L’ENSEIGNEMENT DE PAUL VI
1973
I. CATÉCHÈSE
DU PAPE DANS LES AUDIENCES GÉNÉRALES DU MERCREDI
10 janvier : LA VOCATION
CHRETIENNE : CONTINUITE ET COHERENCE
17 janvier : L’ABSENCE DE
DIEU DANS LA CONSCIENCE DE NOTRE TEMPS
24 janvier : EGLISES
LOCALES ET DEVELOPPEMENT DU MOUVEMENT ŒCUMENIQUE
31 janvier : LA RECHERCHE
DE DIEU
7 février : L’INTERVENTION
DE LA PROVIDENCE DANS L’HISTOIRE ET DANS LA VIE DES HOMMES
14 février : LA PRIÈRE,
COMME DIALOGUE, REVELATRICE DE LA PRESENCE DE DIEU
21 février : LA
RENAISSANCE RELIGIEUSE
28 février : DEFENDRE EN
NOUS L’ETAT DE GRACE
7 mars : LA VIE A LA
LUMIÈRE DE LA REALITE ET DE LA FOI
21 mars : LE CARÊME,
TEMPS DE REFORME
28 mars : LA CONSCIENCE
DU PECHE
4 avril : LA DISCIPLINE
ASCETIQUE DANS LA VIE CHRETIENNE
11 avril : LA PAIX,
PRINCIPE DE LA CIVILISATION NOUVELLE
18 avril : L’OBLIGATION
DE « FAIRE SES PAQUES »
9 mai : PAUL VI ANNONCE L’ANNEE SAINTE
1975
16 mai : « L’ANNEE
SAINTE : MOMENT PRIVILEGIE POUR MESURER NOTRE ADHESION AU CHRIST »
23 mai : LE SOUFFLE DE
L’ESPRIT-SAINT SUR LES CELEBRATIONS JUBILAIRES
30 mai : L’ANNEE
SAINTE ET LE CULTE DE LA TRES-SAINTE VIERGE
6 juin : RENOUVELLEMENT
ET RECONCILIATION
13 juin : UN MOMENT DE
REFLEXION SUR NOTRE VIE SPIRITUELLE
20 juin : L’ASPECT
PERSONNEL ET INTERIEUR DU MOUVEMENT SPIRITUEL DE L’ANNEE SAINTE
27 juin : LA NOUVEAUTE
EST DANS LE CHRIST
4 juillet : LA VRAIE ET
LA FAUSSE IDEE DU RENOUVELLEMENT RELIGIEUX
11 juillet : ANNEE SAINTE
: UN MOMENT TYPIQUE DE NOTRE REALISME RELIGIEUX
18 juillet : IDENTITE DU
CHRETIEN
25 juillet : DIFFICULTÉ DE
LA VIE CHRETIENNE
1er août : L’ADHESION A
LA PAROLE DE DIEU CONDITION ESSENTIELLE DU SALUT
8 août : OPPOSER LA
LOI MORALE A LA PERMISSIVITE
15 août : IMITER MARIE
DANS LA PURETE ET DANS LA CHARITE
22 août : RENOUVELLEMENT
DE LA PRIÈRE DANS L’AUTHENTIQUE ESPRIT DE LA REFORME LITURGIQUE
29 août : RECOMPOSER
L’UNITE SPIRITUELLE ET RÉELLE
5 septembre : L’EGLISE
COMME PEUPLE DE DIEU
12 septembre : AIMER
L’EGLISE : LA VOIE ESSENTIELLE DE L’ANNEE SAINTE
19 septembre : POUR LA
RENAISSANCE DU SENS MORAL
26 septembre : ANNEE SAINTE
: UN MOMENT DE GRÂCE POUR LES ÂMES, POUR L’EGLISE, POUR LE MONDE
3 octobre : L’ANNEE
SAINTE : OCCASION D’UN EXAMEN PROFOND SUR LA JUSTICE SOCIALE
10 octobre : L’HOMME A
BESOIN DE LA PRIERE
17 octobre : LE DEVOIR DE
RECONCILIATION
24 octobre : DE LA TREVE A
LA PAIX
31 octobre : LA
RECONCILIATION AVEC DIEU PREMIERE FIN DE L’ANNEE SAINTE
7 novembre : ANNEE SAINTE
: RENOUVELLEMENT DE LA CONSCIENCE PERSONNELLE
14 novembre : ANNEE SAINTE
: UN TEMPS POUR LA REGENERATION DE LA PENSEE DE L’HOMME CONTEMPORAIN
21 novembre : LE
RENOUVELLEMENT PROPOSE PAR L’ANNEE SAINTE EST CELUI QU’A PROCLAME LE CONCILE
28 novembre : ANNEE SAINTE
1975 : MOMENT DE RECONCILIATION DANS L’EGLISE
5 décembre : NECESSITE DU
SILENCE POUR ECOUTER LA PAROLE DE DIEU
12 décembre : LA PRIÈRE
COMME RECHERCHE
19 décembre : LA TRAGEDIE
DE FIUMICINO
Le volume de « L’Enseignement de Paul VI » pour l’Année se présente, suivant une tradition maintenant établie, en deux parties : d’abord, l’ensemble des allocutions prononcées par le Saint-Père au cours des audiences générales hebdomadaires, ensuite une sélection des discours ou allocutions prononcées dans le courant de l’année, à l’occasion de cérémonies traditionnelles ou d’événements particuliers.
Dans la première partie, nous voudrions signaler l’importance que Paul VI a voulu donner à la présentation de l’Année Sainte, qu’il annonça le 9 mai, ainsi qu’à sa signification.
Ce ne sont pas moins de 17 allocutions qui sont consacrées à ce thème, allocutions dans lesquelles on trouvera, au delà de l’aspect extérieur de la célébration jubilaire, l’exposé de la spiritualité dont le Saint-Père voudrait que s’imprègne le peuple chrétien à l’occasion de ce grand moment de la vie de l’Eglise.
Dans la seconde partie, on pourra découvrir l’éclairage précis et rayonnant que le Pape projette sur les événements que l’actualité’ l’invite ou l’oblige à partager.
Est-il utile de souligner la persévérance avec laquelle, en toutes occasions, Paul VI rappelle, aux hommes comme aux nations, le grand devoir de la Paix, toujours avec un courage tranquille qui n’hésite pas à risquer l’incompréhension de quelques-uns soit que la démarche du Pape soit jugée trop audacieuse, soit qu’elle soit estimée trop timide.
Le présent volume, tel qu’il est, constitue un nouveau témoignage de la sollicitude pastorale du Pape, à l’égard de toute l’Eglise, et de la fermeté, en même temps que de la bienveillance charitable, avec lesquelles il poursuit inlassablement sa mission de confirmer ses frères dans la Foi.
I. CATÉCHÈSE DU PAPE DANS LES AUDIENCES
GÉNÉRALES DU MERCREDI
Chers Fils et
Filles,
Notre Méditation prend aujourd’hui son élan à partir d’un seul mot, le mot « après ». Après quoi ? Après ce qui constitue la base de notre vie chrétienne. Quelle base ? L’immense patrimoine de foi et de grâce que nous avons reçu et qui fait de nous des chrétiens, un patrimoine tant historique que personnel. Nous vivons dans l’Eglise, dans le courant de sa tradition, dans le milieu de sa communion, au cœur des problèmes de son expérience : si nous ne voulons être infidèles et indignes, notre existence ne peut pas, ne doit pas faire abstraction de ce qui nous précède dans le temps et qui nous est confié comme un trésor inestimable. Dès l’instant où nous devenons conscients que nous sommes héritiers d’une forme religieuse de concevoir la vie, nous pourrons adopter une attitude critique, non pour renier à priori, mais pour évaluer en nous basant sur une opinion personnelle et active et pour décider de notre choix en toute liberté. Mais nous devrons nous sentir responsables. Méditer sur le fait que nous, nous venons « après », que nous sommes engagés, au moins de fait, dans une étroite solidarité avec ce qui nous précède en matière de conception religieuse de la vie et du monde, revêt une importance énorme, créant des moments intérieurs peut-être dramatiques et des conséquences d’orientation peut-être fatales.
On peut considérer
cette alternative ultérieure en se référant à l’opinion générale au sujet de
notre époque : le choix entre le modernisme, le renouvellement, l’attitude de
rupture révolutionnaire et au contraire, le progrès constructif, la logique sociale,
l’activité morale, etc., sont-ils décidés après avoir dressé un bilan
analytique ou au moins sommaire de ce qui nous a précédé au point de vue de nos conditions
d’existence ? Cette alternative peut également être envisagée par rapport à
des choses plus proches de notre expérience, comme il arrive après la célébration
de quelqu’événement ou de quelque cérémonie religieuse. Par nous, par exemple,
— et maintenant c’est cela qui nous intéresse ici — que s’est-il passé après
le Concile qui avait l’objectif et la faculté de renouveler, mais non de
troubler notre adhésion à la vie de l’Eglise ? Quelles conséquences avons-nous
admises comme légitimes et salutaires, et, au contraire, quelles sont celles
que nous avons tenues pour destructrices et perturbatrices ? Notre question au
sujet de l’« après », ramenons-la à des jours de Noël que nous venons de
célébrer. Maintenant que sont éteints les flambeaux des belles cérémonies
spirituelles ou profanes, n’y a-t-il rien qui subsiste ? tout est-il redevenu
ce qu’il était avant, peut-être même moins bien qu’avant ? Nous devons rappeler
que la célébration religieuse, la célébration liturgique en particulier, tend à
produire quelqu’effet durable ; elle fait partie de la pédagogie toujours
réformatrice et toujours perfective par laquelle l’Eglise, « Mère et Maîtresse
», éduque ses fils fidèles en vue d’une plus parfaite compréhension et d’une
meilleure pratique de notre vocation chrétienne : le calendrier religieux ne
tourne pas en rond dans le temps, glissant perpétuellement sur la même orbite,
mais il tend à monter en spirale et à mener vers une progressive sanctification
le cours de notre pèlerinage temporel.
Nous devrions, comme
le font les bons commerçants au terme d’un exercice comptable, faire nos
comptes et évaluer ce que nous avons gagné en participant aux fêtes religieuses
: impressions spirituelles, approfondissement de quelque Parole de Dieu ou de
quelque mystère de grâce, projets formés ou renouvelés quant à l’observance
pratique des normes chrétiennes, et ainsi de suite.
C’est le cas de
repenser à l’Evangile pour nous rendre compte à quel point notre manière de
correspondre trouve un écho dans la bonté du Christ et, d’une manière générale,
dans la propre économie de miséricorde de notre religion. Ce qui vient « après
» l’abondance des dons divins fait l’objet d’une évaluation très attentive dans
la pensée divine. Evaluation positive pour celui qui a bien accueilli et bien
utilisé de tels dons : rappelez-vous la récompense que promet le Seigneur à celui qui aura su faire fructifier
les « talents » qu’il a reçus ; rappelez-vous ces paroles singulières : « à
celui qui a, il sera donné et il sera dans l’abondance, et à celui qui n’a
pas, même ce qu’il a, lui sera enlevé » (Mt 13, 12) ; rappelez-vous la
curieuse parabole : « un homme avait deux fils, et s’approchant du premier, il
lui dit : fils, va travailler aujourd’hui dans ma vigne ; et celui-ci répondit
: non, je ne veux pas ; mais ensuite, se repentant, il y alla. Et (le père)
s’approchant du second, il lui dit la même chose. Et celui-ci répondit : j’y
vais, seigneur ! Mais il n’y alla point. Lequel des deux a-t-il accompli la
volonté du père ? » (Mt 21, 28-31). Voilà des paroles qui nous mettent
en garde à propos du sérieux obligatoire de nos rapports avec Dieu, et qui
rappellent ces autres paroles de Jésus : « Ce ne sont pas tous ceux qui me
disent : Seigneur ! Seigneur ! qui entreront dans le royaume des cieux, mais
ceux qui font la volonté de mon Père qui est dans les cieux ! » (Mt 7,
21). Et ne disons rien du terrible discours de Jésus, qui reprochait aux cités
favorisées par tant de signes de sa bonté et de sa puissance et qui demeuraient
sourdes à son appel d’effectives conversions (cf. Mt 11, 20 ss.).
La vocation
chrétienne est une grande grâce, mais elle exige zèle et cohérence.
Peut-être
pouvons-nous accuser la vie chrétienne d’une faute fondamentale :
l’incohérence. Aux prémisses, aux promesses, les faits ne correspondent pas
toujours ; nous ne sommes pas logiques envers le Seigneur, nous ne sommes pas
fidèles. Nous sommes souvent velléitaires, mais pas réalistes, pas positifs. Il
nous manque trop souvent la connexion entre la pensée et l’action. Le
témoignage de nos jugements sur autrui, parfois graves et sévères, ne trouve
aucune confirmation dans notre conduite personnelle. Notre « après » contredit
notre « avant ». Souvent, ce sont ceux d’entre nous qui sont engagés
avec le plus grand zèle dans une profession chrétienne déterminée, qui étalent
malheureusement devant leurs frères le scandale de leur infidélité sur le plan
pratique.
L’analyse de ce
douloureux phénomène, qui affaiblit l’énergie de notre christianisme
contemporain, pourrait être approfondie. Elle nous porterait à individualiser
les causes de cette incapacité, assez diffuse, de mettre en harmonie foi et
conduite, principes et
applications de ces principes tant au point de vue logique, que pratique et
social. Ces causes, nous les trouverions principalement dans l’inconsistance
même de notre manière de penser, vidée de la force et de l’art de la
rationalité sûre et normale de notre « philosophie éternelle » ; cette
philosophie est remplacée ou amollie par certaines formes de pensée qui ont
envahi la mentalité à la mode, mais qui sont dépourvues de tout fondement
gnostique et métaphysique, auquel puise une pensée religieuse valide. Ces
causes nous les trouverions également dans la dissolution de l’obligation
morale objective, d’où la confusion entre licence, instinct, intérêt subjectif
et liberté, conscience transcendante du devoir et du bien. Analyses longues et
difficiles, mais de grande actualité...
Il nous suffit pour
l’instant de rechercher l’harmonie entre l’« avant» et l’« après » de notre
conduite chrétienne !
Avec notre
Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et
Filles,
Pourquoi venez vous
à cette rencontre ? Que
venez-vous chercher chez
celui qui est
heureux de vous recevoir, de vous connaître, de vous parler, de se
sentir avec vous ? Un homme exceptionnel ? un phénomène historique ? un témoin
qui crie dans le désert ?
Nous savons que vous
venez ici, non tellement pour chercher, mais plutôt pour trouver. Pour trouver
quelqu’un qui, bien que vous ne l’ayez jamais vu, jamais approché, vous connaît
très bien, comme un père, un frère de tous, un ami, un maître, un représentant
de ce Christ auquel vous-mêmes vous appartenez et dont, comme chrétiens, vous
portez le nom et devez être l’image; ce représentant du Christ est son
ministre, un successeur de celui à qui le Christ a remis les clés, c’est-à-dire
les pouvoirs de ce royaume des cieux, de cette religion qu’il est venu Lui-même
instaurer et fonder comme une société nouvelle, visible, spirituelle et
universelle, l’Eglise, qu’il a bâtie précisément sur cet homme humble qui
depuis lors porte le nom de Pierre, la base, le centre, le principe constitutif
de l’édifice, le serviteur, le pasteur de l’humanité authentiquement liée au
Christ Lui-même. Oui, vous venez à nous parce que vous croyez et que vous savez
qu’ici se trouve l’Eglise, dans son expression la plus naturelle, la plus
caractéristique, comme disait Saint Ambroise : ubi Petrus, ibi Ecclesia, où
est Pierre, là est l’Eglise (in Ps 40, 30 ; PL XIV, 1082). Ceci,
bien entendu, indépendamment de la petitesse et de l’indignité de la personne
physique qui vous parle maintenant ; et, précisément pour le sens religieux qui
vous guide, c’est même d’autant plus beau et plus consolant.
Pourquoi est-ce beau et consolant ? Parce que cela contraste
avec un comportement, lui aussi caractéristique et, dans certains cas, diffusé
dans le monde moderne ; le comportement négatif à l’égard de tout ce qui touche
à la religion, à la foi, à l’Eglise, au Christ, à Dieu. Nous aimerions qu’en ce
moment de confiante conversation vous puissiez lire dans notre cœur une des
pensées les plus constantes et les plus amères qui nous vient, d’une part, de
notre mission apostolique et prophétique de défenseur et de promoteur du règne
de Dieu et, de l’autre, de la constatation de l’absence de Dieu en tant
d’éléments de la mentalité et de la vie de l’homme contemporain.
Eh bien, réfléchissez un instant avec nous à ce fait qui
semble qualifier l’histoire et la civilisation de notre temps : l’absence de
Dieu. On a tellement parlé, et tellement écrit à propos de ce fait : l’athéisme
sous tant de ses aspects, le sécularisme, c’est-à-dire le rejet de toute
référence religieuse de la vie vécue par l’homme et par la société, la négation
voulue et pratiquement radicale du nom même de Dieu dans les manifestations de
la culture, de la conception scientifique du monde et de l’existence humaine.
Une célèbre revue française, par exemple, nous informait récemment qu’un
certain pays, de grande tradition religieuse cependant, venait de défendre
l’emploi de la lettre majuscule pour écrire le nom de Dieu (Revue des Deux
Mondes, janvier 1973, W. d’ormesson,
p. 124). Voilà à quoi on en arrive aujourd’hui !
Certains
représentants de l’homme moderne seraient-ils devenus hostiles même au saint
et ineffable nom de Dieu ? Ceci n’est que l’aspect extrême et extérieur de
l’athéisme moderne. Mais il y a d’autres aspects qui méritent-notre réflexion.
L’homme moderne, dit-on, est allergique à la religion. Il ne possède plus
l’aptitude à penser, à chercher, à prier Dieu. Il est indifférent et
insensible. Au fond, il y a une objection plus grave et, tacitement mais
fortement, opérante : nous, hommes d’aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de
Dieu ; la religion est inutile, elle ne sert à rien ; au contraire, elle
constitue un frein, un embarras, un problème superflu et paralysant ;
aujourd’hui l’homme s’est affranchi des vieilles idéologies théologiques,
mythiques ; et, convaincu de conquérir une liberté supérieure il a éteint la
lampe à huile de la religion : ceci manifeste plutôt l’obscurité de
l’incrédulité que la mystification des spéculations superstitieuses.
Combien y a-t-il de
gens qui pensent ainsi ? Serait-il vrai — nous ne voulons pas le croire — que
la jeunesse, la nouvelle génération s’oriente vers cette facile et victorieuse
irréligiosité ? Aujourd’hui, l’esprit des gens est saturé de connaissances concrètes,
aussi bien empiriques que scientifiques, et tout engagé dans le domaine des
choses utiles, les machines par exemple, ou tout occupé par des choses futiles,
comme le divertissement ; on dirait qu’il ne lui manque rien. Le monde de
l’économie et de la jouissance, le monde expérimental et sensible, le monde des
prétendues vraies réalités, tangibles et commensurables, le monde de
l’expérience, lui suffit, et il n’a ni l’envie ni le besoin de chercher dans
la sphère de l’invisible, du transcendant, du mystère, de quoi compléter, de
quoi combler le vide intérieur — qui n’existe d’ailleurs plus, à ce qu’on
prétend.
Cette absence de
Dieu nous afflige profondément, et nous donne, à nous-mêmes, la désolante
impression d’une anachronique solitude.
Voilà, chers frères
et fils, un des motifs qui nous fait tant apprécier votre visite ; elle nous
apporte le réconfort, non seulement de votre présence auprès de notre
ministère qui a survécu aux siècles et aux vicissitudes humaines modernes, mais
aussi le réconfort de la présence de Dieu dans le quotidien de la vie.
Et voilà que le
dialogue avec vous, forcément contingent et bref, nous confirme la nécessité
suprême et harmonique de la religion, de la foi, de la prière, d’une part, et
nous instruit, d’autre part, sur l’origine et sur la nature de certains
phénomènes effrayants de la mentalité moderne : l’inquiétude, la confusion, la
rébellion, le manque de bonheur d’une partie des hommes contemporains. Ces
hommes ont perdu le sens profond, métaphysique, des choses, la signification
de leur propre vie, l’espérance d’un destin, quel qu’il soit. Oui, elle s’est
éteinte, la lumière qui éclairait tout l’environnement, et les gens marchent
comme des aveugles à la recherche d’un point d’orientation et d’appui, se
heurtant l’un l’autre, et s’embrassant au hasard. Est-ce le retour de Babel ?
ou bien, s’est-il mis à souffler dans les âmes des gens cet « esprit de
vertige », d’étourdissement, dont parle le prophète Isaïe ? (19, 14). Ou
serait-ce que, dans cette négation du nom de Dieu, se cache une intention
iconoclaste, oui, mais contre les fausses conceptions de la divinité, contre
les religions imparfaites ou
corrompues, et qui peut se résoudre dans la recherche, peut-être inconsciente,
du Dieu-inconnu ? (cf. Ac 17, 23), d’un Dieu-Vérité ? d’un Dieu-Bonté ?
du Dieu-Vie ? C’est-à-dire, l’actuelle absence de Dieu ne serait-elle qu’une
aspiration obscure et tourmentée vers une présence d’un Dieu-Sauveur ?
C’est-à-dire, enfin, une aspiration vers un Messie, vers un Christ, lumière du
monde, en qui l’homme d’aujourd’hui puisse simultanément se retrouver lui-même
et retrouver Dieu le Père, son commencement et sa fin ? son espérance et sa
joie ? Pensons-y : c’est le grand problème de notre temps. Quant à nous, nous
avons cette confiance ; et dans cette pénible absence nous demeurons fermés et
droits, tendant encore les bras à l’humanité souffrante et répétant les
paroles du Christ « Venez à moi, vous tous qui peinez et portez un fardeau
accablant : je vous soulagerai » (Mt 11, 28). Avec notre Bénédiction
Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Aujourd’hui, une
pensée — une idée, une Vérité, une Réalité — s’impose à nous, réclame notre
attention, engage nos âmes, les remplit simultanément d’enthousiasme et d’anxiété,
comme il en est des choses qui impliquent l’amour. Quelle est cette pensée ?
C’est celle de l’unité de l’Eglise. Dès le moment où nous en saisissons la
signification générale, elle s’empare de nous, elle nous domine. L’unité : elle
s’impose aussitôt par sa force logique et métaphysique; elle s’impose à
l’Eglise, c’est-à-dire à l’humanité que le Christ a appelée à être une seule
chose en lui et avec elle-même ; elle nous enchante par sa profondeur
théologique ; elle nous tourmente aussi, par son visage historique qui est,
aujourd’hui comme hier, ensanglanté et souffrant comme celui du Christ crucifié
; elle nous blâme, elle nous réveille comme au son d’une trompette qui nous
appelle à suivre d’urgence une vocation devenue actuelle, une vocation qui
caractérise notre époque ; cette pensée de l’unité s’irradie sur la scène du
monde jonchée des membres arrachés, magnifiques, et des ruines de tant
d’Eglises, isolées, quelques-unes, parce que autosuffisantes ; les autres,
fragmentées, en centaines de groupes; toutes, maintenant, écartelées, en une
émouvante tension, par deux forces opposées, l’une, centrifuge, fuyante,
autonome, lancée sur la voie du schisme et de l’hérésie ; l’autre, centripète,
qui, prise de nostalgie, exige que soit refaite l’unité ; et Rome, certes non
exempte de fautes et de grande responsabilité, considère cette unité, comme un
devoir qui lui incombe en vertu de son témoignage et de son martyre ; et elle
s’acharne, maternelle et intrépide, à affirmer et à faire triompher la force
œcuménique et unitaire qui est à la recherche de son principe et de son
centre, de la base que le
Christ, véritable pierre angulaire de l’édifice ecclésial, a choisie et fixée,
en son nom, pour qu’elle soit, à tout jamais, le pivot de son royaume... ; et
cette pensée de l’unité se réfléchit dans le for intérieur de beaucoup d’âmes
religieuses et préoccupées, les mettant aux prises avec un problème spirituel
: comment dois-je répondre, moi, à cet impératif de l’unité ?
« Je crois en
l’Eglise, Une, Sainte, Catholique et Apostolique ». Combien de fois, ces
paroles du Credo ne montent-elles pas à nos lèvres durant nos prières publiques
ou privées ; combien de fois ne devons-nous pas les considérer et les méditer,
parce qu’elles expriment la grande vérité que « le Christ a établi sur cette
terre son Eglise sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, et qu’il
continue à la soutenir » (Lumen gentium, 8) ; et, envoyant son Esprit
pour elle, il travaille en nous et avec nous dans le monde pour son salut.
« L’Eglise est, dans
le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument
de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen
gentium, 1).
Si chacun des mots
de notre profession de foi mérite d’être médité, les circonstances
particulières du moment, nous suggèrent de ne considérer ensemble aujourd’hui
qu’une partie de ce Credo : Je crois en l’Eglise Une. En effet, nous
nous trouvons engagés aujourd’hui dans la célébration de la Semaine de Prière
pour l’Unité des Chrétiens et, en cette période particulière, les chrétiens du
monde entier prient le Seigneur Notre Père afin que l’unité ecclésiale que nous
professons dans le Credo se réalise de manière concrète et visible dans notre
vie.
Fréquemment, nous
avons lu et entendu les paroles de l’Apôtre Paul : « Un seul corps et un seul
esprit, de même que, par votre vocation, vous avez la même espérance. Un seul
Seigneur, une seule foi, un seul baptême ; un seul Dieu et Père Universel, qui
est au-dessus de tout, agit en tout et est en tout » (Ep 4, 4-6) ; «
Vous êtes tous une seule personne dans le Christ » (Ga 4, 28) ; « Il y
a, il est vrai, diversité de ministères, mais il n’y a qu’un même Seigneur; il
y a diversité d’opérations, mais c’est le même Dieu qui opère tout en nous » (1
Co 12, 4-6) ; « Faites régner dans vos cœurs la paix du Christ à
laquelle vous êtes appelés dans l’unité de son corps » (Co 3, 15). Mais
ce sont surtout les sublimes paroles du Christ qui nous sollicitent
irrésistiblement : «... afin que
tous soient un, comme vous, Père, êtes en moi et moi en vous ; et qu’ils
soient, eux aussi, un en nous, pour que le monde croie que vous m’avez envoyé »
(Jn 17, 21).
Ces paroles de Notre
Seigneur et de son grand Apôtre ont une valeur universelle. Elles sont
destinées à toucher les esprits et les cœurs de tous les Chrétiens, à être
source d’inspiration et à guider les actions de tous ceux qui portent le nom du
Christ. Elles nous rappellent le don divin de l’unité, mais, en même temps et
aussi, l’obligation qui incombe aux hommes, celle de l’unité. Le Concile
Vatican II, résumant en quelque sorte sa propre doctrine sur le mystère de
l’Eglise affirme « C’est là l’unique Eglise du Christ, que nous confessons
dans le Symbole, une, sainte, catholique et apostolique, que Notre Sauveur,
après sa Résurrection, a remise à Pierre pour qu’il la paisse (Jn 21,
17), et qu’il a confiée à Pierre et aux autres Apôtres pour qu’ils la portent
au loin et la gouvernent (cf. Mt 28, 18 etc.) et qu’il a dressée pour
toujours comme la « colonne et le fondement de la vérité (1 Tm 3, 15) »
(Lumen gentium, 8).
Les Epîtres de Saint
Paul que nous venons de citer contiennent une théologie profonde, mais ne
constituent pas un traité théorique. Elles avaient trait à des situations
concrètes dans les Eglises d’Ephèse, de Corinthe, de Colosses. Dans la prière
sacerdotale pour l’unité, Jésus parlait dans l’intimité d’une réunion avec ses
Apôtres, en appelant à tous ceux qui, écoutant la parole des Apôtres, croiront
en Lui (cf. Jn 17, 20).
C’est pourquoi, si
les principes énoncés par Jésus et par l’Apôtre ont une valeur universelle pour
tous les chrétiens de tous les temps, ils trouvent leur réalisation concrète
dans les communautés particulières et à travers ces communautés.
L’unité qui est un
véritable don du Christ, se développe et se renforce dans la situation concrète
représentée par la vie des communautés chrétiennes. La compréhension du rôle
important des communautés particulières, des Eglises particulières a été
formulée clairement par le Concile : « Les Evêques, pris isolément, sont le
principe visible et le fondement de l’unité dans leurs Eglises particulières,
formées à l’image de l’Eglise Universelle, dans lesquelles et à partir
desquelles existe, une et unique, l’Eglise catholique (Lumen gentium, 23
; cf. bossuet, Œuvres, vol.
XI, lettre IV, pp. 114 et ss.).
En effet, l’unité de
l’Eglise qui, comme nous l’avons dit, est déjà réalité dans la charisme
historique de l’Eglise catholique tout entière et romaine en l’espèce, malgré
les insuffisances des hommes qui la composent; toutefois elle n’est pas
complète, elle n’est pas parfaite dans le cadre statistique et social du monde,
elle n’est pas universelle. Unité et catholicité ne sont pas égalité, pas plus
dans le groupe qui requiert le plus impérieusement un tel équilibre, le groupe
de ceux qui sont baptisés et qui croient dans le Christ, que dans celui de
toute l’humanité présente sur la terre, dont la plus grande part n’adhère pas
encore à l’Evangile. Ce sont là deux grands problèmes de l’Eglise : le problème
oecuménique, le problème missionnaire ; ils sont dramatiques, tous les deux.
Aujourd’hui, nous
parlerons du premier, le problème de l’union des chrétiens en une seule Eglise.
Et nous voudrions
signaler comme une des voies vers la solution — bien qu’elle soit déjà connue,
longue, délicate et difficile — celle qui doit et qui peut intéresser les
Eglises locales à la question œcuménique ; il est bien entendu, toutefois, que
si nous ne voulons pas dégrader la situation, au lieu de l’améliorer, cette
action ne peut s’accomplir qu’en harmonie avec l’Eglise universelle et
centrale.
Nous nous rendons
compte de l’importance que doit avoir le fait que les Eglises particulières de
la communion catholique prennent la mesure de leurs devoirs et de leurs
responsabilités œcuméniques caractéristiques.
Grâce aux Eglises
particulières, l’Eglise catholique se trouve présente dans les milieux locaux
où vivent et opèrent également d’autres Eglises et communautés chrétiennes.
Souvent, l’établissement de contacts et de relations fraternelles entre elles
se révèle plus facile dans ce contexte.
Aussi, est-ce de
tout cœur que nous exhortons nos Frères et Fils à faire en sorte que
l’engagement en faveur de l’unité des chrétiens deviennent également partie
intégrante de la vie des Eglises particulières.
« Le dialogue
d’amour, selon l’expression si chère à notre vénéré et regretté frère, le
Patriarche œcuménique de Constantinople Athénagoras, peut se réaliser
pleinement entre personnes et communautés qui ont de fréquents contacts entre
elles, qui partagent les mêmes
souffrances et les mêmes espérances, qui s’ouvrent l’une à l’autre et,
ensemble, s’ouvrent au Saint-Esprit qui opère en eux, au cours des expériences
concrètes de leur vie ».
La catholicité et
l’unité de l’Eglise se manifestent dans la capacité des Eglises locales, en
particulier et toutes ensemble, à s’enraciner dans des mondes, des temps et des
lieux différents, de se retrouver dans chaque monde, temps et lieu en communion
les unes avec les autres.
L’unité au niveau
local est toujours un signe et une manifestation du mystère de l’unité qui est
un don du Seigneur à l’Eglise. Avec leurs expériences, les Eglises
particulières peuvent être une source d’enrichissement pour le mouvement œcuménique
dans son ensemble, elles peuvent lui apporter une contribution féconde pour
toute l’Eglise. En même temps elles recevront des suggestions et des directives
de la part du Centre de l’unité, c’est-à-dire du Siège Apostolique, « universo
caritatis coetui praesidens » (Ign. ad Rom., Inscr.), pour être
assistées dans leurs problèmes et rendues capables de juger de la validité et
de la fécondité de leurs propres expériences.
« Je crois en
l’Eglise, Une... » — cette profession de foi nous entraîne alors à nous
consacrer nous-mêmes à la cause de l’unité des chrétiens, de nous y consacrer
avec toute l’ardeur dont nous sommes capables et avec toutes les possibilités
que l’Eglise nous offre sur de nombreux plans.
Chers Fils, en cette
semaine de prière pour l’unité à laquelle participent tous les Chrétiens, nous
demandons tous pardon pour les fautes qui ont été commises contre ce don
immense, tellement plus grand que nos mérites. Unissons-nous de tout cœur en la
prière que Jésus, Prêtre et Victime, adressa au Père pour son Eglise : « afin
que tous soient un, comme vous, Père, êtes en moi et moi en vous ; — dit-il —
et qu’ils soient, eux aussi, un en nous, pour que le monde croie que vous
m’avez envoyé » (Jn 17, 21).
Certain que cette
voix divine aura trouvé un écho dans vos âmes, Nous adressons aujourd’hui à nos
Frères séparés, un salut affectueux, respectueux.
Et de cœur, à vous
tous, Nous donnons notre Bénédiction.
Chers Fils et
Filles,
Reprenons le fil
d’une méditation qui ne peut et ne doit jamais prendre fin : la méditation au
sujet de notre attitude devant la question de Dieu, la question religieuse.
Voici où nous en
sommes: l’audace, téméraire ou inconsciente, avec laquelle on tend aujourd’hui
à nier Dieu, nous force à nous attacher à cet oppressant problème sans plus
tarder. Nous l’avons déjà dît, Dieu est absent de la vie moderne parce qu’on
l’oublie, parce qu’on le rejette ; et, de ce fait n’arrive-t-il rien dans le monde
? ne se passet-t-il rien dans la culture humaine ? ne se produit-il rien dans
le for intérieur de la personne qui vit et qui pense ? Pour l’instant nous
n’essaierons même pas de rendre explicites ces interrogations ; nous nous
contentons de les soumettre à votre raison, pour vous inciter à entreprendre
une recherche qui pourra s’engager sur l’une quelconque des douzaines de voies
qui s’ouvrent à elle, précisément à cause du vide immense et indéfini que
produit l’absence de Dieu. Il nous suffit de faire accepter cette parole
explosive : la recherche. Que mettrons-nous à la place de Dieu ?
Ou plutôt : à
l’absence de Dieu qui, sous certains aspects macroscopiques, caractérise la
vie moderne, succède, qu’on le veuille ou non, la recherche de Dieu. Simplifions
ce phénomène en le classant dans quelques-unes de ses catégories élémentaires,
et en commençant par celle qui semble la plus évidente et la plus commode.
La première
recherche retourne aussitôt à son point de départ, à la négation initiale,
c’est-à-dire que la recherche se bloque d’elle-même, quand elle tend à la
conviction que la question religieuse est une pseudo-question, qu’elle est
inutile, qu’elle est dangereuse. Même si, de cette manière, l’esprit humain se
trouve plongé dans d’épaisses zones d’ombre, et s’il n’est plus personne
désormais qui ose
encore prétendre que la science peut satisfaire aux suprêmes abstractions de
l’intelligence humaine, on se résigne à vivre entre ses horizons toujours plus
élargis mais sans se rendre compte que plus s’étend le merveilleux champ des
connaissances scientifiques, croît également et d’autant plus l’énigme de l’être
qui l’envahit de toutes parts et tend, de par sa nature même, à s’élever
d’urgence dans une sphère supérieure, qu’il est aussi nécessaire d’atteindre,
la sphère, précisément du nécessaire, de l’absolu, la sphère de la causalité
créatrice, la sphère de Dieu.
Nous savons bien que
l’effort logique pour parvenir à cette première et modeste connaissance du
principe premier ne suffit pas toujours à établir ce rapport vital entre
l’homme et Dieu que nous appelons religion, mais elle en est la première
condition : la prémisse subjective, parce qu’elle se trouve bien en évidence
devant la pensée humaine rendue humble et exaltée, la fenêtre de la réalité transcendante
; la prémisse objective également, parce qu’au mystère des choses finies qu’il
est toujours possible de sonder, vient se superposer, ineffable et inépuisable,
le mystère de l’Etre infini, permettant cette découverte incomparable,
fondement de tout l’ordre religieux : à savoir que notre intelligence est
faite pour atteindre la cime de la divinité. Découverte merveilleuse : nous
sommes, essentiellement, destinés au rapport personnel avec Dieu. Rappelons ces
paroles toujours citées de Saint Augustin : « Toi, ô Dieu, tu nous as créés
pour Toi, et jamais notre cœur ne sera rassasié tant qu’il ne reposera en Toi (Confess.,
I, 1). Enlever cet objectif à l’homme signifierait couper les ailes à son
esprit, ramener sa stature à celle des êtres privés de l’âme spirituelle,
tromper ses aspirations suprêmes avec des objets de dimension insuffisante,
alimenter sa faim religieuse avec une nourriture profitable, mais qui ne peut
la satisfaire (cf. St. TH., Contra
Gentes, III, 25).
La recherche de Dieu
s’arrête-t-elle ici ? Cette recherche est à ce point enracinée dans notre
nature que même ceux qui oublient Dieu ou le nient la pratique fût-ce par des
voies déviées vers des interprétations fausses ou incomplètes, ou impersonnelles,
ou abstraites de la notion de Dieu. Nous, les hommes modernes, entraînés à
l’exercice de la pensée, nous sommes particulièrement prédisposés à cette
mystification, à cette idolâtrie : de chaque désir, de chaque abstraction
idéale d’unité, de vérité, de bonté, de chaque conception — qui peut être
réelle — de bonheur, de puissance, d’art, de beauté ou d’amour, nous faisons un
bien suprême, un absolu qui nous domine: et nous retombons dans le milieu
humain, bien souvent de manière aussi puérile que les idolâtres antiques
s’inclinant devant des choses sensibles ou des phénomènes naturels. Si nous
prêtons vraiment l’oreille à ces voix qui montent de ce milieu humaniste nous
devons aussitôt tendre l’oreille à cette réponse antique : chercher plus haut,
quaere supra nos. Et plus haut, au-dessus de l’homme, en admettant qu’on
atteigne le seuil du monde religieux, notre recherche est-elle pour autant
terminée ?
Non ! Nous répondons
non ! Plutôt, elle ne fait que commencer, sur un nouveau plan, dans un règne
nouveau. Et c’est cela que nous voulons faire comprendre à chacun de ceux qui
pensent — ou doutent — que livrer son propre esprit à l’expérience religieuse
pourrait entamer sa liberté, son autonomie, son énergie ; remplir son esprit de
fantasmes et de mythes, de scrupules et de peur. Il nous faut certes admettre
que les expressions religieuses ne sont pas toutes valables ; mais nous avons
la fortune et le devoir d’affirmer qu’il existe une religion vraie, modelée
suggestivement en fonction des dimensions et des besoins de notre esprit, objectivement
instituée par ce Dieu que nous sommes en train de chercher ; et nous aurons la
surprise de découvrir que bien avant que nous nous soyons mis à la recherche de
Dieu, et plus intensément que nous, Dieu est venu à notre recherche (cf. abraham heschel, Dieu en quête de
l’homme, Edit, du Seuil, Paris 1968).
Aussi, la recherche
continue-t-elle. Et, vous le savez, elle continue dans un océan de vérités et
de mystères ; dans un drame où nous avons, chacun de nous, un rôle à tenir.
C’est la vie. Pourra-t-elle s’épuiser dans notre existence temporelle ? Non !
Malgré l’éclatante lumière de notre religion catholique, la recherche et
l’attente de révélations ultérieures ne se peuvent accomplir : au contraire,
elles en sont encore à leurs débuts. La foi n’est pas une connaissance
complète, elle est une source d’espérance (cf. He 11, 1). Nous voyons
maintenant les réalités religieuses, même dans leur réalité incontestable, dans
le mystère, dans leur impossibilité à se réduire à la mesure purement
rationnelle ; nous connaissons cette réalité « comme dans un miroir et d’une
manière obscure » (1 Co 13, 12). L’étude, la recherche et — pour dire la
parole qui renferme tout : — l’amour demeurent actifs et dynamiques.
Est-il possible que
l’homme d’aujourd’hui, tendu vers une incessante, une angoissante, une ridicule
conquête, soit incapable d’écouter à nouveau cette invitation éternelle et
stimulante à chercher Dieu ?
Répétons
l’exhortation du Prophète : « Cherchez le Seigneur pendant qu’on peut le
trouver, invoquez-le pendant qu’il est proche de vous » (Is 55, 6).
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Dans l’observation
simple et élémentaire, mais sincère, du monde tel que nous le connaissons et le
comprenons, le problème de Dieu — en dépit des controverses qu’il entraîne
(indifférence, doute, négation, substitution, affirmation...) — place l’homme
d’aujourd’hui devant une alternative dont l’un et l’autre terme sont également
redoutables : si nous n’admettons pas l’existence de Dieu, nous sommes
contraints à supprimer la raison d’être originelle et suffisante des choses, la
cause première, le principe de la rationalité et de la science ; à faire
abstraction de la logique suprême de la pensée et de l’exigence, également
suprême, de l’existence des choses ; à vivre et à penser dans l’obscurité, ou
bien dans la pénombre de principes hypothétiques et peu propres à donner
l’explication finale à laquelle tend notre recherche haletante de la vérité ;
l’esprit, c’est-à-dire, en fait, la vie, se fourvoie dans le doute, dans
l’hypothèse, dans le factice pour sombrer finalement dans l’absurde, dans le
scepticisme, dans la pseudo-sagesse désespérée du nihilisme. Ou bien : si nous
admettons qu’il existe un Dieu personnel et créateur, nous devons conclure
qu’il doit y avoir dans le monde créé un gouvernement, une pensée qui dirige,
un pourquoi conscient et dominateur, c’est-à-dire une Providence.
La Providence,
qu’est-elle ? C’est la raison de l’ordre (cf. St. TH., 7, 22, 3 ss. ; 103, 1 ss. ; Sg 14, 3 ; Pr 8
; etc.). C’est le reflet de la pensée de Dieu dans les choses et dans
l’histoire ; c’est la rationalité, pleine de sagesse et bonne, manifeste ou
occulte, dont toute chose est imprégnée. Tout dépend d’un Verbe créateur (Jn
1, 3 ; Co 1, 16) ; et en dépend ontologiquement, c’est-à-dire dans
son entité, dans sa raison d’être ; en dépend dans son intelligibilité et dans
sa finalité dans les lois qui traversent et dirigent son dynamisme et son
devenir; tout dépend non seulement d’une Pensée, mais aussi d’une Volonté
transcendante, d’un Unique, qui prévoit et pourvoit. Cet aspect de la réalité
intrinsèque et mystérieuse des choses exigerait une analyse longue et précise
(voir pierre charles landucci, Le
Dieu en qui nous croyons). Mais il nous suffit pour l’instant de retenir
qu’il existe un gouvernement du monde, un esprit qui commande dans l’univers et
règne aussi sur nos destins particuliers. L’essence des choses ne s’explique
pas elle-même ; le mouvement des choses ne naît pas de la chose même. Et c’est
ici, quand notre humble esprit, tendu dans son extrême effort de connaissance,
estime avoir atteint son objectif final, que surgit une difficulté qui semble
annuler le meilleur résultat de son étude: l’esprit se heurte à cette
difficulté quand il constate que l’ordre auquel il prétendait être parvenu
n’est autre que l’état nécessaire et inexorable du mouvement naturel des choses
; qu’il est un fait, un déterminisme, qui semble privé, — tout au moins pour ce
qui nous regarde, nous, êtres terrestres, capables toutefois d’aimer, de
souffrir, — semble privé disions-nous, d’œil et de cœur, et qui nous assaille
et nous malmène sans pitié... Et où est la Providence ? Et le Dieu sage et bon
que nous pensions avoir trouvé, où donc est-il ? Et comment expliquer la
douleur, la mort, le mal ?
