ABBAYE ST BENOIT DE PORT VALAIS
rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)
LA CITE DE DIEU *
LIVRE CINQUIÈME : ANCIENNES MOEURS DES ROMAINS.
*PRÉFACE.
*CHAPITRE PREMIER.
*LA DESTINÉE DE L’EMPIRE ROMAIN ET CELLE DE TOUS LES AUTRES EMPIRES NE DÉPENDENT NI DE CAUSES FORTUITES, NI DE LA POSITION DES ASTRES.
*CHAPITRE II.
*RESSEMBLANCE ET DIVERSITÉ DES MALADIES DE DEUX JUMEAUX.
*CHAPITRE III
*DE L’ARGUMENT DE LA ROUE DU POTIER, ALLÉGUÉ PAR LE MATHÉMATICIEN NIGIDIUS DANS LA QUESTION DES JUMEAUX.
*CHAPITRE IV.
*DES DEUX JUMEAUX ÉSAÜ ET JAGOB, FORT DIFFÉRENTS DE CARACTÈRE ET DE CONDUITE.
*CHAPITRE V.
*PREUVES DE LA VANITÉ DE L’ASTROLOGIE.
*CHAPITRE VI.
*DES JUMEAUX DE SEXE DIFFÉRENT.
*CHAPITRE VII.
*DU CHOIX DES JOURS, SOIT POUR SE MARIER, SOIT POUR SEMER OU PLANTER.
*CHAPITRE VIII.
*DE CEUX QUI APPELLENT DESTIN L’ENCHAÎNEMENT DES CAUSES CONÇU COMME DÉPENDANT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
*CHAPITRE IX.
*DE LA PRESCIENCE DE DIEU ET DE LA LIBRE VOLONTÉ DE L’HOMME, CONTRE LE SENTIMENT DE CICÉRON.
*CHAPITRE X.
*S’IL Y A QUELQUE NÉCESSITÉ QUI DOMINE LES VOLONTÉS DES HOMMES.
*CHAPITRE XI.
*LA PROVIDENCE DE DIEU EST UNIVERSELLE ET EMBRASSE TOUT SOUS SES LOIS.
*CHAPITRE XII.
*PAR QUELLES VERTUS LES ANCIENS ROMAINS ONT MÉRITÉ QUE LE VRAI DIEU-ACCRUT LEUR EMPIRE, BIEN QU’ILS NE L’ADORASSENT PAS.
*CHAPITRE XIII.
*L’AMOUR DE LA GLOIRE, QUI EST UN VICE, PASSE POUR UNE VERTU, PARCE QU’IL SURMONTE DES VICES PLUS GRANDS.
*CHAPITRE XIV.
*IL FAUT ÉTOUFFER L’AMOUR DE LA GLOIRE TEMPORELLE, LA GLOIRE DES JUSTES ÉTANT TOUTE EN DIEU.
*CHAPITRE XV.
*DE LA RÉCOMPENSE TEMPORELLE QUE DIEU A DONNÉE AUX VERTUS DES ROMAINS.
*CHAPITRE XVI.
*DE LA RÉCOMPENSE DES CITOYENS DE LA CITÉ ÉTERNELLE, A QUI PEUT ÊTRE UTILE L’EXEMPLE DES VERTUS DES ROMAINS.
*CHAPITRE XVII.
*LES VICTOIRES DES ROMAJNS NE LEUR ONT PAS FAIT UNE CONDITION MEILLEURE QUE CELLE DES VAINCUS.
*CHAPITRE XVIII.
*LES CHRÉTIENS N’ONT PAS A SE GLORIFIER DE CE QU’ILS FONT POUR L’AMOUR DE LA PATRIE CÉLESTE, QUAND LES ROMAINS ONT FAIT DE SI GRANDES CHOSES POUR UNE PATRIE TERRESTRE ET POUR UNE GLOIRE TOUT HUMAINE.
*CHAPITRE XIX.
*EN QUOI L’AMOUR DE LA GLOIRE DIFFÈRE DE L’AMOUR DE LA DOMINATION.
*CHAPITRE XX.
*IL N’EST GUÈRE MOINS HONTEUX D’ASSERVIR LES VERTUS A LA GLOIRE HUMAINE QU’A LA VOLUPTÉ.
*CHAPITRE XXI.
*C’EST LE VRAI DIEU, SOURCE DE TOUTE PUISSANCE ET PROVIDENCE SOUVERAINE DE L’UNIVERS, QUI A DONNÉ L’EMPIRE AUX ROMAINS.
*CHAPITRE XXII.
*LA DURÉE ET L’ISSUE DES GUERRES DÉPENDENT DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
*CHAPITRE XXIII.
*DE LA GUERRE CONTRE RADAGAISE, ROI DES GOTHS, QUI FUT VAINCU DANS UNE SEULE ACTION AVEC TOUTE SON ARMÉE.
*CHAPITRE XXIV.
*EN QUOI CONSISTE LE BONREUR DES PRINCES CHRÉTIENS, ET COMBIEN CE BONHEUR EST VÉRITABLE.
*CHAPITRE XXV.
*DES PROSPÉRITÉS QUE DIEU A RÉPANDUES SUR L’EMPEREUR CHRÉTIEN CONSTANTIN.
*CHAPITRE XXVI.
*DE LA FOI ET DE LA PIÉTÉ DE L’EMPEREUR THÉODOSE.
*LIVRE SIXIÈME. : LES DIEUX PAÏENS.
*PRÉFACE.
*CHAPITRE PREMIER.
*DE CEUX QUI PRÉTENDENT ADORER LES DIEUX, NON EN VUE DE LA VIE PRÉSENTE, MAIS EN VUE DE LA VIE ÉTERNELLE.
*CHAPITRE II.
*SENTIMENT DE VARRON TOUCHANT LES DIEUX DU PAGANISME, QU’IL NOUS APPREND A SI BIEN CONNAÎTRE, QU’IL LEUR EUT MIEUX MARQUÉ SON RESPECT EN N’EN DISANT ABSOLUMENT RIEN.
*CHAPITRE III.
*PLAN DES ANTIQUITÉS DE VARRON.
*CHAPITRE IV.
*IL RÉSULTE DES DISSERTATIONS DE VARRON QUE LES ADORATEURS DES FAUX DIEUX REGARDAIENT LES CHOSES HUMAINES COMME PLUS ANCIENNES QUE LES CHOSES DIVINES.
*CHAPITRE V.
*DES TROIS ESPECES DE THEOLOGIES DISTLNGUEES PAR VARRON, L’UNE MYTHIQUE L’AUTRE NATURELLE, ET L’AUTRE CIVILE.
*CHAPITRE VI.
*DE LA THEOLOGIE MYTHIQUE OU FABULEUSE ET DE LA THEOLOGIE CIVILE, CONTRE VARRON
*CHAPITRE VII.
*IL Y A RESSEMBLANCE ET ACCORD ENTRE LA THÉOLOGIE MYTHIQUE ET LA THÉOLOGIE CIVILE.
*CHAPITRE VIII.
*DES INTERPRÉTATIONS EMPRUNTÉES A LA SCIENCE DE LA NATURE PAR LES DOCTEURS DU PAGANISME, POUR JUSTIFIER LA CROYANCE AUX FAUX DIEUX.
*CHAPITRE IX.
*DES ATTRIBUTIONS PARTICULIÈRES DE CHAQUE DIEU.
*CHAPITRE X.
*DE LA LIBERTÉ D’ESPRIT DE SÉNÈQUE, QUI S’EST ÉLEVÉ AVEC PLUS DE FORCE CONTRE LA THÉOLOGIE CIVILE QUE VARRON CONTRE LA THÉOLOGIE FABULEUSE.
*CHAPITRE XII.
*IL RÉSULTE ÉVIDEMIRENT DE L’IMPUISSANCE DES DIEUX DES GENTILS EN CE QUI TOUCHE LA VIE TEMPORELLE, QU’ILS SONT INCAPABLES DE DONNER LA VIE ÉTERNELLE.
*LIVRE SEPTIÈME. : LES DIEUX CHOISIS.
*PRÉFACE.
*CHAPITRE PREMIER.
*SI LE CARACTÈRE DE LA DIVINITÉ, LEQUEL N’EST POINT DANS LA THÉOLOGIE CIVILE, SE RENCONTRE DANS LES DIEUX CHOISIS.
*CHAPITRE II.
*QUELS SONT LES DIEUX CHOISIS ET SI ON LES REGARDE COMME AFFRANCHIS DES FONCTIONS DES PETITES DIVINITÉS.
*CHAPITRE III.
*ON NE PEUT ASSIGNER AUCUN MOTIF RAISONNABLE DU CHOIX QU’ON A FAIT DE CERTAINS DIEUX D’ÉLITE, PLUSIEURS DES DIVINITÉS INFÉRIEURES AYANT DES FONCTIONS PLUS RELEVÉES QUE LES LEURS.
*CHAPITRE IV.
*ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS D’AUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.
*CHAPITRE V.
*DE LA DOCTRINE SECRÈTE DES PAÏENS ET DE LEUR EXPLICATION DE LA THÉOLOGIE PAR LA PHYSIQUE.
*CHAPITRE VI.
*DE CETTE OPINION DE VARRON QUE DIEU EST L’ÂME DU MONDE ET QU’IL COMPREND EN SOI UNE MULTITUDE D’ÂMES PARTICULIÈRES DONT L’ESSENCE EST DIVINE.
*CHAPITRE VII.
*ÉTAIT-IL RAISONNABLE DE FAIRE DEUX DIVINITÉS DE JANUS ET DE TERME?
*CHAPITRE VIII.
*POURQUOI LES ADORATEURS DE JANUS LUI ONT DONNÉ TANTÔT DEUX VISAGES ET TANTÔT QUATRE.
*CHAPITRE IX.
*DE LA PUISSANCE DE JUPITER, ET DE CE DIEU COMPARÉ A JANUS.
*CHAPITRE X.
*S’IL ÉTAIT RAISONNABLE DE DISTINGUER JANUS DE JUPITER.
*CHAPITRE XI.
*DES DIVERS SURNOMS DE JUPITER, LESQUELS NE SE RAPPORTENT PAS A PLUSIEURS DIEUX, MAIS A UN SEUL.
*CHAPITRE XII.
*JUPITER EST AUSSI APPELÉ PECUNIA.
*CHAPITRE XIII.
*SATURNE ET GÉNIUS NE SONT AUTRES QUE JUPITER.
*CHAPITRE XIV.
*DES FONCTIONS DE MERCURE ET DE MARS.
*CHAPITRE XV.
*DE QUELQUES ÉTOILES QUE LES PAÏENS ONT DÉSIGNÉES PAR LES NOMS DE LEURS DIEUX.
*CHAPITRE XVI
*D’APOLLON, DE DIANE ET DES AUTRES DIEUX CHOISIS.
*CHAPITRE XVII.
*VARRON LUI-MÊME A DONNÉ COMME DOUTEUSES SES OPINIONS TOUCHANT LES DIEUX.
*CHAPITRE XVIII.
*QUELLE EST. LA CAUSE LA PLUS VRAISEMBLABLE DE LA PROPAGATION DES ERREURS DU PAGANISME.
*CHAPITRE XIX.
*DES EXPLICATIONS QU’ON DONNE DU CULTE DE SATURNE.
*CHAPITRE XX.
*DES MYSTÈRES DE CÉRÈS ÉLEUSINE.
*CHAPITRE XXI.
*DE L’INFAMIE DES MYSTÈRES DE LIBER OU BACCHUS.
*CHAPITRE XXII
*DE NEPTUNE, DE SALACIE ET DE VÈNILIE.
*CHAPITRE XXIII.
*DE LA TERRE, QUE VARRON REGARDE COMME UNE DÉESSE, PARCE QU’A SON AVIS L’ÂME DU MONDE, QUI EST DIEU, PÉNÈTRE JUSQU’À CETTE PARTIE INFÉRIEURE DE SON CORPS ET LUI COMMUNIQUE UNE FORCE DIVINE.
*CHAPITRE XXIV.
*SUR L’EXPLICATION QU’ON DONNE DES DIVERS NOMS DE LA TERRE, LESQUELSDÈSIGNENT, IL EST VRAI, DIFFÉRENTES VERTUS; MAIS N’AUTORISENT PAS L’EXISTENCE DE DIFFÉRENTES DIVINITÉS.
*CHAPITRE XXV.
*QUELLE EXPLICATION LA SCIENCE DES SAGES DE LA GRÂCE A IMAGINÉE DE LA MUTILATION D’ATYS.
*CHAPITRE XXVI.
*INFAMIES DES MYSTÈRES DE LA GRANDE MÈRE.
*CHAPITRE XXVII.
*SUR LES EXPLICATIONS PHYSIQUES DONNÉES PAR CERTAINS PHILOSOPHES QUI NE CONNAISSENT NI LE VRAI DIEU NI LE CULTE QUI LUI EST DU.
*CHAPITRE XXVIII.
*LA THÉOLOGIE DE VARRON PARTOUT EN CONTRADICTION AVEC ELLE-MÊME.
*CHAPITRE XXIX.
*IL FAUT RAPPORTER A UN SEUL VRAI DIEU TOUT CE QUE LES PHILOSOPHES ONT RAPPORTÉ AU MONDE ET A SES PARTIES.
*CHAPITRE XXX.
*UNE RELIGION ÉCLAIRÉE DISTINGUE LES CRÉATURES DU CRÉATEUR, AFIN DE NE PAS ADORER, A LA PLACE DU CRÉATEUR, AUTANT DE DIEUX QU’IL Y A DE CRÉATURES.
*CHAPITRE XXXI.
*QUELS BIENFAITS PARTICULIERS DIEU AJOUTE EN FAVEUR DES SECTATEURS DE LA VÉRITÉ A CEUX QU’IL ACCORDE A TOUS LES HOMMES.
*CHAPITRE XXXII.
*LE MYSTÈRE DE L’INCARNATION N’A MANQUÉ A AUCUN DES SIÈCLES PASSÉS, ET PAR DES SIGNES DIVERS IL A TOUJOURS ÉTÉ ANNONCÉ AUX HOMMES.
*CHAPITRE XXXIII.
*LA FOURBERIE DES DÉMONS, TOUJOURS PRÊTS A SE RÉJOUIR DES ERREURS DES HOMMES, N’A PU ÊTRE DÉVOILÉE QUE PAR LA RELIGION CHRÉTIENNE.
*CHAPITRE XXXIV.
*DES LIVRES DE NUMA POMPILIUS, QUE. LE SÉNAT FIT BRULER POUR NE POINT DIVULGUER LES CAUSES DES INSTITUTIONS RELIGIEUSES.
*LIVRE HUITIÈME THÉOLOGIE NATURELLE.
*CHAPITRE PREMIER.
*DE LA THÉOLOGIE NATURELLE ET DES PHILOSOPHES QUI ONT SOUTENU SUR CE POINT LA MEILLEURE DOCTRINE.
*CHAPITRE II.
*DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, L’ÉCOLE ITALIQUE ET L’ÉCOLE IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS.
*CHAPITRE III.
*DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.
*CHAPITRE IV.
*DE PLATON, PRINCIPAL DISCIPLE DE SOCRATE, ET DE SA DIVISION DE LA PHILOSOPHIE EN TROIS PARTIES.
*CHAPITRE V.
*IL FAUT DISCUTER DE PRÉFÉRENCE AVEC LES PLATONICIENS EN MATIÈRE DE THÉOLOGIE, LEURS OPINIONS ÉTANT MEILLEURES QUE CELLES DE TOUS LES AUTRES PHILOSOPHES.
*CHAPITRE VI.
*SENTIMENTS DES PLATONICIENS TOUCHANT LA PHYSIQUE.
*CHAPITRE VII.
*COMBIEN LES PLATONICIENS SONT SUPÉRIEURS DANS LA LOGIQUE AU RESTE DES PHILOSOPHES.
*CHAPITRE VIII.
*EN MATIÈRE DE PHILOSOPHIE MORALE LES PLATONICIENS ONT ENCORE LE PREMIER RANG.
*CHAPITRE IX.
*DE LA PHILOSOPHIE QUI A LE PLUS APPROCHÉ DE LA VÉRITÉ CHRÉTIENNE.
*CHAPITRE X.
*LA FOI D’UN BON CHRÉTIEN EST FORT AU-DESSUS DE TOUTE LA SCIENCE DES PHILOSOPHES.
*CHAPITRE XI.
*COMMENT PLATON A PU AUTANT APPROCHER DE LA DOCTRINE CHRÉTIENNE.
*CHAPITRE XII.
*LES PLATONICIENS, TOUT EN AYANT UNE JUSTE IDÉE DU DIEU UNIQUE ET VÉRITABLE, N’EN ONT PAS MOINS JUGÉ NÉCESSAIRE LE CULTE DE PLUSIEURS DIVINITÉS.
*CHAPITRE XIII.
*DE L’OPINION DE PLATON TOUCHANT LES DIEUX, QU’IL DÉFINIT DES ÊTRES ESSENTIELLEMENT BONS ET AMIS DE LA VERTU.
*CHAPITRE XV.
*LES DÉMONS NE SONT VRAIMENT SUPÉRIEURS AUX HOMMES, NI PAR LEUR CORPS AÉRIEN, NI PAR LA RÉGION PLUS ÉLEVÉE OU ILS FONT LEUR SÉJOUR.
*CHAPITRE XVI.
*SENTIMENT DU PLATONICIEN APULÉE TOUCHANT LES MOEURS ET LES ACTIONS DES DÉMONS.
*CHAPITRE XVIII.
*CE QU’ON DOIT PENSER D’UNE RELIGION QUI RECONNAÎT LES DÉMONS POUR MÉDIATEURS NÉCESSAIRES DES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.
*CHAPITRE XIX.
*LA MAGIE EST IMPIE QUAND ELLE A POUR BASE LA PROTECTION DES ESPRITS MALINS.
*CHAPITRE XX.
*S’IL EST CROYABLE QUE DES DIEUX BONS PRÉFÈRENT AVOIR COMMERCE AVEC LES DÉMONS QU’AVEC LES HOMMES.
*CHAPITRE XXII.
*IL FAUT MALGRÉ APULÉE REJETER LE CULTE DES DÉMONS.
*CHAPITRE XXIII.
*CE QUE PENSAIT HERMÈS TRISMÉGISTII DE L’IDOLÂTRIE, ET COMMENT IL A PU SAVOIR QUE LES SUPERSTITiONS DE L’ÉGYPTE SERAIENT ABOLIES.
*CHAPITRE XXIV.
*TOUT EN DÉPLORANT LA RUINE FUTURE DE LA RELIGION DE SES PÈRES, HERMÈS EN CONFESSE OUVERTEMENT LA FAUSSETÉ.
*CHAPITRE XXV.
*DE CE QU’IL PEUT Y AVOIR DE COMMUN ENTRE LES SAINTS ANGES ET LES HOMMES.
*CHAPITRE XXVI.
*TOUTE LA RELIGION DES PAÏENS SE RÉDUISAIT A ADORER DES hOMMES MORTS.
*CHAPITRE XXVII.
*DE L’ESPÈCE D’HONNEURS QUE LES CHRÉTIENS RENDENT AUX MARTYRS.
*CHAPITRE XXXV.
*DE L’HYDROMANCIE 1 DONT LES DÉMONS SE SERVAIENT POUR TROMPER NUMA EN LUI MONTRANT DANS L’EAU LEURS IMAGES.
*LIVRE NEUVIÈME : DEUX ESPÈCES DE DÉMONS.
*CHAPITRE PREMIER.
*DU POINT OU EN EST LA DISCUSSION ET DE CE QUI RESTE A EXAMINER.
*CHAPITRE II.
*SI PARMI LES DÉMONS, TOUS RECONNUS POUR INFÉRIEURS AUX DIEUX, IL EN EST DE BONS DONT L’ASSISTANCE PUISSE CONDUIRE LES ROMMES A LA BÉATITUDE VÉRITABLE.
*CHAPITRE IV.
*SENTIMENTS DES PÉRIPATÉTICIENS ET DES STOÏCIENS TOUCHANT LES PASSIONS.
*CHAPITRE V.
*LES PASSIONS QUI ASSIÉGENT LES AMES CHRÉTIENNES, LOIN DE LES PORTER AU VICE, LES EXERCENT A LA VERTU.
*CHAPITRE VI.
*DES PASSIONS QUI AGITENT LES DÉMONS, DE L’AVEU D’APULÉE QUI LEUR ATTRIBUE LE PRIVILÈGE D’ASSISTER LES HOMMES AUPRÈS DES DIEUX.
*CHAPITRE VII.
*LES PLATONICIENS CROIENT LES DIEUX OUTRAGÉS PAR LES FICTIONS DES POËTES, QUI LES REPRÉSENTENT COMBATTUS PAR DES AFFECTIONS CONTRAIRES, CE QUI N’APPARTIENT QU’AUX DÉMONS.
*CHAPITRE IX.
*SI L’INTERCESSION DES DÉMONS PEUT CONCILIER AUX hOMMES LA BIENVEILLANCE DES DIEUX.
*CHAPITRE X.
*LES HOMMES, D’APRÈS LES PRINCIPES DE PLOTIN, SONT MOINS MALHEUREUX DANS UN CORPS MORTEL QUE LES DÉMONS DANS UN CORPS ÉTERNEL.
*CHAPITRE XI.
*DU SENTIMENT DES PLATONICIENS, QUE LES ÂMES DES HOMMES DEVIENNENT DES DÉMONS APRÈS LA MORT.
*CHAPITRE XII.
*DES TROIS QUALITÉS CONTRAIRES QUI, SUIVANT LES PLATONICIENS, DISTINGUENT LA NATURE DES DÉMONS DE CELLE DES HOMMES.
*CHAPITRE XIII.
*SI LES DÉMONS PEUVENT ÊTRE MÉDIATEURS ENTRE LES DIEUX ET LES HOMMES, SANS AVOIR AVEC EUX AUCUN POINT COMMUN, N’ÉTANT PAS HEUREUX, COMME LES DIEUX, NI MISÉRABLES, COMME LES HOMMES.
*CHAPITRE XIV.
*SI LES HOMMES, EN TANT QUE MORTELS, PEUVENT ÊTRE HEUREUX.
*CHAPITRE XV.
*DE JÉSUS-CHRIST HOMME, MÉDIATEUR ENTRE DIEU ET LES HOMMES.
*CHAPITRE XVI.
*S’IL EST RAISONNABLE AUX PLATONICIENS DE CONCEVOIR LES DIEUX COMME ÉLOIGNÉS DE TOUT COMMERCE AVEC LA TERRE ET DE TOUTE COMMUNICATION AVEC LES HOMMES, DE FAÇON A RENDRE NÉCESSAIRE L’INTERCESSION DES DÉMONS.
*CHAPITRE XVII.
*POUR ACQUÉRIR LA VIE BIENHEUREUSE, QUI CONSISTE A PARTICIPER AU SOUVERAIN BIEN, L’HOMME N’A PAS BESOIN DE MÉDIATEURS TELS QUE LESDÉMONS, MAIS DU SEUL VRAI MÉDIATEUR, QUI EST LE CHRIST.
*CHAPITRE XVIII.
*DE LA FOURBERIE DES DÉMONS, QUI EN NOUS PROMETTANT DE NOUS CONDUIRE A DIEU NE CHERCHENT QU’A NOUS DÉTOURNER DE LA VOIE DE LA VÉRITÉ.
*CHAPITRE XIX.
*LE NOM DE DÉMONS NE SE PREND JAMAIS EN BONNE PART, MÊME CHEZ LEURS ADORATEURS.
*CHAPITRE XX.
*DE LA SCIENCE QUI REND LES DÉMONS SUPERBES.
*CHAPITRE XXI.
*JUSQU’A QUEL POINT LE SEIGNEUR A VOULU DÉCOUVRIR AUX DÉMONS.
*CHAPITRE XXII.
*EN QUOI LA SCIENCE DES ANGES DIFFÈRE DE CELLE DES DÉMONS.
*CHAPITRE XXIII.
*LE NOM DE DIEUX EST FAUSSEMENT ATTRIBUÉ AUX DIEUX DES GENTILS, ET IL CONVIENT EN COMMUN AUX SAINTS ANGES ET AUX HOMMES JUSTES, SELON LE TÉMOIGNAGE DE L’ÉCRITURE.
*Saint Augustin discute d’abord la question du fatalisme, pour confondre ceux qui expliquaient la prospérité de l’empire romain par le fatum, comme il a fait précédemment pour ceux qui l’attribuaient à la protection des faux dieux. Amené de la sorte à traiter de la prescience divine, il prouve qu’elle n’ôte point le libre arbitre de notre volonté. Il parle ensuite des anciennes moeurs des Romains, et fait comprendre par quel mérite ou par quel arrêt de la divine justice ils ont obtenu, pour l’accroissement de leur empire, l’assistance du vrai Dieu qu’ils n’adoraient pas. Enfin il enseigne en quoi des empereurs chrétiens doivent faire consister la félicité.
Puisqu’il est constant que tous nos désirs possibles ont pour terme la félicité, laquelle n’est point une déesse, mais un don de Dieu, et qu’ainsi les hommes ne doivent point adorer d’autre Dieu que celui qui peut les rendre heureux (car si la félicité était une déesse, elle seule devrait être adorée), voyons maintenant pourquoi Dieu, qui a dans ses mains, avec tout le reste, cette sorte de biens que peuvent posséder les hommes mêmes qui ne sont pas bons, ni par conséquent heureux, a voulu donner à l’empire romain tant de grandeur et de durée : avantage que leurs innombrables divinités étaient incapables de leur assurer, ainsi que nous l’avons déjà fait voir amplement, et que nous le montrerons à l’occasion.
La cause de la grandeur de l’empire romain n’est ni fortuite, ni fatale, à prendre ces mots dans le sens de ceux qui appellent fortuit ce qui arrive sans cause ou ce dont les causes ne se rattachent à aucun ordre raisonnable, et fatal, ce qui arrive sans la volonté de Dieu ou des hommes, en vertu d’une nécessité inhérente à l’ordre des choses. Il est hors de doute, en effet, que c’est la providence de Dieu qui établit les royaumes de la terre; et si quelqu’un vient soutenir qu’ils dépendent du destin, en appelant destin la volonté de Dieu ou sa puissance, qu’il garde son sentiment, mais qu’il corrige son langage. Car pourquoi ne pas dire tout d’abord ce qu’il dira ensuite quand on lui demandera ce qu’il entend par destin? Le destin, en effet, dans le langage ordinaire, désigne l’influence de la position des astres sur les événements, comme il arrive, dit-on, à la naissance d’une personne ou au moment qu’elle est conçue. Or, les uns veulent que cette influence ne dépende pas de la volonté de Dieu, les autres qu’elle en dépende.
Mais, à dire vrai, le sentiment qui affranchit nos actions de la volonté de Dieu, et fait dépendre des astres nos biens et nos maux, doit être rejeté, non-seulement de quiconque professe la religion véritable, mais de ceux-là mêmes qui en ont une fausse, quelle qu’elle soit. Car où tend cette opinion, si ce n’est à supprimer tout culte et toute prière? Mais ce n’est pas à ceux qui la soutiennent que nous nous adressons présentement; nos adversaires sont les païens qui, pour la défense de leurs dieux, font la guerre à la religion chrétienne. Quant à ceux qui font dépendre de la volonté de Dieu la position des étoiles, s’ils croient qu’elles tiennent de lui, par une sorte de délégation de son autorité, le pouvoir de décider à leur gré de la destinée et du bonheur des hommes, ils font une grande injure au ciel de s’imaginer que dans cette cour brillante, dans ce sénat radieux, on ordonne des crimes tellement énormes qu’un Etat qui en ordonnerait de semblables, verrait le genre humain tout entier se liguer pour le détruire. D’ailleurs, si les astres déterminent nécessairement les actions des hommes, que reste-t-il à la décision de Celui qui est le maître des astres et des hommes? Dira-t-on que les étoiles ne tiennent pas de Dieu le pouvoir de disposer à leur gré des choses humaines, mais qu’elles se bornent à exécuter ses ordres ? Nous demanderons comment il est possible d’imputer à la volonté de Dieu ce qui serait indigne de celle des étoiles. Il ne reste donc plus qu’à soutenir, comme ont fait quelques hommes 1 d’un rare
1. Il y a peut-être ici une allusion à origène. Voyez sur ce point Eusèbe, Praepar. evang., lib. VI, cap II.
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savoir, que les étoiles ne font pas les événements, mais qu’elles les annoncent, qu’elles sont des signes et non des causes. Je réponds que les astrologues n’en parlent pas de la sorte. Ils ne disent pas, par exemple: Dans telle position Mars annonce un assassin; ils disent Mars fait un assassin. Je veux toutefois qu’ils ne s’expliquent pas exactement, et qu’il faille les renvoyer aux philosophes pour apprendre d’eux à s’énoncer comme il faut, et à dire que les étoiles annoncent ce qu’ils disent qu’elles font; d’où vient qu’ils n’ont jamais pu rendre compte de la diversité qui se rencontre dans la vie de deux enfants jumeaux, dans leurs actions, dans leur destinée, dans leurs professions, dans leurs talents, dans leurs emplois, en un mot dans toute la suite de leur existence et dans leur mort même ; diversité quelquefois si grande, que des étrangers leur sont plus semblables qu’ils ne le sont l’un à l’autre, quoiqu’ils n’aient été séparés dans leur naissance que par un très-petit espace de temps, et que leur mère les ait conçus dans le même moment?
L’illustre médecin Hippocrate a écrit, au rapport de Cicéron, que deux frères étant tombés malades ensemble, la ressemblance des accidents de leur mal, qui s’aggravait et se calmait en même temps, lui fit juger qu’ils étaient jumeaux 1. De son côté, le stoïcien Posidonius, grand partisan de l’astrologie expliquait le fait en disant que les deux frères étaient nés et avaient été conçus sous la même constellation. Ainsi, ce que le médecin faisait dépendre de la conformité des tempéraments, le philosophe astrologue l’attribuait à celle des influences célestes. Mais la conjecture du médecin est de beaucoup la plus acceptable et la plus plausible; car on comprend fort bien que ces deux enfants, au moment de la conception, aient reçu de la disposition physique de leurs parents une impression analogue, et qu’ayant pris leurs premiers accroissements au ventre de la même mère, ils soient nés avec la même complexion. Ajoutez à cela que, nourris dans
1. Ce fait curieux ne se rencontre dans aucun ries écrits qui nous sont restés, soit de Cicéron, soit d’Hippocrate. Un savant commentateur de saint Augustin, E. Vivès, conjecture que le passage en question devait se trouver dans le petit écrit de Cicéron, De fato, qui n’est parvenu jusqu’à nous qu’incomplet et mutilé.
la même maison, des mêmes aliments, respirant le même air, buvant la même eau, faisant les mêmes exercices, toutes choses qui, selon les médecins, influent beaucoup sur la santé, soit en bien, soit en mal, ce genre de vie commun a dû rendre leur tempérament si semblable, que les mêmes causes les faisaient tomber malades en même temps. Mais vouloir expliquer cette conformité physique par la position qu’occupaient les astres au moment de leur conception ou de leur naissance, quand il a pu naître sous ces mêmes astres, semblablement disposés, un si grand nombre d’êtres si prodigieusement différents d’espèces, de dispositions et de destinées, c’est à mon avis le comble de l’impertinence. Je connais des jumeaux qui non-seulement diffèrent dans la conduite et les vicissitudes de leur carrière, mais dont les maladies ne se ressemblent nullement. Il me semble qu’Hippocrate rendrait aisément raison de cette diversité en l’attribuant à la différence des aliments et des exercices, lesquels dépendent de la volonté et non du tempérament; mais quant à Posidonius ou à tout autre partisan de l’influence fatale des astres, je ne vois pas ce qu’il aurait à dire ici, à moins qu’il ne voulût abuser de la crédulité des personnes peu versées dans ces matières. On essaie de se tirer d’affaire en arguant du petit intervalle qui sépare toujours la naissance de deux jumeaux, d’où provient, dit-on, la différence de leurs horoscopes 1; mais ou bien cet intervalle n’est pas assez considérable pour motiver la diversité qui se rencontre dans la conduite des jumeaux, dans leurs actions, leurs moeurs et les accidents de leur vie, où il l’est trop pour s’accorder avec la bassesse ou la noblesse de condition commune aux deux enfants, puisqu’on veut que la condition de chacun dépende de l’heure où il est né. Or, si l’un naît immédiatement après l’autre, de manière à ce qu’ils aient le même horoscope, je demande pour eux une parfaite conformité en toutes choses, laquelle ne peut jamais se rencontrer dans les jumeaux les plus semblables; et si le second met un si long temps à venir après le premier, que cela change l’horoscope, je demande ce qui ne peut non plias se rencontrer en deux jumeaux, la diversité de père et de mère.
1. Horoscope, remarque saint Augustin, veut dire observation de l’heure, horae notatio (en grec òroskopéion, d’òra, heure, et axopein, observer).
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On aurait donc vainement recours au fameux argument de la roue du potier, que Nigidius 1 imagina, dit-on, pour sortir de cette difficulté, et qui lui valut le surnom de Figulus 2. Il imprima à une roue de potier le mouvement le plus rapide possible, et pendant qu’elle tournait, il la marqua d’encre à deux reprises, mais si rapprochées, qu’on aurait pu croire qu’il ne l’avait touchée qu’une fois; or, quand on eut arrêté la roue, on y trouva deux marques, séparées l’une de l’autre par un intervalle assez grand. C’est ainsi, disait-il, qu’avec la rotation de la sphère céleste, encore que deux jumeaux se suivent d’aussi près que les deux coups dont j’ai touché la roue, cela fait dans le ciel une grande distance, d’où résulte la diversité qui se rencontre dans les moeurs des deux enfants et dans les accidents de leur destinée. A mon avis, cet argument est plus fragile encore que les vases façonnés avec la roue du potier. Car si cet énorme intervalle qui se trouve dans le ciel entre la naissance de deux jumeaux, est cause qu’il vient un héritage à celui-ci et non à celui-là, sans que leur horoscope pût faire deviner cette différence, comment ose-t-on prédire à d’autres personnes dont on prend l’horoscope, et qui ne sont point jumelles, qu’il leur arrivera de semblables bonheurs dont la cause est impénétrable, et cela avec la prétention de faire tout dépendre du moment précis de la naissance. Diront-ils que dans l’horoscope de ceux qui ne sont point jumeaux, ils fondent leurs prédictions sur de plus grands intervalles de temps, au lieu que la courte distance qui se rencontre entre la naissance de deux jumeaux ne peut produire dans leur destinée que de petites différences, sur lesquelles on n’a pas coutume de consulter les astrologues, telles que s’asseoir, se promener, se mettre à table, manger ceci ou cela? mais ce n’est pas là résoudre la difficulté, puisque la différence que nous signalons entre les jumeaux comprend
1. Nigidius, célèbre astrologue, contemporain de Varron; il est question de ses prédictions dans Suétone (Vie d’Auguste, ch. 94) et dans Lucain (lib. I, vers. 639 et seq.)
