Oeuvres complètes de saint Augustin traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin & Cie, éditeurs, 1869, Tome XV, p. 481-745 ; Tome XVI ; Tome XVII, p. 1-242
Les évêques Pélagiens, du fond de leur exil ignoré, ne cessaient d'élever la voix en faveur de leur cause ; il se répandit en Italie deux lettres qui calomniaient les doctrines catholiques au profit de l'erreur condamnée. L'une avait pour auteur Julien, qui cherchait à ranimer dans Rome quelques restes de l'ancienne flamme pélagienne; l'autre, adressée à Rufus, évêque de Thessalonique, portait la signature de dix-huit évêques qui avaient refusé de souscrire à la condamnation de Pélage et de Célestius; c'était comme une levée de boucliers des pontifes anathématisés. Alype, l'illustre et infatigable ambassadeur de l'Afrique chrétienne auprès du siège de Rome, reçut des mains du pape Boniface ces deux lettres avec mission de les remettre à Augustin, car c'était toujours à Augustin que l'on songeait à chaque apparition de l'ennemi. C'est donc à ces deux lettres que répond Augustin dans les quatre livres qui vont suivre.
RÉFUTATION De deux lettres des Pélagiens, ADRESSÉE AU PAPE BONIFACE.
*LIVRE PREMIER. CALOMNIES DE JULIEN.
*CHAPITRE PREMIER. PRÉÉMINENCE DU PONTIFE DE ROME.
*CHAPITRE II. PREMIÈRE CALOMNIE DE JULIEN. LE LIBRE ARBITRE N'A PAS ÉTÉ DÉTRUIT PAR LE PÉCHÉ D'ADAM.
*CHAPITRE III. LA GRACE NE NOUS EST PAS DONNÉE EN VERTU DE NOS MÉRITES.
*CHAPITRE IV. LES PÉLAGIENS COMPROMETTENT LE LIBRE-ARBITRE.
*CHAPITRE V. SECONDE ET TROISIÈME CALOMNIES. L'INSTITUTION DIVINE DU MARIAGE. DEVOIR CONJUGAL.
*CHAPITRE VI. LES PÉLAGIENS PROCLAMENT SANS RÉSERVE L'INNOCENCE DE L'UNION CONJUGALE.
*CHAPITRE VII. QUATRIÈME ACCUSATION. LES SAINTS DE L'ANCIEN TESTAMENT N'ONT-ILS PAS ÉTÉ DÉLIVRÉS DE LEURS PÉCHÉS ?
*CHAPITRE.VIII. CINQUIÈME ACCUSATION. PAUL ET LES AUTRES APÔTRES ONT-ILS ÉTÉ SOUILLÉS PAR LA CONCUPISCENCE?
*CHAPITRE IX. ON PÈCHE PAR LA VOLONTÉ, QUAND C'EST UNIQUEMENT PAR LA CRAINTE DU CHATIMENT QU'ON RÉSISTE AU PÉCHÉ.
*CHAPITRE X. CONTINUATION DU MÊME SUJET.
*CHAPITRE XI. NOUVELLE CONTINUATION DU MÊME SUJET.
*CHAPITRE XII. SIXIÈME CALOMNIE. SOUTENONS-NOUS QUE JÉSUS-CHRIST N'A PAS ÉTÉ EXEMPT DE TOUT PÉCHÉ?
*CHAPITRE XIII. SEPTIÈME CALOMNIE. SOUTENONS-NOUS QUE TOUS LES PÉCHÉS NE SONT PAS REMIS DANS LE BAPTÊME ?
*CHAPITRE XIV. LES CRIMES ET LES PÉCHÉS VÉNIELS.
*CHAPITRE XV. JULIEN ET SA PROFESSION DE FOI ANTI-CATHOLIQUE. TROIS PREMIERS ARTICLES.
*CHAPITRE XVI. ADAM ET ÈVE S'APERÇOIVENT ET ROUGISSENT DE LEUR NUDITÉ.
*CHAPITRE XVII. LA PASSION A-T-ELLE PU EXISTER DANS LE PARADIS TERRESTRE AVANT LE PÉCHÉ ?
*CHAPITRE XVIII. QUATRIÈME ANTITHÈSE DE JULIEN.
*CHAPITRE XIX. LE COMMENCEMENT DE LA BONNE VOLONTÉ EST UN DON DE LA GRACE.
*CHAPITRE XX. PUISSANCE DE LA GRACE DE DIEU.
*CHAPITRE XXI. CINQUIÈME CALOMNIE DE JULIEN : DES JUSTES DE L'ANCIEN TESTAMENT.
*CHAPITRE XXII. SIXIÈME CALOMNIE DE JULIEN: DE LA QRACE NÉCESSAIRE A TOUS, ET DU BAPTÊME DES ENFANTS.
*CHAPITRE XXIII. SEPTIÈME CALOMNIE: DE L'EFFET DU BAPTEME.
*CHAPITRE XXIV. RÉPONSE A LA CONCLUSION DE LA LETTRE DE JULIEN.
*LIVRE DEUXIÈME. LE MANICHÉISME, LE PAPE ZOZIME, LA GRÂCE.
*CHAPITRE PREMIER. POUR LES DISCIPLES DE PÉLAGE, LES CATHOLIQUES NE SONT PLUS QUE DES MANICHÉENS.
*CHAPITRE II. EN QUOI LES MANICHÉENS ET LES PÉLAGIENS SE RESSEMBLENT ET DIFFÈRENT.
*CHAPITRE III. CALOMNIE DES PÉLAGIENS CONTRE LES CLERCS DE L'ÉGLISE ROMAINE.
*CHAPITRE IV. CONTINUATION DU MÊME SUJET.
*CHAPITRE V. QU'EST-CE QUE LE LIBRE - ARBITRE SANS LA GRACE ?
*CHAPITRE VI. LES PARTISANS DU DESTIN, CE SONT NOS ADVERSAIRES.
*CHAPITRE VII. DE L'ACCEPTION DES PERSONNES.
*CHAPITRE VIII. LE DÉSIR DU BIEN MÊME IMPARFAIT EST UN DON DE LA GRÂCE.
*CHAPITRE IX. INTERPRÉTATION LÉGITIME DES TEXTES FAUSSÉS PAR LES PÉLAGIENS.
*CHAPITRE X.LES ÉLUS SONT APPELÉS SELON LE DÉCRET DE DIEU.
*LIVRE TROISIÈME. LA LOI, LE BAPTÊME, LES JUSTES, LA VIE FUTURE.
*CHAPITRE PREMIER. INTRODUCTION.
*CHAPITRE II. LES PÉLAGIENS NOUS CALOMNIENT SUR L'USAGE DE L'ANCIENNE LOI.
*CHAPITRE III. LES PÉLAGIENS NOUS CALOMNIENT SUR L'EFFET DU BAPTÊME.
*CHAPITRE IV. LES PÉLAGIENS NOUS CALOMNIENT AU SUJET DE L'ANCIEN TESTAMENT ET DES ANCIENS JUSTES.
*CHAPITRE V. LA JUSTICE DES PROPHÈTES ET DES APÔTRES.
*CHAPITRE VI. DU PÉCHÉ EN JÉSUS-CHRIST.
*CHAPITRE VII. DE L'ACCOMPLISSEMENT DES PRÉCEPTES DANS LA VIE FUTURE.
*CHAPITRE VIII. LES TROIS POINTS PRINCIPAUX DE L'HÉRÉSIE PÉLAGIENNE.
*CHAPITRE IX. LA DOCTRINE CATHOLIQUE TIENT LE MILIEU ENTRE LE MANICHÉISME ET LE PÉLAGIANISME, ET LES RÉFUTE.
*CHAPITRE X. LA QUESTION DE L'ORIGINE DE LAME INUTILEMENT INTERJETÉE PAR LES PÉLAGIENS.
*Augustin y répond à la lettre de Julien et venge la doctrine catholique de toutes les calomnies lancées contre elle par l'auteur de la lettre.
1. Je vous connaissais, grâce à l'éclat de votre renommée, grâce encore à ces nombreux et illustres chrétiens qui ont pu contempler dans votre personne, bienheureux et vénérable Pontife, la vivante image de Jésus-Christ. Du nombre de ces privilégiés qui ont pu jouir de votre présence corporelle, je compte surtout mon frère Alype qui a été reçu par vous avec tant de bienveillance, qui a joui de vos entretiens dictés par la plus douce et la plus affectueuse paternité, qui a été votre convive, et qui enfin, malgré les trop courts instants passés auprès de vous, a pu s'éprendre de l'affection la plus vive pour votre sainteté, vous entretenir de lui et de moi, et me convaincre à son retour que je vous connais d'autant mieux que vous daignez m'honorer de l'amitié la plus sincère. Malgré la sublime prééminence qui vous appartient, vous ne dédaignez pas de vous faire l'ami des petits, et de leur rendre amour pour amour. En effet, d'où l'amitié tire-t-elle son nom, si ce n'est de l'amour, et où peut-elle avoir sa source, si ce n'est en Jésus-Christ, de qui seul elle tient la durée et le bonheur? Alype m'a donc appris à vous connaître mieux encore; ma confiance en vous ne tonnait plus de bornes, et j'ose communiquer à votre béatitude les réflexions que m'inspirent les événements dont nous sommes les témoins, et qui provoquent d'une manière si pressante tous les efforts de notre sollicitude épiscopale.
2. Ces nouveaux hérétiques , adversaires (2) déclarés de la grâce de Dieu donnée par Jésus-Christ aux grands et aux petits, sont déjà manifestement désignés par la réprobation universelle; cependant par leurs écrits ils ne cessent de renouveler leurs efforts pour tromper les simples et séduire les imprudents. Lors même que nous n'aurions pas à craindre que quelque catholique ne se laissât prendre à cette hypocrisie de langage, nous devrions toujours répondre pour empêcher ces hérétiques et leurs adeptes de s'affermir dans leur funeste erreur. Mais comme ils ne cessent, semblables à des loups furieux, de rôder autour du bercail du Seigneur et d'en sillonner toutes les issues pour en arracher les brebis rachetées à si grand prix; d'un autre côté, comme tous les évêques partagent avec vous, et sous votre haute prééminence, la sollicitude pastorale ; en ce qui me regarde, et puissamment aidé par le secours de vos prières auprès de Dieu, je fais tout ce que je puis dans la faible mesure de mes forces pour opposer le remède et la défense à la contagion et aux embûches dont leurs livres sont remplis. Les voyant emportés par une sorte de rage et de fureur, je me jette en travers, pour la guérir ou pour empêcher qu'elle ne fasse des victimes.
3. J'entreprends ici la réfutation de deux lettres. L'une aurait été adressée à Rome par Julien, comme moyen de rallier ses partisans ou de s'en faire de nouveaux. L'autre, signée par dix-huit évêques, tous fauteurs de l'hérésie, a été adressée, non pas à de simples particuliers, mais à l'évêque même de Thessalonique, afin de surprendre sa bonne foi et de l'entraîner, si c'était possible, dans le parti de l'erreur. Or, c'est à votre sainteté même que j'adresse ma réponse, en vous priant, non pas de vous instruire, mais de l'examiner, afin que je puisse corriger ce qui pourrait vous déplaire. Mon frère Alype ne m'a-t-il pas assuré que c'est vous-même qui aviez daigné lui confier ces lettres que vous teniez de la vigilante sollicitude de nos frères vos enfants? Je rends les plus vives actions de grâces à la sincère bienveillance que vous me témoignez en m'adressant ces lettres, dans lesquelles les ennemis de la grâce de Dieu ont indignement calomnié mon nom. Toutefois j'espère qu'au ciel le Seigneur me récompensera de ces outrages dont ils me déchirent à belle dent, et auxquels je m'expose avec
joie dans le but d'arracher les enfants de l'Eglise aux séductions de Pélage, et de les jeter dans les bras du Sauveur Jésus en qui ils trouveront le salut et le bonheur.
Haut du document4. Répondons d'abord à la lettre de Julien. " Ces Manichéens, avec qui nous ne sommes plus en communion, c'est-à-dire tous nos adversaires, soutiennent ", dit-il, " que le libre arbitre a été détruit par le péché du premier homme, qu'il n'est plus au pouvoir de personne de mener une vie sage, et que tous, sous l'aveugle nécessité de la chair, sont
irrévocablement soumis au péché ". Ce sont les catholiques qu'il gratifie du titre de manichéens; à l'exemple de ce Jovinien qui, il y a peu d'années, soufflait une nouvelle hérésie en niant la virginité de Marie et en mettant le mariage des fidèles sur un pied d'égalité parfaite avec la virginité chrétienne. Pour se donner le droit de nous opposer cette doctrine, il nous accusait de condamner le mariage.
5. Le but véritable que se proposent ces nouveaux défenseurs du libre arbitre, c'est de soutenir qu'il suffit pour accomplir toute justice sans aucun besoin du secours de Dieu, et que c'est en lui-même et non pas dans le Seigneur que l'homme peut se glorifier (1). Est-ce donc que jamais aucun de nous aurait soutenu que par le péché du premier homme le genre humain avait perdu son libre arbitre ? Il est une liberté qui a péri par le péché, c'est la liberté telle qu'elle existait dans le paradis terrestre, de posséder la pleine justice avec la liberté ; pour la recouvrer nous avons besoin de la grâce divine, selon cette parole du Sauveur : " Si le Fils vous rend libres, vous serez alors vraiment libres (2) " ; et, avec cette grâce nous sommes parfaitement libres de mener une sage et juste conduite. Le libre arbitre est si peu détruit dans le pécheur; que c'est par le libre arbitre que le péché -est commis, surtout de la part de ceux qui pèchent avec délectation et par amour du péché, et alors ce qu'ils font ils -ont le pouvoir de le faire et ils le font avec plaisir. Delà cette
1. I Cor. I, 31. 2. Jean, VIII, 36.
parole de l'Apôtre : " Lorsque vous étiez esclaves du péché, vous étiez libres de la servitude de la justice ". N'est-ce pas affirmer clairement que s'ils ont pu se faire les esclaves du péché, ce n'est qu'en vertu d'une autre liberté? Ils ne sont donc libres de la servitude de la justice, que par la libre détermination de leur volonté; mais quant à devenir libres de la servitude du péché, ils ne le peuvent que par la grâce du Sauveur. Voilà pourquoi l'admirable Docteur ajoute aussitôt: " Quel fruit donc tiriez-vous alors de ces désordres dont vous rougissez maintenant, car ils n'ont pour fin que la mort ? Mais à présent, étant affranchis du péché, et devenus esclaves de Dieu, le fruit que vous retirez est votre sanctification , et la fin sera la vie éternelle (1) ". Il dit des Romains qu'ils sont libres de la servitude de la justice, et non pas qu'ils ont été arrachés à cette servitude; au contraire, il ne leur dit pas qu'ils sont libres de la servitude du péché, dans la crainte qu'ils ne s'attribuent à eux-mêmes cette liberté ; il préfère les représenter comme ayant été arrachés à cette servitude, pour leur faire mieux sentir la vérité de cette parole : " Si le Fils vous délivre, vous serez véritablement libres ". Si donc les enfants des hommes ne peuvent mener une vie sainte qu'autant qu'ils sont devenus les enfants de Dieu, comment notre adversaire ose-t-il attribuer au libre arbitre le pouvoir de vivre saintement? Ce pouvoir ne nous vient en effet que de la grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2), selon cette parole de l'Evangile : " A tous ceux qui l'ont reçu il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu (3) ".
Haut du document6. Peut-être seraient-ils tentés de répondre que la grâce est uniquement nécessaire pour avoir la puissance de devenir enfants de Dieu ; quant à mériter de recevoir cette grâce, il suffirait pour cela du libre arbitre, sans aucun secours de la grâce. Et en effet, c'est là, je crois, le moyen qu'ils ont imaginé pour saper par sa base la nécessité de la grâce: prétendre qu'elle nous est donnée selon nos mérites. Or, c'est ce moyen que je veux leur ravir ; et d'abord
1. Rom. VI, 20-22. 2. Rom. VII, 25. 3. Jean, I, 12.
je leur refuse le droit de scinder la sentence évangélique, de manière à placer le mérite antérieur dans ces premières paroles: " Tous ceux qui l'ont reçu " ; et dans la seconde partie la grâce, non plus donnée gratuitement, mais conférée en raison même du mérite antérieur : " Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ". Si je leur demande ce que signifient ces paroles : " Tous ceux qui l'ont reçu ", ils me . répondront qu'elles signifient: " Tous ceux qui ont cru en lui ". Eh bien ! qu'ils apprennent de l'Apôtre lui-même que cette foi est aussi une grâce de Dieu: " Afin ", dit-il, " que vous demeuriez intrépides parmi tous les efforts de vos adversaires, ce qui est pour eux la cause de leur perte, et pour vous celle de votre salut; et cela vient de Dieu. Car c'est une grâce qu'il vous a faite, non-seulement de ce que vous croyez en Jésus-Christ, mais encore de ce que vous souffrez pour lui (1) ". Croire en Jésus-Christ et souffrir pour lui sont donc deux grâces spéciales. L'Apôtre écrit également aux Ephésiens : " Que Dieu le Père et le Seigneur Jésus-Christ donnent à nos frères la paix et la charité avec la foi (2) ". Le Sauveur dit également: " Personne ne peut venir s'il n'est attiré par mon Père qui m'a envoyé ". Mais peut-être voudrait-on voir une différence entre ces paroles: " Venir à moi et croire en moi? " Pour dissiper cette illusion, le Sauveur, voyant que ses auditeurs étaient scandalisés de ce qu'il venait de leur dire de son corps et de son sang, ajouta: " Les paroles que je vous ai fait entendre sont esprit et vie; mais il en est parmi vous quine croient pas". L'Evangéliste continue: " Or, Jésus savait depuis le commencement quels étaient ceux qui croiraient, et quel était celui qui le trahirait, et il disait : Voilà pourquoi je vous ai dit que personne ne peut venir à moi s'il n'en a reçu la grâce de mon Père (3) " C'est-à-dire qu'il répéta sous une autre forme ce qu'il avait déjà dit : " Personne ne peut venir à moi s'il n'est attiré par mon Père qui m'a envoyé ". Remarquons surtout que c'est au sujet de ceux qui croyaient et de ceux qui ne croyaient pas que Jésus-Christ formule cette maxime : " A moins qu'il ne soit attiré par mon Père qui m'a envoyé ", ce qui revient à dire. " A moins que mon. Père ne lui en donne la
1. Philipp. I, 28, 29. 2. Eph. VI, 23. 3 Jean, VI, 44, 64-66.
4
grâce ". En effet, c'est être attiré à Jésus-Christ que de recevoir la grâce de croire en Jésus-Christ. Ceux donc qui croient en lui reçoivent le pouvoir de devenir enfants de Dieu, par le fait même qu'ils croient en lui. Et si ce pouvoir n'était donné par Dieu, le libre arbitre seul serait impuissant à le produire, car il n'y a de libre dans le bien que ce qui a été tiré de la servitude par le Libérateur; dans le mal, au contraire, la volonté jouit de son libre arbitre, et elle peut suivre l'attrait que le séducteur secret ou dévoilé lui a inspiré, ou qu'elle s'est inspiré à elle-même.
7. Ce serait donc une erreur de soutenir que sous l'aveugle nécessité de la chair, tous sont irrévocablement soumis au péché" ; et nous accuser de tenir ce langage, c'est assurément une calomnie. D'un autre côté, quand les hommes sont arrivés à cet âge où ils jouissent de leur libre arbitre, leur volonté peut fort bien les retenir dans le péché, et les précipiter d'un péché dans un autre. En effet, l'esprit tentateur n'agit en eux que pour leur faire commettre le péché, soit par ignorance de la vérité, soit par amour pour l'iniquité, soit tout ensemble par aveuglement et par faiblesse. Mais cette volonté qui est libre dans le mal, parce qu'elle s'y complaît, n'est pas pour cela même libre dans le bien, puisqu'elle n'est pas encore délivrée. L'homme ne peut vouloir le bien, à moins qu'il ne soit aidé par Celui qui ne peut vouloir le mal, c'est-à-dire par la grâce de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur. En effet, tout ce qui ne se fait point selon la foi, est péché (1). Dés lors, toute bonne volonté qui se soustrait au péché est une volonté fidèle, puisque le juste vit de la foi (2). Or, c'est à la foi qu'il appartient de croire en Jésus-Christ. Et personne ne peut croire en lui, c'est-à-dire venir à lui, s'il n'en a reçu la grâce. Par conséquent, personne ne peut avoir une volonté juste, à moins que, sans aucun mérite précédent de sa part, il n'ait reçu la grâce véritable, c'est-à-dire la grâce gratuite dont Dieu seul est le dispensateur.
Haut du document8. Cette doctrine révolte nos orgueilleux adversaires; pourquoi donc ne voient-ils pas
1. Rom. XIV, 23. 2. Habac., II, 4.
qu'en exagérant le libre arbitre ils le compromettent sérieusement ? Je crois que le principal motif qui les fait agir, c'est qu'il leur répugne de rapporter à Dieu la gloire du bien qu'ils peuvent faire. Toutefois Pélage craignit la sentence du jugement épiscopal de Palestine. Aussi quand on lui reprocha de dire que la grâce de Dieu nous est conférée selon nos mérites, il nia qu'il eût jamais émis une telle proposition, et frappa d'anathème ceux qui oseraient la soutenir. Et pourtant telle est bien l'erreur qui sert comme de principe à tous les ouvrages qu'il a composés depuis; sans doute se trouvait-il trop heureux d'avoir échappé par le mensonge à une trop juste condamnation, ou bien se flattait-il de déguiser sa pensée sous des termes ambigus et obscurs.
Haut du document9. Continuons. " Nos adversaires ", dit Julien, soutiennent également que le mariage, tel qu'il existe aujourd'hui, n'a pas été institué par Dieu ; telle est en particulier la doctrine d'Augustin, telle que je l'ai réfutée dans quatre livres. Et ces paroles d'Augustin ont été acceptées par nos ennemis en haine de la vérité ". Une calomnie aussi manifeste mérite immédiatement de ma part une courte réponse; plus loin il renouvellera cette accusation, et se mettra en mesure de nous combattre ; alors aussi j'engagerai contre lui une polémique proportionnée à l'attaque et aux lumières qu'il plaira à Dieu de m'accorder. Pour le moment j'affirme que le mariage a été institué par Dieu, soit quand il a été dit : " Voilà pourquoi l'homme quittera son père et sa mère pour s'attacher à son épouse, et ils seront deux dans une seule chair (1) " ; soit quand il a été dit: " La femme est unie à l'homme par le Seigneur (2) ". Aujourd'hui comme sous l'ancienne loi l'homme s'attache à sa femme, et ils sont deux dans une seule chair. Quant au mariage, tel qu'il existe aujourd'hui, les Juifs demandèrent au Sauveur s'il était permis de renvoyer sa femme pour quelque cause que ce puisse être. Le Sauveur leur répondit par les paroles que je viens de citer, et ajouta : " Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas (3) ". Nous retrouvons
1. Gen. II, 24. 2. Prov. XIX, 14. 3. Matt. XIX, 3-6.
5
ce passage de la loi sur les lèvres de l'apôtre saint Paul, lorsqu'il rappelle aux époux l'ordre d'aimer leurs épouses (1). Malheur à moi si jamais dans mes livres j'avais pu enseigner une doctrine opposée à des témoignages aussi formels 1 Mais ce qu'il a lu, soit qu'il ne l'ait pas compris, soit plutôt par malveillance, il n'a rien négligé pour le dénaturer. Quant à celui de mes ouvrages auquel il a répondu par quatre livres, je l'ai composé depuis la condamnation de Pélage et de Célestius. Je fais cette remarque, parce qu'il avance que mes paroles ont été adoptées par ses ennemis en haine de. la vérité; ne faut-il pas qu'on sache que ce n'est pas à cause de mon livre que ces nouveaux hérétiques ont été condamnés comme ennemis de la grâce de Jésus-Christ? Or, ce livre dont je parle, loin d'être une attaque à l'institution divine du mariage en est la justification.
10. Julien ajoute : " Nos adversaires soutiennent que le mouvement des sens et l'union des époux sont l'uvre du démon ; de là ils concluent que les enfants, malgré l'innocence de leur origine, naissent coupables, et que cette culpabilité est l'uvre, non pas de Dieu, mais du démon, puisque c'est de l'union diabolique des époux que naissent ces enfants. Une telle doctrine ne sent-elle pas évidemment le Manichéisme ? " Je réponds : De même que nous soutenons l'institution divine du mariage en vue de la génération légitime des enfants, de même nous disons que la génération n'aurait jamais eu lieu , même dans le paradis terrestre, sans le mouvement des sens et l'action des époux. Mais, en dehors du péché, ce mouvement et cette union auraient-ils été accompagnés de cette honteuse concupiscence qui règne aujourd'hui ? Telle est la question; nous la traiterons plus tard, si Dieu nous en fait la grâce.
Haut du document11. Que veulent donc nos adversaires, que prétendent-ils, où veulent-ils en venir ? Ils nous le révèlent assez clairement, quand ils nous accusent de dire que " les enfants dont la naissance ne saurait être que très-innocente, naissent cependant coupables , et
1. Eph. V, 25, 31.
qu'ils ont pour auteur, non pas Dieu, mais le démon, puisqu'ils naissent de cette union diabolique ". Jamais nous n'avons appelé diabolique l'union des époux, et surtout des époux chrétiens, puisqu'elle a en vue la génération des enfants, qui plus tard seront régénérés dans les eaux du baptême. Jamais également nous n'avons soutenu que les hommes comme tels eussent le démon pour auteur ; Dieu n'est-il pas le créateur de toutes choses? Et cependant nous affirmons que par suite du péché originel, les enfants, même issus de parents chrétiens, naissent coupables, comme l'olivier sauvage naît de l'olivier franc. Par conséquent ces enfants restent soumis à l'empire du démon, jusqu'à ce qu'ils renaissent en Jésus-Christ. Le démon est donc l'auteur de la faute, mais il n'est pas l'auteur de la nature. Nos ennemis, au contraire, soutiennent qu'il ne saurait être question pour ces enfants ni de péché originel ni de servitude du démon. Mais en cela que font-ils autre chose que leur refuser cette grâce de Dieu par laquelle, selon l'Apôtre, " Dieu nous a délivrés de la puissance des ténèbres et transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé (1) ? " Ainsi donc ces enfants ne leur paraissent soumis à aucune puissance des ténèbres, même avant tout secours du Dieu libérateur, et sous prétexte d'exalter l'uvre du Créateur, ils détruisent la miséricorde du Dieu rédempteur. Et parce que nous célébrons les effets de cette miséricorde dans les grands et les petits, Julien s'écrie que nous sommes évidemment des Manichéens. Il oublie donc que de tout temps le dogme catholique a déclaré hérétique la croyance manichéenne.
Haut du document12. " Nos adversaires ", dit-il, "soutiennent que sous l'Ancien Testament les saints n'étaient pas sans péché, c'est-à-dire que malgré tout leur repentir ils n'ont pas été purifiés de leurs fautes, et qu'ils ont été surpris par la mort dans cet état de culpabilité ". Nous affirmons , au contraire , qu'avant la promulgation de la loi et sous l'Ancien Testament, les saints ont reçu la
1. Coloss. I, 13.
6
justification de leurs péchés, mais non point par leur propre vertu; car " Maudit est celui qui place dans l'homme son espérance (1) ". A ce titre sont réellement maudits ceux que le Psalmiste désigne en ces termes: " Ils se confient dans leur propre vertu (2) ". Leur justification ne leur vient pas davantage, ni de l'Ancien Testament qui engendre pour la servitude (3), quoique par lui-même il soit un don de Dieu et une grâce pour l'homme; ni de la loi elle-même, quoiqu'elle soit sainte, juste et bonne (4), comme on en peut juger par ces seules paroles : " Vous ne convoiterez pas (5) ". En effet, malgré sa bonté intrinsèque la loi n'a pas été donnée pour vivifier, mais pour opposer une barrière à la prévarication, jusqu'à ce que la semence promise eût germé (6). Si donc ces saints ont été justifiés, comme nous l'affirmons sans hésiter, c'est uniquement par le sang du Rédempteur, Jésus-Christ Dieu et homme, le Médiateur unique entre Dieu et les hommes (7). C'est là ce que nous affirmons hautement, n'en déplaise à ces ennemis de la grâce divine donnée aux grands et aux petits par Jésus-Christ Notre-Seigneur. S'ils soutiennent que sous l'Ancien Testament les hommes possédaient la justice dans toute sa perfection, nous savons que c'est dans le but unique de faire croire aux ignorants que ces hommes n'ont eu besoin ni de l'incarnation, ni de la passion, ni de la résurrection du Sauveur, et que la foi au Messie futur leur a suffi pour opérer leur salut.