Quels problèmes !
Quels grands problèmes ! Et quel immense effort ne faut-il pas faire par la
suite pour y donner quelque réponse ! Il serait trop difficile de la formuler
en ce lieu. Mais la réponse existe et, si elle ne change pas la réalité de tels
obstacles, elle réussit tout au moins à nous révéler comment ils trouvent leur
place dans une perspective d’ordre supérieur, si l’on réfléchit que la finalité
de la Providence est Dieu lui-même (cf. Pr 16, 4 ; St. TH., I, 103, 2) ; elle nous révèle
cette réponse, que Dieu a voulu donner existence et communiquer une
participation de sa causalité, à titre exécutif, à d’autres êtres, et, parmi
ceux-ci, à quelques êtres faibles et passagers, ou plutôt à quelques êtres
libres, c’est-à-dire sous certains aspects, autonomes et capables de choisir
entre le bien et le mal ; cette réponse nous révèle aussi que Dieu, par un
prodige de sa Providence, a conféré à la douleur elle-même sa propre utilité,
une utilité suprême dans l’économie de la Croix et de la Rédemption ; que Dieu
a concédé à l’homme de retrouver le bien — et souvent un bien de nature
supérieure — dans notre condition bien que celle-ci soit touchée par la misère
et l’adversité : « tout coopère au bien de celui qui aime Dieu » disait
Saint Paul (Rm 8, 28) ; cette réponse nous révèle enfin que dans le
Christ, Dieu-Providence, Dieu-Amour a vaincu la mort.
Très chers Fils, ce
sont là, comme vous le voyez, des enseignements très communs et que,
généralement vous connaissez tous plus ou moins ; mais il s’agit cependant de
vérités formidables, extrêmement élevées ; de vérités telles qu’elles doivent
confirmer en nous une conviction fondamentale, celle de l’existence d’une
Providence ineffable, mais authentique et personnelle, qui préside à tout,
pense à tout, qui nous écoute tous et nous aime tous ; cette Providence, elle
s’appelle Dieu, Celui sur qui est fondée notre religion et qui la rend facile
et heureuse ; cette Providence, nous l’appelons « Notre Père qui êtes dans les
cieux », et elle attend nos prières.
Que vous stimule et
vous aide à réfléchir sur cette conception générale de notre sort, la
Bénédiction Apostolique que nous vous donnons.
Chers Fils et
Filles,
Voici encore un
sujet qui embrasse toute la psychologie de l’homme moderne, et c’est pour cela
que Nous la soumettons à examen, non pas assurément pour en faire une étude à la
mesure du mérite, soit du sujet lui-même, soit de l’abondante littérature qu’on
lui a consacrée, hier et aujourd’hui. Nous voulons simplement dégager une des
lignes caractéristiques, et peut-être essentielles du profil humain moderne.
Prie-t-on aujourd’hui
? Se rend-on compte de ce que signifie la prière dans notre vie ? du devoir
qu’elle constitue ? En ressent-on le besoin ? la consolation ? Voit-on la
fonction qui est la sienne dans le cadre de la pensée et de l’action? Quels
sont les sentiments qui accompagnent spontanément nos moments de prière : la
hâte, l’ennui, la confiance, la sensation de vie intérieure, d’énergie morale
? ou encore, le sens du mystère ? les ténèbres ou la lumière ? et finalement,
l’amour ?
Avant tout, nous
devrions essayer, chacun pour son propre compte, de procéder à cette
exploration et de trouver, pour en user personnellement, une définition de la
prière. Et nous pourrions en proposer une, vraiment élémentaire : la prière
est un dialogue, une conversation avec Dieu. Et nous constatons aussitôt que
cette définition dépend du sens de la présence de Dieu, que nous réussissons à
nous représenter en esprit, soit par intuition naturelle, soit par une certaine
figuration conceptuelle, soit par un acte de foi ; notre attitude peut se
comparer à celle d’un aveugle qui ne voit pas mais qui sait qu’il a devant lui
un Etre réel, personnel, infini, vivant, qui observe, qui écoute, qui aime
celui qui prie. C’est à ce moment que naît la conversation. Un Autre est
présent et cet Autre, c’est Dieu. Si manquait la conscience que l’Unique,
c’est-à-dire Lui, Dieu est d’une certaine manière en communication avec l’homme
qui prie, ce dernier se trouverait perdu dans un soliloque ; il n’engagerait
pas un dialogue ; il ne s’agirait pas pour lui d’un acte religieux authentique
— qui exige d’être deux — entre l’homme et Dieu ; ce ne serait qu’un monologue,
peut-être beau, et même exceptionnel comme un grand effort fait pour s’envoler
vers un ciel opaque et dépourvu d’horizon ; mais ce monologue aurait beau être
un chant de louanges, il ne ferait que résonner dans le vide. On se trouverait
dans le royaume de la plus lyrique, de la plus profonde phénoménologie de
l’esprit, mais sans certitude, sans espérance ; et une fois que la musique se
serait tue, on se trouverait dans le royaume de la désolation.
Mais pour nous, il
n’en est pas ainsi, pour nous qui savons que la prière, c’est-à-dire la
rencontre avec Dieu, est une communication possible et authentique. Mettons
cette affirmation parmi les certitudes indiscutables de notre conception de la
vérité, de la réalité dans laquelle nous vivons. En termes simples : la
religion est possible ; et la prière est par excellence un acte de religion
(voir St. TH., II-II, 3).
Nous en avons déjà parlé en d’autres occasions, et avons conclu en disant qu’il
existe, non pas un Dieu absent et insensible, mais un Dieu prévoyant, un Dieu
qui veille sur nous, un Dieu qui nous aime (cf. 1 Jn 4, 10) et qui, de
nous attend surtout que nous l’aimions (cf. Dt 6, 5 ; Mt 22, 37).
De là peut naître en celui qui prie un état d’âme primordial et très
important, résultant de la synthèse de deux sentiments différents, opposés en
apparence, celui de la transcendance de Dieu, éblouissant, dominateur (cf. Gn
18, 27 ; Lc 5, 8) et celui de son immanence, de son immédiate
proximité, de son ineffable présence ; deux sentiments qui se fondent dans la
pauvre petite cellule de notre esprit et qui y font éclater aussitôt une
extraordinaire vivacité religieuse faisant monter aux lèvres la prière dans sa
double expression, la louange et l’invocation, ou encore plongeant certaines
âmes mystiques dans un silence contemplatif indescriptible (voir henri de brémond, Introduction à la
Philosophie de la Prière).
Telle est la genèse
de la prière qui, élevée jusque sur le plan de la foi, issue de l’école de
l’Evangile, prend forme d’une voix calme, douce, pour ainsi dire enracinée dans
notre langage humain, autorisé comme il l’est, à appeler le Dieu des abîmes de
l’aimable et confidentiel nom de Père : « C’est ainsi donc, comme nous
l’enseigne Jésus notre Maître, que vous devez prier : Notre Père qui êtes aux
cieux... » (Mt 6, 9).
Sublime! Mais nous
devons admettre que le monde d’aujourd’hui ne prie pas volontiers, ne prie pas
facilement ; ne cherche ordinairement pas la prière, pas la prière juste ;
souvent il ne la veut pas. Faites vous-mêmes l’analyse des difficultés qui
tendent aujourd’hui à étouffer la prière. Nous en citons quelques-unes :
L’incapacité: là où n’existe pas encore un certain niveau d’instruction
religieuse il est bien difficile que la prière se puisse formuler spontanément
: l’homme, l’enfant, restent muets devant le mystère de Dieu. Et là où la
croyance en Dieu a été rejetée, niée, déclarée vaine, superflue, nocive,
quelles autres voix se substituent à la prière ? Et après les insistantes
leçons contre la spiritualité, tant naturelle qu’éduquée par la foi, leçons de
naturalisme, de sécularisme, de paganisme, d’hédonisme, c’est-à-dire donc des
leçons en faveur d’une aridité religieuse voulue dont une si grande part de la
pédagogie moderne a capitonné l’âme des foules, saturées de matérialisme,
comment pourrait encore voir fleurir dans les cœurs la poésie de la prière ?
Deux difficultés
sont aujourd’hui typiquement contraires à la prière : l’une, de nature
psychologique, provoquée par l’excessive, fantastique, profane — profusion
d’images — trop souvent contaminée de sensualité et de licence, images dont les
instruments modernes de communication sociale — en soi si merveilleux —
comblent la psychologie sociale : le plan de l’expérience sensible n’est pas en
soi le plan idéal pour la vie religieuse : il peut servir d’antichambre s’il
est sagement relié à celui qui est destiné à la vie de l’esprit et à la
révérence du sacré.
L’autre difficulté
est l’orgueil de l’homme qui progresse sur les voies de la science et de la
technique, merveilleuses, elles aussi, mais chargées de l’illusion de
l’autosuffisance. Or la prière est un acte d’humilité qui exige une sagesse
supérieure — mais facile — pour trouver sa justification logique et sa
magnifique apologie (cf. St. TH., II-II,
82, 3 ad 3).
Mais, par bonheur,
des exemples insignes, contemporains, réconfortent encore notre tendance innée
à rechercher en Dieu le complément unique, infini, de nos limites, et
l’accomplissement bienheureux de nos aspirations et de nos espoirs.
Nous nous arrêtons
ici. Mais nous pensons avec confiance que vous voudrez continuer à étudier ce
qu’est la prière : c’est une étude qui s’attache à un des éléments les plus
importants de notre Salut.
Soyez accompagnés de
notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles
Quand nous nous
mettons à la recherche des traces de la religion dans le monde moderne, ou plus
exactement, des traces de la foi, de notre foi catholique, nous sommes souvent
troublés par les aspects négatifs que nous découvrons au cours de notre enquête
: nous voyons le sens religieux s’affaiblir et même, dans certains cadres
sociologiques, disparaître complètement ; la conception fondamentale de l’être
et de la vie dans leur référence à Dieu s’obscurcir; la prière se faire muette
; et au culte et à l’amour du Christ et de Dieu nous voyons se substituer
l’indifférence, l’impiété, l’hostilité même — parfois officielle — qui opère
férocement contre la religion ; s’y substituer aussi cette fausse sécurité que
peuvent donner l’expérience sensible et matérielle, et tous les succédanés de
la vraie spiritualité, avec cette conséquence que la critique, le doute, la
conscience de soi remplissent la mentalité de l’homme présomptueux d’une
culture propre (cf. J. daniélou, La
culture trahie par les siens, Epi 1972). Les statistiques parlent
clairement : La religion est un recul. Cela peut être vrai, et malheureusement
c’est souvent vrai. Mais si nous limitons notre recherche au seul niveau
sociologique, nous commettons une erreur de méthode : c’est-à-dire que nous
oublions de considérer la réalité objective de la religion, de celle qui est
authentique tout au moins ; cette réalité est composite, elle est bilatérale,
c’est-à-dire qu’elle ne comprend pas seulement l’homme, car aussi, et en
premier lieu, il s’y trouve Dieu et Celui-ci n’est ni absent, ni immobile dans
le fait religieux. Dieu, dans le dessein de la révélation et de la foi, a la
part principale et l’initiative, tandis que l’homme a certainement une part
nécessaire et non purement passive, mais, à bien l’observer, une part plutôt dispositive et coopérante. Le véritable
rapport religieux consiste dans le don que Dieu, d’une part, fait de lui-même,
en quelque forme et mesure limitées — cela s’entend — ne serait-ce que par son
propre mystère et par l’exigence de la foi de notre part (cf. 1 Co 13,
12) ; ce rapport consiste d’autre part dans l’acceptation de l’homme. Dieu est
à notre recherche, pouvons-nous dire, plus encore que nous ne sommes, nous, à
la recherche de Dieu; parce que Dieu est amour et que de Lui vient la première
initiative ; c’est Lui qui, le premier, nous aime (cf. Jn 4, 19 ; Rm
11, 35-36).
Cette vision
réaliste du monde religieux est une source de gratitude et de tendresse pour
les fidèles qui respirent l’atmosphère de la maison de Dieu, et peut être une
source de surprise pour celui qui ne considère la religion que sous son
apparence humaine, historique et terrestre. Rappelons le dialogue nocturne de
Jésus avec Nicodème : « ... il faut renaître de l’Esprit. L’Esprit souffle où
il veut » (Jn 3, 7-8).
Alors voici une
demande qui peut trouver sa réponse dans des faits qui échappent à l’analyse
positiviste. La religion peut naître de processus spirituels qui échappent aux
calculs purement scientifiques. C’est un miracle, oui certes ; mais en un
certain sens, il n’y a là rien d’anormal parce que cela rentre dans l’économie
du royaume de Dieu. La rencontre avec Dieu peut survenir en dehors de toute
prévision de notre part ; l’hagiographie nous en offre des exemples admirables
et la chronique de notre époque en enregistre quelques-uns de sensationnels
(voir p. ex. A. frossard, Dieu
existe, je l’ai rencontré, Fayard 1969), et d’innombrables autres qui font
moins de bruit. Nous nous trouvons dans la sphère charismatique dont on parle
si abondamment aujourd’hui : L’Esprit souffle où il veut. Ce ne sera certes pas
nous qui l’éteindrons, nous souvenant des paroles de Saint Paul « N’éteignez
pas l’Esprit » (1 Th 5, 19). Il ne nous reste qu’à rappeler ces
autres paroles de l’Apôtre : « Eprouvez tout et ne retenez [que] ce qui
est bon » (ibid., 21) ; la célèbre « discrétion des esprits »
s’impose dans un domaine où l’illusion peut être facile.
Mais il reste que la
prodigieuse rencontre avec Dieu peut se produire en dépit de l’attitude
réfractaire à la religion du monde moderne. Nous en voyons d’étranges symptômes
— certainement consolants — en divers pays.
Et reparaît la
pensée cruciale : notre religion, n’a-t-elle plus sa propre vertu de
s’attester, de se conserver, de se renouveler par voie traditionnelle et
ordinaire ? L’Esprit soufflerait-il seulement en dehors du milieu habituel des
structures canoniques ? L’Eglise de l’Esprit se serait-elle éloignée de
l’Eglise institutionnelle ? Serait-ce seulement dans ce qu’on appelle les
groupes spontanés que nous retrouverons les charismes de la spiritualité
chrétienne authentique, primitive, de la spiritualité pentécostaire ? Nous ne désirons
pas ouvrir en ce moment une discussion sur ce thème qui mérite d’ailleurs
d’être examiné avec une respectueuse attention. Nous voulons, par contre,
affirmer deux choses : La structure ordinaire et institutionnelle de l’Eglise
est toujours la voie maîtresse, à travers laquelle l’Esprit arrive à nous (cf. 1 Co 4,
1 ; 2 Co 6, 4). Même
aujourd’hui. Et plus que jamais. Il
suffit que l’idée d’Eglise, le Sensus Ecclesiae, soit en nous rétabli,
rectifié, approfondi. Celui qui altère la conception de l’Eglise dans
l’intention de rénover la religion dans la société moderne dérange pour
lui-même le canal de l’Esprit établi par le Christ et compromet la religion du
peuple (cf. J. A. jungmann, Tradition
liturgique, et problèmes actuels de pastorale, p. 271 et ss. ; Mappus
1962).
A cet égard, notre
époque a eu la faveur de voir jaillir de la Tradition de l’Eglise, grâce au
Concile, deux éléments de toute première importance pour le refleurissement de
la religion de nos jours : la doctrine conciliaire de l’Eglise et la réforme
liturgique.
Rappelons-le bien,
souvenons-nous-en tous ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Un problème
difficile, et insoluble également en termes scientifiques, mais un problème
réel et extrêmement important est celui que nous pouvons définir « la
sociologie de la grâce ». Si un pasteur d’âme, le Curé de la Paroisse, par
exemple, se demande : « Parmi mes paroissiens combien y en a-t-il qui vivent
dans la grâce de Dieu ? » Il ne pourra certainement pas satisfaire sa curiosité
pastorale ; curiosité spontanée, certes, mais que dépassent les limites de ce
que nous pouvons savoir d’expérience. Il persiste toutefois dans sa demande,
parce que l’objectif essentiel de son ministère est celui de mener les âmes
dans la grâce de Dieu. Ainsi, quiconque se penche sur les conditions
religieuses d’une population, d’une communauté ou même d’un seul individu est
tenté de se demander si, où et comment arrive la grâce de Dieu, conscient de
l’importance de la grâce pour la vie intérieure de l’homme, pour sa moralité et
enfin pour ses relations avec Dieu et pour son destin final.
Le problème est
intéressant sous l’aspect spéculatif, également, pour son double aspect : son
impénétrabilité et son inexorable nécessité : sommes-nous ou non dans la grâce
de Dieu ? Nous pourrions nous contenter de demandes plus superficielles :
comment la religion est-elle pratiquée dans un certain domaine ? Et
l’observance religieuse, comment est-elle diffusée ? Comment la foi est-elle
enracinée et opérante ? Comment écoute-t-on la Parole de Dieu et comment
l’apprécie-t-on ? Comment les sacrements sont-ils fréquentés ? Et l’Eglise,
comment la considère-t-on ? Si nous voulons nous rendre compte, fut-ce de manière
empirique, des conditions réelles du christianisme à notre époque, si nous
voulons prévoir ce que pourra être son sort dans sa rencontre avec les temps
nouveaux, nous devons recourir à ces paramètres des observances normales de la
coutume religieuse, et, ensuite rechercher quelles sont les manifestations
culturelles, éthiques, sociales qui en traduisent les influences, qu’elles
soient positives ou négatives. Mais cette enquête, de mode aujourd’hui, qui est
extrêmement utile, et même indispensable pour quiconque veut observer les
phénomènes généraux de la société, ne peut atteindre que le seuil de l’essence
intrinsèque du phénomène religieux. Quelle est cette essence ? C’est la
communication avec Dieu. Et, pour nous, catholiques et croyants, en quoi consiste
cette communication ? Pour formuler une réponse à cette dernière demande, nous
devons relever un élément nouveau dans le fait spirituel contemporain, et non
seulement chez nous, dans notre propre demeure, mais également chez le voisin
et parfois même chez ceux qui sont au loin ; la nouveauté, la voici : l’estimation
des éléments charismatiques de la religion plus élevée que celle des éléments
qu’on dit institutionnels, ou mieux encore, la recherche de faits spirituels
dans lesquels joue une étrange, une indéfinissable énergie qui, dans une
certaine mesure, donne à celui qui la subit la certitude d’être en
communication avec Dieu, ou, de manière plus générique, avec le Divin, avec
l’Esprit, de façon indéterminée. Et Nous, qu’en disons-nous ? Nous disons que
cette tendance fait courir des risques, parce qu’elle s’infiltre dans un
domaine où l’autosuggestion, ou bien l’influence d’impondérables causes
psychiques peuvent conduire à l’équivoque spirituelle, mais parfois aussi
guider vers la grande économie chrétienne du contact surnaturel avec Dieu ;
contact qu’à présent, nous appelons « grâce », par souci d’être brefs et qui
renferme en lui un monde théologique et mystique.
Il faut en effet
rappeler que notre authentique, vitale, indispensable communication avec Dieu,
n’est pas seulement la communication naturelle, obtenue par nos tentatives
raisonnées ou sentimentales, mais celle qui est établie par Jésus-Christ,
celle, précisément, d’ordre surnaturel, l’ordre de la grâce.
Et la grâce, en quoi
consiste-t-elle ? Oh ! ne le demandez pas dans cette conversation d’un moment !
Du reste, vous le savez : elle est un don de Dieu ; elle est une intervention
de son Amour, de l’Esprit, dans le libre mouvement de notre âme, ou mieux
encore, ce mouvement, elle le prévient et le suscite, sans pour autant
l’exonérer de sa responsabilité (cf. DENZ.-SCH., 1541). Elle est une qualité de
l’âme, la grâce créée, infuse par le Dieu-Amour, l’Esprit-Saint, Grâce incréée
; elle est la cause formelle, immanente de notre justification (cf. St. TH., I-II, 113, 8) ; elle est
notre élévation, bien qu’hommes de ce monde, à la dignité et à l’existence de
fils adoptifs de Dieu, de frères du Christ, de tabernacles de l’Esprit-Saint ;
elle est Dieu qui vit en nous ; elle est le contact vivant avec la Vie divine ;
elle est donc notre lien avec le salut en cette vie et en l’autre. Etre ou ne
pas être dans la grâce de Dieu, c’est une question de vie ou de mort. Nous ne
pourrons jamais surestimer la grâce de Dieu ; nous n’aurons jamais dépensé en
vain l’étude, l’effort, l’espérance, la joie pour tenir la grâce au faîte de
notre esprit. Il faut absolument vivre dans la grâce de Dieu. Vivons-nous ainsi
? Combien sont-ils, ceux qui se nomment chrétiens, qui vivent dans cet état de
grâce ? On les appelait « Saints » aux premiers jours du christianisme, ceux
qui étaient entrés dans la sphère de la grâce avec la foi, avec le baptême,
avec la pénitence et avec l’honnêteté de la vie, et spécialement avec l’amour
envers le Dieu-Amour et envers le prochain, premier terme pratique de notre
amour chrétien (cf. 1 Jn 4, 20), qui étaient entrés, disions-Nous, dans
la sphère de la grâce, c’est-à-dire celle de la communion surnaturelle avec
Dieu.
Nous ferons bien, à
l’approche du Carême, de porter notre attention — et cela peut être décisif
pour notre destin — sur ce problème de la grâce. Il ne devra pas nous être
pénible de recourir à quelque sage privation, à quelque « hygiène »
spirituelle pour récupérer et diffuser en nous l’état de grâce ; et cela sera
comme une seconde nature qui donnera à notre vie un style moral fort et droit :
pourrait-il être faible, ambigu, à double face, jouisseur, celui qui vit en
lui-même le mystère de la présence divine, comme l’est la grâce ?
Fortifier en nous
cette authentique spiritualité nous fera ressentir le besoin et la jouissance
des sacrements, et loin de nous écarter de l’Eglise en groupes séparés et
sélectionnés de manière arbitraire, elle nous en fait goûter et vivre la
communion : la « communion » en fait est pour nous la sociologie de la grâce.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Mercredi des Cendres
: un jour particulier dans la vie spirituelle du chrétien, pour son caractère
ascétique qui se retrouve dans la prière et pour l’intention de programmation
qui l’a faite placer au début du Carême, c’est-à-dire d’une période de quarante
jours (en plus des six dimanches) de préparation à la célébration du mystère
pascal. Pour celui qui veut prendre au sérieux cette pédagogie de l’Eglise,
pour celui qui veut vivre son histoire dans le temps, pour celui qui veut se
laisser pénétrer par sa plus fervente spiritualité, le Carême est la période
propice, il est le printemps de l’âme, tant pour chaque fidèle que pour chaque
communauté qui trouve sa plénitude spirituelle dans la symphonie des pensées,
des prières, des exercices d’ascétisme. Il n’est pas nécessaire de rappeler
qu’il existe une très abondante littérature, qui s’étend tout au long des siècles
du Christianisme jusqu’à nos jours, une littérature qui a été précédée de la
préface significative de l’Ancien Testament. Il est certain que nous connaissons
tous au moins quelque chose du sens de ce rite des Cendres, d’une si grande
simplicité dans son contexte cérémonial, mais si profond et si agressif dans
le message qu’il livre à notre conscience.
Un message
terriblement pessimiste, indiscutablement vrai.
Il impose une
méditation existentielle et radicale : qui sommes-nous ? Nous sommes des êtres éphémères,
fragiles, appelés à être réduits en cendres. Nous sommes des êtres composites,
vivants d’âme et de corps, deux éléments très différents et merveilleusement
unis, interdépendants, formant une vie unique, dont l’âme est le principe
immortel, le « nous », mystérieux pour nous-mêmes et que nous connaissons
seulement par l’expression et la nature de certains de ses actes, dont le corps
nous rend compte ; et c’est pourquoi le corps est aussi important : le corps
est l’horloge de notre existence dans le temps, qui dure exactement autant que
le corps auquel l’âme ne peut donner l’immortalité à cause d’un châtiment
héréditaire. L’âme a un destin indépendant, elle survit au corps — comment ?
Où ? — quand le corps s’affaisse, se corrompt, devient poussière, cendres. Quel
sort épouvantable ! Ce corps, nous l’avons tant apprécié, nous en avons tant
joui, nous l’avons tellement soigné !
Et l’âme ? Quel sera
son mode de vivre, sans l’instrument corporel ? Quel sera son destin ? Un
destin hors du temps, c’est-à-dire, hors des choses qui passent, un destin —
comme l’enseigne notre doctrine — fixé par le jugement de Dieu et chargé encore
d’une prodigieuse aventure finale, celle, future, de la résurrection des corps,
de la vie éternelle... ou de la damnation éternelle. Il y a de quoi trembler!
Cauchemars
fantasques ? Non ! Nous sommes sous la domination de la puissance de Dieu, de
ce Dieu qui nous a aimés sans mesure, mais qui, précisément pour rendre
possible et exaltante la rencontre avec son Amour, nous a fait le don de la
liberté.
La méditation
continue en revenant sur la voie de la vie présente qui glisse précisément sur
la voie extrêmement importante du temps et de la liberté responsable. Le temps,
qu’est-ce que c’est ? Les païens disent : c’est Saturne qui dévore ses fils.
Les chrétiens disent que c’est une attente vigilante de la venue du divin
Maître Rédempteur, de l’Epoux divin, du Fils de l’homme dans sa majesté de
Juge. Rappelez-vous les paraboles eschatologiques de Jésus, c’est-à-dire celles
où le Maître a figuré la scène finale de l’histoire humaine, station d’arrivée
de la course des temps, dont les virages dépendent de la maîtrise capricieuse,
responsable, décisive de notre liberté individuelle.
La méditation
pourrait se prolonger à propos de la certitude et de la gravité de ce qu’on
appelle « les fins dernières », c’est-à-dire des perspectives ultimes vers
lesquelles tend le cours de notre existence dans le temps. Il devrait en
résulter une conception grandiose de la vie humaine, qui se trouve dans la
réalité du dessein de Dieu, Créateur et Rédempteur, qui se réfléchit dans la
conscience du chrétien. De par la vision eschatologique, et donc résolutive et
conclusive de la vie, la conscience chrétienne est toute pénétrée de sa
pressante responsabilité personnelle ; conscience mobile comme une respiration
qui va d’une oppression de crainte, à une expression d’amour : de la crainte de
Dieu à l’amour de Dieu.
Et voilà découverte
maintenant la raison de ce rite inaugural de notre démarche de Carême en direction
de Pâques : du réalisme naturel et cruel de la mort au réalisme surnaturel et
ineffable de la vie, c’est-à-dire du salut que le Christ, mort et ressuscité,
a mérité pour nous ; salut que nous devons réussir à gagner à l’école de la
pénitence, de la prière, de la charité, à cette école à laquelle l’Eglise nous
appelle à présent.
En route alors, avec
notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et
Filles,
De quoi vous
parlerons-Nous ? La période liturgique, à laquelle, en vue de la fête de
Pâques, l’Eglise attache tant d’importance, s’impose à notre pensée ; pour
notre vie religieuse et morale, elle nous soumet une série de thèmes
fondamentaux qui, même si on ne peut s’y arrêter qu’un instant au cours d’un
colloque aussi bref, sont capables cependant de nous conduire à la découverte
des points décisifs de la mentalité moderne positive à propos de notre
profession chrétienne.
Nous pouvons
préciser immédiatement que cette profession chrétienne est étroitement liée au
cours du temps : chaque jour a son horaire. Il existe une « liturgie des heures
» ; chaque bon chrétien consacre chaque jour un moment à la prière. Et chaque
semaine comprend son jour du Seigneur, le dimanche, qui doit être marqué d’un
acte religieux de grande valeur, de grande signification, la Sainte Messe ; et
ainsi toute l’année est jalonnée de fêtes qui célèbrent les mystères du Christ
et des Saints. Le calendrier de l’Eglise n’est pas seulement un fait de
coutume habituelle ; il est un programme de vie spirituelle. Et maintenant, la
période présente, que nous appelons Carême, requiert une attention toute
spéciale de la part de celui qui veut être fidèle à la pédagogie religieuse de
l’Eglise ; elle exige, cette période, que nous mettions plus de zèle à
considérer, à observer ce qu’elle propose à chaque âme en particulier ainsi
qu’aux diverses communautés. Appliquons nos pensées intérieures à ces paroles
que la Liturgie met en relief précisément au début de cette période d’intensité
spirituelle et qui sont empruntées à Saint Paul : « Nous, comme collaborateurs
(du Christ), nous vous exhortons à ne plus recevoir en vain la grâce divine,
selon la parole : Au moment propice je foi exaucé ; au jour du salut, je te
suis venu en aide (Is 49, 8). Or voici maintenant le moment propice
entre tous, voici le jour du salut » (2 Co 6, 1-2).
Donc, première chose
: avoir le sens du temps, eh liaison avec notre destin ; nous devons avoir le
sens de l’opportunité, avoir l’esprit présent dans l’actuel et savoir quand
vient le bon moment, quand sonne l’heure de la grâce, quand se produit « le
passage du Seigneur » (voir Ex 12, 11). Celui qui a dit : « timeo
transeuntem Deum » — je crains le Dieu qui passe — a imposé à la conscience un
thème à considérer avec gravité : notre sort peut dépendre de circonstances
décidées par un dessein providentiel et qui peuvent ne plus se représenter.
Nous, les hommes
modernes, dont la vie est encastrée dans le mécanisme extrêmement compliqué de
l’organisation structurelle et sociale, nous avons continuellement devant les
yeux la mesure du temps, les échéances de nos droits et de nos devoirs, la
durée de nos actions, les exigences de nos calendriers, les calculs de nos
horloges et de nos chronomètres ; nous ne devrions donc pas nous sentir vexés
par le soin que met l’Eglise à employer le cours du temps pour attirer notre
esprit à suivre ponctuellement le rythme de ses manifestations. Du reste,
l’avertissement au sujet de l’heure qui est fixée d’avance pour
l’accomplissement de son dessein messianique ne se répète-t-il pas fréquemment
dans les paroles mêmes du Christ ? (voir particulièrement l’Evangile selon
Saint Jean). Et si la conscience est ainsi attentive dans l’attente de l’heure
favorable, une question se pose tout naturellement : l’heure favorable, mais
pour quoi faire ?
A cette question
fait écho la réponse qui caractérise le temps du Carême, mais qui s’impose
pendant toute la durée de notre existence temporelle : pour se convertir. Pour
se convertir ? Oui! Cette heure est l’heure de la conversion. Mais ne
sommes-nous pas déjà convertis ? C’est-à-dire : ne sommes-nous pas déjà dans
l’ordre du salut ? C’est-à-dire de la foi, de la grâce, de l’Eglise ? Nous ne
sommes peut-être pas catholiques ?
Cette parole «
conversion » mérite de la part de nous tous une méditation toute spéciale. Les
exégètes nous diront que dans notre cas, c’est-à-dire dans le langage biblique,
qui est passé dans le langage liturgique, le terme « conversion » a une parenté
étroite, est presque synonyme, avec deux autres termes qui sont: la pénitence
(en grec : metanoia) et orientation nouvelle (en grec : épistrofé). Voici comment, selon Saint Marc
l’Evangéliste, Jésus commença sa prédication : « Il disait : les temps sont
accomplis et le royaume de Dieu est proche : faite pénitence (c’est-à-dire :
convertissez-vous) et croyez à l’Evangile (à la bonne nouvelle) ».
Nous pouvons
maintenant nous contenter de traduire en termes pratiques cette austère parole
« conversion », en l’appelant « réforme intérieure ». C’est à cette réforme
que nous sommes appelés ; et celle-ci nous fait aussitôt comprendre de
multiples choses. La première concerne l’analyse intérieure de notre esprit;
oui, une sorte de psychanalyse religieuse et morale ; nous devons nous replier
sur nous-mêmes pour rechercher quelle est la vraie direction principale de
notre vie, quel est le mobile habituel et dominant de notre manière de penser
et d’agir, quelle est notre raison de vivre, quel est le style moral de notre
personnalité : pouvons-nous nous considérer comme des hommes honnêtes ? Des
chrétiens cohérents et fidèles ? Le timon de notre roue est-il orienté vers
l’objectif juste ? Ou bien, la direction n’a-t-elle pas besoin d’être rectifiée
? Voilà la première conversion ; et personne ne voudra contester l’opportunité
d’un tel contrôle. Et même à ce propos, la vie profane offre un modèle qui peut
servir à la vie spirituelle : ne faisons-nous pas chaque année le bilan de
notre situation économique ? N’examinons-nous pas comment vont nos affaires ?
Et alors, les affaires de la vie religieuse et morale ? La discipline du
Carême, spécialement si elle est corroborée par des « exercices spirituels »,
n’est-elle pas complètement orientée vers le contrôle de la droiture
fondamentale de notre vie ?
Puis, cette étude de
nous-mêmes nous mettra en mesure de découvrir l’enchevêtrement de notre
psychologie : nous trouverons peut-être des péchés, ou tout au moins des
faiblesses qui auraient besoin de pénitence, de réforme profonde. Nous constaterons,
par exemple, que certains traits saillants de notre personnalité sont moins
que louables, spécialement là où nos passions nous donnent le goût d’agir et,
pour ce motif, l’illusion d’être libres alors qu’en fait nous sommes victimes
de nous-mêmes, c’est-à-dire victimes de ces énergies instinctives, aveugles et
indignes d’un homme parfait, et plus indignes encore d’un disciple du Christ ;
et ainsi, nous nous rendrons finalement compte de l’énorme influence que le
milieu extérieur dans lequel nous vivons a sur le choix libre et raisonnable de
nos idées et sur le gouvernement
personnel de nos actions. Combien de crises — principalement juvéniles — mises
au compte de l’émancipation, ne sont rien moins que libres ; ce sont des
moments intérieurs de conformisme et parfois de bassesse devant la domination
de la mode, de l’intérêt et de la force!
La conversion, à
laquelle la révision répétée d’avant-Pâques nous invite, nous offre l’occasion
et, en même temps, les moyens nécessaires, de procéder à une psychothérapie
rénovatrice. Même de la glaise dont est fait le « vieil homme » que nous sommes
— spécialement si nous nous laissons aller aux jeux corrompus de notre être
déchu — peut sortir, à l’exemple et avec l’aide du Christ qui est mort et
ressuscité pour nous, « l’homme nouveau » prédestiné à des destins heureux,
éternels. Nous le souhaitons à vous tous, avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Aujourd’hui, nous
voulons vous rappeler de nouveau à la spiritualité du Carême. Elle se place sur
la ligne théologique et pédagogique du mystère pascal, l’œuvre de Rédemption
de la part du Christ, la réalisation du Salut de notre part. Le Carême
constitue le halo des voies préparatoires qui convergent vers le mystère
pascal. Cherchons à connaître et à parcourir ces voies. C’est un élément qui ne
touche pas seulement aux exercices de notre dévotion religieuse, mais qui met
en évidence les problèmes fondamentaux de notre conscience morale et religieuse,
tels qu’ils s’offrent dans leurs termes répétés et généraux, aussi bien que
dans leur expérience actuelle et personnelle.
Il est clair, par
exemple, que la discipline du Carême vise, entre autres, à réveiller en nous la
conscience du péché qui est dans le monde et qui a été en nous. Le thème du
péché est un des problèmes principaux de ces temps de pénitence, qui tendent à
nous faire découvrir nos péchés, à nous les faire expier, à nous pousser à les
réparer. C’est, on peut le dire, un sujet antipathique, comme le sont les
maladies et les malheurs dans la vie d’un homme ; mais c’est un sujet
inévitable et assez important, s’il est vrai que c’est de lui que dépend notre
manière d’être chrétien et notre destinée éternelle. Un thème immense qui
remonte, rien de moins, au premier homme, par qui s’ouvre tragiquement le drame
de l’histoire et duquel dérive, par voie de génération, pour chaque descendant
d’Adam, le triste héritage du péché originel, avec toutes les perturbations
psychologico-morales de notre nature, avec la perte de notre amitié vitale avec
Dieu, et avec la nécessité d’une renaissance dans la grâce du baptême (cf. Jn
3, 5), ce que justement les fêtes de Pâques nous feront célébrer dans le
rite sacramentel pour les catéchumènes, dans la mémoire et dans le sacrement de
la pénitence pour chacun de nous : de tous ceux qui « feront leurs pâques ».
Dessein immense,
profond, dans lequel l’amour miséricordieux de Dieu viendra à notre recherche
pouf nous rétablir dans sa vie, dans la joie et dans la paix, c’est-à-dire dans
le parfait rapport religieux, qui contient en soi la garantie de se développer
et de s’éterniser dans le futur royaume du Christ et de Dieu.
Mais à ce point nous
nous rendons compte qu’un mot sert de pivot inférieur à tout le système ; et
c’est le mot « péché » : péché, le péché qu’est-ce que c’est ? Nous ne parlons
plus maintenant du péché originel, mais de celui que le catéchisme appelle «
péché actuel ». Et la difficulté qu’éprouvé le profane d’aujourd’hui à parler
du péché naît du fait que le concept de péché contient une référence à Dieu ;
or Dieu ne doit plus être cité dans le langage, mieux, dans la pensée, dans la
conscience de l’homme sécularisé, de cet homme qui veut être le fils de notre
époque ; et cet homme parlera, le cas échéant, d’infraction à l’ordre (... mais
l’ordre, ne réclame-t-il pas lui aussi une référence transcendante à Dieu ?),
ou, encore, il parlera de faute, ou de libre exercice des propres facultés et
ainsi de suite, mais jamais de péché ce qui impliquerait un concept moral,
relié par voie métaphysique au Principe premier de toute chose, qui est Dieu.
Eh bien ! il s’agit
là d’une des leçons fondamentales que le Carême nous rappelle et nous inculque
; chacune de nos actions, libre et consciente, outrepasse la limite personnelle
et secrète de notre personne ; et, qu’on le veuille ou non, elle est
enregistrée par l’œil omniprésent de Dieu ; elle est responsable non seulement
devant le jugement réfléchi de notre conscience et non seulement devant le
jugement du complexe social dans lequel nous vivons ; elle est responsable
devant Dieu ; et sans aucun effort, sans aucun artifice psychologique, sans
aucune flexion illogique ou faussement sentimentale, celui qui se rend compte
qu’il a commis une infraction contre son propre devoir, qu’il a violé volontairement
les principes de droiture morale, entend au plus profond de soi s’élever le
cri biblique : « Contre toi seul [ô Dieu] j’ai péché et j’ai commis ce qui est
mal à tes yeux » (Ps 50). Rappelez-vous ce même cri du fils prodigue de
l’Evangile : « Père, j’ai péché contre le ciel et contre toi » (Lc 15,
21 et 25).
Ceci est extrêmement
important pour comprendre et pour vivre le christianisme : avoir le sens du
péché. Ce qui comporte une vision limpide de sa propre conscience ; et l’on
pense immédiatement à la
recommandation pédagogique, philosophique, ascétique du « connais-toi toi-même
» : c’est-à-dire à l’utilité de l’examen de conscience, de la recherche de
l’honnêteté intérieure (cf. Mt 15, 11) ; à l’utilité de la sensibilité
morale et spirituelle, nous pourrions dire de la propreté de l’âme (cf. Sainte
Catherine de Gênes ; cf. également Dante « ... ô conscience digne et propre »
dans Purg. III, 8), de l’hygiène de l’Esprit. Il y a des gens qui
craignent que cette réflexion critique au sujet de soi-même soit une cause de
faiblesse et de scrupules, alors que l’effet normal devrait être tout le
contraire, c’est-à-dire la franchise virile, la maturité de son propre
jugement, la sincérité intérieure, l’émancipation de la vie facile de celui
qui écoute plutôt les sollicitations du milieu que l’impératif libérateur de la
conscience (cf. la vie de St. Thomas More).
Une objection peut
s’élever, précisément à propos de la conscience : ne suffit-elle pas à établir
la règle de notre comportement ? Ne détruisent-ils pas la conscience, les
décalogues, les codes, les règlements qui nous sont imposés de l’extérieur, par
les autorités, par les structures sociales ? Problème d’une brûlante
actualité, mais assez délicat. Contentons-nous pour l’instant de répéter
simplement : la conscience subjective est la règle première et immédiate de
notre manière d’agir, mais elle a besoin d’être éclairée, c’est-à-dire de voir
quelle est la règle à suivre spécialement quand l’action ne contient pas en
elle-même l’évidence de ses propres exigences morales ; la conscience a besoin
d’être informée et exercée au sujet de l’option correcte, du choix le meilleur
par le magistère d’une loi publique ou, tout au moins, informée et rendue
consciente au sujet de l’ordre global dans lequel se déroule notre vie ; et,
docile à cette sagesse, c’est la conscience elle-même qui trouvera juste et
obligatoire l’obéissance à l’ordre légitime.
Mais pour l’instant
il suffit de l’accent que nous avons mis sur la nécessité de considérer que
nous sommes responsables de nos actions devant Dieu et de reconnaître, si elles
sont contraires à l’ordre, comme elles le sont hélas trop souvent, qu’elles
constituent des péchés. Et de ces péchés, le fleuve de nouveautés et de grâces
de la célébration du mystère pascal doit heureusement nous purifier et nous
guérir. C’est ce que nous souhaitons à tous, avec notre Bénédiction
Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Il ne nous déplaît
pas de tourner encore une fois nos pensées vers le fait que l’Eglise invite ses
fils à passer les semaines qui précèdent la célébration de la fête ; de Pâques,
le temps du Carême, en adoptant un style de vie particulier, un style austère,
intense, tendu entièrement vers un changement intérieur de soi-même et un
rapprochement religieux à Dieu, au Christ, au mystère de notre salut. C’est le
Carême et nous pouvons le comparer symboliquement au printemps de la nature,
soumise à une culture rigoureuse et parcourue d’une vitalité nouvelle, ornée de
frondaisons fraîches et florissantes, riche de promesses pour la prochaine
saison.
Nous ne pouvons pas
omettre une observation élémentaire et relative à des aspects essentiels de la
vie chrétienne : l’aspect de la sévérité, de l’austérité, et l’aspect de la
joie, de la félicité ; l’un relatif plutôt à l’homme instinctif, naturel, à «
l’homme-animal » comme le définit St. Paul (cf. 1 Co 2, 14) ; l’autre,
au contraire, relatif à l’homme spirituel, déjà exercé à l’école de la foi et
animé par la grâce. Fixons un moment l’attention sur le premier aspect et
tâchons de comprendre avec sincérité notre vocation chrétienne : la vie
chrétienne ne peut ignorer l’obligation d’une discipline ascétique.
