L’ENSEIGNEMENT DE PAUL VI
1976
I -
CATÉCHÈSE DU PAPE DANS LES AUDIENCES GÉNÉRALES DU MERCREDI
7 janvier : APRÈS
L’ANNÉE SAINTE : L’ÉVANGÉLISATION
14 janvier : QUE
TON RÈGNE ARRIVE !
21 janvier : LES
VRAIES VALEURS DE LA VIE FONDEMENT DE LA « CIVILISATION DE L’AMOUR »
28 janvier : L’UNITÉ
DE L’EGLISE, CONDITION DE LA CIVILISATION DE L’AMOUR
4 février : «
SOYONS FORTS » (1 P 5, 9)
11 février : VIE
CHRÉTIENNE, VIE DIFFICILE
18 février : VÉRITÉ
ET CHARITÉ
3 mars : UN
VRAI CHRÉTIEN DOIT ÊTRE FORT
17 mars : LA
PRIÈRE, LANGAGE DE LA CIVILISATION DE L’AMOUR
24 mars : FIDELITE
ET COHERENCE DANS LA VIE DE L’EGLISE
31 mars : L’UNITÉ
DANS L’EGLISE
7 avril : NOUS
AVONS BESOIN QU’UN SAUVEUR VIENNE À NOTRE SECOURS
14 avril : PAQUES
: LA MERVEILLEUSE DÉCOUVERTE DE L’AMOUR DE DIEU
21 avril : VIVRE
NOTRE BAPTÊME AVEC COHÉRENCE
28 avril : LA
FOI EST UNE LUMIÈRE ET UNE FORCE
5 mai : SOYONS
FIDÈLES AUX PROMESSES DE NOTRE BAPTÊME
26 mai : LA
RÉSURRECTION GARANTIE DES PROMESSES DU CHRIST
2 juin : LA
PRIÈRE DANS LA SOCIÉTÉ SÉCULARISÉE
7 juillet : CONSTRUIRE
L’EGLISE
14 juillet : LA
FOI EST LA BASE
21 juillet : EDIFIER
L’EGLISE AVEC CHARITÉ
28 juillet : LA
COMMUNION ECCLÉSIALE
4 août : L’AUTORITÉ
DANS L’EGLISE
18 août : LA
PAROISSE, PREMIÈRE ÉCOLE DE VIE CHRÉTIENNE
25 août : EDIFIER
L’EGLISE PAR L’APOSTOLAT
1er septembre
: L’EGLISE CONSTRUITE AVEC LA CROIX
8 septembre : CONSTRUIRE
L’EGLISE PAR LA PRIERE ET L’ACTION
15 septembre : FORMER
LA CONSCIENCE CHRETIENNE
22 septembre : EVANGELISATION
ET PROMOTION HUMAINE
29 septembre : FOI
ET HISTOIRE
6 octobre : LE
LIEN ENTRE FOI ET PROGRÈS
13 octobre : EVANGÉLISER
ET PROMOUVOIR LE BIEN-ÊTRE HUMAIN
20 octobre : LE
CONGRÈS ECCLESIAL DE ROME, UNE OCCASION DE FONDER « LA CIVILISATION DE L’AMOUR
»
27 octobre : QUEL
EST LE RAPPORT ENTRE EVANGÉLISATION ET PROMOTION HUMAINE
3 novembre : PROGRESSER
DANS LA CONNAISSANCE DU CHRIST
10 novembre : L’EVANGILE
NOUS OUVRE DEUX FENÊTRES L’UNE SUR LE CIEL, L’AUTRE SUR LA TERRE
17 novembre : JOIE
ET SOUFFRANCE DANS LA VIE CHRÉTIENNE
24 novembre : JÉSUS
DE NAZARETH, ROI DES JUIFS
22 décembre : NOËL
ET LA RENAISSANCE DE L’HOMME
29 décembre : NOËL
LEÇON D’HUMILITÉ ET DESSEIN DE NOTRE VIE
Voici un nouveau volume des enseignements du Pape Paul VI au Peuple de Dieu. Il porte sur l’année 1976. Il est le neuvième de la série, le premier publié l’ayant été en 1968. Comme les précédents, ce volume reprend les textes parus chaque semaine dans l’édition de langue française de l’Osservatore Romano.
Les audiences générales du mercredi constituent le centre de l’expression pastorale et magistérielle de Paul VI. Comme l’a écrit le Cardinal Gabriel Marie Garrone dans sa préface du livre « Le Vatican et la Rome chrétienne », « le Pape réserve à cette circonstance l’exposé de vérités qu’il estime particulièrement urgent de rappeler » et, par là, « les audiences portent bien au-delà de l’auditoire romain ». Cette catéchèse hebdomadaire s’adresse en effet au Peuple de Dieu : elle forme la première partie de cet ouvrage. La seconde contient les messages, discours, homélies du Pape qu’il semble particulièrement opportun de faire largement connaître en raison de leur contenu doctrinal ou du fait des occasions particulières où ils furent prononcés.
Ce livre nous invite à prolonger dans notre méditation et notre réflexion la parole du Pape. Il doit nous aider à une communion plus intime à la vie de l’Eglise, éclairant la route où nous sommes engagés pour être, à notre tour, des membres actifs de l’Evangélisation.
Cité du Vatican, 1er janvier 1977
I - CATÉCHÈSE DU PAPE DANS LES AUDIENCES GÉNÉRALES DU MERCREDI
Chers Fils et Filles,
Au moment de pause et de silence qui succède à la conclusion de l’Année Sainte, du fond de l’âme de l’Eglise, c’est-à-dire du Clergé et du Peuple fidèle, s’élève une tacite demande : « Et maintenant, que fait-on ? ». On dirait que, le programme accompli, une période de repos, de réflexion, doive y faire suite ; voyons comment les choses vont s’arranger, se dit-on ; puis nous reprendrons la voie des idées et de l’action. On semble vouloir écouter les paroles du Maître : « requiescite pusillum : reposez-vous un peu » (Mc 6, 31). Mais il n’en est pas ainsi ! au contraire, une nouvelle période d’intense activité religieuse et pastorale s’ouvre immédiatement pour nous tous qui voulons être attentifs aux « signes des temps » et qui voulons avant tout nous prévaloir des grâces et des intentions de l’Année Sainte pour donner l’élan à une phase nouvelle et plus fervente de la vie ecclésiale ! nous avons été jusqu’à parler de promotion d’une vie chrétienne plus cohérente, plus active et qui devrait se refléter, même publiquement, dans une manière plus parfaite de concevoir et de gouverner notre existence collective, cette manière qui a pris hardiment le titre de : « civilisation de l’amour ». Nous aurons encore probablement l’occasion d’en reparler.
Mais en attendant, commençons tout de suite par rappeler un document que nous avons publié précisément à la fin de l’Année Sainte, à la date du 8 décembre 1975, et consacré à 1’« évangélisation dans le monde contemporain ». Ce document découle du Synode des Evêques de 1974 ; il en résume et ordonne les idées et transmet celles-ci à l’Eglise tout entière, comme pour en imprégner la ferveur suscitée par l’Année Sainte pour un effort d’évangélisation renouvelé, organique et intense. Et il est bien qu’il en soit ainsi !
Le réveil de la vocation fondamentale et spécifique de l’Eglise fidèle et responsable, celle de sa mission d’annoncer l’Evangile partout sur la terre, et la conscience accrue des besoins spirituels et moraux du monde moderne confèrent à ce thème un caractère d’actualité qui semble couronner parfaitement la maturation de l’Année Sainte. Celle-ci nous a ouvert les yeux : le monde a besoin de l’Evangile ; le patrimoine de sagesse doctrinale et pastorale du récent Concile Oecuménique attend une application incisive et cohérente. La conscience personnelle de co-responsabilité que tout catholique doit ressentir à propos des besoins de notre époque ; la rencontre didactique de l’Eglise actuelle avec les problèmes, les polémiques, les hostilités, les catastrophes possibles d’une société sans Dieu, à cause de quoi l’Eglise fait l’expérience d’un drame de son histoire, un drame aujourd’hui en pleine tension ; puis la découverte de possibilités évangéliques insoupçonnées dans les âmes humaines, éprouvées par de laborieuses et décevantes expériences du progrès moderne ; et, enfin, certains secrets de la miséricorde divine dans lesquels se révèlent d’émouvantes ressources du Royaume de Dieu ; tout cela nous dit que voici une heure grande et décisive qu’il faut avoir le courage de vivre, les yeux grand ouverts et le cœur impavide. Les jeunes, ou tout au moins quelques-uns des plus intelligents et plus courageux, ont compris et ils se mettent à l’avant-garde ; il ne faut pas avoir peur de recommencer dès le début l’exténuante et complexe mission de l’évangélisation.
Nous terminerons en citant la fin du document que nous avons rappelé à vos âmes avides de donner à l’Année Sainte une conclusion logique et digne d’un moment spirituel aussi élevé, aussi dense. En effet, nous terminions notre exhortation, qui tire son titre de ses premiers mots latin « Evangelii nuntiandi » — c’est-à-dire l’Evangélisation — par ce cri apostolique : « Voilà la consigne que nous avons voulu donner à la fin d’un Année Sainte qui nous a permis de percevoir plus que jamais les besoins et les appels d’une multitude de frères, chrétiens et non chrétiens, qui attendent de l’Eglise la Parole de salut. Que la lumière de l’Année Sainte, qui s’est levée dans les Eglises particulières et à Rome pour des millions de consciences réconciliées avec Dieu, puisse rayonner également après le Jubilé à travers un programme d’action pastorale, dont l’évangélisation est l’aspect fondamental... » (n. 81).
Ainsi soit-il, avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous, nous avons célébré l’Année Sainte. Nous voulons supposer que la célébration de cet événement a vraiment intéressé l’âme de chacun de nous et qu’il doit continuer à exercer sur nous son influence bénéfique. L’Année Sainte nous a parlé de renouvellement et de réconciliation. Dieu veuille que ces deux termes restent gravés dans notre souvenir et qu’ils puissent imprimer une direction constante, une poussée toujours opérante à notre vie spirituelle. Et ainsi — nous les verrons former les germes d’autres paroles, d’autres formules, qu’il nous plaira de cultiver et de faire présider au style et au programme de notre renouvellement chrétien. La recherche et le choix de quelque formule simple et synthétique cadre bien avec le génie de notre époque.
Nous avons déjà, nous-même, lancé discrètement une formule quand nous proposions de chercher dans la « civilisation de l’amour » le fruit religieux moral et civil de l’Année Sainte. Si elle plaît, cette formule peut demeurer ; nous la croyons apte à de sincères développements aussi bien individuels que — et spécialement — sociaux, comme souvenir vivant et opérant de l’année de grâce qui vient de se conclure, sans être, toutefois, dépassée et devenue inutile pour l’histoire spirituelle de notre temps. Il nous faudrait cependant rappeler le danger que représente l’ambiguïté de l’amour, comme nous l’enseigne Saint Augustin ; l’amour en effet peut coïncider avec l’égoïsme, c’est-à-dire l’amour de soi et se faire fondement d’une « cité » terrestre, contraire à l’amour de Dieu, qui seul peut être le fondement de la « cité » céleste (cf. De civ. Dei, XIX, 28 ; P.L. 41, 436), celle-là seule qui puisse, comme nous le pensons, réaliser la civilisation de l’amour.
Mais il existe d’autres formules, excellentes et fécondes, dans lesquelles nous pouvons condenser, comme en des germes destinés à de merveilleux développements la force génétique d’un christianisme toujours neuf et vivant. Saint Paul pourra nous suggérer une quantité de ces formules originales et synthétiques (cf. Rm 1, 17 ; Ep 4, 15 ; Col 3, 11 ; etc.). D’ailleurs chaque Famille religieuse a sa devise qui nous révèle son caractère intérieur et son propre dynamisme.
En ce moment important de notre perfectionnement spirituel, nous pouvons remonter à la formule originelle même de l’annonce évangélique, formule que nous avons toujours sur les lèvres et dans le cœur lorsque nous récitons la grande, l’habituelle prière du « Notre Père » et faire nôtre le thème de la grande prédication de Jésus-Christ lui-même : Que ton règne arrive. Cette expression mériterait d’être longuement méditée : en réalité, que demandons-nous à Dieu le Père quand nous le supplions pour que son règne arrive ? C’est là un thème biblique et un thème spirituel toujours dignes d’étude. Nous nous limitons à rappeler que cette expression, caractéristique dans les premiers discours du Seigneur, résonne comme inaugurant l’événement messianique. Les exégètes observent que de ce règne de Dieu, ou royaume des cieux, il est fait mention plus de cinquante fois dans l’Évangile de Saint Mathieu (cf. laìgrange, Saint Mathieu, CLVI et ss.) : C’est d’abord Jean-Baptiste, le Précurseur qui, le premier, le proclame (Mt 3, 2) ; puis il devient le thème de la première évangélisation de Jésus qui « commença à prêcher et à dire : convertissez-vous car le royaume des cieux est proche » (Mt 4, 17). Qu’entendait dire Jésus par cette formule que connaissait d’ailleurs le Peuple de Dieu ?
Il entendait dire beaucoup de choses, pas toujours faciles à bien déchiffrer. Mais, en ce moment, qu’il nous suffise de relever la nouveauté messianique apportée par le Christ, le nouveau destin religieux de l’humanité, un nouveau plan des rapports entre Dieu et l’histoire humaine (cf. L. De Grand-maison, Jésus-Christ, I, 376 et ss.) ; un dessein d’amour, de miséricorde et de salut qui, par initiative divine s’insinue dans le monde naturel et déchu pour le relever et lui conférer une vie nouvelle, une adoption surnaturelle, provenant d’une communion avec le Christ, du moment que nous l’accueillons et la vivons (cf. Ep 1).
Et s’inaugure ainsi dans le cours des siècles ce nouveau règne de Dieu, le Christ l’ouvre et, Lui vivant, il est déjà parmi nous (Lc 11, 20 ; 17, 21). Toutefois, un règne qui commence ici, mais n’est pas complet, ne se trouve pas à l’état défini ; il est plutôt « en puissance » ; il faut prier pour qu’il arrive (Mt 6, 10) ; il se trouve maintenant dans le champ de la foi (cf. 1 Co 13, 8 et ss.) et de l’espérance (Rm 8, 24), mais déjà, de certaine manière, on peut l’expérimenter dans l’amour (voir toute la doctrine de l’Eucharistie — Jn 6, 54 et ss. —, de la charité et de l’Eglise).
Cette doctrine du Règne de Dieu il faut que nous l’acquérions, y adhérant en toute plénitude, prêts à jouir de la joie qui lui est propre (cf. notre Exhortation Gaudete Domino); prêts aussi à porter la Croix que la fidélité au Règne de Dieu nous réserve également; prêts à y puiser la sagesse pratique, morale et sociale dont elle est la source, à en faire le sujet de notre dialogue avec le monde profane qui nous cerne (cf. Gaudium et Spes).
Oui. « Que ton Règne arrive » O Christ ! « Ton Règne » ô Dieu ; cela, nous devrons toujours le dire, en pensant, en travaillant en priant.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous sommes encore dans le rayon de lumière qui, de la célébration de l’Année Sainte conclue le mois dernier, le jour de Noël, se projette sur le temps fugitif qui s’éloigne chronologiquement de cet événement religioso-moral mais nous laisse cependant, non comme souvenir évanescent, mais comme faisceau lumineux qui peu à peu s’étale plus largement sur un monde plein, d’ombres et de lueurs confuses, la trajectoire neuve et directe de notre démarche présente et future, à laquelle nous avons donné un titre riche de sens et de programmes : la civilisation de l’amour. Nous voudrions que l’histoire de ces jours qui suivent l’Année Sainte, tout comme les annales des années à venir soient caractérisées par ce courant électrisant et animateur de l’amour évangélique, redécouvert, rallumé par le renouvellement et la réconciliation, dont l’Année Sainte nous a donné quelqu’heureuse expérience.
Sauf que les conditions morales, sociales et politiques dans lesquelles les hommes sont actuellement plongés dans divers secteurs du monde semblent contredire ce candide présage optimiste et en éteindre aussitôt l’espérance. La terre est sillonnée de problèmes, d’agitations tout autres que porteurs de civilisation et d’amour, mais plutôt de sentiments et d’intentions de haine et de guerre.
Voici : il faut qu’immédiatement nous prenions spirituellement position : allons-nous renoncer à notre heureuse civilisation de l’amour comme à une innocente mais prétentieuse ingénuité ? ou bien, la réaffirmer avec une inébranlable volonté ? Oui, nous devons la réaffirmer avec une conscience nouvelle, avec de nouvelles énergies. Ce n’est pas un irénisme illusoire qui nous guide : c’est une volonté consciente du sort promis à ceux qui, de l’amour, de la charité, font leur engagement prioritaire. Le sort, c’est la milice chrétienne, c’est le heurt avec les difficultés persistantes et renaissantes. L’amour auquel nous nous référons n’est pas une idylle plaisante, ce n’est pas le dénouement automatique des difficultés que le progrès même de l’humanité engendre et exaspère. Et il n’est certes pas orienté vers une lutte artificielle et congénitale avec le développement des phénomènes humains. Cet amour-là tend à la paix, il tend à la fraternité, il tend, disions-nous, à la civilisation. Nous pouvons répéter les paroles incisives de l’ancien et magnifique Ignace d’Antioche dans sa lettre aux Ephésiens : « rien n’est meilleur que la paix dans laquelle toute guerre se dissout » (ch. 13). Oui, mais il s’agit d’une paix agissante et courageuse, comme l’est la paix animée par la charité, non pas d’une paix statique et pusillanime.
Si nous avons compris cela, nous pouvons nous rendre compte de la nature de la civilisation que nous voudrions faire jaillir de l’amour : une civilisation qui, précisément parce qu’engendrée par l’amour pour l’humanité et tendant à lui en faire goûter la bienheureuse expérience, devra être orientée vers la recherche et l’affirmation des vraies et complètes valeurs de la vie, même si cela fera surgir, contre la sage et généreuse entreprise des incompréhensions, des difficultés, des oppositions.
Voulez-vous un exemple ? Il nous est donné par un épisode très triste et éloquent. Un épisode dont les journaux ont parlé ces jours-ci : celui de l’indigne et sacrilège invasion, par des gens tapageurs, du Dôme de Milan la célèbre cathédrale, la nôtre, au sommet de laquelle se détache sur le ciel, la « Madonnina », l’aérienne et exaltante image de la Vierge Mère du Christ, symbole du triomphe de la Très-Sainte Femme « species castitatit et forma virtutis » comme le disait Saint Ambroise (De Viginibus, II, 2). Pourquoi cette invraisemblable et déplorable manifestation ? On a dit : parce que l’Eglise est contre l’avortement, parce que l’Eglise a confirmé les normes de sa morale sexuelle. Incroyable ! et pourtant c’est cela que l’on dit.
Eh bien, en vertu de la logique de la « civilisation de l’amour » nous vous prions de réfléchir au sujet d’un des aspects de cette civilisation, dont notre temps a si gravement et si généralement besoin, l’austérité des mœurs. A savoir la défense et la promotion des vraies valeurs de la vie, de l’amour, du bonheur. Cette austérité souhaitable des mœurs n’est pas un moralisme dépassé, elle n’est pas ce qu’on appelle un tabou aujourd’hui intolérable, elle n’est pas une répression autoritaire et abusive. Lisez le document pris pour cible par certains courants rebelles de l’opinion publique — il a été publié récemment par notre Congrégation pour la Doctrine de la Foi (qui a succédé à l’ancien Saint-Office) et s’intitule Persona humana, les deux mots initiaux ; et vous verrez émerger l’amour sage et prévoyant de l’Eglise, vraiment mère et maîtresse, tournée tout entière vers la reconnaissance des valeurs de la vie, analysées par la science, par l’histoire, par la pédagogie, définies par la Bible avec divine, ineffable sécurité, interprétées et confirmées par le Magistère de l’Eglise.
La « civilisation de l’amour » a, dans ce document, une page d’apologie humaine et chrétienne qui permet de bien augurer de son avenir.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous retournons à la pensée qui a guidé la spiritualité de l’Année Sainte, une pensée qui doit continuer à vivre pendant les années qui lui succèdent et caractériser cette nouvelle période de la vie de l’Eglise : c’est la pensée du renouvellement de notre mentalité chrétienne. Relisons ensemble une page de Saint Paul où nous pourrons puiser de nombreux enseignements utiles pour guider le moment actuel qui évolue vers un proche avenir, rajeuni comme un printemps post-conciliaire et post-jubilaire. En effet, au douzième chapitre de son Epître aux Romains, Saint Paul écrivait : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre ». Comme ces quelques paroles pourraient, — disons-le ici comme entre parenthèses — servir à elles seules de commentaire à la récente Déclaration de la S. Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur quelques questions d’éthique sexuelle, si nous voulons vraiment entrer dans l’esprit supérieur et original de la conception chrétienne de la vie ! Poursuivons la lecture de notre texte : « Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait... Que votre charité soit sans feinte, détestant le mal, solidement attachés au bien. Que l’amour fraternel vous lie d’affection entre vous, chacun regardant les autres comme plus méritants » (Rm 12, 1-2 ; 9-10).
Que de choses merveilleuses, en termes aussi simples et clairs! Il semble superflu de vous les commenter. Il suffit de les méditer d’une âme sereine et fidèle. Ils nous ramènent à cette précieuse observation des Actes des Apôtres qui dépeint l’aspect caractéristique, spirituel et social de la première communauté chrétienne : « La multitude de ceux qui étaient venus à la foi n’avait qu’un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32). Ceci nous amène à penser à un premier aspect de ce renouvellement si désiré : nous l’avons appelé « la civilisation de l’amour » et ce n’est pas autre chose que l’agapè, l’amour, la charité animatrice première de notre style de vie.
Eh bien, cette animation de la vie individuelle et communautaire de l’Eglise produit d’abord, et suppose ensuite, comme fondement constitutionnel, l’unité de l’Eglise. Si l’Eglise n’est pas intérieurement une dans son mystère qui la fait vivre du Christ, et si elle n’est pas unité dans son complexe structurel et social, qui en fait le corps mystique et visible du Christ, alors elle n’est plus Eglise. Que celui qui le veut, que celui qui le peut, relise, parmi tous les nombreux documents qui éclairent cette vérité, le célèbre écrit de Saint Cyprien au sujet de « l’unité de l’Eglise Catholique » (P.L. 4, 4951520 ; brepols, Séries lat. 3, 243 et ss. ; cf. D. Th. C. III, II, 246 et ss.) ou encore qu’il consulte Saint Augustin (cf. de utilitate credenti, P.L. 42 65 et ss. ; et encore l’œuvre toujours actuelle de J. A. môhler, Die Einheit in der Kirche l’unité dans l’Eglise, édit. du Cerf, 1938).
Quant à nous, même sans recourir à cette littérature prestigieuse, il nous sera plus facile de nous documenter au sujet des voies qui s’écartent de l’unité de construire une nouvelle civilisation de l’amour. Nous pouvons tous faire le diagnostic de la tendance moderne à dissoudre une véritable, solide, opérante unité ecclésiale; il nous suffira de relever combien un esprit de désagrégation, de contestation, de libre pluralisme, de critique facile, d’interprétation personnelle et souvent polémique à l’égard du Magistère de l’Eglise, interprète digne de foi et indispensable, gardienne des facteurs de l’unité ecclésiale, a pénétré dans diverses expressions de la mentalité du corps mystique, de la communion ecclésiale elle-même (cf. L. boyer, La décomposition du catholicisme 1968 ; Religieux et Clercs contre Dieu, 1975). Une pression centrifuge du libre examen de provenance protestante, un concept de liberté absolue, isolé du concept respectif de devoir et de responsabilité, une « trahison des clercs » résignée, — c’est-à-dire un relativisme historique, et un opportunisme social et politique souvent à la mode, ont sensiblement affaibli le sens de l’unité, de la charité au sein de l’Eglise de Dieu ; mais, par bonheur ce sens de l’unité a été stimulé par le mouvement oecuménique, certes, mais pas encore, et pas toujours, de manière suffisante pour reconquérir une unité authentique, organique, telle qu’elle est voulue par le Christ et animée par l’Esprit Saint.
Et nous, que ferons-nous ?
Nous reprendrons la route vers l’édification de l’unité, même si parfois nous aurions pu céder, à une jalouse et hostile affirmation de notre autonomie spirituelle et religieuse, au détriment de la docile et virile soumission à l’exigence de la concorde et de la solidarité propre de la communion catholique ; et nous serons ensemble, tous unis fraternellement, fortement, le regard de l’âme tendue vers Jésus-Crucifié, qui « dilexit ecclesiam », « qui a aimé l’Eglise et s’est livré pour eue » (Ep 5, 25).
Qu’il en soit ainsi ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous nous sentons toujours incité à penser aux fruits de l’Année Sainte, persuadé, comme nous le sommes, qu’une telle expérience religieuse et morale ne peut pas, ne doit pas demeurer sans conséquences opérantes encore au-delà de la durée même de l’Année Sainte ; et sous certains aspects, il est nécessaire que quelques unes des conséquences de cette période de révision et de renouvellement de notre manière d’être chrétiens soient permanentes.
Or, il est indéniable qu’un des résultats visés par l’Année Sainte est celui de réaliser un christianisme fort. La commune accoutumance à la manière de vivre que nous avons, par habitude, qualifiée de chrétienne a souvent, trop souvent, entraîné, chez certaines personnes qui se veulent fidèles à cette très humaine et toujours sublime définition du véritable et authentique art de vivre, un affaiblissement de son exigence intrinsèque, celle de la fermeté, du courage, celle de l’activité intense. Nous avons pris l’habitude d’un christianisme purement nominal, — une simple étiquette, en somme ; et nous nous sommes laissés séduire par la douceur que comporte l’appartenance au Christ et l’avons confondue avec la faiblesse ; nous avons profité de la liberté chrétienne et de l’indulgence due aux opinions d’autrui pour nous permettre d’être indifférents à l’égard de n’importe quel agnosticisme théorique et pratique ; nous avons donné au pluralisme et à la nouveauté des idées et des actions une interprétation laxiste et permissive tendant à ruiner toute norme logique et morale ; nous avons souvent estimé que l’éducation religieuse était débilitante, et peu stimulante en comparaison d’autres pédagogies énergiques et coercitives. Disons-le également : il nous est arrivé, à nous aussi, de nous demander si l’opportunisme à la mode, la soumission aux idéologies courantes, ne pouvait recevoir, comme si c’était un acte de courage personnel, notre commode et passive adhésion. Analysant quelque peu cette attitude assez répandue, nous nous sommes probablement rendus compte qu’elle équivalait, intérieurement, à éviter des ennuis et à nous procurer des avantages ; nous n’avons pas manqué de nous accuser nous-mêmes de lâcheté, et ainsi nous avons évité le témoignage, le sacrifice, la croix. Nous nous sommes résignés au découragement, au caractère fatal des événements, couvrant du masque d’un sens intelligent de l’opportunité notre tardive soumission au triomphe de la mode et de la passivité environnante ; sans plus nous attacher à nos principes, à nos devoirs, à notre conscience chrétienne.
Eh bien, si nous voulons être cohérents et fidèles nous devrions nous rappeler qu’il nous faut être forts même si cette vertu de force morale chrétienne nous expose à pas mal de dangers, à pas mal de difficultés (cf. Saint Thomas II-II, 123, 1). Notre profession chrétienne ne doit pas être conditionnée par la peur. Le Christ nous l’a répété bien souvent (cf. Mt 10, 28). Le royaume des deux souffre violence, et les violents (c’est-à-dire les forts) pourront y accéder (cf. Mt 11, 12). Le chrétien ne doit pas être un médiocre, mais un fort (cf. Saint ambroise, De off. 1, 39).
Si notre éducation chrétienne a été faible et réticente, spécialement au sujet du sens du devoir, de l’obligation du témoignage et de l’apostolat, de la nécessité de risquer l’impopularité, la fortune contraire (cf. Jn 16, 20) et même la vie (cf. Jn 12, 24-25), nous devons l’étayer de vertus, religieuses de nature, comme la foi, l’espérance, l’amour, mais éminemment pratiques également dans l’ordre temporel (cf. Ga 3, 11 ; Rm 5, 5 ; 2 Co 1, 7 ; etc.) ; et restituer à notre vie chrétienne la vertu cardinale de la force.
Nous répéterons avec Saint Pierre : « Soyons forts » (1 P 5, 9) ; c’est à cela que nous invite l’intégrité de notre vocation chrétienne ; à cela nous contraint l’histoire des temps que nous sommes en train de vivre.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
La rencontre d’aujourd’hui coïncide avec une commémoration toute particulière : l’anniversaire des Pactes du Latran. Pourquoi voulons-nous les rappeler ? Et pourquoi le faisons nous avec des sentiments de joie et d’espérance ? Parce qu’ils ont rétabli la paix, dans le respect d’une mutuelle indépendance, et des rapports clairs entre l’Etat et l’Eglise catholique, entre la nation italienne et le Saint-Siège.
Nous savons parfaitement que, les conditions historiques ayant changé, ces relations officielles doivent être soumises à une équitable et moderne révision ; et le Saint-Siège est prêt à lui réserver toute son attention souhaitant seulement que les points essentiels de ces Pactes, relatifs à la sauvegarde de la tradition catholique du Peuple italien et à la propre mission religieuse de l’Eglise Romaine y trouvent leur loyale et amicale confirmation.
Oui, mes Frères et Fils bien-aimés, après la célébration de l’Année Sainte nous devons avoir dans l’âme le sens — qui correspond proprement au mystère de la grâce — du nouveau rapport établi, ou plus exactement, pour nous, chrétiens, rétabli, restauré, opérant du Dieu-Amour dans le cœur de notre existence : le sens de la nouveauté, de la nouveauté chrétienne. Le chrétien est toujours un homme nouveau. Il est toujours un homme jeune. Il doit ressentir qu’il est nouvellement né, qu’il renaît continuellement; qu’il « re-naît » continuellement dans une phase de dépassement de la condition caduque et déprimée de la vie purement naturelle ; il doit se sentir renaître continuellement dans l’acte de recherche, ou mieux, d’atteindre, d’une certaine manière, un état de vie surnaturelle, grâce à quelque correspondante, suggestive expérience intérieure — extérieure, également, dans l’Eglise — du climat d’amour, de charité auquel il a, lui chrétien, été admis.
Celui qui se sait parvenu à ce stade d’animation nouvelle, et ressent la paix et la joie dans l’Esprit Saint (Cf. Rm 14, 17 ; Ga 5, 22) d’être, comme on dit, dans la grâce de Dieu, devrait nourrir en lui-même cette conscience de l’inestimable fortune obtenue et donner à son style d’existence cette note de nouveauté et de bonheur. Saint Paul nous en parle sans cesse, nous exhortant « à vivre dans une vie nouvelle » (Rm 6, 4 ; 7, 6 ; 12, 2). C’est lui qui nous parle du « vieil homme » que nous sommes, quand le Christ ne vit pas en nous (Rm 6, 6 et ss.) et qui nous introduit dans la doctrine mystique accessible à tout chrétien, de la vie du Christ qui se réalise en nous, en affirmant : « et si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20). Cette psychologie du devenir « chrétiens » dans le sens mystérieux, mais réaliste de la parole, est le propre des « saints » comme les chrétiens se qualifiaient, dès les premiers jours de l’Eglise ; le propre des fils de Dieu qui, promis à une ultérieure plénitude de vie divine, y participent déjà dans une certaine mesure (cf. 2 P 1, 4) elle s’exprime dans un joyeux optimisme qui envahit dans sa condition toute entière notre vie nouvelle (nous en avons parlé l’an dernier dans notre Exhortation Apostolique Gaudete in Domino) et elle nous assure, dans la foi et dans l’espérance, la plénitude victorieuse de la charité d’outre-tombe (1 Co 13, 8),
Ineffable, extrêmement belle et déjà sanctifiante vision de la vie présente à la lumière eschatologique de la vie future. Qu’y a-t-il de changé dans la philosophie de l’existence quand l’ordre surnaturel de la grâce s’y trouve infusé ? rien, dirait-on si l’on ne jugeait les choses qu’avec le critère de l’expérience sensible et de l’ordre rationnel même ; toutefois, de même que dans un milieu obscur rien ne se trouve changé en soi lorsqu’une lumière s’allume mais tout acquiert de l’ordre, de la mesure et du sens, dans notre existence terrestre également rien ne semble changé quand y pénètre le mystère vivant du Christ, alors qu’au contraire tout est, en fait, défini dans sa véritable réalité qui est, de plus, une réalité progressive, changeante et éphémère comme le sont les choses de ce monde mais enrichie d’un potentiel de revivification de résurrection prodigieuse (cf. Rm 6, 5 ; Ph 3, 10-11).
Mais prenons garde, très chers Frères. Ne pensons pas que tout se limite à ceci ; ne croyons pas que dès à présent tout ne soit que fête pour nous. Si nous voulons inaugurer à nouveau et promouvoir la « civilisation de l’amour », nous ne devrions pas avoir l’illusion de pouvoir transformer dès maintenant les années endiguées dans les limites du temps en un fleuve de parfait bonheur. Certes, le Seigneur nous accorde maintenant la nouveauté de la grâce et par conséquent de sa joie, mais pas encore la gloire, pas encore la parfaite mesure d’expérience de Lui, réservées pour « après le dernier jour », à l’échéance du temps, quand « nous serons semblables à Lui, parce que nous Le verrons comme Il est » (1 Jn 3, 2). « Aujourd’hui, certes, nous nous voyons dans un miroir, comme écrit Saint Paul, d’une manière confuse, mais alors ce sera face à face » (1 Co 13, 12).
Pourquoi cette allusion au temps et à la vision si éloignés de l’obtention de la véritable et parfaite forme de vie chrétienne qui nous est assignée ? Oh ! le pourquoi, vous le connaissez, et ceci ne doit pas troubler notre sécurité et notre joie anticipée et espérée. Le pourquoi, c’est la Croix, érigée au passage suprême de la vie présente à la vie future. La Croix ne fait pas seulement partie, mais constitue le centre du mystère d’amour que nous avons choisi comme programme véritable et total de notre existence renouvelée. « En vérité, en vérité, je vous le dis, annonce le Christ au cours de la dernière Cène, vous allez pleurer et vous lamenter et le monde, lui se réjouira ; vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn 16, 20). Il avait déjà dit : « Qui aime sa propre vie, la perd ; et qui hait sa vie en ce monde, la conservera en vie éternelle » (Jn 12, 15).