Haut du document13. " Nos adversaires ", continue Julien, " soutiennent également que Paul et les autres Apôtres ont toujours été souillés par une concupiscence désordonnée ". L'homme le plus imbu des idées profanes oserait-il tenir un semblable langage? Mais cette calomnie leur est suggérée à l'occasion de ces paroles de l'Apôtre: " Je sais que le bien ne se trouve pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair, parce que je trouve en moi la volonté de faire le bien, tandis que je ne trouve pas le moyen de l'accomplir (8) ". Or, ils soutiennent que
1. Jérém., XVII, 5. 2. Ps. XLVIII, 7. 3. Gal. IV, 24. 4. Rom. V, 12. 5. Exod. XX, 17. 6. Gal. III, 21, 19. 7. I Tim. II, 5. 8. Rom. VII, 18.
ces paroles et autres semblables, l'Apôtre ne se les applique pas à lui-même, mais à je ne sais quel autre personnage qui aurait eu à subir en lui-même ce combat intérieur. De là pour nous la nécessité d'examiner attentivement ce passage de L'épître du grand Apôtre, si nous voulons empêcher qu'ils ne profitent de certaines apparences d'obscurité pour y cacher leur erreur. Rien de si connu que la largeur des vues de l'Apôtre, et l'énergie constante avec laquelle il défend la grâce contre ceux qui se glorifiaient dans la loi. Ecoutons plutôt : " Parce que nul homme ne sera justifié devant Dieu par les oeuvres de la loi. Car la loi ne donne que la connaissance du péché. Tandis que maintenant, sans la loi, la justice de Dieu nous a été manifestée, la loi et les Prophètes lui rendent témoignage. Et cette justice est celle que Dieu donne par la foi en Jésus-Christ à tous ceux qui croient en lui, car il n'y a aucune distinction, parce que tous ont péché et ont besoin de la gloire de Dieu ; étant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ ". Il ajoute : " Où est donc le sujet de votre gloire? Il est exclu. Et par quelle loi? Est-ce par la loi des oeuvres? Non, mais par la loi de la foi. Car nous devons reconnaître que l'homme est justifié par la foi, sans les oeuvres de la loi (1) ". Ailleurs le même Apôtre dit encore: " Ce n'est point par la loi que doit s'accomplir la promesse faite à Abraham ou à sa race, de lui donner tout le monde pour héritage, ruais parla justice de la foi. Car si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi devient inutile, et la promesse de Dieu sans effet. Car la loi produit la colère, puisque, s'il n'y a point de loi, il n'y a point de violation de la loi (2) ". Plus loin, l'Apôtre dit encore: " La loi est venue pour donner lieu à l'abondance du péché; mais où il y a eu abondance du péché, il y a eu surabondance de grâce (3) ". Ailleurs encore : " Le péché ne vous dominera plus, car vous n'êtes pas sous l'empire de la loi, mais sous le règne de la grâce (4) ". Puis encore: " Ignorez-vous, mes frères (je parle à ceux qui connaissent la loi), que la loi ne domine sur l'homme que pour autant de temps qu'il vit? Car par cette loi, une femme mariée est liée à
1. Rom. III, 20-28. 2. Id. IV, 13-15. 3. Id. V, 20. 4. Id. VI, 14.
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son mari tant qu'il est vivant ; mais lorsqu'il est mort, elle est dégagée de la loi qui la liait à son mari ". Un peu plus loin il ajoute: " Ainsi, mes frères, vous êtes morts à la loi par le corps de Jésus-Christ, pour être à un autre, qui est ressuscité d'entre les morts, afin que nous produisions des fruits pour Dieu. Car, lorsque nous étions dans la chair, les inclinations au péché étant excitées par cette loi, agissaient dans les membres de notre corps afin de leur faire produire des fruits pour la mort. Mais maintenant nous sommes affranchis de la loi de mort, dans laquelle nous étions retenus, de sorte que nous servons Dieu dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vieillesse de la lettre ". Par ces discussions et autres semblables, le Docteur des nations montre clairement que la loi, bien loin d'enlever le péché, n'a fait que l'augmenter, tandis qu'il disparaît sous l'action de la grâce. La loi sait fort bien commander, mais la faiblesse succombe sous ce joug; la grâce, au contraire, en répandant la charité, vient au secours de la faiblesse humaine. Mais ce langage ne va-t-il pas souffler le mépris de la loi, et laisser croire qu'elle est mauvaise? L'Apôtre a prévu l'objection, et s'empresse d'y répondre : " Que dirons-nous donc ? La loi est-elle péché ? Dieu nous garde d'une telle pensée ! Mais je n'ai connu le péché que par la loi ". Déjà précédemment il avait dit : " C'est par la loi que nous avons la connaissance du péché ". La loi nous procure donc, non pas la justification, mais la connaissance du péché.
14. Paul n'hésite pas à mettre en avant sa propre personne et à parler de lui-même. Et tel est, en effet, le point que nous voulions faire ressortir dans cette discussion. D'un autre côté, les Pélagiens soutiennent que l'Apôtre ne parle pas de lui-même, mais d'un autre en qui il se personnifie, c'est-à-dire de l'homme qui est toujours sous le joug de la loi, et n'est pas encore délivré par la grâce. Et d'abord ils doivent nous concéder que personne n'est justifié dans la loi ", comme l'affirme quelque part le Docteur des nations (1); et que la loi n'a par elle-même d'autre efficacité que de nous faire connaître le péché et l'étendue de la prévarication légale, afin que cette connaissance et cet accroissement du péché nous portent à chercher la grâce par la foi. Toutefois ils
1. Gal. III, 11.
accepteraient encore les passages précédents, sauf à les appliquer à la condition antérieure de l'Apôtre ; mais les appliquer à sa condition présente, c'est ce à quoi ils ne sauraient se résoudre. Ecoutons : " Je n'ai connu le péché que par la loi ; car je n'aurais point connu la concupiscence, si la loi n'avait dit : Vous n'aurez point de mauvais désirs. Mais le péché ayant pris occasion de s'irriter par les préceptes, a produit en moi toutes sortes de mauvais désirs; car sans la loi le péché était mort. Et moi je vivais autrefois lorsque je n'avais point la loi, mais parce que le commandement est survenu, le péché est ressuscité. Et moi je suis mort, et il s'est trouvé que le commandement qui devait servir à me donner la vie, a servi à me donner la mort. Car le péché ayant pris occasion du commandement, et s'étant irrité davantage, m'a trompé et m'a tué par le commandement même. Ainsi la loi est véritablement sainte, et le commandement est saint, juste et bon. Ce qui était bon en soi m'a-t-il donc causé la mort ? Nullement, mais c'est le péché qui, m'ayant donné la mort par une chose qui était bonne, a fait paraître ce qu'il était, de sorte que le péché est devenu par ces mêmes préceptes une source plus abondante du péché (1) ". On pourrait croire, ai-je dit, que l'Apôtre, en tenant ce langage, parlait de sa vie passée. De cette manière, les paroles suivantes : " Et moi je vivais autrefois sans la loi ", désigneraient les toutes premières années de sa vie pendant lesquelles il ne jouissait pas encore de l'usage de la raison; quant à celles-ci: " Mais le commandement étant survenu, le péché est ressuscité , et moi, je suis mort ", elles nous montrent l'Apôtre devenu capable de connaître la loi, mais ne l'accomplissant pas, et devenant ainsi le prévaricateur de la loi.
Haut du document15. Je ne me laisserai pas ébranler par ces paroles du même Apôtre aux Ephésiens Pour ce qui est de la justice de la loi, j'ai mené une vie irréprochable (2) ". En effet, il pouvait être prévaricateur de la loi par la
1. Rom. VII, 1-13. 2. Philipp. III, 6.
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dépravation intérieure de sa volonté, et cependant se soumettre aux prévarications extérieures de la loi, soit parla crainte des hommes, soit même par la crainte de Dieu, je veux parler de la crainte du châtiment, crainte étrangère à la dilection et à la délectation de la justice. Autre chose est de bien faire par la volonté de bien faire, autre chose de se laisser incliner à la volonté de mal faire, volonté que l'on accomplirait si on pouvait le faire impunément. S'abstenir du péché, non point par opposition de volonté, mais uniquement par crainte, n'est-ce donc pas pécher intérieurement et par la volonté? Sachant bien que telles avaient été ses dispositions intérieures avant d'avoir reçu la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur , l'Apôtre n'hésite pas à se dévoiler hautement. En effet, il écrit aux Ephésiens : " Lorsque vous étiez morts par vos dérèglements et par vos péchés dans lesquels vous avez autrefois vécu selon la coutume de ce monde, selon le prince des puissances de l'air, cet esprit qui exerce a maintenant son pouvoir sur les incrédules et les rebelles; nous avons tous été autrefois dans les mêmes désordres, vivant selon nos passions charnelles, nous abandonnant aux désirs de la chair et de notre esprit; et nous étions, par la corruption de notre nature, enfants de colère, aussi bien que les autres hommes. Mais Dieu, qui est riche en miséricorde, poussé par l'amour extrême dont il nous a aimés, lorsque nous étions morts par nos péchés, nous a rendu la vie en Jésus-Christ,parla grâce duquel nous sommes sauvés (1) ". L'Apôtre écrit également à Tite : " Nous aussi nous avons été autrefois insensés et incrédules, errants, obéissant à de nombreux désirs et à de nombreuses voluptés, agissant par malice et par envie, abominables, nous haïssant les uns les autres". Tel fut Saut, à cette époque dont il a dit que selon la justice de la loi il n'avait rien à se reprocher. En effet, si depuis cette vie abominable, il est devenu plus fidèle observateur de la loi, s'il a réformé ses murs,il indique clairement la cause de ce changement.intérieur, et cette cause c'est uniquement la grâce du Sauveur. Ecoutons-le répétant à son disciple ce qu'il a déjà dit aux Ephésiens : " Depuis que la bonté de Dieu notre Sauveur, et son amour pour les hommes, a paru dans le monde, il nous
1. Eph. II, 1-5.
a sauvés, non à cause des oeuvres de justice que nous avions faites, mais à cause de sa miséricorde, par l'eau de la régénération et par le renouvellement du Saint-Esprit qu'il a répandu sur nous avec une riche effusion par Jésus-Christ notre Sauveur, afin qu'étant justifiés par sa grâce nous devinssions les héritiers de la vie éternelle, selon l'espérance que nous en avons (1) ".
16. Quant à ces paroles de l'épître aux Romains : " C'est le péché qui, m'ayant donné la mort par une chose qui était bonne, a fait paraître qu'il était péché ", elles ne sont que la conséquence de ce que l'Apôtre avait dit précédemment : " Je n'ai connu le péché que par la loi, car je n'aurais point connu la concupiscence, si la loi n'avait dit : Vous n'aurez point de mauvais désirs ". Il avait dit également : " C'est par la loi que nous vient la connaissance du péché ", afin, comme il le dit ici, " que le péché nous apparaisse péché ". Quand donc nous l'entendons nous dire : " Sans la loi le péché est mort " , ces paroles ne peuvent signifier que le péché n'existe pas, mais seulement qu'il est caché, qu'il n'apparaît pas, qu'il est absolument ignoré, et comme enseveli dans je ne sais quelles ténèbres de l'ignorance. " Je vivais autrefois sans loi " ; n'est-ce pas comme s'il nous disait: Je me figurais autrefois vivre sans loi ? Mais parce que le commandement est survenu, le péché est ressuscité ", c'est-à-dire qu'il est apparu, il s'est montré. Toutefois l'Apôtre ne dit pas du péché qu'il a vécu, mais qu'il " a revécu ". En effet, il avait autrefois vécu dans le paradis terrestre, quand il s'était mis ostensiblement en opposition avec le précepte donné ; mais quand ce péché se communique aux enfants et devient le péché originel, il paraît comme mort, jusqu'au moment où il fait sentir son aiguillon par sa répugnance pour la justice, et par son amour pour ce qui est défendu et condamné. C'est alors que le péché revit en quelque sorte dans la connaissance de l'homme, comme autrefois il avait vécu dans la connaissance du premier homme.
1. Tit. III, 3, 7.
Haut du document17. Mais il n'est pas aussi facile de déterminer (9) dans quel sens on peut faire à saint Paul l'application de ce qui suit : " Nous savons", dit-il, "que la loi est spirituelle ; quant à moi je suis charnel (1) ". Il ne dit pas : J'ai été; mais : " Je suis ". Au moment où l'Apôtre formulait ce langage, était-il donc encore charnel ? Ou bien était-ce selon son corps qu'il parlait ainsi ? En effet, il était encore enchaîné à ce corps de mort (2), et il n'avait pas encore subi cette glorieuse transformation : " Un corps animal est semé, mais il. en surgira un corps spirituel (3) ". Quand sera venu cet heureux moment, l'homme sera spiritualisé dans sa double nature, puisque son corps lui-même deviendra tout spirituel. Mais, dira-t-on, n'est-ce point une absurdité de soutenir que même alors notre chair sera spiritualisée ? Pas plus qu'il n'est absurde d'affirmer que, même dans la vie présente, l'esprit dans ceux qui vivent selon la chair devient un esprit charnel. Quand donc l'Apôtre s'écrie : " Pour moi, je suis encore charnel ", il nous fait entendre qu'il n'a pas encore revêtu un corps spirituel. Il pouvait dire dans le même sens : Je suis encore mortel ; ce qui n'aurait pu s'entendre que de son corps, qui n'avait pas encore revêtu l'immortalité ". L'Apôtre ajoute : " Je suis vendu sous le joug du péché. Mais si l'on pouvait être tenté de conclure de ces paroles que l'Apôtre ne se regardait pas encore comme racheté par Jésus-Christ, ne devrait-on pas leur donner polir interprétation les paroles suivantes : " Nous qui possédons les prémices de l'esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l'effet de l'adoption divine, qui sera la rédemption de nos corps (4)? " Si donc il se dit encore vendu sous le joug du péché, parce que son corps n'est pas encore racheté de la corruption ; si par suite de la première transgression de la loi divine, il reste enchaîné dans un corps corruptible qui appesantit l'âme (5), pourquoi ne pas admettre que l'Apôtre parle ici de sa propre personne, et dans sa personne de tous ceux qui éprouvent en eux-mêmes la lutte de la chair contre l'esprit ?
18. Mais n'avons-nous pas à craindre ce qui suit ? " Je ne sais pas ce que je fais, car je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je hais ". Quelqu'un ne va-t-il pas en
1. Rom. VII, 14. 2. Id. 24. 3. I Cor. XV, 44. 4. Rom. VIII, 23. 5. Sag. IX, 15.
conclure que l'Apôtre consentait à la concupiscence de la chair et en faisait les oeuvres ? Qu'on écoute alors ce que l'Apôtre ajoute : " Si je fais ce que je ne veux pas, je consens à la loi parce qu'elle est bonne ". Ce à quoi il consent, c'est donc à la loi plutôt qu'à la concupiscence de la chair, qu'il nous désigne sous le nom de péché. Les oeuvres dont il nous parle ne sont donc pas le résultat d'un consentement volontaire, mais uniquement du mouvement de la concupiscence. Voilà pourquoi, dit-il, je consens à la loi parce qu'elle est bonne " : " je consens " parce que je repousse ce qu'elle défend. Il ajoute : " Et ainsi ce n'est plus moi qui fais ce mal, mais le péché qui habite en moi ". Pourquoi ces paroles : " Ce n'est plus moi ? " Ne signifient-elles pas que l'Apôtre est maintenant sous l'empire de la grâce qui a arraché la délectation de la volonté au consentement de la cupidité ? Ce n'est plus moi qui fais ce mal " : .ces mots signifient clairement que l'Apôtre ne consent pas à faire de ses membres comme autant d'armes d'iniquité entre les mains du péché (1). En effet, s'il convoite, s'il consent et s'il agit, comment peut-il dire que ce n'est plus lui qui fait ce mal, lors même qu'il regretterait de le faire, et qu'il gémirait profondément d'être vaincu parla concupiscence ?
19. Mais ce qui suit nous fera mieux saisir encore le sens de ses paroles. " Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair ". Sans ces paroles explicatives : " Dans ma chair ", ces mots : " En moi ", auraient pu s'interpréter dans un autre sens. Il ne fait donc que répéter ce qu'il avait déjà dit : " Il m'appartient de vouloir, mais il ne m'appartient pas de par achever le bien ". En effet, le bien ne sera parfait que quand l'homme n'éprouvera plus les atteintes de la concupiscence. Tant qu'il en sera autrement, le bien restera imparfait, lors même que la concupiscence ne serait suivie d'aucun consentement. " Car", dit-il, "je ne fais pas le bien que je veux, mais je fais le mal que je ne veux pas. Si donc je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui fais ce mal, mais le péché qui habite en moi ". C'est cette pensée qu'il reproduit sous des formes diverses et des accents capables de réveiller les esprits les plus profondément endormis
1. Rom. VI, 13.
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" Lors donc", dit-il, "que je veux faire le bien, je trouve en moi une loi qui s'y oppose, parce que le mal réside en moi ". Cette loi est donc bonne pour celui qui veut faire le bien ; mais le mal réside en nous par la concupiscence à laquelle pourtant ne consent pas celui qui peut dire : " Ce n'est plus moi a qui fais ce mal ".
20. Ce contraste nous est encore mieux révélé par ce qui suit : " Car je me plais dans la loi de Dieu, selon l'homme intérieur; mais je sens dans les membres de mon corps une autre loi qui combat contre la loi de mon esprit, et qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps ". Ces mots : " Qui me a rend captif ", peuvent nous étonner, surtout en dehors de tout consentement de la part de la volonté. Rapprochons donc ces trois idées principales formulées par l'Apôtre : " Je suis a charnel ; je suis vendu sous le joug du péché ; une autre loi qui me rend captif sous la loi du péché qui est dans les membres de mon corps ". D'après ces paroles on pourrait croire que l'Apôtre parle d'un homme qui vit sous le joug de la loi et ne connaît pas encore l'empire de la grâce. Quant aux deux premiers points, nous y avons vu dépeints les caractères de la chair corruptible. De même si l'Apôtre parle d'une loi qui le " tient captif ", on peut dire que c'est par la chair et non par l'esprit, par l'impulsion et non par le consentement. Si donc " cette loi me tient captif ", c'est parce qu'elle a son siège, non pas dans une nature différente de la nôtre, mais dans notre propre chair. De même donc que l'Apôtre a très-clairement expliqué sa pensée quand il a dit : " Je sais que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair " ; de même, au sujet de cette captivité dont il parle il aurait pu dire : " Je vois dans mes membres une autre loi qui me retient captif ", cest-à-dire qui retient ma chair captive " dans la loi du péché qui est dans les membres de mon corps ".
21. Résumant donc tout ce qu'il a dit précédemment, le même Apôtre s'écrie : " Malheureux homme que je suis qui me délivrera de ce corps de mort? Ce sera la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ". Il conclut : " Ainsi je suis moi-même soumis à la loi de Dieu selon l'esprit, et assujéti à la loi du péché selon la chair " ; c'est-à-dire qu'il est soumis à la loi du péché par la concupiscence de la chair, tandis qu'il est soumis à la loi de Dieu par l'esprit, en refusant de consentir à la concupiscence. " Car la loi de l'esprit de vie, qui est en Jésus-Christ, m'a délivré de la loi du péché et de la mort (1) ". Votre consentement reste donc parfaitement indépendant de la concupiscence de la chair. En étudiant la suite de cette épître, nous y trouverions le développement de ce qui précède, mais il faut savoir se borner.
22. Il fut un temps où je croyais moi-même que dans ce passage l'Apôtre voulait uniquement décrire le malheureux état de l'homme encore soumis au joug de la loi. Mais j'ai dû reconnaître mon erreur, à la lumière de ces énergiques paroles: " Ce n'est a plus moi qui fais ce mal ". N'est-ce point là le prélude de ce qu'il doit dire plus loin : " Il n'y a donc plus aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ? " Du reste, comment l'homme encore soumis au joug de la loi pourrait-il s'écrier: " Je me réjouis dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur?" Cette délectation du bien, qui refuse de consentir au mal, non point par crainte du châtiment, mais par amour de la justice, que peut-elle être, sinon l'effet et la conséquence de la grâce?
Haut du document23. En entendant l'Apôtre s'écrier: " Qui me délivrera de ce corps de mort? " peut-on nier qu'il fût encore dans les entraves de ce corps? Quant aux impies, on peut dire qu'ils n'en seront jamais délivrés, puisqu'à la résurrection leurs corps leur seront rendus pour subir la peine des tourments éternels. Etre délivré de ce corps de mort, c'est donc ne plus éprouver les atteintes de la concupiscence de la chair, et rentrer en possession de son corps, non point pour lui faire subir la rigueur des châtiments éternels, mais pour l'introduire dans le séjour de la gloire. De ces paroles de l'Apôtre, rapprochons les paroles suivantes: " Nous qui possédons les prémices de l'esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l'effet de l'adoption divine qui sera la rédemption de Notre
1. Rom. VII, 15; VIII, 2.
corps ". Nous gémissons en nous écriant : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort?" D'un autre côté, quand l'Apôtre nous dit : " Je ne sais pas ce que je fais ", n'est-ce pas comme s'il disait: " Je ne veux pas, je n'approuve pas, je ne consens pas, je ne fais pas? " Ou tel est le sens de ses paroles, ou il se met en contradiction avec ce qu'il a dit plus haut: " La connaissance du péché nous vient de la loi " ; " je n'ai connu le péché que par la loi " ; " le péché pour apparaître comme tel s'est servi du bien pour opérer en moi la mort ". Comment est-ce par la loi qu'il arrive à la connaissance du péché qu'il ignore? Comment apparaît le péché qui est ignoré? Ce mot " j'ignore " signifie donc: je ne le commets pas, puisque je ne lui donne aucun consentement. C'est dans le même sens que le Sauveur dira aux impies: " Je ne vous connais pas (1) ", lui à qui cependant rien ne salirait être inconnu. C'est également dans ce sens que l'Apôtre a dit du Sauveur: " Lui qui ne connaissait pas le péché (2) ", ce qui veut dire qu'il n'avait pas commis le péché ; car lui qui condamnait le péché pouvait-il ne pas le connaître?
24. Pour peu donc que l'on examine avec soin ces divers passages de la sainte Ecriture, on comprend que l'Apôtre, parlant en son nom et au nom de tous ceux qui comme lui sont soumis à l'empire de la grâce, affirme hautement que ni lui ni ses frères ne sont encore parvenus à cette paix parfaite où la mort sera absorbée dans la victoire (3). C'est de cette mort que le même Apôtre disait encore: " Si Jésus-Christ est en vous, quoique votre corps soit mortel à cause du péché, votre esprit est vivant à cause de la justice. Car si l'Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous (4) ". Quand donc nos corps mortels auront reçu la vie, non-seulement nous ne donnerons plus aucun consentement au péché, mais il ne restera plus en nous aucune trace de cette concupiscence de la chair, principe de tout consentement au péché. Or, cette concupiscence charnelle
1. Matt. VII, 23. 2. II Cor. V, 2l. 3. I Cor. XV, 54. 4. Rom. VIII, 10,11.
toujours en guerre contre l'esprit, est inhérente à toute chair mortelle, à l'exception de celle qui seule n'a pas été formée par cette concupiscence. Dès lors, puisque les Apôtres étaient hommes comme nous, comme nous ils portaient dans la mortalité de cette vie un corps qui se corrompt et qui est un fardeau pour l'âme ; toutefois loin de nous la pensée de dire que ces Apôtres ont toujours été " souillés par une passion immodérée ", et nous attribuer un semblable langage, c'est simplement une calomnie. Nous disons uniquement que la grâce les rendait capables de ne point consentir aux élans de la concupiscence ; ce qui n'empêchait pas qu'ils gémissaient profondément de la présence en eux-mêmes de cette concupiscence charnelle, et que, non contents de la dompter, ils désiraient vivement en être délivrés.
Haut du document25. Notre adversaire nous accuse de soutenir que " Jésus-Christ n'a pas été exempt du péché, qu'il a été trompé par la nécessité de la chair, et souillé par d'autres fautes ". Pour toute réponse je l'invite à nous dire par qui il a entendu prêcher cette doctrine, ou dans quels ouvrages il l'a lue. Je crois pouvoir assurer qu'il n'a pas compris ce qu'il lisait ou entendait, et que, trop docile à ses dispositions calomniatrices, il lui a plu de tourner tout en mal.
Haut du document26. Il continue : " Nos adversaires soutiennent que le baptême ne confère pas la rémission des péchés, ne détruit pas les crimes, et se contente d'en raturer la tache, ce qui n'empêche pas que la chair mauvaise conserve en elle-même le germe et la racine de tous les péchés ". Or, il n'y a qu'un infidèle qui puisse tenir aux Pélagiens un semblable langage. Pour nous, nous affirmons que le baptême confère la rémission de tous les péchés, qu'il détruit les crimes, et ne se contente pas d'en raturer la tache. (12) Nous regardons également comme une erreur de soutenir que le germe de tous les péchés est renfermé dans la chair mauvaise, comme la racine des cheveux, après qu'ils sont coupés, reste implantée dans la tête, de manière à ce que ces péchés croissent de nouveau pour être de nouveau coupés. Cette comparaison leur a été suggérée parle besoin qu'ils éprouvent de nous calomnier; de quel droit nous l'attribuer quand j'ai pu me convaincre qu'elle est leur oeuvre propre ?
27. Quant à cette concupiscence de la chair, je crois qu'ils sont dans l'erreur ou qu'ils veulent nous y jeter; car s'il est une chose certaine, c'est la nécessité dans laquelle se trouve tout homme baptisé de lutter pieusement contre cette concupiscence, s'il veut assurer sa perfection et se laisser conduire par l'Esprit de Dieu (1). Cette concupiscence porte le nom de péché, non pas qu'elle soit un péché formel, mais parce qu'elle est le résultat du péché; en parlant de l'écriture de quelqu'un, ne dit-on pas qu'il a une belle ou une mauvaise main, parce que c'est la main qui forme l'écriture ? De même tout ce qui se fait illicitement sous l'empire de la concupiscence ou de l'ignorance, qu'il s'agisse d'actions, de paroles ou de simples pensées, tout cela est péché, et tout cela reste comme une souillure jusqu'à ce que le péché soit pardonné. Dans le baptême, la concupiscence est pardonnée, en ce sens qu'elle cesse de nuire à ceux qui renaissent, quoiqu'elle soit contractée par ceux qui naissent, lors même qu'ils naîtraient de parents régénérés. Quoique invalidée par le baptême dans les parents, cette concupiscence s'impose aux enfants avec toutes ses suites funestes, jusqu'à ce qu'elle soit de nouveau pardonnée par la régénération. Elle cesse donc d'être un péché, quoiqu'elle en conserve le nom, mais ce nom ne cesse pas de lui convenir encore, puisqu'elle est le résultat du péché, et qu'elle se laisse émouvoir par la dilectation du péché, quoiqu'elle soit vaincue par la dilectation de la justice. Cependant, ce serait fine erreur de croire que c'est uniquement à cause de cette concupiscence remise dans le sacrement de la régénération, que les fidèles baptisés redisent cette prière : " Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés " . N'ont-ils pas à demander pardon
1. Rom. VIII, 14.
pour les péchés qu'ils commettent, soit par un consentement volontaire, soit par une ignorance criminelle qui leur fait prendre plaisir au mal ? Et cette culpabilité, ils la contractent soit dans leurs paroles, soit dans leurs actions, ou, ce qui est beaucoup plus facile encore, dans leurs pensées. Est-il donc un seul fidèle qui ose se glorifier d'être pur de toutes ces iniquités, et d'être absolument sans péché (1)? Mais c'est en vue de la concupiscence que nous ajoutons dans cette même oraison dominicale : " Ne nous laissez point succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal (2) ". N'est-il pas écrit: "Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui l'emporte et l'attire dans le péché ; ensuite, quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché (3)? "
Haut du document28. Tous ces fruits de la concupiscence, en même temps que la souillure originelle qui en découle primitivement, sont effacés dans le bain sacré du baptême. Quant à ces fautes produites en nous chaque jour par la concupiscence, pourvu qu'elles ne revêtent pas ce caractère qui en fait non-seulement des péchés, mais des crimes, nous en obtenons la rémission par la prière quotidienne : " Pardonnez-nous nos offenses ", ainsi que par l'aumône chrétienne. En effet, quel est celui qui pousserait l'absurdité jusqu'à soutenir que les hommes baptisés n'ont, rien à voir dans ce précepte du Seigneur : " Pardonnez, et il vous sera pardonné ; donnez, et vous recevrez (4)? " Quel ministre pourrait être ordonné dans l'Eglise, si l'Apôtre avait exigé qu'il fût absolument sans péché, tandis qu'il se contente de dire : " Si quelqu'un est sans crime (5) " ; ou bien, si au lieu de dire : " N'ayant aucun crime ", il avait demandé qu'ils n'eussent aucun péché (6)? Parmi les fidèles, on en trouve beaucoup sans aucun crime; quant à être exempt de tout péché, je n'oserais le dire de personne, quoique je sache fort bien avec quelle folie les Pélagiens prétendent tirer de là, contre nous, une conséquence qui nous abaisse profondément à leurs yeux. Je ne veux pas dire toutefois que le péché ne soit pas tout entier effacé dans le
1. Prov. XX, 9. 2. Matt. VI, 12, 13. 3. Jac. I, 14, 15. 4. Luc, VI, 37, 38. 5. Tit. I, 6. 6. I Tim. III, 10.
13
baptême; je soutiens seulement que, dans le cours de cette misérable vie, nous avons toujours lieu de prier fidèlement et de faire des oeuvres de miséricorde polar obtenir le pardon de nos fautes quotidiennes. Telle est la saine doctrine que nous enseigne la foi catholique sous l'inspiration du Saint-Esprit; qu'elle est loin de cette perversion des hérétiques aussi vaine que présomptueuse !