Et c’est cette
obligation-là qui nous est surtout rappelée pendant les quarante journées de
préparation à la fête de Pâques. Commençons par rappeler qu’il ne s’agit pas
d’une simple recommandation facultative, mais bien d’une exigence inéluctable :
« Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous » a dit le Christ (Lc 13,
5). Diverses sont les formes, diverse la durée, diverse l’application aux
conditions concrètes de l’existence de chacun ; mais personne n’échappe aux
impératifs d’une norme ascétique, d’une
pédagogie « pénitentielle ». Exposer les raisons de ce caractère désagréable —
au moins en apparence, au moins aux débutants —de la vie chrétienne serait très
facile, mais aussi très long ; et ce serait à présent polémiquer contre ceux
qui font de la conduite permissive, de la vie sans devoirs, sans principes, sans
prohibitions, de la vie facile, spontanée, instinctive, passionnelle, le
programme idéal de l’homme affranchi des traditions moralistes et autoritaires
du passé. Limitons-nous à affirmer que la vie chrétienne est, au contraire,
grave et forte. Elle n’est ni engourdie, ni apathique, ni lâche, ni
hédonistique. Elle trouve son image dans la gymnastique de l’athlète ; lisez
encore Saint Paul : « Ne savez-vous pas que dans les courses du stade, parmi
tous ceux qui courent, un seul remporte le prix ? Courez tous de manière à le
remporter » (1 Co 9, 25 ; cf. 2 Tm 2, 4 ss. ; 4, 7). La vie
chrétienne est une auto-discipline ; elle exige de la maîtrise de soi, elle
exige un effort incessant, comme l’exige un équilibre, un ordre, une milice, un
progrès, une ascension... Même dans le milieu naturel, une discipline de
croissance, de développement, de maîtrise de soi est indispensable ; cela fait
partie des règles fondamentales de notre bien-être.
Nous, les disciples
de l’école évangélique, nous avons un motif nouveau, un motif supérieur qui
nous appelle au devoir ascétique : nous sommes pécheurs, tout au moins en
puissance ; nous devons prévenir ou réparer nos fautes ; nous devons châtier le
désordre existant ou renaissant dans notre être dévasté par le péché originel
ou le péché actuel ; nous avons besoin de quelque châtiment rédempteur.
Et enfin, nous avons
l’obligation et le désir de suivre les traces de notre Maître qui a dit : « Si
quelqu’un veut venir après moi, qu’il se renonce soi-même, qu’il prenne sa
croix, et qu’il me suive » (Mt 16, 24), L’imitation de Jésus-Christ :
quel programme !
Jaillit alors,
spontanément, la demande sur la manière de réaliser un tel programme. Toute
l’éducation morale et spirituelle chrétienne répond à une telle demande,
toujours en faisant l’apologie de la dignité et de la stature de l’homme
véritable et toujours en confirmant la nécessité de la pénitence pédagogique et
expiatrice d’un pareil programme. Et personne ne pourra oublier l’importance
qu’a eue dans ce programme un exercice classique de pénitence : le jeûne.
Celui-ci mériterait qu’on en fasse l’histoire, une histoire qui remonte bien
loin dans les siècles et qui a pour nous son épisode saillant dans les
mystérieux quarante jours et quarante nuits de jeûne du Christ après qu’il eut
reçu le baptême dans le Jourdain des mains de Jean le Précurseur et avant qu’il
ne commence sa prédication du Royaume de Dieu. Et l’histoire du jeûne, dès les
premiers siècles de l’ère chrétienne (cf. Ac 13, 3 ; 14, 22 ; Didaché
1, 4 ; tertullien, De
Paenitentia 9 ; ML 1, 1243-1244 : de Jeiunio, 17 ; ML 2,
978 ; etc.) s’insère dans la pratique de la vie religieuse, devient une coutume
que le peuple observe et, en arrivant jusqu’à nous, s’adoucit au point de disparaître
comme obligation sauf pendant deux jours qui sont, vous le savez, le mercredi
des cendres, première journée du Carême, et le vendredi-saint. Il disparaît en
ce qui concerne les nourritures matérielles, mais il ne disparaît pas en ce
qui regarde les autres pratiques de pénitence, et spécialement la prière et les
œuvres de charité. Nous aimerions que vous puissiez relire notre Constitution
Apostolique Paenitemini de 1966, où ce thème est exposé en tenant
soigneusement compte des conditions actuelles de notre monde.
En ce moment nous nous
limiterons à vous relire une citation de l’ancien et grand Origène ; voici : «
Veux-tu que je te montre encore quel jeûne tu dois pratiquer ? Jeûne,
c’est-à-dire abstiens-toi de tout péché ; ne prends aucun aliment de malice ;
ne te concède aucun banquet de volupté ; ne t’enivre d’aucun vin de luxure.
Jeûne des mauvaises actions ; abstiens-toi de tout discours indigne ; fuis les
pensées malsaines. Ne te concède pas le pain furtif des doctrines perverses. Ne
désire pas les faux aliments idéologiques, qui t’écartent de la vérité. Tel
est le jeûne qui plaît à Dieu » (Hom. 10 in Lev. ; MG 12).
Et tel est le jeûne
spirituel (pneumatique — de « pneuma » — disaient les grecs). Et nous aussi,
nous pouvons le pratiquer ; il doit nous conduire à la célébration de Pâques).
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Nous voulons
aujourd’hui rappeler l’anniversaire d’un fait qui a marqué profondément
l’histoire de l’Eglise, et certainement aussi celle de la civilisation. Il y a
dix ans exactement, un onze avril comme aujourd’hui, notre vénéré Prédécesseur
Jean XXIII adressait à tous les hommes de bonne volonté sa Lettre Encyclique Pacem
in Terris qui fit résonner dans le monde un écho qui ne s’est pas encore tu
et poussa des individus et des collectivités de credo religieux
différents, de races et de cultures diverses, d’ambiance sociale et politique
variée, à de profondes réflexions.
Que personne ne
laisse envahir son esprit par un sentiment d’ennui, en murmurant par devers soi
: encore un discours qui n’apporte rien de neuf ! On ne nous a que trop parlé
déjà de paix, si bien que ce sujet nous laisse à peu près indifférents ; c’est
ainsi qu’on en revient à la mentalité de jadis, une mentalité que nous
souhaitons voir surmontée après les tristes expériences des guerres récentes et
après les désastreux présages de possibles conflits proches ou lointains ; et
il se trouve qu’une attraction quasi invincible nous pousse au contraire à
considérer cette mentalité comme une opinion fatale : ce qui nous attire plus
que la paix, plus que l’ordre, plus que la justice, c’est la force, c’est la
lutte, qu’elle soit en puissance ou en acte ; c’est l’intérêt propre,
individuel ou social, ou national ; c’est, tout au plus, le précaire et souvent
illusoire équilibre des forces, pourvu que la nôtre soit en mesure de prévaloir
sur celle des autres. Cela, oui, c’est l’histoire réelle, c’est la politique
machiavélique, si vous voulez, mais positive. Alors, nous vous le demandons une
fois de plus, faut-il vraiment que l’égoïsme préside au destin des peuples ? Et
la tutelle, légitime et obligatoire du juste bien-être de chacun, ne doit-elle pas cependant être inspirée par
l’amour, modérée par la justice, insérée dans la paix ?
La paix, voilà le
principe d’une nouvelle civilisation, souvenons-nous-en bien ! La paix ne doit
pas être une pause contingente de l’histoire, mais un ferment stable de la
société humaine ; non pas une situation partielle dans un monde orienté désormais
vers l’unité, mais une situation universelle ; non pas une condition pétrifiée
en un état que le développement des choses et des hommes dénonce comme
intolérable, mais dynamique et toujours prête à sauvegarder, par-dessus tout,
la primauté de l’homme, considéré dans le complexe global de son être, de ses
droits, de ses devoirs, des destins supérieurs.
Cette Encyclique a
vigoureusement rappelé chaque homme de bonne volonté à la méditation sur un des
devoirs les plus impérieux de l’individu dans la société contemporaine : celui
de devenir de plus en plus conscient de sa redoutable responsabilité et de son
engagement inéluctable à l’égard de chaque autre individu de collaborer à
l’édification et à la défense de la paix, conformément aux directives tracées
par Notre Prédécesseur : « La paix sur la terre, aspiration profonde des êtres
humains de toutes les époques, ne peut être instaurée et consolidée que dans le
plein respect de l’ordre établi par Dieu... ordre fondé sur la vérité,
construit selon la justice, vivifié et intégré par la charité et mis en acte
dans la liberté » (AAS LV, 1963, pp. 257 et 303).
Pacem in Terris a contribué à développer une mission essentielle
de la vie de l’Eglise, en faisant entendre et en faisant de la paix quelque
chose de véritablement intégré dans sa vie pastorale, et non quelque chose qui
soit uniquement additionnel et réservé à une minorité.
Un nouvel esprit et
une nouvelle sensibilité se sont manifestés à tous les niveaux dans
l’Eglise : dans les communautés chrétiennes, dans les organisations
laïques, particulièrement parmi les jeunes, dans les instituts religieux, dans
le clergé et dans l’épiscopat.
Et de même, parmi
nos frères chrétiens, et parmi ceux qui professent d’autres religions, ou qui
n’en professent aucune, s’est affirmée au cours de ces dernières années une
conscience toujours plus sensible au fait que la paix représente pour le monde
un bien précieux et inaliénable et il s’est manifesté un désir de plus en plus
vif de promouvoir des études, des mouvements et des actions en faveur de la
paix.
Une telle
sollicitude, jointe à une recherche croissante et sincère du dialogue a conduit
à un développement encourageant d’ententes et d’initiatives dans le champ
prometteur de l’œcuménisme.
Il ne nous semble
pas présomptueux de croire que l’Encyclique a contribué efficacement au
développement de cette sensibilité et de ce dialogue, tout comme elle a
certainement favorisé ces ententes et ces initiatives œcuméniques qui font de
la paix un thème obligé et central de la mentalité et par conséquent de la
civilisation de l’homme social moderne.
En ce dixième
anniversaire de Pacem in terris, Monsieur le Cardinal Maurice Roy,
Archevêque de Québec, nous a fait parvenir, en sa qualité de Président de la
Commission Pontificale Iustitia et Pax, une lettre accompagnée d’un
document, dans lequel il présente une analyse, en même temps que des
réflexions, des observations et des idées qui mettent en évidence à quel point
l’Encyclique a contribué à accroître dans les âmes l’aspiration à la paix et la
volonté de la rechercher.
Si, d’une part, nous
nous réjouissons en constatant combien d’échos positifs a eus la voix de Notre
Prédécesseur et comment l’engagement à l’égard de la paix croît dans la
conscience des individus et des collectivités, nous ne pouvons pas, d’autre
part, ne pas noter que la paix est un bien dont le monde a toujours un besoin
extrême, et que cependant les offenses à la paix continuent à se multiplier un
peu partout sous forme d’injustice, de violence et d’oppression.
Durant les années de
notre Pontificat, suivant cette ligne maîtresse de la pédagogie moderne
orientée vers la formation d’un nouvel esprit de co-existence humaine, nous
avons, nous aussi, inlassablement exercé les plus grands efforts pour défendre
la paix, pour convaincre les hommes de la nécessité radicale de la paix, pour
promouvoir une entente croissante parmi les hommes et pour défendre ceux qui
souffrent à cause de situations pseudopacifiques, c’est-à-dire injustes ou
rongées et ruinées par des conflits en action.
Le contenu, toujours
valide, du message de Pacem in Terris nous offre en ce dixième
anniversaire un nouvel encouragement, nous donne une nouvelle impulsion pour
opérer inlassablement en faveur de l’édification de la paix en ce monde. Nous
aimerions augurer que cet effort continue à trouver un écho et à susciter
inspiration, confiance et dévouement chez tous les hommes de bonne volonté, les
rendant tous, individus et communautés, vraiment conscients que « la paix est
possible » — comme il a été dit cette année pour la « Journée de la paix » — et
que « par conséquent, elle est un devoir » !
Pour cette
entreprise si noble, si élevée, qui demande la participation active de tous,
mais en vue de laquelle les forces humaines sont si fragiles, si faibles,
l’aide du Ciel est indispensable. Aujourd’hui notre invocation, reprenant celle
que notre Prédécesseur plaçait il y a dix ans à la fin de son Encyclique,
s’élève vers « celui qui dans sa douloureuse Passion et sa Mort a triomphé du
péché (...) et, dans son Sang, a réconcilié l’humanité avec le Père Céleste » (Pacem
in Terris, AAS, LV, 1963, p. 303) et qui, ainsi, a jeté les bases les plus
solides de la réconciliation des hommes entre eux. Qu’il appartienne donc au
Christ, le Prince de la Paix (Is 9, 6) de porter au monde ce don,
précieux, Lui qui « vint prêcher la paix à vous qui étiez loin et à vous qui
étiez près » (Ep 2, 17).
Ainsi tous, à
l’école du magnifique document qui nous a été donné, à nous, à l’Eglise, à
l’histoire, par le Pape Jean XXIII, essayons d’éduquer nos âmes à la paix
véritable, en pensant, en travaillant, en priant. Avec notre Bénédiction
Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
L’imminence de la
célébration de Pâques nous invite à réfléchir sur la préparation dont l’Eglise
la fait précéder avec un grand déploiement d’exhortations et d’exercices ascétiques.
Le Carême a été un gros effort didactique, spirituel et moral dont le but était
de nous conduire à une conclusion assez importante : importante en soi-même, la
célébration commémorative et, au niveau sacramentel, rénovatrice soit du fait,
soit du mystère de la Rédemption, accomplie par le Christ à travers sa passion,
de sa mort, de sa résurrection ; importante aussi pour nous, pour l’Eglise,
pour le monde en se référant à notre participation, à celle des fidèles et des
hommes au mystère pascal. Le Carême, Pâques ne sont pas simplement un spectacle
auquel il suffirait d’assister passivement, ou bien avec quelqu’intérêt
spirituel, mais sans que notre conscience ou, mieux, que notre âme y soit
impliquées. Chacun de nous, et toute la communauté ecclésiale avons été
instruits, avertis, touchés, pourquoi ? A quelle fin pratique et religieuse ?
Nul ne l’ignore : pour participer au mystère pascal, pour le partager, pour le
renouveler en nous-mêmes ; et pour « faire ses pâques » selon l’expression
habituelle. La participation personnelle, principalement, et communautaire, au
mystère actuel de la Rédemption est le point d’arrivée de la pédagogie
quadragésimale ; et même, si celle-ci avait malheureusement fait défaut, ou
s’était révélée inefficace, il n’en reste pas moins, comme exigence logique de
notre référence au Christ et comme prescription canonique imposée toujours avec
rigueur par l’Eglise, l’obligation de « faire ses pâques ».
Et puis encore, nous
savons tous parfaitement ce que cela veut dire « faire ses pâques ».
Pratiquement cela signifie « s’approcher des Sacrements ». Et cependant cette
humble petite formule recèle une quantité de questions difficiles et
merveilleuses.
Avant tout :
qu’entend-on par « Sacrements » ? Le mot est devenu d’usage courant; le sens en
demeure toutefois assez secret notamment parce qu’il n’est pas univoque; de
même quand il exprime le concept catéchistique qui dans notre langage commun en
fait prévaloir le signe sacro-sanctifiant (St. TH., III, 60, 2) ou mieux, le signe sensible, religieux,
qui a la merveilleuse vertu de signifier, de contenir, de conférer la grâce de
Dieu, nous demeurons plus étonnés qu’instruits ; et nous avons besoin
d’analyser plus profondément, plus attentivement ce que nous affirmons, pour
découvrir dans le Sacrement un signe qui veut nous faire revenir en mémoire la
passion du Christ, démontrer son action salvatrice et la communiquer,
c’est-à-dire démontrer et communiquer sa grâce et annoncer une plénitude de vie
que nous ne pourrons atteindre que dans la gloire de la vie future.
Disons plus
brièvement : un signe mystérieux (en grec, le sacrement s’appelle précisément
mystère) qui par disposition divine signifie sensiblement un fait divin opérant
intérieurement (cf. L. ciappi, De
Sacramentis in communi).
Aussitôt, il nous
faut considérer le sacrement pascal par excellence : le baptême grâce auquel on
naît à la nouvelle existence humano-divine et qui nous initie à la vie
chrétienne. Jadis, le baptême se conférait principalement à Pâques et cette
Fête reflétait, et d’une certaine manière opérait dans le catéchumène,
c’est-à-dire l’homme préparé pour devenir chrétien, la mort et la résurrection
du Seigneur (Rm 6, 4 ; Ga 3, 2). Nous, par la grâce du Seigneur
déjà baptisés, nous devons, lorsque vient Pâques, réfléchir avec grande joie et
profonde émotion sur cet événement, capital pour nous et grâce auquel nous
avons été élevés au rang de fils adoptifs du Père de frères du Christ insérés
dans son corps mystique, l’Eglise, et envahis de l’animation nouvelle de
l’Esprit-Saint. La liturgie nocturne du Samedi-Saint élève une des hymnes les
plus belles, l’Exultet pour rappeler un tel événement qui tous,
individuellement et ecclésialement, nous concerne ; cette hymne prophétique,
faisons-la nôtre.
Mais ce n’est pas
seulement le baptême qui rend précieuse la célébration pascale. Il y a un autre
sacrement qui figure et renouvelle la résurrection des âmes mortes ; et c’est
la Pénitence, la confession : un sacrement qui doit nous être particulièrement
cher. Parce que nous en avons besoin. Parce qu’il nous humilie et puis nous rend bienheureux. Parce qu’il
nous fait rentrer en nous-mêmes (rappelons le fils prodigue de la parabole
évangélique « retourner en soi-même », Lc 15, 17) et remet la conscience
dans la juste perspective avec une clarté dynamique. Parce qu’il nous fait
tirer parti, jusqu’à l’expérience intérieure, de la miséricorde, de la bonté, de
l’amour de Dieu. Parce qu’il nous rend la paix, l’espérance du bien, la dignité
baptésimale. Parce qu’il nous restitue à la communion avec l’Eglise. Parce
qu’il est, en somme, notre Pâque de résurrection. Aussi faire ses pâques veut
dire avant tout bien se confesser, pour s’asseoir ensuite, sans remords
sacrilèges, à la Table du Seigneur, à l’Eucharistie (1 Co 11, 27-28).
Nous devrions, maintenant, consacrer un long discours apologétique au thème de
la confession pascale : la diffusion des pratiques thérapeutiques de la
psychanalyse nous fournirait des arguments faciles ; ces pratiques scrutent et
découvrent tout, mais elles sont privées de l’ineffable vertu du pardon ;
comme aussi la répugnance actuelle du recours à la confession sacramentelle
nous obligerait d’en rappeler la sévère sagesse et la salutaire obligation.
Mais ce n’est pas le lieu pour le faire. Celui-ci nous offre uniquement
l’occasion de rappeler que la métamorphose fascinante, encore du fils prodigue
: surgam et ibo — je me lèverai et j’irai (ibid., 18), n’est rien
moins que simplicité et courage.
A la suite de quoi,
le chemin vers la maison paternelle est tracé, et il est court ; et il mène à
la table du Père, somptueusement, joyeusement garnie ; il conduit à
l’Eucharistie, et si nous nous en sommes approchés dignement nous pouvons dire,
pour notre réconfort personnel et pour l’édification de nos frères : « oui,
j’ai fait mes pâques ! ».
Nous concluons ici
pour donner à ces mots le sens de vœux pour vous tous, Chers Fils et Filles :
Bonnes Pâques !
Chers Fils et
Filles,
Comment allons-nous
accueillir votre visite, chers pèlerins, disons aussi chers touristes venus à
Rome à l’occasion de la fête de Pâques, et par quel salut ? Notre salut sera
l’Alléluia ! Frères et Fils qui nous rendez visite, à vous notre Alléluia !
L’Alléluia est une
acclamation traditionnelle qui remonte à la plus haute antiquité, et nous la
trouvons déjà dans l’ancien Testament (cf. Tb 13, 22) ; elle signifie «
Dieu soit loué ! ». Il est probable que cette acclamation ait eu sa place
également parmi les chants de la cène pascale rituelle des Hébreux ; Jésus
lui-même termina la dernière Cène en disant « Alléluia ! » (cf. Mt 26,
30 ; Mc 14, 26). Cette
exclamation est passée dans la liturgie chrétienne comme une expression de
joie, de sérénité, de force ; elle est réservée spécialement à la période
pascale pour caractériser la joie de célébrer la Résurrection du Seigneur.
Dans ses commentaires des Psaumes, Saint Augustin nous la rappelle en faisant
noter qu’elle n’est pas dépourvue d’un certain enseignement sous-jacent : si
nous devons, en effet, chanter l’Alléluia pendant une période déterminée, il ne
faut pas négliger toutefois de l’avoir chaque jour dans le cœur (Enar. in Ps
106 ; PL 37, 1419).
Ce cri de louange à
Dieu, qui nous sert, à nous, de cri de joie, nous offre un thème digne de
profonde méditation et celle-ci va nous mener aux sources de notre pensée
religieuse, qui nous enseigne que la gloire de Dieu est notre joie, à nous.
Rappelez-vous la merveilleuse exclamation qui se trouve dans l’hymne de la
Sainte Messe, les jours de fêtes, le « Gloria », qui exprime cette si belle
doctrine : «Nous te rendons grâce (ô Dieu !), à cause de ta grande gloire » : gratiam
agimus Tibi, propter magnam gloriam Tuam. Et pourquoi cela ? Comment se
peut-il que la grandeur, infinie et mystérieuse, de Dieu soit en même temps la
source de notre reconnaissance et de notre félicité ? Eh bien, oui ! Parce que
Dieu est tout pour nous. Dieu est la Vie, Dieu est la Puissance, Dieu est la
Vérité, Dieu est la Bonté, Dieu est la Beauté ; oui ! En fin de compte,
Dieu est notre bonheur. Alléluia !
Quelle belle manière
de surpasser toute autre conception mineure de la religion qui, si souvent, est
présentée sous l’aspect d’une chose éloignée de nous, obscure, qui fait peur,
qui est terrible ! Et combien souvent n’avons-nous pas négligé d’étudier, de
pratiquer la religion pour n’avoir pas compris, pour n’avoir pas assez apprécié
le fait que Dieu est notre béatitude, que Dieu est notre félicité ! Et
peut-être aussi n’avons-nous pas compris l’originalité de notre foi qui nous
offre cette perspective : Dieu est grand, parce qu’il est bon ! Dieu mérite
d’être exalté dans son immense transcendance, dans sa transcendance sans
limite, et parce que celle-ci nous est révélée dans son Essence qui est Amour;
Amour en Lui, Amour pour nous. Dieu est la Vie ! Notre Vie, répétons-le !
Pâques nous a permis
de saisir le mystère, par le moyen du Christ mort et ressuscité, non seulement
pour Lui, mais pour nous, créatures vivantes mais mortelles, susceptibles,
toutefois, d’être impliquées par Lui, le Christ, dans la vie nouvelle inaugurée
le matin de Pâques.
Dieu est la joie !
Souvenez-vous de cette nouvelle comme d’une heureuse découverte ! Une
découverte à redécouvrir toujours et dont il faut toujours jouir. C’est là ce
que nous vous souhaitons, et à ce vœu, nous associons nos salutations, notre
cri de Pâques : Alléluia ! (cf. St. augustin,
Confess. 10, 22-23
; PL 32, 793 — cf. l’épisode du lecteur qui, chantant l’Alléluia pascal,
tombe frappé d’une flèche à la gorge ; cf. victor
vitensis, De Persecutione vandalica ; PL 58, 197).
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Aujourd’hui, en cette
fête du travail à laquelle notre vénéré Prédécesseur a voulu attribuer un
caractère religieux, pour sublimer en quelque sorte son caractère
économico-social, il y aurait tant et tant de choses à rappeler au cours de
notre rencontre présente ; pourrions-nous, en effet, oublier le motif dominant
de la fête — c’est-à-dire le travail — et ne pas tenter d’en encadrer l’idée
dans le dessein spirituel et religieux de la vie chrétienne ?
La trop brève durée
de cette conversation familière nous impose de faire une synthèse. Nous allons
donc fixer nos pensées sur un point capital : Honorer le travail.
1. Oui, honorons
d’abord et avant tout le travail, considéré sous son aspect subjectif, comme
une exigence naturelle de l’être humain. L’homme est un être virtuel, implicite,
qui a besoin de développement, de perfectionnement. Il n’est pas possible
d’obtenir automatiquement ce développement, ce perfectionnement, dans la forme
voulue et d’une manière satisfaisante, comme par croissance végétative ; ils
ne peuvent se réaliser que moyennant l’activité de l’homme, une activité
rationnelle, ordonnée, qui mette en mouvement les forces et les facultés
humaines : cet exercice, c’est le travail; c’est l’activité débordante, c’est
l’école, c’est la gymnastique, c’est l’effort soutenu. Sans le travail, l’homme
ne peut rejoindre sa dimension véritable : pour chacun de nous, le travail est
une loi grave et bénéfique. Malheur à l’oisiveté, à la paresse, au gaspillage
de temps, à l’emploi vain et superflu des capacités personnelles. Tout homme a
le devoir d’être un travailleur intelligent et plein de bonne volonté et c’est
précisément cela que nous honorons dans le travail, le devoir, le devoir qui
lui confère sa grandeur, sa noblesse, son mérite. Et dans le travail nous
reconnaissons aussi un programme immanquable, inaliénable de notre vie :
c’est-à-dire le droit au travail (cf. Gn 2, 15 ; Mt 20, 6
; Gaudium et Spes, 33-37).
2. Dans le travail
nous devons aussi reconnaître en toute sincérité ce qu’on pourrait appeler son
aspect « punitif », « pénal ». De fait, le travail n’est pas toujours
agréable. Il existe dans la nature même du travail un élément peu sympathique ;
la peine, l’effort, la fatigue. Et le fait que le travail est un devoir, une
obligation, qu’il est obéissance, qu’il est nécessité nous oblige à nous
souvenir que l’activité humaine porte en elle un châtiment résultant d’une
faute antique, le péché originel, dont nous supportons encore la pénible
hérédité : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » dit Dieu le
Créateur à Adam le pécheur; vous-en souvient-il ? (Gn 3, 17-19). Si bien
que Saint Paul, établissant un principe éternel de déontologie et d’économie
sociale, a pu écrire, de manière claire et formelle, dans une de ses premières
lettres, l’Epître aux Thessaloniciens : « Si quelqu’un refuse de travailler,
il n’a pas le droit de manger » (2 Th 3, 10). Oui, le travail est
pesant, souvent pénible, parfois dangereux. Rendons honneur au travailleur qui
souffre. Honorons le travailleur exténué, souvent humilié, exploité. Et
cherchons à essuyer son visage inondé de sueur, essayons d’alléger son
fardeau, de l’épargner ; apportons-lui notre réconfort, car sa peine est la
marque d’une plus grande dignité humaine et un signe non pas superficiel de
ressemblance avec le Christ souffrant.
3. Honorons aussi le
travail sous son aspect économique. C’est-à-dire comme facteur de domination
sur la nature, de transformation des
choses en biens utiles à l’homme. Le phénomène est universel, il est gigantesque.
Aujourd’hui, l’homme qui pense est venu au secours de l’homme qui s’épuise au
travail ; pour lui, il a inventé, et lui a donné des instruments qui ont le
merveilleux avantage d’alléger
la fatigue physique
presqu’au point de la supprimer, et d’en multiplier, presque de manière
démesurée, l’efficience. C’est le
prodige qui caractérise notre époque, la civilisation
moderne : l’alliance de la science et de la technique qui se traduit en
résultats cyclopéens de l’industrie et en découvertes merveilleuses de notre culture.
C’est là un fait glorieux que nous devons spirituellement reconnaître et
exalter. Désormais, la vie de notre société en dépend : et ensuite, l’œuvre de l’homme resplendit d’un tel éclat que nous
devons honorer en lui cette ressemblance divine que Dieu, en créant l’âme, y a
inscrite. Oui, nous devons exalter et bénir ce phénomène extrêmement complexe,
fécond, puissant, et toujours nouveau, de l’activité organisée,
instrumentalisée de l’industrie et de la technique, non pas comme une apostasie
naturaliste de l’homme qui se fait adorateur de la terre, mais comme un effort
de l’homme qui, grâce à son intelligence, qui est un reflet de la sagesse
céleste, extrait de la terre, les dons qu’y a enfouis la Pensée créatrice
(Voyez la belle pierre murée dans la digue du Tyrsée, en Sar-daigne).
4. Il est beau,
donc, le travail triomphateur qui caractérise notre époque ? Il y a un autre
aspect, et c’est le plus important que nous ayons à considérer dans le travail
: il s’agit de son aspect social. Celui est plus que n’importe quel autre digne
d’être mis à l’honneur, car il concerne la valeur prioritaire relative au travail,
c’est-à-dire l’homme. L’homme travailleur, par antonomase : l’homme qui par le
moyen du développement industriel a multiplié au-delà de toute attente les
membres de la société, les a divisés en classes et, comme nous le savons tous,
qui a fait de la société non pas une grande famille, mais un inévitable champ
de lutte et pour cette raison, il n’y a trop souvent ni concorde, ni paix, ni
amour. Les grandes valeurs du progrès, le pain, la liberté, la joie de vivre
sont devenus un sujet de perpétuelle contestation, parce que le grand torrent
de la richesse qui jaillit du nouveau travail conquérant et producteur est
détourné au profit d’un double égoïsme : celui qui place dans les biens
temporels la principale, sinon la seule fin de l’homme, ou qui, pour mieux
dire, fait de l’homme lui-même sa fin suprême, une erreur idéologique,
matérialiste ; et ensuite l’égoïsme qui établit comme programme constitutif
même de la vie communautaire la lutte radicale, exclusiviste, des diverses
classes entre elles pour s’assurer le monopole de la richesse, une erreur
sociale et économique. Mais de toute manière, cet aspect social du travail
mérite notre considération et notre intérêt ; entre autres parce que nous estimons
qu’un devoir chrétien, à la mesure des besoins, exige dans le monde du travail,
notre engagement de sagesse et de charité, notre témoignage de fraternité et
d’expérience historique et psychologique. Nous croyons que les remèdes aux
tensions sociales actuelles
existent ; et c’est avec espoir que nous voyons s’ouvrir quelques voies de
solutions heureuses, auxquelles, tout particulièrement aujourd’hui, nous
souhaitons le plus complet succès.
5. Et une de ces
voies nous est offerte par le dernier aspect à considérer dans le travail;
l’aspect religieux. Il fut un temps où il constituait la formule personnelle et
collective des habitudes laborieuses humaines : ora et labora ; prie
et travaille. Cette formule a l’avantage de considérer notre activité dans
toute son extension possible, et de lui conférer une dignité, une honnêteté,
une rationalité, une force et une paix, que le travail, qui, de par sa propre
nature, est orienté vers le royaume temporel, ne saurait à lui seul rejoindre,
et qui, illuminé, soutenu, intégré par la prière, peut facilement devenir une
source de joie.
Nous laissons à
votre méditation le soin d’explorer ces vastes régions de la pensée et de
l’expérience ; et au nom du Christ, le divin travailleur, nous vous donnons, à
tous, notre Bénédiction.
Nous voulons
aujourd’hui vous donner une nouvelle que Nous croyons importante pour la vie
spirituelle de l’Eglise. La voici. Après avoir prié et réfléchi, Nous avons
décidé de célébrer en 1975 l’Année Sainte, selon le rythme des vingt-cinq ans
fixé par notre prédécesseur Paul II, par la Bulle Ineffabilis Providentia du
17 avril 1470. L’Année Sainte, que l’on appelle Jubilé dans le langage canonique,
consistait, dans la tradition biblique de l’Ancien Testament, en une année dont
la vie publique était particulière : on s’y abstenait de travail normal, on
reprenait la distribution originelle de la propriété terrienne, on remettait
les dettes en cours et on libérait les esclaves hébreux (cf. Lv 25, 8
ss.). Dans l’histoire de l’Eglise, on le sait, le Jubilé fut institué par
Boniface VIII, mais avec des buts purement spirituels, en 1300 ; et il
consistait en un pèlerinage de pénitence aux tombes des Apôtres Pierre et Paul.
Dante lui-même y participa : il décrit à ce sujet la multitude de gens
qui circulent dans Rome (cf. Inf. 18, 28-33). Puis, au Jubilé de l’an
1500, on ajouta l’ouverture des Portes Saintes des Basiliques à visiter, non
seulement pour faciliter l’entrée des nombreux pénitents, mais aussi pour symboliser
leur accès plus facile à la miséricorde divine grâce à l’acquisition de
l’indulgence jubilaire.
Nous nous sommes
demandé si une telle tradition méritait d’être maintenue à notre époque :
celle-ci diffère tellement des époques passées ; elle est si conditionnée, d’un
côté par le style religieux imprimé par le récent Concile à la vie ecclésiale,
de l’autre par le fait qu’une si grande partie du monde contemporain se
désintéresse pratiquement des expressions rituelles des siècles passés. Mais
Nous nous sommes aussitôt convaincu que la célébration de l’Année Sainte peut
se rattacher de façon cohérente à la ligne spirituelle du Concile lui-même, à
laquelle Nous tenons à donner fidèlement la suite qui convient ; et par
ailleurs, une telle célébration
peut très bien correspondre et contribuer à l’effort inlassable que l’Eglise,
dans son amour, entreprend au regard des besoins moraux de notre époque, en
interprétant ses profondes aspirations, et même en tenant compte de façon légitime
de certaines formes préférées de ses expressions extérieures.
Dans ce multiple
but, il est nécessaire de mettre en évidence la conception essentielle de
l’Année Sainte qui est le renouvellement intérieur de l’homme : de l’homme qui
pense et qui, dans son effort de pensée, a perdu la certitude de la Vérité; de
l’homme qui travaille et qui, dans son travail, a ressenti qu’il était tellement
tourné vers l’extérieur qu’il ne possédait plus suffisamment sa propre vie intérieure
; de l’homme qui jouit et se divertit en utilisant tellement les moyens
excitant chez lui une expérience de plaisir qu’il en ressent bien vite l’ennui
et la désillusion. Il faut refaire l’homme du dedans. Voilà ce que l’Evangile
appelle conversion, pénitence, « metanoia ». C’est un processus de renaissance
à soi-même, simple comme une prise de conscience lucide et courageuse, et
complexe comme un long apprentissage pédagogique et réformateur. C’est un temps
de grâce qui, habituellement, ne s’obtient qu’en courbant la tête. Et Nous
pensons ne pas Nous tromper en découvrant dans l’homme d’aujourd’hui une
profonde insatisfaction, une satiété jointe à une insuffisance, un sentiment
de malheur exaspéré par les fausses recettes de bonheur dont il est intoxiqué,
l’étonnement de ne pas savoir jouir des mille jouissances que la civilisation
lui offre en abondance. Autrement dit, il a besoin d’un renouveau intérieur,
comme le Concile l’a souhaité.
Or c’est précisément
à ce renouveau personnel, intérieur, et aussi, sous certains aspects,
extérieur, que tend l’Année Sainte, cette thérapeutique à la fois facile et
exceptionnelle qui devrait apporter le bien-être spirituel à chaque conscience
et, par contrecoup — au moins dans une certaine mesure —, à la mentalité
sociale. Tel est le thème général de la prochaine Année Sainte, qui se
concrétisera en un thème central plus particulier : la réconciliation.
Le mot «
réconciliation » rappelle le concept opposé de rupture. Quelle rupture
devrons-nous opérer pour atteindre cette réconciliation qui est une condition
du renouveau jubilaire souhaité ? Quelle rupture ? Mais ne suffit-il pas
de présenter ce leitmotiv
de la réconciliation pour
nous apercevoir que notre vie est troublée par trop de ruptures, trop de désaccords,
trop de désordres pour pouvoir jouir des dons de la vie personnelle et collective
conformément à leur fin idéale ? Nous avons besoin avant tout de rétablir des
rapports authentiques, vitaux et heureux avec Dieu, d’être réconciliés, dans
l’humilité et dans l’amour, avec Lui, afin que de cette harmonie première et
essentielle tout l’ensemble de notre expérience exprime une exigence et
acquière une force de réconciliation, dans la charité et la justice, avec les
hommes, auxquels nous reconnaissons aussitôt le titre rénovateur de frères. Et
ainsi de suite : la réconciliation s’opère sur d’autres plans fort vastes et
très réels ; la communauté ecclésiale elle-même, la société, la politique,
l’œcuménisme, la paix... L’Année Sainte, si Dieu nous permet de la célébrer,
devra nous faire comprendre bien des choses à ce sujet.
Limitons-nous pour
le moment à annoncer un point important concernant l’organisation de la
prochaine Année Sainte, laquelle, selon la coutume séculaire, a son foyer
principal à Rome. Elle l’aura encore, mais avec la nouveauté suivante. Les
conditions prescrites pour l’acquisition des fruits spirituels particuliers
seront, cette fois-ci, anticipées et accordées aux Eglises locales, afin que
l’Eglise entière répandue sur la terre puisse commencer tout de suite à
profiter de cette grande occasion de renouveau et de réconciliation, et en
préparer ainsi la phase culminante et la conclusion qui seront célébrées à Rome
en 1975 et qui donneront au pèlerinage classique aux tombeaux des Apôtres,
pour ceux qui peuvent et veulent l’accomplir, sa signification habituelle. Cet
important et salutaire mouvement spirituel et pénitentiel, qui concerne toute
l’Eglise et sera accompagné de la concession d’indulgences spéciales,
commencera à la prochaine fête de la Pentecôte, le 10 juin. Jusqu’à maintenant,
l’extension de l’Année Sainte avait lieu après les célébrations romaines ;
cette fois-ci, au contraire, elle les précédera. Tous pourront comprendre que
cette innovation manifeste l’intention d’honorer, en une communion plus
évidente et efficiente, les Eglises locales, membres vivants de l’Eglise du
Christ, unique et universelle.
Cela, suffit pour le
moment. Mais, si Dieu le veut, Nous aurons beaucoup d’autres choses à dire à
ce sujet. Que notre Bénédiction Apostolique vous accompagne.
Chers Fils et
Filles,
La semaine dernière,
nous avons annoncé à nos visiteurs que l’Année Sainte serait célébrée en 1975,
mais que, dès la prochaine fête de Pentecôte, c’est-à-dire dès le 10 juin
prochain, elle serait ouverte dans les Eglises locales et, par conséquent, dans
les différents diocèses, et donc dans chaque paroisse et dans toutes les
communautés religieuses, afin que les fidèles du monde entier aient le temps et
l’occasion de participer à ce grandiose exercice de renouvellement religieux
avant même sa célébration à Rome au cours de l’année convenue; les fidèles
pourront ainsi obtenir les bénéfices spirituels du Jubilé, même s’ils n’ont pas
l’heureuse faculté de se rendre en pèlerinage près des tombeaux des Apôtres en
la Ville Eternelle.
L’annonce du Jubilé
a soulevé un grand écho dans le monde, comme celui d’un événement qui, à cause
de son extension, intéresse de diverses manières la terre tout entière ; elle
a eu, comme c’est normal, une grande résonance dans l’Eglise Catholique, comme
celle d’un événement qui la concerne dans chacun de ses membres, qui renouvelle
à son égard les vibrations spirituelles des années et des siècles de son
histoire passée, qui lui ramène le flot rénovateur du dernier Concile et qui
lui offre motif et force pour son éternelle discussion évangélisatrice avec la
société humaine, une société qui, de nos jours, est aux prises avec des
transformations assez mouvementées et profondes.
Ce premier accueil
fait au son des trompettes jubilaires (le mot même « jubilé » se réfère aux
trompettes qui sonnaient chez les anciens Hébreux pour leur annoncer la
septième année, l’année sabbatique, ainsi que le début de l’année
cinquantième), nous fait un immense plaisir et nous donne de grands espoirs
quant aux conclusions positives de cette initiative ecclésiale périodique. Au
milieu de tant d’autres, nous devons distinguer, comme hautement significative
et autorisée, la voix du Cardinal Marty, Archevêque de Paris qui, en son nom
personnel et au nom de tous les Evêques de France, accueille avec joie notre
décision, la fait proprement sienne, et ce, d’autant plus volontiers qu’elle
coïncide admirablement avec ses propres sollicitudes pastorales. Et c’est de
tout cœur également que nous remercions la Conférence Episcopale Italienne qui,
avec son adhésion riche de ferveur et de promesse, a fait immédiatement écho à
notre invitation.
Ceci, nous vous le
confions à vous, très chers Frères et Fils, et bien chers Visiteurs, et en même
temps qu’à vous à tous ceux qui recevront la nouvelle de nos commentaires au
sujet de l’annonce que nous avons donnée de la prochaine Année Sainte, pour
vous exhorter tous à accorder à une telle annonce l’importance qui lui est
due. Il est vraiment nécessaire de la prendre au sérieux. Elle ne concerne pas
un moment fugitif de notre course dans le temps ; elle conditionne
l’orientation de la vie moderne au cours des dernières années du XX° siècle ;
elle ne se réfère pas à un aspect particulier de notre attitude mentale, ou
morale, mais elle envahit notre façon de vivre et de penser tout entière.
En d’autres termes,
il s’agit d’un examen complet de notre mentalité au sujet de deux réalités principales
: au sujet de la religion que nous professons et au sujet du monde dans lequel
nous vivons. Religion et monde ; foi et expérience profane ; conception
chrétienne de la vie et conception privée de lumière, de principes, de devoirs
et d’espérances transcendantes à l’égard de notre démarche dans le temps qui
conduit inexorablement à la mort temporelle.
Le moment est venu
de mesurer notre adhésion au Christ dans le conflit qu’elle subit quand on
accepte les formes de pensées qui font abstraction de son Evangile et de son
salut. L’heure est venue d’un examen de conscience total à propos des valeurs
suprêmes et des valeurs secondaires ; l’heure est venue de faire un choix, non
seulement pratique et de simple soumission, mais surtout un choix réfléchi et
qui nous engage quant à l’orientation générale que nous voulons donner à notre
existence : une vie chrétienne ou non ? Une vie qui, en fin de compte, ait
vraiment le sens de vie humaine, de caractère humain, ou non ? Nous pourrons
multiplier ces interrogations, et proposer tant d’autres alternatives ; disons
mieux : tant d’autres antithèses comme, par exemple : voulons-nous être
d’authentiques disciples du Christ, ou nous contenter simplement d’être
répertoriés dans la liste des gens baptisés, n’être que des pharisiens mis sous
accusation par les principes et les obligations que nous prétendons professer
nous-mêmes ? Voulons-nous faire de Dieu et du Christ le centre qui conditionne
et harmonise notre vie, avec son drame de la rédemption et avec son inéluctable
félicité présente et future, ou voulons-nous installer en nous-mêmes, dans
notre égoïsme absorbant et fallacieux, le pivot de tous nos mouvements ?
Voulons-nous nous développer dans l’amour solidaire à l’égard de nos frères,
proches ou lointains, ou voulons-nous restreindre le cercle de notre vision sociale
aux dimensions de notre minuscule intérêt, nous murant dans un amer égoïsme,
individuel ou collectif, et, de ce fait, armé de haine et plein d’esprit de
lutte, incapable du véritable amour ? Et ainsi de suite...
Nous désirons que
cette formule de l’Année Sainte constitue le bilan général de nos idées, de
notre manière de concevoir nos devoirs, supérieurs et nos véritables intérêts,
et qu’elle nous aide à faire la synthèse de notre foi, antique et vivante et
nécessaire, avec le programme impérieux de la vie moderne, non pas tellement
dans le compromis servile, mais bien plutôt dans l’intelligente harmonie
chrétienne, qui exige, certes, certains renoncements et certaines austérités,
mais qui est féconde en sincère humanité, en authentique bonheur.
C’est, en somme, la
philosophie de la vie qui se trouve en jeu, celle qui reconnaît, avec Bergson,
que plus s’étend le développement scientifique, technique, économique et
social, plus l’homme a besoin d’un « supplément spirituel », afin de ne pas
finir par être victime de ses propres conquêtes.