2. Figulus veut dire potier.
leurs moeurs, leurs inclinations et les vicissitudes de leur destinée.
Du temps de nos premiers pères naquirent deux jumeaux (pour ne parler que des plias célèbres), qui se suivirent de si près en venant au monde, que le premier tenait l’autre par le pied 1. Cependant leur vie et leurs moeurs furent si différentes, leurs actions si contraires, l’affection de leurs parents si dissemblable, que le petit intervalle qui sépara leur naissance suffit pour les rendre ennemis. Qu’est-ce à dire? S’agit-il de savoir pourquoi l’un se promenait quand l’autre était assis, pourquoi celui-ci dormait ou gardait le silence quand celui-là veillait ou parlait? nullement; car de si petites différences tiennent à ces courts intervalles de temps que ne sauraient mesurer ceux qui signalent la position des astres au moment de la naissance, pour consulter ensuite les astrologues. Mais point du tout : l’un des jumeaux de la Bible a été longtemps serviteur à gages, l’autre n’a pas été serviteur; l’un était aimé de sa mère, l’autre ne l’était pas; l’un perdit son droit d’aînesse, si important chez les Juifs, et l’autre l’acquit. Parlerai-je de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs biens? Quelle diversité à cet égard entre les deux frères? Si tout cela est une suite du petit intervalle qui sépare la naissance des deux jumeaux et ne peut être attribué aux constellations , je demande encore comment on ose, sur la foi des constellations, prédire à d’autres leur destinée? Aime-t-on mieux dire que les destinées ne dépendent pas de ces intervalles imperceptibles, mais bien d’espaces de temps plus grands qui peuvent être observés? A quoi sert alors ici la roue du potier, sinon à faire tourner des coeurs d’argile et à cacher le néant de la science astrologique?
Ces deux frères, dont la maladie augmentait ou diminuait en même temps, et qu’à ce signe le coup d’oeil médical d’Hippocrate reconnut jumeaux, ne suffisent-ils pas à
1. Gen. XXV, 25.
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confondre ceux qui veulent imputer aux astres une conformité qui s’explique par celle du tempérament? Car, d’où vient qu’ils étaient malades en même temps, au lieu de l’être l’un après l’autre, suivant l’ordre de leur naissance, qui n’avait pu être simultanée? Ou si le moment différent de leur naissance n’a pu faire qu’ils fussent malades en des moments différents, de quel droit vient-on soutenir que cette première différence en a produit une foule d’autres dans leurs destinées? Quoi ! ils ont pu voyager en des temps différents, se marier, avoir des enfants, toujours en des temps différents, et cela, dit-on, parce qu’ils étaient nés en des temps différents; et ils n’ont pu être malades en des temps différents! Si la différence dans l’heure de la naissance a influé sur l’horoscope et causé les mille diversités de leurs destinées, pourquoi l’identité dans le moment de la conception s’est-elle fait sentir par la conformité de leurs maladies? Dira-t-on que les destins de la santé sont attachés au moment de la conception, et ceux du reste de la vie au moment de la naissance? mais alors les astrologues ne devraient rien prédire touchant la santé d’après les constellations de la naissance, puisqu’on leur laisse forcément ignorer le moment de la conception. D’un autre côté, si on prétend prédire les maladies sans consulter l’horoscope de la conception, sous prétexte qu’elles sont indiquées par le moment de la naissance, comment aurait-on pu annoncer à un de nos jumeaux, d’après l’heure où il était né, à quelle époque il serait malade, puisque l’intervalle qui a séparé la naissance des deux frères ne les a pas empêchés de tomber malades en même temps. Je demande en outre à ceux qui soutiennent que le temps qui s’écoule entre la naissance de deux jumeaux est assez considérable pour changer les constellations et l’horoscope, et tous ces ascendants mystérieux qui ont tant d’influence sur les destinées, je demande, dis-je, comment cela est possible, puisque les deux jumeaux ont été nécessairement conçus au même instant. De plus, si les destinées de deux jumeaux peuvent être différentes quant au moment de la naissance, bien qu’ils aient été conçus au même instant, pourquoi les destinées de deux enfants nés en même temps ne seraient-elles pas différentes pour la vie et pour la mort? En effet, si le même moment où ils ont été conçus n’a pas empêché que l’un ne vînt avant l’autre, je ne vois pas par quelle raison le même moment où ils sont nés s’opposerait à ce que celui-ci mourût avant celui-là ; et si une conception simultanée a eu pour eux des effets si différents dans le ventre de leurs mères, pourquoi une naissance simultanée ne serait-elle pas suivie dans le cours de la vie d’accidents non moins divers, de manière à confondre également toutes les rêveries d’un art chimérique ? Quoi ! deux enfants conçus au même moment, sous la même constellation, peuvent avoir, même à l’heure de la naissance, une destinée différente ; et deux enfants, nés dans le même instant et sous les mêmes signes, de deux différentes mères, ne pourront pas avoir deux destinées différentes qui fassent varier les accidents de leur vie et de leur mort, à moins qu’on ne s’avise de prétendre que les enfants, bien que déjà conçus, ne peuvent avoir une destinée qu’à leur naissance? Mais pourquoi dire alors que, si l’on pouvait savoir le moment précis de la conception, les astrologues feraient des prophéties encore plus surprenantes, ce qui a donné lieu à cette anecdote, que plusieurs aiment à répéter, d’un certain sage qui sut choisir son heure pour avoir de sa femme un enfant merveilleux. Cette opinion était aussi celle de Posidonius, grand astrologue et philosophe, puisqu’il expliquait la maladie simultanée de nos jumeaux par la simultanéité de leur naissance et de leur conception. Remarquez qu’il ajoutait conception , afin qu’on ne lui objectât pas que les deux jumeaux n’étaient pas nés au même instant précis; il lui suffisait qu’ils eussent été conçus en même temps pour attribuer leur commune maladie, non à la ressemblance de leur tempérament, mais à l’influence des astres. Mais si le moment de la conception a tant de force pour régler les destinées et les rendre semblables, la naissance ne devrait pas les diversifier; ou, si l’on dit que les destinées des jumeaux sont différentes à cause qu’ils naissent en des temps différents, que ne dit-on qu’elles sont déjà changées par cela seul qu’ils naissent en des temps différents? Se peut-il que la volonté des vivants ne change point les destins de la naissance, lorsque l’ordre même de la naissance change ceux de la conception? (96)
Il arrive même souvent dans la conception des jumeaux, laquelle a certainement lieu au même moment et sous la même constellation, que l’un est mâle et l’autre femelle. Je connais deux jumeaux de sexe différent qui sont encore vivants et dans la fleur de l’âge. Bien qu’ils se ressemblent extérieurement autant que le comporte la différence des sexes, ils mènent toutefois un genre de vie très-opposé, et cela, bien entendu, abstraction faite des occupations qui sont propres au sexe de chacun : l’un est comte, militaire, et voyage presque toujours à l’étranger; l’autre ne quitte jamais son pays, pas même sa maison de campagne. Mais voici ce qui paraîtra incroyable si l’on croit à l’influence des astres; et ce qui n’a rien de surprenant si l’on considère le libre arbitre de l’homme et la grâce divine : le frère est marié, tandis que la soeur est vierge consacrée à Dieu; l’un a beaucoup d’enfants, et l’autre n’en veut point avoir. On dira, je le sais, que la force de l’horoscope est grande. Pour moi, je pense en avoir assez prouvé la vanité ; et, après tout, les astrologues tombent d’accord qu’il n’a de pouvoir que pour la naissance. Donc il est inutile pour la conception, laquelle s’opère indubitablement par une seule action, puisque tel est l’ordre inviolable de la nature qu’une femme qui vient de concevoir cesse d’être propre à la conception; d’où il résulte que deux jumeaux sont de toute nécessité conçus au même instant précis 1, Dira-t-on qu’étant nés sous un horoscope différent, ils ont été changés au moment de leur naissance, l’un en mâle et l’autre en femelle? Peut-être ne serait-il pas tout à fait absurde de soutenir que les influences des astres soient pour quelque chose dans la forme des corps ainsi, l’approche ou l’éloignement du soleil produit la variété des saisons, et suivant que la lune est à son croissant ou à son décours, on voit certaines choses augmenter ou diminuer, comme les hérissons de mer, les huîtres et les marées; mais vouloir soumettre aux mêmes influences les volontés des hommes, c’est nous donner lieu de chercher des raisons pour en affranchir
1. Saint Augustin parait ici trop absolu. Il a contre lui l’autorité des grands naturalistes de l’antiquité : Hippocrate (De superfet.), Aristote (Hist. anim., lib, VII, cap. 4) et Pline (Béat. nat., lib. vu, cap. 11).
jusqu’aux objets corporels. Qu’y a-t-il de plus réellement corporel que le sexe ? et cependant des jumeaux de sexe différent peuvent être conçus sous la même constellation. Aussi, n’est-ce pas avoir perdu le sens que de dire ou de croire que la position des astres, qui a été la même pour ces deux jumeaux au moment de leur conception, n’a pu leur donner un même sexe, et que celle qui a présidé au moment de leur naissance a pu les engager dans des états aussi peu semblables que le mariage et la virginité?
Comment s’imaginer qu’en choisissant tel ou tel jour pour commencer telle ou telle entreprise, on puisse se faire de nouveaux destins? Cet homme, disent-ils, n’était pas né pour avoir un fils excellent, mais plutôt pour en avoir un méprisable; mais il a eu l’art, voulant devenir père, de choisir son heure. Il s’est donc fait un destin qu’il n’avait pas, et par là une fatalité a commencé pour lui, qui n’existait pas au moment de sa naissance. Etrange folie! on choisit un jour pour se marier, et c’est, j’imagine, pour ne pas tomber, faute de choix, sur un mauvais jour, ers d’autres termes, pour ne pas faire un mariage malheureux; mais, s’il en est ainsi, à quoi servent les destins attachés à notre naissance? Un homme peut-il, par le choix de tel ou tel jour, changer sa destinée, et ce que sa volonté détermine ne saurait-il être changé par une puissance étrangère? D’ailleurs, s’il n’y a sous le ciel que les hommes qui soient sOumis aux influences des astres, pourquoi choisir certains jours pour planter, pour semer, d’autres jours pour dompter les animaux, pour les accoupler, et pour toutes les opérations semblables? Si l’on dit que ce choix a de l’importance, parce que tous les corps animés ou inanimés sont assujétis à l’action des astres, il suffira de faire observer combien d’êtres naissent ou commencent en même temps, dont la destinée est tellement différente que cela suffit pour faire rire un enfant, même aux dépens de l’astrologie. Où est en effet l’homme assez dépourvu de sens pour croire que chaque arbre, chaque plante, chaque bête, serpent, oiseau, vermisseau, ait pour (97) naître son moment fatal? Cependant, pou éprouver la science des astrologues, on a cou turne de leur apporter l’horoscope des animaux et de donner la palme à ceux qui s’écrient en le regardant : Ce n’est pas un homme qui est né, c’est une bête. Ils vont jusqu’à désigner hardiment à quelle espèce elle appartient, si c’est une bête à laine ou une bête de trait, si elle est propre au labourage ou à la garde de la maison. On les consulte même sur la destinée des chiens, et l’os écoute leurs réponses avec de grands applaudissements. Les hommes seraient-ils donc assez sots pour s’imaginer que la naissance d’un homme arrête si bien le développement de tous les autres germes, qu’une mouche ne puisse naître sous la même constellation que lui? car, si on admet la production d’une mouche, il faudra remonter par une gradation nécessaire à la naissance d’un chameau ou d’un éléphant. ils ne veulent pas remarquez qu’au jour choisi par eux pour ensemencer un champ, il y a une infinité de grains qui tombent sur terre ensemble, germent ensemble, lèvent, croissent, mûrissent en même temps, et que cependant, de tous ces épis de même âge et presque de même germe, les uns sont brûlés par la nielle, les autres mangés par les oiseaux, les autres arrachés par les passants. Dira-t-on que ces épis, dont la destinée est si différente, sont sous l’influence de différentes constellations, ou, si on ne peut le dire, conviendra-t-on de la vanité du choix des jours et de l’impuissance des constellations sur les êtres inanimés, ce qui réduit leur empire à l’espèce humaine, c’est-à-dire aux seuls êtres de ce monde à qui Dieu ait donné une volonté libre? Tout bien considéré, il y a quelque raison de croire que si les astrologues étonnent quelquefois par la vérité de leurs réponses, c’est qu’ils sont secrètement inspirés par les démons, dont le soin le plus assidu est de propager dans les esprits ces fausses et dangereuses opinions sur l’influence fatale des astres; de sorte que ces prétendus devins n’ont été en rien guidés dans leurs prédictions par l’inspection de l’horoscope, et que toute leur science des astres se trouve réduite à rien.
Quant à ceux qui appellent destin, non la disposition des astres au moment de la conception ou de la naissance, mais la suite et l’enchaînement des causes qui produisent tout ce qui arrive dans l’univers, je ne m’arrêterai pas à les chicaner sur un mot, puisqu’au fond ils attribuent cet enchaînement de causes à la volonté et à la puissance souveraine d’un principe souverain qui est Dieu même, dont il est bon et vrai de croire qu’il sait d’avance et ordonne tout, étant le principe de toutes les puissances sans l’être de toutes les volontés. C’est donc cette volonté de Dieu, dont la puissance irrésistible éclate partout, qu’ils appellent destin, comme le prouvent ces vers dont Annaeus Sénèque est l’auteur, si je ne me trompe:
" Conduis-moi, père suprême, dominateur du vaste univers, conduis-moi partout où tu voudras, je l’obéis sans différer; me voilà. Fais que je te résiste, et il faudra encore que je t’accompagne en gémissant; il faudra que je subisse, en devenant coupable, le sort que j’aurais pu accepter avec une résignation vertueuse. Les destins conduisent qui les suit et entraînent qui leur résiste 1 "
Il est clair que le poëte appelle destin au dernier vers, ce qu’il a nommé plus haut la volonté du père suprême, qu’il se déclare prêt à suivre librement, afin de n’en pas être entraîné: " Car les destins conduisent qui les suit, et entraînent qui leur résiste". C’est ce qu’expriment aussi deux vers homériques traduits par Cicéron :
" Les volontés des hommes sont ce que les fait Jupiter, le père tout-puissant, qui fait briller sa lumière autour de l’univers 2".
Je ne voudrais pas donner une grande autorité à ce qui ne serait qu’une pensée de poète; mais, comme Cicéron nous apprend que les stoïciens avaient coutume de citer ces vers d’Homère en témoignage de la puissance du destin, il ne s’agit pas tant ici de la pensée d’un poète que de celle d’une école de philosophes, qui nous font voir très-clairement ce qu’ils entendent par destin, puisqu’ils appellent
1. Ces vers se trouvent dans les lettres de Sénèque (Epist. 107), qui les avait empruntés, en les traduisant habilement, au poète et philosophe Cléanthe le stoïcien.
2. Ces deux vers sont dans l’Odyssée, chant XVIII, V. 136, 137. L’ouvrage où Cicéron les cite et les traduit n’est pas arrivé jusqu’à nous. Facciolati conjecture que ce pouvait être dans un des livres perdus des Académiques.
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Jupiter ce dieu suprême dont ils font dépendre l’enchaînement des causes.
Cicéron s’attache à réfuter le système stoïcien, et il ne croit pas en venir à bout, s’il ne supprime d’abord la divination; mais en la supprimant il va jusqu’à nier toute science des choses à venir. Il soutient de toutes ses forces que cette science ne se rencontre ni en Dieu, ni dans l’homme, et que toute prédiction est chose nulle. Par là, il nie la prescience de Dieu et s’inscrit en faux contre toutes les prophéties, fussent-elles plus claires que le jour, sans autre appui que de vains raisonnements et certains oracles faciles à réfuter et qu’il ne réfute même pas. Tant qu’il n’a affaire qu’aux prophéties des astrologues, qui se détruisent elles-mêmes, son éloquence triomphe; mais celà n’empêche pas que la thèse de l’influence fatale des astres ne soit au fond plus supportable que la sienne, qui supprime toute connaissance de l’avenir. Car, admettre un Dieu et lui refuser la prescience, c’est l’extravagance la plus manifeste. Cicéron l’a tort bien senti, mais il semble qu’il ait voulu justifier cette parole de l’Ecriture
" L’insensé a dit dans son coeur: Il n’y a point de Dieu 1 ". Au reste, il ne parle pas en son nom; et ne voulant pas se donner l’odieux d’une opinion fâcheuse, il charge Cotta, dans le livre De la nature des dieux, de discuter contre les stoïciens et de soutenir que la divinité n’existe pas. Quant à ses propres opinions, il les met dans la bouche de Balbus, défenseur des stoïciens 2. Mais au livre De la divination, Cicéron n’hésite pas à se porter en personne l’adversaire de la prescience. n est clair que son grand et unique objet, c’est d’écarter le destin et de sauver le libre arbitre, étant persuadé que si l’on admet la science des choses à venir, c’est une conséquence
1. Ps. XIII, 1.
2. Saint Augustin parait ici peu exact et beaucoup trop sévère pour Cicéron, qu’il a traité ailleurs d’une façon plus équitable. Le personnage du De natura deorum qui exprime le mieux les sentiments de Cicéron, ce n’est point Balbus, comme le dit saint Augustin, mais Cotte. De plus, l’académicien Cotta ne représente point l’athéisme, qui aurait plutôt dans l’épicurien Velléius son organe naturel; Colla représente les incertitudes de la nouvelle Académie, et ce probabilisme spéculatif ou inclinait Cicéron.
inévitable qu’on ne puisse nier le destin. Pour nous, laissons les philosophes s’égarer dans le dédale de ces combats et de ces disputes, et, convaincus qu’il existe un Dieu souverain et unique, croyons également qu’il possède une volonté, une puissance et une prescience souveraines. Ne craignons pas que les actes que nous produisons volontairement ne soient pas des actes volontaires ; car ces actes, Dieu les a prévus, et sa prescience est infaillible. C’est cette crainte qui a porté Cicéron à combattre la prescience, et c’est elle aussi qui a fait dire aux stoïciens que tout n’arrive pas nécessairement dans l’univers, bien que tout y soit soumis au destin.
Qu’est-ce donc que Cicéron appréhendait si fort dans la prescience, pour la combattre avec une si déplorable ardeur? C’est, sans doute, que si tous les événements à venir sont prévus, ils ne peuvent manquer de s’accomplir dans le même ordre où ils ont été prévus; or, s’ils s’accomplissent dans cet ordre, il y a donc un ordre des événements déterminé dans la prescience divine; et si l’ordre des événements est déterminé, l’ordre des causes l’est aussi, puisqu’il n’y a point d’événement possible qui ne soit précédé par quelque cause efficiente. Or, si l’ordre des causes, par qui arrive tout ce qui arrive, est déterminé, tout ce qui arrive, dit Cicéron, est l’ouvrage du destin. " Ce point accordé, ajoute-t-il, toute l’économie de la vie humaine est renversée; c’est en vain qu’on fait des lois, en vain qu’on a recours aux reproches, aux louanges, au blâme, aux exhortations; il n’y a point de justice à récompenser les bons ni à punir les méchants 1 ". C’est donc pour prévenir des conséquences si monstrueuses, si absurdes, si funestes à l’humanité, qu’il rejette la prescience et réduit les esprits religieux à faire un choix entre ces deux alternatives qu’il déclare incompatibles: ou notre volonté a quelque pouvoir, ou il y a une prescience. Démontrez-vous une de ces deux choses ? par là même, suivant Cicéron, vous détruisez l’autre, et vous ne pouvez affirmer le libre arbitre sans nier la prescience. C’est pour cela que ce grand esprit, en vrai sage, qui connaît à fond les besoins de la vie humaine, se décide pour le libre arbitre; mais, afin de l’établir, il nie
1. Ce passage, attribué à Cicéron par saint Augustin, ne se rencontre pas dans le De divinatione, mais on trouve au chap. 17 du De fato quelques ligues tout à fait analogues.
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toute science des choses futures ; et voilà comme en voulant faire l’homme libre il le fait sacrilége. Mais un coeur religieux repousse cette alternative; il accepte l’un et l’autre principe, les confesse également vrais, et leur donne pour base commune la foi qui vient de la piété. Comment cela ? dira Cicéron ; car, la prescience étant admise, il en résulte une suite de conséquences étroitement enchaînées qui aboutissent à conclure que notre volonté ne peut rien; et si on admet que notre volonté puisse quelque chose, il faut, en remontant la chaîne, aboutir à nier la prescience. Et, en effet, si la volonté est libre, le destin ne fait pas tout ; si le destin ne fait pas tout, l’ordre de toutes les causes n’est point déterminé; si l’ordre de toutes les causes n’est point déterminé, l’ordre de tous les événements n’est point déterminé non plus dans la prescience divine, puisque tout événement suppose avant lui une cause efficiente ; si l’ordre des événements n’est point déterminé pour la prescience divine, il n’est pas vrai que toutes choses arrivent comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient; et si toutes choses n’arrivent pas comme Dieu a prévu qu’elles arriveraient, il n’y a pas, conclut Cicéron, de prescience en Dieu.
Contre ces témérités sacriléges du raisonnement, nous affirmons deux choses : la première, c’est que Dieu connaît tous les événements avant qu’ils ne s’accomplissent; la seconde, c’est que nous faisons par notre volonté tout ce que nous sentons et savons ne faire que parce que nous le voulons. Nous sommes si loin de dire avec les stoïciens: le destin fait tout, que nous croyons qu’il ne fait rien, puisque nous démontrons que le destin, en entendant par là, suivant l’usage, la disposition des astres au moment de la naissance ou de la conception, est un mot creux qui désigne une chose vaine, Quant à l’ordre des causes, où la volonté de Dieu a la plus grande puissance, nous ne la nions pas, mais nous ne lui donnons pas le nom de destin, à moins qu’on ne fasse venir le fatum de fari, parler 1; car nous ne pouvons contester qu’il ne soit écrit dans les livres saints: " Dieu a parlé une fois, et j’ai entendu ces deux choses : la puissance est à Dieu, et la miséricorde est aussi à vous, ô mon Dieu, qui rendrez à
1. Cette étymologie est celle des grammairiens de l’antiquité, de Varron en particulier : De ling. lat., lib. VI, § 52.
chacun selon ses œuvres 1 ". Or, quand le psalmiste dit : Dieu a parlé une fois, il faut entendre une parole immobile, immuable, comme la connaissance que Dieu a de tout ce qui doit arriver et de tout ce qu’il doit faire. Nous pourrions donc entendre ainsi le fatum, si on ne le prenait d’ordinaire en un autre sens, que nous ne voulons pas laisser s’insinuer dans les coeurs. Mais la vraie question est de savoir si, du moment qu’il y a pour Dieu un ordre déterminé de toutes les causes, il faut refuser tout libre arbitre à la volonté. Nous le nions; et en effet, nos volontés étant les causes de nos actions, font elles-mêmes partie de cet ordre des causes qui est certain pour Dieu et embrassé par sa prescience. Par conséquent, celui qui a vu d’avance toutes les causes des événements, n’a pu ignorer parmi ces causes les volontés humaines, puisqu’il y a vu d’avance les causes de nos actions.
L’aveu même de Cicéron, que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente, suffit ici pour le réfuter. Il ne lui sert de rien d’ajouter que toute cause n’est pas fatale, qu’il y en a de fortuites, de naturelles, de volontaires; c’est assez qu’il reconnaisse que rien n’arrive qui ne suppose avant soi une cause efficiente. Car, qu’il y ait des causes fortuites, d’où vient même le nom de fortune, nous ne le nions pas; nous disons seulement que ce sont des causes cachées, et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou à celle de quelque esprit. De même pour les causes naturelles, que nous ne séparons pas de la volonté du créateur de la nature. Restent les causes volontaires, qui se rapportent soit à Dieu, soit aux anges, soit aux hommes, soit aux bêtes, si toutefois on peut appeler volontés ces mouvements d’animaux privés de raison, qui les portent à désirer ou à fuir ce qui convient ou ne convient pas à leur nature. Quand je parle des volontés des anges, je réunis par la pensée les bons anges ou anges de Dieu avec les mauvais anges ou anges du diable, et ainsi des hommes, bons ou méchants. H suit de là qu’il n’y a point d’autres causes efficientes de tout ce qui arrive que les causes volontaires, c’est-à-dire procédant de cette nature qui est l’esprit de vie. Car l’air ou le vent s’appelle aussi en latin esprit; mais comme c’est un corps, ce n’est point l’esprit de vie. Le véritable esprit de vie, qui vivifie toutes choses et qui est le
1. Ps. LXI, 41.
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créateur de tout corps et de tout esprit créé, c’est Dieu, l’esprit incréé. Dans sa volonté réside la toute-puissance, par laquelle il aide les bonnes volontés des esprits créés, juge les mauvaises, les ordonne toutes, accorde la puissance à celles-ci et la refuse à celles-là. Car, comme il est le créateur de toutes les natures, il est le dispensateur de toutes les puissances, mais non pas de toutes les volontés, les mauvaises volontés ne venant pas de lui, puisqu’elles sont contre la nature qui vient de lui. Pour ce qui est des corps, ils sont soumis aux volontés, les uns aux nôtres, c’est-à-dire aux volontés de tous les animaux mortels, et plutôt des hommes que des bêtes; les autres à celles des anges; mais tous sont soumis principalement à la volonté de Dieu, à qui même sont soumises toutes les volontés en tant qu’elles n’ont de puissance que par lui. Ainsi donc, la cause qui fait les choses et qui n’est point faite, c’est Dieu. Les autres causes font et sont faites: tels sont tous les esprits créés et surtout les raisonnables. Quant aux causes corporelles, qui sont plutôt faites qu’elles ne font, on ne doit pas les compter au nombre des causes efficientes, parce qu’elles ne peuvent que ce que font par elles les volontés des esprits. Comment donc l’ordre des causes, déterminé dans la prescience divine, pourrait-il faire que rien ne dépendît de notre volonté, alors que nos volontés tiennent une place si considérable dans l’ordre des causes ? Que Cicéron dispute tant qu’il voudra contre les stoïciens, qui disent que cet ordre des causes est fatal, ou plutôt qui identifient l’ordre des causes avec ce qu’ils appellent destin 1; pour nous, cette opinion nous fait horreur, surtout à cause du mot, que l’usage a détourné de son vrai sens. Mais quand Cicéron vient nier que l’ordre des causes soit déterminé et parfaitement connu de la prescience divine, nous détestons sa doctrine plus encore que ne faisaient les stoïciens; car, ou il faut qu’il nie expressément Dieu, comme il a essayé de le faire, sous le nom d’un autre personnage, dans son traité De la nature des dieux; ou si en confessant l’existence de Dieu il lui refuse la prescience, cela revient encore à dire avec l’insensé dont parle l’Ecriture : Il n’y a point de Dieu. En effet, celui qui ne connaît point l’avenir n’est point Dieu. En résumé, nos
1. Voyez Cicéron, De fato, cap. 11 et 12¸et De divinat. Lib. 1, cap. 55 ; lib. II, cap. 8
volontés ont le degré de puissance que Dieu leur assigne par sa volonté et sa prescience; d’où il résulte qu’elles peuvent très-certainement tout ce qu’elles peuvent, et qu’elles feront effectivement ce qu’elles feront, parce que leur puissance et leur action ont été prévues par celui dont la prescience est infaillible. C’est pourquoi, si je voulais me servir du mot destin, je dirais que le destin de la créature est la volonté du Créateur, qui tient la créature en son pouvoir, plutôt que de dire avec les stoïciens que le destin (qui dans leur langage est l’ordre des causes) est incompatible avec le libre arbitre.
Cessons donc d’appréhender cette nécessité tant redoutée des stoïciens , et qui leur a fait distinguer deux sortes de causes : les unes qu’ils soumettent à la nécessité , les autres qu’ils en affranchissent, et parmi lesquelles ils placent la volonté humaine, étant persuadés qu’elle cesse d’être libre du moment qu’on la soumet à la nécessité. Et en effet, si on appelle nécessité pour l’homme ce qui n’est pas en sa puissance, ce qui se fait en dépit de sa volonté, comme par exemple la nécessité de mourir, il est évident que nos volontés, qui font que notre conduite est bonne ou mauvaise, ne sont pas soumises à une telle nécessité. Car nous faisons beaucoup de choses que nous ne ferions certainement pas si nous ne voulions pas les faire. Telle est la propre essence du vouloir : si nous voulons, il est; si nous ne voulons pas, il n’est pas, puisque enfin on ne voudrait pas, si on ne voulait pas. Mais il y a une autre manière d’entendre la nécessité, comme quand on dit qu’il est nécessaire que telle chose soit ou arrive de telle façon; prise en ce sens, je ne vois dans la nécessité rien de redoutable, rien qui supprime le libre arbitre de la volonté. On ne soumet pas en effet à la nécessité la vie et la prescience divines, en disant qu’il est nécessaire que Dieu vive toujours et prévoie toutes choses, pas plus qu’on ne diminue la puissance divine en disant que Dieu ne peut ni mourir, ni être trompé. Ne pouvoir pas mourir est si peu une impuissance, que si Dieu pouvait mourir, il ne serait pas la (101) puissance infinie. On a donc raison de l’appeler le Tout-Puissant, quoiqu’il ne puisse ni mourir, ni être trompé; car sa toute-puissance consiste -à faire ce qu’il veut et à ne pas souffrir ce qu’il ne veut pas; double conditiOn sans laquelle il ne serait plus le Tout-Puissant. D’où l’on voit enfin que ce qui fait que Dieu ne peut pas certaines choses, c’est sa toute-puissance même:. Pareillement donc, dire qu’il est nécessaire que lorsque nous voulons, nous voulions par notre libre arbitre, c’est dire une chose incontestable; mais il ne s’ensuit pas que notre libre arbitre soit soumis à une nécessité qui lui ôte sa liberté. Nos volontés restent nôtres, et c’est bien elles qui font ce que nous voulons faire , ou , en d’autres termes, ce qui ne se ferait pas si nous ne le voulions faire. Et quand j’ai quelque chose à souffrir du fait de mes semblables et contre ma volonté propre, il y a encore ici une manifestation de la volonté, non sans doute de ma volonté propre, mais de celle d’autrui, et avant tout de la volonté et de la puissance de Dieu. Car, dans le cas même où la volonté de mes semblables serait une volonté sans puissance, cela viendrait évidemment de ce qu’elle serait-empêchée par une volonté supérieure; elle supposerait donc une autre volonté, tout en restant elle-même une volonté distincte, impuissante à faire ce qu’elle veut. C’est pourquoi, tout ce que l’homme souffre contre sa volonté, il ne doit l’attribuer, ni à la volonté des hommes, ni à celle des anges ou de quelque autre esprit créé, mais à la volonté de Dieu, qui donne le pouvoir aux volontés.
On aurait donc tort de conclure que rien ne dépend de notre volonté, sous prétexte que Dieu a prévu ce qui devait en dépendre. Car ce serait dire que Dieu a prévu là où il n’y avait rien à prévoir. Si en effet celui qui a prévu ce qui devait dépendre un jour de notre volonté, a véritablement prévu quelque chose, il faut conclure que ce quelque chose, objet de sa prescience, dépend en effet de notre volonté. C’est pourquoi nous ne sommes nullement réduits à cette alternative, ou de nier le libre arbitre pour sauver la prescience de Dieu, ou de nier la prescience de Dieu, pensée sacrilège ! pour sauver le libre arbitre; mais nous embrassons ces deux principes, et nous les confessons l’un et l’autre avec la même foi et la même sincérité: la prescience, pour bien croire; le libre arbitre, pour bien vivre. Impossible d’ailleurs de bien vivre, si on ne croit pas de Dieu ce qu’il est bien d’en croire. Gardons-nous donc soigneusement, sous prétexte de vouloir être libres, de nier la prescience de Dieu, puisque c’est Dieu seul dont la grâce nous donne ou nous donnera la liberté. Ainsi, ce n’est pas en vain qu’il y a des lois, ni qu’on a recours aux réprimandes, aux exhortations, à la louange et au blâme; car Dieu a prévu toutes ces choses, et elles ont tout l’effet qu’il a prévu qu’elles auraient; et de même les prières servent pour obtenir de lui les biens qu’il a prévu qu’il accorderait à ceux qui prient; et enfin il y a de la justice à récompenser les bons et à châtier les méchants. Un homme ne pèche pas parce que Dieu a prévu qu’il pécherait; tout au contraire, il est hors de doute que quand il pèche, c’est lui-même qui pèche, celui dont la prescience est infaillible ayant prévu que son péché, loin d’être l’effet du destin ou de la fortune, n’aurait d’autre cause que sa propre volonté. Et sans doute, s’il ne veut pas pécher, il ne pèche pas; mais alors Dieu a prévu qu’il ne voudrait pas pécher.
Considérez maintenant ce Dieu souverain et véritable qui, avec son Verbe et son Esprit saint, ne forme qu’un seul Dieu en trois personnes, ce Dieu unique et tout-puissant, auteur et créateur de toutes les âmes et de tous les corps, source de la félicité pour quiconque met son bonheur, non dans les choses vaines, mais dans les vrais biens, qui a fait de l’homme un animal raisonnable, composé de corps et d’âme, et après son péché, ne l’a laissé-ni sans châtiment, ni sans miséricorde; qui a donné aux bons et aux méchants l’être comme aux pierres, la vie végétative comme aux plantes, la vie sensitive comme aux animaux, la vie intellectuelle comme aux anges; ce Dieu, principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre; qui donne à tout le nombre, le poids et la mesure; de qui dérive toute production naturelle, quels qu’en soient le genre et le prix : les semences des formes, les formes des semences, le mouvement des semences et des formes; ce Dieu qui a créé la chair avec sa beauté, sa vigueur, sa fécondité, la disposition de ses organes et la concorde (102) salutaire de ses éléments; qui a donné à l’âme animale la mémoire, les sens et l’appétit, et à l’âme raisonnable la pensée, l’intelligence et la volonté; ce Dieu qui n’a laissé aucune de ses oeuvres, je ne dis pas le ciel et la terre, je ne dis pas les anges et les hommes, mais les organes du plus petit et du plus vil des animaux, la plume d’un oiseau, la moindre fleur des champs, une feuille d’arbre, sans y établir la convenance des parties, l’harmonie et la paix; je demande s’il est croyable que ce Dieu ait souffert que les empires de la terre, leurs dominations et leurs servitudes, restassent étrangers aux lois de sa providence?