Haut du document29. Après avoir rappelé quelques-unes des calomnies à l'aide desquelles il dénature notre foi, voyons comment il formule lui-même sa croyance: " Chaque jour", dit-il, "nous protestons contre ces erreurs, et nous nous séparons de ces prévaricateurs, par cela même a que nous soutenons dans tous les hommes l'existence naturelle du libre arbitre, sans qu'il ait pu périr par le péché d'Adam. Cette vérité nous est clairement enseignée par l'autorité des saintes Ecritures ", Si vous laissiez à cette proposition sa signification naturelle, elle ne serait en quoi que ce soit contraire à la grâce de Dieu, et dès lors, bien loin de pactiser avec des prévaricateurs, il ne vous resterait plus qu'à corriger votre erreur. Comme j'ai suffisamment traité plus haut cette question du libre arbitre, je ne m'y arrêterai pas davantage.
30. " Nous soutenons", dit-il, "que le mariage, tel qu'il se contracte aujourd'hui a dans le monde, a été institué par Dieu, que les époux peuvent se connaître légitimement, et que l'on ne doit condamner que les fornicateurs et les adultères ". Cette proposition est parfaitement exacte et catholique; mais ce qui constitue votre erreur et votre hérésie, c'est de soutenir que les enfants, nés de l'union de l'homme et de la femme, ne contractent aucune souillure originelle qui ait besoin d'être effacée dans le bain de la régénération.
31. " Nous affirmons", dit-il, "que Dieu a lui-même institué la virilité sans laquelle l'union des sexes ne serait pas possible ". A cela nous répondons que cette virilité, sans laquelle l'union des sexes ne serait pas possible, telle qu'elle a été instituée par Dieu, ne devait rien avoir qui pût faire rougir la pudeur la plus commune. La créature devait-elle donc avoir à rougir de l'oeuvre de son Créateur? Mais voici que l'homme révolté contre Dieu fut justement puni par la révolte de ses membres; voilà pourquoi il dut rougir et cacher sous un vêtement de feuillage ce qui précédemment ne lui inspirait aucune horreur.
Haut du document32. Ce ne sont pas des tuniques pour envelopper le corps tout entier, mais seulement des ceintures que se tressèrent nos premiers parents (1), et ceux qui veulent y voir des vêtements proprement dits ne font pas preuve d'exactitude dans l'interprétation du texte. Le grec est formel sur ce point; il ne s'agit pas de tel ou tel voile en général, mais uniquement d'une ceinture destinée à couvrir la nudité des reins, comme le font à peu près ceux qui, chez les Latins, se livrent aux exercices du gymnase, ou comme le font les jeunes Romains qui se contentent de ceindre leurs reins quand ils s'exercent dans la plaine. Dira-t-on que nos premiers parents devaient cacher ce qui les avait fait tomber dans le péché? Mais ils avaient péché par la main et par la bouche en prenant et en mangeant le fruit défendu ; ces organes aussi devaient donc être voilés, et pour cela même la tunique n'était plus suffisante. A peine le fruit défendu était-il mangé; à peine la transgression était-elle accomplie, que la révolte de leurs sens attire leurs regards : que veut dire ce phénomène? Quelque chose de nouveau, inconnu jusque-là, s'est-il fait sentir et a-t-il forcé leur attention? Comment en douter, quand on nous apprend que leurs yeux s'ouvrirent? Leurs yeux n'étaient pas ouverts, dans ce sens du moins, quand ils imposaient un nom aux animaux et aux oiseaux (2), ou quand ils contemplaient le bois mystérieux dont le fruit paraissait et si bon et si beau. Mais après le péché, leurs yeux s'ouvrirent, c'est-à-dire qu'ils furent attirés vers ce qui jusque-là ne les avait nullement frappés (3). C'est dans le même sens qu'il est dit d'Agar, la servante de Sara, qu'elle ouvrit les yeux et aperçut un puits (4), ce qui ne prouve nullement que jusque-là ses yeux étaient fermés. La vue de
1. Gen. III, 7. 2. Id. II, 20. 3. Id. III, 6, 7. 4. Id. XXI, 19.
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leur nudité était chose habituelle pour nos premiers parents; si donc, aussitôt après le péché, cette vue les fait rougir et leur inspire le moyen de s'y soustraire, n'est-ce point parce que, à la vue extérieure, vint se joindre un mouvement intérieur, involontairement provoqué par leurs membres en révolte, quand ces membres, comme tous les autres, auraient dû subir l'empire de la volonté? Cette révolte, du reste, n'était que la conséquence et le châtiment de leur propre rébellion contre Dieu. Ils rougirent donc, et comprirent aussitôt qu'ils avaient violé la loi de Dieu et mérité par là de perdre leur empire sur les membres destinés à la génération des enfants.
33. Ce genre de pudeur, cette honte nécessaire, tout homme les apporte en naissant, et en subit tellement l'influence, qu'il rougit même jusque dans le mariage malgré sa parfaite conformité aux lois de la nature. Personne n'ignore que Dieu est l'auteur de la nature et du mariage, et que l'union des époux est parfaitement légitime ; et cependant il n'est personne qui ne rougisse de ces mouvements de la chair et ne cherche le secret pour échapper aux regards , non-seulement des étrangers, mais même de ses propres enfants. La nature humaine peut-elle maintenant ignorer que le mal n'est en elle que par sa propre faute? autant elle montrerait d'impudence si elle ne rougissait pas des mouvements charnels qu'elle éprouve, autant elle prouverait d'ingratitude si elle rougissait des oeuvres de son créateur. Et cependant toute honteuse que soit cette concupiscence, elle n'est point un crime pour les époux qui usent saintement des lois du mariage. Consentir à cette concupiscence dans le seul but de la volupté charnelle, serait un péché, qui n'est toutefois qu'un péché véniel dans les époux.
Haut du document34. En admettant comme principe certain l'honnêteté et la fécondité du mariage, si l'homme n'avait point péché, je vous somme, vous Pélagiens, de nous dire quelle eût été la vie des hommes dans le paradis terrestre, et de choisir entre les quatre partis que je vous propose. Ou , bien ils auraient usé du mariage toutes les fois que la passion se serait fait sentir ; ou bien ils auraient enchaîné la passion toutes les fois que cet usage n'aurait pas été nécessaire ; on bien cette passion aurait été parfaitement soumise à l'empire de leur volonté, toutes les fois qu'une chaste prudence leur aurait fait pressentir la nécessité du devoir conjugal ; ou bien il n'y avait alors aucune passion, et dès lors les membres générateurs, comme tous les autres, obéissaient sans difficulté à l'empire de la volonté. Voilà quatre opinions bien distinctes, choisissez celle qui vous plaira. Quant aux deux premières, je suppose que vous les rejetez : comment admettre le joug de la passion, soit pour le subir, soit pour y résister ? La première me paraît devoir être rejetée au nom de l'honnêteté, et la seconde au nom de la félicité. Quel bonheur aurait été celui du paradis terrestre, si la volonté humaine n'avait été qu'une honteuse esclave, obéissant servilement à la passion, ou condamnée à lui résister au prix de son repos et de sa dignité? On ne saurait donc admettre un état de choses dans lequel la concupiscence de la chair, arbitrairement émue en dehors de toute nécessité du devoir conjugal, aurait obtenu un consentement toujours agréable dans sa servilité, ou une résistance qui aurait détruit l'harmonie.
35. Dans les deux dernières opinions, quelle que soit celle qui vous sourie, il n'y a pas lieu de s'armer contre vous. Quant à la quatrième, qui suppose de la part de tous les membres une tranquillité parfaite et une obéissance absolue, sans aucune passion pour les troubler, l'ardeur que vous apportez dans les discussions vous rend par le fait les adversaires déclarés de cette opinion. Reste la troisième; celle-ci du moins sera la vôtre, car on y pose comme principe que cette concupiscence de la chair dont les mouvements produisent cette suprême volupté qui fait l'objet de vos délices, n'aurait surgi que d'après les ordres de la volonté, et seulement comme moyen nécessaire à la génération. Si telle est la concupiscence que vous placez dans le paradis terrestre, si vous admettez qu'elle devait aider à la génération, de manière à rester parfaitement soumise aux. ordres de la volonté, sans les prévenir et sans les dépasser, nous ne voyons pas qu'il y ait lieu de vous condamner. En effet, quant à la question qui nous occupe, il nous suffit de savoir qu'on ne trouve plus aujourd'hui dans les hommes cette docile (15) concupiscence qui- régnait alors dans le paradis terrestre. Quelle que soit la concupiscence qui nous obsède aujourd'hui, le sens commun en proclamé l'existence, et ce n'est pas sans rougir : les âmes les plus chastes, celles qui soumettent leur corps à la tempérance la plus rigide, ne se sentent-elles pas inquiétées et importunées par cette concupiscence qui se refuse parfois à ceux qui la désirent et s'impose à ceux qui la rejettent? Elle proclame ainsi par sa propre désobéissance qu'elle est le châtiment de la première désobéissance. Voilà pourquoi nos premiers parents, se couvrant de feuillage, et les hommes d'aujourd'hui rougissant d'eux-mêmes, se sentent honteux, non pas de l'uvre de Dieu, mais du châtiment dont le premier péché a été puni. Quant à vous, obéissant, non point à un motif religieux, mais à un violent besoin de chicane; non point à un sentiment de pudeur humaine, mais à une sorte de fureur, vous soutenez que cette concupiscence de la chair n'a point été viciée et qu'elle n'est point l'instrument de la transmission du péché originel. En conséquence, vous prétendez que notre concupiscence actuelle existait la même dans le paradis terrestre, et qu'alors, comme aujourd'hui, il pouvait fort bien se faire qu'elle fût suivie d'un honteux consentement ou enchaînée par une résistance pénible. Il nous importe peu, sans doute, de savoir ce qu'il vous plait de penser à cet égard. Cependant nous n'hésitons pas à affirmer que tout homme qui naît de la concupiscence a besoin de renaître à la grâce: pour ne pas être infailliblement condamné, et qu'il reste nécessairement sous le joug du démon, tant qu'il n'a pas été délivré par Jésus-Christ.
Haut du document36. " Nous affirmons", dit-il, "que les hommes sont l'oeuvre de Dieu; que la puissance divine ne contraint irrésistiblement personne, ni au bien ni au mal; que l'homme fait le bien ou le mal par sa propre volonté; que dans une bonne action il est toujours aidé par la grâce de Dieu, et qu'il est porté au mal par les suggestions du démon ". A cela nous répondons que les hommes comme hommes sont l'oeuvre de Dieu; mais qu'ils sent sous le joug du démon en tant qu'ils sont pécheurs, jusqu'à ce qu'ils soient rachetés par celui qui a pu se poser comme médiateur entré Dieu et les hommes, parce qu'il n'était point pécheur, et n'était né ni du péché. ni de la concupiscence. Il est certain que la puissance de Dieu ne contraint personne ni au bien ni au mat; mais l'homme abandonné par bleu-en punition de ses démérites est entraîné au mal, tandis qu'il se tourne vers le bien quand, sans aucun mérite de sa part, il plait à Dieu de lui prodiguer ses grâces. L'homme n'est pas bon malgré lui; mais la grâce lui aide pour qu'il puisse vouloir devenir bon. En effet, ce n'est pas en vain qu'il est écrit : " Dieu opère en vous le vouloir et le faire, selon qu'il lui plaît (1); la volonté est préparée par le Seigneur (2) ".
Haut du document37. Si vous soutenez que l'homme est aidé par la grâce de Dieu quand il fait une bonne action, du moins vous n'admettez pas que la volonté même de faire une bonne action vienne aucunement de la grâce ou soit aidée par elle. J'en trouve la preuve évidente dans vos paroles. En effet, pourquoi ne dites-vous pas que l'homme est excité au bien par la grâce de Dieu, comme vous dites " qu'il est excité au mal par les suggestions du démon? " Vous vous contentez de dire? " que dans la bonne action qu'il fait, l'homme est toujours aidé par la grâce de Dieu " ; n'est-ce pas dire assez clairement que par la seule puissance de sa volonté, sans aucune grâce de Dieu, l'homme entreprend une bonne action, et qu'alors, pour le récompenser du mérite de sa bonne volonté, la grâce vient à son secours ? Par conséquent il reçoit une grâce due, et non pas une grâce absolument gratuite ; d'où il suit que cette grâce n'est plus une grâce (3), et vous tombez ainsi sous le coup de la condamnation plus ou moins sincère lancée par Pélage lui-même, au concile de Palestine, quand il anathématise quiconque ose dire que la grâce nous est donnée selon nos mérites. Dites-moi, je vous prié, Paul encore nommé Saul voulait-il du bien, ou plutôt ne voulait-il pas de grands maux quand, tout altéré de sang et de carnage, il se
1. Philipp. II, 13. 2. Prov. VIII, selon les Sept. 3. Rom. XI, 6.
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rendait à Damas pour y frapper les chrétiens avec un horrible aveuglement d'esprit et une fureur inconcevable ? Quels mérites acquis par sa bonne volonté Dieu récompensa-t-il, quand il l'arracha à ces maux pour en faire subitement un apôtre (1) ? Puis-je donc parler de mérites, quand je l'entends lui-même s'écrier : " Dieu nous a sauvés, non à cause des oeuvres de justice que nous aurions faites, mais à cause de sa miséricorde (2)? " Et ces paroles du Sauveur que j'ai déjà citées : " Personne ne peut venir à moi ", cest-à-dire " croire en moi ", " s'il n'en a reçu la grâce de mon Père (3) ? " Ce don est-il fait à celui qui veut croire pour récompenser les mérites de sa bonne volonté? N'est-ce pas plutôt la volonté elle-même qui est excitée à croire, comme l'a été celle de Saul, dont la haine pour la foi allait jusqu'à persécuter les croyants ? Pourquoi encore le Seigneur nous ordonne-t-il de prier pour ceux qui nous persécutent (4)? Est-ce que nous demandons à Dieu de leur donner sa grâce en récompense de leur bonne volonté? ne demandons-nous pas plutôt que Dieu change leur mauvaise volonté et la rende bonne? Tel était, nous le croyons, le sens de la prière adressée à Dieu en faveur de Saul par les saints qu'il persécutait (5) ; ils demandaient que sa volonté se tournât vers cette foi qu'il ravageait. Sa conversion venue du ciel se manifesta par un prodige des plus éclatants. Encore aujourd'hui, combien d'ennemis de Jésus-Christ sont subitement attiré vers Jésus-Christ par une grâce mystérieuse de Dieu? Et si je n'avais pas emprunté cette parole à l'Evangile, que n'aurait-il pas dit de ma propre personne? mais aujourd'hui ses récriminations s'adressent, non pas à moi, mais à celui qui nous dit : " Personne ne peut venir à moi si mon Père, qui m'a envoyé, ne l'attire (6) ". Le Sauveur ne se sert pas du mot : Conduire, qui aurait pu laisser croire qu'il y avait place à une certaine initiative de la part de la volonté humaine. Au contraire, on ne saurait dire qu'on est attiré dès qu'on a seulement un commencement de volonté. Et cependant personne n'est attiré, s'il ne le veut. On est donc admirablement attiré à vouloir par celui qui sait agir dans le cur même des hommes, non pas pour amener les hommes
1. Act. IX. 2. Tit. III, 5. 3. Jean, VI, 66. 4. Matt. V, 44. 5. Act. VII, 59. 6. Jean, VI, 44.
à croire malgré eux, ce qui serait impossible, mais pour faire que, n'ayant pas voulu, ils veuillent sérieusement.
Haut du document38. Ce n'est point là une vérité de simple conjecture, mais un dogme fondé sur les témoignages les plus évidents de la sainte Ecriture. Nous lisons aux livres des Paralipomènes : " La main de Dieu s'est étendue sur Juda et leur a donné un seul coeur, afin de a leur faire accomplir le précepte du roi et des princes dans la parole du Seigneur (1) ". Le Seigneur nous dit également par la bouche d'Ezéchiel : " Je leur donnerai un autre cur et un esprit nouveau ; j'arracherai de leur chair le cur de pierre qui y est renfermé; et je leur donnerai un cur de chair, afin qu'ils marchent dans l'accomplissement de mes préceptes, qu'ils observent mes justices et qu'ils les accomplissent (2) ". Quelle est également la signification de cette prière de la reine Esther : " Mettez sur mes lèvres une parole élégante, faites briller mes paroles en présence du lion et inspirez à son cur la haine contre celui qui nous persécute ". Que peut signifier cette prière, si Dieu n'opère pas la volonté dans le cur des hommes ? Ils m'objecteront peut-être que la prière de cette femme n'avait rien que d'extravagant et d'insensé. Eh bien ! voyons si le sentiment qui lui dicta sa prière ne fut qu'une folie, et si elle ne fut pas suivie d'effets. Elle pénètre dans la chambre du roi. Abrégeons. Comme elle n'était point appelée et que la nécessité l'avait seule déterminée à cette démarche, il l'a regardé, selon l'Ecriture, comme le taureau regarde dans l'impétuosité de son indignation. La reine fut saisie de crainte, elle pâlit et s'inclina sur la tête de la servante qui la précédait. Or, Dieu changea en douceur l'indignation du roi. Mais pourquoi continuer cette citation; la suite du texte ne nous prouve-t-elle pas que Dieu avait accueilli la prière de la reine, et l'exauça (3), en inspirant au roi une volonté tellement favorable qu'il commande de réaliser à l'instant ce que la reine lui avait demandé? Mais c'était tout d'abord par Dieu lui-même qu'elle avait été exaucée, car avant même que le roi n'eût
1. II Paral, XXX,12. 2. Ezch. XXXVI, 26, 27. 3. Esth. XIV,16.
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entendu les supplications de son épouse, le Seigneur, par une toute-puissance occulte et efficace avait changé le coeur d'Assuérus, remplacé son indignation par une extrême douceur, et sa volonté de nuire par la volonté de faire du bien. Se pouvait-il un plus bel accomplissement de ces paroles de l'Apôtre : " Dieu opère en vous le vouloir et le faire ? " Est-ce que les auteurs qui ont écrit ce livre, ou plutôt l'Esprit-Saint lui-même qui le leur a inspiré, s'est jamais montré l'adversaire du libre arbitre? Assurément non : ce qu'il voulait, c'était nous montrer dans tous les hommes le juste châtiment de Dieu et le puissant secours de sa miséricorde. Ne suffit-il pas à l'homme de savoir qu'en Dieu il ne saurait y avoir d'iniquité ? Soit donc que, traitant les uns selon leurs mérites, il en fasse des vases de colère, soit que par sa grâce il fasse des autres des vases de miséricorde (1), nous pouvons nous écrier : " Qui connaît la pensée de Dieu ; quel est celui qui a été admis dans ses conseils (2)? " Si nous jouissons de la grâce, ne soyons pas ingrats en nous attribuant ce que nous avons reçu. Qu'avons-nous donc, que nous ne l'ayons reçu (3)?
Haut du document39. " Nous soutenons", dit-il, "que les saints de l'Ancien Testament sont entrés dans la vie éternelle après avoir acquis ici-bas une justice parfaite, c'est-à-dire après s'être e soustraits à toutes sortes de péchés par zèle a pour la vertu; quant à ceux qui se sont a rendus coupables de péchés, nous savons que par la suite ils s'en sont corrigés ". Quelque vertu qu'il vous plaise de supposer dans les justes de l'Ancien Testament, ils ne sont arrivés au salut que par la foi dans le Médiateur qui a répandu son sang pour la rémission des péchés. Leur cri par excellence n'était-il pas : " J'ai cru, voilà pourquoi j'ai parlé (4)? " De là aussi ce mot de l'apôtre saint Paul : " Parce que nous avons un même esprit de foi, selon qu'il est écrit : J'ai cru, a c'est pourquoi j'ai parlé; nous aussi nous a croyons, et c'est pourquoi nous parlons (5) ". Qu'est-ce que ce même esprit de foi que nous
1. Rom. IX , 14, 22, 23. 2. Id. XI, 34. 3. I Cor. IV, 7. 4. Ps. CXV, 1. 5. II Cor. IV,13.
avons ? n'est-ce pas celui-là même que possédèrent les justes de l'Ancien Testament ? Saint Pierre dit également: " Pourquoi voulez-vous imposer aux Gentils un joug que nos pères ni nous-mêmes n'avons pu porter ? Mais comme eux nous croyons être sauvés par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1) ". Comme vous vous posez en ennemis de cette grâce, vous ne voulez pas admettre que les anciens aient été sauvés par cette même grâce de Jésus-Christ. Vous faites alors une sorte de partage dans la durée du monde, selon le système de Pélage, tel que nous le retrouvons dans ses livres; avant la loi, vous dites que les hommes étaient sauvés parla nature; puis ils l'ont été par la loi, et enfin par Jésus-Christ, comme si le sang de Jésus-Christ n'avait été d'aucune nécessité pour le salut des hommes qui ont vécu dans les deux premières époques, c'est-à-dire avant la loi et sous la loi. N'est-ce pas donner le plus formel démenti à ces paroles: " Il n'y a qu'un seul Dieu et un seul Médiateur entre Dieu et les hommes, l'Homme-Christ, Jésus (2) ? "
Haut du document40. " Nous confessons ", disent-ils, " que la grâce de Jésus-Christ est nécessaire à tous, a aux grands et aux petits, et nous anathématisons ceux qui soutiennent qu'un enfant né d'un père et d'une mère chrétiens ne doit pas être baptisé ". Nous savons fort bien que le sens que vous donnez à ces paroles n'est pas celui de saint Paul, mais celui de l'hérétique Pélage. Oui, sans doute, vous prêchez la nécessité du baptême pour les enfants, mais uniquement comme moyen, non pas de recevoir la rémission des péchés, mais d'entrer dans le royaume des cieux. En dehors du royaume de Dieu vous leur attribuez un séjour de salut et de vie éternelle, lors même qu'ils seraient morts sans baptême. Vous ne tenez donc aucun compte de ces paroles : " Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé, mais celui qui. ne croira pas, sera condamné (3) ". Voilà pourquoi dans la véritable Eglise du Sauveur les enfants sont censés faire leur profession de foi par la bouche de leurs parrain et marraine, comme c'est par leur père et leur mère que leur a été transmis le péché
1. Act. XV, 10, 11. 2. I Tim. II, 5. 3. Marc. XVI, 16.
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dont ils reçoivent la, rémission dans le baptême. Vous oubliez donc que du moment qu'ils sont privés du corps et du sang de Jésus-Christ , ils ne peuvent avoir la vie, puisque Jésus-Christ a dit d'une manière formelle : " Si vous ne mangez ma chair et si vous ne buvez mon sang, vous n'aurez pas en vous la vie (1)". D'un autre côté, si, forcés par l'évidence évangélique, vous vous sentez réduits à avouer que les enfants qui viennent à mourir ne peuvent avoir ni le salut ni la vie éternelle, à moins qu'ils ne soient baptisés ; cherchez ce qui peut contraindre les enfants morts sans baptême à subir le supplice de, la seconde mort, selon la sentence de Celui qui ne damne jamais qui que ce soit qu'il ne l'ait mérité ; cherchez, dis-je, et vous trouverez pour unique cause celle que vous repoussez de toutes vos forces, le péché originel.
Haut du document41. Nous ordonnons également ", dit-il, " ceux qui soutiennent que le baptême n'efface-pas tous les péchés, car nous savons"qu'une purification complète est produite par nos mystères ". Ce langage est aussi le nôtre ; mais nous disons ce que vous ne dites pas, à savoir que par le baptême les enfants sont délivrés des liens de la première naissance et d'un malheureux héritage. Voilà pourquoi vous devez vous regarder comme séparés du sein de l'Eglise, au même titre que tous les autres hérétiques, car ce que vous, niez, l'Eglise l'enseigne de toute antiquité.
Haut du document42. Notre adversaire conclut ainsi sa lettre: " Que personne ne vous séduise, et que les
1. Jean, VI, 54.
impies se gardent bien de nier qu'ils me comprennent. S'ils disent vrai , ou bien qu'on réunisse une conférence pour les entendre, ou du moins que leurs évêques dissidents condamnent les erreurs que j'ai montrées leur être communes avec les Manichéens , comme nous condamnons nous-mêmes les erreurs dont ils nous accusent. A cette condition la concorde sera parfaite. S'ils s'y refusent, restez convaincus qu'ils sont Manichéens, et n'ayez avec eux aucune relation ". Une telle conclusion ne mérite pas qu'on la réfute, il suffit de la mépriser. Qui d'entre nous a jamais douté que les Manichéens soient frappés d'anathème par ceux:-là mêmes qui soutiennent que ce n'est pas un Dieu bon qui est 1e créateur des hommes, l'instituteur du mariage, l'auteur de la loi transmise au peuple hébreux par l'organe de Moïse ? Mais nous n'en avons pas moins le droit de dire anathème aux Pélagiens, ces aveugles adversaires, de la grâce de Dieu, qui nous est venue par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1). En effet, ne soutiennent-ils pas que cette grâce ne nous est pas donnée gratuitement, mais en proportion de nos mérites,. en sorte que la grâce ne soit plus une grâce (2)? D'un autre côté, le libre arbitre, par lequel l'homme est tombé dans la profondeur de l'abîme, prend à leurs yeux une telle efficacité, que l'homme ne mérite la grâce que par le bon usage qu'il fait de son libre arbitre. Ils oublient que nous ne pouvons faire un bon usage du libre arbitré que par la grâce, laquelle nous est accordée; non pas à cause de nos mérites; mais gratuitement et par pure miséricorde de Dieu. Quant aux enfants, ils leurs confèrent un tel droit au salut, qu'ils n'hésitent pas à déclarer que leur salut ne leur vient en aucune manière du Sauveur. Et c'est quand ils professent des croyances aussi déplorables, qu'ils demandent d'être entendus ; puisqu'ils sont formellement condamnés, qu'ils fassent d'abord pénitence.
1. Rom. VII, 25. 2. Id. XI, 6.
Augustin y répond à la seconde lettre de Julien, signée par dix-huit évêques, tous fauteurs de l'hérésie, et adressée à l'évêque de Thessalonique.
