, dans le courant de sa tradition, dans le milieu de sa communion, au cœur des problèmes de son expé­rience : si nous ne voulons être infidèles et indignes, notre exis­tence ne peut pas, ne doit pas faire abstraction de ce qui nous précède dans le temps et qui nous est confié comme un trésor inestimable. Dès l’instant où nous devenons conscients que nous sommes héritiers d’une forme religieuse de concevoir la vie, nous pourrons adopter une attitude critique, non pour renier à priori, mais pour évaluer en nous basant sur une opinion personnelle et active et pour décider de notre choix en toute liberté. Mais nous devrons nous sentir responsables. Méditer sur le fait que nous, nous venons « après », que nous sommes engagés, au moins de fait, dans une étroite solidarité avec ce qui nous précède en matière de conception religieuse de la vie et du monde, revêt une importance énorme, créant des moments intérieurs peut-être dramatiques et des conséquences d’orientation peut-être fatales.

On peut considérer cette alternative ultérieure en se référant à l’opinion générale au sujet de notre époque : le choix entre le modernisme, le renouvellement, l’attitude de rupture révolutionnaire et au contraire, le progrès constructif, la logique so­ciale, l’activité morale, etc., sont-ils décidés après avoir dressé un bilan analytique ou au moins sommaire de ce qui nous a précédé au point de vue de nos conditions d’existence ? Cette alter­native peut également être envisagée par rapport à des choses plus proches de notre expérience, comme il arrive après la célé­bration de quelqu’événement ou de quelque cérémonie religieuse. Par nous, par exemple, — et maintenant c’est cela qui nous inté­resse ici — que s’est-il passé après le Concile qui avait l’objectif et la faculté de renouveler, mais non de troubler notre adhésion à la vie de l’Eglise ? Quelles conséquences avons-nous admises comme légitimes et salutaires, et, au contraire, quelles sont celles que nous avons tenues pour destructrices et perturbatrices ? Notre question au sujet de l’« après », ramenons-la à des jours de Noël que nous venons de célébrer. Maintenant que sont éteints les flambeaux des belles cérémonies spirituelles ou pro­fanes, n’y a-t-il rien qui subsiste ? tout est-il redevenu ce qu’il était avant, peut-être même moins bien qu’avant ? Nous devons rappeler que la célébration religieuse, la célébration liturgique en particulier, tend à produire quelqu’effet durable ; elle fait partie de la pédagogie toujours réformatrice et toujours perfective par laquelle l’Eglise, « Mère et Maîtresse », éduque ses fils fidèles en vue d’une plus parfaite compréhension et d’une meilleure pratique de notre vocation chrétienne : le calendrier religieux ne tourne pas en rond dans le temps, glissant perpétuellement sur la même orbite, mais il tend à monter en spirale et à mener vers une progressive sanctification le cours de notre pèlerinage temporel.

Nous devrions, comme le font les bons commerçants au terme d’un exercice comptable, faire nos comptes et évaluer ce que nous avons gagné en participant aux fêtes religieuses : impressions spirituelles, approfondissement de quelque Parole de Dieu ou de quelque mystère de grâce, projets formés ou renouvelés quant à l’observance pratique des normes chrétiennes, et ainsi de suite.

C’est le cas de repenser à l’Evangile pour nous rendre compte à quel point notre manière de correspondre trouve un écho dans la bonté du Christ et, d’une manière générale, dans la propre économie de miséricorde de notre religion. Ce qui vient « après » l’abondance des dons divins fait l’objet d’une évaluation très attentive dans la pensée divine. Evaluation positive pour celui qui a bien accueilli et bien utilisé de tels dons : rappelez-vous la récompense que promet le Seigneur à celui qui aura su faire fructifier les « talents » qu’il a reçus ; rappelez-vous ces paroles singulières : « à celui qui a, il sera donné et il sera dans l’abon­dance, et à celui qui n’a pas, même ce qu’il a, lui sera enlevé » (Mt 13, 12) ; rappelez-vous la curieuse parabole : « un homme avait deux fils, et s’approchant du premier, il lui dit : fils, va tra­vailler aujourd’hui dans ma vigne ; et celui-ci répondit : non, je ne veux pas ; mais ensuite, se repentant, il y alla. Et (le père) s’approchant du second, il lui dit la même chose. Et celui-ci répondit : j’y vais, seigneur ! Mais il n’y alla point. Lequel des deux a-t-il accompli la volonté du père ? » (Mt 21, 28-31). Voilà des paroles qui nous mettent en garde à propos du sérieux obli­gatoire de nos rapports avec Dieu, et qui rappellent ces autres paroles de Jésus : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Sei­gneur ! Seigneur ! qui entreront dans le royaume des cieux, mais ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux ! » (Mt 7, 21). Et ne disons rien du terrible discours de Jésus, qui reprochait aux cités favorisées par tant de signes de sa bonté et de sa puissance et qui demeuraient sourdes à son appel d’effecti­ves conversions (cf. Mt 11, 20 ss.).

La vocation chrétienne est une grande grâce, mais elle exige zèle et cohérence.

Peut-être pouvons-nous accuser la vie chrétienne d’une faute fondamentale : l’incohérence. Aux prémisses, aux promesses, les faits ne correspondent pas toujours ; nous ne sommes pas logiques envers le Seigneur, nous ne sommes pas fidèles. Nous sommes souvent velléitaires, mais pas réalistes, pas positifs. Il nous manque trop souvent la connexion entre la pensée et l’action. Le témoignage de nos jugements sur autrui, parfois graves et sévères, ne trouve aucune confirmation dans notre conduite personnelle. Notre « après » contredit notre « avant ». Souvent, ce sont ceux d’entre nous qui sont engagés avec le plus grand zèle dans une profession chrétienne déterminée, qui éta­lent malheureusement devant leurs frères le scandale de leur infidélité sur le plan pratique.

L’analyse de ce douloureux phénomène, qui affaiblit l’énergie de notre christianisme contemporain, pourrait être approfondie. Elle nous porterait à individualiser les causes de cette incapacité, assez diffuse, de mettre en harmonie foi et conduite, principes et applications de ces principes tant au point de vue logique, que pratique et social. Ces causes, nous les trouverions principa­lement dans l’inconsistance même de notre manière de penser, vidée de la force et de l’art de la rationalité sûre et normale de notre « philosophie éternelle » ; cette philosophie est remplacée ou amollie par certaines formes de pensée qui ont envahi la mentalité à la mode, mais qui sont dépourvues de tout fondement gnostique et métaphysique, auquel puise une pensée religieuse valide. Ces causes nous les trouverions également dans la disso­lution de l’obligation morale objective, d’où la confusion entre licence, instinct, intérêt subjectif et liberté, conscience transcen­dante du devoir et du bien. Analyses longues et difficiles, mais de grande actualité...

Il nous suffit pour l’instant de rechercher l’harmonie entre l’« avant» et l’« après » de notre conduite chrétienne !

Avec notre Bénédiction Apostolique !

 

 

 

17 janvier

L’ABSENCE DE DIEU DANS LA CONSCIENCE DE NOTRE TEMPS

 

Chers Fils et Filles,

 

Pourquoi venez vous à cette rencontre ? Que   venez-vous   chercher   chez  celui   qui   est   heureux de vous recevoir, de vous connaître, de vous parler, de se sentir avec vous ? Un homme exceptionnel ? un phénomène historique ? un témoin qui crie dans le désert ?

Nous savons que vous venez ici, non tellement pour chercher, mais plutôt pour trouver. Pour trouver quelqu’un qui, bien que vous ne l’ayez jamais vu, jamais approché, vous connaît très bien, comme un père, un frère de tous, un ami, un maître, un représentant de ce Christ auquel vous-mêmes vous appartenez et dont, comme chrétiens, vous portez le nom et devez être l’image; ce représentant du Christ est son ministre, un successeur de celui à qui le Christ a remis les clés, c’est-à-dire les pouvoirs de ce royaume des cieux, de cette religion qu’il est venu Lui-même instaurer et fonder comme une société nouvelle, visible, spiri­tuelle et universelle, l’Eglise, qu’il a bâtie précisément sur cet homme humble qui depuis lors porte le nom de Pierre, la base, le centre, le principe constitutif de l’édifice, le serviteur, le pasteur de l’humanité authentiquement liée au Christ Lui-même. Oui, vous venez à nous parce que vous croyez et que vous savez qu’ici se trouve l’Eglise, dans son expression la plus naturelle, la plus caractéristique, comme disait Saint Ambroise : ubi Petrus, ibi Ecclesia, où est Pierre, là est l’Eglise (in Ps 40, 30 ; PL XIV, 1082). Ceci, bien entendu, indépendamment de la petitesse et de l’indignité de la personne physique qui vous parle maintenant ; et, précisément pour le sens religieux qui vous guide, c’est même d’autant plus beau et plus consolant.

Pourquoi est-ce beau et consolant ? Parce que cela contraste avec un comportement, lui aussi caractéristique et, dans certains cas, diffusé dans le monde moderne ; le comportement négatif à l’égard de tout ce qui touche à la religion, à la foi, à l’Eglise, au Christ, à Dieu. Nous aimerions qu’en ce moment de confiante conversation vous puissiez lire dans notre cœur une des pensées les plus constantes et les plus amères qui nous vient, d’une part, de notre mission apostolique et prophétique de défenseur et de promoteur du règne de Dieu et, de l’autre, de la constatation de l’absence de Dieu en tant d’éléments de la mentalité et de la vie de l’homme contemporain.

Eh bien, réfléchissez un instant avec nous à ce fait qui semble qualifier l’histoire et la civilisation de notre temps : l’absence de Dieu. On a tellement parlé, et tellement écrit à propos de ce fait : l’athéisme sous tant de ses aspects, le sécularisme, c’est-à-dire le rejet de toute référence religieuse de la vie vécue par l’homme et par la société, la négation voulue et pratiquement radicale du nom même de Dieu dans les manifestations de la culture, de la conception scientifique du monde et de l’existence humaine. Une célèbre revue française, par exemple, nous informait récem­ment qu’un certain pays, de grande tradition religieuse cependant, venait de défendre l’emploi de la lettre majuscule pour écrire le nom de Dieu (Revue des Deux Mondes, janvier 1973, W. d’ormesson, p. 124). Voilà à quoi on en arrive aujourd’hui !

Certains représentants de l’homme moderne seraient-ils de­venus hostiles même au saint et ineffable nom de Dieu ? Ceci n’est que l’aspect extrême et extérieur de l’athéisme moderne. Mais il y a d’autres aspects qui méritent-notre réflexion. L’homme moderne, dit-on, est allergique à la religion. Il ne possède plus l’aptitude à penser, à chercher, à prier Dieu. Il est indifférent et insensible. Au fond, il y a une objection plus grave et, tacitement mais fortement, opérante : nous, hommes d’aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de Dieu ; la religion est inutile, elle ne sert à rien ; au contraire, elle constitue un frein, un embarras, un pro­blème superflu et paralysant ; aujourd’hui l’homme s’est affranchi des vieilles idéologies théologiques, mythiques ; et, convaincu de conquérir une liberté supérieure il a éteint la lampe à huile de la religion : ceci manifeste plutôt l’obscurité de l’incrédulité que la mystification des spéculations superstitieuses.

Combien y a-t-il de gens qui pensent ainsi ? Serait-il vrai — nous ne voulons pas le croire — que la jeunesse, la nouvelle génération s’oriente vers cette facile et victorieuse irréligiosité ? Aujourd’hui, l’esprit des gens est saturé de connaissances con­crètes, aussi bien empiriques que scientifiques, et tout engagé dans le domaine des choses utiles, les machines par exemple, ou tout occupé par des choses futiles, comme le divertissement ; on dirait qu’il ne lui manque rien. Le monde de l’économie et de la jouissance, le monde expérimental et sensible, le monde des pré­tendues vraies réalités, tangibles et commensurables, le monde de l’expérience, lui suffit, et il n’a ni l’envie ni le besoin de cher­cher dans la sphère de l’invisible, du transcendant, du mystère, de quoi compléter, de quoi combler le vide intérieur — qui n’existe d’ailleurs plus, à ce qu’on prétend.

Cette absence de Dieu nous afflige profondément, et nous donne, à nous-mêmes, la désolante impression d’une anachro­nique solitude.

Voilà, chers frères et fils, un des motifs qui nous fait tant apprécier votre visite ; elle nous apporte le réconfort, non seule­ment de votre présence auprès de notre ministère qui a survécu aux siècles et aux vicissitudes humaines modernes, mais aussi le réconfort de la présence de Dieu dans le quotidien de la vie.

Et voilà que le dialogue avec vous, forcément contingent et bref, nous confirme la nécessité suprême et harmonique de la religion, de la foi, de la prière, d’une part, et nous instruit, d’autre part, sur l’origine et sur la nature de certains phénomènes effra­yants de la mentalité moderne : l’inquiétude, la confusion, la rébellion, le manque de bonheur d’une partie des hommes con­temporains. Ces hommes ont perdu le sens profond, métaphy­sique, des choses, la signification de leur propre vie, l’espérance d’un destin, quel qu’il soit. Oui, elle s’est éteinte, la lumière qui éclairait tout l’environnement, et les gens marchent comme des aveugles à la recherche d’un point d’orientation et d’appui, se heurtant l’un l’autre, et s’embrassant au hasard. Est-ce le retour de Babel ? ou bien, s’est-il mis à souffler dans les âmes des gens cet « esprit de vertige », d’étourdissement, dont parle le prophète Isaïe ? (19, 14). Ou serait-ce que, dans cette négation du nom de Dieu, se cache une intention iconoclaste, oui, mais contre les fausses conceptions de la divinité, contre les religions imparfaites ou corrompues, et qui peut se résoudre dans la recherche, peut-être inconsciente, du Dieu-inconnu ? (cf. Ac 17, 23), d’un Dieu-Vérité ? d’un Dieu-Bonté ? du Dieu-Vie ? C’est-à-dire, l’actuelle absence de Dieu ne serait-elle qu’une aspiration obscure et tour­mentée vers une présence d’un Dieu-Sauveur ? C’est-à-dire, enfin, une aspiration vers un Messie, vers un Christ, lumière du monde, en qui l’homme d’aujourd’hui puisse simultanément se retrouver lui-même et retrouver Dieu le Père, son commence­ment et sa fin ? son espérance et sa joie ? Pensons-y : c’est le grand problème de notre temps. Quant à nous, nous avons cette con­fiance ; et dans cette pénible absence nous demeurons fermés et droits, tendant encore les bras à l’humanité souffrante et répé­tant les paroles du Christ « Venez à moi, vous tous qui peinez et portez un fardeau accablant : je vous soulagerai » (Mt 11, 28). Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

24 janvier

EGLISES LOCALES ET DEVELOPPEMENT DU MOUVEMENT ŒCUMENIQUE

 

Chers Fils et Filles,

 

Aujourd’hui, une pensée — une idée, une Vérité, une Réa­lité — s’impose à nous, réclame notre attention, engage nos âmes, les remplit simultanément d’enthousiasme et d’an­xiété, comme il en est des choses qui impliquent l’amour. Quelle est cette pensée ? C’est celle de l’unité de l’Eglise. Dès le mo­ment où nous en saisissons la signification générale, elle s’empare de nous, elle nous domine. L’unité : elle s’impose aussitôt par sa force logique et métaphysique; elle s’impose à l’Eglise, c’est-à-dire à l’humanité que le Christ a appelée à être une seule chose en lui et avec elle-même ; elle nous enchante par sa profondeur théologique ; elle nous tourmente aussi, par son visage historique qui est, aujourd’hui comme hier, ensanglanté et souffrant comme celui du Christ crucifié ; elle nous blâme, elle nous réveille comme au son d’une trompette qui nous appelle à suivre d’urgence une vocation devenue actuelle, une vocation qui caractérise notre époque ; cette pensée de l’unité s’irradie sur la scène du monde jonchée des membres arrachés, magnifiques, et des ruines de tant d’Eglises, isolées, quelques-unes, parce que autosuffisantes ; les autres, fragmentées, en centaines de groupes; toutes, mainte­nant, écartelées, en une émouvante tension, par deux forces opposées, l’une, centrifuge, fuyante, autonome, lancée sur la voie du schisme et de l’hérésie ; l’autre, centripète, qui, prise de nostalgie, exige que soit refaite l’unité ; et Rome, certes non exempte de fautes et de grande responsabilité, considère cette unité, comme un devoir qui lui incombe en vertu de son témoi­gnage et de son martyre ; et elle s’acharne, maternelle et intré­pide, à affirmer et à faire triompher la force œcuménique et uni­taire qui est à la recherche de son principe et de son centre, de la base que le Christ, véritable pierre angulaire de l’édifice ecclésial, a choisie et fixée, en son nom, pour qu’elle soit, à tout jamais, le pivot de son royaume... ; et cette pensée de l’unité se réfléchit dans le for intérieur de beaucoup d’âmes religieuses et préoc­cupées, les mettant aux prises avec un problème spirituel : com­ment dois-je répondre, moi, à cet impératif de l’unité ?

« Je crois en l’Eglise, Une, Sainte, Catholique et Apostolique ». Combien de fois, ces paroles du Credo ne montent-elles pas à nos lèvres durant nos prières publiques ou privées ; combien de fois ne devons-nous pas les considérer et les méditer, parce qu’elles expriment la grande vérité que « le Christ a établi sur cette terre son Eglise sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, et qu’il continue à la soutenir » (Lumen gentium, 8) ; et, envoyant son Esprit pour elle, il travaille en nous et avec nous dans le monde pour son salut.

« L’Eglise est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen gentium, 1).

Si chacun des mots de notre profession de foi mérite d’être médité, les circonstances particulières du moment, nous sug­gèrent de ne considérer ensemble aujourd’hui qu’une partie de ce Credo : Je crois en l’Eglise Une. En effet, nous nous trouvons engagés aujourd’hui dans la célébration de la Semaine de Prière pour l’Unité des Chrétiens et, en cette période particulière, les chrétiens du monde entier prient le Seigneur Notre Père afin que l’unité ecclésiale que nous professons dans le Credo se réalise de manière concrète et visible dans notre vie.

Fréquemment, nous avons lu et entendu les paroles de l’Apôtre Paul : « Un seul corps et un seul esprit, de même que, par votre vocation, vous avez la même espérance. Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père Universel, qui est au-dessus de tout, agit en tout et est en tout » (Ep 4, 4-6) ; « Vous êtes tous une seule personne dans le Christ » (Ga 4, 28) ; « Il y a, il est vrai, diversité de ministères, mais il n’y a qu’un même Seigneur; il y a diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en nous » (1 Co 12, 4-6) ; « Faites régner dans vos cœurs la paix du Christ à laquelle vous êtes appelés dans l’unité de son corps » (Co 3, 15). Mais ce sont surtout les subli­mes paroles du Christ qui nous sollicitent irrésistiblement : «... afin que tous soient un, comme vous, Père, êtes en moi et moi en vous ; et qu’ils soient, eux aussi, un en nous, pour que le monde croie que vous m’avez envoyé » (Jn 17, 21).

Ces paroles de Notre Seigneur et de son grand Apôtre ont une valeur universelle. Elles sont destinées à toucher les esprits et les cœurs de tous les Chrétiens, à être source d’inspiration et à guider les actions de tous ceux qui portent le nom du Christ. Elles nous rappellent le don divin de l’unité, mais, en même temps et aussi, l’obligation qui incombe aux hommes, celle de l’unité. Le Concile Vatican II, résumant en quelque sorte sa propre doctrine sur le mystère de l’Eglise affirme « C’est là l’uni­que Eglise du Christ, que nous confessons dans le Symbole, une, sainte, catholique et apostolique, que Notre Sauveur, après sa Résurrection, a remise à Pierre pour qu’il la paisse (Jn 21, 17), et qu’il a confiée à Pierre et aux autres Apôtres pour qu’ils la portent au loin et la gouvernent (cf. Mt 28, 18 etc.) et qu’il a dressée pour toujours comme la « colonne et le fondement de la vérité (1 Tm 3, 15) » (Lumen gentium, 8).

Les Epîtres de Saint Paul que nous venons de citer contien­nent une théologie profonde, mais ne constituent pas un traité théorique. Elles avaient trait à des situations concrètes dans les Eglises d’Ephèse, de Corinthe, de Colosses. Dans la prière sa­cerdotale pour l’unité, Jésus parlait dans l’intimité d’une réunion avec ses Apôtres, en appelant à tous ceux qui, écoutant la parole des Apôtres, croiront en Lui (cf. Jn 17, 20).

C’est pourquoi, si les principes énoncés par Jésus et par l’Apôtre ont une valeur universelle pour tous les chrétiens de tous les temps, ils trouvent leur réalisation concrète dans les communautés particulières et à travers ces communautés.

L’unité qui est un véritable don du Christ, se développe et se renforce dans la situation concrète représentée par la vie des communautés chrétiennes. La compréhension du rôle impor­tant des communautés particulières, des Eglises particulières a été formulée clairement par le Concile : « Les Evêques, pris iso­lément, sont le principe visible et le fondement de l’unité dans leurs Eglises particulières, formées à l’image de l’Eglise Uni­verselle, dans lesquelles et à partir desquelles existe, une et uni­que, l’Eglise catholique (Lumen gentium, 23 ; cf. bossuet, Œuvres, vol. XI, lettre IV, pp. 114 et ss.).

En effet, l’unité de l’Eglise qui, comme nous l’avons dit, est déjà réalité dans la charisme historique de l’Eglise catholique tout entière et romaine en l’espèce, malgré les insuffisances des hommes qui la composent; toutefois elle n’est pas complète, elle n’est pas parfaite dans le cadre statistique et social du monde, elle n’est pas universelle. Unité et catholicité ne sont pas égalité, pas plus dans le groupe qui requiert le plus impérieusement un tel équilibre, le groupe de ceux qui sont baptisés et qui croient dans le Christ, que dans celui de toute l’humanité présente sur la terre, dont la plus grande part n’adhère pas encore à l’Evangile. Ce sont là deux grands problèmes de l’Eglise : le problème oecuménique, le problème missionnaire ; ils sont dramatiques, tous les deux.

Aujourd’hui, nous parlerons du premier, le problème de l’union des chrétiens en une seule Eglise.

Et nous voudrions signaler comme une des voies vers la so­lution — bien qu’elle soit déjà connue, longue, délicate et diffi­cile — celle qui doit et qui peut intéresser les Eglises locales à la question œcuménique ; il est bien entendu, toutefois, que si nous ne voulons pas dégrader la situation, au lieu de l’améliorer, cette action ne peut s’accomplir qu’en harmonie avec l’Eglise uni­verselle et centrale.

Nous nous rendons compte de l’importance que doit avoir le fait que les Eglises particulières de la communion catholique prennent la mesure de leurs devoirs et de leurs responsabilités œcuméniques caractéristiques.

Grâce aux Eglises particulières, l’Eglise catholique se trouve présente dans les milieux locaux où vivent et opèrent également d’autres Eglises et communautés chrétiennes. Souvent, l’établis­sement de contacts et de relations fraternelles entre elles se ré­vèle plus facile dans ce contexte.

Aussi, est-ce de tout cœur que nous exhortons nos Frères et Fils à faire en sorte que l’engagement en faveur de l’unité des chrétiens deviennent également partie intégrante de la vie des Eglises particulières.

« Le dialogue d’amour, selon l’expression si chère à notre vénéré et regretté frère, le Patriarche œcuménique de Constantinople Athénagoras, peut se réaliser pleinement entre personnes et communautés qui ont de fréquents contacts entre elles, qui partagent les mêmes souffrances et les mêmes espérances, qui s’ouvrent l’une à l’autre et, ensemble, s’ouvrent au Saint-Esprit qui opère en eux, au cours des expériences concrètes de leur vie ».

La catholicité et l’unité de l’Eglise se manifestent dans la capacité des Eglises locales, en particulier et toutes ensemble, à s’enraciner dans des mondes, des temps et des lieux différents, de se retrouver dans chaque monde, temps et lieu en communion les unes avec les autres.

L’unité au niveau local est toujours un signe et une mani­festation du mystère de l’unité qui est un don du Seigneur à l’Eglise. Avec leurs expériences, les Eglises particulières peuvent être une source d’enrichissement pour le mouvement œcumé­nique dans son ensemble, elles peuvent lui apporter une contri­bution féconde pour toute l’Eglise. En même temps elles recevront des suggestions et des directives de la part du Centre de l’unité, c’est-à-dire du Siège Apostolique, « universo caritatis coetui praesidens » (Ign. ad Rom., Inscr.), pour être assistées dans leurs problèmes et rendues capables de juger de la validité et de la fécondité de leurs propres expériences.

« Je crois en l’Eglise, Une... » — cette profession de foi nous entraîne alors à nous consacrer nous-mêmes à la cause de l’unité des chrétiens, de nous y consacrer avec toute l’ardeur dont nous sommes capables et avec toutes les possibilités que l’Eglise nous offre sur de nombreux plans.

Chers Fils, en cette semaine de prière pour l’unité à laquelle participent tous les Chrétiens, nous demandons tous pardon pour les fautes qui ont été commises contre ce don immense, tellement plus grand que nos mérites. Unissons-nous de tout cœur en la prière que Jésus, Prêtre et Victime, adressa au Père pour son Eglise : « afin que tous soient un, comme vous, Père, êtes en moi et moi en vous ; — dit-il — et qu’ils soient, eux aussi, un en nous, pour que le monde croie que vous m’avez envoyé » (Jn 17, 21).

Certain que cette voix divine aura trouvé un écho dans vos âmes, Nous adressons aujourd’hui à nos Frères séparés, un salut affectueux, respectueux.

Et de cœur, à vous tous, Nous donnons notre Bénédiction.

 

 

 

31 janvier

LA RECHERCHE DE DIEU

 

Chers Fils et Filles,

 

Reprenons le fil d’une méditation qui ne peut et ne doit jamais prendre fin : la méditation au sujet de notre attitude devant la question de Dieu, la question religieuse.

Voici où nous en sommes: l’audace, téméraire ou incon­sciente, avec laquelle on tend aujourd’hui à nier Dieu, nous force à nous attacher à cet oppressant problème sans plus tarder. Nous l’avons déjà dît, Dieu est absent de la vie moderne parce qu’on l’oublie, parce qu’on le rejette ; et, de ce fait n’arrive-t-il rien dans le monde ? ne se passet-t-il rien dans la culture humaine ? ne se produit-il rien dans le for intérieur de la personne qui vit et qui pense ? Pour l’instant nous n’essaierons même pas de rendre expli­cites ces interrogations ; nous nous contentons de les soumettre à votre raison, pour vous inciter à entreprendre une recherche qui pourra s’engager sur l’une quelconque des douzaines de voies qui s’ouvrent à elle, précisément à cause du vide immense et indéfini que produit l’absence de Dieu. Il nous suffit de faire accepter cette parole explosive : la recherche. Que mettrons-nous à la place de Dieu ?

Ou plutôt : à l’absence de Dieu qui, sous certains aspects ma­croscopiques, caractérise la vie moderne, succède, qu’on le veuille ou non, la recherche de Dieu. Simplifions ce phénomène en le classant dans quelques-unes de ses catégories élémentaires, et en commençant par celle qui semble la plus évidente et la plus commode.

La première recherche retourne aussitôt à son point de dé­part, à la négation initiale, c’est-à-dire que la recherche se bloque d’elle-même, quand elle tend à la conviction que la question re­ligieuse est une pseudo-question, qu’elle est inutile, qu’elle est dangereuse. Même si, de cette manière, l’esprit humain se trouve plongé dans d’épaisses zones d’ombre, et s’il n’est plus personne

désormais qui ose encore prétendre que la science peut satisfaire aux suprêmes abstractions de l’intelligence humaine, on se ré­signe à vivre entre ses horizons toujours plus élargis mais sans se rendre compte que plus s’étend le merveilleux champ des connaissances scientifiques, croît également et d’autant plus l’énigme de l’être qui l’envahit de toutes parts et tend, de par sa nature même, à s’élever d’urgence dans une sphère supérieure, qu’il est aussi nécessaire d’atteindre, la sphère, précisément du nécessaire, de l’absolu, la sphère de la causalité créatrice, la sphère de Dieu.

Nous savons bien que l’effort logique pour parvenir à cette première et modeste connaissance du principe premier ne suffit pas toujours à établir ce rapport vital entre l’homme et Dieu que nous appelons religion, mais elle en est la première condition : la prémisse subjective, parce qu’elle se trouve bien en évidence devant la pensée humaine rendue humble et exaltée, la fenêtre de la réalité transcendante ; la prémisse objective également, parce qu’au mystère des choses finies qu’il est toujours possible de sonder, vient se superposer, ineffable et inépuisable, le mys­tère de l’Etre infini, permettant cette découverte incomparable, fondement de tout l’ordre religieux : à savoir que notre intelli­gence est faite pour atteindre la cime de la divinité. Découverte merveilleuse : nous sommes, essentiellement, destinés au rapport personnel avec Dieu. Rappelons ces paroles toujours citées de Saint Augustin : « Toi, ô Dieu, tu nous as créés pour Toi, et jamais notre cœur ne sera rassasié tant qu’il ne reposera en Toi (Confess., I, 1). Enlever cet objectif à l’homme signifierait couper les ailes à son esprit, ramener sa stature à celle des êtres privés de l’âme spirituelle, tromper ses aspirations suprêmes avec des objets de dimension insuffisante, alimenter sa faim religieuse avec une nourriture profitable, mais qui ne peut la satisfaire (cf. St. TH., Contra Gentes, III, 25).

La recherche de Dieu s’arrête-t-elle ici ? Cette recherche est à ce point enracinée dans notre nature que même ceux qui ou­blient Dieu ou le nient la pratique fût-ce par des voies déviées vers des interprétations fausses ou incomplètes, ou imperson­nelles, ou abstraites de la notion de Dieu. Nous, les hommes modernes, entraînés à l’exercice de la pensée, nous sommes particulièrement prédisposés à cette mystification, à cette idolâtrie : de chaque désir, de chaque abstraction idéale d’unité, de vérité, de bonté, de chaque conception — qui peut être réelle — de bonheur, de puissance, d’art, de beauté ou d’amour, nous faisons un bien suprême, un absolu qui nous domine: et nous retombons dans le milieu humain, bien souvent de manière aussi puérile que les idolâtres antiques s’inclinant devant des choses sensibles ou des phénomènes naturels. Si nous prêtons vraiment l’oreille à ces voix qui montent de ce milieu humaniste nous de­vons aussitôt tendre l’oreille à cette réponse antique : chercher plus haut, quaere supra nos. Et plus haut, au-dessus de l’homme, en admettant qu’on atteigne le seuil du monde religieux, notre recherche est-elle pour autant terminée ?

Non ! Nous répondons non ! Plutôt, elle ne fait que commen­cer, sur un nouveau plan, dans un règne nouveau. Et c’est cela que nous voulons faire comprendre à chacun de ceux qui pen­sent — ou doutent — que livrer son propre esprit à l’expérience religieuse pourrait entamer sa liberté, son autonomie, son énergie ; remplir son esprit de fantasmes et de mythes, de scrupules et de peur. Il nous faut certes admettre que les expressions reli­gieuses ne sont pas toutes valables ; mais nous avons la fortune et le devoir d’affirmer qu’il existe une religion vraie, modelée suggestivement en fonction des dimensions et des besoins de notre esprit, objectivement instituée par ce Dieu que nous som­mes en train de chercher ; et nous aurons la surprise de découvrir que bien avant que nous nous soyons mis à la recherche de Dieu, et plus intensément que nous, Dieu est venu à notre recherche (cf. abraham heschel, Dieu en quête de l’homme, Edit, du Seuil, Paris 1968).

Aussi, la recherche continue-t-elle. Et, vous le savez, elle con­tinue dans un océan de vérités et de mystères ; dans un drame où nous avons, chacun de nous, un rôle à tenir. C’est la vie. Pourra-t-elle s’épuiser dans notre existence temporelle ? Non ! Malgré l’éclatante lumière de notre religion catholique, la re­cherche et l’attente de révélations ultérieures ne se peuvent accomplir : au contraire, elles en sont encore à leurs débuts. La foi n’est pas une connaissance complète, elle est une source d’espérance (cf. He 11, 1). Nous voyons maintenant les réalités religieuses, même dans leur réalité incontestable, dans le mystère, dans leur impossibilité à se réduire à la mesure purement rationnelle ; nous connaissons cette réalité « comme dans un miroir et d’une manière obscure » (1 Co 13, 12). L’étude, la recherche et — pour dire la parole qui renferme tout : — l’amour demeurent actifs et dynamiques.

Est-il possible que l’homme d’aujourd’hui, tendu vers une incessante, une angoissante, une ridicule conquête, soit inca­pable d’écouter à nouveau cette invitation éternelle et stimu­lante à chercher Dieu ?

Répétons l’exhortation du Prophète : « Cherchez le Seigneur pendant qu’on peut le trouver, invoquez-le pendant qu’il est proche de vous » (Is 55, 6).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

7 février

L’INTERVENTION DE LA PROVIDENCE DANS L’HISTOIRE ET DANS LA VIE DES HOMMES

 

Chers Fils et Filles,

 

Dans l’observation simple et élémentaire, mais sincère, du monde tel que nous le connaissons et le comprenons, le problème de Dieu — en dépit des controverses qu’il entraîne (indifférence, doute, négation, substitution, affirmation...) — place l’homme d’aujourd’hui devant une alternative dont l’un et l’autre terme sont également redoutables : si nous n’admettons pas l’existence de Dieu, nous sommes contraints à supprimer la raison d’être originelle et suffisante des choses, la cause première, le principe de la rationalité et de la science ; à faire abstraction de la logique suprême de la pensée et de l’exigence, également suprême, de l’existence des choses ; à vivre et à penser dans l’obscurité, ou bien dans la pénombre de principes hypothétiques et peu propres à donner l’explication finale à laquelle tend notre recherche haletante de la vérité ; l’esprit, c’est-à-dire, en fait, la vie, se fourvoie dans le doute, dans l’hypothèse, dans le factice pour sombrer finalement dans l’absurde, dans le scepticisme, dans la pseudo-sagesse désespérée du nihilisme. Ou bien : si nous admettons qu’il existe un Dieu personnel et créateur, nous de­vons conclure qu’il doit y avoir dans le monde créé un gouver­nement, une pensée qui dirige, un pourquoi conscient et domi­nateur, c’est-à-dire une Providence.

La Providence, qu’est-elle ? C’est la raison de l’ordre (cf. St. TH., 7, 22, 3 ss. ; 103, 1 ss. ; Sg 14, 3 ; Pr 8 ; etc.). C’est le reflet de la pensée de Dieu dans les choses et dans l’histoire ; c’est la rationalité, pleine de sagesse et bonne, manifeste ou occulte, dont toute chose est imprégnée. Tout dépend d’un Verbe créateur (Jn 1, 3 ; Co 1, 16) ; et en dépend ontologiquement, c’est-à-dire dans son entité, dans sa raison d’être ; en dé­pend dans son intelligibilité et dans sa finalité dans les lois qui traversent et dirigent son dynamisme et son devenir; tout dé­pend non seulement d’une Pensée, mais aussi d’une Volonté transcendante, d’un Unique, qui prévoit et pourvoit. Cet aspect de la réalité intrinsèque et mystérieuse des choses exigerait une analyse longue et précise (voir pierre charles landucci, Le Dieu en qui nous croyons). Mais il nous suffit pour l’instant de re­tenir qu’il existe un gouvernement du monde, un esprit qui commande dans l’univers et règne aussi sur nos destins particu­liers. L’essence des choses ne s’explique pas elle-même ; le mou­vement des choses ne naît pas de la chose même. Et c’est ici, quand notre humble esprit, tendu dans son extrême effort de connaissance, estime avoir atteint son objectif final, que surgit une difficulté qui semble annuler le meilleur résultat de son étude: l’esprit se heurte à cette difficulté quand il constate que l’ordre auquel il prétendait être parvenu n’est autre que l’état nécessaire et inexorable du mouvement naturel des choses ; qu’il est un fait, un déterminisme, qui semble privé, — tout au moins pour ce qui nous regarde, nous, êtres terrestres, capables toutefois d’aimer, de souffrir, — semble privé disions-nous, d’œil et de cœur, et qui nous assaille et nous malmène sans pitié... Et où est la Providence ? Et le Dieu sage et bon que nous pensions avoir trouvé, où donc est-il ? Et comment expliquer la douleur, la mort, le mal ?

Quels problèmes ! Quels grands problèmes ! Et quel immense effort ne faut-il pas faire par la suite pour y donner quelque réponse ! Il serait trop difficile de la formuler en ce lieu. Mais la réponse existe et, si elle ne change pas la réalité de tels obstacles, elle réussit tout au moins à nous révéler comment ils trouvent leur place dans une perspective d’ordre supérieur, si l’on réfléchit que la finalité de la Providence est Dieu lui-même (cf. Pr 16, 4 ; St. TH., I, 103, 2) ; elle nous révèle cette réponse, que Dieu a voulu donner existence et communiquer une participation de sa causalité, à titre exécutif, à d’autres êtres, et, parmi ceux-ci, à quelques êtres faibles et passagers, ou plutôt à quelques êtres libres, c’est-à-dire sous certains aspects, autonomes et capables de choisir entre le bien et le mal ; cette réponse nous révèle aussi que Dieu, par un prodige de sa Providence, a conféré à la douleur elle-même sa propre utilité, une utilité suprême dans l’économie de la Croix et de la Rédemption ; que Dieu a concédé à l’homme de retrouver le bien — et souvent un bien de nature supérieure — dans notre condition bien que celle-ci soit touchée par la misère et l’adversité : « tout coopère au bien de celui qui aime Dieu » disait Saint Paul (Rm 8, 28) ; cette réponse nous révèle enfin que dans le Christ, Dieu-Providence, Dieu-Amour a vaincu la mort.

Très chers Fils, ce sont là, comme vous le voyez, des enseigne­ments très communs et que, généralement vous connaissez tous plus ou moins ; mais il s’agit cependant de vérités formidables, extrêmement élevées ; de vérités telles qu’elles doivent confirmer en nous une conviction fondamentale, celle de l’existence d’une Providence ineffable, mais authentique et personnelle, qui pré­side à tout, pense à tout, qui nous écoute tous et nous aime tous ; cette Providence, elle s’appelle Dieu, Celui sur qui est fondée notre religion et qui la rend facile et heureuse ; cette Providence, nous l’appelons « Notre Père qui êtes dans les cieux », et elle attend nos prières.

Que vous stimule et vous aide à réfléchir sur cette conception générale de notre sort, la Bénédiction Apostolique que nous vous donnons.

 

 

 

14 février

LA PRIÈRE, COMME DIALOGUE, REVELATRICE DE LA PRESENCE DE DIEU

 

Chers Fils et Filles,

 

Voici encore un sujet qui embrasse toute la psychologie de l’homme moderne, et c’est pour cela que Nous la soumet­tons à examen, non pas assurément pour en faire une étude à la mesure du mérite, soit du sujet lui-même, soit de l’abondante littérature qu’on lui a consacrée, hier et aujourd’hui. Nous vou­lons simplement dégager une des lignes caractéristiques, et peut-être essentielles du profil humain moderne.

Prie-t-on aujourd’hui ? Se rend-on compte de ce que signifie la prière dans notre vie ? du devoir qu’elle constitue ? En ressent-on le besoin ? la consolation ? Voit-on la fonction qui est la sienne dans le cadre de la pensée et de l’action? Quels sont les senti­ments qui accompagnent spontanément nos moments de prière : la hâte, l’ennui, la confiance, la sensation de vie intérieure, d’éner­gie morale ? ou encore, le sens du mystère ? les ténèbres ou la lumière ? et finalement, l’amour ?

Avant tout, nous devrions essayer, chacun pour son propre compte, de procéder à cette exploration et de trouver, pour en user personnellement, une définition de la prière. Et nous pour­rions en proposer une, vraiment élémentaire : la prière est un dialogue, une conversation avec Dieu. Et nous constatons aussitôt que cette définition dépend du sens de la présence de Dieu, que nous réussissons à nous représenter en esprit, soit par intuition naturelle, soit par une certaine figuration conceptuelle, soit par un acte de foi ; notre attitude peut se comparer à celle d’un aveugle qui ne voit pas mais qui sait qu’il a devant lui un Etre réel, per­sonnel, infini, vivant, qui observe, qui écoute, qui aime celui qui prie. C’est à ce moment que naît la conversation. Un Autre est présent et cet Autre, c’est Dieu. Si manquait la conscience que l’Unique, c’est-à-dire Lui, Dieu est d’une certaine manière en communication avec l’homme qui prie, ce dernier se trouverait perdu dans un soliloque ; il n’engagerait pas un dialogue ; il ne s’agirait pas pour lui d’un acte religieux authentique — qui exige d’être deux — entre l’homme et Dieu ; ce ne serait qu’un monologue, peut-être beau, et même exceptionnel comme un grand effort fait pour s’envoler vers un ciel opaque et dépourvu d’horizon ; mais ce monologue aurait beau être un chant de louan­ges, il ne ferait que résonner dans le vide. On se trouverait dans le royaume de la plus lyrique, de la plus profonde phénoméno­logie de l’esprit, mais sans certitude, sans espérance ; et une fois que la musique se serait tue, on se trouverait dans le royaume de la désolation.

Mais pour nous, il n’en est pas ainsi, pour nous qui savons que la prière, c’est-à-dire la rencontre avec Dieu, est une com­munication possible et authentique. Mettons cette affirmation parmi les certitudes indiscutables de notre conception de la vé­rité, de la réalité dans laquelle nous vivons. En termes simples : la religion est possible ; et la prière est par excellence un acte de religion (voir St. TH., II-II, 3). Nous en avons déjà parlé en d’autres occasions, et avons conclu en disant qu’il existe, non pas un Dieu absent et insensible, mais un Dieu prévoyant, un Dieu qui veille sur nous, un Dieu qui nous aime (cf. 1 Jn 4, 10) et qui, de nous attend surtout que nous l’aimions (cf. Dt 6, 5 ; Mt 22, 37). De là peut naître en celui qui prie un état d’âme pri­mordial et très important, résultant de la synthèse de deux sen­timents différents, opposés en apparence, celui de la transcen­dance de Dieu, éblouissant, dominateur (cf. Gn 18, 27 ; Lc 5, 8) et celui de son immanence, de son immédiate proximité, de son ineffable présence ; deux sentiments qui se fondent dans la pauvre petite cellule de notre esprit et qui y font éclater aussitôt une extraordinaire vivacité religieuse faisant monter aux lèvres la prière dans sa double expression, la louange et l’invocation, ou encore plongeant certaines âmes mystiques dans un silence contemplatif indescriptible (voir henri de brémond, Intro­duction à la Philosophie de la Prière).