Voyons maintenant en faveur de quelles vertus le vrai Dieu, qui tient en ses mains tous les royaumes de la terre, a daigné favoriser l’accroissement de l’empire romain. C’est pour en venir là que nous avons montré, dans le livre précédent, que les dieux que Rome honorait par des jeux ridicules n’ont en rien contribué à sa grandeur; nous avons montré ensuite, au commencement du présent livre, que le destin est un mot vide de sens, de peur que certains esprits, désabusés de la croyance aux faux dieux, n’attribuassent la conservation et la grandeur de l’empire romain à je ne sais quel destin plutôt qu’à la volonté toute-puissante du Dieu souverain.
Les anciens Romains adoraient, il est vrai, les faux dieux, et offraient des victimes aux démons, à l’exemple de tous les autres peuples de l’univers, le peuple hébreu excepté; mais leurs historiens leur rendent ce témoignage qu’ils étaient " avides de renommée et prodigues d’argent, contents d’une fortune honnête et insatiables de gloire 1 ". C’est la gloire qu’ils aimaient; pour elle ils voulaient vivre, pour elle ils surent mourir. Cette passion étouffait dans leurs coeurs toutes les autres. Convaincus qu’il était honteux pour leur patrie d’être esclave, et glorieux pour elle de commander, ils la voulurent libre d’abord pour la faire ensuite souveraine. C’est pourquoi, ne pouvant souffrir l’autorité des rois, ils créèrent deux chefs annuels qu’ils
1. Salluste, De conj. Catil., cap. 7.
appelèrent consuls. Qui dit roi ou seigneur, parle d’un maître qui règne et domine; un consul, au contraire, est une sorte de conseiller 1. Les Romains pensèrent donc que la royauté a un faste également éloigné de la simplicité d’un pouvoir qui exécute la loi, et de la douceur d’un magistrat qui conseille; ils ne virent en elle qu’une orgueilleuse domination. Ils chassèrent donc les Tarquins, établirent des consuls, et dès lors, comme le rapporte à l’honneur des Romains l’historien déjà cité, " sous ce régime nouveau de liberté, la république, enflammée par un amour passionné de la gloire, s’accrut avec une rapidité incroyable " . C’est donc à cette ardeur de renommée et de gloire qu’il faut attribuer toutes les merveilles de l’ancienne Rome, qui sont, au jugement des hommes, ce qui peut se voir de plus glorieux et de plus digne d’admiration.
Salluste trouve aussi à louer quelques personnages de son siècle, notamment Marcus Caton et Caïus César, dont il dit que la république , depuis longtemps stérile , n’avait jamais produit deux hommes d’un mérite aussi éminent, quoique de moeurs bien différentes. Or, entre autres éloges qu’il adresse à César, il lui fait honneur d’avoir désiré un grand commandement, une armée et une guerre nouvelle où il pût montrer ce qu’il était. Ainsi, c’était le voeu des plus grands hommes que Bellone, armée de son fouet sanglant, excitât de malheureuses nations à prendre les armes, afin d’avoir une occasion de faire briller leurs talents. Et voilà les effets de cette ardeur avide pour les louanges et de ce grand amour de la gloire! Concluons que les grandes choses faites par les Romains eurent trois mobiles : d’abord l’amour de la liberté, puis le désir de la domination et la passion des louanges. C’est de quoi rend témoignage le plus illustre de leurs poëtes, quand il dit:
" Porsenna entourait Rome d’une armée immense, voulant lui imposer le retour des Tarquins bannis; mais les fils d’Enée se précipitaient vers la mort pour défendre la liberté 2 "
Telle était alors leur unique ambition : mourir vaillamment ou vivre libres. Mais quand ils eurent la liberté, l’amour de la gloire s’empara tellement de leurs âmes, que la liberté n’était rien pour eux si elle n’était
1. Saint Augustin fait dériver consul de consulere, regnum de rex, et rex de regere.
2. Virgile, Enéide, livre VIII, vers 646, 647.
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accompagnée de la domination. Aussi accueillaient-ils avec la plus grande faveur ces prophéties flatteuses que Virgile mit depuis dans la bouche de Jupiter :
" Junon même, l’implacable Junon, qui fatigue aujourd’hui de sa haine jalouse la mer, la terre et le ciel, prendra des sentiments plus doux et protégera, de concert avec moi, la nation qui porte ta toge, devenue la maîtresse des autres nations, Telle est ma volonté; un jour viendra où la maison d’Assaracus imposera son joug à la Thessalie et à l’illustre Mycènes, et dominera sur les Grecs vaincus 1 "
On remarquera que Virgile fait prédire à Jupiter des événements accomplis de son temps et dont lui-même était témoin; mais j’ai cité ses vers pour montrer que les Romains, après la liberté, ont tellement estimé la domination, qu’ils en ont fait le sujet de leurs plus hautes louanges. C’est encore ainsi que le même poète préfère à tous les arts des nations étrangères l’art propre aux Romains, celui de régner et de gouverner, de vaincre et de soumettre les peuples :
" D’autres, dit-il, animeront l’airain d’un ciseau plus délicat, je le crois sans peine; ils sauront tirer du marbre des figures pleines de vie. Leur parole sera plus éloquente; leur compas décrira les mouvements célestes et marquera le lever des étoiles. Toi, Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton empire. Tes arts, les voici : être l’arbitre de la paix, pardonner aux vaincus et dompter les superbes 2 ".
Les Romains, en effet, excellaient d’autant mieux dans ces arts qu’ils étaient moins adonnés aux voluptés qui énervent l’âme et le corps, et à ces richesses fatales aux bonnes moeurs qu’on ravit à des citoyens pauvres pour les prodiguer à d’infâmes histrions. Et comme cette corruption débordait de toutes parts au temps où Salluste écrivait et où chantait Virgile, on ne marchait plus vers la gloire par des voies honnêtes, mais par la fraude et l’artifice. Salluste nous le déclare expressément : " Ce fut d’abord l’ambition, dit-il, plutôt que la cupidité, qui remua les coeurs. Or, le premier de ces vices touche de plus près que l’autre à la vertu. En effet, l’homme de bien et le lâche désirent également la gloire, les honneurs, le pouvoir; seulement l’homme de bien y marche par la bonne voie; l’autre, à qui manquent les moyens " honnêtes, prétend y arriver par la fraude et le mensonge 3 ". Quels sont ces moyens honnêtes de parvenir à la gloire, aux dignités, au pouvoir? évidemment ils résident dans la
1.Virgile, Enéide, livre I, vers 279 à 285.
2. Ibid., livre I, vers 847 et suiv.
3. Salluste, De conj. Catil., cap. II.
vertu, seule voie où veuillent marcher les gens de bien. Voilà les sentiments qui étaient naturellement gravés dans le coeur des Romains, et je n’en veux pour preuve que ces temples qu’ils avaient élevés, l’un près de l’autre, à la Vertu et à l’Honneur, s’imaginant que ces dons de Dieu étaient des dieux. Rapprocher ces deux divinités de la sorte, c’était assez dire qu’à leurs yeux l’honneur était la véritable fin de la vertu; c’est à l’honneur, en effet, que tendaient les hommes de bien, et toute la différence entre eux et les méchants, c’est que ceux-ci prétendaient arriver à leurs fins par des moyens déshonnêtes, par le mensonge et les tromperies.
Salluste a donné à Caton un plus bel éloge, quand il a dit de lui : " Moins il courait à la gloire, et plus elle venait à lui ". Qu’est-ce en effet que la gloire, dont les anciens Romains étaient si fortement épris, sinon la bonne opinion des hommes? Or, au-dessus de la gloire il y a la vertu, qui ne se contente pas du bon témoignage des hommes, mais qui veut avant tout celui de la conscience. C’est pourquoi l’Apôtre a dit : " Notre gloire, à nous, c’est le témoignage de notre conscience ". Et ailleurs: " Que chacun examine ses propres oeuvres, et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans les autres 2 ". Ce n’est donc pas à la vertu à courir après la gloire, les honneurs, le pouvoir, tous ces biens, en un mot, que les Romains ambitionnaient et que les gens de bien recherchaient par des moyens honnêtes; c’est à ces biens, au contraire, à venir vers la vertu; car la vertu véritable est celle qui se propose le bien pour objet, et ne met rien au-dessus. Ainsi, Caton eut tort de demander des honneurs à la république; c’était à la république à les lui conférer, à cause de sa vertu, sans qu’il les eût sollicités.
Et toutefois, de ces deux grands contemporains, Caton et César, Caton est incontestablement celui dont la vertu approche le plus de la vérité. Voyez, en effet, ce qu’était alors la république et ce qu’elle avait été autrefois, au jugement de Caton lui-même: " Gardez-vous de croire, dit-il, que ce soit par les armes que nos ancêtres ont élevé la république, alors si petite, à un si haut point de grandeur. S’il en était ainsi, elle serait aujourd’hui plus florissante encore, puisque,
1. II Cor. I, 12.— 2. Galat. VI, 4.
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citoyens, alliés, armes, chevaux, nous avons tout en plus grande abondance que nos pères.
Mais il est d’autres moyens qui firent leur grandeur, et que nous n’avons plus: au dedans, l’activité; au dehors, une administration juste; dans les délibérations, une âme libre, affranchie des vices et des passions. Au lieu de ces vertus, nous avons le luxe et l’avarice; l’Etat est pauvre, et les particuliers sont opulents; nous vantons la richesse, nous chérissons l’oisiveté; entre les bons et les méchants, nulle différence, et toutes les récompenses de la vertu sont le prix de l’intrigue. Pourquoi s’en étonner, puisque chacun de vous ne pense qu’à soi ; esclave, chez soi, de la volupté, et au dehors, de l’argent et de la faveur? Et voilà pourquoi on se jette
sur la république comme sur une proie sans défense 1 "
Quand on entend Caton ou Salluste parler de la sorte, on est tenté de croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, étaient semblables au portrait qu’ils en tracent
avec tant d’admiration; mais il n’en est rien; autrement il faudrait récuser le témoignage
du même Salluste dans un autre endroit de son ouvrage, que j’ai déjà eu occasion de
citer: " Dès la naissance de Rome, dit-il, les injustices des grands amenèrent la séparation du peuple et du sénat, et une suite de dissensions intérieures; on ne vit fleurir l’équité et la modération qu’à l’époque de l’expulsion des rois, et tant qu’on eut à re douter les Tarquins et la guerre contre l’Etrurie; mais le danger passé, les patriciens traitèrent les gens du peuple comme des esclaves, accablant celui-ci de coups, chassant celui-là de son champ, gouvernant en maîtres et en rois... Les luttes et les animosités ne prirent fin qu’à la seconde guerre
punique, parce qu’alors la terreur s’empara de nouveau des âmes, et, détournant ailleurs leurs pensées et leurs soucis, calma et soumit ces esprits inquiets 2 ". Mais à cette époque même, les grandes choses qui s’accomplissaient étaient l’ouvrage d’un petit nombre d’hommes, vertueux à leur manière, et dont la sagesse, au milieu de ces désordres par eux tolérés, mais adoucis, faisait fleurir la république. C’est ce qu’atteste le même
1. Discours de Caton au sénat dans Salluste, De conj. Catil. cap. 52.
2. Voyez plus haut le chap. 18 du livre.
historien, quand il dit que, voulait comprendre comment le peuple romain avait accompli de si grandes choses, soit en paix, soit’ en guerre, sur terre et sur mer, souvent avec une poignée d’hommes contre des armées redoutables et des rois très-puissants, il avait remarqué qu’il ne fallait attribuer ces magnifiques résultats qu’à la vertu d’un petit nombre de citoyens, laquelle avait donné la victoire à la pauvreté sur la richesse, et aux petites armées sur les grandes. "Mais depuis que Rome, ajoute Salluste, eut été corrompue par le luxe et l’oisiveté, ce fut le tour de la république de soutenir par sa grandeur les vices de ses généraux et de ses magistrats ". Ainsi donc, lorsque Caton célébrait les anciens Romains qui allaient à la gloire, aux honneurs, au pouvoir, par la bonne voie, c’est-à-dire par la vertu, c’est à un bien petit nombre d’hommes que s’adressaient ses éloges; ils étaient bien rares ceux qui, par leur vie laborieuse et modeste, enrichissaient le trésor public tout en restant pauvres. Et c’est pourquoi la corruption des moeurs amena une situation toute contraire : l’Etat pauvre et les particuliers opulents.
Après que les royaumes d’Orient eurent brillé sur la terre pendant une longue suite d’années, Dieu voulut que l’empire d’Occident, qui était le dernier dans l’ordre des temps, devînt le premier de tous par sa grandeur et son étendue; et comme il avait dessein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange et l’honneur, qui mettaient leur gloire dans celle de la patrie, et étaient toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi de leur cupidité et de tous leurs autres vices par ce vice unique : l’amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l’amour de la gloire est un vice. Horace en est convenu, quand il a dit:
" L’amour de la gloire enfle-t-il votre coeur? il y a un remède pour ce mal : c’est de lire un bon livre avec candeur et par trois fois 1 "
1. Horace, Epist., I, v. 36, 37.
Ecoutez encore ce poète s’élevant dans un de ses chants lyriques contre la passion de dominer:
" Dompte ton âme ambitieuse, et tu feras ainsi un plus grand empire que si, réunissant à la Libye la lointaine Gadès, tu soumettais à ton joug les deux Carthages 1 ".
Et cependant, quand, on n’a pas reçu du Saint-Esprit la grâce de surmonter les passions honteuses par la foi, la piété et l’amour de la beauté intelligible, mieux vaut encore les vaincre par un désir de gloire purement humain que de s’y abandonner; car si ce désir ne rend pas l’homme saint, il l’empêche de devenir infâme. C’est pourquoi Cicéron, dans son ouvrage de la République, où il traite de l’éducation du chef de l’Etat, dit qu’il faut le nourrir de gloire, et s’autorise, pour le prouver, des souvenirs de ses ancêtres, à qui l’amour de la gloire inspira tant d’actions illustres et merveilleuses. Il est donc avéré que les Romains, loin de résister à ce vice, croyaient devoir l’exciter et le développer dans l’intérêt de la république. Aussi bien Cicéron, jusque dans ses livres de philosophie, ne dissimule pas combien ce poison de la gloire lui est doux. Ses aveux sont plus clairs que le jour; car, tout en célébrant ces hautes études où l’on se propose pour but le vrai bien, et non la vaine gloire, il ne laisse pas d’établir cette maxime générale: " L’honneur est l’aliment des arts; c’est par amour de la gloire que nous embrassons avec ardeur les études, et toute science discréditée dans l’opinion languit et s’éteint ".
Il vaut donc mieux, n’en doutons point, résister à cette passion que s’y abandonner; car on est d’autant plus semblable à Dieu qu’on est plus pur de cette impureté. Je conviens qu’en cette vie il n’est pas possible de la déraciner entièrement du coeur de l’homme, les plus vertueux ne cessant jamais d’en être tentés ; mais efforçons-nous au moins de la surmonter par l’amour de la justice, et si l’on voit languir et s’éteindre, parce qu’elles sont discréditées dans l’opinion, des choses bonnes
1.Carm., lib. II, carm. 2, v. 9-12.
2. Cicéron, Tusc. qu., lib. I, cap. 2.
et solides en elles-mêmes,- que l’amour de la gloire humaine en rougisse et qu’il cède à l’amour de la vérité. Une preuve que ce vice est ennemi de la vraie foi, quand il vient à l’emporter dans notre coeur sur la crainte ou sur l’amour de Dieu, c’est que Notre-Seigneur dit dans l’Evangile : " Comment pouvez-vous avoir la foi, vous qui attendez la gloire les uns des autres, et ne recherchez point la gloire qui vient de Dieu seul 1?" L’évangéliste dit encore de certaines personnes qui croyaient en Jésus-Christ, mais qui appréhendaient de confesser publiquement leur foi " Ils ont plus aimé la gloire des hommes que celle de Dieu 2". Telle ne fut pas la conduite des bienheureux Apôtres; car ils prêchaient le christianisme en des lieux où non-seulement il était en discrédit et ne pouvait, par conséquent, selon le mot de Cicéron, rencontrer qu’une sympathie languissante, mais où il était un objet de haine; ils se souvinrent donc de cette parole du bon Maître, du Médecin des âmes : " Si quelqu’un me renonce devant les hommes, je le renoncerai devant mon Père qui est dans les cieux, et devant les anges de Dieu 3 ". En vain les malédictions et les opprobres s’élevèrent de toutes parts; les persécutions les plus terribles, les supplices les plus cruels ne purent les détourner de prêcher la doctrine du salut à la face de l’orgueil humain frémissant. Et quand par leurs actions, leurs paroles et toute leur vie vraiment divine, par leur victoire sur des coeurs endurcis, où ils faisaient pénétrer la justice et la paix, ils eurent acquis dans l’Eglise du Christ une immense gloire, loin de s’y reposer comme dans la fin de leur vertu, ils la rapportèrent à Dieu, dont la grâce les avait rendus forts et victorieux. C’est à ce foyer qu’ils allumaient l’amour de leurs disciples, les tournant sans cesse vers le seul être capable de les rendre dignes de marcher un jour sur leur trace, et d’aimer le bien sans souci de la vaine gloire, suivant cet enseignement du Maître: "Prenez garde de faire le bien devant les hommes pour être regardés; autrement vous ne recevrez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux 4 ".
D’un autre côté de peur que ses disciples n’entendissent mal sa pensée, et que leur vertu perdît de ses fruits en se dérobant aux regards, il leur explique à quelle fin ils doivent laisser
1. Jean, V, 44. — 2. Ibid. XII, 43. — 3.Matt. X, 33. — Ib. VI, 1
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voir leurs oeuvres : " Que vos actions, dit-il, brillent devant les hommes, afin qu’en les voyant ils glorifient votre Père qui est dans les cieux 1 ". Comme s’il disait : Faites le bien, non pour que les hommes vous voient, non pour qu’ils s’attachent à vous, puisque par vous-mêmes vous n’êtes rien, mais pour qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux, et que, s’attachant à lui, ils deviennent ce que vous êtes. Voilà le précepte dont se sont inspirés tous ces martyrs qui ont surpassé les Scévola, les Curtius et les Décius, non moins par leur nombre que par leur vertu; vertu vraiment solide , puisqu’elle était fondée sur la vraie piété, et qui consistait, non à se donner la mort, mais à savoir la souffrir. Quant à ces Romains, enfants d’une cité terrestre, comme ils ne se proposaient d’autre fin de leur dévouement pour elle que sa conservation et sa grandeur, non dans le ciel, mais sur la ferre, non dans la vie éternelle, mais sur ce théâtre mobile du monde, où les morts sont remplacés par les mourants, qu’aimaient-ils, après tout, sinon la gloire qui devait les faire vivre, même après leur mort, dans le souvenir de leurs admirateurs?
Si donc Dieu, qui ne leur réservait pas une place dans sa cité céleste à côté de ses saints anges, parce qu’il ne les donne qu’à la piété 1 véritable, à celle qui rend à Dieu seul, pour parler comme les Grecs, un culte de latrie 2, si Dieu, dis-je, ne leur eût pas donné la gloire passagère d’un empire florissant, les vertus qu’ils ont déployées afin de parvenir à cette gloire seraient restées sans récompense; car c’est en parlant de ceux qui font un peu de bien pour être estimés des hommes, que le Seigneur a dit : " Je vous dis en vérité qu’ils ont reçu leur récompense ". Ainsi il est vrai que les Romains ont immolé leurs intérêts particuliers à l’intérêt commun, c’est-à-dire à la chose publique, qu’ils ont surmonté la cupidité, préférant accroître le trésor de L’Etat
1. Matt. V, 16.
2. La théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes: le culte de dulie (du grec douleia) , qui est dû à Dieu en tant que Seigneur, et le culte de latrie (du grec latreia), qui est dû à Dieu en tant que Dieu, c’est-à-dire à Dieu seul.
3. Matt. VI, 2.
que leur propre trésor, qu’ils ont porté dans les conseils de la patrie une âme libre, soumise aux lois, affranchie du joug des vices et des passions; et toutes ces vertus étaient pour eux le droit chemin pour aller à l’honneur, au pouvoir, à la gloire. Or, ils ont été honorés parmi presque toutes les nations ; ils ont imposé leur pouvoir à un très-grand nombre, et dans tout l’univers, les poètes et les historiens ont célébré leur gloire ; ils n’ont donc pas sujet de se plaindre de la justice du vrai Dieu : ils ont reçu leur récompense.
Mais il n’en est pas de même de la récompense de ceux qui souffrent ici-bas pour la Cité de Dieu, objet de haine à ceux qui aiment le monde. Cette Cité est éternelle; personne n’y prend naissance, parce que personne n’y meurt; là règne la véritable et parfaite félicité, qui n’est point une déesse, mais un don de Dieu. C’est de là que nous avons reçu le gage de la foi, nous qui passons le temps de notre pèlerinage à soupirer pour la beauté de ce divin séjour. Là, le soleil ne se lève point sur les bons et sur les méchants, mais le Soleil de justice n’y éclaire que les bons. Là, on ne sera point en peine d’enrichir le trésor public aux dépens de sa fortune privée, parce qu’il n’y a qu’un trésor de vérité commun à tous. Aussi ce n’a pas été seulement pour récompenser les Romains de leurs vertus que leur empire a été porté à un si haut point de grandeur et de gloire, mais aussi pour servir d’exemple aux citoyens de cette Cité éternelle et leur faire comprendre combien ils doivent aimer la céleste patrie en vue de la vie éternelle, puisqu’une patrie terrestre a été, pour une gloire tout humaine, tant aimée de ses enfants.
Pour ce qui est de cette vie mortelle qui dure si peu, qu’importe à l’homme qui doit mourir d’avoir tel ou tel souverain, pourvu qu’on n’exige de lui rien de contraire à la (107) justice et à l’honneur? Les Romains ont-ils porté dommage aux peuples conquis autrement que par les guerres cruelles et si sanglantes qui ont précédé la conquête? Certes, si leur domination eût été acceptée sans combat, le succès eût été meilleur, mais il eût manqué aux Romains la gloire du triomphe. Aussi bien ne vivaient-ils pas eux-mêmes sous les lois qu’ils imposaient aux autres? Si donc cette conformité de régime s’était établie d’un commun accord, sans l’entremise de Mars et de Bellone, personne n’étant le vainqueur où il n’y a pas de combat, n’est-il pas clair que la condition des Romains et celle des autres peuples eût été absolument la même, surtout si Rome eût fait d’abord ce que l’humanité lui conseilla plus tard, je veux dire si elle eût donné le droit de cité à tous les peuples de l’empire, et étendu ainsi à tous un avantage qui n’était accordé auparavant qu’à un petit nombre, n’y mettant d’ailleurs d’autre condition que de contribuer à la subsistance de ceux qui n’auraient pas de terres; et, au surplus, mieux valait infiniment payer ce tribut alimentaire entre les mains de magistrats intègres, que de subir les extorsions dont on accable les vaincus.
J’ai beau faire, je ne puis voir en quoi les bonnes moeurs, la sûreté des citoyens et leurs dignités même étaient intéressées à ce que tel peuple fût vainqueur et tel autre vaincu:
il n’y avait là pour les Romains d’autre avantage que le vain éclat d’une gloire tout humaine, et voilà pourquoi cette gloire a été donnée comme récompense à ceux qui en étaient passionnément épris, et qui, pour l’obtenir, ont livré tant de furieux combats. Car enfin leurs terres ne paient-elles pas aussi tribut? leur est-il permis d’acquérir des connaissances que les autres ne puissent acquérir comme eux? n’y a-t-il pas plusieurs sénateurs dans les provinces qui ne connaissent pas Rome seulement de vue? Otez le faste extérieur, que sont les hommes, sinon des hommes? Quand même la perversité permettrait que les plus gens de bien fussent les plus considérés, devrait-on faire un si grand état de l’honneur humain, qui n’est en définitive qu’une légère fumée? Mais profitons même en ceci des bienfaits du Seigneur notre Dieu : considérons combien de plaisirs ont méprisés, combien de souffrances ont supportées, combien de passions ont étouffées, en vue de la gloire humaine, ceux qui ont mérité de la recevoir comme récompense de telles vertus, et que ce spectacle serve à nous humilier. Puisque cette Cité, où il nous est promis que nous régnerons un jour, est autant au-dessus de la cité d’ici-bas que le ciel est au-dessus de la terre, la joie de la vie éternelle au-dessus des joies passagères, la solide gloire au-dessus des vaines louanges, la société des anges au-dessus de celle des mortels, la lumière enfin du Créateur des astres au-dessus de l’éclat de la lune et du soleil, comment les citoyens futurs d’une s-i noble patrie, pour avoir fait un peu de bien ou supporté un peu de mal à son service, croiraient-ils avoir beaucoup travaillé àse rendre dignes d’y habiter un jour, quand nous voyons que les Romains ont tant fait et tant souffert pour une patrie terrestre dont ils étaient déjà membres et possesseurs? Et pour achever cette comparaison des deux cités, cet asile où Romulus réunit par la promesse de l’impunité tant de criminels, devenus les fondateurs de Rome, n’est-il point la figure de la rémission des péchés, qui réunit en un corps tous les citoyens de la céleste patrie 1?
Qu’y a-t-il donc de si grand à mépriser tous les charmes les plus séduisants de la vie présente pour cette patrie éternelle et céleste, quand pour une patrie terrestre et temporelle Brutus a pu se résoudre à faire mourir ses enfants, sacrifice que la divine patrie n’exige pas? Il est sans doute bien plus difficile d’immoler ses enfants que de faire ce qu’elle exige, je veux dire de donner aux pauvres ou d’abandonner pour la foi ou pour la justice des biens qu’on n’amasse et qu’on ne conserve que pour ses enfants. Car ce ne sont pas les richesses de la terre qui ‘nous rendent heureux, nous et nos enfants, puisque nous pouvons les perdre durant notre vie ou les laisser après notre mort en des mains inconnues ou détestées; mais Dieu, qui est la vraie richesse des âmes, est aussi le seul qui puisse leur donner le bonheur. Brutus a-t-il été heureux?
1. Voyez plus haut, livre I, ch. 34.
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Non, et j’en atteste le poëte même qui célèbre son sacrifice :
" Ce père, dit-il, enverra au supplice des fils séditieux au nom de la liberté sainte. Malheureux, quelque jugement que porte sur lui la postérité! "
Et il ajoute pour le consoler :
" Mais l’amour de la patrie est plus fort, et la tendresse paternelle cède à un immense désir de la gloire 1 ".
C’est cet amour de la patrie et ce désir de la gloire qui ont inspiré aux Romains tout ce qu’ils ont fait de merveilleux. Si donc, pour la liberté de quelques hommes qui mourront demain, et pour une gloire terrestre, un père a pu sacrifier ses propres enfants, est-ce beaucoup faire pour gagner la liberté véritable, qui nous affranchit du péché, de la mort et du démon, et pour contenter, non pas notre vanité, mais notre charité, par la délivrance de nos semblables, captifs, non de Tarquin, mais des démons et de leur roi, est-ce beaucoup faire, encore une fois, je ne dis pas de faire mourir nos enfants, mais de mettre au nombre de nos enfants les pauvres de Jésus-Christ?
On rapporte que Torquatus, général romain, punit de mort son fils victorieux, que l’ardeur de la jeunesse avait emporté à combattre, malgré l’ordre du chef, un ennemi qui le provoquait. Torquatus jugea sans doute que l’exemple de son autorité méprisée pouvait causer plus de mal que ne ferait de bien la victoire obtenue sur l’ennemi 2 ; mais si un père a pu s’imposer une si dure loi, de quoi ont à se glorifier ceux qui, pour obéir aux lois de la céleste patrie, méprisent les biens de la terre, moins chers à leur coeur que des enfants? Si Camille 3, après avoir délivré sa patrie des redoutables attaques des Véiens, ne laissa pas, quoiqu’elle l’eût sacrifié à ses envieux, de la sauver encore en repoussant les Gaulois, faute de trouver une autre patrie où il pût vivre avec gloire, pourquoi celui-là se vanterait-il, qui, ayant reçu dans l’Eglise la plus cruelle injure de la part de charnels ennemis, loin de se jeter parmi les hérétiques ou de former une hérésie nouvelle, aurait défendu de tout son pouvoir la pureté de la doctrine de l’Eglise contre les efforts de l’hérésie, pourquoi se vanterait-il, puisqu’il n’y a
1. Virgile, Enéide, livre VI, vers 820, 823.
2. Voyez plue haut, livre I, ch. 23.
3. Voyez plus haut, livre II, ch. 17, et livre IV, ch. 7.
pas d’autre Eglise où l’on puisse, je ne dis pas jouir de la gloire des hommes, mais acquérir la vie éternelle? Si Mucius Scévola 1, trompé dans son dessein de tuer Porsenna qui assiégeait étroitement Rome, étendit la main sur un brasier ardent en présence de ce prince, l’assurant qu’il y avait encore plusieurs jeunes Romains aussi hardis que lui qui avaient juré sa mort, en sorte que Porsenna, frappé de son courage et effrayé d’une conjuration si terrible, conclut sans retard la paix avec les Romains, qui croira avoir mérité le royaume des cieux, quand, pour l’obtenir, il aura abandonné sa main, je dis plus, tout son corps aux flammes des persécuteurs? Si Curtius 2 se précipita tout armé avec son cheval dans un abîme, pour obéir à l’oracle qui avait commandé aux Romains d’y jeter ce qu’ils avaient de meilleur (les Romains, qui excellaient surtout par leurs guerriers et par leurs armes, ne croyaient rien avoir de meilleur qu’un guerrier armé), qui s’imaginera avoir fait quelque chose de grand en vue de la Cité céleste, pour avoir souffert, sans la prévenir, une semblable mort, quand surtout il a reçu b de son Seigneur, du Roi de sa véritable patrie, cet oracle bien plus certain : " Ne craignez point ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent tuer l’âme 3".Si les Décius 4, se consacrant à la mort par de certaines paroles, ont versé leur sang pour apaiser les dieux irrités et sauver l’armée romaine, que les saints martyrs ne croient pas que pour avoir, eux aussi, répandu leur sang, ils aient rien fait qui soit digne du séjour de la véritable et éternelle félicité, alors même que soutenus par la charité de la foi et par la foi de la charité, ils auraient aimé non-seulement leurs frères pour qui coulait leur sang, mais leurs ennemis mêmes qui le faisaient couler. Si Marcus Pulvillus5, dédiant un temple à Jupiter, à Junon et à Minerve, se montra insensible à la fausse nouvelle de la mort de son fils, que ses ennemis lui portèrent pour qu’il quittât la cérémonie et en laissât à son collègue tout l’honneur; si même il commanda que le corps de son fils fût jeté sans sépulture, faisant céder la douleur paternelle
1. Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 12, 13.
2. Voyez Tite-Live, lib. vn, cap. 6.
3. Matt. X, 28.
4. Voyez Tite-Live, lib. VIII, cap. 9, et lib. X, cap. 28.
5. Comp. Plutarque, Vie de Publicola, ch. 14, et Tite-Live, liv. II, chap. 8.
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à l’amour de la gloire, osera-t-on prétendre avoir fait quelque chose de considérable pour la prédication de l’Evangile, qui délivre les hommes de mille erreurs pour les ramener vers la patrie véritable, par cela seul qu’on se sera conformé à cette parole du Seigneur, disant à un de ses disciples préoccupé d’ensevelir son père : " Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts 1 ". Si Régulus 2, pour ne pas manquer de parole à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, après avoir été esclave des Africains; s’il expia par les plus horribles supplices le conseil qu’il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage, quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour garder sa foi envers cette patrie dont l’heureuse possession est le prix de cette foi même? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu’il lui doit en retour des biens qu’il en a reçus, s’il souffre, pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder la sienne envers des ennemis impitoyables? Comment osera-t-il s’enorgueillir d’avoir embrassé la Pauvreté afin de marcher d’un pas plus libre dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu
fait toute la richesse, quand il peut savoir que L. Valérius 3, mort consul, était si pauvre que le peuple dut contribuer aux frais de ses funérailles; que Quintus Cincinnatus 4, dont la fortune se bornait à quatre arpents de terre qu’il cultivait lui-même, fut tiré de la charrue pour être fait dictateur, et qu’après avoir vaincu les ennemis et s’être couvert d’une gloire immortelle , il resta pauvre comme auparavant? Ou qui croira avoir fait preuve d’une grande vertu en ne se laissant pas entraîner par l’attrait des biens de ce monde loin de la patrie bienheureuse, lorsqu’il voit Fabricius rejeter toutes les offres de Pyrrhus, roi d’Epire, même le quart de son royaume, pour ne pas quitter Rome et y rester pauvre et simple citoyen? En effet, au temps où la république était opulente, où florissait vraiment la chose publique, la chose du peuple, la chose de tous, les particuliers étaient si
1. Matt. VIII, 22.
2. Voyez plus haut, livre I, ch. 15 et 34.
3. Il y a ici quelque inexactitude : Valérlus Publicola n’avait pas pour surnom Lucius, mais Publius, il ne mourut pas consul, mais un an après son consulat, comme l’attestent Tite-Live (lib. II, cap. 16) et les autres historiens romains.