1. Avec la grâce de Dieu, je vais répondre, selon mon pouvoir, à la seconde lettre, adressée à l'évêque de Thessalonique et signée non-seulement par Julien, mais aussi par plusieurs évêques pélagiens. Comme je veux restreindre ma réfutation dans les limites de la plus rigoureuse nécessité, je m'attacherai à ne réfuter que leur erreur proprement dite, laissant de côté les propositions qui ne contiennent pas directement le venin de leur doctrine et_ qu'ils émettent, soit pour confirmer leur enseignement, soit, comme ils disent, pour venger la foi catholique de toutes les profanations manichéennes. N'est-ce pas également dans ce but qu'ils paraissent réclamer le concours des évêques orientaux? Tout ce qu'ils veulent, c'est faire grand bruit autour d'une hérésie horrible dont ils se posent les adversaires déclarés, afin qu'à la faveur de ce tumulte ils puissent glisser leurs attaques contre la grâce, et leurs louanges exagérées de la nature. Est-ce que jamais quelqu'un les a mis en demeure de se prononcer sur cette question? Est-ce que jamais les catholiques leur ont reproché de condamner ceux dont l'apostasie a été prédite; par l'Apôtre, ces hommes qui ont une conscience cautérisée, qui condamnent le mariage, qui s'abstiennent de certains aliments qu'ils regardent comme impurs, et enfin soutiennent que Dieu n'est pas le créateur de toutes choses ? Les a-t-on contraints de nier que toute créature de Dieu soit bonne (1), et qu'en dehors de Dieu il existe quelque substance dont Dieu ne soit pas le créateur ? Ces vérités essentiellement catholiques, ce n'est pas là ce qu'on leur reproche, ce pour quoi on les condamne. L'impiété aussi folle que dangereuse des Manichéens est abhorrée, non-seulement par la foi catholique, mais encore par tous les hérétiques quels
1. I Tim. IV, 1-4.
qu'ils soient, pourvu qu'ils ne soient pas Manichéens. A ce titre donc les Pélagiens ne font que leur devoir en frappant d'anathème les Manichéens et en réfutant leurs erreurs. Mais, de leur côté, ils commettent un double crime qui leur mérite également l'anathème l'un en flétrissant les catholiques, du nom de Manichéens ; l'autre, en se faisant eux-mêmes les fauteurs d'une nouvelle hérésie. Je sais qu'ils ne sont pas atteints de la maladie des Manichéens, mais s'ensuit-il qu'ils aient la foi saine ? Pour les esprits comme pour les corps, il n'y a pas qu'une seule espèce de maladie. De même donc qu'un médecin du corps se garderait bien d'assurer à son malade qu'il né court aucun danger de mort, puisqu'il n'est pas hydropique, si en même temps il le voyait en proie à une autre maladie mortelle ; de même, quoique les Pélagiens ne soient pas Manichéens, on n'a pas le droit de leur dire qu'ils sont dans la vérité, s'ils sont victimes de quelque autre genre de perversité. Par conséquent, autre chose est ce que nous anathématisons avec eux, autre chose est ce que nous anathématisons en eux. Nous détestons avec eux ce qui leur déplaît légitimement ; mais en même temps nous détestons en eux ce qui fait qu'ils nous déplaisent.
2. Les Manichéens soutiennent que Dieu bon n'est pas le créateur de toutes les substances; les Pélagiens affirment qu'il est dans l'humanité des âges qui n'ont pas Dieu pour sauveur et libérateur. L'Eglise catholique les condamne les uns et les autres; contre les Manichéens elle affirme que Dieu est fauteur de toute créature ; et contre les Pélagiens elle soutient que la nature humaine est déchue à tous les âges et qu'ainsi elle a toujours besoin d'un libérateur. Les Manichéens condamnent la concupiscence de la chair, non pas comme (20) un vice accidentel, mais comme une nature éternellement mauvaise; les Pélagiens non-seulement ne la considèrent pas comme un vice, mais ils la louent comme un bien naturel. L'Église catholique les condamne les uns et les autres; aux Manichéens elle dit que la concupiscence n'est pas une nature, mais un vice; et aux Pélagiens, qu'elle ne vient pas du Père, mais du monde; enfin les uns et les autres doivent la regarder comme une maladie à guérir, les uns cessant de la croire inguérissable, les autres cessant de la prôner comme louable. Les Manichéens soutiennent que ce n'est point par son libre arbitre que l'homme, jusque-là bon, a commencé à devenir mauvais; les Pélagiens, de leur côté, soutiennent que l'homme, quoique mauvais, trouve dans son libre arbitre les forces suffisantes pour faire le bien. L'Église catholiques les condamne les uns et les autres et leur répète ces paroles : "Dieu a fait l'homme droit (1) ". "Si le Fils vous délivre, vous serez véritablement libres (2) ". Les Manichéens soutiennent que l'âme, véritable parcelle de Dieu, est soumise au péché par son mélange avec une nature mauvaise; les Pélagiens affirment que sans être une parcelle de Dieu, et tout en restant sa simple créature, l'âme est juste et sans péché dans cette vie corruptible. L'Église catholique les condamne les uns et les autres, en disant aux Manichéens : "Ou faites un bon arbre et rendez bon son fruit, ou faites un mauvais arbre et rendez mauvais son fruit (3) " ; ce langage a pu s'adresser à l'homme qui ne saurait créer une nature, c'est donc que le péché n'est point une nature, mais un vice; elle dit également aux Pélagiens : "Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes; et la vérité n'est point ennous (4)". Ces maladies contraires, tel est le vaste champ sur lequel les Manichéens et les Pélagiens se livrent bataille dans un but opposé, mais avec une égale vanité; la différence d'opinions les sépare, mais la perversité de leur esprit les rapproche.
3. Ils combattent ensemble contre la grâce de Jésus-Christ, sapent .par sa base la nécessité du baptême, et déshonorent la chair du Sauveur; et cependant ils ont en cela des procédés et des buts différents. Les Manichéens fondent l'obtention du secours divin
(1) Eccl. VII, 30. 2. Jean, VIII, 36. 3. Matt. XII, 33. 4. I Jean, I, 8.
sur les mérites d'une bonne nature, et les Pélagiens sur les mérites d'une bonne volonté. Les premiers disent: Dieu doit ce secours aux travaux de ses membres; les seconds disent que Dieu le doit aux vertus de ses serviteurs. Dès lors, pour les uns comme pour les autres, la récompense n'est pas fondée sur la grâce, mais sur le mérite (1). Pour les Manichéens, le bain de la régénération, c'est-à-dire l'eau elle-même, est parfaitement inutile et ne peut servir à quoi que ce soit; pour les Pélagiens, ce qui dans le saint baptême est institué pour effacer les péchés, ne saurait être d'aucun avantage aux enfants, puisque ceux-ci n'ont aucun péché. .Dès lors, dans le baptême, quant à ce qui regarde la rémission des péchés, les Manichéens détruisent l'élément visible, et les Pélagiens le sacrement invisible. Les Manichéens déshonorent la chair de Jésus-Christ en blasphémant l'enfantement de Marie; et les Pélagiens en mettant sur un pied d'égalité parfaite la chair des captifs à racheter et la chair du Rédempteur. Pourquoi donc Jésus-Christ est-il né, non pas dans la chair du péché, mais dans la ressemblance de la chair du péché (2)? N'est-ce point parce que tous les hommes naissent dans la chair du péché? En maudissant toute chair en général, les Manichéens ôtent à la chair du Sauveur sa vérité la plus évidente, et les Pélagiens, en affirmant qu'aucune chair ne naît dans le péché, dépouillent de sa dignité propre la chair de Jésus-Christ.
4. Que les Pélagiens cessent donc de faire des catholiques ce qu'ils ne sont pas, et qu'ils s'empressent eux-mêmes de corriger ce qu'ils sont; qu'ils ne prétendent pas se faire passer pour aimables, parce qu'ils combattent l'odieuse hérésie des Manichéens, et qu'au contraire ils se croient dignes de la haine universelle, puisqu'ils ne détestent pas leur propre erreur. Deux erreurs peuvent être fort opposées l'une à l'autre, et cependant être toutes deux détestables, puisqu'elles sont toutes cieux contraires à la vérité. Si l'on doit aimer les Pélagiens parce qu'ils haïssent les Manichéens; ceux-ci doivent être: aimés au même titre puisqu'ils haïssent, les Pélagiens. Mais notre mère l'Église catholique se garde bien de payer par l'amour la haine, que ceux-ci peuvent avoir pour ceux-là; fidèle aux leçons et à la grâce du Sauveur, elle se croit
1. Rom. IV, 4. 2 Id. VIII, 3.
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obligée d'éviter les uns et les autres, et désire les guérir tous.
5. Les auteurs de la lettre, prenant à partie les clercs de l'Eglise romaine, écrivent ce qui suit : "Courbés sous la terreur d'une injonction, ces clercs n'ont pas eu honte de commettre le crime de prévarication ; car sans tenir aucun cas de la première sentence qu'ils avaient formulée dans les actes publics pour affirmer le dogme catholique, ils ont ensuite affirmé que la nature de l'homme est mauvaise ". Il serait plus vrai de dire que les Pélagiens avaient conçu l'espérance trompeuse de faire accepter par certains romains catholiques l'erreur nouvelle et monstrueuse de Pélage et de Célestius. Ces tentatives coupables leur étaient d'autant plus faciles que, malgré la perversité qu'on leur connaissait, on les traitait encore avec respect, car on était bien plus désireux de les convertir que de les condamner, et dans cette disposition on les entourait peut-être de plus d'égards que ne l'exigeait la sévère discipline de l'Eglise. Il y avait eu d'abord échange d'un grand nombre d'écrits et de mémoires entre le Siège apostolique et les évêques africains; Célestius lui-même s'était transporté à Rome et avait discuté et soutenu sa cause aux pieds du trône pontifical. Enfin on supposa une lettre du pape Zozime, de sainte mémoire, dans laquelle il aurait ordonné de croire que les hommes naissent sans aucune souillure originelle. Or, jamais ce pape n'a tenu ce langage, jamais il n'a rien écrit de semblable. De son côté Célestius avait dit dans son libelle que ces questions lui paraissaient encore douteuses et qu'il désirait recevoir la lumière; comme on le savait ardent, comme on était persuadé que sa conversion aurait les plus précieux résultats, on approuva la volonté qu'il manifestait de se convertir, mais jamais on n'approuva la fausseté de sa croyance. Son libelle fut donc déclaré catholique, parce qu'un livre, renfermât-il par hasard quelque erreur, peut toujours être regardé comme écrit dans un esprit catholique, pourvu que l'auteur ne se propose de rien définir, et qu'il soit disposé à renoncer immédiatement aux erreurs qui lui seront manifestées. Ce n'est point en effet à des hérétiques, mais à des catholiques, que l'Apôtre disait : "Tout ce que nous sommes de parfaits, soyons dans ce sentiment; et si vous avez quelque autre sentiment, Dieu vous découvrira ce que vous devez en croire (1) ". C'est là ce que l'on crut entrevoir en Célestius, quand on le vit approuver la lettre du pape Innocent dans laquelle ce saint pontife dissipait tous ses doutes. Toutefois, comme dernière preuve plus évidente encore, on attendait l'arrivée des lettres d'Afrique, car dans cette province on était bien mieux au courant des ruses et des subtilités de Célestius. Aussitôt après l'arrivée de ces lettres à Rome, les choses changèrent de face. Il était dit qu'aux yeux des simples comme des savants il ne suffisait pas que Célestius donnât une approbation générale à la lettre du pape Innocent; qu'on devait anathématiser formellement les erreurs renfermées dans son libelle ; autrement il arriverait que beaucoup de chrétiens peu intelligents regarderaient comme approuvées par le Saint-Siège les erreurs de ce libelle, par cela seul que ce libelle avait été déclaré catholique ; quant à une conversion de sa part, il ne suffisait pas, pour y croire, qu'il eût approuvé la lettre du pape Innocent et s'y fût soumis. C'est alors qu'on réclama de nouveau la présence de Célestius pour qu'il eût à s'expliquer d'une manière aussi claire que catégorique, pour qu'on pût juger de son habileté ou de la sincérité de sa conversion, et enfin pour qu'il ne subsistât plus aucun doute ; mais au lieu de se présenter Célestius s'échappa et disparut. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, l'Eglise romaine ayant à se prononcer sur la doctrine de Célestius ou de Pélage, déjà condamnée en eux et avec eux par le pape Innocent, avait accepté et approuvé cette doctrine, assurément on aurait le droit de flétrir de la note de prévarication le clergé romain. Mais il n'en est point ainsi. Le pape Innocent, répondant à la lettre des évêques d'Afrique, avait formellement condamné l'erreur que nos hérétiques actuels tentent de faire accepter; son successeur le pape Zozime n'a jamais dit, n'a jamais écrit que l'on peut partager leur opinion relativement aux enfants; bien plus, comme Célestius essayait de se justifier, le saint Pontife le somma énergiquement d'approuver la lettre susdite du Siège apostolique ;
(1) Philipp. III, 15.
enfin, si l'on usa de beaucoup de ménagements à l'égard de Célestius pendant son séjour à Rome, ce ne fut jamais au détriment de la foi antique et inébranlable, ce ne fut jamais pour approuver la coupable perversité de cet hérésiarque, mais uniquement pour chercher dans la persuasion l'espérance de le convertir. Quand il ne fut plus possible d'attendre, ce même pontife, faisant appel uniquement à sa suprême autorité, frappa d'une nouvelle condamnation Célestius et Pélage; et cette mesure suspendue un instant par la miséricorde ne fut ni une prévarication de la vérité déjà connue, ni une nouvelle connaissance de la vérité.
6. Mais pourquoi insister plus longtemps sur ce sujet, puisque nous avons sous la main les actes et les écrits les plus explicites dans les quels tous ces faits et ces événements sont reproduits avec une parfaite exactitude? En lisant les questions posées par votre prédécesseur, et les réponses dans lesquelles Célestius proteste qu'il adhère entièrement à la lettre du pape Innocent, comment ne pas voir dans quelle impossibilité salutaire Célestiusse trouve placé de soutenir désormais que le baptême des enfants n'a pas pour effet d'effacer le péché originel? En effet, voici ce que le vénérable pape Innocent écrivait au concile de Carthage: "Cet homme éprouva ce que vaut tout seul le libre arbitre, lorsque, usant imprudemment de ses forces, il se plongea dans les profondeurs de la prévarication, et ne trouva rien pour en sortir; victime de sa liberté, il serait resté éternellement sous le a coup de cette ruine, si le Christ, à son avènement, ne l'en eût relevé par sa grâce. Le Christ, en effet, dans une régénération nouvelle, efface par le baptême tous les péchés passés (1) ". Se peut-il quelque chose de plus clair et de plus évident que cette sentence du Siège apostolique? Célestius protesta qu'il y adhérait, au moment où votre prédécesseur lui posait cette question : "Condamnez-vous toutes les erreurs qui vous sont attribuées? " Célestius répondit: "Je les condamne selon la sentence d'Innocent, votre prédécesseur d'heureuse mémoire ". Or, parmi les erreurs attribuées à Célestius, entendons le diacre Paulin reprocher à Célestius de dire
(1) Lettre d'Innocent.
que "le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et non point au genre humain, et que les enfants qui viennent de naître sont absolument dans le même état qu'Adam avant son péché ". Si donc Célestius a véritablement condamné de coeur et de bouche, selon la sentence du bienheureux pape Innocent, l'erreur qui lui était reprochée par le diacre Paulin ; comment peut-il encore prétendre que les enfants ne sont nullement atteints par la transgression du premier homme, et qu'ils n'apportent en naissant aucun vice originel qui ait besoin d'être effacé par la purification d'une régénération nouvelle? Mais sa conduite ultérieure a prouvé que sa réponse n'était qu'une feinte et un mensonge, puisqu'il s'est soustrait à un nouvel interrogatoire pour ne pas se voir contraint de rappeler et d'anathématiser toutes les erreurs formulées dans son libelle, et signalées dans les lettres venues d'Afrique.
7. Et puis, répondant aux évêques de Numidie qui lui avaient adressé les actes des conciles de Carthage et de Milève, le même pape ne traite-t-il pas directement la question des enfants? Voici ses paroles: "Quant à ce que votre fraternité nous rapporte de leur opinion, que les enfants peuvent, sans la grâce du baptême, obtenir la vie éternelle, c'est là vraiment une doctrine insensée. Car s'ils n'ont pas mangé la chair du Fils de l'homme, ni a bu son sang, ils n'auront pas la vie en eux (1). Or, ceux qui soutiennent que les enfants parviennent à la vie éternelle sans, la régénération, me paraissent vouloir anéantir le baptême même, puisque les enfants auraient ainsi ce que nous croyons que le baptême seul leur confère (2)". A cela que répond cet ingrat, que le Siège apostolique avait miséricordieusement épargné en acceptant sa profession de foi comme un gage de conversion? Que dit-il? Les enfants morts sans baptême posséderont-ils, oui ou non, la vie éternelle? S'il soutient qu'ils la posséderont, comment donc a-t-il -pu répondre qu'il condamnait toutes les erreurs qui lui étaient attribuées, et qu'il adhérait à la doctrine du pape Innocent d'heureuse mémoire? Le pape Innocent n'enseigna-t-il pas formellement que sans le baptême de Jésus-Christ et sans la participation à son corps et à son sang les enfants ne peuvent avoir la vie ? S'il soutient qu'ils ne la
(1) Jean, VI, 54. (2) Lettre d'Innocent.
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posséderont pas, comment donc peuvent-ils être privés de la vie éternelle et conséquemment jetés dans la mort éternelle, s'ils n'apportent en naissant aucun péché originel?
8. A cela que répondent ces hérétiques, qui osent écrire leurs impiétés calomnieuses et les adresser aux évêques orientaux? Il est certain que Célestius a donné pleine adhésion à la lettre du vénérable Innocent; nous pouvons encore lire cette lettre dans laquelle ce saint pape déclare que les enfants morts sans baptême ne peuvent avoir la vie. Puisqu'ils n'ont pas la vie, peuvent-ils ne pas avoir la mort? Et s'il en est ainsi, d'où peut venir à ces enfants une peine aussi effrayante, si la faute originelle n'existe pas? Et maintenant ces déserteurs de la foi, ces adversaires de la grâce osent accuser de prévarication le clergé romain sous le pape Zozime, lui reprochant, dans la dernière condamnation lancée contre Célestius et Pélage, d'avoir émis une doctrine tout opposée à celle qu'il avait formulée sous le pape Innocent? Il est évident, au contraire, que la lettre. du vénérable Innocent, sur la question des enfants, proclame hautement cette vérité de notre antique foi,. que les enfants demeureront dans la mort éternelle, s'ils ne sont pas baptisés en Jésus-Christ. Ce serait donc prévariquer contre l'Eglise romaine que d'émettre une doctrine opposée. Grâces en soient rendues à Dieu, cette prévarication n'a pas eu lieu, et c'est toujours la, même foi qui a été constamment promulguée dans toutes les condamnations lancées contre Célestius et Pélage. Qu'ils sachent donc qu'il n'y a d'autres prévaricateurs qu'eux-mêmes; plaise à Dieu. qu'ils se guérissent ! La foi catholique ne dit pas que la nature humaine soit essentiellement mauvaise, par le fait même de sa création ; elle ne dit pas non plus que le mal qui se transmet aujourd'hui par la naissance, soit loeuvre de. Dieu; ce mal n'est que la conséquence du péché du premier homme.
9. Maintenant répondons aux calomnies glissées adroitement contre nous par nos adversaires. Nous:ne disons pas que la nature humaine ait perdu le libre arbitre par le péché d'Adam. Nous affirmons seulement que dans les hommes esclaves du démon, ce libre arbitre reste très-puissant pour le péché, tandis qu'il est incapable de fonder une vie bonne et pieuse, à moins que la volonté humaine n'ait été délivrée par la grâce de Dieu et qu'elle ne soit aidée par cette grâce dans ses paroles, dans ses pensées et dans ses actions. Nous disons que les enfants qui naissent, n'ont d'autre créateur que Dieu lui-même ; que Dieu seul, et non pas le démon, a institué le mariage, ce qui n'empêche pas que nous ne naissions. tous coupables du péché originel, et soumis à l'empire du démon jusqu'à ce que nous renaissions en Jésus-Christ. Sous le nom de grâce, ce n'est pas le destin que nous affirmons, quoique nous disions que la grâce de Dieu n'est précédée en nous par aucun mérite antérieur. S'il plaît à certains auteurs de donner le nom de destin à la volonté du Dieu tout-puissant, pour nous, nous évitons avec soin ces nouveautés profanes dans les termes (1), et nous n'aimons pas de disputer sur les mots.
10. Pourtant je me suis longtemps demandé le motif pour lequel nos adversaires pouvaient nous reprocher de donner le nom de grâce à ce qui ne serait autre chose que le destin. J'ai examiné sérieusement le contexte, et voici comment ils formulent leur accusation. "Sous le nom de grâce ", disent-ils, " c'est tellement le destin qu'ils affirment, qu'ils vont jusqu'à soutenir que si Dieu n'inspire pas le désir du bien, même imparfait, à la volonté rebelle de l'homme, cet.homme ne peut. ni éviter le mal, ni faire le bien ". Un peu plus loin, rappelant la doctrine qu'ils soutiennent, ils s'expriment ainsi : "Nous confessons que le baptême est nécessaire à tous les âges ; quant à la grâce, elle vient au secours de tout bon propos, cependant elle ne saurait inspirer le zèle de la vertu à une volonté rebelle, puisqu'il n'y a en Dieu, aucune acception des personnes (2) ". Par ces paroles j'ai compris que s'ils-nous reprochent de donner le nom de grâce à ce qui n'est que le destin, cest parce que nous affirmons que la grâce nous est donnée; non pas à cause de nos mérites, mais selon la volonté miséricordieuse de Dieu qui a dit : "Je ferai miséricorde à qui il me plaira de faire miséricorde; et j'aurai pitié de qui il me plaira d'avoir pitié ". Voilà pourquoi lApôtre
1. I Tim. VI, 20. 2. Colos. III, 25.
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ajoute sous forme de conclusion : "Ainsi donc cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (1) ". Tout insensé pourrait donc également accuser l'Apôtre de n'être que le prédicateur du destin. Ici du moins nos adversaires se dévoilent clairement. Puisqu'ils nous accusent de déguiser le destin sous le beau nom de grâce, parce que nous soutenons que la grâce de Dieu ne nous est pas donnée en vertu de nos mérites antérieurs ; ils affirment donc qu'elle nous est donnée uniquement à cause de ces mérites ; et dès lors pourquoi chercher encore à cacher, à dissimuler leur aveuglement ? cela n'est plus possible, puisqu'il est évident qu'ils émettent là une doctrine que Pélage lui-même a condamnée au concile de Palestine, pour se soustraire, ne fût-ce que par ruse, à l'anathème dont il se sentait menacé. Se fondant sur certaines expressions de son disciple Célestius, le concile l'accusa de dire " que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites ". Pélage protesta ou feignit de protester, et lança sur-le-champ l'anathème contre une semblable doctrine. Mais les livres qu'il composa depuis, ainsi que les affirmations de ses sectaires, nous prouvent clairement que ses protestations n'étaient qu'une feinte inspirée par la crainte, et que bientôt il jeta le voile, et reprit dans ses lettres sa première audace. Et aujourd'hui encore les évêques pélagiens ne craignent pas, ou du moins ne rougissent pas d'adresser aux évêques catholiques de l'Orient une lettre dans laquelle ils nous accusent de n'être que les prédicateurs du destin, parce que nous ne disons pas avec eux que la grâce de Dieu nous est donnée selon nos mérites, quand Pélage lui-même, craignant les évêques orientaux, n'a pas osé émettre cette proposition et s'est même vu obligé de la condamner solennellement.
11. Quoi donc, ô enfants de l'orgueil, ennemis de la grâce de Dieu, nouveaux hérétiques, il suffira de dire que la grâce de Dieu prévient tous les mérites de l'homme, que cette grâce n'est pas donnée en conséquence
1. Rom. IX, 15,16.
des mérites, qu'elle ne serait plus une grâce si elle n'était pas donnée gratuitement, si elle n'était qu'une récompense due aux mérites; il suffira, dis-je, de formuler cette doctrine catholique pour être accusé par vous de prêcher le destin ? Quelle que soit l'intention qui vous guide, affirmez-vous par vous-mêmes que le baptême est nécessaire à tous les âges ? Dans cette même lettre qui nous occupe, n'avez-vous pas juxtaposé ces deux maximes, l'une touchant le baptême et l'autre touchant la grâce ? Ce baptême donné aux enfants ne devait-il pas, dans son rapprochement de la grâce, vous apprendre ce que vous devriez penser de la grâce elle-même ? Voici vos paroles : "Nous confessons la nécessité du baptême pour tous les âges; quant à la grâce, elle vient au secours de tout bon propos, cependant elle ne saurait inspirer le zèle de la vertu à une volonté rebelle, puisqu'il n'y a en Dieu aucune acception des personnes ". Je passe sous silence ce que vous dites de la grâce. Mais rendez-moi raison du baptême. Puisque vous soutenez qu'il est nécessaire à tous les âges, dites-moi pourquoi il est nécessaire aux enfants. C'est sans doute parce qu'il leur confère quelque bien, et ce bien n'est ni petit ni médiocre, il est d'une suprême importance. Vous niez, il est vrai, qu'il y ait un péché originel remis dans le baptême ; cependant vous admettez que dans ce sacrement les enfants des hommes sont adoptés en qualité d'enfants de Dieu, vous prêchez même cette adoption. Eh bien ! voici des enfants qui meurent aussitôt après avoir reçu le baptême; pourriez-vous nous dire quels mérites précédents leur ont mérité la grâce insigne du baptême ? Vous me direz peut-être que ce sont leurs parents qui la leur ont méritée; soit, mais alors pourquoi donc cette grâce est-elle quelquefois refusée aux enfants de parents pieux, tandis qu'elle est quelquefois accordée aux enfants de parents impies? N'est-il pas vrai que l'on voit de temps à autre la mort frapper les enfants de parents chrétiens avant qu'ils aient pu recevoir le baptême, tandis que l'on verra l'enfant né de parents ennemis de Jésus-Christ recevoir le baptême, grâce au zèle miséricordieux de certaines âmes chrétiennes ? Une mère baptisée en est réduite à pleurer son enfant mort sans baptême, tandis que le fruit du crime, (25) cruellement abandonné par sa mère, sera recueilli par des mains chastes et régénéré dans les eaux du baptême. Vous ne trouvez place ici, je pense, ni pour les mérites des parents, ni pour les. mérites des enfants. Vous n'admettez pourtant pas, nous le savons, que l'âme ait déjà vécu avant son union .avec le corps; vous n'admettez pas qu'avant d'être unie à un corps elle ait fait le bien ou le mal de manière à en mériter ici-bas la récompense. Pourquoi donc le baptême est-il accordé à tel enfant, tandis qu'il est refusé à tel autre ? Parce qu'ils n'ont pu acquérir des mérites, ne sont-ils que les victimes d'un aveugle destin ? ou bien Dieu fait-il à leur égard acception des personnes ? Et, en effet, n'alléguez-vous pas le destin d'abord, et ensuite l'acception des personnes, sachant bien qu'aucun de ces principes ne saurait être accepté, et qu'il faudra par conséquent admettre que le mérite précède toujours la grâce ? Alors expliquez-vous sur les mérites des enfants ; pourquoi ceux-ci meurent-ils après leur baptême, et ceux-là sans baptême, sans qu'on puisse invoquer les mérites des parents pour expliquer comment ceux-ci jouissent et comment ceux-là sont privés du glorieux privilège de devenir les enfants de Dieu. Vous gardez le silence; ne craignez-vous pas par hasard que l'accusation que vous nous adressez ne retombe sur vous ? En effet, s'il suffit qu'il n'y ait pas mérite pour que vous disiez qu'il y a destin, et si vous voulez que nous admettions les mérites antérieurs, si nous ne voulons pas passer pour fauteurs du destin, pouvez-vous voir autre chose que le destin dans le baptême des enfants, puisque vous avouez qu'il ne saurait y avoir de leur part aucun mérite antérieur? Que si, dans ce même baptême des enfants, vous n'admettez pas plus le destin que vous n'admettez les mérites antérieurs ; pourquoi donc nous accuser d'être fatalistes, parce que nous affirmons que la grâce ne saurait être grâce qu'à la condition d'être donnée gratuitement et non comme récompense due rigoureusement à des mérites antérieurs ? Vous ne comprenez donc pas que dans la justification des pécheurs il ne saurait être question de mérites, puisque c'est une grâce ; que la fatalité n'a rien à y voir, puisque c'est une grâce ; qu'on ne saurait invoquer l'acception des personnes, puisque c'est une grâce.