Ce souvenir fixe nous aidera dans notre aventure terrestre actuelle à ne pas craindre, mais à être forts ; non pas volubiles, mais cohérents ; non pas satisfaits des fallacieuses récompenses de ce monde ; mais désireux du Règne de Dieu. Nous ne devrions pas craindre, un jour, d’être peut-être une minorité, si nous restons fidèles ; nous ne rougirons pas de l’impopularité, si nous sommes cohérents ; nous ne ferons aucun cas du fait d’être vaincus, si nous sommes témoins de la vérité et de la liberté des fils de Dieu (cf. Rm 8, 21). Que Dieu veuille ainsi nous assister ; avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous allons poursuivre la grande réflexion à laquelle l’Année Sainte a initié et encouragé nos âmes, décidés à renouveler dans les formes et dans les énergies notre vie chrétienne. A cet égard, il y a aujourd’hui un terme à la mode « authenticité », si nous l’analysons pour en découvrir le sens intérieur rapporté au comportement humain, nous constatons que l’authenticité comporte une parfaite harmonie entre pensée et action; elle exige une simplicité d’âme, une transparence entre l’intérieur et l’extérieur de la conduite, une véracité qui ressort toujours aussi lumineuse de la mentalité, du sentiment, de la parole, des faits et des signes qui, tous ensemble, définissent une personne. Saint Thomas parle d’une vérité vécue (cf. II-II, 109, 2 ad 3 ; et 3 ad 3) ; et d’habitude, lorsque nous qualifions un homme qui pratique dans sa propre vie cette vertu de la vérité, nous parlons, nous, de caractère, de personnalité authentique ; et si nous voulons cerner d’une expression tirée des Ecritures ce style supérieur de vie et d’action, nous la demanderons à l’inépuisable et sublime sagesse de l’Apôtre Paul qui nous enseigne que nous devons « vivre la vérité dans la charité » : « veritatem facientes in cantate crescamus in Illo per omnia, qui est caput Christus » (vivant selon la vérité et dans la charité, nous grandirons de toutes manières vers celui qui est la Tête le Christ : Ep 4, 15).
Vérité et charité, le binôme est simple, mais psychologiquement et socialement il n’est pas facile à réaliser ; de toute manière, cependant il comprend et représente ces vertus fondamentales qui définissent l’homme idéal, c’est-à-dire le chrétien, et au degré le plus parfait, le saint. Ces deux attitudes morales semblent évidemment complémentaires, c’est-à-dire faites pour s’intégrer l’une l’autre dans l’ordre de la coexistence humaine ; et il en est ainsi, selon l’exigence supérieure de l’unité morale, propre de l’homme parfait ; mais dans l’expérience de la vie vécue nous devons relever que souvent la profession sociale d’une vérité particulière porte à l’intransigeance et à l’intolérance (cf. A. vermeersch, S.J., La tolérance, 1912) ; et que la profession agnostique suppose une indifférence idéologique qui, souvent, la rend peu praticable et pas toujours réellement généreuse et fidèle. Il est difficile de professer une opinion que l’on considère comme l’expression de la vérité et de se montrer compréhensif et indulgent à l’égard de ceux qui ne la partagent pas ; tout comme il est difficile de démontrer véritablement son amour du prochain si l’on fait abstraction des principes idéaux qui le rendent digne d’une sincère abnégation et d’un lourd service. En d’autres mots, la foi sans la charité peut devenir égoïste dans les relations humaines ; et la charité sans la foi peut manquer des motifs qui la rendent persévérante et héroïque.
Comme on le voit, la synthèse entre vérité et charité touche des aspects très importants de la vie, des aspects qui peuvent la transformer en antithèse, comme cela se passé souvent dans la réalité historique. Heureux pour nous que le dernier Concile nous ait confirmé dans l’adhésion à l’une et à l’autre de ces vertus : à la vérité qui toujours est telle qu’elle mérite sans cesse que nous lui fassions l’hommage et même, si c’est nécessaire, le sacrifice de notre existence pour la professer, pour la répandre, pour la défendre ; et en même temps, à la charité, maîtresse de liberté, de bonté, de patience, d’abnégation dans toutes nos relations avec les hommes auxquels l’Evangile attribue le nom de frères.
Ce n’est pas un jeu de mots, ce ne sont ni contrastes d’écoles, ni drames fatals de l’histoire ; ce sont des problèmes intrinsèques à la nature et à l’esprit social humains, lesquels trouvent leur humble et triomphante solution dans l’Evangile et, par conséquent, dans cette « civilisation de l’amour » à laquelle nous aspirons comme héritage de l’Année Sainte.
Que nous maintiennent tous attachés à cette école, notre Bénédiction Apostolique (cf. Ad Gentes, n. 22 ; Unitatis Redintegratio, n. 4 ; Gravissitnum educationis, n. 10 ; Gaudium et Spes, n. 61 ; Unitatis Redintegratio, nn. 9-12).
Chers Fils et Filles,
L‘espérance ; oui, l’espérance ? Que représente ce mot-là ? Un mot que nous écoutons volontiers au milieu de toutes ces incertitudes, de toutes ces tribulations, où nous nous trouvons. Nous l’écoutons volontiers, comme une réponse aux attentes que la vie moderne rend plus denses et plus urgentes ; comme une promesse qui transfère dans le futur l’objet de nos désirs auquel le présent ne donne aucune satisfaction correspondante ; comme un crédit qui nous promet de manière certaine ce que nous désirons d’autant plus que nous sommes maintenant déçus de ne pas l’avoir. L’espérance de .la vie ne fait qu’augmenter nos désirs ; plus on a et plus on voudrait avoir ; et si ces aspirations ne sont pas une fatale tromperie, nous vivons d’espérance. Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas dire : assez ! nous devons tendre à une augmentation, à un progrès, à « encore plus », au moins aussi longtemps que nous sommes certains de l’obtenir demain : C’est cela, l’espérance.
Quant à nous, il y a une double raison qui nous encourage à cette projection dans le futur de notre recherche de ce qui nous manque: les conditions externes d’insuffisance, d’instabilité, de désordre et, par conséquent, un besoin de réparation, de renouvellement, de justice où le dynamisme de la vie moderne trouve son aliment ; dans ces conditions complexes et tourmentées nous pouvons trouver la tension, c’est-à-dire l’espérance naturelle propre à notre temps. L’autre raison, qui s’entrecroise souvent avec la première, est intérieure ; elle naît de la souffrance humaine congénitale, propre à la nature de l’homme qui n’est jamais réellement content aussi longtemps qu’il n’aura pas obtenu ce bien, cette plénitude, cette félicité auxquels il est essentiellement destiné ; de même que l’œil n’est satisfait que lorsqu’il jouit de la lumière. C’est pour cela que l’espérance se tourne vers un objectif transcendant, vers l’Infini, vers Dieu. Une fois de plus se révèle vraie, unique la célèbre parole de Saint Augustin « Toi (ô Seigneur) tu nous as fait pour toi ; et notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en toi » (Confess. 1, 1 ; P.L. 32, 661). A ces aspirations fondamentales de vie répond la tentative suprême de l’espérance naturelle, qui demeure ordinairement au stade dramatique et merveilleux, mais incomplet, de désir, d’invocation, de rêve ; et dans cette insuffisance elle s’affaiblit facilement et s’éteint dans le scepticisme et souvent dans le désespoir. Mais il y a une autre réponse à ces aspirations: elle est donnée par l’espérance qui jamais ne déçoit (Rm 5, 5) l’espérance chrétienne, l’espérance fondée sur la foi (He 11, 1).
C’est de cette espérance religieuse, qui sous tant d’aspects investit également la vie naturelle, que nous devons parler maintenant, si nous voulons tirer de l’Année Sainte, récemment célébrée, le renouvellement qui doit lui être propre ; nous l’avons dit : la civilisation de l’amour. Elle aussi plonge ses racines dans l’espérance chrétienne. On ne saurait vraiment aimer, aimer d’un amour générateur d’un avenir idéal, sans l’espérance ; sans la véritable espérance, appelée à franchir les limites et les obstacles propres aux horizons temporels.
Une des grandes tentations, et aussi un des maux les plus graves de notre époque est de refuser l’espérance que le Christ a portée au monde : « Ayez confiance, a-t-il dit, j’ai vaincu le monde » (Jn 16, 33). Souvent au fond de nos âmes pénètre un sentiment de méfiance au sujet de la capacité du christianisme de renouveler véritablement la vie des hommes, des hommes modernes en particulier, imprégnés d’autres espérances, précaires et souvent fallacieuses, comme le sont celles matérialistes, mais extrêmement suggestives (cf. Jn 16, 20 : « vous allez pleurer et vous lamenter ; le monde, lui, se réjouira »). Quelle efficacité notre profession chrétienne peut-elle avoir pour affronter et résoudre les problèmes actuels de dimension démesurée, à l’échelle des progrès techniques et sociaux ? Et alors on se replie, avec une résignation peu voilée, sur l’incertitude d’un christianisme vécu sans fermeté intérieure, sans vigueur morale, sans incidence sur la vie publique. Et peut-être, en n’évaluant pas l’erreur du calcul global au sujet du bonheur de la vie, néglige-t-on de considérer le propre poids, même temporel, de l’espérance eschatologique, c’est-à-dire l’espérance de la vie éternelle.
Non, cela ne se peut pas. Nous devrons vivre, en courageuse et sereine plénitude, notre espérance chrétienne. Non seulement par habitude traditionnelle, ce dont les pierres tombales de nos cimetières conservent la mémoire et le témoignage ; non seulement par un engagement historique qui a pénétré si profondément dans notre mentalité et dans notre spiritualité. Et non plus par indolent quiétisme qui pense à un tolérable et heureux résultat du jeu intrinsèque des causes naturelles. Mais pour d’autres motifs !
Nous n’y ferons qu’une brève allusion. L’espérance doit être fondée, avant tout, sur la solidité de nos idées, de notre philosophie, de notre conception de l’histoire et de la vie ; en d’autres mots, sur la vérité de notre foi. Celui qui croit, espère. Puis, nous savons que l’optimisme de notre espérance peut se fonder également sur des événements qui, en apparence, lui sont humainement contraires, parce que « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu, et ils sont appelés selon son dessein » (Rm 8, 28). Et ensuite parce qu’un guide vigilant et paternel, la Providence, dirige notre démarche personnelle et l’histoire toute entière (cf. la conclusion des Promessi Sposi, les « Fiancés » de Manzoni).
Donc, Fils et Frères, espérance et courage ! Avec notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et Filles,
Pour donner quelqu’application pratique à notre résolution de renouveler effectivement notre vie chrétienne — résolution que nous tenons dans l’âme comme souvenir opérant de l’Année Sainte — il est un autre principe, en plus de ceux déjà contemplés, que nous avons à établir ou, mieux, à rétablir comme base du nouvel édifice spirituel où la « civilisation doit trouver son siège » ou, plus exactement, son « laboratoire » : il s’agit d’un effort d’ascétisme.
Nous savons tous en quoi il consiste. Il s’agit d’un effort habituel de la bonne volonté, une tension morale attentive et persévérante de la conscience vers la maîtrise de nos propres actions, une attitude normale d’« auto-gouvernement », de maîtrise de soi, dans l’intention d’unifier le complexe mécanisme psychologique de nos propres instincts, de nos propres sentiments, de nos propres réactions intérieures et extérieures, de l’unifier, disons-nous sous un unique commandement directeur l’amour de Dieu et du prochain, règle suprême et vitale de la personnalité chrétienne. Rappelons deux situations de fait : nous sommes, nous les hommes, des êtres complexes, polyvalents, « poly-opérants » ; et c’est un des principes de la sagesse naturelle et chrétienne de tenter sans cesse de composer en un ordre logique et moral cet être compliqué que nous sommes, un être capable de formes variées d’action et de comportement. La sagesse naturelle — même païenne — avait déjà relevé ce besoin d’animi concordia, comme le dit Sénèque (cf. de vita beata, 8, 6) ; et de même Epictète, l’humble et grand philosophe qui enseigna l’harmonie entre la liberté et la vertu (cf. ses diatribes, ou dissertations qui plurent tant à Léonard et dont celui-ci fit une élégante traduction : Opere, I, pp. 539-566). Puis, le second fait capital, mystérieux et très réel (cf. Pascal), le péché originel qui a provoqué un désordre congénital dans l’homme (cf. Denz.-Sch., 1512), qui porte en lui une sorte de tendance centrifuge de ses facultés ; et celles-ci, sans une action sévère et réfléchie de coordination et sans une aide divine ne recomposent plus le profil idéal, c’est-à-dire la sainteté, la perfection, à laquelle l’homme est cependant appelé.
Aussi devons-nous fixer comme point important de notre programme de renouvellement la nécessité, avons-nous dit, d’un effort ascétique. Nous savons parfaitement tous que ce chapitre du programme rénovateur de la vie chrétienne ne jouit pas des faveurs de l’opinion publique et, souvent, même pas du respect de certains maîtres qui cependant se qualifient de moralistes et plus encore, chrétiens. (Quelques réactions imprévisibles et injustifiées contre la récente Déclaration de notre S. Congrégation pour la Doctrine de la Foi au sujet de « quelques aspects de l’éthique sexuelle » nous en donnent une bien triste démonstration).
Aujourd’hui l’au, aujourd’hui la loi, qui nous proposent une norme extérieure parfaitement conforme aux exigences intérieures de notre être, ne sont plus appréciées et bien souvent elles ne sont plus écoutées. C’est la spontanéité qui semble devenue le droit fondamental de l’action humaine. Rousseau triomphe. Elle se revêt d’abord des exigences de la conscience personnelle, souvent sans se préoccuper du fait que c’était donner le pas à la conscience psychologique sur la conscience morale, la privant de cette vision de l’obligation intrinsèque et extrinsèque qui doit la guider; il en résulte l’explosion d’une liberté aveugle, d’un instinct passionnel, d’une délinquance sans frein, en somme, l’abdication de la volonté intelligente et véritablement responsable.
Notre effort ascétique, tendu vers le perfectionnement de la conduite morale aura deux moments: l’un, négatif, que les maîtres de l’esprit appellent mortification, jeûne, renoncement, combat spirituel, pénitence, et coetera. Il faut que tous nous nous rappelions combien cet exercice de reconquête de la maîtrise de soi, nécessaire pour acquérir une aptitude à la vie chrétienne, a dans l’Evangile d’expressions vigoureuses qui devraient être interprétées sagement, celle-ci par exemple : « Si ton oeil droit est pour toi une occasion de pécher, arrache-le et jette-le loin de toi... » (Mt 5, 29 ; de même pour la main, ibid., 30). Et Saint Paul y fait écho lorsqu’il écrit: « Je meurtris mon corps et le traîne en esclavage... » (1 Co 9, 27). Et coetera.
L’autre moment de l’ascétisme chrétien est positif, destiné donc à rendre plus vigoureuse la vertu qui caractérise un disciple du Christ. Ce moment s’appelle « milice » (cf. Jb 7, 1 ; 2 Co 10, 4 ; Rm 13, 14 ; Ga 5, 16) et Saint Paul en fait une métaphorique et expressive description, la comparant à une armure romaine : « Endossez l’armure de Dieu... avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse... etc. » (Ep 6, 13-17). On ne saurait être un véritable chrétien si l’on n’est pas fort, spirituellement aussi ; si l’on n’est pas un athlète, c’est-à-dire sans rudes et longs exercices (1 Th 5, 8). Et tout cela pour posséder cet invincible amour que nous recherchons par-dessus toute chose : « Qui pourra nous séparer de l’amour du Christ ? » (Rm 8, 35).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous sommes à un moment de l’histoire qui exige la prière forte. Par « prière forte » nous entendons une invocation à Dieu, exprimée avec un intense sentiment religieux, avec une confiance filiale qui, au-delà des circonstances difficiles et défavorables, implore un secours que le jeu des causes naturelles ne laisserait pas supposer ; et même si elle n’est pas exaucée sous la forme et dans la mesure envisagées par la mentalité humaine, elle sait que tout tourne en bien pour celui qui vit dans le cercle de la foi en Dieu et de son immense et mystérieux amour pour nous, de notre amour humble et filial pour lui.
Ici, toute la doctrine concernant la prière, aussi complexe que controversée, exigerait un exposé clair, capable de résister à la marée des objections qui assaillent ses bases, soit en niant l’existence d’un Dieu prévoyant et bon, soit en supposant que le mécanisme des forces dans lesquelles la vie humaine est engagée est fatalement déterminée, ou qu’il ne convient pas à l’homme, même religieux et pieux, de sortir de ce quiétisme résigné aux bouleversants et insondables desseins divins, arbitres adorables des destinées humaines : il ne resterait plus à l’homme qu’à courber humblement la tête en disant sans trop de sagesse : « fiat voluntas tua ». Face à de telles objections la prière n’aurait aucun sens (cf. St Thomas II-II, 83, 2). Eh bien, non : nous, nous savons deux choses : que Dieu existe, qu’il est bon, prévoyant, puissant, proche de nous, en un mot, qu’il est un Père Tout-puissant ; et nous savons que l’homme est libre, et que, dans le gouvernement de Dieu sur le monde, est admis, et même voulu, le concours de la libre collaboration de l’homme ; c’est en ce sens, qu’il prie pour que s’accomplisse, lui docile et solidaire, la volonté de Dieu.
Qu’il nous suffise en ce moment, pour appuyer notre affirmation que la prière est absolument nécessaire, de rappeler les paroles que le Christ Seigneur a si souvent répétées : « demandez et l’on vous donnera ; frappez et l’on vous ouvrira. Qui d’entre vous, quand son fils lui demande du pain, lui remettra une pierre ?... Si donc vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui l’en prient ! » (Mt 7, 7-10). « Jusqu’à présent, dit Jésus dans un autre discours, vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez et votre joie sera parfaite » (Jn 16, 24). L’efficacité de la prière, même de celle qui concerne notre propre bien, la petitio (et pas seulement celle qui s’élève pour glorifier Dieu, le chercher et s’unir mystiquement à lui, la elevatio mentis ; voir Sainte Thérèse, chemin de perfection, Château intérieur) a valablement cours dans le royaume de Dieu, dans l’économie religieuse de l’Eglise, dans le gouvernement spirituel du monde,
Nous devons donc prier, et prier d’une prière forte. Ce doit être, pensons-nous, une conséquence de la célébration de l’Année Sainte qui a tant fait — et avec fruit — pour dessouder les lèvres muettes et closes de l’homme moderne et pour rendre à sa capacité expressive le balbutiement, le colloque, l’invocation, le cantique du rapport renouvelé de l’homme avec Dieu. La prière, même celle qui demande le pain et la santé, la paix et la joie et la charité pour l’homme fatigué, pèlerin sur les sentiers stériles de l’expérience contemporaine, est non seulement licite, mais elle est souhaitée, elle est ordonnée par l’Evangile. Elle peut être, certes, le langage supérieur de la civilisation de l’amour que l’Année Sainte a voulu nouvellement inaugurer. De plus, prier fort parce que les tempêtes de l’histoire se font chaque jour plus menaçantes. Il y a tant de choses belles, neuves et bonnes dans le monde ; soutenons-les ; mais combien d’autres, nouvelles et lourdes, pèsent sur les Peuples inquiets, jouissant et souffrant. Les dangers ne manquent pas qu’ils soient un stimulant à une prière plus assidue, plus consciente et plus fervente.
Oui, priez, Frères, maintenant que l’Eglise a réformé sa prière officielle, la liturgie, qu’elle en a renouvelé et fait émerger les textes les meilleurs, facilitant leur compréhension par l’emploi dans le culte divin des langues courantes et favorisant la participation des fidèles (qui veulent être véritablement tels) avec tant de sollicitude et tant de dignité. L’heure est venue pour le Peuple de Dieu de faire preuve d’intelligence et d’obéissance. Nous devons faire chorus. Des nostalgies obstinées et irrévérencieuses pour des formes de culte des temps passés, si dignes soient-elles pas plus que des initiatives arbitraires tout aussi irrévérencieuses — celles que l’on dit « créativité » — dans l’action sacrée, sanctionnée, de l’Eglise ne favoriseront d’aucune manière ni l’authentique spiritualité des nouvelles générations ni la fondamentale unité d’esprit et d’action, voulue par le Christ, pour son Eglise, spécialement dans l’acte du culte (Mt 18, 20), une unité aujourd’hui d’autant plus nécessaire que moins est contenu, malgré l’œcuménisme, l’instinct centrifuge dont souffrent certains secteurs de la vie religieuse.
Et nous dirons également de prier à ces esprit, pas toujours présents à l’assemblée liturgique, mais sincèrement avides de quelque certitude religieuse personnelle, spécialement les jeunes.
Dieu n’est pas loin. Le Christ est vraisemblablement avec eux, pèlerins mystérieux sur le sentier crépusculaire de leur expérience déçue, de la séduction d’un monde matérialiste et sensuel ; avec eux pour leur révéler où, au mieux, Qui est la Vérité. Vous devez donc prier, vous aussi, amis lointains, dans le silence ou dans le sanglot du cœur, dans une solitude qui semble une vocation. Ecoutez la voix du Prophète : « cherchez le Seigneur pendant qu’il se fait trouver, invoquez-le pendant qu’il est proche » (Is 55, 6).
Que soit le stimulant de votre prière, Fils et Frères, notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et Filles,
Nous revenons encore en pensée à l’événement que l’Année Sainte fut pour nous cherchant sa trajectoire historique et spirituelle dans deux directions : l’origine et le résultat. L’origine proche et déterminante ne saurait être que le Concile Oecuménique où l’Année Sainte a puisé sa richesse doctrinale et sa fécondité rénovatrice : Concile et Année Sainte furent pour l’Eglise et pour l’humanité deux moments coordonnés et déterminants pour l’avenir. Le regard se tourne du passé vers l’avenir et l’interroge au sujet du résultat, au sujet des conséquences, au sujet des fruits que nous devons attendre de faits si importants et riches d’engagement et de promesses. Précisément en ce qui concerne l’avenir, nous avons parlé de la « civilisation de l’amour » qui devrait être régénérée par l’Année Sainte ; mais il est évident que cette formule se prête à des applications et à des amplifications diverses.
Ce qui maintenant attire notre attention c’est le fait de cette continuité, de cette cohésion entre un moment et l’autre, entre l’origine et ce qui en résulte pour la vie de l’Eglise. Nous donnons la définition logique de ce processus religieux historique ; elle est contenue dans ce mot « cohésion » : la vie de l’Eglise, dans cette conclusion du vingtième siècle, suit une ligne de cohérence ; et, malgré les soubresauts dramatiques et la diversité des conditions historiques la ligne fondamentale qui orienta l’Eglise fut toujours celle de la cohérence avec elle-même, ou, mieux encore, de la cohérence avec ses principes, tels qu’ils se trouvent dans l’Evangile et avec leur application qui vise à la sainteté de ses fils.
Peut-être y a-t-il une parole religieusement plus expressive, une parole qui nous est plus chère et mieux connue : c’est « la fidélité ». C’est une parole sacrée et forte, une parole qui, rapportée au temps, contemple tant le passé que le futur ; en effet la fidélité regarde vers le passé, le point de départ, la source qui est le Christ ; elle regarde vers l’avenir, au temps qui vient et qui passe, qui tout consume et dévore, à l’exception d’elle-même, la fidélité, qui demeure et veut demeurer : ni apathique, ni immobile, ni ignorante de l’évolution des choses et des besoins, mais toujours vive et égale à elle-même et toujours prête à s’insérer dans l’histoire pour lui donner une direction, une signification, un processus qui est un authentique progrès ; voilà comment est la fidélité.
Il faut que nous nous armions de cette vertu si nous voulons mettre en valeur l’héritage du passé en vue des acquis futurs. Elle se range dans le secteur des vertus dérivées de la vertu cardinale de la force: la fidélité est une manifestation de la force, mais, dans la vie vécue, elle est liée aux vertus théologales, à celle de la foi dont elle veut être une profession pratique et constante, et à celle de la charité, au service de laquelle elle peut atteindre le plus haut sommet de la perfection chrétienne (cf. Jn 15, 13 ; St Th. II-II, 124, 2). Il n’est pas du tout difficile de constater combien entendue comme logique qui coordonne la pensée et l’action, la fidélité trouve dans l’Evangile sa continuelle apologie : « Ce n’est pas celui qui me dit ‘Seigneur, Seigneur, qui entrera dans le royaume des deux; mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les deux’ : c’est ainsi que s’exprime Jésus qui, de plus, nous avertit sans cesse : ‘celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé » (Mt 10, 22 et 24, 13). Et Pierre y fera écho en disant : « Il faut être fort dans la foi » (1 P 5, 9). Et ainsi de suite. Et en effet, nous le savons, le catholicisme est un acte éternel de fidélité qui traverse l’histoire.
Ici, il faut que nous fassions attention à deux formidables objections qui pourraient ébranler notre fidélité et disons même, notre identité chrétienne si nous n’étions pas protégés par des réponses intérieures adéquates.
La première difficulté nous vient du vertige de la nouveauté; de la nouveauté pour elle-même, qui envahit et domine la mentalité moderne. Pour l’homme, qui vit devant le spectacle du transformisme philosophique et social de notre époque, et même qui n’y participe pas lui-même, il se forme l’opinion que tout immobilisme est négatif, que toute mobilité est positive. On en arrive ainsi à confondre le changement avec les pulsations de la vie. La révolution est le programme normal. La mode est l’interprète d’un printemps toujours nouveau. Tout change, tout évolue. La vérité elle-même devrait être soumise à cette seule, à cette inexorable loi fixe: la mutation. Que ceci puisse être une observation qui trouve sa justification dans l’instabilité de la créature, de l’être, c’est-à-dire dans le fait que l’être n’a pas en lui-même la raison suffisante de sa propre existence (cf. le panta rei, tout coule, d’Héraclite), il n’est probablement personne qui le nie ; mais que cette variabilité puisse s’appliquer à Dieu, à Sa Parole, donc à la révélation et à la foi, cela, pour nous, est absolument inadmissible ; c’est là, pouvons-nous dire, l’ineffable originalité du Christ, le Verbe Eternel qui s’est inséré dans le flux de l’histoire humaine : « le ciel et la terre, a précisément proclamé Jésus, le Maître, passeront, mais mes paroles ne passeront pas » (Mt 24, 25). Notre fidélité chrétienne peut trouver ici sa racine surnaturelle, et sa racine naturelle dans l’immuable essence de l’homme créé à l’image de Dieu.
Et l’autre difficulté naît de la crainte que la fidélité paralyse l’action conforme aux contingences des temps et aux nécessités de l’amour. Il n’en est pas ainsi ! La fidélité au Christ est une fontaine inépuisable de renouvellement dans la logique des principes où elle trouve sa source. C’est une nouveauté vécue : « Nous pouvons toujours vivre une vie nouvelle » écrivait Saint Paul (Rm 6, 4). Qu’il en soit ainsi pour nous ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous dirons encore une parole découlant de l’Année Sainte, cet événement que nous ne pouvons tenir pour entièrement passé, et que nous voudrions trouver toujours opérant dans l’héritage du renouvellement dont l’Année Sainte veut être un commencement et un engagement pour le présent et pour l’avenir de l’Eglise.
Quelle est donc cette parole qui conclut nos réflexions a posteriori sur la célébration de l’Année Sainte ? Elle conclut ces commentaires tardifs, mais ne met pas fin à la méditation sur le renouvellement spirituel et moral de l’Eglise, une méditation qui exige un bien plus ample développement et plus encore un « aggiornamento » continuel et toujours repris. Mais en ce moment, cette parole-conclusion que nous avons tous à porter dans le cœur, en même temps que le souvenir toujours renaissant de cet événement à longue portée, doit être : l’unité dans l’Eglise.
Si nous réfléchissons sur les impressions les plus significatives et les plus émouvantes de l’Année Sainte, nous remarquerons facilement qu’il en est une qui a été et qui reste une expérience suprasensible, heureusement vécue dans les cérémonies, dans les prières, dans les rencontres et même dans les mésaventures du pèlerinage: il s’agit précisément de la rencontre, de l’ensemble, de la communion hétérogène et cependant sincèrement fraternelle de tant de croyants, de fidèles, de frères, concourant à former une seule et même famille, une société unique, une « ecclésia », c’est-à-dire une assemblée formant un organisme solidaire, ce Corps mystique du Christ qu’est précisément l’Eglise. L’expérience psycho-sensible, même momentanée, de cette mystérieuse parenté nous a confirmé dans cette heureuse certitude : oui, c’est cela l’Eglise véritable, c’est cela la réalité historique et visible, mais en même temps transcendante, surnaturelle, fondée et voulue par le Christ : « Soyons tous un » (Jn 17, 21) ; c’est ainsi qu’est et que doit être le Peuple de Dieu ; c’est ainsi que s’accomplit le dessein universel de l’Incarnation et de la Rédemption pour le salut de l’humanité. Il n’y a pas le moindre doute : c’est ainsi que Dieu, le Père ineffable et très bon de tous les hommes, et c’est ainsi que le Christ, le Verbe fait homme, frère, maître, agneau expiatoire en vue d’une commune régénération, et ainsi que l’Esprit animateur divin de chaque âme ouverte à son souffle intérieur et de tout homme docile à la direction de la foi et de la charité, c’est ainsi, en un mot que la divine révélation, vivant et opérant dans le monde, forme les destins présents de l’histoire et prépare ceux qui resplendissent au-delà du temps ; c’est ainsi que l’Eglise, signe et instrument de la relation de l’humanité avec Dieu, c’est-à-dire de la vraie religion « de l’intime union avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain (Lumen Gentium, n. 1) manifeste sa nature et sa mission universelle » (ibid.).
Cette pensée de l’unité, spécialement sous son premier aspect d’unité intérieure à la composition même de l’Eglise, doit dominer nos souvenirs et nos intentions découlant de l’Année Sainte : l’unité dans l’Eglise.
Et ceci n’est pas seulement une pensée qui éclaire d’en haut notre théologie : elle doit être également une pensée qui agisse en vue de ce renouvellement ecclésial qui a été un des objets spirituels et pratiques, tant du récent Concile que de l’Année Sainte. L’unité dans l’Eglise, lumière posée au zénith de la spéculation doctrinale, doit être en même temps le programme de notre fidélité au Christ-Seigneur : voulons-nous que le Christ revive dans nos âmes et dans notre temps ? efforçons-nous de maintenir, mieux, de développer ce sens d’unité qui nous vient de Lui-même. C’est de ce sens d’unité qui se fait nécessité, qui se fait devoir, qui se fait style de vie, que notre oecuménisme tire son origine (cf. Décret Unitatis redintegratio, spécialement nn. 6 et 7). Mais en ce moment nous n’aborderons pas cet immense sujet.
Nous parlerons plutôt des infractions, des tentations, des paralysies que, même après le Concile, on a pu constater au sein même de l’Eglise. Il faudrait une analyse délicate et un long discours pour faire le diagnostic des phénomènes négatifs par rapport à l’intégralité de l’union véritable et vitale qui doit caractériser l’Eglise, tout spécialement après la grande leçon du Concile et après la tonifiante expérience de l’Année Sainte. Nous nous limiterons à de simples et laconiques indications.
L’habitude de s’associer, très en vogue avant la dernière guerre mondiale, a connu une très forte crise, tant dans le domaine ecclésial que dans le domaine social et profane ; dans ce dernier, toutefois, les exigences de l’organisation syndicale et politique ont favorisé la formation de cadres extrêmement forts dont nous ne parlerons pas maintenant. Les belles et florissantes associations qui regroupaient organiquement (bien que de manière toujours perfectible) les rangs du Peuple de Dieu se sont en grande partie désagrégées. Le critère, légitime et prévoyant, de la liberté individuelle a prévalu sur celui, complémentaire et non moins prévoyant, de l’organisation qui est, au fond, un hommage à l’union, à l’unité. La communauté ecclésiale par excellence, la Paroisse, a subi elle aussi dans nombre de ses secteurs, un relâchement de ses activités habituelles, souvent si belles et conformes à l’esprit catholique ; le Peuple de Dieu ne s’est plus senti « un seul cœur et une seule âme » (Ac 4, 32), comme l’étaient les croyants de la première génération et comme le furent tant de nos communautés ecclésiales. Des raisons sociologiques bien connues ont fortement contribué à « atomiser » la cordiale compacité de nos populations chrétiennes. Il faut étudier les moyens d’y remédier.
Un autre phénomène, également négatif sous certains aspects, a, lui aussi, rongé l’intime cohésion du Peuple de Dieu : la contestation de la consistance organique et hiérarchique de l’Eglise catholique, accompagnée de revendications d’autonomie de la part d’individualités ou de groupes, face à l’obéissance due à l’autorité légitime et responsable confiée à l’Eglise par institution divine (cf. Lc 10, 16). Une application excessive et souvent inexacte du « pluralisme » a ensuite brisé dans divers secteurs de la vie ecclésiale et de l’activité catholique cette exemplarité, cette harmonie, cette collaboration et, par conséquence, cette efficience que par sa présence dans le monde, l’Eglise est en droit d’attendre de ses fils. C’est la charité qui impose l’union ; c’est la foi commune qui lui offre une base pour y jouir de l’harmonieuse entente des croyants.
Quels grands thèmes ! Nous devons fixer solidement le souvenir et l’intention de l’unité dans l’Eglise en gardant gravées dans le cœur, les paroles que Jésus a prononcées au cours de la dernière Cène : « Vous aussi, aimez-vous les uns les autres comme moi je vous ai aimés ».
Que soutienne et renforce un tel souvenir et une telle intention, notre Bénédiction Apostolique.
(Cf. J. Hamer, L’Eglise est une communion, Cerf 1962 ; J. A. Moëhler, L’Unité dans l’Eglise, Cerf 1938).
Chers Fils et Filles,
Nous nous préparons à célébrer la fête de Pâques : Pâques du Christ et notre Pâque (1 Co 5, 7). Pâques a son grand symbolisme dans la libération du Peuple élu de l’esclavage dans lequel il était tombé en habitant l’Egypte. Et cela signifie « passage », transit du Seigneur, qui sauve de la ruine ceux qu’a immunisés l’aspersion du sang de l’agneau rituel. Le symbolisme de l’Ancien Testament devient réalité, même si encore exprimé en signes sacramentels, dans le Nouveau Testament. Pâques chrétien comporte deux éléments : celui humain, le nôtre ; et c’est l’état de nécessité, dans lequel nous nous trouvons, et qui réclame le salut ; celui divin qui, si nous l’acceptons, nous est accordé par grâce suprême et qui est la rédemption opérée par le Christ par sa mort et sa résurrection.
Fixons un instant notre attention sur le premier élément, la condition humaine dans laquelle nous nous trouvons, celle, avons-nous dit, du besoin radical, universel, dépassant nos seules forces, d’être arraché au sort malheureux et fatal qui est celui de l’existence humaine : « Il ne nous aurait servi à rien de naître — chante prophétiquement le Diacre, la nuit du Samedi-Saint, avant l’aube pascale — s’il ne nous avait pas été donné de renaître dans la rédemption ».
Or, face à cette exigence de salut, de vie véritable et à la fin, comme celle du Christ, victorieuse de la mort, comment réagit l’esprit moderne ? Il la reconnaît, ou il la conteste ? Ici prend place une des réflexions capitales de la psychologie moderne : l’homme a-t-il besoin d’être sauvé ?