4. Voyez Tite-Live, lib. III, cap. 26, et Valère Maxime, lib. IV, cap. 4, § 7.
pauvres, qu’un personnage, qui avait été deux fois consul, fut chassé du sénat par le censeur, parce qu’il avait dans sa maison dix marcs de vaisselle d’argent 1. Or, si telle était la pauvreté de ces hommes dont les victoires enrichissaient le trésor public, les chrétiens qui mettent leurs biens en commun pour une fin tout autrement excellente, c’est-à-dire pour se conformer à ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres : " Qu’il soit distribué à chacun selon ses besoins, et que nul ne possède rien en propre, mais que tout soit commun entre tous les fidèles 2 " ; les chrétiens, dis-je, doivent comprendre qu’ils n’ont aucun sujet de se glorifier de ce qu’ils font pour être admis dans la compagnie des anges, quand ces idolâtres en ont fait presque autant pour conserver la gloire du nom romain.
Il est assez clair que tous ces traits de grandeur et beaucoup d’autres, qui se rencontrent dans les annales de Rome, ne seraient point parvenus à un tel renom, si l’empire romain n’avait pris de prodigieux accroissements; d’où l’on voit que cette domination si étendue, si persistante, illustrée par les vertus de si grands hommes, a eu deux principaux effets : elle a été pour les Romains amoureux de la gloire, la récompense où ils aspiraient, et puis elle nous offre, dans le spectacle de leurs grandes actions, un exemple qui nous avertit de notre devoir, afin que si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu les vertus véritables dont les Romains n’embrassaient que l’image en travaillant à la gloire d’une cité de la terre, nous en ayons de la confusion, et que, si nous les pratiquons, nous n’en ayons pas de vanité. Car nous apprenons de l’Apôtre " que les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous 3 ". Quant à la gloire humaine et temporelle, la vertu des Romains y était proportionnée. Aussi, quand le Nouveau Testament, déchirant le voile de l’Ancien, est venu nous apprendre que le Dieu unique et véritable veut être adoré, non point en vue des biens terrestres et temporels que la Providence accorde également aux bons et aux méchants, mais en vue de la vie éternelle et des biens
1. Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c’est Fabricius qui le fit exclure du sénat. Voyez Valère Maxime, lib. II, cap. 9, § 4, et Aulu-Gelle, Noc. att., lib. IV, cap. 4.
2. Act., II, 44,45, et IV, 32.
3. Rom. VIII, 18.
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impérissables de la Cité d’en haut, nous avons vu les Juifs justement livrés à l’empire romain pour servir de trophée à sa gloire : c’est que Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché et conquis par leurs vertus, quoique purement humaines, la gloire des hommes, soumissent à leur joug une nation criminelle qui avait rejeté et mis à mort le Dispensateur de la- véritable gloire, le Roi de l’éternelle Cité.
Il y a certainement de la différence entre l’amour de la gloire et l’amour de la domination; car bien que l’amour immodéré de la gloire conduise à la passion de dominer, ceux qui aiment ce qu’il y a de plus solide dans les louanges des hommes n’ont garde de déplaire aux bons esprits. Parmi les vertus, en effet, il en est plusieurs dont beaucoup d’hommes sont bons juges, quoiqu’elles soient pratiquées par un petit nombre, et c’est par là que marchent à la gloire et à la domination ceux dont Salluste dit qu’ils suivent la bonne voie 1. Au contraire , quiconque désire la domination sans avoir cet amour de la gloire qui fait qu’on craint de déplaire aux bons esprits, aucun moyen ne lui répugne, pas même les crimes les plus scandaleux, pour contenter sa passion. Tout au moins celui qui aime la gloire, s’il ne prend pas la bonne voie, se sert de ruses et d’artifices pour paraître ce qu’il n’est pas. Aussi est-ce à un homme vertueux une grande vertu de mépriser la gloire, puisque Dieu seul en est le témoin et que les hommes n’en savent rien. Et, en effet, quoi qu’on fasse devant les hommes pour leur persuader qu’on méprise la gloire, on ne peut guère les empêcher de soupçonner que ce mépris ne cache le désir d’une gloire plus grande. Mais celui qui méprise en réalité les louanges des hommes, méprise aussi leurs soupçons téméraires, sans aller toutefois, s’il est vraiment homme de bien, jusqu’à mépriser leur salut; car la vertu véritable, qui vient du Saint-Esprit, porte le véritable juste à aimer même ses ennemis, à les aimer jusqu’au point de les voir avec joie devenir, en se corrigeant, ses compagnons de félicité, non dans la patrie d’ici-bas, mais
1. Voyez plus haut, ch. 12.
dans celle d’en haut. Et quant à ceux qui le louent, bien qu’il soit insensible à leurs louanges, il ne l’est pas à leur affection; aussi, ne voulant pas être au-dessous de leur estime, de crainte d’être au-dessous de leur affection, il s’efforce de tourner leurs louanges vers l’Etre souverain de qui nous tenons tout ce qui mérite en nous d’être loué. Quant à celui qui, sans être sensible à la gloire, désire ardemment la domination, il est plus cruel et plus brutal que les bêtes. Il s’est rencontré chez les Romains quelques hommes de cette espèce, indifférents à l’estime -et toutefois très-avides de dominer. Parmi ceux dont l’histoire fait mention, l’empereur Néron mérite incontestablement le premier rang. Il était si amolli par la débauche qu’on n’aurait redouté de lui rien de viril, et si cruel qu’on n’aurait rien soupçonné en lui d’efféminé, si on ne l’eût connu. Et pourtant la puissance souveraine n’est donnée à de tels hommes que par la providence de Dieu, quand il juge que les peuples méritent de tels maîtres. Sa parole est claire sur ce point; c’est la sagesse même qui parle ainsi : " C’est moi qui fais régner les rois et dominer les tyrans 1". Et afin qu’on n’entende pas ici tyran dans le sens de roi puissant, selon l’ancienne acception du mot 2 , adoptée par Virgile dans ce vers :
" Ce sera pour moi un gage de paix d’avoir touché la droite du tyran des Troyens3 ",
il est dit clairement de Dieu en un autre endroit : " C’est lui qui fait régner les princes fourbes, à cause des péchés du peuple 4 ". Ainsi, bien que. j’aie assez établi, selon mes forces, pourquoi le seul Dieu véritable et juste a aidé les Romains à fonder un si grand empire, en récompense de ce que le monde appelle leurs vertus, il se peut toutefois qu’il y ait une raison plus cachée de leur prospérité; car Dieu sait ce que méritent les peuples et nous l’ignorons. Mais il n’importe, pourvu qu’il demeure constant pour tout homme pieux qu’il n’y a pas de véritable vertu sans une véritable piété, c’est-à-dire sans le vrai culte du vrai Dieu, et que c’est une vertu fausse que celle qui a pour fin la gloire humaine; bien toutefois que ceux qui ne sont pas citoyens de la Cité éternelle, nommée dans
1. Prov. VIII, 15.
2. Voyez Servius ad Aeneid., lib. IV, V. 320.
3. Virgile, Enéide, lib. VII, vers. 266.
4. Job. XXXIV, 30.
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l’Ecriture la Cité de Dieu 1, le soient plus utiles à la cité du monde par cette vertu, quoique fausse, que s’ils n’avaient aucune vertu. Que s’il vient à se trouver des hommes vraiment pieux qui joignent à la vertu la science de gouverner les peuples, rien ne peut arriver de plus heureux aux hommes que de recevoir de Dieu de tels souverains. Aussi bien ces princes d’élite, si grands que soient leurs mérites, ne les attribuent qu’à la grâce de Dieu, qui les a accordés à leur foi et à leurs prières, et ils savent reconnaître combien ils sont éloignés de la perfection des saints anges, à qui ils désirent ardemment d’être associés. Quant à cette vertu, séparée de la vraie piété, et qu’ a pour fin la gloire des hommes, quelques louanges qu’on lui donne, elle ne mérite seulement pas d’être comparée aux faibles commencements des fidèles qui mettent leur espérance dans la grâce et la miséricorde du vrai Dieu.
Des philosophes qui font consister le souverain bien dans la vertu ont coutume, pour faire honte à ceux qui, tout en estimant la vertu, la subordonnent néanmoins à la volupté comme à sa fin, de représenter celle-ci comme une reine délicate assise sur un trône et servie par les vertus qui observent tous ses mouvements et exécutent ses ordres. Elle commande à la Prudence de veiller au repos et à la sûreté de son empire; à la Justice de répandre des bienfaits pour lui faire des amis utiles, et de ne nuire à personne pour éviter des révoltes ennemies de sa sécurité. Si elle vient à éprouver dans son corps quelque douleur, pas toutefois assez violente pour l’obliger à se délivrer de la vie, elle ordonne à la Force de tenir sa souveraine recueillie au fond de son âme, afin que le souvenir des plaisirs passés adoucisse l’amertume de la douleur présente; enfin elle recommande à la Tempérance de ne pas abuser de la table, de peur que la santé, qui est un des éléments les plus essentiels du bonheur, n’en soit gravement altérée. Voilà donc les Vertus 2, avec toute
1. Ps. XLV, 5, et XLVII, 3,9, etc.
2. On reconnaît dans ces quatre vertu, la Prudence, la Justice, la Force et la Tempérance, la fameuse classification platonicienne, adoptée plus tard par l’Eglise.
leur gloire et toute leur dignité, servant la Volupté comme une femmelette impérieuse et impudente. Rien de plus scandaleux que ce tableau, disent nos philosophes, rien de plus laid, rien enfin dont la vue soit moins supportable aux gens de bien, et ils disent vrai 1 mais, à mon tour, j’estime impossible de faire un tableau décent où les vertus soient au service de la gloire humaine. Je veux que cette gloire ne soit pas une femme délicate et énervée; elle est tout au moins bouffie de vanité, et lui asservir la solidité et la simplicité des vertus, vouloir que la Prudence n’ait rien à prévoir, la Justice rien à ordonner, la Force rien à soutenir, la Tempérance rien à modérer qui ne se rapporte à la gloire et n’ait la louange des hommes pour objet, ce serait une indignité manifeste. Et qu’ils ne se croient pas exempts de cette ignominie, ceux qui, en méprisant la gloire et le jugement des hommes, se plaisent à eux-mêmes et s’applaudissent de leur sagesse; car leur vertu, si elle mérite ce nom, est encore asservie en quelque façon à la louange humaine, puisque se plaire à soi-même, c’est plaire à un homme. Mais quiconque croit et espère en Dieu d’un coeur vraiment pieux et plein d’amour, s’applique beaucoup plus à considérer en soi-même ce qui lui déplaît que ce qui peut lui plaire, moins encore à lui qu’à la vérité; et ce qui peut lui plaire, il l’attribue à la miséricorde de celui dont il redoute le déplaisir, lui rendant grâces pour les plaies guéries, et lui offrant des prières pour les plaies à guérir.
N’attribuons donc la puissance de disposer des royaumes qu’au vrai Dieu, qui rie donne qu’aux bons le royaume du ciel, mais qui donne les royaumes de la terre aux bons et aux méchants, selon qu’il lui plaît, lui à qui rien d’injuste ne peut plaire. Nous avons indiqué quelques-unes des raisons qui dirigent sa conduite, dans la mesure où il a daigné nous les découvrir; mais nous reconnaissons qu’il est au-dessus de nos forces de pénétrer dans les secrets de la conscience des hommes, et de peser les mérites qui règlent la
1. Il s’agit ici des stoïciens. Voyez Cicéron, De fin., lib. II, cap. 21.
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distribution des grandeurs temporelles. Ainsi ce seul vrai Dieu, dont les conseils et l’assistance ne manquent jamais à l’espèce humaine, a donné l’empire aux Romains, adorateurs de plusieurs dieux, quand il l’a voulu et aussi grand qu’il l’a voulu, comme il l’avait donné aux Assyriens et même aux Perses, qui, selon le témoignage de leurs propres livres, n’adoraient que deux dieux, l’un bon et l’autre mauvais, pour ne point parler ici des Hébreux qui, tant que leur empire a duré, n’ont reconnu qu’un seul Dieu. Celui donc qui a accordé aux Perses les moissons et les autres biens de la terre, sans qu’ils adorassent la déesse Ségétia, ni tant d’autres divinités que les Romains imaginaient pour chaque objet particulier, et même pour les usages différents du même objet, celui-là leur a donné l’empire sans l’assistance de ces dieux à qui Rome s’est cru redevable de sa grandeur. C’est encore lui qui a élevé au pouvoir suprême Marius et César, Auguste et Néron, Titus, les délices du genre humain, et Domitien, le plus cruel des tyrans. C’est lui enfin qui a porté au trône impérial et le chrétien Constantin, et ce Julien l’Apostat dont le bon naturel fut corrompu par l’ambition et par une curiosité détestable et sacrilége. Adonné à de vains oracles, il osa, dans sa confiance imprudente, faire brûler les vaisseaux qui portaient les vivres nécessaires à son armée; puis s’engageant avec une ardeur téméraire dans la plus audacieuse entreprise, il fut tué misérablement, - laissant ses soldats à la merci de la faim et de l’ennemi retraite désastreuse où pas un soldat n’eût échappé si, malgré le présage du dieu Terme, dont j’ai parlé dans le - livre précédent, on n’eût déplacé les limites de l’empire romain; car ce Dieu, qui n’avait pas voulu céder à Jupiter, fut obligé de céder à la nécessité 1. Concluons que c’est le Dieu unique et véritable qui gouverne et régit tous ces événements au gré de sa volonté; et s’il tient ses motifs cachés, qui oserait les supposer in justes ?
De même qu’il dépend de Dieu d’affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de sa justice et de sa miséricorde, c’est lui aussi
1. Voyez le ch. 29 du livre précédent.
qui règle les temps des guerres, qui les abrége ou les prolonge à son gré. La guerre des pirates et la troisième guerre punique furent terminées, celle-là par Pompée 1, et celle-ci par Scipion 2 , avec une incroyable célérité. Il en fut de même de la guerre des gladiateurs fugitifs, où plusieurs généraux et deux consuls essuyèrent des défaites, où l’Italie tout entière fut horriblement ravagée, mais qui ne laissa pas de s’achever en trois ans. Ce ne fut pas encore une très-longue guerre que celle des Picentins , Marses , Péligniens et autres peuples italiens qui, après avoir longtemps vécu sous la domination romaine avec toutes les marques de la fidélité et du dévouement, relevèrent la tête et entreprirent de recouvrer leur indépendance, quoique Rome eût déjà étendu son empire sur un grand nombre de nations étrangères et renversé Carthage. Les Romains furent souvent battus dans cette guerre, et deux consuls y périrent avec plusieurs sénateurs; toutefois le mal fut bientôt guéri, et tout fut terminé au bout de cinq ans. Au contraire, la seconde guerre punique fut continuée pendant dix-huit années avec des revers terribles pour les Romains, qui perdirent en deux batailles plus de soixante-dix mille soldats 3, ce qui faillit ruiner la république. La première guerre contre Carthage avait duré vingt-trois ans, et il fallut quarante ans pour en finir avec Mithridate. Et afin qu’on ne s’imagine pas que les Romains terminaient leurs guerres plus vite en ces temps de jeunesse où leur vertu a été tant célébrée, il me suffira de rappeler que la guerre des Samnites se prolongea près de cinquante ans, et que les Romains y furent si maltraités qu’ils passèrent même sous le joug. Or, comme ils n’aimaient pas la gloire pour la justice, mais la justice pour la gloire, ils rompirent bientôt le traité qu’ils avaient conclu. Je rapporte tous ces faits parce que, soit ignorance, soit dissimulation, plusieurs vont attaquant notre religion avec une extrême insolence; et quand ils voient de nos jours quelque guerre se prolonger, ils s’écrient que si l’on servait les dieux comme
1. Pompée termina la guerre des pirates en quarante jours, à partir de son embarquement à Brindes. Voyez Cicéron, Pro lege Man., cap. 11 et seq.
2. La troisième guerre punique dura quatre ans environ. Voyez Tite-Live, Epitom., 49 et 51. – 3. Ces deux batailles sont Trasimène et Canne. Tite-Live (lib. XXII, cap. 7, 19) estime à quinze mille hommes les pertes de Trasimène, et à quarante-huit mille hommes celles de Canne.
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autrefois, cette vertu romaine, autrefois si prompte, avec l’assistance de Mars et de Bellone, à terminer les guerres, les terminerait de même aujourd’hui. Qu’ils songent donc à ces longues guerres des anciens Romains, qui eurent pour eux des suites si désastreuses et des chances si variées, et qu’ils considèrent que le inonde est sujet à ces agitations comme la mer aux tempêtes, afin que, tombant d’accord de la vérité, ils cessent de tromper les ignorants et de se perdre eux-mêmes par les discours que leur langue insensée profère contre Dieu.
Cette marque éclatante que Dieu a donnée récemment de sa miséricorde à l’empire romain, ils n’ont garde de la rappeler avec la reconnaissance qui lui est due; loin de là, ils font de leur mieux pour en éteindre à jamais le souvenir. Aussi bien, si de notre côté nous gardions le silence, nous serions complices de leur ingratitude. Rappelons donc que Radagaise, roi des Goths, s’étant avancé vers Rome avec une armée redoutable, avait déjà pris position dans les faubourgs, quand il fut attaqué par les Romains avec tant de bonheur qu’ils tuèrent plus de cent mille hommes sans perdre un des leurs et sans même avoir un blessé, s’emparèrent de sa personne et lui firent subir, ainsi qu’à ses fils, le supplice qu’il méritait 1. Si ce prince, renommé par son impiété, fût entré dans Rome avec cette multitude de soldats non moins impies que lui, qui eût-il épargné? quel tombeau des martyrs eût-il respecté ? à qui eût-il fait grâce par la crainte de Dieu? qui n’eût-il point tué ou déshonoré? Et comme nos adversaires se seraient élevés contre nous en faveur de leurs dieux! N’auraient-ils pas crié que si Radagaise était vainqueur, c’est qu’il avait pris soin de se rendre les dieux favorables au moyen de ces sacrifices de chaque jour que la religion chrétienne interdit aux Romains? En effet, comme il s’avançait vers les lieux où il a été terrassé par la puissance divine, le bruit de son approche s’était partout répandu, et, si j’en crois ce qu’on disait à Carthage, les païens
1. Cette défaite de Radagaise eut lieu sous Honorius, l’an de Jésus-Christ 406. Voyez Orose, lib. VII, cap. 37.
pensaient, disaient et allaient répétant en tout lieu que, le roi des Goths ayant pour lui les dieux auxquels il immolait chaque jour des victimes, il était impossible qu’il fût vaincu par ceux qui ne voulaient offrir aux dieux de Rome, ni permettre qu’on leur offrît aucun sacrifice. Et maintenant ces malheureux ne rendent point grâces à la bonté infinie de Dieu qui, ayant résolu de punir les crimes des hommes par l’irruption d’un barbare, a tellement tempéré sa colère qu’il a voulu que Radagaise fût vaincu d’une manière miraculeuse. Il y avait lieu de craindre en effet qu’une victoire des Goths ne fût attribuée aux démons que servait Radagaise, et la conscience des faibles pouvait en être troublée; plus tard, Dieu a permis que Rome fût prise par Alaric, et encore est-il arrivé que les barbares, contre la vieille coutume de la guerre, ont épargné, par respect pour le christianisme, tous les Romains réfugiés dans les lieux saints, et se sont montrés ennemis si acharnés des démons et de tout ce culte où Radagaise mettait sa confiance, qu’ils semblaient avoir déclaré aux idoles une guerre plus terrible qu’aux hommes. Ainsi ce Maître et cet Arbitre souverain de l’univers a usé de miséricorde en châtiant les Romains, et fait voir par cette miraculeuse défaite des idolâtres que leurs sacrifices ne sont pas nécessaires au salut des empires, afin que les hommes sages et modérés ne quittent point la véritable religion par crainte des maux qui affligent maintenant le monde, mais s’y tiennent fermement attachés dans l’attente de la vie éternelle.
Si nous appelons heureux quelques empereurs chrétiens, ce n’est pas pour avoir régné longtemps, pour être morts paisiblement en laissant leur couronne à leurs enfants, ni pour avoir vaincu leurs ennemis du dehors ou réprimé ceux du dedans. Ces biens ou ces consolations d’une misérable vie ont été aussi le partage de plusieurs princes qui adoraient les démons, et qui n’appartenaient pas au royaume de Dieu, et il en a été ainsi par un conseil particulier de la Providence, afin que ceux qui croiraient en elle ne désirassent (114) pas ces biens temporels comme l’objet suprême de la félicité. Nous appelons les princes heureux quand ils font régner la justice, quand, au milieu des louanges qu’on leur prodigue ou des respects qu’on leur rend, ils ne s’enorgueillissent pas, mais se souviennent qu’ils sont hommes; quand ils soumettent leur puissance à la puissance souveraine de Dieu ou la font servir à la propagation du vrai culte, craignant Dieu, l’aimant, l’adorant et préférant à leur royaume celui où ils ne craignent pas d’avoir des égaux; quand ils sont lents à punir et prompts à pardonner, ne punissant que dans l’intérêt de l’Etat et non dans celui de leur vengeance, ne pardonnant qu’avec l’espoir que les coupables se corrigeront, et non pour assurer l’impunité aux crimes, tempérant leur sévérité par des actes de clémence et par des bienfaits, quand des actes de rigueur sont nécessaires; d’autant plus retenus dans leurs plaisirs qu’ils sont plus libres de s’y abandonner à leur gré; aimant mieux commander à leurs passions qu’à tous les peuples de la terre; faisant tout cela, non pour la vaine gloire, mais pour la félicité éternelle, et offrant enfin au vrai Dieu pour leurs péchés le sacrifice de l’humilité, de la miséricorde et de la prière. Voilà les princes chrétiens que nous appelons heureux, heureux par l’espérance dès ce monde, heureux en réalité quand ce que nous espérons sera accompli.
Le bon Dieu, voulant empêcher ceux qui l’adorent en vue de la vie éternelle de se persuader qu’il est impossible d’obtenir les royaumes et les grandeurs de la terre sans la faveur toute-puissante des démons, a voulu favoriser avec éclat l’empereur Constantin, qui, loin d’avoir recours aux fausses divinités, n’adorait que la véritable, et le combler de plus de biens qu’un autre n’en eût seulement osé souhaiter. Il a même permis que ce prince fondât une ville, compagne de l’empire, fille de Rome, mais où il n’y a pas un seul temple de faux dieux ni une seule idole. Son règne a été long 1; il a soutenu, seul, le poids
1. Constantin a régné trente et un ans. Voyez Orose, lib. VII, cap. 26.
immense de tout l’empire, victorieux dans toutes ses guerres et fortuné dans sa lutte contre les tyrans 1. Il est mort dans son lit, chargé d’années, et a laissé l’empire à ses enfants 2. Et maintenant, afin que les empereurs n’adoptassent pas le christianisme par la seule ambition de posséder la félicité de Constantin, au lieu de l’embrasser comme on le doit pour obtenir la vie éternelle, Dieu a voulu que le règne de Jovien fût plus court encore que celui de Julien 3, et il a même permis que Gratien tombât sous le fer d’un usurpateur 4: plus heureux néanmoins dans sa disgrâce que le grand Pompée, qui adorait les dieux de Rome, puisque Pompée ne put être vengé par Caton, qu’il avait laissé pour ainsi dire comme son héritier dans la guerre civile. Gratien, au contraire, par une de ces consolations de la Providence dont les âmes pieuses n’ont pas besoin, Gratien fut vengé par Théodose, qu’il avait associé à l’empire, de préférence à son propre frère 5, se montrant ainsi plus jaloux de former une association fidèle que de garder une autorité plus étendue.
Aussi Théodose ne se borna pas à être fidèle à Gratien vivant, mais après sa mort il prit sous sa protection son frère Valentinien, que Maxime, meurtrier de Gratien, avait chassé du trône; et avec la magnanimité d’un empereur vraiment chrétien, il entoura ce jeune prince d’une affection paternelle, alors qu’il lui eût été très-facile de s’en défaire, s’il eût eu plus d’ambition que de justice. Loin de là, il l’accueillit comme empereur et lui prodigua les consolations. Cependant, Maxime étant devenu redoutable par le succès de ses premières entreprises, Théodose, au milieu des inquiétudes que lui causait son ennemi, ne se laissa pas entraîner vers des curiosités sacriléges; il s’adressa à Jean, solitaire d’Egypte, que la renommée lui signalait comme rempli de l’esprit de prophétie, et reçut de lui
1. Les tyrans Maxime et Licinius.
2. Constance, Constantin et Constant. Voyez la Vie de Constantin le Grand par Eusèbe.
3. Jovien a régné sept mois, Julien dix-huit mois environ. Voyez Eutrope, lib. X, cap. 9.
4. Gratien fut tué par Andragathius, préfet du tyran Maxime. Voyez Orose, Hist., lib. VII, cap. 34.
5. Valentinien.
(115)
l’assurance de sa prochaine victoire. Il ne tarda pas, en effet, à vaincre le tyran Maxime, et aussitôt il rétablit le jeune Valentinien sur le trône. Ce prince étant mort peu après, par trahison ou autrement, et Eugène ayant été proclamé, sans aucun droit, son successeur, Théodose marcha contre lui, plein de foi en une prophétie nouvelle aussi favorable que la première, et défit l’armée puissante du tyran, moins par l’effort de ses légions que par la puissance de ses prières. Des soldats présents à la bataille m’ont rapporté qu’ils se sentaient enlever des mains les traits qu’ils dirigeaient contre l’ennemi; il s’éleva, en effet, un vent si impétueux du côté de Théodose, que non-seulement tout ce qui était lancé par ses troupes était jeté avec violence contre les rangs opposés, mais que les flèches de l’ennemi retombaient sur lui-même. C’est à quoi fait allusion le poète Claudien, tout ennemi qu’il est de la religion chrétienne, dans ces vers où il loue Théodose :
" O prince trop aimé de Dieu ! Éole arme en ta faveur ses légions impétueuses; la nature combat pour toi, et les vents conjurés accourent à l’appel de tes clairons 1 ".
Au retour de cette expédition, où l’événement avait répondu à sa confiance et à ses prophétiques prévisions, Théodose fit abattre certaines statues de Jupiter, qu’on avait élevées dans les Alpes, en y attachant contre lui je ne sais quels sortiléges, et comme ses coureurs, avec cette familiarité que permet la joie de la victoire, lui disaient en riant que les foudres d’or dont ces statues étaient armées ne leur faisaient pas peur, et qu’ils seraient bien aise d’en être foudroyés, il leur en fit présent de bonne grâce. Ses ennemis morts sur le champ de bataille., moins par ses ordres que par l’emportement du combat, laissaient des fils qui se réfugièrent dans une église, quoiqu’ils ne fussent pas chrétiens; il saisit cette occasion de leur faire embrasser le christianisme, montra pour eux une charité vraiment chrétienne, et loin de confisquer leurs biens, les leur conserva en y ajoutant des honneurs. Il ne permit à personne, après la victoire, d’exercer des vengeances particulières. Sa conduite dans la guerre civile ne ressembla nullement à celle de Cinna, de Marins, de Sylla et de tant d’autres, qui sans cesse recommençaient ce qui était fini; lui, au contraire, déplora la lutte quand elle prit
1. Paneg. de tert. Honor. cons., v. 96-98.
naissance, et ne voulut en abuser contre personne quand elle prit fin. Au milieu de tant de soucis, il fit dès le commencement de son règne des lois très-justes et très-saintes en faveur de l’Eglise, que l’empereur Valens, partisan des Ariens, avait violemment persécutée; c’était à ses yeux un plus grand honneur d’être un des membres de cette Eglise que d’être le maître de l’univers. Il fit abattre partout les idoles, persuadé que les biens mêmes de la terre dépendent de Dieu et non des démons. Mais qu’y a-t-il de plus admirable que son humilité, quand, après avoir promis, à la prière des évêques, de pardonner à la ville de Thessalonique, et s’être laissé entraîner à sévir contre elle par les instances bruyantes de quelques-uns de ses courtisans, rencontrant tout à coup devant lui la courageuse censure de l’Eglise, il fit une telle pénitence de sa faute que le peuple, intércédant pour lui avec larmes, fut plus affligé de voir la majesté de l’empereur humiliée qu’il n’avait été effrayé de sa colère. Ce sont ces bonnes oeuvres et d’autres semblables, trop longues à énumérer, que Théodose a emportées avec lui quand, abandonnant ces grandeurs humaines qui ne sont que vapeur et fumée, il est allé chercher la récompense que Dieu n’a promise qu’aux hommes vraiment pieux. Quant aux biens de cette vie, honneurs ou richesses, Dieu les donne également aux bons et aux méchants, comme il leur donne le monde, la lumière, l’air, l’eau, la terre et ses fruits, l’âme, le corps, les sens, la raison et la vie; et dans ces biens il faut comprendre aussi les empires, si grands qu’ils soient, que Dieu dispense selon -les temps dans les conseils de sa providence.
Il s’agit maintenant de répondre à ceux qui, étant convaincus par les preuves les plus claires que la multitude des faux dieux ne sert de rien pour obtenir les biens temporels, seuls objets que désirent les hommes de peu de sens, se réduisent à prétendre qu’il faut les adorer, non en vue des avantages de la vie présente, mais dans l’intérêt de la vie future. Quant aux païens obstinés qui persistent à les servir pour les biens de ce monde, et se plaignent de ce qu’on ne leur permet pas de s’abandonner à ces vaines et ridicules superstitions, je crois leur avoir assez répondu dans ces cinq livres. Au moment où je publiais les trois premiers, et quand ils étaient déjà entre (116) les mains de tout le monde, j’appris qu’on y préparait une réponse, et depuis j’ai été informé qu’elle était prête, mais qu’on attendait l’occasion de pouvoir la faire paraître sans danger. Sur quoi je dirai à mes contradicteurs de ne pas souhaiter une chose qui ne saurait leur être avantageuse. On se flatte aisément d’avoir répondu, quand on n’a pas su se taire. Et quelle source de paroles plus fertile que la vanité! mais de ce qu’elle peut toujours crier plus fort que la vérité, il ne s’ensuit pas qu’elle soit la plus forte. Qu’ils y pensent donc sérieusement; et si, jugeant la chose sans esprit de parti, ils reconnaissent par hasard qu’il est plus aisé d’attaquer nos principes par un bavardage impertinent et des plaisanteries dignes de la comédie ou de la satire, que par de solides raisons, qu’ils s’abstiennent de publier des sottises et préfèrent les remontrances des personnes éclairées aux éloges des esprits frivoles; que s’ils attendent l’occasion favorable, non pour dire vrai avec toute liberté, mais pour médire avec toute licence, à Dieu ne plaise qu’ils soient heureux à la manière de cet homme dont Cicéron dit si bien : " Malheureux, à qui il est permis de mal faire 1". Si donc il y a quelqu’un de nos adversaires qui s’estime heureux d’avoir la liberté de médire, nous pouvons l’assurer qu’il sera plus heureux d’en être privé, d’autant mieux que rien ne l’empêche, dès à présent, de venir discuter avec nous tant qu’il voudra, non pour satisfaire une vanité stérile, mais pour s’éclairer; et il ne dépendra pas de nous qu’il ne reçoive, dans cette controverse amicale, une réponse digne, grave et sincère.
1. Saint Augustin fait probablement allusion à un passage des Tusculanes, (lib. V, cap. 19).
(117)
Après avoir réfuté, dans les cinq livres qui précèdent, ceux qui veulent qu’on adore les dieux en vue des intérêts de la vie temporelle, saint Augustin discute contre ceux qui les adorent pour les avantages de la vie éternelle. C’est à quoi sont consacrés les cinq livres qui suivent. L’objet particulier de celui-ci est de faire voir quelle basse idée se faisait des dieux Varron lui-même, le plus autorisé entre les théologiens du paganisme. Saint Augustin, s’appuyant sur la division que fait cet écrivain de la théologie en trois espèces la théologie mythique, la théologie naturelle et la théologie civile, démontre que la théologie mythique et la théologie civile ne servent de rien pour la félicité de la vie future.
Je crois avoir assez réfuté, dans les cinq livres précédents, ceux qui pensent qu’on doit honorer d’un culte de latrie 1, lequel n’est dû qu’au seul vrai Dieu, toutes ces fausses divinités, convaincues par la religion chrétienne d’être de vains simulacres, des esprits immondes ou des démons, en un mot, des créatures et non le Créateur. Je n’ignore pas toutefois que ces cinq livres et mille autres ne puissent suffire à satisfaire les esprits opiniâtres. La vanité ne se fait-elle pas un point d’honneur de résister à toutes les forces de la vérité? et cependant le vice hideux de l’obstination tourne contre les malheureux mêmes qui en sont subjugués. C’est une maladie incurable, non par la faute du médecin, mais par celle du malade. Quant à ceux qui pèsent ce qu’ils ont lu et le méditent sans opiniâtreté, ou du moins sans trop d’attachement à leurs vieilles erreurs, ils jugeront, j’espère, que nous avons plus que suffisamment résolu la question pro. posée, et que le seul reproche qu’on nous puisse adresser est celui d’une surabondance excessive. Je crois aussi qu’ils se convaincront aisément que cette haine, qu’on excite contre la religion chrétienne à l’occasion des calamités et des bouleversements du monde, passion aveugle ressentie par des ignorants, mais que des hommes très-savants, possédés par une rage impie, ont soin de fomenter contre le témoignage de leur conscience, toute cette haine est l’ouvrage de la légèreté et du dépit, et n’a aucun motif raisonnable.
1. Nous avons dit plus haut (livre V, ch. 15) que la théologie chrétienne distingue deux sortes de cultes : le culte de dulie (du grec douleia), et le culte de latrie (du grec latreia). Sans insister sur les différences d’étymologie, nous emprunterons à saint Augustin lui-même (Quœst. in Exod., qu. 94) la définition précise de ces deux cultes On doit à Dieu, dit-il, le culte de doue à titre de Seigneur; on lui doit celui de latrie à titre de Dieu et à ce titre seul " . — Voyez plus loin le livre X, chap. 1.
Ayant donc à répondre maintenant, selon l’ordre que je me suis prescrit, à ceux qui soutiennent qu’il faut servir les dieux dans l’intérêt de la vie à venir et non pour les biens d’ici-bas, je veux entrer en matière par cet oracle véridique du saint psalmiste: " Heureux celui qui a mis son espérance dans le Seigneur et n’a point arrêté ses regards aux choses vaines et aux trompeuses folies 1 ". Toutefois, au milieu des vanités et des folies du paganisme, ce qu’il y a de plus supportable, c’est la doctrine des philosophes qui ont méprisé les superstitions vulgaires, tandis que la foule se prosternait aux pieds des idoles et,
tout en leur attribuant mille indignités, les appelait dieux immortels et leur offrait un culte et des sacrifices. C’est avec ces esprits d’élite qui, sans proclamer hautement leur pensée, l’ont au moins murmurée à demi-voix dans leurs écoles, c’est avec de tels hommes qu’il peut convenir de discuter cette question: faut-il adorer, en vue de la vie future, un seul Dieu , auteur de toutes les créatures spirituelles et corporelles, ou bien cette multitude de dieux qui n’ont été reconnus par les plus excellents et les plus illustres de ces philosophes qu’à titre de divinités secondaires créées par le Dieu suprême et placées de sa propre main dans les régions supérieures de l’univers 2?