C’est la théologie
de la vie, telle que le Concile l’a définie, et qui, à dix années de sa
conclusion, interroge notre fidélité à ses paroles de rénovation ; et notre
capacité à replacer notre conscience personnelle et notre co-existence sociale
sur le plan de la justice et de la paix.
Et maintenant,
remercions le Seigneur qui souffle sur le monde, sur l’Eglise, sur nos âmes
ces pensées majestueuses, et nous Le prions afin qu’elles soient, pour vous,
pour tous, selon son Esprit, illuminantes et vivifiantes.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Une fois encore,
nous vous prions de bien vouloir considérer l’annonce que nous avons faite à
l’Eglise et au monde de la prochaine célébration de l’Année Sainte, comme une
voix inspirée par l’Esprit-Saint, selon la promesse de Jésus-Christ aux Apôtres
dans sa prophétie après la Dernière Cène : « Quand Il sera venu, l’Esprit de
vérité vous enseignera toute la vérité... Il me glorifiera, car il prend ce qui
est à moi pour vous le faire connaître » (Jn 16, 13-14) ; et de bien
vouloir la considérer comme l’ouverture d’une période nouvelle de la vie
religieuse et spirituelle dans le monde, non pas comme s’il ne s’agissait que
d’un événement qui prend place parmi tous les autres, si nombreux, de notre
histoire — un événement presque isolé — mais comme un début, comme un germe
prometteur de vie, une conséquence du Concile destinée à caractériser une
rénovation intérieure et morale dans la conscience des hommes ; et encore, de
la considérer comme une grande occasion favorable, « un moment propice, un jour
de salut » (cf. 2 Co 6, 2) ; de considérer aussi que c’est pour nous un
privilège béni, si nous savons l’accueillir comme il se doit : ce serait par
contre, une grave responsabilité si par stupide distraction ou opposition
maligne nous laissions passer ce privilège.
Il faut que tous
nous nous mettions sous le vent du souffle mystérieux que nous pouvons
toutefois, maintenant, identifier : c’est le souffle de l’Esprit-Saint. Il
n’est pas dépourvu de signification, le fait que c’est précisément le jour de
la Pentecôte que l’Année Sainte hisse ses voiles dans les diverses Eglises
locales, afin qu’une nouvelle navigation, nous voulons dire, un nouveau
mouvement, véritablement « pneumatique », c’est-à-dire charismatique, emporte
vers une seule direction et dans une émulation concordante, l’humanité croyante
pour les nouvelles étapes de l’histoire chrétienne, vers son port
eschatologique.
Nous n’ignorons pas
que le moment psychologique et sociologique de notre monde n’est pas le
meilleur pour cette audacieuse aventure. Des tempêtes, des écueils, des
oppositions formidables se dressent contre notre navigation sereine et sûre.
Nous sentons siffler à nos oreilles les rafales de vents contraires violents,
envahissants. Il n’est pas nécessaire d’en faire la description ; elle est
devenue un fait d’expérience commune aujourd’hui, cette irréligiosité qui s’est
emparée de si nombreuses nations, de si nombreuses écoles de la pensée,
imprégnant tant de phénomènes sociaux de l’homme moderne. Dieu n’est plus à la
mode. Notre vision de la réalité demeure éblouie devant la splendeur et
l’intérêt de la science ; et son application pratique donne, certes, des
résultats stupéfiants, mais elle écrase la vie sous des richesses incalculables
et très disputées, au point que les hommes se heurtent dans une lutte sans fin,
dans un désir violent de libération ; il n’y a plus la tranquillité d’esprit
qui permet de comparer notre expérience aux principes établis et supérieurs, sub
specie aeternitatis, et tout se réduit aux dimensions du temps,
c’est-à-dire de la relativité contingente et changeante de notre histoire, qui,
comme le Saturne mythique dévore ses fils. Dans cette situation, don cosmique
de la terre et de l’homme comme « royaume de Dieu » en devenir (adveniat
regnum tuum) rencontre cent terribles difficultés que l’homme religieux
expérimente non comme des stimulants à son ascension — ce qu’ils sont en
réalité —mais comme des obstacles qui semblent insurmontables.
Pour se rencontrer
avec ce monde agité et hostile, l’homme d’Eglise, le « fidèle », aurait besoin,
au moins, d’idées claires et sûres, c’est-à-dire d’une rationalité naturelle
authentique et opérante, d’une pensée philosophique, d’un sens commun capable
de vérités de bases et de règles d’actions véritablement logiques et normales,
dont il ne se sent plus maître aujourd’hui, drogué comme il l’est par des
doutes de tous genres que seules les études scientifiques d’une part et les
raisonnements instinctifs du bon sens, empirique et utilitaire, d’autre part,
réussissent à calmer.
Nous devons
souhaiter que la force de la raison soit rétablie dans sa totale intégrité ;
ceci est un des grands besoins de la culture véritablement humaniste. Mais
qu’il nous suffise en ce moment d’en exprimer le souhait. Disons plutôt, en
vue du but qui nous intéresse, qu’il existe une autre source de connaissance,
en dehors de la source purement rationnelle, trop faible et trop vulnérable
pour résoudre tous les problèmes de l’existence humaine ; une autre source, non
pas pour mortifier, mais pour fortifier la pensée rationnelle, source
extrinsèque quant à son origine, intrinsèque quant à son opération ; et c’est
l’Esprit-Saint ; c’est « la foi qui opère au moyen de la charité » (Ga 5,
6 ; Ph 2, 13 ; 1 Co 12, 11). De cette infusion de la
capacité de comprendre la Vérité, dans son expression surnaturelle et vitale,
propre de l’économie chrétienne (cf. Jn 1, 4-5), de cette illumination
intérieure, héritage des humbles et des simples (cf. Mt 11, 25-26), de
ce don des sept rayons de l’Esprit-Saint, nous avons vraiment besoin pour affronter
la grande expérience de l’Année Sainte, si nous voulons qu’elle soit vrai
renouvellement et réconciliation. Souvenons-nous-en.
Il n’est personne
qui ignore encore comme le Concile a rempli les pages de ses sublimes et très
actuels enseignements de mentions continuelles du Saint Esprit. On en a compté
258. Faisons nôtre l’exhortation du Concile et inscrivons, en préface de notre
Année Sainte, l’invocation si souvent répétée et toujours neuve : « Viens, ô
Esprit Saint, ô Esprit Créateur; viens, ô Esprit Consolateur ! » ; Nous ne
l’aurons pas invoqué en vain (cf. Lc 11, 13). Avec notre Bénédiction
Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Bientôt l’Année
Sainte, vous le savez déjà. Elle commence dans les Eglises locales dès la
prochaine fête de Pentecôte. Il faut qu’elle soit une période de renouvellement
spirituel et moral et elle doit trouver son expression caractéristique dans la
réconciliation, c’est-à-dire dans une reconstitution de l’ordre dont le Christ
est le principe : ordre dans les âmes au plus profond des consciences, ordre
dans lés relations de tout homme avec Dieu, ordre de tous les rapports humains
dans l’harmonie des sentiments communautaires, dans la justice, dans la
concorde, dans la charité, dans la paix. L’Année Sainte devrait être une sorte
de moment prophétique, de réveil messianique, de maturation chrétienne de la
civilisation, qui eut parfois son intuition idéale dans la poésie dû monde,
fut-elle même profane. Comment disait, par exemple l’antique et célèbre
vaticination de Virgile ? — vous, les jeunes, frais émoulus des écoles, vous
devez vous en souvenir : — magnus ab integro saeculorum nascitur ordo (Bucoliques,
IV) ; ce fut un éclair lyrique, le sien ; le nôtre devrait être un de ces
efforts conscients et collectifs qui laissent, dans l’Eglise et dans le monde,
une marque de progrès chrétien, un enrichissement humain imprégné de l’Esprit
vivifiant du règne de Dieu.
Ne serait-ce là
qu’un rêve ? Non, c’est un idéal, assurément, mais un idéal qui ne doit pas
être stérile, sans fondement. Ce n’est évidemment pas facile ; et pour nous,
hommes de peu de foi, c’est une prétention qui dépasse nos forces. Renouveler
les énergies spirituelles et morales de l’Eglise et, en conséquence ou en
concomitance, celles de notre société, est une aspiration courageuse qui, ne
serait-ce que cela, nous fait toucher du doigt la nécessité d’un secours
supérieur, extrinsèque, mais qui est proche de nous, qui nous est accessible ;
un secours compatissant, affectueux, qui se trouve déjà inséré dans un plan
général de bonté et de miséricorde ; un plan qui doit certainement exister s’il
est vrai, comme il est vrai, que l’humanité est appelée librement, mais
certainement, à un destin de salut. Quel secours ? Quelle peut bien être l’aide
qui nous rend capables d’oser, d’espérer la conquête des objectifs de l’Année
Sainte ? Qui peut nous faire obtenir l’issue prodigieuse que, conformément aux
exigences logiques du Concile, nous nous sommes proposée ?
La Vierge, Fils
bien-aimés, la Très-Sainte Vierge Marie, la Mère du Christ Notre Sauveur, la
Mère de l’Eglise, notre humble et glorieuse Reine.
Maintenant s’ouvre
devant nous un vaste panorama théologique, propre à la doctrine catholique,
dans lequel nous voyons comment le dessein divin de notre salut, offert au
monde par l’unique Médiateur, efficace par sa vertu propre, entre Dieu et les
hommes, c’est-à-dire donc par Jésus-Christ (cf. 1 Tm 2, 5 ; He 12,
24), se réalise avec la coopération humaine, merveilleusement associée à
l’œuvre divine (cf. H. de lubac, Médit,
sur l’Eglise, pp. 241 et ss.). Et quelle est la coopération humaine qui,
dans l’histoire de nos destins chrétiens, a été choisie d’abord, pour sa
fonction, pour sa dignité, pour son efficacité, non pas purement instrumentale
et physique, mais comme facteur prédestiné et cependant libre, parfaitement
docile, si ce n’est la collaboration de Marie ? (cf. Lumen Gentium, 56).
Ici, le discours sur
la Vierge Marie pourrait se prolonger à l’infini. Pour nous, en ce moment,
après nous être solidement accrochés à la doctrine qui la place au centre du
plan rédempteur comme aide première et, en un certain sens indispensable, aux
côtés du Christ notre Sauveur, il sera bien suffisant de rappeler et d’affirmer
combien la réussite rénovatrice de l’Année Sainte dépendra de l’aide
superlative de la Vierge. Nous avons besoin de son assistance, de son
intercession. Nous devons inscrire au programme un culte tout particulier
envers la Vierge Marie, si nous voulons que l’événement historico-spirituel
auquel nous nous préparons, atteigne ses véritables objectifs.
Nous nous
contenterons en ce moment de condenser en une double recommandation
l’importance de ce culte mariai, en qui nous plaçons tant de nos espoirs. La
première recommandation est
capitale : nous devons apprendre à mieux connaître la Sainte Vierge comme
modèle authentique et idéal de l’humanité sauvée. Etudions-la, cette créature
merveilleusement limpide, cette Eve sans péché, cette fille de Dieu, en
laquelle la pensée créatrice, primitive, intacte de Dieu, se reflète dans son
innocente et admirable perfection. Marie est la beauté humaine, non seulement
esthétique, mais essentielle, ontologique, dans sa synthèse avec l’Amour divin,
avec la bonté et avec l’humilité, avec la spiritualité et avec la divination
du « Magnificat ». Elle est la Vierge, elle est la Mère dans l’acception la
plus pure, la plus authentique du terme. Elle est la Femme revêtue du soleil
(cf. Ap 12, 1), à la vue de laquelle nous devons baisser les yeux, nos
yeux qui si souvent sont offensés, sont aveuglés par les images profanes et
profanatrices de l’ambiance païenne et licencieuse dans laquelle nous nous
trouvons plongés, images qui nous encerclent et souvent nous assaillent. La
Vierge Marie est le « type » sublime non seulement de la créature sauvée par
les mérites du Christ, mais aussi le « type » de l’humanité pèlerine dans la
foi. Elle est la figure de l’Eglise, comme la définit Saint Ambroise (cf. Lc
2, 7 ; PL 15, 1555) ; et Saint Augustin la présente aux
Catéchumènes comme figuram in se sanctae Ecclesiae demonstrat (de
Symb., 1 ; PL 40, 661). Si nous tenons les regards fixés sur Marie,
Vierge bénie, nous pourrons recréer en nous la ligne et la structure de
l’Eglise renouvelée.
Et la seconde
recommandation n’est pas moins importante : nous devrions avoir confiance dans
le recours à l’intercession de la Vierge. Nous devrions la prier, l’invoquer.
Elle est admirable en soi, Elle est aimable pour nous. Comme dans l’Evangile
(cf. Jn 2, 3 et ss.) Elle intervient auprès de son divin Fils,
et, de Lui, Elle obtient des miracles que le déroulement normal des choses ne
nous permettrait pas de concevoir et d’admettre. Elle est bonne, Elle est
puissante. Elle connaît les besoins et les douleurs humaines. Nous devons
rafraîchir notre dévotion envers la Sainte Vierge (cf. Lumen Gentium, 67),
si nous voulons recevoir l’Esprit-Saint et devenir de sincères disciples du
Christ Jésus. Que Sa foi (Lc 1, 45) nous conduise dans la réalité de
l’Evangile et qu’Elle nous aide à bien célébrer l’Année Sainte qui se prépare.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Comme vous le savez,
dimanche prochain 10 juin, nous célébrerons la fête de la Pentecôte qui commémore
et tend à renouveler la descente du Saint-Esprit, animateur, sanctificateur,
unificateur de l’Eglise, corps mystique du Christ. Et comme vous le savez
également, cette solennité toute proche marquera le commencement dans les
Eglises locales, c’est-à-dire dans les communautés ecclésiales présidées
chacune par son propre Evêque, cet événement religieux, ou mieux : ce mouvement
spirituel que nous appelons « Année Sainte », et qui sera ensuite proprement
célébré au début du troisième quart de notre siècle, soit donc en 1975. Vous en
entendrez encore parler, souvent, et partout; disposez- vous à le comprendre, à
le vivre ; et précisément dans ses objectifs généraux, qui sont ceux d’un
renouvellement de la vie chrétienne, un objectif qui est vivement réclamé et
qui doit être possible dans le profond et tumultueux processus de métamorphose
de notre époque, et d’une réconciliation des âmes et des choses à laquelle nous
devons tendre, pensons-nous, si nous voulons recomposer en nous et en dehors de
nous cet ordre supérieur, ce « royaume de Dieu », dont dépendent les destinées
présentes et futures de l’humanité. Renouvellement et réconciliation : il nous
semble, à nous, que ce doivent être, celles-là, les conséquences logiques et
générales, dans l’histoire de l’Eglise et de l’humanité, dérivant du Concile,
tel un fleuve de salut et de civilisation découlant de la source qui l’a
engendré.
Pourquoi un tel
événement prend-il son élan de la Pentecôte ? Parce que, non pas seulement
cette merveilleuse fête, que nous pourrions définir comme la commémoration de
la naissance historique de l’Eglise, offre une occasion inspiratrice, propice,
mais surtout parce que nous espérons, nous supplions que le Saint-Esprit, dont
nous fêtons à la Pentecôte la sensible et mystérieuse mission, veuille être
l’Artisan principal des bénéfices que nous attendons de l’Année Sainte. Ceci
sera également un des thèmes les plus importants et les plus féconds de la
spiritualité propre de l’Année Sainte : à la Christologie et à l’Ecclésiologie
du Concile doivent succéder une étude nouvelle et un culte nouveau dédiés au
Saint-Esprit, précisément comme immanquable complément de l’enseignement
conciliaire. Nous espérons que le Seigneur nous aidera à être disciples et
maîtres de cette école successive qui est sienne : en quittant la scène visible
de ce monde, Jésus nous a laissé deux facteurs pour que s’accomplisse son œuvre
salvatrice ici-bas : ses Apôtres et son Esprit (voir congar, Esquisses du mystère de l’Eglise, p. 129 et
ss.).
Nous ne voulons pas
pénétrer en ce moment dans ce magnifique domaine théologique. En vue des
objectifs élémentaires de ce bref sermon, il nous suffira d’observer, avant
tout, que dans l’économie ordinaire du dessein divin, l’action de l’Esprit s’accomplit
dans nos âmes en plein respect de notre liberté, ou mieux, dans le jeu même de
notre correspondance, ne fut-ce que comme condition de l’action divine en nous.
Il faut au moins que nous ouvrions la fenêtre au souffle et à la lumière de
l’Esprit.
Disons quelques mots
au sujet de cette ouverture, c’est-à-dire de cette disponibilité de notre part
à l’égard de la mystérieuse action de l’Esprit. Demandons-nous quel doit être
notre état d’âme psychologique et moral pour qu’elle soit apte à recevoir ce dulcis
Hospes animae ? Les états psychologiques et moraux de l’âme qui la
rendent apte à recevoir cet Hôte sont si nombreux qu’ils pourraient fournir la
matière d’interminables traités de vie spirituelle, ascétique et mystique. En
ce moment nous les réduirons à deux seuls états, ne serait-ce que pour des
raisons de simplification mnémonique, et nous les ferons correspondre aux
champs préférés de l’action du Paraclet, c’est-à-dire de l’Esprit Saint qui se
fait notre aide, notre consolateur, notre avocat.
Le premier champ est
« le cœur » de l’homme. Il est vrai que l’action de la grâce peut faire
abstraction de la correspondance subjective de celui qui l’a reçoit (par
exemple un enfant, un infirmé, un mourant), mais, normalement, la conscience
de l’homme doit se trouver à un stade conscient, au moins tout de suite après
avoir reçu l’impulsion de l’action surnaturelle de la grâce. L’Esprit Saint a
sa cellule préférée dans l’être humain, le cœur (cf. Rm 5, 5). Ce que
signifie le mot « cœur » dans le langage biblique serait trop long à
développer. Contentons-nous pour l’instant de qualifier le cœur comme centre
intime, libre, profond, personnel de notre vie intérieure. Celui qui n’a pas de
vie intérieure propre, manque de la capacité ordinaire de recevoir le
Saint-Esprit, d’écouter sa voix ténue et douce, de subir son inspiration, de
bénéficier de ses charismes. Le diagnostic de l’Homme moderne nous porte à le
considérer comme un être extraverti, qui vit assez en dehors de soi et rarement
en soi, comme un instrument plus sensible au langage des sens, moins à celui de
la pensée, à celui de la conscience. La conclusion pratique nous stimule
immédiatement à faire l’apologie du silence, non pas du silence inconscient,
oiseux et aphone, mais de ce silence qui impose de se taire aux rumeurs et aux
clameurs de l’extérieur, ce silence qui sait écouter, écouter, oui, en
profondeur, les voix sincères de la conscience et percevoir celles qui
naissent dans le recueillement de la prière, et celles ineffables de la
contemplation.
C’est là, le premier
champ d’action du Saint-Esprit. Il est bon que nous nous en souvenions !
Et l’autre, quel
est-il ? L’autre est la « communion », c’est-à-dire la société des frères unis
par la foi et par l’amour en un unique organisme divino-humain, le Corps
mystique du Christ. C’est l’Eglise. Et l’adhésion à ce Corps mystique, animé
précisément par l’Esprit-Saint qui a son Cénacle de Pentecôte dans la
communauté des fidèles, hiérarchiquement unis, assemblés au nom et sous
l’autorité des Apôtres, si bien que nous devrons réfléchir sur certaines de nos
recherches sur l’Esprit, lesquelles préfèrent s’isoler pour éviter tant le
ministère directeur de l’Eglise que la reddition impersonnelle de frères
inconnus, et nous rendre compte si elles sont engagées sur la bonne voie. Une
communion égoïste qui naîtrait de la fuite de la vraie communion, de la
charité ecclésiale, quel Esprit pourrait-elle rencontrer ? Quelles expériences,
quels charismes pourraient combler le vide de l’unité, suprême rencontre avec
Dieu ?
Et voilà alors que
le programme de l’Année Sainte, inauguré le jour de la fête de l’Esprit-Saint,
nous place à l’instant même sur la bonne voie : celle de la vie intérieure où,
Lui, le Don de l’Amour, habite et veille, et où il forme et sanctifie notre
personnalité individuelle ; et celle de la société des « saints », c’est-à-dire
de l’Eglise des fidèles, construite pour être le temple de l’Esprit, où le
salut est en fête constante et pour tous.
Que notre
Bénédiction Apostolique vous dirige sur le bon chemin, chers Fils et Frères et
vous accompagne !
Chers Fils et
Filles,
Cette annonce du
début anticipé des célébrations jubilaires qui auront leur point culminant en
1975, cette annonce, dont vous aurez tous écouté certainement la voix qui a
résonné dans tous les Diocèses, c’est-à-dire dans les Eglises locales, secoue
en quelque sorte notre conscience dans sa sensibilité religieuse et morale et
l’interroge, lui posant une question qui revient sans cesse sur les lèvres de
l’Eglise : « comment va ta vie spirituelle ? » ; en somme, cette annonce
pénètre au plus intime de notre personnalité, l’obligeant à faire un acte de
réflexion, un examen de conscience à propos de quelques-unes de ses expressions
que, bon gré mal gré, nous jugeons tous fondamentales, précisément dans la
définition de notre personnalité même; c’est-à-dire que nous nous sentons
obligés de répondre à nous-mêmes à des demandes comme celles-ci : moi, suis-je
quelqu’un qui croit vraiment à la religion ? Je la professe, je la pratique,
mais comment ? Est-ce que j’établis un rapport entre l’adhésion à mon credo religieux
et l’orientation idéale et pratique de ma vie ? Si nous comprenons bien cette
introspection critique, alors un des objectifs de l’Année Sainte est déjà
atteint : celle-ci se présente à nous, avant tout, comme un de ces moyens
pédagogiques dont l’Eglise se sert pour s’éduquer, pour se guider elle-même ;
une secousse — ou si l’on veut « un choc » comme on le dit aujourd’hui — grâce
à laquelle elle tend vers un but réputé important et digne d’un intérêt tout
particulier.
Il en est ainsi.
Arrêtons-nous pour l’instant au premier but qui fait indiscutablement partie
des intentions de l’Eglise promotrice de l’Année Sainte : le but religieux.
Nous pourrions
soulever une objection; la voici : est-il nécessaire de secouer le monde
catholique, et, au moins de manière indirecte, le monde profane, avec le thème
religieux ? L’effort normal et continu de l’Eglise en faveur de la religion
n’est-il pas déjà en acte ? Ce qu’a fait le Concile n’est-il pas suffisant pour
réaffirmer le droit de la religion d’être présente dans le monde contemporain ?
Et chaque jour, chaque dimanche, à chaque fête, l’Eglise ne nous exhorte-t-elle
pas à célébrer quelque mystère religieux ? Et alors, que veut-on de plus ?
Il n’est pas
difficile de répondre. La Religion est, de par son essence même, une chose
telle, qu’on ne peut jamais dire « ça suffit » à sa compréhension, à sa
profession, à sa découverte ; elle met l’homme en contact avec de telles
richesses de vérité et de vie qu’elle peut, oui, étancher toute notre soif,
mais non l’éteindre : fons vincit sitientem ; au contraire, elle
ne peut que la stimuler en vue d’autres conquêtes. Il peut se faire en outre —
et c’est le point qui nous intéresse le plus en ce moment — que notre attitude
à l’égard des biens spirituels ne soit pas constante ; nous sommes instables,
nous sommes fragiles. Et c’est ce phénomène de décadence de la vie religieuse
—toujours possible de la part des hommes — qui, historiquement, requiert de
temps à autre des interventions nouvelles, mieux adaptées, plus efficaces afin
que la fidélité humaine ne se tarisse pas. L’histoire de la vie religieuse est
pleine de ces malheureuses vicissitudes, comme elle est d’ailleurs pleine de
vigoureuses renaissances et de généreuses reprises. Or, nous sommes tous, plus
ou moins, au courant du formidable, du systématique assaut que la religion, et
en premier lieu la nôtre en tant que socialement structurée et organiquement
précise dans sa doctrine et dans ses rites, subit de nos jours, à une époque au
cours de laquelle on tend à faire coïncider la sécularisation de la société
avec son progrès et à engendrer un humanisme radicalement athée. En un certain
sens, qui ne se réduit pas, malheureusement, à des manifestations négligeables
ou marginales, la mentalité des nouvelles générations laïques est à reprendre
dès le début, au seuil même de la vie religieuse. Le ministère de la Foi doit
recommencer depuis l’initiation élémentaire aux premières expressions religieuses.
Presqu’à titre
d’exemple, nous voudrions proposer une première question : savons nous
prier ? Avec cette demande agressive, nous ne mettons pas en doute la
validité, l’efficacité, le succès de la réforme liturgique (dont nous parlerons
en d’autres occasions) ; nous entendons plus exactement demander si l’homme
d’aujourd’hui, disciple de notre civilisation « des consommations » —
comme on l’appelle à présent — une civilisation engagée entièrement dans la
recherche et dans la jouissance des biens temporels et envahie complètement de
l’orgueilleuse conviction de pouvoir tout résoudre, d’elle-même, sans aucun recours
à Dieu ou à n’importe quelle concession transcendante du monde sensible et
rationaliste, si cet homme donc est encore capable de tirer du fond de son cœur
quelque sincère, même informe mais vif et personnel, colloque avec Dieu.
Il serait
intéressant que, à la lumière de l’Année Sainte, naisse sur les lèvres de
l’homme contemporain la demande si franche que les disciples du Christ
adressèrent un jour au Maître : « Seigneur, apprenez-nous à prier » (Lc 11,
1). C’est-à-dire qu’il serait souhaitable de faire renaître chez les gens le
sens, la conception, le besoin de la religion ; et en même temps l’espérance,
la certitude et — disons mieux — l’expérience de parler au Dieu de l’univers ;
et en même temps, aussi, la surprise de pouvoir lui adresser le nom, le titre
le plus authentique de sa bonté et de notre dignité : le titre de Père.
Un résultat semblable
serait une sorte de révision de toutes nos déviations et aberrations ; il
serait la renaissance de l’amour et de l’espérance dans le monde ; ce serait
retrouver la raison d’appeler « Mère », l’Eglise (cf. S. cyprien, De Unitate Ecclesiae, VI
; PL 4, 519) ; ce serait l’insertion nouvelle du salut dans la
conscience et dans l’histoire du monde. Notre Père ! Ainsi soit-il ! Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Parlons encore de
l’Année Sainte qui, dans les Eglises locales, a fait ses premiers pas lors de
la récente célébration de la Pentecôte. Et nous en reparlerons encore, parce
que, dans cette formule « Année Sainte », nous aimerions voir non seulement le
couronnement, mais surtout le développement d’un moment historique dans la vie
spirituelle de l’Eglise, et pas seulement un événement, mais un mouvement
religieux. Cette conception nous paraît, en premier lieu, conforme aux
intentions motrices de cette célébration: rénovatrices, avons-nous dit, et
réconciliatrices ; conçue, donc, pour imprimer un renouveau permanent et
général dans la conscience religieuse et morale de notre époque, aussi bien,
si possible, au dedans qu’en dehors de l’Eglise catholique ; en second lieu,
cette vision de l’Année Sainte respecte, à notre avis, le grand dessein du
Concile dans la réalité de l’idée et de la coutume, et elle évite à ses
salutaires enseignements de passer aux archives comme des voix du passé au lieu
d’opérer comme il se doit, magistralement, dans l’existence vécue de la
présente et de la future génération ; elle doit être une école qui devient vie.
Et en troisième lieu, nous voulons donner importance et extension à cette
extraordinaire expression religieuse, que nous appelons Année Sainte, parce que
les conditions historiques et sociales de notre époque sont tellement graves et
accablantes au point de vue de notre foi et, par conséquent de la logique de
son existence, qu’il nous semble s’imposer dès les premiers moments que le «
mouvement » — répétons-le — de l’Année Sainte soit soutenu par une attitude
grave, incisive, forte : ou l’Année Sainte s’affirme comme un effort général,
sérieux et conforme, et en conséquence, authentiquement rénovateur, ou, au contraire,
elle s’éteint tout de suite et s’épuise comme un effort stérile, peut-être bon et méritoire, mais, au point de vue
pratique, éphémère et inefficace.
Il y a lieu
maintenant de relever quelques remarques préalables, dont il est bon de tenir
compte dès ce moment. Voici : il se pourrait que chez certaines personnes
surgisse le doute, ou plus exactement la crainte, que l’Année Sainte puisse
gêner tant d’autres mouvements spirituels et pastoraux qui ont des programmes,
ou déjà parfaitement mis au point grâce à une longue et paisible expérience, ou
déjà approuvés par les Autorités de l’Eglise ou reconnus comme libres et
légitimes expressions de la vitalité du Peuple de Dieu. Nous répondons qu’il
n’en est pas ainsi ; l’Année Sainte ne doit nullement suspendre, étouffer ou
troubler la variété et la richesse des manifestations authentiques déjà en acte
dans le monde ecclésial ; il est plus exactement dans les visées de l’Année
Sainte d’y introduire de nouvelles énergies et, tout au plus, si c’est
possible, de les relier, d’une manière ou de l’autre, à son propre programme
général, ce qui demande, en ce cas, l’acceptation d’une nouvelle et profonde
inspiration, plutôt qu’une adhésion déterminée et concrète à des encadrements
particuliers limitatifs.
Il se pourrait
également que, chez tel ou tel, se fasse jour l’opinion qu’on veuille célébrer
l’Année Sainte dans un style de triomphalisme, à son de trompettes, avec de
bouleversantes manifestations extérieures, donnant à l’aspect extérieur qui en
découle une importance supérieure à d’autres aspects de la vie religieuse et
catholique auxquels il y a cependant lieu d’accorder, de manière impérative,
une importance certainement supérieure. Sur ce point de vue, qui. pourrait, au
fond, constituer une sérieuse objection élevée contre l’Année Sainte, nous
désirons inviter les gens consciencieux à une double réflexion. Et voici : oui,
il est possible, et Dieu le veuille, que l’Année Sainte ait l’adhésion du
Peuple, l’affluence des foules, l’apparence spectaculaire des multitudes ;
elle vise à être un fait ecclésial, universel ; elle tend à réfléchir à
certains moments le caractère de catholicité de la vocation à l’Evangile ;
c’est de l’humanité, dans toute son extension, que nous faisons l’objet de
notre invitation et de notre intérêt ; ensuite et surtout en cette occasion,
nous voulons donner au cœur de l’Eglise les dimensions du monde ! Devrions-nous
alors protester si le phénomène assume des formes et des proportions
quantitatives aux mesures insolites ? Ne serait-ce pas peut-être, que le
mystère de l’unité de l’Eglise se manifeste toujours dans la multiplicité de
ses richesses, étendues et univoques ? Nous tous, nous en jouirons, si le
Seigneur nous accorde la grâce de voir ainsi élargis les « espaces de la
charité » (voir saint augustin, Sermon
69 ; PL 38, 440-441).
En second lieu,
toutefois, et disons-le tout de suite, ce résultat spectaculaire, et peut-être
touristique, n’est pas à vrai dire le but de l’Année Sainte ; si une intention
de communion universelle ne peut pas ne pas figurer parmi les objectifs d’une
affirmation qui regarde l’Eglise toute entière dans ses propriétés essentielles
d’unité et de catholicité, ceci n’a toutefois aucune priorité ni comme effet
dans le temps ni même comme valeur en soi, parce que cela suppose et impose la
poursuite d’un autre but antécédent ; la conversion des cœurs, le
renouvellement intérieur des âmes, l’adhésion personnelle de la conscience.
D’abord l’homme, individuel et conscient ; puis la foule. Nous voudrions qu’à
cette première finalité de l’Année Sainte soit accordée la plus grande
importance. Nous devons viser avant tout à un renouvellement intérieur, à une
conversion des sentiments personnels, à une libération des mimétismes
conventionnels, à un renouvellement de notre mentalité, accompagné d’une
imploration pour nos manquements envers Dieu et envers la société des hommes,
nos frères, et à l’égard de la conception même que chacun doit avoir de soi,
comme fils de Dieu, comme chrétien, comme membre de l’Eglise. C’est une
nouvelle philosophie de la vie, si l’on peut dire, qui doit se former en
chaque membre du corps mystique du Christ; chacun de nous est invité à
rectifier sa manière de penser, de sentir, d’opérer, en se référant au modèle
idéal de disciple du Christ, tout en restant citoyen loyal et actif de la
société civile contemporaine.
Cette grande
conception de l’Année Sainte : donner à la vie chrétienne une expression
authentique, cohérente, intérieure, pleine, capable de « renouveler la face de
la terre », dans l’Esprit du Christ, doit être bien présente dans nos pensées,
avec une conséquence immédiate très importante : l’accomplissement de ce
dessein doit commencer tout de suite et se poursuivre dans la conscience
personnelle de chacun de nous. Nous voudrions que cet aspect personnel et
intérieur de la grande entreprise spirituelle, à présent commencée, soit mis en
tête de tous les programmes. Chacun de nous doit se sentir mis en cause pour
appliquer sur soi-même, en soi-même, le renouvellement religieux,
psychologique, moral, opératif auquel l’Année Sainte veut aboutir.
Avec cette première
conséquence pratique : chacun de nous doit faire son inventaire et procéder à
un examen introspectif de la ligne directrice de sa propre existence,
c’est-à-dire donc un examen au sujet du choix libre et responsable de sa propre
vocation, de sa propre mission, de sa propre définition, comme homme et comme
chrétien. Un examen d’importance capitale !
Et deuxième
conséquence, bien plus facile, mais infiniment plus insistante : il faut
retrouver la pratique du bien, de l’honnêteté, de la recherche de ce qu’il y a
de mieux dans les petites choses, c’est-à-dire dans la chaîne de nos actions
ordinaires, là où nos défauts s’insinuent à chaque moment, et parfois de manière
fatale ; et là où, au contraire, la droiture dans la manière d’agir peut être
facilement rendue plus parfaite, en se rappelant l’enseignement du Seigneur : «
Qui est fidèle dans les moindres choses, l’est aussi dans les grandes » (Lc 16,
10). De toute façon, commençons tout de suite, tous et chacun de nous: avec
notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Renouvellement est
un mot vraiment privilégié. L’Année Sainte, elle aussi, s’en est emparée.
Chacun le répète et on s’en sert dans tous les domaines. Il s’applique aux
lois, aux mœurs, aux manières de parler et de vivre ; à la culture, à l’art,
aux structures sociales, à la manière de concevoir la vie, aux rapports internationaux
; il s’applique également aux habitudes mineures, à la mode, à la manière de
parler, d’écrire, etc. Tout doit être nouveau, tout doit être renouvelé.
C’est, vous le
voyez, une loi de la vie. La vie est une nouveauté continuelle : la
respiration, les battements du cœur, la course du temps, la succession des
jours et des saisons, les périodes de la vie, les événements, l’histoire, tout
est transformation, tout est mouvement. Ce qui est passé nous parle de la
fugacité de nos expériences ; ce qui est présent ne nous satisfait jamais entièrement
: nous sommes toujours tendus vers des choses que nous désirons, que nous
espérons, auxquelles nous nous attendons dans le futur. Dès l’instant où nous
avons pris conscience des limites de notre jouissance des biens temporels et
des merveilleuses conquêtes dont l’homme moderne a été capable, l’idée de
progresser est devenue obsédante ; tout doit changer, tout doit faire des
progrès. L’évolution semble être la loi qui libère.
Il doit y avoir
beaucoup de vrai et de bon dans cette mentalité parce que, dans le domaine
moral et religieux, existe aussi la tension vers un développement ultérieur,
vers une ascension continuelle, vers une plénitude actuellement déficiente et
qu’il faut désirer de toutes ses forces, une tension qui pousse sans relâche à
chercher une perfection croissante ; il suffit de rappeler les paroles de Notre
Seigneur qui nous propose comme modèle de perfection Dieu lui-même. « Soyez
parfaits, a dit Jésus, comme votre Père céleste est parfait... » (Mt 5,
48). L’homme est donc un être implicite, susceptible de progrès toujours
nouveaux et même extraordinaires ; c’est un être qui n’est prisonnier d’aucune
limite définitive et qui, au contraire, est poussé à dilater progressivement sa
personnalité spirituelle : « Croissons en celui qui est la tête, le Christ » (Ep
4, 15). Et alors la nouveauté est norme, est style, est histoire pour
l’économie du salut : « Si quelqu’un est dans le Christ, dit encore Saint
Paul, il y est en tant que créature nouvelle. Tout ce qui était ancien est
passé, tout est devenu nouveau » (1 Co 5, 17). Cette conception du
nouveau dans le sentiment chrétien retourne continuellement à l’école de la
parole de Dieu (cf. Is 43, 19 ; Ap 21, 5 ; etc.). Et c’est ainsi
que, lorsque nous entendons l’annonce du renouvellement que l’Année Sainte doit
nous porter, nous n’entendons pas une leçon nouvelle et originale mais plutôt
le rappel, répété, incessant, à un principe fondamental de la vie chrétienne.
En attendant,
faisons une première observation : comme elle est vraie, comme elle est belle,
notre religion qui nous veut toujours renouvelables et renouvelés ! Quelle
fraîcheur, quelle vivacité, quelle jeunesse d’esprit nous sont enseignées et,
mieux encore, insufflées à son école ! Nous ne serions pas des chrétiens
fidèles, si nous n’étions des chrétiens en voie de perpétuel renouvellement !
La leçon sur le renouvellement de la vie chrétienne est une leçon qui revient
sans cesse ; nous l’entendrons encore tant et tant de fois, principalement à
l’occasion toute proche de l’Année Sainte. Faisons en sorte qu’elle ne nous
soit pas inutile, mais que plutôt elle rajeunisse en nous le sens du devoir de
donner à notre manière de vivre la foi chrétienne, une expression nouvelle,
authentique, adaptée au caractère tragique de notre époque.
Mais il importe de
faire une deuxième observation. Soyons attentifs à ne pas tomber dans une
périlleuse équivoque. Renouvellement peut signifier de nombreuses choses. Il
peut signifier, par exemple, répudiation de valeurs auxquelles on ne peut pas
renoncer, c’est-à-dire détachement de biens, de vérités, de devoirs dont nous
ne pouvons pas, dont nous ne devons pas nous écarter sous prétexte de
rénovation. Renouvellement peut signifier, certes, changement, conversion,
metanoia ; c’est bien. Mais les changements ne sont pas nécessairement tous
bons, tous utiles. L’homme possède un patrimoine, la vie, et il ne peut pas en
abdiquer. Le chrétien possède une fortune, la foi, et il ne peut pas en faire
fi. D’une manière générale, tout homme, même s’il est pauvre et malheureux, est
héritier d’une tradition dont certains principes, certaines valeurs ont un
grand prix, ne serait-ce que pour lui permettre de prétendre à juste titre que
ses droits d’homme soient reconnus et ses besoins légitimes satisfaits. Le renouvellement
dont nous avons parlé ne pourrait pas s’obtenir avec la perte des seuls titres
qui le rendent possible, mais bien, au contraire, il s’acquiert grâce à la
défense tenace de ces titres eux-mêmes et à la sage découverte des énergies
qu’ils recèlent. Dans ce sens-là, on ne saurait être progressiste sans être
conservateur.
C’est pourquoi nous
ne devons pas confondre le renouvellement avec la soumission superficielle et
servile au relativisme des idées qui triomphent à certains moments de
l’histoire. La mode, qui peut mériter un respect approprié si on la considère
sous l’aspect esthétique et contingent de la culture ambiante (cf. Lc 7,
32), n’est certainement pas, si on l’élève à la fonction de critère de
notre manière de penser et de-vivre, un maître plein de sagesse et de
compétence ou un interprète éclairé des signes des temps. En réalité la mode ne
libère pas ; elle engendre plutôt la vanité et les désillusions.
Où devons-nous
chercher alors le critère qui orientera le renouvellement que nous sommes en
train de chercher ? Nous ne vous donnerons pour l’instant qu’une réponse
incomplète, mais qui est valable tout spécialement, pour nous autres qui sommes
chrétiens ; nous la trouvons dans la fonction véhiculaire de la tradition
authentique ; le critère d’orientation du renouvellement — (c’est un paradoxe,
toutefois chargé de vérité) — sera celui de remonter aux sources, de rechercher
dans l’Evangile, dans l’histoire du Peuple de Dieu et des Saints, dans le
magistère de l’Eglise les bonnes formules de la nouveauté régénératrice ; Dans
cette recherche, qui est moins rétrospective qu’introspective de la vérité
divine et humaine, nous trouverons la clé pour ouvrir les voies nouvelles vers
ce royaume de Dieu qui peut aussi, dès maintenant, avoir, dans le temps, sa
lumineuse épiphanie.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles
Nous avons parlé de
l’Année Sainte comme d’une période de renouvellement. Nous devons, et nous devrons
encore en reparler, parce que ce mot de « renouvellement » peut se comprendre
de multiples façons et s’appliquer à de nombreuses choses. Tous, nous sommes
convaincus que notre civilisation porte en soi de tels ferments, de telles
impulsions, de telles inquiétudes et de telles aspirations que son
renouvellement profond, et même peut-être révolutionnaire comme le pensent
certains, s’accomplit spontanément ; il suffit de se laisser conduire,
ajoutent les clients de l’opinion publique, il surfit de se fier à la loi
universelle du progrès : elle transformera le vieil aspect du monde et lui en
fera assumer un nouveau sans que nous ayons besoin de nous affairer, de prendre
des airs de précurseurs de programmes novateurs ou de prophètes aux rêveries
invraisemblables. C’est vrai ! Nous, toutefois, nous nous posons deux
questions, devant cette perspective transformatrice : l’homme, que
deviendra-t-il dans cette métamorphose générale ? Que de phénomènes, préconisés
le siècle dernier comme idylliques, et qui ont eu par la suite des
répercussions malheureuses dans les domaines social, moral, sanitaire au cours
de notre siècle ! C’est une question que nous laisserons provisoirement de côté
pour la reprendre, le cas échéant, en d’autres circonstances. Pour l’instant il
nous surfit de l’énoncer. Mais la deuxième question nous touche de plus près:
qu’en sera-t-il de la religion, de notre religion chrétienne, quand ce
cataclysme novateur aura changé toute chose, idées, institutions, mœurs ?
A cette deuxième
question, nombreux sont ceux qui ont une réponse toute prête, une réponse
catastrophique : la religion, comme cela se passe déjà dans des pays
privés de liberté, sera liquidée, un peu par oppression autoritaire, et ensuite
par dépérissement endogène : la religion, soutient-on, est un phénomène
marginal, non nécessaire, non scientifique ; elle s’éteindra, et le monde
poursuivra sa route triomphale, délivré de ses entraves superstitieuses et
antiprogressistes.
Et voici alors,
confrontée avec une telle hypothèse négative, l’affirmation franche et positive
de l’Année Sainte : notre religion, disons mieux; notre vie religieuse sera
rénovée. L’importance d’une telle finalité ne saurait échapper à personne, que
ce soit dans le diagnostic intérieur de notre manière habituelle de considérer
et de pratiquer notre foi, ou bien en prévision d’un témoignage extérieur de
conscience et de force avec le milieu nouveau, que l’humanité arrivera à
formuler pour sa future existence. Voilà donc une prise de position, la nôtre,
qui va bien au-delà des vicissitudes du calendrier. A l’heure actuelle, elle
manifeste sa plénitude en faisant exploser — si l’on peut s’exprimer ainsi — la
charge de doctrines et de préceptes qui nous a été laissée par le récent
Concile ; et elle prévoit en toute lucidité l’heure du siècle nouveau, pour
lequel nous augurons non pas une archaïque et laborieuse survivance de religion
catholique, mais une vigoureuse et bienheureuse floraison de christianisme
authentique, contenu, certes, dans son cadre spirituel propre, mais guide et
animateur de l’homme modelé par palingénésie des temps nouveaux.