Telle est la genèse de la prière qui, élevée jusque sur le plan de la foi, issue de l’école de l’Evangile, prend forme d’une voix calme, douce, pour ainsi dire enracinée dans notre langage hu­main, autorisé comme il l’est, à appeler le Dieu des abîmes de l’aimable et confidentiel nom de Père : « C’est ainsi donc, comme nous l’enseigne Jésus notre Maître, que vous devez prier : Notre Père qui êtes aux cieux... » (Mt 6, 9).

Sublime! Mais nous devons admettre que le monde d’au­jourd’hui ne prie pas volontiers, ne prie pas facilement ; ne cherche ordinairement pas la prière, pas la prière juste ; souvent il ne la veut pas. Faites vous-mêmes l’analyse des difficultés qui tendent aujourd’hui à étouffer la prière. Nous en citons quelques-unes : L’incapacité: là où n’existe pas encore un certain niveau d’ins­truction religieuse il est bien difficile que la prière se puisse for­muler spontanément : l’homme, l’enfant, restent muets devant le mystère de Dieu. Et là où la croyance en Dieu a été rejetée, niée, déclarée vaine, superflue, nocive, quelles autres voix se substituent à la prière ? Et après les insistantes leçons contre la spiritualité, tant naturelle qu’éduquée par la foi, leçons de natu­ralisme, de sécularisme, de paganisme, d’hédonisme, c’est-à-dire donc des leçons en faveur d’une aridité religieuse voulue dont une si grande part de la pédagogie moderne a capitonné l’âme des foules, saturées de matérialisme, comment pourrait encore voir fleurir dans les cœurs la poésie de la prière ?

Deux difficultés sont aujourd’hui typiquement contraires à la prière : l’une, de nature psychologique, provoquée par l’exces­sive, fantastique, profane — profusion d’images — trop souvent contaminée de sensualité et de licence, images dont les instru­ments modernes de communication sociale — en soi si merveil­leux — comblent la psychologie sociale : le plan de l’expérience sensible n’est pas en soi le plan idéal pour la vie religieuse : il peut servir d’antichambre s’il est sagement relié à celui qui est destiné à la vie de l’esprit et à la révérence du sacré.

L’autre difficulté est l’orgueil de l’homme qui progresse sur les voies de la science et de la technique, merveilleuses, elles aussi, mais chargées de l’illusion de l’autosuffisance. Or la prière est un acte d’humilité qui exige une sagesse supérieure — mais facile — pour trouver sa justification logique et sa magnifique apologie (cf. St. TH., II-II, 82, 3 ad 3).

Mais, par bonheur, des exemples insignes, contemporains, réconfortent encore notre tendance innée à rechercher en Dieu le complément unique, infini, de nos limites, et l’accomplisse­ment bienheureux de nos aspirations et de nos espoirs.

Nous nous arrêtons ici. Mais nous pensons avec confiance que vous voudrez continuer à étudier ce qu’est la prière : c’est une étude qui s’attache à un des éléments les plus importants de notre Salut.

Soyez accompagnés de notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

21 février

LA RENAISSANCE RELIGIEUSE

 

Chers Fils et Filles

 

Quand nous nous mettons à la recherche des traces de la religion dans le monde moderne, ou plus exactement, des traces de la foi, de notre foi catholique, nous sommes souvent troublés par les aspects négatifs que nous découvrons au cours de notre enquête : nous voyons le sens religieux s’affaiblir et même, dans certains cadres sociologiques, disparaître complètement ; la conception fondamentale de l’être et de la vie dans leur référence à Dieu s’obscurcir; la prière se faire muette ; et au culte et à l’amour du Christ et de Dieu nous voyons se substituer l’indiffé­rence, l’impiété, l’hostilité même — parfois officielle — qui opère férocement contre la religion ; s’y substituer aussi cette fausse sécurité que peuvent donner l’expérience sensible et matérielle, et tous les succédanés de la vraie spiritualité, avec cette consé­quence que la critique, le doute, la conscience de soi remplis­sent la mentalité de l’homme présomptueux d’une culture propre (cf. J. daniélou, La culture trahie par les siens, Epi 1972). Les statistiques parlent clairement : La religion est un recul. Cela peut être vrai, et malheureusement c’est souvent vrai. Mais si nous limitons notre recherche au seul niveau sociologique, nous commettons une erreur de méthode : c’est-à-dire que nous oublions de considérer la réalité objective de la religion, de celle qui est authentique tout au moins ; cette réalité est composite, elle est bilatérale, c’est-à-dire qu’elle ne comprend pas seulement l’homme, car aussi, et en premier lieu, il s’y trouve Dieu et Celui-ci n’est ni absent, ni immobile dans le fait religieux. Dieu, dans le dessein de la révélation et de la foi, a la part principale et l’initiative, tandis que l’homme a certainement une part nécessaire et non purement passive, mais, à bien l’observer, une part plutôt dispositive et coopérante. Le véritable rapport religieux consiste dans le don que Dieu, d’une part, fait de lui-même, en quelque forme et mesure limitées — cela s’entend — ne serait-ce que par son propre mystère et par l’exigence de la foi de notre part (cf. 1 Co 13, 12) ; ce rapport consiste d’autre part dans l’acceptation de l’homme. Dieu est à notre recherche, pouvons-nous dire, plus encore que nous ne sommes, nous, à la recherche de Dieu; parce que Dieu est amour et que de Lui vient la première initia­tive ; c’est Lui qui, le premier, nous aime (cf. Jn 4, 19 ; Rm 11, 35-36).

Cette vision réaliste du monde religieux est une source de gratitude et de tendresse pour les fidèles qui respirent l’atmosphère de la maison de Dieu, et peut être une source de surprise pour celui qui ne considère la religion que sous son apparence hu­maine, historique et terrestre. Rappelons le dialogue nocturne de Jésus avec Nicodème : « ... il faut renaître de l’Esprit. L’Esprit souffle où il veut » (Jn 3, 7-8).

Alors voici une demande qui peut trouver sa réponse dans des faits qui échappent à l’analyse positiviste. La religion peut naître de processus spirituels qui échappent aux calculs purement scientifiques. C’est un miracle, oui certes ; mais en un certain sens, il n’y a là rien d’anormal parce que cela rentre dans l’écono­mie du royaume de Dieu. La rencontre avec Dieu peut survenir en dehors de toute prévision de notre part ; l’hagiographie nous en offre des exemples admirables et la chronique de notre époque en enregistre quelques-uns de sensationnels (voir p. ex. A. frossard, Dieu existe, je l’ai rencontré, Fayard 1969), et d’innombra­bles autres qui font moins de bruit. Nous nous trouvons dans la sphère charismatique dont on parle si abondamment aujourd’hui : L’Esprit souffle où il veut. Ce ne sera certes pas nous qui l’éteindrons, nous souvenant des paroles de Saint Paul « N’éteignez pas l’Esprit » (1 Th 5, 19). Il ne nous reste qu’à rappeler ces autres paroles de l’Apôtre : « Eprouvez tout et ne retenez [que] ce qui est bon » (ibid., 21) ; la célèbre « discrétion des esprits » s’impose dans un domaine où l’illusion peut être facile.

Mais il reste que la prodigieuse rencontre avec Dieu peut se produire en dépit de l’attitude réfractaire à la religion du monde moderne. Nous en voyons d’étranges symptômes — certainement consolants — en divers pays.

Et reparaît la pensée cruciale : notre religion, n’a-t-elle plus sa propre vertu de s’attester, de se conserver, de se renouveler par voie traditionnelle et ordinaire ? L’Esprit soufflerait-il seulement en dehors du milieu habituel des structures canoniques ? L’Eglise de l’Esprit se serait-elle éloignée de l’Eglise institution­nelle ? Serait-ce seulement dans ce qu’on appelle les groupes spontanés que nous retrouverons les charismes de la spiritualité chrétienne authentique, primitive, de la spiritualité pentécostaire ? Nous ne désirons pas ouvrir en ce moment une discussion sur ce thème qui mérite d’ailleurs d’être examiné avec une respectueuse attention. Nous voulons, par contre, affirmer deux choses : La structure ordinaire et institutionnelle de l’Eglise est toujours la voie maîtresse, à travers laquelle l’Esprit arrive à nous (cf. 1 Co 4, 1 ; 2 Co 6, 4). Même aujourd’hui. Et plus que jamais. Il  suffit que l’idée d’Eglise, le Sensus Ecclesiae, soit en nous ré­tabli, rectifié, approfondi. Celui qui altère la conception de l’Eglise dans l’intention de rénover la religion dans la société moderne dérange pour lui-même le canal de l’Esprit établi par le Christ et compromet la religion du peuple (cf. J. A. jungmann, Tra­dition liturgique, et problèmes actuels de pastorale, p. 271 et ss. ; Mappus 1962).

A cet égard, notre époque a eu la faveur de voir jaillir de la Tradition de l’Eglise, grâce au Concile, deux éléments de toute première importance pour le refleurissement de la religion de nos jours : la doctrine conciliaire de l’Eglise et la réforme liturgique.

Rappelons-le bien, souvenons-nous-en tous ! Avec notre Bé­nédiction Apostolique.

 

 

 

28 février

DEFENDRE EN NOUS L’ETAT DE GRACE

 

Chers Fils et Filles,

 

Un problème difficile, et insoluble également en termes scien­tifiques, mais un problème réel et extrêmement important est celui que nous pouvons définir « la sociologie de la grâce ». Si un pasteur d’âme, le Curé de la Paroisse, par exemple, se de­mande : « Parmi mes paroissiens combien y en a-t-il qui vivent dans la grâce de Dieu ? » Il ne pourra certainement pas satisfaire sa curiosité pastorale ; curiosité spontanée, certes, mais que dé­passent les limites de ce que nous pouvons savoir d’expérience. Il persiste toutefois dans sa demande, parce que l’objectif essen­tiel de son ministère est celui de mener les âmes dans la grâce de Dieu. Ainsi, quiconque se penche sur les conditions religieuses d’une population, d’une communauté ou même d’un seul individu est tenté de se demander si, où et comment arrive la grâce de Dieu, conscient de l’importance de la grâce pour la vie intérieure de l’homme, pour sa moralité et enfin pour ses relations avec Dieu et pour son destin final.

Le problème est intéressant sous l’aspect spéculatif, égale­ment, pour son double aspect : son impénétrabilité et son inexo­rable nécessité : sommes-nous ou non dans la grâce de Dieu ? Nous pourrions nous contenter de demandes plus superficielles : comment la religion est-elle pratiquée dans un certain domaine ? Et l’observance religieuse, comment est-elle diffusée ? Comment la foi est-elle enracinée et opérante ? Comment écoute-t-on la Parole de Dieu et comment l’apprécie-t-on ? Comment les sa­crements sont-ils fréquentés ? Et l’Eglise, comment la considère-t-on ? Si nous voulons nous rendre compte, fut-ce de manière empirique, des conditions réelles du christianisme à notre épo­que, si nous voulons prévoir ce que pourra être son sort dans sa rencontre avec les temps nouveaux, nous devons recourir à ces paramètres des observances normales de la coutume religieuse, et, ensuite rechercher quelles sont les manifestations culturelles, éthiques, sociales qui en traduisent les influences, qu’elles soient positives ou négatives. Mais cette enquête, de mode aujourd’hui, qui est extrêmement utile, et même indispensable pour quicon­que veut observer les phénomènes généraux de la société, ne peut atteindre que le seuil de l’essence intrinsèque du phénomène religieux. Quelle est cette essence ? C’est la communication avec Dieu. Et, pour nous, catholiques et croyants, en quoi consiste cette communication ? Pour formuler une réponse à cette der­nière demande, nous devons relever un élément nouveau dans le fait spirituel contemporain, et non seulement chez nous, dans notre propre demeure, mais également chez le voisin et parfois même chez ceux qui sont au loin ; la nouveauté, la voici : l’esti­mation des éléments charismatiques de la religion plus élevée que celle des éléments qu’on dit institutionnels, ou mieux encore, la recherche de faits spirituels dans lesquels joue une étrange, une indéfinissable énergie qui, dans une certaine mesure, donne à celui qui la subit la certitude d’être en communication avec Dieu, ou, de manière plus générique, avec le Divin, avec l’Esprit, de façon indéterminée. Et Nous, qu’en disons-nous ? Nous di­sons que cette tendance fait courir des risques, parce qu’elle s’infiltre dans un domaine où l’autosuggestion, ou bien l’influence d’impondérables causes psychiques peuvent conduire à l’équi­voque spirituelle, mais parfois aussi guider vers la grande éco­nomie chrétienne du contact surnaturel avec Dieu ; contact qu’à présent, nous appelons « grâce », par souci d’être brefs et qui renferme en lui un monde théologique et mystique.

Il faut en effet rappeler que notre authentique, vitale, indispen­sable communication avec Dieu, n’est pas seulement la commu­nication naturelle, obtenue par nos tentatives raisonnées ou sentimentales, mais celle qui est établie par Jésus-Christ, celle, précisément, d’ordre surnaturel, l’ordre de la grâce.

Et la grâce, en quoi consiste-t-elle ? Oh ! ne le demandez pas dans cette conversation d’un moment ! Du reste, vous le savez : elle est un don de Dieu ; elle est une intervention de son Amour, de l’Esprit, dans le libre mouvement de notre âme, ou mieux encore, ce mouvement, elle le prévient et le suscite, sans pour autant l’exonérer de sa responsabilité (cf. DENZ.-SCH., 1541). Elle est une qualité de l’âme, la grâce créée, infuse par le Dieu-Amour, l’Esprit-Saint, Grâce incréée ; elle est la cause formelle, immanente de notre justification (cf. St. TH., I-II, 113, 8) ; elle est notre élévation, bien qu’hommes de ce monde, à la dignité et à l’existence de fils adoptifs de Dieu, de frères du Christ, de tabernacles de l’Esprit-Saint ; elle est Dieu qui vit en nous ; elle est le contact vivant avec la Vie divine ; elle est donc notre lien avec le salut en cette vie et en l’autre. Etre ou ne pas être dans la grâce de Dieu, c’est une question de vie ou de mort. Nous ne pourrons jamais surestimer la grâce de Dieu ; nous n’aurons jamais dépensé en vain l’étude, l’effort, l’espérance, la joie pour tenir la grâce au faîte de notre esprit. Il faut absolument vivre dans la grâce de Dieu. Vivons-nous ainsi ? Combien sont-ils, ceux qui se nomment chrétiens, qui vivent dans cet état de grâce ? On les appelait « Saints » aux premiers jours du christia­nisme, ceux qui étaient entrés dans la sphère de la grâce avec la foi, avec le baptême, avec la pénitence et avec l’honnêteté de la vie, et spécialement avec l’amour envers le Dieu-Amour et envers le prochain, premier terme pratique de notre amour chrétien (cf. 1 Jn 4, 20), qui étaient entrés, disions-Nous, dans la sphère de la grâce, c’est-à-dire celle de la communion surnatu­relle avec Dieu.

Nous ferons bien, à l’approche du Carême, de porter notre attention — et cela peut être décisif pour notre destin — sur ce problème de la grâce. Il ne devra pas nous être pénible de re­courir à quelque sage privation, à quelque « hygiène » spirituelle pour récupérer et diffuser en nous l’état de grâce ; et cela sera comme une seconde nature qui donnera à notre vie un style moral fort et droit : pourrait-il être faible, ambigu, à double face, jouis­seur, celui qui vit en lui-même le mystère de la présence divine, comme l’est la grâce ?

Fortifier en nous cette authentique spiritualité nous fera res­sentir le besoin et la jouissance des sacrements, et loin de nous écarter de l’Eglise en groupes séparés et sélectionnés de manière arbitraire, elle nous en fait goûter et vivre la communion : la « communion » en fait est pour nous la sociologie de la grâce.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

7 mars

LA VIE A LA LUMIÈRE DE LA REALITE ET DE LA FOI

 

Chers Fils et Filles,

 

Mercredi des Cendres : un jour particulier dans la vie spiri­tuelle du chrétien, pour son caractère ascétique qui se re­trouve dans la prière et pour l’intention de programmation qui l’a faite placer au début du Carême, c’est-à-dire d’une période de quarante jours (en plus des six dimanches) de préparation à la célébration du mystère pascal. Pour celui qui veut prendre au sérieux cette pédagogie de l’Eglise, pour celui qui veut vivre son histoire dans le temps, pour celui qui veut se laisser pénétrer par sa plus fervente spiritualité, le Carême est la période propice, il est le printemps de l’âme, tant pour chaque fidèle que pour chaque communauté qui trouve sa plénitude spirituelle dans la symphonie des pensées, des prières, des exercices d’ascétisme. Il n’est pas nécessaire de rappeler qu’il existe une très abondante littérature, qui s’étend tout au long des siècles du Christianisme jusqu’à nos jours, une littérature qui a été précédée de la préface significative de l’Ancien Testament. Il est certain que nous con­naissons tous au moins quelque chose du sens de ce rite des Cendres, d’une si grande simplicité dans son contexte cérémo­nial, mais si profond et si agressif dans le message qu’il livre à notre conscience.

Un message terriblement pessimiste, indiscutablement vrai.

Il impose une méditation existentielle et radicale : qui sommes-nous ? Nous sommes des êtres éphémères, fragiles, appelés à être réduits en cendres. Nous sommes des êtres composites, vivants d’âme et de corps, deux éléments très différents et mer­veilleusement unis, interdépendants, formant une vie unique, dont l’âme est le principe immortel, le « nous », mystérieux pour nous-mêmes et que nous connaissons seulement par l’expression et la nature de certains de ses actes, dont le corps nous rend compte ; et c’est pourquoi le corps est aussi important : le corps est l’horloge de notre existence dans le temps, qui dure exacte­ment autant que le corps auquel l’âme ne peut donner l’immor­talité à cause d’un châtiment héréditaire. L’âme a un destin indé­pendant, elle survit au corps — comment ? Où ? — quand le corps s’affaisse, se corrompt, devient poussière, cendres. Quel sort épouvantable ! Ce corps, nous l’avons tant apprécié, nous en avons tant joui, nous l’avons tellement soigné !

Et l’âme ? Quel sera son mode de vivre, sans l’instrument corporel ? Quel sera son destin ? Un destin hors du temps, c’est-à-dire, hors des choses qui passent, un destin — comme l’enseigne notre doctrine — fixé par le jugement de Dieu et chargé encore d’une prodigieuse aventure finale, celle, future, de la résurrection des corps, de la vie éternelle... ou de la damnation éternelle. Il y a de quoi trembler!

Cauchemars fantasques ? Non ! Nous sommes sous la domi­nation de la puissance de Dieu, de ce Dieu qui nous a aimés sans mesure, mais qui, précisément pour rendre possible et exaltante la rencontre avec son Amour, nous a fait le don de la liberté.

La méditation continue en revenant sur la voie de la vie pré­sente qui glisse précisément sur la voie extrêmement importante du temps et de la liberté responsable. Le temps, qu’est-ce que c’est ? Les païens disent : c’est Saturne qui dévore ses fils. Les chrétiens disent que c’est une attente vigilante de la venue du divin Maître Rédempteur, de l’Epoux divin, du Fils de l’homme dans sa majesté de Juge. Rappelez-vous les paraboles eschatologiques de Jésus, c’est-à-dire celles où le Maître a figuré la scène finale de l’histoire humaine, station d’arrivée de la course des temps, dont les virages dépendent de la maîtrise capricieuse, responsable, décisive de notre liberté individuelle.

La méditation pourrait se prolonger à propos de la certitude et de la gravité de ce qu’on appelle « les fins dernières », c’est-à-dire des perspectives ultimes vers lesquelles tend le cours de notre existence dans le temps. Il devrait en résulter une conception grandiose de la vie humaine, qui se trouve dans la réalité du des­sein de Dieu, Créateur et Rédempteur, qui se réfléchit dans la conscience du chrétien. De par la vision eschatologique, et donc résolutive et conclusive de la vie, la conscience chrétienne est toute pénétrée de sa pressante responsabilité personnelle ; cons­cience mobile comme une respiration qui va d’une oppression de crainte, à une expression d’amour : de la crainte de Dieu à l’amour de Dieu.

Et voilà découverte maintenant la raison de ce rite inaugural de notre démarche de Carême en direction de Pâques : du réa­lisme naturel et cruel de la mort au réalisme surnaturel et inef­fable de la vie, c’est-à-dire du salut que le Christ, mort et ressus­cité, a mérité pour nous ; salut que nous devons réussir à gagner à l’école de la pénitence, de la prière, de la charité, à cette école à laquelle l’Eglise nous appelle à présent.

En route alors, avec notre Bénédiction Apostolique !

 

 

 

21 mars

LE CARÊME, TEMPS DE REFORME

 

Chers Fils et Filles,

 

De quoi vous parlerons-Nous ? La période liturgique, à la­quelle, en vue de la fête de Pâques, l’Eglise attache tant d’importance, s’impose à notre pensée ; pour notre vie religieuse et morale, elle nous soumet une série de thèmes fondamentaux qui, même si on ne peut s’y arrêter qu’un instant au cours d’un colloque aussi bref, sont capables cependant de nous conduire à la découverte des points décisifs de la mentalité moderne po­sitive à propos de notre profession chrétienne.

Nous pouvons préciser immédiatement que cette profession chrétienne est étroitement liée au cours du temps : chaque jour a son horaire. Il existe une « liturgie des heures » ; chaque bon chrétien consacre chaque jour un moment à la prière. Et chaque semaine comprend son jour du Seigneur, le dimanche, qui doit être marqué d’un acte religieux de grande valeur, de grande signi­fication, la Sainte Messe ; et ainsi toute l’année est jalonnée de fêtes qui célèbrent les mystères du Christ et des Saints. Le ca­lendrier de l’Eglise n’est pas seulement un fait de coutume habi­tuelle ; il est un programme de vie spirituelle. Et maintenant, la période présente, que nous appelons Carême, requiert une atten­tion toute spéciale de la part de celui qui veut être fidèle à la pédagogie religieuse de l’Eglise ; elle exige, cette période, que nous mettions plus de zèle à considérer, à observer ce qu’elle propose à chaque âme en particulier ainsi qu’aux diverses com­munautés. Appliquons nos pensées intérieures à ces paroles que la Liturgie met en relief précisément au début de cette période d’intensité spirituelle et qui sont empruntées à Saint Paul : « Nous, comme collaborateurs (du Christ), nous vous exhortons à ne plus recevoir en vain la grâce divine, selon la parole : Au moment propice je foi exaucé ; au jour du salut, je te suis venu en aide (Is 49, 8). Or voici maintenant le moment propice entre tous, voici le jour du salut » (2 Co 6, 1-2).

Donc, première chose : avoir le sens du temps, eh liaison avec notre destin ; nous devons avoir le sens de l’opportunité, avoir l’esprit présent dans l’actuel et savoir quand vient le bon mo­ment, quand sonne l’heure de la grâce, quand se produit « le passage du Seigneur » (voir Ex 12, 11). Celui qui a dit : « timeo transeuntem Deum » — je crains le Dieu qui passe — a imposé à la conscience un thème à considérer avec gravité : notre sort peut dépendre de circonstances décidées par un dessein provi­dentiel et qui peuvent ne plus se représenter.

Nous, les hommes modernes, dont la vie est encastrée dans le mécanisme extrêmement compliqué de l’organisation structurelle et sociale, nous avons continuellement devant les yeux la mesure du temps, les échéances de nos droits et de nos devoirs, la durée de nos actions, les exigences de nos calendriers, les calculs de nos horloges et de nos chronomètres ; nous ne devrions donc pas nous sentir vexés par le soin que met l’Eglise à employer le cours du temps pour attirer notre esprit à suivre ponctuellement le rythme de ses manifestations. Du reste, l’avertissement au sujet de l’heure qui est fixée d’avance pour l’accomplissement de son dessein messianique ne se répète-t-il pas fréquemment dans les paroles mêmes du Christ ? (voir particulièrement l’Evangile selon Saint Jean). Et si la conscience est ainsi attentive dans l’attente de l’heure favorable, une question se pose tout naturellement : l’heure favorable, mais pour quoi faire ?

A cette question fait écho la réponse qui caractérise le temps du Carême, mais qui s’impose pendant toute la durée de notre existence temporelle : pour se convertir. Pour se convertir ? Oui! Cette heure est l’heure de la conversion. Mais ne sommes-nous pas déjà convertis ? C’est-à-dire : ne sommes-nous pas déjà dans l’ordre du salut ? C’est-à-dire de la foi, de la grâce, de l’Eglise ? Nous ne sommes peut-être pas catholiques ?

Cette parole « conversion » mérite de la part de nous tous une méditation toute spéciale. Les exégètes nous diront que dans notre cas, c’est-à-dire dans le langage biblique, qui est passé dans le langage liturgique, le terme « conversion » a une parenté étroite, est presque synonyme, avec deux autres termes qui sont: la pénitence (en grec : metanoia) et orientation nouvelle (en grec : épistrofé). Voici comment, selon Saint Marc l’Evangéliste, Jésus commença sa prédication : « Il disait : les temps sont accomplis et le royaume de Dieu est proche : faite pénitence (c’est-à-dire : convertissez-vous) et croyez à l’Evangile (à la bonne nouvelle) ».

Nous pouvons maintenant nous contenter de traduire en termes pratiques cette austère parole « conversion », en l’appe­lant « réforme intérieure ». C’est à cette réforme que nous sommes appelés ; et celle-ci nous fait aussitôt comprendre de multiples choses. La première concerne l’analyse intérieure de notre esprit; oui, une sorte de psychanalyse religieuse et morale ; nous devons nous replier sur nous-mêmes pour rechercher quelle est la vraie direction principale de notre vie, quel est le mobile habituel et dominant de notre manière de penser et d’agir, quelle est notre raison de vivre, quel est le style moral de notre personnalité : pouvons-nous nous considérer comme des hommes honnêtes ? Des chrétiens cohérents et fidèles ? Le timon de notre roue est-il orienté vers l’objectif juste ? Ou bien, la direction n’a-t-elle pas besoin d’être rectifiée ? Voilà la première conversion ; et per­sonne ne voudra contester l’opportunité d’un tel contrôle. Et même à ce propos, la vie profane offre un modèle qui peut servir à la vie spirituelle : ne faisons-nous pas chaque année le bilan de notre situation économique ? N’examinons-nous pas comment vont nos affaires ? Et alors, les affaires de la vie religieuse et mo­rale ? La discipline du Carême, spécialement si elle est corro­borée par des « exercices spirituels », n’est-elle pas complètement orientée vers le contrôle de la droiture fondamentale de notre vie ?

Puis, cette étude de nous-mêmes nous mettra en mesure de découvrir l’enchevêtrement de notre psychologie : nous trouve­rons peut-être des péchés, ou tout au moins des faiblesses qui auraient besoin de pénitence, de réforme profonde. Nous consta­terons, par exemple, que certains traits saillants de notre per­sonnalité sont moins que louables, spécialement là où nos pas­sions nous donnent le goût d’agir et, pour ce motif, l’illusion d’être libres alors qu’en fait nous sommes victimes de nous-mêmes, c’est-à-dire victimes de ces énergies instinctives, aveu­gles et indignes d’un homme parfait, et plus indignes encore d’un disciple du Christ ; et ainsi, nous nous rendrons finalement compte de l’énorme influence que le milieu extérieur dans lequel nous vivons a sur le choix libre et raisonnable de nos idées et sur le gouvernement personnel de nos actions. Combien de crises — principalement juvéniles — mises au compte de l’éman­cipation, ne sont rien moins que libres ; ce sont des moments intérieurs de conformisme et parfois de bassesse devant la domi­nation de la mode, de l’intérêt et de la force!

La conversion, à laquelle la révision répétée d’avant-Pâques nous invite, nous offre l’occasion et, en même temps, les moyens nécessaires, de procéder à une psychothérapie rénovatrice. Même de la glaise dont est fait le « vieil homme » que nous sommes — spécialement si nous nous laissons aller aux jeux corrompus de notre être déchu — peut sortir, à l’exemple et avec l’aide du Christ qui est mort et ressuscité pour nous, « l’homme nouveau » prédestiné à des destins heureux, éternels. Nous le souhaitons à vous tous, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

28 mars

LA CONSCIENCE DU PECHE

 

Chers Fils et Filles,

 

Aujourd’hui, nous voulons vous rappeler de nouveau à la spiritualité du Carême. Elle se place sur la ligne théolo­gique et pédagogique du mystère pascal, l’œuvre de Rédemption de la part du Christ, la réalisation du Salut de notre part. Le Carême constitue le halo des voies préparatoires qui convergent vers le mystère pascal. Cherchons à connaître et à parcourir ces voies. C’est un élément qui ne touche pas seulement aux exer­cices de notre dévotion religieuse, mais qui met en évidence les problèmes fondamentaux de notre conscience morale et reli­gieuse, tels qu’ils s’offrent dans leurs termes répétés et généraux, aussi bien que dans leur expérience actuelle et personnelle.

Il est clair, par exemple, que la discipline du Carême vise, entre autres, à réveiller en nous la conscience du péché qui est dans le monde et qui a été en nous. Le thème du péché est un des problèmes principaux de ces temps de pénitence, qui tendent à nous faire découvrir nos péchés, à nous les faire expier, à nous pousser à les réparer. C’est, on peut le dire, un sujet antipathique, comme le sont les maladies et les malheurs dans la vie d’un homme ; mais c’est un sujet inévitable et assez important, s’il est vrai que c’est de lui que dépend notre manière d’être chré­tien et notre destinée éternelle. Un thème immense qui remonte, rien de moins, au premier homme, par qui s’ouvre tragiquement le drame de l’histoire et duquel dérive, par voie de génération, pour chaque descendant d’Adam, le triste héritage du péché originel, avec toutes les perturbations psychologico-morales de notre nature, avec la perte de notre amitié vitale avec Dieu, et avec la nécessité d’une renaissance dans la grâce du baptême (cf. Jn 3, 5), ce que justement les fêtes de Pâques nous feront célébrer dans le rite sacramentel pour les catéchumènes, dans la mémoire et dans le sacrement de la pénitence pour chacun de nous : de tous ceux qui « feront leurs pâques ».

Dessein immense, profond, dans lequel l’amour miséricor­dieux de Dieu viendra à notre recherche pouf nous rétablir dans sa vie, dans la joie et dans la paix, c’est-à-dire dans le parfait rapport religieux, qui contient en soi la garantie de se dévelop­per et de s’éterniser dans le futur royaume du Christ et de Dieu.

Mais à ce point nous nous rendons compte qu’un mot sert de pivot inférieur à tout le système ; et c’est le mot « péché » : péché, le péché qu’est-ce que c’est ? Nous ne parlons plus maintenant du péché originel, mais de celui que le catéchisme appelle « péché actuel ». Et la difficulté qu’éprouvé le profane d’aujour­d’hui à parler du péché naît du fait que le concept de péché con­tient une référence à Dieu ; or Dieu ne doit plus être cité dans le langage, mieux, dans la pensée, dans la conscience de l’homme sécularisé, de cet homme qui veut être le fils de notre époque ; et cet homme parlera, le cas échéant, d’infraction à l’ordre (... mais l’ordre, ne réclame-t-il pas lui aussi une référence trans­cendante à Dieu ?), ou, encore, il parlera de faute, ou de libre exercice des propres facultés et ainsi de suite, mais jamais de péché ce qui impliquerait un concept moral, relié par voie mé­taphysique au Principe premier de toute chose, qui est Dieu.

Eh bien ! il s’agit là d’une des leçons fondamentales que le Carême nous rappelle et nous inculque ; chacune de nos actions, libre et consciente, outrepasse la limite personnelle et secrète de notre personne ; et, qu’on le veuille ou non, elle est enregistrée par l’œil omniprésent de Dieu ; elle est responsable non seulement devant le jugement réfléchi de notre conscience et non seulement devant le jugement du complexe social dans lequel nous vivons ; elle est responsable devant Dieu ; et sans aucun effort, sans aucun artifice psychologique, sans aucune flexion illogique ou fausse­ment sentimentale, celui qui se rend compte qu’il a commis une infraction contre son propre devoir, qu’il a violé volontai­rement les principes de droiture morale, entend au plus pro­fond de soi s’élever le cri biblique : « Contre toi seul [ô Dieu] j’ai péché et j’ai commis ce qui est mal à tes yeux » (Ps 50). Rappelez-vous ce même cri du fils prodigue de l’Evangile : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi » (Lc 15, 21 et 25).

Ceci est extrêmement important pour comprendre et pour vivre le christianisme : avoir le sens du péché. Ce qui comporte une vision limpide de sa propre conscience ; et l’on pense immédiatement à la recommandation pédagogique, philosophique, ascétique du « connais-toi toi-même » : c’est-à-dire à l’utilité de l’examen de conscience, de la recherche de l’honnêteté intérieure (cf. Mt 15, 11) ; à l’utilité de la sensibilité morale et spirituelle, nous pourrions dire de la propreté de l’âme (cf. Sainte Catherine de Gênes ; cf. également Dante « ... ô conscience digne et propre » dans Purg. III, 8), de l’hygiène de l’Esprit. Il y a des gens qui craignent que cette réflexion critique au sujet de soi-même soit une cause de faiblesse et de scrupules, alors que l’effet normal devrait être tout le contraire, c’est-à-dire la franchise virile, la maturité de son propre jugement, la sincérité intérieure, l’éman­cipation de la vie facile de celui qui écoute plutôt les sollicitations du milieu que l’impératif libérateur de la conscience (cf. la vie de St. Thomas More).

Une objection peut s’élever, précisément à propos de la cons­cience : ne suffit-elle pas à établir la règle de notre comporte­ment ? Ne détruisent-ils pas la conscience, les décalogues, les codes, les règlements qui nous sont imposés de l’extérieur, par les autorités, par les structures sociales ? Problème d’une brû­lante actualité, mais assez délicat. Contentons-nous pour l’instant de répéter simplement : la conscience subjective est la règle pre­mière et immédiate de notre manière d’agir, mais elle a besoin d’être éclairée, c’est-à-dire de voir quelle est la règle à suivre spécialement quand l’action ne contient pas en elle-même l’évi­dence de ses propres exigences morales ; la conscience a besoin d’être informée et exercée au sujet de l’option correcte, du choix le meilleur par le magistère d’une loi publique ou, tout au moins, informée et rendue consciente au sujet de l’ordre global dans lequel se déroule notre vie ; et, docile à cette sagesse, c’est la conscience elle-même qui trouvera juste et obligatoire l’obéissance à l’ordre légitime.

Mais pour l’instant il suffit de l’accent que nous avons mis sur la nécessité de considérer que nous sommes responsables de nos actions devant Dieu et de reconnaître, si elles sont contraires à l’ordre, comme elles le sont hélas trop souvent, qu’elles consti­tuent des péchés. Et de ces péchés, le fleuve de nouveautés et de grâces de la célébration du mystère pascal doit heureusement nous purifier et nous guérir. C’est ce que nous souhaitons à tous, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

4 avril

LA DISCIPLINE ASCETIQUE DANS LA VIE CHRETIENNE

 

Chers Fils et Filles,

 

Il ne nous déplaît pas de tourner encore une fois nos pensées vers le fait que l’Eglise invite ses fils à passer les semaines qui précèdent la célébration de la fête ; de Pâques, le temps du Carême, en adoptant un style de vie particulier, un style austère, intense, tendu entièrement vers un changement intérieur de soi-même et un rapprochement religieux à Dieu, au Christ, au mystère de notre salut. C’est le Carême et nous pouvons le comparer sym­boliquement au printemps de la nature, soumise à une culture rigoureuse et parcourue d’une vitalité nouvelle, ornée de fron­daisons fraîches et florissantes, riche de promesses pour la pro­chaine saison.

Nous ne pouvons pas omettre une observation élémentaire et relative à des aspects essentiels de la vie chrétienne : l’aspect de la sévérité, de l’austérité, et l’aspect de la joie, de la félicité ; l’un relatif plutôt à l’homme instinctif, naturel, à « l’homme-animal » comme le définit St. Paul (cf. 1 Co 2, 14) ; l’autre, au contraire, relatif à l’homme spirituel, déjà exercé à l’école de la foi et animé par la grâce. Fixons un moment l’attention sur le premier aspect et tâchons de comprendre avec sincérité notre vocation chré­tienne : la vie chrétienne ne peut ignorer l’obligation d’une disci­pline ascétique.

Et c’est cette obligation-là qui nous est surtout rappelée pen­dant les quarante journées de préparation à la fête de Pâques. Commençons par rappeler qu’il ne s’agit pas d’une simple recommandation facultative, mais bien d’une exigence inéluctable : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous » a dit le Christ (Lc 13, 5). Diverses sont les formes, diverse la durée, diverse l’application aux conditions concrètes de l’existence de chacun ; mais personne n’échappe aux impératifs d’une norme ascétique, d’une pédagogie « pénitentielle ». Exposer les raisons de ce ca­ractère désagréable — au moins en apparence, au moins aux débutants —de la vie chrétienne serait très facile, mais aussi très long ; et ce serait à présent polémiquer contre ceux qui font de la conduite permissive, de la vie sans devoirs, sans principes, sans prohibitions, de la vie facile, spontanée, instinctive, pas­sionnelle, le programme idéal de l’homme affranchi des tradi­tions moralistes et autoritaires du passé. Limitons-nous à affir­mer que la vie chrétienne est, au contraire, grave et forte. Elle n’est ni engourdie, ni apathique, ni lâche, ni hédonistique. Elle trouve son image dans la gymnastique de l’athlète ; lisez encore Saint Paul : « Ne savez-vous pas que dans les courses du stade, parmi tous ceux qui courent, un seul remporte le prix ? Courez tous de manière à le remporter » (1 Co 9, 25 ; cf. 2 Tm 2, 4 ss. ; 4, 7). La vie chrétienne est une auto-discipline ; elle exige de la maîtrise de soi, elle exige un effort incessant, comme l’exige un équilibre, un ordre, une milice, un progrès, une ascension... Même dans le milieu naturel, une discipline de croissance, de développement, de maîtrise de soi est indispensable ; cela fait partie des règles fondamentales de notre bien-être.

Nous, les disciples de l’école évangélique, nous avons un motif nouveau, un motif supérieur qui nous appelle au devoir ascé­tique : nous sommes pécheurs, tout au moins en puissance ; nous devons prévenir ou réparer nos fautes ; nous devons châtier le désordre existant ou renaissant dans notre être dévasté par le péché originel ou le péché actuel ; nous avons besoin de quelque châtiment rédempteur.

Et enfin, nous avons l’obligation et le désir de suivre les traces de notre Maître qui a dit : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce soi-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive » (Mt 16, 24), L’imitation de Jésus-Christ : quel programme !

Jaillit alors, spontanément, la demande sur la manière de réaliser un tel programme. Toute l’éducation morale et spiri­tuelle chrétienne répond à une telle demande, toujours en faisant l’apologie de la dignité et de la stature de l’homme véritable et toujours en confirmant la nécessité de la pénitence pédagogique et expiatrice d’un pareil programme. Et personne ne pourra oublier l’importance qu’a eue dans ce programme un exercice classique de pénitence : le jeûne. Celui-ci mériterait qu’on en fasse l’histoire, une histoire qui remonte bien loin dans les siècles et qui a pour nous son épisode saillant dans les mystérieux qua­rante jours et quarante nuits de jeûne du Christ après qu’il eut reçu le baptême dans le Jourdain des mains de Jean le Précurseur et avant qu’il ne commence sa prédication du Royaume de Dieu. Et l’histoire du jeûne, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne (cf. Ac 13, 3 ; 14, 22 ; Didaché 1, 4 ; tertullien, De Paenitentia 9 ; ML 1, 1243-1244 : de Jeiunio, 17 ; ML 2, 978 ; etc.) s’insère dans la pratique de la vie religieuse, devient une coutume que le peuple observe et, en arrivant jusqu’à nous, s’adoucit au point de dispa­raître comme obligation sauf pendant deux jours qui sont, vous le savez, le mercredi des cendres, première journée du Carême, et le vendredi-saint. Il disparaît en ce qui concerne les nourri­tures matérielles, mais il ne disparaît pas en ce qui regarde les autres pratiques de pénitence, et spécialement la prière et les œuvres de charité. Nous aimerions que vous puissiez relire notre Constitution Apostolique Paenitemini de 1966, où ce thème est exposé en tenant soigneusement compte des conditions actuelles de notre monde.

En ce moment nous nous limiterons à vous relire une cita­tion de l’ancien et grand Origène ; voici : « Veux-tu que je te montre encore quel jeûne tu dois pratiquer ? Jeûne, c’est-à-dire abstiens-toi de tout péché ; ne prends aucun aliment de malice ; ne te concède aucun banquet de volupté ; ne t’enivre d’aucun vin de luxure. Jeûne des mauvaises actions ; abstiens-toi de tout discours indigne ; fuis les pensées malsaines. Ne te concède pas le pain furtif des doctrines perverses. Ne désire pas les faux ali­ments idéologiques, qui t’écartent de la vérité. Tel est le jeûne qui plaît à Dieu » (Hom. 10 in Lev. ; MG 12).

Et tel est le jeûne spirituel (pneumatique — de « pneuma » — disaient les grecs). Et nous aussi, nous pouvons le pratiquer ; il doit nous conduire à la célébration de Pâques).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

11 avril

LA PAIX, PRINCIPE DE LA CIVILISATION NOUVELLE

 

Chers Fils et Filles,

 

Nous voulons aujourd’hui rappeler l’anniversaire d’un fait qui a marqué profondément l’histoire de l’Eglise, et certai­nement aussi celle de la civilisation. Il y a dix ans exactement, un onze avril comme aujourd’hui, notre vénéré Prédécesseur Jean XXIII adressait à tous les hommes de bonne volonté sa Lettre Encyclique Pacem in Terris qui fit résonner dans le monde un écho qui ne s’est pas encore tu et poussa des individus et des collectivités de credo religieux différents, de races et de cultures diverses, d’ambiance sociale et politique variée, à de profondes réflexions.