Quant à ces dieux bien différents sur lesquels je me suis expliqué au quatrième livre 3, et dont l’emploi est restreint aux plus minces
1. Ps. XXXIX, 5.
2. Allusion à Platon. Voyez le Tirade, traduction française, pages 131 et suiv.
3. Chap. 11 e 21.
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objets, qui pourrait être reçu à soutenir qu’ils soient capables de donner la vie éternelle? En effet, ces hommes si habiles et si ingénieux, qui croient que le monde leur est fort obligé de lui avoir appris ce qu’il faut demander à chaque dieu, de peur que, par une de ces méprises ridicules dont on se divertit à la comédie, on ne soit exposé à demander de l’eau à Bacchus ou du vin aux nymphes 1, voudraient-ils que celui qui s’adresse aux nymphes pour avoir du vin, sur cette réponse: Nous n’avons que de l’eau à donner, adressez-vous à Bacchus, — s’avisât de répliquer: Si vous n’avez pas de vin, donnez-moi la vie éternelle ? — Se peut-il concevoir rien de plus absurde? et en supposant que les nymphes, au lieu de chercher, en leur qualité de démons, à tromper le malheureux suppliant, eussent envie de rire (car ce sont de grandes rieuses 2), ne pourraient-elles pas lui répondre: " Tu crois, pauvre homme, que nous disposons de la vie, nous qui ne disposons même pas de la vigne! " C’est donc le comble de la folie d’attendre la vie éternelle de ces dieux, dont les fonctions sont tellement partagées, pour les objets mêmes de cette vie misérable, et dont la puissance est si restreinte et si limitée qu’on ne saurait demander à l’un ce qui dépend de la fonction de l’autre, sans se charger d’un ridicule digne de la comédie. On rit quand des auteurs donnent sciemment dans ces méprises , mais il y a bien plus sujet de rire, quand des superstitieux y tombent par ignorance. Voilà pourquoi de savants hommes ont écrit des traités où ils déterminent pertinemment à quel dieu ou à quelle déesse il convient de s’adresser pour chaque objet qu’on peut avoir à solliciter: dans quel cas, par exemple, il faut avoir recours à Bac-chus, dans quel autre cas aux nymphes ou à Vulcain, et ainsi de tous les autres dont j’ai fait mention au quatrième livre, ou que j’ai cru devoir passer sous silence. Or, si c’est une erreur de demander du vin à Cérès, du pain à Bacchus, de l’eau à Vulcain et du feu aux nymphes, n’est-ce pas une extravagance de demander à aucun de ces dieux la vie éternelle?
Et en effet, si nous avons établi, en traitant aux livres précédents des royaumes de la
1. Voyez plus haut, livre IV, chap. 22.
2. Allusion à ce ver, de Virgile (Egl., III, V. 9): Et faciles nymphœ risere... Il est douteux que faciles ait ici le sens que lui donne saint Augustin. Voyez Servius ad . Aeneid., I, 1.
terrre, que les plus grandes divinités du paganisme ne peuvent pas même disposer des grandeurs d’ici-bas, je demande s’il ne faut pas pousser l’impiété jusqu’à la folie pour croire que cette foule de petits dieux seront capables de disposer à leur gré de la vie éternelle, supérieure, sans aucun doute et sans aucune comparaison, à toutes les grandeurs périssables? Car, qu’on ne s’imagine pas que leur impuissance à disposer des prospérités de la terre tient à ce que de tels objets sont au-dessous de leur majesté et indignes de leurs soins, non; si peu de prix qu’on doive attacher aux choses de ce monde, c’est l’indignité de ces dieux qui les a fait paraître incapables d’en être les dispensateurs. Or, si aucun d’eux, comme je l’ai prouvé, ne peut, petit ou grand, donner à un mortel des royaumes mortels comme lui, à combien plus forte raison ne saurait-il donner à ce mortel l’immortalité?
Il y a plus, et puisque nous avons maintenant affaire à ceux qui adorent les dieux, non pour la vie présente, mais pour la vie future, ils doivent tomber d’accord qu’il ne faut pas du moins les adorer en vue de ces objets particuliers qu’une vaine superstition assigne à chacun d’eux comme son domaine propre; car ce système d’attributions particulières n’a aucun fondement raisonnable, et je crois l’avoir assez réfuté. Ainsi, alors même que les adorateurs de Juventas jouiraient d’une jeunesse plus florissante, et que les contempteurs de cette déesse mourraient ou se flétriraient avant le temps; alors même que la Fortune barbue couvrirait d’un duvet agréable les joues de ses pieux serviteurs et refuserait cet ornement à tout autre ou ne lui donnerait qu’une barbe sans agrément, nous aurions toujours raison de dire que le pouvoir de ces divinités est enfermé dans les limites de leurs attributions, et par conséquent qu’on ne doit demander la vie éternelle ni à Juventas, qui ne peut même pas donner de la barbe, ni à la Fortune barbue, incapable aussi de donner cet âge où la barbe vient au menton. Si donc il n’est pas nécessaire de servir ces déesses pour obtenir les avantages dont on leur attribue la disposition (car combien ont adoré Juventas qui ont eu une jeunesse peu vigoureuse, tandis que d’autres, qui ne l’adorent pas, jouissent de la plus grande vigueur? et combien aussi invoquent la Fortune barbue sans avoir de barbe, ou l’ont si laide qu’ils (119) prêtent à rire à ceux qui l’ont belle sans l’avoir demandée ?), comment croire que le culte de ces dieux, inutile pour obtenir des biens passagers, où ils président uniquement, soit réellement utile pour obtenir la vie éternelle? Ceux-là mêmes ne l’ont pas osé dire, qui, pour les faire adorer du vulgaire ignorant, ont distribué à chacun son emploi, de peur sans doute, vu leur grand nombre, qu’il n’y en eût quelqu’un d’oisif.
Où trouver, sur cette matière, des recherches plus curieuses, des découvertes plus savantes, des études plus approfondies que dans Marcus Varron, en un mot, un traité mieux divisé, plus soigneusement écrit et plus complet? Malgré l’infériorité de son style, qui manque un peu d’agrément, il a tant de sens et de solidité, qu’en tout ce qui regarde les sciences profanes, que les païens nomment libérales, il satisfait ceux qui sont avides de choses, autant que Cicéron charme ceux qui sont avides de beau langage. J’en appelle à Cicéron lui-même, qui, dans ses Académiques nous apprend qu’il a discuté la question qui fait le sujet de son ouvrage, avec Varron 1, " l’homme, dit-il, le plus pénétrant du monde et sans aucun doute le plus savant". Remarquez qu’il ne dit pas le plus éloquent ou le plus disert, parce qu’à cet égard l’infériorité de Varron est grande, mais il dit le plus pénétrant, et ce n’est pas tout: car il ajoute, dans un livre destiné à prouver qu’il faut douter de tout: et sans aucun doute le plus savant, comme si le savoir de Varron était la seule vérité dont il n’y eût pas à douter, et qui pût faire oublier à l’auteur, au moment de discuter le doute académique, qu’il était lui-même académicien.
Dans l’endroit du premier livre où il vante les ouvrages de Varron, il s’adresse ainsi à cet écrivain: " Nous étions errants et comme étrangers dans notre propre pays; tes livres ont été pour nous comme des hôtes qui nous ont ramenés à la maison et nous ont
1. Les quatre livres des Académiques dédiés à Varron sont perdus sauf un fragment du livre premier.
appris à reconnaître notre nom et notre demeure. Par toi nous avons connu l’âge de notre patrie; par toi, l’ordre et la suite des temps; par toi, les lois du culte et les attributions des pontifes; par toi, la discipline privée et publique; par toi, la situation des lieux et des empires; par toi, les noms, les espèces et les fonctions des dieux; en un mot, les causes de toutes les choses divines et humaines 1 ". Si donc ce personnage si excellent et si rare, dont Térentianus a dit, dans un vers élégant et précis 2, qu’il était savant de tout point; si ce grand auteur, qui a tant lu qu’on s’étonne qu’il ait eu le temps d’écrire, et qui a plus écrit que personne ait peut-être jamais lu; si cet habile et savant homme avait entrepris de combattre et de ruiner les institutions dont il traite comme de choses divines, s’il avait voulu soutenir qu’il se trouvait en tout cela plus de superstition que de religion, je ne sais, en vérité, s’il aurait relevé plus qu’il n’a fait de choses ridicules, odieuses et détestables. Mais comme il adorait ces mêmes dieux, comme il croyait à la nécessité de les adorer, jusque-là qu’il avoue dans son livre la crainte qu’il a de les voir périr, moins par une invasion étrangère que par la négligence de ses concitoyens, et déclare expressément n’avoir d’autre but que de les sauver de l’oubli en les mettant sous la sauvegarde de la mémoire des gens de bien (précaution plus utile, en effet, que le dévouement de Métellus pour arracher la statue de Vesta à l’incendie 3, ou que celui d’Énée pour dérober ses dieux pénates à la ruine de Troie), comme une laisse pas toutefois de conserver à la postérité des traditions contraires à la piété, et à ce titre également réprouvées par les savants et par les ignorants, que pouvons-nous penser, sinon que cet écrivain, d’ailleurs si habile et si pénétrant, mais que le Saint-Esprit n’avait pas rendu à la liberté, succombait sous le poids de la coutume et des lois de son pays, et toutefois, sous prétexte de rendre la religion plus respectable, ne voulait pas faire ce qu’il y trouvait à blâmer?
1. Cicéron, Acad. quaest., lib. I, cap. 3.
2. Voyez le traité de Térentianus; De metris, section des vers phaleuques. -
3. Voyez plus haut, livre III, ch, 18.
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Les Antiquités de Varron 1 forment quarante et un livres: vingt-cinq sur les choses humaines et seize sur les choses divines. Le Traité des choses humaines est divisé en quatre parties, suivant que l’on considère les personnes, les temps, les lieux et les actions. Sur chacun de ces objets il y a six livres; en tout vingt-quatre, plus un premier livre, qui est une introduction générale. Varron suit le même ordre pour les choses divines: considérant tour à tour les personnes qui sacrifient aux dieux, les temps, les lieux où elles sacrifient et les sacrifices eux-mêmes, il maintient exactement cette distinction subtile et emploie trois livres pour chacun de ces quatre objets; ce qui fait en tout douze livres. Mais comme il fallait dire aussi à qui sont offerts les sacrifices, car c’est là le point le plus intéressant, il aborde cette matière dans les trois derniers livres, où il parle des dieux. Ajoutez ces trois livres aux douze précédents, et joignez-y encore un livre d’introduction sur les choses divines considérées en général, voilà les seize livres dont j’ai parlé. Dans ce qui regarde les choses divines, sur les trois livres qui traitent des personnes, le premier parle des pontifes; le second, des augures ; le troisième, des quindécemvirs 2. Aux trois suivants, qui concernent les lieux, Varron traite premièrement des autels privés; secondement, des temples; troisièmement, des lieux sacrés. Viennent ensuite les trois livres sur les temps, c’est-à-dire sur les jours de fêtes publiques, où il parle d’abord des jours fériés, puis des jeux scéniques. Enfin, les trois livres qui concernent les sacrifices traitent successivement des consécrations, des sacrifices domestiques et des sacrifices publics. Tout cela forme une espèce de pompe religieuse où les dieux marchent les derniers à la suite du cortége; car il reste encore trois livres pour terminer l’ouvrage: l’un sur les dieux certains, l’autre sur
1.Cet ouvrage est perdu, sauf quelques rares et courts fragments, tirés pour la plupart de saint Augustin.
2. On préposa d’abord deux magistrats nommés duumviri sacroram à la lecture des livres sacrés et à l’interprétation des oracles sibyllins. (Voyez Denys d’Halic., Antiq. lib. IV, cap. 62.) Plus tard on porta le nombre de ces magistrats à dix, decemviri sacrorum. (Voyez Tite-Live, livre VI, chap. 37, 42.) Enfin vers le temps de Sylla, il y eut quinze magistrats nommées quindecemviri sacrorum. Ce sont ceux dont parlent Vairon et salut Augustin. (Voyez Servius ad Aeneid., lib. VI, V. 73.)
les dieux incertains et le dernier sur les dieux principaux et choisis.
Il résulte déjà très-clairement de ce que nous avons dit, une conséquence qui deviendra plus claire encore par ce qui nous reste à dire: c’est que pour tout homme qui n’est point opiniâtre jusqu’à devenir ennemi de soi-même, il y aurait de l’impudence à s’imaginer que toutes ces belles et savantes divisions de Varron aient quelque pouvoir pour faire espérer la vie éternelle. Qu’est-ce, en effet, que tout cela, sinon des institutions tout humaines ou des inventions des démons? Et je ne parle pas des démons que les païens appellent bons démons; je parle de ces esprits immondes et sans contredit malfaisants, qui répandent en secret dans l’esprit des impies des opinions pernicieuses, et quelquefois les confirment ouvertement par leurs prestiges, afin d’égarer les hommes de plus en plus, et de les empêcher de s’unir à la vérité éternelle et immuable. Varron lui-même l’a si bien senti qu’il a placé dans son livre les choses humaines avant les choses divines, donnant pour raison que ce sont les sociétés qui ont commencé à s’établir, et qu’elles ont ensuite établi les cultes. Or, la vraie religion n’est point une institution de quelque cité de la terre; c’est elle qui forme la Cité céleste, et elle est inspirée par le vrai Dieu, arbitre de la vie éternelle, qui enseigne lui-même la vérité à ses adorateurs.
Varron avoue donc que s’il a placé les choses humaines avant les divines, c’est que celles-ci sont l’ouvrage des hommes, et voici comment il raisonne: " De même, dit-il, que le peintre existe avant son tableau et l’architecte avant son édifice, ainsi les sociétés existent avant les institutions sociales ". Il ajoute qu’il aurait parlé des dieux avant de parler des hommes, s’il avait voulu dans son livre embrasser toute la nature divine ; comme s’il ne traitait que d’une partie de la nature divine et non de cette nature tout entière ! et comme si même une partie de la nature divine ne devait pas être mise avant la nature (121) humaine! Mais puisque dans les trois livres qui terminent son ouvrage, il classe les dieux d’une façon si exacte en certains, incertains et choisis, ne semble-t-il pas avoir voulu ne rien omettre dans la nature divine? Que vient-il donc nous dire , que s’il eût embrassé la nature divine tout entière, il eût parlé des dieux avant de parler des hommes?car enfin, de trois choses l’une: ou il traite de touts la nature divine, ou bien il traite d’une partie, ou enfin ce dont il traite n’est rien de la nature divine. S’il traite de la nature divine tout entière, elle doit sans nul doute avoir sur la nature humaine la priorité; s’il traite d’une partie de la nature divine, pourquoi la priorité ne lui serait-elle pas acquise également? Est-ce que toute partie quelconque de la nature divine ne doit pas être mise au-dessus de la nature humaine? En tout cas, si c’est trop faire pour une partie de la nature divine que de la préférer à la nature humaine tout entière, du moins fallait-il la préférer à ce qui n’est qu’une partie des choses humaines, je veux dire aux institutions des Romains; car les livres de Varron regardent Rome et non pas toute l’humanité. Et cependant il croit bien faire d’ajourner les choses divines, sous prétexte que le peintre précède son tableau et l’architecte son édifice; n’est-ce pas avouer nettement que ce qu’il appelle choses divines n’est à ses yeux, comme la peinture et l’architecture, que l’ouvrage des hommes? Il ne reste donc plus que la troisième hypothèse, savoir, que l’objet de son traité n’est rien de divin, et voilà ce dont il ne serait pas convenu ouvertement, mais ce qu’il a peut-être voulu faire entendre aux esprits éclairés. En effet, il se sert d’une expression équivoque, qui veut dire, dans le sens ordinaire, que l’objet de son traité n’est pas toute la nature- divine, mais qui peut signifier aussi que ce n’est rien de vraiment divin. Dans le fait, s’il avait traité de toute la nature divine, le véritable ordre était, il en convient lui-même, de la placer avant la nature humaine; et comme il est clair d’ailleurs, sinon par le témoignage de Varron, du moins par l’évidence de la vérité, que dans le cas même où il n’aurait voulu traiter que d’une partie de la nature divine, elle devait encore avoir la priorité, il s’ensuit finalement que l’objet dont il traite n’a rien de véritablement divin. Dès lors, il ne faut pas dire que Varron a voulu préférer les choses humaines aux choses divines; il faut dire qu’il n’a pas voulu préférer des choses fausses à des choses vraies. Car dans ce qu’il écrit touchant les choses humaines, il suit l’ordre des événements, au lieu qu’en traitant des choses divines, qu’a-t-il suivi, sinon des opinions vaines et fantastiques? Et c’est ce qu’il a voulu finement insinuer, non-seulement par l’ordre qu’il a suivi, mais encore par la raison qu’il en donne. Peut-être, s’il eût suivi cet ordre sans en dire la raison, nierait-on qu’il ait eu aucune intention semblable; mais, parlant comme il fait, on ne peut lui supposer aucune autre pensée, et il a fait assez voir qu’il a voulu placer les hommes avant les institutions des hommes, et non pas la nature humaine avant la nature des dieux. Ainsi il a reconnu que l’objet de son traité des choses divines n’est pas la vérité qui a son fondement dans la nature, mais la fausseté qui a le sien dans l’erreur. C’est ce qu’il a déclaré ailleurs d’une façon plus formelle encore, comme je l’ai rappelé dans mon quatrième livre 1, quand il dit que s’il avait à fonder un Etat nouveau, il traiterait des dieux selon les principes de la nature; mais que, vivant dans un Etat déjà vieux, il ne pouvait que suivre la coutume.
Que signifie-cette division de la théologie ou science des dieux en trois espèces: l’une mythique, l’autre physique, et l’autre civile ? Le nom de théologie fabuleuse conviendrait assez à la première espèce, mais je veux bien l’appeler mythique, du grec muthos, qui signifie fable. Appelons aussi la seconde espèce indifféremment physique ou naturelle, puisque l’usage l’autorise 2 et, quant à la troisième espèce, à-la théologie politique, nommée par Varron civile, il n’y a pas de difficulté. Voici comment il s’explique à cet égard: " On appelle mythique la théologie des poëtes, physique, celle des philosophes, et civile, celle des peuples".— " Or", poursuit-il, " dans la première espèce de théologie, il se rencontre beaucoup de fictions contraires à la dignité
1. Au chap. 31.
2. On sait que le latin physicus vient du grec phusikos, naturel, dont la racine est phusis, nature.
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et à la nature des dieux immortels, comme, par exemple, la naissance d’une divinité qui
sort du cerveau d’une autre divinité, ou de sa cuisse, ou de quelques gouttes de son sang;
ou bien encore un dieu voleur, un dieu adultère, un dieu serviteur de l’homme. Et pour tout dire, on y attribue aux dieux tous les désordres où tombent les hommes et même les hommes les plus infâmes 1 ". Ainsi, quand Varron le peut, quand il l’ose, quand il parle avec la certitude de l’impunité, il s’explique sans détour sur l’injure faite à la divinité par les fables mensongères; car il ne s’agit pas ici de la théologie naturelle ou de la théologie civile, mais seulement de la théologie mythique, et c’est pourquoi il a cru pouvoir la censurer librement. Voyons maintenant son opinion sur la théologie naturelle : " La seconde espèce de théologie que j’ai distinguée, dit-il, a donné matière à un grand nombre de livres où les philosophes font des recherches suries dieux, sur leur nombre, le lieu de leur séjour, leur nature et leurs qualités : sont-ils éternels ou ont-ils commencé? tirent-ils leur origine du feu, comme le croit Héraclite, ou des nombres, suivant le système de Pythagore, ou des atomes, ainsi qu’Épicure le soutient? et autres questions semblables, qu’il est plus facile de discuter dans l’intérieur d’une école que dans le forum ". On voit que Varron ne trouve rien à redire dans cette théologie naturelle, propre aux philosophes; il remarque seu1ement la diversité de leurs opinions, qui a fait naître tant de sectes opposées, et cependant il bannit la théologie naturelle du forum et la renferme dans les écoles, tandis qu’il n’interdit pas au peuple la première espèce de théologie, qui est toute pleine de mensonges et d’infamies. O chastes oreilles du peuple, et surtout du peuple romain! elles ne peuvent entendre les discussions des philosophes sur les dieux immortels; mais que les poètes chantent leurs fictions, que- des histrions les jouent, que la nature des dieux soit altérée, que leur majesté soit avilie par des récits qui les font- tomber au niveau des hommes les, plus infâmes, on supporte tout cela; que dis-je? on l’écoute avec joie ; et on s’imagine que ces scandales sont agréables aux dieux et contribuent à les rendre favorables!
1. Comparez le sentiment de Varron sur les diverses espèces de théologie, avec celui du pontife Scévola (plus haut, livre IV, ch. 27)
On me dira peut-être: Sachons distinguer la théologie mythique ou fabuleuse et la théologie physique ou naturelle de la théologie civile, comme fait Varron lui-même, et cherchons ce qu’il pense de celle-ci. Je réponds qu’en effet il y a de bonnes raisons de mettre à part la théologie fabuleuse : c’est qu’elle est fausse, c’est qu’elle est infâme, c’est qu’elle est indigne; mais séparer la théologie naturelle de la théologie civile, n’est-ce pas avouer que la théologie civile est fausse? Si, en effet, la théologie civile est conforme à la nature, pourquoi écarter la théologie naturelle? Si elle ne lui est pas conforme, à quel titre la reconnaître pour vraie-? Et voilà pourquoi Varron a fait passer les choses humaines avant les choses divines; c’est qu’en traitant de celles-ci, il ne s’est pas conformé à la nature des dieux, mais aux institutions des hommes. Examinons toutefois cette théologie civile: " La troisième espèce de théologie, dit-il, est celle que les citoyens, et surtout les prêtres, doivent connaître et pratiquer. Elle consiste à savoir quels sont les dieux qu’il faut adorer publiquement, et à quelles cérémonies, à quels sacrifices chacun est, obligé". Citons encore ce qu’ajoute Varron : "La première espèce de théologie convient au théâtre, la seconde au monde, la troisième à la cité". Qui ne voit à laquelle des trois il donne la préférence? Ce ne peut être qu’à la seconde, qui est celle des philosophes. Elle se rapporte en effet au monde, et, suivant les philosophes, il n’y a rien de plus excellent que le monde. Quant aux deux autres espèces de théologie, celle du théâtre et celle de la cité, on ne sait s’il les distingue ou s’il les confond. En effet, de ce qu’un ordre de choses appartient à la cité, il ne s’ensuit pas qu’il appartienne au monde, quoique la cité soit dans le monde, et il peut arriver que sur de fausses opinions on croie et on adore dans la cité des objets qui ne sont ni dans le monde, ni hors du monde. Je demande en outre où est le théâtre, sinon dans la cité? et pourquoi on l’a établi, sinon à cause des jeux scéniques? et à quoi se rapportent les jeux scéniques, sinon aux choses divines, qui ont tant exercé la sagacité de Varron?
O Marcus Varron ! tu es le plus pénétrant et (123) sans aucun doute le plus savant des hommes, mais tu n’es qu’un homme, tu n’es pas Dieu, et même il t’a manqué d’être élevé par l’Esprit de Dieu à ce degré de lumière et de liberté qui rend capable de connaître et d’annoncer les choses divines; tu vois clairement qu’il faut séparer ces grands objets d’avec les folies et les mensonges des hommes; mais tu crains de heurter les fausses opinions du peuple et les superstitions autorisées par la coutume; et cependant, quand tu examines de près ces vieilles croyances, tu reconnais à chaque page et tu laisses partout éclater combien elles te paraissent contraires à la nature des dieux, même de ces dieux imaginaires tels que se les figure, parmi les éléments du monde, la faiblesse de l’esprit humain. Que fait donc ici le génie de l’homme et même le génie le plus excellent? A quoi te sert, Varron, toute cette science si variée et si profonde pour sortir de l’inévitable alternative où tu es placé? tu voudrais adorer les dieux de la nature et tu es contraint d’adorer ceux de la cité ! Tu as rencontré, à la vérité, d’autres dieux, les dieux de la fable, sur lesquels tu décharges librement ta réprobation; mais tous les coups que tu leur portes retombent sur les dieux de la politique. Tu dis, en effet, que les dieux fabuleux conviennent au théâtre, les dieux naturels au monde et les dieux civils à l’Etat; or, le monde n’est-il pas une oeuvre divine, tandis que le théâtre et l’Etat sont des oeuvres humaines; et les dieux dont on rit au théâtre ou à qui l’on consacre des jeux, sont-ils d’autres dieux que ceux qu’on adore dans les temples de l’Etat et à qui on offre des sacrifices? Combien il eût été plus sincère et même plus habile de diviser les dieux en deux classes, les dieux naturels et les dieux d’institution humaine, en ajoutant, quant à ceux-ci, que si les poètes et les prêtres n’en parlent pas de la même manière, il y ace point commun entre eux que ce qu’ils en disent est également faux et par conséquent également agréable aux démons, ennemis de la vérité!
Laissons donc un moment de côté la théologie physique ou naturelle, et dis-moi s’il te semble raisonnable de solliciter et d’attendre la vie éternelle de ces dieux de théâtre et de comédie? Le vrai Dieu nous garde d’une si monstrueuse et si sacrilége pensée! Quoi ! nous demanderions la vie éternelle à des diem qui se plaisent au spectacle de leurs crimes, cl qu’on ne peut apaiser que par ces infamies !
Non, personne ne poussera le délire jusqu’à se jeter dans cet abîme d’impiété. La vie éternelle ne peut donc s’obtenir ni par la théologie fabuleuse ni par la théologie civile. L’une, en effet, imagine des fictions honteuses et l’autre les protège; l’une sème, l’autre moissonne; l’une souille les choses divines par les crimes qu’elle invente à plaisir, l’autre met au rang des choses divines les jeux où ces crimes sont représentés; l’une célèbre en vers les fictions abominables des hommes, l’autre les consacre aux dieux mêmes par des fêtes solennelles; l’une chante les infamies des dieux et l’autre s’y complaît; l’une les dévoile ou les invente, l’autre les atteste pour vraies, ou, quoique fausses, y prend plaisir; toutes deux impures, toutes deux détestables, la théologie effrontée du théâtre étale son impudicité, et la théologie élégante de la cité se pare de cet étalage. Encore une fois, ira-t-on demander la vie éternelle à une théologie qui souille cette courte et passagère vie? ou, tout en avouant que la compagnie des méchants souille la vie temporelle par la contagion de leurs exemples, soutiendra-t-on que la société des démons, à qui l’on fait un culte de leurs propres crimes, n’a rien de contagieux ni de corrupteur? Si ces crimes sont vrais, que de malice dans les démons! s’ils sont faux, que de malice dans ceux qui les adorent!
Mais peut-être ceux qui ne sont point versés dans ces matières s’imagineront-ils que c’est seulement dans les poètes et sur le théâtre que la majesté divine est profanée par des fictions et des représentations abominables ou ridicules, et que les mystères où président, non des histrions, mais des prêtres, sont purs de ces turpitudes. Si cela était, on n’eût jamais
pensé qu’il fallût faire des infamies du théâtre des cérémonies honorables aux dieux, et jamais les dieux n’eussent demandé de tels honneurs. .Ce qui fait qu’on ne rougit point de les honorer ainsi sur la scène, c’est qu’on n’en rougit pas dans les temples. Aussi, quand Varron s’efforce de distinguer la théologie civile de la fabuleuse et de la naturelle, comme une troisième espèce, il donne pourtant assez à entendre qu’elle est plutôt mêlée de l’une et de l’autre que véritablement distincte de toutes deux. Il dit en effet que les fictions des poètes sont indignes de la croyance des peuples, et que les systèmes des philosophes sont au-dessus de leur portée. " Et cependant", (124) ajoute-t-il, " malgré la divergence de la théologie des poëtes et de celle des philosophes, on a beaucoup pris à l’une et à l’autre pour composer la théologie civile. C’est pourquoi, en traitant de celle-ci, nous indiquerons ce qu’elle a de commun avec la théologie des poètes, quoiqu’elle doive garder un lien plus intime avec la théologie des philosophes". La théologie civile n’est donc pas sans rapport avec la théologie des poètes. Il dit ailleurs, j’en conviens, que dans les généalogies des dieux, les peuples ont consulté beaucoup plus les poètes que les philosophes; mais c’est qu’il parle tantôt de ce qu’on doit faire, et tantôt de ce qu’on fait. Il ajoute que les philosophes ont écrit pour être utiles et les poëtes pour être agréables. Par conséquent, ce que les poètes ont écrit, ce que les peuples ne doivent point imiter, ce sont les crimes des dieux, et cependant c’est à quoi les peuples et les dieux prennent plaisir; car c’est pour faire plaisir et non pour être utiles que les poètes écrivent, de son propre aveu, ce qui ne les empêche pas d’écrire les fictions que les dieux réclament des peuples et que les peuples consacrent aux dieux.
Il est donc vrai que la théologie mythique, cette théologie de théâtre, toute pleine de turpitudes et d’indignités, se ramène à la théologie civile, de sorte que celle des deux qu’on réprouve et qu’on rejette n’est qu’une partie de celle qu’on juge digne d’être cultivée et pratiquée. Et quand je dis une partie, je n’entends pas une partie jointe à l’ensemble par un lien artificiel et comme attachée de force; j’entends une partie homogène unie à toutes les autres comme le membre d’un même corps. Voyez, en effet, les statues des dieux dans les temples; que signifient leurs figures, leur âge, leur sexe, leurs ornements, sinon ce qu’en disent les poètes? Si les poètes ont un Jupiter barbu et un Mercure sans barbe, les pontifes ne les ont-ils pas de même? Priape a-t-il des formes plus obscènes chez les histrions que chez les prêtres, et n’est-il pas, dans les temples où on adore l’image de sa personne, ce qu’il est sur le théâtre où on rit du spectacle de ses mouvements? Saturne n’est-il pas vieux et Apollon jeune sur les autels comme sur la scène? Pourquoi Forculus, qui préside aux portes, et Limentinus, qui préside au seuil, sont-ils mâles, tandis que Cardéa, qui veille sur les gonds, est femelle 1? N’est-ce pas dans les livres des choses divines qu’on lit tous ces détails que la gravité des poètes n’a pas jugé dignes de leurs chants? N’y a-t-il que la Diane des théâtres qui soit armée, et celle des temples est-elle vêtue en simple jeune fille? Apollon n’est-il joueur de lyre que sur la scène, et à Delphes ne l’est-il plus? Mais tout cela est encore honnête en comparaison du reste, Car Jupiter lui-même, quelle idée s’en sont faite ceux qui ont placé sa nourrice 2 au Capitole? n’ont-ils pas de la sorte confirmé le sentiment d’Évhémère 3, qui a soutenu, eu historien exact et non en mythologue bavard, que tous les dieux ont été originairement des hommes? Et de même ceux qui ont donné à Jupiter des dieux pour commensaux et pour parasites, n’ont-il pas tourné le culte des dieux en bouffonnerie? Supposez qu’un bouffon s’avise de dire que Jupiter a des parasites à sa table, on croira qu’il veut égayer le public. Eh bien! c’est Varron qui dit cela, et Varron ne veut pas faire rire aux dépens des dieux, il veut les rendre respectables; Varron ne parle pas des choses humaines, mais des choses divines, et ce dont il est question ce n’est pas le théâtre et ses jeux, c’est le Capitole et ses droits. Aussi bien la force de la vérité contraint Varron d’avouer que le peuple, ayant donné aux dieux la forme humaine, a été con(luit à se persuader qu’ils étaient sensibles aux plaisirs de l’homme.
D’un autre côté, les esprits du mal ne manquaient pas à leur rôle et avaient soin de confirmer par leurs prestiges ces pernicieuses superstitions. C’est ainsi qu’un gardien du temple d’Hercule, étant un jour de loisir et désoeuvré, se mit à jouer aux des tout seul, d’une main pour Hercule et de l’autre pour lui, avec cette condition que s’il gagnait, il se donnerait un souper et une maîtresse aux dépens du temple, et que si la chance tournait du côté d’Hercule, il le régalerait du souper et de la maîtresse à ses dépens. Ce fut Hercule qui gagna, et le gardien, fidèle à sa promesse,
1. Voyez plus haut, livre IV, chap. 9.
2. La chèvre Amalthée.
3. Evhémère, de Messine ou de Messène, florissait vers 314 avant Jésus-Christ. Il avait exposé sa théorie de l’origine des dieux dans un ouvrage intitulé Histoire sacrée, dont il ne reste rien, si ce n’est quelques fragmente de la traduction latine qu’en avait faite Ennius.
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lui offrit le souper convenu et la fameuse courtisane Larentina. Or, celle-ci, s’étant endormie dans le temple, se vit en songe entre les bras du dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qu’elle rencontrerait en sortant lui payerait la dette d’Hercule. Et en effet elle rencontra un jeune homme fort riche nommé Tarutius qui, après avoir vécu fort longtemps avec-elle, mourut en lui laissant tous ses biens. Maîtresse d’une grande fortune, Larentina, pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua le peuple romain son héritier; puis elle disparut, et on trouva son testament, en faveur duquel on lui décerna les honneurs divins 1.