De grandes idées,
comme vous le voyez ; elles devront être réétudiées avec une gravité d’analyse
proportionnée à l’amplitude des thèmes qu’elles nous soumettent, et avec la
sagesse de synthèse que suggèrent les conditions historiques.
Mettons en sécurité,
en attendant, et pour notre propre compte, quelques prémisses qui doivent nous
aider à préciser le concept de renouvellement, celui vers lequel dès maintenant
nous tournons nos pensées et nos pas.
Avant tout, comme
nous l’avons déjà précisé d’autres fois, ce n’est pas n’importe quelle
transformation qui a pour nous une valeur de renouvellement. La mentalité
moderne est encline, au contraire, à croire que changer, veut dire innover;
innover, nous l’entendons dans le sens de rénover, de renouveler, et plus exactement,
d’améliorer. Un grand nombre des intolérances de l’homme d’aujourd’hui
s’exprime de cette manière, en ce sens ; changer signifie pour lui améliorer,
libérer, progresser. Cet état d’âme, actuellement si diffusé, et qui, est à la
base de tant de bouleversements culturels et sociaux, mériterait, lui aussi,
une étude approfondie ; et elle serait d’une grande amplitude. Nous, nous nous
limiterons au domaine ecclésial pour noter l’audace et la superficialité avec
laquelle tant de personnes lancent des idées d’innovations périlleuses et
souvent inadmissibles non seulement dans les structures secondaires de
l’Eglise, mais tout autant dans ses structures constitutionnelles ; elles
partent d’une conception arbitraire de l’Eglise de l’avenir, et font le plus
souvent abstraction des exigences de son patrimoine doctrinal, avec le résultat
facile d’engendrer, non pas un renouvellement, mais un discrédit de la norme
traditionnelle de l’Eglise, et de justifier l’hypothèse d’un nouveau et
arbitraire dessein de l’Eglise, qui ne serait plus celle qui, issue du Christ,
est parvenue jusqu’à nous. L’Eglise ne pourra jamais trouver son renouvellement
dans des formules particulières et illusoires de transformisme philosophique et
structurel, mais dans la féconde et originale découverte intérieure et
traditionnelle de ses principes et de ses expériences historiques de fidélité
et de sainteté.
C’est pourquoi, il
nous semble que nous devons dès à présent tendre les bras pour inviter et
accueillir ces groupes d’esprits fervents qui s’imaginent inventer un
renouvellement religieux tout personnel en s’isolant de la communauté
ecclésiale et parfois aussi de sa communion, et en couvrant leur propre
détachement aberrant de l’étiquette d’un pluralisme catholique gratuit, même
si cette étiquette est malheureusement étrangère à sa souche naturelle :
l’Eglise, l’Eglise véritable. Jeunes gens ! (parce que c’est ainsi que vous
êtes) : jeûnes gens ! venez ! il y a de nombreuses places pour vous dans la
maison du Père (cf. Jn 14, 2) ; et il y a place pour tous ceux qui
veulent demeurer fidèles !
Et que devrions-nous
dire de ceux qui pensent au renouvellement de l’Eglise moyennant un facile
conformisme à l’égard des idéologies culturelles, sociales ou politiques du
monde profane et parfois radicalement hostile à la pensée chrétienne !
Limitons-nous pour
l’instant à indiquer les voies maîtresses du renouvellement spirituel et moral
auquel aspire l’Année Sainte. Première voie ; le Seigneur dit : « Je suis la
Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6). Le contact réel, religieux,
doctrinal et sacramentel avec le Christ tient la première place pour réanimer
notre vie chrétienne, avec la grâce du Saint-Esprit (cf. Jn 3, 5). Cela,
on le sait : ne l’oublions donc pas ! La réforme liturgique réformatrice nous
ouvre ce sentier central ; et la profondeur religieuse personnelle, à laquelle
celui-ci nous conduit, nous assure que le renouvellement sera fécond, facile et
authentique. Une autre piste ; c’est le sens, ou mieux, la passion de la vérité
dans la composition intérieure et dans la profession extérieure de notre foi :
sans orthodoxie, sans lumière de Parole de Dieu, sans l’appui du charisme du
magistère de l’Eglise, ce n’est pas un renouvellement que nous aurions, mais
un égarement dans les impasses des doutes renaissants, des hypothèses
personnelles, des tortures intérieures.
Une troisième piste
: la découverte du « toujours nouveau » dans la pratique de la religion, parce
que vraie, parce qu’intarissable, parce que mystérieuse, parce qu’articulée
sur les capacités de l’homme. Il serait, ici également, trop long d’expliquer,
le comment et le pourquoi.
Et puis encore une
autre voie ; l’actualité de l’Eglise et de sa conception unitaire et
universelle des destinées humaines et de sa propre expérience constitutionnelle
déjà en vigueur. Mais arrêtons-nous ici.
Nous nous sentirions
plutôt heureux, si nous avons réussi à vous suggérer quelqu’idée, quelque
désir, quelque ferveur pour le renouvellement vers lequel l’Eglise nous guide
et nous entraîne.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Nous inviterons une
fois de plus l’Eglise à réfléchir sur l’Année Sainte, vers laquelle notre
marche a déjà commencé. Et une fois encore nous allons nous interroger sur la
disposition fondamentale de notre esprit. Nous répétons : de notre esprit religieux.
Parce que c’est de cela qu’il s’agit. Il s’agit de mettre notre religion à
l’épreuve, de vérifier le caractère sérieux de notre foi, de préciser
l’influence effective qu’a notre profession chrétienne sur notre vie. Il
s’agit d’une marche sur notre vie. Il s’agit d’une marche de la foi. Il s’agit
de mesurer la consistance de notre qualification catholique dans le contexte
envahissant et accablant de la vie moderne. Il s’agit de vérifier, d’un esprit
conscient et réfléchi, notre adhésion à la religion, au Christ, à l’Eglise,
après l’infusion doctrinale et spirituelle reçue du Concile et après
l’agression de sécularisme qui s’est abattue sur notre génération: sommes-nous
encore chrétiens ? Notre vocation chrétienne a-t-elle toujours un rôle
déterminant dans notre vie ? Sommes-nous des gens qui survivent dans une
tradition ecclésiale fatiguée et fragmentaire ? Ou celle-ci reprend-elle,
recommence-t-elle à verdoyer, précisément dans le climat contemporain, d’une
nouvelle, d’une impétueuse, d’une incoercible vitalité ? Disons tout en quelques
mots : l’Année Sainte doit être pour nous un moment typique de notre réalisme
religieux.
Quand notre pensée
arrive à cette conclusion, dans notre mémoire surgissent, nous ne savons par
quelle association d’idées, les Paroles, tellement simples et tellement
irrésistibles, de Jésus dans l’Evangile, quand il appelle les disciples à sa
suite : « Venez, suivez-moi » (Mt 4, 19) et Pierre en particulier : «
Toi, suis-moi » (Jn 21, 19 et 22) ; et quand il appelle tous les
malheureux de cette terre : « Venez à moi, vous tous qui peinez et portez un
fardeau accablant » (Mt 11,
28). La vocation du Christ résonne au fond de l’esprit avec sa douceur et avec
sa véhémence, justement au moment de la confrontation entre notre position de
fait, peut-être statique et paresseuse, et l’océan mystérieux et séduisant du
monde contemporain; elle résonne comme une alternative, en même temps libre et
impérieuse, entre l’Evangile et la culture « babélienne » mise à notre portée,
c’est-à-dire entre le Christ et le monde ; choisis, viens ! Et à la première
oscillation de l’esprit imposée par l’option vitale, voilà que jaillit dans la
conscience une étrange formule résolutive et paradoxale ; il ne s’agit pas, à
vrai dire, d’une option exclusive mais d’un choix coordonné ; viens à moi, invite
le Christ, non pour abandonner et disqualifier le monde, mais pour donner au
monde sa vraie valeur en reconnaissant sa splendeur, certes, mais en
considérant aussi ce qu’il a en soi d’équivoque et de subordonné et, en fin de
compte, de décevant ; viens à moi, nous dit le Christ, pour servir et pour sauver
le monde, pour l’aimer comme moi, le Christ, je l’ai aimé, donnant ma vie pour
son salut.
Cela signifie que si
nous faisons de l’Année Sainte une expérience de la plénitude de la vie
chrétienne mise en confrontation avec la vie moderne, le dilemme devient
formidable et enthousiasmant, comme une compétition superlativement sportive :
« ... c’est ainsi que vous devez courir tous, conseille Saint Paul, de manière
à remporter la victoire (1 Co 9, 24). Il s’agit de prendre la chose au
sérieux, d’être réalistes dans notre profession de foi catholique. Nous sommes
donc entraînés vers des positions qui, à notre avis, peuvent intéresser deux
catégories de personnes de notre époque. La première de ces catégories, on le
comprend, est celle de ces personnes qui, pour tel ou tel motif, ont déjà
choisi le Christ comme Maître de vie, qu’il s’agisse des simples fidèles ou de
ceux qui, d’une manière plus étroite, se sont engagés à son école et à sa suite
; ces fidèles se rendent compte que désormais le lien avec le Christ ne peut
plus être purement formel et lâche, mais qu’il doit être réel et bien tendu ;
c’est-à-dire que l’on ne peut pas être seulement chrétien de nom, ou religieux,
ou prêtre : il faut l’être de fait, dans la réalité intérieure de l’âme, dans
le style extérieur de la vie. Une nécessité de cohérence nous oblige de sortir
de la médiocrité, de la tiédeur, de la superficialité, du double jeu de
l’adhérence positive à l’Evangile, à
laquelle nous nous sommes engagés, et l’abandon permissif à l’hédonisme interne
et externe, aujourd’hui si facile et qui nous fait trahir la Croix. Une vie
religieuse molle, privée d’énergie ascétique et de ferveur spirituelle n’a plus
aucun sens aujourd’hui et n’offre plus aucun moyen pour se soutenir et pour
persévérer dans la fécondité de la richesse spirituelle et du témoignage apostolique;
une triste expérience le démontre. Cohérence : voilà le renouvellement que
l’Année Sainte doit susciter chez les baptisés et chez les consacrés.
L’autre catégorie de
personnes pour lesquelles le réalisme catholique de l’Année Sainte peut avoir
de l’intérêt, est celle des jeunes. Ce sont eux surtout, les jeunes, eux les
premiers, qui nous ont parlé d’authenticité. L’exigence d’authenticité idéale
et morale qu’ils démontrent, a eu, au cours de ces dernières années, une
explosion tellement négative de contestations et de rébellions contre une
société envahie de tant d’hypocrisie et d’un scepticisme logique et éthique
tellement aberrant qu’il ne pouvait pas manquer que s’accroissent la souffrance
et la confusion dans le cœur des jeunes d’où elle est partie et dans lequel
aujourd’hui semble germer une nouvelle spiritualité ; positive, celle-ci, au
moins dans ses aspirations instinctives. Où est l’amitié ? Où est le silence ?
Où se trouve l’expression libre et lyrique d’une poésie qui est prière ? Où, le
lieu pour le service à autrui ? Où, la récupération de la maîtrise de soi et
du sacrifice à un idéal plus grand que soi ? Vraiment, n’est-il pas en train de
se reformer, dans la nouvelle génération des jeunes, une attitude positive à
l’égard de la vérité, de la justice, de l’amour ; à l’égard de la prière et de
la foi ; à l’égard de la recherche innocente d’une Eglise humble et bonne, capable
de rendre sens et valeur à la vie et de planifier une paix virile et
laborieuse, depuis les confins de l’univers ?
Nous ressentons ces
nouvelles pulsations de l’âme des jeunes : nous les écoutons avec respect et
avec satisfaction ; et nous avons confiance; la sincérité rénovatrice qui est
la clé du grand concert spirituel de l’Année Sainte, saura exercer sur elle
également son charme mystérieux et véritable.
Avec notre cordiale
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
L’ancien catéchisme
commençait par une demande étrange, qui semblait superflue, comme une lampe
allumée sous l’éclat du soleil : « Etes-vous chrétien ? », et la réponse
paraissait très facile, absolument évidente : « Oui, je suis chrétien, par la
grâce de Dieu ». Cette première réplique de la doctrine religieuse avait
toutefois deux mérites dialectiques qui la rendent, encore pour nous, actuelle
et pleine de sagesse ; le mérite d’être présentée sous forme de dialogue ; et
le dialogue conserve aujourd’hui sa pleine valeur dans le discours religieux ;
et le mérite également de rendre conscient ce que l’habitude prive facilement
de son caractère originel et important, et fait sembler tout à fait évident ;
et cette intention de mettre intérieurement en évidence le fait d’être chrétien
prend aujourd’hui une signification nouvelle, sous une allure presque
polémique, celle d’une confrontation avec le monde environnant qui n’est pas
chrétien, ou qui, tout au moins, ne se présente pas comme tel. Nous nous trouvons
devant la question si discutée de nos jours, de 1’« identité » du chrétien qui
assaille sa conscience sur tous les plans ; en fin de compte, le chrétien,
qu’est-il ? Et le catholique, qu’est-il en comparaison de celui qui ne l’est
pas ? Et le prêtre, qu’est-il ? Et le Religieux ? Et le laïc ? Ces questions-là
et d’autres semblables attendent une double réponse ; l’une puisée dans les
profondeurs de notre propre conscience intime, que nous ne pouvons pas
explorer si nous faisons abstraction d’une réalité que nous supposons, pour
l’instant, indiscutable, la réalité religieuse, le fait d’appartenir à notre
religion catholique ; l’autre réponse, au contraire, doit être une conséquence
du fait extrinsèque, mais dominant, de l’appartenance à notre époque, à la
coexistence sociale formée, imposée, transformée par les mœurs d’aujourd’hui,
par la mentalité actuelle, par la mode du moment historique socio-culturel présent.
Et la définition que chacun donne actuellement de soi-même oscille plus que
jamais entre les deux réponses ; je suis fils de l’Eglise, c’est-à-dire fils adoptif de Dieu le Père, par le
Christ, en l’Esprit-Saint ; mais je suis aussi, et je me sens également fils
de mon époque. Certes, les deux réponses sont complémentaires et il ne sera pas
difficile par conséquent, de les fondre en une unique conscience chrétienne
moderne; mais tandis que la seconde réponse s’impose d’elle-même, la première
doit être le terme d’une réflexion, d’une découverte, d’un premier acte de foi
au sujet de notre sort, et cela, du fait que nous sommes chrétiens.
C’est la première
réponse qui, en ce moment, nous intéresse sous de multiples aspects.
Que signifie
exactement : être chrétien ?
Nous voudrions que
chacun de nous en revienne avec son génie critique à cette obsédante question
de notre syllabaire religieux.
A de nombreuses
reprises, nous sommes exhortés par la catéchèse apostolique à accomplir cet
examen introspectif; nous découvrons aussitôt que notre personnalité est
l’objet d’une antécédante et ineffable pensée divine ; Dieu « nous a élu en Lui
(le Christ) dès avant la création du monde » (Ep 1, 4) ; une vocation
intentionnelle au dessein divin du salut domine donc notre destin (cf. Rm 8,
30 ; Col 3, 12 ; 2 Th 2, 12) ; il est de notre devoir de nous
rendre compte que nous sommes appelés : « Regardez les élus que vous êtes,
Frères » écrira Saint Paul aux Corinthiens (1 Co 1, 26) ; d’être, comme
l’écrivait Saint Pierre « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte,
un peuple que Dieu s’est formé » (1 P 1, 9). Les premières lueurs de
notre conscience chrétienne devraient être celles de posséder une immense fortune,
d’être élevés à une dignité incomparable. Qui ne se souvient des solennelles
et sculpturales paroles de Saint Léon le Grand : « Te rends-tu compte,
chrétien, de ta dignité ? ». Nous, nous devons nous sentir, en même temps,
chrétiens et heureux. Oui, chrétiens, et heureux d’être chrétiens (cf. 1 P 4,
16).
Combien de fois ne
nous est-il pas répété et recommandé : « Soyez heureux dans le Seigneur; je le
répète : soyez heureux», disait Saint Paul aux Philippiens (cf. Mt 5, 12
; 2 Co 13, 11 ; 1 Th 5, 16 ; 1 Jn 1, 4 ; etc.). Une
joie inaltérable est une composante nécessaire de la psychologie chrétienne,
même dans l’adversité et les tribulations : « Je déborde de joie au milieu de
toutes nos tribulations » (2
Co 7, 4). Et une joie semblable ne s’atténue pas, au contraire,
elle se valorise dans l’expression même de l’humilité qui est parfaite dans la
vérité reconnue de la disproportion entre la grandeur de Dieu et la petitesse
de la créature humaine ; rappelez-vous le Magnificat de la Vierge Marie
(Lc 1, 46-55) ; et il est encore moins à craindre qu’elle s’éteigne ; au
contraire, elle se ranime dans la douloureuse confession de ses propres fautes
(cf. Ps 50, 10).
Cette conscience de
la béatitude existentielle explique comment la voix qui peut le plus
fidèlement interpréter notre condition de chrétien, se trouve être celle qui
rend grâce à Dieu, ainsi-que nous le faisons dans la « préface » de la Messe,
et dans l’Eucharistie, qui veut précisément signifier : « Action de rendre grâce
», lorsque nous traduisons en langage sacramentel, opérant dans le Christ
lui-même, la plénitude de notre identité surnaturelle : « Ce n’est donc plus
moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).
Se pourrait-il,
alors, que la vie chrétienne devienne, même dans notre présente condition
mortelle, facile et unanimement heureuse ? Oh, non ! L’étude de notre réalité
chrétienne nous portera (pas maintenant) à trouver une autre composante de
notre sort, et par conséquent de notre psychologie : c’est-à-dire la douleur,
le sacrifice, la croix. Mais qu’il nous suffise en ce moment de réaffirmer
cette première caractéristique de notre élévation chrétienne : celle des
dimensions infinies du royaume de Dieu en nous, dès à présent (cf. Ep 3,
18).
Et c’est pour cela
que nous veillerons avec un soin attentif à ne pas céder aux idéologies
arbitraires et insinuantes de ceux qui prétendent donner au christianisme une
nouvelle interprétation qui se sépare de l’enseignement de la tradition et de
la théologie de l’Eglise et qui, par la force des choses, tend à rendre vaine
la réalité religieuse de notre foi. Nous saurons ainsi exercer une garde
vigilante contre les courants qui, imprégnés d’un esprit critique abusif,
préconçu et négatif, prétendent désacraliser ou démythiser la religion
catholique ; et bientôt s’en trouveraient profanées, non pas seulement notre
physionomie spirituelle et chrétienne, mais tout autant notre physionomie
humaine. Un thème actuel, auquel il faut penser à nouveau.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Ce discours, comme
d’autres déjà depuis l’annonce de l’Année Sainte, exige une déclaration
préliminaire : notre désir est de donner au Peuple de Dieu une plénitude
religieuse consciente et vigoureuse, qui réalise ce renouveau spirituel et
moral auquel a tendu le Concile ; et alors nous nous demandons ; est-il
possible, par les temps qui courent, de mener une vie chrétienne authentique,
forte, heureuse, capable de réaliser la synthèse entre la fidélité à
l’Evangile et la participation au monde moderne ? Nous répondons : oui, c’est
possible ; et même, nous dirons mieux ; cela doit être possible ; et dans
l’affirmation de ce devoir, nous découvrons ce qu’il y a de dramatique dans le
programme que chaque fils de l’Eglise et l’Eglise tout entière sont appelés à
mener à bien en ce moment de l’histoire : nous devons être des catholiques au
sens fort du terme, non par attachement à un intégrisme formel, extérieur,
insensible au langage de notre époque, mais en vertu d’une tradition cohérente
et vivante qui transmet sa mission et son esprit à la présente génération.
A d’autres
occasions, nous, avons parlé d’un christianisme heureux. Telle est en effet la
réalité que le dessein divin de la vocation chrétienne, un dessein dans lequel
se déploie l’Amour infini de Dieu pour l’homme, veut instaurer. Et nous
demandons à présent : la réalisation de cet heureux dessein est-elle tout aussi
facile ? Existe-t-il un christianisme facile ? Ceci est un point critique,
parce que la question n’admet pas une réponse unique ; il faut reconnaître que
la question est complexe. Nous pouvons y répondre en envisageant un de ses
aspects, l’aspect absolu et dominant : oui, il est facile d’être chrétiens ;
d’être des chrétiens fidèles et authentiques, à condition d’entrer sincèrement
et généreusement dans le système total de la vie chrétienne, parce que celle-ci ne pourrait être vraiment heureuse
si elle n’était en même temps facile, c’est-à-dire proportionnée aux profondes
aspirations de notre être, de notre cœur, et à nos forces, encore que nous
sachions que celles-ci sont faibles, inconstantes, vulnérables (à cause d’une
infirmité originelle) et incapables par elles seules d’atteindre le but
surnaturel que le plan du vrai christianisme nous fixe (cf. Jn 15, 5 ; 2
Co 3, 5).
Mais, en anticipant
quelque peu les conclusions de notre raisonnement, remarquons que ceux qui se
proposent une fidélité totale à la vocation chrétienne, conforme aux modalités
de leur situation, y parviennent et même prennent goût à l’effort qu’imposé
une telle fidélité ; c’est là un prodige de la vie chrétienne ; les vrais
disciples de l’Evangile en ont fait l’expérience ; tandis que ceux qui
recherchent la facilité, amenuisant leur fidélité à la vie chrétienne, ceux-là,
ils en ressentent le poids, l’ennui et trouvent que ce qu’elle exige est contre
nature, ou presque. Pour avoir le sentiment que la parole du Seigneur « Mon
joug est doux et mon poids est léger » (Mt 11, 30) s’est accomplie en
soi, le chrétien a besoin de grand courage et d’amoureux dévouement. Mais
alors, cela se réalise non pas certes uniquement en vertu de cette loi
psychologique qui nous enseigne que rien n’est difficile quand on aime ; mais
aussi et principalement par un processus merveilleux et mystérieux de
l’intervention de la grâce divine qui nous permet de jouir de la multiplication
de nos énergies, et de ressentir vraiment la réelle facilité de l’imitation du
Christ (cf. Jn 14, 18 ; 2 Co 12, 9 ; 1 Co 15, 10 ; etc.).
La doctrine de la grâce doit être méditée sans cesse si nous voulons avoir
connaissance de ses possibilités inépuisables et toujours disponibles pour la grande
expérience que nous voulons entreprendre, celle du renouvellement d’un
véritable christianisme post-conciliaire de notre époque. Nous sommes invités
à ne pas avoir peur (cf. Mt 10, 28 ; Lc 12, 52) ; nous pouvons
oser, nous devons oser.
Cette vision
confiante et optimiste n’est pas démentie par une autre vision, une vision
différente de la vie chrétienne, celle qui nous montre comment, en même temps,
la vie chrétienne est pleine de difficultés. Soyons réalistes ; si on veut la
vivre authentiquement, la vie chrétienne est difficile. Celui qui cherche à
nier cet aspect difficile, ou même qui veut le supprimer abusivement, ne
ferait que déformer et peut-être aussi trahir l’authenticité de la vie
chrétienne elle-même. Aujourd’hui cette tentative de la rendre facile,
agréable, sans efforts, sans sacrifices est en plein développement, sur le plan
pratique comme sur le plan doctrinal.
A ce point-là, il
importe également de garder les idées claires. Nous devons faire tout ce qui
est en notre pouvoir pour conserver à la vie chrétienne le sens de liberté et
de joie qui lui est propre. Nous ne devons pas l’appesantir par des lois graves
et superflues (cf. Mt 23, 4). Nous devons infuser en nous et chez les
autres le goût des choses vraies, pures, justes, saintes, aimables, honnêtes,
droites, comme nous l’enseigne Saint Paul (cf. Ph 4, 8) ; et si
nous en avons le goût, il nous sera facile d’y adapter notre conduite. Mais
c’est précisément pour cela que nous devons avoir le sens de l’absolu qui
imprègne sans réticence la conception religieuse catholique : absolu pour la
vérité, est-est : non-non dit l’Evangile (Mt 5, 57 ; cf. Jc 5,
12 ; 2 Co 1, 17), sans se livrer volontairement aux flatteries du doute
ou aux illusoires, commodités d’un pluralisme capricieux ; absolu pour la
morale, qui ne peut faire abstraction des exigences des lois de la vie que
Dieu a imprimées dans le cœur de l’homme (cf. Mt 5, 17 et tout le
discours de la montagne ; Rm 2, 14) ; absolu pour l’œuvre de rédemption,
qui réclame de nous l’application de la loi souveraine de l’amour, avec ce
qu’elle comporte de conséquences ; l’obéissance, le dévouement, l’expiation,
le sacrifice (cf. Mt 22, 36 ; Jn 12, 24 ; 13, 34 ; etc.). Cette
fidélité essentielle au Christ et à sa Croix donne le sceau de l’authenticité à
la vie chrétienne qui assume parfois un style d’aventure imprévue et risquée
(cf. 2 Co 11, 26), et même d’héroïsme, ce dont l’histoire de l’Eglise
nous offre des exemples magnifiques, innombrables, avec les martyrs, les
saints, les vrais fidèles.
Oui, la vie
chrétienne est difficile, parce qu’elle est logique, parce qu’elle est fidèle,
parce qu’elle est forte, parce qu’elle est militante, parce qu’elle est grande.
Que le Seigneur
daigne nous concéder de la comprendre et de la vivre ainsi !
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Nous voulons rénover
notre vie religieuse et chrétienne ; nous voulons la renouveler et la rajeunir
; nous voulons l’adapter au climat de la mentalité et des mœurs modernes ; nous
ne voulons pas seulement la faire survivre malgré les conditions dans
lesquelles souvent aujourd’hui est placée la religion, ignorée, mise en marge,
à peine tolérée dans les replis de la conscience personnelle, mais nous voulons
lui rendre cette vigueur qui en dévoile la nécessité, la beauté, la fécondité,
la capacité de fournir à l’homme cette illumination de sagesse, de sécurité, de
réconfort qui seule confère à l’existence humaine son sens fondamental, sa
valeur authentique, son destin immortel. C’est à tout cela que nous oblige —
répétons-le — ce Concile Vatican II qui a fait en somme le bilan du
catholicisme ; et c’est à tout cela également que nous invite la perspective de
l’Année Sainte, événement de plénitude spirituelle, à laquelle nous nous
préparons tous.
Aussi, pour nous,
cela vaut-il la peine de fixer un moment l’attention sur l’antique axiome : la
foi est « le fondement de la vie spirituelle » (St. TH., III, 73, 3 et II-II, 16, 1, 1). A la base de
notre conception religieuse et morale, nous devons placer la nécessité de la
foi : « l’homme juste, dit Saint Paul — et nous pouvons comprendre : le
chrétien — vit de foi » (Rm 1, 17) ; « sans la foi, il est
impossible de plaire à Dieu » (He 11, 6). Nous ne faisons pas, en ce
moment, une leçon sur ce chapitre premier de notre foi religieuse ; nous
voulons simplement, pour clarifier les idées, rappeler le double aspect de la
foi ; objectif, l’un, celui qui concerne les vérités auxquelles nous devons prêter
foi, un champ immense comme chacun le sait, et dont notre « Credo » veut être
une synthèse (cf. H. de lubac, La
Foi chrétienne, Aubier 1969) ; et subjectif, l’autre, celui qui concerne
notre acte d’adhésion aux
vérités du « Credo » (cf. St. TH.,
II-II, 1, 6 à 2) ; c’est là, également, un champ extrêmement
vaste si l’on considère la complexité des attitudes et de la démarche
spirituelle de notre âme dans le domaine de la foi (cf. Card. garrone, La Foi, Le Centurion
1973).
Il sera bon que nous
reprenions tous l’étude de ce thème fondamental, en commençant par confirmer
avec clarté la définition de la foi, entendue comme adhésion consciente à la
Parole de Dieu, déterminée par la volonté, animée par la grâce divine (cf. St.
TH., II-II, 1, 4 et 4, 5
et 2, 9) ; une connaissance intime, certaine dans ses motifs, obscure dans son
mystérieux contenu. « Présentement, nous ne voyons que dans un miroir et d’une
manière obscure » dit Saint Paul (1 Co 13, 12) ; et aussi : « la foi
est le fondement de ce qu’on espère et la preuve de ce qu’on ne voit pas » (He
11, 1).
Et maintenant que se
passe-t-il en ce qui nous concerne, nous, hommes pénétrés de cette mentalité
qui fonde la sécurité de ses connaissances sur l’expérience sensible et
expérimentale et sur le raisonnement scientifique ? Il se fait que les hommes
d’aujourd’hui se montrent rétifs, méfiants lorsqu’il s’agit d’accepter une
connaissance concernant le domaine des Réalités invisibles (cf. 2 Co 5,
7) et par surcroît fondée sur la foi, si cette foi n’est pas appuyée par
une vérification directe de nos sens et surtout de la saine raison ; nous, au
contraire, nous encourageons et nous admirons la culture naturelle de l’homme,
sa richesse, son développement. Notre objection concerne la limite, la
suffisance, l’exclusivité que tant d’hommes et tant de systèmes philosophiques
imposent à leur propre culture empirique, rationaliste ou idéaliste, refusant
d’admettre une connaissance sur le témoignage de la révélation, c’est-à-dire
sur la parole de Dieu, alors que Dieu, réalisant son plan d’élévation et de
salut de l’homme, son « économie » surnaturelle qui enveloppe les destinées de
chaque homme et de toute l’humanité, a fait de l’adhésion à sa Parole,
c’est-à-dire de la foi, la condition sine qua non de notre définitif
destin de félicité : « Celui qui croira en moi et sera baptisé sera sauvé ;
celui qui ne croira pas sera condamné » paroles solennelles et testamentaires
du Christ (Mc 16, 16).
Et voici maintenant,
pour cette vision sommaire du christianisme, une conclusion bien amère : la
foi, source première du salut,
est devenue aujourd’hui la première des difficultés pour le conquérir.
Voici donc ce que
nous recommandons d’urgence; nous devons tâcher de nous rendre compte de ce
triste phénomène et de savoir pourquoi il existe de nos jours de si grandes
difficultés pour accueillir « la doctrine de la foi que nous prêchons » (Rm
10, 8). Nous le savons : c’est une étude très vaste, philosophique,
psychologique, sociologique, pédagogique, mais très utile, et même nécessaire,
à celui qui a la responsabilité d’éduquer et de guider ses frères sur la voie
du Christ.
Poursuivons
maintenant à grands traits, ne parlant pas actuellement du problème,
fondamental lui aussi, de la liberté de Dieu quant à la distribution de ses dons
: la foi est un don de Dieu : « ils n’obéissent pas tous à l’Evangile » (Rm
10, 16 ; 11, 32) : cette attitude doit nous persuader qu’il faut considérer
la foi comme une question d’importance suprême, qu’il faut la traiter avec le
plus grand sérieux, la plus grande humilité, en faisant appel à la prière et en
témoignant d’un grand amour pour la vérité (cf. Mc 9, 23).
En ce moment nous ne
parlerons pas non plus des épreuves spirituelles dues à des difficultés et à
des obscurités intérieures qui peuvent surgir dans l’âme d’un croyant dévot à
propos de certains exercices spirituels et que Dieu permet à un moment donné
pour préparer ce fidèle à une plus forte et plus joyeuse expression de sa foi ;
les vies des Saints nous renseignent sur ces moments de purification
spirituelle et de difficile ascension sur la rude montée de la sainteté (cf. saint jean de la croix, La Montée du
Mont Carmel, et Nuit obscure).
Nous voudrions
attirer votre attention et votre intérêt sur l’état d’esprit de tant de gens
aujourd’hui hostiles ou réfractaires à la foi. Pourquoi le sont-ils ? On dirait
qu’ils sont incapables de situer exactement le thème de la foi, le problème et
la méthode de l’écoute de la Parole et, parmi d’autres causes, cela provient de
ce qu’ils sont esclaves d’un réalisme préconçu, et réfractaires à la discipline
de l’esprit orienté exclusivement et courageusement vers la Vérité. A beaucoup
de fils de notre génération, il manque cette aptitude de la pensée logique et
honnête qui les rend perméables aux critères supérieurs du savoir, sensibles
aux voix profondes des choses et de l’esprit ; ils sont dépourvus de cet esprit pur et simple qui sait accueillir
cordialement pour ce qu’elles sont les paroles de l’Evangile (cf. Mt 11,
26).
Et nous devrons
mentionner un autre obstacle polyvalent, qui s’est dressé ces derniers temps
dans le domaine des études bibliques, s’arrogeant le droit, à l’aide d’une
érudition subtile et aguerrie, de soumettre les Saintes Ecritures, et
spécialement l’Evangile à une herméneutique, c’est-à-dire à une interprétation
nouvelle et destructrice, au moyen de critères spécieux et contestables, pour
dépouiller le livre sacré de son autorité naturelle, celle que l’Eglise lui
reconnaît et dont elle fait un argument et un objet de la foi traditionnelle.
Mais nous ne
craignons rien. Tout au long de l’histoire, la foi a été en butte à
d’innombrables attaques et à des embûches sans fin. Mais défendue, enseignée,
professée par l’Eglise catholique, enflammée par l’Esprit-Saint, elle restera
et continuera à être la lumière du Peuple de Dieu, pèlerin infatigable dans
l’histoire du monde.
Efforçons-nous tous
d’être, comme nous y incite Saint Pierre fortes in fide (1 P 5,
9).
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Il est un idéal qui
anime et animera toujours l’Eglise de Dieu : celui d’accomplir en elle-même et
d’annoncer autour d’elle, au monde qui l’environne et dans lequel elle se
trouve pratiquement plongée, le message chrétien, la vie chrétienne
authentique, telle qu’elle découle de l’Evangile et de la tradition fidèlement
puisée dans l’Evangile comme à une source de vie. Depuis le Concile, cet idéal
nous impose des devoirs urgents, car il faut surmonter la situation que
provoquent de multiples manifestations souvent incohérentes, qui se créent au
sein de l’Eglise depuis quelques années et qui, depuis longtemps déjà,
couvaient dans certains cénacles sensibles aux courants culturels extérieurs et
dégradants d’un christianisme simplifié et réduit à des expressions
sécularisées plutôt qu’aux impulsions toujours vives et pressantes de ses
propres sources intérieures. Cet idéal impose un engagement tout spécial, un
engagement particulièrement urgent à la veille de l’Année Sainte, qui devrait,
selon nos vœux, rendre au Peuple de Dieu le sens de la plénitude et de la joie,
dans sa conscience et dans la profession de sa vocation naturelle. Mais ces
aspirations ne manquent pas de réveiller en nous le sentiment — et pour ainsi
dire l’expérience — des difficultés que cette authentique et heureuse vie
chrétienne rencontre au cours de cette période spirituelle historique dans
laquelle la Providence a inscrit notre existence actuelle. Le christianisme,
avons-nous déjà dit, n’est pas facile, surtout en ce moment. Il y a en cours
tout un mouvement de pensées et d’actions, un mouvement plus risqué que
vraiment sage, qui tend à présenter à l’opinion publique des formules
chrétiennes de facile application, vidées de leurs exigences
historico-sociologiques et qui s’alignent peu à peu sur les formules
socio-historiques qui dominent le monde.
C’est ce que nous
disions à propos de la foi. Nous devons dire la même chose à propos de la
morale.
La vie morale
chrétienne, aujourd’hui, est-elle facile ?
Non, chers frères et
fils bien-aimés, elle n’est pas facile. Observer les lois morales, celles dont
nous pouvons dire qu’elles sont chrétiennes, cela constitue une des principales
difficultés de cette forte et pure affirmation de vie éthico-religieuse moderne
que nous souhaitons. Elle n’est pas facile, disons-nous ; mais ce n’est pas
pour vous effrayer que nous le disons, ni pour vous enlever l’espoir de vaincre
en ce domaine, cet espoir que nous partageons avec tant et tant de membres de
l’Eglise renaissante ; nous vous parlons ainsi par devoir de sincérité et pour
donner courage à vos consciences dans les circonstances actuelles.
Et avant tout, parce
que depuis toujours les disciples du Christ ont réclamé cette vision réaliste
et ce courage immanent. « Ce n’est pas celui qui m’aura dit: Seigneur,
Seigneur, qui entrera au royaume des cieux, mais celui qui aura accompli la volonté
de mon Père céleste » (Mt 7, 21 ; Rm 2, 13 ; Jc 1, 25) ; «
Entrez par la porte étroite... elle est étroite, la porte, et resserrée la
voie qui mène à la vie... » (Mt 7, 13-14). « Si quelqu’un veut venir
après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il porte sa croix et qu’il me suive.
Qui veut sauver son âme (c’est-à-dire sa propre vie) la perdra, et qui perdra
son âme à cause de moi la retrouvera » (Mt 16, 24-25). Ce sont là des
paroles de Jésus. Et il n’y a pas de doute, les Apôtres, et avec eux la
première génération chrétienne, ont immédiatement interprété la forme pratique
de leur nouvelle religion comme une observance rigoureuse et ascétique de la
nouvelle loi morale chrétienne (cf. Ep. ad Diognetum, V ; A. Ignatii
Ant, Rom. VII ; etc.). Cette invitation répétée à se détacher des valeurs
extérieures et temporelles, cette célébration de pauvreté d’esprit, cette
séquence des béatitudes qui exhalent l’enivrant parfum des amertumes et des
vertus héroïques de notre morne existence, ce pardon des offenses qui va
jusqu’à tendre la joue gauche à celui qui a frappé la droite, cette pureté de
cœur qui repousse tout regard déshonnête, c’est de tout cela et d’autres
choses encore qu’est tissé l’Evangile qui, d’une morale légale et extérieure,
recrée dans l’intimité du cœur, la vérité humaine du bien et du mal (cf. Mt
15, 11) ; certes, il n’est pas facile ainsi d’atteindre la perfection de
la vertu chrétienne ; mais nous
savons que l’on trouve une compensation à ce genre de difficultés dans la
synthèse de nos devoirs chrétiens en ce suprême devoir de l’amour de Dieu et en
celui qui suit immédiatement, c’est-à-dire l’amour de notre prochain (Mt 22,
38) ; nous la trouvons ensuite dans la libération du péché autant que dans
l’observance des prescriptions légales de la loi antique, aujourd’hui
dépassée, comme nous le savons ; dans l’économie de la foi et dans l’aide de la
grâce toujours disponible en faveur de celui qui la demande humblement et avec
confiance (1 Co 10, 13).
Mais ce n’est pas au
sujet de cette dure mais heureuse tension vers la vertu chrétienne que nous
voulons discourir, si digne d’intérêt soit-elle (cf. Ep 6, 17 ; 1 Th 5,
8), mais plutôt sur cette décadence morale qui caractérise notre époque. Mais
pas exactement discourir : le sujet est trop vaste ; qu’il nous suffise d’y
faire allusion au moyen de quelques observations.
Par exemple,
pouvons-nous exclure de nos esprits le sens du péché ? Non, nous ne le pouvons
pas à cause de l’incidence du péché sur nos rapports avec Dieu. C’est là, une
des vérités fondamentales de nos conceptions éthico-religieuses : chacune de
nos actions se conclut, positivement ou négativement, dans l’ordre voulu par
Dieu en ce qui nous concerne. Or la mentalité radicalement laïque de notre
époque annihile la responsabilité morale, la première et la plus génétique, en
niant ou en négligeant l’aspect qu’ont nos actions au regard de Dieu, l’aspect
négatif en particulier, c’est-à-dire l’offense faite à Dieu qu’est avant tout
le péché. Le chrétien ne peut évidemment pas se résigner à ce fléchissement
capital du système moral. Toute l’économie de la Rédemption s’y trouve
impliquée.
Se retenir coupable
devant sa propre conscience, est-ce suffisant ? Certes, la conscience morale
est le critère immédiat et nécessaire qui détermine l’honnêteté de nos actions,
et Dieu veuille qu’elle soit toujours tenue à l’honneur dans l’éducation de la
personnalité humaine ; mais la conscience a besoin d’être instruite, informée,
guidée pour juger de la bonté objective de l’action à accomplir ; juger de
manière instinctive, intuitive ne suffit pas: il faut une norme, il faut une
loi ; faute de quoi un tel jugement risque d’être faussé sous l’influence des
passions, des intérêts, de l’exemple d’autrui. Sans quoi, la vie morale se nourrit
d’utopies, ou d’instincts et elle devient, comme cela se passe aujourd’hui, une vie morale tributaire des
contingences extérieures, des situations ambiantes avec toutes les
conséquences de relativité et de servilisme qui en découlent, au point de
compromettre cette rectitude de la conscience que nous appelons caractère et
de transformer les hommes en « roseaux secoués par le vent » (Mt 7, 11).
Vous entendrez dire
qu’il faut donner à sa propre vie un caractère de sincérité; mais en
l’occurrence, cette sincérité signifie la concession d’une liberté
personnelle, autonome, aux impulsions de l’animalité propre, de la manie de
jouir sans inhibitions supérieures, logiques, du repoussant égoïsme propre.
Vous entendrez affirmer également qu’aujourd’hui la forteresse de la moralité
traditionnelle est en train de s’écrouler à cause des transformations de la
vie moderne et que le critère d’orientation de notre conduite doit être d’ordre
anthropologico-social, c’est-à-dire qu’il doit être conforme aux coutumes
dominantes, tandis que celles-ci n’ont nullement à correspondre à des critères
supérieurs de bien et de mal. Et il se peut que même dans les milieux chrétiens,
vous entendiez des polémiques sur la fidélité traditionnelle tant à la « loi
naturelle » — dont on arrive à contester l’existence — qu’au magistère de
l’Eglise, lorsque celle-ci se prononce pour défendre les droits fondamentaux et
sacrés de la vie et des mœurs qui méritent encore d’être appelées humaines et
chrétiennes.
Vous comprenez alors
à quels phénomènes éthiques, sociaux, politiques peut aboutir le contraste
entre la vigoureuse moralité chrétienne et la permissivité amorale ou le
caractère passager de l’éthique à la mode aujourd’hui. Quel naufrage de la
civilisation ne peut-on craindre, en présence de cette tempête qui se développe
sur le monde !
Et vous comprenez
combien il faut, alors, que l’imitation de Jésus-Christ, plus intelligente et
pénétrante que celle habituelle et déficiente de tant de gens qui se disent
chrétiens, serve de guide à notre conscience et nous fasse tirer du baptême,
qui nous a régénérés comme fils du Dieu vivant, son statut original et son
énergie surnaturelle en vue de cette vie nouvelle à laquelle nous sommes
appelés et dans laquelle nous sommes engagés.
Qu’il en soit ainsi,
avec notre Bénédiction Apostolique.
Le jour de
l’Assomption le Saint-Père a célébré la messe en l’Eglise paroissiale de Castel
Gandolfo, comme il le fait chaque année.
Après la lecture de
l’Evangile, le Pape a adressé à l’assemblée des fidèles l’homélie dont nous
reportons ci-après les pensées principales.
Paul VI a d’abord
salué les autorités ecclésiastiques et civiles présentes, soulignant le
caractère spirituel particulier de la rencontre, une réunion différente de
toutes celles qui, en diverses occasions, ont lieu pendant son séjour à Castel
Gandolfo. Il s’est attaché ensuite à décrire la prodigieuse Assomption de
Marie, montée au Ciel au terme de sa vie temporelle. La contemplation de ce
grand mystère nous confirme qu’il existe un autre monde au-delà et en dehors de
notre univers mesurable. Dans ce royaume mystérieux où Elle règne et où le Christ
ressuscité est assis à la droite du Père, participant à sa gloire infinie, Dieu
a voulu appeler sa Mère près de Lui, sans attendre la fin des temps.