Que personne ne laisse envahir son esprit par un sentiment d’ennui, en murmurant par devers soi : encore un discours qui n’apporte rien de neuf ! On ne nous a que trop parlé déjà de paix, si bien que ce sujet nous laisse à peu près indifférents ; c’est ainsi qu’on en revient à la mentalité de jadis, une mentalité que nous souhaitons voir surmontée après les tristes expériences des guerres récentes et après les désastreux présages de possibles conflits proches ou lointains ; et il se trouve qu’une attraction quasi invincible nous pousse au contraire à considérer cette men­talité comme une opinion fatale : ce qui nous attire plus que la paix, plus que l’ordre, plus que la justice, c’est la force, c’est la lutte, qu’elle soit en puissance ou en acte ; c’est l’intérêt propre, individuel ou social, ou national ; c’est, tout au plus, le précaire et souvent illusoire équilibre des forces, pourvu que la nôtre soit en mesure de prévaloir sur celle des autres. Cela, oui, c’est l’his­toire réelle, c’est la politique machiavélique, si vous voulez, mais positive. Alors, nous vous le demandons une fois de plus, faut-il vraiment que l’égoïsme préside au destin des peuples ? Et la tutelle, légitime et obligatoire du juste bien-être de chacun, ne doit-elle pas cependant être inspirée par l’amour, modérée par la justice, insérée dans la paix ?

La paix, voilà le principe d’une nouvelle civilisation, souve­nons-nous-en bien ! La paix ne doit pas être une pause contin­gente de l’histoire, mais un ferment stable de la société humaine ; non pas une situation partielle dans un monde orienté désor­mais vers l’unité, mais une situation universelle ; non pas une condition pétrifiée en un état que le développement des choses et des hommes dénonce comme intolérable, mais dynamique et toujours prête à sauvegarder, par-dessus tout, la primauté de l’homme, considéré dans le complexe global de son être, de ses droits, de ses devoirs, des destins supérieurs.

Cette Encyclique a vigoureusement rappelé chaque homme de bonne volonté à la méditation sur un des devoirs les plus impérieux de l’individu dans la société contemporaine : celui de devenir de plus en plus conscient de sa redoutable responsabi­lité et de son engagement inéluctable à l’égard de chaque autre individu de collaborer à l’édification et à la défense de la paix, conformément aux directives tracées par Notre Prédécesseur : « La paix sur la terre, aspiration profonde des êtres humains de toutes les époques, ne peut être instaurée et consolidée que dans le plein respect de l’ordre établi par Dieu... ordre fondé sur la vérité, construit selon la justice, vivifié et intégré par la charité et mis en acte dans la liberté » (AAS LV, 1963, pp. 257 et 303).

Pacem in Terris a contribué à développer une mission essen­tielle de la vie de l’Eglise, en faisant entendre et en faisant de la paix quelque chose de véritablement intégré dans sa vie pasto­rale, et non quelque chose qui soit uniquement additionnel et réservé à une minorité.

Un nouvel esprit et une nouvelle sensibilité se sont mani­festés à tous les niveaux dans l’Eglise : dans les communautés chrétiennes, dans les organisations laïques, particulièrement parmi les jeunes, dans les instituts religieux, dans le clergé et dans l’épiscopat.

Et de même, parmi nos frères chrétiens, et parmi ceux qui professent d’autres religions, ou qui n’en professent aucune, s’est affirmée au cours de ces dernières années une conscience toujours plus sensible au fait que la paix représente pour le monde un bien précieux et inaliénable et il s’est manifesté un désir de plus en plus vif de promouvoir des études, des mouvements et des actions en faveur de la paix.

Une telle sollicitude, jointe à une recherche croissante et sincère du dialogue a conduit à un développement encourageant d’ententes et d’initiatives dans le champ prometteur de l’œcuménisme.

Il ne nous semble pas présomptueux de croire que l’Encycli­que a contribué efficacement au développement de cette sensi­bilité et de ce dialogue, tout comme elle a certainement favorisé ces ententes et ces initiatives œcuméniques qui font de la paix un thème obligé et central de la mentalité et par conséquent de la civilisation de l’homme social moderne.

En ce dixième anniversaire de Pacem in terris, Monsieur le Cardinal Maurice Roy, Archevêque de Québec, nous a fait par­venir, en sa qualité de Président de la Commission Pontificale Iustitia et Pax, une lettre accompagnée d’un document, dans lequel il présente une analyse, en même temps que des réflexions, des observations et des idées qui mettent en évidence à quel point l’Encyclique a contribué à accroître dans les âmes l’aspiration à la paix et la volonté de la rechercher.

Si, d’une part, nous nous réjouissons en constatant combien d’échos positifs a eus la voix de Notre Prédécesseur et comment l’engagement à l’égard de la paix croît dans la conscience des individus et des collectivités, nous ne pouvons pas, d’autre part, ne pas noter que la paix est un bien dont le monde a toujours un besoin extrême, et que cependant les offenses à la paix con­tinuent à se multiplier un peu partout sous forme d’injustice, de violence et d’oppression.

Durant les années de notre Pontificat, suivant cette ligne maîtresse de la pédagogie moderne orientée vers la formation d’un nouvel esprit de co-existence humaine, nous avons, nous aussi, inlassablement exercé les plus grands efforts pour défendre la paix, pour convaincre les hommes de la nécessité radicale de la paix, pour promouvoir une entente croissante parmi les hommes et pour défendre ceux qui souffrent à cause de situations pseudo­pacifiques, c’est-à-dire injustes ou rongées et ruinées par des conflits en action.

Le contenu, toujours valide, du message de Pacem in Terris nous offre en ce dixième anniversaire un nouvel encouragement, nous donne une nouvelle impulsion pour opérer inlassablement en faveur de l’édification de la paix en ce monde. Nous aimerions augurer que cet effort continue à trouver un écho et à susciter inspiration, confiance et dévouement chez tous les hommes de bonne volonté, les rendant tous, individus et communautés, vraiment conscients que « la paix est possible » — comme il a été dit cette année pour la « Journée de la paix » — et que « par conséquent, elle est un devoir » !

Pour cette entreprise si noble, si élevée, qui demande la par­ticipation active de tous, mais en vue de laquelle les forces humai­nes sont si fragiles, si faibles, l’aide du Ciel est indispensable. Aujourd’hui notre invocation, reprenant celle que notre Pré­décesseur plaçait il y a dix ans à la fin de son Encyclique, s’élève vers « celui qui dans sa douloureuse Passion et sa Mort a triomphé du péché (...) et, dans son Sang, a réconcilié l’humanité avec le Père Céleste » (Pacem in Terris, AAS, LV, 1963, p. 303) et qui, ainsi, a jeté les bases les plus solides de la réconciliation des hommes entre eux. Qu’il appartienne donc au Christ, le Prince de la Paix (Is 9, 6) de porter au monde ce don, précieux, Lui qui « vint prêcher la paix à vous qui étiez loin et à vous qui étiez près » (Ep 2, 17).

Ainsi tous, à l’école du magnifique document qui nous a été donné, à nous, à l’Eglise, à l’histoire, par le Pape Jean XXIII, essayons d’éduquer nos âmes à la paix véritable, en pensant, en travaillant, en priant. Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

18 avril

L’OBLIGATION DE « FAIRE SES PAQUES »

 

Chers Fils et Filles,

 

L’imminence de la célébration de Pâques nous invite à ré­fléchir sur la préparation dont l’Eglise la fait précéder avec un grand déploiement d’exhortations et d’exercices ascéti­ques. Le Carême a été un gros effort didactique, spirituel et moral dont le but était de nous conduire à une conclusion assez importante : importante en soi-même, la célébration commémorative et, au niveau sacramentel, rénovatrice soit du fait, soit du mystère de la Rédemption, accomplie par le Christ à travers sa passion, de sa mort, de sa résurrection ; importante aussi pour nous, pour l’Eglise, pour le monde en se référant à notre parti­cipation, à celle des fidèles et des hommes au mystère pascal. Le Carême, Pâques ne sont pas simplement un spectacle auquel il suffirait d’assister passivement, ou bien avec quelqu’intérêt spirituel, mais sans que notre conscience ou, mieux, que notre âme y soit impliquées. Chacun de nous, et toute la communauté ecclésiale avons été instruits, avertis, touchés, pourquoi ? A quelle fin pratique et religieuse ? Nul ne l’ignore : pour participer au mystère pascal, pour le partager, pour le renouveler en nous-mêmes ; et pour « faire ses pâques » selon l’expression habituelle. La participation personnelle, principalement, et communautaire, au mystère actuel de la Rédemption est le point d’arrivée de la pédagogie quadragésimale ; et même, si celle-ci avait malheureu­sement fait défaut, ou s’était révélée inefficace, il n’en reste pas moins, comme exigence logique de notre référence au Christ et comme prescription canonique imposée toujours avec rigueur par l’Eglise, l’obligation de « faire ses pâques ».

Et puis encore, nous savons tous parfaitement ce que cela veut dire « faire ses pâques ». Pratiquement cela signifie « s’appro­cher des Sacrements ». Et cependant cette humble petite formule recèle une quantité de questions difficiles et merveilleuses.

Avant tout : qu’entend-on par « Sacrements » ? Le mot est devenu d’usage courant; le sens en demeure toutefois assez secret notamment parce qu’il n’est pas univoque; de même quand il exprime le concept catéchistique qui dans notre langage commun en fait prévaloir le signe sacro-sanctifiant (St. TH., III, 60, 2) ou mieux, le signe sensible, religieux, qui a la merveilleuse vertu de signifier, de contenir, de conférer la grâce de Dieu, nous demeurons plus étonnés qu’instruits ; et nous avons besoin d’analyser plus profondément, plus attentivement ce que nous affirmons, pour découvrir dans le Sacrement un signe qui veut nous faire revenir en mémoire la passion du Christ, démontrer son action salvatrice et la communiquer, c’est-à-dire démontrer et communiquer sa grâce et annoncer une plénitude de vie que nous ne pourrons atteindre que dans la gloire de la vie future.

Disons plus brièvement : un signe mystérieux (en grec, le sacrement s’appelle précisément mystère) qui par disposition divine signifie sensiblement un fait divin opérant intérieurement (cf. L. ciappi, De Sacramentis in communi).

Aussitôt, il nous faut considérer le sacrement pascal par excellence : le baptême grâce auquel on naît à la nouvelle exis­tence humano-divine et qui nous initie à la vie chrétienne. Jadis, le baptême se conférait principalement à Pâques et cette Fête reflétait, et d’une certaine manière opérait dans le catéchumène, c’est-à-dire l’homme préparé pour devenir chrétien, la mort et la résurrection du Seigneur (Rm 6, 4 ; Ga 3, 2). Nous, par la grâce du Seigneur déjà baptisés, nous devons, lorsque vient Pâques, réfléchir avec grande joie et profonde émotion sur cet événement, capital pour nous et grâce auquel nous avons été élevés au rang de fils adoptifs du Père de frères du Christ insérés dans son corps mystique, l’Eglise, et envahis de l’animation nou­velle de l’Esprit-Saint. La liturgie nocturne du Samedi-Saint élève une des hymnes les plus belles, l’Exultet pour rappeler un tel événement qui tous, individuellement et ecclésialement, nous concerne ; cette hymne prophétique, faisons-la nôtre.

Mais ce n’est pas seulement le baptême qui rend précieuse la célébration pascale. Il y a un autre sacrement qui figure et re­nouvelle la résurrection des âmes mortes ; et c’est la Pénitence, la confession : un sacrement qui doit nous être particulièrement cher. Parce que nous en avons besoin. Parce qu’il nous humilie et puis nous rend bienheureux. Parce qu’il nous fait rentrer en nous-mêmes (rappelons le fils prodigue de la parabole évangélique « retourner en soi-même », Lc 15, 17) et remet la conscience dans la juste perspective avec une clarté dynamique. Parce qu’il nous fait tirer parti, jusqu’à l’expérience intérieure, de la misé­ricorde, de la bonté, de l’amour de Dieu. Parce qu’il nous rend la paix, l’espérance du bien, la dignité baptésimale. Parce qu’il nous restitue à la communion avec l’Eglise. Parce qu’il est, en somme, notre Pâque de résurrection. Aussi faire ses pâques veut dire avant tout bien se confesser, pour s’asseoir ensuite, sans remords sacrilèges, à la Table du Seigneur, à l’Eucharistie (1 Co 11, 27-28). Nous devrions, maintenant, consacrer un long discours apologétique au thème de la confession pascale : la diffu­sion des pratiques thérapeutiques de la psychanalyse nous four­nirait des arguments faciles ; ces pratiques scrutent et décou­vrent tout, mais elles sont privées de l’ineffable vertu du pardon ; comme aussi la répugnance actuelle du recours à la confession sacramentelle nous obligerait d’en rappeler la sévère sagesse et la salutaire obligation. Mais ce n’est pas le lieu pour le faire. Celui-ci nous offre uniquement l’occasion de rappeler que la métamorphose fascinante, encore du fils prodigue : surgam et ibo — je me lèverai et j’irai (ibid., 18), n’est rien moins que sim­plicité et courage.

A la suite de quoi, le chemin vers la maison paternelle est tracé, et il est court ; et il mène à la table du Père, somptueuse­ment, joyeusement garnie ; il conduit à l’Eucharistie, et si nous nous en sommes approchés dignement nous pouvons dire, pour notre réconfort personnel et pour l’édification de nos frères : « oui, j’ai fait mes pâques ! ».

Nous concluons ici pour donner à ces mots le sens de vœux pour vous tous, Chers Fils et Filles : Bonnes Pâques !

 

 

 

25 avril

DIEU SOIT LOUE !

 

Chers Fils et Filles,

 

Comment allons-nous accueillir votre visite, chers pèlerins, disons aussi chers touristes venus à Rome à l’occasion de la fête de Pâques, et par quel salut ? Notre salut sera l’Alléluia ! Frères et Fils qui nous rendez visite, à vous notre Alléluia !

L’Alléluia est une acclamation traditionnelle qui remonte à la plus haute antiquité, et nous la trouvons déjà dans l’ancien Testament (cf. Tb 13, 22) ; elle signifie « Dieu soit loué ! ». Il est probable que cette acclamation ait eu sa place également parmi les chants de la cène pascale rituelle des Hébreux ; Jésus lui-même termina la dernière Cène en disant « Alléluia ! » (cf. Mt 26, 30 ; Mc 14, 26). Cette exclamation est passée dans la liturgie chrétienne comme une expression de joie, de sérénité, de force ; elle est réservée spécialement à la période pascale pour caracté­riser la joie de célébrer la Résurrection du Seigneur. Dans ses commentaires des Psaumes, Saint Augustin nous la rappelle en faisant noter qu’elle n’est pas dépourvue d’un certain enseigne­ment sous-jacent : si nous devons, en effet, chanter l’Alléluia pendant une période déterminée, il ne faut pas négliger toutefois de l’avoir chaque jour dans le cœur (Enar. in Ps 106 ; PL 37, 1419).

Ce cri de louange à Dieu, qui nous sert, à nous, de cri de joie, nous offre un thème digne de profonde méditation et celle-ci va nous mener aux sources de notre pensée religieuse, qui nous enseigne que la gloire de Dieu est notre joie, à nous. Rappelez-vous la merveilleuse exclamation qui se trouve dans l’hymne de la Sainte Messe, les jours de fêtes, le « Gloria », qui exprime cette si belle doctrine : «Nous te rendons grâce (ô Dieu !), à cause de ta grande gloire » : gratiam agimus Tibi, propter magnam gloriam Tuam. Et pourquoi cela ? Comment se peut-il que la grandeur, infinie et mystérieuse, de Dieu soit en même temps la source de notre reconnaissance et de notre félicité ? Eh bien, oui ! Parce que Dieu est tout pour nous. Dieu est la Vie, Dieu est la Puissance, Dieu est la Vérité, Dieu est la Bonté, Dieu est la Beauté ; oui ! En fin de compte, Dieu est notre bonheur. Allé­luia !

Quelle belle manière de surpasser toute autre conception mineure de la religion qui, si souvent, est présentée sous l’aspect d’une chose éloignée de nous, obscure, qui fait peur, qui est ter­rible ! Et combien souvent n’avons-nous pas négligé d’étudier, de pratiquer la religion pour n’avoir pas compris, pour n’avoir pas assez apprécié le fait que Dieu est notre béatitude, que Dieu est notre félicité ! Et peut-être aussi n’avons-nous pas compris l’originalité de notre foi qui nous offre cette perspective : Dieu est grand, parce qu’il est bon ! Dieu mérite d’être exalté dans son immense transcendance, dans sa transcendance sans limite, et parce que celle-ci nous est révélée dans son Essence qui est Amour; Amour en Lui, Amour pour nous. Dieu est la Vie ! Notre Vie, répétons-le !

Pâques nous a permis de saisir le mystère, par le moyen du Christ mort et ressuscité, non seulement pour Lui, mais pour nous, créatures vivantes mais mortelles, susceptibles, toutefois, d’être impliquées par Lui, le Christ, dans la vie nouvelle inau­gurée le matin de Pâques.

Dieu est la joie ! Souvenez-vous de cette nouvelle comme d’une heureuse découverte ! Une découverte à redécouvrir toujours et dont il faut toujours jouir. C’est là ce que nous vous souhai­tons, et à ce vœu, nous associons nos salutations, notre cri de Pâques : Alléluia ! (cf. St. augustin, Confess. 10, 22-23 ; PL 32, 793 — cf. l’épisode du lecteur qui, chantant l’Alléluia pascal, tombe frappé d’une flèche à la gorge ; cf. victor vitensis, De Persecutione vandalica ; PL 58, 197).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

1er mai

HONORER LE TRAVAIL

 

Chers Fils et Filles,

 

Aujourd’hui, en cette fête du travail à laquelle notre vénéré Prédécesseur a voulu attribuer un caractère religieux, pour sublimer en quelque sorte son caractère économico-social, il y aurait tant et tant de choses à rappeler au cours de notre ren­contre présente ; pourrions-nous, en effet, oublier le motif do­minant de la fête — c’est-à-dire le travail — et ne pas tenter d’en encadrer l’idée dans le dessein spirituel et religieux de la vie chrétienne ?

La trop brève durée de cette conversation familière nous impose de faire une synthèse. Nous allons donc fixer nos pensées sur un point capital : Honorer le travail.

1. Oui, honorons d’abord et avant tout le travail, considéré sous son aspect subjectif, comme une exigence naturelle de l’être humain. L’homme est un être virtuel, implicite, qui a besoin de développement, de perfectionnement. Il n’est pas possible d’obte­nir automatiquement ce développement, ce perfectionnement, dans la forme voulue et d’une manière satisfaisante, comme par croissan­ce végétative ; ils ne peuvent se réaliser que moyennant l’activité de l’homme, une activité rationnelle, ordonnée, qui mette en mou­vement les forces et les facultés humaines : cet exercice, c’est le travail; c’est l’activité débordante, c’est l’école, c’est la gymnastique, c’est l’effort soutenu. Sans le travail, l’homme ne peut rejoindre sa dimension véritable : pour chacun de nous, le travail est une loi grave et bénéfique. Malheur à l’oisiveté, à la paresse, au gaspillage de temps, à l’emploi vain et superflu des capacités personnelles. Tout homme a le devoir d’être un travailleur intel­ligent et plein de bonne volonté et c’est précisément cela que nous honorons dans le travail, le devoir, le devoir qui lui confère sa grandeur, sa noblesse, son mérite. Et dans le travail nous reconnaissons aussi un programme immanquable, inaliénable de notre vie : c’est-à-dire le droit au travail (cf. Gn 2, 15 ; Mt 20, 6 ; Gau­dium et Spes, 33-37).

2. Dans le travail nous devons aussi reconnaître en toute sincérité ce qu’on pourrait appeler son aspect « punitif », « pé­nal ». De fait, le travail n’est pas toujours agréable. Il existe dans la nature même du travail un élément peu sympathique ; la peine, l’effort, la fatigue. Et le fait que le travail est un devoir, une obligation, qu’il est obéissance, qu’il est nécessité nous oblige à nous souvenir que l’activité humaine porte en elle un châti­ment résultant d’une faute antique, le péché originel, dont nous supportons encore la pénible hérédité : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » dit Dieu le Créateur à Adam le pécheur; vous-en souvient-il ? (Gn 3, 17-19). Si bien que Saint Paul, éta­blissant un principe éternel de déontologie et d’économie sociale, a pu écrire, de manière claire et formelle, dans une de ses pre­mières lettres, l’Epître aux Thessaloniciens : « Si quelqu’un re­fuse de travailler, il n’a pas le droit de manger » (2 Th 3, 10). Oui, le travail est pesant, souvent pénible, parfois dangereux. Rendons honneur au travailleur qui souffre. Honorons le tra­vailleur exténué, souvent humilié, exploité. Et cherchons à essu­yer son visage inondé de sueur, essayons d’alléger son fardeau, de l’épargner ; apportons-lui notre réconfort, car sa peine est la marque d’une plus grande dignité humaine et un signe non pas superficiel de ressemblance avec le Christ souffrant.

3. Honorons aussi le travail sous son aspect économique. C’est-à-dire comme facteur de domination sur la nature,  de transformation des choses en biens utiles à l’homme. Le phénomène est universel, il est gigantesque. Aujourd’hui, l’homme qui pense est venu au secours de l’homme qui s’épuise au travail ; pour lui, il a inventé, et lui a donné des instruments qui ont le merveilleux  avantage  d’alléger  la  fatigue  physique   presqu’au point de la supprimer, et d’en multiplier, presque de manière démesurée,  l’efficience.  C’est le  prodige  qui  caractérise notre époque, la civilisation moderne : l’alliance de la science et de la technique qui se traduit en résultats cyclopéens de l’industrie et en découvertes merveilleuses de notre culture. C’est là un fait glorieux que nous devons spirituellement reconnaître et exalter. Désormais, la vie de notre société en dépend : et ensuite, l’œuvre de l’homme resplendit d’un tel éclat que nous devons honorer en lui cette ressemblance divine que Dieu, en créant l’âme, y a inscrite. Oui, nous devons exalter et bénir ce phénomène ex­trêmement complexe, fécond, puissant, et toujours nouveau, de l’activité organisée, instrumentalisée de l’industrie et de la technique, non pas comme une apostasie naturaliste de l’homme qui se fait adorateur de la terre, mais comme un effort de l’homme qui, grâce à son intelligence, qui est un reflet de la sagesse céleste, extrait de la terre, les dons qu’y a enfouis la Pensée créatrice (Voyez la belle pierre murée dans la digue du Tyrsée, en Sar-daigne).

4. Il est beau, donc, le travail triomphateur qui caractérise notre époque ? Il y a un autre aspect, et c’est le plus important que nous ayons à considérer dans le travail : il s’agit de son aspect social. Celui est plus que n’importe quel autre digne d’être mis à l’honneur, car il concerne la valeur prioritaire relative au tra­vail, c’est-à-dire l’homme. L’homme travailleur, par antonomase : l’homme qui par le moyen du développement industriel a mul­tiplié au-delà de toute attente les membres de la société, les a divisés en classes et, comme nous le savons tous, qui a fait de la société non pas une grande famille, mais un inévitable champ de lutte et pour cette raison, il n’y a trop souvent ni concorde, ni paix, ni amour. Les grandes valeurs du progrès, le pain, la li­berté, la joie de vivre sont devenus un sujet de perpétuelle con­testation, parce que le grand torrent de la richesse qui jaillit du nouveau travail conquérant et producteur est détourné au profit d’un double égoïsme : celui qui place dans les biens temporels la principale, sinon la seule fin de l’homme, ou qui, pour mieux dire, fait de l’homme lui-même sa fin suprême, une erreur idéo­logique, matérialiste ; et ensuite l’égoïsme qui établit comme programme constitutif même de la vie communautaire la lutte radicale, exclusiviste, des diverses classes entre elles pour s’assu­rer le monopole de la richesse, une erreur sociale et économique. Mais de toute manière, cet aspect social du travail mérite notre considération et notre intérêt ; entre autres parce que nous esti­mons qu’un devoir chrétien, à la mesure des besoins, exige dans le monde du travail, notre engagement de sagesse et de charité, notre témoignage de fraternité et d’expérience historique et psy­chologique. Nous croyons que les remèdes aux tensions sociales actuelles existent ; et c’est avec espoir que nous voyons s’ouvrir quelques voies de solutions heureuses, auxquelles, tout particu­lièrement aujourd’hui, nous souhaitons le plus complet succès.

5. Et une de ces voies nous est offerte par le dernier aspect à considérer dans le travail; l’aspect religieux. Il fut un temps où il constituait la formule personnelle et collective des habitudes laborieuses humaines : ora et labora ; prie et travaille. Cette for­mule a l’avantage de considérer notre activité dans toute son ex­tension possible, et de lui conférer une dignité, une honnêteté, une rationalité, une force et une paix, que le travail, qui, de par sa propre nature, est orienté vers le royaume temporel, ne saurait à lui seul rejoindre, et qui, illuminé, soutenu, intégré par la prière, peut facilement devenir une source de joie.

Nous laissons à votre méditation le soin d’explorer ces vastes régions de la pensée et de l’expérience ; et au nom du Christ, le divin travailleur, nous vous donnons, à tous, notre Bénédic­tion.

 

 

 

9 mai

PAUL VI ANNONCE L’ANNEE SAINTE 1975

 

Nous voulons aujourd’hui vous donner une nouvelle que Nous croyons importante pour la vie spirituelle de l’Eglise. La voici. Après avoir prié et réfléchi, Nous avons décidé de célébrer en 1975 l’Année Sainte, selon le rythme des vingt-cinq ans fixé par notre prédécesseur Paul II, par la Bulle Ineffabilis Provi­dentia du 17 avril 1470. L’Année Sainte, que l’on appelle Jubilé dans le langage canonique, consistait, dans la tradition biblique de l’Ancien Testament, en une année dont la vie publique était particulière : on s’y abstenait de travail normal, on reprenait la distribution originelle de la propriété terrienne, on remettait les dettes en cours et on libérait les esclaves hébreux (cf. Lv 25, 8 ss.). Dans l’histoire de l’Eglise, on le sait, le Jubilé fut institué par Boniface VIII, mais avec des buts purement spirituels, en 1300 ; et il consistait en un pèlerinage de pénitence aux tombes des Apôtres Pierre et Paul. Dante lui-même y participa : il dé­crit à ce sujet la multitude de gens qui circulent dans Rome (cf. Inf. 18, 28-33). Puis, au Jubilé de l’an 1500, on ajouta l’ouverture des Portes Saintes des Basiliques à visiter, non seulement pour faciliter l’entrée des nombreux pénitents, mais aussi pour symbo­liser leur accès plus facile à la miséricorde divine grâce à l’acqui­sition de l’indulgence jubilaire.

Nous nous sommes demandé si une telle tradition méritait d’être maintenue à notre époque : celle-ci diffère tellement des époques passées ; elle est si conditionnée, d’un côté par le style religieux imprimé par le récent Concile à la vie ecclésiale, de l’autre par le fait qu’une si grande partie du monde contemporain se désintéresse pratiquement des expressions rituelles des siè­cles passés. Mais Nous nous sommes aussitôt convaincu que la célébration de l’Année Sainte peut se rattacher de façon cohé­rente à la ligne spirituelle du Concile lui-même, à laquelle Nous tenons à donner fidèlement la suite qui convient ; et par ailleurs, une telle célébration peut très bien correspondre et contribuer à l’effort inlassable que l’Eglise, dans son amour, entreprend au regard des besoins moraux de notre époque, en interprétant ses profondes aspirations, et même en tenant compte de façon légi­time de certaines formes préférées de ses expressions extérieures.

Dans ce multiple but, il est nécessaire de mettre en évidence la conception essentielle de l’Année Sainte qui est le renouvelle­ment intérieur de l’homme : de l’homme qui pense et qui, dans son effort de pensée, a perdu la certitude de la Vérité; de l’homme qui travaille et qui, dans son travail, a ressenti qu’il était telle­ment tourné vers l’extérieur qu’il ne possédait plus suffisamment sa propre vie intérieure ; de l’homme qui jouit et se divertit en utilisant tellement les moyens excitant chez lui une expérience de plaisir qu’il en ressent bien vite l’ennui et la désillusion. Il faut refaire l’homme du dedans. Voilà ce que l’Evangile appelle conversion, pénitence, « metanoia ». C’est un processus de re­naissance à soi-même, simple comme une prise de conscience lucide et courageuse, et complexe comme un long apprentissage pédagogique et réformateur. C’est un temps de grâce qui, habi­tuellement, ne s’obtient qu’en courbant la tête. Et Nous pensons ne pas Nous tromper en découvrant dans l’homme d’aujour­d’hui une profonde insatisfaction, une satiété jointe à une insuf­fisance, un sentiment de malheur exaspéré par les fausses re­cettes de bonheur dont il est intoxiqué, l’étonnement de ne pas savoir jouir des mille jouissances que la civilisation lui offre en abondance. Autrement dit, il a besoin d’un renouveau intérieur, comme le Concile l’a souhaité.

Or c’est précisément à ce renouveau personnel, intérieur, et aussi, sous certains aspects, extérieur, que tend l’Année Sainte, cette thérapeutique à la fois facile et exceptionnelle qui devrait apporter le bien-être spirituel à chaque conscience et, par contre­coup — au moins dans une certaine mesure —, à la mentalité sociale. Tel est le thème général de la prochaine Année Sainte, qui se concrétisera en un thème central plus particulier : la ré­conciliation.

Le mot « réconciliation » rappelle le concept opposé de rup­ture. Quelle rupture devrons-nous opérer pour atteindre cette réconciliation qui est une condition du renouveau jubilaire souhaité ? Quelle rupture ? Mais ne suffit-il pas de présenter ce leitmotiv de la réconciliation pour nous apercevoir que notre vie est troublée par trop de ruptures, trop de désaccords, trop de désor­dres pour pouvoir jouir des dons de la vie personnelle et collec­tive conformément à leur fin idéale ? Nous avons besoin avant tout de rétablir des rapports authentiques, vitaux et heureux avec Dieu, d’être réconciliés, dans l’humilité et dans l’amour, avec Lui, afin que de cette harmonie première et essentielle tout l’en­semble de notre expérience exprime une exigence et acquière une force de réconciliation, dans la charité et la justice, avec les hommes, auxquels nous reconnaissons aussitôt le titre rénova­teur de frères. Et ainsi de suite : la réconciliation s’opère sur d’au­tres plans fort vastes et très réels ; la communauté ecclésiale elle-même, la société, la politique, l’œcuménisme, la paix... L’Année Sainte, si Dieu nous permet de la célébrer, devra nous faire com­prendre bien des choses à ce sujet.

Limitons-nous pour le moment à annoncer un point impor­tant concernant l’organisation de la prochaine Année Sainte, laquelle, selon la coutume séculaire, a son foyer principal à Rome. Elle l’aura encore, mais avec la nouveauté suivante. Les condi­tions prescrites pour l’acquisition des fruits spirituels particuliers seront, cette fois-ci, anticipées et accordées aux Eglises locales, afin que l’Eglise entière répandue sur la terre puisse commencer tout de suite à profiter de cette grande occasion de renouveau et de réconciliation, et en préparer ainsi la phase culminante et la conclusion qui seront célébrées à Rome en 1975 et qui donne­ront au pèlerinage classique aux tombeaux des Apôtres, pour ceux qui peuvent et veulent l’accomplir, sa signification habi­tuelle. Cet important et salutaire mouvement spirituel et pénitentiel, qui concerne toute l’Eglise et sera accompagné de la con­cession d’indulgences spéciales, commencera à la prochaine fête de la Pentecôte, le 10 juin. Jusqu’à maintenant, l’extension de l’Année Sainte avait lieu après les célébrations romaines ; cette fois-ci, au contraire, elle les précédera. Tous pourront compren­dre que cette innovation manifeste l’intention d’honorer, en une communion plus évidente et efficiente, les Eglises locales, membres vivants de l’Eglise du Christ, unique et universelle.

Cela, suffit pour le moment. Mais, si Dieu le veut, Nous au­rons beaucoup d’autres choses à dire à ce sujet. Que notre Bé­nédiction Apostolique vous accompagne.

 

 

 

16 mai

« L’ANNEE SAINTE : MOMENT PRIVILEGIE POUR MESURER NOTRE ADHESION AU CHRIST »

 

Chers Fils et Filles,

 

La semaine dernière, nous avons annoncé à nos visiteurs que l’Année Sainte serait célébrée en 1975, mais que, dès la prochaine fête de Pentecôte, c’est-à-dire dès le 10 juin prochain, elle serait ouverte dans les Eglises locales et, par conséquent, dans les différents diocèses, et donc dans chaque paroisse et dans toutes les communautés religieuses, afin que les fidèles du monde entier aient le temps et l’occasion de participer à ce grandiose exercice de renouvellement religieux avant même sa célébration à Rome au cours de l’année convenue; les fidèles pourront ainsi obtenir les bénéfices spirituels du Jubilé, même s’ils n’ont pas l’heureuse faculté de se rendre en pèlerinage près des tombeaux des Apôtres en la Ville Eternelle.

L’annonce du Jubilé a soulevé un grand écho dans le monde, comme celui d’un événement qui, à cause de son extension, inté­resse de diverses manières la terre tout entière ; elle a eu, comme c’est normal, une grande résonance dans l’Eglise Catholique, comme celle d’un événement qui la concerne dans chacun de ses membres, qui renouvelle à son égard les vibrations spirituelles des années et des siècles de son histoire passée, qui lui ramène le flot rénovateur du dernier Concile et qui lui offre motif et force pour son éternelle discussion évangélisatrice avec la société humaine, une société qui, de nos jours, est aux prises avec des transformations assez mouvementées et profondes.

Ce premier accueil fait au son des trompettes jubilaires (le mot même « jubilé » se réfère aux trompettes qui sonnaient chez les anciens Hébreux pour leur annoncer la septième année, l’année sabbatique, ainsi que le début de l’année cinquantième), nous fait un immense plaisir et nous donne de grands espoirs quant aux conclusions positives de cette initiative ecclésiale pé­riodique. Au milieu de tant d’autres, nous devons distinguer, comme hautement significative et autorisée, la voix du Cardinal Marty, Archevêque de Paris qui, en son nom personnel et au nom de tous les Evêques de France, accueille avec joie notre décision, la fait proprement sienne, et ce, d’autant plus volon­tiers qu’elle coïncide admirablement avec ses propres sollicitudes pastorales. Et c’est de tout cœur également que nous remercions la Conférence Episcopale Italienne qui, avec son adhésion riche de ferveur et de promesse, a fait immédiatement écho à notre invitation.

Ceci, nous vous le confions à vous, très chers Frères et Fils, et bien chers Visiteurs, et en même temps qu’à vous à tous ceux qui recevront la nouvelle de nos commentaires au sujet de l’an­nonce que nous avons donnée de la prochaine Année Sainte, pour vous exhorter tous à accorder à une telle annonce l’impor­tance qui lui est due. Il est vraiment nécessaire de la prendre au sérieux. Elle ne concerne pas un moment fugitif de notre course dans le temps ; elle conditionne l’orientation de la vie mo­derne au cours des dernières années du XX° siècle ; elle ne se réfère pas à un aspect particulier de notre attitude mentale, ou morale, mais elle envahit notre façon de vivre et de penser tout entière.

En d’autres termes, il s’agit d’un examen complet de notre mentalité au sujet de deux réalités principales : au sujet de la religion que nous professons et au sujet du monde dans lequel nous vivons. Religion et monde ; foi et expérience profane ; con­ception chrétienne de la vie et conception privée de lumière, de principes, de devoirs et d’espérances transcendantes à l’égard de notre démarche dans le temps qui conduit inexorablement à la mort temporelle.

Le moment est venu de mesurer notre adhésion au Christ dans le conflit qu’elle subit quand on accepte les formes de pen­sées qui font abstraction de son Evangile et de son salut. L’heure est venue d’un examen de conscience total à propos des valeurs suprêmes et des valeurs secondaires ; l’heure est venue de faire un choix, non seulement pratique et de simple soumission, mais surtout un choix réfléchi et qui nous engage quant à l’orientation générale que nous voulons donner à notre existence : une vie chrétienne ou non ? Une vie qui, en fin de compte, ait vraiment le sens de vie humaine, de caractère humain, ou non ? Nous pourrons multiplier ces interrogations, et proposer tant d’autres alternatives ; disons mieux : tant d’autres antithèses comme, par exemple : voulons-nous être d’authentiques disciples du Christ, ou nous contenter simple­ment d’être répertoriés dans la liste des gens baptisés, n’être que des pharisiens mis sous accusation par les principes et les obli­gations que nous prétendons professer nous-mêmes ? Voulons-nous faire de Dieu et du Christ le centre qui conditionne et har­monise notre vie, avec son drame de la rédemption et avec son inéluctable félicité présente et future, ou voulons-nous installer en nous-mêmes, dans notre égoïsme absorbant et fallacieux, le pivot de tous nos mouvements ? Voulons-nous nous développer dans l’amour solidaire à l’égard de nos frères, proches ou loin­tains, ou voulons-nous restreindre le cercle de notre vision so­ciale aux dimensions de notre minuscule intérêt, nous murant dans un amer égoïsme, individuel ou collectif, et, de ce fait, armé de haine et plein d’esprit de lutte, incapable du véritable amour ? Et ainsi de suite...

Nous désirons que cette formule de l’Année Sainte constitue le bilan général de nos idées, de notre manière de concevoir nos devoirs, supérieurs et nos véritables intérêts, et qu’elle nous aide à faire la synthèse de notre foi, antique et vivante et nécessaire, avec le programme impérieux de la vie moderne, non pas telle­ment dans le compromis servile, mais bien plutôt dans l’intelli­gente harmonie chrétienne, qui exige, certes, certains renonce­ments et certaines austérités, mais qui est féconde en sincère humanité, en authentique bonheur.

C’est, en somme, la philosophie de la vie qui se trouve en jeu, celle qui reconnaît, avec Bergson, que plus s’étend le développe­ment scientifique, technique, économique et social, plus l’homme a besoin d’un « supplément spirituel », afin de ne pas finir par être victime de ses propres conquêtes.

C’est la théologie de la vie, telle que le Concile l’a définie, et qui, à dix années de sa conclusion, interroge notre fidélité à ses paroles de rénovation ; et notre capacité à replacer notre conscience personnelle et notre co-existence sociale sur le plan de la justice et de la paix.

Et maintenant, remercions le Seigneur qui souffle sur le mon­de, sur l’Eglise, sur nos âmes ces pensées majestueuses, et nous Le prions afin qu’elles soient, pour vous, pour tous, selon son Esprit, illuminantes et vivifiantes.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

23 mai

LE SOUFFLE DE L’ESPRIT-SAINT SUR LES CELEBRATIONS JUBILAIRES

 

Chers Fils et Filles,

 

Une fois encore, nous vous prions de bien vouloir considérer l’annonce que nous avons faite à l’Eglise et au monde de la prochaine célébration de l’Année Sainte, comme une voix inspirée par l’Esprit-Saint, selon la promesse de Jésus-Christ aux Apôtres dans sa prophétie après la Dernière Cène : « Quand Il sera venu, l’Esprit de vérité vous enseignera toute la vérité... Il me glorifiera, car il prend ce qui est à moi pour vous le faire connaître » (Jn 16, 13-14) ; et de bien vouloir la considérer comme l’ouverture d’une période nouvelle de la vie religieuse et spiri­tuelle dans le monde, non pas comme s’il ne s’agissait que d’un événement qui prend place parmi tous les autres, si nombreux, de notre histoire — un événement presque isolé — mais comme un début, comme un germe prometteur de vie, une conséquence du Concile destinée à caractériser une rénovation intérieure et morale dans la conscience des hommes ; et encore, de la considérer comme une grande occasion favorable, « un moment propice, un jour de salut » (cf. 2 Co 6, 2) ; de considérer aussi que c’est pour nous un privilège béni, si nous savons l’accueillir comme il se doit : ce serait par contre, une grave responsabilité si par stupide distraction ou opposition maligne nous laissions passer ce privilège.

Il faut que tous nous nous mettions sous le vent du souffle mystérieux que nous pouvons toutefois, maintenant, identifier : c’est le souffle de l’Esprit-Saint. Il n’est pas dépourvu de signi­fication, le fait que c’est précisément le jour de la Pentecôte que l’Année Sainte hisse ses voiles dans les diverses Eglises locales, afin qu’une nouvelle navigation, nous voulons dire, un nouveau mouvement, véritablement « pneumatique », c’est-à-dire cha­rismatique, emporte vers une seule direction et dans une émulation concordante, l’humanité croyante pour les nouvelles étapes de l’histoire chrétienne, vers son port eschatologique.

Nous n’ignorons pas que le moment psychologique et sociolo­gique de notre monde n’est pas le meilleur pour cette audacieuse aventure. Des tempêtes, des écueils, des oppositions formida­bles se dressent contre notre navigation sereine et sûre. Nous sentons siffler à nos oreilles les rafales de vents contraires vio­lents, envahissants. Il n’est pas nécessaire d’en faire la descrip­tion ; elle est devenue un fait d’expérience commune aujourd’hui, cette irréligiosité qui s’est emparée de si nombreuses nations, de si nombreuses écoles de la pensée, imprégnant tant de phéno­mènes sociaux de l’homme moderne. Dieu n’est plus à la mode. Notre vision de la réalité demeure éblouie devant la splendeur et l’intérêt de la science ; et son application pratique donne, certes, des résultats stupéfiants, mais elle écrase la vie sous des richesses incalculables et très disputées, au point que les hommes se heurtent dans une lutte sans fin, dans un désir violent de li­bération ; il n’y a plus la tranquillité d’esprit qui permet de com­parer notre expérience aux principes établis et supérieurs, sub specie aeternitatis, et tout se réduit aux dimensions du temps, c’est-à-dire de la relativité contingente et changeante de notre histoire, qui, comme le Saturne mythique dévore ses fils. Dans cette situation, don cosmique de la terre et de l’homme comme « royaume de Dieu » en devenir (adveniat regnum tuum) ren­contre cent terribles difficultés que l’homme religieux expéri­mente non comme des stimulants à son ascension — ce qu’ils sont en réalité —mais comme des obstacles qui semblent insur­montables.

Pour se rencontrer avec ce monde agité et hostile, l’homme d’Eglise, le « fidèle », aurait besoin, au moins, d’idées claires et sûres, c’est-à-dire d’une rationalité naturelle authentique et opé­rante, d’une pensée philosophique, d’un sens commun capable de vérités de bases et de règles d’actions véritablement logiques et normales, dont il ne se sent plus maître aujourd’hui, drogué comme il l’est par des doutes de tous genres que seules les études scientifiques d’une part et les raisonnements instinctifs du bon sens, empirique et utilitaire, d’autre part, réussissent à calmer.