Si l’humanité reconnaît cette exigence, elle est au seuil du salut. Nous pourrions dire, simplifiant pour l’instant toute question existentielle, que rien d’autre n’est requis. En être conscient nous fait découvrir notre vérité, notre dramatique situation : nous sommes des êtres destinés à faillir dans l’expérience fatale de notre vie dans le temps s’il ne nous est pas accordé ce supplément de vie même que nous appelons salut et qui ne peut venir que d’une intervention planifiée, d’une « économie » prodigieuse, du côté divin. Or nous voyons que tant d’hommes d’aujourd’hui refusent d’admettre cette réalité fondamentale. La grande aventure héréditaire qui a frappé notre nature même, tout le genre humain, le péché originel qui nous a placé dans une situation de défaveur par rapport à la bonté de Dieu et nous a valu la qualification de « filii irae », justement exposés à la colère divine (Ep 2, 3 ; St Augustin Enarr. in Ps 37, 5 ; P.L. 36, 398) : des vérités qui ne pénètrent pas facilement dans la mentalité profane ; et pourtant, nous devrions le dire avec Pascal, toute la condition de l’homme dépend de ce point imperceptible (Pensées, 445). Aujourd’hui la pensée humaine oscille d’un pessimisme désespéré et coupable à un optimisme faux et orgueilleux (cf. Rousseau), décidée en tout cas à refuser le besoin irréductible et affligeant d’un salut transcendant. Nous, par contre, nous serons humbles et sincères ; nous reconnaîtrons l’amas complexe et pressant de nos nombreuses déficiences, de nos besoins insatisfaits, de nos infirmités chroniques, et celle, première entre toutes, personnellement involontaire, mais à nous transmise naturellement par le désordre moral et fonctionnel provenant du péché d’Adam; et nous trouverons des solutions, du réconfort et un remède à cette malheureuse situation dans la Rédemption du Christ (cf. C. Jour-net, L’Eglise, III, p. 293 et ss.).
On ne peut célébrer Pâques autrement qu’en partant de ce besoin conscient qu’un Sauveur vienne à notre secours ; et nous comprenons quelque chose à son tragique sacrifice si nous le comparons à nos conditions de vie, autrement désespérées.
Nous prierons ainsi : de profundis clamavi ad Te, Domine (Ps 129).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Que signifie « célébrer la fête de Pâques » ? Cela signifie avant tout entrer dans la contemplation des réalités suprêmes qui regardent notre salut. Ces réalités, avons-nous dit, peuvent être résumées et s’exprimer dans deux cadres extrêmement dramatiques : le premier cerne la condition existentielle de l’homme, une condition malheureuse, comme l’est celle d’une créature manquée, ayant une nature déchue et viciée, au fonctionnement anormal, hérité au moment même de la naissance et d’habitude aggravée par des fautes personnelles et responsables : la condition, en somme du péché originel, qu’ont empirée des fautes volontaires, incapable en soi de rendre à son propre être un état d’innocence, incapable, donc de rapports positifs et heureux avec Dieu auxquels nous sommes destinés comme à notre vraie vie et à notre parfaite béatitude. Le diagnostic théologique, selon la foi, confirmé par le diagnostic éthico-spirituel, et nous pourrions dire historico-biologique résultant de l’expérience, nous mène à cette conclusion désolée au sujet de la vie humaine considérée seulement en soi : conclusion de la nécessité du salut. C’est à cette douloureuse prise de conscience que doit nous conduire l’humanisme profane et païen, c’est-à-dire au seuil de la folie et du pessimisme. L’homme est incapable de se sauver de lui-même.
Le second cadre, celui merveilleux et original de notre religion, nous présente le mystère de l’intervention divine en vue de notre salut. Oui, Dieu est venu au secours de l’humanité effondrée dans la ruine après la rupture du premier anneau qui la reliait à la Vie même de Dieu, et, de plus, rendue infirme à cause des propres fautes des hommes pécheurs. Une prodigieuse révélation, qui, en soi, ne nous est pas due à nous, créatures entraînées dans la disgrâce d’Adam et opprimées par nos propres manquements, nous annonce cette surprenante nouvelle « Où abonde le péché, surabonde la grâce » (Rm 5, 20), et ceci, « par Jésus-Christ, Notre Seigneur » (ibid., 21).
Gravons profondément dans nos âmes ce double cadre des vérités suprêmes qui décrivent notre sort et la bonté ineffable et toute puissante de Dieu dans la célébration de notre salut, de notre Pâque. Saint Augustin, encore une fois nous révèle son génie de synthèse, scellant en deux mots cette histoire de la Rédemption humaine, et ces mots sont « misère » — celle-ci condense la condition de l’homme, notre fatale anthropologie ; et « miséricorde », le poème de l’amour salvifique de Dieu, sa fulgurante théologie (cf. St augustin, Enarr. In Ps 32, 4 ; PL 36, 267). Misère et miséricorde : un effort pour pénétrer avec l’esprit, avec le cœur dans l’abyssale signification de ces deux mots, l’un au fond de l’analyse humaine, l’autre au sommet de la révélation divine, peut nous servir à comprendre quelque chose du drame pascal et peut nous aider à recueillir sur ces fiches décisives de notre religion tant d’autres paroles de la Sainte Ecriture, non moins denses de richesses révélatrices. Rappelons-en quelques-unes. Saint Paul écrivait aux Ephésiens : « Dieu, qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont il nous a aimés, alors que nous étions morts par suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ » (Ep 2, 4-5). Et Jean, dans son Evangile : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils Unique pour que tout homme qui croit en Lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (3, 16). Et encore : « A ceci nous avons connu l’Amour, celui-là a donné sa vie pour nous » (1 Jn 3, 16, cf. C. Specq, Agapè, II, 179, et ss.).
La fête de Pâques devient alors la découverte merveilleuse de l’amour que Dieu a pour nous par le moyen du Christ, dans l’effusion de l’Esprit Saint ; et si cette découverte accroît le repentir de notre conscience pour l’indignité de notre conduite, elle nous inonde alors de confiance et de joie sachant rétablir notre rapport filial et heureux avec le Dieu vivant.
Dans cette perspective, nous vous souhaitons à tous, très chers Fils, de « bonnes Pâques » et nous en confirmons l’augure avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous avons célébré la fête de Pâques. Et par là même, nous avons célébré notre réconciliation vitale avec Dieu, réalisée dans notre baptême. Il faut que, toujours, nous nous rappelions le rapport existant entre la mort et la résurrection du Christ, c’est-à-dire la Pâque du Seigneur, et l’efficacité du baptême qui, précisément, découle de l’événement central de la Rédemption opérée par Notre Seigneur. Nous sommes devenus chrétiens lorsque nous avons été incorporés au Christ, mort pour nous, et ressuscité pour nous. Parmi les nombreux textes scripturaux qui nous donnent une profonde connaissance de la relation existant entre le Christ et nous, entre sa passion et sa résurrection et notre régénération à une vie neuve et surnaturelle, nous en rappellerons au moins deux sur lesquels Saint Paul insiste vivement, les tenant pour les pivots de la religion, nouvelle, de notre religion catholique et, tout au long des temps, définitive : « Jésus Christ... a été mis à mort pour nos péchés (voilà le sens, la valeur du sacrifice de la croix) et il est ressuscité pour notre justification (voilà notre salut). Jésus et l’humanité doivent être considérés comme intentionnellement unis l’un à l’autre dans les événements qui conclurent la vie temporelle, semblable à la nôtre, du Seigneur : Il est mort et il est ressuscité pour nous. Et ce but salvifique du Christ mort et ressuscité, comment se réalise-t-il dans notre vie ? il se réalise de manière unique, selon le dessein normal établi par Dieu, sous une forme prodigieuse, sacramentelle, qui reflète en chacun de nous de manière symbolique mais d’une grande efficacité mystique, la mort du Christ opérée en nous comme mort au vieil homme, à l’homme qui a perdu l’héritage de son contact vital et surnaturel avec Dieu ; et qui reflète également la résurrection du Christ lui-même, moyennant une régénération à une vie nouvelle, insérée dans celle du Christ ressuscité et participant de ce fait à l’adoption du Père céleste, et animée du souffle mystérieux de l’Esprit Saint (cf. F. prat, La théologie de Saint Paul ; Lumière et vie Le Baptême, 26 et 27, 1956 ; Saint Thomas I-II, 106 ; III, 66).
Une question : pour obtenir une telle renaissance, destinée par elle-même à avoir une portée éternelle, au-delà du temps de notre séjour terrestre, quelle est la condition requise ? une double condition : la conversion, c’est-à-dire l’orientation morale propre à la vie humaine, la conversion morale, puis, la foi. Nous le savons.
Alors, pour nous qui avons reçu le baptême, se révèle une manière nouvelle de concevoir la vie, et nous pourrions l’appeler l’« après-baptême » : elle reflète dans la pensée, dans les sentiments, dans la conduite une mentalité cohérente avec l’événement extraordinaire de notre renaissance chrétienne grâce au baptême. C’est-à-dire qu’il nous faudrait vérifier si notre conception de la vie est en conformité avec ce sacrement qui nous régénère, à la foi qu’il réclame et à l’engagement moral qu’il comporte.
Il faut remarquer la facilité, coutumière désormais dans notre société qui pourtant s’appelle chrétienne, de rendre pratiquement et même idéalement dénué d’importance un tel sacrement qui, malheureusement, ne distingue pas toujours le style de vie d’un chrétien de celui de quelqu’un qui n’est pas chrétien. C’est grave, extrêmement grave, tant pour l’homme pris individuellement, qui abdique pratiquement sa vocation, que pour la société dans laquelle les mœurs typiquement chrétiennes sont diluées, et même submergées, au milieu de mœurs, encore empreintes heureusement de principes chrétiens, mais qui ne sont plus, ou ne sont pas toujours conscientes de l’engagement généreux qui devrait les rendre réellement humaines, et sur-humaines par surcroît.
Nous nous bornerons en ce moment à recommander au chrétien d’aujourd’hui, adulte comme on le définit d’habitude, de faire bon accueil à la littérature biblico-théologique sur le baptême, et, également, à celle plus simple mais tellement prévoyante et sage, destinée à l’information pastorale : nous louons et encourageons tous ceux qui, auteurs, pasteurs, maîtres et catéchistes donnent naissance et diffusion à cette littérature qui enfonce ses racines dans une très riche tradition patristique, scolastique et spirituelle.
Pour nous placer un instant au niveau de l’homme moderne qui, baptisé ou non, ne se montre pas en syntonie avec l’intelligence de la foi baptismale, nous l’exhortons à accomplir un double dépassement : celui de l’illusion dans laquelle se complaît l’homme moderne de pouvoir se suffire à lui-même et qui l’entraîne à qualifier de périmée une mentalité religieuse, surtout ritualisée, celle que la sainte Eglise ne cesse de prêcher comme nécessaire et sublime ; et cela lui permet de se dire émancipé de la foi chrétienne et que lui suffit sa propre foi en la science, en la raison ; comme si, précisément de la foi et de la raison, ne surgissait un appel inéluctable à la sphère religieuse et à la certitude chrétienne. Et l’autre dépassement est celui de l’insuffisance de nos possibilités effectives de sortir de l’obscurité du doute ou de la confusion du syncrétisme, c’est-à-dire du scepticisme couvert de tant de noms et d’attitudes qui même respectables et graves, couvrent le vide et le désespoir qui alors remplacent en fait l’aberrante souffrance de celui qui le professe.
Humblement et avec ferveur nous tâcherons de méditer, joyeusement et fidèlement, la bonne fortune de notre baptême.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous sommes encore dans le climat spirituel de Pâques, cet événement qui trouve dans notre baptême son expression rituelle la plus significative et son efficacité régénératrice la plus décisive pour notre vie religieuse et morale. La célébration de Pâques doit raviver en nous la conscience du baptême que nous avons reçu. Aussi, durant la période qui suit Pâques, désirons-nous stimuler la manière de penser et de vivre propre à celui qui a conscience d’avoir été baptisé. Rappelons-nous la théologie du baptême qui mérite d’être étudiée et méditée pendant toute la durée de notre vie ; elle est le rappel de toute notre histoire religieuse : nous sommes venus au monde dans une condition malheureuse quant à notre rapport avec la source véritable et supérieure de la vie, qui est le Dieu vivant, condition due au péché originel, c’est-à-dire au fait que notre existence naturelle humaine s’est séparée de Lui ; et c’est Lui pourtant qui nous a conçus en tant que fils animés d’une Vie surnaturelle découlant de sa régénérante paternité. Donc, venus au monde dans cette condition malheureuse nous avons été purifiés du péché et rendus à cette grâce surnaturelle par le Christ, notre Sauveur et notre Frère, mort et ressuscité pour nous, auquel nous avons, dans l’Esprit Saint, été associés par le baptême et de cette manière insérés dans cette « communauté d’esprit » (Ph 2, 1) qu’est l’Eglise, et coetera... Cela, nous le savons, et nous devrions le savoir toujours mieux, et croître sans cesse dans cette connaissance merveilleuse (Ph 1, 9).
Mais, pour l’instant, nous nous arrêtons à la conscience globale de notre appartenance à ce plan divin de notre salut dans lequel notre baptême nous a introduits ; et, usant de mots simples pour nous faire mieux comprendre nous dirons que nous nous référons à l’aspect subjectif dû mystère pascal qui n’est pas seulement évoqué liturgiquement en nous par la fête de Pâques récemment célébrée, mais accompli en nous quand nous avons eu la fortune suprême d’être baptisés. Il serait intéressant de recueillir les témoignages des Saints néophytes, à commencer par celui, très connu, un peu hâtif et presque timide, de Saint Augustin « ... et nous fûmes baptisés, écrit-il dans ses Confessions (IX. 2) et toutes appréhensions de la vie passée disparurent en nous. Et dans ces jours d’admirable douceur je ne me rassasiais pas de considérer (ô Seigneur), la profondeur de ton dessein concernant le salut du genre humain. Comme j’ai pleuré en écoutant tes hymnes et tes cantiques... ». Sont pareils les témoignages des convertis par exemple celui de Papini. Du reste, le sage catéchisme de Trente, toujours actuel, nous rappelle l’utilité de cette méditation à laquelle nous ramène la grande parole de Saint Paul, celle que les auteurs définissent « l’idée-mère de sa théologie », (cf. F. prat, La théologie de Saint Paul, 1, 243), et qui dit : « Le juste vivra de la foi » (Rm 1, 17 ; Ga 3, 11) ; une parole qui enseigne à chaque chrétien que la doctrine et les préceptes de la foi, reçue et professée avec le baptême, dérivent du principe qui inspire et engendre toute la vie chrétienne : « La foi est l’acceptation de l’Evangile, et croire signifie professer le Christianisme » (F. prat, th. II, 283),
Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces rapides remarques ? Il y en a deux, à notre avis. La première conclusion est que nous devons — devoir très agréable si nous en faisons l’expérience — modeler notre mentalité sur ces doctrines et sur ces normes, mieux, sur les grâces qui dérivent de la conscience baptismale. Nous ne pouvons penser chrétiennement sans recourir à cette nouvelle et lumineuse science de notre existence. « Car nous aussi, nous étions naguère des insensés, des rebelles, des égarés, esclaves d’une foule de convoitises et de plaisirs... Mais le jour où apparurent la bonté de Dieu, notre Sauveur, et sa bonté pour les hommes, poussé par sa seule miséricorde, il nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation en l’Esprit Saint. Et cet Esprit il l’a répandu sur nous à profusion, par Jésus Christ notre Sauveur... ») (Tt 3, 3-7).
S’impose donc une refonte de notre manière de penser et de vivre selon la foi, dans la lumière de laquelle notre baptême nous a placés. Et de ceci dérive la deuxième conclusion : le fait de jouir d’un particulier état spirituel, propre au chrétien, au néophyte perpétuel qui a pénétré dans le royaume du Christ ; l’état spirituel de la certitude de la clarté, de la lumière : « vous étiez jadis dans les ténèbres, maintenant vous êtes dans la lumière du Seigneur » nous avertit encore Saint Paul (Ep 5, 8). « Ainsi nous ne sommes plus des enfants qui se laissent ballotter et emporter à tout vent de la doctrine » (ibid. 4, 14). La foi est une lumière, une force (cf. 1 P 5, 9). Elle est la logique, elle est le charisme de notre baptême. Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous nous tournons encore, par la pensée et par le cœur, vers cette grande fête que nous avons récemment célébrée : Pâques. Nous vivons spirituellement, c’est-à-dire de toute notre âme, avec le souvenir, avec les intentions réalisées, avec notre façon de vivre et de penser, notre « après-Pâques », ce qui signifie « notre après-baptême ». Pâques et baptême — ce fut déjà l’objet de nos méditations — coïncident pour nous : le baptême nous fait vivre le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ (cf. Rm 6, 3 ; Saint. augustin, de baptismo, P.L. 4, 108 et ss.). Et, comme nous le savons par le catéchisme, de cette assimilation du baptême à la mort et à la résurrection du Christ, c’est-à-dire à son oeuvre rédemptrice communiquée à chacun de nous par la voie du baptême, découlent deux effets : le premier est que nous avons été faits « chrétiens », c’est-à-dire que, participant à la vie même du Christ, en Lui nous sommes nés à nouveau, régénérés, sanctifiés et, si nous sommes bons, promis à la félicité éternelle ? nous sommes « dans la grâce » de Dieu; et ceci devrait toujours nous remplir de reconnaissance envers le Seigneur, d’émerveillement, de joie, de bonne volonté, d’espérance et d’amour; ceci devrait donc alimenter notre conscience de cette merveilleuse nouveauté, celle d’être et de se savoir « chrétiens », personnes nouvelles, en communion avec Dieu, élevés à une supérieure dignité de vie et à un immortel destin (cf. 1 P 2, 9) : et, second effet, nous sommes marqués intérieurement, dans notre âme, dans notre être, d’une empreinte sacrée, d’un « caractère », d’une ressemblance au Christ, qui ne s’effacera jamais. Nous pouvons par suprême malheur perdre la grâce, c’est-à-dire la vie divine du baptême, mais nous ne pourrons jamais perdre ce sceau, ce caractère, qui impriment en nous une particulière image du Christ, par la vertu de laquelle nous serons toujours chrétiens, toujours en mesure d’être favorisés de l’amitié du Seigneur, mais aussi toujours responsables de ce rapport nouveau et indélébile de notre vie avec celle, infinie, de Dieu : nous sommes les siens, nous sommes chrétiens pour toujours (cf. Denz-Sch. n. 1609 ; 1767, etc.). Ceci est un grand bonheur ; ceci est un devoir.
Sur ce bonheur, sur ce devoir, c’est-à-dire sur le fait d’être chrétiens, nous devrions méditer bien plus, tant parce que nous sommes l’objet d’un immense amour de Dieu, la grâce, que parce que nous sommes liés à Lui par un lien de parenté sacrée, le caractère. Malheureusement il faut constater que les chrétiens ne se sentent pas chrétiens, qu’ils ne dégagent pas toujours de cette réalité qui les définit la ligne qui doit inspirer leur vie. Pensez avant tout combien modestement et faiblement un adolescent a conscience de cette élection : à l’ordre religieux surnaturel : la pédagogie catholique devrait sans tarder prendre sur soi de créer chez l’enfant, chez l’adolescent, chez le jeune, cette particulière prise de conscience spirituelle propre au chrétien. Un adolescent peut en avoir conscience, tout comme il a conscience d’être membre d’une classe sociale, de la classe ouvrière, de l’aristocratie,... c’est-à-dire d’être membre d’un clan plutôt que d’un autre, ou bien encore d’être fils d’un peuple, d’une nation, d’une race. On devrait d’autant plus cultiver dans l’adolescent la conscience de sa religion et spécialement de la religion catholique qui confère à la conscience juvénile même un sentiment de communion avec Dieu, avec le Christ, avec l’Eglise vivante, faisant découler immédiatement de cette mentalité une décisive orientation morale et sociale.
Cette pédagogie de la conscience chrétienne devra s’aiguiser et s’affirmer d’autant plus que l’enfant passe de l’adolescence à la jeunesse : un passage qui trouble la conscience première et semble devoir l’affranchir, d’un côté, de l’ingénue mentalité puérile et de l’autorité du milieu, tant familial que scolaire ou social, pour faire du jeune un sujet libre qui, d’un autre côté, est inconsciemment et passionnément absorbé par l’esprit servile du milieu extérieur et social auquel il se livre : ce moment est souvent celui de la « crise de jeunesse » — comme on dit —et si elle n’est pas soutenue justement par un art pédagogique sage, nouveau et exigeant, et par un milieu en saine syntonie avec l’exubérante vivacité, juvénile, la conscience religieuse, même la conscience chrétienne s’obscurcit, se remplit de doutes et de rébellion, s’éteint au moins dans le sentiment et dans les pratiques du premier âge, et reste désarmée, incapable de réagir aux tentations de la première maturité et aux séductions d’un milieu profane et irréligieux. Ce possible naufrage du christianisme, de l’intégrité et de la beauté baptismale, devrait former l’objet principal, décisif, de l’éducation chrétienne, Ce naufrage n’a nulle raison d’exister et il n’a certainement pas cette puissance fatale qu’on lui attribue ; un jeune doit être préparé et capable de naviguer, non seulement sans perdre le trésor d’idées et de forces dont sa première éducation chrétienne l’a doté, mais encore et surtout d’accroître ce trésor et sachant, dans la lutte et dans la joie, en expérimenter la supériorité, l’originalité, le bonheur. Le baptême peut être la bouée insubmersible et infaillible de ces jeunes tempêtes.
Puis vient la maturité, c’est-à-dire la plénitude de la conscience, dans la découverte de l’amour et du devoir, dans l’expérience de la vie sociale et de sa combattive pluralité. Alors, un baptême, cultivé par l’instruction et soutenu par la richesse de la communauté ecclésiale, révèle magnifiquement sa puissante vitalité: il donne le sens de la vraie dignité de la vie, étend sous le regard de l’homme l’échelle des valeurs authentiques et, tout au moins dans la véritable espérance, il ne laisse sans réponse aucun problème de la vie.
Tout ceci exigerait un discours sans fin. Nous, nous le concluons ici par un seul mot qui synthétise, sous ses aspects à peine effleurés, notre « après-baptême » : ce mot est « fidélité ». Dans la fidélité, le baptême se prolonge et s’étend tout au long de la vie à la grâce dont il est la source, aux promesses dont il est le principe. Comme le dit le Seigneur dans l’Apocalypse: « Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de la vie » (Ap 2, 10).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous restons encore et toujours sous l’influence de la pensée dominante du mystère pascal, le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, le mystère de la Rédemption, qui se reflète en nous, qui se répète en nous comme mystère du salut, grâce au sacrement du baptême. Nous ne pouvons et ne devons jamais plus l’oublier.
Le baptême est pour nous une régénération, une renaissance, une conception neuve de la vie, une mentalité nouvelle, une philosophie originale au sujet des grands problèmes de notre existence, ordonnés et éclairés par cette sagesse qui est le propre du chrétien. « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements — enseigne Saint Paul — et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur » (Col 3, 9-10). Puis, encore : « Je vous dis donc, et vous adjure dans le Seigneur de ne plus vous conduire comme le font les païens, avec leur vain jugement et leurs pensées enténébrées : ils sont devenus étrangers à la vie de Dieu (...) Mais vous, ce n’est pas ainsi que vous avez appris le Christ (...) suivant la vérité qui est en Jésus et en vertu de laquelle il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme (...) Vous devez vous renouveler par une transformation de votre jugement et revêtir l’Homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté de la vérité » (Ep 4, 17-24).
Il y a encore tant et tant à dire, à penser, à faire en vue de cette régénération interne et externe du chrétien. Et ne croyez pas que par le fait du caractère surnaturel de cette mentalité, imprégnée de mystère (c’est-à-dire de réalité qui transcende notre expérience naturelle), nous perdons le sens de la réalité concrète de la vie vécue ; non, nous l’augmentons comme augmente la clarté d’une pièce où s’allume une lumière nouvelle qui lui manquait : et dès que paraît cette lumière supérieure, tout prend forme, couleur, dimensions, position, définition... C’est ainsi qu’est la foi baptismale, le « lumen Christi » allumé dans la nuit de notre vie terrestre. Le chrétien sait tout ce qu’il doit nécessairement savoir pour avoir une vision suffisante (bien qu’encore limitée et provisoire) sur le monde, sur la vie, sur le destin de l’homme et, en pratique, sur ce qui est bien et ce qui est mal.
Cette dernière découverte, sur le bien et sur le mal, mérite à elle seule une réflexion toute personnelle du chrétien, à commencer par l’admiration, stimulant et couronne de la connaissance scientifique qui oblige l’esprit humain chrétiennement illuminé, à chanter et à louer le Dieu Créateur. Pensez à Saint François. Pensez aux sources intérieures et intarissables de l’art chrétien qui voit — un peu comme s’il faisait sien l’œil de Dieu — que toute chose est bonne, est belle (cf. Gn 1, 12, 35). Mais l’admiration, à certain moment, devient stupeur, devient terreur (cf. Qo 1, 18 : « qui accroît le savoir, accroît la douleur »). Ce qui veut dire : l’instauration de l’ordre nouveau surnaturel, évangélique ne supprime pas le mal qui est dans le monde, qui est dans l’homme.
Ceci est un des écueils les plus périlleux et les plus fréquents pour le chrétien admis aux premières visions du Royaume des cieux. Le mal existe encore. Le chrétien est, plus que le païen, plus que le laïc, sensible à la perception du mal. Rappelons-nous la célèbre parabole de l’ivraie semée dans le champ privilégié du Royaume des cieux (Mt 13, 24-30). Le chrétien rencontrera encore sur les sentiers de la pensée, l’obscurité du vrai et la facilité de l’erreur ; sur les sentiers de l’expérience psychologique, la tentation, la propension au péché, la faiblesse des passions et de la chair. Et même, il rencontrera également dans le monde l’opposition, la persécution, l’injustice. Parmi ses frères dans la foi eux-mêmes, il rencontrera la discorde, l’aversion et même la trahison : « on aura pour ennemis, a dit Jésus, les gens de sa maison » (Mt 10, 36).
Comme est commune, aujourd’hui, et si voisine, cette soufFrance ! Parfois les amis les plus chers, les collègues qui avaient toute notre confiance, les confrères assis à notre table, sont précisément ceux qui se sont retournés contre nous! (cf Ps 54, 13-15).
La contestation est devenue habitude, l’infidélité presque une affirmation de liberté.
Et les disgrâces naturelles ? les maladies inévitables ? les souffrances qui semblent presque un don de Dieu pour les chrétiens ? Oh ! quel champ de méditation et quelle expérience de l’Evangile, toujours dramatique ! Le message suave et effrayant des béatitudes souffle encore comme un vent prophétique sur le champ chrétien !
Le mystère pascal, notre baptême, est toujours présent avec sa croix : la mort et la vie sont encore toujours en duel. Bienheureux si nous avons appris à rechercher l’utilité profonde de la valeur (cf. saint augustin, De Civ. Dei, 1, 33 ; PL 41, 45), à nous confier finalement à l’amour du Christ pour nous (Rm 8, 35), dans cet éternel conflit ! si nous avons appris à rechercher l’ami, le sauveur Jésus-Christ, le triomphe de sa charité et la conquête de notre salut (Ep 5, 2) !
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Pâques est une telle fête, un événement tel qu’il nous oblige, qu’il nous invite à en prolonger la méditation et à insérer cette méditation pascale dans l’esprit qui doit caractériser la vie chrétienne. Nous ne devons plus oublier jamais le mystère pascal ! Allons plus avant dans la méditation : la fête de Pâques célébrée, que nous reste-t-il ? Le souvenir, un très grand souvenir ? Oui, certes, mais pas seulement un souvenir. Il nous reste, nous l’avons déjà dit, le baptême qui est l’extension du mystère pascal à la vie personnelle de chacun de nous ; une extension effective, régénératrice. Nous né sommes plus seulement des êtres humains et mortels : nous sommes des chrétiens. Dans sa deuxième épître, Saint Pierre a écrit que Jésus-Christ « par sa divine puissance... nous a donné les biens les plus grands et les plus précieux qui ont été promis afin que vous deveniez... participants de la divine nature... » (2 P 1, 3-4).
Nous devons aussi méditer toujours l’héritage pascal, c’est-à-dire l’héritage chrétien, ce patrimoine, inattendu et immérité, inestimable, de biens qui nous a été légué parce que nous sommes devenus chrétiens par le baptême ; ce patrimoine nous a communiqué, de manière surnaturelle, mais réelle, la symbiose, nous voulons dire la participation vitale au drame de la Rédemption, c’est-à-dire, à celui de la mort et de la rédemption du Christ. Répétons-le : nous sommes devenus des chrétiens, des créatures nouvelles, des êtres divinisés (cf. Rm 8, 19; Jc 1, 18), qui, sans rien perdre de la perfection naturelle propre à l’homme et même en la possédant dans sa plus grande plénitude, sainte et immaculée (cf. Ep 1, 4 ; Col 1, 22 ; Jc 1, 27), font de la religion le nouveau pivot de leur vie, également de leur vie naturelle présente ; la religion, c’est-à-dire le rapport avec Dieu, ce rapport instauré par le Christ et grâce auquel nous sommes devenus fils adoptifs de Dieu avec, tout ce qui en résulte de biens, d’espérances, de dignité, de conception de la vie et du monde et qui découle d’une semblable nouveauté (cf. Rm 9, 4 ; 8, 15-23 ; Ga 4, 5 ; Ep 1, 5 ; etc.).
Si nous voulons avoir une idée exacte, même purement synthétique, du fait que nous sommes chrétiens, nous ne pouvons négliger une référence — désormais essentielle pour notre mentalité — à cette théologie, à cette « économie » c’est-à-dire à ce plan divino-humain, qui concerne en plein notre salut (cf. Ep 1, 3-15 et ss.). Vraiment, ici notre expérience humaine et historique se fait mystère : mystère en soi pour la vérité immense et profonde qu’elle nous offre de connaître et de contempler, comme un regard sur le ciel infini ; mystère pour nous, pour l’ordre nouveau, surnaturel, disons même « sur-réel » qu’il introduit dans notre vie ordinaire, et, comme on le dit réelle.
Nous, nous ne voulons pas passer sous silence cet aspect transcendant et, de ce fait, presque secret, de la vie chrétienne ; mais nous guiderons notre recherche sur les voie planes de l’Evangile : planes, elles paraissent ainsi parce qu’elles nous sont rendues accessibles par la parole simple et sublime du Maître Jésus. Parlant d’« héritage pascal, ou chrétien » il nous est facile de nous référer aux discours testamentaires du Seigneur, ceux de la Dernière Cène : des discours où l’on retrouve précisément l’intention, et l’accent, de Celui qui est sur le point de quitter cette vie et veut laisser à ses fidèles disciples d’ultimes et suprêmes souvenirs. Qu’a dit le Seigneur dans la clairvoyance de son imminent passage dans l’au-delà du temps présent ? Oh ! nous ne finirions jamais cette excursion dans le jardin enchanté des révélations issues du cœur et des lèvres de Jésus au cours de cette nuit pascale. Nous en choisirons deux qui nous semblent maintenant plus faciles à énoncer et qui, en un certain sens, synthétisent la forme éminente de vie que Jésus nous a recommandée à l’heure où il s’est retiré de notre conversation temporelle.
Vous les connaissez bien ces très douces et très graves paroles, vous qui avez l’habitude de lire l’Evangile et qui orientez votre vie spirituelle vers la découverte ineffable du cœur du Seigneur. L’une d’elles concerne le rapport communautaire, ecclésial, social qu’avant son départ de ce monde, Jésus a voulu laisser à ses disciples comme souvenir, comme continuation, comme innovation perpétuelle de son école évangélique ; l’autre concerne le rapport personnel, intérieur, de toute âme fidèle avec ce Jésus qui est sur le point de prendre congé de notre expérimentale intimité.
La première parole résonne comme un commandement : c’est le « commandement nouveau » : très simple, mais sublime comme un sommet, toujours bien au-dessus de notre humble et courageuse ascension : « Mes petits enfants, je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres, comme moi je vous ai aimés » (Jn 13, 34). Oh ! ce petit mot « comme » : c’est en lui que consiste la nouveauté du commandement pascal, son inégalable perfection, son inépuisable énergie ! Qui pourra jamais l’atteindre ?
Puis, la seconde parole, parole de vocation, parole de prédilection, parole qui descend dans l’intimité du cœur, parole qui semble une question et qui est un don d’incomparable intériorité : « Demeurez en mon amour » (Jn 15, 9). Et ce « demeurez en mon amour », qui le fera sien ? Quelle initiation, quelle constance, quelle félicité se trouvent en ces mots ! Demeurez dans l’amour fort et sincère, extrêmement vivant et extrêmement viril, satisfait en lui-même et capable de l’effusion la plus vertueuse, est-ce cela le trésor, est-ce cela l’engagement pascal ?
Oui, c’est cela l’héritage pascal. Serons-nous prêts, serons-nous fidèles à le faire nôtre ? Dieu le veuille ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Durant cette période qui a suivi la fête de Pâques nous avons médité quelque peu au sujet de la transfusion du mystère de la mort et de la résurrection du Christ dans ses disciples, au moyen de la foi (Rm 10, 9) et au moyen du baptême (Rm 6, 3-11). Une vie nouvelle, non seulement morale, mais réelle, surnaturelle, nous est conférée ainsi par notre effective insertion dans le corps mystique du Christ : Lui, il est la Tête, et nous, nous sommes les membres ; Lui il est la Vigne, nous nous sommes les sarments. Nous sommes des créatures nouvelles (2 Co 5, 17). Nous ne pourrons jamais apprécier suffisamment cette élévation à un nouvel état de vitalité, de dignité, de bonheur, en plus de celui d’engagement moral auquel nous avons été conduits du fait de notre baptême qui, précisément, nous transmet, non seulement le nom mais aussi l’état de « chrétien ».