Il y a certains
aspects de ce merveilleux événement sur lesquels l’Eglise ne s’est pas
prononcée. On s’est demandé si la Vierge était morte réellement ou si Elle
était entrée, vivante encore, dans le royaume éternel. D’autres ont supposé
que Marie subit le drame de la dissociation de son être, de la séparation de
l’âme d’avec le corps. Dans l’Eglise Orientale on célèbre, précisément le jour
de l’Assomption, la fête de la Dormitio Virginis, la fête de la
dormition de la Vierge. Or, Jésus lui-même a voulu subir la tragédie de la mort
; alors, pourquoi Marie, qui a tout partagé avec le Christ, n’aurait-elle pas
partagé également ce moment de séparation de son corps bienheureux et virginal
et de l’âme incorruptible et immortelle ? Mais cette séparation, combien de
temps a-t-elle duré ? Nous l’ignorons, mais nous devons croire que c’est immédiatement que s’est
refaite l’unité, la plénitude de son corps et qu’Elle est montée au Ciel.
Où cela s’est-il
passé ? Nous ne le savons pas. A ce propos le Pape, a rappelé sa visite aux
ruines d’Ephèse, lors du voyage qu’il fit en 1967 en Turquie pour s’y
rencontrer avec le Patriarche Athénagoras. Il semble en effet qu’après que les
disciples de Jésus se furent dispersés par toutes les voies du monde, Saint
Jean l’Evangéliste alla s’établir à Ephèse où il écrivit son Evangile et d’où
il envoya quelques épîtres que nous possédons encore. Saint Jean avait reçu du
Seigneur le mandat d’assister Marie comme si Elle était sa propre mère et
ainsi, il l’aurait conduite à Ephèse, où s’élève aujourd’hui un Sanctuaire
dédié à la Vierge, précisément à l’endroit où Marie aurait vécu ses dernières
années ici-bas. D’autres prétendent qu’au contraire la Mère de Jésus vécut à
Jérusalem ; et là aussi s’élève un Sanctuaire mariai. Nous ne savons rien
d’autre ; mais il est un fait que nous connaissons en tout cas avec certitude,
a dit Paul VI, c’est que Marie est montée au Ciel, corps et âme, dans
l’intégrité de son corps recomposé, et qu’Elle y jouit de la plénitude de la
vie de l’esprit et du rayonnement vital de Dieu qui inonde tous ceux qui ont
l’incomparable fortune de se sauver. La Vierge qui vit en cette plénitude, fait
la liaison entre le Ciel et la Terre ; Elle sert d’intermédiaire entre notre
vie présente et l’autre vie qui est l’étape finale, la vraie demeure dans
laquelle nous devrons vivre éternellement.
Cette scène, ce
mystère du passage à l’autre vie — a dit le Saint-Père — est une grande leçon
pour nous, fils de notre temps, imbus que nous sommes de l’idée qu’il n’y a
d’autre vie que celle-ci, la vie présente. Nous faisons mille efforts pour être
heureux, pour jouir des plaisirs et des satisfactions que la vie nous concède,
comme si nous étions tacitement convaincus que tout finit ici-bas. Mais c’est
là une illusion — a dit Paul VI — une illusion purement matérialiste. Il n’est
pas vrai que la mort marque la fin et que le tracé de notre vie finisse dans le
temps. Il existe une autre vie, il y a un avenir qui nous attend dans
l’au-delà. Celui qui a conscience de cette vérité, comprend ce que l’homme est
en réalité. Et voilà pourquoi nous nous penchons tous sur la source de la vie
; c’est parce que la vie est tellement sacrée qu’elle est destinée à
l’éternité. Il y a ceux qui seront élus et ceux qui seront bannis. Il y a ceux qui seront bienheureux au
Paradis et ceux qui seront condamnés à la ruine éternelle. Le Seigneur nous a
accordé la vie terrestre pour que nous la remplissions de bonnes actions, de
bonnes œuvres. C’est de cela que dépend notre sort futur. Nous pouvons nous
sauver, nous pouvons nous damner. Marie qui est déjà parvenue à la plénitude de
la vie éternelle se trouve à la première place de la création. Le fait d’avoir
donné au Christ la vie dans le monde lui a valu une gloire indicible. Marie est
comblée de biens préternaturels, Elle est la Reine du Ciel, la Mère du Christ,
la Mère de l’Eglise ; Elle est notre Mère. La pensée de Marie doit nous induire
à modifier, à perfectionner notre mentalité, notre façon de concevoir la vie.
Nous devons peiner, nous devons souffrir, et nous devons jouir également des
bonnes choses de la vie, mais en tant que pèlerins, comme des voyageurs en
transit, des gens qui ne font que passer, qui ne s’enracinent pas. Le temps
présent est un moment qui fuit, parce que nous sommes destinés à l’au-delà.
Mais cet instant fugace, nous devons le combler de bonnes œuvres. Que
restera-t-il de notre vie, en fin de compte ? Saint Paul nous le dit : il
restera uniquement le bien, la charité. La charité ne disparaîtra jamais.
Pourraient passer la foi, passer l’espérance, passer toutes les choses de ce
monde, les événements, l’histoire, la politique, les conquêtes si grandes
soient-elles. Mais restera l’amour de Dieu, l’amour du prochain. Et ce sera
notre salut. Voilà, a conclu le Pape, le secret de l’Assomption de Marie.
L’amour que la Vierge a eu pour le Christ et pour les hommes avec qui Elle a
souffert, avec qui Elle a vécu, voilà la clé qui nous fait comprendre pourquoi
Dieu l’a élevée, Elle la première, avant le temps, à la gloire éternelle. Nous
devons vivre en imitant Marie dans sa foi, dans son espérance, dans sa pureté
surtout, dans son amour. Nous devons témoigner d’une grande confiance à l’égard
de la Vierge. « Alors — a conclu le Saint-Père — notre vie sera vraiment chrétienne,
et dès à présent elle sera heureuse ».
Chers Fils et
Filles,
Quand nous nous
proposons de promouvoir un renouvellement religieux, c’est à une reprise de la
prière, qu’elle soit individuelle ou collective, que nous pensons par la force
des choses. Ce n’est pas en vain que la Constitution sur la Liturgie,
c’est-à-dire sur la prière officielle de l’Eglise, occupe une place si
importante parmi les documents du récent Concile. L’oraison — ou prière — est
l’acte caractéristique de la religion (cf. St. TH., II-II, 83, 3) ; c’est pourquoi, si nous voulons
imprimer à la vie religieuse une conscience et une expression correspondant aux
besoins et aux activités des hommes de notre époque, il faut que nous les
invitions et que nous leur apprenions à prier. Quel inépuisable motif! Nous le
savons; mais qu’il nous soit permis de limiter notre discours aux observations
les plus élémentaires.
Et nous commencerons
par une demande : l’homme d’aujourd’hui prie-t-il ?
Là où vit l’Eglise,
oui ! La prière est le souffle du Corps mystique, elle est sa conversation
avec Dieu, l’expression de son amour; elle est la démarche pour arriver au
Père, la reconnaissance de sa Providence dans la dynamique des événements du
monde ; elle est un appel à l’aide pour qu’il soutienne nos forces défaillantes
; elle est la confession de sa nécessité et de sa gloire ; elle est la joie du
Peuple de Dieu de pouvoir chanter ses louanges à Dieu et à tout ce qui nous
vient de Lui ; la prière est l’école de la vie chrétienne. En somme, la prière
est une fleur qui s’épanouit sur une plante à la double racine vive et
profonde : le sens religieux (la racine naturelle) et la grâce de l’Esprit (la
racine surnaturelle) que la prière anime en nous (cf. Rm 8, 26 ; H. brémond, Introduction à la
Philosophie de la Prière, p. 224 etc.). On peut même dire que la prière est l’expression majeure de l’Eglise, mais
qu’elle en est également l’aliment, le principe ; elle est le moment classique
où la vie divine commence à circuler dans l’Eglise ; aussi devons-nous en avoir
le plus grand soin, la tenir en la plus haute estime, en ayant toutefois
conscience, comme le dit le Concile, que « la liturgie ne remplit pas toute
l’activité de l’Eglise ; (qu’il) est en effet nécessaire... que d’abord les
hommes soient appelés à la foi et à la conversion » (Sacrosanctum Concilium,
9).
Et voici alors un
autre obstacle colossal auquel se heurte le renouvellement religieux souhaité
par le Concile Vatican II et programmé pour l’Année Sainte : comment réussir
aujourd’hui à faire prier les hommes ?
Car il faut reconnaître
que l’irréligiosité de tant de gens de notre époque rend bien difficile le
jaillissement de la prière facile, spontanée, joyeuse de l’âme de nos
contemporains. Pour simplifier, nous relèverons deux ordres d’objections :
celui qui conteste radicalement la raison d’être d’une prière, comme si elle
était privée de l’Interlocuteur divin à qui elle est adressée et, par
conséquent, superflue, inutile et même nuisible à la capacité humaine de se
suffire à soi-même et donc à la personnalité de l’homme moderne ; l’autre est
celui qui néglige pratiquement de se mesurer avec cette expérience, qui tient
fermés les lèvres et le cœur, comme quelqu’un qui a peur de se prononcer en une
langue étrangère inconnue et s’est habitué à concevoir la vie sans aucun rapport
avec Dieu (« style Françoise Sagan, qui disait un jour à un reporter : ‘Dieu !
Je n’y pense jamais !’ » : Ch. moeller, L’homme
moderne devant le salut, p. 18).
Obstacle colossal,
disions-nous ; mais nullement insurmontable. Pour une raison extrêmement
simple : parce que, qu’on le veuille ou non, le besoin de Dieu est inhérent au
cœur de l’homme. Et il arrive souvent que celui-ci souffre, ou se confond en un
scepticisme illogique, parce qu’il a étouffé en lui la voix qui, animée par
mille stimulants, voudrait s’élever jusqu’au ciel, s’exprimer, non pas comme
dans un cosmos vide et terriblement mystérieux, mais devant l’Etre primordial,
absolu, créateur, le Dieu vivant (cf. R. guardini,
Dieu vivant ; P. C. landucci,
Il Dio in cui crediamo, « le Dieu en qui nous croyons » ; simone weil, Attente de Dieu ; S.
Weil, décédée à Ashford le 24 août 1943, il y a exactement trente ans). En effet, tout au moins en ce qui a valeur de
phénomènes psycho-sociaux, on relève dans la génération des jeunes
d’aujourd’hui d’étranges expressions de mysticisme collectif, qui ne sont pas
toujours d’artificielles mystifications et semblent bien au contraire être
soif de Dieu, ignorant peut-être encore la vraie source à laquelle se
désaltérer, mais sincère en se montrant silencieusement telle qu’elle est :
soif, très grande soif.
Quoi qu’il en soit,
au problème de la prière, soit personnelle (et par conséquent en harmonie avec
les exigences de l’époque et du milieu), soit communautaire (et par conséquent
proportionnée à la vie collective), nous accorderons une attention toute
particulière en vue de la renaissance spirituelle que nous espérons et que
nous préparons.
Nous pouvons
constituer empiriquement une sorte de décalogue avec toutes les suggestions qui
nous viennent de tant de valables ouvriers du royaume de Dieu. Le voici, à
titre de simple, mais probablement pas inutile, information :
1. Il importe
d’appliquer de façon fidèle, intelligente et diligente, la réforme liturgique
demandée par le Concile et définie par les autorités compétentes de l’Eglise.
Quiconque y fait obstacle ou la freine sans la juger, perd le moment
providentiel d’une véritable reviviscence et d’une heureuse diffusion de la
religion catholique à notre époque. Et celui qui profite de la réforme pour se
livrer à d’arbitraires expériences, dilapide des énergies et offense le sens
ecclésial.
L’heure est venue
d’une observance géniale et concordante de cette solennelle lex orandi dans
l’Eglise de Dieu : la réforme liturgique.
2. Sera toujours
opportune une catéchèse philosophique, scripturaire, théologique, pastorale, au
sujet du culte divin tel que l’Eglise, le professe aujourd’hui : la prière
n’est pas un sentiment aveugle, elle est une projection de l’âme illuminée par
la vérité et mue par l’amour (cf. St TH.,
II-II, 83, 1 ad 2).
3. Des voix
autorisées nous conseillent d’être très prudents dans le processus de réforme
des traditionnelles coutumes religieuses populaires, et de veiller à ne pas
étouffer le sentiment religieux de l’acte en le revêtant d’expressions
spirituelles neuves et plus authentiques : le goût du vrai, du beau, du
simple, du communautaire et
également du traditionnel (là où il est digne d’être honoré) doit présider aux
manifestations extérieures du culte, s’efforçant de leur conserver l’affection
du peuple.
4. La famille doit
être une grande école de piété, de spiritualité, de fidélité religieuse.
L’Eglise a une grande confiance dans la
délicate, compétente, irremplaçable action
pédagogico-religieuse des Parents !
5. L’observance du précepte
dominical conserve plus que jamais sa gravité et son importance
fondamentale. L’Eglise a concédé de grandes facilités pour la rendre possible.
Quiconque a conscience du contenu et du caractère fonctionnel de ce précepte
devrait le considérer non seulement comme un
devoir capital mais tout autant
comme un droit, comme un besoin, un honneur, une fortune, à l’accomplissement
duquel un chrétien vif et intelligent ne peut renoncer sans raison grave.
6. La communauté
constituée atteste la prérogative de pouvoir compter sur la participation de
tous ses fidèles ; et si une certaine autonomie dans la pratique religieuse en
groupes distincts, homogènes est concédée à certains d’entre eux, ceux-ci ne
sauraient toutefois manquer de compréhension à l’égard du génie ecclésial qui
est le fait d’être un seul peuple, avec un seul cœur et une seule âme, de
constituer, également au point de vue social, une unité, et donc d’être Eglise.
7. Le déroulement
des célébrations du culte divin — de la
Sainte Messe spécialement — est toujours un acte sérieux. Aussi doit-on les
préparer et les accomplir avec le plus grand soin, sous tout aspect, même
extérieur (gravité, dignité, horaire, durée, déroulement, etc. ; que la parole
y soit toujours simple et sacrée). En ce domaine, les ministres du culte ont
une grande responsabilité, dans l’exécution et dans la perfection exemplaire.
8. L’assistance des
fidèles doit également collaborer au digne accomplissement du culte
sacré ; ponctualité, tenue correcte, silence, et surtout participation
; c’est là le point capital de la
réforme liturgique ; tout a été dit, mais que ne reste-t-il pas à faire encore
!
9. Que la prière ait
ses deux moments de plénitude : personnelle et collective, comme le
prescrivent les normes liturgiques.
10. Le chant ! Quel
problème ! Courage ! Il n’est pas insoluble. Il se prépare une nouvelle époque
pour la Musique Sacrée.
De toutes parts on
insiste pour que soit maintenu dans tous les Pays le chant latin et grégorien
du Gloria, du Credo, du Sanctus, de l’Agnus Dei : Dieu
veuille qu’il en soit ainsi. On pourra réexaminer comment. Que de choses !
Mais comme elles sont belles, comme elles sont simples, au fond ! Et si elles
sont observées, quelle ne sera pas la puissance du nouvel afflux spirituel dans
la communauté de nos fidèles pour apporter à l’Eglise et au monde le
renouvellement religieux si ardemment désiré.
Chers Fils et
Filles,
Comment allons-nous
faire, Frères et Fils bien-aimés, comment allons-nous faire pour vaincre les
immenses difficultés que soulève le programme que l’Eglise s’est fixé pour
l’Année Sainte ? L’Année Sainte, en effet — répétons-le — doit avoir ce
caractère de réconciliation générale et de renouvellement sincère de la vie
chrétienne que nous impose l’héritage du récent Concile, et dont nous vous
avons déjà parlé maintes fois. Nous voulons imprimer à cet événement, ou
plutôt à ce mouvement de l’Année Sainte, une marque de sérieux et d’efficacité
; et déjà, à plusieurs reprises, nous avons fait allusion aux grosses
difficultés que rencontre notre intention, partagée, comme nous l’espérons, par
l’Eglise tout entière ; et au fur et à mesure que nous côtoyons de plus près la
réalité morale, sociologique et historique de notre époque, à laquelle il faut
que nous apportions la preuve que notre projet est valable, nous nous heurtons
à de nouveaux problèmes, à de nouveaux obstacles.
Comment faire, par
exemple, pour surmonter la difficulté de la division, du détachement que, malheureusement,
l’on rencontre dans pas mal de secteurs de l’Eglise ? Ce n’est pas, en vérité,
que l’Eglise soit déchirée par des divisions internes ; au contraire même, car
ceux-là qui lui infligent les inconvénients et parfois aussi les tourments
intérieurs de la désapprobation ou des jugements arbitraires inconciliables,
ceux-là mêmes, disons-nous, affirment plus vigoureusement que jamais qu’ils se
veulent dans l’Eglise, mieux encore, qu’ils veulent être « Eglise », si
impérieux est le besoin, né de la vocation chrétienne, de l’unité organique et
visible du Corps mystique. On n’a jamais autant qu’aujourd’hui entendu parler
de communion, et souvent par ceux qui encouragent précisément des formes
d’association qui sont à l’opposé de
la véritable communion ; des gens, en somme, qui tentent de se distinguer, de
se séparer de l’authentique société de leurs frères, de la famille ecclésiale
univoque. Il semble qu’après avoir tenté de discréditer l’aspect canonique,
c’est-à-dire juridique, institutionnel de l’Eglise, ils voudraient légaliser,
sous prétexte de tolérance, leur propre appartenance officielle à l’Eglise, en
écartant tout soupçon de schisme ou toute hypothèse d’auto-excommunication. En
réalité, la division dont l’Eglise souffre aujourd’hui réside moins dans sa
connexion structurelle que dans l’intimité des âmes, dans les idées, dans le
comportement de nombreuses individualités qui continuent — et souvent avec une
conviction obstinée de supériorité — à se proclamer catholiques, mais à leur
manière, faisant montre d’une libre et subjective émancipation de pensée et de
comportement et, en même temps, avec la fière ambition d’une intangible
authenticité.
Oh ! Vous connaissez
sans aucun doute les phénomènes, quelques-uns tout au moins, de cette
situation, et vous pouvez comprendre combien tout cela nous remplit le cœur
d’affectueuse douleur. La recomposition de l’unité, spirituelle et réelle, à
l’intérieur même de l’Eglise, est aujourd’hui, pour l’Eglise, un des problèmes
les plus graves, les plus urgents. Nous ne voudrions pas troubler vos âmes en
évoquant d’effrayants fantasmes ; nous aimerions plutôt inviter, chacun de
vous, à participer, à l’occasion de l’Année Sainte à la restauration dans
l’Eglise du sens effectif de son unité constitutionnelle, de l’amour et de
l’esprit de sacrifice pour sa paix intérieure, du goût et de la passion de son
harmonie sincère de foi et de charité.
Le caractère
élémentaire de cette allocution nous oblige à réduire à deux points — que nous
croyons essentiels — le diagnostic négatif du déplorable état de choses actuel.
Quant au premier
point, il s’agit de cet esprit de contradiction qui est de mode aujourd’hui et
dont se targuent, le plus souvent avec une désinvolture irresponsable, tous
ceux qui, sur le plan ecclésial, ambitionnent d’être modernes, populaires, personnels.
En soi, la contestation devrait viser à circonscrire et à corriger des défauts
répréhensibles, et par conséquent, tendre à une conversion, à une réforme, à un
accroissement de bonne volonté ; et nous, nous ne repousserons certes pas une
contestation positive, si elle demeure telle. Mais, hélas ! la contestation est
devenue une forme de masochisme ; elle est trop souvent dépourvue de sagesse
et d’amour; elle est devenue une coutume facile, qui fait détourner le regard
de ses propres défauts pour le fixer au contraire sur ceux d’autrui ; la
contestation s’habitue à juger, souvent de manière téméraire, les imperfections
de l’Eglise et à se montrer indulgente envers les erreurs des adversaires de
l’Eglise, des négateurs du nom de Dieu, des destructeurs de l’ordre social,
témoignant souvent d’une sympathie qui frise la connivence ; cette
contestation prend nettement position en faveur des réformes les plus
audacieuses, les plus périlleuses, mais refuse ensuite d’adhérer, de manière
humble et filiale, aux efforts rénovateurs que le catholicisme tente d’exercer
à tous les niveaux de l’existence et de l’activité humaines. Un tel esprit
négatif provoque fatalement une tendance instinctive à se détacher de la communauté,
à préférer égoïstement son propre groupe, à refuser de se solidariser avec les
grandes causes de l’apostolat pour l’établissement du royaume de Dieu ; ces
gens qui parlent de libération sont en route, peut-être même sans le vouloir,
amers et sans joie, vers un « libre examen », c’est-à-dire vers une affirmation
subjective qui n’est certes pas conforme au génie de la charité.
C’est cette
charité-là, précisément, qui doit guérir l’Eglise de la contagion de cette
critique contestatrice et corrosive qui a pénétré ci-et-là dans le tissu du
Corps mystique : le charisme de la charité doit retrouver sa vraie place, la
première : « La charité est patiente, serviable, sans envie ; la charité n’a ni
jactance ni enflure ; elle n’est ni légère ni égoïste ; elle ne s’emporte pas,
ne pense pas à mal, elle se réjouit non du mal, mais de la vérité, elle excuse
tout, croit tout, espère tout, supporte tout » (1 Co 13, 4-7). Et ainsi
de suite. Souvenez-vous de cet hymne de Saint Paul à la charité ; elle, la
charité, doit purifier la contestation légitime et parfois même obligatoire ;
elle doit réhabituer l’Eglise à retrouver en elle-même son propre cœur, au plus
profond duquel bat le cœur divin, doux et fort, de Jésus : « Apprenez de moi
que je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29).
Et le second point ?
Celui-ci regarde une distinction qui passe, facilement mais abusivement, de
l’ordre logique à l’ordre vécu : distinction, disons-nous, entre l’Eglise
institutionnelle et l’Eglise charismatique ; distinction entre l’Eglise de
Jésus-Christ et celle du Peuple guidé par l’Esprit-Saint ; entre l’Eglise une,
sainte, catholique et apostolique et une Eglise conçue selon ses propres
lumières personnelles, ou encore selon ses propres goûts spirituels subjectifs.
Ce second point mérite également notre réflexion, principalement en raison des
conséquences négatives qui résultent de la préférence personnelle
qu’aujourd’hui beaucoup voudraient donner à une Eglise soi-disant
charismatique plutôt qu’à la traditionnelle Eglise institutionnelle. Les
conséquences négatives de cette distinction sont deux : la désobéissance et un
pluralisme qui franchit ses limites légitimes ; mais ce sont là des thèmes qui
exigent d’amples et sérieux développements. Ce sera, si Dieu le veut, pour une
autre fois.
Limitons-nous, pour
l’instant à nier la distinction substantielle entre l’Eglise institutionnelle
et une prétendue Eglise purement charismatique. Jésus, quelle Eglise a-t-il
fondée ? Jésus a fondé son Eglise, sur Pierre, sur les Apôtres, sur
personne d’autre. Il n’existe pas différentes Eglises : pleine et parfaite
dans sa conception il n’y en a qu’une seule. Et c’est à cette Eglise-là que
Jésus a envoyé l’Esprit-Saint, afin que l’Eglise institutionnelle vive de
l’animation de l’Esprit-Saint, et qu’elle soit, de l’Esprit-Saint, gardienne et
ministre. Les charismes, c’est-à-dire les dons spéciaux que l’Esprit-Saint
accorde également aux fidèles, sont destinés à l’unique Eglise existante et à
son développement dans le monde ; comme on le sait (cf. 1 Co 12).
Voilà pourquoi nous
devrons rétablir ce « sens de l’Eglise » qui répond aux intentions divines et
qui confère à l’Eglise cette unité intérieure, cette vitalité, cette joie
d’être et d’œuvrer, qui rendent témoignage à nous, à notre époque de la
présence et du salut du Christ (cf. Jn 17).
Veuille le Christ
nous assister avec sa Bénédiction et, à présent, la nôtre !
Chers Fils et
Filles,
Repenser l’Eglise :
ce fut là un des thèmes — et peut-être le plus important — du récent Concile.
Comment ce besoin d’un acte de réflexion sur elle-même a, peu à peu, pris corps
dans l’Eglise est un sujet d’étude extrêmement intéressant et très fécond en
cette période actuelle qui, de la théologie proprement dite, contemplative et
exploratrice du mystère de Dieu et de sa révélation en notre Seigneur
Jésus-Christ est passé également à l’ecclésiologie ; on a considéré que
l’Eglise n’est pas seulement gardienne de la foi, mais qu’elle est elle-même
l’objet de la foi : « Credo, disons-nous dans notre profession habituelle en
récitant le Symbole à la Messe (cf. DENZ-SCH., 150), credo... je crois en
l’Eglise, une, sainte, catholique et apostolique ». On n’ignore pas que l’étude
doctrinale sur l’Eglise est une discipline relativement jeune : dans la Somme
de Saint Thomas il n’y a pas de traité vrai et propre sur ce thème ; il faudra
attendre la crise de la Réforme pour avoir un exposé systématique et organique
consacré à l’Eglise : puis il y a la célèbre étude de S. Robert Bellarmin (De
militante Ecclesia). En ces derniers temps, au contraire, l’ecclésiologie
a été l’objet d’un très grand intérêt ; en effet, tant l’aspect historique de
l’économie du salut que l’aspect proprement théologique de l’instauration des
rapports surnaturels, à travers le Christ et dans l’Esprit-Saint, entre Dieu et
l’humanité, ont attiré l’attention de l’Eglise sur son propre mystère; nous
avons, dans la célèbre Encyclique Mystici Corporis du Pape Pie XII
(1943), une synthèse magistrale de ce thème qui a été repris par le Concile et
examiné selon sa propre prospective, attribuant à l’Eglise (dans sa plus large
acception) le titre qui prévaut actuellement de Peuple de Dieu, un
titre qui traduit bien la synthèse de l’ecclésiologie catholique par rapport à
la réalité divine et humaine de
l’Eglise, par rapport au dessein historique où elle atteste sa présence tout au
long des siècles, avant, durant et après le Christ, et par rapport également à
la mentalité moderne dans son contexte social.
Nous le répétons :
repenser l’Eglise est une des questions dominantes de la pensée religieuse
contemporaine ; et nous ferions bien de considérer comme un pressant devoir
l’étude approfondie de ce sujet, si nous voulons réellement, à l’école du
Concile, parvenir à ce renouvellement spirituel et moral dont l’Année Sainte a
fait son programme.
Avant tout, pour
avoir des idées claires au sujet de l’Eglise. Et la première idée doit être :
reconnaître son mystère, c’est-à-dire l’excédent de son être respectivement à
notre capacité intellectuelle. L’Eglise n’est pas un fait purement naturel (et
déjà la profondeur des faits naturels dépasse habituellement notre faculté
d’adapter la réalité à notre pensée) ; elle est une pensée divine, un dessein
de Dieu qui se greffe dans la vie et dans l’histoire de l’homme ; il faut voir,
parmi ses premiers documents, dans l’Epître de Saint Paul aux Ephésiens :
l’admiration d’abord, la foi ensuite, et puis l’enthousiasme de la charité
infinie qui doivent être nos attitudes fondamentales en présence d’une telle
révélation. Et nous ne devons pas être surpris si un tel mystère ne trouve pas
dans notre langage de termes pour le définir; c’est le Concile qui nous le dit,
qui nous donne une liste de quelques expressions relatives à ce mystère :
toutes sont bien adaptées, mais elles ont toutes besoin d’être complétées par
d’autres expressions analogues.
L’Eglise est
désignée dans l’annonce évangélique par le titre de Royaume de Dieu, puis
Royaume du Christ et de Dieu ; elle devient ensuite le bercail du Christ, le
champ de Dieu, l’édifice de Dieu ; elle devient aussi le Corps mystique du
Christ, l’Epouse du Christ (cf. Lumen Gentium, 5-7). « L’Eglise est le
nouveau Peuple de Dieu destiné à réaliser son Royaume sur la terre » (Morsdorf
: cf. O. semmelroth, dans le
vol. L’Eglise de Vatican II, vol. II,
395-409).
Cette imposante
conception d’une société humaine, composée de citoyens tous égaux, et organisée
par des ministères potestatifs et hiérarchiques, terrestres et en même temps
célestes, animée par l’Esprit-Saint et destinée à se répandre sur toute la
terre (cf. Lumen Gentium, 8), doit être l’objet de notre part d’une
réflexion passionnée et réaliste, si nous voulons vraiment — d’abord et avant
tout — vaincre le scepticisme qui embrume généralement la mentalité profane ;
de soi-même, celle-ci est absolument ignorante des véritables et suprêmes
destins de l’humanité ; elle n’entrevoit que sous de minces lueurs — qui
émanent de l’expérience naturelle — les objectifs supérieurs vers lesquels se
dirige la civilisation : l’unité, la fraternité, la justice, la maîtrise de la
création, la paix, si nous voulons marcher dans la vie présente comme « fils de
la lumière » (Ep 5, 8). En deuxième lieu nous devons nous défendre
contre la tentation d’édifier de nous-mêmes, avec nos idées ou avec notre
culture, un type nouveau d’Eglise, un schéma artificiel de société religieuse,
différent de la conception évangélique et apostolique, prévoyant pour celle-ci
un statut étranger ou contraire à celui que l’Eglise elle-même, dans ses
expressions responsables, a historiquement établi. La réforme des aspects
humains et dépassés est toujours souhaitable et possible ; mais cela
n’autorise personne à assumer des positions critiques, des polémiques,
éversives ou absolument particularisées ; la réforme doit concourir à
construire, et non à démolir l’Eglise, qui seule a le droit de décider qui a
reçu légitimement l’investiture pour instruire et guider le Peuple de Dieu.
Essayons ensuite
d’éduquer notre mentalité religieuse à concevoir l’Eglise conformément à cette
définition que le Concile Vatican II a faite sienne : Peuple de Dieu. C’est une
définition dense et féconde. Elle nous rappelle comment l’initiative de rassembler
une humanité dispersée pour en former un Peuple, concordant et multiple, libre
et docile, sage et humble, fort et faible à la fois, uni dans la foi, dans
l’espérance et dans la charité, remonte à Dieu, dérive toujours de Lui, et par
Lui se justifie.
Le Concile dit
encore : « Cependant il a plu à Dieu de sanctifier les hommes, non
individuellement et à l’exclusion de tous liens mutuels, mais il a voulu en
faire un Peuple qui le connût dans la vérité et le servît saintement » (Lumen
Gentium, 9).
Puis, le Concile,
mettant à profit cette appellation de Peuple de Dieu, et respectant toujours,
cordialement et fidèlement le passé, rattache l’Eglise à l’économie de l’Ancien
Testament, où se trouve célébrée l’alliance privilégiée conclue par Dieu avec
Israël, préparatoire de l’alliance nouvelle conclue par le Christ : ce n’est
plus un simple pacte d’amitié ; c’est une communion ; ce n’est plus une
alliance limitée à un clan ethnique, mais une communion qui englobe tous les
hommes prêts pour la foi, membres par conséquent d’un même corps mystique ; un
pacte qui revêt chacun d’une personnalité surnaturelle comme l’a écrit Saint
Pierre : « Vous qui êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte,
un peuple que Dieu s’est formé » (1 P 2, 9 ; cf. S. augustin, De catechizandis rudibus, III,
6 ; PL 40, 3-3).
Combien d’autres
choses comporterait ce thème magnifique : l’Eglise ! Cette Eglise
que « le Christ aime et pour laquelle il a fait le sacrifice de sa vie » (Ep
5, 25) ! Pour l’instant, qu’il nous suffise de rappeler l’importance que le
concept authentique et lumineux de l’Eglise peut avoir dans notre formation
chrétienne et catholique et dans l’effort que nous devons entreprendre pour le
renouvellement et pour la réconciliation des hommes de notre époque. Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Nous sommes à la
recherche de meilleures conditions d’esprit dans lesquelles nous devrons nous
mettre pour bien célébrer l’Année Sainte, non pas comme un événement occasionnel,
mais comme un encouragement d’abord, comme un mouvement, ensuite, qui donne à
notre conscience chrétienne cette « conversion », cette nouveauté spirituelle
et pratique que le récent Concile a prêchée pour l’Eglise de Dieu et pour tous
ceux qui ont la bonne fortune et la responsabilité de lui appartenir.
Quelles sont ces
meilleures conditions d’esprit ? Elles sont nombreuses, très nombreuses, c’est
évident ; s’il fallait en dresser la liste et en donner l’explication, le
discours serait interminable. Limitons-nous en ce moment à une seule : notre
attitude à l’égard de l’Eglise. Quel est notre sentiment profond et personnel,
tout au moins celui qui domine ? Nous réclamons l’attention sur ce point parce
qu’il peut être très influent et probablement déterminant en ce qui concerne la
manière et l’efficacité de notre célébration de l’Année Sainte.
Commençons par nous
interroger nous-mêmes : Quelle est notre attitude à l’égard de l’Eglise ?
cette Eglise pour laquelle le Christ, le tout premier, Lui le Fondateur, Lui le
Docteur, Lui le Rédempteur, eut tant de pensées, tant de désirs, tant de soins
et pour dire tout en un mot; tant d’amour: « II a aimé l’Eglise, écrivait Saint
Paul, et il s’est immolé pour elle » (Ep 5, 25).
Nous pourrions
essayer de nous classer selon certaines catégories génériques de facile
identification. La première est celle des indifférents. C’est actuellement une
catégorie extrêmement nombreuse ; on peut y inscrire tous ceux qui ne se
soucient pas de la question
religieuse, qui ne la tiennent pas pour vitale, de même que tous ceux qui
estiment qu’une telle question reste désormais sans réponse et qu’elle a été
écartée à cause de la prédominance de la mentalité scientifique, et du
sécularisme qui circonscrit la sphère de notre intérêt au royaume de
l’expérience et à celui des rapports économico-sociaux qui nous accaparent.
Envers cette catégorie, nous nous sentons assez distants à cause de cette
insouciance des valeurs religieuses que nous, nous savons être suprêmes, que
nous savons vraies, que nous savons nécessaires et que nous puisons à l’Eglise
et dans l’Eglise, avec une vérification intérieure de certitude et de félicité
(cf. Rm 8, 16). Faire de l’indifférence religieuse et précisément en ce
qui concerne l’Eglise, notre choix, faussement commode et rationnel, serait
abdiquer notre droit-devoir d’êtres constitutionnellement destinés à tendre
vers l’Etre suprême, le Dieu vivant — et dans une certaine mesure à le
rejoindre — (cf. St. augustin, Confessions
1, 1). Et en même temps nous voulons être pastoralement assez proche de
cette catégorie, comme voisin des frères errants dans le désert du mystère qui
a envahi toute chose.
Une autre catégorie,
bien dans le goût du jour, est celle des critiques. Il y a deux espèces de
critiques ; appelons la première positive : elle se compose de ces critiques
orientées vers la vérité et, pour ce qui concerne l’Eglise, vers
l’introspection de sa véritable nature, au-delà de ses apparences extérieures
et humaines, vers sa définition immanente et inextinguible de Corps mystique
du Christ ; c’est là une critique qui ne nous cache rien, mais qui nous rend
d’autant plus passionnés et amoureux de l’Eglise du Christ qu’elle nous dévoile
mieux les défauts, les incohérences, les fautes, les souffrances du visage
humain de l’Eglise même ; des critiques de ce genre, il faudrait que nous ne
soyons un peu tous, nous qui nous disons fidèles, fils et membres solidaires de
l’Eglise (cf. 2 Co 13, 5-6). L’autre espèce de critique est l’espèce
négative, c’est-à-dire animée d’un esprit malin qui, contrairement au charisme
de la charité, cogitat malum, gaudet super iniquitate (cf. 1 Co 13
; 5-6). Il est malheureusement assez répandu aujourd’hui cet esprit pessimiste
qui n’a aucun regard pour l’Eglise sinon pour en dénoncer, vraies ou fausses,
quelles puissent être les difformités et pour en tirer un argument
pharisaïque, pour la condamner et pour se louer soi-même (cf. Lc 18,
11-12). Nous aimerions inviter ces critiques si sévères, parfois pleins de
préventions et démunis de générosité, à une plus grande sérénité ; cette
sérénité qui rend le dialogue possible et qui fait renaître l’amour dans les
cœurs. Comment pourrions-nous avoir la prétention de construire l’Eglise sans
l’amour ?
Consacrons donc à
l’amour la troisième, la grande catégorie de ceux qui le veulent assumer pour
qualifier leur propre attitude envers l’Eglise, dans un acte de renouvellement
conscient pour l’Année Sainte. Nous souhaitons que ce moment de plénitude de
la sainte Eglise soit célébré sous le signe de l’amour, l’amour de l’Eglise et
l’amour envers l’Eglise. Aimer l’Eglise, voilà notre première et nouvelle
attitude en cette saison spirituelle historique. Dans sa réalité mystique et
terrestre, nous aimerons l’Eglise, en ce qu’elle a de mystérieux et de divin,
puis aussi en ce quelle a d’humain et, par conséquent de limité, de défectueux,
dans sa tangibilité, comme elle est parfaite dans la pensée du Christ (cf. Ep
5, 27), perfectible selon notre expérience et nos désirs, sans se fourvoyer
dans la distinction entre une Eglise charismatique, imaginée par un idéalisme
gratuit et une Eglise institutionnelle, dont nous soutenons et reconnaissons
l’identité et le besoin qu’elle a de notre humble et filiale adhésion pour
réapparaître dans sa beauté d’Epouse du Christ.
Aimer l’Eglise avec
une ferveur et un dévouement régénérés dans la certitude de sa crédibilité et
de notre nécessité d’en être des membres sains et actifs ! A qui va, avec ce
souhait, notre pensée affectueuse ? A vous, fils et frères, prêtres et
religieux qui êtes déjà engagés avec les liens d’or de l’amour total ; il faut
retrouver cet amour, le confirmer et le réanimer au feu primitif de notre
cordial enthousiasme, de notre pleine confiance.
Puis c’est à vous,
jeunes gens, que nous disons, le cœur plein d’espoir : aimez l’Eglise.
Peut-être l’aimez-vous déjà, dans vos aspirations idéales et inquiètes mais
vous ne vous rendez pas compte qu’elle se trouve parfaitement au sommet de
votre idéal d’authenticité, de perfection tendue dans l’effort d’être telle, et
qu’elle est aussi à l’horizon de vos rêves communs et valides d’universalité,
de justice et de paix. Et nous le dirons également à ceux qui sont loin, en
espérant qu’ils soient eux aussi touchés au moins par l’écho de notre voix :
aimez l’Eglise ! elle est la véritable unité, elle est la véritable bonté,
elle est l’humanité qui souffre, pense, œuvre et vit pour ce qui mérite d’être
le but de l’existence humaine, et qui, à la fin, ne déçoit pas, ne meurt pas.
Aimer l’Eglise :
voilà la bonne formule.
Expérimentons-la,
avec une confiance renouvelée.
Et avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Une fois de plus
nous allons nous référer à l’Année Sainte qui vient et qui, selon notre désir,
devrait être largement et profondément l’occasion de ce renouvellement
chrétien, auquel nous a invités le Concile.
Notre catholicisme,
ancien et toujours combattu, doit pouvoir s’exprimer dans un esprit et dans une
conduite qui témoignent de deux choses : de son authenticité et de sa vitalité
; et cela, primo, par rapport à sa tradition la meilleure ; secundo, par
rapport aux conditions concrètes dans lesquelles aujourd’hui se déroule notre
vie, prise dans les mailles solides des mœurs en vigueur ; et, enfin, par
rapport au monde profane, qui se professe laïque et orienté vers une manière de
penser et de vivre qui n’est certes pas cohérente du point de vue chrétien,
alors que le christianisme a la mission de le pénétrer de son esprit au profit
et pour le salut du monde lui-même, en Jésus-Christ, Notre Seigneur.
Nous pensons donc
qu’il convient que, dès maintenant, l’on se rend compte des difficultés que
présente un pareil programme. Comme nous l’avons déjà dit, les difficultés sont
nombreuses et elles sont graves ; il faut au moins les connaître, les étudier
comme on peut préparer les conditions d’esprit pour les surmonter, grâce à
notre témoignage personnel, confiants dans la vertu de l’Esprit-Saint.
Une de ces
difficultés est constituée par la décadence du sens moral. Nous en avons déjà
parlé ; mais il n’est pas superflu de fixer notre attention sur ce gros
obstacle qui trouble la diffusion du message chrétien et sa réelle efficacité.
Qu’entendons-nous
par sens moral ? Une question importante !
C’est la conscience
innée du bien et du mal ; renforcée par un jugement portant non seulement sur
ce qui est bien et sur ce qui est mal, mais aussi sur ce qui doit être un bien
pour nous et sur ce qu’il faut éviter parce qu’un mal pour nous. C’est un concept-clé,
qui engage l’intelligence et la volonté dans la recherche des choses qu’on peut
faire et de celles qu’il faut éviter ; qui conditionne le jeu décisif de la
liberté, celui par conséquent du devoir, et ensuite, de la loi, de la norme
directrice de nos actions, et par conséquent celui de l’autorité dont émane la
loi. Nous pouvons dire (négligeant en ce moment le vocabulaire de la philosophie)
que le sens moral est circonspection, c’est-à-dire conscience de l’ordre à
achever en dedans et en dehors de nous. Cet instinct, cette orientation,
d’abord spontanée puis réfléchie et voulue, de l’obligation morale, convalidée
par un magistère extrinsèque et social, ou bien par un magistère religieux, et
tendue vers l’action conforme à un plan naturel, lui-même conçu comme reflet
d’une Intention transcendante; c’est ce que nous appelons moralité. Quels sont
les forces, les stimulants qui entrent en jeu ? le devoir ? les passions ? les
intérêts ? les mœurs ? l’habitude ? l’exemple ? le commandement ? la crainte
? Il y a là toute une portée que l’éducateur connaît bien et dont la
conscience, c’est-à-dire le réflexion personnelle, est appelée à évaluer
l’honnêteté et à doser, selon un choix mesuré, l’efficacité de ses influences
actives.
Nous ne faisons
allusion à ce complexe enchevêtrement agissant que pour mieux apprécier la
densité de la très commune et merveilleuse expression : « être bon » ;
elle signifie être positivement moral. Et il ne faut pas s’étonner du fait que
le désordre peut facilement s’introduire dans le compliqué mécanisme psychologique
de l’activité humaine. Malheureusement ce désordre existe déjà en puissance
dans l’homme à cause des perturbations provoquées par le péché originel, avec
une efficacité plus ou moins contenue et contenable.
Et alors nous nous
demandons : est-il possible d’être bon ? conforme à la loi du bien, et
victorieux des tentations du mal ? Voilà le drame quotidien de tout être humain
; c’est l’épreuve à laquelle est soumise notre vie présente. Mais nous devons
être optimistes, et nous devons répondre : oui, c’est possible (cf. 1 Co 10,
13) ; l’homme est de par sa nature, orienté vers le bien. En outre, nous avons
tous un prodigieux soutien qui nous rend bons et nous aide à devenir toujours
meilleurs. C’est la grâce, l’effusion intérieure de l’Esprit Saint ; pourvu que
nous lui ouvrions l’accès du cœur, avec l’adhésion sincère à l’Evangile et son
acceptation profonde comme l’Eglise nous enseigne et nous aide à faire. C’est
cela, au fond, le sens global de la vie chrétienne et du salut qu’elle apporte
avec elle : être des hommes bons, justes, forts, libres et vrais, vivant dans
le Christ. C’est ainsi qu’est l’homme nouveau.