Nous devons souhaiter que la force de la raison soit rétablie dans sa totale intégrité ; ceci est un des grands besoins de la culture véritablement humaniste. Mais qu’il nous suffise en ce mo­ment d’en exprimer le souhait. Disons plutôt, en vue du but qui nous intéresse, qu’il existe une autre source de connaissance, en dehors de la source purement rationnelle, trop faible et trop vulné­rable pour résoudre tous les problèmes de l’existence humaine ; une autre source, non pas pour mortifier, mais pour fortifier la pensée rationnelle, source extrinsèque quant à son origine, in­trinsèque quant à son opération ; et c’est l’Esprit-Saint ; c’est « la foi qui opère au moyen de la charité » (Ga 5, 6 ; Ph 2, 13 ; 1 Co 12, 11). De cette infusion de la capacité de comprendre la Vérité, dans son expression surnaturelle et vitale, propre de l’économie chrétienne (cf. Jn 1, 4-5), de cette illumination intérieure, héritage des humbles et des simples (cf. Mt 11, 25-26), de ce don des sept rayons de l’Esprit-Saint, nous avons vraiment besoin pour affronter la grande expérience de l’Année Sainte, si nous voulons qu’elle soit vrai renouvellement et réconciliation. Souvenons-nous-en.

Il n’est personne qui ignore encore comme le Concile a rempli les pages de ses sublimes et très actuels enseignements de men­tions continuelles du Saint Esprit. On en a compté 258. Faisons nôtre l’exhortation du Concile et inscrivons, en préface de notre Année Sainte, l’invocation si souvent répétée et toujours neuve : « Viens, ô Esprit Saint, ô Esprit Créateur; viens, ô Esprit Conso­lateur ! » ; Nous ne l’aurons pas invoqué en vain (cf. Lc 11, 13). Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

30 mai

L’ANNEE SAINTE ET LE CULTE DE LA TRES-SAINTE VIERGE

 

Chers Fils et Filles,

 

Bientôt l’Année Sainte, vous le savez déjà. Elle commence dans les Eglises locales dès la prochaine fête de Pentecôte. Il faut qu’elle soit une période de renouvellement spirituel et moral et elle doit trouver son expression caractéristique dans la réconciliation, c’est-à-dire dans une reconstitution de l’ordre dont le Christ est le principe : ordre dans les âmes au plus pro­fond des consciences, ordre dans lés relations de tout homme avec Dieu, ordre de tous les rapports humains dans l’harmonie des sentiments communautaires, dans la justice, dans la concorde, dans la charité, dans la paix. L’Année Sainte devrait être une sorte de moment prophétique, de réveil messianique, de matu­ration chrétienne de la civilisation, qui eut parfois son intuition idéale dans la poésie dû monde, fut-elle même profane. Comment disait, par exemple l’antique et célèbre vaticination de Virgile ? — vous, les jeunes, frais émoulus des écoles, vous devez vous en souvenir : — magnus ab integro saeculorum nascitur ordo (Bucoliques, IV) ; ce fut un éclair lyrique, le sien ; le nôtre devrait être un de ces efforts conscients et collectifs qui laissent, dans l’E­glise et dans le monde, une marque de progrès chrétien, un en­richissement humain imprégné de l’Esprit vivifiant du règne de Dieu.

Ne serait-ce là qu’un rêve ? Non, c’est un idéal, assurément, mais un idéal qui ne doit pas être stérile, sans fondement. Ce n’est évidemment pas facile ; et pour nous, hommes de peu de foi, c’est une prétention qui dépasse nos forces. Renouveler les énergies spirituelles et morales de l’Eglise et, en conséquence ou en concomitance, celles de notre société, est une aspiration cou­rageuse qui, ne serait-ce que cela, nous fait toucher du doigt la nécessité d’un secours supérieur, extrinsèque, mais qui est proche de nous, qui nous est accessible ; un secours compatissant, affectueux, qui se trouve déjà inséré dans un plan général de bonté et de miséricorde ; un plan qui doit certainement exister s’il est vrai, comme il est vrai, que l’humanité est appelée librement, mais certainement, à un destin de salut. Quel secours ? Quelle peut bien être l’aide qui nous rend capables d’oser, d’espérer la conquête des objectifs de l’Année Sainte ? Qui peut nous faire obtenir l’issue prodigieuse que, conformément aux exigences logiques du Concile, nous nous sommes proposée ?

La Vierge, Fils bien-aimés, la Très-Sainte Vierge Marie, la Mère du Christ Notre Sauveur, la Mère de l’Eglise, notre humble et glorieuse Reine.

Maintenant s’ouvre devant nous un vaste panorama théolo­gique, propre à la doctrine catholique, dans lequel nous voyons comment le dessein divin de notre salut, offert au monde par l’unique Médiateur, efficace par sa vertu propre, entre Dieu et les hommes, c’est-à-dire donc par Jésus-Christ (cf. 1 Tm 2, 5 ; He 12, 24), se réalise avec la coopération humaine, merveilleu­sement associée à l’œuvre divine (cf. H. de lubac, Médit, sur l’Eglise, pp. 241 et ss.). Et quelle est la coopération humaine qui, dans l’histoire de nos destins chrétiens, a été choisie d’abord, pour sa fonction, pour sa dignité, pour son efficacité, non pas purement instrumentale et physique, mais comme facteur pré­destiné et cependant libre, parfaitement docile, si ce n’est la col­laboration de Marie ? (cf. Lumen Gentium, 56).

Ici, le discours sur la Vierge Marie pourrait se prolonger à l’infini. Pour nous, en ce moment, après nous être solidement accrochés à la doctrine qui la place au centre du plan rédempteur comme aide première et, en un certain sens indispensable, aux côtés du Christ notre Sauveur, il sera bien suffisant de rappeler et d’affirmer combien la réussite rénovatrice de l’Année Sainte dépendra de l’aide superlative de la Vierge. Nous avons besoin de son assistance, de son intercession. Nous devons inscrire au programme un culte tout particulier envers la Vierge Marie, si nous voulons que l’événement historico-spirituel auquel nous nous préparons, atteigne ses véritables objectifs.

Nous nous contenterons en ce moment de condenser en une double recommandation l’importance de ce culte mariai, en qui nous plaçons tant de nos espoirs. La première recommandation est capitale : nous devons apprendre à mieux connaître la Sainte Vierge comme modèle authentique et idéal de l’humanité sauvée. Etudions-la, cette créature merveilleusement limpide, cette Eve sans péché, cette fille de Dieu, en laquelle la pensée créatrice, primitive, intacte de Dieu, se reflète dans son innocente et admi­rable perfection. Marie est la beauté humaine, non seulement esthétique, mais essentielle, ontologique, dans sa synthèse avec l’Amour divin, avec la bonté et avec l’humilité, avec la spiritua­lité et avec la divination du « Magnificat ». Elle est la Vierge, elle est la Mère dans l’acception la plus pure, la plus authentique du terme. Elle est la Femme revêtue du soleil (cf. Ap 12, 1), à la vue de laquelle nous devons baisser les yeux, nos yeux qui si souvent sont offensés, sont aveuglés par les images profanes et profanatrices de l’ambiance païenne et licencieuse dans laquelle nous nous trouvons plongés, images qui nous encerclent et sou­vent nous assaillent. La Vierge Marie est le « type » sublime non seulement de la créature sauvée par les mérites du Christ, mais aussi le « type » de l’humanité pèlerine dans la foi. Elle est la figure de l’Eglise, comme la définit Saint Ambroise (cf. Lc 2, 7 ; PL 15, 1555) ; et Saint Augustin la présente aux Catéchumènes comme figuram in se sanctae Ecclesiae demonstrat (de Symb., 1 ; PL 40, 661). Si nous tenons les regards fixés sur Marie, Vierge bénie, nous pourrons recréer en nous la ligne et la structure de l’Eglise renouvelée.

Et la seconde recommandation n’est pas moins importante : nous devrions avoir confiance dans le recours à l’intercession de la Vierge. Nous devrions la prier, l’invoquer. Elle est admirable en soi, Elle est aimable pour nous. Comme dans l’Evangile (cf. Jn 2, 3 et ss.) Elle intervient auprès de son divin Fils, et, de Lui, Elle obtient des miracles que le déroulement normal des choses ne nous permettrait pas de concevoir et d’admettre. Elle est bonne, Elle est puissante. Elle connaît les besoins et les dou­leurs humaines. Nous devons rafraîchir notre dévotion envers la Sainte Vierge (cf. Lumen Gentium, 67), si nous voulons rece­voir l’Esprit-Saint et devenir de sincères disciples du Christ Jésus. Que Sa foi (Lc 1, 45) nous conduise dans la réalité de l’Evangile et qu’Elle nous aide à bien célébrer l’Année Sainte qui se prépare.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

6 juin

RENOUVELLEMENT ET RECONCILIATION

 

Chers Fils et Filles,

 

Comme vous le savez, dimanche prochain 10 juin, nous célébrerons la fête de la Pentecôte qui commémore et tend à renouveler la descente du Saint-Esprit, animateur, sanctificateur, unificateur de l’Eglise, corps mystique du Christ. Et comme vous le savez également, cette solennité toute proche marquera le commencement dans les Eglises locales, c’est-à-dire dans les com­munautés ecclésiales présidées chacune par son propre Evêque, cet événement religieux, ou mieux : ce mouvement spirituel que nous appelons « Année Sainte », et qui sera ensuite proprement célébré au début du troisième quart de notre siècle, soit donc en 1975. Vous en entendrez encore parler, souvent, et partout; disposez- vous à le comprendre, à le vivre ; et précisément dans ses objectifs généraux, qui sont ceux d’un renouvellement de la vie chrétienne, un objectif qui est vivement réclamé et qui doit être possible dans le profond et tumultueux processus de méta­morphose de notre époque, et d’une réconciliation des âmes et des choses à laquelle nous devons tendre, pensons-nous, si nous voulons recomposer en nous et en dehors de nous cet ordre su­périeur, ce « royaume de Dieu », dont dépendent les destinées présentes et futures de l’humanité. Renouvellement et réconci­liation : il nous semble, à nous, que ce doivent être, celles-là, les conséquences logiques et générales, dans l’histoire de l’Eglise et de l’humanité, dérivant du Concile, tel un fleuve de salut et de civilisation découlant de la source qui l’a engendré.

Pourquoi un tel événement prend-il son élan de la Pentecôte ? Parce que, non pas seulement cette merveilleuse fête, que nous pourrions définir comme la commémoration de la naissance historique de l’Eglise, offre une occasion inspiratrice, propice, mais surtout parce que nous espérons, nous supplions que le Saint-Esprit, dont nous fêtons à la Pentecôte la sensible et mysté­rieuse mission, veuille être l’Artisan principal des bénéfices que nous attendons de l’Année Sainte. Ceci sera également un des thèmes les plus importants et les plus féconds de la spiritualité propre de l’Année Sainte : à la Christologie et à l’Ecclésiologie du Concile doivent succéder une étude nouvelle et un culte nou­veau dédiés au Saint-Esprit, précisément comme immanquable complément de l’enseignement conciliaire. Nous espérons que le Seigneur nous aidera à être disciples et maîtres de cette école successive qui est sienne : en quittant la scène visible de ce monde, Jésus nous a laissé deux facteurs pour que s’accomplisse son œuvre salvatrice ici-bas : ses Apôtres et son Esprit (voir congar, Esquisses du mystère de l’Eglise, p. 129 et ss.).

Nous ne voulons pas pénétrer en ce moment dans ce magni­fique domaine théologique. En vue des objectifs élémentaires de ce bref sermon, il nous suffira d’observer, avant tout, que dans l’économie ordinaire du dessein divin, l’action de l’Esprit s’ac­complit dans nos âmes en plein respect de notre liberté, ou mieux, dans le jeu même de notre correspondance, ne fut-ce que comme condition de l’action divine en nous. Il faut au moins que nous ouvrions la fenêtre au souffle et à la lumière de l’Esprit.

Disons quelques mots au sujet de cette ouverture, c’est-à-dire de cette disponibilité de notre part à l’égard de la mystérieuse action de l’Esprit. Demandons-nous quel doit être notre état d’âme psychologique et moral pour qu’elle soit apte à recevoir ce dulcis Hospes animae ? Les états psychologiques et moraux de l’âme qui la rendent apte à recevoir cet Hôte sont si nombreux qu’ils pourraient fournir la matière d’interminables traités de vie spirituelle, ascétique et mystique. En ce moment nous les rédui­rons à deux seuls états, ne serait-ce que pour des raisons de sim­plification mnémonique, et nous les ferons correspondre aux champs préférés de l’action du Paraclet, c’est-à-dire de l’Esprit Saint qui se fait notre aide, notre consolateur, notre avocat.

Le premier champ est « le cœur » de l’homme. Il est vrai que l’action de la grâce peut faire abstraction de la correspondance subjective de celui qui l’a reçoit (par exemple un enfant, un in­firmé, un mourant), mais, normalement, la conscience de l’homme doit se trouver à un stade conscient, au moins tout de suite après avoir reçu l’impulsion de l’action surnaturelle de la grâce. L’Esprit Saint a sa cellule préférée dans l’être humain, le cœur (cf. Rm 5, 5). Ce que signifie le mot « cœur » dans le langage bi­blique serait trop long à développer. Contentons-nous pour l’instant de qualifier le cœur comme centre intime, libre, profond, personnel de notre vie intérieure. Celui qui n’a pas de vie inté­rieure propre, manque de la capacité ordinaire de recevoir le Saint-Esprit, d’écouter sa voix ténue et douce, de subir son ins­piration, de bénéficier de ses charismes. Le diagnostic de l’Homme moderne nous porte à le considérer comme un être extraverti, qui vit assez en dehors de soi et rarement en soi, comme un instrument plus sensible au langage des sens, moins à celui de la pensée, à celui de la conscience. La conclusion pratique nous stimule immédiatement à faire l’apologie du silence, non pas du silence inconscient, oiseux et aphone, mais de ce silence qui im­pose de se taire aux rumeurs et aux clameurs de l’extérieur, ce silence qui sait écouter, écouter, oui, en profondeur, les voix sin­cères de la conscience et percevoir celles qui naissent dans le recueillement de la prière, et celles ineffables de la contemplation.

C’est là, le premier champ d’action du Saint-Esprit. Il est bon que nous nous en souvenions !

Et l’autre, quel est-il ? L’autre est la « communion », c’est-à-dire la société des frères unis par la foi et par l’amour en un unique organisme divino-humain, le Corps mystique du Christ. C’est l’Eglise. Et l’adhésion à ce Corps mystique, animé préci­sément par l’Esprit-Saint qui a son Cénacle de Pentecôte dans la communauté des fidèles, hiérarchiquement unis, assemblés au nom et sous l’autorité des Apôtres, si bien que nous devrons réfléchir sur certaines de nos recherches sur l’Esprit, lesquelles préfèrent s’isoler pour éviter tant le ministère directeur de l’Eglise que la reddition impersonnelle de frères inconnus, et nous ren­dre compte si elles sont engagées sur la bonne voie. Une commu­nion égoïste qui naîtrait de la fuite de la vraie communion, de la charité ecclésiale, quel Esprit pourrait-elle rencontrer ? Quelles expériences, quels charismes pourraient combler le vide de l’unité, suprême rencontre avec Dieu ?

Et voilà alors que le programme de l’Année Sainte, inauguré le jour de la fête de l’Esprit-Saint, nous place à l’instant même sur la bonne voie : celle de la vie intérieure où, Lui, le Don de l’Amour, habite et veille, et où il forme et sanctifie notre personnalité individuelle ; et celle de la société des « saints », c’est-à-dire de l’Eglise des fidèles, construite pour être le temple de l’Esprit, où le salut est en fête constante et pour tous.

Que notre Bénédiction Apostolique vous dirige sur le bon chemin, chers Fils et Frères et vous accompagne !

 

 

 

13 juin

UN MOMENT DE REFLEXION SUR NOTRE VIE SPIRITUELLE

 

Chers Fils et Filles,

 

Cette annonce du début anticipé des célébrations jubilaires qui auront leur point culminant en 1975, cette annonce, dont vous aurez tous écouté certainement la voix qui a résonné dans tous les Diocèses, c’est-à-dire dans les Eglises locales, se­coue en quelque sorte notre conscience dans sa sensibilité reli­gieuse et morale et l’interroge, lui posant une question qui re­vient sans cesse sur les lèvres de l’Eglise : « comment va ta vie spirituelle ? » ; en somme, cette annonce pénètre au plus intime de notre personnalité, l’obligeant à faire un acte de réflexion, un examen de conscience à propos de quelques-unes de ses ex­pressions que, bon gré mal gré, nous jugeons tous fondamen­tales, précisément dans la définition de notre personnalité même; c’est-à-dire que nous nous sentons obligés de répondre à nous-mêmes à des demandes comme celles-ci : moi, suis-je quelqu’un qui croit vraiment à la religion ? Je la professe, je la pratique, mais comment ? Est-ce que j’établis un rapport entre l’adhésion à mon credo religieux et l’orientation idéale et pratique de ma vie ? Si nous comprenons bien cette introspection critique, alors un des objectifs de l’Année Sainte est déjà atteint : celle-ci se présente à nous, avant tout, comme un de ces moyens pédago­giques dont l’Eglise se sert pour s’éduquer, pour se guider elle-même ; une secousse — ou si l’on veut « un choc » comme on le dit aujourd’hui — grâce à laquelle elle tend vers un but réputé important et digne d’un intérêt tout particulier.

Il en est ainsi. Arrêtons-nous pour l’instant au premier but qui fait indiscutablement partie des intentions de l’Eglise pro­motrice de l’Année Sainte : le but religieux.

Nous pourrions soulever une objection; la voici : est-il né­cessaire de secouer le monde catholique, et, au moins de manière indirecte, le monde profane, avec le thème religieux ? L’effort normal et continu de l’Eglise en faveur de la religion n’est-il pas déjà en acte ? Ce qu’a fait le Concile n’est-il pas suffisant pour réaffirmer le droit de la religion d’être présente dans le monde contemporain ? Et chaque jour, chaque dimanche, à chaque fête, l’Eglise ne nous exhorte-t-elle pas à célébrer quelque mystère religieux ? Et alors, que veut-on de plus ?

Il n’est pas difficile de répondre. La Religion est, de par son essence même, une chose telle, qu’on ne peut jamais dire « ça suffit » à sa compréhension, à sa profession, à sa découverte ; elle met l’homme en contact avec de telles richesses de vérité et de vie qu’elle peut, oui, étancher toute notre soif, mais non l’éteindre : fons vincit sitientem ; au contraire, elle ne peut que la stimuler en vue d’autres conquêtes. Il peut se faire en outre — et c’est le point qui nous intéresse le plus en ce moment — que notre attitude à l’égard des biens spirituels ne soit pas constante ; nous sommes instables, nous sommes fragiles. Et c’est ce phéno­mène de décadence de la vie religieuse —toujours possible de la part des hommes — qui, historiquement, requiert de temps à autre des interventions nouvelles, mieux adaptées, plus effica­ces afin que la fidélité humaine ne se tarisse pas. L’histoire de la vie religieuse est pleine de ces malheureuses vicissitudes, comme elle est d’ailleurs pleine de vigoureuses renaissances et de géné­reuses reprises. Or, nous sommes tous, plus ou moins, au courant du formidable, du systématique assaut que la religion, et en premier lieu la nôtre en tant que socialement structurée et organiquement précise dans sa doctrine et dans ses rites, subit de nos jours, à une époque au cours de laquelle on tend à faire coïncider la sécularisation de la société avec son progrès et à engendrer un humanisme radicalement athée. En un certain sens, qui ne se réduit pas, malheureusement, à des manifesta­tions négligeables ou marginales, la mentalité des nouvelles générations laïques est à reprendre dès le début, au seuil même de la vie religieuse. Le ministère de la Foi doit recommencer depuis l’initiation élémentaire aux premières expressions reli­gieuses.

Presqu’à titre d’exemple, nous voudrions proposer une pre­mière question : savons nous prier ? Avec cette demande agres­sive, nous ne mettons pas en doute la validité, l’efficacité, le succès de la réforme liturgique (dont nous parlerons en d’autres occasions) ; nous entendons plus exactement demander si l’hom­me d’aujourd’hui, disciple de notre civilisation « des consom­mations » — comme on l’appelle à présent — une civilisation engagée entièrement dans la recherche et dans la jouissance des biens temporels et envahie complètement de l’orgueilleuse con­viction de pouvoir tout résoudre, d’elle-même, sans aucun re­cours à Dieu ou à n’importe quelle concession transcendante du monde sensible et rationaliste, si cet homme donc est encore capable de tirer du fond de son cœur quelque sincère, même in­forme mais vif et personnel, colloque avec Dieu.

Il serait intéressant que, à la lumière de l’Année Sainte, naisse sur les lèvres de l’homme contemporain la demande si franche que les disciples du Christ adressèrent un jour au Maître : « Sei­gneur, apprenez-nous à prier » (Lc 11, 1). C’est-à-dire qu’il se­rait souhaitable de faire renaître chez les gens le sens, la con­ception, le besoin de la religion ; et en même temps l’espérance, la certitude et — disons mieux — l’expérience de parler au Dieu de l’univers ; et en même temps, aussi, la surprise de pouvoir lui adresser le nom, le titre le plus authentique de sa bonté et de notre dignité : le titre de Père.

Un résultat semblable serait une sorte de révision de toutes nos déviations et aberrations ; il serait la renaissance de l’amour et de l’espérance dans le monde ; ce serait retrouver la raison d’appeler « Mère », l’Eglise (cf. S. cyprien, De Unitate Eccle­siae, VI ; PL 4, 519) ; ce serait l’insertion nouvelle du salut dans la conscience et dans l’histoire du monde. Notre Père ! Ainsi soit-il ! Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

20 juin

L’ASPECT PERSONNEL ET INTERIEUR DU MOUVEMENT SPIRITUEL DE L’ANNEE SAINTE

 

Chers Fils et Filles,

 

Parlons encore de l’Année Sainte qui, dans les Eglises locales, a fait ses premiers pas lors de la récente célébration de la Pentecôte. Et nous en reparlerons encore, parce que, dans cette formule « Année Sainte », nous aimerions voir non seulement le couronnement, mais surtout le développement d’un moment historique dans la vie spirituelle de l’Eglise, et pas seulement un événement, mais un mouvement religieux. Cette conception nous paraît, en premier lieu, conforme aux intentions motrices de cette célébration: rénovatrices, avons-nous dit, et réconcilia­trices ; conçue, donc, pour imprimer un renouveau permanent et général dans la conscience religieuse et morale de notre épo­que, aussi bien, si possible, au dedans qu’en dehors de l’Eglise catholique ; en second lieu, cette vision de l’Année Sainte respecte, à notre avis, le grand dessein du Concile dans la réalité de l’idée et de la coutume, et elle évite à ses salutaires enseignements de passer aux archives comme des voix du passé au lieu d’opérer comme il se doit, magistralement, dans l’existence vécue de la présente et de la future génération ; elle doit être une école qui devient vie. Et en troisième lieu, nous voulons donner importance et extension à cette extraordinaire expression religieuse, que nous appelons Année Sainte, parce que les conditions historiques et sociales de notre époque sont tellement graves et accablantes au point de vue de notre foi et, par conséquent de la logique de son existence, qu’il nous semble s’imposer dès les premiers moments que le « mouvement » — répétons-le — de l’Année Sainte soit soutenu par une attitude grave, incisive, forte : ou l’Année Sainte s’affirme comme un effort général, sérieux et conforme, et en conséquence, authentiquement rénovateur, ou, au contraire, elle s’éteint tout de suite et s’épuise comme un effort stérile, peut-être bon et méritoire, mais, au point de vue pratique, éphémère et inefficace.

Il y a lieu maintenant de relever quelques remarques préala­bles, dont il est bon de tenir compte dès ce moment. Voici : il se pourrait que chez certaines personnes surgisse le doute, ou plus exactement la crainte, que l’Année Sainte puisse gêner tant d’autres mouvements spirituels et pastoraux qui ont des program­mes, ou déjà parfaitement mis au point grâce à une longue et paisible expérience, ou déjà approuvés par les Autorités de l’E­glise ou reconnus comme libres et légitimes expressions de la vitalité du Peuple de Dieu. Nous répondons qu’il n’en est pas ainsi ; l’Année Sainte ne doit nullement suspendre, étouffer ou troubler la variété et la richesse des manifestations authentiques déjà en acte dans le monde ecclésial ; il est plus exactement dans les visées de l’Année Sainte d’y introduire de nouvelles énergies et, tout au plus, si c’est possible, de les relier, d’une manière ou de l’autre, à son propre programme général, ce qui demande, en ce cas, l’acceptation d’une nouvelle et profonde inspiration, plutôt qu’une adhésion déterminée et concrète à des encadrements particuliers limitatifs.

Il se pourrait également que, chez tel ou tel, se fasse jour l’opi­nion qu’on veuille célébrer l’Année Sainte dans un style de triom­phalisme, à son de trompettes, avec de bouleversantes manifesta­tions extérieures, donnant à l’aspect extérieur qui en découle une importance supérieure à d’autres aspects de la vie religieuse et catholique auxquels il y a cependant lieu d’accorder, de ma­nière impérative, une importance certainement supérieure. Sur ce point de vue, qui. pourrait, au fond, constituer une sérieuse objection élevée contre l’Année Sainte, nous désirons inviter les gens consciencieux à une double réflexion. Et voici : oui, il est possible, et Dieu le veuille, que l’Année Sainte ait l’adhésion du Peuple, l’affluence des foules, l’apparence spectaculaire des mul­titudes ; elle vise à être un fait ecclésial, universel ; elle tend à réfléchir à certains moments le caractère de catholicité de la vo­cation à l’Evangile ; c’est de l’humanité, dans toute son extension, que nous faisons l’objet de notre invitation et de notre intérêt ; ensuite et surtout en cette occasion, nous voulons donner au cœur de l’Eglise les dimensions du monde ! Devrions-nous alors pro­tester si le phénomène assume des formes et des proportions quantitatives aux mesures insolites ? Ne serait-ce pas peut-être, que le mystère de l’unité de l’Eglise se manifeste toujours dans la multiplicité de ses richesses, étendues et univoques ? Nous tous, nous en jouirons, si le Seigneur nous accorde la grâce de voir ainsi élargis les « espaces de la charité » (voir saint augustin, Sermon 69 ; PL 38, 440-441).

En second lieu, toutefois, et disons-le tout de suite, ce ré­sultat spectaculaire, et peut-être touristique, n’est pas à vrai dire le but de l’Année Sainte ; si une intention de communion univer­selle ne peut pas ne pas figurer parmi les objectifs d’une affirma­tion qui regarde l’Eglise toute entière dans ses propriétés essen­tielles d’unité et de catholicité, ceci n’a toutefois aucune priorité ni comme effet dans le temps ni même comme valeur en soi, parce que cela suppose et impose la poursuite d’un autre but an­técédent ; la conversion des cœurs, le renouvellement intérieur des âmes, l’adhésion personnelle de la conscience. D’abord l’homme, individuel et conscient ; puis la foule. Nous voudrions qu’à cette première finalité de l’Année Sainte soit accordée la plus grande importance. Nous devons viser avant tout à un renouvellement intérieur, à une conversion des senti­ments personnels, à une libération des mimétismes convention­nels, à un renouvellement de notre mentalité, accompagné d’une imploration pour nos manquements envers Dieu et envers la société des hommes, nos frères, et à l’égard de la conception mê­me que chacun doit avoir de soi, comme fils de Dieu, comme chrétien, comme membre de l’Eglise. C’est une nouvelle philo­sophie de la vie, si l’on peut dire, qui doit se former en chaque membre du corps mystique du Christ; chacun de nous est invité à rectifier sa manière de penser, de sentir, d’opérer, en se réfé­rant au modèle idéal de disciple du Christ, tout en restant cito­yen loyal et actif de la société civile contemporaine.

Cette grande conception de l’Année Sainte : donner à la vie chrétienne une expression authentique, cohérente, intérieure, pleine, capable de « renouveler la face de la terre », dans l’Esprit du Christ, doit être bien présente dans nos pensées, avec une con­séquence immédiate très importante : l’accomplissement de ce dessein doit commencer tout de suite et se poursuivre dans la conscience personnelle de chacun de nous. Nous voudrions que cet aspect personnel et intérieur de la grande entreprise spirituelle, à présent commencée, soit mis en tête de tous les pro­grammes. Chacun de nous doit se sentir mis en cause pour ap­pliquer sur soi-même, en soi-même, le renouvellement reli­gieux, psychologique, moral, opératif auquel l’Année Sainte veut aboutir.

Avec cette première conséquence pratique : chacun de nous doit faire son inventaire et procéder à un examen introspectif de la ligne directrice de sa propre existence, c’est-à-dire donc un examen au sujet du choix libre et responsable de sa propre vocation, de sa propre mission, de sa propre définition, comme homme et comme chrétien. Un examen d’importance capitale !

Et deuxième conséquence, bien plus facile, mais infiniment plus insistante : il faut retrouver la pratique du bien, de l’honnê­teté, de la recherche de ce qu’il y a de mieux dans les petites choses, c’est-à-dire dans la chaîne de nos actions ordinaires, là où nos défauts s’insinuent à chaque moment, et parfois de ma­nière fatale ; et là où, au contraire, la droiture dans la manière d’agir peut être facilement rendue plus parfaite, en se rappelant l’enseignement du Seigneur : « Qui est fidèle dans les moindres choses, l’est aussi dans les grandes » (Lc 16, 10). De toute façon, commençons tout de suite, tous et chacun de nous: avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

27 juin

LA NOUVEAUTE EST DANS LE CHRIST

 

Chers Fils et Filles,

 

Renouvellement est un mot vraiment privilégié. L’Année Sainte, elle aussi, s’en est emparée. Chacun le répète et on s’en sert dans tous les domaines. Il s’applique aux lois, aux mœurs, aux manières de parler et de vivre ; à la culture, à l’art, aux struc­tures sociales, à la manière de concevoir la vie, aux rapports in­ternationaux ; il s’applique également aux habitudes mineures, à la mode, à la manière de parler, d’écrire, etc. Tout doit être nouveau, tout doit être renouvelé.

C’est, vous le voyez, une loi de la vie. La vie est une nouveauté continuelle : la respiration, les battements du cœur, la course du temps, la succession des jours et des saisons, les périodes de la vie, les événements, l’histoire, tout est transformation, tout est mouvement. Ce qui est passé nous parle de la fugacité de nos expériences ; ce qui est présent ne nous satisfait jamais entière­ment : nous sommes toujours tendus vers des choses que nous désirons, que nous espérons, auxquelles nous nous attendons dans le futur. Dès l’instant où nous avons pris conscience des limites de notre jouissance des biens temporels et des merveil­leuses conquêtes dont l’homme moderne a été capable, l’idée de progresser est devenue obsédante ; tout doit changer, tout doit faire des progrès. L’évolution semble être la loi qui libère.

Il doit y avoir beaucoup de vrai et de bon dans cette menta­lité parce que, dans le domaine moral et religieux, existe aussi la tension vers un développement ultérieur, vers une ascension continuelle, vers une plénitude actuellement déficiente et qu’il faut désirer de toutes ses forces, une tension qui pousse sans re­lâche à chercher une perfection croissante ; il suffit de rappeler les paroles de Notre Seigneur qui nous propose comme modèle de perfection Dieu lui-même. « Soyez parfaits, a dit Jésus, comme votre Père céleste est parfait... » (Mt 5, 48). L’homme est donc un être implicite, susceptible de progrès toujours nouveaux et même extraordinaires ; c’est un être qui n’est prisonnier d’au­cune limite définitive et qui, au contraire, est poussé à dilater progressivement sa personnalité spirituelle : « Croissons en celui qui est la tête, le Christ » (Ep 4, 15). Et alors la nouveauté est norme, est style, est histoire pour l’économie du salut : « Si quel­qu’un est dans le Christ, dit encore Saint Paul, il y est en tant que créature nouvelle. Tout ce qui était ancien est passé, tout est devenu nouveau » (1 Co 5, 17). Cette conception du nouveau dans le sentiment chrétien retourne continuellement à l’école de la parole de Dieu (cf. Is 43, 19 ; Ap 21, 5 ; etc.). Et c’est ainsi que, lorsque nous entendons l’annonce du renouvellement que l’Année Sainte doit nous porter, nous n’entendons pas une le­çon nouvelle et originale mais plutôt le rappel, répété, incessant, à un principe fondamental de la vie chrétienne.

En attendant, faisons une première observation : comme elle est vraie, comme elle est belle, notre religion qui nous veut tou­jours renouvelables et renouvelés ! Quelle fraîcheur, quelle viva­cité, quelle jeunesse d’esprit nous sont enseignées et, mieux encore, insufflées à son école ! Nous ne serions pas des chrétiens fidèles, si nous n’étions des chrétiens en voie de perpétuel re­nouvellement ! La leçon sur le renouvellement de la vie chrétienne est une leçon qui revient sans cesse ; nous l’entendrons encore tant et tant de fois, principalement à l’occasion toute proche de l’Année Sainte. Faisons en sorte qu’elle ne nous soit pas inutile, mais que plutôt elle rajeunisse en nous le sens du devoir de don­ner à notre manière de vivre la foi chrétienne, une expression nouvelle, authentique, adaptée au caractère tragique de notre époque.

Mais il importe de faire une deuxième observation. Soyons attentifs à ne pas tomber dans une périlleuse équivoque. Renou­vellement peut signifier de nombreuses choses. Il peut signifier, par exemple, répudiation de valeurs auxquelles on ne peut pas renoncer, c’est-à-dire détachement de biens, de vérités, de de­voirs dont nous ne pouvons pas, dont nous ne devons pas nous écarter sous prétexte de rénovation. Renouvellement peut si­gnifier, certes, changement, conversion, metanoia ; c’est bien. Mais les changements ne sont pas nécessairement tous bons, tous utiles. L’homme possède un patrimoine, la vie, et il ne peut pas en abdiquer. Le chrétien possède une fortune, la foi, et il ne peut pas en faire fi. D’une manière générale, tout homme, même s’il est pauvre et malheureux, est héritier d’une tradition dont cer­tains principes, certaines valeurs ont un grand prix, ne serait-ce que pour lui permettre de prétendre à juste titre que ses droits d’homme soient reconnus et ses besoins légitimes satisfaits. Le renouvellement dont nous avons parlé ne pourrait pas s’obtenir avec la perte des seuls titres qui le rendent possible, mais bien, au contraire, il s’acquiert grâce à la défense tenace de ces titres eux-mêmes et à la sage découverte des énergies qu’ils recèlent. Dans ce sens-là, on ne saurait être progressiste sans être conser­vateur.

C’est pourquoi nous ne devons pas confondre le renouvellement avec la soumission superficielle et servile au relativisme des idées qui triomphent à certains moments de l’histoire. La mode, qui peut mériter un respect approprié si on la consi­dère sous l’aspect esthétique et contingent de la culture am­biante (cf. Lc 7, 32), n’est certainement pas, si on l’élève à la fonction de critère de notre manière de penser et de-vivre, un maître plein de sagesse et de compétence ou un interprète éclairé des signes des temps. En réalité la mode ne libère pas ; elle engendre plutôt la vanité et les désillusions.

Où devons-nous chercher alors le critère qui orientera le re­nouvellement que nous sommes en train de chercher ? Nous ne vous donnerons pour l’instant qu’une réponse incomplète, mais qui est valable tout spécialement, pour nous autres qui sommes chrétiens ; nous la trouvons dans la fonction véhiculaire de la tradition authentique ; le critère d’orientation du renouvellement — (c’est un paradoxe, toutefois chargé de vérité) — sera celui de remonter aux sources, de rechercher dans l’Evangile, dans l’histoire du Peuple de Dieu et des Saints, dans le magistère de l’Eglise les bonnes formules de la nouveauté régénératrice ; Dans cette recherche, qui est moins rétrospective qu’introspective de la vérité divine et humaine, nous trouverons la clé pour ouvrir les voies nouvelles vers ce royaume de Dieu qui peut aussi, dès maintenant, avoir, dans le temps, sa lumineuse épiphanie.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

4 juillet

LA VRAIE ET LA FAUSSE IDEE DU RENOUVELLEMENT RELIGIEUX

 

Chers Fils et Filles

 

Nous avons parlé de l’Année Sainte comme d’une période de renouvellement. Nous devons, et nous devrons encore en reparler, parce que ce mot de « renouvellement » peut se comprendre de multiples façons et s’appliquer à de nombreuses cho­ses. Tous, nous sommes convaincus que notre civilisation porte en soi de tels ferments, de telles impulsions, de telles inquiétudes et de telles aspirations que son renouvellement profond, et mê­me peut-être révolutionnaire comme le pensent certains, s’ac­complit spontanément ; il suffit de se laisser conduire, ajoutent les clients de l’opinion publique, il surfit de se fier à la loi univer­selle du progrès : elle transformera le vieil aspect du monde et lui en fera assumer un nouveau sans que nous ayons besoin de nous affairer, de prendre des airs de précurseurs de programmes novateurs ou de prophètes aux rêveries invraisemblables. C’est vrai ! Nous, toutefois, nous nous posons deux questions, devant cette perspective transformatrice : l’homme, que deviendra-t-il dans cette métamorphose générale ? Que de phénomènes, pré­conisés le siècle dernier comme idylliques, et qui ont eu par la suite des répercussions malheureuses dans les domaines social, moral, sanitaire au cours de notre siècle ! C’est une question que nous laisserons provisoirement de côté pour la reprendre, le cas échéant, en d’autres circonstances. Pour l’instant il nous surfit de l’énoncer. Mais la deuxième question nous touche de plus près: qu’en sera-t-il de la religion, de notre religion chrétienne, quand ce cataclysme novateur aura changé toute chose, idées, institutions, mœurs ?

A cette deuxième question, nombreux sont ceux qui ont une réponse toute prête, une réponse catastrophique : la religion, comme cela se passe déjà dans des pays privés de liberté, sera liquidée, un peu par oppression autoritaire, et ensuite par dé­périssement endogène : la religion, soutient-on, est un phéno­mène marginal, non nécessaire, non scientifique ; elle s’éteindra, et le monde poursuivra sa route triomphale, délivré de ses entraves superstitieuses et antiprogressistes.

Et voici alors, confrontée avec une telle hypothèse négative, l’affirmation franche et positive de l’Année Sainte : notre religion, disons mieux; notre vie religieuse sera rénovée. L’importance d’une telle finalité ne saurait échapper à personne, que ce soit dans le diagnostic intérieur de notre manière habituelle de consi­dérer et de pratiquer notre foi, ou bien en prévision d’un témoi­gnage extérieur de conscience et de force avec le milieu nouveau, que l’humanité arrivera à formuler pour sa future existence. Voilà donc une prise de position, la nôtre, qui va bien au-delà des vicissitudes du calendrier. A l’heure actuelle, elle manifeste sa plénitude en faisant exploser — si l’on peut s’exprimer ainsi — la charge de doctrines et de préceptes qui nous a été laissée par le récent Concile ; et elle prévoit en toute lucidité l’heure du siè­cle nouveau, pour lequel nous augurons non pas une archaïque et laborieuse survivance de religion catholique, mais une vigou­reuse et bienheureuse floraison de christianisme authentique, contenu, certes, dans son cadre spirituel propre, mais guide et animateur de l’homme modelé par palingénésie des temps nou­veaux.

De grandes idées, comme vous le voyez ; elles devront être réétudiées avec une gravité d’analyse proportionnée à l’ampli­tude des thèmes qu’elles nous soumettent, et avec la sagesse de synthèse que suggèrent les conditions historiques.

Mettons en sécurité, en attendant, et pour notre propre compte, quelques prémisses qui doivent nous aider à préciser le concept de renouvellement, celui vers lequel dès maintenant nous tour­nons nos pensées et nos pas.

Avant tout, comme nous l’avons déjà précisé d’autres fois, ce n’est pas n’importe quelle transformation qui a pour nous une valeur de renouvellement. La mentalité moderne est encline, au contraire, à croire que changer, veut dire innover; innover, nous l’entendons dans le sens de rénover, de renouveler, et plus exac­tement, d’améliorer. Un grand nombre des intolérances de l’hom­me d’aujourd’hui s’exprime de cette manière, en ce sens ; changer signifie pour lui améliorer, libérer, progresser. Cet état d’âme, actuellement si diffusé, et qui, est à la base de tant de bouleverse­ments culturels et sociaux, mériterait, lui aussi, une étude appro­fondie ; et elle serait d’une grande amplitude. Nous, nous nous limiterons au domaine ecclésial pour noter l’audace et la superficialité avec laquelle tant de personnes lancent des idées d’inno­vations périlleuses et souvent inadmissibles non seulement dans les structures secondaires de l’Eglise, mais tout autant dans ses structures constitutionnelles ; elles partent d’une conception arbi­traire de l’Eglise de l’avenir, et font le plus souvent abstraction des exigences de son patrimoine doctrinal, avec le résultat fa­cile d’engendrer, non pas un renouvellement, mais un discrédit de la norme traditionnelle de l’Eglise, et de justifier l’hypothèse d’un nouveau et arbitraire dessein de l’Eglise, qui ne serait plus celle qui, issue du Christ, est parvenue jusqu’à nous. L’Eglise ne pourra jamais trouver son renouvellement dans des formules particulières et illusoires de transformisme philosophique et structurel, mais dans la féconde et originale découverte intérieure et traditionnelle de ses principes et de ses expériences historiques de fidélité et de sainteté.

C’est pourquoi, il nous semble que nous devons dès à présent tendre les bras pour inviter et accueillir ces groupes d’esprits fervents qui s’imaginent inventer un renouvellement religieux tout personnel en s’isolant de la communauté ecclésiale et par­fois aussi de sa communion, et en couvrant leur propre détache­ment aberrant de l’étiquette d’un pluralisme catholique gratuit, même si cette étiquette est malheureusement étrangère à sa sou­che naturelle : l’Eglise, l’Eglise véritable. Jeunes gens ! (parce que c’est ainsi que vous êtes) : jeûnes gens ! venez ! il y a de nom­breuses places pour vous dans la maison du Père (cf. Jn 14, 2) ; et il y a place pour tous ceux qui veulent demeurer fidèles !

Et que devrions-nous dire de ceux qui pensent au renouvelle­ment de l’Eglise moyennant un facile conformisme à l’égard des idéologies culturelles, sociales ou politiques du monde profane et parfois radicalement hostile à la pensée chrétienne !