Ici, la réflexion théologique et ascétique possède un champ assez vaste et intéressant à explorer, en déduisant de ce principe qu’est le baptême, les effets merveilleux de la nouvelle vie que nous avons obtenue, comme la purification du péché originel, (et jusqu’à quel point persistent en nous certaines de ses conséquences comme la douleur, le désordre des passions et l’inconstance dans le bien ? voir st thomas III, 69, 3) ; puis, et spécialement la grâce et les dons de l’Esprit (ib. 4-5) ; et, donc, le caractère indélébile (cf. 2 Co 1, 22 ; st thomas III, 63) ; et toute la spiritualité et la sainteté qui sont le propre de ceux qui sont véritablement chrétiens. Exploration magnifique, mais qui fait surgir, presque par surprise, une grande objection : même pour le chrétien, associé à la résurrection du Christ, la mort demeure, la mort, la grande ennemie demeure implacablement victorieuse ! notre communication vitale avec la résurrection du Christ n’a pas réussi à la vaincre ? La Vierge a-t-elle eu seule ce privilège de ne pas subir les effets de sa « dormition » et d’être admise immédiatement, également corporellement, à cette nouveauté, à cette plénitude de vie qui est promise à la résurrection des morts ! Oui. Mais la résurrection des morts, si elle n’est pas une réalité actuelle pour les défunts dans le temps, est une réalité promise à tous : différée mais promise, mais assurée, mais garantie par la Parole du Christ, prêchée, dès les premiers jours du christianisme, par l’Eglise pèlerine sur la terre, mais en marche vers une immortalité à laquelle non seulement nos âmes qui en jouiront déjà, mais aussi ces pauvres membres corporels destinés à se corrompre, à se réduire en cendres, seront restitués.
Comment ? Comment ? notre méditation sur le mystère pascal est parvenue à cette difficile ligne d’arrivée. Difficile parce qu’il nous manque même le pouvoir d’imaginer comment une palingénésie de ce genre peut se réaliser; mais non pas infranchissable pour celui qui conclut son acte de foi avec les victorieuses paroles de notre Credo : « je crois à la résurrection de la chair et à la vie éternelle ». Ceci n’est pas une idée fantastique et triomphaliste qui se présente à l’esprit, parce que celui-ci rebelle à l’idée du néant dans lequel devrait se dissoudre notre être et parce qu’il est disposé à imaginer une revanche finale sur notre intolérable faiblesse. C’est la Parole du Christ qui s’exprime ainsi, avec un tout puissant accent de défi et de victoire. Elle résonne dans l’Evangile (cf. Mt 22, 23-33 ; Jn 6, 39-40 ; 11, 23-25 ; etc. ;), elle forme le thème de la première prédication évangélique (Ac 4, 2; 17, 31-32 ; 23, 6) et elle s’élève à la plénitude d’une leçon dans la première épître de Saint Paul aux Corinthiens ; écoutons à nouveau quelques-unes de ses affirmations : « Le Christ est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis. Car la mort étant venue par un homme, c’est par un homme que viendra également la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ (1 Co 15, 20-23)... On sème de la corruption et il ressuscite de l’incorruption ; on sème de l’ignominie, il ressuscite de la gloire ; on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ; on sème un corps physique, il ressuscite un corps spirituel... » (ibid. 42-44).
La question est si importante et si complexe que dans la littérature chrétienne elle a eu immédiatement son énoncé et son apologie (cf. Athénagoras, Tertullien). Saint Augustin nous offre trois sermons sur ce thème (40-241-242 ; PL 38, 1130 et ss.) et de nombreuses autres références (par ex. Enchir. 34, PL 40, 272 ; etc. ; cf. michel, Diction. Théol. Catholique, XIII, II 2501-2571).
Oui, le mystère pascal aboutit à cette eschatologie, c’est-à-dire à cette doctrine de notre destin final. Ici, nous en célébrons, dans l’histoire évangélique, le moment de la plénitude dans le Christ; nous en réalisons pour nous la première phase d’application dans le temps de notre vie ecclésiale et liturgique ; mais ce n’est pour nous qu’une première période initiale ; son accomplissement se réalisera le jour ultime.
On demeure stupéfait et heureux mais c’est ainsi, il en sera ainsi ! Rendons gloire au Seigneur.
Avec notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et Filles,
Notre discours retourne au grand thème de la prière. Un thème grand comme une cathédrale. Nous nous approchons de ce monumental édifice, stimulé par deux raisons pratiques : la saison liturgique et les besoins de notre époque. La fête de Pentecôte, la fête de l’Esprit Saint nous invite à rallumer la lumière de notre âme, ce qu’est précisément la prière. Puis, comment ne pas se rendre compte des péripéties difficiles qui bousculent la normalité, l’ordre, le besoin d’un secours divin que la prière nous encourage à espérer de là-haut, de la Providence ? espérance et prière vivent ensemble. En plus de ces stimulants occasionnels à recourir à la prière, nous savons que prier est une loi qui s’impose de manière plus ou moins urgente à nos esprits, mais qui oblige toujours celui qui veut vivre la vie chrétienne et même nous pouvons dire celui qui veut simplement vivre une vie humaine authentique et pleine ; nous savons que nous devons satisfaire à cet important et suave devoir que Jésus nous enseigne : « Il faut prier toujours, sans jamais se lasser » (Lc 18, 1). Il n’est même pas nécessaire de rappeler tous les livres et discours religieux qui nous appellent à ce devoir fondamental (cf. Saint Thomas, II-IIae, 83 ; Cath. Rom. IV ; St Augustin, la célèbre lettre à la veuve Proba, 130, PL 33, 493-507).
Mais aujourd’hui nous nous arrêtons un moment sur le seuil du temple de la prière ; et remarquons que la porte est fermée. Jadis il était ouvert, toujours et à tous ; maintenant il ne l’est plus. Autrefois la dispute portait sur la légalité, sur l’orthodoxie de l’accès au temple de la prière ; et comme ils sont nombreux, les martyrs que l’histoire nous rappelle, martyrs pour avoir professé ou avoir renié la religion ; aujourd’hui la question religieuse (parce qu’au fond, c’est de cela qu’il s’agit) se pose d’une manière radicalement différente : il n’existe plus aucune raison de prier ?
Fils et Frères bien-aimés ! quelle question formidable ! Même si nous ne sommes pas tous en mesure d’analyser le phénomène antireligieux de notre époque, nous en connaissons tous la manière radicale dont il s’oppose à notre tradition spirituelle chrétienne et catholique tout particulièrement, même dans des pays historiquement imprégnés de religion ; et nous sentons comment, d’une manière ou d’une autre, l’athéisme menace de l’intérieur de l’âme la consistance des motifs qui justifient et réclament la religiosité de notre être rationnel et spirituel. Il fut un temps où l’athéisme était jugé négativement par l’opinion publique qui le tenait pour une absence de la foi commune ; aujourd’hui, par erreur et par malheur, il est jugé positivement, comme un progrès, comme la libération d’une mentalité mythique et primitive, comme la bannière des temps nouveaux. La science suffit. La raison fuit le mystère. Et ce n’est pas vrai ! Au contraire qui aime la science, qui se rend compte de sa profondeur et de sa rigueur ne peut, ne doit pas empêcher la pensée de mener ses explorations métaphysiques et mystiques ; et celui qui se refuse à enfermer la raison dans les limites de ses traits conventionnels ne peut qu’admettre la nécessité de les dépasser pour chercher tout au moins, ou pour expérimenter, avec le plus grand profit possible, la rencontre avec une Sagesse, avec un Verbe qui tout en le pliant à l’adoration religieuse, l’élève aux préludes d’un enivrant dialogue qui va au-delà du rationnel : la prière.
Ce formidable malentendu entre la pensée scientifique et la pensée religieuse (la pensée chrétienne) trouble profondément notre sécurité mentale qui se transforme en incertitude morale et en inquiétude sociale. C’est le grand problème de notre temps. Nous n’avons pas à nous effrayer, non seulement parce que notre esprit religieux n’a aucun préjugé, et qu’il n’est nullement contraire au progrès scientifique tant spéculatif que pratique, au contraire, il le favorise et l’intègre, objectivement autant que subjectivement, en vertu de son culte de la Vérité totale, celle qui est, précisément, recherchée professée et proclamée avec notre Credo.
Puis, évitons de nous contenter d’une formation mentale purement et exclusivement « laïque » — c’est-à-dire d’une qui, en n’importe quel domaine de la pensée et de la vie, fait systématiquement abstraction de toute logique référence religieuse — pour éviter, de tomber, sans nous en rendre compte, dans cet athéisme qu’à juste titre nous craignons parce que, destructeur de tout ordre, il tend à ériger la légitime autonomie des réalités terrestres en seul critère de vérité (cf. Lumen Gentium, n. 36 ; Gaudium et Spes, n. 36).
Et, de même, tâchons de ne pas nous laisser engourdir par cette apathie religieuse et spirituelle, si répandue aujourd’hui dans notre monde profane et sécularisé et qui semble le résultat inévitable de l’activisme moderne et du fracassant tintamarre des voix publiques. Tâchons de faire nôtre le programme formulé par le Christ « veillez et priez » (Mt 26, 41).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Dans le climat actuel de la vie publique notre voix qui invite à la prière, comme pour faire écho dans nos âmes à la célébration, désormais terminée, des grandes fêtes de Pâques et Pentecôte, notre voix, disons-nous, pourrait sembler intempestive, presque un monologue dans le désert. Il est vrai que notre parole, adressée à vous, visiteurs provenant d’endroits et de situations très diverses, et avides d’un discours spirituel plutôt que profane et contingent, fait précisément abstraction de l’actualité de la vie publique, si intéressante et grave qu’elle soit; comme d’habitude, ici nous nous tendons vers le thème religieux ; mais nous pensons que celui-ci, le thème religieux ne nous rend pas — ce qui serait contraire à notre habitude — étranger à cette participation à la vie sociale, la nôtre, c’est-à-dire celle qui regarde la scène du monde sous la lumière qui nous vient de là-haut et qui, même sur un plan différent de celui de l’expérience temporelle, peut faciliter une meilleure vision des choses, indiquer les meilleurs sentiers également pour la prudence terrestre et, grâce à d’impondérables et supérieurs apports, secourir l’humaine lassitude.
C’est donc encore de la prière que nous voulons vous entretenir avec une brièveté et une simplicité qui ne prétendent pas en pénétrer les merveilleux sentiers, mais simplement mettre l’accent sur l’aptitude que l’homme moderne conserve encore pour la prière elle-même. Dans un précédent sermon nous avons fait allusion à la porte close que l’homme moderne trouve devant lui quand il s’approche du temple de la prière ; fermée parce qu’a été décrétée la démolition du séculaire et monumental édifice, fermée pour transformation en musée archéologique, en salle de divertissements profanes, en arène sportive. Nous voulons dire que de nos jours, d’après quelques-uns, la prière, et toute la psychologie et la pédagogie, toute la moralité, la vie sociale, la vision de la vie qu’elle suppose et encourage, devraient être remplacées par une autre mentalité et d’autres activités, c’est-à-dire par l’athéisme et par le sécularisme, par le laïcisme dans leurs expressions radicales et exclusives.
Et nous, cette fois nous avoisinant encore au métaphorique édifice, nous découvrons que la porte est ouverte. La porte de la prière est ouverte à l’homme moderne ? Oui, elle est ouverte mieux encore, après certains événements contemporains comme le Concile et l’Année Sainte, elle est grande ouverte.
Observons les faits. Certains dérivent précisément de ce monde rationnel, scientifique et technique qui a fourni à de nombreux hommes de talent et à de très nombreuses personnes de moyenne ou modeste culture des arguments pour leur irréligiosité. Il faudrait faire ici à rebours le chemin philosophique de tels arguments pour retrouver l’éternelle et invincible validité de la religion naturelle, celle qui découle de la pensée humaine guidée par l’honnêteté de la recherche et du désir de la vérité. Par bonheur, l’esprit humain n’a pas perdu sa vertu spéculative et même après les drames — parce que c’est cela qu’ils sont — de la pensée contemporaine, la conclusion de son effort vers la vérité où se perd dans un désespérant scepticisme ou bien s’oriente, soit par propre nécessité intrinsèque, soit par exigence objective, vers une « théodicée » une science de Dieu qui ne peut rester simplement inerte et passive, et fait l’expérience de la logique, de la vitale poussée vers l’expression d’une parole une parole adressée à Dieu : un appel ? une louange ? une tentative de dialogue ? de toute manière, une prière.
Nous avons observé avec admiration la transmission télévisée du retour des astronautes de leur stupéfiante excursion sur la lune: pendant un instant, qui vaut une heure, qui vaut une vie, tous ceux qui étaient présents : les astronautes, les techniciens, les savants, les autorités se sont plongés dans une pensée religieuse, qui vaut un cri, qui vaut une hymne, qui vaut un chœur de la terre entière, pour reconnaître, oui, adorer et invoquer le « mystère », le mystère transcendant et immanent de Dieu.
La prière invite encore notre génération, notre civilisation (si elle est vraiment telle et consciente), à une vivante expression. Ouvrons, au hasard dirions-nous, les documents de l’humanité contemporaine écoutez aussi une seule remarque du clairvoyant et malheureux écrivain juif, Simone Weil († 1943) : « la condition des travailleurs est celle dans laquelle la faim de finalité, qui constitue l’être même de tout homme, ne peut être rassasiée sinon de Dieu... Ce n’est pas pur hasard si l’on appelle attention religieuse le degré le plus élevé de l’attention. La plénitude de l’attention n’est autre que la prière » (cf. domenico porzio, Incontri e scontri con Cristo, pp. 665-667).
Et, au fond de l’amertume contestatrice d’une grande partie de la jeunesse actuelle, n’y a-t-il pas un état d’âme de plainte, de poésie, d’invocation qu’il ne semble pas abusif de classer à l’enseigne, qui a survécu aux ouragans des désillusions modernes, à l’enseigne, donc, de la prière?
Oui, le temple de la prière ouvre ses portes aux hommes de notre temps et ceux-ci, certainement nombreux, se rendent compte qu’il serait beau d’y entrer mais ils sont hésitants : « comment oser ? et comment prier ? » se disent-ils. Cela valait la peine que nous les soutenions, que nous les invitions encore à prier avec nous.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
En ce temps-ci, en ce moment si profondément engagé dans les affaires humaines, nous, nous rappelant sans cesse le cyclone spirituel que la Pentecôte est pour le monde et, spécialement, pour l’Eglise, nous allons, une fois encore, tourner notre pensée vers la prière, vers sa légitimité, vers sa nécessité, vers ses modalités. Nous n’ignorons pas que dans l’étude des religions, dans l’étude de la prière chrétienne, dans l’étude de la psychologie humaine, on s’est longuement penché sur cette expression de la spiritualité humaine, presque au risque de mettre en difficulté celui qui, d’une telle abondance d’expériences, de coutumes, de littérature voudrait dégager une synthèse et une orientation, le minimum nécessaire à l’homme profane d’aujourd’hui pour résumer mentalement sur une fiche ce qui lui suffit de savoir au sujet de ce thème désormais étranger à son esprit empirique et positif. Et si, nous-mêmes, adoptant cette impérieuse méthode de simplification, concluons notre réflexion sur la prière par deux propositions majeures, soit, d’abord, que la prière suppose de la part de Dieu, de l’intérêt, l’écoute des voix que l’homme élève vers Lui, c’est-à-dire une « Providence » ; et, ensuite, qu’elle, suppose de la part de l’homme, l’espérance, l’espoir d’être écouté et exaucé, nous constatons que nous avons certes, dressé le schéma essentiel de la prière, c’est-à-dire d’un possible dialogue entre l’homme et Dieu, mais que nous ne savons rien, ou tellement peu, au sujet de la validité de ce colloque. Celui-ci est-il une hypothèse imaginaire, ou établit-il réellement un rapport ; un rapport bilatéral et bénéfique ?
Eh bien ! parmi les plus grandes faveurs que le christianisme, la foi, mieux encore, Jésus-Christ en personne ont accordées à l’humanité, il y a précisément celle de la prière vraie, valide, indispensable, couronnée des plus grands succès. Le Christ a établi la communication entre l’homme et Dieu ; et cette communication qui prévaut sur toutes nos merveilleuses communications techniques et sociales modernes a la prière pour première et normale expression. Prier veut dire communiquer avec Dieu.
Et le Christ est Lui-même cette communication fondamentale. Il l’est par sa propre manifestation : entrons dans le domaine de la recherche sur la personne de Jésus — Qui est Jésus ? — objet actuellement encore de recherches laborieuses et, au fond, fatalement négatives pour celui qui se détache de la définition chalcédonienne de l’unique Personne du Verbe, vivant en deux natures, divine et humaine (cf. Denz-Schon., 301-302 ; boyer, Le Fils éternel, 469 et ss.) ; le « pont », comme s’exprimait Sainte Catherine (Dial. 25 et ss.). Et Lui-même, Jésus, Il est l’exemple le plus lumineux de la prière qui, mentionnée dans l’Eglise, devient pour nous la voie maîtresse de la prière et de la vie spirituelle. Jusqu’à présent l’humanité fidèle a suivi assidûment cette école. « Quelle est la voie qui peut me mener, moi, au Christ et à son message ? » se demande un penseur catholique moderne bien connu ; et il répond : « Il en est une très courte et très simple ; je pense à l’âme de Jésus en prière et je crois » (C. adam, Cristo, nostro Fratello, 37, cf. le très beau chapitre : « la preghiera di Gesù » ; cf. également la vigoureuse synthèse du « Message de Jésus » de L. de grand-maison, Jésus-Christ II, 347, et ss.).
Et comment, et quand Jésus a-t-il prié ? Oh comme serait belle et instructive une excursion dans les pages de l’Evangile où l’on cueillerait, comme des fleurs des champs, les allusions quasi occasionnelles au sujet de la prière du Seigneur. Marc l’Evangéliste écrit : « Le matin, bien avant le jour (Jésus) se leva, quitta la maison (probablement celle de Pierre à Capharnaüm ; cf. V. 29) et s’en alla dans un lieu solitaire ; et là, il priait » (1, 35). Voyez, par exemple, après la multiplication des pains. « Et quand il eut renvoyé les foules, il gravit la montagne, à l’écart, pour prier » (Mt 14, 23).
Et mériteraient aussi une très longue méditation les prières du Seigneur dont parle l’Evangile. La célèbre prière, par exemple du Chapitre XI de l’Evangile de Saint Mathieu qui « nous fait pénétrer dans le secret le plus profond de sa vie » : « En ce temps-là, Jésus prit la parole et dit « Je te bénis, Père, Seigneur du Ciel et de la terre, d’avoir caché ces choses aux sages et aux habiles et de les avoir révélées aux tout petits » (14, 25). Et que dire de la prière qui conclut les discours de la Dernière Cène ? : « Ainsi parla Jésus. Puis, levant les yeux au ciel il dit : « Père, l’heure est venue : glorifie ton fils pour que ton fils te glorifie... » (Jn 17, 1). Nous nous en souvenons : C’est la prière pour l’unité : « ...que tous soient un » (ib. 21). Puis la triple, gémissante et héroïque prière de Gethsémani, dans l’imminence de la Passion : « Père, dit Jésus, si tu le veux, éloigne de moi ce calice ! Cependant que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne ! » (Lc 22, 42).
Quelle révélation, non seulement sur le drame de la vie du Seigneur, mais aussi sur la complexité et la profondeur des destinées humaines qui, même dans leurs expressions les plus tragiques et les plus mystérieuses peuvent, grâce à la prière, être rattachées à la bonté, à la miséricorde, au salut découlant de Dieu.
Prier donc, comme Jésus. Prier fort. Prier aujourd’hui. Et toujours dans le climat de confiante communion que la prière a établi entre nous et le Père ; parce que c’est à un Père, et au Père que notre prière s’adresse.
Qu’il en soit ainsi ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Répondant à vos dispositions spirituelles avides en ce moment, pensons-nous, d’entendre notre parole, nous vous inviterons une fois de plus à réfléchir à la prière ; il nous semble que c’est dans cet acte que se synthétise pratiquement la vie spirituelle à laquelle les récentes célébrations liturgiques nous ont prédisposés.
Le renouvellement de notre vie morale, c’est-à-dire cette conversion, cette manière droite d’orienter toutes nos actions, cette metanoia dont parle l’Evangile et à laquelle on se réfère souvent, puis encore le rapport confiant et affectueux rétabli avec Dieu par l’approche aux sacrements pascals et, finalement, une expérience, prudente et dangereuse du moment social historique que nous vivons, tout cela nous met dans le cœur et sur les lèvres une prière spontanée et filiale. Nous nous trouvons probablement dans des conditions idéales pour prendre le vol vers le mystère de Dieu, un mystère qui n’est plus celé, qui n’est plus effrayant, mais qui est avalisé par la foi et étayé par quelque joyeuse expérience intérieure.
Quelle sera alors notre prière ? Demandons-le au Divin Maître lui-même, à Jésus Notre Seigneur : « apprends-nous à prier » (Lc 11, 1). Et voici la formule, première et suprême par antonomase, de notre colloque avec Dieu, celle que le Christ nous a enseignée : le « Notre Père ». Elle est l’expression la plus simple, la plus heureuse, la plus profonde de notre religion. Nous le savons tous.
Mais nous ferions bien d’y consacrer une réflexion toute spéciale, précisément pour nous rendre compte — ne serait-ce même que cela — du bonheur que nous avons de pouvoir prier ainsi ! Nous n’oserions pas vous en dire plus en ce moment. Qu’il suffise que nous vous invitions à réfléchir au moins au rapport religieux que cette prière établit entre nous, minuscules atomes dans l’océan de l’univers, et le Créateur de toute chose, l’Etre infini, éternel, ineffable, omniprésent et mystérieux, le Dieu du ciel et de la terre. Cette première constatation est déjà suffisante pour fixer notre pensée : Sommes-nous devenus si grands que nous pouvons nous arroger le titre de fils de Dieu ? ou est-ce Dieu qui a daigné se pencher vers nous jusqu’à nous permettre de le considérer, de le savoir notre Père ? C’est là le cœur de l’Evangile ; c’est la perspective, familière et exceptionnelle, que nous offre la révélation chrétienne. Pensons-y ; pensons-y ; car tout aussitôt nous sommes emportés vers l’horizon incommensurable de l’univers : Notre Père (souvenons-nous : notre Père, le nôtre !) qui êtes aux cieux ; le climat du mystère rend au Père cette face qui échappe à toute tentative de contemplation, mais ne nous enlève pas la certitude et la joie de nous être emparés de son vrai nom, de son nom si doux : Notre Père, principe vivant et amoureux de notre être, petit certes, mais merveilleux qui, baigné de la Lumière présente et invisible du soleil divin, se révèle à notre conscience comme son image à Lui ; Dieu dit, à l’origine : « faisons l’homme à notre ressemblance » (Gn 1, 26) ; et alors in lumine Tuo videbimus lumen (Ps 35,10) — c’est par ta lumière que nous voyons la lumière —. Il suffirait de cette première annonce du dialogue rendu possible entre l’homme et Dieu, pour dire merci au Christ, pour lui dire la joie, imprévue et extatique, de notre esprit : « Maître, nous nous trouvons bien ici » (Mc 9, 5).
Mais ceci n’est que l’atrium de notre conversation, devenue, déjà au seuil de son entrée dans le royaume des cieux, une conversation céleste (cf. Ep 3, 20). Vous savez comment elle se poursuit, suivant un double dessein symétrique et trinitaire. Avec trois envolées ascendantes, vers le nom, vers le royaume, vers la volonté de Dieu ; célébratives les premières ; les trois suivantes implorantes, demandant le pain, le pardon, la protection nécessaire à notre fragile existence ; tendues les unes et les autres vers l’effort possible pour l’humble mais indispensable causalité humaine, de telle sorte que la prière ne soit pas la pusillanime et fataliste résignation aux accablantes difficultés du monde hostile, obscur qui nous cerne, mais au contraire qu’elle soit tournée vers la supérieure, mais compatissante causalité divine, que la prière filiale implore pour résoudre nos insolubles besoins. C’est ici que nous avons le point de liaison et de rencontre de la souveraine efficience divine à laquelle s’ouvre et sur laquelle se greffe, humble mais disponible et pleine de bonne volonté, l’efficience humaine. Tant d’aspects de la sagesse religieuse sont résumés ici pour nous enseigner et nous réconforter ! Et comme elle nous rend humbles, comme elle nous fait grands, la prière du « Notre Père » que nous a enseignée le Maître unique et souverain lui-même, Jésus-Christ (cf. Mt 23, 8) ! et quelle profondeur subjective et personnelle elle creuse au-dedans de nous, quelles harmonies communautaires elle exige et encourage !
N’en disons pas plus mais nous voudrions que cette reine des prières devienne notre prière préférée. Et qu’elle soit, parfois, l’objet d’une spéciale, d’une attentive méditation. Il existe toute une littérature sur cette « Oraison dominicale », sur cette prière que le Seigneur nous a lui-même enseignée (Parmi les commentaires classiques les plus accessibles : tertullien, De oratione, P.L.I. 1149-1196 ; saint cyprien, De or. dom., PL 4, 519-543 ; Cat. Rom. Trident., De or. dom., etc., parmi les commentateurs les plus récents : Carnelutti, etc.).
Expression de notre insuffisance, de notre faiblesse, de notre culpabilité, la prière du Seigneur peut devenir notre force, notre confiance, notre espérance : « Demandez, et il vous sera donné » a dit le Seigneur. « Qui d’entre vous, quand son fils lui demande du pain, lui remettra une pierre ? ou, s’il lui demande un poisson, lui remettra-t-il un serpent ? Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les deux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui l’en prient » (Mt 7, 9-11).
Priez donc ; priez toujours.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Vous qui venez visiter et vénérer le siège de l’humble successeur de l’apôtre, Simon fils de Jean, que Jésus Lui-même a appelé Pierre, quelle parole prophétique, quel destin historique cherchez-vous, non seulement à l’emplacement de sa tombe mais aussi dans l’édifice monumental qui glorifie sa mémoire et symbolise sa mission spirituelle ? N’entendez-vous pas au fond du cœur l’écho de la promesse que Jésus a faite à l’Apôtre lorsqu’il lui dit : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise » ? (Mt 16, 18). Paroles fatidiques qui semblent acquérir une signification sensible et que nous ne méditerons jamais assez ; paroles qui se répercutent non seulement dans l’édifice de la Basilique où nous sommes venus regarder, admirer, prier, mais surtout dans l’institution qui a ici son pivot et son cœur, qui nous implique tous et qui nous révèle notre nom, très commun et plus que jamais mystérieux : nous, nous sommes Eglise, l’Eglise, le corps historique, visible et en même temps spirituel et transcendant notre scène historique, le Corps mystique du Christ ! C’est pour ce lieu béni, c’est pour ce moment privilégié que l’annonce messianique et divine a été prononcée, proclamée : « Moi, moi le Christ Jésus, Fils du Dieu vivant, je bâtirai mon Eglise ».
Tout cela mérite d’être écouté, médité, et compris dans la mesure où cela nous est possible. Contentons-nous, en ce moment de choisir un seul mot : « Moi, le Seigneur... (cf. Is 9, 4-6), je bâtirai... » Que signifie ce terme, bâtir, édifier. Cela veut dire prendre des matériaux informes et dispersés et, tout en respectant leur structure essentielle, les modeler, les unir, les grouper selon un plan architectural, leur conférer l’utilité et la dignité d’un destin unique qui réfléchisse une pensée, une finalité, une beauté qui appartient à chacun des éléments en particulier et à l’édifice dans son ensemble. Voilà ce que le Christ a voulu faire de l’humanité, du royaume de Dieu, de la construction. Voilà le royaume de Dieu que l’Evangile annonce, voilà l’Eglise dont le Christ a dit : « mon Eglise » ; voilà l’humanité impliquée dans le dessein du salut. Ceci est la clé qui ouvrira l’intelligence aux Ecritures : qu’on lise l’histoire d’Abraham (cf. Gn 12, 3 ; Ga 3 8 et ss.) ; l’histoire d’Israël (Ga 6, 15-16 ; Rm 9 ; etc.); l’histoire de l’Eglise naissante (Ac 11, 17-18; etc.); c’est la pensée divine, à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité, et au plus secret des âmes qui écoutent le Maître intérieur.
L’immensité vertigineuse de la révélation divine qui ouvre devant nous son étendue sans fin et cependant toute proche (cf. Ep 3, 18-19 et ss.) peut donner au visiteur une sensation d’ivresse et en même temps un sentiment de confusion, peut le laisser pour ainsi dire écrasé, dérouté. Il ne faut pas qu’il en soit ainsi ! Puisons-y au contraire deux messages qui nous comblent de réconfortante énergie.
Le premier est le message de l’unité et de l’universalité qui découle de l’Evangile et qui s’est emparé de nous ici. Il y a tant de choses qu’un tel message nous obligerait à rappeler ! Il suffirait d’en écouter, non pas seulement l’écho, mais la répétition, devenue simple comme une expression verbale, extrêmement réaliste et entraînante toutefois, qui vibre dans les dernières et si émouvantes paroles du Christ, au seuil de sa passion : « Que tous soient un » (cf. ]n 17, 11 ; etc.). Ici, ces paroles testamentaires du Seigneur résonnent sans fin. Ici elles deviennent comme une trompe qui sonne pour tous les peuples ; ici, elles deviennent vocation pour tous ceux qui ont l’esprit ouvert à l’appel divin. Ici, elles sont comme une offrande, comme un jeu amoureux du Seigneur, un colloque avec lui. Ecouter est ici la première forme de prière, d’expression spirituelle sincère, apte à greffer celui qui écoute dans le dessein du divin interlocuteur.
Puis le second message, celui relatif à la construction; la construction de l’Eglise, que le Christ Lui-même opère dans l’histoire ; une construction qui, pour nous fils du temps, est toujours, peut-on dire, un commencement. Tout le travail accompli au cours des siècles qui nous précèdent ne nous exonère pas de la collaboration avec le divin constructeur ; mieux, il nous appelle, et pas seulement à une fidèle tâche de conservation ; encore moins à un passif traditionalisme ou au refus hostile des innovations continuelles de la vie humaine ; il nous appelle à recommencer da capo, nous souvenant, certes, et gardiens fidèles, de ce que l’histoire authentique de l’Eglise a accumulé pour notre génération et pour toutes les suivantes, mais conscients du fait que jusqu’à la fin des temps, l’édifice réclame de nouveaux travaux, exige une construction laborieuse, fraîche, géniale, comme si l’Eglise, l’édifice divin, devait commencer aujourd’hui son aventureux défi aux célestes hauteurs (cf. 1 Co 3, 10 ; 1 P 2, 5) ; ici, il faut se libérer de la fatigue, de la paresse, de la méfiance, de la contestation systématique qui ruine l’effort ; ici il faut, avec fraîcheur juvénile et audace géniale, avec humilité et grande confiance, tâcher de voir, à travers les besoins de la société, le projet que le Christ, le bâtisseur, prépare pour les siens; efforçons-nous d’être les siens. Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous avons dit, et reprenant un discours que nous jugeons fondamental et véritable programme de vie chrétienne, nous répétons : il faut construire l’Eglise. Oui, cet édifice qui exprime le dessein religieux pour l’humanité, l’ordre spirituel de chaque homme et celui des hommes considérés socialement ; qui signifie l’organisation d’une société dans laquelle se réalise la pensée de Dieu au sujet du monde. Son plan concernant nos rapports vrais et opérants avec la Divinité, Son amoureux projet relatif à notre salut, l’Eglise, donc, — répétons-le — doit être construite dans le siècle présent, dans l’histoire que nous sommes en train de vivre.
Construire l’Eglise ! en tenant compte de diverses choses extrêmement importantes.
Et d’abord du fait qu’il s’agit d’une opération qui n’est pas, effectivement, la nôtre mais celle du Christ ; du Christ lui-même. Il a dit : « Je bâtirai mon Eglise » (Mt 16, 18). Lui, il est le divin Architecte ; il est le maître d’œuvre ; en ce certain sens il est l’unique constructeur. Il s’agit d’une opération dont II est Lui-même la vraie cause. C’est de Lui que dépend l’œuvre que nous voulons voir réaliser ; c’est Son oeuvre, c’est une oeuvre divine. Nous, invités dans les chantiers des desseins divins nous sommes des collaborateurs. « Nous sommes, dit Saint Paul, les collaborateurs de Dieu » (1 Co 3, 9) ; nous sommes cause seconde dans la grande exécution de l’œuvre qui a Dieu, qui a le Christ pour cause première; nous sommes des ministres, nous sommes des instruments ; nous nous trouvons dans l’ordre de la « conditionnalité » plutôt que dans celui de la causalité ; il s’agit là d’une question théologique sur laquelle se sont penchés laborieusement les plus grands penseurs, comme Saint Augustin (cf. De Gratia Christi, 26 ; P.L. X, 374) ; qu’il nous suffise de rappeler Saint Paul : « Que possèdes-tu, que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7). Mais cette doctrine, nous le répétons, ne diminue en rien notre responsabilité, ne nous enlève pas le mérite de notre action ; et, au point de vue du thème qu’ici nous considérons, il confère à notre oeuvre ministérielle la grande dignité d’être collaboratrice de l’œuvre divine ; elle ne rend pas sans portée la nécessité de l’effort humain; au contraire celui-ci est réclamé jusqu’au don total de soi dans l’engagement même à participer à l’œuvre de la grâce (cf. 2 Co 12, 9).
La seconde chose à noter est que pour nous il s’agit moins de construire l’Eglise que de la reconstruire, sauf évidemment si nous nous trouvons dans le domaine missionnaire où l’implantation, la plantatio de l’Eglise doit commencer par la première annonce de l’Evangile (cf. Ad Gentes, n. 3). Mais nous, dans les pays d’ancienne formation chrétienne, nous devons être consciemment attentifs à un facteur indispensable dans la question de la construction de l’Eglise ; il s’agit de la tradition, du travail accompli au cours des siècles par ceux qui nous ont précédés dans la construction de l’Eglise. Nous sommes les héritiers, les continuateurs d’une oeuvre précédente ; nous devons avoir le sens de l’histoire et nous exercer à rester, humblement et heureusement, fidèles à tout ce que les siècles écoulés nous ont transmis de vivant et d’authentique dans la formation du Corps mystique du Christ.
Nous devons prendre garde à ne pas nous laisser entraîner par l’esprit révolutionnaire qui, inconsciemment, caractérise tant de gens de notre époque, des gens qui ignorent tout ou veulent tout ignorer du travail accompli par les générations précédentes et qui croient qu’ils peuvent entreprendre l’œuvre de salut de l’humanité en répudiant tout ce que l’expérience, confirmée par un magistère de cohérence et d’authenticité, nous a conservé, et en recommençant à zéro l’édification d’une nouvelle civilisation. Nous sommes, nous, sagement conservateurs et continuateurs, et nous ne devons pas craindre que cette double qualification, judicieusement comprise, dépouille l’œuvre actuelle de sa vivacité et de son génie. Dans la construction de l’Eglise, l’œuvre à accomplir, spécialement sur le plan spirituel et pastoral, est toujours nouvelle, se trouve toujours à ses débuts.