Réussirons-nous à
former une génération, une société d’hommes semblables ?
Ce sont nos
intentions et notre espoir. Mais le danger où est-il ? Et s’il existe, quel en
est le remède ?
Parlons du sens
moral ; et pour le moment bornons-nous à indiquer deux dangers, qui, déjà,
pèsent sur la conscience de tant de gens de notre époque.
Le premier danger
est celui de dérouter le sens moral de l’axe déontologique de l’action humaine;
de priver, donc, le sens moral de son impératif absolu, qui dérive de la
référence à Dieu de notre action. Nous sommes responsables devant Dieu. La
crainte de Dieu est le fondement de la vie morale (« La crainte de Dieu est le
commencement de la sagesse » Ps 110, 10), dit la Bible. Si l’on
dépouille l’âme de la crainte de Dieu, quel sens peut encore avoir la parole
sainteté, c’est-à-dire la perfection suprême de notre être? et il n’y a plus de
sens à donner au mot péché qui est la violation absurde de la loi divine.
Aujourd’hui la norme de la moralité incline vers la coutume, c’est-à-dire vers
l’usage courant, vers la mode du comportement éthique ; hier c’étaient les
mœurs qui cherchaient à s’adapter à la norme morale : aujourd’hui c’est le
contraire. Si les mœurs font la loi, la loi n’existe plus dans sa vigueur
intrinsèque ; et les mœurs se dégradent d’elles-mêmes. Elles deviennent
changeantes et provisoires. La corruption trouve ainsi libre course dans la vie
sociale. Cette mentalité relativiste que semble vouloir justifier la liberté
propre d’une société qui se prétend arrivée à maturité, peut facilement
dégénérer en licence et ruiner la communauté et ceux qui la composent. Il n’est
pas difficile de relever dans l’histoire des exemples qui le confirment.
L’écologie des mœurs devra donc, dans tout programme, figurer parmi les tâches
primordiales du renouvellement chrétien auquel nous aspirons.
L’autre danger pour
le sens moral vient de l’hédonisme, c’est-à-dire du système éthique qui met le
plaisir à la place du bien ; un système, celui-là, vers lequel nous ne penchons
que trop. On veut avoir la vie facile, commode, joyeuse. On cherche à supprimer
tout effort, tout sacrifice. L’impératif moral, — le devoir —, est pratiquement
oublié ; on n’exalte plus que les droits. On bâtit des théories pour justifier
n’importe quelle satisfaction donnée aux passions des sens. L’érotisme devient
une mode, le plaisir un droit, le vice une ineptie. On ne calcule pas le
gaspillage de valeurs humaines que provoque un semblable fléchissement moral.
La foi, la religion, la spiritualité, la vigueur de la volonté, la grandeur
d’âme, tout s’y dissout. « L’homme animal, avertit Saint Paul, ne peut pas
comprendre les choses qui sont de l’Esprit de Dieu » (1 Co 2, 14).
Nous, qui avons la
bonne fortune et la responsabilité d’être baptisés, saurons dégager de ce fait
décisif et merveilleux le style et l’énergie de la vie forte et neuve.
L’austérité de la croix ne devra pas nous détourner d’un engagement chrétien
courageux, mais nous attirer vers lui.
Rééduquons notre
conduite pour acquérir le caractère franc et viril du disciple du Christ ; nous
donnerons ainsi de l’authenticité et de la vitalité à notre profession de foi
chrétienne et avec l’aide de Dieu nous deviendrons capables de porter au monde
actuel le message rénovateur et sanctifiant du Royaume du Christ.
Qu’il en soit ainsi,
avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
On a déjà parlé
maintes fois de l’Année Sainte mais il reste encore beaucoup à dire.
Limitons-nous, aujourd’hui, à considérer ce proche événement par rapport au
temps, à l’histoire, au dessein divin qui se réalise à des moments déterminés.
Avez-vous déjà remarqué comme Jésus parle souvent de l’heure qui vient comme
d’une circonstance très importante ? A une femme samaritaine, par exemple, il
dit : « L’heure vient et nous y sommes, où les vrais adorateurs adoreront le
Père en esprit et en vérité...» (Jn 4, 23 ; 2, 4 ; 17, 1 ; Rm 13,
11 ; etc.). Cela veut dire que la succession du temps n’a pas toujours une
simple signification chronologique, et qu’elle acquiert parfois un sens
prophétique, qu’elle indique l’accomplissement d’un dessein divin. L’horloge du
temps marque la coïncidence d’un instant rendu précieux par la descente d’une
Présence transcendante parmi les hommes ou par une invisible Action de l’esprit
qui prend la forme d’un fait sensible.
Dans les Saintes
Ecritures il n’est pas rare de trouver la mention de quelque moment surprenant
de ce genre. Relisons la citation d’un oracle semblable prononcé par le
Prophète Joël, qui figure dans l’Ancien Testament et que l’on retrouve dans le
Nouveau, dans un discours que prononce Saint Pierre pour documenter le mystère
de la Pentecôte : « Je répandrai mon Esprit sur toute chair ; vos fils et vos
filles prophétiseront, et vos vieillards auront des songes et vos jeunes gens
des visions... » (Jl 3, 28 ; Ac 2, 17-18).
Or, nous pensons
que, dans le dessein de Dieu, l’Année Sainte peut être un moment de grâce pour
les âmes, pour l’Eglise, pour le monde. C’est chose possible ; c’est une
hypothèse, c’est un vœu, un espoir, mais qui, précisément à cause de son
caractère surnaturel, échappe à notre influence ; c’est le Seigneur qui doit en
être l’artisan : nos velléités stériles ne le peuvent pas ; il se peut que la
réalité même, au sein de laquelle cette nouvelle Pentecôte s’insère dans les
vicissitudes humaines, demeure cachée à nos yeux sensibles ; mais, pour de
nombreuses raisons qui, selon notre expérience, rendent le fait plausible, il
se peut, répétons-le, que l’Année Sainte constitue un événement humano-divin
décisif.
Quelles sont ces
raisons ? Voilà une analyse assez délicate et complexe et il ne nous semble pas
possible de nous y appliquer en ce moment. Disons seulement que les conditions
mêmes de notre temps où il semble, selon les uns que les valeurs religieuses
sont tenues pour inutiles ; oubliées et sans effet selon d’autres ; en
veilleuse mais sous pression selon d’autres encore, et prêtes à exploser en une
nouvelle libération, en une nouvelle splendeur (cf. Rm 8, 19 et ss.) —
disons donc que ces conditions de notre temps semblent préluder à une nouvelle
épiphanie chrétienne ; qui peut savoir si ce sera dans un ensemble de faits
prodigieux, ou bien dans l’histoire, grâce à des témoignages soufferts, où les
larmes et le sang des « saints », c’est-à-dire des chrétiens vraiment fidèles
formeraient une apologie plus éloquente que n’importe quel discours humain ?
Nous l’ignorons, mais il semble bien que ce n’est pas une illusion
d’apercevoir, même dans les chroniques contemporaines, quelques vestiges
émouvants.
Et nous dirons
encore que l’économie du salut réclame normalement une préparation
correspondante. La vertu divine se déploie là où l’homme lui offre des
conditions propices. Le règne de Dieu exige de notre part un accueil, une
attention, une conversion, une disponibilité, une « metanoia » qui, dans l’Evangile,
se traduit par « pénitence » : « Faites pénitence, prêche le Précurseur, car le
royaume des cieux est proche » (Mt 3, 2) et le Messie Jésus répète à son
tour le même message : « Convertissez-vous, car le royaume des cieux est proche
» (Mt 4, 17).
Renouvelons, nous
aussi, cet avertissement prophétique : si nous voulons que l’Année Sainte
marque vraiment une phase d’authentique reviviscence chrétienne, une sorte de
palingénésie de l’Eglise, une vocation rédemptrice pour l’humanité, nous devons
nous disposer à la célébrer moyennant un renforcement préalable de notre
énergie morale et spirituelle ; nous pourrions intituler cela, à la manière
d’aujourd’hui, une « opération-ferveur ». Tous : individuellement et
personnellement ; et tous, collectivement dans nos communautés respectives.
C’est, dans ce but,
que nous en avons anticipé l’annonce et que nous en avons inauguré les débuts
dans les Eglises locales. Il ne faut pas que l’Année Sainte soit une
manifestation comme tant d’autres auxquelles nous nous contentons d’assister en
simples spectateurs, ou auxquelles nous ne prenons part que momentanément ou
que pour la forme. Il s’agit d’infuser en nous, moyennant cette célébration,
la sagesse et le dynamisme du Concile ; il s’agit de dépasser — et non de
mortifier — le développement, splendide mais temporel, de la science et de la
technique modernes qui ne suffisent pas pour nous donner le sens véritable de
notre vie et nous faire parvenir à notre destin immortel ; il s’agit de
favoriser victorieusement les efforts, souvent décevants, de la civilisation
vers la justice sociale, la fraternité et la paix ; il s’agit de donner aux
deux termes du binôme de l’Année Sainte : renouvellement et réconciliation, la
plénitude de la signification qu’ils contiennent, en vue d’une efficacité
intérieure morale, spirituelle et réfléchie, pour le premier terme ; en vue
d’une efficacité extérieure, religieuse, interpersonnelle, familiale, sociale,
internationale, pour le second.
Tâche grande et
importante, certes ; mais pas impossible, Fils bien-aimés, si l’«
opération-ferveur » la prépare, et mieux encore la mérite, comme une récompense
destinée à chacun de nous et à nous tous par la bonté toujours gratuite
du Christ.
Que le Seigneur nous
assiste. Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Nous tous, élèves du
Christ, Maître de l’humanité, nous tous, illuminés par sa science de la vie
considérée dans le dessein total de ses vraies valeurs et de ses destins
suprêmes, nous tous, rendus particulièrement sensibles aux événements de notre
temps et au sort de l’humanité, nous devons être les plus attentifs et les plus
sensibles tant aux conditions dans lesquelles vivent les hommes qu’aux faits
se référant à cet équilibre dans lequel se déroulent, ou devraient se dérouler
les relations des hommes entre eux, équilibre auquel nous donnons ce nom
sublime et puissant de justice. La justice, c’est-à-dire la forme authentique,
la forme vraiment humaine et raisonnable qui doit, ou devrait régler la
coexistence humaine, est un idéal auquel nous chrétiens, nous catholiques
particulièrement, devons consacrer pensée et action avec le plus grand
dévouement; et aujourd’hui, nous devons le faire, avec un intérêt accru en
raison du fait, véritablement étrange, que le progrès s’accomplit dans le monde
(grâce à la culture, à la technique, à la richesse, etc.) sans entraîner au fur
et à mesure le progrès de la justice, c’est-à-dire de cet ordre humain qui
constitue la plus haute valeur sociale; au contraire, il arrive souvent que
l’accroissement du bien-être de quelques-uns se fasse au détriment de celui de
certains autres, ou tout au moins qu’il fasse naître en ceux qui ne peuvent accéder
à un bien-être semblable, une impression d’infortune, un sentiment d’injustice
et par conséquent le désir de lutter et de revendiquer un sort identique et
aussi une fortune plus grande.
Pourquoi
voulons-nous vous parler de ce grand phénomène social qu’est la justice sociale
?
Parce que nous
aurons tous prochainement l’occasion d’y consacrer une nouvelle étude et une
activité nouvelle : cette occasion est l’Année Sainte, dans l’esprit de
laquelle nous nous apprêtons à entrer.
Ecoutez ! Il est
clair que l’Année Sainte doit être un événement éminemment religieux. Pendant
une telle période qui se caractérise par une intense conscience spirituelle et
par de particuliers exercices de profonde piété, la religion doit prendre plus
que jamais la direction de nos âmes ; en une circonstance aussi singulière et
stimulante nous devons nous sentir chrétiens, profondément pénétrés par la foi
et attentifs aux bonnes et intimes exhortations de l’Esprit. Et c’est
précisément pour cela que l’Année Sainte doit constituer pour nous un
stimulant puissant et nouveau pour la cause de la justice dans le monde. Cet
effet n’est rien d’autre que la perception de l’inévitable et magnifique lien
entre l’amour envers Dieu, le premier et le plus grand des commandements
prescrits à l’être humain et l’amour envers le prochain qui dérive du premier
et l’accompagne nécessairement.
Or, rappelez-vous
bien que la justice véritable, progressive, naît de l’amour. Ceci est une
vérité, non seulement de thèse : c’est une vérité féconde de notre conception
sociale ; elle distingue notre manière d’être, de penser et d’opérer de ces
systèmes doctrinaux, politiques, sociaux qui extraient de la haine, de l’intérêt,
de la seule sympathie philanthropique, des tendances dominantes de l’opinion
publique, les principes du droit et du devoir social, c’est-à-dire de la
justice.
Il nous semble
important, au seuil de l’Année Sainte, de rappeler textuellement les paroles
consignées à l’Eglise et au monde par le Synode épiscopal de 1971, au sujet de
la justice dans le monde :
« Le message
chrétien intègre dans l’attitude même de l’homme envers Dieu son attitude
envers les autres hommes : sa réponse à l’amour de Dieu, qui nous sauve par le
Christ, ne devient effective que par l’amour et le service des autres. L’amour
du prochain et la justice sont inséparables. L’amour est avant tout exigence
absolue de justice, c’est-à-dire reconnaissance de la dignité et des droits du
prochain. Et pour sa part la justice n’atteint sa plénitude intérieure que
dans l’amour. Parce que tout homme est l’image visible du Dieu invisible et le
frère du Christ, le chrétien trouve en chaque homme Dieu lui-même avec son
exigence absolue de justice et d’amour ».
Voilà les principes.
Nous devons les rappeler et les réaffirmer et précisément en cette occasion qui
se présente dans l’histoire d’un monde qui semble incapable de retirer de ses
propres conquêtes cette félicité, cette humanité auxquelles il aspire avec une
conscience exaspérée : par contre nous voyons la haine, dans laquelle certains
mouvements sociaux vont puiser leur force, la lutte implacable de l’homme
contre l’homme où ils s’engagent, et la conception de division en classes qui
en résulte, la supériorité accordée aux valeurs économiques et à la
philosophie matérialiste du monde et de la vie ; comme, d’autre part,
l’égoïsme, dont est imbu l’homme dans sa richesse et dans son pouvoir, et
l’opinion statique de l’ordre, ou du désordre social, de la justice et du
droit, comme aussi l’opinion que le progrès social se réalise de lui-même, sans
avoir besoin d’interventions onéreuses et difficiles, etc., disons
l’insuffisance, ou l’erreur des principes sur lesquels s’appuie « le géant
aveugle » qu’est l’homme moderne, privé de la lumière, c’est-à-dire de la
sagesse que le christianisme a fait resplendir sur la scène du monde. Mais
encore une fois, attention ! Nous chrétiens, qui possédons les vrais principes
fondamentaux de la vie, avons-nous la logique, le courage, l’art, la patience
qui permettent d’en tirer la fécondité dont nous sommes potentiellement
capables ?
Un grand devoir de
cohérence s’impose à nous. Sans aller emprunter à des sources étrangères, trop
souvent décevantes, la doctrine et la force pour la justice parmi les hommes et
pour l’amour qui fait s’intéresser à leurs problèmes sociaux, ne vaut-il pas
mieux puiser dans l’Evangile et les interprétations que l’Eglise en a données
la norme pleine d’audace et d’amour qui nous incitera à promouvoir la justice
dans le monde ? Et ce moment de ferveur religieuse qu’est l’Année Sainte, ne
serait-ce pas le moment propice ?
Nous le désirons de
tout cœur, offrant également notre modeste action pour la cause de la justice
dans le monde, et avec l’espoir de voir l’Eglise tout entière associée à la
grande entreprise, au service à la suite de tous les hommes de bonne volonté.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Nous sommes
convaincu que le monde moderne a besoin d’apprendre à nouveau à prier.
C’est-à-dire à s’exprimer soi-même devant Dieu : deux mystères qui se
rencontrent : la conscience de l’homme et l’Etre infini et ineffable. Commencement
et Fin de toute chose. Que notre dialogue habituel soit cela, chacun le sait,
même si on est souvent mal informé ; la prière est l’activité caractéristique
de l’homme religieux, du croyant, de celui qui cherche et sent qu’il est en
communion avec le Dieu de l’univers et qui a trouvé dans le Christ la voie de
l’expression et de la communication entre les microbes que nous sommes, nous,
et ce ciel infini qui est la patrie de Dieu. Nous ferons bien de reprendre la
réflexion sur cette activité qui a une part si grande dans notre personnalité
chrétienne, et de saisir l’occasion du grand effort de la réforme liturgique,
décidée par le Concile, pour valoriser en nous les raisons de la prière et
pour adapter notre langage spirituel aux formes rituelles, théologiques,
communautaires que l’Eglise nous offre aujourd’hui.
En ce moment,
toutefois, notre perspective est différente ; nous aurons à revenir, non pas
une fois, mais souvent sur la prière du chrétien qui vit de sa foi ; mais,
comme nous l’avons dit, en ce moment, nous pensons à l’homme moderne,
c’est-à-dire à celui qui est produit par l’expérience de la vie contemporaine
et qui estime qu’il peut se suffire à lui-même, sans avoir besoin de recourir à
Dieu, à sa Providence, à sa Présence au-dessus et en dedans de nous, à sa
Justice, source pour nous de crainte et de responsabilité, à sa Paternité qui,
dès qu’on la considère, nous fait déborder d’amour et de joie. Sans avoir
besoin donc du rapport religieux et seul avec soi-même, avec la société et la
nature qui l’environne. L’idée de Dieu est pratiquement éteinte en ceux qui
tirent leur propre éducation du sécularisme contemporain, synthèse de toutes
les opinions négatrices de la Réalité transcendante et de la Vérité qui, sous
des formes données, sont en nous vivantes et immanentes. L’homme-type que
devrait être et qu’est le disciple de l’athéisme, officiel pourrait-on dire, de
notre époque, affirme qu’il n’a pas besoin de Dieu ; lui suffit largement la
science avec toutes ses conquêtes pratiques ; la science, capable de connaître
et d’expliquer toute chose, et de satisfaire ses besoins spéculatifs,
pratiques, sociaux et économiques.
Dans un discours
aussi bref et aussi simple que celui-ci, nous ne pouvons évidemment pas
résoudre les problèmes immenses qui dérivent de cette déification de la science
; nous dirons seulement que nous aussi, et même le tout premier, nous rendons
à la science les honneurs qui lui sont dus, lui assurant aussi la promotion,
l’appui dont elle pourrait encore avoir besoin. Vive la science ! Vive l’étude
qui la développe et l’exalte ! Mais nous croyons qu’il est permis d’affirmer
qu’à elle seule, elle ne suffit pas ; et nous ajouterons encore plus : la
science, elle aussi, réclame cette communication supérieure à laquelle nous
avons donné maintenant le nom de prière.
Nous pourrions faire
recours à l’expérience de la plus jeune des générations, celle d’aujourd’hui :
la science, suffit-elle avec son incalculable richesse d’applications
techniques ? La science, à l’état pur d’analyse, de recherche,
d’expériences, de découvertes, ne fait qu’élargir le champ de nos
connaissances; des connaissances qui n’expliquent pas sa profonde raison
d’être et qui révèlent toujours plus grave et plus pressant, le visage du
mystère, qui force implacablement à s’interroger sur le « pourquoi » premier
et absolu de ce que nous connaissons ; et il naît alors un tourment aveuglant
chez celui qui entrave le processus logique de la pensée, l’envolée vers le
Principe créateur, vers la Sagesse révélée et cachée, presque comme un
Sacrement, dans les choses étudiées. Il faut observer un fait capital à propos
de la pensée scientifique moderne : elle n’a pas, pratiquement servi à la
contemplation, c’est-à-dire à la découverte, découlant de son étude spécifique,
des notes qui irradient des choses connues, à savoir : l’ordre, la complexité,
la loi, la grandeur, la beauté... tous reflets mis en évidence par
l’observation scientifique, reflets d’une Pensée génératrice, illimitée et
immanente ; mais il est une préoccupation qui a immédiatement pris le dessus,
celle d’utiliser pour des fins pratiques, c’est-à-dire pour des applications
techniques, les vérités arrachées aux choses. L’utilitarisme a ainsi dominé la
science, l’a rendue opaque, et, pour quelques-uns, dangereuse ; sans laisser
d’espace à l’esprit humain, sinon celui, légitime mais insuffisant, des
supputations au sujet de son emploi au profit de la vie temporelle de l’homme,
qui a eu l’usufruit et la jouissance de toutes les découvertes scientifiques,
rendues disponibles par des instruments techniques géniaux mais qui n’a pas vu
son bonheur s’accroître ni la mystérieuse soif de vie de son cœur s’étancher.
Il faut rendre ses
ailes à la science ; celle-ci doit encore soutenir l’itinéraire spirituel de
l’homme ; elle doit l’inviter à la poésie et à la plénitude de la prière. « Les
cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l’œuvre de ses mains
» (Ps 18, 2).
Ceci est dans
l’ordre naturel.
Une autre
expérience, bien différente, nous conduit à des conclusions analogues ; et
c’est celle du caractère ambigu du progrès humain : l’homme devient-il
réellement meilleur et plus civilisé en avançant dans l’histoire par l’usage de
ses seules forces ? Est-il vraiment capable d’instaurer un humanisme dans
lequel les valeurs suprêmes de la personne humaine soient, pour tous, garanties
et permanentes ? Et n’y a-t-il pas le risque, si la progressive affirmation de
telles valeurs n’est pas soutenue par une tutelle divine, que ces valeurs
puissent, en certaines circonstances historiques, se contredire elles-mêmes ?
La liberté, la justice, la paix peuvent-elles résister à l’épreuve du temps et
aux conflits d’intérêts opposés ? Le droit pourra-t-il se substituer à la
force et l’aménagement de la civilisation pourra-t-il vraiment se traduire en
un bien commun? Il circule, et principalement en ces jours frénétiques et
douloureux, un vent de scepticisme au sujet de la capacité des hommes à être et
à demeurer frères. La capacité de l’homme de construire pas ses seuls moyens
une civilisation authentique et universelle apparaît dans une pénible contestation.
Les principes ne sont ni solides ni valables pour tous ; et alors le règne de
la force semble de nouveau nécessaire, et nécessaire paraît la guerre. Et si
cependant quelques principes étaient et demeuraient indiscutables, pouvons-nous
dire que l’homme, tout au moins en général, aurait la vertu de les appliquer de
manière désintéressée et avec sagesse ? N’est-il pas nécessaire alors d’avoir
une aide supérieure, une grâce divine en supplément ? Et ne faut-il pas, en
conséquence, une imploration qui nous voie, humbles ou puissants, recueillis en
prière ?
C’est cela que nous
croyons et nous souhaitons que l’humanité, toute ensemble, devienne capable de
répéter avec le Christ la prière qu’il nous a lui-même enseignée : « Notre Père
qui êtes au ciel ! ».
Que Dieu le veuille
! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Comme nous l’avons
maintes fois répété, nous nous préparons à l’Année Sainte ; et nous répéterons
aussi deux mots qui figurent à son programme: renouvellement et réconciliation.
Le premier de ces mots : renouvellement, nous fera voir tout l’effort, l’œuvre,
le fruit spirituel, moral et social que, subjectivement, chaque fidèle et
l’Eglise tout entière entendent produire pendant l’Année Sainte ; dans le
second mot, réconciliation, semble, au contraire, se refléter une situation
objective ou, mieux, relative à des rapports qui dépassent les limites
personnelles ou collectives de notre climat intérieur, et qui se réfèrent au
climat extérieur dans lequel nous vivons et qui nous entoure. De toutes manières,
les mots sont très clairs et chacun peut les comprendre : nous devons nous
renouveler au-dedans de nous-mêmes et nous devons faire la paix au dehors.
Au-dedans et au dehors. Cette division, toutefois, est simpliste ; et puis, elle
doit être intégrée dans la réalité.
Aujourd’hui
examinons le sens que nous entendons donner au deuxième mot d’ordre du
programme : la réconciliation. Que veut-il dire ? A qui et à quoi ce mot se
réfère-t-il ?
Notons immédiatement
que le concept suppose une rupture à laquelle nous devons porter remède ; il
suppose un désordre, un contraste, une inimitié, une séparation, une solitude,
une interruption dans l’harmonie d’un dessein qui réclame une intégrité, une
perfection qui corrige et dépasse notre isolement égoïste et instaure en nous
et autour de nous une circulation de l’amour. Avons-nous conscience de ce
besoin de réconciliation ? Ceci est un point important. Il représente une
grande nouveauté dans la conscience humaine ; premièrement de l’homme vis-à-vis
de soi-même ; ne serait-il pas plus homme, vraiment homme, celui qui, ayant conscience de soi-même, se rendrait
compte, en même temps, de son propre égoïsme tyrannique, de sa propre existence
bornée, de son propre isolement, de sa propre insuffisance ? ;
deuxièmement, dans la conscience sociale : les besoins des autres sont inscrits
dans notre être même ; il n’est personne qui puisse se suffire à soi-même ;
comment chacun pense-t-il s’intégrer dans les relations avec autrui? Dans la
lutte ou dans l’ordre ? ; et troisièmement spécialement, dans la conscience
religieuse qui marque la conscience la plus haute de notre position dans le
monde de l’Etre et dans le destin relatif qui nous est réservé. Réfléchissons
bien, et rendons-nous compte que sur ce triple front, du solipsisme, fait
social, du fait religieux, nous avons besoin d’une réconciliation. De
nous-mêmes, nous ne sommes pas entourés d’un ordre parfait ; de toute part nous
vient l’aiguillon d’une déficience, d’un reproche, d’un remords, d’un danger.
Une analyse psychologique nous porterait trop loin. Limitons-nous en ce moment
à considérer brièvement les trois aspects (les trois fronts, avons-nous dit)
que notre conscience nous présente comme ayant besoin de réconciliation.
Le premier front est
celui de notre inquiétude intérieure qui vient de ce que nous nous sentons
vivre et cependant faiblir, ne pas nous suffire ; pleins d’énergie et de
déficiences ; tourmentés par notre inlassable égoïsme ; conscients en même
temps de notre droit de vivre et de notre pauvreté subjective. Où et comment
trouver la pacification ? L’intégration, l’équilibre, la plénitude de notre
personnalité ? La réponse est immédiate : notre paix intérieure, c’est l’amour.
La question, alors, se déplace : quel amour ? Pour l’instant, nous ne
répondrons pas à cette question ; nous dirons seulement que pour être heureux,
il faut apprendre « l’art d’aimer » ; art que la nature elle-même nous
apprend, si on l’écoute bien et si on l’interprète selon la grande et suprême
loi de l’amour que le Christ nous a enseignée : « aime Dieu, aime ton prochain
» avec les applications austères qu’une telle loi comporte. Si nous apprenions
vraiment à aimer comme il se doit, ne seraient-elles pas transformées dans la
paix et dans le bonheur, notre vie personnelle et, par conséquent, la vie
collective ?
Il faudra que
l’Année Sainte ajoute encore ce point capital à son programme : l’amour,
restaurer l’amour, le vrai, le pur, le fort, le chrétien.
Et de la
réconciliation sociale, que dirons-nous ? Oh ! quel chapitre immense qui
remplirait mille pages ! Nous dirons seulement que la réconciliation,
c’est-à-dire la paix, devient une nécessité chaque jour plus pressante,
inéluctable. Après l’ultime guerre mondiale, n’avons-nous pas tous espéré que,
finalement, la paix était acquise une fois pour toutes ? Le monde n’a-t-il pas
fait des efforts vraiment grandioses pour insérer constitutionnellement la paix
dans les progrès de la civilisation ? Pour rendre les peuples sûrs pour
eux-mêmes, fraternels pour les autres ? Mais l’atroce, la terrifiante
expérience de ces années nous rappelle à une triste réalité : la guerre
est encore, est toujours possible ! La production et le commerce des armements
nous indiquent, au contraire, qu’elle est plus facile et plus désastreuse
qu’auparavant. Nous vivons de nouveau, aujourd’hui, une douloureuse — et pas
unique — tragédie de guerre. Nous sommes humiliés, nous avons peur. Serait-ce
possible que la guerre soit un mal incurable de l’humanité ? Ici, il faudra que
nous observions encore la disproportion congénitale dans l’humanité, entre sa
capacité idéalisatrice et son aptitude morale à rester cohérente et fidèle à
son programme de progrès civil ; et on est alors tenté de dire : il est impossible
au monde de demeurer pacifique. Nous répondons : non ! Le Christ, notre paix (Ep
2, 14) rend possible l’impossible (cf. Lc 18, 27). Si nous suivons
son Evangile, l’accord entre la justice et la paix peut se réaliser ;
certainement pas se cristalliser dans l’immobilité d’une histoire qui est au
contraire en perpétuel développement; mais il peut être ! Il peut se régénérer
! Et c’est cela que nous mettons à l’étude de l’Année Sainte ; la
réconciliation, à tous les niveaux, dans la vie familiale, communautaire, nationale,
ecclésiale, oecuménique. Et sociale également. Pourquoi ne saurait-on concevoir
une coexistence sociale où, certes, les intérêts sont différents et opposés,
mais qui soit fondée sur une coopération juste et organique, et, par
conséquent, sur la paix humaine et chrétienne de ceux qui y participent ?
Est-ce un rêve ? Est-ce une utopie ? Voici notre originalité : nous croyons que
cette eschatologie politique, cette parousie morale est un devoir chrétien
quel que soit, dans les contingences historiques, le degré de son effective
application ; l’amour, la justice, la paix sont des idéaux vifs et bons, pleins
d’énergie sociale que nous ne devons pas emprunter à la haine et à la lutte
pour tendre à cette concrète pacification qui réalise dans la sagesse et dans
la bonté la parole du Christ : « vous tous, vous êtes frères » (Mt 23,
8).
Voici une autre
tâche immense pour l’Année Sainte.
Et celle-ci donnera
sans aucun doute sa préférence à la troisième pacification, la pacification
religieuse qui, en fait, se trouve à la première place : nous entendons par là
le rétablissement pour chacun de nous, pour l’Eglise entière et, Dieu le
veuille ! pour le monde, du rapport de vérité et de grâce avec le Père Céleste.
C’est la première des tâches de l’Année Sainte, une tâche à quoi elle ne peut
manquer; rétablir la paix entre nous et Dieu, dans l’expérience médiate et
vécue de la parole incomparable et si chère à Saint Paul : la réconciliation.
Mais cela demande une leçon toute à soi ; aussi nous contenterons-nous de la
confier à votre mémoire, dès maintenant et pour l’Année Sainte qui vient.
Réconciliation avec Dieu (cf. 2 Co 5, 20).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Ceux qui suivent les
entretiens que nous avons chaque semaine avec les visiteurs des Audiences
générales savent que depuis quelque temps nous nous habituons à penser les
grands événements de la vie moderne dans la perspective de la prochaine Année
Sainte, c’est-à-dire en cherchant leur solution à travers la double synthèse
thématique qui a été établie pour un événement d’une telle importance générale.
Nous avons parlé et nous parlerons encore de réconciliation, un peu comme si nous
cherchions à comprendre le sens de ce « mot-programme » et à savoir à qui et à
quoi il se réfère. Réconciliation avec notre conscience personnelle,
disions-nous ; réconciliation avec nos frères qui nous entourent et
réconciliation des hommes entre eux ; et maintenant, avant de donner une pensée
à la réconciliation la plus importante et la plus difficile, celle de notre
vie avec Dieu, disons que nous avons été surpris, comme par un coup de
tonnerre, par la nouvelle qui s’est emparée, ces jours-ci, de toutes les voies
de l’information publique : la trêve, peut-être même la paix au Moyen-Orient !
Comme tout le monde ; nous en sommes heureux et comme bouleversés, bien que
ces sentiments soient accompagnés d’anxiété, de crainte à cause des ombres qui
troublent encore un résultat si impatiemment attendu ! Toutefois, nous ne
pouvons détourner notre attention de cette espérance comme quelqu’un qui aurait
toujours entretenu en lui cette attention et la sentirait maintenant élargie et
liée à d’autres intérêts très vifs et multiples : il s’agit de la paix ; de la
paix qui englobe un groupe de peuples, avec Israël au centre, le cordon des
pays arabes tout autour et qui a des répercussions évidentes et formidables sur
les plus grandes Puissances du monde.
Nous observons cette
dramatique scène d’histoire vivante, d’un œil attentif, d’une âme tendue, d’un
cœur tremblant. L’engin de la guerre latente avait explosé et il avait révélé
de quels instruments meurtriers il était doté ; on a vu, comme jamais encore,
comment la science, la technique, l’industrie, l’économie, l’organisation
militaire, la politique se sont, avec une logique de fer, silencieusement,
employées au cours de ces dernières années pour rendre aux armes une puissance
aveugle et décisive dans les controverses qui pourraient s’élever dans les
relations humaines alors que celles-ci se resserraient noblement dans le dialogue
raisonnable et pacifique des institutions internationales modernes. L’engin a
explosé, et tout de suite de manière terrible ; mais grâce à Dieu — et louons
ceux qui en ont le mérite — à présent il est contenu, arrêté. Espérons qu’il le
soit définitivement et que, durant la pause, il ne se reconstitue pas avec une
puissance égale ou peut-être même plus violente ; espérons que ce soit fini
pour toujours.
Nous voudrions que
nos vœux soient une prophétie; une prophétie de paix, de paix authentique. En
vertu de notre mission humaine et supra-humaine, nous sentons vibrer dans notre
cœur l’espérance du monde ; l’espérance des sages, des bons, des humbles.
L’espérance des jeunes et des générations futures. Les avatars des épisodes
belliqueux qui ont encore une fois ensanglanté la terre, même en ce moment, ne
doivent pas nous décourager ; il faut qu’ils accroissent notre conviction que
l’humanité doit se revêtir d’un ordre libre et unitaire, que la civilisation
doit être positive, c’est-à-dire morale et universelle, que la concorde doit
être œcuménique et durable. Nous affirmons que, normalement, la paix ne doit
pas être recherchée avec la violence de la révolution, ni maintenue avec le
poids de la répression ; la paix ne doit pas être une simple trêve, un
équilibre — comme un bras de fer — de forces opposées, une pure et contingente
combinaison matérialiste d’intérêts temporels ni une ambitieuse compétition de
prestige. La paix doit être une création dynamique et continue de principes
humains fondamentaux, un fruit des droits de l’homme professés et défendus
avec une radicale honnêteté, un résultat prodigieux de ce devoir suprême qui
s’appelle l’amour ; l’amour pour l’homme, quel qu’il soit, parce qu’il est un
frère ; et il est un frère parce qu’il est, comme tous les hommes, fils de Dieu
Père universel.
Et nous voici alors,
très chers auditeurs, ramenés par la logique même de la présente expérience
historique à notre thème de la réconciliation. Il ne faut pas que cela puisse
déplaire à qui que ce soit si nous affirmons que ce thème doit inspirer la
nouvelle histoire du monde ; à quoi serviraient les progrès de l’humanité si
elle n’était pas réconciliée avec elle-même et en elle-même ? Et comment
pourrait résister une telle réconciliation, une telle paix, si on ne pouvait la
définir comme une concorde entre frères ? Une fraternité vraie, pensée,
solidaire ? Et nous ajoutons : une telle fraternité entre des êtres humains si
divers et poussés par les malsaines tentations centrifuges de l’égoïsme,
peut-elle maintenir et célébrer cette fraternité sans la polariser et la lier
à la transcendante et très heureuse paternité de Dieu ? Et comment
pourrons-nous être éduqués à reconnaître comme réelle une telle paternité et à
nous ouvrir à un colloque plein de confiance avec elle, si le Christ, notre Maître
ne nous enseigne pas : « Vous prierez comme ceci , Notre Père qui êtes aux
cieux... » (Mt 6, 9).
En cette heure,
défilent en notre esprit les images douloureuses des conflits humains ; il y
en a encore de nombreux dans le monde ; et pour tous, pour chacun, notre vœu
est celui de la réconciliation entre les hommes qui sont, de toutes les
manières, des frères ; nous souhaitons que chacun soit persuadé qu’elle est
possible ; nous invitons chacun à une collaboration confiante, commune afin que
cette réconciliation se réalise : elle est l’espérance victorieuse de la paix
pour tous.
Que Dieu le veuille,
avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
L’événement spirituel,
annoncé à l’Eglise et au monde, et qui est appelé Année Sainte, assume des
dimensions énormes et imposantes. Nous devons le définir, mais une simple
référence au calendrier n’aurait aucun sens ; la signification que doit revêtir
un tel moment historique et religieux devient profonde et complexe, non
seulement à cause de l’idée de pénitence et d’indulgence qu’il hérite d’une
tradition désormais séculaire, mais aussi par le fait que dans cette prochaine
Année Sainte va se refléter sous une forme vitale ce que le Concile Vatican II
a énoncé sous une forme doctrinale ; et c’est ainsi qu’un binôme polyvalent,
renouvellement et réconciliation, tente de rendre accessible à la réflexion et
à l’action l’immense trésor des enseignements conciliaires. Nous craignons de
nous répéter, mais il faut le faire si nous voulons stimuler la découverte des
thèmes toujours neufs et très féconds qui dérivent du programme proposé.
On a à peine fait
allusion à la réconciliation, par exemple : réconciliation avec notre conscience,
avec notre prochain ; nous n’avons pas encore considéré l’aspect principal de
ce chapitre fondamental : la réconciliation avec Dieu. L’Année Sainte tend en
tout premier lieu à réconcilier les hommes avec Dieu, nous, les croyants,
d’abord, et ensuite le plus grand nombre possible d’hommes que l’on peut amener
à cette rencontre salvatrice et sanctificatrice.
Il sera salutaire
pour nous d’avoir toujours dans l’esprit ce texte synthétique et incisif de
Saint Paul : « Si quelqu’un est dans le Christ (c’est-à-dire s’il est un vrai
chrétien), il y est en tant que créature nouvelle. Tout ce qui était ancien est
passé ; tout est devenu nouveau. Et tout cela est l’œuvre de Dieu, qui, après
nous avoir réconciliés avec lui-même par le Christ, nous a concilié le ministère
de la réconciliation. Dieu s’est réconcilié avec le monde par le Christ,
puisqu’il ne lui impute plus ses fautes et qu’il nous confie les paroles de
réconciliation. Nous sommes donc (nous les apôtres), les ambassadeurs du
Christ, et Dieu vous exhorte par notre bouche. Nous vous en supplions donc, au
nom du Christ, réconciliez-vous avec Dieu » (2 Co 5, 17-20).
Ce n’est pas la
seule fois que l’Apôtre nous parle ainsi (cf. Rm 5, 10) ; dans son
discours, toute la conception de notre vie morale est sous-entendue ; il s’y
trouve exprimée toute la synthèse doctrinale de la rédemption et du salut.
Et c’est ainsi que
notre existence humaine naît, vit, se déroule et s’éteint dans un rapport
existentiel et moral avec Dieu. Nous trouvons ici toute la science de la vie ;
ici encore, la philosophie de la vérité, et la théologie de nos destinées. Nous
sommes les créatures de Dieu ; ontologiquement, nous dépendons de Lui ; et, bon
gré mal gré, nous sommes responsables devant Lui. Nous sommes faits ainsi.
Intelligence, volonté, liberté, cœur, amour et douleur, temps et travail,
relations humaines et sociales, la vie en un mot, a des orientations
diversement déterminées et des finalités tout aussi diversement définies, par
rapport à Dieu. L’homme ne peut se concevoir de manière adéquate sans cette
référence essentielle à Dieu. Aussi mystérieux et transcendant, et donc
ineffable, que soit Dieu, Il est le principe éternel de l’univers. Il plane
au-dessus de nous, Il nous connaît, nous observe, pénètre en nous, nous conserve
continuellement ; Il est le Père de notre vie. Nous pouvons l’ignorer,
l’oublier, le méconnaître, le nier ou le renier : Il est. Il est vivant et Il
est vrai. « C’est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être », comme
l’affirmait Saint Paul à l’Aréopage d’Athènes (Ac 17, 28).
Il est certain que
cette « Weltanschauung », cette conception du monde, est aujourd’hui
vigoureusement combattue : on ne veut pas admettre l’existence de Dieu, on aime
mieux violenter sa propre raison avec l’aphorisme absurde de la « mort de Dieu
», plutôt qu’exercer sa propre intelligence à la recherche et à l’expérience
de la lumière divine. L’athéisme semble triompher. La religion n’a plus aucune
raison d’être ? Le péché n’existe pas ?
Oh ! nous sommes
saturés de ces idéologies. Nous, nous sommes bien convaincus, par la grâce même
de Dieu, que Dieu existe, comme le soleil existe ; et que tout vient de Lui, et
que tout va vers Lui. Et vous, qui nous écoutez, fils qui savez et croyez, vous
en êtes assurément convaincus tout autant que nous.
Et l’on peut
comprendre alors comme est urgente, moderne, stratégique la venue de cette
Année Sainte qui doit renforcer, à l’intérieur de nous et en dehors, notre
conviction de l’existence souveraine de Dieu, et de l’économie de Dieu, c’est-à-dire
du dessein — qui est un dessein d’Amour infini — établi par Lui, afin de faire
de nous des disciples attentifs, des serviteurs fidèles, mais surtout des fils
heureux. Nous nous rendons tous compte, qui d’une manière, qui d’une autre, que
notre correspondance à ce dessein, à ce plan de relations naturelles et
surnaturelles, a été et continue à être imparfait. Peut-être a-t-elle été
hostile et parjure. Nous sentons que nous sommes pécheurs. Ici, une autre page,
immense, dramatique celle-ci, douloureuse et humiliante, celle de notre péché,
s’ouvre devant nous. Nous avons rompu les rapports justes et vitaux qui nous
soutenaient en Dieu. Nous n’avons jamais répondu de tout notre être, de tout
notre amour et dans la juste mesure à l’Amour que Dieu nous offre. Nous nous
montrons ingrats, nous restons débiteurs ! Et même nous serions perdus si le
Christ n’était pas venu pour nous sauver. Et alors ? Alors voilà la pressante
nécessité de nous réconcilier avec Dieu : « reconciliamini Deo ! ».
Et voici le surprenant
bienfait! La réconciliation est possible ! C’est cela, la nouvelle que l’Année
Sainte fait retentir dans le monde et dans les consciences : la réconciliation
est possible ! Et puisse une telle annonce pénétrer jusqu’au plus profond de
nos cœurs ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Les thèmes que le
programme pour l’Année Sainte propose afin que celle-ci soit une authentique
réalisation chrétienne : renouvellement et pacification, comportent un certain
nombre de problèmes moraux et spirituels concernant la préparation des actes et
de l’activité que leur observance sincère et efficace semble exiger. Il
faudrait que la marque distinctive de cette prochaine Année Sainte soit le
caractère sérieux de sa célébration, tant sur le plan individuel que sur le
plan collectif ; caractère sérieux d’autant plus indispensable que plus
superficiel est à présent le déroulement habituel de la commune expérience de
notre vie conditionnée par cette tendance-ci ; tout est facile, tout est
passager, tout est extérieur. Psychologie de cinéma ! Nous, au contraire, nous
cherchons à parvenir à des moments forts, constants, intérieurs de notre
esprit. Il y a une expression extrêmement commune qui traduit parfaitement
cette aspiration programmatique, et c’est : « nous, nous voulons arriver au
cœur ».