Limitons-nous pour l’instant à indiquer les voies maîtresses du renouvellement spirituel et moral auquel aspire l’Année Sainte. Première voie ; le Seigneur dit : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Le contact réel, religieux, doctrinal et sacramentel avec le Christ tient la première place pour réanimer notre vie chrétienne, avec la grâce du Saint-Esprit (cf. Jn 3, 5). Cela, on le sait : ne l’oublions donc pas ! La réforme liturgique réforma­trice nous ouvre ce sentier central ; et la profondeur religieuse personnelle, à laquelle celui-ci nous conduit, nous assure que le renouvellement sera fécond, facile et authentique. Une autre piste ; c’est le sens, ou mieux, la passion de la vérité dans la com­position intérieure et dans la profession extérieure de notre foi : sans orthodoxie, sans lumière de Parole de Dieu, sans l’appui du charisme du magistère de l’Eglise, ce n’est pas un renouvelle­ment que nous aurions, mais un égarement dans les impasses des doutes renaissants, des hypothèses personnelles, des tortu­res intérieures.

Une troisième piste : la découverte du « toujours nouveau » dans la pratique de la religion, parce que vraie, parce qu’intaris­sable, parce que mystérieuse, parce qu’articulée sur les capacités de l’homme. Il serait, ici également, trop long d’expliquer, le comment et le pourquoi.

Et puis encore une autre voie ; l’actualité de l’Eglise et de sa conception unitaire et universelle des destinées humaines et de sa propre expérience constitutionnelle déjà en vigueur. Mais arrêtons-nous ici.

Nous nous sentirions plutôt heureux, si nous avons réussi à vous suggérer quelqu’idée, quelque désir, quelque ferveur pour le renouvellement vers lequel l’Eglise nous guide et nous entraîne.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

11 juillet

ANNEE SAINTE : UN MOMENT TYPIQUE DE NOTRE REALISME RELIGIEUX

 

Chers Fils et Filles,

 

Nous inviterons une fois de plus l’Eglise à réfléchir sur l’An­née Sainte, vers laquelle notre marche a déjà commencé. Et une fois encore nous allons nous interroger sur la disposition fondamentale de notre esprit. Nous répétons : de notre esprit re­ligieux. Parce que c’est de cela qu’il s’agit. Il s’agit de mettre notre religion à l’épreuve, de vérifier le caractère sérieux de notre foi, de préciser l’influence effective qu’a notre profession chré­tienne sur notre vie. Il s’agit d’une marche sur notre vie. Il s’agit d’une marche de la foi. Il s’agit de mesurer la consistance de notre qualification catholique dans le contexte envahissant et accablant de la vie moderne. Il s’agit de vérifier, d’un esprit cons­cient et réfléchi, notre adhésion à la religion, au Christ, à l’E­glise, après l’infusion doctrinale et spirituelle reçue du Concile et après l’agression de sécularisme qui s’est abattue sur notre géné­ration: sommes-nous encore chrétiens ? Notre vocation chrétienne a-t-elle toujours un rôle déterminant dans notre vie ? Sommes-nous des gens qui survivent dans une tradition ecclésiale fati­guée et fragmentaire ? Ou celle-ci reprend-elle, recommence-t-elle à verdoyer, précisément dans le climat contemporain, d’une nouvelle, d’une impétueuse, d’une incoercible vitalité ? Disons tout en quelques mots : l’Année Sainte doit être pour nous un moment typique de notre réalisme religieux.

Quand notre pensée arrive à cette conclusion, dans notre mé­moire surgissent, nous ne savons par quelle association d’idées, les Paroles, tellement simples et tellement irrésistibles, de Jésus dans l’Evangile, quand il appelle les disciples à sa suite : « Venez, suivez-moi » (Mt 4, 19) et Pierre en particulier : « Toi, suis-moi » (Jn 21, 19 et 22) ; et quand il appelle tous les malheureux de cette terre : « Venez à moi, vous tous qui peinez et portez un fardeau accablant » (Mt 11, 28). La vocation du Christ résonne au fond de l’esprit avec sa douceur et avec sa véhémence, justement au moment de la confrontation entre notre position de fait, peut-être statique et paresseuse, et l’océan mystérieux et séduisant du monde contemporain; elle résonne comme une alternative, en même temps libre et impérieuse, entre l’Evangile et la culture « babélienne » mise à notre portée, c’est-à-dire entre le Christ et le monde ; choisis, viens ! Et à la première oscillation de l’esprit imposée par l’option vitale, voilà que jaillit dans la conscience une étrange formule résolutive et paradoxale ; il ne s’agit pas, à vrai dire, d’une option exclusive mais d’un choix coordonné ; viens à moi, invite le Christ, non pour abandonner et disqualifier le monde, mais pour donner au monde sa vraie valeur en reconnaissant sa splendeur, certes, mais en considérant aussi ce qu’il a en soi d’équivoque et de subordonné et, en fin de compte, de décevant ; viens à moi, nous dit le Christ, pour servir et pour sau­ver le monde, pour l’aimer comme moi, le Christ, je l’ai aimé, donnant ma vie pour son salut.

Cela signifie que si nous faisons de l’Année Sainte une expé­rience de la plénitude de la vie chrétienne mise en confrontation avec la vie moderne, le dilemme devient formidable et enthou­siasmant, comme une compétition superlativement sportive : « ... c’est ainsi que vous devez courir tous, conseille Saint Paul, de manière à remporter la victoire (1 Co 9, 24). Il s’agit de pren­dre la chose au sérieux, d’être réalistes dans notre profession de foi catholique. Nous sommes donc entraînés vers des positions qui, à notre avis, peuvent intéresser deux catégories de person­nes de notre époque. La première de ces catégories, on le com­prend, est celle de ces personnes qui, pour tel ou tel motif, ont déjà choisi le Christ comme Maître de vie, qu’il s’agisse des sim­ples fidèles ou de ceux qui, d’une manière plus étroite, se sont engagés à son école et à sa suite ; ces fidèles se rendent compte que désormais le lien avec le Christ ne peut plus être purement formel et lâche, mais qu’il doit être réel et bien tendu ; c’est-à-dire que l’on ne peut pas être seulement chrétien de nom, ou religieux, ou prêtre : il faut l’être de fait, dans la réalité intérieure de l’âme, dans le style extérieur de la vie. Une nécessité de cohé­rence nous oblige de sortir de la médiocrité, de la tiédeur, de la superficialité, du double jeu de l’adhérence positive à l’Evangile, à laquelle nous nous sommes engagés, et l’abandon permissif à l’hédonisme interne et externe, aujourd’hui si facile et qui nous fait trahir la Croix. Une vie religieuse molle, privée d’énergie ascétique et de ferveur spirituelle n’a plus aucun sens aujourd’hui et n’offre plus aucun moyen pour se soutenir et pour persévérer dans la fécondité de la richesse spirituelle et du témoignage apos­tolique; une triste expérience le démontre. Cohérence : voilà le renouvellement que l’Année Sainte doit susciter chez les baptisés et chez les consacrés.

L’autre catégorie de personnes pour lesquelles le réalisme ca­tholique de l’Année Sainte peut avoir de l’intérêt, est celle des jeunes. Ce sont eux surtout, les jeunes, eux les premiers, qui nous ont parlé d’authenticité. L’exigence d’authenticité idéale et mo­rale qu’ils démontrent, a eu, au cours de ces dernières années, une explosion tellement négative de contestations et de rébel­lions contre une société envahie de tant d’hypocrisie et d’un scep­ticisme logique et éthique tellement aberrant qu’il ne pouvait pas manquer que s’accroissent la souffrance et la confusion dans le cœur des jeunes d’où elle est partie et dans lequel aujourd’hui semble germer une nouvelle spiritualité ; positive, celle-ci, au moins dans ses aspirations instinctives. Où est l’amitié ? Où est le silence ? Où se trouve l’expression libre et lyrique d’une poésie qui est prière ? Où, le lieu pour le service à autrui ? Où, la récu­pération de la maîtrise de soi et du sacrifice à un idéal plus grand que soi ? Vraiment, n’est-il pas en train de se reformer, dans la nouvelle génération des jeunes, une attitude positive à l’égard de la vérité, de la justice, de l’amour ; à l’égard de la prière et de la foi ; à l’égard de la recherche innocente d’une Eglise humble et bonne, capable de rendre sens et valeur à la vie et de planifier une paix virile et laborieuse, depuis les confins de l’univers ?

Nous ressentons ces nouvelles pulsations de l’âme des jeunes : nous les écoutons avec respect et avec satisfaction ; et nous avons confiance; la sincérité rénovatrice qui est la clé du grand concert spirituel de l’Année Sainte, saura exercer sur elle également son charme mystérieux et véritable.

Avec notre  cordiale  Bénédiction Apostolique.

 

 

 

18 juillet

IDENTITE DU CHRETIEN

 

Chers Fils et Filles,

 

L’ancien catéchisme commençait par une demande étrange, qui semblait superflue, comme une lampe allumée sous l’éclat du soleil : « Etes-vous chrétien ? », et la réponse paraissait très facile, absolument évidente : « Oui, je suis chrétien, par la grâce de Dieu ». Cette première réplique de la doctrine religieuse avait toutefois deux mérites dialectiques qui la rendent, encore pour nous, actuelle et pleine de sagesse ; le mérite d’être présentée sous forme de dialogue ; et le dialogue conserve aujourd’hui sa pleine valeur dans le discours religieux ; et le mérite également de rendre conscient ce que l’habitude prive facilement de son caractère originel et important, et fait sembler tout à fait évident ; et cette intention de mettre intérieurement en évidence le fait d’être chrétien prend aujourd’hui une signification nouvelle, sous une allure presque polémique, celle d’une confrontation avec le monde environnant qui n’est pas chrétien, ou qui, tout au moins, ne se présente pas comme tel. Nous nous trouvons devant la question si discutée de nos jours, de 1’« identité » du chrétien qui assaille sa conscience sur tous les plans ; en fin de compte, le chrétien, qu’est-il ? Et le catholique, qu’est-il en comparaison de celui qui ne l’est pas ? Et le prêtre, qu’est-il ? Et le Religieux ? Et le laïc ? Ces questions-là et d’autres semblables attendent une double réponse ; l’une puisée dans les profondeurs de notre pro­pre conscience intime, que nous ne pouvons pas explorer si nous faisons abstraction d’une réalité que nous supposons, pour l’ins­tant, indiscutable, la réalité religieuse, le fait d’appartenir à notre religion catholique ; l’autre réponse, au contraire, doit être une conséquence du fait extrinsèque, mais dominant, de l’ap­partenance à notre époque, à la coexistence sociale formée, im­posée, transformée par les mœurs d’aujourd’hui, par la mentalité actuelle, par la mode du moment historique socio-culturel pré­sent. Et la définition que chacun donne actuellement de soi-même oscille plus que jamais entre les deux réponses ; je suis fils de l’Eglise, c’est-à-dire fils adoptif de Dieu le Père, par le Christ, en l’Esprit-Saint ; mais je suis aussi, et je me sens éga­lement fils de mon époque. Certes, les deux réponses sont com­plémentaires et il ne sera pas difficile par conséquent, de les fondre en une unique conscience chrétienne moderne; mais tandis que la seconde réponse s’impose d’elle-même, la première doit être le terme d’une réflexion, d’une découverte, d’un premier acte de foi au sujet de notre sort, et cela, du fait que nous sommes chrétiens.

C’est la première réponse qui, en ce moment, nous intéresse sous de multiples aspects.

Que signifie exactement : être chrétien ?

Nous voudrions que chacun de nous en revienne avec son génie critique à cette obsédante question de notre syllabaire re­ligieux.

A de nombreuses reprises, nous sommes exhortés par la ca­téchèse apostolique à accomplir cet examen introspectif; nous découvrons aussitôt que notre personnalité est l’objet d’une antécédante et ineffable pensée divine ; Dieu « nous a élu en Lui (le Christ) dès avant la création du monde » (Ep 1, 4) ; une vocation intentionnelle au dessein divin du salut domine donc notre destin (cf. Rm 8, 30 ; Col 3, 12 ; 2 Th 2, 12) ; il est de notre devoir de nous rendre compte que nous sommes appelés : « Regardez les élus que vous êtes, Frères » écrira Saint Paul aux Corinthiens (1 Co 1, 26) ; d’être, comme l’écrivait Saint Pierre « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est for­mé » (1 P 1, 9). Les premières lueurs de notre conscience chrétienne devraient être celles de posséder une immense for­tune, d’être élevés à une dignité incomparable. Qui ne se sou­vient des solennelles et sculpturales paroles de Saint Léon le Grand : « Te rends-tu compte, chrétien, de ta dignité ? ». Nous, nous devons nous sentir, en même temps, chrétiens et heureux. Oui, chrétiens, et heureux d’être chrétiens (cf. 1 P 4, 16).

Combien de fois ne nous est-il pas répété et recommandé : « Soyez heureux dans le Seigneur; je le répète : soyez heureux», disait Saint Paul aux Philippiens (cf. Mt 5, 12 ; 2 Co 13, 11 ; 1 Th 5, 16 ; 1 Jn 1, 4 ; etc.). Une joie inaltérable est une compo­sante nécessaire de la psychologie chrétienne, même dans l’ad­versité et les tribulations : « Je déborde de joie au milieu de toutes nos tribulations » (2 Co 7, 4). Et une joie semblable ne s’atté­nue pas, au contraire, elle se valorise dans l’expression même de l’humilité qui est parfaite dans la vérité reconnue de la dispro­portion entre la grandeur de Dieu et la petitesse de la créature humaine ; rappelez-vous le Magnificat de la Vierge Marie (Lc 1, 46-55) ; et il est encore moins à craindre qu’elle s’éteigne ; au contraire, elle se ranime dans la douloureuse confession de ses propres fautes (cf. Ps 50, 10).

Cette conscience de la béatitude existentielle explique com­ment la voix qui peut le plus fidèlement interpréter notre condi­tion de chrétien, se trouve être celle qui rend grâce à Dieu, ainsi-que nous le faisons dans la « préface » de la Messe, et dans l’Eu­charistie, qui veut précisément signifier : « Action de rendre grâ­ce », lorsque nous traduisons en langage sacramentel, opérant dans le Christ lui-même, la plénitude de notre identité surnatu­relle : « Ce n’est donc plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).

Se pourrait-il, alors, que la vie chrétienne devienne, même dans notre présente condition mortelle, facile et unanimement heureuse ? Oh, non ! L’étude de notre réalité chrétienne nous portera (pas maintenant) à trouver une autre composante de notre sort, et par conséquent de notre psychologie : c’est-à-dire la dou­leur, le sacrifice, la croix. Mais qu’il nous suffise en ce moment de réaffirmer cette première caractéristique de notre élévation chré­tienne : celle des dimensions infinies du royaume de Dieu en nous, dès à présent (cf. Ep 3, 18).

Et c’est pour cela que nous veillerons avec un soin attentif à ne pas céder aux idéologies arbitraires et insinuantes de ceux qui prétendent donner au christianisme une nouvelle interpré­tation qui se sépare de l’enseignement de la tradition et de la théologie de l’Eglise et qui, par la force des choses, tend à rendre vaine la réalité religieuse de notre foi. Nous saurons ainsi exercer une garde vigilante contre les courants qui, imprégnés d’un esprit critique abusif, préconçu et négatif, prétendent désacraliser ou démythiser la religion catholique ; et bientôt s’en trouveraient profanées, non pas seulement notre physionomie spirituelle et chrétienne, mais tout autant notre physionomie humaine. Un thème actuel, auquel il faut penser à nouveau.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

25 juillet

DIFFICULTÉ DE LA VIE CHRETIENNE

 

Chers Fils et Filles,

 

Ce discours, comme d’autres déjà depuis l’annonce de l’An­née Sainte, exige une déclaration préliminaire : notre désir est de donner au Peuple de Dieu une plénitude religieuse cons­ciente et vigoureuse, qui réalise ce renouveau spirituel et moral auquel a tendu le Concile ; et alors nous nous demandons ; est-il possible, par les temps qui courent, de mener une vie chrétienne authentique, forte, heureuse, capable de réaliser la synthèse en­tre la fidélité à l’Evangile et la participation au monde moderne ? Nous répondons : oui, c’est possible ; et même, nous dirons mieux ; cela doit être possible ; et dans l’affirmation de ce devoir, nous découvrons ce qu’il y a de dramatique dans le programme que chaque fils de l’Eglise et l’Eglise tout entière sont appelés à me­ner à bien en ce moment de l’histoire : nous devons être des ca­tholiques au sens fort du terme, non par attachement à un inté­grisme formel, extérieur, insensible au langage de notre époque, mais en vertu d’une tradition cohérente et vivante qui transmet sa mission et son esprit à la présente génération.

A d’autres occasions, nous, avons parlé d’un christianisme heureux. Telle est en effet la réalité que le dessein divin de la vo­cation chrétienne, un dessein dans lequel se déploie l’Amour infini de Dieu pour l’homme, veut instaurer. Et nous demandons à présent : la réalisation de cet heureux dessein est-elle tout aussi facile ? Existe-t-il un christianisme facile ? Ceci est un point critique, parce que la question n’admet pas une réponse unique ; il faut reconnaître que la question est complexe. Nous pouvons y répondre en envisageant un de ses aspects, l’aspect absolu et dominant : oui, il est facile d’être chrétiens ; d’être des chrétiens fidèles et authentiques, à condition d’entrer sincèrement et géné­reusement dans le système total de la vie chrétienne, parce que celle-ci ne pourrait être vraiment heureuse si elle n’était en mê­me temps facile, c’est-à-dire proportionnée aux profondes aspira­tions de notre être, de notre cœur, et à nos forces, encore que nous sachions que celles-ci sont faibles, inconstantes, vulnérables (à cause d’une infirmité originelle) et incapables par elles seules d’atteindre le but surnaturel que le plan du vrai christianisme nous fixe (cf. Jn 15, 5 ; 2 Co 3, 5).

Mais, en anticipant quelque peu les conclusions de notre rai­sonnement, remarquons que ceux qui se proposent une fidélité totale à la vocation chrétienne, conforme aux modalités de leur situation, y parviennent et même prennent goût à l’effort qu’im­posé une telle fidélité ; c’est là un prodige de la vie chrétienne ; les vrais disciples de l’Evangile en ont fait l’expérience ; tandis que ceux qui recherchent la facilité, amenuisant leur fidélité à la vie chrétienne, ceux-là, ils en ressentent le poids, l’ennui et trouvent que ce qu’elle exige est contre nature, ou presque. Pour avoir le sentiment que la parole du Seigneur « Mon joug est doux et mon poids est léger » (Mt 11, 30) s’est accomplie en soi, le chré­tien a besoin de grand courage et d’amoureux dévouement. Mais alors, cela se réalise non pas certes uniquement en vertu de cette loi psychologique qui nous enseigne que rien n’est difficile quand on aime ; mais aussi et principalement par un processus merveil­leux et mystérieux de l’intervention de la grâce divine qui nous permet de jouir de la multiplication de nos énergies, et de res­sentir vraiment la réelle facilité de l’imitation du Christ (cf. Jn 14, 18 ; 2 Co 12, 9 ; 1 Co 15, 10 ; etc.). La doctrine de la grâce doit être méditée sans cesse si nous voulons avoir connaissance de ses possibilités inépuisables et toujours disponibles pour la grande expérience que nous voulons entreprendre, celle du renouvelle­ment d’un véritable christianisme post-conciliaire de notre épo­que. Nous sommes invités à ne pas avoir peur (cf. Mt 10, 28 ; Lc 12, 52) ; nous pouvons oser, nous devons oser.

Cette vision confiante et optimiste n’est pas démentie par une autre vision, une vision différente de la vie chrétienne, celle qui nous montre comment, en même temps, la vie chrétienne est pleine de difficultés. Soyons réalistes ; si on veut la vivre authentiquement, la vie chrétienne est difficile. Celui qui cherche à nier cet aspect difficile, ou même qui veut le supprimer abusive­ment, ne ferait que déformer et peut-être aussi trahir l’authenticité de la vie chrétienne elle-même. Aujourd’hui cette tentative de la rendre facile, agréable, sans efforts, sans sacrifices est en plein développement, sur le plan pratique comme sur le plan doctrinal.

A ce point-là, il importe également de garder les idées claires. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour conserver à la vie chrétienne le sens de liberté et de joie qui lui est propre. Nous ne devons pas l’appesantir par des lois graves et superflues (cf. Mt 23, 4). Nous devons infuser en nous et chez les autres le goût des choses vraies, pures, justes, saintes, aimables, honnêtes, droites, comme nous l’enseigne Saint Paul (cf. Ph 4, 8) ; et si nous en avons le goût, il nous sera facile d’y adapter notre conduite. Mais c’est précisément pour cela que nous devons avoir le sens de l’absolu qui imprègne sans réticence la conception religieuse catholique : absolu pour la vérité, est-est : non-non dit l’Evangile (Mt 5, 57 ; cf. Jc 5, 12 ; 2 Co 1, 17), sans se livrer volontairement aux flatteries du doute ou aux illusoires, commodités d’un plu­ralisme capricieux ; absolu pour la morale, qui ne peut faire abs­traction des exigences des lois de la vie que Dieu a imprimées dans le cœur de l’homme (cf. Mt 5, 17 et tout le discours de la montagne ; Rm 2, 14) ; absolu pour l’œuvre de rédemption, qui réclame de nous l’application de la loi souveraine de l’amour, avec ce qu’elle comporte de conséquences ; l’obéissance, le dé­vouement, l’expiation, le sacrifice (cf. Mt 22, 36 ; Jn 12, 24 ; 13, 34 ; etc.). Cette fidélité essentielle au Christ et à sa Croix donne le sceau de l’authenticité à la vie chrétienne qui assume parfois un style d’aventure imprévue et risquée (cf. 2 Co 11, 26), et mê­me d’héroïsme, ce dont l’histoire de l’Eglise nous offre des exemples magnifiques, innombrables, avec les martyrs, les saints, les vrais fidèles.

Oui, la vie chrétienne est difficile, parce qu’elle est logique, parce qu’elle est fidèle, parce qu’elle est forte, parce qu’elle est militante, parce qu’elle est grande.

Que le Seigneur daigne nous concéder de la comprendre et de la vivre ainsi !

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

1er août

L’ADHESION A LA PAROLE DE DIEU CONDITION ESSENTIELLE DU SALUT

 

Chers Fils et Filles,

 

Nous voulons rénover notre vie religieuse et chrétienne ; nous voulons la renouveler et la rajeunir ; nous voulons l’adapter au climat de la mentalité et des mœurs modernes ; nous ne voulons pas seulement la faire survivre malgré les conditions dans lesquelles souvent aujourd’hui est placée la religion, ignorée, mise en marge, à peine tolérée dans les replis de la conscience personnelle, mais nous voulons lui rendre cette vigueur qui en dévoile la nécessité, la beauté, la fécondité, la capacité de fournir à l’homme cette illumination de sagesse, de sécurité, de réconfort qui seule confère à l’existence humaine son sens fondamental, sa valeur authentique, son destin immortel. C’est à tout cela que nous oblige — répétons-le — ce Concile Vatican II qui a fait en somme le bilan du catholicisme ; et c’est à tout cela également que nous invite la perspective de l’Année Sainte, événement de plénitude spirituelle, à laquelle nous nous préparons tous.

Aussi, pour nous, cela vaut-il la peine de fixer un moment l’attention sur l’antique axiome : la foi est « le fondement de la vie spirituelle » (St. TH., III, 73, 3 et II-II, 16, 1, 1). A la base de notre conception religieuse et morale, nous devons placer la nécessité de la foi : « l’homme juste, dit Saint Paul — et nous pouvons comprendre : le chrétien — vit de foi » (Rm 1, 17) ; « sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu » (He 11, 6). Nous ne faisons pas, en ce moment, une leçon sur ce chapitre premier de notre foi religieuse ; nous voulons simplement, pour clarifier les idées, rappeler le double aspect de la foi ; objectif, l’un, celui qui concerne les vérités auxquelles nous devons prêter foi, un champ immense comme chacun le sait, et dont notre « Credo » veut être une synthèse (cf. H. de lubac, La Foi chrétienne, Aubier 1969) ; et subjectif, l’autre, celui qui concerne notre acte d’adhésion aux vérités du « Credo » (cf. St. TH., II-II, 1, 6 à 2) ; c’est là, également, un champ extrêmement vaste si l’on considère la complexité des attitudes et de la démarche spirituelle de notre âme dans le domaine de la foi (cf. Card. garrone, La Foi, Le Centurion 1973).

Il sera bon que nous reprenions tous l’étude de ce thème fon­damental, en commençant par confirmer avec clarté la définition de la foi, entendue comme adhésion consciente à la Parole de Dieu, déterminée par la volonté, animée par la grâce divine (cf. St. TH., II-II, 1, 4 et 4, 5 et 2, 9) ; une connaissance intime, cer­taine dans ses motifs, obscure dans son mystérieux contenu. « Présentement, nous ne voyons que dans un miroir et d’une ma­nière obscure » dit Saint Paul (1 Co 13, 12) ; et aussi : « la foi est le fondement de ce qu’on espère et la preuve de ce qu’on ne voit pas » (He 11, 1).

Et maintenant que se passe-t-il en ce qui nous concerne, nous, hommes pénétrés de cette mentalité qui fonde la sécurité de ses connaissances sur l’expérience sensible et expérimentale et sur le raisonnement scientifique ? Il se fait que les hommes d’aujour­d’hui se montrent rétifs, méfiants lorsqu’il s’agit d’accepter une connaissance concernant le domaine des Réalités invisibles (cf. 2 Co 5, 7) et par surcroît fondée sur la foi, si cette foi n’est pas appuyée par une vérification directe de nos sens et surtout de la saine raison ; nous, au contraire, nous encourageons et nous ad­mirons la culture naturelle de l’homme, sa richesse, son développement. Notre objection concerne la limite, la suffisance, l’exclusivité que tant d’hommes et tant de systèmes philosophi­ques imposent à leur propre culture empirique, rationaliste ou idéaliste, refusant d’admettre une connaissance sur le témoi­gnage de la révélation, c’est-à-dire sur la parole de Dieu, alors que Dieu, réalisant son plan d’élévation et de salut de l’homme, son « économie » surnaturelle qui enveloppe les destinées de cha­que homme et de toute l’humanité, a fait de l’adhésion à sa Pa­role, c’est-à-dire de la foi, la condition sine qua non de notre dé­finitif destin de félicité : « Celui qui croira en moi et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné » paroles so­lennelles et testamentaires du Christ (Mc 16, 16).

Et voici maintenant, pour cette vision sommaire du christia­nisme, une conclusion bien amère : la foi, source première du salut, est devenue aujourd’hui la première des difficultés pour le conquérir.

Voici donc ce que nous recommandons d’urgence; nous de­vons tâcher de nous rendre compte de ce triste phénomène et de savoir pourquoi il existe de nos jours de si grandes difficul­tés pour accueillir « la doctrine de la foi que nous prêchons » (Rm 10, 8). Nous le savons : c’est une étude très vaste, philosophique, psychologique, sociologique, pédagogique, mais très utile, et même nécessaire, à celui qui a la responsabilité d’éduquer et de guider ses frères sur la voie du Christ.

Poursuivons maintenant à grands traits, ne parlant pas ac­tuellement du problème, fondamental lui aussi, de la liberté de Dieu quant à la distribution de ses dons : la foi est un don de Dieu : « ils n’obéissent pas tous à l’Evangile » (Rm 10, 16 ; 11, 32) : cette attitude doit nous persuader qu’il faut considérer la foi comme une question d’importance suprême, qu’il faut la traiter avec le plus grand sérieux, la plus grande humilité, en faisant appel à la prière et en témoignant d’un grand amour pour la vérité (cf. Mc 9, 23).

En ce moment nous ne parlerons pas non plus des épreuves spirituelles dues à des difficultés et à des obscurités intérieures qui peuvent surgir dans l’âme d’un croyant dévot à propos de certains exercices spirituels et que Dieu permet à un moment donné pour préparer ce fidèle à une plus forte et plus joyeuse expression de sa foi ; les vies des Saints nous renseignent sur ces moments de purification spirituelle et de difficile ascension sur la rude montée de la sainteté (cf. saint jean de la croix, La Montée du Mont Carmel, et Nuit obscure).

Nous voudrions attirer votre attention et votre intérêt sur l’état d’esprit de tant de gens aujourd’hui hostiles ou réfractaires à la foi. Pourquoi le sont-ils ? On dirait qu’ils sont incapables de situer exactement le thème de la foi, le problème et la méthode de l’écoute de la Parole et, parmi d’autres causes, cela provient de ce qu’ils sont esclaves d’un réalisme préconçu, et réfractaires à la discipline de l’esprit orienté exclusivement et courageuse­ment vers la Vérité. A beaucoup de fils de notre génération, il manque cette aptitude de la pensée logique et honnête qui les rend perméables aux critères supérieurs du savoir, sensibles aux voix profondes des choses et de l’esprit ; ils sont dépourvus de cet esprit pur et simple qui sait accueillir cordialement pour ce qu’elles sont les paroles de l’Evangile (cf. Mt 11, 26).

Et nous devrons mentionner un autre obstacle polyvalent, qui s’est dressé ces derniers temps dans le domaine des études bibliques, s’arrogeant le droit, à l’aide d’une érudition subtile et aguerrie, de soumettre les Saintes Ecritures, et spécialement l’Evangile à une herméneutique, c’est-à-dire à une interprétation nouvelle et destructrice, au moyen de critères spécieux et con­testables, pour dépouiller le livre sacré de son autorité naturelle, celle que l’Eglise lui reconnaît et dont elle fait un argument et un objet de la foi traditionnelle.

Mais nous ne craignons rien. Tout au long de l’histoire, la foi a été en butte à d’innombrables attaques et à des embûches sans fin. Mais défendue, enseignée, professée par l’Eglise catholique, enflammée par l’Esprit-Saint, elle restera et continuera à être la lumière du Peuple de Dieu, pèlerin infatigable dans l’his­toire du monde.

Efforçons-nous tous d’être, comme nous y incite Saint Pierre fortes in fide (1 P 5, 9).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

8 août

OPPOSER LA LOI MORALE A LA PERMISSIVITE

 

Chers Fils et Filles,

 

Il est un idéal qui anime et animera toujours l’Eglise de Dieu : celui d’accomplir en elle-même et d’annoncer autour d’elle, au monde qui l’environne et dans lequel elle se trouve pratique­ment plongée, le message chrétien, la vie chrétienne authentique, telle qu’elle découle de l’Evangile et de la tradition fidèlement puisée dans l’Evangile comme à une source de vie. Depuis le Concile, cet idéal nous impose des devoirs urgents, car il faut surmonter la situation que provoquent de multiples manifesta­tions souvent incohérentes, qui se créent au sein de l’Eglise de­puis quelques années et qui, depuis longtemps déjà, couvaient dans certains cénacles sensibles aux courants culturels extérieurs et dégradants d’un christianisme simplifié et réduit à des expres­sions sécularisées plutôt qu’aux impulsions toujours vives et pressantes de ses propres sources intérieures. Cet idéal impose un engagement tout spécial, un engagement particulièrement urgent à la veille de l’Année Sainte, qui devrait, selon nos vœux, rendre au Peuple de Dieu le sens de la plénitude et de la joie, dans sa conscience et dans la profession de sa vocation naturelle. Mais ces aspirations ne manquent pas de réveiller en nous le sentiment — et pour ainsi dire l’expérience — des difficultés que cette authentique et heureuse vie chrétienne rencontre au cours de cette période spirituelle historique dans laquelle la Providence a inscrit notre existence actuelle. Le christianisme, avons-nous déjà dit, n’est pas facile, surtout en ce moment. Il y a en cours tout un mouvement de pensées et d’actions, un mouvement plus risqué que vraiment sage, qui tend à présenter à l’opinion pu­blique des formules chrétiennes de facile application, vidées de leurs exigences historico-sociologiques et qui s’alignent peu à peu sur les formules socio-historiques qui dominent le monde.

C’est ce que nous disions à propos de la foi. Nous devons dire la même chose à propos de la morale.

La vie morale chrétienne, aujourd’hui, est-elle facile ?

Non, chers frères et fils bien-aimés, elle n’est pas facile. Ob­server les lois morales, celles dont nous pouvons dire qu’elles sont chrétiennes, cela constitue une des principales difficultés de cette forte et pure affirmation de vie éthico-religieuse moderne que nous souhaitons. Elle n’est pas facile, disons-nous ; mais ce n’est pas pour vous effrayer que nous le disons, ni pour vous enlever l’espoir de vaincre en ce domaine, cet espoir que nous partageons avec tant et tant de membres de l’Eglise renaissante ; nous vous parlons ainsi par devoir de sincérité et pour donner courage à vos consciences dans les circonstances actuelles.

Et avant tout, parce que depuis toujours les disciples du Christ ont réclamé cette vision réaliste et ce courage immanent. « Ce n’est pas celui qui m’aura dit: Seigneur, Seigneur, qui en­trera au royaume des cieux, mais celui qui aura accompli la vo­lonté de mon Père céleste » (Mt 7, 21 ; Rm 2, 13 ; Jc 1, 25) ; « En­trez par la porte étroite... elle est étroite, la porte, et resserrée la voie qui mène à la vie... » (Mt 7, 13-14). « Si quelqu’un veut ve­nir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive. Qui veut sauver son âme (c’est-à-dire sa propre vie) la perdra, et qui perdra son âme à cause de moi la retrouvera » (Mt 16, 24-25). Ce sont là des paroles de Jésus. Et il n’y a pas de doute, les Apôtres, et avec eux la première génération chrétien­ne, ont immédiatement interprété la forme pratique de leur nou­velle religion comme une observance rigoureuse et ascétique de la nouvelle loi morale chrétienne (cf. Ep. ad Diognetum, V ; A. Ignatii Ant, Rom. VII ; etc.). Cette invitation répétée à se déta­cher des valeurs extérieures et temporelles, cette célébration de pauvreté d’esprit, cette séquence des béatitudes qui exhalent l’enivrant parfum des amertumes et des vertus héroïques de notre morne existence, ce pardon des offenses qui va jusqu’à tendre la joue gauche à celui qui a frappé la droite, cette pureté de cœur qui repousse tout regard déshonnête, c’est de tout cela et d’au­tres choses encore qu’est tissé l’Evangile qui, d’une morale lé­gale et extérieure, recrée dans l’intimité du cœur, la vérité hu­maine du bien et du mal (cf. Mt 15, 11) ; certes, il n’est pas fa­cile ainsi d’atteindre la perfection de la vertu chrétienne ; mais nous savons que l’on trouve une compensation à ce genre de diffi­cultés dans la synthèse de nos devoirs chrétiens en ce suprême devoir de l’amour de Dieu et en celui qui suit immédiatement, c’est-à-dire l’amour de notre prochain (Mt 22, 38) ; nous la trou­vons ensuite dans la libération du péché autant que dans l’ob­servance des prescriptions légales de la loi antique, aujourd’hui dépassée, comme nous le savons ; dans l’économie de la foi et dans l’aide de la grâce toujours disponible en faveur de celui qui la demande humblement et avec confiance (1 Co 10, 13).

Mais ce n’est pas au sujet de cette dure mais heureuse ten­sion vers la vertu chrétienne que nous voulons discourir, si digne d’intérêt soit-elle (cf. Ep 6, 17 ; 1 Th 5, 8), mais plutôt sur cette décadence morale qui caractérise notre époque. Mais pas exac­tement discourir : le sujet est trop vaste ; qu’il nous suffise d’y faire allusion au moyen de quelques observations.

Par exemple, pouvons-nous exclure de nos esprits le sens du péché ? Non, nous ne le pouvons pas à cause de l’incidence du péché sur nos rapports avec Dieu. C’est là, une des vérités fondamentales de nos conceptions éthico-religieuses : chacune de nos actions se conclut, positivement ou négativement, dans l’or­dre voulu par Dieu en ce qui nous concerne. Or la mentalité ra­dicalement laïque de notre époque annihile la responsabilité mo­rale, la première et la plus génétique, en niant ou en négligeant l’aspect qu’ont nos actions au regard de Dieu, l’aspect négatif en particulier, c’est-à-dire l’offense faite à Dieu qu’est avant tout le péché. Le chrétien ne peut évidemment pas se résigner à ce fléchissement capital du système moral. Toute l’économie de la Rédemption s’y trouve impliquée.

Se retenir coupable devant sa propre conscience, est-ce suffi­sant ? Certes, la conscience morale est le critère immédiat et nécessaire qui détermine l’honnêteté de nos actions, et Dieu veuille qu’elle soit toujours tenue à l’honneur dans l’éducation de la personnalité humaine ; mais la conscience a besoin d’être instruite, informée, guidée pour juger de la bonté objective de l’action à accomplir ; juger de manière instinctive, intuitive ne suffit pas: il faut une norme, il faut une loi ; faute de quoi un tel jugement risque d’être faussé sous l’influence des passions, des intérêts, de l’exemple d’autrui. Sans quoi, la vie morale se nour­rit d’utopies, ou d’instincts et elle devient, comme cela se passe aujourd’hui, une vie morale tributaire des contingences extérieu­res, des situations ambiantes avec toutes les conséquences de relativité et de servilisme qui en découlent, au point de compro­mettre cette rectitude de la conscience que nous appelons carac­tère et de transformer les hommes en « roseaux secoués par le vent » (Mt 7, 11).

Vous entendrez dire qu’il faut donner à sa propre vie un caractère de sincérité; mais en l’occurrence, cette sincérité signi­fie la concession d’une liberté personnelle, autonome, aux im­pulsions de l’animalité propre, de la manie de jouir sans inhibi­tions supérieures, logiques, du repoussant égoïsme propre. Vous entendrez affirmer également qu’aujourd’hui la forteresse de la moralité traditionnelle est en train de s’écrouler à cause des trans­formations de la vie moderne et que le critère d’orientation de notre conduite doit être d’ordre anthropologico-social, c’est-à-dire qu’il doit être conforme aux coutumes dominantes, tandis que celles-ci n’ont nullement à correspondre à des critères supérieurs de bien et de mal. Et il se peut que même dans les milieux chré­tiens, vous entendiez des polémiques sur la fidélité traditionnelle tant à la « loi naturelle » — dont on arrive à contester l’existence — qu’au magistère de l’Eglise, lorsque celle-ci se prononce pour défendre les droits fondamentaux et sacrés de la vie et des mœurs qui méritent encore d’être appelées humaines et chrétiennes.

Vous comprenez alors à quels phénomènes éthiques, sociaux, politiques peut aboutir le contraste entre la vigoureuse moralité chrétienne et la permissivité amorale ou le caractère passager de l’éthique à la mode aujourd’hui. Quel naufrage de la civilisation ne peut-on craindre, en présence de cette tempête qui se déve­loppe sur le monde !

Et vous comprenez combien il faut, alors, que l’imitation de Jésus-Christ, plus intelligente et pénétrante que celle habituelle et déficiente de tant de gens qui se disent chrétiens, serve de guide à notre conscience et nous fasse tirer du baptême, qui nous a régénérés comme fils du Dieu vivant, son statut original et son énergie surnaturelle en vue de cette vie nouvelle à laquelle nous sommes appelés et dans laquelle nous sommes engagés.

Qu’il en soit ainsi, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

15 août

IMITER MARIE DANS LA PURETE ET DANS LA CHARITE

 

Le jour de l’Assomption le Saint-Père a célébré la messe en l’Eglise paroissiale de Castel Gandolfo, comme il le fait chaque année.

Après la lecture de l’Evangile, le Pape a adressé à l’assem­blée des fidèles l’homélie dont nous reportons ci-après les pen­sées principales.

Paul VI a d’abord salué les autorités ecclésiastiques et civiles présentes, soulignant le caractère spirituel particulier de la ren­contre, une réunion différente de toutes celles qui, en diverses occasions, ont lieu pendant son séjour à Castel Gandolfo. Il s’est attaché ensuite à décrire la prodigieuse Assomption de Marie, montée au Ciel au terme de sa vie temporelle. La contemplation de ce grand mystère nous confirme qu’il existe un autre monde au-delà et en dehors de notre univers mesurable. Dans ce ro­yaume mystérieux où Elle règne et où le Christ ressuscité est assis à la droite du Père, participant à sa gloire infinie, Dieu a voulu appeler sa Mère près de Lui, sans attendre la fin des temps.

Il y a certains aspects de ce merveilleux événement sur les­quels l’Eglise ne s’est pas prononcée. On s’est demandé si la Vierge était morte réellement ou si Elle était entrée, vivante en­core, dans le royaume éternel. D’autres ont supposé que Marie subit le drame de la dissociation de son être, de la séparation de l’âme d’avec le corps. Dans l’Eglise Orientale on célèbre, préci­sément le jour de l’Assomption, la fête de la Dormitio Virginis, la fête de la dormition de la Vierge. Or, Jésus lui-même a voulu subir la tragédie de la mort ; alors, pourquoi Marie, qui a tout partagé avec le Christ, n’aurait-elle pas partagé également ce moment de séparation de son corps bienheureux et virginal et de l’âme incorruptible et immortelle ? Mais cette séparation, com­bien de temps a-t-elle duré ? Nous l’ignorons, mais nous devons croire que c’est immédiatement que s’est refaite l’unité, la plé­nitude de son corps et qu’Elle est montée au Ciel.

Où cela s’est-il passé ? Nous ne le savons pas. A ce propos le Pape, a rappelé sa visite aux ruines d’Ephèse, lors du voyage qu’il fit en 1967 en Turquie pour s’y rencontrer avec le Patriarche Athénagoras. Il semble en effet qu’après que les disciples de Jésus se furent dispersés par toutes les voies du monde, Saint Jean l’Evangéliste alla s’établir à Ephèse où il écrivit son Evan­gile et d’où il envoya quelques épîtres que nous possédons en­core. Saint Jean avait reçu du Seigneur le mandat d’assister Ma­rie comme si Elle était sa propre mère et ainsi, il l’aurait conduite à Ephèse, où s’élève aujourd’hui un Sanctuaire dédié à la Vierge, précisément à l’endroit où Marie aurait vécu ses dernières années ici-bas. D’autres prétendent qu’au contraire la Mère de Jésus vécut à Jérusalem ; et là aussi s’élève un Sanctuaire mariai. Nous ne savons rien d’autre ; mais il est un fait que nous connaissons en tout cas avec certitude, a dit Paul VI, c’est que Marie est montée au Ciel, corps et âme, dans l’intégrité de son corps re­composé, et qu’Elle y jouit de la plénitude de la vie de l’esprit et du rayonnement vital de Dieu qui inonde tous ceux qui ont l’incomparable fortune de se sauver. La Vierge qui vit en cette plénitude, fait la liaison entre le Ciel et la Terre ; Elle sert d’in­termédiaire entre notre vie présente et l’autre vie qui est l’étape finale, la vraie demeure dans laquelle nous devrons vivre éter­nellement.