Si les poëtes imaginaient de pareilles aventures et si les comédiens les représentaient, on ne manquerait pas de dire qu’elles appartiennent à la théologie mythique et n’ont rien à démêler avec la gravité de la théologie civile. Mais lorsqu’un auteur si célèbre rapporte ces infamies, non comme des fictions de poètes, mais comme la religion des peuples, non comme des bouffonneries de théâtre et de comédiens, mais comme les mystères sacrés du temple; quand, en un mot, il les rapporte, non à la théologie fabuleuse, mais à la théologie civile, je dis alors que ce n’est pas sans raison que les histrions représentent sur la scène les turpitudes des dieux, mais que c’est sans raison que les prêtres veulent donner aux dieux dans leurs mystères une honnêteté qu’ils n’ont pas. Quels mystères, dira-t-on? Je parle des mystères de Junon, qui se célèbrent dans son île chérie de Samos, où elle épousa Jupiter; je parle des mystères de Cérès, cherchant Proserpine enlevée par Pluton ; je parle des mystères de Vénus, où l’on pleure la mort du bel Adonis, son amant, tué par un sanglier; je parle enfin des mystères de la mère des dieux, où des eunuques, nommés Galles, déplorent dans leur propre infortune celle du charmant Atys, dont la déesse était éprise et qu’elle mutila par jalousie 2. En vérité, le théâtre a-t-il rien de plus obscène? et s’il en est ainsi, de quel droit vient-on nous dire que les fictions des poètes conviennent à la scène, et qu’il faut les séparer de la théologie civile
1. Saint Augustin s’appuie probablement ici sur le passage, aujourd’hui perdu, de Varron (De ling, lat., lib VI, § 23), où il était question des fêtes appelées Larentinalia. Voyez Plutarque, Quœst. Rom., qu. 35; et Lactance, Instit., lib. I, cap. 20.
2. Il s’agit ici des mystères de Cybèle, déesse d’origine phrygienne, dont les prêtres s’appelaient Galles, du nom d’un fleuve de Phrygie, suivant Pline, lib. V, cap. 22. Voyez Ovide, Fastes, liv. IV, vers 364 et suiv.; et plus bas saint Augustin, livre VII, ch. 25 et 26.
qui convient à l’Etat, comme on sépare ce qui est impur et honteux de ce qui est honnête et pur? Il faudrait plutôt remercier les comédiens d’avoir épargné la pudeur publique en ne dévoilant pas sur le théâtre toutes les impuretés que cachent les temples. Que penser de bon des mystères qui s’accomplissent dans les ténèbres, quand les spectacles étalés au grand jour sont si détestables? Au surplus, ce qui se pratique dans l’ombre par le ministère de ces hommes mous et mutilés, nos adversaires le savent mieux que nous; mais ce qu’ils n’ont pu laisser dans l’ombre, c’est la honteuse corruption de leurs misérables eunuques. Qu’ils persuadent à qui voudra qu’on fait des oeuvres saintes avec de tels instruments; car enfin ils ont mis les eunuques au nombre des institutions qui se rapportent à la sainteté. Pour nous, nous ne savons pas quelles sont les oeuvres des mystères, mais nous savons quels en sont les ouvriers; nous savons aussi ce qui se fait sur la scène, où jamais pourtant eunuque n’a paru, même dans le choeur des courtisanes, bien que les comédiens soient réputés infâmes
et que leur profession ne passe pas pour compatible avec l’honnêteté. Que faut-il donc penser de ces mystères où la religion choisit pour ministres des hommes que l’obscénité du
théâtre ne peut accueillir ?
Mais, dit-on, toutes ces fables ont un sens caché et des explications fondées sur la science de la nature, ou, pour prendre leur langage, des explications physiologiques 1. Comme s’il s’agissait ici de physiologie et non de théologie, de la nature et non de Dieu! Et sans doute, le vrai Dieu est Dieu par nature et non par opinion, mais il ne s’ensuit pas que toute nature soit Dieu; car l’homme, la bête, l’arbre, la pierre ont une nature, et Dieu n’est rien de tout cela 2. A ne parler en ce moment que des mystères de la mère des dieux, si le fond de ce système d’interprétation se réduit à prétendre que la mère des dieux est le symbole
1. Allusion évidente aux stoïciens qui ramenaient la mythologie à leur physiologie, c’est-à-dire à leur théologie générale de la nature.
2. Pour entendre ici saint Augustin, il faut se souvenir que les stoïciens identifiaient la nature et Dieu leur physiologie était panthéiste.
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de la terre, qu’avons-nous besoin d’une plus longue discussion? Est-il possible de donner plus ouvertement raison à ceux qui veulent que tous les dieux du paganisme aient été des hommes? N’est-ce pas dire que les dieux sont fils de la terre, que la terre est la mère des dieux? Or, dans la vraie théologie, la terre n’est pas la mère de Dieu, elle est son ouvrage. Mais qu’ils interprètent leurs mystères comme il leur plaira, ils auront beau vouloir les ramener à la nature des choses, il ne sera jamais dans la nature que des hommes servent des femmes; et ce crime, cette maladie, cette honte sera toujours une chose contre nature. Cela est si vrai qu’on arrache avec peine par les tortures aux hommes les plus vicieux l’aveu d’une prostitution dont on fait profession dans les mystères. Et d’ailleurs, si on excuse ces turpitudes, plus détestables encore que celles du théâtre, sous prétexte qu’elles sont des symboles de la nature, pourquoi ne pas excuser également les fictions des poètes? car on leur a appliqué le même système d’interprétation, et, pour ne parler que de la plus monstrueuse et la plus exécrable de ces fictions, celle de Saturne dévorant ses enfants, n’a-t-on pas soutenu que cela devait s’entendre du temps, qui dévore tout ce qu’il enfante, ou, selon Varron, des semences qui retombent sur la terre d’où elles sont sorties 1? Et cependant on donne à cette théologie le nom de fabuleuse, et malgré les interprétations les plus belles du monde, on la condamne, on la réprouve, on la répudie, et on prétend la séparer, non-seulement de la théologie physique, mais aussi de la théologie civile, de la théologie des cités et des peuples, sous prétexte que ses fictions sont indignes de la nature des dieux. Qu’est-ce à dire, sinon que les habiles et savants hommes qui ont écrit sur ces matières réprouvaient également du fond de leur âme la théologie fabuleuse et la théologie civile? mais ils osaient dire leur pensée sur la première et n’osaient pas la dire sur l’autre. C’est pourquoi, après avoir livré à la critique la théologie fabuleuse, ils ont laissé voir que la théologie civile lui ressemble parfaitement; de telle sorte qu’au lieu de préférer celle-ci à celle-là, on les rejetât toutes deux; et ainsi, sans effrayer ceux qui craignaient de nuire à
1. Selon Varron, Saturne vient de satus, semences. Voyez De lingua lat., lib. V, § 64. Comp. Cicéron, De nat. deor., lib. II, cap. 25; lib. III, cap. 24.
la théologie civile, on conduisait insensiblement les meilleurs esprits à substituer la théologie des philosophes à toutes les autres. En effet, la théologie civile et la théologie fabuleuse sont également fabuleuses et également civiles; toutes deux fabuleuses, si l’on regarde avec attention les folies et les obscénités de l’une et de l’autre; toutes deux civiles, si l’on considère que les jeux scéniques, qui sont du domaine de la théologie fabuleuse, font partie des fêtes des dieux et de la religion de l’Etat. Comment se fait-il donc qu’on vienne attribuer le pouvoir de donner la vie éternelle à ces dieux convaincus, par leurs statues et par leurs mystères, d’être semblables aux divinités ouvertement répudiées de la fable, et d’en avoir la figure, l’âge, le sexe, le vêtement, les mariages, les générations et les cérémonies : toutes choses qui prouvent que ces dieux ont été des hommes à qui l’on a consacré des fêtes et des mystères par l’instigation des démons, selon les accidents de leur vie et de leur mort, ou du moins que ces esprits immondes n’ont manqué aucune occasion d’insinuer dans les esprits leurs tromperies et leurs erreurs.
Que dire de ces attributions partagées entre les dieux d’une façon si minutieuse et si mesquine, et dont nous avons déjà tant parlé sans avoir épuisé la matière? Tout cela n’est-il pas plus propre à exciter les bouffonneries d’un comédien qu’à donner une idée de la majesté divine? Si quelqu’un s’avisait de donner deux nourrices à un enfant, l’une pour le faire manger et l’autre pour le faire boire, à l’exemple des théologiens qui ont employé deux déesses pour ce double office, Educa et Potina, ne le prendrait-on pas pour un fou qui joue chez lui une espèce de comédie? On nous dit encore que le nom de Liber vient de ce que, dans l’union des sexes, ce dieu aide les mâles à se délivrer de leur semence, et que le nom de Libera, déesse qu’on identifie avec Vénus, a une origine analogue, parce qu’on croit que les femelles ont aussi une semence à répandre, et c’est pour cela que dans le temple on offre à Liber les parties sexuelles de l’homme et à Libera celle de la femme 1. Ils ajoutent qu’on
1. Cicéron et Plutarque expliquent autrement les noms de Liber et de Libera. Voyez Cicéron, De nat. deor., lib. n, cap. 24; et Plutarque, Quœst. Rom., qu. 104. Voyez aussi Sénèque, De Benef., IV., cap. 8; et Arnobe, Contra gent., lib. V, p. 167 et seq.
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assigne à Liber les femmes et le vin, parce que c’est Liber qui excite les désirs. De là les incroyables fureurs des bacchanales, et Varron lui-même avoue que les bacchantes ne peuvent faire ce qu’elles font sans avoir l’esprit troublé. Aussi le sénat, devenu plus sage, vit cette fête de mauvais oeil et l’abolit 1. Peut-être en cette rencontre finit-on par reconnaître ce que peuvent les esprits immondes sur les moeurs des hommes, quand on les adore comme des dieux. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’on n’oserait rien faire de pareil sur les théâtres. On y joue, il est vrai, mais on n’y est pas ivre de fureur, encore que ce soit une sorte de fureur de reconnaître pour des divinités des esprits qui se plaisent à de pareils jeux.
Mais de quel droit Varron prétend-il établir une différence entre les hommes religieux et les superstitieux, sous prétexte que ceux-ci redoutent les dieux comme des ennemis, au lieu que ceux-là les honorent comme des pères, persuadés que leur bonté est si grande qu’il leur en coûte moins de pardonner à un coupable que de punir un innocent? Cette belle distinction n’empêche pas Varron de remarquer qu’on assigne trois dieux à la garde des accouchées, de peur que Sylvain ne vienne les tourmenter la nuit; pour figurer ces trois dieux, trois hommes font la ronde autour du logis, frappent d’abord le seuil de la porte avec une cognée, le heurtent ensuite avec un pilon, puis enfin le nettoient avec un balai, ces trois emblèmes de l’agriculture ayant pour effet d’empêcher Sylvain d’entrer; car c’est le fer qui taille et coupe les arbres, c’est le pilon qui tire du blé la farine, et c’est le balai qui sert à amonceler les grains; et de là tirent leurs noms : la déesse Intercidona, de l’incision faite par la cognée; Pilumnus, du pilon; Deverra, du balai; en tout trois divinités occupées à préserver les accouchées des violences de Sylvain. Ainsi la protection des divinités bienfaisantes ne peut prévaloir contre la brutalité d’un dieu malfaisant qu’à condition d’être trois contre un, et d’opposer à ce dieu âpre, sauvage et inculte comme les bois où il habite, les emblèmes de culture qui lui répugnent et le font fuir. Oh! l’admirable innocence ! Oh ! la parfaite concorde des dieux !
1. Voyez Tite-Live, lib. XXXIX, cap. 17, 18.
En vérité sont-ce là les dieux qui protégent les villes ou les jouets ridicules dont le théâtre se divertit?
Que le dieu Jugatinus préside à l’union des sexes, je le veux bien; mais il faut conduire l’épousée au toit conjugal, et voici le dieu Domiducus; il faut l’y installer, voici le dieu Domitius; et pour la retenir près de son mari, on appelle encore la déesse Manturna. N’est-ce point assez? épargnez, de grâce, la pudeur humaine ! laissez faire le reste dans le secret, à l’ardeur de la chair et du sang. Pourquoi, quand les paranymphes eux-mêmes se retirent, remplir la chambre nuptiale d’une foule de divinités? Est-ce pour que l’idée de leur présence rende les époux plus retenus? non; c’est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Prèma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape 1. Qu’est-ce à dire? s’il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse? n’était-ce pas assez de Vénus, puisque c’est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu’une femme cesse d’être vierge? S’il reste aux hommes une pudeur que n’ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l’ouvrage, n’éprouveront-ils pas une confusion qui dimninuera l’ardeur d’un des époux et accroîtra la résistance de l’autre? D’ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l’épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l’empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda? Qu’elle rougisse, qu’elle sorte, qu’elle laisse quelque chose à faire au mari; car il est inconvenant qu’un autre que lui s’acquitte de cet office. Aussi bien, si l’on souffre sa présence, c’est sans doute qu’elle est déesse; car si elle était divinité mâle, si elle était le dieu Pertundus, le mari alors, pour sauver l’honneur de sa femme, aurait plus de sujet d’appeler au secours contre lui, que les accouchées contre Sylvain. Mais que dire d’une autre divinité, cette fois trop mâle, de Priape, qui reçoit la nouvelle épousée
1. Rapprochez la description de saint Augustin de celle de Tertullien, Adv. Nat., lib. II, cap. 11. Voyez aussi Arnobe, Contr. Gent., lib. IV, p. 124; et Lactance, Inst.., lib. I, cap. 20.
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sur ses genoux obscènes et monstrueux, suivant la très-décente et très-pieuse coutume des matrones? Nos adversaires ont beau jeu après cela d’épuiser les subtilités pour distinguer la théologie civile de la théologie fabuleuse, la cité du théâtre, les temples de la scène, les mystères sacerdotaux des fictions poétiques, comme on distinguerait l’honnêteté de la turpitude, la vérité du mensonge, la gravité du badinage, le sérieux du bouffon, ce qu’on doit rechercher de ce qu’on doit fuir. Nous devinons leur pensée; ils ne doutent pas au fond de l’âme que la théologie du théâtre et de la fable ne dépende de la théologie civile, et que les fictions des poètes ne soient un miroir fidèle de la théologie civile vient se réfléchir? Que font-ils donc? n’osant condamner l’original, ils se donnent carrière à réprouver son image, afin que les lecteurs intelligents détestent à la fois le portrait et l’original. Les dieux, au surplus, trouvent le miroir si fidèle qu’ils se plaisent à s’y regarder, et qui voudra bien les connaître devra étudier à la fois la théologie civile où sont les originaux, et la théologie fabuleuse où sont les copies. C’est pour cela que les dieux ont forcé leurs adorateurs, sous de terribles menaces, à leur dédier les infamies de la théologie fabuleuse, à les solemniser en leur honneur et à les mettre au rang des choses divines; par où ils ont laissé voir clairement qu’ils ne sont que des esprits impurs, et qu’en faisant d’une théologie livrée au mépris une dépendance et un membre de la théologie respectée, ils ont voulu rendre les pontifes complices des trompeuses fictions des poëtes. De savoir maintenant si la théologie païenne comprend encore une troisième partie, c’est une autre question; il me suffit, je pense, d’avoir montré, en suivant la division de Varron, que la théologie du théâtre et la théologie de la cité sont une seule et même théologie, et puisqu’elles sont toutes deux également honteuses, également absurdes, également pleines d’erreurs et d’indignités, il s’ensuit que toutes les personnes pieuses doivent se garder d’attendre de celle-ci ou de celle-là la vie éternelle.
Enfin, Varron lui-même, dans son dénombrement des dieux, part du moment où l’homme est conçu : il met en tête Janus, et, parcourant la longue suite des divinités qui prennent soin de l’homme jusqu’à la plus extrême vieillesse, il termine cette série par la déesse Naenia, c’est-à-dire par l’hymne qu’on chante aux funérailles des vieillards. Il énumère ensuite d’autres divinités dont l’emploi ne se rapporte pas directement à l’homme, mais aux choses dont il fait usage, comme le vivre, le vêtement et les autres objets nécessaires à la vie; or, dans la revue scrupuleuse où il marque la fonction propre de chaque dieu et l’objet particulier pour lequel il faut s’adresser à lui, nous ne voyons aucune divinité qui soit indiquée ou nommée comme celle à qui l’on doit demander la vie éternelle, l’unique objet pour lequel nous sommes chrétiens. Il faudrait donc avoir l’esprit singulièrement dépourvu de clairvoyance pour ne pas comprendre que, quand Varron développe et met au grand jour avec tant de soin la théologie civile, quand il fait voir sa ressemblance avec la théologie fabuleuse, et donne enfin assez clairement à entendre que cette théologie, si méprisable et si décriée, est une partie de la théologie civile, son dessein est d’insinuer aux esprits éclairés qu’il faut les rejeter toutes deux et s’en tenir à la théologie naturelle, à la théologie des philosophes, dont nous parlerons ailleurs plus amplement au lieu convenable et avec l’assistance de Dieu.
Mais si Varron n’a pas osé répudier ouvertement la théologie civile, quelque peu différente qu’elle soit de la théologie scénique, cette liberté d’esprit n’a pas manqué à Sénèque, qui florissait au temps des Apôtres, comme l’attestent certains documents 1. Timide dans sa conduite, ce philosophe ne l’a pas été dans ses écrits. En effet, dans le livre qu’il a publié contre les superstitions 2, il critique la théologie civile avec plus de force et d’étendue que Varron n’avait fait de la théologie fabuleuse. Parlant des statues des dieux: " On
1. Que Sénèque ait vécu au temps des Apôtres, ce n’est pas matière à conjecture; c’est un fait connu et certain, pour saint Augustin comme pour nous. Il est donc probable que les documenta dont il est question ici sont les prétendues lettres de Sénèque à saint Paul. Nous voyons, par un autre passage de saint Augustin (Epist., 153, n. 14), qu’il ne doutait pas de l’authenticité de ces lettres, restées suspectes à la critique.
2. Cet ouvrage de Sénèque, mentionné aussi par Tertullien dans son Apologétique, ch. 12, n’est pas parvenu jusqu’à nous.
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fait servir, dit-il, une matière vile et insensible à représenter la majesté inviolable des dieux immortels; on nous les montre sous la figure d’hommes, de bêtes, de poissons; on ose même leur donner des corps à double sexe, et ces objets, qui seraient des monstres s’ils étaient animés, on les appelle des dieux ! " lien vient ensuite à la théologie naturelle, et après avoir rapporté les opinions de quelques philosophes, il se fait l’objection que voici : " Quelqu’un dira: me fera-t-on croire que le ciel et la terre sont des dieux, qu’il y a des dieux au-dessus de la lune et d’autres au dessous?Et comment écouter patiemment Platon et Straton le Péripatéticien, l’un qui fait Dieu sans corps, l’autre qui le fait sans âme ? " A quoi Sénèque répond: "Trouvez- vous mieux votre compte dans les institutions de Titius Tatius ou de Romulus ou de Tullus Hostilins? Titus Tatius a élevé des autels à la déesse Cloacina et Romulus aux dieux Picus et Tibérinus; Hostilius a divinisé la Peur et la Pâleur, qui ne sont autre chose que de violentes passions de l’homme, celle-là un mouvement de l’âme interdite, celle-ci un mouvement du corps, pas même une maladie, une simple altération du visage " . Aimez-vous mieux, demande Sénèque, croire à de telles divinités, et leur donnerez-vous une place dans le ciel? Mais il faut voir avec quelle liberté il parle de ces mystères aussi cruels que scandaleux: " L’un, dit-il, se re tranche les organes de la virilité; l’autre se fait aux bras des incisions. Comment craindre la colère d’une divinité quand on se la rend propice par de telles infamies? Si les dieux veulent un culte de cette espèce, ils n’en méritent aucun. Quel délire, quelle aveugle fureur de s’imaginer qu’on fléchira les dieux par des actes qui répugneraient à la cruauté des hommes! Les tyrans, dont la férocité traditionnelle a servi de sujet aux tragédies, ont fait déchirer les mamelles de leurs victimes; ils ne les ont pas obligées de se déchirer de leurs propres mains. 0na mutilé des malheureux pour les faire servir aux voluptés des rois; mais il n’a jamais été commandé à un esclave de se mutiler lui-même. Ces insensés, au-contraire, se déchirent le corps au milieu des temples, et leur prière aux dieux, ce sont des blessures et du sang. Examinez à loisir ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d’honneur, d’hommes libres, d’esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n’étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens "
Sénèque rappelle ensuite avec le même courage ce qui se passe en plein Capitole, et, en vérité, de pareilles choses, si elles ne sont pas une folie, ne peuvent être qu’une dérision. En effet, dans les mystères d’Egypte, on pleure Osiris perdu, puis on se réjouit de l’avoir retrouvé et sans avoir, après tout, rien retrouvé ni perdu, on fait paraître la même joie et la
même douleur que si tout cela était le plus vrai du monde: " Toutefois, dit Sénèque, cette
fureur a une durée limitée; on peut être fou une fois l’an; mais montez au Capitole, vous
rougirez des extravagances qui s’y commettent et de l’audace avec laquelle la folie s’étale en
public. L’un montre à Jupiter les dieux qui viennent le saluer, l’autre lui annonce l’heure qu’il est; celui-ci fait l’office d’huissier, celui-là joue le rôle de parfumeur et agite ses bras
comme s’il répandait des essences. Junon et Minerve ont leurs dévotes, qui, sans se tenir
près de leurs statues et même sans venir dans leurs temples, ne laissent pas de remuer les
doigts à leur intention, en imitant les mouvements des coiffeuses. il y en a qui tiennent le
miroir; d’autres prient les dieux de s’intéresser à leurs procès et d’assister aux plaidoiries ; tel autre leur présente un placet ou leur explique son affaire. Un ancien comédien en chef, vieillard décrépit, jouait chaque jour ses rôles au Capitole, comme si un acteur abandonné des hommes était encore assez bon pour les dieux. Enfin, il se trouve là toute une troupe d’artisans de toute espèce qui travaille pour les dieux immortels ". Un peu après,
Sénèque ajoute encore : "Toutefois, si ces sortes de gens rendent à la divinité des services inutiles, du moins ne lui en rendent-ils pas de honteux. Mais il y a des femmes qui viennent s’asseoir au Capitole, persuadées que Jupiter est amoureux d’elles, et Junon elle-même, fort colérique déesse, à ce qu’assurent les poëtes, Junon ne leur fait pas peur ".
Varron ne s’est pas expliqué avec cette liberté; il n’a eu de courage que pour réprouver la théologie fabuleuse, laissant à Sénèque l’honneur de battre en brèche la théologie
1. Voyez encore dans Sénèque la lettre XCV.
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civile. A vrai dire pourtant, les temples où se font ces turpitudes sont plus détestables encore
que les théâtres, où on se contente de les figurer. C’est pourquoi Sénèque veut que le sage, en matière de théologie civile, se contente de cette adhésion tout extérieure qui n’engage pas les sentiments du coeur. Voici ses propres paroles : " Le sage observera toutes ces pratiques comme ordonnées par les lois et non comme agréables aux dieux ". Et quelques lignes plus bas : " Que dirai-je des alliances que nous formons entre les dieux, où la bienséance même n’est pas observée, puisqu’on y marie le frère avec la soeur? Nous donnons Bellone à Mars, Vénus à Vulcain, Salacie à Neptune. Nous laissons d’autres divinités dans le célibat, faute sans doute d’un parti sortable ; et cependant les veuves ne manquent pas, comme Populonia,
Fulgora, Rumina, qui ne doivent pas, j’en conviens, trouver aisément des maris. Il faudra donc se résigner à adorer cette ignoble troupe de divinités, qu’une longue superstition n’a cessé de grossir; mais nous n’ou huerons pas que si nous leur rendons un culte, c’est pour obéir à la coutume plutôt qu’à la vérité n. Sénèque avoue donc que ni les lois ni la coutume n’avaient rien institué dans la théologie civile qui fût agréable aux dieux ou conforme à la vérité ; mais, bien que la philosophie eût presque affranchi son âme, il ne laissait pas d’honorer ce qu’il censurait, de faire ce qu’il désapprouvait, d’adorer ce qu’il avait en mépris, et cela parce qu’il était membre du sénat romain. La philosophie lui avait appris à ne pas être superstitieux devant la nature, mais les lois et la coutume le tenaient asservi devant la société; il ne montait pas sur le théâtre, mais il imitait les comédiens dans les temples : d’autant plus coupable qu’il prenait le peuple pour dupe, tandis qu’un comédien divertit les spectateurs et ne les trompe pas.
CHAPITRE XI.
SENTIMENT DE SÉNÈQUE SUR LES JUIFS.
Entre autres superstitions de la théologie civile, ce philosophe condamne les cérémonies des Juifs et surtout leur sabbat, qui lui parait une pratique inutile, attendu que rester le septième jour sans rien faire, c’est perdre la septième partie de la vie, outre le dommage qui peut en résulter dans les nécessités urgentes. Il n’a osé parler toutefois, ni en bien ni en mal, des chrétiens, déjà grands ennemis des Juifs, soit qu’il eût peur d’avoir à les louer contre la coutume de sa patrie, soit aussi peut-être qu’il ne voulût pas les blâmer contre sa propre inclination. Voici comme il s’exprime touchant les Juifs: " Les coutumes de cette nation détestable se sont propagées avec tant de force qu’elles sont reçues parmi toutes les nations ; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs". Sénèque s’étonnait, parce qu’il ignorait les voies secrètes de la Providence. Recueillons encore son sentiment sur les institutions religieuses des Hébreux : " Il en est parmi eux, dit-il, qui connaissent la raison de leurs rites sacrés mais la plus grande partie du peuple agit sans savoir ce s qu’elle fait". Mais il est inutile que j’insiste davantage sur ce point, ayant déjà expliqué dans mes livres contre les Manichéens1, et me proposant d’expliquer encore en son lieu dans le présent ouvrage, comment ces rites sacrés ont été donnés aux Juifs par l’autorité divine, et comment, au jour marqué, la même autorité les a retirés à ce peuple de Dieu qui avait reçu en dépôt la révélation du mystère de la vie éternelle.
Si ce que j’ai dit dans le présent livre ne suffit pas pour prouver que l’on ne doit demander la vie éternelle à aucune des trois théologies appelées par les Grecs mythique, physique et politique, et par les Latins, fabuleuse, naturelle et civile, si on attend encore quelque chose, soit de la théologie fabuleuse, hautement réprouvée par les païens eux-mêmes, soit de la théologie civile, toute semblable à la fabuleuse et plus détestable encore, je prie qu’on ajoute aux considérations précédentes toutes celles que j’ai développées plus haut, singulièrement dans le quatrième livre où j’ai prouvé que Dieu seul peut donner la félicité. Supposez, en effet, que la félicité fût une déesse, pourquoi les hommes adoreraient-ils une autre qu’elle en vue de la vie éternelle?
1. Voyez surtout les trente-trois livres Contre Fauste.
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Mais comme elle est un don de Dieu, et non pas une déesse, quel autre devons-nous invoquer que le Dieu dispensateur de la félicité, nous qui soupirons après la vie éternelle ofi réside la félicité véritable et parfaite? Or, il me semble qu’après ce qui a été dit, personne ne peut plus douter de l’impuissance où sont ces dieux honorés par de si grandes infamies, et plus infâmes encore que le culte exigé par eux, de donner à personne la félicité que nous cherchons. Or, qui ne peut donner la félicité, comment donnerait-il la vie éternelle, qui n’est qu’une félicité sans fin? Vivre dans les peines éternelles avec ces esprits impurs, ce n’est pas vivre, c’est mourir éternellement. Car quelle mort plus cruelle que cette mort où on ne meurt pas? Mais comme il est de la nature de l’âme, ayant été faite immortelle, tic conserver toujours quelque vie, la mort suprême pour elle, c’est d’être séparée de la vie de Dieu dans un supplice éternel. D’où il suit que celui-là seul donne la vie éternelle, c’est-à-dire la vie toujours heureuse, qui donne le véritable bonheur. Concluons que, les dieux de la théologie civile étant convaincus de ne pouvoir nous rendre heureux, il ne faut les adorer ni pour les biens temporels, comme nous l’avons fait voir dans nos cinq premiers livres, ni à plus forte raison pour les biens éternels, comme nous venons de le montrer dans celui-ci. Au surplus, comme la coutume jette dans les âmes de profondes racines, si quelqu’un n’est pas satisfait de ce que j’ai dit précédemment contre la théologie civile, je le prie de lire attentivement le livre que je vais y ajouter, avec l’aide de Dieu. (132)
Argument. — Saint Augustin s’attache à l’examen des dieux choisis de la théologie civile, Janus, Jupiter, Saturne et les autres; il démontre que le culte rendu à ces dieux n’est d’aucun usage pour acquérir la félicité éternelle.
Si je m’efforce de délivrer les âmes des fausses doctrines qu’une longue et funeste erreur y a profondément enracinées, coopérant ainsi de tout mon pouvoir, avec le secours d’en haut, à la grâce de celui qui peut tout faire, parce qu’il est le vrai Dieu, j’espère que ceux de mes lecteurs, dont l’esprit plus prompt et plus perçant a jugé les six précédents livres suffisants pour cet objet, voudront bien écouter avec patience ce qui me reste à dire encore, et, en considération des personnes moins éclairées, ne pas regarder comme superflu ce qui pour eux n’est pas nécessaire. Il ne s’agit point ici d’une question de médiocre importance:
il faut persuader aux hommes que ce n’est point pour les biens de cette vie mortelle, fragile et légère comme une vapeur, que le vrai Dieu veut être servi, bien qu’il ne laisse pas de nous donner tout ce qui est ici-bas nécessaire à notre faiblesse, mais pour la vie bienheureuse de l’éternité.
Que le caractère de la divinité ou (pour mieux rendre le mot grec Teotes) de la déité ne se trouve pas dans la théologie civile exposée en seize livres par Varron, en d’autres termes, que les institutions religieuses du paganisme ne servent de rien pour conduire à la vérité éternelle, c’est ce dont quelques-uns n’auront peut-être pas été entièrement convaincus par ce qui précède; mais j’ai lieu de croire qu’après avoir lu ce qui va suivre ils n’auront plus aucun éclaircissement à désirer. Les personnes que j’ai en vue ont pu en effet, s’imaginer qu’on doit au moins servir pour la vie bienheureuse, c’est-à-dire pou la vie éternelle, ces dieux choisis que Varron a réservés pour son dernier livre et dont j’ai encore très-peu parlé. Or, je me garderai de leur opposer ce mot plus mordant que vrai de Tertullien : " Si on choisit les dieux comme on fait les oignons, tout ce qu’on ne prend pas est de rebut ". Non, je ne dirai pas cela, car il peut arriver que même dans une élite on fasse encore un choix pour quelque fin plus excellente et plus relevée, comme à la guerre on s’adresse pour un coup de main aux jeunes soldats et parmi eux aux plus braves. De même, dans l’Église, quand on fait choix de certains hommes pour être pasteurs, ce n’est pas à dire que le reste des fidèles soit réprouvé, puisqu’il n’en est pas un qui n’ait droit au nom d’élu. C’est ainsi encore qu’en construisant un édifice on choisit les grosses pierres pour les angles, sans pour cela rejeter les autres, qui trouvent également leur emploi; et enfin, quand on réserve certaines grappes de raisin pour les manger, on n’en garde pas moins les autres pour en faire du vin. Il est inutile de pousser plus loin les exemples. Je dis donc qu’il ne s’ensuit pas, de ce que dans la multitude des dieux païens on en a distingué quelques-uns, qu’il y ait à blâmer ni l’auteur qui rapporte ce choix, ni ceux qui l’ont fait, ni les divinités préférées : il s’agit seulement d’examiner quelles sont ces divinités et pourquoi elles ont été l’objet d’une préférence.
Voici les dieux choisis que Varron a compris en un seul livre: Janus, Jupiter, Saturne, Génius, Mercure, Apollon, Mars, Vulcain, Neptune, le Soleil, Orcus, Liber, la Terre, Cérès, Junon, la Lune, Diane, Minerve, Vénus et Vesta; vingt en tout, douze mâles et huit femelles. Je demande pourquoi ces divinités sont appelées choisies: est-ce parce qu’elles
1. Tertullien, Contra Nation., lib. II, cap. 9.
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ont des fonctions d’un ordre supérieur dans l’univers ou parce qu’elles ont été plus connues des hommes et ont reçu de plus grands honneurs? Si c’est la grandeur de leurs emplois qui les distingue, on ne devrait pas les trouver mêlées dans cette populace d’autres divinités chargées des soins les plus bas et les plus minutieux. Par où commencent, en effet, les petites fonctions réparties entre tous ces petits dieux? à la conception d’un enfant. Or, Janus intervient ici pour ouvrir une issue à la semence. La matière de cette semence regarde Saturne. Il faut aussi Liber pour aider l’homme à s’en délivrer et Libera, qu’ils identifient avec Vénus, pour rendre à la femme le même service. Tous ces dieux sont au nombre des dieux choisis ; mais voici Mena, qui préside aux mois des femmes, déesse assez peu connue, quoique fille de Jupiter 1. Et cependant Varron, dans le livre des dieux choisis, confère cet emploi à Junon, qui n’est pas seulement une divinité d’élite, mais la reine des divinités; toute reine qu’elle soit, elle n’en préside pas moins aux mois des femmes, conjointement avec Mena, sa belle-fille. Je trouve encore ici deux autres dieux des plus obscurs, Vitumnus et Sentinus, dont l’un donne la vie, et l’autre le sentiment au nouveau-né 2. Aussi bien, si peu considérables qu’ils soient, ils font beaucoup plus que toutes ces autres divinités patriciennes et choisies; car sans la vie et le sentiment, qu’est-ce, je vous prie, que ce fardeau qu’une femme porte dans son sein, sinon un misérable mélange très-peu différent de la poussière et du limon?