Il y a enfin une troisième chose dont nous avons toujours à nous souvenir lorsque nous nous proposons de construire l’Eglise : c’est le fondement sur lequel la construction repose et doit s’élever : ce fondement est la foi, la foi en Jésus-Christ ; « Vous êtes, écrit encore Saint Paul, l’édifice de Dieu. Suivant la grâce divine qui m’a été donnée, j’ai posé le fondement comme un sage architecte, mais c’est un autre qui a bâti par-dessus. Que chacun avise à ce qu’il met ainsi par-dessus. En fait de fondement, on ne peut en poser d’autre que celui qui y est déjà, je veux dire Jésus-Christ » (1 Co 3, 10-12). Cela l’Apôtre l’a écrit aux Corinthiens ; puis, aux Romains, il a ouvert la voie de la théologie chrétienne en enseignant : « Il est écrit : le juste vit de foi » (Rm 1, 17 ; cf. 3, 22). Le juste vivra, puisant dans la foi le principe du salut, de la justification; principe objectif, comme don divin ; et principe subjectif, comme acceptation du don de la foi (cf. Conc. de Trente, sess. VI, 7 ; Denz-Schon. 1528 et ss.). Les termes de cette doctrine se trouvent ainsi clairement énoncés ; mais le processus ontologique de la foi, c’est-à-dire du don divin, et le processus moral et psychologique, c’est-à-dire humain, par lequel la foi prend possession de l’âme et en inspire l’action, en informe la vie, demeure le grand chapitre de notre doctrine religieuse ; chapitre immense, stupéfiant, dramatique, sur lequel se fonde l’édifice que nous voulons construire, l’Eglise ; ou mieux, l’édifice dans lequel nous trouverons la lumière, la paix, la force d’être chrétiens.
La foi, souvenons-nous en est la base ; la foi de Pierre qui, par inspiration divine, répondit à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Souvenons-nous ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Construire l’Eglise, comme nous l’avons déjà dit est notre grand devoir, à nous autres chrétiens ; c’est le devoir de ce temps que nous espérons tous voir finalement délivré des persistantes séquelles belliqueuses et psychologiques des terribles conflits qui ont, au cours de ce siècle, ensanglanté la terre et exacerbé ses populations ; et nous espérons qu’en même temps pourront se résoudre en formules nouvelles de rapports justes et pacifiques les différends sociaux qui troublent la société humaine. C’est dans ce cadre du monde contemporain, que nous souhaitons de nouveau pacifié, qu’il faut construire l’Eglise, c’est-à-dire donner consistance et efficacité spirituelle et bénéfique au plan humano-divin du salut et de fraternité que le Christ a inauguré dans le monde et qu’il a poursuivi au milieu des vicissitudes contrastées de l’histoire, tout au long des siècles jusqu’au nôtre qui, d’une part, présente, selon certains, les signes d’une fatale décadence religieuse et, d’autre part, relève encore mieux la vertu prophétique du Christianisme relativement à la civilisation moderne. Quant à nous l’héritage du récent Concile nous stimule à l’espérance et nous oblige aux laborieux efforts.
Construire l’Eglise, en deux sens : c’est-à-dire, d’une part, reconstruire cette Eglise qui nous a légué un héritage extraordinairement riche, mais qui a un immense besoin de purification selon l’esprit de l’Evangile (il y a tant et tant de stimulants en ce sens qui nous viennent de l’expérience morale de la pensée contemporaine !), et un grand besoin d’être restaurée, spécialement en ce qui concerne les valeurs religieuses que le monde estime de moins en moins, alors qu’il en a tant besoin. Puis, en un second sens qui porte vers l’avenir, plus que vers le passé ; qui se propose de continuer, de renouveler, aussi, fidèle à la tradition, l’ancienne construction et de lui donner de nouveaux développements conformes à ses exigences historiques et constitutionnelles. Et voici alors une formidable question qui jaillit du cœur de chacun : l’Eglise ; mais c’est quoi, l’Eglise ? parce que sous ce nom d’innombrables choses différentes peuvent être désignées à cause de l’expérience historico-culturelle, sociale dont le « royaume de Dieu » prêché par le Christ dans le cadre évangélique fut en même temps cause et effet, obligeant la conscience des hommes de notre temps à renouveler, dans la pensée et dans l’action, le concept, le vrai concept essentiel et vital de cette Eglise que nous disons vouloir construire, reconstruire et exprimer dans un cohérent édifice nouveau.
Qu’est-ce donc que l’Eglise ? L’interrogation se fait pressante également à cause des opinions multiples — et souvent aberrantes — qui attribuent à l’Eglise des coordonnées incertaines et arbitraires. Par chance — une chance dont nous favorise la Providence — le récent Concile a concentré son étude doctrinale sur cette question : « Qu-est-ce que l’Eglise » et il a fait voir à l’Eglise elle-même son propre visage comme dans un miroir limpide ; et il l’a, également, fait voir au monde profane dans un tableau aussi noble qu’intéressant, quelle que soit la manière de le considérer. L’Ecclésiologie est le chapitre d’actualité de la Théologie.
Nous en avons également une preuve dans un document de haute valeur publié récemment par l’Episcopat Lombard (novembre 1975) et dans lequel est exprimé précisément le besoin de nous fixer à nous-mêmes le profil théologique de l’Eglise. On y lit notamment : « Le Concile Vatican II nous a amplement expliqué ce qu’est l’Eglise et nous renvoyons à son admirable doctrine. Il nous semble toutefois essentiel de rappeler ici quelques-unes de ses lignes essentielles : L’Eglise — selon l’enseignement du Concile — est le mystère de la communion des hommes avec Dieu le Père, et de leur communion entre eux, par l’opération du Christ, dans l’Esprit Saint. En d’autres mots, elle est le Peuple de Dieu que le Père Eternel a rassemblé en y appelant les hommes de toute souche humaine, de tout lieu de la terre et de chaque siècle de l’histoire ; que le Seigneur Jésus a racheté par sa mort et sa résurrection ; que le Saint-Esprit illumine de sa lumière intérieure, sanctifie par la grâce, unifie par la foi, l’espérance et la charité, et guide au moyen du ministère visible de ceux qui ont reçu le mandat de paître le troupeau de ceux qui ont été réconciliés par le Sang du Christ (cf Ac 20, 28) ».
Nous n’allons pas maintenant donner une leçon doctrinale. Qu’il nous suffise de réaffirmer cette idée, cette intention qui a guidé notre discours : construire l’Eglise. D’où résulte une seconde demande fondamentale : comment peut-on construire ? Au cours de l’audience précédente nous avons dit : « on peut, on doit construire sur la foi, comme le Christ lui-même l’a enseigné, en proclamant que le nom de l’Apôtre serait celui de Pierre et en faisant en même temps l’éloge de sa profession de foi. Nous insistons : avec quelles forces pourrions-nous construire ? Réponse : avec les forces de l’amour. Seul celui qui l’aime peut construire l’Eglise. C’est-à-dire : l’édifier, la vivifier. Et sous cet aspect, c’est le Christ Lui-même qui se donne en exemple : « Christus dilexit Ecclesiam » (Ep 5, 25). Le Christ a aimé l’Eglise, écrivait Saint Paul, et il s’est sacrifié Lui-même pour elle. L’amour revêt l’expression et la mesure les plus élevées : celles du sacrifice : « Il n’y a pas d’amour plus grand que celui — a dit Jésus Lui-même — de donner sa vie pour ses propres amis » (Jn 19, 13).
N’est-ce pas l’amour qui soutient les Pasteurs ? (cf Jn 10, 11 ; 21, 15 et ss.). N’y a-t-il pas l’amour, le don de soi, à la base de la vocation ? n’est-ce pas l’amour qui pousse les missionnaires vers des terres lointaines, inhospitalières ? (2 Co 5, 14) ; n’est-ce pas l’amour qui engendre la concorde et l’activité dans les communautés ecclésiales ? (cf Jn 13, 34).
Construire l’Eglise par amour, dans l’amour; que cela soit notre force.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous reprenons un sujet que nous avons déjà examiné précédemment, à savoir : « construire l’Eglise » ; il est nécessaire que tous les disciples du Christ prennent à leur charge Son programme à Lui, le Christ, qui a dit à Pierre : « Je bâtirai mon Eglise » (Mt 16, 18).
En ce qui concerne un thème d’une si grande amplitude, d’une si grande importance, il nous suffira, dans ce colloque élémentaire avec vous, chers visiteurs, de mettre l’accent sur la nécessité de rétablir clairement la signification de ce terme fondamental et, dans l’usage qui en est fait, polyvalent « Eglise ». Que signifie « Eglise », dans la pensée du Christ Il faut noter que ce mot « Eglise », parfois utilisé déjà dans l’Ancien Testament (cf Dt 9, 10, etc.) revient trois fois dans les Evangiles (Mt 16, 18 ; 18, 17 ; 18, 17 bis) ; mais les spécialistes du Nouveau Testament le découvrent 23 fois dans les Actes des Apôtres, 64 fois dans les Epîtres de Saint Paul ; puis on le retrouve dans d’autres textes apostoliques, et, également, dans de nombreux écrits de la première Tradition (cf. S. ignace d’ANTIOCHE, ad Smyrnaeos, VIII, où apparaît pour la première fois l’expression « Catholica ecclesia »). Le mot signifie : assemblée, réunion, rassemblement, en vue de quelqu’acte religieux ; et il acquiert un sens de communauté, souvent utilisé pour indiquer la communauté locale, (cf 1 Co 1, 2 ; Rm 16, 1 ; Ap 1, 4) ; et même l’assemblée domestique (Rm 16, 5, Col 4, 15 ; etc.). L’Eglise est l’expression sociale du « Royaume de Dieu » ; du « Corps mystique » du Christ, dont Lui, le Christ, est le Chef (Ep 1, 22-23 ; Col 1, 17 ; 2, 17), plénitude du Christ (Ep 1, 23), L’Epouse mystique du Christ (Ep 5, 25) ; et ainsi de suite. Nous trouvons dans le Concile une liste d’images variées dans laquelle on découvre les multiples significations du terme « Eglise » (Lumen Gentium, n. 6). Nous nous arrêtons ici au symbole déjà rappelé de « édifice de Dieu », bâti par lui-même : « Je bâtirai mon Eglise ».
« Dei aedificatio estes » (cf 1 Co 3, 9), « vous êtes l’édifice de Dieu », affirme Saint Paul ; et dans son affirmation, écho de la pensée du Seigneur, sont exprimés quelques concepts constitutionnels de l’Eglise, comme ceux de l’origine divine de l’édifice mystique, de son développement également divin ; de sa composition humaine et sociale ; de son intime adhésion structurelle (cf L. cerfaux, La théologie de l’Eglise, suivant Saint Paul, Paris 1948).
Un mot que l’on emploie souvent aujourd’hui semble résumer et exprimer cet aspect de l’Eglise : c’est le mot « communion » dans sa double référence à Dieu et aux chrétiens entre eux.
Le Concile l’adoptera souvent : l’Eglise est une communion de foi et de charité (cf Lumen Gentium, n. 4, 9 spécialement ; 13, 23, 49 ; etc.). Et c’est là, certes, une très belle parole qui s’applique si bien à l’édifice que nous sommes appelés à composer avec l’assistance du Christ ; la communion, cause et effet de sa consistance, de sa solidité et, puisqu’il s’agit d’un édifice vivant comme l’est un corps social, de sa vitalité. Communion veut dire, dans notre étude, la grâce lorsqu’elle indique le rapport qui nous unit à Dieu : veut dire : une dilection fraternelle dans la participation à la même foi, à la même espérance et à la même charité quand elle indique le rapport avec les frères : c’est comme la circulation du sang dans un homme vivant et sain. C’est un facteur d’unité spirituelle et sociale dans un organisme composite. Saint Paul scelle le concept et le précepte de la communion chrétienne dans sa magnifique recommandation : « Appliquez-vous à garder l’unité spirituelle par le lien de la paix » (Ep 4, 3).
La communion est donc le ciment qui unit les divers éléments de l’« édifice Eglise », tant dans sa composition mystique, la communion des Saints, que dans son expression communautaire, la communion catholique, c’est-à-dire l’insertion organique et canonique dans le corps visible de l’Eglise elle-même.
Nous devons reconnaître que ce caractère unitaire de l’Eglise est devenu plus évident et mieux ressenti de nos jours. Qu’il interprète la pensée authentique et suprême du Christ, personne ne le contestera (cf Jn 17) ; l’œcuménisme en a réveillé l’exigence pour tous et a accru la joie et l’humilité chez des chrétiens qui n’en ont pas encore l’inestimable bénéfice, tout comme il a provoqué un tourment plus conscient et un désir plus généreux chez ceux qui aspirent encore à la communion parfaite.
Mais la communion propre à l’Eglise catholique est un tel bien qu’elle mérite promotion et défense également à l’intérieur de l’Eglise même, en présence de quelques ferments négatifs, comme l’équivoque à propos du pluralisme qu’on n’apprécie pas toujours dans ses éléments positifs tels que l’épanouissement printanier des branches d’un même arbre ; nous voulons dire, comme la recherche toujours nouvelle et l’expression originale et multiple de la vérité dans le dépôt sacré de la foi (cf 1 Tm 4, 6-7 ; 2 Tm 1, 12-14 ; etc.) ; équivoque du pluralisme considéré abusivement comme légitime « libre-examen » subjectif de la Parole de Dieu et du magistère ecclésiastique.
C’est ainsi que l’on tente de justifier l’attitude, désormais courante, de ceux qui s’arrogent un droit de critique systématique à l’égard de la discipline ecclésiastique et qui, par leur contestation corrosive, mettent en danger la concorde et la collaboration fraternelle. Ce n’est pas avec ce genre de réactions contre certaines limites et certains défauts qui peuvent se constater parfois dans le camp catholique que l’on pourra construire l’Eglise. Ce n’est pas son style ; ou plutôt, ce n’est pas cette attitude qui élève et embellit l’Eglise.
Mais ce sera plutôt la bonté, l’amitié, la concorde, la collaboration, la solidarité (Ga 6, 1-3) et cet esprit d’association entre frères dans la foi et dans la charité qui, d’une part, a malheureusement faibli aujourd’hui, mais qui d’autre part, est cependant en bonne voie de reprise, qui construira l’Eglise vivante, nouvelle et authentique de notre époque.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Dans les simples entretiens de nos Audiences Générales nous suivons depuis quelque temps une idée bien déterminée : construire l’Eglise. Une idée qui se révèle fondamentale pour deux raisons : d’abord celle du dessein même de l’action du Christ dans le monde et dans l’histoire : Lui-même l’a annoncée comme programme relatif à l’humanité qu’il est venu sauver, illuminer et associer à la vie même de Dieu (cf Lumen Gentium, n. 1 ; 2 P 1, 4), disant : « Je construirai mon Eglise » (Mt 16, 18) et faisant de cette Eglise terrestre et humaine l’instrument, le véhicule, le médiateur de ses dons divins. Il s’agit là d’une raison constitutionnelle, permanente. La seconde raison, contingente, mais urgente, et dérivant de la première, est celle des conditions spirituelles, sociales et historiques propres à notre époque.
Notre époque a besoin de reprendre la construction de l’Eglise, un peu comme si, psychologiquement et pastoralement, elle, l’Eglise, recommençait, depuis le début pour ainsi dire, à se former, moyennant cette disposition humano-divine, ce royaume de Dieu annoncé par le Christ et par Lui inauguré pour le salut du monde.
Construire l’Eglise, c’est-à-dire la société des croyants, unis par la même foi, formant un même corps social et spirituel, animé par l’Esprit Saint, présidé par le Christ Lui-même, Chef divin de l’Eglise, et gouverné en ce monde par une autorité déléguée, visible, humaine, hiérarchique, qui, dérivant des Apôtres, tire sa puissance non de la base, c’est-à-dire des fidèles et encore moins du pouvoir terrestre ou d’une « auto-désignation » spontanée, mais du Christ qui a déclaré à ses Apôtres eux-mêmes : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis » (Jn 15, 16 ; cf 6, 70 ; 15, 19). Et dans tout l’Evangile se révèle cette intention du Christ d’organiser ses partisans en faisant appel à l’action, c’est-à-dire au ministère de quelques disciples choisis et investis d’un mandat spécial ; des disciples auxquels il a conféré des prérogatives et devoirs particuliers, des pouvoirs spéciaux divinement délégués, et la mission spécifique d’instruire, de sanctifier et de gouverner le Peuple de Dieu. Nous avons certainement tous, gravés dans la mémoire et dans le cœur, quelques expressions caractéristiques de l’Evangile qui nous donnent toute assurance au sujet du dessein du Christ d’établir des structures précises capables de garantir la consistance et l’efficience de l’Eglise, son Corps mystique. Citons-en rapidement quelques-unes comme, par exemple : « Qui vous écoute (c’est-à-dire les Apôtres), m’écoute moi (c’est-à-dire le Christ) ; qui vous méprise, me méprise. Et qui me méprise, méprise Celui qui m’a envoyé c’est-à-dire Dieu, le Père céleste) » (Lc 10, 16). Et encore : « Je vous le dis en vérité, tout ce que vous lierez sur la terre, sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel » (Mt 18, 18 et 16, 19 ; souvenons-nous du célèbre pouvoir des clés donné à Saint Pierre). Et Jésus ressuscité prend congé de ses disciples en leur adressant ces mots solennels : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations... » (Mt 28, 18-19).
Est très clair le pouvoir d’autorité acquis par les Apôtres immédiatement après la Pentecôte, non seulement dans l’exercice prophétique et charismatique, mais aussi dans celui, pédagogique et sévère, de réprouver et de punir. Qui ne se souvient de l’effrayant épisode d’Ananie et Saphire (Ac 5, 1 et ss.). Et comme il serait intéressant d’étudier en Saint Paul la conscience qu’il a de son pouvoir de gouvernement, soit dans un sens affectueux et positif, avec un incomparable dévouement (cf 2 Cor 12, 15 ; Ac 20 ; 20, 24, 35 ; Ga 4, 19 etc.) ; soit au plan normatif (cf Ga 1, 8 ; 1 Co 16, 22), ou au plan punitif (1 Co 4, 21 ; 5, 3 et ss.).
L’Eglise du Christ n’est pas dépourvue d’une structure hiérarchique ni de sa propre organisation destinée à promouvoir l’ordre (1 Co 14, 40) et l’obéissance (2 Co 10, 5-6). Elle est gouvernée par des ministres dont la puissance émane du Christ et de Dieu ; une puissance qui ne dérive pas de la base, comme on dit, même si elle émane de dispositions divines réalisées par des personnes humaines qualifiées. C’est là un aspect essentiel de l’Eglise, un aspect toujours controversé par ceux qui prétendent tirer d’une autre source que le Christ et de l’authentique tradition apostolique l’autorité dans l’Eglise, ou contester les titres qui la justifient. Les divisions dans l’Eglise proviennent non seulement d’opinions hérétiques, mais tout autant de divisions schismatiques, c’est-à-dire de la négation plus ou moins radicale de l’existence, dans le Corps mystique du Christ, de légitimes, et plus encore, d’obligatoires fonctions d’autorité, établies par l’Esprit Saint pour gouverner l’Eglise (cf. Ac 20, 28). Celui qui nie, qui conteste, qui s’arroge le droit de juger avec une prétendue autorité personnelle ces fonctions hiérarchiques de l’Eglise dénoue lui-même les liens qui l’unissent à l’Eglise et contribue à la démolir — si c’était possible — mais certainement pas à la construire.
Une interprétation myope et parfois présomptueuse d’une propre liberté d’examen, d’attitude, d’action à l’égard de la filiale et solidaire adhésion à celui qui a la responsabilité de guide dans l’Eglise, blesse au cœur sa souveraine et divine prérogative de posséder et de promouvoir le charisme de l’unité voulue par le Christ.
Certes, cette Autorité même devra toujours rester fidèle à l’authentique conception de ses pouvoirs, c’est-à-dire d’être une puissance qui dérive du Christ (cf. 1 Co 4, 4, 15, etc.), c’est-à-dire pastorale, donc, et entendre comme service et non comme domination despotique et égoïste, une puissance animée par l’amour selon la vérité (cf. Ep 4, 15-16, toujours à méditer). Au milieu des épreuves que, dans sa sagesse et sa bonté, le Seigneur réserve encore à notre humble personne — et précisément ces jours-ci — dans l’exercice de notre ministère apostolique de Vicaire du Christ et de serviteur des serviteurs de Dieu, nous nous efforçons, nous les premiers, de pénétrer notre esprit de ces enseignements évangéliques, infiniment reconnaissant à ces Frères et à ces Fils qui les partagent avec nous, dans la pensée et dans l’action, pour l’édification du Corps Mystique du Christ qu’est précisément l’Eglise.
Et nous attendons avec vigilance et confiance que, renouvelés dans l’esprit de l’amour ecclésial (comme le Christ : dilexit Ecclesiam), reprennent leur tâche de commune, édifiante collaboration, également nos Frères et nos Fils qui résistent aujourd’hui à notre apostolique sollicitude pour la construction effective de la Sainte Eglise (cf. H. de Lubac Méditation sur l’Eglise, VIII).
Travaillons ensemble ! Avec notre Bénédiction Apostolique.
Cher Fils et Filles,
Nous continuons encore à penser à ce programme que le Seigneur s’est fixé à Lui-même : « Je bâtirai mon Eglise ». Ce que signifie ce programme nous en avons certainement, d’une certaine manière, l’intuition : Le Christ veut édifier une société d’hommes, appelés de partout dans le monde, sans aucune distinction, avec une préférence pour les « pauvres en esprit », pour en faire une forme de vie associée à sa vie divino-humaine, rachetée des décadences dues au péché originel et aux fautes personnelles actuelles, et destinée à exprimer dans la vie présente un caractère de dignité, moyennant une infusion de l’Esprit animateur d’excellentes vertus, garantissant ainsi à l’homme, au-delà de la mort, une nouvelle forme de vie qui naîtra dans la résurrection pour jouir d’une plénitude et d’un bonheur que seule une vision de Dieu lui-même pourra lui assurer (cf. 1 Jn 3, 2). Il s’agit, comme nous le savons, de l’Eglise, aujourd’hui pèlerine dans le monde et dans le temps que Jésus veut constituer, rassembler se servant de Pierre comme fondement et, en même temps que les autres Apôtres, comme ministres, mais faisant de chaque citoyen de cette Eglise, de cette Cité de Dieu, un collaborateur possible, un ouvrier de sa construction surnaturelle. Cette propension à participer à la réalisation du mystique édifice qu’est l’Eglise en voie de construction, de composition, d’élaboration est une des idées les plus répandues de notre époque ; elle est des plus vraies, des plus importantes. Il y a dans l’Eglise un sacerdoce ministériel doté de facultés particulières et chargé de fonctions spéciales ; c’est le sacerdoce du Christ transmis aux Apôtres et à leur ramification hiérarchique ; mais il y a également un sacerdoce commun, conféré à tout croyant, dès le moment du baptême. Il serait bon que chacun de nous s’en fasse une conception plus précise que celle, purement nominale souvent, dont nous avons entendu parler, spécialement après le Concile (cf. Lumen Gentium, n. 10). C’est une conception que tout le Peuple, solidaire dans la puissance des bienfaits de la foi et de la grâce, doit partager et approfondir ; parce que tous sont responsables, dans une mesure différente, mais toujours opérante, de la vitalité spirituelle et de la diffusion de l’Eglise.
Cette doctrine se fait éminemment pratique, spécialement là où elle parle des Epoux chrétiens qui constituent ce qu’on appelle une « Eglise domestique » (Lumen Gentium, n. 11 in fine). Nous voudrions fixer l’attention sur ce titre donné à la famille chrétienne. Elle est une Eglise domestique. Dans son expression honnête et morale qui recompose les harmonies ineffables et inépuisables de deux existences en une seule vie; dans son origine sacramentelle qui élève l’amour naturel, fragile et volubile, au niveau d’amour surnaturel, inviolable et toujours nouveau (Ep 5, 21-33) dans sa déontologie, c’est-à-dire dans la loi qui la gouverne et qui, de l’union dont elle tire l’origine, fait une société exclusive et perpétuelle, une merveilleuse unité qui reflète celle qui intervient entre le Christ et l’Eglise, la famille chrétienne donc, représente et constitue une petite Eglise, un « élément » de la construction de l’unique et universelle Eglise, laquelle est le Corps mystique du Christ. Ce caractère sacré de la famille chrétienne n’enlève rien à l’intégrité et au caractère naturel de la famille ordinaire, et même mieux, elle l’illumine intérieurement d’un nouvel Esprit d’amour et de bonheur, la fortifie dans les épreuves et les peines de la vie, lui confère la conscience d’une mission qui lui est propre, lui donne le sens, le goût, la force, la sagesse du véritable art de vivre ensemble la vie mortelle en fonction de la vie immortelle. Ce titre d’Eglise domestique, « domestica ecclesia » remonte à l’aube du christianisme. Il suffit de citer Saint Paul à propos de deux époux Aquila et Priscilla, qui suivirent l’Apôtre dans quelques-unes de ses pérégrinations et qui eurent l’honneur de l’avoir pour hôte « avec l’Eglise locale » (cf. 1 Co 16, 19 ; St Paul écrivait d’Ephèse à ce moment ; cf. Rm 16, 5 : cf. Batiffol, La Chiesa nascente e il cattolicesimo, pp. 84-85, éd. 1971). L’hospitalité familiale et privée fut le premier berceau dans lequel se formèrent les premières Eglises particulières ; déjà pénétrées du caractère social, exclusif, universel de l’Eglise du Christ et de Dieu.
Nous sommes très heureux de voir que ce sentiment ecclésial de la famille chrétienne reprend vigueur et envahit la communauté domestique, souvent de manière exemplaire et édifiante. Nous vous prions, très chers Fils et spécialement vous, Familles chrétiennes nouvelles, de donner dans vos foyers, en due forme et discrète mesure, mais aussi dans une expression religieuse franche et collective, une place d’honneur à la prière collective ; dans cette pédagogie de la religion, la mère de famille a une tâche des plus importantes, aussi digne que belle et émouvante. Mamans, enseignez-vous à vos bambins les prières du chrétien ? Vos enfants, les préparez-vous, en harmonie avec les prêtres, aux sacrements des premiers âges de la vie : la confession, la communion, la confirmation ? S’ils sont malades, les habituez-vous à penser aux souffrances du Christ ? à invoquer l’aide de la Vierge et des Saints ? récitez-vous le Rosaire en famille ? Et vous, les papas, pensez-vous à prier avec vos enfants, avec toute le communauté domestique, ne serait-ce que de temps en temps ? Votre exemple, votre droiture de pensée et d’action, étayée de quelque prière en commun a la valeur d’une leçon de vie, d’un acte de culte d’un mérite tout particulier. Et vous porterez ainsi la paix entre les cloisons domestiques : Pax huie Domui (voir le petit livre de prière en famille).
Rappelez-vous : c’est ainsi que vous devez construire l’Eglise.
Avec notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et Filles,
Vous est certainement parvenu, a vous aussi chers visiteurs de cette audience générale hebdomadaire, l’écho de l’exhortation que nous avons souvent répétée depuis la conclusion de l’Année Sainte : nous devons construire l’Eglise ; et ceci coïncide étroitement avec les besoins de notre époque et avec le plan que le Christ Lui-même s’est fixé lorsqu’il a investi Simon, fils de Jonas, de sa propre mission, lui attribuant un nom qui est un symbole et un programme : « Tu es Pierre et sur cette pierre Je bâtirai mon Eglise » (Mt 16, 18).
Une Parole évangélique que nous connaissons tous parfaitement. Elle se réfère, évidemment à l’œuvre du Christ dans le monde : l’Eglise qu’il faut édifier. Mais, l’Eglise, qu’est-ce que c’est? L’Eglise est une communion (cf H. hamer, L’Eglise est une communion ; A. prolanti, Il mistero della comunione dei Santi, 1975). C’est-à-dire une société sui generis, en même temps spirituelle et visible; humaine, mais animée par l’action surnaturelle de l’Esprit Saint (cf Ph 2, 1) ; Corps mystique du Christ, Peuple de Dieu. Il faut lire et méditer les premiers chapitres de la Constitution Lumen Gentium pour avoir une idée de l’originalité, de la profondeur, de la complexité de ce dessein du Christ au sujet de son oeuvre que Lui-même, et nous avec Lui, appelons l’Eglise. Saint Thomas recourt, lui aussi au concept d’unité, de communion, de « synaxe », en parlant de la signification actuelle de l’Eucharistie qui nous fait communier avec le Christ et avec tous ceux qui participent à son sacrement (cf St. Th, III, 73, 4). Est vraiment décisif, à ce propos, ce que Saint Paul a écrit dans sa 1ère Epître aux Corinthiens : « ... nous ne sommes qu’un seul corps malgré notre grand nombre, attendu que nous recevons tous notre part de cet unique pain eucharistique » (10, 17).
Et ici, sans entrer le moins du monde dans la discussion rationaliste au sujet de l’origine et de l’essence de la vie religieuse, nous devons noter comment, dans le catholicisme, le fait humain de la vie religieuse même, se réalise sous forme superlative, complète, non-unilatérale, essentielle et parfaite: la religion catholique est en effet extrêmement intérieure et personnelle et, en même temps, extrêmement sociale et communautaire ; et, ce qui est merveilleux pour notre foi, les deux aspects de sa religiosité ne s’excluent pas l’un l’autre : bien plus que complémentaires, ils sont simultanés : plus un esprit catholique est religieux, c’est-à-dire plus il tend et parvient au contact mystique avec Dieu, et plus solidaire est-il avec le vrai bien du prochain ; la même charité qui l’unit au mystère divin, il la retourne vers la réalité humaine (cf 1 Co, 13). De sorte que l’Eglise, qui est communion avec le Christ et avec Dieu dans l’Esprit Saint, tend à être communion avec les hommes ; et cette communion assume des aspects sociaux concrets, le premier desquels est celui qu’aujourd’hui on appelle de préférence communauté (cf J. huby, Christus, 1947).
Comment l’Eglise se serait-elle propagée, sinon au moyen des communautés fondées par les Apôtres et leurs collaborateurs ? (les communautés spontanées, au sens étroit du mot, ne sont pas dans la ligne originelle de l’Eglise). Les premières communautés chrétiennes naissent de la parole, du ministère, de la direction de personnes envoyées et qualifiées ; et à peine un groupe s’est-il formé autour de telles personnes, ou plus exactement autour d’une telle personne, l’Apôtre, l’Evêque, qu’il prend le nom d’« Eglise » de ce lieu où il est constitué légitimement ; une communauté visible et régulière requiert d’avoir au centre, au cœur même, une autorité vivante, dérivée d’un apôtre ; d’un de ses envoyés ou de ses successeurs. Le christianisme n’est pas un pur et simple courant idéologique, ou spirituel ; il est un ensemble de communautés locales qui ont toutes conscience d’être communion. Comme il est instructif et émouvant de lire dans les premiers documents du christianisme, tels que le Nouveau Testament (voir les Epîtres de Saint Paul, l’Apocalypse), les noms des premières Eglises naissantes; par exemple : « à l’Eglise de Dieu qui est à Corinthe » (1 Co 1, 2) ; « Jean, aux sept Eglises qui sont en Asie » (Ap 1,4) ; etc. Tout comme Saint Ignace d’Antioche au début du II° siècle. Et puis ? Voyez quel grand développement a eu la communauté sociale et visible de l’Eglise. La structure canonique, complexe mais cohérente, de l’Eglise contemporaine est bien connue (cf Lumen Gentium, 13). Il nous semble que mérite une cordiale considération la dignité et la fonction d’Eglise locale que nous appelons diocèse, Notre diocèse, Eglise-mère pour chacun de nous; et qu’elle a un Pasteur responsable institué comme guide d’un Corps de fidèles dans lequel chacun de nous s’insère, qualifié comme nous le sommes par une circonscription éthique-géographique et par un culte particulier à un mystère religieux qui fait partie de tout le système doctrinal, sous le patronage de quelque Protecteur céleste.
Il faudra vraisemblablement en reparler. Et, dans cette vision empirique de l’Eglise mérite autant d’intérêt et d’affection, cette partie du Diocèse qui est désignée par le titre de Paroisse. Oui, il faut que chaque fidèle ait pour sa propre paroisse, disons même pour son propre clocher une préférence bien compréhensible et, en un certain sens, parfaitement justifiée.
La Paroisse ! Tout fidèle devra découvrir une élection transcendante dans le fait que la Providence lui a assigné cette communauté et non une autre pour recevoir le baptême et devenir citoyen de l’Eglise ; et il devra aimer sa paroisse, lui vouer une religieuse affection, peu importe qui elle est, où elle se trouve. Et il devra, dès que possible et raisonnable accueillir l’éducation religieuse et chrétienne qui lui sera donnée par cette famille de choix ; la paroisse, il faudra la fréquenter, la soutenir, l’aimer ! elle est la première école de la foi et de la prière ; de la prière liturgique en particulier ; elle est le premier cercle d’entraînement à l’amitié joyeuse et honnête avec les contemporains et les concitoyens ; elle est le premier foyer des orientations communautaires et sociales ; elle est la rencontre persévérante avec un ministère de vérité, de charité, de concorde communautaire, d’entraînement moral, un ministère engagé jusqu’au sacrifice de soi, qui peut apporter la joie et la vigueur de la vie chrétienne.
Nous avons la plus grande estime pour la forme de vie catholique que représente la paroisse. Puissiez-vous l’avoir, vous également, avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Ecoutez : nous l’avons déjà dit à nos visiteurs durant les audiences précédentes et nous vous le répétons maintenant à vous : le moment est venu où tous ceux qui ont le bonheur et la responsabilité de s’appeler chrétiens-catholiques doivent se sentir engagés à « construire l’Eglise », ceci étant, premièrement, le dessein messianique du Christ Sauveur (Mt 16, 18) ; et, deuxièmement, le Christ ayant lui-même fait appel, pour l’exécution de ce dessein historique et universel, à l’œuvre, à la main-d’œuvre pourrait-on dire, des Apôtres et de leurs disciples ; troisièmement, parce qu’il s’impose de préserver de la ruine l’édifice déjà construit en deux mille ans d’histoire de l’Eglise toujours vivante et menacée par l’évolution historique et l’irréligiosité des temps nouveaux ; et, quatrièmement, la conscience de l’Eglise, réanimée et stimulée par le récent Concile ayant revivifié en elle-même, tant dans la hiérarchie de ses Pasteurs et de ses promoteurs que dans les âmes généreuses de ses fils et filles les plus ouverts à la voix de l’Esprit, le sens du Mandat originel : « Allez et annoncez l’Evangile à toutes les nations » (cf Mt 28, 19), et y mettant un accent plus joyeux et plus impérieux que jamais.
Avez-vous remarqué comme est devenu actuel et général le terme « apostolat », impliquant non seulement ses Pasteurs mais s’étendant à tous ceux qui doivent et peuvent être leurs collaborateurs ? puis encore le terme, aujourd’hui si exigeant de « témoignage » ; avez-vous remarqué aussi quel accent spécifique et vigoureux a acquis le mot « missionnaire » ? Dans les âmes des Chefs comme dans celles de tous les fidèles de l’Eglise résonne encore l’écho des dernières paroles que le Christ prononça dans le cadre de notre vie terrestre : « vous serez mes témoins... jusqu’aux confins de la terre » (Ac 1, 8). Le salut apporté par le Christ ne se réalise pas de soi-même ; il exige la médiation d’un double ministère : indispensable : celui du sacerdoce ministériel et celui ordonné lui aussi à l’intégration dans le premier, du sacerdoce commun, celui des fidèles « fidèles » : si bien que tout le corps visible de l’Eglise est engagé à transmettre et à vivre les dons salvifiques de vérités et de grâces que nous a mérités le Verbe incarné et qui sont diffusés par l’Esprit (cf Lumen Gentium, n. 10).