12. Les fatalistes attribuent à la position des astres, c'est-à-dire aux constellations telles qu'elles existent au moment de la conception ou de la naissance, non-seulement les actes et les événements de la vie, mais même la nature et la direction de notre volonté. Quant à la grâce de Dieu, elle est indépendante non-seulement des astres et des cieux, mais même des anges. Ensuite les fatalistes attribuent au destin nos actes bons et mauvais; au contraire, Dieu punit d'un juste châtiment les fautes des pécheurs, tandis que dans sa miséricorde il comble les autres de grâces entièrement gratuites ; et en agissant ainsi il n'obéit nullement aux constellations, mais aux décrets éternels de sa sévérité et de sa bonté. Dans l'un et l'autre cas le destin n'a donc rien à voir: Direz-vous qu'on ne saurait guère appeler que du nom de destin cette bienveillance qui, de la part de Dieu, ne suit pas les mérites, et se départit d'une manière absolument gratuite? Je vous réponds que c'est à cette bienveillance que l'Apôtre donne le nom de grâce, quand il s'écrie: "C'est par la grâce que vous êtes sauvés, en vertu de la foi, et cela né vient pas de vous, puisque c'est un don de Dieu; cela ne vient pas de vos oeuvres, afin que nul ne se glorifie (1) ". Ne comprenez-vous donc pas que ce n'est pas nous qui prêchons le destin sous le nom de la grâce, tandis que c'est vous qui cachez la grâce sous le nom du destin?
13. Il y a acception des personnes quand un juge, sans s'occuper de la nature de la cause sur laquelle il prononce, se déclare pour l'une des parties contre l'autre, parce qu'il trouve dans la personne même quelque chose qui lui semble digne de sa déférence et de sa miséricorde. Or, supposé qu'un homme ait affaire à deux débiteurs, et qu'il veuille remettre à l'un sa dette et l'exiger de l'autre, il est libre d'agir comme il veut, car il ne frustre personne ; d'où il suit qu'il n'y a pas acception des personnes quand il n'y a aucune iniquité commise. Autrement ceux qui ont peu d'intelligence, ne verraient-ils pas une acception des personnes dans cette parole des ouvriers, par laquelle il est dit que le maître
1. Eph. II, 8, 9.
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de la vigne donna la même récompense à ceux qui n'avaient travaillé qu'une heure, et à ceux qui avaient porté le poids de la fatigue et du jour, égalant ainsi, quant à la récompense, ceux qui étaient si différents les uns des autres quant à la durée et à la difficulté du travail? Quelques ouvriers murmurèrent; que leur répondit le père de famille? " Mon ami, je ne vous fais aucun tort. N'êtes-vous pas convenu d'un denier avec moi ? Prenez ce qui vous appartient et partez. Je veux donner au dernier autant qu'à vous. N'ai-je pas le droit de faire ce que je veux? Parce que a je suis bon, faut-il que votre oeil soit pervers (1) ? " Ici toute la justice est dans ce mot: "Je veux ". A vous, dit-il, j'ai payé une dette; à l'autre j'ai fait un don; et pour lui faire ce don je ne vous ai frustré en quoique ce soit; je n'ai ni diminué ni refusé la dette contractée envers vous. "N'ai-je pas le droit de faire ce que je veux? Parce que je suis bon, faut-il que votre oeil soit pervers? " De, même donc que dans cette parabole il n'y a pas acception des personnes, parce que si l'un est honoré gratuitement, l'autre n'est pas frustré dans ce qui lui est dû ; de même, quand, selon les desseins de Dieu, l'un est appelé 1 et que l'autre ne l'est pas,-celui qui est appelé reçoit un bienfait purement gratuit dont la vocation est le principe ; tandis que celui qui n'est pas appelé, ne fait que subir la conséquence légitime de son malheureux état, puisque nous sommes tous coupables du péché qui est entré dans le monde par un seul homme a. Dans cette parabole des ouvriers, nous voyons qu'un seul denier fut donné à ceux qui n'avaient travaillé qu'une heure, comme à ceux qui avaient travaillé douze: heures. Or, d'après nos fausses idées humaines, ces derniers, pour garder la proportion, auraient dû recevoir douze deniers; de cette Manière l'égalité aurait été conservée dans le bien et la récompense. Il n'en fut pas ainsi, et cependant on ne saurait dire que les uns aient été libérés et les autres condamnés, puisque ceux qui avaient travaillé plus longtemps, avaient d'abord reçu du père de famille la faveur d'être appelés, et ensuite la nourriture nécessaire pour, ne pas défaillir, dans leur travail. D'un autre côté, saint Paul nous dit : "Il est donc vrai que Dieu fait miséricorde à qui il lui plaît, et qu'il endurcit
1. Matt. XX, 9-15. 2. Rom. VIII, 28. 3. Id. V, 12.
qui il lui plaît " ; il ajoute, parlant du potier : " Il a le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase d'honneur et un vase d'ignominie (1) ". Or, le bien est donné sans mérite et gratuitement, puisque celui qui le reçoit est de la même masse que celui qui ne le reçoit pas; le mal, au contraire, n'est donné que comme une dette et après avoir été mérité, puisque, dans la masse de perdition, quand le mal est puni par le mal, il ne saurait y avoir d'injustice. Ce châtiment est un mal pour celui qui le subit,. puisque c'est pour lui un supplice; mais ce même châtiment est un bien dans celui qui l'inflige, puisqu'il ne fait qu'accomplir toute justice. Il ne saurait donc, y avoir acception des personnes à l'égard de deux débiteurs également coupables, quand on remet la dette à l'un et qu'on l'exige de; l'autre.
14. A l'aide d'un exemple, cette proposition deviendra plus évidente encore. Supposons deux enfants jumeaux issus d'une prostituée et exposés pour être recueillis par des étrangers. L'un des deux meurt ans baptême, et l'autre après avoir été baptisé. Dirons-nous qu'il y a là un pur effet du hasard ou du destin, ce qui serait une erreur ? Il y aurait lieu du moins d'accuser Dieu d'avoir fait ici acception des personnes, quoiqu'il ne puisse en faire. Pourtant quel titre l'un pouvait-il avoir pour être préféré à l'autre ; quels biens dans l'un pouvaient lui mériter de recevoir le baptême ; quel crime dans l'autre pouvait le rendre digne de mourir sans baptême? Est-ce leurs parents qui avaient bien mérité pour eux, puisque le père était un fornicateur, et la mère une prostituée? Du reste, quels qu'aient été ces mérites de la part des parents, ils devaient être absolument les mêmes pour chacun de ces deux enfants, ce qui n'a pas empêché que la mort ait mis entre eux une horrible différence. Si donc on ne peut invoquer ici ni le destin, puisque les astres n'ont rien à voir en cette matière; ni le hasard, puisque le. hasard n'est et ne.peut rien ; ni la diversité des personnes, ni la diversité des mérites ; à quoi donc avoir recours quant à celui qui a été baptisé, si ce n'est à la grâce de Dieu, laquelle est donnée gratuitement aux vases élevés à la dignité de vases d'honneur? et quant à celui qui n'a pas été baptisé, on ne peut en, trouver l'explication que dans la
(1) Rom. IX, 18-21.
colère de Dieu, laquelle s'appesantit sur les vases d'ignominie, en raison des mérites de la masse. Quant à celui qui a été baptisé, nous vous contraignons à confesser qu'il a reçu la grâce de Dieu, et nous vous prouvons qu'il n'y a eu de sa part aucun mérite antérieur; quant à celui qui est mort sans baptême, vous qui ne croyez pas à l'existence du péché originel, expliquez-moi pourquoi il a été privé d'un sacrement que vous croyez nécessaire à tous les âges; dites-moi ce qu'il y avait à venger contre lui, pour le traiter de la sorte.
15. A l'occasion de ces deux jumeaux, dont la cause est absolument la même, surgit cette grande question : Pourquoi l'un est-il mort baptisé, et l'autre sales baptême ? Or, l'Apôtre résout cette question sans la résoudre. Parlant lui aussi de deux jumeaux, il remarque qu'avant même qu'ils fussent. nés, avant qu'ils eussent fait aucun bien et aucun mal, non pas à cause de leurs uvres, mais par la volonté de celui qui appelle, il fut dit à la mère : "L'aîné sera assujéti au plus jeune ; j'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü ". Puis, développant sa pensée, il avait été conduit à s'écrier : "Il est donc vrai que Dieu fait miséricorde à qui il lui plaît, et qu'il endurcit qui il lui plaît ". Sentant alors ce qu'il y avait d'extraordinaire dans ses paroles, il suppose qu'une voix contradictoire s'élève contre lui, et il continue: " Vous me direz peut-être : Après cela pourquoi Dieu se plaint-il? qui donc résiste à sa volonté ? " Il répond aussitôt : " O homme, qui êtes-vous pour contester avec Dieu ? Un vase d'argile dit-il à celui qui l'a fait: Pourquoi m'avez-vous fait ainsi? Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase d'honneur et un vase d'ignominie? " Puis voulant en quelque sorte soulever le voile qui recouvre ces secrets mystérieux, le même Apôtre ajoute : " Qui peut se plaindre, si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, souffre avec une patience extrême les vases de colère préparés .pour la perdition, afin de manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde qu'il a préparés pour la gloire (1) ? ". Dans ce passage la grâce de Dieu nous est présentée, non-seulement comme un secours, mais encore comme une
1. Rom. IX, 11-23.
leçon. Elle est un secours dans les vases de miséricorde ; mais dans les vases de colère elle est une grande leçon. En Effet, dans ces derniers Dieu montre sa colère et manifeste sa puissance, car tant est puissante sa bonté qu'il peut même se servir des méchants pour le bien. Quant aux vases de miséricorde, il révèle à leur égard les richesses de sa gloire, puisque la grâce du libérateur leur remet ce quels justice du vengeur exige. des vases de colère. D'ailleurs le bienfait que Dieu accorde gratuitement à quelques-uns n'apparaîtrait pas assez clairement, si Dieu en frappant d'un juste châtiment d'autres hommes tirés de la même masse, ne montrait pas ce qui était dû aux uns et aux autres. "Qui met de la différente entre vous ? " s'écrie le même Apôtre, s'adressant à l'homme qui se glorifie de lui-même et de ses propres avantages. "Qui met de la différence entre vous? " Et supposant que son interlocuteur lui a répondu : C'est ma foi, c'est ma volonté, c'est mon propre mérite; l'Apôtre lui réplique : "Qu'avez-vous donc que vous n'ayez reçu ? Et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous, comme si vous ne l'aviez point reçu (1) ? " c'est-à-dire, comme si ce qui vous discerne venait de vous. Celui qui vous discerne, c'est donc celui qui vous accorde de quoi vous discerner, en vous épargnant le châtiment que vous méritiez, et en vous accordant une grâce qui ne vous était due à aucun titre. Celui qui vous discerne, c'est celui qui, en face des ténèbres qui couvraient l'abîme, s'est écrié : " Que la lumière soit, et la lumière fut; et il sépara ", c'est-à-dire, " il discerna la lumière des ténèbres (2) ". Tant qu'il n'y avait que les ténèbres, que pouvait-il y avoir à séparer? Dieu sépara donc en faisant la lumière ; de cette manière on peut dire aux pécheurs justifiés : "Autrefois vous étiez ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur (3) "; par conséquent, que celui qui se glorifie, ne;se glorifie pas en lui-même, mais dans le Seigneur (4). Celui qui discerne, c'est celui qui, à l'égard d'enfants qui n'étaient pas encore nés, qui n'avaient encore fait ni bien ni mal, afin que le décret de Dieu demeurât ferme dans son élection, non pas à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, a eu le droit de dire : " L'aîné sera
(1) I Cor. IV, 7. 2. Gen. I, 3, 4. 3. Eph. V, 8. 4. II Cor. X, 17.
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assujetti au plus jeune (1) " ; celui qui plus tard, célébrant son oeuvre par l'organe de son prophète, s'écriait. "J'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaü "(2) ". Pour faire son élection, Dieu ne s'adresse pas à ce qui a été fait par les autres; c'est lui-même qui fait ce qu'il doit choisir. Parlant de ceux qui étaient restés justes en Israël, l'Apôtre s'exprime ainsi : " Dieu a sauvé ceux qu'il s'est réservés selon l'élection de sa grâce. Or, si c'est par grâce, ce n'est donc pas par les oeuvres ; autrement la grâce ne serait plus grâce (3) ". Quand la Vérité même proclame que ce n'est pas par les uvres, mais par la volonté de celui qui appelle ", n'êtes-vous pas des insensés, vous qui dites que si Jacob a été aimé, c'était dans la prévision des oeuvres qu'il devait accomplir; vous mettant ainsi en flagrante contradiction avec l'Apôtre qui proclame que "ce n'est pas par les oeuvres ", quand il pouvait tout aussi bien dire que ce n'est pas par les uvres présentes, mais par les oeuvres futures? En disant que ce n'est pas par les oeuvres, c'est la grâce qu'il veut exalter, " car si c'est par grâce, ce n'est pas par les oeuvres; autrement la grâce n'est plus grâce ". Ce qui nous prévient, c'est la grâce, non pas due mais gratuite, afin que par elle nous fassions des bonnes oeuvres; au contraire, si ce sont les bonnes oeuvres qui précèdent, la grâce n'est plus qu'une dette payée aux bonnes oeuvres, et la grâce n'est plus grâce.
16. Pour dissiper toutes les ténèbres de votre esprit, je vous ai proposé l'exemple de deux jumeaux qui n'étaient nullement aidés par les mérites de leurs parents, et qui meurent tous deux dans leur première enfance, l'un après avoir été baptisé, et l'autre sans baptême. Je voulais par là que vous n'eussiez pas à me dire que cette différence était motivée par la prévision de leurs oeuvres, comme vous le dites de Jacob et d'Esaü, malgré le langage formel de l'Apôtre. Quant aux jumeaux dont je parle, la prescience de Dieu n'a pu être trompée, et par là même il a dû prévoir qu'il n'y aurait aucune oeuvre. Ou bien si le péché qui n'est encore ni commis ni même pensé et voulu, est puni comme s'il était accompli, quel est donc l'avantage accordé à ceux qui sont arrachés à cette vie, dans la crainte que la méchanceté
(1 ) Gen. XXV, 23. (2) Malach. I, 2. (3) Rom. XI, 5, 6.
ne change leur intelligence, et que le mensonge ne trompe leur âme (1)? Soutenir que des hommes seront condamnés pour des péchés dont la coulpe, dites-vous, n'a pu leur être transmise par leurs parents, pour des péchés qu'ils n'ont pu eux-mêmes ni commettre, ni même concevoir, c'est là assurément une absurdité, une folie, une véritable monstruosité. Vous en convenez vous-même; eh bien ! voici que revient vers vous ce frère jumeau d'un frère baptisé et n'ayant pas été baptisé lui-même; il vous demande tacitement pourquoi le bonheur dont jouit son frère lui a été refusé; pourquoi il est frappé de la suprême infortune; pourquoi son frère a reçu l'adoption des enfants de Dieu, tandis que lui-même n'a pas reçu ce sacrement dont vous proclamez la nécessité pour tous les âges; il vous demande enfin de .lui expliquer ce mystère, s'il n'y a ni destin, ni hasard, ni acception des personnes de la part de Dieu, ni collation de la grâce sans mérites précédents, ni enfin de péché originel. C'est en vain que vous prêtez à cet enfant votre langue et votre Noix; il ne parle pas encore et vous ne savez quoi lui répondre.
17. Mais enfin, voyons ce que peut être ce titre antérieur qu'ils placent dans l'homme et qui doit le rendre digne du secours de la grâce, de telle sorte que cette grâce soit réellement due et méritée, sans s'inquiéter si elle ne cesse pas d'être une grâce. "Sous le nom de grâce ", disent-ils, " c'est tellement le destin qu'ils affirment, qu'ils vont jusqu'à soutenir que si Dieu n'inspire pas le désir du bien, même imparfait, à la volonté rebelle de l'homme, cet homme ne peut ni éviter le mal ni faire le bien ". Déjà, quant au destin et quant à la grâce, nous avons fait ressortir l'inanité de leur langage. Nous devons maintenant examiner si à un homme rebelle Dieu inspire le désir du bien, de telle sorte que ce même homme cesse d'être rebelle, approuve et veuille le bien. Nos adversaires prétendent que ce désir du bien dans l'homme vient de l'homme lui-même, de telle sorte que ce désir du bien, même commencé,
1. Sag. IV, 11.
constitue le mérite dont l'efficacité lui obtiendra la grâce de. conduire ce bien à sa perfection. Est-ce même bien là ce qu'ils prétendent? il est difficile de l'affirmer. Pélage, en effet, va jusqu'à dire que le bien s'accomplit plus facilement, quand on est aidé par la grâce. Ce mot: Plus facilement, n'indique-t-il. pas clairement que, dans sa pensée, si le; secours de la grâce vient à manquer, le libre arbitre, réduit à ses propres forces, peut encore, quoique plus difficilement, accomplir le bien? Quelle est l'opinion de ses disciples sur ce point? nous n'osons pas la déterminer d'après celle du maître. Permettons-leur, avec le libre arbitre, de se rendre indépendants, même à l'égard de Pélage, et bornons-nous à étudier le langage dont ils se servent dans la lettre à laquelle nous répondons.
18. Ils nous reprochent de soutenir que "Dieu inspire, même à un homme rebelle, le désir, non pas du bien, si grand qu'il soit, mais même du bien imparfait ". Ce reproche nous donne tout au moins le droit de conclure que, d'après eux, l'homme peut, sans aucun secours de la grâce, avoir le désir du bien imparfait; quant au bien parfait, la grâce serait nécessaire, non-seulement pour le faire plus facilement, mais même simplement pour le réaliser: La conclusion évidente, c'est qu'ils admettent que la grâce nous est donnée à cause de nos mérites ; et pourtant nous voyons dans les actes ecclésiastiques que Pélage, ne fût-ce que par crainte, a formellement condamné cette doctrine. En effet, si le désir du bien commence en nous et par nous sans la grâce de Dieu ; ce commencement constitue un véritable mérite, et la.grâce qui surviendra ensuite ne sera plus qu'une véritable dette; par conséquent, la grâce ne sera plus donnée gratuitement, mais selon nos mérites. Or, voulant répondre au futur Pélage, le Seigneur ne dit pas : Sans moi vous pouvez difficilement faire quelque, chose; mais d'une manière absolue : "Sans moi vous ne pouvez rien faire (1) ". Comme pour répondre également et par la même sentence à nos adversaires actuels, le Seigneur ne dit pas : "Sans moi vous ne pouvez rien " achever et parfaire, mais " faire ". Si le Sauveur eût parlé de parfaire, nos adversaires auraient pu en conclure. que le secours de la grâce est nécessaire, non pas pour commencer le bien, mais pour
(1) Jean, XV, 5.
l'achever. A son tour, voici venir l'Apôtre. Par cette seule parole : "Sans moi vous ne pouvez rien faire ", le Sauveur avait compris le commencement et la fin. L'Apôtre, interprétant cette maxime, distingue plus clairement le commencement et la fin, quand il dit : "Celui qui a commencé le bien en vous, le perfectionnera jusqu'au jour de Jésus-Christ (1)". Mais sur le point qui nous occupe, l'Ecriture nous a conservé de l'Apôtre des passages plus abondants. Nous parlons du désir du bien. S'ils veulent que ce bien commence par nous et s'achève par Dieu, qu'ils cherchent ce qu'ils peuvent répondre à ces paroles de l'Apôtre : "Nous ne sommes pas capables de former de nous-mêmes aucune bonne pensée, comme étant de nous-mêmes; mais c'est Dieu qui nous en rend capables (2)". Nous ne pouvons de nous-mêmes former aucune bonne pensée; pourtant une pensée est encore moins qu'un désir. En effet, nous pensons d'abord ce que nous désirons, mais nous ne désirons pas toujours ce que nous pensons; car nous pensons quelquefois ce que nous ne désirons pas. Si donc la pensée est moins que le désir, puisque l'homme peut penser le bien qu'il ne désire pas encore, et si c'est un progrès que de désirer ensuite ce que d'abord l'on pensait sans le désirer; comment peut-il se faire que nous soyons incapables de ce qui est moins, c'est-à-dire de penser le bien; tandis que par les seules forces de notre libre arbitre nous sommes capables de ce qui est plus, c'est-à-dire de désirer le bien, sans avoir besoin d'aucun secours de la grâce? L'Apôtre ne dit pas : "Nous ne sommes point capables de former de nous-mêmes aucune pensée parfaite, ou de ce qui est parfait " ; mais : " Aucune pensée ", ou de penser quelque "chose ", dont le contraire est rien. De là ce mot du Sauveur: "Sans moi vous ne pouvez rien faire ".
19. Nous lisons aux Proverbes : "Il appartient à l'homme de préparer son coeur, et à Dieu de lui inspirer la réponse (3) ". Or, nos adversaires se trompent dans l'interprétation qu'ils donnent à ce texte, quand ils soutiennent
(1) Philipp. I, 6. (2) II Cor. III, 5. (3) Prov. XVI, 1.
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que l'homme, sans aucun secours de la grâce de Dieu, peut préparer son coeur, c'est-à-dire commencer le bien. Telle ne saurait être l'interprétation donnée par les enfants de la promesse quand ils entendent leur divin Maître s'écrier : "Sans moi vous ne pouvez rien faire " ; ne serait-ce pas l'accuser de mensonge que de lui dire: Voici que sans vous nous pouvons préparer notre cur ? Ils entendent également l'apôtre saint Paul : " Par nous-mêmes nous ne sommes capables d'avoir aucune bonne pensée, et c'est de Dieu que nous en recevons le pouvoir " ; ne serait-ce pas l'accuser de mensonge que lui dire: Voici que par nous-mêmes nous sommes capables de préparer notre cur et par là même d'avoir une bonne pensée? Comment en effet, sans une bonne pensée, préparer son cur au bien? Une telle prétention ne peut venir qu'aux orgueilleux défenseurs de leur arbitre et aux apostats de la foi catholique. "Il appartient à l'homme de préparer son coeur, et à Dieu de lui inspirer la réponse " ; l'homme, sans doute, prépare son coeur, mais ce n'est point sans un secours spécial de Dieu, car ce coeur, avant d'être préparé par l'homme, a besoin d'être touché par Dieu. Quant à la réponse de la langue, c'est-à-dire, quant à la réponse divine qui est faite au cur bien préparé, l'homme n'y a absolument aucune part, ici tout est l'uvre de Dieu.
20. De ce premier texte: "Il appartient à l'homme de préparer son coeur, et à Dieu de faire la réponse ", rapprochons ces autres paroles: "Ouvrez votre bouche et je la remplirai (1) ". Il est bien certain que nous ne pouvons ouvrir notre bouche, sans un secours particulier de Dieu, sans lequel nous ne pouvons rien faire; cependant il est également certain que notre bouche ne s'ouvre que par l'effet de notre oeuvre propre et de notre correspondance à la grâce; s'agit-il au contraire de remplir cette bouche, c'est là l'uvre propre de Dieu sans aucune coopération de notre part. Préparer son coeur, ouvrir sa bouche, n'est-ce pas préparer sa volonté? Or, nous lisons dans l'Ecriture : "La volonté est préparée par le Seigneur (2) " ; et encore : " Vous ouvrirez mes lèvres, et ma bouche annoncera vos louanges (3) ". Par ces paroles: "Il appartient à l'homme de préparer
(1) Ps. LXXX,11. (2) Prov. VIII, selon les Sept. (3) Ps. L, 11.
son cur ", Dieu nous avertit de préparer notre volonté, et cependant il est nécessaire que Dieu intervienne dans cette préparation, car la volonté est préparée par le Seigneur ". " Ouvrez votre bouche ", tel est l'ordre formel ; mais pour l'accomplir il est évident que nous avons besoin du secours de Dieu, à qui nous disons : "Vous ouvrirez mes lèvres ". Y aurait-il des hommes assez insensés pour prétendre qu'on doit établir une distinction essentielle entre la bouche et les lèvres, de telle sorte que ce soit à l'homme d'ouvrir sa bouche, et à Dieu d'ouvrir les lèvres de l'homme? Une telle absurdité n'est-elle pas honteusement confondue par ces paroles du Seigneur à son serviteur Moïse : "J'ouvrirai ta bouche et je t'apprendrai ce que tu dois dire (1) ? " Quand donc il nous est dit ; Ouvrez votre bouche et je la remplirai ", la première action paraît être le fait de l'homme, et la seconde le fait de Dieu; tandis que dans cet autre passage : "J'ouvrirai votre bouche, et je vous instruirai ", ces deux actes sont l'uvre même de Dieu. Une telle distinction ne signifie-t-elle pas clairement que dans le premier cas l'homme apporte sa propre coopération, tandis que dans le second l'homme n'entre pour rien, Dieu seul agit ?
21. Il suit de là que Dieu accomplit dans l'homme beaucoup d'oeuvres bonnes sans que l'homme y ait aucune part; d'un autre côté, l'homme ne peut en faire aucune sans qu'il soit nécessaire que Dieu vienne à son aide. Par conséquent, Dieu n'inspirerait pas à l'homme le désir du bien, si ce désir n'était pas bon; et si ce désir est bon, il ne peut nous venir que de celui qui est le bien immuable et suprême. Le désir du bien est-il autre chose que la charité dont l'apôtre saint Jean a dit sans aucune ambiguïté possible : " La charité vient de Dieu (2) ? " Qu'on ne dise pas davantage que le commencement de la charité vient de nous, tandis que sa perfection vient de Dieu; car, du moment que la charité vient de Dieu, elle en vient tout entière. Croire que nous occupons le premier rang dans les dons de Dieu, et que lui-même ne vient qu'après nous; qu'il nous préserve à jamais d'une semblable folie ! Car sa miséricorde me préviendra (3) ", et cest de lui que nous chantons en toute assurance : " Parce que vous l'avez prévenu dans la bénédiction de
(1) Exod. IV, 12. (2) I Jean, IV, 7. (3) Ps. LVIII, 11.
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votre douceur (1) "; Dans ces passages, de quoi s'agit-il donc, si ce n'est de ce désir du, bien dont nous parlons? Nous commençons à désirer le bien quand il commence lui-même à nous paraître doux. Mais si nous ne faisons le bien que par crainte du châtiment et non par amour de la justice, ce n'est plus alors le bien que nous faisons; le coeur n'est pour rien dans l'oeuvre extérieure, quand l'homme aimerait mieux faire le mal, s'il pouvait le faire impunément. Cette bénédiction de la douceur, dont parle le Psalmiste, n'est donc autre chose que la grâce de Dieu, dont l'effet précieux est de nous faire trouver agréable, doux et aimable, ce que Dieu nous commande. Mais pour cela nous avons besoin que Dieu nous prévienne par sa grâce, car sans elle, loin de pouvoir s'achever, le bien ne peut pas même commencer en nous. Puisque sans Dieu nous ne pouvons rien faire, nous ne pouvons ni commencer ni achever; c'est du commencement qu'il a été dit : "Sa miséricorde me préviendra " ; et quant à la perfection, le Psalmiste s'écrie : " Sa miséricorde m'accompagne (2) ".
22. Ecoutons maintenant nos adversaires formulant eux-mêmes leur propre doctrine, et professant que "la grâce vient en aide au bon propos de chaque homme, mais qu'elle n'inspire pas le zèle de la vertu à la "volonté rebelle". Le sens de ces paroles, c'est que l'homme se suffit à lui-même, sans aucun secours de Dieu, pour concevoir un bon propos et le zèle de la vertu, et que, à l'aide de ce mérite précédent, il est digne de recevoir une grâce subséquente de Dieu. Citant ces paroles de saint Paul : "Nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu et qu'il a appelés selon son décret pour être saints " ; ils dénaturent ce passage, et au lieu de ce décret de Dieu dont l'Apôtre parle évidemment, ils traduisent comme s'il y avait : Qu'il a appelés selon leur propos, leur résolution antérieure, laquelle devient ainsi un mérite antérieur qui est suivi par la miséricorde de Dieu qui les appelle. Ainsi donc, ils affectent de ne pas comprendre
(1) Ps. XX, 4. (2) Id. XII, 6.
qu'il s'agit ici, non pas du propos ou de là résolution de l'homme, mais du décret même de Dieu en vertu duquel " ceux qu'il a connus par sa prescience, il les a également prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils (1) ", et les a élus avant la création du monde (2). Tous ceux qui sont appelés ne sont donc pas appelés selon le décret : car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus (3). Ceux qui sont appelés selon le décret, ce sont ceux qui ont été élus avant la création du monde. C'est de ce décret de Dieu qu'il a déjà été parlé au sujet de ces deux jumeaux, Esaü et Jacob: "Afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection, non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de celui qui appelle, il a été dit : " L'aîné sera assujéti au plus jeune (4) ". C'est ce même décret de Dieu que nous retrouvons dans ce passage de l'épître à Timothée : "Souffrez avec moi pour l'Evangile, selon la force que vous recevrez de Dieu, qui nous a rachetés et nous a appelés par sa vocation sainte, non selon nos oeuvres, mais selon le décret de sa volonté et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant tous les siècles, et qui a paru maintenant par l'avènement de notre Sauveur Jésus-Christ (5) ". Tel est donc le décret de Dieu, duquel il a été dit : " Tout concourt au bien de ceux qui ont été appelés selon le décret ". Quant au bon propos de l'homme, sans doute la grâce subséquente vient à son secours, mais il n'est lui-même possible que quand il a été prévenu par la grâce. Il en est de même du zèle pour la vertu ; la grâce vient à son secours pendant qu'il agit ; mais il n'aurait pu exister lui-même sans la grâce et a été nécessairement inspiré par celui dont l'Apôtre a dit : "Je rends grâces à Dieu de ce qu'il a mis au coeur de Tite la même sollicitude que j'ai pour vous (6) ". Quand quelqu'un a du zèle pour le salut des autres, si c'est Dieu qui l'inspire, qui donc inspirera le zèle que chacun doit d'abord avoir pour soi ?