D’où vient donc que tant de dieux choisis se sont abaissés à de si petits emplois, au point même de jouer un rôle moins considérable que des divinités obscures, telles que Vitumnus et Sentinus? Voilà Janus, dieu choisi, qui introduit la semence et lui ouvre pour ainsi dire la porte; voilà Saturne, autre dieu choisi,
1. Sur la déesse Mena, voyez plus haut, livre VI, ch. 9, et livre IV, ch. II.
2. Comparez Tertullien, Contra Nat., lib, II, cap. 11.
qui fournit la semence même; voilà Liber, encore un dieu choisi, qui aide l’homme à s’en délivrer, et Libera, qu’on appelle aussi Cérès ou Vénus, qui rend à la femme le même service; enfin, voilà la déesse choisie Junon, qui procure le sang aux femmes pour l’accroissement de leur fruit, et elle ne fait pas seule cette besogne, étant assistée de Mena, fille de Jupiter; or, en même temps, c’est un Vitumnus, un Sentinus, dieux obscurs et sans gloire, qui donnent la vie et le sentiment : fonctions éminentes, qui surpassent autant celles des autres dieux que la vie et le sentiment sont surpassés eux-mêmes par l’intelligence et la raison. Car autant les êtres intelligents et raisonnables l’emportent sur ceux qui sont réduits, comme les bêtes, à vivre et à sentir, autant les êtres vivants et sensibles l’emportent sur la matière insensible et sans vie. Il était donc plus juste de mettre au rang des dieux choisis Vitumnus et Sentinus, auteurs de la vie et du sentiment, que Janus, Saturne, Liber et Libera, introducteurs, pourvoyeurs ou promoteurs d’une vile semence qui n’est rien tant qu’elle n’a pas reçu le sentiment et la vie. N’est-il pas étrange que ces fonctions d’élite soient retranchées aux dieux d’élite pour être conférées à des dieux très-inférieurs en dignité et à peine connus? On répondra peut-être que Janus préside à tout commence. ment et qu’à ce titre on est fondé à lui attribuer la conception de l’enfant; que Saturne préside à toute semence et qu’en cette qualité il a droit à ce que la semence de l’homme ne soit pas retranchée de ses attributions; que Liber et Libera président à l’émission de toute semence, et que par conséquent celle qui sert à propager l’espèce humaine tombe sous leur juridiction; que Junon, enfin, préside à toute purgation, à toute délivrance, et que dès lors elle ne peut rester étrangère aux purgations et à la délivrance des femmes; soit, mais alors que répondra-t-on sur Vitumnus et Sentinus, quand je demanderai si ces dieux président, oui ou non, à tout ce qui a vie et sentiment? Dira-t-on qu’ils y président?c’est leur donner une importance infinie; car, tandis que tout ce qui naît d’une semence naît dans la terre ou sur la terre, vivre et sentir, suivant les païens, sont des priviléges qui s’étendent jusqu’aux astres mêmes dont ils ont fait autant de dieux. Dira-t-on, au contraire, que le pouvoir de Vitumnus et de Sentinus se termine (134) aux êtres qui vivent dans la chair et qui sentent par des organes? mais alors pourquoi le dieu qui donne la vie et le sentiment à toutes choses ne les donne-t-il pas aussi à la chair? pourquoi toute génération n’est-elle pas comprise dans son domaine? et qu’est-il besoin de Vitumnus et de Sentinus? Que si le dieu de la vie universelle a confié à ces petits dieux, comme à des serviteurs, les soins de la chair, comme choses basses et secondaires, d’où vient que tous ces dieux choisis sont si mal pourvus de domestiques, qu’ils n’ont pu se décharger aussi sur eux de mille détails infimes, et qu?en dépit de toute leur dignité, ils ont été obligés de vaquer aux mêmes fonctions que les divinités du dernier ordre ? Ainsi Junon, déesse choisie, reine des dieux, soeur et femme de Jupiter, partage, sous le nom d’Iterduca, le soin de conduire les enfants avec deux déesses de la plus basse qualité, Abéona et Adéona 1. On lui adjoint encore la déesse Mens 2, chargée de donner bon esprit aux enfants, et qui néanmoins n’a pas été mise au rang des divinités choisies, quoiqu’un bon esprit soit assurément le plus beau présent qu’on puisse faire à l’homme. Chose singulière! l’honneur qu’on refuse à Mens, on l’accorde à Junon Iterduca et Domiduca 3, comme s’il servait de quelque chose de ne pas s’égarer en chemin et de revenir chez soi, quand on n’a pas l’esprit comme il faut. Certes, la déesse qui le rend bien fait méritait d’être préférée à Minerve, à qui on a donné, parmi tant de menues fonctions, celle de présider à la mémoire des enfants. Qui peut douter qu’il ne vaille beaucoup mieux avoir un bon esprit que de posséder la meilleure mémoire? Nul ne saurait être méchant avec un bon esprit, au lieu qu’il y a de très-méchantes personnes qui ont une mémoire admirable, et elles sont d’autant plus méchantes qu’elles peuvent moins oublier leurs méchantes pensées. Cependant Minerve est du nombre des dieux choisis, tandis que Mens est perdue dans la foule des petits dieux. Que n’aurais-je pas à dire de la Vertu et de la Félicité, si je n’en avais déjà beaucoup parlé au quatrième livre? On en a fait des déesses, et néanmoins on n’a pas voulu les mettre au rang des divinités d’élite, bien qu’on y mît Mars et Orcus, dont
1. Voyez plus haut, livre IV, ch. 21.
2. On sait que Mens signifie esprit, intelligence.
3. Junon était appelée Domiduca (ducere, conduire, domi, à la maison) comme conduisant l’épousée à la maison conjugale.
l’un est chargé de faire des morts et l’autre de les recevoir. Puis donc que nous voyons les dieux d’élite confondus dans ces fonctions mesquines avec les dieux inférieurs, comme des membres du sénat avec la populace, et que même quelques-uns de ces petits dieux ont des offices plus importants et plus nobles que les dieux qu’on appelle choisis, il s’ensuit que ceux-ci n’ont pas mérité leur rang par la grandeur de leurs emplois dans le gouvernement du monde, mais qu’ils ont eu seulement la bonne fortune d’être plus connus des peuples. C’est ce qui fait dire à Varron lui-même qu’il est arrivé à certains dieux et à certaines déesses du premier ordre de tomber dans l’obscurité, comme cela se voit parmi les hommes. Mais alors, si on a bien fait de ne pas placer la Félicité parmi les dieux choisis, parce que c’est le hasard et non le mérite qui a donné à ces dieux leur rang, au moins fallait-il placer avec eux, et même au-dessus d’eux, la Fortune, qui passe pour dispenser au hasard ses faveurs. Évidemment elle avait droit à la première place parmi les dieux choisis; c’est envers eux, en effet, qu’elle a montré ce dont elle est capable, tous ces dieux ne devant leur grandeur ni à l’éminence de leur vertu, ni à une juste félicité, mais à la puissance aveugle et téméraire de la Fortune, comme parlent ceux qui les adorent. N’est-ce pas aux dieux que fait allusion l’éloquent Salluste, quand il dit: " La Fortune gouverne le monde; c’est elle qui met tout en lumière et qui obscurcit tout, plutôt par caprice que par raison 1 ". Je défie les païens, en effet, d’assigner la raison qui fait que Vénus est en lumière, tandis que la Vertu, déesse comme elle et d’un tout autre mérite, est dans l’obscurité. Dira-t-on que l’éclat de Vénus vient de la masse de ses adorateurs, beaucoup plus nombreux, en effet, que ceux de la Vertu? mais alors pourquoi Minerve est-elle si renommée, et la déesse Pecunia si inconnue 2 ? car assurément la science est beaucoup moins recherchée parles hommes que l’argent, et entre ceux qui cultivent les sciences et les arts, il en est bien peu qui ne s’y proposent la récompense et le gain. Or, ce qui importe avant tout, c’est la fin qu’on poursuit en faisant une chose, plutôt que la chose même qu’on fait, Si donc l’élection des
1. Salluste, Conj. Catil., cap. 8.
2. La déesse Pecunia n’avait point de temple. Voyez Juvénal, Sat. I, v.113, 114.
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dieux a dépendu de la populace ignorante, pourquoi la déesse Pecunia n’a-t-elle pas été préférée à Minerve, la plupart des hommes ne travaillant qu’en vue de l’argent? et si, au contraire, c’est un petit nombre de sages qui a fait le choix, pourquoi la Vertu n’a-t-elle pas été préférée à Vénus, quand la raison lui donne une préférence si marquée? La Fortune tout au moins, qui domine le monde, au sentiment de ceux qui croient à son immense pouvoir, la Fortune, qui met au grand jour ou obscurcit toute chose plutôt par caprice que par raison, s’il est vrai qu’elle ait eu assez de puissance sur les dieux eux-mêmes pour les rendre à son gré célèbres ou obscurs, la Fortune, dis-je, devrait occuper parmi les dieux choisis la première place. Pourquoi ne ta-t-elle pas obtenue? serait-ce qu’elle a eu la fortune contraire ? Voilà la fortune contraire à elle-même; la voilà qui sait tout faire pour élever les autres et ne sait rien faire pour soi.
Je concevrais qu’un esprit amoureux de l’éclat et de la gloire félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât comme heureux, s’il pouvait ignorer que cette grandeur même leur est plus honteuse qu’honorable. En effet, la foule des petites divinités est protégée contre l’opprobre par son obscurité bien qu’il soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux occupés aux différents emplois que leur a départis la fantaisie humaine : semblables à l’armée des petits fermiers d’impôts 1, ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun met un peu du sien, quand il suffirait d’un habile homme pour l’achever; mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude d’ouvriers, c’était de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa part de l’oeuvre avec promptitude et facilité, au lieu d’acquérir par un long et pénible labeur le talent d’accomplir l’oeuvre tout entière. Quoi qu’il en soit, il en est fort peu parmi ces petits dieux dont la réputation
1. Selon Ducange, ces petits fermier, d’impôts, minuscularii, dont parle saint Augustin, servaient d’intermédiaires entre les contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l’entreprise générale de l’impôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius.
ait souffert quelque atteinte, au lieu, qu’on aurait de la peine à citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des petits; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas qu’on dise rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif et partagea avec lui son royaume, d’où prirent naissance les deux villes de Janiculum et de Saturnia 1; mais les païens, empressés de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux, ont déshonoré l’image de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer sa vie; ils l’ont représenté avec un corps double et monstrueux, ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard qu’il a fallu donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux n’en ayant pas assez pour rougir de leur turpitude?
Mais écoutons les explications physiques dont ils se servent pour couvrir des apparences d’une doctrine profonde la turpitude de leurs misérables superstitions. Varron prétend que les statues des dieux, leurs attributs et leurs ornements ont été institués par les anciens, afin que les esprits initiés au sens mystérieux de ces symboles pussent, en les voyant, s’élever à la contemplation de l’âme du monde et de ses parties, c’est-à-dire à la connaissance des dieux véritables. Si on a représenté la divinité sous une figure humaine, c’est, selon lui, parce que l’esprit qui anime le corps de l’homme est semblable à l’esprit divin. Supposez, dit-il, qu’on se serve de différents vases pour distinguer les dieux, un oenophore 2 placé dans le temple de Bacchus servira à désigner le vin; le contenant sera le signe du contenu; c’est ainsi qu’une statue de forme humaine est le symbole de l’âme raisonnable dont le corps humain est comme le vase et qui par son essence est semblable à l’âme des
1. Voyez Ovide, Fastes, livre I, vers 365 et seq.; et Virgile, Enéide, livre VIII, vers 357, 358.
2. Vase pour conserver ou transporter du vin.
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dieux. Voilà les mystères de doctrine où Varron avait pénétré et qu’il a voulu révéler au monde. Mais, je vous le demande, ô habile homme! n’auriez-vous pas égaré dans ces profondeurs le sens judicieux qui vous faisait dire tout à l’heure que les premiers instituteurs du culte des idoles ont ôté aux peuples la crainte pour la remplacer par la superstition, et que les anciens qui n’avaient point d’idoles adoraient les dieux d’un culte plus pur? C’est l’autorité de ces vieux Romains qui vous a donné la hardiesse de parler de la sorte à leurs descendants, et peut-être si l’antiquité eût adoré des idoles, eussiez-vous enseveli dans un silence discret cet hommage à la vérité, et célébré d’une voix plus pompeuse encore et plus complaisante les mystères de sagesse cachés sous une vaine et pernicieuse idolâtrie. Et cependant tous ces mystères n’ont pu élever votre âme, malgré les trésors de science et de lumière que nous aimons à y reconnaître et qui redoublent nos regrets, jusqu’à la connaissance de son Dieu, de ce Dieu qui est son principe créateur et non sa substance, dont elle n’est point une partie, mais une production, qui n’est pas l’âme de toutes choses, mais l’auteur de toutes les âmes et la source unique de la béatitude pour celles qui se montrent touchées de ses dons. — Au surplus, que signifient au fond et que valent les mystères du paganisme ? c’est ce que nous aurons tout à l’heure à examiner de près. Constatons, dès ce moment, cet aveu de Varron, que l’âme du monde et ses parties sont les dieux véritables; d’où il suit que toute sa théologie, même la naturelle qu’il tient en si haute estime, ne s’est pas élevée au-dessus de l’idée de l’âme raisonnable. Il s’étend du reste fort peu sur cette théologie naturelle dans le livre où il en parle, et nous verrons si, avec ses explications physiologiques, il parvient à y ramener cette partie de la théologie civile qui regarde les dieux choisis. S’il le fait, toute la théologie sera théologie naturelle; et alors quel besoin d’en séparer si soigneusement la théologie civile? Veut-il que cette séparation soit légitime? en ce cas, la théologie naturelle, qui lui plaît si fort, n’étant déjà pas la théologie vraie, puisqu’elle s’arrête à l’âme et ne s’élève pas jusqu’au vrai Dieu, créateur de l’âme, à combien plus forte raison la théologie civile sera-t-elle méprisable ou fausse, puisqu’elle s’attache presque uniquement à la nature corporelle, comme on pourra le voir par quelques-unes des savantes et subtiles explications que j’aurai à citer dans la suite.
Varron dit encore, dans son introduction à la théologie naturelle, qu’il croit que Dieu est l’âme du monde ou du cosmos, comme parlent les Grecs, et que ce monde est Dieu; mais de même qu’un homme sage, quoique formé d’une âme et d’un corps, est appelé sage à cause de son âme, ainsi le monde est appelé Dieu à cause de l’âme qui le gouverne, bien qu’il soit également composé d’une âme et d’un corps. Il semble ici que Varron reconnaisse en quelque façon l’unité de Dieu; mais pour faire en même temps la part du polythéisme, il ajoute que le monde est divisé en deux parties, le ciel et la terre, le ciel en deux autres, l’éther et l’air, la terre, de même, en eau et en continent; que l’éther occupe la région la plus haute, l’air la seconde, l’eau la troisième, la terre enfin la plus basse région; que ces quatre éléments sont l’emplis d’âmes, le feu et l’air d’âmes immortelles, l’eau et la terre d’âmes mortelles; que dans l’espace qui s’étend depuis la limite circulaire du ciel jusqu’au cercle de la lune habitent les âmes éthérées, qui sont les astres et les étoiles, dieux célestes, visibles aux sens en même temps qu’intelligibles à la raison; qu’entre la sphère lunaire et la partie de l’air où se forment les nuées et les vents habitent les âmes aériennes, que l’esprit conçoit sans que les yeux les puissent voir, c’est-à-dire les héros, les lares, les génies; voilà l’abrégé que nous offre Varron de sa théologie naturelle qui est aussi celle d’un grand nombre de philosophes. Nous aurons à l’examiner à fond, quand ce qui nous reste à dire sur la théologie civile relativement aux dieux choisis aura été conduit à bonne fin, avec la grâce de Dieu.
Je demande d’abord ce que c’est que Janus, (137) qu’on place à la tête de ces dieux choisis? on me dit: c’est le monde. Voilà une réponse courte et claire assurément; mais pourquoi n’attribue-t-on à Janus que le commencement des choses, tandis qu’on en réserve la fin à un autre dieu nommé Terme? car c’est pour cela, dit-on, qu’en dehors des dix mois qui s’écoulent de mars à décembre, on a consacré deux mois à ces divinités, janvier à Janus et février à Terme; d’où vient aussi que les Terminales se célèbrent en février et qu’il s’y fait une cérémonie expiatrice appelée Februum , laquelle a donné au mois son nom 1. Quoi donc! est-ce à dire que le commencement des choses appartienne à Janus et que la fin ne lui appartienne pas, étant réservée à un autre dieu? Mais n’est-il pas reconnu des païens que tout ce qui prend commencement en ce monde y prend également fin ? Voilà une dérision étrange de ne donner à ce dieu qu’une demi-puissance dans la réalité, tandis qu’on donne à sa statue un double visage! Ne serait-ce pas une explication plus heureuse de cet emblème, de dire que Janus et Terme sont un seul et même dieu dont une face répond au commencement des choses et l’autre à leur fin? car on ne peut agir sans considérer ces deux points. Quiconque, en effet, perd de vue le commencement de son action, ne saurait en prévoir la fin, et il faut que l’intention qui regarde l’avenir se lie à la mémoire qui regarde le passé. Autrement, après avoir oublié par où on a commencé, on ne sait plus par où finir. Dira-t-on que si la vie bienheureuse commence dans le monde, elle s’achève ailleurs, et que c’est pour cela que Janus, qui est le monde, n’a de pouvoir que sur les commencements? mais à ce compte on aurait dû mettre le dieu Terme au-dessus de Janus, au lieu de l’écarter du nombre des divinités choisies; et même dès cette vie, où l’on partage le commencement et la fin des choses entre Jan us et Terme, Terme aurait dû être plus honoré que Janus. C’est en effet quand on touche au terme d’une entreprise qu’on éprouve le plus de joie. Les commencements sont pleins d’inquiétude, et l’âme n’est tranquille qu’en voyant la fin de son action; c’est à la fin qu’elle tend ; c’est la fin qu’elle désire, qu’elle espère, qu’elle appelle de ses voeux, et il n’y a de triomphe
1. Vairon cite cette cérémonie comme une institution de Numa (De lingua lat., lib. VI, § 13). Sur la fête des Terminales, voyez Ovide, Fastes, livre II, V. 639 et suiv.
pour elle que dans le complet achèvement.
Mais voyons un peu comment on explique cette statue à double face. On dit que Janus a deux visages, l’un devant, l’autre derrière, parce que notre bouche ouverte a quelque ressemblance avec la forme du monde, ce qui fait que les Grecs ont appelé le palais de la bouche ouranos (ciel), comme aussi quelques poètes latins ont donné au ciel le nom de palais 1. Ce n’est pas tout : notre bouche ouverte a deux issues, l’une extérieure du côté des dents; l’autre intérieure vers le gosier. E! voilà ce qu’on a fait du monde avec un mot grec ou poétique qui signifie palais 2! Mais quel rapport y a-t-il entre tout cela et l’âme et la vie éternelle ? Qu’on adore ce dieu seulement pour la salive qui entre ou sort sous le ciel du palais, je le veux bien ; mais quoi de plus absurde à des gens incapables de trouver dans le monde deux portes opposées l’une à l’autre et servant à y introduire les choses du dehors et à en rejeter celles du dedans, que de vouloir, de notre bouche et de notre gosier auxquels le monde ne ressemble en rien, figurer le monde sous les traits de Janus, à cause du palais seul auquel Janus ne ressemble pas davantage? D’autre part, quand on lui donne quatre faces en le nommant double Janus, on veut y voir un emblème des quatre parties du monde; comme si le monde regardait quelque chose hors de soi ainsi que Janus regarde par ses quatre visages ! Et puis, si Janus est le monde et si le monde a quatre parties, il s’ensuit que le Janus à deux faces est une fausse image, ou si elle est vraie en ce sens que l’Orient et l’Occident embrassent le monde entier, l’emblème ne laisse pas d’être faux à un autre point de vue; car en considérant les deux autres parties du monde, le Septentrion et le Midi, nous ne disons pas que le monde est double, comme on appelle double le Janus à quatre visages. Toujours est-il que si on a trouvé dans la bouche de l’homme une analogie avec le Janus à double visage, on ne
1. Allusion à cette expression d’Ennius : le palais du ciel, rapportée par Cicéron, De nat. deor., lib.II, cap. 18.
2. On ne trouve nulle part, ni dans Plutarque, ni dans Macrobe, ni dans Servius, aucune trace de cette étrange théorie du dieu Janus, que saint Augustin paraît emprunter à Varron.
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saurait trouver dans le monde rien qui ressemble aux quatre portes figurées par les quatre visages de Janus; à moins que Neptune n’arrive au secours des interprètes, tenant à la main un poisson qui, outre la bouche et le gosier, nous présente à droite et à gauche la double ouverture de ses ouïes. Et cependant, avec toutes ces portes, il n’en est pas une seule par laquelle l’âme puisse échapper aux vaines superstitions, à moins qu’elle n’écoute la vérité, qui a dit : " Je suis la porte 1 ".
Je voudrais encore savoir quel est ce Jovis qu’ils nomment aussi Jupiter. C’est, disent-ils, le dieu de qui dépendent les causes de tout ce qui se fait dans le monde. Voilà une fonction admirable et dont Virgile exprime fort bien la grandeur dans ce vers célèbre
" Heureux qui a pu connaître les causes des choses 2! "
Mais d’où vient qu’on place Jupiter après Janus? Que le docte et pénétrant Varron nous réponde là-dessus : " C’est, dit-il, que Janus gouverne le commencement des choses, et Jupiter leur accomplissement. Il est donc juste que Jupiter soit estimé le roi des dieux; car si l’accomplissement a la seconde place dans l’ordre du temps, il a la première dans l’ordre de l’importance ". Cela serait vrai s’il s’agissait ici de distinguer dans les choses l’origine et le terme de leur développement. Ainsi, partir est l’origine d’une action, arriver en est le terme; l’étude est une action qui commence et qui-se termine à la science; or partout, en général, le commencement n’est le premier qu’en date et la perfection est dans la fin. C’est un procès déjà vidé entre Janus et Terme 3 mais les causes dont on donne le gouvernement à Jupiter sont des principes efficients et non des effets; et il est impossible, même dans l’ordre du temps, que les effets et les commencements des effets soient avant les causes; car ce qui fait une chose est toujours antérieur à la chose qui est faite. Qu’importe donc que les commencements soient gouvernés par Jan us? ils n’en sont pas pour cela
1. Jean. X, 9.
2. Géorg. liv. II, V. 490.
3. Voyez plus haut le chap. VII.
antérieurs aux causes efficientes gouvernées par Jupiter; car de même que rien n’arrive, rien aussi ne commence qui ne soit précédé d’une cause. Si donc c’est ce dieu, arbitre de toutes les causes et de tout ce qui existe et arrive dans la nature, que l’on salue du nom de Jupiter et que l’on adore par tant d’opprobres et d’infamies, je, dis qu’il y a là une impiété plus grande qu’à ne reconnaître aucun dieu, Ne serait-il pas, en effet, préférable d’appeler Jupiter quelque objet digne de ces adorations honteuses, quelque fantôme, par exemple, comme celui qu’on présenta, dit-on, à Saturne à la place de son enfant, plutôt que de se figurer un dieu tout à la fois tonnant et adultère, maître du monde et asservi à l’impudicité, disposant de toutes les causes des actions naturelles et ne sachant pas donner des causes légitimes à ses propres actions?
Je demanderai ensuite, en supposant que Janus soit le monde, quel sera le rôle de Jupiter parmi les dieux? Varron n’a-t-il pas déclaré que les vrais dieux sont l’âme du monde et ses parties? par conséquent tout ce qui n’est pas cela n’est pas vraiment dieu. Dira-t-on que Jupiter est l’âme du monde et que Janus. en est le corps, c’est-à-dire qu’il est le monde visible? Mais à ce compte Janus n’est pas vraiment dieu, puisqu’il est accordé par nos adversaires que la divinité consiste, non dans le corps du monde, mais dans l’âme du monde et dans ses parties; et c’est ce qui a fait dire nettement à Varron que Dieu, pour lui, n’est autre chose que l’âme du monde, et que si le monde lui-même est appelé Dieu, c’est au même sens où un homme est appelé sage à cause de son âme, bien qu’il soit composé d’une âme et d’un corps; ainsi le monde, quoique formé d’une âme et d’un corps, doit à son âme seule d’être appelé dieu. D’où il suit que le corps du monde, pris isolément, n’est pas dieu; il n’y a de divin que l’âme toute seule, ou la réunion de l’âme et du corps, de telle façon pourtant que dans cette réunion même, la divinité vienne de l’âme et non pas du corps. Si donc Janus est le monde, et si Janus est dieu, comment Jupiter sera-t-il dieu, à moins d’être une partie de Janus? Or, on a coutume, au contraire, d’attribuer l’univers entier à Jupiter, d’où vient ce mot du poète:
" …Tout est plein de Jupiter 1 ".
1. Virgile, Eglogues, III, V, 60
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Si donc on veut que Jupiter soit dieu, bien plus qu’il soit le roi des dieux, il faut nécessairement qu’il soit le monde, afin de pouvoir régner sur les autres dieux, c’est-à-dire sur ses propres parties. Voilà sans doute en quel sens Varron, dans cet autre ouvrage qu’il a composé sur le culte des dieux, rapporte les deux vers suivants de Valérius Soranus 1:
" Jupiter tout-puissant, père et mère des rois, des choses et des dieux, dieu unique, embrassant tous les dieux ".
Varron explique en son traité que le mâle est ici le principe qui répand la semence, et la femelle celui qui la reçoit; or, Jupiter étant le monde, toute semence vient de lui et rentre en lui : " C’est pourquoi, ajoute Varron, Soranus appelle Jupiter père et mère, et fait de lui tout ensemble l’unité et le tout; car " le monde est un et cet un comprend tout 2".
Si donc Janus est le monde, et si Jupiter l’est aussi, pourquoi, n’y ayant qu’un seul monde, Janus et Jupiter sont-ils deux dieux? pourquoi ont-ils chacun son temple et ses autels, ses sacrifices et ses statues? Dira-t-on qu’autre chose est la vertu des commencements, autre chose celle des causes, et que c’est pour cela qu’on a nommé l’une Janus et l’autre Jupiter? Je demanderai à mon tour si parce qu’un homme est revêtu d’un double pouvoir ou parce qu’il exerce une double profession, on est autorisé à voir en lui deux magistrats ou deux artisans? Pourquoi donc d’un seul Dieu, qui gouverne les commencements et les causes, ferait-on deux dieux distincts, sous prétexte que les commencements et les causes sont deux choses distinctes? A ce compte, il faudrait dire aussi que Jupiter est à lui seul autant de dieux qu’on lui a donné de noms différents à cause de ses attributions différentes, puisque les objets qui sont l’origine de ces noms sont différents. Je vais en citer quelques exemples.
1. Valérius, de Sora, ville du Latium, est ce savant homme dont parle Cicéron dans le De orat., lib. III, cap, II. Pline lui attribue (Hist. nat.., Praefat., et lib. III, cap. 5-9) un ouvrage intitulé Epoptidon sont peut-être tirés les deux vers que citent Varron et saint Augustin.
2 . Jupiter est également appelé mâle et femelle dans un vers orphique cité par l’auteur du De mundo (cap. 7) et par Éusèbe (Praepar. Evang., lib. III, cap. 9.)
Jupiter a été appelé Victor, Invictus, Opitulus,Iimpulsor, Stator, Centipeda, Supinalis, Tigillus, Almus, Ruminus, et autres surnoms qu’il serait trop long d’énumérer; tous ces titres sont fondés sur la diversité des puissances d’un même dieu, et non sur la diversité de plusieurs dieux. On a nommé Jupiter Victor, parce qu’il est toujours vainqueur; Invictus, parce qu’il est invincible; Opitulus, parce qu’il est secourable aux faibles; Propulsor et Stator, Centipeda et Supinalis, parce qu’il donne et arrête le mouvement, parce qu’il soutient et renverse tout; Tigillus 1, parce qu’il est l’appui du monde; Almus 2, parce qu’il nourrit les êtres; Ruminus 3, parce qu’il allaite les animaux. De toutes ces fonctions, il est assez clair que les unes sont grandes, les autres mesquines, et cependant on les attribue au même dieu. Dé plus, n’y a-t-il pas plus de rapport entre les causes et les commencements des choses, qu’entre soutenir le monde et donner la mamelle aux animaux? Et cependant on a voulu, pour les commencements et les causes, admettre deux dieux, Janus et Jupiter, en dépit de l’unité du monde, au lieu que pour deux fonctions bien différentes en importance et en dignité on s’est contenté du seul Jupiter, en l’appelant tour à tour Tigillus et Ruminus. Je pourrais ajouter qu’il eût été plus à propos de faire donner la mamelle aux animaux par Junon que par Jupiter, du moment surtout qu’il y avait là une autre déesse, Rumina, toute prête à l’aider dans cet office; mais on me répondrait que Junon elle-même n’est autre que Jupiter, comme cela résulte des vers de Valérius. Soranus déjà cités :
" Jupiter tout-puissant, père et mère des roi!, des choses et des dieux ".
Mais alors pourquoi l’appeler Ruminus, du moment, qu’à y regarder de près, il est aussi la déesse Rumina? Si, en effet, c’est une chose indigne de la majesté des dieux, comme nous l’avons montré plus haut, que pour un même
1. Tigillum signifie soliveau.
2. Almus, nourricier.
3. De ruma, mamelle.
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épi de blé, un dieu soit chargé des noeuds du tuyau et un autre de l’enveloppe des grains, combien n’est-il pas plus indigne encore qu’une fonction aussi misérable que l’allaitement des animaux soit partagée entre deux dieux, dont l’un est Jupiter même, le roi de tous les dieux, et qu’il la remplisse, non pas avec sa femme Junon, mais avec je ne sais quelle absurde Rumina? à moins qu’il ne soit tout ensemble Ruminus et Rumina, Ruminus pour les mâles et Rumina pour les femelles. Dirai-je qu’ils n’ont pas voulu donner à Jupiter un nom féminin? mais il est appelé père et mère dans les vers qu’on vient de lire, et d’ailleurs je rencontre sur la liste de ses noms celui d’une de ces petites déesses que nous avons mentionnées au quatrième livre1, la déesse Pecunia. Sur quoi je demande pour quel motif on n’a pas admis Pecunius avec Pecunia, comme on a fait Ruminus avec Rumina; car enfin, mâles et femelles, tous les hommes regardent à l’argent.
Mais quoi! ne faut-il pas admirer la raison ingénieuse qu’on donne de ce surnom? Jupiter, dit-on, s’appelle Pecunia, parce que tout est à lui. O la belle raison d’un nom divin! et n’est-ce pas plutôt avilir et insulter celui à qui tout appartient que de le nommer Pecunia? car au prix de ce qu’enferment le ciel et la terre, que vaut la richesse des hommes? C’est l’avarice qui seule a donné ce nom à Jupiter, pour fournir à ceux qui aiment l’argent le prétexte d’aimer une divinité, et non pas quelque déesse obscure, mais le roi même des dieux. Il n’en serait pas de même si on l’appelait Richesse. Car autre chose est la richesse, autre chose est l’argent. Nous appelons riches ceux qui sont sages, justes, gens de bien quoique n’ayant pas d’argent ou en ayant peu; car ils sont effectivement riches en vertus qui leur enseignent à se contenter de ce qu’ils ont, alors même qu’ils sont privés des commodités de la vie; nous disons au contraire que les avares sont pauvres, parce que, si grands que soient leurs trésors, comme ils en désirent toujours davantage, ils sont toujours dans l’indigence. Nous disons encore fort bien que le vrai Dieu est riche, non certes
1. Chap. 21.
en argent, mais en toute-puissance. Je sais que les hommes pécunieux sont aussi appelés riches, mais ils sont pauvres au dedans, s’ils sont cupides. Je sais aussi qu’un homme sans argent est réputé pauvre, mais il est riche au dedans, s’il est sage. Quel cas peut donc faire un homme sage d’une théologie qui donne au roi des dieux le nom d’une chose qu’aucun sage n’a jamais désirée 1? n’eût-il pas été plus simple, sans la radicale impuissance du paganisme à rien enseigner d’utile à la vie éternelle, de donner au souverain Maître du monde le nom de Sagesse plutôt que celui de Pecunia? car c’est l’amour de la sagesse qui purifie le coeur des souillures de l’avarice, c’est-à-dire de l’amour de l’argent.
Mais à quoi bon parler davantage de ce Jupiter, à qui peut-être il convient de rapporter toutes les autres divinités? Et dès lors la pluralité des dieux ne subsiste plus, du moment que Jupiter les comprend tous, soit qu’on les regarde comme ses parties ou ses puissances, soit qu’on donne à l’âme du monde partout répandue le nom de plusieurs dieux à cause des différentes parties de l’univers ou des différentes opérations de la nature. Qu’est-ce, en effet, que Saturne? " C’est, dit Varron, un des principaux dieux, dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences ". Or, n’a-t-il pas expliqué tout à l’heure les vers de Valénus Soranus en soutenant que Jupiter est le monde, qu’il répand hors de soi toutes les semences et les absorbe toutes en soi? Jupiter ne diffère donc pas du dieu dont le pouvoir s’étend sur toutes les semences. Qu’est-ce maintenant que Génius? " Un dieu, dit Varron, qui a autorité et pouvoir sur toute génération ". Mais le dieu qui a ce pouvoir, qu’est-il autre chose que le monde, invoqué par Valérius sous le nom de " Jupiter père et mère de toutes choses? " Et quand Varron soutient ailleurs que Génius est l’âme raisonnable de chaque homme, assurant d’autre part que c’est l’âme raisonnable du monde qui est Dieu, ne donne-t-il pas à entendre que l’âme du monde est une sorte de Génie universel? C’est donc ce Génie que l’on nomme Jupiter;
1. Allusion à un passage de Salluste, De conj. Catil., cap. 11.
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car si vous entendez que tout Génie soit un dieu et que l’âme de chaque homme soit un Génie, il en résultera que l’âme de chaque homme sera un dieu, conséquence tellement absurde que les païens eux-mêmes sont obligés de la-rejeter; d’où il suit qu’il ne leur reste plus qu’à nommer proprement et par excellence Génius le dieu, qui est, suivant eux, l’âme du monde, c’est-à-dire Jupiter.