Pour construire l’Eglise cette conscience apostolique, cette conscience missionnaire sont nécessaires. Construire serait dire trop peu si l’on n’entendait pas, pour nous déjà victimes de tant de démolitions, dire en même temps, reconstruire l’Eglise, non pas au regard de ce qui peut être contingent et caduc dans la vie historique de l’Eglise, mais plutôt en ce qui concerne ses éléments constitutifs, dérivés du Christ et voulus par Lui, aussi bien dans le domaine doctrinal que sur le plan de l’action; reconstruire veut dire aussi fixer son attention moins sur le passé que sur le futur, sur le plan de l’intégration qui dans l’histoire qu’il faut encore et toujours réaliser. Et c’est une nécessité intrinsèque au plan du salut unique, universel, indispensable instauré par le Christ. Si le Salut est nécessaire à l’humanité entière et si la vertu opérante d’un tel salut est, pour autant que nous puissions le savoir, conditionné par le service humain de l’institution ecclésiale il s’avère lumineusement que cette institution doit être soumise continuellement à la pression intérieure de l’urgente nécessité d’expansion, de diffusion, d’amour : « caritas Christi urget nos » (2 Co 5, 14) — L’amour du Christ nous presse — disait Saint Paul, et son inlassable activité apostolique nous le démontre (cf 2 Co 11, 16 et ss.). Cette attitude d’apostolat n’est pas réservée à certaines personnes de tempérament plus vif et plus courageux ; avec les dues formes et proportions elle doit être le fait de tous les vrais chrétiens ; elle ne doit pas être orientée seulement vers les pays dits de mission mais aussi vers tout milieu dans lequel chacun évolue. Celui qui se rend compte de cette cohérence intérieure avec le caractère chrétien trouve logique l’exhortation que ne cessent de faire les Pasteurs d’âme à tout fils de l’Eglise de militer dans les rangs de l’Action Catholique ou dans quelqu’autre association destinée à l’affirmation et à la diffusion du nom catholique (cf. Apost. actuos., n. 33). Le chrétien est un soldat, autant et comme nous le rappelle l’Apôtre (cf. Ep 6, 14 ; 1 Tt 5, 8 ; 1 Co 9, 19-27). Et se révèle encore plus nécessaire l’appel répété sans cesse par l’Eglise, en faveur de la vocation, conformément à l’invitation du Christ : « venez avec moi ; je vous ferai pêcheurs d’hommes » (Mt 4, 19). C’est le grand problème des vocations au sacerdoce ou à la vie religieuse. Oui, un grand problème ; il faudra en reparler.
Puis, il y a les cas spéciaux que nous devons contempler avec beaucoup de sympathie et d’admiration : voici que le chrétien se fait missionnaire au sens spécifique du terme ; puis ce mot « missionnaire » nous laisse encore entrevoir un monde dramatique, relativement à la diffusion de l’Evangile ; diffusion encore trop limitée par rapport à la géographie de la terre et aux statistiques des populations dans le monde. Certes, tous ne peuvent pas se faire personnellement missionnaires mais tous, nous devrions éprouver la force de l’exemple des missionnaires et nous sentir solidaires avec ces héroïques messagers de la foi et de la civilisation et leur réserver notre amitié, notre obole, nos prières: ce sont eux qui fondent les Eglises locales et construisent l’Eglise Universelle.
Devant cet aspect si positif, si exemplaire, de la vie de l’Eglise en construction, il faudrait que trouvent remède dans l’Eglise déjà construite certains phénomènes négatifs qui ne contribuent ni à sa prospérité ni à son expansion. Aujourd’hui, par exemple, on confond la liberté religieuse que l’Eglise nous enseigne à propos de ceux qui ne professent pas notre foi (cf. Dign. hum. n. 2) avec indifférence religieuse, comme s’il n’existait pas l’obligation morale de chercher la vérité et de lui rendre témoignage ; ou encore avec un syncrétisme hybride, comme si chaque religion était valable de par elle-même. En outre, nous ferons une fois de plus appel à la bonne volonté de tous ceux qui se professent fils de l’Eglise pour ne pas se soumettre à la mode de la contestation systématique, comme si cette position critique permettait de saper cette intime cohésion que doit avoir une Eglise bien construite, c’est-à-dire une société animée par la charité (cf. Ph 1, 9 ; 2 Tt 1, 3).
Apprenons donc l’art de construite l’Eglise, fondée par Jésus-Christ (cf. 1 Co 3, 10-12) et par Lui édifiée sur Pierre.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Cette formule : « Je construirai mon Eglise » (Mt 16, 18), forgée par le Seigneur pour indiquer, sous forme de métaphore le programme de son oeuvre de salut dans le monde et dans l’histoire, suscite encore notre réflexion pour comprendre, autant que nous le pouvons, l’actualité du Christ à notre époque. Elle nous révèle d’abord et avant tout la présence permanente du Seigneur Jésus parmi nous. Saint Ambroise a écrit : Ubi Petrus, ibi Ecclesia, — Où est Pierre, là se trouve l’Eglise — ; et cette sentence célèbre, pleine de signification théologique et mystique, en suppose une autre qui valorise notre étude de la parole évangélique. La voici : « où est l’Eglise, moyennant Pierre, là est le Christ » ; ainsi se dessine la trilogie doctrinale : le Christ, Pierre, l’Eglise, comme synthèse du dessein rédempteur divin. Et se révèle l’association que le Christ a voulu établir avec celui qu’il a décidé de choisir pour être son Vicaire, Simon fils de Jean, lui imposant le nom de Pierre: une association qui conduira à une conséquence extrême, celle du martyre par lequel l’Apôtre aurait un jour « glorifié Dieu » (Jn 21, 19). Ceci était une prophétie tragique et glorieuse qui consumait le destin de Pierre en reflétant dans sa personne le sacrifice du Christ crucifié. Ceci est l’histoire de l’Evangile en construction : il ne suffit pas d’offrir au divin architecte sa propre collaboration (cf. 1 Co 3, 10 et ss.) ; il faut offrir sa propre vie. Saint Paul nous le rappelle en ce qui le concerne : « En ce moment, je trouve ma joie dans les souffrances que j’endure pour vous — écrivait-il aux Colossiens — et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l’Eglise » (Col 1, 24). Paroles bien connues qui signifient, non pas qu’il manque quelque chose à l’efficacité rédemptrice de la Passion du Christ, mais que celle-ci comporte des conditions pour que sa vertu salutaire soit appliquée à l’Eglise : conditions qui consistent à honorer, à imiter, à partager les souffrances du Christ crucifié, et qui nous laissent entrevoir quelque chose du mystère de la douleur chrétienne intégrée dans celle de la souffrance du Seigneur.
Cette extension aux disciples de la souffrance rédemptrice et vivifiante du Christ, le Seigneur lui-même l’avait déjà annoncée à plusieurs reprises. Par exemple, au cours de la dernière Cène, Jésus les avertit : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous allez pleurer et vous lamenter; le monde, lui, se réjouira ; vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn 16, 20). La douleur, ou disons le terme qui la résume et la transfigure, la croix, pénètre profondément dans l’office apostolique ; c’est-à-dire dans la construction de l’Eglise. On ne saurait être apôtre sans porter la croix. Et si, aujourd’hui, l’honneur et le devoir de l’apostolat sont offerts à tous les chrétiens indistinctement, c’est parce qu’aujourd’hui la vie chrétienne se révèle avec une clarté nouvelle telle qu’elle est et doit être, distributrice du trésor de vérité et de grâces dont elle est porteuse ; signe que l’heure de la croix, vient sur le Peuple de Dieu : nous devons tous être apôtres ; nous devons tous porter la croix (cf. Jn 12, 14 et ss.). Pour construire l’Eglise, il faut peiner, il faut souffrir.
Cette conclusion bouscule certaines conceptions erronées de la vie chrétienne quand elle est présentée sous l’aspect de la facilité ou plutôt de la commodité et de l’intérêt temporel et personnel alors qu’elle doit toujours imprimer sur sa propre face, le signe de la Croix. Le signe du sacrifice accepté, ou mieux, accompli par amour; par amour du Christ et de Dieu et par amour du prochain, qu’il soit voisin ou éloigné. Ce n’est pas là une vision pessimiste du christianisme ; c’est une vision réaliste, spécialement en ce qui concerne son édification, son affirmation comme Eglise. L’Eglise doit être un Peuple de forts, un peuple de témoins courageux, un peuple qui sait souffrir pour sa propre foi et pour sa diffusion dans le monde. En silence, gratuitement, et toujours par amour.
Et maintenant nous pourrions montrer comment aujourd’hui encore existe ce Peuple d’élite, constructeur de l’Eglise vivante et vraie, tendu dans l’effort évangélique de l’amour crucifié. Oui, il existe des populations entières qui, malgré les embûches, font de leur héroïque et silencieuse fidélité au Seigneur, le principe constructeur de la Sainte Eglise de Dieu, d’aujourd’hui et de demain. Oui, il existe des familles exemplaires de Religieux et de Religieuses qui, dans leur recherche de la perfection, abandonnent tout et donnent tout « dans le but d’édifier le Corps du Christ » (Ep 4, 12) : que Dieu les bénisse ! Et que soient bénis également ceux qui infusent dans leur expérience humaine l’Esprit vivifiant des béatitudes évangéliques : vous, qui êtes pauvres ; vous, qui êtes doux ; vous qui pleurez ; vous qui êtes miséricordieux ; vous, qui avez le cœur pur ; vous, qui avez faim et soif de justice ; vous, les artisans de la paix ; vous, les persécutés pour la cause de la justice ! Vous êtes les constructeurs et les citoyens du Royaume du Christ, ici, durant ces jours éphémères de la vie terrestre, pour être ensuite les fils du Royaume éternel de Dieu.
Avec la vertu, avec la force, avec la douleur, avec la patience, avec le sacrifice, avec la Croix se construit, avec Lui et pour Lui, l’Eglise du Christ. Et avec notre Bénédiction Apostolique, celle, précisément, de Pierre.
Chers Fils et Filles,
Nous allons parler encore de ce thème qui a occupé notre attention au cours de ces dernières rencontres hebdomadaires. C’est celui de la construction de l’Eglise, c’est-à-dire de l’action efficiente qu’il faut promouvoir dans cette partie d’humanité qui se range à la suite du Christ : en quoi cela consiste-t-il ? Est-ce un simple courant de pensée, sans structure sociale ? une Eglise invisible ? (cf. de Lubac, Méd. sur l’Eglise, III). Cette opinion a eu du succès, mais elle est contraire à l’authentique pensée du Christ qui a voulu que l’Eglise soit son Corps, mystique certes, par l’animation du Saint-Esprit (cf. 1 Co 12, 3) qui la fait vivre, mais humaine, visible, sociale, organisée également, et qu’elle prenne sa place dans la société humaine et dans l’histoire effective du monde. Et ce deuxième aspect, celui de « société parfaite » — même si elle est modelée seulement suivant des structures temporelles — possède lui aussi son cadre de vérité. Mais il peut entraîner une conception inexacte et incomplète de l’Eglise, par conséquent fallacieuse, et constituer alors une tentation pour beaucoup qui, influencés par la mentalité rationaliste de notre temps, voudraient trouver dans l’Eglise une capacité d’action déterminante également sur le plan horizontal — comme on dit aujourd’hui — de la vie sociale. Il est vrai, sans aucun doute, et nous le répéterons, que l’Eglise a le besoin et le devoir de l’action, aujourd’hui plus que jamais; il est vrai que dans l’élévation même de l’homme au niveau de la vie chrétienne est comprise une vocation à l’apostolat. Il est vrai que la construction de l’Eglise s’accomplit dans la réalité du phénomène historique moyennant l’activité sage et patiente, dévouée et tenace jusqu’au sacrifice, de ministres fidèles. Il est vrai, que la charité du Christ doit, dans le monde moderne, se répandre et se dilater, par des initiatives sociales conformément à une programmation ample et organique, attentive spécialement à remédier aux carences des classes les moins favorisées. Il est vrai que la stimulante interrogation évangélique « Pourquoi restez-vous ici, tout le jour, sans rien faire ? » s’adresse aussi à tant de chrétiens qui se sont habitués à bénéficier ou à souffrir de situations statiques de la communauté sociale, sans se soucier de promouvoir des conditions de coexistence, plus justes et plus humaines. Oui, tout cela est vrai.
Mais cette activité extérieure suffit-elle pour rendre l’humanité meilleure, plus heureuse ? Et, en ce qui nous concerne, la recherche — obligatoire d’ailleurs — des moyens temporels, est-elle suffisante pour construire l’Eglise ? c’est-à-dire cette humanité élevée à une forme de vie participant à la vie divine elle-même, dans le temps et pour l’éternité ? La causalité humaine suffit-elle à elle seule à l’Eglise pour garantir la réalisation des véritables, des nécessaires, des supérieurs destins de la vie humaine ?
Nous voici devant une perspective qui semble contradictoire : décevante et exaltante. Décevante parce que l’activité procédant des seules forces humaines ne saurait, même sur le plan temporel, atteindre de manière heureuse, ses pleins résultats humains; et même, les résultats ainsi obtenus, excellents et prévoyants sous tant d’aspects ne font, sous d’autres, qu’aiguiser la faim et la détresse de l’homme et dans une mesure parfois plus grande que les avatars auxquels cette activité prétendait porter remède. (Pensons, par exemple, au développement des armes nucléaires). C’est la tragédie éternelle de Sisyphe qui aboutit finalement à une automutilation, puis à un pessimisme désespéré. Exaltante parce que Quelqu’un est venu, parce que le Christ est venu pour absorber en Lui-même, avec sa Croix, la faillite humaine et rendre à l’homme une espérance vraie, une résurrection, une vie meilleure. Il est venu, Lui, pour édifier un ordre nouveau, surnaturel, plus plein et plus réel que celui, dont l’homme peut jouir dans le temps ; Il est venu fonder ce nouvel édifice, l’Eglise, faisant de l’Eglise elle-même le grand « sacrement », c’est-à-dire, comme l’exprime le Concile, « le signe et l’instrument » (cf. Lumen Gentium, n. 1 et 48) du salut humain ; Lui, le Fils du Dieu vivant et Fils de l’homme, notre frère et maître, Lui, Jésus le Christ, Il est venu nous dire : « Je bâtirai mon Eglise » (Mt 16, 18 ; cf. De Lubac, op. cit. p. 161). Il se présente comme le vrai, le seul constructeur effectif, nécessaire, l’Alpha et l’Oméga universel. De telle sorte que dans l’opération « Eglise » le causalité « Christ » surpasse ou, mieux, alimente dans l’Eglise tout autre causalité humaine : « sans moi vous ne pouvez rien » (Jn 15, 5) nous a-t-il rappelé. « Ce n’est pas celui qui plante, ou celui qui irrigue qui compte, mais Celui qui fait croître » dira à son tour Saint Paul, se référant lui aussi à l’efficience de l’action apostolique, toujours en ce qui concerne l’Eglise en voie de formation et d’action.
Pour nous qui sommes tous appelés à collaborer à l’édification de l’Eglise de notre temps, cette réalité théologique est d’une importance extrême. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas seuls de nos forces. Devant nous se profile toute la doctrine de la grâce, c’est-à-dire de l’intervention mystérieuse mais positive de l’influx divin dans le circuit de notre activité, toujours faible et fragile et en tous cas, sans commune mesure avec les effets de salut qu’elle voudrait réaliser: qu’on tente de se rappeler, si possible, la polémique de Saint Augustin contre les Pélagiens au sujet de l’insuffisance des vertus naturelles. De même de nos jours, la discussion au sujet des vertus passives et des vertus actives, comme si cette distinction suffisait pour discréditer les premières et exalter les secondes (cf. Denz.-Schon., 3344) ! Et ceci, avec deux conclusions fondamentales pour le thème qui nous intéresse maintenant au sujet de la construction de l’Eglise.
Les voici : la première concerne la nécessité et l’utilité de la prière, comprise comme coefficient indispensable de l’action apostolique. Parfois, avec notre mentalité moderne tendue anxieuse ment vers l’action, sommes nous portés à considérer que l’une, la prière soit un obstacle pour l’autre, l’action, comme si elles se disputaient le temps devenu plus rare et les forces rendues plus précieuses à cause de l’accélération de notre activité multiforme, lorsqu’elles sont et doivent être complémentaires l’une de l’autre, conformément à l’antique sagesse bénédictine : Ora et labora, prie et travaille ; et surtout selon le mandat évangélique : « Il faut prier toujours sans jamais se lasser » (Lc 18,1).
La seconde conclusion fondamentale est la confiance ; la confiance dans notre humble inadéquate activité, dès que, précisément, elle est soutenue par la prière et dirigée vers l’édification de cette Eglise que le Christ a aimée, fondée et rachetée et qu’il a voulu lui-même, édifier avec nous.
Construire l’Eglise : tel est le dessein du Christ ; pour nous que ce soit notre programme. Que chacun s’en souvienne, avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles
Votre présence, aussi nombreuse, aussi affectueuse, nous rappelle une parole qui revient souvent dans l’Evangile (Mt 5, 1 ; 9, 36 ; 14, 14), et nous laisse entrevoir le cœur de Jésus devant les foules. Devant les foules, devant les multitudes, devant la masse anonyme, inconnue, devant le peuple, Jésus est pris d’un sentiment de sympathie, de compassion. Ce sentiment se traduit en lui par un désir de faire du bien à tous, mieux encore, d’atteindre, grâce à une éclatante effusion de sa bonté, chacun des membres du troupeau humain ; ce fut ainsi qu’il opéra la multiplication des pains pour tous et pour chacun, préludant par ce geste prophétique à l’institution du mystère eucharistique, symbole et source du mystère de l’« omnes unum » (cf. Jn 17, 21 ; 1 Co 10, 17), dans lequel l’humanité élue ne fait qu’un seul corps en Lui, chef de cette assemblée universelle qui s’appelle l’Eglise (Ep 1, 22).
Oui, c’est cela l’Eglise, édifiée par le Christ, dans laquelle chacun des êtres humains est une personne, dans une certaine mesure divinisée, c’est-à-dire exaltée, à un niveau de participation ineffable, à la plénitude de la Vie divine (cf. 2 P 1, 4) et, tout en même temps, insérée dans l’unité du Corps mystique et social moyennant l’animation de l’Esprit du Christ (cf. 1 Co 12, 3). Ceci est merveilleux, Frères et Fils, et nous n’avons pas de mots pour l’exprimer comme il se doit. C’est une réalité religieuse que nous devons qualifier de surnaturelle pour assigner à notre langage la dimension transcendante qu’elle tend à rejoindre. Et c’est merveilleux parce que cela ne se réfère pas à une condition exceptionnelle du chrétien, mais regarde le chrétien à son niveau commun, celui que Saint Pierre appelait « le sacerdoce royal » (cf. 1 P 2, 9), et que le récent Concile détermina comme une prérogative de chaque citoyen du Royaume du Christ. Ce sont des pages magnifiques que nous ferions bien, nous tous de méditer — et tout spécialement, vous, les laïcs parce que vous y êtes tout spécialement considérés —. Ainsi nos âmes s’enrichissent de deux conceptions décisives : pour une authentique mentalité chrétienne : d’une part la conception de la superlative dignité humaine, élevée à la vocation chrétienne et d’autre part la conception de la naturelle et coercitive expansivité de notre propre foi, c’est-à-dire de la nécessité logique pour tous de faire de l’apostolat (cf. Lumen Gentium, ch. IV, n. 30 et ss.). Saint Paul écrivait : « ...car vous êtes tous fils de Dieu par la foi au Christ Jésus... : il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Gal 3, 26 et 28).
Il vous arrive si souvent à chacun de vous, et parfois même plusieurs fois par jour de vous trouver au milieu de la foule humaine, d’habiter dans un même gratte-ciel, d’être insérés dans les milieux de travail humain, grands magasins, usines, bureaux, casernes, hôpitaux etc. et cependant de vous sentir seuls, isolés, entourés, certes, de gens de même langue, de même organisation... mais toutefois indifférents l’un à l’autre, intérieurement différents, étrangers les uns pour les autres; le lieu social, aujourd’hui si fragmenté, certes demeure, mais l’individualité propre de chaque homme est noyée dans la multitude, dans la masse de gens qui ne communient pas toujours dans une identité de pensée, d’éducation, d’intérêts, de goûts, etc. le propre ego demeure comme un orphelin, et seul au milieu de tant de gens, ignorant du destin et de l’être même de sa propre vie.
Pensez maintenant au destin chrétien, tout lumière, tout communion qui se superpose au labyrinthe de la vie naturelle. Essayons de trouver la ligne de ce dessein. Elle part d’un mystère, plus vaste et profond qu’un océan ; mais un mystère vivant d’infinie Bonté. D’où vient notre existence ? Elle vient de Dieu, elle vient du Père, elle vient d’une Pensée créatrice qui nous précède métaphysique-ment, réellement, et nous aime, nous prédestine « à être conformes à l’image de Son Fils » (Rm 8, 29). Et puis ? voici la première station : le baptême qui régénère notre vie dérivée de la souche souillée d’Adam et nous insère dans le dessein de la rédemption : Christ, l’Eglise. Le dessein procède sur le plan humain : Parents, éveillez la conscience des petits à la recherche de ce qui est Primordial dans notre vie et faites leur connaître tout de suite le secret pour l’interpréter et la rendre heureuse ; le bambin, lui aussi, est un fidèle, un membre vivant de l’Eglise qui est la super-famille de la société domestique et sociale. Que l’enfant qui grandit sache alors sans tarder ce qui qualifie sa noblesse : tu es chrétien, le sait-tu ? ; c’est ton bonheur, c’est ton sort ; tu ne devras jamais rougir d’être dans le royaume du Christ ; un sacrement nouveau, la confirmation, te donnera la force, à toi chrétien, d’être ainsi sincère, devant toi-même et devant les autres qui désormais t’entourent et font pression sur ton manque d’expérience ; « connais, ô chrétien, ta dignité » (St Léon). Sois fort, sois sûr, sois bon nom seulement pour toi-même mais aussi pour les autres. Dans la jeune existence, le sens social se confond avec un concept élevé du Peuple civil et religieux, le concept temporel, la cité, la nation, le monde ; et le concept spirituel, l’Eglise, ô éducateurs, suscitez dans le jeune être qui grandit la conviction de la fraternité humaine, de la coexistence en parfaite entente, de la civilisation de l’amour. Et toi, vie nouvelle, garçons ou fille que tu sois, que feras-tu ? Quel sera ton choix ? Quoi que tu choisisses, il est une erreur qu’il te faut éviter : un choix égoïste et seulement égoïste ; ne vois-tu pas, d’abord, combien tu es en mesure de donner, de te prodiguer, d’étendre la sphère de ton esprit à la maison, à la société, au monde qui t’entoure, pour les servir, les rendre bons et heureux ? Vois aussi, combien de mains vides, fiévreuses à cause de l’excès des besoins, se tendent vers toi, vas-tu passer outre indifférent, peut-être même cruel ?
Il y a un monde temporel meilleur à reconstruire.
Il y a un monde spirituel, aussi bon que nécessaire pour la vie présente et future qui demande lui aussi, sous tant de formes, des constructeurs. Tout spécialement vous, les jeunes, entendez-vous l’exaltant appel ?
Nous, les vieux ouvriers, nous vous lançons un cri et nous attendons : il est temps de construire ! mieux, de construire les constructeurs, les apôtres de la cité de Dieu !
Avec notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et Filles,
On parle beaucoup d’un congrès prochain, à caractère national italien, mais d’un intérêt général pour l’Eglise et consacré au thème, si discuté aujourd’hui, de « Evangélisation et promotion humaine ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de la confrontation de deux éléments fondamentaux : l’activité de l’Eglise d’une part ; l’amélioration des conditions dans la société humaine d’autre part. C’est la confrontation dont parle le Concile dans son ample Constitution Pastorale, connu désormais comme « Gaudium et Spes », selon les premiers mots de ce texte, et qui traite de l’annonce du message évangélique dans le monde contemporain ; c’est une confrontation si radicale (son énoncé même révèle immédiatement un dualisme aujourd’hui très accentué), si étendue, si grave et si pressante, qu’elle met tout de suite en évidence une immense quantité de problèmes qui engagent toute la vie de l’Eglise qui seule nous occupe en ce moment, même si elle n’est pas considérée directement en elle-même, mais dans sa manière de s’adresser à l’humanité au milieu de laquelle et pour laquelle, digne et instrument de salut, elle est appelée à vivre. Parmi les quatre notes qui caractérisent l’Eglise et en laissent entrevoir les propriétés essentielles : unité, sainteté, catholicité, apostolicité, nous prendrons particulièrement cette dernière en examen : l’apostolicité ; et considérant celle-ci plus dans sa structure, dans sa fonction pratique et dynamique : celle d’annoncer et diffuser l’Evangile, descendu du ciel et introduit par Jésus Christ dans l’histoire humaine ; c’est-à-dire celle de l’« évangélisation » ; et d’une manière générale on peut dire, celle de la diffusion de la foi.
La foi, entendue dans le sens de religion catholique, comment se communique-t-elle à l’humanité ? Imbus d’anthropocentrisme comme nous le sommes, c’est-à-dire portés à donner la première place à l’homme — et, pour beaucoup, à lui donner la seule place dans la gamme de nos intérêts ; nous nous demandons aussitôt : à quoi sert la foi ? la religion ? avantagent-elles l’homme ? et dans quelle mesure ? l’homme a encore d’immenses besoins, d’immenses droits : la foi, la religion, est-ce utile ou non ? La « promotion humaine », comme on dit aujourd’hui, tire-t-elle profit de l’évangélisation ? et lequel ? comment ? Légitime, et même juste, ce souci utilitaire qui domine pratiquement la philosophie et la politique contemporaine ; l’homme est au centre de nos pensées ; mais considéré comment ? seulement dans les besoins de sa vie temporelle, ou bien dans la vision globale et supérieure de ses aspirations profondes, spécifiques ? quel est le véritable salut de l’homme ? son vrai bonheur ? son destin prédominant ? La science de l’homme, la vraie science de la vie côtoie ainsi le message de l’Evangile et l’interpelle : qu’as-tu à me donner ? l’économie, la science du bien-être qui se trouve en vedette dans la maison humaine, plus spécialement dans la cuisine, demande : donne-moi du pain ; j’ai faim !
Quelle puissance de persuasion dans cette simple et universelle question ! Le Christ lui-même l’a bien compris quand il a, par deux fois, opéré la multiplication des pains pour la foule à jeun. Il a eu l’intelligence des besoins de l’homme : « celui qui aura donné ne serait-ce qu’un verre d’eau à mes petits... en vérité, je vous le dis, il ne perdra pas sa récompense » (Mt 10, 42). Et le jugement final annoncé par le Christ ne portera-t-il pas sur la réponse que nous aurons donnée aux exigences des misères humaines (Mt 25, 21 et ss.) ? Et la Vierge elle-même, n’a-t-elle pas à Cana provoqué le premier miracle de son divin Fils en lui faisant une implorante observation de nécessité domestique ? : « ils n’ont plus de vin » (Jn 2, 3).
Mais faisons attention : pour Notre Seigneur qui, au-dessus de l’horizon temporel, déploie le royaume des deux, les besoins de l’homme ne sont pas uniquement économiques, terrestres. Celui qui méconnaît cette destination supérieure de l’homme à un aliment transcendant, la Parole de Dieu, à un royaume de Dieu, méconnaît sa vraie nature, la rabaisse au niveau temporel et matériel et porte finalement préjudice à son véritable salut : « L’homme ne vit pas seulement de pain... » (Mt 4, 4) ; « cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice... » (Mt 6, 33), a dit le Seigneur.
Et à ce point les deux finalités de l’homme, celle spirituelle et chrétienne et celle temporelle et a-religieuse semblent s’attester sur des positions en contraste qui souvent, dans l’histoire, ont motivé de graves oppositions, s’exprimant parfois par l’oppression, par la persécution exercées par ceux qui disposaient du pouvoir et de la force contre ceux que défendaient seulement leurs positions spirituelles et leurs raisons surnaturelles. Dans la coexistence d’une même société (cf. lettre à Diognète, V) deux conceptions de vie sont définies, irréductibles sous certains aspects, mais providentiellement distinctes (voir le « rendez à César... rendez à Dieu..., Mt 22, 21), mais difficiles à équilibrer et à harmoniser. Une discussion séculaire est née de ce dualisme qui, en soi, libère l’une et l’autre thèse (cf. Fornari, Vita di Gesù Cristo, vol. II, C. X. pp. 501 et ss.), mais dont il est peu facile de respecter les nécessaires limites. En faisant l’histoire de cet équilibre instable entre Evangile et monde, entre Eglise et Etat, il faudra probablement en reparler (cf. la lettre « Famuli nostrae pietatis » du Pape Gélase à l’Empereur Anasthase, a. 494 Denz.-Schon., 347 ; St Augustin, De Civit. Dei, 19, ch. 7 ; Léon XIII Immortale Dei, Denz.-Schon. 3168 et ss. ; etc.).
Ce qu’il importe de relever dans ces notes rapides, c’est la thèse de base de la Constitution Pastorale Gaudium et Spes concernant le sujet qui nous occupe en ce moment, c’est-à-dire le rapport entre l’Evangélisation et la promotion humaine; cette thèse regarde non pas l’opposition radicale, mais plutôt le caractère complémentaire de ces deux formes fondamentales de notre activité, c’est-à-dire la fonction civilisatrice de l’évangélisation qui peut également être favorisée par la promotion civile sans que l’une ni l’autre devienne un instrument pour faire prévaloir son propre avantage.
De grandes questions, des questions vivantes. Essayons de mieux les connaître pour être capables d’y trouver la lumière et de résoudre les problèmes de notre vie chrétienne. Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
On commence à s’intéresser vivement au rendez-vous ecclésial italien d’octobre prochain au cours duquel sera examiné le thème bicéphale de « Evangélisation et Promotion humaine » ; et il nous a été posé à nous-même une question qui, en soi, est d’une extraordinaire dimension, celle du rapport historique entre les deux termes de ce thème ; c’est-à-dire quel aspect, considéré dans la succession des temps, ce rapport entre l’Evangélisation et la Promotion humaine, assume-t-il ? C’est là une question insidieuse, dont la solution semble la réponse à un conflit. Cette réponse est déjà reçue par l’opinion publique, comme si l’Evangélisation disons même la Foi, représentait l’immobilisme hostile à toute adaptation au progrès de la vie toujours mobile dans son déroulement dans le temps. En effet le temps, disons plutôt l’histoire, est en vertu de sa nature même, changeant et elle doit l’être et c’est dans la succession de ses mutations que nous mettons l’espoir de cette promotion humaine que nous sommes, aujourd’hui, entrain de chercher avec une haletante ou plus exactement une victorieuse aspiration.
Le thème peut se traduire en termes plus connus, plus synthétiques, de « Foi et Progrès », considérés l’un et l’autre dans l’expérience de l’histoire. Le thème de la prochaine réunion devient alors scientifique, documentaire et, en un certain sens, encyclopédique ; et il n’est certes personne qui osera prétendre qu’il peut être prospecté de manière adéquate, et encore moins résolu entièrement en quelques leçons de vulgarisation lors de ce prochain congrès. Il est utile, cependant, de rappeler, durant cette période d’orientation que le thème : « Foi et histoire », s’il est toujours actuel en vertu de ses termes et des problèmes qu’il comporte n’est pas nouveau dans le répertoire de notre culture: innombrables sont les auteurs de diverses tendances que nous pourrions citer à ce propos si nous parcourrions la liste de toutes les célébrités qui en ont traité, à commencer par les apologistes des premiers siècles du christianisme (cf. par exemple la lettre à Diognète et l’Apologétique de Tertullien), jusqu’à nos jours. Considérons même un moment les citations de Saint Augustin avec son oeuvre célèbre « De civitate Dei » et de Bossuet, avec son non moins célèbre Discours sur l’histoire universelle ; mais l’histoire moderne, elle aussi, peut nous valoir une bibliographie extrêmement riche, avec des oeuvres de caractère différent, parmi lesquelles quelques-unes de grande et incontestable valeur (cf. Godefroid Kurth, Les origines de la civilisation moderne et L’Eglise aux tournants de l’histoire ; P. Charles, Les dossiers de l’action missionnaire ; etc.). La philosophie moderne, théorisant sur le concept de l’histoire, en dit beaucoup à ce sujet ; mais l’économie de notre bref entretien ne nous permet pas de nous engager sur l’océan d’études aussi vastes et, pour nous, pas toujours utiles.
Contentons-nous de mettre en évidence quelques-unes des propositions qui peuvent servir de pivot aux discussions à prévoir. La première concerne, comme nous l’avons déjà dit, le caractère complémentaire des deux termes : foi et histoire entendus comme promotion humaine, même si des hérauts de l’Evangile, comme nous le sommes et devons l’être, sont obligés de reconnaître dans le binôme « Foi et histoire » le caractère prioritaire de la Foi, pour sa dignité, pour sa nécessité, et nous pouvons ajouter, comme l’a dit le Seigneur, pour son utilité ; nous répétons : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste (c’est-à-dire ce qui est nécessaire à la vie temporelle) vous sera donné par surcroît » (Mt 6, 33).
Seconde proposition, aujourd’hui la moins facile, mais, pour autant, non moins vraie et nécessaire : la vérité de la foi, dans son expression authentique et digne de foi, ne change pas avec le temps, ne s’use pas le long de l’histoire. Elle pourra admettre, et même exiger, qu’on lui garde sa vitalité pédagogique et pastorale de langage et qu’ainsi on lui trace une ligne de développement. Mais il faut que ce soit suivant la célèbre sentence traditionnelle de Saint Vincent de Lérins (la petite île au large de Cannes, en Gaule méridionale), un moine du Verne siècle qui dans son oeuvre, brève mais bien connue, le Commonitorium, défendit la tradition doctrinale de l’Eglise par la formule : « quod ubique, quod semper, quod ab omnibus » (ce qui partout, toujours et par tous) a été cru doit être considéré comme faisant partie du dépôt de la foi. Pas de libre invention, rien de « modernité », rien qui puisse faire interpréter la foi de manière différente de celle du magistère de l’Eglise. Cette fixité dogmatique défend et protège le patrimoine authentique de la Révélation, c’est-à-dire de la religion catholique. Le « Credo » ne change pas ,ne vieillit pas, ne se dissout pas (cf. Denz.-Schon., 3020).