23. De tout cela je conclus que, dans les saintes Ecritures, si Dieu impose à l'homme des commandements pour éprouver son libre arbitre, toujours le pouvoir d'accomplir ces commandements ou bien nous est donné par sa bonté, ou bien n'attend qu'une demande
(1) Rom. VII, 28, 29. (2) Eph. I, 4. (3) Matt. XX, 16. (4) Rom. IX, 11, 13. (5) II Tim. I, 8-10. (6) II Cor. VIII, 16.
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de notre part, inspirée par le besoin mieux senti du secours de la grâce. Par conséquent, l'homme, de mauvais qu'il était, ne devient bon par le commencement de la foi, qu'autant que ce changement est commencé en lui par le don purement gratuit de la miséricorde de Dieu. Ecoutons le Psalmiste réveillant ses propres souvenirs : "Le Seigneur oubliera-t-il d'avoir pitié de nous ? Ou renfermera-t-il ses miséricordes dans sa colère? Et j'ai dit : Maintenant je commence, ce changement est l'oeuvre de la droite du Très-Haut (1) ". Il ne dit pas : "Ce changement " est l'oeuvre de mon libre arbitre, même
(1) Ps. LXXVI, 10, 11.
quand il parle d'un simple commencement; mais: "l'oeuvre de la droite du Très-Haut ". Si donc nous voulons avoir de la grâce des idées justes et saines, que ce soit à Dieu que nous rapportions la gloire du changement qui s'est opéré en nous, depuis le commencement jusqu'à la fin (1). En effet, de même qu'on ne saurait achever le bien sans le secours du Seigneur, de même on ne saurait le commencer sans le secours de Dieu. Mais terminons ce livre, afin de permettre au lecteur de prendre un peu de repos et de réparer ses forces.
1. II Cor. X, 17.
Augustin continue la réfutation des accusations calomnieuses formulées par les Pélagiens, dans leur lettre à l'évêque de Thessalonique. Doctrine catholique sur l'utilité de la loi, les effets du baptême, la différence de l'Ancien et du Nouveau Testament, la justice des Prophètes et des Apôtres, et enfin sur l'accomplissement des préceptes dans la vie future.
1. Il s'agit encore des calomnies de nos adversaires, et non de leurs propres doctrines. Pour ne pas donner à chaque volume une étendue effrayante, j'ai partagé en deux livres les objections des Pélagiens. Après avoir terminé le premier, qui se trouve ainsi le second de tout l'ouvrage, je commence ici le suivant; c'est le troisième de tout ce travail.
Haut du document2. A les en croire, nous soutiendrions que "la loi de l'Ancien Testament a été donnée, non pas pour justifier ceux qui l'accomplissent, mais pour donner au péché plus de gravité ". Ils ne comprennent assurément pas ce que nous disons de la loi, car nous ne faisons que répéter l'enseignement de l'Apôtre ; mais cet enseignement ils ne le comprennent pas davantage. Comment pourrait-on dire que ceux qui obéissent à la loi ne sont pas justifiés, quand précisément ils n'y obéissent que parce qu'ils sont justifiés ? Nous enseignons que la loi, pour nous, n'est autre chose que la manifestation de la volonté de Dieu, tandis que la grâce nous donne la pensée et le pouvoir d'accomplir cette volonté. "Car ce ne sont point ceux qui écoutent la loi qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui l'accomplissent seront seuls justifiés (1) ". La loi nous fait donc entendre la justice, tandis que la grâce nous la fait accomplir. Car, dit le même Apôtre, ce qui était impossible à la loi, parce qu'elle était affaiblie par la chair, Dieu l'a fait, ayant envoyé son propre Fils, revêtu d'une chair semblable à celle du péché, et victime pour le péché, et il a condamné le péché dans la chair, afin que
(1) Rom. II, 13.
la justice de la loi fût accomplie en nous, qui ne marchons pas selon la chair, mais selon l'esprit (1) ". Voilà ce que nous enseignons ; qu'ils demandent à Dieu l'intelligence de ces paroles, au lieu de se livrer à des discussions envenimées qui obscurcissent leur intelligence. Il est impossible d'accomplir la loi par la chair, c'est-à-dire par la présomption charnelle sous l'inspiration de laquelle on voit des orgueilleux, sans aucune notion de la justice de Dieu, de cette justice directement communiquée à l'homme par Dieu lui-même, s'attribuer à eux-mêmes leur propre justice et rejeter en ce point toute intervention de Dieu, comme si le libre arbitre leur suffisait seul pour accomplir la loi sans aucun secours de la grâce (2). La justice de la loi n'est donc conférée qu'à ceux qui marchent selon l'esprit, et non pas à ceux qui ne marchent que selon la chair, c'est-à-dire selon l'homme qui ignore la justice de Dieu et ne connaît que la sienne propre. Or, celui qui marche selon l'esprit, n'est-ce pas celui qui est conduit par l'Esprit de Dieu ? " Car ceux-là sont les enfants de Dieu qui se laissent conduire par l'Esprit de Dieu (3) ". Voilà pourquoi " la lettre tue, tandis que l'esprit vivifie (4) ". On ne saurait dire cependant que la loi soit intrinsèquement mauvaise, car si elle tue quand on n'en prend que la lettre, elle a du moins l'avantage de convaincre les pécheurs de leurs propres prévarications. "Car la loi est sainte, et le précepte est juste et bon. Ce qui est bon en soi m'a-t-il donc causé la mort ? Nullement, mais c'est le péché qui, m'ayant donné la mort par une chose qui était bonne, a fait paraître ce qu'il était, de sorte que le péché est devenu par ces mêmes préceptes une source plus abondante du péché (5) ". Voilà dans quel sens il est dit que "la lettre tue ". Car l'aiguillon de la mort, c'est le péché ; et la force du
(1) Rom. VIII, 3, 4. (2) Id. X, 3. (3) Id. VIII, 14. (4) II Cor. III, 6. (5) Rom. VII, 12, 13.
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péché, c'est la loi (1) ". En effet, par la défense qu'elle impose, la loi enflamme les désirs du péché, voilà pourquoi elle tue, si la grâce ne vient à notre secours pour nous vivifier.
3. Telle est notre doctrine, voilà sur quel prétexte nos adversaires se fondent pour nous accuser de dire que la loi a été donnée pour rendre le péché plus grave. Ils ne comprennent donc pas ces paroles de l'Apôtre : " Car la loi produit la colère, puisque, sans la loi, il n'y aurait point de violation de la loi (2) ". "La loi a été établie pour faire reconnaître les transgressions jusqu'à l'avènement de ce Fils d'Abraham, à qui la promesse avait été faite; si la loi qui a été donnée avait pu procurer la vie, on aurait pu dire véritablement que la justice se serait obtenue par la loi ; mais l'Écriture a renfermé tous les hommes sous le péché, afin que la promesse de Dieu fût, par la foi en Jésus-Christ, réalisée et appliquée à tous ceux qui croiraient (3) ". Voilà pourquoi il est dit de l'Ancien Testament donné sur le Sinaï, qu'il engendre pour la servitude, à l'exemple d'Agar. "Or, nous ne sommes pas les enfants de la servante, mais de la femme libre (4) ". On ne saurait donc regarder comme enfants de la femme libre ceux qui ont reçu la loi de la lettre, qui ne sert pour eux qu'à prouver qu'ils sont non-seulement pécheurs, mais encore prévaricateurs; il n'y a d'enfants de la femme libre que ceux qui ont reçu l'esprit de la grâce qui leur donne le pouvoir d'accomplir la loi sainte, juste et bonne. Tel est notre enseignement, qu'ils le méditent et ne l'accusent pas; qu'ils s'éclairent et qu'ils ne calomnient point.
Haut du document4. A les en croire, nous enseignerions que "le baptême ne fait pas de nous des hommes nouveaux, c'est-à-dire qu'il ne donne pas la rémission pleine et entière des péchés, et qu'ainsi nous devenons en partie les enfants de Dieu, tandis que nous restons en partie les enfants du siècle, c'est-à-dire du démon ". Ils mentent, ils trompent, ils calomnient; car ce n'est pas là ce que nous enseignons. En effet, tous les hommes qui sont enfants du démon, sont également enfants du
(1) I Cor. XV, 56 . (2) Rom. IV, 15. (3) Gal. III, 19,21,22. (4) Id. IV, 24, 31.
siècle, tandis que tous les enfants du siècle ne sont pas par là même les enfants du démon. Loin de nous la pensée de regarder comme enfants du démon les saints patriarcales Abraham, Isaac et Jacob, et autres illustres personnages de l'Ancien comme du Nouveau Testament qui engendraient ou qui engendrent dans les liens sacrés du mariage. Ils ne sont pas les enfants du démon, et cependant nous ne pouvons contredire cette parole : "Les enfants de ce siècle embrassent le mariage et y engagent leurs enfants (1) ". Il est donc des hommes qui sont enfants de ce siècle, sans être les enfants du démon. C'est le démon qui est l'auteur et le prince de tous les péchés; mais on ne saurait dire qu'un péché, quel qu'il soit, fasse du coupable un enfant du démon. Même les enfants de Dieu pèchent, car s'ils disent qu'ils sont sans péché, ils se trompent, et la vérité n'est pas en eux (2). S'ils pèchent, c'est parce qu'ils sont encore enfants de ce siècle; mais ce n'est pas en tant qu'ils sont enfants de Dieu qu'ils pèchent, car quiconque est né de Dieu ne pèche pas (3). Ce qui rend à proprement parler les hommes enfants du démon, c'est l'infidélité qui est appelée le péché par excellence,comme s'il était le seul, quoiqu'il ne soit pas dit quel péché il est. Quand on se sert de ces mots : L'Apôtre, on ne précise pas de quel apôtre on parle, et cependant il est entendu qu'on parle de saint Paul, parce qu'il est l'auteur du plus grand nombre des épîtres, et qu'il a plus travaillé que les autres (4). Quand donc le Seigneur dit du Saint-Esprit qu' " il convaincra le monde de péché ", il entend parler du péché d'infidélité. Il le prouve clairement par l'explication qu'il en donne : " Du péché, parce qu'ils n'ont pas cru en moi (5) ". Tel est aussi le sens de ces paroles : " Si je n'étais pas venu, si je ne leur avais pas parlé, ils seraient sans péché (6) ". Est-ce à dire qu'auparavant ils étaient sans péché? Non assurément, il s'agit seulement ici du péché d'incrédulité, qu'ils poussèrent jusqu'à refuser de croire au Sauveur, quoiqu'il leur parlât en personne; ils prouvaient ainsi qu'ils appartenaient à celui dont l'Apôtre a dit : " Selon le prince des puissances de l'air, cet esprit qui exerce maintenant son pouvoir sur les enfants de l'incrédulité (7) ". Ceux
(1) Luc, XX, 34. (2) I Jean, I, 8. (3) Id. III, 9. (4) I Cor. XV, 10. (5) Jean, XVI, 8, 9. (6) Id. XV, 22. (7) Eph. II, 2.
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donc qui n'ont pas la foi sont réellement les enfants du démon, car ils n'ont pas les dispositions intérieures qui obtiennent le pardon des fautes dues à la faiblesse, à l'ignorance, ou même à un mouvement coupable de la volonté. Quant aux enfants de Dieu, nous avons rappelé que s'ils se disent sans péché, ils se trompent eux-mêmes, et la vérité n'est point en eux; qu'ils confessent donc leurs péchés, ce que les enfants du démon ne font pas ou du moins avec cette foi qui est le caractère propre des enfants de Dieu ; et quand ils confessent ainsi leurs péchés, qu'ils n'oublient pas que Dieu est juste et fidèle pour les leur remettre et pour les purifier de toute iniquité (1). Si nous voulons que cette vérité nous apparaisse mieux encore- dans toute son évidence, écoutons le Sauveur lui-même s'adressant aux enfants de Dieu : "Si vous qui êtes méchants vous savez faire du bien à vos enfants, combien plus votre Père qui est au ciel fera-t-il du bien à ceux qui l'implorent (2)? " Si ses auditeurs n'eussent pas été les enfants de Dieu, se serait-il servi de ces expressions : "Votre Père qui est au ciel? " Et cependant il affirme qu'ils sont méchants et qu'ils savent faire du bien à leurs enfants. Seraient-ils donc méchants par cela même qu'ils seraient les enfants de Dieu? Non, assurément; s'ils sont méchants, c'est parce qu'ils sont encore les enfants de ce siècle, quoique devenus les enfants de Dieu par le sceau et le gage du Saint-Esprit.
5. Ainsi donc le baptême efface les péchés, tous les péchés quels qu'ils soient d'action, de parole, de pensée, péchés originels ou actuels, péchés commis dans la bonne foi ou avec une connaissance suffisante. Mais il nous laisse notre faiblesse contre laquelle tout homme régénéré résiste courageusement quand il soutient le bon combat, et à laquelle il consent s'il se laisse tomber par surprise dans quelque péché (3). Dans le premier cas, il adresse à Dieu de joyeuses actions de grâces, dans le second, il répand des gémissements et des prières. Là il s'écrie : "Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens dont il m'a comblé (4)? " Ici il murmure : "Pardonnez-nous nos offenses (5) ". Là il s'écrie : "Je vous aimerai, Seigneur, vous ma force et mon soutien (6) " ; ici il murmure : "Ayez
(1) I Jean, I, 8, 9. (2) Matt. VII, 11. (3) Gal. VI, 1. (4) Ps. CXV, 3. (5) Matt. VI, 12. (6) Id. Ps. XVII, 2.
pitié de moi, Seigneur, parce que je suis faible (1) ". Là il s'écrie : "Mes yeux sont toujours vers le Seigneur, parce qu'il arrachera et mes pieds aux liens qui les retenaient captifs (2) " ; ici il murmure : "Mes yeux ont été troublés par la colère (3) ". On trouverait ainsi dans les Ecritures une multitude de passages, dans lesquels l'âme passe alternativement de la reconnaissance pour les bienfaits de Dieu au repentir pour ses propres péchés, et que la foi ne cesse d'inspirer aux enfants de Dieu tant qu'ils sont encore les enfants de ce siècle, et qu'ils en subissent l'infirmité et la faiblesse. Gardons-nous cependant de les confondre avec les enfants du démon, car Dieu lui-même les en a séparés, non-seulement par le baptême, mais aussi par cette pureté de la foi qui se manifeste par la charité (4) et qui forme en quelque sorte la vie même du juste (5). Quant à cette faiblesse contre laquelle nous avons à combattre jusqu'à la mort du corps, avec des alternatives continuelles de victoire et de défaite, elle ne disparaîtra que dans cette autre régénération dont le Sauveur a dit: "A la régénération, quand le Fils de l'homme siégera sur le trône de sa majesté, vous siégerez vous-mêmes sur douze trônes pour juger les tribus d'Israël (6) ". Tous conviennent sans difficulté que dans ce passage, la régénération dont il est parlé désigne clairement la résurrection dernière, que l'Apôtre appelle l'adoption et la rédemption : "Nous aussi qui possédons les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l'effet de l'adoption divine, qui sera la rédemption de nos corps (7) ". Est-ce que par le saint baptême nous ne sommes pas régénérés, adoptés et rachetés? Et cependant nous attendons encore une autre régénération, une autre adoption, une autre rédemption, et quand elles nous seront accordées à la fin des temps, nous cesserons entièrement d'être les enfants de ce siècle. Dès lors, quiconque déroge au baptême en niant les effets qu'il produit en nous, corrompt la foi : au contraire, quiconque lui attribue des effets dont il n'est que la condition essentielle, mais qui ne se produiront que plus tard, celui-là détruit l'espérance. Supposé que l'on me demande si nous sommes sauvés tsar le baptême, je réponds affirmativement avec l'Apôtre : "Dieu
(1) Ps. VI, 3 . (2) Id. XXIV, 15. (3) Id. XXX, 10. (4) Gal. V, 6. (5) Matt. XIX, 28. (6) Rom. VIII, 23.
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nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation dans le Saint-Esprit (1) ". Supposé, au contraire, que l'on me demande si par le baptême notre salut est réellement consommé ; je répondrai : Non, avec le même Apôtre : "Car nous ne sommes sauvés qu'en espérance. Or, l'espérance qui se voit n'est plus espérance, car qui est-ce qui espère ce qu'il voit déjà ? Si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons avec patience (2) ". Le salut a donc été conféré à l'homme dans le baptême, par la rémission du péché originel, et de tous les autres péchés déjà commis ; mais la confirmation dans la grâce, de manière que nous ne puissions plus pécher, nous ne l'obtiendrons que plus tard.
Haut du document6. Ce qui précède va nous servir à réfuter les autres accusations soulevées contre nous par les Pélagiens. En effet, pourrait-on citer un seul catholique qui eût jamais tenu ce langage qu'ils nous reprochent à tous: Sous l'Ancien Testament, le Saint-Esprit ne venait aucunement en aide a la vertu? Et cependant on pourrait l'affirmer, au moins à la condition de voir dans l'Ancien Testament ce qu'y voyait l'Apôtre, quand il s'écriait: "La première alliance a été établie sur le mont Sina, et n'engendre que des esclaves (3)". Toutefois, à un autre point de vue, l'Ancien Testament était la figure du Nouveau, et c'est ainsi qu'il était considéré par tous les hommes fidèles chargés d'en dispenser la doctrine et d'en assurer l'application, et dès lors, quoique appartenant, selon l'ordre des temps, à l'ancienne alliance, ils n'en étaient pas moins les héritiers du Nouveau Testament. A qui d'entre nous la pensée viendrait-elle de refuser à l'Ancien Testament ces paroles : " O mon Dieu ! créez en moi un coeur nouveau, et renouvelez un esprit droit dans mes entrailles (4) " ; et ces autres : "Il a placé mes pieds sur la pierre, il a dirigé mes pas et mis sur mes lèvres un cantique nouveau, un hymne à notre Dieu (5) ? " Parlant d'Abraham, le père des croyants, et qui vivait avant la promulgation de la loi sur le mont Sinaï, l'Apôtre
(1) Tit. III,5. (2) Rom. VII, 24, 25. (3) Gal IV, 21. (4) Ps. L, 12. (5) Ps. XXXIX, 3, 4.
disait : "Je me servirai de l'exemple d'une chose humaine et ordinaire : lorsqu'un homme a fait un contrat en bonne forme, personne ne peut ni le casser ni y ajouter. Or, les promesses ont été faites à Abraham et à sa race; 1'Ecriture ne dit pas: A ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs, mais, à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race, qui est Jésus-Christ. Voici donc ce que je veux dire, c'est que Dieu ayant fait une alliance et l'ayant confirmée, la loi qui n'a été donnée que quatre cent trente ans après, n'a pu la rendre nulle, ni anéantir la promesse. Car si c'est par la loi que l'héritage nous est donné, ce n'est donc plus parla promesse; cependant c'est parla promesse que Dieu l'a donné à Abraham (1) ".
7. Tel est le Testament dont l'Apôtre nous dit qu'il a été confirmé par Dieu et qu'il ne saurait être infirmé par la loi qui n'a été promulguée que quatre cent trente ans après. Or, veut-on savoir si c'est là le Testament nouveau ou le Testament ancien ? nous répondons sans hésiter: C'est le Testament nouveau, resté caché dans les mystères prophétiques, jusqu'à ce que vînt le temps de la révélation qui devait en être faite par Jésus-Christ. Si nous disions que c'est le Testament ancien, ne serait-ce pas le confondre avec cette alliance sinaïtique qui engendre pour la servitude? N'est-ce point sur le Sinaï qu'a été donnée cette loi quatre cent trente ans après l'événement dont nous parlons? Et cette loi, dit l'Apôtre, n'a pu infirmer le Testament de la promesse faite à Adam. Ce qui nous regarde, c'est donc ce qui a été fait par Abraham, puisque nous devons être les enfants, non pas de l'esclave, mais de la femme libre. Nous sommes les héritiers de la promesse et non de la loi, car, ajoute l'Apôtre : " Si c'est par la loi que l'héritage nous est donné, ce n'est donc pas par la promesse; cependant, c'est par la promesse que Dieu l'a donné à Abraham ". Si donc la loi est survenue quatre cent trente ans après, ce fut pour donner lieu à l'abondance du péché, puisque le péché même de la prévarication est le moyen le plus efficace pour confondre l'orgueil de tout homme qui présume de sa propre justice; cependant, là où il y a abondance de péché, il y a eu une surabondance de grâce (2), et si la grâce a sur
(1) Gal. III, 15-18. (2) Rom. V, 20.
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abondé, c'est par la foi de l'homme s'humiliant à la vue de ses fautes, et se réfugiant dans la miséricorde divine. "Si c'est par la loi " , avait dit saint Paul, " que l'héritage nous est donné, ce n'est donc plus par la promesse ; cependant c'est par la promesse a que Dieu l'a donné à Abraham ". Supposant aussitôt qu'on lui pose cette question Pourquoi donc la loi est-elle survenue plus tard? il ajoute immédiatement : "Pourquoi donc la loi ? " demandez-vous, " mais elle a été établie pour faire reconnaître les transgressions jusqu'à l'avènement de ce Fils d'Abraham auquel la promesse avait été faite (1) ". Il avait déjà formulé la même pensée dans ces paroles : "Si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi devient inutile, et la promesse sans effet. Car la loi produit la colère, puisque, lorsqu'il n'y a point de loi, il n'y a point de violation de la loi (2) ". Ainsi donc, en écrivant aux Galates : " Si c'est par la loi que nous reçevons l'héritage, ce n'est donc plus par la promesse, et cependant c'est par la promesse qu'il a été donné à Abraham " ; il ne faisait que répéter en d'autres termes ce qu'il avait écrit aux Romains : "Si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi devient inutile, et la promesse sans effet lu. Pouvait-il nous prouver d'une manière plus explicite que c'est par la foi que nous participons à la promesse faite à Abraham et qui constitue prophétiquement le Nouveau Testament? Pourquoi donc la loi? " s'écrie-t-il, interprétant la pensée de ses lecteurs, et il répond : "Elle a été établie pour faire reconnaître les transgressions ". C'est absolument la même idée qu'il formule en ces termes : "La loi produit la colère, car, lorsqu'il n'y a point de loi, il n'y a point de violation de la loi ".
8. Qu'il s'agisse donc, ou bien d'Abraham lui-même, ou bien des justes qui l'ont précédé, ou bien de ceux qui l'ont suivi jusqu'à Moïse, par qui a été promulgué, sur le Sinaï, le Testament qui engendre pour la servitude, ou bien des Prophètes et des saints personnages depuis Moïse jusqu'à Jean-Baptiste, tous sont les héritiers de la promesse et de la grâce selon Isaac, l'enfant de la femme libre, non pas par la loi, mais par la promesse; tous sont ainsi les héritiers de Dieu, et les cohéritiers
(1) Gal. III, 15-19. (2) Rom. IV, 14, 15.
de Jésus-Christ. Les justes qui ont précédé Noé, Noé lui-même et tous ceux qui, depuis Noé jusqu'à Abraham, ont pratiqué la justice secrètement ou ouvertement, nierons-nous qu'ils appartiennent à la Jérusalem céleste notre mère, quoiqu'ils aient paru longtemps avant Sara qui n'était que la prophétie de la mère véritablement libre ? Et s'il en est ainsi de ces justes primitifs, n'est-il pas plus évident encore que l'on doit regarder comme enfants de la promesse tous les justes qui sont venus après Abraham, qui a reçu le bienfait de la promesse, au point de mériter d'être appelé le père de nombreuses nations (1) ? Non pas sans doute que, depuis Abraham, la génération des justes eût acquis des droits nouveaux et plus authentiques, mais, du moins, la prophétie était plus manifeste.
9. Quant à l'Ancien Testament, donné sur le mont Sinaï, engendrant pour la servitude et figuré par Agar, il a pour adeptes tous ceux qui, après avoir reçu une loi sainte, juste et bonne, se flattent de trouver la vie dans la lettre même de la loi. Dans cette fausse conviction, ils ne sentent nul besoin de recourir à la divine miséricorde pour accomplir la loi; ils n'ignorent pas sans doute la justice de Dieu, mais ils veulent s'attribuer à eux-mêmes leur propre justice, et dès lors ne se soumettent point à la justice de Dieu (2). Dans cette classe d'hommes, nous devons ranger et cette multitude qui murmura contre Dieu dans le désert et se créa des idoles, et cette autre qui, déjà en possession de la terre promise, se rendit coupable de fornication en épousant les dieux étrangers. Or, tous ces hommes furent formellement condamnés, même sous l'Ancien Testament. Il en fut de même de tous ceux qui, ne voyant dans les promesses divines que des promesses purement temporelles, et ignorant entièrement que ces promesses n'étaient que la figure de celles du Nouveau Testament, se soumettaient à l'observation des préceptes du Seigneur, uniquement en vue de recevoir ces récompenses temporelles, et par crainte de les perdre. Etait-ce bien la volonté de Dieu qu'ils accomplissaient, n'était-ce pas plutôt leur volonté propre? Assurément, ce qui agissait en eux, ce n'était pas la foi par la charité (3), mais purement la cupidité terrestre et ia crainte charnelle. Accomplir les préceptes
(1) Gen. XVII, 4, 5. (2) Rom. X, 3. (3) Gal. V, 6.
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avec une semblable disposition, c'est les accomplir malgré soi et par force, et dès lors, sans que le coeur et la volonté y aient aucune part. En effet, n'est-on pas dans la volonté formelle de négliger ces mêmes préceptes, si on pouvait le faire impunément? On est donc réellement coupable dans sa volonté; or, ce que Dieu considère, c'est la volonté. Tels étaient les fils de cette Jérusalem terrestre dont l'Apôtre a dit : "Elle sert avec ses enfants ", appartenant dès lors à l'Ancien Testament, " donné sur le mont Sinaï et engendrant pour la servitude, figurée par Agar (1) ". A cette classe appartenaient également ceux qui ont crucifié le Seigneur et ont persévéré dans leur infidélité. Telle est encore aujourd'hui la grande multitude des Juifs, s'obstinant de plus en plus dans leur aveuglement, malgré l'accomplissement manifeste des prophéties, malgré la confirmation donnée à l'Ancien Testament par le sang de Jésus-Christ, malgré enfin l'éclatante diffusion de l'Evangile depuis le fleuve dans lequel le Christ fut baptisé, jusqu'aux derniers confins de l'univers (2). Ces Juifs, réalisant dans leur personne les prophéties qu'ils lisent, sont aujourd'hui répandus sur toute la terre, afin que leurs livres soient toujours là pour servir de témoignage et de garantie à la vérité chrétienne.