Cette scène, ce mystère du passage à l’autre vie — a dit le Saint-Père — est une grande leçon pour nous, fils de notre temps, imbus que nous sommes de l’idée qu’il n’y a d’autre vie que celle-ci, la vie présente. Nous faisons mille efforts pour être heureux, pour jouir des plaisirs et des satisfactions que la vie nous concède, comme si nous étions tacitement convaincus que tout finit ici-bas. Mais c’est là une illusion — a dit Paul VI — une illusion pure­ment matérialiste. Il n’est pas vrai que la mort marque la fin et que le tracé de notre vie finisse dans le temps. Il existe une autre vie, il y a un avenir qui nous attend dans l’au-delà. Celui qui a conscience de cette vérité, comprend ce que l’homme est en réa­lité. Et voilà pourquoi nous nous penchons tous sur la source de la vie ; c’est parce que la vie est tellement sacrée qu’elle est desti­née à l’éternité. Il y a ceux qui seront élus et ceux qui seront bannis. Il y a ceux qui seront bienheureux au Paradis et ceux qui seront condamnés à la ruine éternelle. Le Seigneur nous a accordé la vie terrestre pour que nous la remplissions de bonnes actions, de bonnes œuvres. C’est de cela que dépend notre sort futur. Nous pouvons nous sauver, nous pouvons nous damner. Marie qui est déjà parvenue à la plénitude de la vie éternelle se trouve à la première place de la création. Le fait d’avoir donné au Christ la vie dans le monde lui a valu une gloire indicible. Marie est comblée de biens préternaturels, Elle est la Reine du Ciel, la Mère du Christ, la Mère de l’Eglise ; Elle est notre Mère. La pensée de Marie doit nous induire à modifier, à perfectionner notre mentalité, notre façon de concevoir la vie. Nous devons peiner, nous devons souffrir, et nous devons jouir également des bonnes choses de la vie, mais en tant que pèlerins, comme des voyageurs en transit, des gens qui ne font que passer, qui ne s’enracinent pas. Le temps présent est un moment qui fuit, parce que nous sommes destinés à l’au-delà. Mais cet instant fugace, nous devons le combler de bonnes œuvres. Que restera-t-il de notre vie, en fin de compte ? Saint Paul nous le dit : il restera uniquement le bien, la charité. La charité ne disparaîtra jamais. Pourraient passer la foi, passer l’espérance, passer toutes les cho­ses de ce monde, les événements, l’histoire, la politique, les con­quêtes si grandes soient-elles. Mais restera l’amour de Dieu, l’amour du prochain. Et ce sera notre salut. Voilà, a conclu le Pape, le secret de l’Assomption de Marie. L’amour que la Vierge a eu pour le Christ et pour les hommes avec qui Elle a souffert, avec qui Elle a vécu, voilà la clé qui nous fait comprendre pour­quoi Dieu l’a élevée, Elle la première, avant le temps, à la gloire éternelle. Nous devons vivre en imitant Marie dans sa foi, dans son espérance, dans sa pureté surtout, dans son amour. Nous devons témoigner d’une grande confiance à l’égard de la Vierge. « Alors — a conclu le Saint-Père — notre vie sera vraiment chré­tienne, et dès à présent elle sera heureuse ».

 

 

 

22 août

RENOUVELLEMENT DE LA PRIÈRE DANS L’AUTHENTIQUE ESPRIT DE LA REFORME LITURGIQUE

 

Chers Fils et Filles,

 

Quand nous nous proposons de promouvoir un renouvellement religieux, c’est à une reprise de la prière, qu’elle soit individuelle ou collective, que nous pensons par la force des choses. Ce n’est pas en vain que la Constitution sur la Liturgie, c’est-à-dire sur la prière officielle de l’Eglise, occupe une place si importante parmi les documents du récent Concile. L’oraison — ou prière — est l’acte caractéristique de la religion (cf. St. TH., II-II, 83, 3) ; c’est pourquoi, si nous voulons imprimer à la vie religieuse une conscience et une expression correspondant aux besoins et aux activités des hommes de notre époque, il faut que nous les invitions et que nous leur apprenions à prier. Quel inépuisable motif! Nous le savons; mais qu’il nous soit permis de limiter notre discours aux observations les plus élémentaires.

Et nous commencerons par une demande : l’homme d’aujour­d’hui prie-t-il ?

Là où vit l’Eglise, oui ! La prière est le souffle du Corps mysti­que, elle est sa conversation avec Dieu, l’expression de son amour; elle est la démarche pour arriver au Père, la reconnaissance de sa Providence dans la dynamique des événements du monde ; elle est un appel à l’aide pour qu’il soutienne nos forces défail­lantes ; elle est la confession de sa nécessité et de sa gloire ; elle est la joie du Peuple de Dieu de pouvoir chanter ses louanges à Dieu et à tout ce qui nous vient de Lui ; la prière est l’école de la vie chrétienne. En somme, la prière est une fleur qui s’épa­nouit sur une plante à la double racine vive et profonde : le sens religieux (la racine naturelle) et la grâce de l’Esprit (la racine sur­naturelle) que la prière anime en nous (cf. Rm 8, 26 ; H. brémond, Introduction à la Philosophie de la Prière, p. 224 etc.). On peut même dire que la prière est l’expression majeure de l’Eglise, mais qu’elle en est également l’aliment, le principe ; elle est le moment classique où la vie divine commence à circuler dans l’Eglise ; aussi devons-nous en avoir le plus grand soin, la tenir en la plus haute estime, en ayant toutefois conscience, comme le dit le Concile, que « la liturgie ne remplit pas toute l’activité de l’Eglise ; (qu’il) est en effet nécessaire... que d’abord les hommes soient appelés à la foi et à la conversion » (Sacrosanctum Con­cilium, 9).

Et voici alors un autre obstacle colossal auquel se heurte le renouvellement religieux souhaité par le Concile Vatican II et programmé pour l’Année Sainte : comment réussir aujourd’hui à faire prier les hommes ?

Car il faut reconnaître que l’irréligiosité de tant de gens de notre époque rend bien difficile le jaillissement de la prière fa­cile, spontanée, joyeuse de l’âme de nos contemporains. Pour simplifier, nous relèverons deux ordres d’objections : celui qui conteste radicalement la raison d’être d’une prière, comme si elle était privée de l’Interlocuteur divin à qui elle est adressée et, par conséquent, superflue, inutile et même nuisible à la capacité humaine de se suffire à soi-même et donc à la personnalité de l’homme moderne ; l’autre est celui qui néglige pratiquement de se mesurer avec cette expérience, qui tient fermés les lèvres et le cœur, comme quelqu’un qui a peur de se prononcer en une lan­gue étrangère inconnue et s’est habitué à concevoir la vie sans aucun rapport avec Dieu (« style Françoise Sagan, qui disait un jour à un reporter : ‘Dieu ! Je n’y pense jamais !’ » : Ch. moeller, L’homme moderne devant le salut, p. 18).

Obstacle colossal, disions-nous ; mais nullement insurmonta­ble. Pour une raison extrêmement simple : parce que, qu’on le veuille ou non, le besoin de Dieu est inhérent au cœur de l’homme. Et il arrive souvent que celui-ci souffre, ou se confond en un scepticisme illogique, parce qu’il a étouffé en lui la voix qui, ani­mée par mille stimulants, voudrait s’élever jusqu’au ciel, s’expri­mer, non pas comme dans un cosmos vide et terriblement mysté­rieux, mais devant l’Etre primordial, absolu, créateur, le Dieu vivant (cf. R. guardini, Dieu vivant ; P. C. landucci, Il Dio in cui crediamo, « le Dieu en qui nous croyons » ; simone weil, At­tente de Dieu ; S. Weil, décédée à Ashford le 24 août 1943, il y a exactement trente ans). En effet, tout au moins en ce qui a va­leur de phénomènes psycho-sociaux, on relève dans la généra­tion des jeunes d’aujourd’hui d’étranges expressions de mysti­cisme collectif, qui ne sont pas toujours d’artificielles mystifica­tions et semblent bien au contraire être soif de Dieu, ignorant peut-être encore la vraie source à laquelle se désaltérer, mais sincère en se montrant silencieusement telle qu’elle est : soif, très grande soif.

Quoi qu’il en soit, au problème de la prière, soit personnelle (et par conséquent en harmonie avec les exigences de l’époque et du milieu), soit communautaire (et par conséquent proportionnée à la vie collective), nous accorderons une attention toute particulière en vue de la renaissance spirituelle que nous espé­rons et que nous préparons.

Nous pouvons constituer empiriquement une sorte de décalogue avec toutes les suggestions qui nous viennent de tant de valables ouvriers du royaume de Dieu. Le voici, à titre de sim­ple, mais probablement pas inutile, information :

1. Il importe d’appliquer de façon fidèle, intelligente et di­ligente, la réforme liturgique demandée par le Concile et définie par les autorités compétentes de l’Eglise. Quiconque y fait obsta­cle ou la freine sans la juger, perd le moment providentiel d’une véritable reviviscence et d’une heureuse diffusion de la religion catholique à notre époque. Et celui qui profite de la réforme pour se livrer à d’arbitraires expériences, dilapide des énergies et offense le sens ecclésial.

L’heure est venue d’une observance géniale et concordante de cette solennelle lex orandi dans l’Eglise de Dieu : la réforme liturgique.

2. Sera toujours opportune une catéchèse philosophique, scripturaire, théologique, pastorale, au sujet du culte divin tel que l’Eglise, le professe aujourd’hui : la prière n’est pas un sentiment aveugle, elle est une projection de l’âme illuminée par la vérité et mue par l’amour (cf. St TH., II-II, 83, 1 ad 2).

3. Des voix autorisées nous conseillent d’être très prudents dans le processus de réforme des traditionnelles coutumes reli­gieuses populaires, et de veiller à ne pas étouffer le sentiment religieux de l’acte en le revêtant d’expressions spirituelles neu­ves et plus authentiques : le goût du vrai, du beau, du simple, du communautaire et également du traditionnel (là où il est digne d’être honoré) doit présider aux manifestations extérieures du culte, s’efforçant de leur conserver l’affection du peuple.

4. La famille doit être une grande école de piété, de spiritua­lité, de fidélité religieuse. L’Eglise a une grande confiance dans la   délicate,   compétente,   irremplaçable   action  pédagogico-religieuse des Parents !

5. L’observance du précepte dominical conserve plus que ja­mais sa gravité et son importance fondamentale. L’Eglise a con­cédé de grandes facilités pour la rendre possible. Quiconque a conscience du contenu et du caractère fonctionnel de ce précepte devrait le considérer non seulement comme un  devoir  capital mais tout autant comme un droit, comme un besoin, un honneur, une fortune, à l’accomplissement duquel un chrétien vif et in­telligent ne peut renoncer sans raison grave.

6. La communauté constituée atteste la prérogative de pouvoir compter sur la participation de tous ses fidèles ; et si une certaine autonomie dans la pratique religieuse en groupes distincts, ho­mogènes est concédée à certains d’entre eux, ceux-ci ne sauraient toutefois manquer de compréhension à l’égard du génie ecclésial qui est le fait d’être un seul peuple, avec un seul cœur et une seule âme, de constituer, également au point de vue social, une unité, et donc d’être Eglise.

7. Le déroulement des célébrations du culte divin — de  la Sainte Messe spécialement — est toujours un acte sérieux. Aussi doit-on les préparer et les accomplir avec le plus grand soin, sous tout aspect, même extérieur (gravité, dignité, horaire, durée, dé­roulement, etc. ; que la parole y soit toujours simple et sacrée). En ce domaine, les ministres du culte ont une grande responsa­bilité, dans l’exécution et dans la perfection exemplaire.

8. L’assistance des fidèles doit également collaborer au digne accomplissement du culte sacré ; ponctualité, tenue correcte, si­lence, et surtout participation ;  c’est là le point capital de la réforme liturgique ; tout a été dit, mais que ne reste-t-il pas à faire encore !

9. Que la prière ait ses deux moments de plénitude : person­nelle et collective, comme le prescrivent les normes liturgiques.

10. Le chant ! Quel problème ! Courage ! Il n’est pas insolu­ble. Il se prépare une nouvelle époque pour la Musique Sacrée.

De toutes parts on insiste pour que soit maintenu dans tous les Pays le chant latin et grégorien du Gloria, du Credo, du Sanctus, de l’Agnus Dei : Dieu veuille qu’il en soit ainsi. On pourra rée­xaminer comment. Que de choses ! Mais comme elles sont belles, comme elles sont simples, au fond ! Et si elles sont observées, quelle ne sera pas la puissance du nouvel afflux spirituel dans la communauté de nos fidèles pour apporter à l’Eglise et au monde le renouvellement religieux si ardemment désiré.

 

 

 

29 août

RECOMPOSER L’UNITE SPIRITUELLE ET RÉELLE

 

Chers Fils et Filles,

 

Comment allons-nous faire, Frères et Fils bien-aimés, comment allons-nous faire pour vaincre les immenses difficul­tés que soulève le programme que l’Eglise s’est fixé pour l’Année Sainte ? L’Année Sainte, en effet — répétons-le — doit avoir ce caractère de réconciliation générale et de renouvellement sincère de la vie chrétienne que nous impose l’héritage du récent Con­cile, et dont nous vous avons déjà parlé maintes fois. Nous vou­lons imprimer à cet événement, ou plutôt à ce mouvement de l’Année Sainte, une marque de sérieux et d’efficacité ; et déjà, à plusieurs reprises, nous avons fait allusion aux grosses difficultés que rencontre notre intention, partagée, comme nous l’espérons, par l’Eglise tout entière ; et au fur et à mesure que nous côtoyons de plus près la réalité morale, sociologique et historique de notre époque, à laquelle il faut que nous apportions la preuve que notre projet est valable, nous nous heurtons à de nouveaux pro­blèmes, à de nouveaux obstacles.

Comment faire, par exemple, pour surmonter la difficulté de la division, du détachement que, malheureusement, l’on rencon­tre dans pas mal de secteurs de l’Eglise ? Ce n’est pas, en vérité, que l’Eglise soit déchirée par des divisions internes ; au contraire même, car ceux-là qui lui infligent les inconvénients et parfois aussi les tourments intérieurs de la désapprobation ou des juge­ments arbitraires inconciliables, ceux-là mêmes, disons-nous, affirment plus vigoureusement que jamais qu’ils se veulent dans l’Eglise, mieux encore, qu’ils veulent être « Eglise », si impérieux est le besoin, né de la vocation chrétienne, de l’unité organique et visible du Corps mystique. On n’a jamais autant qu’aujourd’hui entendu parler de communion, et souvent par ceux qui encoura­gent précisément des formes d’association qui sont à l’opposé de la véritable communion ; des gens, en somme, qui tentent de se distinguer, de se séparer de l’authentique société de leurs frères, de la famille ecclésiale univoque. Il semble qu’après avoir tenté de discréditer l’aspect canonique, c’est-à-dire juridique, institutionnel de l’Eglise, ils voudraient légaliser, sous prétexte de tolérance, leur propre appartenance officielle à l’Eglise, en écartant tout soupçon de schisme ou toute hypothèse d’auto-excommunication. En réalité, la division dont l’Eglise souffre aujourd’hui réside moins dans sa connexion structurelle que dans l’intimité des âmes, dans les idées, dans le comportement de nombreuses individualités qui continuent — et souvent avec une conviction obstinée de supériorité — à se proclamer catholiques, mais à leur manière, faisant montre d’une libre et subjective émancipation de pensée et de comportement et, en même temps, avec la fière ambition d’une intangible authenticité.

Oh ! Vous connaissez sans aucun doute les phénomènes, quel­ques-uns tout au moins, de cette situation, et vous pouvez com­prendre combien tout cela nous remplit le cœur d’affectueuse douleur. La recomposition de l’unité, spirituelle et réelle, à l’in­térieur même de l’Eglise, est aujourd’hui, pour l’Eglise, un des problèmes les plus graves, les plus urgents. Nous ne voudrions pas troubler vos âmes en évoquant d’effrayants fantasmes ; nous aimerions plutôt inviter, chacun de vous, à participer, à l’occasion de l’Année Sainte à la restauration dans l’Eglise du sens effectif de son unité constitutionnelle, de l’amour et de l’esprit de sacrifice pour sa paix intérieure, du goût et de la passion de son harmonie sincère de foi et de charité.

Le caractère élémentaire de cette allocution nous oblige à ré­duire à deux points — que nous croyons essentiels — le diagnostic négatif du déplorable état de choses actuel.

Quant au premier point, il s’agit de cet esprit de contradic­tion qui est de mode aujourd’hui et dont se targuent, le plus sou­vent avec une désinvolture irresponsable, tous ceux qui, sur le plan ecclésial, ambitionnent d’être modernes, populaires, per­sonnels. En soi, la contestation devrait viser à circonscrire et à corriger des défauts répréhensibles, et par conséquent, tendre à une conversion, à une réforme, à un accroissement de bonne vo­lonté ; et nous, nous ne repousserons certes pas une contestation positive, si elle demeure telle. Mais, hélas ! la contestation est devenue une forme de masochisme ; elle est trop souvent dépour­vue de sagesse et d’amour; elle est devenue une coutume facile, qui fait détourner le regard de ses propres défauts pour le fixer au contraire sur ceux d’autrui ; la contestation s’habitue à juger, souvent de manière téméraire, les imperfections de l’Eglise et à se montrer indulgente envers les erreurs des adversaires de l’E­glise, des négateurs du nom de Dieu, des destructeurs de l’ordre social, témoignant souvent d’une sympathie qui frise la conni­vence ; cette contestation prend nettement position en faveur des réformes les plus audacieuses, les plus périlleuses, mais refuse ensuite d’adhérer, de manière humble et filiale, aux efforts ré­novateurs que le catholicisme tente d’exercer à tous les niveaux de l’existence et de l’activité humaines. Un tel esprit négatif pro­voque fatalement une tendance instinctive à se détacher de la communauté, à préférer égoïstement son propre groupe, à re­fuser de se solidariser avec les grandes causes de l’apostolat pour l’établissement du royaume de Dieu ; ces gens qui parlent de libération sont en route, peut-être même sans le vouloir, amers et sans joie, vers un « libre examen », c’est-à-dire vers une affir­mation subjective qui n’est certes pas conforme au génie de la charité.

C’est cette charité-là, précisément, qui doit guérir l’Eglise de la contagion de cette critique contestatrice et corrosive qui a pé­nétré ci-et-là dans le tissu du Corps mystique : le charisme de la charité doit retrouver sa vraie place, la première : « La charité est patiente, serviable, sans envie ; la charité n’a ni jactance ni enflure ; elle n’est ni légère ni égoïste ; elle ne s’emporte pas, ne pense pas à mal, elle se réjouit non du mal, mais de la vérité, elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout » (1 Co 13, 4-7). Et ainsi de suite. Souvenez-vous de cet hymne de Saint Paul à la charité ; elle, la charité, doit purifier la contestation légitime et parfois même obligatoire ; elle doit réhabituer l’Eglise à retrouver en elle-même son propre cœur, au plus profond duquel bat le cœur divin, doux et fort, de Jésus : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).

Et le second point ? Celui-ci regarde une distinction qui passe, facilement mais abusivement, de l’ordre logique à l’ordre vécu : distinction, disons-nous, entre l’Eglise institutionnelle et l’Eglise charismatique ; distinction entre l’Eglise de Jésus-Christ et celle du Peuple guidé par l’Esprit-Saint ; entre l’Eglise une, sainte, catholique et apostolique et une Eglise conçue selon ses propres lumières personnelles, ou encore selon ses propres goûts spirituels subjectifs. Ce second point mérite également notre réflexion, principalement en raison des conséquences négatives qui résul­tent de la préférence personnelle qu’aujourd’hui beaucoup vou­draient donner à une Eglise soi-disant charismatique plutôt qu’à la traditionnelle Eglise institutionnelle. Les conséquences né­gatives de cette distinction sont deux : la désobéissance et un plu­ralisme qui franchit ses limites légitimes ; mais ce sont là des thèmes qui exigent d’amples et sérieux développements. Ce sera, si Dieu le veut, pour une autre fois.

Limitons-nous, pour l’instant à nier la distinction substan­tielle entre l’Eglise institutionnelle et une prétendue Eglise pu­rement charismatique. Jésus, quelle Eglise a-t-il fondée ? Jésus a fondé son Eglise, sur Pierre, sur les Apôtres, sur personne d’autre. Il n’existe pas différentes Eglises : pleine et parfaite dans sa conception il n’y en a qu’une seule. Et c’est à cette Eglise-là que Jésus a envoyé l’Esprit-Saint, afin que l’Eglise institution­nelle vive de l’animation de l’Esprit-Saint, et qu’elle soit, de l’Esprit-Saint, gardienne et ministre. Les charismes, c’est-à-dire les dons spéciaux que l’Esprit-Saint accorde également aux fidèles, sont destinés à l’unique Eglise existante et à son dévelop­pement dans le monde ; comme on le sait (cf. 1 Co 12).

Voilà pourquoi nous devrons rétablir ce « sens de l’Eglise » qui répond aux intentions divines et qui confère à l’Eglise cette unité intérieure, cette vitalité, cette joie d’être et d’œuvrer, qui rendent témoignage à nous, à notre époque de la présence et du salut du Christ (cf. Jn 17).

Veuille le Christ nous assister avec sa Bénédiction et, à pré­sent, la nôtre !

 

 

 

5 septembre

L’EGLISE COMME PEUPLE DE DIEU

 

Chers Fils et Filles,

 

Repenser l’Eglise : ce fut là un des thèmes — et peut-être le plus important — du récent Concile. Comment ce besoin d’un acte de réflexion sur elle-même a, peu à peu, pris corps dans l’Eglise est un sujet d’étude extrêmement intéressant et très fécond en cette période actuelle qui, de la théologie propre­ment dite, contemplative et exploratrice du mystère de Dieu et de sa révélation en notre Seigneur Jésus-Christ est passé éga­lement à l’ecclésiologie ; on a considéré que l’Eglise n’est pas seu­lement gardienne de la foi, mais qu’elle est elle-même l’objet de la foi : « Credo, disons-nous dans notre profession habituelle en récitant le Symbole à la Messe (cf. DENZ-SCH., 150), credo... je crois en l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique ». On n’ignore pas que l’étude doctrinale sur l’Eglise est une discipline relativement jeune : dans la Somme de Saint Thomas il n’y a pas de traité vrai et propre sur ce thème ; il faudra attendre la crise de la Réforme pour avoir un exposé systématique et organique consacré à l’Eglise : puis il y a la célèbre étude de S. Robert Bellarmin (De militante Ecclesia). En ces derniers temps, au con­traire, l’ecclésiologie a été l’objet d’un très grand intérêt ; en effet, tant l’aspect historique de l’économie du salut que l’aspect pro­prement théologique de l’instauration des rapports surnaturels, à travers le Christ et dans l’Esprit-Saint, entre Dieu et l’huma­nité, ont attiré l’attention de l’Eglise sur son propre mystère; nous avons, dans la célèbre Encyclique Mystici Corporis du Pape Pie XII (1943), une synthèse magistrale de ce thème qui a été repris par le Concile et examiné selon sa propre prospective, at­tribuant à l’Eglise (dans sa plus large acception) le titre qui pré­vaut actuellement de Peuple de Dieu, un titre qui traduit bien la synthèse de l’ecclésiologie catholique par rapport à la réalité divine et humaine de l’Eglise, par rapport au dessein historique où elle atteste sa présence tout au long des siècles, avant, durant et après le Christ, et par rapport également à la mentalité moderne dans son contexte social.

Nous le répétons : repenser l’Eglise est une des questions domi­nantes de la pensée religieuse contemporaine ; et nous ferions bien de considérer comme un pressant devoir l’étude approfondie de ce sujet, si nous voulons réellement, à l’école du Concile, par­venir à ce renouvellement spirituel et moral dont l’Année Sainte a fait son programme.

Avant tout, pour avoir des idées claires au sujet de l’Eglise. Et la première idée doit être : reconnaître son mystère, c’est-à-dire l’excédent de son être respectivement à notre capacité intellectuelle. L’Eglise n’est pas un fait purement naturel (et déjà la profondeur des faits naturels dépasse habituellement notre fa­culté d’adapter la réalité à notre pensée) ; elle est une pensée di­vine, un dessein de Dieu qui se greffe dans la vie et dans l’histoire de l’homme ; il faut voir, parmi ses premiers documents, dans l’Epître de Saint Paul aux Ephésiens : l’admiration d’abord, la foi ensuite, et puis l’enthousiasme de la charité infinie qui doi­vent être nos attitudes fondamentales en présence d’une telle révélation. Et nous ne devons pas être surpris si un tel mystère ne trouve pas dans notre langage de termes pour le définir; c’est le Concile qui nous le dit, qui nous donne une liste de quelques expressions relatives à ce mystère : toutes sont bien adaptées, mais elles ont toutes besoin d’être complétées par d’autres ex­pressions analogues.

L’Eglise est désignée dans l’annonce évangélique par le titre de Royaume de Dieu, puis Royaume du Christ et de Dieu ; elle devient ensuite le bercail du Christ, le champ de Dieu, l’édifice de Dieu ; elle devient aussi le Corps mystique du Christ, l’Epouse du Christ (cf. Lumen Gentium, 5-7). « L’Eglise est le nouveau Peuple de Dieu destiné à réaliser son Royaume sur la terre » (Morsdorf : cf. O. semmelroth, dans le vol. L’Eglise de Vatican II, vol. II, 395-409).

Cette imposante conception d’une société humaine, composée de citoyens tous égaux, et organisée par des ministères potestatifs et hiérarchiques, terrestres et en même temps célestes, animée par l’Esprit-Saint et destinée à se répandre sur toute la terre (cf. Lumen Gentium, 8), doit être l’objet de notre part d’une réflexion passionnée et réaliste, si nous voulons vraiment — d’abord et avant tout — vain­cre le scepticisme qui embrume généralement la mentalité profane ; de soi-même, celle-ci est absolument ignorante des véritables et suprêmes destins de l’humanité ; elle n’entrevoit que sous de min­ces lueurs — qui émanent de l’expérience naturelle — les objec­tifs supérieurs vers lesquels se dirige la civilisation : l’unité, la fraternité, la justice, la maîtrise de la création, la paix, si nous voulons marcher dans la vie présente comme « fils de la lumière » (Ep 5, 8). En deuxième lieu nous devons nous défendre contre la tentation d’édifier de nous-mêmes, avec nos idées ou avec notre culture, un type nouveau d’Eglise, un schéma artificiel de société religieuse, différent de la conception évangélique et apos­tolique, prévoyant pour celle-ci un statut étranger ou contraire à celui que l’Eglise elle-même, dans ses expressions responsables, a historiquement établi. La réforme des aspects humains et dé­passés est toujours souhaitable et possible ; mais cela n’autorise personne à assumer des positions critiques, des polémiques, éversives ou absolument particularisées ; la réforme doit concourir à construire, et non à démolir l’Eglise, qui seule a le droit de dé­cider qui a reçu légitimement l’investiture pour instruire et gui­der le Peuple de Dieu.

Essayons ensuite d’éduquer notre mentalité religieuse à con­cevoir l’Eglise conformément à cette définition que le Concile Vatican II a faite sienne : Peuple de Dieu. C’est une définition dense et féconde. Elle nous rappelle comment l’initiative de ras­sembler une humanité dispersée pour en former un Peuple, con­cordant et multiple, libre et docile, sage et humble, fort et faible à la fois, uni dans la foi, dans l’espérance et dans la charité, re­monte à Dieu, dérive toujours de Lui, et par Lui se justifie.

Le Concile dit encore : « Cependant il a plu à Dieu de sancti­fier les hommes, non individuellement et à l’exclusion de tous liens mutuels, mais il a voulu en faire un Peuple qui le connût dans la vérité et le servît saintement » (Lumen Gentium, 9).

Puis, le Concile, mettant à profit cette appellation de Peuple de Dieu, et respectant toujours, cordialement et fidèlement le passé, rattache l’Eglise à l’économie de l’Ancien Testament, où se trouve célébrée l’alliance privilégiée conclue par Dieu avec Is­raël, préparatoire de l’alliance nouvelle conclue par le Christ : ce n’est plus un simple pacte d’amitié ; c’est une communion ; ce n’est plus une alliance limitée à un clan ethnique, mais une com­munion qui englobe tous les hommes prêts pour la foi, membres par conséquent d’un même corps mystique ; un pacte qui revêt chacun d’une personnalité surnaturelle comme l’a écrit Saint Pierre : « Vous qui êtes une race élue, un sacerdoce royal, une na­tion sainte, un peuple que Dieu s’est formé » (1 P 2, 9 ; cf. S. augustin, De catechizandis rudibus, III, 6 ; PL 40, 3-3).

Combien d’autres choses comporterait ce thème magnifique : l’Eglise ! Cette Eglise que « le Christ aime et pour laquelle il a fait le sacrifice de sa vie » (Ep 5, 25) ! Pour l’instant, qu’il nous suffise de rappeler l’importance que le concept authentique et lumineux de l’Eglise peut avoir dans notre formation chrétienne et catholique et dans l’effort que nous devons entreprendre pour le renouvellement et pour la réconciliation des hommes de notre époque. Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

12 septembre

AIMER L’EGLISE : LA VOIE ESSENTIELLE DE L’ANNEE SAINTE

 

Chers Fils et Filles,

 

Nous sommes à la recherche de meilleures conditions d’esprit dans lesquelles nous devrons nous mettre pour bien célé­brer l’Année Sainte, non pas comme un événement occasionnel, mais comme un encouragement d’abord, comme un mouvement, ensuite, qui donne à notre conscience chrétienne cette « conver­sion », cette nouveauté spirituelle et pratique que le récent Con­cile a prêchée pour l’Eglise de Dieu et pour tous ceux qui ont la bonne fortune et la responsabilité de lui appartenir.

Quelles sont ces meilleures conditions d’esprit ? Elles sont nombreuses, très nombreuses, c’est évident ; s’il fallait en dresser la liste et en donner l’explication, le discours serait interminable. Limitons-nous en ce moment à une seule : notre attitude à l’égard de l’Eglise. Quel est notre sentiment profond et personnel, tout au moins celui qui domine ? Nous réclamons l’attention sur ce point parce qu’il peut être très influent et probablement déterminant en ce qui concerne la manière et l’efficacité de notre cé­lébration de l’Année Sainte.

Commençons par nous interroger nous-mêmes : Quelle est notre attitude à l’égard de l’Eglise ? cette Eglise pour laquelle le Christ, le tout premier, Lui le Fondateur, Lui le Docteur, Lui le Rédempteur, eut tant de pensées, tant de désirs, tant de soins et pour dire tout en un mot; tant d’amour: « II a aimé l’Eglise, écrivait Saint Paul, et il s’est immolé pour elle » (Ep 5, 25).

Nous pourrions essayer de nous classer selon certaines caté­gories génériques de facile identification. La première est celle des indifférents. C’est actuellement une catégorie extrêmement nombreuse ; on peut y inscrire tous ceux qui ne se soucient pas de la question religieuse, qui ne la tiennent pas pour vitale, de même que tous ceux qui estiment qu’une telle question reste désormais sans réponse et qu’elle a été écartée à cause de la pré­dominance de la mentalité scientifique, et du sécularisme qui circonscrit la sphère de notre intérêt au royaume de l’expérience et à celui des rapports économico-sociaux qui nous accaparent. Envers cette catégorie, nous nous sentons assez distants à cause de cette insouciance des valeurs religieuses que nous, nous sa­vons être suprêmes, que nous savons vraies, que nous savons nécessaires et que nous puisons à l’Eglise et dans l’Eglise, avec une vérification intérieure de certitude et de félicité (cf. Rm 8, 16). Faire de l’indifférence religieuse et précisément en ce qui concerne l’Eglise, notre choix, faussement commode et rationnel, serait abdiquer notre droit-devoir d’êtres constitutionnellement destinés à tendre vers l’Etre suprême, le Dieu vivant — et dans une certaine mesure à le rejoindre — (cf. St. augustin, Confessions 1, 1). Et en même temps nous voulons être pastoralement assez proche de cette catégorie, comme voisin des frères errants dans le désert du mystère qui a envahi toute chose.

Une autre catégorie, bien dans le goût du jour, est celle des critiques. Il y a deux espèces de critiques ; appelons la première positive : elle se compose de ces critiques orientées vers la vérité et, pour ce qui concerne l’Eglise, vers l’introspection de sa véri­table nature, au-delà de ses apparences extérieures et humaines, vers sa définition immanente et inextinguible de Corps mysti­que du Christ ; c’est là une critique qui ne nous cache rien, mais qui nous rend d’autant plus passionnés et amoureux de l’Eglise du Christ qu’elle nous dévoile mieux les défauts, les incohéren­ces, les fautes, les souffrances du visage humain de l’Eglise même ; des critiques de ce genre, il faudrait que nous ne soyons un peu tous, nous qui nous disons fidèles, fils et membres solidaires de l’Eglise (cf. 2 Co 13, 5-6). L’autre espèce de critique est l’espèce négative, c’est-à-dire animée d’un esprit malin qui, contraire­ment au charisme de la charité, cogitat malum, gaudet super ini­quitate (cf. 1 Co 13 ; 5-6). Il est malheureusement assez répandu aujourd’hui cet esprit pessimiste qui n’a aucun regard pour l’Eglise sinon pour en dénoncer, vraies ou fausses, quelles puis­sent être les difformités et pour en tirer un argument pharisaïque, pour la condamner et pour se louer soi-même (cf. Lc 18, 11-12). Nous aimerions inviter ces critiques si sévères, parfois pleins de préventions et démunis de générosité, à une plus grande sérénité ; cette sérénité qui rend le dialogue possible et qui fait renaître l’amour dans les cœurs. Comment pourrions-nous avoir la prétention de construire l’Eglise sans l’amour ?

Consacrons donc à l’amour la troisième, la grande catégorie de ceux qui le veulent assumer pour qualifier leur propre atti­tude envers l’Eglise, dans un acte de renouvellement conscient pour l’Année Sainte. Nous souhaitons que ce moment de pléni­tude de la sainte Eglise soit célébré sous le signe de l’amour, l’amour de l’Eglise et l’amour envers l’Eglise. Aimer l’Eglise, voilà notre première et nouvelle attitude en cette saison spiri­tuelle historique. Dans sa réalité mystique et terrestre, nous aimerons l’Eglise, en ce qu’elle a de mystérieux et de divin, puis aussi en ce quelle a d’humain et, par conséquent de limité, de défectueux, dans sa tangibilité, comme elle est parfaite dans la pensée du Christ (cf. Ep 5, 27), perfectible selon notre expérience et nos désirs, sans se fourvoyer dans la distinction entre une Eglise charismatique, imaginée par un idéalisme gratuit et une Eglise institutionnelle, dont nous soutenons et reconnaissons l’identité et le besoin qu’elle a de notre humble et filiale adhé­sion pour réapparaître dans sa beauté d’Epouse du Christ.

Aimer l’Eglise avec une ferveur et un dévouement régénérés dans la certitude de sa crédibilité et de notre nécessité d’en être des membres sains et actifs ! A qui va, avec ce souhait, notre pen­sée affectueuse ? A vous, fils et frères, prêtres et religieux qui êtes déjà engagés avec les liens d’or de l’amour total ; il faut re­trouver cet amour, le confirmer et le réanimer au feu primitif de notre cordial enthousiasme, de notre pleine confiance.

Puis c’est à vous, jeunes gens, que nous disons, le cœur plein d’espoir : aimez l’Eglise. Peut-être l’aimez-vous déjà, dans vos aspirations idéales et inquiètes mais vous ne vous rendez pas compte qu’elle se trouve parfaitement au sommet de votre idéal d’authenticité, de perfection tendue dans l’effort d’être telle, et qu’elle est aussi à l’horizon de vos rêves communs et valides d’uni­versalité, de justice et de paix. Et nous le dirons également à ceux qui sont loin, en espérant qu’ils soient eux aussi touchés au moins par l’écho de notre voix : aimez l’Eglise ! elle est la véri­table unité, elle est la véritable bonté, elle est l’humanité qui souffre, pense, œuvre et vit pour ce qui mérite d’être le but de l’existence humaine, et qui, à la fin, ne déçoit pas, ne meurt pas.

Aimer l’Eglise : voilà la bonne formule.

Expérimentons-la, avec une confiance renouvelée.

Et avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

19 septembre

POUR LA RENAISSANCE DU SENS MORAL

 

Chers Fils et Filles,

 

Une fois de plus nous allons nous référer à l’Année Sainte qui vient et qui, selon notre désir, devrait être largement et profondément l’occasion de ce renouvellement chrétien, auquel nous a invités le Concile.

Notre catholicisme, ancien et toujours combattu, doit pouvoir s’exprimer dans un esprit et dans une conduite qui témoignent de deux choses : de son authenticité et de sa vitalité ; et cela, primo, par rapport à sa tradition la meilleure ; secundo, par rapport aux conditions concrètes dans lesquelles aujourd’hui se déroule notre vie, prise dans les mailles solides des mœurs en vigueur ; et, en­fin, par rapport au monde profane, qui se professe laïque et orienté vers une manière de penser et de vivre qui n’est certes pas cohé­rente du point de vue chrétien, alors que le christianisme a la mission de le pénétrer de son esprit au profit et pour le salut du monde lui-même, en Jésus-Christ, Notre Seigneur.

Nous pensons donc qu’il convient que, dès maintenant, l’on se rend compte des difficultés que présente un pareil programme. Comme nous l’avons déjà dit, les difficultés sont nombreuses et elles sont graves ; il faut au moins les connaître, les étudier comme on peut préparer les conditions d’esprit pour les surmonter, grâ­ce à notre témoignage personnel, confiants dans la vertu de l’Esprit-Saint.

Une de ces difficultés est constituée par la décadence du sens moral. Nous en avons déjà parlé ; mais il n’est pas superflu de fixer notre attention sur ce gros obstacle qui trouble la diffusion du message chrétien et sa réelle efficacité.

Qu’entendons-nous par sens moral ? Une question importante !

C’est la conscience innée du bien et du mal ; renforcée par un jugement portant non seulement sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, mais aussi sur ce qui doit être un bien pour nous et sur ce qu’il faut éviter parce qu’un mal pour nous. C’est un con­cept-clé, qui engage l’intelligence et la volonté dans la recherche des choses qu’on peut faire et de celles qu’il faut éviter ; qui con­ditionne le jeu décisif de la liberté, celui par conséquent du de­voir, et ensuite, de la loi, de la norme directrice de nos actions, et par conséquent celui de l’autorité dont émane la loi. Nous pouvons dire (négligeant en ce moment le vocabulaire de la phi­losophie) que le sens moral est circonspection, c’est-à-dire con­science de l’ordre à achever en dedans et en dehors de nous. Cet instinct, cette orientation, d’abord spontanée puis réfléchie et voulue, de l’obligation morale, convalidée par un magistère ex­trinsèque et social, ou bien par un magistère religieux, et tendue vers l’action conforme à un plan naturel, lui-même conçu comme reflet d’une Intention transcendante; c’est ce que nous appelons moralité. Quels sont les forces, les stimulants qui entrent en jeu ? le devoir ? les passions ? les intérêts ? les mœurs ? l’habitude ? l’exemple ? le commandement ? la crainte ? Il y a là toute une portée que l’éducateur connaît bien et dont la conscience, c’est-à-dire le réflexion personnelle, est appelée à évaluer l’honnêteté et à doser, selon un choix mesuré, l’efficacité de ses influences actives.

Nous ne faisons allusion à ce complexe enchevêtrement agis­sant que pour mieux apprécier la densité de la très commune et merveilleuse expression : « être bon » ; elle signifie être positive­ment moral. Et il ne faut pas s’étonner du fait que le désordre peut facilement s’introduire dans le compliqué mécanisme psy­chologique de l’activité humaine. Malheureusement ce désor­dre existe déjà en puissance dans l’homme à cause des perturbations provoquées par le péché originel, avec une efficacité plus ou moins contenue et contenable.

Et alors nous nous demandons : est-il possible d’être bon ? conforme à la loi du bien, et victorieux des tentations du mal ? Voilà le drame quotidien de tout être humain ; c’est l’épreuve à laquelle est soumise notre vie présente. Mais nous devons être optimistes, et nous devons répondre : oui, c’est possible (cf. 1 Co 10, 13) ; l’homme est de par sa nature, orienté vers le bien. En outre, nous avons tous un prodigieux soutien qui nous rend bons et nous aide à devenir toujours meilleurs. C’est la grâce, l’effusion intérieure de l’Esprit Saint ; pourvu que nous lui ouvrions l’accès du cœur, avec l’adhésion sincère à l’Evangile et son acceptation profonde comme l’Eglise nous enseigne et nous aide à faire. C’est cela, au fond, le sens global de la vie chrétienne et du salut qu’elle apporte avec elle : être des hommes bons, justes, forts, libres et vrais, vivant dans le Christ. C’est ainsi qu’est l’homme nouveau.

Réussirons-nous à former une génération, une société d’hom­mes semblables ?

Ce sont nos intentions et notre espoir. Mais le danger où est-il ? Et s’il existe, quel en est le remède ?

Parlons du sens moral ; et pour le moment bornons-nous à in­diquer deux dangers, qui, déjà, pèsent sur la conscience de tant de gens de notre époque.

Le premier danger est celui de dérouter le sens moral de l’axe déontologique de l’action humaine; de priver, donc, le sens moral de son impératif absolu, qui dérive de la référence à Dieu de notre action. Nous sommes responsables devant Dieu. La crainte de Dieu est le fondement de la vie morale (« La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse » Ps 110, 10), dit la Bible. Si l’on dépouille l’âme de la crainte de Dieu, quel sens peut encore avoir la parole sainteté, c’est-à-dire la perfection suprême de notre être? et il n’y a plus de sens à donner au mot péché qui est la violation absurde de la loi divine. Aujourd’hui la norme de la moralité incline vers la coutume, c’est-à-dire vers l’usage cou­rant, vers la mode du comportement éthique ; hier c’étaient les mœurs qui cherchaient à s’adapter à la norme morale : aujourd’hui c’est le contraire. Si les mœurs font la loi, la loi n’existe plus dans sa vigueur intrinsèque ; et les mœurs se dégradent d’elles-mêmes. Elles deviennent changeantes et provisoires. La corruption trouve ainsi libre course dans la vie sociale. Cette mentalité relativiste que semble vouloir justifier la liberté propre d’une société qui se prétend arrivée à maturité, peut facilement dégénérer en licence et ruiner la communauté et ceux qui la composent. Il n’est pas difficile de relever dans l’histoire des exemples qui le confirment. L’écologie des mœurs devra donc, dans tout programme, figurer parmi les tâches primordiales du renouvellement chrétien au­quel nous aspirons.