Mais voici une troisième proposition : si la foi est vérité, elle peut être pensée (cf. Lc 2, 19 et 51) et avoir un développement intrinsèque et cohérent comme le scribe érudit de l’Evangile, qui, avec paternelle autorité « tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mt 13, 52). C’est-à-dire que la doctrine révélée, fixe dans son contenu, dépourvue de toute ambiguïté, peut recevoir quelque explication que seul celui à qui le Christ a donné l’autorité de magistère peut authentifier. C’est la thèse de Newman : d’une même vérité on peut tirer quelque conclusion qui rende explicite une doctrine déjà implicite dans le trésor de la foi cf. An essay on the development of Christian doctrine, écrit par Newman avant sa conversion et retouché ensuite par lui-même, mais sans altération du thème central. Cela, c’est la mission de l’Eglise enseignante, celle de défendre la doctrine révélée, de répondre aux difficultés et aux erreurs que l’histoire dresse devant la foi et de découvrir dans son trésor des vérités cachées qui, dans le processus de son expérience spirituelle et dans la casuistique des temps, réclament un témoignage nouveau. Ici, dans sa discussion avec des expressions douteuses et erronées de la pensée moderne, l’Eglise a eu des expressions très claires et vigoureuses qui, si elles ont endigué la doctrine catholique (cf. Denz.-Schon. 3475-3500) ne l’ont pas rendue inapte à parler de la vérité chrétienne. Au contraire, elle l’a stimulée : non nova sed noviter. Thème de très grande ampleur ; préparons nos âmes à en accueillir les enseignements, à jouir de sa lumière, à en vivre le salut.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Le thème qui, en ce moment, se trouve au centre de la discussion religieuse dans les milieux catholiques est celui de : « Evangélisation et Promotion humaine ». Ce thème acquiert des proportions d’ordre général si l’on pense à la question fondamentale qui en découle : y a-t-il encore une place pour la religion catholique, pour l’Eglise et, l’on peut dire en simplifiant et en synthétisant : pour la Foi, dans le monde moderne ? Dans ce monde tendu vers toutes les formes de développement humain, spécialement là où ce développement est réclamé par des besoins essentiels de la vie des peuples ce thème s’impose donc du fait des droits non satisfaits et par cette évolution humaine que nous appelons progrès. La distinction, ou plutôt la séparation, créée entre l’activité temporelle et l’activité religieuse, établie aujourd’hui avec tant de netteté par la « sécularisation » ou, mieux, par le « sécularisme » qui imprègne la mentalité et l’activité de la société contemporaine, exclut-elle l’évangélisation, c’est-à-dire la religion, c’est-à-dire la foi, de l’aire de la vie moderne, affranchie de toute vision religieuse ?
Comme on le voit ceci pose des problèmes du plus grand intérêt. Considéré en termes absolus, ce peut être une question de vie ou de mort pour la religion, pour la foi et aussi pour l’humanité. L’athéisme contemporain, qu’il soit pratique ou théorique, nous a fourni une réponse négative à laquelle se rangent tant de personnes, souvent de manière passive, les yeux fermés, comme si la foi était étouffée dans l’esprit des nouvelles générations et que l’homme jouissait en conséquence d’une libération, débarrassée des scrupules religieux. Les gens y adhèrent sans se demander assez ce que serait la démarche même de l’homme privé de la lumière des grandes vérités que la foi lui offre pour le guider ou, pis encore, aveuglé pour avoir volontairement fermé les yeux sur les plus grands problèmes de l’existence tant du monde que de la vie humaine. La foi n’a-t-elle pas ses yeux propres ? Saint Augustin nous le rappelle : « habet oculos fides, et maiores oculos, et potentiores et fortiores » (En. in Ps CXLV, PL 37, 1897).
Nous l’avons déjà dit, il n’existe, dans la raison profonde des choses, aucune opposition radicale entre foi et progrès : parmi d’autres affirmations semblables, une de nos Encycliques, Populorum Progressio le démontre : foi et progrès, disions-nous, sont complémentaires et non antithétiques par nature. Nous pouvons même aller plus loin, et rencontrer cette mentalité qui se soucie le moins — et certainement pas selon le véritable ordre des choses et les valeurs — de la primauté du royaume de Dieu sur celui de l’utilité temporelle qui est pour de nombreuses personnes, même chrétiennes, l’étalon décisif pour mesurer par-dessus tout l’intérêt de la vie humaine (cf. Mt 6, 33 ; 1 Co 10, 33 ; Am 5, 4-10).
Et relisons une page merveilleuse, inoubliable, de l’Encyclique In monde Dei de Léon XIII (1er novembre 1885) qui affirme et pour ainsi dire fait découvrir à quel point la recherche du Royaume de Dieu produit dans le royaume temporel également des effets bénéfiques qui ne sont peut-être pas intentionnels, mais découlent toutefois directement de cette recherche.
« Bien qu’en vertu de sa nature même l’Eglise, oeuvre impérissable du Dieu Très-miséricordieux, ait directement en vue le salut des âmes et la félicité éternelle, elle apporte également dans l’ordre temporel des avantages si nombreux et si grands que ceux-ci ne pourraient être supérieurs en qualité et en nombre même si elle avait été destinée directement et par-dessus tout à procurer la prospérité dans la vie présente. En effet, partout où elle peut mettre le pied, il s’opère un changement immédiat de l’aspect des choses et les mœurs de la population s’ouvrent aussitôt à des vertus jusque là inconnues et à une civilisation nouvelle. De ce fait, ceux qui l’ont accueillie, ont dépassé immédiatement les autres par la douceur de leur caractère, par leur équité et par la splendeur de leurs entreprises. Aussi, est elle vraiment infondée cette injurieuse accusation lancée contre l’Eglise, selon laquelle elle serait hostile aux intérêts civils et incapable en fait de promouvoir ces conditions de bien-être et de gloire auxquelles, à bon droit et par tendance naturelle, aspire toute société bien ordonnée ». (Immortale Dei, 1).
Nous avons dit qu’il s’agissait d’effets non intentionnels, non prévus ; mais ce n’est pas exact. Ces effets, en réalité, sont prévus, voulus, poursuivis avec sagesse, avec constance et avec un esprit de sacrifice et d’amour. C’est l’Evangile qui nous l’enseigne quand il résume le code des commandements religieux et moraux dans le double devoir d’aimer Dieu par-dessus toute chose et de tout son cœur et d’aimer le prochain comme nous nous aimons nous-mêmes (Mt 22, 36-40). Et l’Apôtre Saint Jacques, dans cette épître que Luther n’aimait pas en raison de sa manière impérative d’imposer l’accomplissement de bonnes oeuvres, nous rappelle et répète : « La dévotion pure et sans tache devant Dieu consiste en ceci : secourir les orphelins et les veuves dans leurs épreuves... » (cf. 1, 27 ; 1, 22-23 ; 2, 2 et ss. ; 2, 5, 14).
Et, nous trouvant encore dans l’antichambre, c’est-à-dire dans la phase préparatoire, de la prochaine assemblée consacrée à l’étude du thème : « Evangélisation et promotion humaine », nous disons ceci en souhaitant et en espérant avec confiance que cela serve à renforcer dans la conscience solidaire des bons, la volonté de témoigner, par la pensée et par l’action, de la présence active de l’Eglise dans la nouvelle histoire qui s’ouvre devant la génération présente et la génération future.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous allons parler encore du Congrès ecclésial des catholiques italiens qui aura lieu à Rome fin octobre et début novembre prochains et fixera l’attention sur un thème désormais notoire : « Evangélisation et promotion humaine ». Ce n’est pas un thème qui intéresse seulement l’Eglise italienne. Au contraire il s’offre à la considération du monde catholique tout entier car il se propose, suivant les grandes leçons du Concile oecuménique, de marquer la ligne d’action de notre religion dans l’histoire nouvelle de l’humanité. Nous en parlerons sans entrer dans le vif du sujet lui-même, ce dont s’occupera le Congrès, mais, pour ainsi dire, en tournant autour pour signaler brièvement quelques-unes des qualités dont, selon nous, doivent témoigner ceux qui auront le bonheur de participer à cette assemblée. L’issue de cet événement ecclésial destiné à exercer une très grande influence sur la vie ecclésiale des prochaines années dépendra de la disposition d’esprit des participants tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du cadre de sa célébration. Il est important qu’ils aient tous l’âme animée des meilleures dispositions.
Ces dispositions d’esprit à envisager pour que réussisse le Congrès, quelles sont-elles ? Il faut admettre franchement qu’il n’est guère facile de les pressentir car elles semblent se signaler par leur manque d’uniformité. On se rend compte que sur divers points de notre champ ecclésial pèse l’incertitude au sujet du propre être et du propre destin : pensez combien fréquemment et avec insistance on se pose la question insolite de sa propre identité. Le doute est devenu un brouillard opaque et l’on ne voit plus facilement clair au-dedans comme en-dehors de sa propre conscience ; ceci s’étend même parfois à ceux qui, par héritage d’éducation et par charisme propre à leur état dans l’Eglise de Dieu devraient avoir une vision limpide de leur être chrétien et de leur devoir de fidélité. Le doute s’est fait plus dense et habituel à cause de l’interprétation équivoque que l’on donne souvent aujourd’hui à ce qu’on appelle le « pluralisme », comme si cette formule admettait l’incertitude sur des vérités et sur des doctrines qui ne la permettent pas, ces vérités et ces doctrines étant garanties par l’inviolable protection de la foi et du magistère plein d’autorité de l’Eglise. La liberté n’a pas toujours été employée conformément à sa vocation à la vérité et au choix amoureux de la volonté divine (2 Co 3, 17), mais au contraire comme une licence arbitraire de marcher à l’aveuglette, suivant les impulsions, les instincts ou les intérêts personnels, d’en arriver à se perdre, même dans le domaine religieux, dans ce libre-examen qui détruit l’unité de la foi et débilite l’énergie de l’amour chrétien.
En outre, des influences externes ont contribué à dévitaliser la franchise intérieure des âmes, à désagréger la solidarité harmonieuse du corps ecclésial : pensez à la crise qui frappe notre conception coutumière d’association ; pensez à la contagieuse diffusion du refus de l’autorité, aujourd’hui tellement à la mode ; pensez à l’envahissante opinion qu’est licite, permise et même féconde la contestation systématique comme source de nouveauté vitale et de créativité originale. Tout ce problème complexe de la désagrégation spirituelle et sociale qui caractérise tant de phénomènes de notre monde contemporain pourrait faire l’objet d’une étude analytique extrêmement instructive, non seulement pour en découvrir les aspects pathologiques et en prévoir les fatales conclusions de décadence civile ou d’oppression politique, mais aussi pour en revenir, la pensée réconfortée, à notre vision de l’humanité appelée par dessein divin à être Peuple de Dieu, Corps mystique du Christ, Famille de frères, unie dans l’amour et dans l’unité, c’est-à-dire à être Eglise, une, sainte, catholique et apostolique. La meilleure conclusion du Congrès en question serait: la recomposition lumineuse et joyeuse de notre agissante conscience ecclésiale.
Pour atteindre cet heureux résultat, nous synthétiserons nos recommandations en une brève formule, empruntée à l’art de la navigation : « remis velisque », il faut naviguer à la voile et avec les rames. Lorsque nous parlons d’Evangélisation et promotion humaine, nous nous plaçons sur le plan opérationnel de l’Eglise ; nous supposons que la foi est acquise et même nous en faisons le principe de notre action caritative : « La foi opère par la charité » disait Saint Paul (Ga 5, 6). Il importe d’agir. A cette fin, dans l’océan du temps, dans l’écoulement de l’histoire, deux ordres d’énergies se révèlent nécessaires : les énergies de nos bras, c’est-à-dire l’appel à notre activité humaine : voilà les rames, symbole de notre labeur personnel ; et il faut aussi les énergies impondérables, mais effectives et supérieures de l’Esprit Saint, que les voiles symbolisent éloquemment. Remis velisque : revient, avec d’autres mots la formule bien connue, cette fois chrétienne et non plus profane : ora et labora ; prie et travaille. Il faut le concours simultané de l’aide de Dieu et de l’activité humaine.
Cela ressemble presque à un jeu de mots, alors qu’au contraire, cela nous force à réfléchir, en synthèse à la causalité complexe et concordante dont doit procéder la réalisation du double programme qui nous est proposé : évangéliser et promouvoir le bien-être humain. Un programme positif et pas du tout négatif ou simplement critique, polémique et contestateur ; un programme optimisme, non pas rongé au départ par un pessimisme critique et acerbe puisé aux sources polluées de la lutte systématique de l’homme contre l’homme ; un programme qui coordonne la force transcendante de la religion et la force expérimentale des moyens humains. Et ceci nous persuade, une fois de plus qu’il faut préparer l’imminent Congrès ecclésial avec le souci et l’intention de renforcer cette charité ecclésiale qui est le lien de la perfection de sorte que, comme conclut Saint Paul « la paix du Christ règne dans vos cœurs : tel est bien l’appel qui vous a rassemblés en un même Corps. Et vivez dans l’action de grâces ! » (cf. Col 3, 15 ; de lubac, Méditations sur l’Eglise, p. 198 et ss.).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Ce prochain congrès au sujet de « l’évangélisation et la promotion humaine » dont on parle beaucoup en ce moment peut avoir une grande importance pour l’orientation de la vie catholique ; cela dépend des intentions, bonnes ou ambiguës qui l’ont inspiré et vers lesquels il tend. Il faut, dès le départ, se rendre compte de la mentalité qui l’anime et de celle qu’il entend servir. Il est un chemin idéal : le visage tourné vers le soleil ? Ou bien le soleil dans le dos et devant soi une ombre inquiétante sur la route à parcourir ? C’est pourquoi, une fois de plus et sans entrer dans le vif des sujets que le congrès entend proposer, nous nous interrogerons sur la mentalité qu’un tel événement peut réveiller et former et nous nous demanderons, pour employer une phrase courante, « quelle manière nouvelle il nous propose pour être chrétiens », spécialement dans la vie sociale.
Essayons de voir clair nous-mêmes sur notre position de départ et avant de nous mettre en route, répondons à une question : n’avons-nous pas, par hasard, une mentalité déjà formée qui risque de nuire au sens de la réflexion à laquelle nous invite le congrès ? Ou bien portons-nous à cette étude une attention libre et disponible qui nous permettra d’accueillir cette « vérité libératrice » et orientatrice dont nous parle l’Evangile ? (cf. Jn 8, 32).
Nous nous permettons d’inviter, et même de prier, tous ceux qui interviendront au congrès et tous ceux qui, de loin, dans les Eglises locales, feront cercle autour de lui, d’apporter à cette assemblée un esprit chrétien authentique, c’est-à-dire désireux plus que jamais de convergence, d’unité ; de cette unité qui naît de la charité imprégnée de l’adhésion à une même vérité (cf. Ep 5, 15), à la foi propre de notre Eglise, mieux encore, de l’Eglise du Christ en tant que telle (cf. Jn 17, 21-22-23). Relisons Saint Paul : « Je vous en conjure, frères, par le nom de notre Seigneur Jésus Christ, soyez unanimes dans votre langage pour qu’il n’y ait point de divisions parmi vous, mais que vous soyez tous bien unis dans le même esprit et dans la même intention » (1 Co 1, 10, et ss.).
Face aux discordes, à la variété d’opinions et de tendances, au pluralisme autonome et arbitraire qui s’installe aussi parmi des catholiques enclins à le confondre avec une légitime liberté d’opinions et avec une juste fécondité d’expressions substantiellement univoques, tâchons non seulement de conserver mais aussi de favoriser cette harmonie de sentiments, de pensée et d’action qui est caractéristique dans le concept universel des voix fidèles et qui par nécessité inhérente à toute assemblée humaine et par institution divine de Jésus, Maître et Pasteur, suppose et exige un pouvoir magistériel (cf. Mt 23, 8 ; Lc 10, 16 ; Mt 28, 20 ; Jn 21, 15 et ss. ; 2 Co 10, 8, etc.). Quant à nous, nous vous exhortons à aimer l’Eglise, c’est-à-dire l’assemblée des chrétiens, le Corps mystique du Christ, à en promouvoir l’union à en aimer l’intime et agissante communion.
Voyez : quelques idées bonnes, séparées du contexte doctrinal et opérationnel de l’Eglise sont devenues dangereuses et nuisibles : l’autocritique, par exemple, c’est-à-dire l’examen de conscience que le chrétien doit faire à son propre sujet et qui a inspiré, ces derniers temps une nombreuse littérature, s’est transformée en contestation habituelle et, presque normalement, non plus pour faire son propre mea culpa mais pour accuser autrui, répandant l’amertume et la polémique dans la coexistence fraternelle et la privant de ses charismes propres, la bonne entente, la joie, la productivité sans lesquels, l’Eglise ne serait plus elle-même.
Voyez encore : l’ardeur de la vie moderne a mis plus nettement en évidence les besoins d’une immense catégorie de personnes maintenues à un très bas niveau social. C’est très bien d’avoir pris conscience de cette anomalie trop stabilisée de la civilisation ; mais le souci de porter remède à ces désordres structurels a fini par rendre incurables et profondes les divisions et la lutte entre les classes et, par conséquent, par engendrer de nouveaux malheurs et de nouveaux mécontentements. La recherche des fins économiques et prochaines, juste en soi, a fait oublier, à quelques-uns des nôtres également, la recherche des fins supérieures de la vie humaine, au détriment du bien moral et religieux qui devrait toujours l’emporter sur tout autre bien désirable, ne serait-ce que pour en faciliter la conquête et la jouissance (cf. Mt 6, 33).
Et encore. Observez comme, même dans notre camp — et peut-être avec les meilleures intentions — on est facilement tenté de se mettre au pas avec les vainqueurs, d’aujourd’hui ou de demain. Souffrir par fidélité devrait être, pour le chrétien, un impératif inné, dès le baptême et par la suite (cf. Jn 16, 20) ; mais le conformisme, même téméraire exerce un charme étayé par tant de raisons et d’espoirs séduisants.
Il y a tant d’autres formes d’inquiétudes relatives à l’adhésion personnelle et à celle d’autrui à une vie chrétienne forte, intégrale et joyeuse que certains en arrivent facilement à faire l’hypothèse que ce congrès, si attendu, sera une cause de contrastes bien plus que de convergences.
Non, chers Frères et Fils, Celui qui, dans l’Eglise de Dieu, nous a appelés « à son admirable lumière » (1 P 2, 9) nous offre certainement une occasion propice à cette plénitude de vie renouvelée que nous saluons, entendons-nous bien, comme la « civilisation de l’amour ».
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous allons nous arrêter encore un moment au seuil de l’importante rencontre des représentants choisis par la communauté ecclésiale italienne qui se proposent, dès la fin de la semaine, d’étudier un thème fondamental de la vie catholique d’aujourd’hui et de demain, thème condensé dans un binôme d’intérêt suprême, non seulement pour l’Italie mais pour la catholicité toute entière. Ce binôme — aujourd’hui chacun le connaît — se présente ainsi. « Evangélisation et Promotion humaine » ; et tout aussitôt il laisse entrevoir que son importance ne réside pas seulement dans la définition des deux termes qui le composent — que signifie Evangélisation ? Que signifie Promotion humaine ? Définitions aussi vastes que des océans si l’on veut détailler leur contenu — mais aussi dans la détermination du rapport que ces deux concepts ont entre eux.
C’est-à-dire : Quel est, et que devrait être, le rapport entre Evangélisation et Promotion humaine ? Nous pouvons dire : entre activité religieuse et activité temporelle ? entre l’annonce de l’Evangile et le progrès civil ? entre la foi et l’activité profane ? entre l’Eglise et le monde contemporain ?
Nous pouvons envisager quelques réponses hypothétiques. La première qui prévaut dans de nombreuses expressions de l’esprit moderne est radicalement négative. Il n’y a aucune relation et il ne peut en exister aucune entre l’Evangélisation et la Promotion humaine ; entre l’effort vertical, l’effort religieux tourné vers la Réalité divine et mystérieuse, et l’effort horizontal, c’est-à-dire terrestre, tourné vers la réalité accessible de notre expérience sensible et mentale. C’est la réponse athée, matérialiste, celle du sécularisme radical. Il est évident qu’une telle réponse ne peut être la nôtre, du fait que dans la présente discussion nous avons comme points de départ, la profession de notre foi chrétienne, l’Evangile que nous voulons annoncer et la certitude du droit souverain et du devoir fondamental que justifie et réclame notre religion dans la réalité de la vie. Entre évangélisation et promotion humaine il ne saurait y avoir un gouffre qui les rende incommunicables.
Une autre réponse est celle qui reconnaît la distinction entre les deux domaines, le religieux et le profane ; distinction simple en apparence, mais plutôt difficile à déterminer, même si la différence entre l’une et l’autre activité offre de larges possibilités de reconnaître leur relative autonomie et leur prévisible complémentarité pratique. C’est sur ce plan, où ces activités s’exercent normalement et où les relations entre la vie religieuse et la vie civile peuvent se distinguer, qu’elles peuvent aussi collaborer librement et utilement, chacune à sa manière. C’est ce que l’on dit à propos des relations publiques, qualifiées ; mais nous savons tous que cette combinaison du sacré et du profane doit s’affirmer dans chaque personne humaine, spécialement si elle est baptisée et associée à une communauté religieuse.
Et voici une autre hypothèse qu’on formule en interrogation, également dense de références spéculatives et pratiques : quel avantage, quel profit la Promotion humaine tire-t-elle de l’Evangélisation ? Ceci est une question qui déplace ces deux termes du champ de leurs valeurs respectives à celui de l’utilité, que nous allons maintenant considérer sous le profil de la Promotion humaine. Nous avons déjà, en d’autres circonstances, rappelé la parole décisive du Christ au sujet de la primauté du royaume de Dieu (Mt 6, 43), tant sous l’aspect ontologique que déontologique. Nous nous demandons donc : la religion évangélique peut-elle favoriser le bien-être de l’humanité, même sur le plan temporel et civil ? Ceci est probablement le point saillant de la discussion. Quelques-uns des courants idéologiques sociaux qui envahissent le monde et ont grande influence même sur les catholiques tentent de décrire la mentalité religieuse comme paralysant le vrai et universel progrès de la société humaine ; et les motifs en seraient qu’elle vise des finalités transcendantes, ou qu’elle rend incapable de se servir des moyens humains scientifiques, économiques, politiques, etc. ; ou qu’elle est statique et conservatrice ; etc. Parmi ces courants il en est d’autres qui tentent d’exalter les réalités terrestres comme prévalant sur tout autre ordre de réalités spirituelles et d’attribuer au christianisme une finalité subalterne, au service d’une vision sociale purement temporelle. Cela, chacun le sait. Et il est probable que ce sera un des points cruciaux de la discussion qui se prépare (cf. R. spiazzi, Evangile et Promotion humaine, Oss. Rom., éd. en langue italienne des 25-26 octobre 1976 [*]; Lumen Gentium, Gaudium et Spes, n. 36).
Eh bien, nous aimerions que nos fidèles Frères et Fils, aient la sagesse d’explorer ce problème sous l’éclairage de l’Esprit dont l’assistance est invoquée avant et durant les travaux. Et de bien vouloir mener leur enquête autrement qu’avec ce pessimisme et cette amertume, souvent peu chrétiens, qui ont parfois envahi certains esprits cultivés, bons et bien intentionnés et les ont rendus prêts à accueillir des méthodes qui n’ont certainement pas germé dans notre champ catholique ; de vouloir démontrer encore qu’ils ont confiance dans l’enseignement de l’Eglise et dans ses possibilités toujours intactes d’affronter avec amour, avec sagesse, avec sacrifice les questions d’extraordinaire importance qui font pression sur notre siècle.
Dilatantur spatia caritatis, dirons-nous avec Saint Augustin (Sermo 69, PL 5, 440-441) : qu’ils s’ouvrent à la charité, c’est-à-dire à cet amour qui a sa source dans l’amour de Dieu.
Et nous ajouterons avec le Christ lui-même : « Ce n’est pas celui qui dit : Seigneur, Seigneur ! qui entrera dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté de mon Père qui est au ciel » (Mt 7, 21). Oui, l’heure est venue de témoigner notre foi par une action caritative, bonne, prévoyante, sociale et fraternelle ; daigne le Seigneur nous rendre prêts et capables de répondre à l’appel de l’Evangile pour la nouvelle et véritable Promotion humaine.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Nous voici en novembre. Ces derniers moments de l’année liturgique nous préparent à une conclusion dédiée au Christ-Roi, c’est-à-dire à faire la synthèse de notre célébration du Christ, presque une révision de notre profession religieuse chrétienne. Nous avons célébré les fêtes du Seigneur en parcourant tout le cycle annuel des événements de sa biographie évangélique et des enseignements que Lui, le Maître divin, nous a laissés. Les premiers, nous les avons qualifiés de « mystères », c’est-à-dire définis comme des faits qui, transcendant la réalité de la scène de l’histoire humaine, débordent, en ouvertures sans limites, dans la révélation du ciel et des destinées surnaturelles de la vie humaine. Nous avons cherché à classer et à pénétrer les seconds, c’est-à-dire les enseignements, dans un certain ordre, que nous avons appelé Evangile, doctrine chrétienne.
Et nous sommes à présent en mesure de faire cette synthèse, la traduisant en une double réponse aux deux demandes que nous devons toujours nous adresser à nous-mêmes et qui, à la fin de cette pédagogie liturgique annuelle, font pression sur nos consciences : qui est le Christ, en soi ? Qui est le Christ pour moi ? Le bonheur que nous avons eu de recevoir une instruction religieuse fondamentale et de l’entendre répéter au cours des célébrations dominicales ou en écoutant les échos de la parole « chrétienne » provenant des conversations dans la vie vécue nous aide certainement de ses réponses précises, et quel bonheur pour vous si nous en avons gardé le souvenir en termes fidèles. Mais en réalité ces réponses se bloquent parfois sur nos lèvres ou même au fond de nos âmes, moins à cause de la difficulté de trouver les mots justes pour cette réponse, que parce que les réalités qu’ils doivent exprimer sont tellement grandes et si complexes qu’elles en deviennent presque nébuleuses ou peut-être insaisissables. On aimerait presque mieux que ces questions ne jaillissent ni en nous ni en dehors de nous et que l’on puisse se parer commodément du nom de chrétien sans en éprouver la contrainte ou l’ivresse (cf Ac 26, 28 ; 1 P 4, 16).
Qui est le Christ ? Qui est-il pour moi ? Lorsque nous réfléchissons à ces simples, mais formidables questions qui se posent sans cesse, nous nous sentons tentés de plonger dans un nominalisme chrétien sans substance ou d’éluder la logique dramatique du réalisme chrétien. Si le Christ est Celui en dehors de qui n’existe aucune réponse aux questions capitales de notre existence, si sont vraies et toujours actuelles les paroles « pleines de l’Esprit-Saint » de l’Apôtre Pierre, lors du premier procès intenté à sa prédication messianique, « ... ce Jésus est la pierre que les bâtisseurs ont dédaignée et qui est devenue la pierre d’angle. Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel il nous faille être sauvés » (Ac 4, 11-12), alors notre esprit est ébranlé et probablement même bouleversé ; nous ne pouvons considérer le Christ comme une appellation pure et simple qui s’est insinuée dans le langage conventionnel de notre vie, et sa présence, dans la dimension incalculable de sa grandeur, se dresse devant nous. Voilà : Il est l’alpha et l’oméga, « le principe et la fin » de toutes choses (cf. Ap 1, 8). Il est le pivot de l’ordre cosmique et Il nous oblige à revoir les dimensions de notre philosophie, de notre conception du monde, de l’histoire de notre existence personnelle. Nous nous sentons anéantis comme les Apôtres sur le mont de la Transfiguration, et nous n’oserions plus lever les yeux, nous voulons dire, nous engager dans une expérience spirituelle et morale qui se fait religieuse, c’est-à-dire qui nous donne « l’extase et la terreur » d’une Vérité vivante absolument sans proportion avec nous-mêmes... s’il n’y avait pas Sa voix, ravissante et toute proche, pour nous arracher à la confusion de notre paralysante stupeur, s’il n’y avait pas son toucher prodigieux (... Il les touche, dit l’Evangile) pour nous faire goûter l’ineffable moment, devenu on ne plus humain : « Relevez-vous et n’ayez aucune crainte ! (Mt 17, 7) ; et si nous ne nous souvenions pas de quelques autres de ses paroles qui nous révèlent et nous assurent que ses divines confidences nous sont réservées à nous, les petits et les humbles » (cf Mt 11, 25). L’humilité de Dieu fait homme nous confond par sa grandeur et non seulement elle rend le colloque possible mais elle nous l’offre, nous l’impose (cf St Augustin, Sermo 36 ; PL 38, 191).
Nous nous trouvons dans un climat nouveau, invraisemblable : c’est celui du rapport de la foi, qui n’annule pas le rapport de la raison, mais exalte et fortifie le rapport religieux au point de le pénétrer d’une certitude plus précieuse que la vie elle-même et encore aussi avide de savoir et de progresser qu’elle ne se lasse jamais de chercher et de contempler.
Au moment où se conclut l’année liturgique, Fils et Frères, nous devons examiner le degré de notre connaissance du Christ. Notre remarque n’a rien d’offensant : ce degré nous trouverons nous-mêmes qu’il n’est pas assez élevé, qu’il est peut-être même indigne de nous. Il en est ainsi pour chacun de nous si nous avons réussi à tirer quelque chose de la conversation divine que nous permet notre élection chrétienne. Résumons nos pensées en un propos final, en un désir qui prélude à son accomplissement au-delà du temps ; c’est celui des Grecs qui, le jour de l’entrée messianique du Christ à Jérusalem s’exprimèrent ainsi : « Nous voulons voir Jésus » (Jn 12, 21).
Qu’il en soit ainsi pour nous tous.
Avec notre Bénédiction Apostolique !
Chers Fils et Filles,
La fin de l’année liturgique qui aura sa conclusion dans deux semaines avec la célébration de la fête du Christ-Roi pour la Couronner, nous inspire le désir d’en faire la synthèse — ce qui correspond à la manière de penser actuelle — et de grouper autour d’une idée centrale tout ce qui a fait l’objet de notre réflexion religieuse au cours de cette année. Après l’Année Sainte, et toujours sous le faisceau de lumière du Concile, quel est, cette année-ci, l’aspect religieux qui semble le mieux refléter notre foi ? Le Christ, sans aucun doute; le Christ est toujours le centre rayonnant qui attire notre pensée, qui inspire notre prière, qui guide notre conduite si nous restons fidèles à l’engagement qui, nous en donnant le titre, a fait de nous des chrétiens. Toujours désireux de condenser notre pensée dans des propositions brèves et fondamentales, nous nous sommes déjà demandé — on s’en souviendra peut-être — qui est le Christ en soi et Qui est-il pour nous ? Nous voulons croire que parmi ceux qui nous auront écouté, il se trouvera des fidèles en mesure d’y donner comme réponse les formules exactes et très denses, extrêmement importantes, de cette catéchèse conclusive de notre observance liturgique annuelle. Mais ce n’est pas tout !
Afin que cette synthèse puisse saisir un autre aspect de notre participation religieuse au message chrétien dominical, nous pensons à une autre question, inéluctable, qui jaillit du fond de notre âme ; une question, elle aussi formidable : soit : quel est, en substance, l’enseignement qui me vient du Christ, que me propose-t-il de croire, de savoir, de penser ? En d’autres mots : l’Evangile que j’ai écouté à la messe du dimanche ou dont j’ai été informé peu importe comment, que m’apporte-t-il de spécifique, de fondamental, d’inéluctable, de beau ?
Cette révision ultérieure de l’écoute évangélique n’est pas du tout superflue si l’on veut éviter de tomber dans ce nominalisme creux qui utilise l’épithète « chrétien » pour qualifier mille choses de manière purement conventionnelle, superficielle, extérieure, en sans ressentir cette vibration intérieure que devrait toujours susciter le recours à un tel nom. Et il est d’autant moins superflu de remettre l’enseignement chrétien à la place qui lui revient dans l’échelle des valeurs spéculatives et actives qu’il comporte, s’il est vraiment religieux ou, mieux encore, s’il est vérité religieuse et s’élève aux sommets des principes qui déterminent l’ordre humain et l’équilibre spirituel. Si féconde, indispensable et inépuisable que soit et doive être l’impulsion que le christianisme confère à la promotion humaine, on ne peut l’exploiter en faveur d’une conception de la vie — on parle aujourd’hui de « christianisme pour le socialisme » — d’une conception, disons-nous, qui contredit, idéologiquement et pratiquement, le christianisme même. Il y aurait lieu ici de faire un long discours : pour l’instant il nous suffit d’y faire allusion.
Ce qui nous importe et nous suffit en ce moment c’est de déterminer ce qu’est, en substance, cette doctrine qui se définit chrétienne et qui a fait l’objet de notre réflexion religieuse et liturgique au cours de cette année, proche de sa conclusion. Nous alignant sur un mode aujourd’hui habituel nous pouvons nous aussi, pour exprimer les orientations sommaires de la spiritualité, et pour situer la doctrine chrétienne, parler d’un double plan, un plan vertical et un plan horizontal, c’est-à-dire orienté vers le grand mystère de Dieu et vers le mystère infiniment plus restreint, mais quand même un mystère inépuisable, celui de l’homme. C’est-à-dire : l’enseignement du Christ, son Evangile nous ouvre deux fenêtres, l’une sur le ciel, l’autre sur la terre. Celui qui fréquente l’école du divin Maître jouira d’une science, d’une sagesse, d’une révélation incomparable et béatifique au sujet du Dieu infini et ineffable, transcendant et immanent ; et il lui sera permis de lui donner le plus auguste et le plus familier des noms : celui de Père : « Vous, donc, nous enseigne le Christ, vous prierez comme ceci : Notre Père qui es dans les cieux... » (Mt 6, 9). Théologie admirable dont l’humanité ne saurait être jamais rassasiée, dont elle ne pourra plus jamais se passer une fois qu’elle l’aura découverte, qu’elle en aura fait l’expérience intérieure. Oh ! Puisse la philosophie humaine essayer de balbutier quelque parole sublime au sujet du « Dieu inconnu » sans se laisser emporter par le doute et la peur ; qu’elle nous dise si jamais vision plus parfaite et plus rassurante a été offerte au regard, aux lèvres et au cœur de l’homme ! Oh ! nous ne voulons pas méconnaître la grandeur de la poésie humaine, les spéculations des mystiques de toute religion, de toute orientation, les gémissements de tant d’esprits, provoqués par les expériences les plus vives de l’amour et de la douleur ; mais nous ne pouvons manquer de remercier le divin Maître de nous avoir enseigné son incomparable et sublime prière, — la nôtre désormais — qui jaillit d’âmes devenues intrépides parce qu’elles ont su accueillir le grand et premier commandement de l’amour auquel se rattache toute la Loi ainsi que les prophètes » (cf. Mt 22, 37 et suiv.) sur l’œuvre de l’homme ; une prière qui monte des lèvres des tout-petits éduqués à la conversation divine (cf. Mt 11, 25 et suiv.). Cela, c’est l’enseignement vertical (cf. les Pensées de Pascal, 521, 537, 547, 548...).