Et le Cœur,
qu’est-ce que c’est ? La question se pose en vue du discours religieux et
moral, qui s’étend au discours psychologique et idéal. Que signifie ce terme
d’emploi si courant ?
Nous sommes tenté de
faire nôtre la définition de Saint Augustin qui fait coïncider le sens du mot
« cœur » avec l’Ego « ... cor meum, ubi ego sunt quicumque sum »
(Confess, X, 3 ; P.L. 32, 781). Et nous trouvons une grande
satisfaction à choisir cette signification d’une extraordinaire densité, qui
englobe la personnalité sentimentale, intellectuelle et surtout opérative de
l’homme ; une signification que nous trouvons dans la Bible et qui fait abstraction
du sens purement physiologique de cet organe, pour désigner ce qu’il y a de
vif, de génétique, d’opérant, de moral, de responsable, de spirituel chez
l’homme. Le cœur est la cellule intérieure de la psychologie humaine ; il est
la source des instincts, des pensées et, surtout, des actions de l’homme. De ce
qui est bon et de ce qui est mauvais, rappelons-nous les paroles du Maître, de
Jésus : « C’est du cœur que proviennent pensées mauvaises, meurtres,
adultères, fornications, vols, faux témoignages, blasphèmes : c’est tout cela
qui souille l’homme » (Mt 15, 19-20). Quelle triste introspection ! Et
ce qui la rend vraiment grave, c’est la parole biblique qui nous avertit
comment l’œil de Dieu voit en transparence dans notre cœur, ce refuge secret de
notre réalité morale ; les Saintes Ecritures nous disent : « L’homme
regarde aux apparences, le Seigneur regarde au cœur » (1 R 16-17) ; « Il
lit dans nos intentions » (Jr 17, 10). Nous pourrions encore rappeler
d’innombrables citations pressantes concernant la pénétration au plus secret de
notre cœur du regard scrutateur de Dieu ; mais maintenant nous devons
observer comment, dans cette intériorité mise à nu, le jugement de Dieu se
prononce envers nous. Le Christ n’accorde pas la moindre indulgence à l’hypocrisie,
à la fausse vertu, à la justice purement formelle et trompeuse. L’Evangile
déborde d’expressions d’intolérance au sujet de la pseudo-observance de la
religion, disjointe de la vérité du bien et de la pureté de l’amour. Nous devrions
relire le chapitre XXIII de Saint Matthieu pour éprouver la force des
invectives du Christ contre les astucieuses fictions de deux groupes sociaux de
cette époque : les pharisiens et les scribes, devenus des symboles pour tous
les temps ; également, pour trembler au sujet de l’exigence fondamentale du
vrai rapport avec Dieu : la sincérité du cœur, exprimée par la cohérence de la
pensée, de la parole et des actes. Et c’est pourquoi il faut que nous nous
remettions à étudier cette parole, devenue d’usage courant : la metanoia, qui
veut dire: la conversion intérieure, la transformation du cœur dont nous vous
avons déjà parlé d’autres fois. Et nous ne pouvons taire notre douloureuse
stupeur devant l’indulgence, et disons même devant la publicité et la
propagande, aujourd’hui étalée d’ignoble manière, pour ce qui trouble et contamine
les esprits : la pornographie, les spectacles immoraux, les exhibitions
licencieuses, etc. Où est donc l’« écologie » humaine ? Pour célébrer
convenablement l’Année Sainte, il faut un travail au niveau le plus profond et
le plus jaloux de notre psychologie morale. Nous devons être courageux dans
l’intention de porter le renouvellement et la pacification profondément, au
centre de notre conscience personnelle.
Une double
circonstance actuelle constitue un stimulant. La première est l’importance que
l’on accorde aujourd’hui à la psychanalyse, à cette vivisection du processus
inconscient de notre manière d’agir, c’est-à-dire de notre tempérament, de nos
mœurs, de notre personnalité particulière (cf. L. ancona, La psicoanalisi). Nous avons grande estime
pour ce courant — désormais célèbre — d’études anthropologiques, bien que pour
notre part nous ne les trouvons pas toujours d’accord entre elles, ni confirmées
par des expériences satisfaisantes et bénéfiques, ni pénétrées de cette science
du cœur que nous puisons à l’école de la spiritualité catholique. Et pour
l’instant cela nous suffit pour observer combien est raisonnable et actuelle
l’analyse de notre âme sous l’aspect de la théologie, de l’éthique et de
l’ascétique chrétiennes que l’Année Sainte nous invite à repenser et à
approfondir. Un nouvel intérêt pour la pédagogie intérieure de la foi vécue semble
réclamer notre attention et engager l’art didactique de nos maîtres d’écoles
autant que de nos maîtres à penser.
Un autre des motifs
est la suprématie assumée aujourd’hui par la conscience personnelle de front à
la norme extérieure qui presse à tout moment sur notre conduite. Ici, il
faudrait vraiment faire l’apologie de la conscience, sans, la séparer
toutefois, comme nous l’avons déjà dit, de l’apologie de la direction dont la
conscience a besoin et qui vient de la loi et de l’autorité, objectivement
justifiées dans l’exercice de leurs fonctions et qui ne diminuent en rien la
personnalité de l’homme conscient, mais l’intègrent, au contraire.
Et cette allusion
aux prérogatives, aujourd’hui reconnues ou attribuées à la conscience, peut
également nous rappeler combien est providentiel l’exercice en profondeur que
l’Année Sainte nous propose, précisément pour l’exploration résolue et
systématique de notre cœur, c’est-à-dire de notre conscience, dans le but de
renouveler et de réconcilier l’homme nouveau que nous sommes en train de
chercher, avec nous-mêmes, avec le monde qui nous entoure, avec le royaume de
Dieu auquel nous sommes appelés (voir l’« antique mais classique Combattimento
spirituale de Scupoli).
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Si le processus
idéologique et spirituel que l’Année Sainte propose à l’homme contemporain
suit son cours logique, beaucoup de choses qui font actuellement partie de la
mentalité culturelle commune devront être changées et améliorées. Cours logique
: oui, nous pouvons adopter cette façon de dire habituelle et légitime ; mais
en réalité, nous devrions dire : intervention divine ; c’est-à-dire donc : si
la lumière de Dieu se révèle à nous (cf. Mt 11, 27) ; si nous, élèves de
la vérité, savons écouter la voix du Christ (cf. Jn 18, 37) ; si
l’Esprit-Saint, se faisant notre Paraclet — c’est-à-dire notre assistant (cf. Jn
16, 13) — voudra nous enseigner toutes les choses dont la connaissance est
indispensable à notre vie, alors la pensée moderne se dégagera de l’obscurité
spéculative où elle se trouve en ce moment, surmontera l’état d’incertitude
métaphysique dans laquelle aujourd’hui elle souffre et se disperse, retrouvera
la joie de l’analyse et de la synthèse, aspirera aux cimes de son ascension
(cf. Ps 83, 6), et respirera encore volontiers dans la prière.
Disons plus
simplement, en faisant une comparaison élémentaire : « ce sera alors comme
lorsqu’on allume une lumière dans une chambre obscure ». Rien n’est changé,
mais tout est illuminé ; chaque objet montre ses formes, sa position, ses
couleurs, sa destination, son ordonnance ; et celui qui demeure dans cette
chambre qui a retrouvé la lumière, regarde, distingue, admire, se sert des
choses qui lui sont présentées conformément à leur définition propre. Et nous
pensons que cela peut se passer de la même manière dans l’esprit de l’homme
moderne si la lumière de la foi se rallume en lui.
La longue nuit de la
négation doit prendre fin, et le rayon pascal du Seigneur ressuscité, le lumen
Christi à l’aube du Samedi Saint ; doit rendre un sens au cadre obscur de
la vie humaine.
Quelques axiomes
gratuits de la mentalité courante doivent disparaître, non pas au détriment de
la pensée évoluée et scientifique, dans laquelle, aujourd’hui, celui qui
étudie, qui réfléchit et cède à la mode culturelle cherche un refuge de
sécurité et un titre de prestige, mais bien comme renforcement, couronnement,
plénitude d’une telle pensée. La vieille objection, toujours répétée, de
l’opposition irréductible entre la science et la foi, cette objection que
l’esprit matérialiste et athée de tant de milieux continue à mettre en avant,
devra finir par se rendre aux impératifs de la science elle-même ; celle-ci en
effet, plus elle se dilate et s’affirme, et plus il lui faut reconnaître que
s’épaissit le mystère dans lequel est plongé le champ de son
exploration. Le bon sens nous révèle qu’il n’existe absolument rien qui ait sa
raison d’être en soi (cf. l’ouvrage toujours valable de garrigou-lagrange ; Le sens commun) ; et si nous
élargissons notre connaissance des choses, celles-ci nous renvoient au problème
de l’existence : ici, il n’y a que l’acte pensé et créateur d’un Etre vivant de
par soi-même qui puisse en donner la solution, la seule solution capable de
rendre la paix au chercheur inquiet (cf. romain
guardini, Il Dio vivente et Vie de la Foi ; christian chabanis Dieu
existe-t-il ? fayard 1973).
Et tous ces efforts qui, dans différents pays, s’exercent pour imposer une
école radicalement négatrice de Dieu, ne devront-ils pas, à la fin, se tarir,
soit en vertu d’un acte réfléchi et intelligent de leurs promoteurs, ou grâce à
une explosion irrépressible de « nouvelles fois » que l’actuelle génération
des jeunes — en grande partie tout au moins — se crée d’elle-même ? « L’espace
dont la foi a été bannie n’est pas occupé par la raison, mais par
l’irrationalité la plus échevelée et la plus prétentieuse » (Prof. Serge Cotta)
; ou bien, comme nous l’ajouterons, nous, cet espace est envahi par le
conformisme idéologique le plus médiocre et le plus servile.
Une fois de plus
nous affirmerons que nous n’avons aucune prévention négative contre la science,
ni à l’égard de la pédagogie de l’école contemporaine qui entend éduquer la
génération nouvelle a étudier et à penser scientifiquement. Et même, nous serons
toujours parmi les promoteurs et les admirateurs de l’initiation à l’étude positive et rationnelle du
monde, tant intérieur qu’extérieur, et aux concrètes applications dans
l’activité humaine des connaissances résultant de cette étude, au bénéfice du
bien-être commun et des progrès de la vie sociale et civile. Mais nous devrons
encore une fois dénoncer le caractère fallacieux des théories et des méthodes
qui veulent restreindre les connaissances humaines au seul domaine matérialiste,
et partant, athée, et les diriger, exclusivement, vers des fins temporelles et
hédonistes. Le côté fallacieux consiste dans la conception incomplète, étroite
et dégradante — tant de la pensée que de l’activité — du matérialisme
sécularisé et satisfait de soi. Même s’il était capable de résoudre tous les
problèmes économiques de notre époque en transformant prodigieusement les
choses matérielles, par exemple en, changeant les pierres en pain pour
assouvir la faim naturelle de l’humanité, nous devrions ouvertement répéter les
paroles libératrices, du Christ : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais
de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Mt 4, 4).
Et ce qui est vrai
dans la sphère de la connaissance naturelle, qui accuse sa propre insuffisance
à contenir ses conquêtes victorieuses dans un cadre purement expérimental et
scientifique, est encore plus vrai dans le champ de la connaissance religieuse,
qui ne saurait se déclarer satisfaite des phénomènes spirituels subjectifs
qu’une religion sentimentale, anti-charismatique, idéaliste peut engendrer
intérieurement, et rester en conséquence aveugle à la Réalité transcendante
vers laquelle elle tendra en vain les bras, si l’Esprit-Saint, envoyé par le
Père au nom du Christ (cf. Jn 14, 26) ne vient pas, d’une certaine
manière, à sa rencontre. Ici, un nouveau mode de connaissance peut intégrer la
méthode autonome de la raison ; la connaissance acquise grâce à la foi — ou
plus exactement mystérieusement venue à nous grâce à un don divin — mise en
harmonieux accord avec la Parole de Dieu, peut remplir notre âme d’une lumière
vraie et joyeuse ; une lumière, encore naissante et déjà pleine de révélations
et de certitudes, mais encore énigmatique (cf. 1 Co 13, 12), et qui
invite à un double acte d’adhésion confiante et de méditation exploratrice.
De nos jours,
peut-il en être ainsi ? Est-il possible que se produise une régénération de la
pensée de l’homme moderne, encouragé à rechercher la vérité scientifique et
capable d’accueillir et de contempler cette Vérité qui forme une seule et même
chose avec la Vie ? Oui, c’est possible et nous l’espérons. C’est cela qui doit
constituer un des grands objectifs de l’Année Sainte. En avant, bien-aimés
Fils. Pensons à de telles fins et prions pour elles. Avec notre Bénédiction
Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Une fois encore,
nous allons consacrer une réflexion introductive à ce processus spirituel et
moral que devra être la prochaine Année Sainte. Nous avons déjà souvent dit à
ce propos : l’Année Sainte devra être un renouvellement de la vie chrétienne.
Quel renouvellement ? Celui qu’a proclamé le Concile. Sur la base de quel
dessein général ? Sur la base de celui qui suppose de notre part une
authentique reviviscence chrétienne qui interprète notre rapport avec Dieu,
par le moyen du Christ, dans l’Esprit-Saint et qui nous force à considérer le
mystère de notre salut d’un regard profond et en y adhérant avec sincérité ;
premier point, et point fondamental ; puis, deuxième point, et, dans un certain
sens, non moins important, notre rapport, qualifié, modifié, corrigé, avec le
monde, avec les hommes de notre époque, avec la vie moderne. Résumons le double
aspect de la question en une formule unique : comment peut et doit vivre le
chrétien fidèle, le fils sincère de l’Eglise, aujourd’hui, pendant le dernier
quart du XX° siècle, du siècle actuel, stupéfiant et irrésistible dans le
monde qui nous entoure ? En d’autres mots : comment peut-on, aujourd’hui,
être véritablement chrétien en vivant dans la société qui nous conditionne et
nous absorbe par son charme irrésistible ou par son accablante tyrannie ?
Le problème est
immense ; il investit toutes les formes de notre vie : pensée, action,
sentiment, mœurs. Et il est inévitable : le style religieux que nous enseigne
l’Eglise, peut-il survivre dans la vie moderne ? Nous n’avons évidemment pas la
prétention de résoudre maintenant en quelques phrases hâtives un pareil problème. Qu’il suffise que nous le
présentions comme un des thèmes importants de cet effort critique et rénovateur
que nous voudrions que soit l’Année Sainte.
Donnons au problème
une prospective évangélique, la parabole du bon grain qui croît dans un même
champ avec l’ivraie. Vous en souvenez-vous ? (Mt 13, 24-30). Le maître
du champ défendait à ses serviteurs d’arracher l’ivraie de peur qu’en ramassant
l’ivraie, ils ne déracinent en même temps le froment. Image pleine de finesse
et de profondeur du monde, de l’histoire, de la compénétration des formes de
vie correspondantes au dessein de Dieu avec celles qui font abstraction d’un
tel dessein, ou plutôt qui le combattent ; image du pluralisme contradictoire
de notre société humaine qui ne justifie pas, qui ne reconnaît pas les
expressions négatives de la société même, mais les tolère et les défend presque
avec un libéralisme magnanime et patient, en vue du bien même des expressions
positives, et dans la perspective d’une justice eschatologique, c’est-à-dire située
au-delà de la scène présente de l’économie temporelle, quand le bien et le mal,
actuellement entremêlés et confus, seront inexorablement séparés et traités
avec des sanctions différentes, appropriées à chacun.
En ce qui nous
concerne, nous rie devons pas nous orienter vers le songe irréel d’une humanité
parfaite ; ni vers l’irréversible schéma d’une société de type médiéval,
stable et disciplinée, même dans la distinction des pouvoirs et des
compétences, et n’ayant qu’une seule idéologie religieuse ; ni vers des
attitudes intolérantes et réactionnaires envers la légitime autonomie des «
réalités terrestres », c’est-à-dire, comme nous l’enseigne le Concile, des
choses créées et des sociétés elles-mêmes, qui ont des lois et des valeurs propres
: « c’est en vertu de la création même..., que toutes les choses sont établies
selon leur consistance, leur vérité et leur excellence propre, avec leur
ordonnance et leurs lois spécifiques » (Gaudium et Spes, 36).
Rappelons-nous bien
cette grande leçon qui doit pénétrer dans la psychologie du chrétien moderne :
regarder avec une sereine objectivité tout l’horizon des choses et ides faits
qui nous entourent ; et même, regarder avec admiration, avec enthousiasme et
d’un œil averti, tout le panorama de la création ; avec respect, avec
sympathie, avec amour, tout visage, humain, même étranger ou ennemi ; d’un regard sage et critique, toute manifestation
de l’expérience humaine, même si elle offense ou ne satisfait pas notre
jugement moral, celui que nous impose notre profession de foi chrétienne.
Mais c’est ici que
commencent les difficultés. Nous avons probablement été trop faibles et
imprudents dans cette attitude, à laquelle l’école du christianisme moderne
nous invite : la reconnaissance du monde profane dans ses droits et dans ses valeurs;
la sympathie, ou plutôt l’admiration qui lui sont peut-être dues. Dans la
pratique, nous sommes allés souvent au-delà du signe. L’attitude, pour ainsi
dire, permissive de notre jugement moral et de notre conduite pratique ; le
manque de fermeté devant l’expérience du mal, sous le faux prétexte de vouloir
connaître pour savoir mieux se défendre (la médecine n’admet pas ce critère ;
pourquoi devrait l’admettre celui qui veut préserver sa propre santé
spirituelle et morale ?) ; le laïcisme qui, en voulant assigner des limites aux
compétences spécifiques déterminées, s’impose comme se suffisant à lui-même et
passe à la négation d’autres valeurs et d’autres réalités ; le renoncement
ambigu et probablement hypocrite aux signes extérieurs de sa propre identité
religieuse, etc. : tout cela a insinué chez beaucoup la commode persuasion
qu’aujourd’hui, même celui qui est chrétien, doit s’assimiler à la masse
humaine, telle qu’elle est, sans prendre soin d’établir pour son propre compte
quelque distinction et sans prétendre que nous avons, nous chrétiens, quelque
chose de propre et d’original qui peut, comparé aux autres, apporter quelque
salutaire avantage.
Nous sommes allés
au-delà du signe dans le conformisme avec la mentalité et avec les mœurs et
coutumes du monde profane. Ecoutons donc le rappel de l’Apôtre Paul aux
premiers chrétiens : « Ne prenez pas les allures de ce siècle, mais transformez-vous
en prenant un esprit nouveau » (Rm 12, 2) ; et celui de l’Apôtre Pierre
: « Comme des enfants obéissants, ne vous livrez plus aux convoitises que vous
suiviez jadis dans votre ignorance (de la foi) » (1 P 1, 14). Il faut
qu’il y ait une différence entre la vie chrétienne et la vie profane et
païenne qui nous assiège ; la vie chrétienne a une originalité, un style propres.
Disons même : une liberté propre de vivre selon les exigences de l’Evangile.
Avec le monde, il
faudra que nous maintenions une indépendance spirituelle. A cet égard, la
maîtrise de soi, l’esprit ascétique, la trempe virile de la conduite
chrétienne, devront ne plus nous sembler de pieuses pratiques largement
dépassées, mais de réels exercices d’émulation chrétienne, d’autant plus
opportuns aujourd’hui que l’assaut est plus puissant, et que c’est l’assaut d’un
siècle amorphe, ou corrompu, qui nous encercle. Se défendre, se préserver : il
faut que nous le fassions exactement comme quiconque vit au sein d’une
épidémie.
Il reste à faire une
dernière demande: alors, faut-il que nous sortions du monde ? La fuga mundi des
maîtres médiévaux, sera-t-elle notre règle ? Aujourd’hui, le discours spirituel
est différent, et nous rappelle les accents de l’Evangile : ne pas être du monde,
mais être pour le monde ; c’est-à-dire le pénétrer de notre esprit
chrétien, lui donner une âme nouvelle, le servir par amour. C’est ce que dit le
Concile (cf. Gaudium et Spes, 40 et ss. ; Y. congar, L’Eglise dans le monde de ce temps, volume
III, pp. 15-36, Ed. Le Cerf 1967). Qu’ainsi soit l’Année Sainte! Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Encore un mot sur
l’Année Sainte. Il a déjà été dit que la réconciliation doit être un des pivots
de sa spiritualité. Réconciliation avec Dieu, réconciliation avec notre
conscience. Réconciliation avec tous les hommes, qu’ils soient des frères ou
qu’ils soient des ennemis. Réconciliation avec les chrétiens qui sont
actuellement encore dans une position de détachement, d’éloignement ou de
séparation par rapport à l’Eglise catholique, celle de la seule foi et de la
pleine charité ; la réconciliation œcuménique, Dieu le veuille ! Et puis la
réconciliation, c’est-à-dire la prise de contacts qui purifient, animent,
sanctifient, avec le monde profane et moderne ; et à cet égard également : Dieu
le veuille ! Thèmes illimités. Mais il y a un point qui intéresse tout
particulièrement notre intention pastorale et apostolique : et c’est la
réconciliation dans l’Eglise, avec les fils de l’Eglise qui, sans avoir déclaré
une rupture canonique, officielle, avec l’Eglise, se trouvent envers elle dans
une situation anormale ; ils veulent être encore en communion avec l’Eglise, et
Dieu veuille qu’il en soit vraiment ainsi, mais pouvoir adopter une attitude de
critique, de contestation, de libre examen et de plus libre polémique. Il en
est qui justifient cette position ambiguë avec des arguments plausibles en soi,
c’est-à-dire avec l’intention de corriger certains aspects humains déplorables
ou tout au moins discutables de l’Eglise, ou encore celle de faire progresser
sa culture et sa spiritualité, ou, enfin, de faire aller l’Eglise de pair avec
les transformations du temps ; mais ils s’arrogent de semblables fonctions en
faisant preuve d’un tel arbitraire, d’un tel radicalisme que, sans peut-être
s’en rendre compte, ils offensent et même interrompent cette communion, non
seulement « institutionnelle », mais aussi spirituelle, à laquelle ils
prétendent demeurer unis ; ils taillent eux-mêmes le branche de la plante vitale
qui les soutenaient; et lorsqu’ils finissent par se rendre compte des dégâts
qu’ils ont provoqués, ils en appellent au pluralisme des interprétations
théologiques, (ce qui devrait être non seulement autorisé, mais aussi favorisé,
du moment que reste sauve l’adhésion essentielle et authentique à la foi de l’Eglise)
; mais ils ne s’intéressent nullement au fait qu’ils édifient ainsi des
doctrines personnelles, confortables mais douteuses, quand elles ne sont pas
plutôt contraires à la norme et à l’objectivité de la foi elle-même.
Ce phénomène, qui se
propage comme une épidémie dans les milieux culturels de notre communion
ecclésiale, nous procure une grande douleur, tempérée seulement par un
sentiment de plus grande charité envers ceux qui en sont la cause. Et notre
douleur s’accroît quand nous voyons la facilité avec laquelle se forment des
groupes qui se disent religieux et spirituels, mais sont isolés et autocéphales
et qui, souvent, pour attester qu’ils sont initiés à une conception plus
intérieure et plus réelle du christianisme, deviennent facilement
anti-ecclésiaux et glissent, comme par une inconsciente gravitation, vers des
expressions sociologiques et politiques où malheureusement l’esprit religieux
cède la place à une mentalité humaniste ; mais de quel humanisme ! Comment
reprendre ces fils qui s’aventurent sur d’aussi périlleux sentiers, comment
rétablir avec eux un rapport de joyeuse et concordante communion ?
Notre sensibilité
pastorale subit d’autres blessures à cause de la crise de l’esprit
d’association, une crise dont diverses couches sociales éprouvent les
conséquences et à laquelle également de nombreux éléments de notre cadre
ecclésial versent un important tribut. Nous ne désirons pas en analyser
maintenant les causes complexes et profondes. Nous aimerions plutôt espérer que
l’affectueuse pédagogie de l’Eglise, orientée vers la réconciliation, sache
trouver l’art de tisser à nouveau des rapports d’association capables de
renforcer précisément la communion intérieure et extérieure en vertu de
laquelle l’Eglise paraît ce qu’elle est et ce qu’elle doit être : le corps
social et mystique du Christ ; et nous voudrions que d’une telle communion
l’Année Sainte nous fasse vivre une nouvelle expérience.
Oui, nous voudrions
que la saison de « réflexion » et de ferveur à laquelle nous nous préparons
puisse avoir ce but et produire cet effet : l’accroissement d’un authentique Sensus
Ecclesiae. A la suite du Concile qui a mis l’Eglise au centre de ses
études et de ses décrets, nous devrions tous « repenser » cette Sainte Eglise,
et nous rappeler qu’elle est le signe et l’instrument de notre union avec Dieu
et de l’unité de genre humain (Lumen Gentium, 1) ; nous devrions
tous ressentir le privilège et la responsabilité de lui appartenir; la joie de
pouvoir être ses fils et ses témoins; l’empressement à la servir et à lui obéir
; l’humble fierté de participer à ses épreuves et à ses souffrances ; la
sécurité de rencontrer et d’aimer en Elle ce Christ qui « l’a aimée et s’est
sacrifié pour elle » (Ep 5, 25 ; cf. St. ambroise, in Ps 118, 5 ; PL 15, 1317-1318 ; H. de lubac, Méd. sur l’Eglise, ch.
VIII).
Fils et Frères, amis
proches et lointains, hommes de partout : puisse cette heure de réflexion, de
repentir, de lucidité, être pour nous l’école du mystère et de la réalité de
l’Eglise du Christ : révélation du Dieu-Amour, salut de l’humanité (cf. Ep 1).
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Notre grand
problème, quel est-il ? C’est celui de nos relations avec Dieu. Tout est là,
dans ce nœud de questions, morales, spirituelles, vitales. Notre conception de
la vie ne saurait nous empêcher de considérer ces relations : pour les nier,
pour les discuter, ou pour les affirmer ; ce sont là les catégories principales
et abrégées dans lesquelles peuvent être classées ces relations. Et nous savons
tous aujourd’hui qu’il n’est personne qui puisse échapper à la nécessité d’un
choix à ce propos. Qu’on le veuille ou non, la religion est, dans l’un ou
l’autre sens, au sommet de la définition de notre vie personnelle et
collective. Limitons-nous pour l’instant à la vie personnelle : sa note
distinctive la plus importante, celle qui la qualifie le mieux, se déduit de
l’attitude religieuse que l’homme adopte dans la conception qu’il a de sa
propre vie.
Il faut rappeler que
nous, qui croyons en Dieu et professons l’adhésion à l’économie chrétienne,
c’est-à-dire au dessein établi par Dieu lui-même au sujet de notre destin et
instauré par le Christ (cf. Ep 1 et suiv.), nous sommes les premiers à
reconnaître que nous avons besoin d’une aide transcendante, divine, prévenante
et gratuite, la grâce, pour entrer effectivement dans le plan de salut de notre
religion (cf. DENZ.-SCH. 1525-797) ; c’est-à-dire que nous, nous ne nous
suffisons pas à nous-mêmes pour résoudre positivement le grand problème dont
nous venons de parler : nos relations avec Dieu ; et c’est ainsi que, sous
l’aspect de ce besoin d’être sauvé par le moyen de la miséricorde et de l’amour
de Dieu envers les hommes, nous sommes pareils à tous les autres même s’ils
sont athées ou païens.
Mais pour jouir de
cette grande fortune de l’intervention salvatrice de Nôtre-Seigneur en faveur
de l’homme adulte, il faut satisfaire à quelques conditions.
Même devant le plan
de la grâce, l’homme reste un homme, reste libre ; il lui est demandé une
adhésion volontaire ; aussi, sans une disposition morale et une fidélité
successive (voluntariam susceptionem gratiae), le salut religieux serait
pour nous sans effet.
C’est pour cela que
s’ouvre pour nous un complexe et volumineux chapitre psychologico-subjectif
concernant les dispositions justifiantes et sanctifiantes de Dieu : si nous
voulons que le soleil illumine la chambre de notre âme, il faut que nous lui
ouvrions la fenêtre.
Evangéliquement et
théologiquement, comment s’appelle cette fenêtre ? Elle s’appelle
« conversion », la célèbre metanoia (Mt 3, 2 ; 4, 17 ; Ac
2, 38) de l’Evangile ; c’est-à-dire ce changement intérieur, puis extérieur
qui rend l’homme réceptif à l’intervention divine. Elle aussi, la conversion,
ne peut intervenir sans une action secrète de la grâce ; mais en ce moment nous
la considérons sur le plan de notre expérience et de notre responsabilité, là
où le jeu de la liberté, de la volonté, des stimulants extérieurs, place la
conversion à la fatale croisée des chemins de notre destin religieux et
peut-être de notre destin éternel.
C’est ici que, dans
la pratique de notre vie spirituelle, se placerait la doctrine de la prière
comme condition fondamentale de notre religiosité salvatrice. Nous parlons de
cette prière qui ouvre l’âme à l’action bénéfique de la miséricorde de Dieu et
qui est plus ou moins connue de chacun, soit dans sa définition essentielle
d’acte rationnel de l’esprit qui s’adresse volontairement à Dieu, soit comme
acte de tension amoureuse vers Lui (« il n’y a que la seule charité qui prie »,
bossuet, Sermons, 1, 374),
soit comme absorption contemplative et mystique dans la présence du divin
interlocuteur.
Mais la prière ainsi
conçue suppose la connaissance et la foi en Dieu et souvent même, elle naît de
la voix intérieure d’une parole que nous ne pourrions pas formuler de nous-même
et que l’Esprit prononce en nous avec des accents ineffables (Rm 8, 26).
Et elle suppose une régularité de vie spirituelle que, malheureusement,
beaucoup aujourd’hui ne possèdent plus : ils sont muets, ils sont incapables de
prononcer avec un vrai sens de piété le simple nom, paternel, suave, de Dieu.
Sous quel aspect
peut-on présenter la « conversion » à ces gens-là, qui sont légions.
Voici: nous devons
tenir compte de l’« état d’âme» de ces gens, disons mieux, de cette population,
de ces frères qui, par incurie spirituelle ou par abus critique, ne se trouvent
momentanément pas en mesure de balbutier cette petite prière qui établirait
immédiatement une relation avec Dieu. Que pouvons-nous faire ?
Ce n’est
certainement pas en ce lieu que nous pouvons résoudre un problème de cette
ampleur. Mais nous ferons deux suggestions qui peuvent s’adapter à notre cas.
Et voici : même avant de parler de conversion, dans le sens plein et
salutaire du mot, essayons de parler d’orientation ; demandons à
ceux qui sont encore sur le seuil du monde religieux de donner au problème,
qui nous intéresse et qui doit intéresser tout le monde, un simple regard,
d’orienter un instant leur attention vers lui. Ceci est un acte humain, honnête
au superlatif, celui de tourner sa réflexion vers le problème de Dieu, et il
faut que cela jaillisse de notre besoin intérieur de logique et de vérité, un
besoin qui suggère et postule un appel à un Principe suprême. S’orienter vers
l’inextinguible phare du Dieu invisible, du Dieu vivant : le problème religieux
en vaut toujours la peine.
L’autre suggestion
semble une contradiction, mais ce n’est qu’un simple et raisonnable paradoxe :
c’est le silence. Pour recueillir quelque chose du problème religieux,
nous avons besoin de silence ; de silence intérieur qui réclame peut-être aussi
un peu de silence extérieur. Silence : nous voulons dire pause au milieu de
toutes les rumeurs, de toutes les impressions sensibles, de toutes les voix que
le milieu impose à notre écoute, qui nous rend sourds, pendant que tout cela
nous remplit d’échos, d’images, de stimulants, qui, bon gré mal gré,
paralysent notre liberté intérieure, et nous empêchent de penser, de prier.
Silence ne signifie pas sommeil : dans nos cas, il veut dire colloque avec
nous-mêmes, réflexion tranquille, acte de conscience, moment de solitude
personnelle, tentative de se retrouver soi-même. Nous dirons plus : nous
donnerons au silence la capacité d’écouter. Ecouter quoi ? Ecouter qui ? Nous
ne pouvons le dire, mais nous savons que l’écoute spirituelle laisse entendre,
si Dieu nous en fait la grâce, Sa propre voix, qui tout de suite se distingue
par sa douceur et par sa
vigueur, et par la parole, comme voix de Dieu ; le Dieu qu’à ce moment, presque
par impulsion instinctive, nous commençons à appeler au-dedans de nous, avec
l’avidité de connaître et de comprendre, avec angoisse et avec confiance,
avec une insolite émotion et une envahissante bonté : le Dieu-Verbe devenu
maître intérieur.
Nous sommes amenés
sur cette voie par la période liturgique de l’Avent : se taire pour
écouter ; et par le pressant motif que l’Année Sainte, qui impose silence
et prière, prépare pour nos si nombreuses inquiétudes modernes, la réponse de
Dieu, celle de son Amour et de notre salut.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et
Filles,
Cet homme moderne,
comme il nous intéresse ! Et comme il doit intéresser chacun de nous ! Cela,
nous le disons, toujours en pensant aux rapports de l’homme avec la religion,
avec Dieu. Et ces rapports, comme ils sont interrompus ! Combien de gens vivent
sans se soucier de l’existence, de l’importance de l’existence ; ils marchent
comme des aveugles ; des aveugles volontaires bien souvent : soit que leur
insouciance habituelle les ait rendus insensibles à la religion, aux problèmes
qu’elle comporte, aux conséquences pratiques et immédiates que l’irréligiosité
entraîne dans l’existence et qui se répercutent principalement sur la vie
morale ; ou bien parce qu’une spéculation philosophique, que nous n’hésitons
pas à qualifier d’irrationnelle, a osé soutenir l’inexistence de Dieu, la «
mort de Dieu » dans la pensée de l’homme, presque comme si cela constituait un
progrès de l’esprit et de la science et par conséquent une libération d’un
rapport supposé avec Dieu, une émancipation de l’homme, une de ses revendications
normales et finales, le couronnement des conquêtes de la modernité.
Mais nous savons
qu’une fois supprimé le « problème de Dieu », tout devient un problème : c’est
l’écroulement de la cause suprême de toutes choses ; l’écroulement du principe
de rationalité, raison intime de la vérité ; s’écroule alors également la norme
efficace et supérieure du système moral de notre vie (cf. st. augustin).
L’omission de Dieu
n’est pas une libération, c’est une privation ; ce n’est pas l’affirmation
d’une logique scientifique mais l’aveu d’une ignorance radicale, la
reconnaissance d’un mystère insoluble, le mystère du néant, dans la sphère
supérieure de la pensée humaine.
Pour nous, il n’en
est pas ainsi. Nous savons, nous, que Dieu existe, qu’il est ; et
aussi que l’on ne saurait concevoir l’existence de quoi que ce soit sans
admettre une source antérieure transcendante. Nous devons nous le répéter :
c’est une certitude absolue. Pour notre raison, pour notre bonheur : Dieu est !
(cf. He 11, 6).
Est-ce nous demander
un effort qui dépasse nos facultés d’entendement ? Non, mais prenons garde :
plus nous sommes certains de l’existence de Dieu et plus il est difficile de se
faire de Lui une idée adéquate. Il est difficile de penser Dieu, précisément
parce qu’il est Dieu. Cela explique un peu pourquoi l’esprit religieux ne se
développe pas toujours parallèlement à l’esprit rationnel et scientifique ;
celui-ci ne se satisfait pas de la manière figurée, symbolique, puérile
parfois, avec laquelle les esprits simples se sont fait une conception inexacte
et incomplète de la divinité : d’où les crises religieuses caractéristiques des
jeunes, des étudiants, des savants (cf. Romain Guardini, Le Dieu vivant).
L’idée de Dieu devient tellement grande, tellement supérieure à la capacité
de comprendre de l’homme, que jaillit la tentation de renoncer à se mesurer
avec elle ; on préfère la nier, plutôt qu’accepter l’effort d’adapter la pensée
aux exigences qui dérivent d’elle. L’intolérance, d’une part, à l’égard de formes
religieuses insuffisantes, et d’autre part la difficulté de parvenir à quelque
clarté au sujet de l’Etre authentique de Dieu heurte facilement la mentalité de
celui qui a goûté l’exercice épanouissant de la pensée évoluée et scientifique
et cède à la tentation de la redoutable option entre le mystère du néant et le
mystère de l’Être, donnant, vaincu, la préférence au premier.
Et nous, comment
devons-nous alors nous comporter ? Parce que nous sommes nous-mêmes des hommes
modernes à qui les vicissitudes de ces crises religieuses ne sont pas
étrangères. La réponse est simple dans son énoncé verbal : étudier, bien agir,
prier. Négligeons pour l’instant les deux premières indications, qui
mériteraient, elles aussi, un long discours ; arrêtons-nous un moment sur la
troisième, c’est-à-dire sur la nécessité de la prière pour obtenir à notre
esprit la fortune de... prier encore, c’est-à-dire de conserver notre rapport
raisonnable et vivant, avec Dieu. Nous avons, d’autres fois, fait allusion au
silence, et à l’écoute du langage religieux, dans son expression tacite et
spontanée qui jaillit de notre âme en état de recueillement et de méditation,
et dans sa voix secrète que l’Esprit Lui-même souffle au-dedans de nous. Nous
dirons cette fois quelques mots de la prière considérée comme recherche. Expliquons
ceci au moyen d’une image très simple : vous êtes-vous jamais trouvé dans une
salle obscure, sachant qu’une personne qui vous est chère y est cachée ?
N’avez-vous pas essayé alors de lui adresser la parole, de lui demander : où
es-tu ? M’entends-tu ? Fais-toi voir ! Quelque chose de pareil se passe dans
le royaume de la vie religieuse : nous savons qu’il y a une Présence devant
nous ; nous savons que Dieu nous voit, nous écoute, nous attend ; et alors, que
faisons-nous ? Nous prions de cette manière ; nous nous servons de la prière
pour chercher le divin Interlocuteur mystérieux, présent, mais caché.
Ici surgit une
grande interrogation, qui fait partie de l’économie religieuse, et ceci non
moins pour celui qui cherche Dieu par les voies de la connaissance naturelle,
que pour celui qui le recherche par les voies de la foi et de la grâce. La
question est la suivante, une question naïve et audacieuse : pourquoi Dieu
est-il caché ? Pourquoi Dieu est-il mystérieux ? Pourquoi Dieu est-il silencieux
? Que de questions nombreuses et différentes se pressent dans notre esprit
curieux et impatient, avide de connaître les desseins de Dieu !
Contentons-nous en ce moment d’une seule réponse, d’ailleurs incomplète: Dieu
se cache pour que nous le cherchions ! Sa révélation dans l’histoire et dans
les âmes a des temps qui ne coïncident pas avec les horloges de nos prévisions
humaines ; sa révélation a des modes qui ne cadrent pas avec les formes de
notre conversation terrestre. Et de plus, il est absolument certain que Dieu,
justement par le voile de son inaccessible mystère, attire notre recherche sur
une échelle de connaissance qui, à la monter, nous transforme, d’êtres inférieurs,
en êtres supérieurs et nous fait passer du niveau matériel et sensible au
niveau rationnel et spirituel, d’un ordre naturel à un ordre surnaturel.
La rencontre avec
Dieu peut survenir où, quand et comme Il le veut ; mais nous connaissons la
ligne de ses préférences ; la première, en ce qui nous concerne, est qu’il y
ait, de notre part, désir, recherche, prière.
La prière est notre
soutien dans l’attente de la lumière.
La voix des Psaumes
exprime cette vigilante prière avec des accents magnifiques, incomparables.
Qui, par exemple, ne connaît pas le De profundis ? Qui ne voudrait
pas répéter l’invocation de David dans le désert : « Dieu, mon Dieu, depuis
l’aube, je te cherche : mon âme a soif de toi... » (Ps 62, 2 ; cf. J. cales, Le livre des Psaumes, Beauchesne
1936 ; M. lepin, Le Psautier
logique, vol. 1 et 2, sect. IV, X, etc., Bloud et Gay 1937 ; et également,
saint augustin, Soliloques, I,
1, 2).
Nous ne croyons pas
que l’homme porte en lui une âme éteinte ; peut-être même, au contraire, et
précisément à cause de la richesse de choses et d’expériences qu’il possède,
l’homme a au fond de lui des aspirations insatisfaites qui peuvent s’exprimer
dans la prière. Et pour nous, croyants et modernes, ne serait-elle pas venue,
l’heure bénie de traduire en prière (cette prière que la réforme liturgique
nous a proposée) l’anxiété de nos esprits ?
Que l’Avent que nous
sommes en train de célébrer nous serve de tremplin pour cette ascension
spirituelle.
Avec notre
Bénédiction Apostolique.
Vénérables Frères et
Fils très chers,
Les événements tragiques
et odieux qui viennent de se dérouler sous forme de crimes barbares et selon
une violence qui tient du terrorisme, sur les terrains d’aviation pourtant modernes
et pacifiques de Fiumicino et d’autres pays, même s’ils ont eu une conclusion
moins pénible qu’on ne le craignait, ont tellement rempli de douleur,
d’indignation, d’angoissants problèmes l’ambiance locale et mondiale, qu’ils
troublent également l’atmosphère tranquille caractérisant nos audiences
générales hebdomadaires.
C’est pourquoi nous
renonçons aujourd’hui à notre habituel entretien familier consacré, en cette
période de préparation à Noël, à la recherche des voies spirituelles qui
peuvent guider les hommes de notre génération vers la reprise loyale des rapports
religieux avec Dieu.
L’irruption dans
tous les esprits des véhémentes impressions provoquées par cette retentissante
affaire, l’inquiétude qu’elle suscite au fond de chacun, nous rendant anxieux
de connaître les faits et leurs commentaires, la terrible incertitude qui se répercute
sur la situation internationale juste à la veille des signes avant-coureurs, si
attendus, d’une paix équitable au Moyen-Orient, nous empêchent de vous adresser
notre allocution habituelle : ce doit être en effet pour nous tous l’occasion
d’une profonde réflexion. L’histoire vivante devient le livre dont nous tirons
notre enseignement sur la fragilité toujours menaçante des équilibres humains ;
sur le facteur décisif de la libre intervention de l’homme, de sa
responsabilité, parfois fatale, dans le mécanisme si perfectionné et complexe
des services techniques de notre civilisation ; sur la nécessité évidente de
fortifier le sens moral dans la conscience humaine ; et sur la nécessité, bien
évidente elle aussi, d’invoquer et de mériter l’assistance de la divine Bonté
sur notre progrès moderne merveilleusement développé mais, sous certains
aspects, ambigu, voire dangereux.
Nous ferons bien de
penser à ces épisodes déments et cruels de notre chronique contemporaine, non
pas pour entretenir en nous une amertume sans espoir, encore moins de sombres
projets de vengeance, mais plutôt pour fortifier en nous-mêmes un optimisme
invincible, toujours tourné vers l’affermissement de la justice et de la paix,
et aussi pour retrouver la capacité de recourir à une prière humble et
confiante, dans la foi et dans l’amour.
Noël est proche. Que l’humble fait et le grand mystère de la venue dans le monde du Christ, notre Sauveur et notre paix, nous permette sans difficulté d’y puiser la force de l’espérance et la puissance de l’amour. Dans ce but, nous vous donnons notre Bénédiction Apostolique.