10. C'est donc Dieu qui est l'auteur de l'Ancien Testament, car il a plu à Dieu de. cacher, jusqu'à la plénitude des temps, les promesses de la vie céleste sous la grossière enveloppe des promesses terrestres, offertes comme récompense aux fidèles observateurs de sa loi; il lui a plu de graver sur des tables de pierre sa loi sainte, quoiqu'elle fût toute spirituelle, et de l'offrir à ce peuple tout entier adonné aux biens de la terre et n'ayant pour les biens spirituels qu'un coeur dur et insensible. Si nous exceptons les lois purement cérémonielles qui avaient été données dans un but purement symbolique et prophétique, et qui n'en sont pas moins des lois spirituelles, parce qu'elles doivent être interprétées spirituellement, tous les autres préceptes ont pour but d'assurer la piété et les bonnes moeurs, doivent s'interpréter selon la lettre et s'accomplir de même. Or, entendue dans ce sens, cette loi divine ne s'applique pas seulement au peuple juif, mais encore au
(1) Gal. IV, 25, 21. (2) Matt. III, 16, 17.
peuple chrétien dont elle doit former la vie et diriger les oeuvres. Jésus-Christ, sans doute, nous a délivrés du joug de certaines observances, comme la circoncision charnelle, l'immolation des victimes, le repos de l'année sabbatique et autres semblables, qui n'ont plus pour nous qu'une signification toute spirituelle, dégagée de toutes les ombres symboliques et projetant jusqu'à nous la plus vive lumière, pour peu que nous voulions les étudier sérieusement. Mais suit-il de là que nous n'ayons rien à voir dans le précepte formel qui oblige celui qui a trouvé un objet égaré de le rendre à celui qui l'a perdu (1)? Avons-nous le droit de nous soustraire à une multitude d'autres préceptes semblables, règles vivantes d'une vie juste et sainte, et surtout au décalogue gravé par Dieu lui-même sur les deux tables de pierre, pourvu que nous en exceptions l'observation charnelle du sabbat qui n'était que la figure de la sanctification et du repos spirituel? Qui donc oserait soutenir que les chrétiens ne sont pas tenus à rendre à Dieu le culte véritable, à fuir les idoles, à ne jamais prendre en vain le nom du Seigneur, à honorer leurs parents, à éviter l'adultère, l'homicide, le vol, le faux témoignage, à ne porter aucun désir de convoitise sur la femme ou sur le bien du prochain (2)? Qui est assez impie pour dire qu'il n'observe pas ces préceptes de la loi, parce qu'il est chrétien et qu'il n'est pas placé sous l'empire de la loi, mais sous le règne de la grâce?
11. Ce qui distingue ces esclaves de la loi, que la lettre tue, c'est qu'ils n'accomplissent cette loi que dans le désir d'obtenir ou dans la crainte de perdre le bonheur temporel. Leur prétendue fidélité n'a donc rien de réel, car cette cupidité charnelle qui les inspire, bien loin de trouver sa guérison dans une autre cupidité, n'y rencontre qu'une diversion pour son péché, voire même plutôt une augmentation. De tels hommes appartiennent à l'Ancien Testament qui engendre pour la servitude ; cette crainte et cette cupidité charnelle en font des esclaves ; la foi évangélique, l'espérance et la charité en feraient des hommes libres. Quant à ceux qui vivent sous l'empire de la grâce et que vivifie le Saint-Esprit, s'ils accomplissent ces préceptes, c'est par la foi qui opère par la
(1) Lévit. VI, 3, 4. (2) Exod. XX.
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charité, dans l'espérance des biens, non pas charnels, mais spirituels; non pas terrestres, mais célestes; non pas temporels, mais éternels. Avant tout ils croient au suprême et unique Médiateur, par qui ils sont assurés d'obtenir l'esprit de grâce pour faire le bien, et leur pardon quand ils commettent le péché. Ce sont là les héritiers du Nouveau Testament, les enfants de la promesse, les hommes régénérés par un père qui est Dieu, et par une mère véritablement libre. A cette classe ont appartenu tous les anciens justes et Moïse lui-même, le ministre de l'Ancien Testament et l'héritier du Nouveau. En effet, ils ont vécu de la même foi que nous; ils croyaient l'incarnation future, la passion future, la résurrection future de Jésus-Christ, comme nous les croyons après leur accomplissement. Tel fut Jean Baptiste lui-même qui clôt noblement l'ancien ordre de aloses, et qui, déposant toutes les ombres de l'avenir, toutes les allégories, les figures et les prophéties, montre du doigt la sublime réalité, et s'écrie : "Voilà l'Agneau de Dieu, voilà celui qui efface les péchés du monde (1) ". C'est comme s'il eût dit : Celui que les justes ont désiré voir, Celui dont la venue sur la terre a été crue depuis l'origine du genre humain, Celui qui était désigné dans les promesses faites à Adam, Celui dont Moïse a parlé dans ses écrits, Celui à qui la loi et les Prophètes rendent témoignage, regardez-le : "Voilà l'Agneau de Dieu, voilà celui qui efface les péchés du inonde ". Saint Jean, et tous les justes qui l'ont suivi, ont été témoins ou ont reçu l'assurance de l'accomplissement, dans la personne du Christ, de tout ce que les justes des temps antérieurs entrevoyaient comme devant s'accomplir, de tout ce qu'ils croyaient, de tout ce qu'ils espéraient, de tout ce qu'ils désiraient. Pour ceux donc qui étaient déjà chrétiens réellement, sans en porter le nom, comme pour ceux qui aujourd'hui en ont tout à la fois le nom et la réalité, il n'y a jamais eu qu'une seule et même foi, qu'une seule et même grâce produite en eux par le Saint-Esprit. De là cette parole de l'Apôtre : " Parce que nous avons un même o esprit de foi, selon qu'il est écrit : J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé, nous croyons a aussi nous autres, et c'est pourquoi nous parlons (1) ".
1. Jean, I, 29. 2. II Cor. IV, 13.
12. Je sais que dans le langage ordinaire on désigne sous le nom d'Ancien Testament, la loi et les Prophètes jusqu'à saint Jean. Toutefois, si l'on voulait préciser la valeur des termes, on devrait appeler ce recueil de la révélation, non pas l'Ancien Testament, mais l'ancienne charte ou l'ancien diplôme. Et, en effet, cette double signification se trouve tantôt implicitement, tantôt explicitement formulée par l'Apôtre. Ecoutons-le : " Jusqu'aujourd'hui même, lorsqu'ils lisent Moïse, le voile demeure toujours sur leurs yeux dans la lecture de l'Ancien Testament; ce voile n'est point encore levé, parce qu'il ne se lève que par Jésus-Christ (1) ". Dans ce passage, il est clair que l'Apôtre attribue l'Ancien Testament au ministère de Moïse. Il dit également: "Afin que nous servions clans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre (2) " ; sous le nom de lettre il désigne le même Testament. Il dit ailleurs : "C'est lui aussi qui a nous a rendus capables d'être les ministres de la nouvelle alliance, non par la lettre, mais par l'esprit; car la lettre tue, mais l'esprit vivifie (3) ". Il parle du Nouveau Testament, et cependant il est clair qu'il le confond avec l'Ancien, sauf la lettre elle-même. Mais sans parler formellement ni de l'Ancien ni du Nouveau Testament, voici un passage déjà cité dans lequel il désigne les deux Testaments par les deux enfants d'Abraham, l'un de la femme libre, et l'autre de l'esclave. Impossible de mieux préciser : "Dites-moi, je vous prie, vous qui voulez être sous la loi, n'avez-vous point lu la loi? Car il est écrit qu'Abraham eut deux fils, l'un de la servante et l'autre de la femme libre. Mais celui qui naquit de la servante, naquit selon la chair, et celui qui naquit de la femme libre, naquit en vertu de la promesse. Tout ceci est une allégorie ; car ces deux femmes sont les deux alliances, dont la première, qui a été établie sur le mont Sina, et qui n'engendre que des esclaves, est figurée par Agar. Car Sina est une montagne d'Arabie qui représente la Jérusalem d'ici-bas, laquelle est exclue avec ses enfants; au contraire, la Jérusalem d'en haut est libre, et c'est elle qui est notre mère ". Se peut-il quelque chose de plus clair, de plus certain, de plus éloigné de
1. II Cor. III, 14, 15. (2) Rom. VII, 6. (3) II Cor. III, 6.
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toute obscurité et de toute ambiguïté, que cette promesse relative aux enfants? Un peu plus loin il ajoute : "Nous sommes donc, mes frères, les enfants de la promesse, figurés dans Isaac ". Et encore: "Pour nous, mes frères, nous ne sommes point les enfants de la servante, mais de la femme libre, et c'est Jésus-Christ qui nous a acquis cette liberté (1) ". Voyons donc si des anciens justes nous ferons les enfants de la servante, ou les enfants de la femme libre. Non, certes, ils ne sont point les enfants de la servante; mais s'ils sont les enfants de la femme libre, ils appartiennent donc au Nouveau Testament dans l'Esprit-Saint, ce principe vivificateur qui contraste si bien, dans le langage de l'Apôtre, avec la lettre qui tue. Pourraient-ils ne pas appartenir à la grâce du Nouveau Testament, ces justes dont les écrits et les livres nous ont fourni de si puissants arguments pour réfuter et con. vaincre de folie et d'ingratitude tous ces hommes qui de nos jours se posent en ennemis de la grâce ?
13. On me dira peut-être : Comment appeler ancien un Testament qui a été donné par Moïse quatre cent trente ans après Abraham (2) appeler nouveau celui qui a été donné à Abraham quatre cent trente ans auparavant? Celui qui poserait cette question sérieusement, et non par pu re chicane, ne devrait pas oublier que ces expressions : Ancien et nouveau, se tirent de l'antériorité ou de la postériorité quant au temps, et qu'alors on considère, non pas les institutions en elles-mêmes, mais les différentes révélations qui en ont été faites. L'Ancien Testament a été révélé par Moïse qui fut également l'instrument dont Dieu s'est servi pour donner une loi sainte, juste et bonne (3), destinée non pas à effacer, mais à faire connaître le péché. Cette loi, pour les orgueilleux qui voulaient s'attribuer à eux-mêmes leur justification et prétendaient n'avoir besoin d'aucun secours du ciel, cette loi, dis-je, devait les confondre, leur prouver qu'ils violaient la lettre même de la loi, et les forcer à recourir à l'esprit de grâce, afin d'y trouver, non pas leur justification propre et personnelle, mais la justification véritable qui nous vient de Dieu seul. L'Apôtre n'a-t-il pas dit : "La loi ne donne que la connaissance du péché, tandis que maintenant, sans la loi,
(1) Gal. IV, 21, 31. (2) Id. III, 17. (3) Rom. VII, 12.
la justice de Dieu a été manifestée, la loi et les Prophètes lui rendent témoignage (1) ? " Par cela même qu'elle ne justifie personne, la loi rend donc témoignage à la justice de Dieu. "Il est manifeste que nul n'est justifié devant Dieu par la loi, puisque le juste vit de la foi (2) ". Puisque la loi ne justifie pas l'impie convaincu de prévarication, elle le renvoie à Dieu qui peut seul nous justifier, et c'est ainsi qu'elle rend témoignage à la justice de Dieu. Quant aux Prophètes, ils rendent témoignage à cette même justice, en annonçant Jésus-Christ qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon ce qui est écrit, " celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur (3) ". Or, cette loi depuis le commencement était restée cachée, et la nature elle-même se chargeait de convaincre d'iniquité les hommes qui faisaient à autrui ce qu'ils n'auraient pas voulu qu'on leur fît à eux-mêmes. Quant à la révélation du Nouveau Testament, elle a été faite en Jésus-Christ se manifestant dans la chair, et c'est en lui que nous est apparue la justice de Dieu, c'est-à-dire la justice donnée aux hommes par Dieu. De là cette parole : "Maintenant la justice de Dieu a été manifestée sans la loi ". C'est donc uniquement en raison de sa révélation antérieure, et de sa révélation postérieure, que l'un est appelé l'Ancien Testament, et l'autre le Nouveau Testament. D'un autre côté, l'Ancien Testament était pour l'homme ancien en qui tous ont commencé à être ; tandis que le Nouveau Testament est pour l'homme nouveau en qui tous doivent se renouveler. Voilà pourquoi dans le premier les promesses sont terrestres, et dans le second elles sont célestes : et dans cette disposition admirons la miséricorde de Dieu qui a voulu nous faire comprendre que même le bonheur temporel ne saurait nous venir que de lui seul. Toutefois, si Dieu n'est servi que pour ce bonheur temporel, ce n'est plus là qu'un culte servile, propre uniquement aux enfants de la servante. Au contraire, si nous servons Dieu pour lui-même, afin que dans la vie éternelle il soit tout en tous, c'est là le culte libéral, propre aux enfants de la femme libre qui est notre mère éternelle dans les cieux. Cette femme tout d'abord paraissait stérile, parce que rien ne révélait extérieurement ses
(1) Rom. III, 20, 21. (2) Gal. III, 11. (3) I Cor. I, 30, 31.
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enfants; aujourd'hui nous contemplons l'accomplissement de cette belle prophétie : "Réjouissez-vous, femme stérile, qui n'enfantez pas ; jetez des cris d'étonnement et de bonheur, vous qui étiez sans enfant, car voici que celle qui paraissait abandonnée a plus d'enfants que celle qui avait un mari (1) ", c'est-à-dire plus que cette Jérusalem qui était pour ainsi dire mariée au joug de la loi et qui subissait ce, joug avec ses enfants. Ainsi donc, sous l'Ancien Testament, tous ceux qui étaient les enfants de la promesse selon Isaac, non-seulement recevaient du Saint-Esprit un certain secours que nos adversaires concilient avec leur doctrine, mais recevaient de lui la vertu elle-même et la puissance d'en faire les actes, et c'est ce que nient formellement nos adversaires pour qui la vertu est l'oeuvre propre du libre arbitre, dussent-ils se mettre en flagrante contradiction avec les anciens justes qui savaient crier en toute sincérité vers Dieu : " Je vous aimerai, Seigneur, vous qui êtes ma force et ma vertu (2) ".
Haut du document14. Les Pélagiens soutiennent que "les Apôtres et les Prophètes n'ont à nos yeux qu'une sainteté incomplète, c'est-à-dire qu'ils nous paraissent simplement comme moins mauvais, en comparaison de ceux que "nous regardons comme plus coupables et plus criminels. Et telle serait la justice à laquelle le Seigneur rend témoignage ; de même donc que, selon le Prophète, Sodome était sainte en comparaison des Juifs (3), de même, en comparaison de plus grands criminels, nous portons l'indulgence jusqu'à dire de ces saints qu'ils ont pratiqué quelque vertu ". Loin de nous un semblable langage. Ce que nous enseignons, ou bien ils ne peuvent le comprendre, ou bien ils ne daignent pas l'étudier, ou bien ils le dissimulent afin de calomnier plus à leur aise. Qu'ils nous écoutent donc, sinon eux, du moins ces hommes simples et ignorants qu'ils cherchent à séduire et à tromper. Notre foi, ou plutôt la foi catholique, discerne les justes d'avec les impies, non pas d'après la loi des oeuvres, mais d'après la loi même de la foi, car le juste vit de la foi. De ce discernement il résulte que
(1) Isa. LIV, 1. (2) Ps. XVII, 2. (3) Ezéch. XVI, 46-57.
tel homme qui ne commet ni l'adultère, ni le vol, ni le faux témoignage, qui n'envie pas le bien d'autrui, qui rend à ses parents le respect qu'il leur doit, qui pousse la continence jusqu'à s'abstenir de tout commerce charnel, même conjugal, qui fait d'abondantes aumônes, qui pardonne à ses ennemis, qui non-seulement ne prend pas le bien d'autrui, mais ne réclame même pas celui qui lui a été volé, qui vend ses biens et en donne le prix aux pauvres, qui se dépouille de tout et ne possède rien en propre, que cet homme, dis-je, malgré l'honnêteté de ses murs, sortira de ce monde pour être éternellement condamné s'il n'a pas en Dieu la foi véritable et catholique. Tel autre, au contraire, accomplit les bonnes oeuvres par la foi droite qui agit par la charité, mais il est encore loin d'avoir dompté toutes ses passions, l'honnêteté du mariage limite son incontinence, il rend et demande le devoir conjugal, non-seulement en vue de la génération, mais aussi pour satisfaire sa volupté, l'Apôtre n'accorde cela que par condescendance (1); ce même homme n'est pas si patient en face des injures qu'il ne s'irrite parfois dans le désir de la vengeance, ce qui n'empêche pas cependant qu'il n'accorde le pardon qui lui est demandé, afin qu'il puisse dire : "Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2) "; il possède une fortune plus ou moins grande, avec laquelle il fait des aumônes, mais bien inférieures à celles dont nous parlions tout à l'heure ; il ne prend pas le bien d'autrui, mais il réclame ce qui lui a été pris, non pas sans doute devant les tribunaux civils, mais devant les tribunaux ecclésiastiques. Assurément de ces deux hommes le dernier mène extérieurement une vie inférieure à celle du premier, mais en raison de la foi droite qu'il a en Dieu et dont il vit, selon laquelle il s'accuse dans toutes ses fautes, selon laquelle il loue Dieu dans toutes ses bonnes oeuvres, lui attribuant la gloire et à soi-même l'ignominie, selon laquelle enfin il demande sans cesse à Dieu le pardon de ses péchés et l'amour des bonnes oeuvres, je dis que ce dernier meurt dans la grâce et régnera avec les élus de Jésus-Christ. Cette différence entre la destinée de ces deux hommes ne vient-elle pas de la foi ? Sans doute, la foi sans les oeuvres ne saurait sauver personne, mais nous parlons de la foi
(1) I Cor. VII, 6. (2) Matt. VI, 12.
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qui agit par la charité; cependant c'est la foi qui est la condition nécessaire de la rémission des péchés, car le juste vit de la foi; sans elle aussi ces oeuvres qui paraissent bonnes, se changent souvent en péchés; car tout ce qui n'est pas selon la foi est péché (1). Voyez de quelle importance est cette distinction. Personne ne doute que l'intégrité virginale ne soit plus précieuse que la chasteté conjugale, et cependant une femme catholique mariée deux fois l'emporte beaucoup sur une vierge hérétique, fût-elle consacrée; et remarquez qu'il ne s'agit pas ici d'une simple prééminence dans le royaume des cieux, car la vierge hérétique n'y entrera pas. Et de ces deux hommes dont j'ai parlé, si celui qui l'emportait par les moeurs avait la foi véritable, sa gloire au ciel surpasserait assurément celle de l'autre, quoique tous deux y soient admis ; au contraire, s'il n'a pas cette foi véritable, il devient tellement inférieur à l'autre qu'il n'entre même pas au ciel.
15. Or, tous les justes de l'antiquité, et avec eux les Apôtres, ont vécu de la foi véritable qui est en Jésus-Christ Notre-Seigneur. Avec cette foi, si leur vie ici-bas n'a pas eu toute la perfection qu'elle devait avoir au ciel, du moins la piété même de leur foi leur a obtenu le pardon des fautes que la fragilité humaine leur avait fait commettre. D'où il suit que si on les compare à ces pécheurs qui n'avaient à attendre que les vengeances divines, on doit les proclamer justes. En effet, grâce à cette foi pieuse, entendez de quelle distance l'Apôtre les sépare des impies : "Quelle société entre le fidèle et l'infidèle (2) ? " J'admire vraiment nos nouveaux hérétiques, les Pélagiens, se gratifiant d'être les amis religieux et les véritables admirateurs des saints, parce qu'ils se refusent à ne voir dans les saints ici-bas qu'une vertu imparfaite. Est-ce donc que cette imperfection n'est pas hautement proclamée par le Vase d'élection qui, jetant les yeux sur son état présent et comprenant que le corps qui se corrompt est un fardeau pour l'âme (3), s'écriait : "Ce n'est pas que j'aie déjà reçu ce que j'espère, ou que je sois déjà parfait; non, mes frères, je ne pense pas avoir encore atteint le terme où je tends ". Après avoir nié qu'il fût parfait, il ajoute un peu plus loin : "Nous tous qui sommes parfaits, soyons donc dans ce
(1) Rom. XIV, 23. (2) II Cor. VI, 15. (3) Sag. IX, 15.
sentiment (1) ". Ne voulait-il pas nous faire entendre 'que, eu égard à cette vie, il y a une certaine perfection, et qu'il est de l'essence de cette perfection pour chaque homme de reconnaître son imperfection? Parmi le peuple ancien, qu'y avait-il de plus parfait, de plus excellent que les saints prêtres ? Cependant le premier précepte que Dieu leur impose, c'est d'offrir des sacrifices pour leurs propres péchés (2). Dans le nouveau peuple, quoi de plus saint que les Apôtres ? Et cependant le Seigneur leur prescrit de dire dans leur prière : "Pardonnez-nous nos péchés ". Ainsi donc, pour tous les hommes pieux qui gémissent encore sous le fardeau d'une chair corruptible et dans l'infirmité de cette vie, il est une seule et même espérance, savoir : que nous avons pour avocat auprès du Père, Jésus-Christ le juste par excellence, et qu'il intercède pour nos péchés (3).
Haut du document16. Cet avocat n'est point reconnu comme tel par ceux qui se séparent des justes et s'en distinguent par la foi, n'y eût-il entre eux que cette seule différence. Or, c'est une indigne calomnie de nous prêter, au sujet de cet avocat souverain, un langage comme celui-ci : "Il a menti par la nécessité de la chair". Nous disons uniquement que le Verbe a revêtu une chair semblable à celle du péché, qu'il s'est fait victime pour le péché, et qu'il a condamné le péché dans sa chair (4). Comme nos adversaires ne comprennent pas cette doctrine, comme le désir de calomnier les aveugle, comme ils ne savent pas que dans les saintes Ecritures le mot péché a des significations différentes, ils crient bien haut que nous affirmons l'existence du péché en Jésus-Christ. Or, nous soutenons que jamais Jésus-Christ n'a été coupable de péché ni dans son âme, ni dans sa chair, et nous soutenons en même temps qu'en revêtant une chair semblable à celle du péché, et en se faisant victime pour le péché, il a condamné le péché dans sa chair. Ces paroles du reste assez obscures de l'Apôtre peuvent s'expliquer de deux manières; soit qu'on donne à une chose le nom de la chose à la
(1) Philipp. III, 12, 13, 15. (2) Lévit. IX, 7; XVI, 6. (3) I Jean, II, 1, 2. (4) Rom. V. II, 3.
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quelle elle ressemble, de sorte que l'Apôtre ait appelé péché la ressemblance même de la chair de péché; soit qu'on se rappelle que dans la loi ancienne les sacrifices offerts pour les péchés étaient appelés péchés, sacrifices qui n'étaient tous que la figure de la chair de Jésus-Christ, laquelle est le véritable et unique sacrifice pour les péchés effacés dans le baptême, et pour ceux qui échappent ici-bas à notre humaine faiblesse. N'est-ce point pour ces péchés que l'Eglise universelle crie chaque jour vers Dieu dans sa prière : "Pardonnez-nous nos offenses? " Or, toutes ces fautes nous sont pardonnées par le sacrifice offert pour les péchés, sacrifice que l'Apôtre, empruntant le langage de la loi, n'a pas hésité d'appeler péché. De là encore ces paroles d'une telle évidence qu'elles ne sauraient donner lieu à aucune ambiguïté : "Nous vous conjurons, au nom de Jésus-Christ, de vous réconcilier avec Dieu, qui, pour l'amour de nous, a traité celui qui ne connaissait point le péché comme s'il eût été le péché même, afin qu'en lui nous nous fussions justifiés par Dieu (1) ". Quant aux paroles que je citais plus haut : "Il a condamné le péché dans sa chair ", il n'est pas dit qu'il a condamné son propre péché, d'où nous pouvons entendre que c'est par le péché des Juifs qu'il a condamné le péché ; car par suite du péché de ceux qui l'ont crucifié, Jésus-Christ a répandu son sang pour la rémission des péchés. Maintenant s'il s'agit de ce passage où il est dit que Dieu a fait péché celui qui ne connaissait pas le péché, il me semble que la seule interprétation possible consiste à dire que Jésus-Christ s'est offert en sacrifice pour les péchés, voilà pourquoi il est appelé péché.
Haut du document17. Comment souffrir qu'ils nous accusent de dire: qu' " après la résurrection il s'opérera une telle perfection dans l'homme que nous commencerons à faire ce que nous n'avons pas voulu faire ici-bas, c'est-à-dire à observer "les commandements de Dieu? " Nous affirmons seulement que dans le ciel il n'y aura plus ni péché, ni combat contre la concupiscence; est-ce donc qu'ils oseraient le nier?
(1) II Cor. V, 20, 21.
Au ciel nous posséderons dans tolite la perfection possible la sagesse et la connaissance de Dieu; nous éprouverons en Dieu une telle allégresse que nous jouirons d'une pleine et entière sécurité; quiconque nierait cette vérité s'obstinerait à fermer les yeux à la lumière pour ne point l'apercevoir. Or, cet heureux état ne sera point la matière d'un précepte, mais la récompense de la fidélité avec laquelle nous aurons ici-bas accompli les préceptes. Au ciel le mépris des préceptes n'est plus possible, mais ici-bas c'est la grâce de Dieu qui nous inspire le zèle pour les observer. Si quelques violations légères surviennent en nous à l'égard de ces préceptes, Dieu nous les pardonne en considération de cette humble prière : "Que votre volonté soit faite; pardonnez-nous nos offenses (1) ". Ici-bas le précepte nous est imposé de ne pas pécher; au ciel nous aurons pour récompense de ne pouvoir plus pécher. Sur la terre le précepte nous est imposé de ne pas obéir aux désirs du péché ; au ciel notre récompense sera de ne plus avoir de désirs du péché. Sur la terre il nous est dit : "Comprenez donc, vous qui êtes insensés, et goûtez enfin la sagesse (2)". Au ciel la perfection de la sagesse et de la connaissance sera notre récompense. "Nous ne voyons maintenant que comme dans un miroir et en énigme, mais alors nous verrons face à face. Je ne connais maintenant qu'imparfaitement, mais alors "je connaîtrai comme je suis moi-même connu (3) ". Sur la terre il nous est dit : " Tressaillez en Dieu notre secours (4) "; "justes, tressaillez dans le Seigneur (4) " ; au ciel nous aurons pour récompense de tressaillir d'une joie parfaite et ineffable. Enfin il nous est dit ici-bas : "Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car " pour récompense " ils seront rassasiés (5) ". De quoi donc seront-ils rassasiés, si ce n'est de ce qui cause aujourd'hui leur faim et leur soif? N'est-ce donc pas heurter de front, je ne dis pas seulement la parole divine, mais le simple bon sens, que de soutenir que l'homme, sur, la terre où il est condamné à avoir faim et soif de la justice, peut posséder une justice aussi parfaite que quand il en sera rassasié ? Quand nous avons faim et soif de la justice, si la foi de Jésus-Christ veille en nous, de quoi avons-
(1) Matt. VI, 10, 12. (2) Ps. XCIII, 18. (3) I Cor. XIII, 12. (4) Ps. LXXX, 2. (5) Id. XXXII, 1. (6) Matt. V, 6.