L’autre danger pour le sens moral vient de l’hédonisme, c’est-à-dire du système éthique qui met le plaisir à la place du bien ; un système, celui-là, vers lequel nous ne penchons que trop. On veut avoir la vie facile, commode, joyeuse. On cherche à suppri­mer tout effort, tout sacrifice. L’impératif moral, — le devoir —, est pratiquement oublié ; on n’exalte plus que les droits. On bâtit des théories pour justifier n’importe quelle satisfaction donnée aux passions des sens. L’érotisme devient une mode, le plaisir un droit, le vice une ineptie. On ne calcule pas le gaspillage de valeurs humaines que provoque un semblable fléchissement mo­ral. La foi, la religion, la spiritualité, la vigueur de la volonté, la grandeur d’âme, tout s’y dissout. « L’homme animal, avertit Saint Paul, ne peut pas comprendre les choses qui sont de l’Esprit de Dieu » (1 Co 2, 14).

Nous, qui avons la bonne fortune et la responsabilité d’être baptisés, saurons dégager de ce fait décisif et merveilleux le style et l’énergie de la vie forte et neuve. L’austérité de la croix ne devra pas nous détourner d’un engagement chrétien coura­geux, mais nous attirer vers lui.

Rééduquons notre conduite pour acquérir le caractère franc et viril du disciple du Christ ; nous donnerons ainsi de l’authenti­cité et de la vitalité à notre profession de foi chrétienne et avec l’aide de Dieu nous deviendrons capables de porter au monde actuel le message rénovateur et sanctifiant du Royaume du Christ.

Qu’il en soit ainsi, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

26 septembre

ANNEE SAINTE : UN MOMENT DE GRÂCE POUR LES ÂMES, POUR L’EGLISE, POUR LE MONDE

 

Chers Fils et Filles,

 

On a déjà parlé maintes fois de l’Année Sainte mais il reste encore beaucoup à dire. Limitons-nous, aujourd’hui, à considérer ce proche événement par rapport au temps, à l’his­toire, au dessein divin qui se réalise à des moments déterminés. Avez-vous déjà remarqué comme Jésus parle souvent de l’heure qui vient comme d’une circonstance très importante ? A une femme samaritaine, par exemple, il dit : « L’heure vient et nous y sommes, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité...» (Jn 4, 23 ; 2, 4 ; 17, 1 ; Rm 13, 11 ; etc.). Cela veut dire que la succession du temps n’a pas toujours une simple si­gnification chronologique, et qu’elle acquiert parfois un sens prophétique, qu’elle indique l’accomplissement d’un dessein divin. L’horloge du temps marque la coïncidence d’un instant rendu précieux par la descente d’une Présence transcendante parmi les hommes ou par une invisible Action de l’esprit qui prend la forme d’un fait sensible.

Dans les Saintes Ecritures il n’est pas rare de trouver la men­tion de quelque moment surprenant de ce genre. Relisons la ci­tation d’un oracle semblable prononcé par le Prophète Joël, qui figure dans l’Ancien Testament et que l’on retrouve dans le Nouveau, dans un discours que prononce Saint Pierre pour do­cumenter le mystère de la Pentecôte : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair ; vos fils et vos filles prophétiseront, et vos vieil­lards auront des songes et vos jeunes gens des visions... » (Jl 3, 28 ; Ac 2, 17-18).

Or, nous pensons que, dans le dessein de Dieu, l’Année Sainte peut être un moment de grâce pour les âmes, pour l’Eglise, pour le monde. C’est chose possible ; c’est une hypothèse, c’est un vœu, un espoir, mais qui, précisément à cause de son caractère surnaturel, échappe à notre influence ; c’est le Seigneur qui doit en être l’artisan : nos velléités stériles ne le peuvent pas ; il se peut que la réalité même, au sein de laquelle cette nouvelle Pen­tecôte s’insère dans les vicissitudes humaines, demeure cachée à nos yeux sensibles ; mais, pour de nombreuses raisons qui, se­lon notre expérience, rendent le fait plausible, il se peut, répé­tons-le, que l’Année Sainte constitue un événement humano-divin décisif.

Quelles sont ces raisons ? Voilà une analyse assez délicate et complexe et il ne nous semble pas possible de nous y appliquer en ce moment. Disons seulement que les conditions mêmes de notre temps où il semble, selon les uns que les valeurs religieuses sont tenues pour inutiles ; oubliées et sans effet selon d’autres ; en veilleuse mais sous pression selon d’autres encore, et prêtes à exploser en une nouvelle libération, en une nouvelle splendeur (cf. Rm 8, 19 et ss.) — disons donc que ces conditions de notre temps semblent préluder à une nouvelle épiphanie chrétienne ; qui peut savoir si ce sera dans un ensemble de faits prodigieux, ou bien dans l’histoire, grâce à des témoignages soufferts, où les larmes et le sang des « saints », c’est-à-dire des chrétiens vraiment fidèles formeraient une apologie plus éloquente que n’importe quel discours humain ? Nous l’ignorons, mais il semble bien que ce n’est pas une illusion d’apercevoir, même dans les chroniques contemporaines, quelques vestiges émouvants.

Et nous dirons encore que l’économie du salut réclame nor­malement une préparation correspondante. La vertu divine se déploie là où l’homme lui offre des conditions propices. Le rè­gne de Dieu exige de notre part un accueil, une attention, une conversion, une disponibilité, une « metanoia » qui, dans l’Evan­gile, se traduit par « pénitence » : « Faites pénitence, prêche le Précurseur, car le royaume des cieux est proche » (Mt 3, 2) et le Messie Jésus répète à son tour le même message : « Convertis­sez-vous, car le royaume des cieux est proche » (Mt 4, 17).

Renouvelons, nous aussi, cet avertissement prophétique : si nous voulons que l’Année Sainte marque vraiment une phase d’authentique reviviscence chrétienne, une sorte de palingénésie de l’Eglise, une vocation rédemptrice pour l’humanité, nous de­vons nous disposer à la célébrer moyennant un renforcement préalable de notre énergie morale et spirituelle ; nous pourrions intituler cela, à la manière d’aujourd’hui, une « opération-ferveur ». Tous : individuellement et personnellement ; et tous, collectivement dans nos communautés respectives.

C’est, dans ce but, que nous en avons anticipé l’annonce et que nous en avons inauguré les débuts dans les Eglises locales. Il ne faut pas que l’Année Sainte soit une manifestation comme tant d’autres auxquelles nous nous contentons d’assister en sim­ples spectateurs, ou auxquelles nous ne prenons part que momen­tanément ou que pour la forme. Il s’agit d’infuser en nous, mo­yennant cette célébration, la sagesse et le dynamisme du Concile ; il s’agit de dépasser — et non de mortifier — le développement, splendide mais temporel, de la science et de la technique modernes qui ne suffisent pas pour nous donner le sens véritable de notre vie et nous faire parvenir à notre destin immortel ; il s’agit de favoriser victorieusement les efforts, souvent décevants, de la civilisation vers la justice sociale, la fraternité et la paix ; il s’agit de donner aux deux termes du binôme de l’Année Sainte : re­nouvellement et réconciliation, la plénitude de la signification qu’ils contiennent, en vue d’une efficacité intérieure morale, spi­rituelle et réfléchie, pour le premier terme ; en vue d’une effica­cité extérieure, religieuse, interpersonnelle, familiale, sociale, internationale, pour le second.

Tâche grande et importante, certes ; mais pas impossible, Fils bien-aimés, si l’« opération-ferveur » la prépare, et mieux encore la mérite, comme une récompense destinée à chacun de nous et à nous tous par la bonté toujours gratuite du Christ.

Que le Seigneur nous assiste. Avec notre Bénédiction Apos­tolique.

 

 

 

3 octobre

L’ANNEE SAINTE : OCCASION D’UN EXAMEN PROFOND SUR LA JUSTICE SOCIALE

 

Chers Fils et Filles,

 

Nous tous, élèves du Christ, Maître de l’humanité, nous tous, illuminés par sa science de la vie considérée dans le dessein total de ses vraies valeurs et de ses destins suprêmes, nous tous, rendus particulièrement sensibles aux événements de notre temps et au sort de l’humanité, nous devons être les plus attentifs et les plus sensibles tant aux conditions dans lesquelles vivent les hom­mes qu’aux faits se référant à cet équilibre dans lequel se dérou­lent, ou devraient se dérouler les relations des hommes entre eux, équilibre auquel nous donnons ce nom sublime et puissant de justice. La justice, c’est-à-dire la forme authentique, la forme vraiment humaine et raisonnable qui doit, ou devrait régler la coexistence humaine, est un idéal auquel nous chrétiens, nous catholiques particulièrement, devons consacrer pensée et action avec le plus grand dévouement; et aujourd’hui, nous devons le faire, avec un intérêt accru en raison du fait, véritablement étrange, que le progrès s’accomplit dans le monde (grâce à la culture, à la technique, à la richesse, etc.) sans entraîner au fur et à mesure le progrès de la justice, c’est-à-dire de cet ordre humain qui constitue la plus haute valeur sociale; au contraire, il arrive souvent que l’accroissement du bien-être de quelques-uns se fasse au détriment de celui de certains autres, ou tout au moins qu’il fasse naître en ceux qui ne peuvent accéder à un bien-être semblable, une impression d’infortune, un sentiment d’injustice et par conséquent le désir de lutter et de revendiquer un sort identique et aussi une fortune plus grande.

Pourquoi voulons-nous vous parler de ce grand phénomène social qu’est la justice sociale ?

Parce que nous aurons tous prochainement l’occasion d’y consacrer une nouvelle étude et une activité nouvelle : cette occasion est l’Année Sainte, dans l’esprit de laquelle nous nous apprêtons à entrer.

Ecoutez ! Il est clair que l’Année Sainte doit être un événe­ment éminemment religieux. Pendant une telle période qui se caractérise par une intense conscience spirituelle et par de parti­culiers exercices de profonde piété, la religion doit prendre plus que jamais la direction de nos âmes ; en une circonstance aussi singulière et stimulante nous devons nous sentir chrétiens, pro­fondément pénétrés par la foi et attentifs aux bonnes et intimes exhortations de l’Esprit. Et c’est précisément pour cela que l’An­née Sainte doit constituer pour nous un stimulant puissant et nouveau pour la cause de la justice dans le monde. Cet effet n’est rien d’autre que la perception de l’inévitable et magnifique lien entre l’amour envers Dieu, le premier et le plus grand des com­mandements prescrits à l’être humain et l’amour envers le pro­chain qui dérive du premier et l’accompagne nécessairement.

Or, rappelez-vous bien que la justice véritable, progressive, naît de l’amour. Ceci est une vérité, non seulement de thèse : c’est une vérité féconde de notre conception sociale ; elle distin­gue notre manière d’être, de penser et d’opérer de ces systèmes doctrinaux, politiques, sociaux qui extraient de la haine, de l’in­térêt, de la seule sympathie philanthropique, des tendances domi­nantes de l’opinion publique, les principes du droit et du devoir social, c’est-à-dire de la justice.

Il nous semble important, au seuil de l’Année Sainte, de rap­peler textuellement les paroles consignées à l’Eglise et au monde par le Synode épiscopal de 1971, au sujet de la justice dans le monde :

« Le message chrétien intègre dans l’attitude même de l’hom­me envers Dieu son attitude envers les autres hommes : sa ré­ponse à l’amour de Dieu, qui nous sauve par le Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. L’amour du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout exigence absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la di­gnité et des droits du prochain. Et pour sa part la justice n’at­teint sa plénitude intérieure que dans l’amour. Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son exigence absolue de justice et d’amour ».

Voilà les principes. Nous devons les rappeler et les réaffirmer et précisément en cette occasion qui se présente dans l’histoire d’un monde qui semble incapable de retirer de ses propres con­quêtes cette félicité, cette humanité auxquelles il aspire avec une conscience exaspérée : par contre nous voyons la haine, dans la­quelle certains mouvements sociaux vont puiser leur force, la lutte implacable de l’homme contre l’homme où ils s’engagent, et la conception de division en classes qui en résulte, la supério­rité accordée aux valeurs économiques et à la philosophie maté­rialiste du monde et de la vie ; comme, d’autre part, l’égoïsme, dont est imbu l’homme dans sa richesse et dans son pouvoir, et l’opinion statique de l’ordre, ou du désordre social, de la justice et du droit, comme aussi l’opinion que le progrès social se réalise de lui-même, sans avoir besoin d’interventions onéreuses et diffi­ciles, etc., disons l’insuffisance, ou l’erreur des principes sur les­quels s’appuie « le géant aveugle » qu’est l’homme moderne, privé de la lumière, c’est-à-dire de la sagesse que le christianisme a fait resplendir sur la scène du monde. Mais encore une fois, attention ! Nous chrétiens, qui possédons les vrais principes fondamentaux de la vie, avons-nous la logique, le courage, l’art, la patience qui permettent d’en tirer la fécondité dont nous sommes potentiel­lement capables ?

Un grand devoir de cohérence s’impose à nous. Sans aller emprunter à des sources étrangères, trop souvent décevantes, la doctrine et la force pour la justice parmi les hommes et pour l’amour qui fait s’intéresser à leurs problèmes sociaux, ne vaut-il pas mieux puiser dans l’Evangile et les interprétations que l’E­glise en a données la norme pleine d’audace et d’amour qui nous incitera à promouvoir la justice dans le monde ? Et ce moment de ferveur religieuse qu’est l’Année Sainte, ne serait-ce pas le mo­ment propice ?

Nous le désirons de tout cœur, offrant également notre mo­deste action pour la cause de la justice dans le monde, et avec l’espoir de voir l’Eglise tout entière associée à la grande entreprise, au service à la suite de tous les hommes de bonne volonté.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

10 octobre

L’HOMME A BESOIN DE LA PRIERE

 

Chers Fils et Filles,

 

Nous sommes convaincu que le monde moderne a besoin d’apprendre à nouveau à prier. C’est-à-dire à s’exprimer soi-même devant Dieu : deux mystères qui se rencontrent : la conscience de l’homme et l’Etre infini et ineffable. Commence­ment et Fin de toute chose. Que notre dialogue habituel soit cela, chacun le sait, même si on est souvent mal informé ; la prière est l’activité caractéristique de l’homme religieux, du croyant, de celui qui cherche et sent qu’il est en communion avec le Dieu de l’univers et qui a trouvé dans le Christ la voie de l’expression et de la communication entre les microbes que nous sommes, nous, et ce ciel infini qui est la patrie de Dieu. Nous ferons bien de re­prendre la réflexion sur cette activité qui a une part si grande dans notre personnalité chrétienne, et de saisir l’occasion du grand effort de la réforme liturgique, décidée par le Concile, pour valo­riser en nous les raisons de la prière et pour adapter notre langage spirituel aux formes rituelles, théologiques, communautaires que l’Eglise nous offre aujourd’hui.

En ce moment, toutefois, notre perspective est différente ; nous aurons à revenir, non pas une fois, mais souvent sur la prière du chrétien qui vit de sa foi ; mais, comme nous l’avons dit, en ce moment, nous pensons à l’homme moderne, c’est-à-dire à celui qui est produit par l’expérience de la vie contemporaine et qui estime qu’il peut se suffire à lui-même, sans avoir besoin de recourir à Dieu, à sa Providence, à sa Présence au-dessus et en dedans de nous, à sa Justice, source pour nous de crainte et de responsabilité, à sa Paternité qui, dès qu’on la considère, nous fait déborder d’amour et de joie. Sans avoir besoin donc du rapport religieux et seul avec soi-même, avec la société et la nature qui l’environne. L’idée de Dieu est pratiquement éteinte en ceux qui tirent leur propre éducation du sécularisme contemporain, synthèse de toutes les opinions négatrices de la Réalité transcendante et de la Vérité qui, sous des formes données, sont en nous vivan­tes et immanentes. L’homme-type que devrait être et qu’est le disciple de l’athéisme, officiel pourrait-on dire, de notre époque, affirme qu’il n’a pas besoin de Dieu ; lui suffit largement la science avec toutes ses conquêtes pratiques ; la science, capable de con­naître et d’expliquer toute chose, et de satisfaire ses besoins spéculatifs, pratiques, sociaux et économiques.

Dans un discours aussi bref et aussi simple que celui-ci, nous ne pouvons évidemment pas résoudre les problèmes immenses qui dérivent de cette déification de la science ; nous dirons seule­ment que nous aussi, et même le tout premier, nous rendons à la science les honneurs qui lui sont dus, lui assurant aussi la promo­tion, l’appui dont elle pourrait encore avoir besoin. Vive la science ! Vive l’étude qui la développe et l’exalte ! Mais nous croyons qu’il est permis d’affirmer qu’à elle seule, elle ne suffit pas ; et nous ajouterons encore plus : la science, elle aussi, réclame cette com­munication supérieure à laquelle nous avons donné maintenant le nom de prière.

Nous pourrions faire recours à l’expérience de la plus jeune des générations, celle d’aujourd’hui : la science, suffit-elle avec son incalculable richesse d’applications techniques ? La science, à l’état pur d’analyse, de recherche, d’expériences, de découver­tes, ne fait qu’élargir le champ de nos connaissances; des connais­sances qui n’expliquent pas sa profonde raison d’être et qui révè­lent toujours plus grave et plus pressant, le visage du mystère, qui force implacablement à s’interroger sur le « pourquoi » pre­mier et absolu de ce que nous connaissons ; et il naît alors un tour­ment aveuglant chez celui qui entrave le processus logique de la pensée, l’envolée vers le Principe créateur, vers la Sagesse révélée et cachée, presque comme un Sacrement, dans les choses étu­diées. Il faut observer un fait capital à propos de la pensée scien­tifique moderne : elle n’a pas, pratiquement servi à la contemplation, c’est-à-dire à la découverte, découlant de son étude spéci­fique, des notes qui irradient des choses connues, à savoir : l’or­dre, la complexité, la loi, la grandeur, la beauté... tous reflets mis en évidence par l’observation scientifique, reflets d’une Pen­sée génératrice, illimitée et immanente ; mais il est une préoccu­pation qui a immédiatement pris le dessus, celle d’utiliser pour des fins pratiques, c’est-à-dire pour des applications techniques, les vérités arrachées aux choses. L’utilitarisme a ainsi dominé la science, l’a rendue opaque, et, pour quelques-uns, dangereuse ; sans laisser d’espace à l’esprit humain, sinon celui, légitime mais insuffisant, des supputations au sujet de son emploi au profit de la vie temporelle de l’homme, qui a eu l’usufruit et la jouissance de toutes les découvertes scientifiques, rendues disponibles par des instruments techniques géniaux mais qui n’a pas vu son bon­heur s’accroître ni la mystérieuse soif de vie de son cœur s’étancher.

Il faut rendre ses ailes à la science ; celle-ci doit encore soute­nir l’itinéraire spirituel de l’homme ; elle doit l’inviter à la poésie et à la plénitude de la prière. « Les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l’œuvre de ses mains » (Ps 18, 2).

Ceci est dans l’ordre naturel.

Une autre expérience, bien différente, nous conduit à des con­clusions analogues ; et c’est celle du caractère ambigu du progrès humain : l’homme devient-il réellement meilleur et plus civilisé en avançant dans l’histoire par l’usage de ses seules forces ? Est-il vraiment capable d’instaurer un humanisme dans lequel les valeurs suprêmes de la personne humaine soient, pour tous, ga­ranties et permanentes ? Et n’y a-t-il pas le risque, si la progressive affirmation de telles valeurs n’est pas soutenue par une tutelle divine, que ces valeurs puissent, en certaines circonstances his­toriques, se contredire elles-mêmes ? La liberté, la justice, la paix peuvent-elles résister à l’épreuve du temps et aux conflits d’inté­rêts opposés ? Le droit pourra-t-il se substituer à la force et l’aménagement de la civilisation pourra-t-il vraiment se traduire en un bien commun? Il circule, et principalement en ces jours frénétiques et douloureux, un vent de scepticisme au sujet de la capacité des hommes à être et à demeurer frères. La capacité de l’homme de construire pas ses seuls moyens une civilisation authentique et universelle apparaît dans une pénible contesta­tion. Les principes ne sont ni solides ni valables pour tous ; et alors le règne de la force semble de nouveau nécessaire, et néces­saire paraît la guerre. Et si cependant quelques principes étaient et demeuraient indiscutables, pouvons-nous dire que l’homme, tout au moins en général, aurait la vertu de les appliquer de ma­nière désintéressée et avec sagesse ? N’est-il pas nécessaire alors d’avoir une aide supérieure, une grâce divine en supplément ? Et ne faut-il pas, en conséquence, une imploration qui nous voie, humbles ou puissants, recueillis en prière ?

C’est cela que nous croyons et nous souhaitons que l’huma­nité, toute ensemble, devienne capable de répéter avec le Christ la prière qu’il nous a lui-même enseignée : « Notre Père qui êtes au ciel ! ».

Que Dieu le veuille ! Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

17 octobre

LE DEVOIR DE RECONCILIATION

 

Chers Fils et Filles,

 

Comme nous l’avons maintes fois répété, nous nous préparons à l’Année Sainte ; et nous répéterons aussi deux mots qui figurent à son programme: renouvellement et réconciliation. Le premier de ces mots : renouvellement, nous fera voir tout l’effort, l’œuvre, le fruit spirituel, moral et social que, subjectivement, chaque fidèle et l’Eglise tout entière entendent produire pendant l’Année Sainte ; dans le second mot, réconciliation, semble, au contraire, se refléter une situation objective ou, mieux, relative à des rapports qui dépassent les limites personnelles ou collec­tives de notre climat intérieur, et qui se réfèrent au climat exté­rieur dans lequel nous vivons et qui nous entoure. De toutes ma­nières, les mots sont très clairs et chacun peut les comprendre : nous devons nous renouveler au-dedans de nous-mêmes et nous devons faire la paix au dehors. Au-dedans et au dehors. Cette division, toutefois, est simpliste ; et puis, elle doit être intégrée dans la réalité.

Aujourd’hui examinons le sens que nous entendons donner au deuxième mot d’ordre du programme : la réconciliation. Que veut-il dire ? A qui et à quoi ce mot se réfère-t-il ?

Notons immédiatement que le concept suppose une rupture à laquelle nous devons porter remède ; il suppose un désordre, un contraste, une inimitié, une séparation, une solitude, une in­terruption dans l’harmonie d’un dessein qui réclame une intégrité, une perfection qui corrige et dépasse notre isolement égoïste et instaure en nous et autour de nous une circulation de l’amour. Avons-nous conscience de ce besoin de réconciliation ? Ceci est un point important. Il représente une grande nouveauté dans la conscience humaine ; premièrement de l’homme vis-à-vis de soi-même ; ne serait-il pas plus homme, vraiment homme, celui qui, ayant conscience de soi-même, se rendrait compte, en même temps, de son propre égoïsme tyrannique, de sa propre existence bornée, de son propre isolement, de sa propre insuffisance ? ; deuxièmement, dans la conscience sociale : les besoins des autres sont inscrits dans notre être même ; il n’est personne qui puisse se suffire à soi-même ; comment chacun pense-t-il s’intégrer dans les relations avec autrui? Dans la lutte ou dans l’ordre ? ; et troisièmement spécialement, dans la conscience religieuse qui marque la conscience la plus haute de notre position dans le monde de l’Etre et dans le destin relatif qui nous est réservé. Réfléchissons bien, et rendons-nous compte que sur ce triple front, du solipsisme, fait social, du fait religieux, nous avons be­soin d’une réconciliation. De nous-mêmes, nous ne sommes pas entourés d’un ordre parfait ; de toute part nous vient l’aiguillon d’une déficience, d’un reproche, d’un remords, d’un danger. Une analyse psychologique nous porterait trop loin. Limitons-nous en ce moment à considérer brièvement les trois aspects (les trois fronts, avons-nous dit) que notre conscience nous présente comme ayant besoin de réconciliation.

 

La loi de l’amour

 

Le premier front est celui de notre inquiétude intérieure qui vient de ce que nous nous sentons vivre et cependant faiblir, ne pas nous suffire ; pleins d’énergie et de déficiences ; tourmentés par notre inlassable égoïsme ; conscients en même temps de notre droit de vivre et de notre pauvreté subjective. Où et comment trouver la pacification ? L’intégration, l’équilibre, la plénitude de notre personnalité ? La réponse est immédiate : notre paix intérieure, c’est l’amour. La question, alors, se déplace : quel amour ? Pour l’instant, nous ne répondrons pas à cette question ; nous dirons seulement que pour être heureux, il faut apprendre « l’art d’aimer » ; art que la nature elle-même nous apprend, si on l’écoute bien et si on l’interprète selon la grande et suprême loi de l’amour que le Christ nous a enseignée : « aime Dieu, aime ton prochain » avec les applications austères qu’une telle loi com­porte. Si nous apprenions vraiment à aimer comme il se doit, ne seraient-elles pas transformées dans la paix et dans le bonheur, notre vie personnelle et, par conséquent, la vie collective ?

Il faudra que l’Année Sainte ajoute encore ce point capital à son programme : l’amour, restaurer l’amour, le vrai, le pur, le fort, le chrétien.

 

La douloureuse réalité de la guerre

 

Et de la réconciliation sociale, que dirons-nous ? Oh ! quel chapitre immense qui remplirait mille pages ! Nous dirons seule­ment que la réconciliation, c’est-à-dire la paix, devient une nécessité chaque jour plus pressante, inéluctable. Après l’ultime guerre mondiale, n’avons-nous pas tous espéré que, finalement, la paix était acquise une fois pour toutes ? Le monde n’a-t-il pas fait des efforts vraiment grandioses pour insérer constitutionnellement la paix dans les progrès de la civilisation ? Pour rendre les peuples sûrs pour eux-mêmes, fraternels pour les autres ? Mais l’atroce, la terrifiante expérience de ces années nous rappelle à une triste réalité : la guerre est encore, est toujours possible ! La production et le commerce des armements nous indiquent, au contraire, qu’elle est plus facile et plus désastreuse qu’auparavant. Nous vivons de nouveau, aujourd’hui, une douloureuse — et pas unique — tragédie de guerre. Nous sommes humiliés, nous avons peur. Serait-ce possible que la guerre soit un mal incurable de l’humanité ? Ici, il faudra que nous observions encore la disproportion congénitale dans l’humanité, entre sa capacité idéalisa­trice et son aptitude morale à rester cohérente et fidèle à son pro­gramme de progrès civil ; et on est alors tenté de dire : il est im­possible au monde de demeurer pacifique. Nous répondons : non ! Le Christ, notre paix (Ep 2, 14) rend possible l’impossible (cf. Lc 18, 27). Si nous suivons son Evangile, l’accord entre la justice et la paix peut se réaliser ; certainement pas se cristalliser dans l’immobilité d’une histoire qui est au contraire en perpétuel dé­veloppement; mais il peut être ! Il peut se régénérer ! Et c’est cela que nous mettons à l’étude de l’Année Sainte ; la réconciliation, à tous les niveaux, dans la vie familiale, communautaire, natio­nale, ecclésiale, oecuménique. Et sociale également. Pourquoi ne saurait-on concevoir une coexistence sociale où, certes, les intérêts sont différents et opposés, mais qui soit fondée sur une coopération juste et organique, et, par conséquent, sur la paix humaine et chrétienne de ceux qui y participent ? Est-ce un rêve ? Est-ce une utopie ? Voici notre originalité : nous croyons que cette eschatologie politique, cette parousie morale est un devoir chré­tien quel que soit, dans les contingences historiques, le degré de son effective application ; l’amour, la justice, la paix sont des idéaux vifs et bons, pleins d’énergie sociale que nous ne devons pas emprunter à la haine et à la lutte pour tendre à cette concrète pacification qui réalise dans la sagesse et dans la bonté la parole du Christ : « vous tous, vous êtes frères » (Mt 23, 8).

 

La première tâche de l’Année Sainte

 

Voici une autre tâche immense pour l’Année Sainte.

Et celle-ci donnera sans aucun doute sa préférence à la troi­sième pacification, la pacification religieuse qui, en fait, se trouve à la première place : nous entendons par là le rétablissement pour chacun de nous, pour l’Eglise entière et, Dieu le veuille ! pour le monde, du rapport de vérité et de grâce avec le Père Céleste. C’est la première des tâches de l’Année Sainte, une tâche à quoi elle ne peut manquer; rétablir la paix entre nous et Dieu, dans l’expérience médiate et vécue de la parole incomparable et si chère à Saint Paul : la réconciliation. Mais cela demande une leçon toute à soi ; aussi nous contenterons-nous de la confier à votre mémoire, dès maintenant et pour l’Année Sainte qui vient. Réconciliation avec Dieu (cf. 2 Co 5, 20).

Avec notre  Bénédiction Apostolique.

 

 

 

24 octobre

DE LA TREVE A LA PAIX

 

Chers Fils et Filles,

 

Ceux qui suivent les entretiens que nous avons chaque se­maine avec les visiteurs des Audiences générales savent que depuis quelque temps nous nous habituons à penser les grands événements de la vie moderne dans la perspective de la prochaine Année Sainte, c’est-à-dire en cherchant leur solution à travers la double synthèse thématique qui a été établie pour un événement d’une telle importance générale. Nous avons parlé et nous parlerons encore de réconciliation, un peu comme si nous cherchions à comprendre le sens de ce « mot-programme » et à savoir à qui et à quoi il se réfère. Réconciliation avec notre conscience personnelle, disions-nous ; réconciliation avec nos frères qui nous entourent et réconciliation des hommes entre eux ; et maintenant, avant de donner une pensée à la réconcilia­tion la plus importante et la plus difficile, celle de notre vie avec Dieu, disons que nous avons été surpris, comme par un coup de tonnerre, par la nouvelle qui s’est emparée, ces jours-ci, de tou­tes les voies de l’information publique : la trêve, peut-être même la paix au Moyen-Orient ! Comme tout le monde ; nous en som­mes heureux et comme bouleversés, bien que ces sentiments soient accompagnés d’anxiété, de crainte à cause des ombres qui troublent encore un résultat si impatiemment attendu ! Tou­tefois, nous ne pouvons détourner notre attention de cette espérance comme quelqu’un qui aurait toujours entretenu en lui cette attention et la sentirait maintenant élargie et liée à d’autres in­térêts très vifs et multiples : il s’agit de la paix ; de la paix qui en­globe un groupe de peuples, avec Israël au centre, le cordon des pays arabes tout autour et qui a des répercussions évidentes et formidables sur les plus grandes Puissances du monde.

 

Dialogue raisonnable et pacifique

 

Nous observons cette dramatique scène d’histoire vivante, d’un œil attentif, d’une âme tendue, d’un cœur tremblant. L’en­gin de la guerre latente avait explosé et il avait révélé de quels instruments meurtriers il était doté ; on a vu, comme jamais en­core, comment la science, la technique, l’industrie, l’économie, l’organisation militaire, la politique se sont, avec une logique de fer, silencieusement, employées au cours de ces dernières années pour rendre aux armes une puissance aveugle et décisive dans les controverses qui pourraient s’élever dans les relations hu­maines alors que celles-ci se resserraient noblement dans le dia­logue raisonnable et pacifique des institutions internationales modernes. L’engin a explosé, et tout de suite de manière terri­ble ; mais grâce à Dieu — et louons ceux qui en ont le mérite — à présent il est contenu, arrêté. Espérons qu’il le soit définitive­ment et que, durant la pause, il ne se reconstitue pas avec une puissance égale ou peut-être même plus violente ; espérons que ce soit fini pour toujours.

 

Pour que la concorde soit durable

 

Nous voudrions que nos vœux soient une prophétie; une pro­phétie de paix, de paix authentique. En vertu de notre mission humaine et supra-humaine, nous sentons vibrer dans notre cœur l’espérance du monde ; l’espérance des sages, des bons, des hum­bles. L’espérance des jeunes et des générations futures. Les ava­tars des épisodes belliqueux qui ont encore une fois ensanglanté la terre, même en ce moment, ne doivent pas nous décourager ; il faut qu’ils accroissent notre conviction que l’humanité doit se revêtir d’un ordre libre et unitaire, que la civilisation doit être positive, c’est-à-dire morale et universelle, que la concorde doit être œcuménique et durable. Nous affirmons que, normalement, la paix ne doit pas être recherchée avec la violence de la révolu­tion, ni maintenue avec le poids de la répression ; la paix ne doit pas être une simple trêve, un équilibre — comme un bras de fer — de forces opposées, une pure et contingente combinaison maté­rialiste d’intérêts temporels ni une ambitieuse compétition de prestige. La paix doit être une création dynamique et continue de principes humains fondamentaux, un fruit des droits de l’hom­me professés et défendus avec une radicale honnêteté, un résul­tat prodigieux de ce devoir suprême qui s’appelle l’amour ; l’amour pour l’homme, quel qu’il soit, parce qu’il est un frère ; et il est un frère parce qu’il est, comme tous les hommes, fils de Dieu Père universel.

 

Le temps de la réconciliation

 

Et nous voici alors, très chers auditeurs, ramenés par la logi­que même de la présente expérience historique à notre thème de la réconciliation. Il ne faut pas que cela puisse déplaire à qui que ce soit si nous affirmons que ce thème doit inspirer la nouvelle histoire du monde ; à quoi serviraient les progrès de l’humanité si elle n’était pas réconciliée avec elle-même et en elle-même ? Et comment pourrait résister une telle réconciliation, une telle paix, si on ne pouvait la définir comme une concorde entre frères ? Une fraternité vraie, pensée, solidaire ? Et nous ajoutons : une telle fraternité entre des êtres humains si divers et poussés par les malsaines tentations centri­fuges de l’égoïsme, peut-elle maintenir et célébrer cette frater­nité sans la polariser et la lier à la transcendante et très heureuse paternité de Dieu ? Et comment pourrons-nous être éduqués à reconnaître comme réelle une telle paternité et à nous ouvrir à un colloque plein de confiance avec elle, si le Christ, notre Maî­tre ne nous enseigne pas : « Vous prierez comme ceci , Notre Père qui êtes aux cieux... » (Mt 6, 9).

En cette heure, défilent en notre esprit les images douloureu­ses des conflits humains ; il y en a encore de nombreux dans le monde ; et pour tous, pour chacun, notre vœu est celui de la réconciliation entre les hommes qui sont, de toutes les manières, des frères ; nous souhaitons que chacun soit persuadé qu’elle est possible ; nous invitons chacun à une collaboration confiante, commune afin que cette réconciliation se réalise : elle est l’espé­rance victorieuse de la paix pour tous.

Que Dieu le veuille, avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

31 octobre

LA RECONCILIATION AVEC DIEU PREMIERE FIN DE L’ANNEE SAINTE

 

Chers Fils et Filles,

 

L’événement spirituel, annoncé à l’Eglise et au monde, et qui est appelé Année Sainte, assume des dimensions énormes et imposantes. Nous devons le définir, mais une simple référence au calendrier n’aurait aucun sens ; la signification que doit re­vêtir un tel moment historique et religieux devient profonde et complexe, non seulement à cause de l’idée de pénitence et d’in­dulgence qu’il hérite d’une tradition désormais séculaire, mais aussi par le fait que dans cette prochaine Année Sainte va se re­fléter sous une forme vitale ce que le Concile Vatican II a énoncé sous une forme doctrinale ; et c’est ainsi qu’un binôme polyvalent, renouvellement et réconciliation, tente de rendre accessible à la réflexion et à l’action l’immense trésor des enseignements conciliaires. Nous craignons de nous répéter, mais il faut le faire si nous voulons stimuler la découverte des thèmes toujours neufs et très féconds qui dérivent du programme proposé.

On a à peine fait allusion à la réconciliation, par exemple : réconciliation avec notre conscience, avec notre prochain ; nous n’avons pas encore considéré l’aspect principal de ce chapitre fondamental : la réconciliation avec Dieu. L’Année Sainte tend en tout premier lieu à réconcilier les hommes avec Dieu, nous, les croyants, d’abord, et ensuite le plus grand nombre possible d’hommes que l’on peut amener à cette rencontre salvatrice et sanctificatrice.

Il sera salutaire pour nous d’avoir toujours dans l’esprit ce texte synthétique et incisif de Saint Paul : « Si quelqu’un est dans le Christ (c’est-à-dire s’il est un vrai chrétien), il y est en tant que créature nouvelle. Tout ce qui était ancien est passé ; tout est devenu nouveau. Et tout cela est l’œuvre de Dieu, qui, après nous avoir réconciliés avec lui-même par le Christ, nous a conci­lié le ministère de la réconciliation. Dieu s’est réconcilié avec le monde par le Christ, puisqu’il ne lui impute plus ses fautes et qu’il nous confie les paroles de réconciliation. Nous sommes donc (nous les apôtres), les ambassadeurs du Christ, et Dieu vous exhorte par notre bouche. Nous vous en supplions donc, au nom du Christ, réconciliez-vous avec Dieu » (2 Co 5, 17-20).

Ce n’est pas la seule fois que l’Apôtre nous parle ainsi (cf. Rm 5, 10) ; dans son discours, toute la conception de notre vie morale est sous-entendue ; il s’y trouve exprimée toute la synthèse doctrinale de la rédemption et du salut.

Et c’est ainsi que notre existence humaine naît, vit, se déroule et s’éteint dans un rapport existentiel et moral avec Dieu. Nous trouvons ici toute la science de la vie ; ici encore, la philosophie de la vérité, et la théologie de nos destinées. Nous sommes les créatures de Dieu ; ontologiquement, nous dépendons de Lui ; et, bon gré mal gré, nous sommes responsables devant Lui. Nous sommes faits ainsi. Intelligence, volonté, liberté, cœur, amour et douleur, temps et travail, relations humaines et sociales, la vie en un mot, a des orientations diversement déterminées et des finalités tout aussi diversement définies, par rapport à Dieu. L’homme ne peut se concevoir de manière adéquate sans cette référence essentielle à Dieu. Aussi mystérieux et transcendant, et donc ineffable, que soit Dieu, Il est le principe éternel de l’uni­vers. Il plane au-dessus de nous, Il nous connaît, nous observe, pénètre en nous, nous conserve continuellement ; Il est le Père de notre vie. Nous pouvons l’ignorer, l’oublier, le méconnaître, le nier ou le renier : Il est. Il est vivant et Il est vrai. « C’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être », comme l’af­firmait Saint Paul à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 28).

Il est certain que cette « Weltanschauung », cette conception du monde, est aujourd’hui vigoureusement combattue : on ne veut pas admettre l’existence de Dieu, on aime mieux violenter sa propre raison avec l’aphorisme absurde de la « mort de Dieu », plutôt qu’exercer sa propre intelligence à la recherche et à l’ex­périence de la lumière divine. L’athéisme semble triompher. La religion n’a plus aucune raison d’être ? Le péché n’existe pas ?

Oh ! nous sommes saturés de ces idéologies. Nous, nous sommes bien convaincus, par la grâce même de Dieu, que Dieu existe, comme le soleil existe ; et que tout vient de Lui, et que tout va vers Lui. Et vous, qui nous écoutez, fils qui savez et croyez, vous en êtes assurément convaincus tout autant que nous.

Et l’on peut comprendre alors comme est urgente, moderne, stratégique la venue de cette Année Sainte qui doit renforcer, à l’intérieur de nous et en dehors, notre conviction de l’existence souveraine de Dieu, et de l’économie de Dieu, c’est-à-dire du dessein — qui est un dessein d’Amour infini — établi par Lui, afin de faire de nous des disciples attentifs, des serviteurs fidèles, mais surtout des fils heureux. Nous nous rendons tous compte, qui d’une manière, qui d’une autre, que notre correspondance à ce dessein, à ce plan de relations naturelles et surnaturelles, a été et continue à être imparfait. Peut-être a-t-elle été hostile et parjure. Nous sentons que nous sommes pécheurs. Ici, une autre page, immense, dramatique celle-ci, douloureuse et humiliante, celle de notre péché, s’ouvre devant nous. Nous avons rompu les rapports justes et vitaux qui nous soutenaient en Dieu. Nous n’avons jamais répondu de tout notre être, de tout notre amour et dans la juste mesure à l’Amour que Dieu nous offre. Nous nous montrons ingrats, nous restons débiteurs ! Et même nous serions perdus si le Christ n’était pas venu pour nous sauver. Et alors ? Alors voilà la pressante nécessité de nous réconcilier avec Dieu : « reconciliamini Deo ! ».

Et voici le surprenant bienfait! La réconciliation est possible ! C’est cela, la nouvelle que l’Année Sainte fait retentir dans le monde et dans les consciences : la réconciliation est possible ! Et puisse une telle annonce pénétrer jusqu’au plus profond de nos cœurs ! Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

7 novembre

ANNEE SAINTE : RENOUVELLEMENT DE LA CONSCIENCE PERSONNELLE

 

Chers Fils et Filles,

 

Les thèmes que le programme pour l’Année Sainte propose afin que celle-ci soit une authentique réalisation chrétienne : renouvellement et pacification, comportent un certain nombre de problèmes moraux et spirituels concernant la préparation des actes et de l’activité que leur observance sincère et efficace sem­ble exiger. Il faudrait que la marque distinctive de cette prochaine Année Sainte soit le caractère sérieux de sa célébration, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif ; caractère sérieux d’au­tant plus indispensable que plus superficiel est à présent le dé­roulement habituel de la commune expérience de notre vie conditionnée par cette tendance-ci ; tout est facile, tout est passager, tout est extérieur. Psychologie de cinéma ! Nous, au contraire, nous cherchons à parvenir à des moments forts, constants, inté­rieurs de notre esprit. Il y a une expression extrêmement com­mune qui traduit parfaitement cette aspiration programmatique, et c’est : « nous, nous voulons arriver au cœur ».

Et le Cœur, qu’est-ce que c’est ? La question se pose en vue du discours religieux et moral, qui s’étend au discours psycholo­gique et idéal. Que signifie ce terme d’emploi si courant ?