Et l’enseignement horizontal ? la théologie au sujet de l’homme ; nous la lisons avec celle qui concerne Dieu. Avant tout : « Qui me voit, voit le Père » dit Jésus à Philippe, son disciple qui s’était risqué à demander : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit » (Jn 14, 8-9). De Jésus rayonne une double vision : une vision divine, celle de la perfection infinie ; une vision humaine, dans sa dégradation multiple ; c’est dire que dans toute souffrance humaine se révèle, en transparence pour qui sait le découvrir, le mystère de l’homme, souffrant et déchu, mais qu’il ne faut plus mépriser, et, au contraire, rechercher et aimer, d’un amour supérieur, d’un amour religieux (cf. Mt 25, 35).
C’est cela, la religion de Jésus. Il faut que nous y insistions. Il semble qu’aujourd’hui ce soit la mode ; et c’est très bien. Mais n’oublions pas : aussi longtemps qu’il y a l’Evangile ! La civilisation, même la plus experte, la plus raffinée, ne saurait soutenir le vrai, fort et cohérent amour de l’homme pour l’homme si le Christ ne nous enseigne pas ce qu’est l’homme et pourquoi il faut l’aimer (cf Jn 2, 25 ; L. de Grandmaison, Jésus-Christ, II, 85 et suiv.; Christus, Rousselot-Huby, 982 et suiv.).
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Un désir de synthèse, avons-nous dit dans nos précédentes rencontres du mercredi, le désir de condenser en quelques formules essentielles la célébration de l’Année Sainte a guidé nos pensées alors que nous approchons de la conclusion de cette année liturgique, liée logiquement à celle qui l’a précédée ; et nous nous proposons de prolonger dans le temps non seulement le souvenir mais aussi et surtout l’esprit de renouvellement chrétien dont ces précédentes périodes d’expérience religieuse plus intense et plus consciente nous ont, grâce à Dieu, infusé le sens et la vigueur.
La formule que nous voulons rappeler et retrouver chargée des richesses spirituelles dont on a eu la profit et qui s’ouvre à de nouveaux développements pour une successive période de vie chrétienne, est celle que nous avons consacrée à la joie spirituelle qui doit caractériser l’authenticité de notre profession de fils de Dieu, de disciples et frères du Christ, de temples animés et éclairés par l’Esprit Saint, de membres vivants de ce corps social mystique et cependant visible qui se nomme l’Eglise. « Gaudete in Domino », soyez heureux dans le Seigneur, avons-nous dit à l’Eglise elle-même et à tous ceux qui, en quelque mesure, en respirent le divin souffle animateur; « gaudete in Domino » (Ph 4, 4) ; nous le répétons maintenant avec la même intention d’inclure dans cette expression que Saint Paul répète si souvent (2 Co 13, 11 ; Ph 2, 18 ; 3, 1 ; 4, 4 ; 1 Ts 5, 16 ; etc.), une manière d’être unissant tout en même temps la foi, l’espérance, l’amour, l’esprit et l’action apostoliques, la sérénité, le courage, la patience, l’abnégation, etc. ; une manière d’être qui peut dignement couronner la spiritualité et la pédagogie de cette particulière période liturgique.
Nous ne saurions mieux faire que de rappeler à votre filiale attention notre Exhortation Apostolique du 9 mai 1975 dédiée à la joie chrétienne ; nous osons dire : relisez-la pour vous imprimer dans le cœur une ligne d’orientation vers un authentique renouvellement du sens religieux et chrétien comme nous l’avons tous souhaité en célébrant l’Année Sainte, puis en célébrant l’année liturgique qui l’a suivie et qui est maintenant toute proche de sa conclusion.
Faisons maintenant quelques brèves remarques à titre de commentaires et de recommandations au sujet du texte que nous proposons de nouveau à votre attention. Voici la première remarque : il ne s’agit pas d’un document qui vise à une consolation particulière ou occasionnelle, mais bien d’une parole qui a valeur de message essentiel pour la spiritualité catholique et notamment si, comme il nous paraît, elle vient bien à-propos et d’une manière dont on ne peut que ressentir l’opportunité. En effet, ces temps-ci, ne sont-ils pas pleins de tristesse ? Malheureusement, ils le sont ! Il est possible qu’ils restent traumatisés par les deux guerres mondiales qui ont ensanglanté l’histoire de notre siècle et les révolutions, les inquiétudes sociales qui en ont, sous certains aspects, prolongé le malaise moral ; non, même si elle se pare d’un masque de joie, notre époque n’est pas heureuse. Et, en observent attentivement la psychologie de l’homme d’aujourd’hui on y découvre un fond d’amertume, de scepticisme, d’esprit révolutionnaire et de soif de vengeance ; et même les efforts admirables pour apporter l’ordre et la prospérité à notre monde ne réussissent, souvent, qu’à réveiller en lui le sentiment de ses déficiences, de ses injustices, de ses souffrances. Au fur et à mesure qu’il s’est mieux rendu compte du degré de civilisation qu’il a atteint ou qu’il faut atteindre, l’homme s’est aussi mieux rendu compte de sa propre nature incomplète et fragile. Et surtout, le développement logique de la philosophie, de l’idéologie, de la culture contemporaine a plongé l’homme dans des états d’incertitude, d’insatisfaction, de nihilisme, qu’une discipline extérieure ne parvient pas à modifier ; et encore moins à l’en consoler. Un gémissement que nous pourrions presque qualifier de prophétique circule dans le monde comme pour dénoncer la souffrance des hommes croissant au fur et à mesure que s’accroît leur richesse et leur faim d’une richesse plus grande qui leur manque encore. Misères, douleurs, déceptions, souffrances semblent couvrir la surface de la terre, au lieu de la paisible jouissance de tous les biens que nous offre le progrès. La parole du Christ continue à retentir, et son caractère toujours actuel, sa faculté de nous apporter réconfort et espérance justifie notre éloge de la joie chrétienne : « Venez à moi, vous tous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai » a dit le Seigneur (Mt 11, 28).
Et ce mécontentement devenu contagieux a pénétré quelques secteurs du monde ecclésial lui-même, au point d’en marquer le visage d’agressive amertume, non pas tant à cause de fraternels reproches pour tant de défauts qui l’avilissent et dont son empreinte chrétienne rend plus évidents et plus responsables, mais à cause d’une attitude désormais à la mode, qui semble parfois justifier une supérieure intransigeance mais qui, souvent cache un manque d’amour, c’est-à-dire de joie intérieure qui n’est plus capable de s’extérioriser. Ici également le baume d’une sincère joie chrétienne pourrait faire renaître parmi les frères dans la foi un climat d’exemplaire socialité chrétienne.
Nous voulons ajouter à ceci une autre remarque pour éviter qu’on pense que la vie chrétienne est toujours joyeuse, au risque d’exclure la douleur de l’expérience vécue. Non, la joie chrétienne et la souffrance vont de pair, sauf que ce jumelage de plaisir et de douleur devient tolérable mais même, avec l’aide de Dieu, souhaitable. Saint Paul est un grand exemple de ce caractère ambivalent de la sensibilité chrétienne : « Je suis rempli de consolation ; je surabonde de joie dans toutes nos tribulations » (2 Co 7, 4). La croix n’est pas absente de la plénitude de la vie chrétienne, au contraire, elle s’y dresse comme un trophée de victoire, unie comme elle l’est à l’amour, au sacrifice, à la garantie de la résurrection.
Et ainsi, nous nous souviendrons d’alimenter en nous la joie de la vie chrétienne pour savoir en tirer la force qui lui est propre. Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Comme vous le savez, cette semaine prend fin l’année liturgique, c’est-à-dire la recherche de Dieu dans l’histoire où le Christ est entré le jour de sa Nativité. A sa manière, il se révèle dans l’humilité de l’Evangile, dans la réalité concrète de son humanité (cf Jn 1, 1-3), avec cette Parole incisive, tranchante comme une épée (Hb 4, 12), chargée de vertus miraculeuses qui guérissent (cf Mt 8, 3) et dominent les flots (Mt 8, 26). Il nous apporte l’enchantement de ses Béatitudes (cf Mt 5, 3 et ss.) et l’avertissement de ses malédictions (Mt 11, 21 ; 18, 7 : 23, 14). Finalement il nous apporte la Révélation du Père, de Lui-même et de l’Esprit (Jn 16, 13 ; Mt 28, 19) ; Il est mort crucifié, est ressuscité et monté au ciel. Il a disparu (Ac 1, 19)... Il nous a dit qu’il reviendra... (Ac 1, 11). Mais comment ? Quand ? En attendant voilà que douze mois se sont écoulés ; l’année de la prière répartie dans le temps est finie. Comment allons-nous conclure cette période spirituelle ?
Ici s’impose une synthèse, qui, sera en quelque sorte l’expression de notre attitude à l’égard du Christ. Prêtons l’oreille un instant à une voix étrangère qui va nous secouer comme des naufragés dans la tempête : Jésus... « Ce n’est qu’un petit Juif, der kleine Jude, disait Nietzsche et, comme lui, le disent aussi certains parmi les hommes les plus sages, les plus célèbres, les plus forts du monde... ». Il est pauvre, nu, méprisé, insulté, couvert de crachats, une vermine et non un homme... Mais s’ils regardent attentivement son visage, ils trembleront de peur et tomberont à ses pieds comme le démoniaque du pays de Gadara : « Je t’en prie, par Dieu, ne me tourmente pas ! » (Merezkovskij, Gesù sconosciuto, p. 314). Qui est Jésus-Christ ? Voilà, nous voulons toujours à l’Ecole de l’Eglise et toujours en rappel de notre catéchisme, résumer notre théologie en un titre qui dit tout en un seul mot, le titre que l’Ange, annonçant sa venue au monde, lui reconnut — en un langage biblique — par droit de naissance : « Tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand et on l’appellera Fils du Très-Haut... Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il régnera sur la maison de Jacob à jamais et son règne n’aura point de fin » (Lc 1, 31-33). C’est ce titre qu’un jour, après le sensationnel miracle de la multiplication des pains, la foule heureuse et exaltée voulait lui conférer, celui de roi, mais avec une équivoque signification messianique, temporelle et prophétique en même temps ; Jésus refusa (Jn 6, 15), en se soustrayant à la foule. C’est encore ce titre qui lui était attribué par l’opinion publique presque comme un chef d’accusation et auquel, devant Pilate, Il s’acharna à rendre son vrai sens transcendant : « Tu es le Roi des Juifs ? demandait Pilate, intrigué par la dénonciation d’une foule déchaînée ; et Jésus de répondre : « Mon règne n’est pas d’ici-bas ». Le Procureur Romain insista : « Donc, tu es Roi ? ». Et alors « Jésus répond : tu l’as dit ; Je sui Roi »... Et cette réponse vaut à Jésus, après la flagellation, par divertissement cruel des soldats, d’être couronné d’épines (Jn 19, 20) ; puis, sur la Croix, Pilate fait mettre un écriteau qu’il avait rédigé lui-même pour expliquer la condamnation. Il portait ces mots, en hébreu, en latin et en grec : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs (Jn 19, 20). Jésus fut Crucifié comme Roi, parce que Roi. Et comme Roi, Jésus ressuscita et fut glorifié et Roi, Il l’est pour l’éternité : « ... le manteau qui l’enveloppe est trempé de sang et son nom est Verbe de Dieu, nous révèle l’Apocalypse (...) ; un nom est inscrit sur son manteau et sur sa cuisse ; Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs » (Ap 19, 16). Oui, le Christ est Roi.
Nous sommes moins sensibles aujourd’hui à ce titre suprême. Il faut que nous entendions résonner sa signification biblique et actuelle, en relisant et en étudiant le document pontifical qu’à la fin de l’Année Sainte 1925 le Pape Pie XI, avec son Encyclique Quas primas, voulut adresser à l’Eglise en instituant la Fête du Christ-Roi (acta Apost. Sedis, vol. XVII, 1925, p. 503 et suiv.). La royauté du Christ synthétise liturgiquement et spirituellement le cycle de notre culte annuel et propose à nore vie religieuse une méditation d’ensemble merveilleuse et sans limite. Notre christologie se fait christocentrique. Elle est la clé pour comprendre l’Evangile si vraiment l’Evangile est, comme nous le savons, l’annonce et l’inauguration du règne de Dieu dans le temps, dans l’humanité, dans la vie de l’Eglise; la royauté est la voie qui nous permet de pénétrer le mystère du Christ dans sa profondeur ineffable (cf Ap 1, 12 et ss.), dans son extension cosmique (voir la page éclatante écrite par Saint Paul dans son Epître aux Colossiens 1, 15-23) ; dans sa formulation théologique (cf le tomus du Pape Léon I, Denz. Schoen., 290 et ss. ; cf L. bouvier, Le Fils éternel, Réflexions, p. 469 et sv.). Dans la célébration de la royauté du Christ nous trouverons des motifs pour l’adorer dans sa divinité, pour nous rapprocher de Lui dans son humanité ; nous y trouverons, certes, sa majesté et son pouvoir, mais aussi le centre d’où émanent l’effusion sanctifiante de l’Esprit et le centre d’attraction de toute destinée humaine. Nous y trouverons le Chef, le Maître, le Pasteur, le Sauveur, le Verbe Incarné, l’Agneau de Dieu, Prêtre et Victime d’infinie bonté.
Et cette rayonnante figure du Christ-Roi qui nous permet d’avoir de Lui, par participation et pour autant que nous puissions la percevoir, une vision eschatologique et céleste, ne l’éloigné pas de nous, de chacun de nous : car le miroir dans lequel nous pouvons contempler sa vivante image, c’est la foi, cette foi que chacun comme un oeil intérieur et spatial, au plus intime de soi-même, là où, comme nous le dit Saint Paul et tel que nous le confirme notre expérience religieuse même ; là, donc, où Lui, le Christ « habite en nous » (Ep 3, 17).
Tout cela nous donne l’impression d’un monde nouveau, d’un tourbillon indéfinissable mais c’est la réalité, en puissance aujourd’hui, réelle demain si nous nous laissons vraiment sauver par le Christ.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Voici l’Avent. C’est le temps liturgique qui précède Noël. C’est la période de l’attente, de la préparation, de la recherche. On ne saurait célébrer dignement ce grand fait, ce grandiose événement qu’est Noël, qu’est la venue du Verbe de Dieu, Dieu lui-même, dans le monde, dans l’histoire, dans l’humanité, sans y être en quelque sorte préparé, Noël n’est pas une simple échéance du calendrier : c’est un prodige qui se place comme pivot du destin de tous les hommes. Il est le centre de la roue cosmique qui nous entraîne tous, conscients ou inconscients que nous soyons. Il pose des problèmes immenses, qui résout des questions fondamentales pour notre pensée et pour notre vie.
Noël exige avant tout une première attitude que nous pourrions dire de recherche. Ou, si vous voulez : une attitude philosophique, c’est-à-dire radicalement rationnelle, celle qui concerne Dieu, l’existence de Dieu qui est pour nous comme le soleil, qui illumine la scène sans confins de l’univers : « la lumière véritable qui éclaire tout homme » comme le dit Saint Jean dans le prologue de son Evangile » (1, 9) ; celle qui rend le monde intelligible.
Et voici donc le premier mouvement de notre recherche ; celui qui s’adresse à Dieu. Dieu existe-t-il ? Qui est Dieu ? Quelle connaissance pouvons-nous avoir de lui ? Où en est la pensée contemporaine au sujet de cette interrogation fondamentale ? et quelle est la position de mon âme ou sujet de ce point central du savoir humain ?
Questions formidables ! En fait, nous ne prétendons pas vous donner une réponse adéquate, organique, scolaire, mais il suffit simplement de percevoir ces questions pour se rendre compte de l’importance, de l’ampleur, de la supériorité même du climat mental dans lequel nous introduit la célébration de Noël. C’est ainsi qu’est la religion : elle ouvre devant nous d’immenses panoramas. Pauvres serions-nous, si nous avions, malheureusement, l’opinion si répandue dans la mentalité contemporaine que la religion est une forme naïve, primitive, mystique, de concevoir le cadre de la réalité qui cerne notre existence ! La religion ouvre les deux au-dessus de nous ; la religion découvre des abîmes autour de nous ; la religion dilate notre pensée au-delà du cadre étroit de notre expérience quotidienne. En attendant, enregistrons cette première constatation : l’incomparable dignité de la religion.
Par religion nous entendons le rapport de l’homme avec Dieu. Et ici notre pensée d’avant-Noël est invitée à se hisser à un nouveau plan, au-dessus de celui, inférieur, auquel le condamne l’athéisme moderne. Le plan de la certitude. Notre recherche ne se borne pas à la seule phase de formulation problématique, la phase de l’interrogation, de l’éternelle indécision finale, du doute toujours timide et aristocratique qui ne veut pas se compromettre en admettant la vérité conquise, source de trop nombreux devoirs. Notre recherche aura, certes, la conscience de ne pouvoir jamais épuiser ses efforts vers le Tout, vers le Secret ultérieur et ultime puis ineffable de la réalité ; mais en maintenant la tension vers une progressive démarche du savoir, elle ne refusera pas l’adhésion due à la Vérité connue, ne reculera pas devant la raison par crainte systématique de devoir revenir sur son opinion. Elle saura dire oui à la certitude que des motifs plausibles lui imposent. C’est là une des faiblesses caractéristiques de la mentalité de tant de gens de notre époque : confondre le doute sceptique et habituel avec la recherche et l’étude de l’intelligence critique et progressive (cf. Denz-Schoen., 3014, 3036).
Et ainsi, également, il ne faut pas que nous cédions à l’illusion qui, elle aussi, fait école dans notre monde incrédule : celle d’avoir donné à la pensée humaine une réponse suffisante avec les réponses scientifiques, incontestablement merveilleuses, encyclopédiques, progressives, bien dignes d’être cherchées et célébrées, mais insuffisantes si elles éludent la suprême question de Dieu ou si elles sont inspirées par des préjugés aveugles et pseudo-suffisants ou encore si elles entraînent une absurde renaissance du panthéisme ou un nihilisme humiliant. La science, en étendant le champ de la connaissance, rationnelle, ne fait qu’élargir le domaine de la recherche finale du comment et du pourquoi des choses, c’est-à-dire celle du principe transcendant et générateur des phénomènes scientifiques (cf. G. tresmontant : Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, p. 384 et ss. ; éd. du Seuil, 1966).
Oui, nous devons chercher ; mais non pas l’esprit plein de préjugés, désespérément convaincu qu’il ne pourra jamais atteindre la vérité de Dieu. Nous devons chercher cette vérité que Lui-même nous laisse découvrir dans le grand miroir de la nature, puis celle que l’histoire et l’enseignement du Christ nous révèlent avec une richesse ineffable, avec une communion vitale.
Cette orientation optimiste de notre recherche, est une attitude d’avant-Noël, elle nous rappelle ce qu’a dit Pascal : « Tu ne me chercherais pas si déjà tu ne m’avais pas trouvé ».
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Voici bientôt Noël. Une demande s’impose: avons-nous compris le sens de cette fête annuelle ? En accueillons-nous vraiment la valeur dans notre manière de penser et d’agir ? Cette interrogation est importante elle est même inquiétante, car, dès que l’on tente de pénétrer l’esprit dans ce thème de Noël, il semble que son contenu éclate de densité au point qu’on ne saurait le saisir. Parlant précisément du mystère du Christ, Saint Paul nous exhorte à nous mettre en mesure de le comprendre dans les quatre dimensions « l’ampleur, l’extension, la hauteur, la profondeur » où il s’étend au point de dépasser toute faculté d’entendement (cf. Ep 3, 18-19). Pour beaucoup d’entre nous, Noël est simplement une date du calendrier, un peu particulière toutefois, qui insère un moment de pause dans notre labeur habituel, qui comporte un peu de joie, quelque cadeau à faire et à recevoir, quelque distraction de qualité, quelque mouvement au regard actif et passif de notre bilan. Il y a aussi autre chose qui nous entraîne sur le seuil du monde de la fantaisie et de la poésie : l’arbre de Noël, le Père-Noël et, pour celui qui veut pénétrer au cœur de la réalité historique et religieuse de Noël : la crèche. Ce spectacle ingénu, innocent, réaliste de Noël offre certainement la perspective la meilleure. Il nous présente, tout imaginé qu’il soit, la scène authentique de l’événement dont nous célébrons le souvenir sacré ; il est beau, il est pieux, il est édifiant de s’extasier devant le tableau idyllique et arcadien de quelque page évangélique qui nous ramène tous, heureux et simples comme des petits, devant l’Enfant Jésus, venu au monde dans un si grand dénuement, au milieu d’une nuit froide que la splendeur des anges rend transparente, sous un ciel qui vibre de chants merveilleux. C’est tellement beau ! Mais cette extase momentanée, suffit-elle à nous faire comprendre ce qu’est Noël ? Avons-nous tenté de recueillir l’impression première et spontanée que l’humble scène de la crèche suscite dans l’âme de ceux qui la contemplent en silence ? C’est-à-dire, avons-nous confronté la naisance du Christ dans le monde, et le monde qui la cerne ? Puis, il semble que chacun soit invité à établir une confrontation entre Lui, le Christ, et soi-même ; à se rendre donc compte du rapport qui existe entre sa propre âme et la venue du Christ, un rapport étroit, pressant, plein de problèmes que nous ne désirons pas toutefois analyser en ce lieu et en ce moment.
Nous préférons vous inviter à autre chose, à confronter la venue du Christ dans le temps et l’histoire de l’humanité. Méditations sans limites, comme le ciel qui enveloppe la terre. Mais, dans ce cadre d’une telle amplitude, cueillons au moins cette impression dominante : le moment de la crèche se situe au lieu géométrique de l’histoire universelle. Les siècles convergent sur cet infime instant, ceux du passé, comme une préparation, ceux du futur comme une conséquence. Nous savons que nous considérons un fait qui dépasse de très loin notre intelligence et même notre imagination. Mais il en est ainsi. Comme s’il contemplait un cadran du temps qui enregistre d’innombrables siècles, Saint Paul disait « ... quand vint la plénitude du temps (to pléroma tou chronou), Dieu envoya son Fils, né d’une Femme » (Ga 4, 4). La scène pastorale de la crèche acquiert une signification cosmique. La nuit des siècles est traversée par une Pensée qui veille et qui, à un moment donné, diffuse de la crèche une lumière qui illumine l’histoire du monde ; ici, l’histoire du monde trouve sa clé, son secret, son pivot, son sens, son destin. Le temps, si opaque, si impossible, si inexorable, a sa lumière ici (cf. Jn 1, 5 ; 12, 46) ; il faudra que nous y retournions toujours pour comprendre le sens vrai et profond des choses de la vie.
Voici une autre observation guidant la pensée humaine : cette apparition du Christ dans l’histoire a une « histoire », passée et future ; un dessein dont la connaissance, au moins sommaire, ne saurait manquer à notre Noël. Nous voulons dire l’évocation spirituelle de la préparation ethnico-historique de la venue du Christ, celle que nous définissons comme « Ancien Testament » ; c’est-à-dire la conscience de la suite historico-religieuse de la venue du Christ, ce « Nouveau Testament » dans lequel actuellement nous continuons à vivre dans l’attente d’une eschatologie finale, dans l’attente, donc, de cet « autre monde » dans lequel le royaume de Dieu se manifestera dans sa plénitude.
Puis, il y a encore mille et mille autres pensées. Mais que ceci suffise !
Comme il est beau, toutefois, d’ouvrir son esprit aux grandes visions du temps, c’est-à-dire de l’histoire de la vie humaine, en partant de l’humble crèche de Bethléem ! Oh Grandeur de l’humilité du Christ ! Oh la venue du Christ au niveau humain de notre bassesse pour nous élever à la hauteur de sa divinité ! Oh ! antinomie de notre incapacité à être des hommes vrais et parfaits, et de la toute-puissance libératrice et salvatrice de Celui qui est venu pour faire de nous des « fils de Dieu » (Jn 1, 12).
Préparons-nous à la fête de Noël en nous penchant sur l’humilité de la crèche où le Christ se fit nôtre, afin de nous relever dans le désir, dans l’espérance, dans la grâce du Christ glorieux, quand nous serons vraiment à Lui.
Avec notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
Comme toutes les fêtes liturgiques Noël a deux aspects ; le premier, celui du culte dû au mystère qu’il commémore et célèbre, c’est-à-dire, en ce qui concerne Noël, l’Incarnation du Verbe de Dieu, la naissance du Christ dans le monde et dans le temps ; l’autre est le reflet typique et moral que le mystère célébré, fait luire sur l’humanité, sur l’Eglise célébrante, sur nous, les fidèles appelés à la célébration de la fête.
Ce deuxième aspect se prête à des applications spirituelles sans fin et confère à la célébration un caractère d’actualité qui nous concerne tous, qui se renouvelle chaque année et qui tente de modeler la vie des croyants sur les aspects religieux et historiques du mystère célébré. Noël fête la naissance du Sauveur ; aussi sert-il à promouvoir notre renaissance dans le dessein du Salut. Il est né, enseigne Saint Augustin, afin que nous renaissions : « natus est, ut renasceremur » (Serm P.L. 38, 1006).
Le thème de la renaissance de l’homme se retrouve dans toute l’économie du Salut. Rappelez-vous l’épisode évangélique de Nicodème, un bon pharisien qui, peut-être par timidité, va, la nuit, trouver Jésus, désormais renommé comme maître et auteur de prodiges et lui demande un entretien réservé pour recevoir des éclaircissements ; et rappelez-vous l’enseignement primordial et fondamental qu’avec des mots bouleversants le Seigneur lui donna ? « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’en-Haut, nul ne peut voir le Royaume de Dieu » (Jn 3, 3). Renaître, comment est-ce possible ? Ce sera là le fondement de la doctrine baptismale chrétienne qui ne comporte pas seulement l’absolution du péché originel que tout homme, héritier d’Adam, porte en lui-même du fait de sa naissance naturelle, mais également l’infusion d’un nouveau principe vital, la grâce qui associe la vie humaine à l’ineffable et infinie vie divine (cf. 1 P 1, 23 ; 2 P 1, 4). Saint Paul est le docteur de cette page capitale de la révélation chrétienne (cf. Rm 5, 12-16 et suiv.). L’homme peut renaître et même, il doit renaître. Et cette vérité nous explique également Noël qui non seulement devient la fête par excellence de l’enfance et de l’innocence, mais nous invite aussi à désirer cet heureux âge des petits qui ont la préséance, et même la préférence évangélique dans le royaume des cieux, c’est-à-dire dans la nouvelle existence inaugurée et instaurée par le Christ en dehors de laquelle le destin humain serait sans issue (cf. Mt 11, 25 ; 18, 2). Il faut redevenir enfants ; c’est-à-dire innocents ; humbles et sans faute ; purs, nouveaux. La crèche de Noël est éloquente (cf. st augustin, Serm 188, 3 ; PL 38, 1004).
Elle enseigne une des vérités pédagogiques les plus admirables et les plus consolantes, c’est-à-dire la possibilité d’amender l’âme humaine, même si elle est comble de fautes et vices invétérés qui, d’eux-mêmes sont pratiquement incorrigibles. L’homme peut devenir bon même s’il est corrompu et méchant. A l’école de l’Evangile et avec l’aide de la grâce, il n’est aucun cas de méchanceté humaine qui soit désespéré. L’éducation et la médecine moderne on fait des progrès extrêmement consolants, mais souvent réduits en nombre et trompeurs en la durée. Mais à leurs admirables résultats ne sauraient manquer à l’humble école de Noël le concours, le soutien de l’efficacité incomparable de la renaissance spirituelle et morale chrétienne. Ce n’est pas que celle-ci soit toujours miraculeuse corne elle l’est au moment sacramentel de la Pénitence ; mais cherchée et soignée, selon les méthodes de l’ascèse évangélique, elle est valable de merveilleuse manière. Les maîtres de la sainteté chrétienne, ou, tout simplement, de la sagesse chrétienne, nous le démontrent. Et la renaissance psychologique et morale acquiert à leur école une vertu et une espérance qui doivent nous rendre courage dans la formation des nouvelles générations : nous voulons qu’elles soient bonnes, fortes, conscientes, non seulement pour elles-mêmes mais aussi pour ces contextes sociaux que nous nous résignons souvent à tenir pour incurables et que la jeunesse d’aujourd’hui et de demain peut prodigieusement assainir.
Que de maux — et malheureusement toujours plus étendus — rongent aujourd’hui le tissu social de nombreux secteurs de peuples maladroitement emportés par l’évolution moderne et auxquels ont manqué la leçon, l’exemple, le soutien, l’ambiance d’une vie intègre et humaine ! Nous devons tous, de manière vraiment consciente et responsable, faire tous nos efforts pour élever ces populations à la conscience et à la pratique d’une nouvelle honnêteté humaine et civile. Il n’y a pas de maladie de l’éthique sociale qui soit réfractaire aux soins amoureux et sages de l’Evangile. La naissance de Jésus sur la terre nous encourage à espérer et à travailler à la renaissance de l’homme dans le monde.
Avec les souhaits de bonne fête de Noël, notre Bénédiction Apostolique.
Chers Fils et Filles,
La fête de Noël est passée. Mais Noël demeure. Il demeure comme un fait historique autour duquel s’organise et se développe successivement le christianisme qui, loin d’être dépassé, loin d’être exténué, est arrivé jusqu’à nous. Noël demeure comme conception de l’histoire qui voit les siècles passés comme un moment du temps commencé avec le Noël du Christ, et les siècles futurs comme la continuation logique de cet humble et suprême événement que fut la venue du Verbe de Dieu sur la terre et dans le temps, et qui guide les destins de l’humanité jusqu’à la fin des siècles. Et Noël demeure comme philosophie de la vie, comme école qui nous enseigne le dessein de notre existence dans le temps, comme modèle exemplaire de ce que nous devons être et de ce que nous devons faire : nous devons être chrétiens et nous devons nous comporter comme tels. Ce dernier aspect de Noël l’aspect philosophico-moral, est maintenant le thème de notre brève réflexion dans laquelle pourraient confluer les contributs encyclopédiques de l’ascèse chrétienne sur Noël.
Limitons-nous à une question qui résume le problème: quel est l’enseignement fondamental et sommaire que la naissance du Christ recommande à l’humanité, à chacun de nous ? Nous nous en tiendrons à la parole de Saint Augustin ; mais il y a dans le répertoire de la littérature sacrée, un millier de maîtres qui peuvent nous répéter la même leçon. Du reste, le cadre de la crèche de Noël est assez éloquent : si tel est le moyen que le Verbe de Dieu a choisi pour se faire homme, que nous enseigne le Seigneur sinon d’être humbles : « Cum esset altus, humilis venit » (Enarr. in Ps 31, 18 ; PL 36, 270). Et Saint Paul n’a-t-il pas inséré dans une admirable synthèse le dessein de l’Incarnation : « Ayez entre vous les mêmes sentiments que vous avez dans le Christ Jésus : lui qui, possédant la nature divine n’a pas considéré son égalité avec Dieu comme un butin jalousement gardé ; mais il s’est anéanti lui-même en prenant la nature de l’esclave et en devenant semblable aux autres hommes. Et quand il fut bien constaté qu’il avait tous les dehors d’un homme il s’humilia davantage en se faisant obéissant jusqu’à la mort et la mort de la croix (Ep 2, 5-8). Et ce sera cette pensée qui alimentera, à la racine, la christologie de Saint Augustin ; il raconte, dans ses Confessions, d’avoir compris la mission du Christ quand il comprit que le Christ avait choisi l’humilité comme voie de sa médiation pour conduire l’homme, de son humanité déchue, à la hauteur de la divinité (cf. ch. VII, 28, 24 ; PL 32, 745). Le florilège des citations n’aurait aucune limite si on voulait les cueillir toutes dans les oeuvres du saint Docteur (cf. E. portalié, D. Th. C. II, 2372).
L’humilité dont il s’agit n’est pas la vertu spécifique que Saint Thomas classe dans la sphère de la tempérance, tout en lui reconnaissant une place principale dans un classement plus étendu, celui d’un système général de la vie morale (cf. II-II, 161, 5) ; mais celle relative à la vérité fondamentale du rapport religieux, à la réalité essentielle des choses, qui met au premier et plus haut niveau l’existence de Dieu, personnelle, toute-puissante, omniprésente, au moment où il vient en contact avec l’homme : c’est l’humilité de la Vierge dans le Magnificat, qui donne à la créature le sentiment de soi-même dans une totale dépendance de Dieu, dans la disproportion inéluctable entre l’infinie grandeur de Lui et la dimension toujours infime, de celui qui doit tout à Dieu, qui se rend compte de la nécessité absolue de sa Providence qui veut être miséricorde pour nous, pécheurs. De ce point central de Noël, jaillissent l’humilité du Christ Dieu et Homme, la logique de l’Evangile dans lequel nous entendons résonner les paroles du Seigneur : « Apprenez à être doux et humbles de cœur » (Mt 11, 29), et nous en écouterons l’enseignement se répercuter sur les disciples de l’Evangile : « Bienheureux les pauvres d’esprit (c’est-à-dire les humbles), car le royaume des deux leur appartient » (Mt 5, 3).
S’imposent ici, deux rapides mais importantes observations, la première nous rappelle que cette leçon fondamentale d’humilité n’annule pas la grandeur du Christ et ne fait pas sombrer notre petitesse dans le néant. L’humilité est une attitude morale qui ne détruit pas les valeurs auxquelles elle s’applique ; elle est une voie qui permet de les reconnaître et de les récupérer (cf. Ph 22, 9 et ss. ; Ep 3, 2 ; Mt 23, 12).
La seconde observation offre une comparaison entre la mentalité chrétienne tout imprégnée d’humilité, et la mentalité profane qui n’apprécie pas l’humilité et la tient pour une offense à la dignité de l’homme, qui la considère comme un obstacle a la volonté créatrice de l’homme et tout au plus (comme autrefois les stoïciens) comme de la sagesse résignée à la médiocrité humaine. Nous ne nous attarderons pas à discuter la faiblesse de ces positions ; nous pourrions plutôt en rappeler les dangers (comme ceux du surhomme, de l’exaltation de la puissance, de l’aveuglement de la prétention orgueilleuses, de l’indécision théologique lorsqu’on n’est plus guidé par la vérité de l’Evangile). Mais ici nous nous contenterons de rappeler la récompense qui accompagne une sage humilité : la grâce, comme nous le disent les Apôtres Pierre (1 P 5, 5) et Jacques (4, 6).
Avec notre Bénédiction Apostolique.