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nous faim et soif, si ce n'est de Jésus-Christ? En effet, c'est lui qui nous a été donné de " Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, selon qu'il est écrit, celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur (1) ". Sur la terre nous croyons en lui sans le voir, voilà pourquoi nous avons faim et soif de la justice. En effet, pendant que nous habitons dans ce corps, nous sommes éloignés du Seigneur, car ce n'est que par la foi que nous marchons sans jouir encore d'une vue claire (2). Quand il nous sera donné de le voir, nous serons arrivés à la réalité des choses et nous tressaillerons d'une joie inénarrable (3). Alors nous serons rassasiés de la justice; ne lui disons-nous pas dans un pieux désir : "Je serai rassasié quand votre gloire me sera manifestée (4)? "
18. Quel orgueil, je ne dirai pas impudent, mais insensé, quand on n'est pas l'égal des anges de Dieu, de se flatter que l'on peut être aussi juste que les anges de Dieu ; de fermer les yeux sur ce grand et saint apôtre qui avait faim et soif de la perfection de la justice, au moment même où il refusait de se glorifier de la grandeur de ses révélations ; qui reçut l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan qui le souffletait sans cesse, comme si Dieu n'eût pas voulu qu'il comptât sur son libre arbitre pour se conserver dans l'humilité ! Trois fois il pria le Seigneur d'éloigner de lui la tentation, et il lui fut répondu : "Ma grâce te suffit ; car la vertu se perfectionne dans la faiblesse (5) ". Quelle est cette vertu, si ce n'est celle qui consiste à ne pas s'exalter ? Et cette vertu, peut-on douter qu'elle ne fasse partie intégrante de la justice ? Or, la perfection de cette justice est un des caractères des anges de Dieu, qui voient sans cesse la face du Père (6), et par là même celle de la Trinité, car par le Fils ils voient dans le Saint-Esprit. Se peut-il donc quelque chose de plus sublime que cette révélation ? et cependant parmi les anges qui goûtent la joie d'une telle contemplation, il n'en est aucun qui ait besoin d'un ange de Satan pour le souffleter, dans la crainte qu'une telle sublimité de révélation ne lui inspire de l'orgueil. Paul ne possédait pas encore cette perfection de la vertu, il n'était point encore égal aux anges ;
(1) I Cor. I, 30, 31. (2) II Cor. V, 6, 7. (3) I Pierre, I, 8. (4) Ps. XVI, 15. (5) II Cor. XII, 7-9. (6) Matt. XVII, 10.
voilà pourquoi il lui restait la faiblesse de pouvoir s'enorgueillir, et c'était pour réprimer cette faiblesse qu'un ange de Satan lui avait été donné, dans la crainte que la grandeur de ses révélations ne lui fît éprouver de l'orgueil. Satan lui-même a été la première victime de l'orgueil ; mais le médecin suprême qui sait tirer le bien du mal, avait trouvé dans l'ange de Satan le remède salutaire, quoique pénible, à opposer au vice de l'orgueil. N'est-ce pas aux serpents eux-mêmes que l'on emprunte l'antidote contre le venin des serpents ? Que signifient donc ces paroles : "Ma grâce te suffit ? " Elle lui suffisait pour l'empêcher de succomber soles le soufflet de l'ange de Satan. Et ces autres paroles : "La vertu se perfectionne dans la faiblesse ", ne signifient-elles pas que dans ce séjour de faiblesse la vertu peut acquérir assez de perfection pour réprimer les élans de l'orgueil par cette faiblesse même ? Du reste, cette faiblesse sera guérie par l'immortalité future. Jusque-là peut-on dire que nous jouissons ici-bas d'une santé parfaite, puisque nous avons encore besoin qu'on nous applique comme remède les soufflets de l'ange de Satan ?
19. Quand donc nous disons d'un homme juste qu'il a une vertu parfaite, nous entendons que la perfection de cette vertu repose avant tout sur la connaissance de son imperfection et sur l'humble aveu qu'il en fait dans toute la sincérité de son âme. Bien comprendre ce qui nous manque et ce dont nous avons besoin, telle est, vu l'état de notre faiblesse ici-bas, la perfection de la modeste justice à laquelle nous pouvons parvenir. Voilà pourquoi tantôt l'Apôtre s'appelle parfait et tantôt imparfait (1) ; imparfait, quand il pense à ce qui lui manque pour arriver à cette plénitude de justice dont il a faim et soif ; par. fait, parce qu'il ne rougit pas d'avouer son imperfection et qu'il fait tous ses efforts pour parvenir au terme de ses désirs. C'est ainsi que nous disons d'un voyageur qu'il est parfait, quand il continue courageusement sa marche, quoique ses désirs ne soient réalisés que par son arrivée au terme de sa course. Voilà pourquoi le même Apôtre, après nous avoir dit : "Pour ce qui est de la justice de la loi, ayant mené une vie irréprochable ", ajoute aussitôt : "Ce que je considérais alors
(1) Philipp. III, 12, 15.
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comme un gain et un avantage m'a paru depuis, en regardant Jésus-Christ, une perte et un désavantage. Je dis plus, tout me semble une perte, au prix de cette haute connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l'amour duquel je me suis privé de toutes choses, et je les regarde comme des ordures, afin que je gagne Jésus-Christ, que, je sois trouvé en lui, n'ayant plus une justice qui me soit propre et qui me soit venue de a la loi, mais ayant celle qui naît de la foi en Jésus-Christ, cette justice qui vient de Dieu par la foi (1) ". Quant. à la justice qui vient de la loi, Paul se proclame irréprochable, et il n'atteste que la vérité. Cependant, tous les avantages qu'il pouvait avoir acquis, il s'en dépouille pour Jésus-Christ, il regarde comme des pertes, des désavantages, des ordures, non-seulement ces biens dont il vient de parler, mais tous ceux qu'il a énumérés précédemment. Tout cela, du reste, lui est inspiré, rien point par telle ou telle science, mais par " la science éminente de Jésus-Christ Notre-Seigneur ", science qu'il ne possédait encore que par la foi, et non par la vue claire et distincte. Cette science de Jésus-Christ ne sera véritablement éminente, que quand Jésus-Christ nous sera tellement révélé que nous puissions le voir comme nous le croyons. De là ces autres paroles : "Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Quand Jésus-Christ votre vie vous sera apparu, vous apparaîtrez vous-mêmes avec lui dans sa gloires (2) ". Le Sauveur avait dit également : "Celui qui m'aime sera aimé par mon Père, je l'aimerai moi-même, et je me manifesterai à lui (3) ". Et saint Jean l'Evangéliste : "Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et nous n'avons pas encore vu ce que nous serons. Or, nous savons que quand il nous apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons comme il est en lui-même (4) ". C'est alors que nous aurons la science éminente de Jésus-Christ. Jusque-là cette science est cachée dans la foi et ne nous apparaît point dans l'éminence de son éclat.
20. Le bienheureux Apôtre, parlant des anciens caractères de sa justice, les rejette donc comme des pertes et des ordures, afin qu'il
(1) Philipp. III, 6-9. (2) Coloss. III, 3, 4. (3) Jean, XIV, 21. (4) I Jean, III, 2.
puisse gagner Jésus-Christ et qu'il puisse être trouvé en lui, n'ayant plus sa justice qui vient de la loi. Pourquoi donc dire de cette justice qu'elle est la sienne, puisqu'elle lui vient de la loi ? Cette loi elle-même n'est-elle point la loi de Dieu, comme tous en conviennent, à l'exception pourtant de Marcion, de Manès et d'autres hérétiques semblables? Cette loi est bien réellement la loi de Dieu, et la justice qui vient de cette loi, l'Apôtre l'appelle sa propre justice, dont il ne veut plus et qu'il rejette comme des ordures. Pourquoi cette conduite? N'est-ce point, comme nous l'avons démontré plus haut, parce que tous ceux qui sont sous la loi, qui ignorent la justice de Dieu et veulent s'attribuer à eux-mêmes leur propre justice, ne sont pas soumis à la justice de Dieu (1)? Ne se flattent-ils pas de trouver dans leur libre arbitre des forces suffisantes pour accomplir les prescriptions de la loi, et dominés comme ils le sont par cet orgueil, ils n'éprouvent aucun besoin d'implorer le secours de la grâce. C'est ainsi que la loi les tue, soit qu'elle leur prouve clairement leur culpabilité quand ils violent les préceptes, soit qu'ils se flattent de faire ce qu'ils ne font pas par cette charité spirituelle qui vient de Dieu. Il suit de là qu'ils restent ouvertement pécheurs, ou que leur justice n'est qu'une illusion et un mensonge; leur iniquité manifeste les trompe ouvertement, ou leur justice trompeuse leur cause un orgueil des plus insensés. Quelque étonnante que soit cette proposition, il est donc vrai de dire que la justice de la loi n'est point réalisée par la justice qui est dans la loi, ou qui vient de la loi, mais par celle qui est dans l'esprit de la grâce. En effet, comme Dons le lisons dans la sainte Ecriture, la justice de la loi n'est réalisée que dans ceux qui marchent, non pas selon la chair, mais selon l'esprit (2). Quant à la justice qui est dans la loi, l'Apôtre avoue qu'il a été irréprochable dans sa chair, non pas dans l'esprit; et quant à la justice qui vient de la loi, il l'appelle sa propre justice, et non la justice de Dieu. Comprenons donc que la justice de la loi n'est point accomplie selon la justice qui est dans la loi, ou qui vient de la loi, c'est-à-dire selon la justice de l'homme, mais selon la justice qui est dans l'esprit de la grâce, et dès lors selon la justice de Dieu, c'est-à-dire donnée
(1) Rom. X, 3. (2) Id. VIII, 4.
à l'homme par Dieu. Résumons cette doctrine en peu de mots : La justice de la loi n'est point accomplie lorsque la loi commande et que l'homme obéit par ses propres forces, mais seulement lorsque l'esprit de Dieu vient en aide à la volonté de l'homme, et que cette volonté devenue libre par la grâce de Dieu accomplit librement le précepte de la loi. La justice de la loi consiste donc à ordonner ce qui plaît à Dieu, et à défendre ce qui lui déplaît; la justice dans la loi consiste à obéir à la lettre, et, en dehors de la lettre, à ne chercher pour bien vivre aucun secours de Dieu. L'Apôtre avait dit : "N'ayant point une justice qui me soit propre et qui me soit venue de la loi, mais ayant celle qui nous vient par la foi en Jésus-Christ ", il ajoute aussitôt : "Cette justice qui vient de Dieu par la foi ". Telle est donc la justice de Dieu que les orgueilleux méconnaissent entièrement, puisqu'ils veulent s'attribuer à eux-mêmes leur propre justice. Quand nous l'appelons la justice de Dieu, nous ne voulons pas dire que Dieu est juste de cette justice, mais seulement que c'est lui qui la donne à l'homme.
21. Or, c'est conformément à cette justice de Dieu ou qui nous vient de Dieu, que la foi opère par la charité (1). Elle opère pour conduire l'homme à Celui en qui il croit maintenant sans le voir; quand il le verra, ce que nous ne voyons maintenant que comme en un miroir et en énigme, sera vu face à face (2), et ce sera la perfection de la charité. Ne .serait-ce lias une folie de dire qu'avant d'être vu, Dieu est aussi aimé qu'il le sera quand nous le verrons? Or, si, dans cette vie, comme tout homme pieux en est persuadé, nous sommes d'autant plus justes que nous aimons Dieu davantage; comment douter que notre justice ne soit parfaite, quand nous aimerons Dieu parfaitement? Alors aussi la loi sera accomplie dans toute sa perfection, car, selon le même Apôtre, " l'amour est l'accomplissement de la loi (3) ". Voilà pourquoi l'Apôtre, après avoir dit : "N'ayant point une justice qui me soit propre et qui me soit venue de la loi, mais ayant celle qui nous vient par la foi en Jésus-Christ, ou qui nous vient de Dieu par la foi ", ajoute aussitôt : " Pour le connaître, pour connaître la vertu de sa résurrection et la communication de
(1) Gal. V, 6. (1) I Cor. XIII, 12. (2) Rom. XIII, 10.
ses souffrances ". L'Apôtre n'était point encore arrivé à la perfection de cette connaissance, mais il courait dans la bonne voie pour y parvenir. Connaissait-il parfaitement Jésus-Christ, celui qui nous dit ailleurs : "Je n'ai maintenant qu'une connaissance partielle, mais alors je connaîtrai comme je suis connu (1)? " Connaissait-il parfaitement la vertu de la résurrection de Jésus-Christ; celui à qui il restait de la connaître pleinement par sa propre expérience à l'époque de la résurrection de la chair? Connaissait-il parfaitement la communication des souffrances de Jésus-Christ, celui qui n'avait pas encore souffert la mort pour lui ? Voilà pourquoi il ajoute : "Quand j'accourrai moi-même à la résurrection des :morts"; et ailleurs : "Ce n'est pas que j'aie encore reçu ce que j'attends, ou que je sois déjà parfait ". Qu'est-ce donc qu'il n'a pas encore reçu, qu'est-ce qu'il ne possède pas encore dans sa perfection ? N'est-ce point cette justice qui vient de Dieu, et qu'il désire assez vivement pour ne plus vouloir de cette justice personnelle qui vient de la loi? Ainsi parlait l'Apôtre, telles étaient les raisons qui le séparaient des ennemis de la grâce de Dieu, de cette grâce qui nous a été méritée par le crucifiement du Sauveur. Or, parmi ces ennemis de la grâce nous devons compter les Pélagiens.
22. Dans le passage que nous venons de commenter, l'Apôtre débutait ainsi : "Gardez-vous des chiens, gardez-vous des mauvais ouvriers; gardez-vous des faux circoncis. Car c'est nous qui sommes les vrais circoncis, puisque nous servons Dieu en esprit, et que nous nous glorifions en Jésus-Christ, sans nous flatter d'aucun avantage charnel ". Il est clair que l'Apôtre s'attaque aux Juifs qui, observant charnellement la loi et voulant se constituer à eux-mêmes leur propre justice, étaient tués par la lettre, n'étaient pas vivifiés par l'esprit, et se glorifiaient en eux-mêmes, tandis que les Apôtres et les enfants de la promesse se glorifiaient en Jésus-Christ. Saint Paul ajoute : "Ce n'est pas que je ne puisse prendre moi-même avantage de ce qui n'est que charnel, et si quelqu'un croit pouvoir le faire, je le puis encore plus que lui ". Puis, après avoir énuméré différents titres de gloire selon la chair,
(1) I Cor. XIII, 12.
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il termine en ces termes: " Pour ce qui est de la justice de la loi, j'ai mené une vie irréprochable ". C'est alors que jetant sur tout cela un regard de mépris, il considère tous ces titres de gloire charnelle comme des pertes, des désavantages et des ordures, afin qu'il gagne Jésus-Christ, et formule cette proposition qui nous occupe en ce moment : "Afin que je sois trouvé en Jésus-Christ, n'ayant point une justice qui me soit propre et qui me soit venue de la loi, mais ayant celle qui naît de la foi en Jésus-Christ, et qui nous vient de Dieu par la foi ". Il avoue donc qu'il ne possède pas encore cette perfection de justice, qui ne se trouve que dans cette science éminente de Jésus-Christ, en comparaison de laquelle tout lui semble une perte ; et par là même il confesse qu'il n'est point parfait. Il ajoute : "Je poursuis ma course, pour tâcher d'atteindre où Jésus-Christ m'a destiné en me prenant à son service ". Remarquez ce rapprochement : " Afin que j'atteigne comme j'ai été atteint moi-même; afin que je connaisse, comme j'ai été connu moi-même ". Il continue : " Mes frères, je ne pense pas avoir encore atteint où je tends, mais tout ce que je fais a maintenant, c'est qu'oubliant ce qui est derrière moi, et m'avançant vers ce qui est devant moi, je cours incessamment vers le bout de la carrière pour remporter le prix de la félicité du ciel, à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ ". Il dit fort bien : " Je poursuis une seule chose ". Cette seule chose était recommandée par le Sauveur à Marthe, quand il lui disait : "Marthe, Marthe, vous vous inquiétez et vous vous tourmentez de beaucoup de choses; cependant une seule est nécessaire (1) ". Pour assurer, pendant sa vie, cette précieuse conquête, il affirme qu'il court pour remporter le prix de la félicité céleste à laquelle Dieu nous a appelés par Jésus-Christ. Et quand il aura gagné ce qu'il poursuit, peut-on douter qu'il ne possède une justice égale à la justice des anges dont aucun n'a besoin d'être souffleté par l'ange de Satan, s'il ne veut pas s'enorgueillir de la grandeur de ses révélations? S'adressant ensuite à ceux qui pouvaient se flatter de posséder cette perfection de la justice, il s'écrie : "Nous tous qui sommes parfaits, soyons dans ce sentiment ", comme s'il disait
(1) Luc, X, 41, 42.
Si nous sommes parfaits selon la faible mesure de la perfection possible à l'homme ici-bas, soyons fermement persuadés que nous sommes encore loin de posséder cette perfection qui constitue la justice angélique et qui sera la nôtre au jour de la grande manifestation de Jésus-Christ. "Et si vous avez quelque autre sentiment de vous-mêmes, Dieu vous découvrira ce que vous devez en croire ". Cela peut-il se faire, à moins qu'ils ne marchent et n'avancent dans la voie de la foi véritable, jusqu'à ce qu'ils arrivent au terme de notre pèlerinage, et à la contemplation de Dieu face à face ? De là cette parole : "Cependant, pour ce qui regarde ce à quoi nous sommes déjà parvenus, marchons-y fidèlement ". Il conclut en avertissant de fuir la compagnie de ceux dont il a parlé au début de ce passage : "Mes frères, soyez mes imitateurs et proposez-vous l'exemple de ceux qui se conduisent selon le modèle de ce que vous avez vu en nous. Car il y en a plusieurs dont je vous ai souvent parlé, et dont je vous parle encore avec larmes, qui se conduisent en ennemis de la croix de Jésus-Christ et qui auront pour fin la damnation (1), etc. " Ce sont ceux dont il avait dit en commençant : "Gardez-vous des chiens, gardez-vous des mauvais ouvriers ". Nous devons donc regarder comme ennemis de la croix de Jésus-Christ, tous ceux qui, voulant fonder eux-mêmes leur propre justice, qui vient de la loi, c'est-à-dire de la lettre qui commande, et non pas de l'esprit qui accomplit, refusent de se soumettre à la justice de Dieu. "Car si ceux qui appartiennent à la loi sont les héritiers, la foi devient inutile (2) ". "Si la justice est produite par la loi, c'est donc en vain que Jésus-Christ est mort (3) " ; " le scandale de la croix est donc anéanti (4) ". Donc ceux-là sont véritablement les ennemis de sa croix, qui disent que la justice nous vient par cette loi, dont toute la mission est de commander, et non pas de prêter secours. Ce qui vient en aide à notre faiblesse, c'est la grâce de Dieu par Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le Saint-Esprit.
23. Tout homme qui vit selon la justice qui est dans la loi, sans la foi à la grâce de Jésus-Christ, y vécut-il comme y vivait l'Apôtre, c'est-à-dire d'une manière irréprochable, ne devrait pas cependant être regardé comme
(1) Phil. III, 2-19. (2) Rom. IV, 14. (3) Gal. II, 21. (4) Id. V, 11.
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possédant la véritable justice. Non pas, sans doute, que la loi ne soit véritable et sainte, mais parce que la justice véritable ne saurait consister à vouloir obéir à la lettre qui coin .. mande, sans le secours vivifiant de l'esprit de Dieu, et comme si l'on ne devait compter que sur ses propres forces. Il n'y a donc de véritable justice que celle selon laquelle le juste vit de la foi, car l'homme ne la possède que parce qu'elle lui vient de Dieu par l'esprit de la grâce. Si quelquefois dans quelques justes, et c'est à bon droit, cette justice est regardée comme parfaite, eu égard à la modeste condition de cette vie, cette justice n'en est pas moins de beaucoup inférieure à celle que les anges possèdent au ciel. Voilà pourquoi l'Apôtre se disait parfait, en raison de la justice qu'il possédait, mais imparfait à raison de celle qui lui manquait. De ces deux justices, celle de cette vie constitue notre mérite, et celle du ciel constitue notre récompense. Par conséquent, ne pas pratiquer la première, c'est perdre à jamais la dernière. Dès lors, ce serait le comble de la folie de soutenir que, après la résurrection générale, l'homme ne sera pas arrivé à la plénitude de la perfection, et que, dans le corps ressuscité, il n'y aura pas plus de justice qu'il n'y en a ici-bas dans notre corps de mort. Quant à soutenir que, alors seulement, les hommes qui n'auront pas voulu accomplir ici-bas les préceptes du Seigneur, commenceront à les accomplir, ce serait un grossier mensonge. Nous arriverons dans le ciel à la plénitude de la justice, non point par la pratique des commandements, non point par des efforts constants et généreux, mais en un clin d'oeil et aussi rapidement que s'opérera la résurrection des morts (1). En effet, cette plénitude de justice sera la récompense de ceux qui auront accompli les commandements ici-bas, mais elle ne sera plus proposée comme terme à atteindre par ceux qui voudront les accomplir. Je le répète, ils ont accompli les commandements, et n'oublions pas que c'est en vue de ces mêmes commandements que les enfants de la promesse redisent chaque jour en toute sincérité : " Que votre volonté soit faite; pardonnez-nous nos offenses (2) ".
(1) I Cor. XV, 52. (2) Matth. VI, 10, 12.
Haut du document24. Tous les oracles de la vérité, toutes les voix de la révélation se réunissent pour prouver aux Pélagiens qu'ils ne sauraient nier l'existence du péché originel; que la grâce divine qui nous justifie nous est donnée gratuitement, et non point selon nos mérites; que dans un homme mortel, quelque sainte que soit sa vie, on ne saurait trouver une perfection telle, que même après le bain de la régénération, et jusqu'à sa mort, il n'ait besoin de la rémission des péchés. Telles sont en effet les trois principales erreurs qu'ils professent et à l'aide desquelles ils privent leurs adeptes de la grâce du Sauveur, enflamment leur orgueil et leur préparent une ruine certaine dans les filets du démon. Or, quand on entreprend de les convaincre en leur déroulant l'enseignement et les preuves de la doctrine catholique, ils soulèvent aussitôt je ne sais quelles autres questions nébuleuses, dans lesquelles ils parviennent à déguiser leur impiété aux yeux des hommes simples, ignorants et peu familiarisés avec nos livres saints. Par exemple, ils font l'éloge de la créature, du mariage, de la loi, du libre arbitre, des saints, comme si vraiment tous ces objets étaient méprisés par un seul d'entre nous, comme si notre plus grande préoccupation n'était pas de faire tourner tout cela à l'honneur et à la louange du Créateur et du Sauveur. La créature veut être louée, mais elle désire surtout être guérie. Plus le mariage est estimable, moins on doit lui imputer la concupiscence de la chair. Cette concupiscence n'est point du Père, mais du monde (1) ; les hommes l'ont trouvée dans le mariage, ils ne l'y ont point créée; car ils la portent en eux sans être mariés, et sans le péché du premier homme, le mariage aurait pu exister sans la concupiscence. De son côté, la loi est sainte, juste et bonne (2); elle n'est pourtant point la grâce, et sans la grâce elle n'est point suffisante pour rendre une action réellement bonne, car ce n'est pas pour vivifier qu'elle a été donnée, mais pour faire reconnaître les transgressions, afin de convaincre les coupables, de les renfermer sous le péché, et de réaliser en faveur des croyants
(1) I Jean, II, 16. (2) Rom. VII, 12.
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ce qui avait été promis par la foi en Jésus-Christ (1). Quant au libre arbitre, dans l'état de captivité où il se trouve, il ne peut que pécher, et pour pratiquer la justice, il a besoin que Dieu lui rende la liberté et vienne à son secours. Voilà pourquoi, depuis Abel jusqu'à Jean-Baptiste, depuis les Apôtres, jusqu'à nos jours, et aussi jusqu'à la fin du monde, la gloire des saints doit être rapportée à Dieu, sans qu'elle puisse en aucune manière leur être directement attribuée. Le cri de tous les patriarches n'est-il pas : " Mon âme sera louée dans le Seigneur (2)? " et celui des Apôtres : "C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis (3)? " Tous peuvent ainsi s'appliquer ces autres paroles : "Afin que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur (4) " ; " si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (5) ".
Haut du document25. J'énumérais tout à l'heure les cinq questions que les Pélagiens s'efforcent d'obscurcir et qui leur servent de thème à d'indignes calomnies contre nous. Or, sur chacune de ces questions ils se voient honteusement confondus par les divins oracles, et voici que pour cacher leur défaite et mieux tromper les ignorants et les faibles, ils font intervenir le spectre hideux du manichéisme, pour donner plus facilement à leurs dogmes pervers la couleur de la vérité. Et, en effet, sur les trois premières questions les Manichéens entassent tous les blasphèmes possibles, car à leurs yeux Dieu n'est l'auteur ni de la créature humaine, ni du mariage, ni de la loi. Ils soutiennent mensongèrement que le péché n'a pas pris sa source dans le libre arbitre, et que le péché n'est pour rien dans le mal de l'ange ou de l'homme : la raison qu'ils en donnent, c'est que le mal a toujours existé comme nature indépendante de Dieu et coéternelle à Dieu. Quant aux patriarches et aux Prophètes, ils les poursuivent de toutes les exécrations possibles. Et c'est à l'aide de ces monstrueuses erreurs du manichéisme,
(1) Gal. III, 21, 19, 22. (2) Ps. XXXIII, 3. (3) I Cor. XV, 10. (4) Id. I, 31. (5) I Jean, I, 8.
que ces nouveaux hérétiques croient pouvoir échapper à la vérité, mais ils se trompent. Car la vérité catholique peut confondre en même temps les Manichéens et les Pélagiens. L'homme, en tant qu'homme, est bon, et comme tel il condamne Manès et loue son Créateur.; mais entant qu'il apporte en naissant le péché originel, il condamne Pélage et proclame l'absolue nécessité d'un Sauveur. Il suffit de dire que notre nature a besoin d'être guérie pour confondre du même coup ces deux hérésies. Si cette nature était saine, elle n'aurait pas besoin de remède pour la guérir, et c'est ce qui confond Pelage; d'un autre côté, si elle était éternellement et essentiellement mauvaise, toute guérison pour elle serait impossible, et c'est ce qui confond Manès. Quant au mariage, nous soutenons qu'il a Dieu pour auteur, nous le louons à ce titre et nous nous gardons bien de lui attribuer là concupiscence de là chair ; et c'est ainsi que nous condamnons les Pélagiens qui prodiguent leurs éloges à cette même concupiscence, et les Manichéens qui attribuent là concupiscence à une nature étrangère intrinsèquement mauvaise, car pour nous le mal n'est qu'une chose accidentelle dans notre nature, une chose qui a besoin d'être guérie par la miséricorde de Dieu, et qui n'est point une substance éternellement rivale de Dieu. Quant à la loi, nous disons qu'elle est sainte, juste et bonne (1) ; qu'elle est établie, non point pour justifier les pécheurs, mais pour confondre les orgueilleux et pour faire reconnaître les transgressions. Dire avec l'Apôtre que la loi est bonne, c'est condamner les Manichéens; dire avec ce même Apôtre que personne n'est justifié par la loi (2), c'est condamner les Pélagiens; par conséquent, pour vivifier ceux que la lettre tue, c'est-à-dire ceux qu'une loi intrinsèquement bonne rend coupables de prévarications, une chose nous est absolument nécessaire, l'esprit de la grâce donnée gratuitement (3). De même, quand nous disons du libre arbitre qu'il n'est libre que pour le mal, et que pour faire le bien il a besoin d'être délivré par la grâce de Dieu, nous condamnons les Pélagiens; et quand nous disons que le mal n'a d'autre principe que le libre arbitre, et qu'il n'existait pas avant la déchéance de ce libre arbitre, nous condamnons les
(1) Rom. VII, 12. (2) Gal. III, 19, 11. (3) II Cor. III, 6.
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Manichéens. Quand, pour Dieu, nous comblons de louanges les saints patriarches et les Prophètes, nous condamnons les Manichéens; et quand, malgré leur sainteté et leur justice, nous soutenons qu'ils ont eu besoin de la miséricorde infinie de Dieu, nous condamnons les Pélagiens. Dès lors, la foi catholique condamne à la fois les Pélagiens et les Manichéens, comme du reste tous les autres hérétiques; quels qu'ils soient, elle les confond par l'autorité et la lumière des oracles divins.
Haut du document26. Afin sans doute d'épaissir encore davantage les ténèbres dont ils s'environnent, les Pélagiens soulèvent la question, du reste fort inutile, de l'origine de l'âme, voulant ainsi se cacher en faisant retomber sur des vérités manifestes les obscurités qui pèsent sur certains points moins importants. A les en croire, " nous soutenons que les âmes découlent les unes des autres, en se transmettant le péché ". Je ne sais si, dans les paroles ou dans les écrits de ceux qui défendent contre eux la doctrine catholique, ils ont jamais entendu ou lu quelque chose de semblable. Il est vrai que parmi les catholiques quelques-uns soutiennent cette opinion, mais pourtant sans la regarder comme nécessaire à la défense de la vérité, ou à la réfutation des erreurs. Ce que j'affirme, c'est que l'absence du péché originel, et sa rémission dans le bain de la régénération pour les enfants, sont des dogmes si manifestement révélés dans les saintes Ecritures, fondés sur l'antiquité et l'autorité de la foi catholique, sur l'enseignement formel et évident de l'Eglise, que je regarde comme absolument faux tout ce que l'on pourrait affirmer de contraire à ces dogmes dans la discussion et l'examen de la question de l'origine de l'âme, Dès lors, qu'il s'agisse de l'âme ou de tout autre point obscur, quiconque émet une proposition contradictoire à ce qui est vrai, prouvé et connu comme tel, qu'il soit d'ailleurs un enfant ou un ennemi de l'Eglise, je déclare que cet auteur doit changer d'opinion, sous peine de se faire regarder comme suspect. Mais il est temps de clore ce livre, pour continuer notre réfutation à un autre point de vue dans le livre suivant.