Nous sommes tenté de faire nôtre la définition de Saint Au­gustin qui fait coïncider le sens du mot « cœur » avec l’Ego « ... cor meum, ubi ego sunt quicumque sum » (Confess, X, 3 ; P.L. 32, 781). Et nous trouvons une grande satisfaction à choisir cette signifi­cation d’une extraordinaire densité, qui englobe la personnalité sentimentale, intellectuelle et surtout opérative de l’homme ; une signification que nous trouvons dans la Bible et qui fait abstraction du sens purement physiologique de cet organe, pour désigner ce qu’il y a de vif, de génétique, d’opérant, de moral, de responsable, de spirituel chez l’homme. Le cœur est la cellule intérieure de la psychologie humaine ; il est la source des instincts, des pensées et, surtout, des actions de l’homme. De ce qui est bon et de ce qui est mauvais, rappelons-nous les paroles du Maître, de Jésus : « C’est du cœur que pro­viennent pensées mauvaises, meurtres, adultères, fornications, vols, faux témoignages, blasphèmes : c’est tout cela qui souille l’homme » (Mt 15, 19-20). Quelle triste introspection ! Et ce qui la rend vraiment grave, c’est la parole biblique qui nous avertit comment l’œil de Dieu voit en transparence dans notre cœur, ce refuge secret de notre réalité morale ; les Saintes Ecritures nous disent : « L’homme regarde aux apparences, le Seigneur regarde au cœur » (1 R 16-17) ; « Il lit dans nos intentions » (Jr 17, 10). Nous pourrions encore rappeler d’innombrables citations pressantes concernant la pénétration au plus secret de notre cœur du regard scrutateur de Dieu ; mais maintenant nous devons obser­ver comment, dans cette intériorité mise à nu, le jugement de Dieu se prononce envers nous. Le Christ n’accorde pas la moin­dre indulgence à l’hypocrisie, à la fausse vertu, à la justice pure­ment formelle et trompeuse. L’Evangile déborde d’expressions d’intolérance au sujet de la pseudo-observance de la religion, dis­jointe de la vérité du bien et de la pureté de l’amour. Nous de­vrions relire le chapitre XXIII de Saint Matthieu pour éprouver la force des invectives du Christ contre les astucieuses fictions de deux groupes sociaux de cette époque : les pharisiens et les scribes, devenus des symboles pour tous les temps ; également, pour trembler au sujet de l’exigence fondamentale du vrai rap­port avec Dieu : la sincérité du cœur, exprimée par la cohérence de la pensée, de la parole et des actes. Et c’est pourquoi il faut que nous nous remettions à étudier cette parole, devenue d’usage courant : la metanoia, qui veut dire: la conversion intérieure, la transformation du cœur dont nous vous avons déjà parlé d’autres fois. Et nous ne pouvons taire notre douloureuse stupeur devant l’indulgence, et disons même devant la publicité et la propagande, aujourd’hui étalée d’ignoble manière, pour ce qui trouble et con­tamine les esprits : la pornographie, les spectacles immoraux, les exhibitions licencieuses, etc. Où est donc l’« écologie » humaine ? Pour célébrer convenablement l’Année Sainte, il faut un tra­vail au niveau le plus profond et le plus jaloux de notre psycho­logie morale. Nous devons être courageux dans l’intention de porter le renouvellement et la pacification profondément, au centre de notre conscience personnelle.

Une double circonstance actuelle constitue un stimulant. La première est l’importance que l’on accorde aujourd’hui à la psy­chanalyse, à cette vivisection du processus inconscient de notre manière d’agir, c’est-à-dire de notre tempérament, de nos mœurs, de notre personnalité particulière (cf. L. ancona, La psicoanalisi). Nous avons grande estime pour ce courant — désormais célèbre — d’études anthropologiques, bien que pour notre part nous ne les trouvons pas toujours d’accord entre elles, ni confir­mées par des expériences satisfaisantes et bénéfiques, ni pénétrées de cette science du cœur que nous puisons à l’école de la spiritua­lité catholique. Et pour l’instant cela nous suffit pour observer combien est raisonnable et actuelle l’analyse de notre âme sous l’aspect de la théologie, de l’éthique et de l’ascétique chrétiennes que l’Année Sainte nous invite à repenser et à approfondir. Un nouvel intérêt pour la pédagogie intérieure de la foi vécue sem­ble réclamer notre attention et engager l’art didactique de nos maîtres d’écoles autant que de nos maîtres à penser.

Un autre des motifs est la suprématie assumée aujourd’hui par la conscience personnelle de front à la norme extérieure qui presse à tout moment sur notre conduite. Ici, il faudrait vraiment faire l’apologie de la conscience, sans, la séparer toutefois, comme nous l’avons déjà dit, de l’apologie de la direction dont la conscience a besoin et qui vient de la loi et de l’autorité, objec­tivement justifiées dans l’exercice de leurs fonctions et qui ne diminuent en rien la personnalité de l’homme conscient, mais l’intègrent, au contraire.

Et cette allusion aux prérogatives, aujourd’hui reconnues ou attribuées à la conscience, peut également nous rappeler combien est providentiel l’exercice en profondeur que l’Année Sainte nous propose, précisément pour l’exploration résolue et systématique de notre cœur, c’est-à-dire de notre conscience, dans le but de renouveler et de réconcilier l’homme nouveau que nous sommes en train de chercher, avec nous-mêmes, avec le monde qui nous entoure, avec le royaume de Dieu auquel nous sommes appelés (voir l’« antique mais classique Combattimento spirituale de Scupoli).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

14 novembre

ANNEE SAINTE : UN TEMPS POUR LA REGENERATION DE LA PENSEE DE L’HOMME CONTEMPORAIN

 

Chers Fils et Filles,

 

Si le processus idéologique et spirituel que l’Année Sainte pro­pose à l’homme contemporain suit son cours logique, beau­coup de choses qui font actuellement partie de la mentalité cul­turelle commune devront être changées et améliorées. Cours lo­gique : oui, nous pouvons adopter cette façon de dire habituelle et légitime ; mais en réalité, nous devrions dire : intervention di­vine ; c’est-à-dire donc : si la lumière de Dieu se révèle à nous (cf. Mt 11, 27) ; si nous, élèves de la vérité, savons écouter la voix du Christ (cf. Jn 18, 37) ; si l’Esprit-Saint, se faisant notre Paraclet — c’est-à-dire notre assistant (cf. Jn 16, 13) — voudra nous enseigner toutes les choses dont la connaissance est indispensable à notre vie, alors la pensée moderne se dégagera de l’obscurité spéculative où elle se trouve en ce moment, surmontera l’état d’incertitude métaphysique dans laquelle aujourd’hui elle souffre et se disperse, retrouvera la joie de l’analyse et de la synthèse, aspirera aux cimes de son ascension (cf. Ps 83, 6), et respirera encore volontiers dans la prière.

Disons plus simplement, en faisant une comparaison élémen­taire : « ce sera alors comme lorsqu’on allume une lumière dans une chambre obscure ». Rien n’est changé, mais tout est illuminé ; chaque objet montre ses formes, sa position, ses couleurs, sa des­tination, son ordonnance ; et celui qui demeure dans cette cham­bre qui a retrouvé la lumière, regarde, distingue, admire, se sert des choses qui lui sont présentées conformément à leur défini­tion propre. Et nous pensons que cela peut se passer de la même manière dans l’esprit de l’homme moderne si la lumière de la foi se rallume en lui.

La longue nuit de la négation doit prendre fin, et le rayon pascal du Seigneur ressuscité, le lumen Christi à l’aube du Sa­medi Saint ; doit rendre un sens au cadre obscur de la vie humaine.

Quelques axiomes gratuits de la mentalité courante doivent disparaître, non pas au détriment de la pensée évoluée et scien­tifique, dans laquelle, aujourd’hui, celui qui étudie, qui réfléchit et cède à la mode culturelle cherche un refuge de sécurité et un titre de prestige, mais bien comme renforcement, couronnement, plénitude d’une telle pensée. La vieille objection, toujours répé­tée, de l’opposition irréductible entre la science et la foi, cette objection que l’esprit matérialiste et athée de tant de milieux continue à mettre en avant, devra finir par se rendre aux impéra­tifs de la science elle-même ; celle-ci en effet, plus elle se dilate et s’affirme, et plus il lui faut reconnaître que s’épaissit le mystère dans lequel est plongé le champ de son exploration. Le bon sens nous révèle qu’il n’existe absolument rien qui ait sa raison d’être en soi (cf. l’ouvrage toujours valable de garrigou-lagrange ; Le sens commun) ; et si nous élargissons notre connaissance des choses, celles-ci nous renvoient au problème de l’existence : ici, il n’y a que l’acte pensé et créateur d’un Etre vivant de par soi-même qui puisse en donner la solution, la seule solution capable de rendre la paix au chercheur inquiet (cf. romain guardini, Il Dio vivente et Vie de la Foi ; christian chabanis Dieu existe-t-il ? fayard 1973). Et tous ces efforts qui, dans différents pays, s’exercent pour imposer une école radicalement négatrice de Dieu, ne devront-ils pas, à la fin, se tarir, soit en vertu d’un acte réfléchi et intelligent de leurs promoteurs, ou grâce à une explosion irrépressible de « nouvelles fois » que l’actuelle géné­ration des jeunes — en grande partie tout au moins — se crée d’elle-même ? « L’espace dont la foi a été bannie n’est pas occupé par la raison, mais par l’irrationalité la plus échevelée et la plus prétentieuse » (Prof. Serge Cotta) ; ou bien, comme nous l’ajou­terons, nous, cet espace est envahi par le conformisme idéologique le plus médiocre et le plus servile.

Une fois de plus nous affirmerons que nous n’avons aucune prévention négative contre la science, ni à l’égard de la pédagogie de l’école contemporaine qui entend éduquer la génération nou­velle a étudier et à penser scientifiquement. Et même, nous se­rons toujours parmi les promoteurs et les admirateurs de l’initiation à l’étude positive et rationnelle du monde, tant intérieur qu’extérieur, et aux concrètes applications dans l’activité humaine des connaissances résultant de cette étude, au bénéfice du bien-être commun et des progrès de la vie sociale et civile. Mais nous devrons encore une fois dénoncer le caractère fallacieux des théo­ries et des méthodes qui veulent restreindre les connaissances humaines au seul domaine matérialiste, et partant, athée, et les diriger, exclusivement, vers des fins temporelles et hédonistes. Le côté fallacieux consiste dans la conception incomplète, étroite et dégradante — tant de la pensée que de l’activité — du maté­rialisme sécularisé et satisfait de soi. Même s’il était capable de résoudre tous les problèmes économiques de notre époque en transformant prodigieusement les choses matérielles, par exem­ple en, changeant les pierres en pain pour assouvir la faim naturelle de l’humanité, nous devrions ouvertement répéter les paroles libératrices, du Christ : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4).

Et ce qui est vrai dans la sphère de la connaissance naturelle, qui accuse sa propre insuffisance à contenir ses conquêtes victo­rieuses dans un cadre purement expérimental et scientifique, est encore plus vrai dans le champ de la connaissance religieuse, qui ne saurait se déclarer satisfaite des phénomènes spirituels sub­jectifs qu’une religion sentimentale, anti-charismatique, idéaliste peut engendrer intérieurement, et rester en conséquence aveugle à la Réalité transcendante vers laquelle elle tendra en vain les bras, si l’Esprit-Saint, envoyé par le Père au nom du Christ (cf. Jn 14, 26) ne vient pas, d’une certaine manière, à sa rencontre. Ici, un nouveau mode de connaissance peut intégrer la méthode autonome de la raison ; la connaissance acquise grâce à la foi — ou plus exactement mystérieusement venue à nous grâce à un don divin — mise en harmonieux accord avec la Parole de Dieu, peut remplir notre âme d’une lumière vraie et joyeuse ; une lu­mière, encore naissante et déjà pleine de révélations et de certi­tudes, mais encore énigmatique (cf. 1 Co 13, 12), et qui invite à un double acte d’adhésion confiante et de méditation explora­trice.

De nos jours, peut-il en être ainsi ? Est-il possible que se pro­duise une régénération de la pensée de l’homme moderne, en­couragé à rechercher la vérité scientifique et capable d’accueillir et de contempler cette Vérité qui forme une seule et même chose avec la Vie ? Oui, c’est possible et nous l’espérons. C’est cela qui doit constituer un des grands objectifs de l’Année Sainte. En avant, bien-aimés Fils. Pensons à de telles fins et prions pour elles. Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

21 novembre

LE RENOUVELLEMENT PROPOSE PAR L’ANNEE SAINTE EST CELUI QU’A PROCLAME LE CONCILE

 

Chers Fils et Filles,

 

Une fois encore, nous allons consacrer une réflexion introductive à ce processus spirituel et moral que devra être la prochaine Année Sainte. Nous avons déjà souvent dit à ce propos : l’Année Sainte devra être un renouvellement de la vie chrétienne. Quel renouvellement ? Celui qu’a proclamé le Con­cile. Sur la base de quel dessein général ? Sur la base de celui qui suppose de notre part une authentique reviviscence chré­tienne qui interprète notre rapport avec Dieu, par le moyen du Christ, dans l’Esprit-Saint et qui nous force à considérer le mystère de notre salut d’un regard profond et en y adhérant avec sincérité ; premier point, et point fondamental ; puis, deuxième point, et, dans un certain sens, non moins important, notre rap­port, qualifié, modifié, corrigé, avec le monde, avec les hommes de notre époque, avec la vie moderne. Résumons le double aspect de la question en une formule unique : comment peut et doit vivre le chrétien fidèle, le fils sincère de l’Eglise, aujourd’hui, pendant le dernier quart du XX° siècle, du siècle actuel, stu­péfiant et irrésistible dans le monde qui nous entoure ? En d’au­tres mots : comment peut-on, aujourd’hui, être véritablement chrétien en vivant dans la société qui nous conditionne et nous absorbe par son charme irrésistible ou par son accablante ty­rannie ?

Le problème est immense ; il investit toutes les formes de notre vie : pensée, action, sentiment, mœurs. Et il est inévitable : le style religieux que nous enseigne l’Eglise, peut-il survivre dans la vie moderne ? Nous n’avons évidemment pas la préten­tion de résoudre maintenant en quelques phrases hâtives un pareil problème. Qu’il suffise que nous le présentions comme un des thèmes importants de cet effort critique et rénovateur que nous voudrions que soit l’Année Sainte.

Donnons au problème une prospective évangélique, la para­bole du bon grain qui croît dans un même champ avec l’ivraie. Vous en souvenez-vous ? (Mt 13, 24-30). Le maître du champ défendait à ses serviteurs d’arracher l’ivraie de peur qu’en ra­massant l’ivraie, ils ne déracinent en même temps le froment. Image pleine de finesse et de profondeur du monde, de l’his­toire, de la compénétration des formes de vie correspondantes au dessein de Dieu avec celles qui font abstraction d’un tel des­sein, ou plutôt qui le combattent ; image du pluralisme contradictoire de notre société humaine qui ne justifie pas, qui ne re­connaît pas les expressions négatives de la société même, mais les tolère et les défend presque avec un libéralisme magnanime et patient, en vue du bien même des expressions positives, et dans la perspective d’une justice eschatologique, c’est-à-dire si­tuée au-delà de la scène présente de l’économie temporelle, quand le bien et le mal, actuellement entremêlés et confus, seront inexo­rablement séparés et traités avec des sanctions différentes, appro­priées à chacun.

En ce qui nous concerne, nous rie devons pas nous orienter vers le songe irréel d’une humanité parfaite ; ni vers l’irréversi­ble schéma d’une société de type médiéval, stable et disciplinée, même dans la distinction des pouvoirs et des compétences, et n’ayant qu’une seule idéologie religieuse ; ni vers des attitudes intolérantes et réactionnaires envers la légitime autonomie des « réalités terrestres », c’est-à-dire, comme nous l’enseigne le Con­cile, des choses créées et des sociétés elles-mêmes, qui ont des lois et des valeurs propres : « c’est en vertu de la création même..., que toutes les choses sont établies selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propre, avec leur ordonnance et leurs lois spécifiques » (Gaudium et Spes, 36).

Rappelons-nous bien cette grande leçon qui doit pénétrer dans la psychologie du chrétien moderne : regarder avec une se­reine objectivité tout l’horizon des choses et ides faits qui nous entourent ; et même, regarder avec admiration, avec enthou­siasme et d’un œil averti, tout le panorama de la création ; avec respect, avec sympathie, avec amour, tout visage, humain, même étranger ou ennemi ; d’un regard sage et critique, toute manifes­tation de l’expérience humaine, même si elle offense ou ne satis­fait pas notre jugement moral, celui que nous impose notre pro­fession de foi chrétienne.

Mais c’est ici que commencent les difficultés. Nous avons probablement été trop faibles et imprudents dans cette attitude, à laquelle l’école du christianisme moderne nous invite : la reconnaissance du monde profane dans ses droits et dans ses va­leurs; la sympathie, ou plutôt l’admiration qui lui sont peut-être dues. Dans la pratique, nous sommes allés souvent au-delà du signe. L’attitude, pour ainsi dire, permissive de notre juge­ment moral et de notre conduite pratique ; le manque de fermeté devant l’expérience du mal, sous le faux prétexte de vouloir connaître pour savoir mieux se défendre (la médecine n’admet pas ce critère ; pourquoi devrait l’admettre celui qui veut pré­server sa propre santé spirituelle et morale ?) ; le laïcisme qui, en voulant assigner des limites aux compétences spécifiques dé­terminées, s’impose comme se suffisant à lui-même et passe à la négation d’autres valeurs et d’autres réalités ; le renoncement ambigu et probablement hypocrite aux signes extérieurs de sa propre identité religieuse, etc. : tout cela a insinué chez beau­coup la commode persuasion qu’aujourd’hui, même celui qui est chrétien, doit s’assimiler à la masse humaine, telle qu’elle est, sans prendre soin d’établir pour son propre compte quelque distinction et sans prétendre que nous avons, nous chrétiens, quelque chose de propre et d’original qui peut, comparé aux autres, apporter quelque salutaire avantage.

Nous sommes allés au-delà du signe dans le conformisme avec la mentalité et avec les mœurs et coutumes du monde pro­fane. Ecoutons donc le rappel de l’Apôtre Paul aux premiers chrétiens : « Ne prenez pas les allures de ce siècle, mais trans­formez-vous en prenant un esprit nouveau » (Rm 12, 2) ; et celui de l’Apôtre Pierre : « Comme des enfants obéissants, ne vous livrez plus aux convoitises que vous suiviez jadis dans votre ignorance (de la foi) » (1 P 1, 14). Il faut qu’il y ait une dif­férence entre la vie chrétienne et la vie profane et païenne qui nous assiège ; la vie chrétienne a une originalité, un style pro­pres. Disons même : une liberté propre de vivre selon les exi­gences de l’Evangile.

Avec le monde, il faudra que nous maintenions une indé­pendance spirituelle. A cet égard, la maîtrise de soi, l’esprit ascétique, la trempe virile de la conduite chrétienne, devront ne plus nous sembler de pieuses pratiques largement dépassées, mais de réels exercices d’émulation chrétienne, d’autant plus opportuns aujourd’hui que l’assaut est plus puissant, et que c’est l’assaut d’un siècle amorphe, ou corrompu, qui nous en­cercle. Se défendre, se préserver : il faut que nous le fassions exactement comme quiconque vit au sein d’une épidémie.

Il reste à faire une dernière demande: alors, faut-il que nous sortions du monde ? La fuga mundi des maîtres médiévaux, sera-t-elle notre règle ? Aujourd’hui, le discours spirituel est diffé­rent, et nous rappelle les accents de l’Evangile : ne pas être du monde, mais être pour le monde ; c’est-à-dire le pénétrer de notre esprit chrétien, lui donner une âme nouvelle, le servir par amour. C’est ce que dit le Concile (cf. Gaudium et Spes, 40 et ss. ; Y. congar, L’Eglise dans le monde de ce temps, volume III, pp. 15-36, Ed. Le Cerf 1967). Qu’ainsi soit l’Année Sainte! Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

28 novembre

ANNEE SAINTE 1975 : MOMENT DE RECONCILIATION DANS L’EGLISE

 

Chers Fils et Filles,

 

Encore un mot sur l’Année Sainte. Il a déjà été dit que la réconciliation doit être un des pivots de sa spiritualité. Ré­conciliation avec Dieu, réconciliation avec notre conscience. Réconciliation avec tous les hommes, qu’ils soient des frères ou qu’ils soient des ennemis. Réconciliation avec les chrétiens qui sont actuellement encore dans une position de détachement, d’éloignement ou de séparation par rapport à l’Eglise catholique, celle de la seule foi et de la pleine charité ; la réconciliation œcu­ménique, Dieu le veuille ! Et puis la réconciliation, c’est-à-dire la prise de contacts qui purifient, animent, sanctifient, avec le monde profane et moderne ; et à cet égard également : Dieu le veuille ! Thèmes illimités. Mais il y a un point qui intéresse tout particulièrement notre intention pastorale et apostolique : et c’est la réconciliation dans l’Eglise, avec les fils de l’Eglise qui, sans avoir déclaré une rupture canonique, officielle, avec l’Eglise, se trouvent envers elle dans une situation anormale ; ils veulent être encore en communion avec l’Eglise, et Dieu veuille qu’il en soit vraiment ainsi, mais pouvoir adopter une attitude de cri­tique, de contestation, de libre examen et de plus libre polé­mique. Il en est qui justifient cette position ambiguë avec des arguments plausibles en soi, c’est-à-dire avec l’intention de cor­riger certains aspects humains déplorables ou tout au moins dis­cutables de l’Eglise, ou encore celle de faire progresser sa cul­ture et sa spiritualité, ou, enfin, de faire aller l’Eglise de pair avec les transformations du temps ; mais ils s’arrogent de sem­blables fonctions en faisant preuve d’un tel arbitraire, d’un tel radicalisme que, sans peut-être s’en rendre compte, ils offensent et même interrompent cette communion, non seulement « institutionnelle », mais aussi spirituelle, à laquelle ils prétendent de­meurer unis ; ils taillent eux-mêmes le branche de la plante vi­tale qui les soutenaient; et lorsqu’ils finissent par se rendre compte des dégâts qu’ils ont provoqués, ils en appellent au plu­ralisme des interprétations théologiques, (ce qui devrait être non seulement autorisé, mais aussi favorisé, du moment que reste sauve l’adhésion essentielle et authentique à la foi de l’E­glise) ; mais ils ne s’intéressent nullement au fait qu’ils édifient ainsi des doctrines personnelles, confortables mais douteuses, quand elles ne sont pas plutôt contraires à la norme et à l’objec­tivité de la foi elle-même.

Ce phénomène, qui se propage comme une épidémie dans les milieux culturels de notre communion ecclésiale, nous pro­cure une grande douleur, tempérée seulement par un sentiment de plus grande charité envers ceux qui en sont la cause. Et notre douleur s’accroît quand nous voyons la facilité avec laquelle se forment des groupes qui se disent religieux et spirituels, mais sont isolés et autocéphales et qui, souvent, pour attester qu’ils sont initiés à une conception plus intérieure et plus réelle du christianisme, deviennent facilement anti-ecclésiaux et glissent, comme par une inconsciente gravitation, vers des expressions sociologiques et politiques où malheureusement l’esprit religieux cède la place à une mentalité humaniste ; mais de quel huma­nisme ! Comment reprendre ces fils qui s’aventurent sur d’aussi périlleux sentiers, comment rétablir avec eux un rapport de joyeuse et concordante communion ?

Notre sensibilité pastorale subit d’autres blessures à cause de la crise de l’esprit d’association, une crise dont diverses couches sociales éprouvent les conséquences et à laquelle également de nombreux éléments de notre cadre ecclésial versent un impor­tant tribut. Nous ne désirons pas en analyser maintenant les causes complexes et profondes. Nous aimerions plutôt espérer que l’affectueuse pédagogie de l’Eglise, orientée vers la réconci­liation, sache trouver l’art de tisser à nouveau des rapports d’as­sociation capables de renforcer précisément la communion inté­rieure et extérieure en vertu de laquelle l’Eglise paraît ce qu’elle est et ce qu’elle doit être : le corps social et mystique du Christ ; et nous voudrions que d’une telle communion l’Année Sainte nous fasse vivre une nouvelle expérience.

Oui, nous voudrions que la saison de « réflexion » et de fer­veur à laquelle nous nous préparons puisse avoir ce but et pro­duire cet effet : l’accroissement d’un authentique Sensus Eccle­siae. A la suite du Concile qui a mis l’Eglise au centre de ses études et de ses décrets, nous devrions tous « repenser » cette Sainte Eglise, et nous rappeler qu’elle est le signe et l’instru­ment de notre union avec Dieu et de l’unité de genre humain (Lumen Gentium, 1) ; nous devrions tous ressentir le privilège et la responsabilité de lui appartenir; la joie de pouvoir être ses fils et ses témoins; l’empressement à la servir et à lui obéir ; l’humble fierté de participer à ses épreuves et à ses souffrances ; la sécurité de rencontrer et d’aimer en Elle ce Christ qui « l’a aimée et s’est sacrifié pour elle » (Ep 5, 25 ; cf. St. ambroise, in Ps 118, 5 ; PL 15, 1317-1318 ; H. de lubac, Méd. sur l’Eglise, ch. VIII).

Fils et Frères, amis proches et lointains, hommes de partout : puisse cette heure de réflexion, de repentir, de lucidité, être pour nous l’école du mystère et de la réalité de l’Eglise du Christ : révélation du Dieu-Amour, salut de l’humanité (cf. Ep 1).

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

5 décembre

NECESSITE DU SILENCE POUR ECOUTER LA PAROLE DE DIEU

 

Chers Fils et Filles,

 

Notre grand problème, quel est-il ? C’est celui de nos rela­tions avec Dieu. Tout est là, dans ce nœud de questions, morales, spirituelles, vitales. Notre conception de la vie ne saurait nous empêcher de considérer ces relations : pour les nier, pour les discuter, ou pour les affirmer ; ce sont là les catégories prin­cipales et abrégées dans lesquelles peuvent être classées ces relations. Et nous savons tous aujourd’hui qu’il n’est personne qui puisse échapper à la nécessité d’un choix à ce propos. Qu’on le veuille ou non, la religion est, dans l’un ou l’autre sens, au som­met de la définition de notre vie personnelle et collective. Limi­tons-nous pour l’instant à la vie personnelle : sa note distinctive la plus importante, celle qui la qualifie le mieux, se déduit de l’attitude religieuse que l’homme adopte dans la conception qu’il a de sa propre vie.

Il faut rappeler que nous, qui croyons en Dieu et professons l’adhésion à l’économie chrétienne, c’est-à-dire au dessein établi par Dieu lui-même au sujet de notre destin et instauré par le Christ (cf. Ep 1 et suiv.), nous sommes les premiers à recon­naître que nous avons besoin d’une aide transcendante, divine, prévenante et gratuite, la grâce, pour entrer effectivement dans le plan de salut de notre religion (cf. DENZ.-SCH. 1525-797) ; c’est-à-dire que nous, nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes pour résoudre positivement le grand problème dont nous venons de parler : nos relations avec Dieu ; et c’est ainsi que, sous l’aspect de ce besoin d’être sauvé par le moyen de la miséricorde et de l’amour de Dieu envers les hommes, nous sommes pareils à tous les autres même s’ils sont athées ou païens.

Mais pour jouir de cette grande fortune de l’intervention salvatrice de Nôtre-Seigneur en faveur de l’homme adulte, il faut satisfaire à quelques conditions.

Même devant le plan de la grâce, l’homme reste un homme, reste libre ; il lui est demandé une adhésion volontaire ; aussi, sans une disposition morale et une fidélité successive (voluntariam susceptionem gratiae), le salut religieux serait pour nous sans effet.

C’est pour cela que s’ouvre pour nous un complexe et volu­mineux chapitre psychologico-subjectif concernant les disposi­tions justifiantes et sanctifiantes de Dieu : si nous voulons que le soleil illumine la chambre de notre âme, il faut que nous lui ouvrions la fenêtre.

Evangéliquement et théologiquement, comment s’appelle cette fenêtre ? Elle s’appelle « conversion », la célèbre metanoia (Mt 3, 2 ; 4, 17 ; Ac 2, 38) de l’Evangile ; c’est-à-dire ce changement intérieur, puis extérieur qui rend l’homme réceptif à l’interven­tion divine. Elle aussi, la conversion, ne peut intervenir sans une action secrète de la grâce ; mais en ce moment nous la considérons sur le plan de notre expérience et de notre res­ponsabilité, là où le jeu de la liberté, de la volonté, des sti­mulants extérieurs, place la conversion à la fatale croisée des chemins de notre destin religieux et peut-être de notre destin éternel.

C’est ici que, dans la pratique de notre vie spirituelle, se pla­cerait la doctrine de la prière comme condition fondamentale de notre religiosité salvatrice. Nous parlons de cette prière qui ouvre l’âme à l’action bénéfique de la miséricorde de Dieu et qui est plus ou moins connue de chacun, soit dans sa définition essentielle d’acte rationnel de l’esprit qui s’adresse volontairement à Dieu, soit comme acte de tension amoureuse vers Lui (« il n’y a que la seule charité qui prie », bossuet, Sermons, 1, 374), soit comme absorption contemplative et mystique dans la présence du divin interlocuteur.

Mais la prière ainsi conçue suppose la connaissance et la foi en Dieu et souvent même, elle naît de la voix intérieure d’une parole que nous ne pourrions pas formuler de nous-même et que l’Esprit prononce en nous avec des accents ineffables (Rm 8, 26). Et elle suppose une régularité de vie spirituelle que, mal­heureusement, beaucoup aujourd’hui ne possèdent plus : ils sont muets, ils sont incapables de prononcer avec un vrai sens de piété le simple nom, paternel, suave, de Dieu.

Sous quel aspect peut-on présenter la « conversion » à ces gens-là, qui sont légions.

Voici: nous devons tenir compte de l’« état d’âme» de ces gens, disons mieux, de cette population, de ces frères qui, par incurie spirituelle ou par abus critique, ne se trouvent momen­tanément pas en mesure de balbutier cette petite prière qui établirait immédiatement une relation avec Dieu. Que pouvons-nous faire ?

Ce n’est certainement pas en ce lieu que nous pouvons ré­soudre un problème de cette ampleur. Mais nous ferons deux suggestions qui peuvent s’adapter à notre cas. Et voici : même avant de parler de conversion, dans le sens plein et salutaire du mot, essayons de parler d’orientation ; demandons à ceux qui sont encore sur le seuil du monde religieux de donner au pro­blème, qui nous intéresse et qui doit intéresser tout le monde, un simple regard, d’orienter un instant leur attention vers lui. Ceci est un acte humain, honnête au superlatif, celui de tourner sa réflexion vers le problème de Dieu, et il faut que cela jaillisse de notre besoin intérieur de logique et de vérité, un besoin qui suggère et postule un appel à un Principe suprême. S’orienter vers l’inextinguible phare du Dieu invisible, du Dieu vivant : le problème religieux en vaut toujours la peine.

L’autre suggestion semble une contradiction, mais ce n’est qu’un simple et raisonnable paradoxe : c’est le silence. Pour re­cueillir quelque chose du problème religieux, nous avons besoin de silence ; de silence intérieur qui réclame peut-être aussi un peu de silence extérieur. Silence : nous voulons dire pause au milieu de toutes les rumeurs, de toutes les impressions sensibles, de toutes les voix que le milieu impose à notre écoute, qui nous rend sourds, pendant que tout cela nous remplit d’échos, d’ima­ges, de stimulants, qui, bon gré mal gré, paralysent notre liberté intérieure, et nous empêchent de penser, de prier. Silence ne signifie pas sommeil : dans nos cas, il veut dire colloque avec nous-mêmes, réflexion tranquille, acte de conscience, moment de solitude personnelle, tentative de se retrouver soi-même. Nous dirons plus : nous donnerons au silence la capacité d’écouter. Ecouter quoi ? Ecouter qui ? Nous ne pouvons le dire, mais nous savons que l’écoute spirituelle laisse entendre, si Dieu nous en fait la grâce, Sa propre voix, qui tout de suite se distingue par sa douceur et par sa vigueur, et par la parole, comme voix de Dieu ; le Dieu qu’à ce moment, presque par impulsion instinc­tive, nous commençons à appeler au-dedans de nous, avec l’avi­dité de connaître et de comprendre, avec angoisse et avec con­fiance, avec une insolite émotion et une envahissante bonté : le Dieu-Verbe devenu maître intérieur.

Nous sommes amenés sur cette voie par la période liturgique de l’Avent : se taire pour écouter ; et par le pressant motif que l’Année Sainte, qui impose silence et prière, prépare pour nos si nombreuses inquiétudes modernes, la réponse de Dieu, celle de son Amour et de notre salut.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

12 décembre

LA PRIÈRE COMME RECHERCHE

 

Chers Fils et Filles,

 

Cet homme moderne, comme il nous intéresse ! Et comme il doit intéresser chacun de nous ! Cela, nous le disons, tou­jours en pensant aux rapports de l’homme avec la religion, avec Dieu. Et ces rapports, comme ils sont interrompus ! Combien de gens vivent sans se soucier de l’existence, de l’importance de l’existence ; ils marchent comme des aveugles ; des aveugles volontaires bien souvent : soit que leur insouciance habituelle les ait rendus insensibles à la religion, aux problèmes qu’elle com­porte, aux conséquences pratiques et immédiates que l’irréligiosité entraîne dans l’existence et qui se répercutent principale­ment sur la vie morale ; ou bien parce qu’une spéculation phi­losophique, que nous n’hésitons pas à qualifier d’irrationnelle, a osé soutenir l’inexistence de Dieu, la « mort de Dieu » dans la pensée de l’homme, presque comme si cela constituait un pro­grès de l’esprit et de la science et par conséquent une libération d’un rapport supposé avec Dieu, une émancipation de l’homme, une de ses revendications normales et finales, le couronnement des conquêtes de la modernité.

Mais nous savons qu’une fois supprimé le « problème de Dieu », tout devient un problème : c’est l’écroulement de la cause suprême de toutes choses ; l’écroulement du principe de rationalité, raison intime de la vérité ; s’écroule alors également la norme efficace et supérieure du système moral de notre vie (cf. st. augustin).

L’omission de Dieu n’est pas une libération, c’est une pri­vation ; ce n’est pas l’affirmation d’une logique scientifique mais l’aveu d’une ignorance radicale, la reconnaissance d’un mystère insoluble, le mystère du néant, dans la sphère supérieure de la pensée humaine.

Pour nous, il n’en est pas ainsi. Nous savons, nous, que Dieu existe, qu’il est ; et aussi que l’on ne saurait concevoir l’existence de quoi que ce soit sans admettre une source anté­rieure transcendante. Nous devons nous le répéter : c’est une certitude absolue. Pour notre raison, pour notre bonheur : Dieu est ! (cf. He 11, 6).

Est-ce nous demander un effort qui dépasse nos facultés d’entendement ? Non, mais prenons garde : plus nous sommes certains de l’existence de Dieu et plus il est difficile de se faire de Lui une idée adéquate. Il est difficile de penser Dieu, préci­sément parce qu’il est Dieu. Cela explique un peu pourquoi l’esprit religieux ne se développe pas toujours parallèlement à l’esprit rationnel et scientifique ; celui-ci ne se satisfait pas de la manière figurée, symbolique, puérile parfois, avec laquelle les esprits simples se sont fait une conception inexacte et incomplète de la divinité : d’où les crises religieuses caractéristiques des jeunes, des étudiants, des savants (cf. Romain Guardini, Le Dieu vivant). L’idée de Dieu devient tellement grande, tellement supérieure à la capacité de comprendre de l’homme, que jaillit la tentation de renoncer à se mesurer avec elle ; on préfère la nier, plutôt qu’accepter l’effort d’adapter la pensée aux exigences qui dérivent d’elle. L’intolérance, d’une part, à l’égard de for­mes religieuses insuffisantes, et d’autre part la difficulté de par­venir à quelque clarté au sujet de l’Etre authentique de Dieu heurte facilement la mentalité de celui qui a goûté l’exercice épanouissant de la pensée évoluée et scientifique et cède à la tentation de la redoutable option entre le mystère du néant et le mystère de l’Être, donnant, vaincu, la préférence au premier.

Et nous, comment devons-nous alors nous comporter ? Parce que nous sommes nous-mêmes des hommes modernes à qui les vicissitudes de ces crises religieuses ne sont pas étrangères. La réponse est simple dans son énoncé verbal : étudier, bien agir, prier. Négligeons pour l’instant les deux premières indications, qui mériteraient, elles aussi, un long discours ; arrêtons-nous un moment sur la troisième, c’est-à-dire sur la nécessité de la prière pour obtenir à notre esprit la fortune de... prier encore, c’est-à-dire de conserver notre rapport raisonnable et vivant, avec Dieu. Nous avons, d’autres fois, fait allusion au silence, et à l’écoute du langage religieux, dans son expression tacite et spontanée qui jaillit de notre âme en état de recueillement et de mé­ditation, et dans sa voix secrète que l’Esprit Lui-même souffle au-dedans de nous. Nous dirons cette fois quelques mots de la prière considérée comme recherche. Expliquons ceci au moyen d’une image très simple : vous êtes-vous jamais trouvé dans une salle obscure, sachant qu’une personne qui vous est chère y est cachée ? N’avez-vous pas essayé alors de lui adresser la parole, de lui demander : où es-tu ? M’entends-tu ? Fais-toi voir ! Quel­que chose de pareil se passe dans le royaume de la vie religieuse : nous savons qu’il y a une Présence devant nous ; nous savons que Dieu nous voit, nous écoute, nous attend ; et alors, que faisons-nous ? Nous prions de cette manière ; nous nous servons de la prière pour chercher le divin Interlocuteur mystérieux, présent, mais caché.

Ici surgit une grande interrogation, qui fait partie de l’éco­nomie religieuse, et ceci non moins pour celui qui cherche Dieu par les voies de la connaissance naturelle, que pour celui qui le recherche par les voies de la foi et de la grâce. La question est la suivante, une question naïve et audacieuse : pourquoi Dieu est-il caché ? Pourquoi Dieu est-il mystérieux ? Pourquoi Dieu est-il silencieux ? Que de questions nombreuses et différentes se pressent dans notre esprit curieux et impatient, avide de con­naître les desseins de Dieu ! Contentons-nous en ce moment d’une seule réponse, d’ailleurs incomplète: Dieu se cache pour que nous le cherchions ! Sa révélation dans l’histoire et dans les âmes a des temps qui ne coïncident pas avec les horloges de nos prévisions humaines ; sa révélation a des modes qui ne cadrent pas avec les formes de notre conversation terrestre. Et de plus, il est absolument certain que Dieu, justement par le voile de son inaccessible mystère, attire notre recherche sur une échelle de connaissance qui, à la monter, nous transforme, d’êtres infé­rieurs, en êtres supérieurs et nous fait passer du niveau matériel et sensible au niveau rationnel et spirituel, d’un ordre naturel à un ordre surnaturel.

La rencontre avec Dieu peut survenir où, quand et comme Il le veut ; mais nous connaissons la ligne de ses préférences ; la première, en ce qui nous concerne, est qu’il y ait, de notre part, désir, recherche, prière.

La prière est notre soutien dans l’attente de la lumière.

La voix des Psaumes exprime cette vigilante prière avec des accents magnifiques, incomparables. Qui, par exemple, ne connaît pas le De profundis ? Qui ne voudrait pas répéter l’invocation de David dans le désert : « Dieu, mon Dieu, depuis l’aube, je te cherche : mon âme a soif de toi... » (Ps 62, 2 ; cf. J. cales, Le livre des Psaumes, Beauchesne 1936 ; M. lepin, Le Psautier lo­gique, vol. 1 et 2, sect. IV, X, etc., Bloud et Gay 1937 ; et éga­lement, saint augustin, Soliloques, I, 1, 2).

Nous ne croyons pas que l’homme porte en lui une âme éteinte ; peut-être même, au contraire, et précisément à cause de la richesse de choses et d’expériences qu’il possède, l’homme a au fond de lui des aspirations insatisfaites qui peuvent s’expri­mer dans la prière. Et pour nous, croyants et modernes, ne se­rait-elle pas venue, l’heure bénie de traduire en prière (cette prière que la réforme liturgique nous a proposée) l’anxiété de nos esprits ?

Que l’Avent que nous sommes en train de célébrer nous serve de tremplin pour cette ascension spirituelle.

Avec notre Bénédiction Apostolique.

 

 

 

19 décembre

LA TRAGEDIE DE FIUMICINO

 

Vénérables Frères et Fils très chers,

 

Les événements tragiques et odieux qui viennent de se dé­rouler sous forme de crimes barbares et selon une violence qui tient du terrorisme, sur les terrains d’aviation pourtant mo­dernes et pacifiques de Fiumicino et d’autres pays, même s’ils ont eu une conclusion moins pénible qu’on ne le craignait, ont tellement rempli de douleur, d’indignation, d’angoissants pro­blèmes l’ambiance locale et mondiale, qu’ils troublent également l’atmosphère tranquille caractérisant nos audiences générales heb­domadaires.

C’est pourquoi nous renonçons aujourd’hui à notre habituel entretien familier consacré, en cette période de préparation à Noël, à la recherche des voies spirituelles qui peuvent guider les hommes de notre génération vers la reprise loyale des rap­ports religieux avec Dieu.

L’irruption dans tous les esprits des véhémentes impressions provoquées par cette retentissante affaire, l’inquiétude qu’elle suscite au fond de chacun, nous rendant anxieux de connaître les faits et leurs commentaires, la terrible incertitude qui se ré­percute sur la situation internationale juste à la veille des signes avant-coureurs, si attendus, d’une paix équitable au Moyen-Orient, nous empêchent de vous adresser notre allocution ha­bituelle : ce doit être en effet pour nous tous l’occasion d’une profonde réflexion. L’histoire vivante devient le livre dont nous tirons notre enseignement sur la fragilité toujours menaçante des équilibres humains ; sur le facteur décisif de la libre inter­vention de l’homme, de sa responsabilité, parfois fatale, dans le mécanisme si perfectionné et complexe des services techniques de notre civilisation ; sur la nécessité évidente de fortifier le sens moral dans la conscience humaine ; et sur la nécessité, bien évidente elle aussi, d’invoquer et de mériter l’assistance de la di­vine Bonté sur notre progrès moderne merveilleusement déve­loppé mais, sous certains aspects, ambigu, voire dangereux.

Nous ferons bien de penser à ces épisodes déments et cruels de notre chronique contemporaine, non pas pour entretenir en nous une amertume sans espoir, encore moins de sombres pro­jets de vengeance, mais plutôt pour fortifier en nous-mêmes un optimisme invincible, toujours tourné vers l’affermissement de la justice et de la paix, et aussi pour retrouver la capacité de recourir à une prière humble et confiante, dans la foi et dans l’amour.

Noël est proche. Que l’humble fait et le grand mystère de la venue dans le monde du Christ, notre Sauveur et notre paix, nous permette sans difficulté d’y puiser la force de l’espérance et la puissance de l’amour. Dans ce but, nous vous donnons notre Bénédiction Apostolique.