Quant à Mercure et à Mars, ne sachant comment les rapporter à aucune partie du monde ni à aucune opération divine sur les éléments, ils se sont contentés de les faire présider à quelques autres actions humaines et de leur donner puissance sur la parole et sur la guerre. Or, si le pouvoir de Mercure s’étend aussi sur la parole des dieux, il s’ensuit que le roi même des dieux lui est soumis, puisque Jupiter ne peut prendre la parole qu’avec le consentement de Mercure, ce qui est absurde. Dira-t-on qu’il n’est maître que du discours des hommes? mais il est incroyable que Jupiter, qui a pu s’abaisser jusqu’à allaiter non-seulement les enfants, mais encore les bêtes, d’où lui est venu le nom de Ruminus, n’ait pas voulu prendre soin de la parole, laquelle élève l’homme au-dessus des bêtes? Donc Mercure n’est autre que Jupiter. Que si l’on veut identifier Mercure avec la parole (comme font ceux qui dérivent Mercure de medius currens 1, parce que la parole court au milieu des hommes; et c’est pourquoi, selon eux, Mercure s’appelle en grec Ermes, parce que la parole ou l’interprétation de la pensée se dit ermeneia 2 , d’où vient encore que Mercure préside au commerce, où la parole sert de médiatrice entre les vendeurs et les acheteurs; et si ce dieu a des ailes à la tête et aux pieds, c’est que la parole est un son qui s’envole; et enfin le nom de messager qu’on lui donne vient de ce que la parole est la messagère de nos pensées), tout cela posé, que s’ensuit-il, sinon que Mercure, n’étant autre que le langage, n’est pas vraiment un dieu? Et voilà comment il arrive que les païens, en se faisant
1. Qui court au milieu. Arnobe et Servius dérivent Mercurius de medicurrius. (Voyez Arnobe, Contra Gent., lib. III, p. 112, 113, et Servius, ad Georg., lib. III, V, 302.)
2. Cette étymologie est une de celles que donne Platon dans le Cratyle (trad. fr., tome XI, page 70.)
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des dieux qui ne sont pas même des démons, et en adressant leurs supplications à des esprits immondes, sont sous l’empire, non des dieux, mais des démons. Même conclusion pour ce qui regarde Mars : dans l’impossibilité de lui assigner aucun élément, aucune partie du monde où il pût contribuer à quelque action de la nature, ils en ont fait le dieu de la guerre, laquelle est le triste ouvrage des hommes. D’où il résulte que si la déesse Félicité donnait aux hommes la paix perpétuelle, le dieu Mars n’aurait rien à faire. Veut-on dire que la guerre même fait la réalité de Mars comme la parole fait celle de Mercure? plût au ciel alors que la guerre ne fût pas plus réelle qu’une telle divinité!
On dira, peut-être que ces dieux ne sont autre chose que les étoiles auxquelles les païens ont donné leurs noms; et, en effet, il y a une étoile qu’on appelle Mercure et une autre qu’on appelle Mars; mais il y en a une aussi qu’on appelle Jupiter, et cependant les païens soutiennent que Jupiter est le monde. Ce n’est pas tout, il y en a une qu’on appelle Saturne, et cependant Saturne est déjà pourvu d’une fonction considérable, celle de présider à toutes les semences; il y en a une enfin, et la plus éclatante de toutes, qu’on appelle Vénus, et cependant on veut que Vénus soit aussi la lune, bien qu’au surplus les païens ne tombent pas plus d’accord au sujet de cet astre que ne firent Vénus et Junon au sujet de la pomme d’or. Les uns, en effet, donnent l’étoile du matin à Vénus, les autres à- Junon; mais, ici comme toujours, c’est Vénus qui l’emporte, et presque toutes les voix sont en sa faveur. Or, qui ne rirait d’entendre appeler Jupiter le roi des dieux, quand on voit son étoile si pâle à côté de celle de Vénus? L’étoile de ce dieu souverain ne devrait-elle pas être d’autant plus brillante qu’il est lui-même plus puissant? On répond qu’elle paraît moins lumineuse parce qu’elle est plus haute et plus éloignée de la terre ; mais si elle est plus haute parce qu’elle appartient à. un plus grand dieu, pourquoi l’étoile de Saturne est-elle placée plus haut que Jupiter? Est-ce donc que le mensonge de la fable, qui a fait roi Jupiter, (142) n’a pu monter jusqu’aux astres, et que Saturne a obtenu dans le ciel ce qu’il n’a pu obtenir ni dans son royaume ni dans le Capitole 1? Et puis, pourquoi Janus n’a-t-il pas son étoile? Est-ce parce qu’il est le monde et qu’à ce titre il embrasse toutes les étoiles? mais Jupiter est le monde aussi, et cependant il y a une étoile qui porte son nom. Janus se serait-il arrangé de son mieux, et, au lieu d’une étoile qu’il devait avoir dans le ciel, se serait-il contenté d’avoir plusieurs visages sur la terre? Enfin, si c’est seulement à cause de leurs étoiles qu’on regarde Mercure et Mars comme des parties du monde, afin d’en pouvoir faire des dieux, le langage et la guerre n’étant point des parties du monde, mais des actes de l’humanité, pourquoi n’a-t-on pas dressé des temples et des autels au Bélier, au Taureau, au Cancer, au Scorpion et autres signes célestes, lesquels ne sont pas composés d’une seule étoile, mais de plusieurs, et sont placés au plus haut des cieux avec des mouvements si justes et si réglés? Pourquoi ne pas les mettre, sinon au rang des dieux choisis, au moins parmi les dieux de l’ordre plébéien 2.
Ils veulent qu’Apollon soit devin et médecin; et cependant, pour lui donner une place dans l’univers, ils disent qu’il est aussi le soleil, et que sa soeur Diane est la lune et tout ensemble la déesse des chemins. De là vient qu’ils la font vierge, les chemins étant stériles; et s’ils donnent des flèches au frère et à la soeur, c’est comme symbole des rayons qu’ils lancent du ciel sur la terre. Vulcain est le feu, Neptune l’eau, Dis ou Orcus l’élément inférieur et terrestre. Liber et Cérès président aux semences : le premier à celle des mâles, la seconde à celle des femelles, ou encore l’un à ce qu’elles ont de liquide, et l’autre à ce qu’elles ont de sec. Et ils rapportent tout cela au monde, c’est-à-dire à Jupiter, qui est appelé père et mère, comme répandant hors de soi toutes les semences et les recevant
1. Il faut rappeler ici deux choses; d’abord, que, selon la mythologie païenne, Saturne fut chassé de son royaume de Crète par Jupiter, son fils, puis, que la colline du Capitole était consacrée à Saturne, avant de l’être à Jupiter.
2. Cette argumentation rappelle trait pour trait celle de Cotta contre le stoïcien Balbus, dans le De natura deorum de Cicéron (livre III, chap. 20.)
toutes en soi. Ils veulent encore que la grande mère des dieux soit Cérès, laquelle n’est autre chose que la terre, et qu’elle soit aussi Junon. C’est pourquoi on la fait présider aux causes secondes, quoique Jupiter, en tant qu’il est le monde entier, soit appelé, comme nous l’avons vu, père et mère des dieux. Pour Minerve, dont ils ont fait la déesse des arts, ne trouvant pas une étoile où la placer, ils ont dit qu’elle était l’éther, ou encore la lune. Vesta passe aussi pour la plus grande des déesses, en tant qu’elle est la terre, ce qui n’a pas empêché de lui lui départir ce feu léger mis au service de l’homme, et qui n’est pas le feu violent dont l’intendance est à Vulcain1. Ainsi tous les dieux choisis ne sont que le monde; les uns le monde entier, les autres, quelques-unes de ses parties : le monde entier, comme Jupiter; ses parties, comme Génius, la grande Mère, le Soleil et la Lune, ou plutôt Apollon et Diane; tantôt un seul dieu en plusieurs choses, tantôt une seule chose en plusieurs dieux: un dieu en plusieurs choses, comme Jupiter, par exemple, qui est le monde entier et qui est aussi le ciel et une étoile. De même, Junon est la déesse des causes secondes, et elle est encore l’air et la terre, et elle serait en outre une étoile, si elle l’eût emporté sur Vénus. Minerve, elle aussi, est la plus haute région de l’air, ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps la lune, qui est pourtant située dans la région la plus basse. Voici enfin qu’une seule et même chose est plusieurs dieux : le monde est Jupiter, et il est aussi Janus; la terre est Junon, et elle est aussi la grande Mère et Cérès.
On peut juger, par ce qui précède, de tout le reste de la théologie des païens : ils embrouillent toutes choses en essayant de les débrouiller et courent à l’aventure, selon que les pousse ou les ramène le flux ou le reflux de l’erreur; c’est au point que Varron a mieux aimé douter de tout que de rien affirmer sans réserve. Après avoir achevé le premier de ses trois derniers livres, celui où il traite des dieux certains, voici ce qu’il dit sur les dieux
1. Même argument dans la bouche de Balbus chez Cicéron (De nat. Dor., lib. II, cap. 27.)
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incertains au commencement du second livre: " Si j’émets dans ce livre des opinions douteuses touchant les dieux, on ne doit point le trouver mauvais. Libre à tout autre, s’il croit la chose possible et nécessaire, de trancher ces questions avec assurance; pour moi, on m’amènerait plus aisément à révoquer en doute ce que j’ai dit dans le premier livre, qu’à donner pour certain tout ce que je dirai dans celui-ci ". C’est ainsi que Varron a rendu également incertain, et ce qu’il avance des dieux incertains, et ce qu’il affirme des dieux certains. Bien plus, dans le troisième livre, qui traite des dieux choisis, passant de quelques vues préliminaires sur la théologie naturelle aux folies et aux mensonges de la théologie civile, où, loin d’être conduit par la vérité des choses, il est pressé par l’autorité de la coutume: " Je vais parler, dit-il, des dieux publics du peuple romain, de ces dieux à qui on a élevé des temples et des statues; mais, pour me servir des ex pressions de Xénophane de Colophon 1 je dirai plutôt ce que je pense que ce que j’affirme; car l’homme a sur de tels objets des opinions, Dieu a la science ".Ce n’est donc qu’en tremblant qu’il promet de parler de ces choses, qui ne sont point à ses yeux l’objet d’une claire compréhension et d’une ferme croyance, mais d’une opinion incertaine, étant l’ouvrage de la main des hommes. Il savait bien, dans le fait, qu’il y a au monde un ciel et une terre; que le ciel est orné d’astres étincelants, que la terre est riche en semences, et ainsi du reste; il croyait également que toute nature est conduite et gouvernée par une force invisible et supérieure qui est l’âme de ce grand corps; mais que Janus soit le monde, que Saturne, père de Jupiter, devienne son sujet, et autres choses semblables, c’est ce que Varron ne pouvait pas aussi positivement affirmer
Ce qu’on peut dire de plus vraisemblable sur ce sujet, c’est que les dieux du paganisme ont été des hommes à qui leurs flatteurs ont
1. Philosophe grec du sixième siècle avant l’ère chrétienne, fondateur de l’école d’Elée. Voyez Aristote, Metaphys., livre I, ch. 4, et Cicéron, Acad., livre II, ch. 3.
offert des fêtes et des sacrifices selon leurs moeurs, leurs actions et les accidents de leur vie, et que ce culte sacrilége s’est glissé peu à peu dans l’âme des hommes, semblable à celle des démons et amoureuse de frivolités, pour être bientôt propagé par les ingénieux mensonges des poëtes et par les séductions des malins esprits. En effet, qu’un fils impie, poussé par l’ambition ou par la crainte d’un père impie, ait chassé son père de son royaume, cela est plus aisé à croire que de s’imaginer Saturne vaincu par son fils Jupiter, sous prétexte que la cause des êtres est antérieure à leur semence; car si cette explication était bonne, jamais Saturne n’eût existé avant Jupiter, puisque la cause précède toujours la semence et n’en est jamais engendrée. Mais quoi ! dès que nos adversaires s’efforcent de relever de vaines fables et des actions purement humaines par des explications tirées de la nature, les plus habiles se trouvent réduits à de telles extrémités, que nous sommes forcés de les plaindre.
" Quand on raconte (c’est Varron qui parle) que Saturne avait coutume de dévorer ses enfants, cela veut dire que les semences rentrent au même lieu où elles ont pris naissance. Quant à la motte de terre substituée à Jupiter, elle signifie qu’avant l’invention du labourage, les hommes recouvraient les blés de terre avec leurs mains ". A ce compte, il fallait dire que Saturne était la terre, et non pas la semence, puisqu’en effet la terre dévore en quelque sorte ce qu’elle a engendré, quand les semences sorties de son sein y rentrent de nouveau. Et cette motte de terre, que Saturne prit pour Jupiter, quel rapport a-t-elle avec l’usage de jeter de la terre sur les grains de blé? Est-ce que la semence, ainsi recouverte de terre, en était moins dévorée pour cela? Il semblerait, à entendre cette explication, que celui qui jetait de la terre emportait le grain, comme on emporta, dit-on, Jupiter, tandis qu’au contraire, en jetant de la terre sur le grain, cela ne servait qu’à le faire dévorer plus vite. D’ailleurs, de cette façon, Jupiter est la semence, et non, comme Varron le disait tout à l’heure, la (144) cause de la semence. Aussi bien, que peuvent dire de raisonnable des gens qui veulent expliquer des folies?
" Saturne a une faux, poursuit Varron, comme symbole de l’agriculture ". Mais l’agriculture n’existait pas sous le règne de Saturne, puisqu’on fait remonter ce règne aux temps primitifs, ce qui signifie, suivant Varron, que les hommes de cette époque vivaient de ce que la terre produisait sans culture. Serait-ce qu’après avoir perdu son sceptre, Saturne aurait pris une faux, afin de devenir sous le règne de son fils un laborieux mercenaire, après avoir été aux anciens jours un prince oisif? Varron ajoute que dans certains pays, à Carthage par exemple, on immolait des enfants à Saturne, et que les Gaulois lui sacrifiaient même des hommes faits, parce que, de toutes les semences, celle de l’homme est la plus excellente. Mais qu’est-il besoin d’insister sur une folie si cruelle? Il nous suffit de remarquer et de tenir pour certain que toutes ces explications ne se rapportent point au vrai Dieu, à cette nature vivante, immuable, incorporelle, à qui l’on doit demander la vie éternellement heureuse, mais qu’elles se terminent à des objets temporels, corruptibles, sujets au changement et à la mort. " Quand on dit que Saturne a mutilé le Ciel, son père, cela signifie, dit encore Varron, que la semence divine n’appartient pas au Ciel, mais à Saturne, et cela parce que rien au Ciel, autant qu’on en peut juger, ne provient d’une semence ". Mais si Saturne est fils du Ciel, il est fils de Jupiter; car on reconnaît d’un commun accord que le Ciel est Jupiter. Et voilà comme ce qui ne vient pas de la vérité se ruine de soi-même, sans que personne y mette la main. Varron dit aussi que Saturne est appelé Cronos, mot grec qui signifie le Temps , parce que sans le temps les semences ne sauraient devenir fécondes; et il y a encore sur Saturne une foule de récits que les théologiens ramènent tous à l’idée de semence. Il semble tout au moins que Saturne, avec une puissance si étendue , aurait dû suffire à lui tout seul pour ce qui regarde la semence; pourquoi donc lui adjoindre d’autres divinités, comme Liber et Libera, c’est-à-dire Cérès? pourquoi entrer, comme fait Varron, dans mille détails sur les attributions de ces divinités relativement à la semence, comme s’il n’avait pas déjà été question de Saturne?
Entre les mystères de Cérès, les plus fameux sont ceux qui se célébraient à Eleusis, ville de
l’Attique. Tout ce que Varron en dit ne regarde que l’invention du blé attribuée à Cérès,
et l’enlèvement de sa fille Proserpine par Pluton. Il voit dans ce dernier récit le symbole de la fécondité des femmes : " La terre, dit-il, ayant été stérile pendant quelque temps, cela fit dire que Pluton avait enlevé et retenu aux enfers la fille de Cérès, c’est-à-dire la fécondité même, appelée Proserpine, de proserpere (pousser, lever). Et comme après cette calamité qui avait causé un deuil public on vit la fécondité revenir, on dit que Pluton avait rendu Proserpine,
et on institua des fêtes solennelles en l’honneur de Cérès ". Varron ajoute que les mystères d’Eleusis renferment plusieurs autres traditions, qui toutes se rapportent à l’invention du blé.
Quant aux mystères du dieu Liber, qui préside aux semences liquides, c’est-à-dire non-seulement à la liqueur des fruits, parmi lesquels le vin tient le premier rang, mais aussi aux semences des animaux, j’hésite à prolonger mon discours par le récit de ces turpitudes; il le faut néanmoins pour confondre l’orgueilleuse stupidité de nos adversaires. Entre autres rites que je suis forcé d’omettre, parce qu’il y en a trop, Varron rapporte qu’en certains lieux 1 de l’Italie, aux fêtes de Liber, la licence était poussée au point d’adorer, en l’honneur de ce dieu, les parties viriles de l’homme, non dans le secret pour épargner la pudeur, mais en public pour étaler l’impudicité. On plaçait en triomphe ce membre honteux sur un char que l’on conduisait dans la ville, après l’avoir d’abord promené à travers la campagne. A Lavinium, on consacrait à Liber un mois entier, pendant lequel chacun se donnait carrière en discours
1. Saint Augustin se sert du mot compita, ce qui a fait conjecturer qu’il s’agissait ici des fétos nommées Compitalia.
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scandaleux, jusqu’au moment où le membre obscène, après avoir traversé la place publique, était mis en repos dans le lieu destiné à le recevoir. Là il fallait que la mère de famille la plus honnête allât couronner et déshonnête objet devant tous les spectateurs. C’est ainsi qu’on rendait le dieu Liber favorable aux semences, et qu’on détournait de la terre tout sortilége en obligeant une matrone à faire en public ce qui ne serait pas permis sur le théâtre à une courtisane, si les matrones étaient présentes. On voit maintenant pourquoi Saturne n’a pas été jugé suffisant pour ce qui regarde les semences; c’est afin que l’âme corrompue eût occasion de multiplier les dieux, et qu’abandonnée du Dieu véritable en punition de son impureté, de jour en jour plus impure et plus misérablement prostituée à une multitude de divinités fausses, elle couvrît ces sacriléges du nom de mystères sacrés et s’abandonnât aux embrassements et aux turpitudes de cette foule obscène de démons.
Neptune avait pour femme Salacie, qui figure, dit-on, la région inférieure des eaux de la mer : à quoi bon lui donner encore Vénilie1? Je ne vois là que le goût dépravé de l’âme corrompue qui veut se prostituer à un plus grand nombre de démons. Mais écoutons les interprétations de cette belle théologie et les raisons secrètes qui vont la mettre à couvert de notre censure : " Vénilie, dit Varron, est l’eau qui vient battre le rivage 2, Salacie l’eau qui rentre dans la pleine mer (salum) ". Pourquoi faire ici deux déesses, puisque l’eau qui vient et l’eau qui s’en va ne sont qu’une seule et même eau? En vérité, cette fureur de multiplier les dieux ressemble elle-même à l’agitation tumultueuse des flots. Car bien que l’eau du flux et celle du reflux ne soient pas deux eaux différentes, toutefois, sous le vain prétexte de ces deux mouvements, l’âme " qui s’en va et qui ne revient plus 3 " se plonge plus avant dans la fange en invoquant
1. Cette Vénilie n’est pas la même dont saint Augustin a parlé au livre CV, ch. II. Dans Virgile (Enéide, livre X, vers 76), il est question d’une déesse Vénilie, qui parait n’être qu’une nymphe. (Voyez Servius, ad Aeneid., I, 1)
2. Il y a ici entre Venilia et venire, Salacia et salum des rapporta supposés d’étymologie presque intraduisibles.
3. Allusion à ces paroles du psaume LXXVII, 44 : Spiritus vadens et non rediens.
deux démons. Je t’en prie, Varron, et je vous en conjure aussi, vous tous qui avez lu les écrits de tant de savants hommes, et vous vantez d’y avoir appris de grandes choses, de grâce expliquez-moi ce point, je ne dis pas en partant de cette nature éternelle et immuable qui est Dieu seul, mais du moins selon la doctrine de l’âme du monde et de ses parties qui sont pour vous des dieux véritables. Que vous ayez fait le dieu Neptune de cette partie de l’âme du monde qui pénètre la mer, c’est une erreur supportable; mais l’eau qui vient battre contre le rivage et qui retourne dans la pleine mer, voyez-vous là deux parties du monde ou deux parties de l’âme du monde, et y a-t-il quelqu’un parmi vous d’assez extravagant pour le supposer? Pourquoi donc vous en a-t-on fait deux déesses, sinon parce que vos ancêtres, ces hommes pleins de sagesse, ont pris soin, non pas que vous fussiez conduits par plusieurs dieux, mais possédés par plusieurs démons amis de ces vanités et de ces mensonges? Je demande en outre de quel droit cette explication théologique exile Salacie de cette partie inférieure de la mer où elle vivait soumise à son mari; car, identifier Salacie avec le reflux, c’est la faire monter à la surface de la mer. Serait-ce qu’elle a chassé son mari de la partie supérieure pour le punir d’avoir fait sa concubine de Vénilie?
Il n’y a qu’une seule terre, peuplée, il est vrai, d’êtres animés, mais qui n’est après tout qu’un grand corps parmi les éléments et la plus basse partie du monde. Pourquoi veut-on en faire une déesse? est-ce à cause de sa fécondité? mais alors les hommes seraient des dieux, à plus forte raison, puisque leurs soins lui donnent un surcroît de fécondité en la cultivant et non pas en l’adorant. On répond qu’une partie de l’âme du monde, en pénétrant la terre, l’associe à la divinité. Comme si l’âme humaine, dont l’existence ne fait pas question, ne se manifestait pas d’une manière plus sensible ! et cependant les hommes ne passent point pour des dieux. Ce qu’il y a de (146) plus déplorable, c’est qu’ils sont assez aveugles pour adorer des êtres qui ne sont pas des dieux et qui ne les valent pas.
Dans ce même livre des dieux choisis, Varron distingue dans tout l’ensemble de la nature trois degrés d’âmes au premier degré, l’âme, bien que pénétrant les parties d’un corps vivant, ne possède pas le sentiment, mais seulement la force qui fait vivre, celle, par exemple, qui s’insinue dans nos os, dans nos ongles et dans nos cheveux. C’est ainsi que nous voyons les plantes se nourrir, croître et vivre à leur manière, sans avoir le sentiment. Au second degré l’âme est sensible, et cette force nouvelle se répand dans les yeux, dans les oreilles, dans le nez, dans la bouche et dans les organes du toucher. Le troisième degré, le plus élevé de l’âme, c’est l’âme raisonnable où brille l’intelligence, et qui, entre tous les êtres mortels, ne se trouve que dans l’homme. Cette partie de l’âme du monde est Dieu; dans l’homme elle s’appelle Génie. Varron dit encore que les pierres et la terre, où le sentiment ne pénètre pas, sont comme les os et les ongles de Dieu; que le soleil, la lune et les étoiles sont ses organes et ses sens; que l’éther est son âme, et que l’influence de ce divin principe, pénétrant les astres, les transforme en dieux; de là, gagnant la terre, en fait la déesse Tellus, et atteignant enfin la
mer et l’Océan, constitue la divinité de Neptune 1.
Que Varron veuille bien quitter un instant cette théologie naturelle où, après mille détours et mille circuits, il est venu se reposer; qu’il revienne à la théologie civile. Je l’y veux retenir encore; il me reste quelques mots à lui adresser. Je pourrais lui dire en passant que si la terre et les pierres sont pareilles à nos os et à nos ongles, elles sont pareillement destituées d’intelligence comme de sentiment, à moins qu’il ne se trouve un esprit assez extravagant pour prétendre que nos os et nos ongles ont de l’intelligence, parce qu’ils sont des parties de l’homme intelligent; d’où il suit qu’il y a autant de folie à regarder la. terre et les pierres comme des dieux, qu’à vouloir que les os et les ongles des hommes soient des hommes. Mais ce sont là des questions que nous aurons peut-être à discuter avec des philosophes; je n’ai affaire encore qu’à un politique. Car, bien que Varron
1. Comparez Ciréron (De Nat. deor., lib. II, cap. 2 et seq.)
semble, en cette rencontre, avoir voulu relever un peu la tête et respirer l’air plus libre de la théologie naturelle, il est très-supposable que le sujet de ce livre, qui roule sur les dieux choisis, l’aura ramené au point de vue de la théologie politique, et qu’il n’aura pas voulu laisser croire que les anciens Romains et d’autres peuples aient rendu un vain culte à Tellus et à Neptune. Je lui demande donc pourquoi, n’y ayant qu’une seule et même terre, cette partie de l’âme du monde qui la pénètre n’en fait pas une seule divinité sous le nom de Tellus? Et si la terre est une divinité unique, que devient alors Oreus ou Dis, frère de Jupiter et de Neptune 1? Que devient sa femme Proserpine qui, selon une autre opinion rapportée dans les mêmes livres, n’est pas la fécondité de la terre, mais sa plus basse partie 2? Si l’on prétend que l’âme du monde, en pénétrant la partie supérieure de la terre, fait le dieu Dis, et Proserpine en pénétrant sa partie inférieure, que devient alors la déesse Tellus? Elle est tellement divisée entre ces deux parties et ces deux divinités, qu’on ne sait plus ce qu’elle est, ni où elle est, à moins qu’on ne s’avise de prétendre que Pluton et Proserpine ne sont ensemble que la déesse Tellus, et qu’il n’y a pas là trois dieux, mais un seul, ou deux tout au plus. Et cependant on s’obstine à en compter trois, on les adore tous trois ; ils ont tous trois leurs temples, leurs autels, leurs statues, leurs sacrifices, leurs prêtres, c’est-à-dire autant de sacriléges, autant de démons à qui se livre l’âme prostituée. Qu’on me dise encore quelle est la partie de la terre que pénètre l’âme du monde pour faire le dieu Tellumon? — Ce n’est pas cela, dira Varron; la même terre a deux vertus : l’une, masculine, pour produire les semences; l’autre, féminine, pour les recevoir et les nourrir; de celle-ci lui vient le nom de Tellus, de celle-là le nom de Tellumon. Mais alors pourquoi, selon Varron lui-même, les pontifes ajoutaient-ils à ces deux divinités Altor et Rusor? Supposons Tellus et Tellunion expliqués; pourquoi Altor? C’est, dit Varron, que la terre nourrit tout ce qui naît 3.Et Rusor? C’est que tout retourne à la terre 4.
1. Voyez plus haut, ch. 16.
2. Voyez plus haut, livre IV, ch. 8.
3. Altor, d’alere, nourrir. Saint Augustin, d’après Varron, fait venir Rusor de rursus, qui marque un mouvement de retour.
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La terre ayant les quatre vertus qu’on vient de dire, je conçois qu’on lui ait donné quatre noms, mais non pas qu’on en ait fait quatre divinités. Jupiter est un, malgré tous ses surnoms; Junon est une avec tous les siens; dans la diversité des désignations se maintient
l’unité du principe, et plusieurs noms ne font pas plusieurs dieux. De même qu’on voit des
courtisanes prendre en dégoût la foule de leurs amants, il arrive aussi sans doute qu’une
âme, après s’être abandonnée aux esprits impurs, vient à rougir de cette multitude de
démons dont elle recherchait les impures caresses. Car Varron lui-même, comme s’il avait
honte d’une si grande foule de divinités, veut que Tellus ne soit qu’une seule déesse: " On
l’appelle aussi, dit-il, la grande Mère. Le tambour qu’elle porte figure le globe terrestre; les tours qui couronnent sa tête sont l’image des villes; les sièges dont elle est environnée signifient que dans le mouvement universel elle reste immobile. Si elle a des Galles pour serviteurs, c’est que pour avoir des semences il faut cultiver la terre, qui renferme tout dans son sein. En s’agitant autour d’elle, ces prêtres enseignent aux laboureurs qu’ils ne doivent pas demeurer oisifs, ayant toujours quelque chose à faire. Le son des cymbales marque le bruit que font les instruments du labourage, et ces instruments sont d’airain, parce qu’on se
servait d’airain avant la découverte du fer. Enfin, dit Varron, on place auprès de la déesse un lion libre et apprivoisé pour faire entendre qu’il n’y a point de terre si sauvage et si stérile qu’on ne la puisse dompter et cultiver ". Il ajoute que les divers noms et surnoms donnés à Tellus l’ont fait prendre pour plusieurs dieux. " On croit, dit-il, que Tellus est la déesse Ops 2, parce que la terre s’améliore par le travail, qu’elle est la grande Mère, parce qu’elle est féconde, Proserpine, parce que les blés sortent de son sein, Vesta, parce que l’herbe est son vêtement 3, et c’est
1. Sur les prêtres de Cybèle nommés Galles, voyez plus haut, livre VI, ch. 7, et livre II, ch. 5 et 6.
2. Ops, puissance, effort, travail.
3. Vesta, de vestire.
ainsi qu’on rapporte, non sans raison, plu- sieurs divinités à celle-ci ". — Soit Tellus, je le veux bien , n’est qu’une déesse , elle qui, dans le fond, n’est rien de tout cela ; mais pourquoi supposer cette multitude de divinités? Que- ce soient les noms divers d’une seule, à la bonne heure, mais que des noms ne soient pas des déesses. Cependant, l’autorité d’une erreur ancienne est si grande sur l’esprit de Varron, qu’après ce qu’il vient de dire, il tremble encore et- ajoute: " Cette opinion n’est pas contraire à celle de nos ancêtres, qui voyaient là plusieurs divinités ". Comment cela? y a-t-il rien de plus différent que de donner plusieurs noms à une seule déesse et de reconnaître autant de déesses que de noms? " Mais il se peut, dit-il, qu’une chose soit à la fois une et multiple ". J’accorderai bien, en effet, qu’il y a plusieurs choses dans un seul homme ; mais s’ensuit-il que cet homme soit plusieurs hommes? Donc, de ce qu’il y a plusieurs choses en une déesse, il ne s’ensuit pas qu’elle soit plusieurs déesses. Qu’ils en usent, au surplus, comme il leur plaira: qu’ils les divisent, qu’ils les réunissent, qu’ils les multiplient, qu’ils les mêlent et les confondent, cela les regarde.
Voilà les beaux mystères de Tellus et de la grande Mère, où il est clair que tout se rapporte à des semences périssables et à l’art de l’agriculture; et tandis que ces tambours, ces tours, ces Galles, ces folles convulsions, ces cymbales retentissantes et ces lions symboliques viennent aboutir à cela, je cherche où est la promesse de la Vie éternelle. Comment soutenir d’ailleurs que les eunuques mis au service de cette déesse font connaître la nécessité de cultiver la terre pour la rendre féconde, tandis que leur condition même les condamne à la stérilité? Acquièrent-ils, en s’attachant au culte de cette déesse, la semence qu’ils n’ont pas, ou plutôt ne perdent-ils pas celle qu’ils ont? Ce n’est point là vraiment expliquer des mystères, c’est découvrir des turpitudes; mais voici une chose qu’on oublie de remarquer, c’est à quel degré est montée la malignité des démons, d’avoir promis si peu aux hommes et toutefois d’en avoir obtenu contre eux-mêmes des sacrifices si cruels. Si l’on n’eût pas fait de la terre une déesse, l’homme eût dirigé ses mains uniquement contre elle pour en tirer de la semence, et non contre soi pour s’en priver en son honneur; il eût rendu la (148) terre féconde et ne se serait pas rendu stérile. Que dans les fêtes de Bacchus une chaste matrone couronne les parties honteuses de l’homme, devant une foule où se trouve peut-être son mari qui sue et rougit de honte, s’il y a parmi les hommes un reste de pudeur; que l’on oblige, aux fêtes nuptiales, la nouvelle épouse de s’asseoir sur un Priape, tout cela n’est rien en comparaison de ces mystères cruellement honteux et honteusement cruels, où l’artifice des démons trompe et mutile l’un et l’autre sexe sans détruire aucun des deux. Là on craint pour les champs les sortiléges, ici on ne craint pas pour les membres la mutilation; là on blesse la pudeur de la nouvelle mariée, mais on ne lui ôte ni la fécondité, ni même la virginité; ici on mutile un homme de telle façon qu’il ne devient point femme et cesse d’être homme.
Varron ne dit rien d’Atys et ne cherche pas à expliquer pourquoi les Galles se mutilent en mémoire de l’amour que lui porta Cybèle 1. Mais les savants et les sages de la Grèce n’ont eu garde de laisser sans explication une tradition si belle et si sainte. Porphyre 2, le célèbre philosophe, y voit un symbole du printemps qui est la plus brillante saison de l’année; Atys représente les fleurs, et, s’il est mutilé, c’est que la fleur tombe avant le fruit. A ce compte le vrai symbole des fleurs n’est pas cet homme ou ce semblant d’homme qu’on appelle Atys, ce sont ses parties viriles qui tombèrent, en effet, par la mutilation; ou plutôt elles ne tombèrent pas; elles furent, non pas cueillies, mais déchirées en lambeaux, citant s’en faut que la chute de cette fleur ait fait place à aucun fruit qu’elle fût suivie de stérilité. Que signifie donc cet Atys mutilé, ce reste d’homme? à quoi le rapporter et quel sens lui découvrir? Certes, les efforts impuissants où l’on se consume pour expliquer ce prétendu mystère font bien voir qu’il faut s’en tenir à ce que la renommée en publie et à ce qu’on en a écrit, je veux dire que cet Atys est un homme qu’on a mutilé. Aussi
1. Sur Cybèle, Atys et les Galles, voyez le chapitre précédent.
2. Dans son livre De ratione naturali deorum. Sur Porphyre, voyez plus bas, chap. 9 du livre X.
Varron garde-t-il ici le silence; et comme un si savant homme n’a pu ignorer ce genre d’explication , il faut en conclure qu’il ne la goûtait nullement.
Un mot maintenant sur ces hommes énervés que l’on consacre à la grande Mère par une mutilation également injurieuse à la pudeur des deux sexes; hier encore on les voyait dans les rues et sur les places de Carthage, les cheveux parfumés, le visage couvert de fard, imitant de leur corps amolli la démarche des femmes, demander aux passants de quoi soutenir leur infâme existence 1. Cette fois encore Varron a trouvé bon de ne rien dire, et. je ne me souviens d’aucun auteur qui se soit expliqué sur ce sujet. Ici l’exégèse fait défaut, la raison rougit, la parole expire. La grande Mère a surpassé tous ses enfants, non par la grandeur de la puissance, mais par celle du crime. C’est une monstruosité qui éclipse le monstrueux Janus lui-même ; car Janus n’est hideux que dans ses statues, elle est hideuse et cruelle dans ses mystères; Janus n’a qu’en effigie des membres superflus, elle fait perdre en réalité des membres nécessaires. Son infamie est si grande, qu’elle surpasse toutes les débauches de Jupiter. Séducteur de tant de femmes, il n’a déshonoré le ciel que du seul Ganymède ; mais elle, avec son cortége de mutilés scandaleux, a tout ensemble souillé la terre et outragé le ciel. Je ne trouve rien à lui comparer que Saturne, qui, dit-on, mutila son père. Encore, dans les mystères de ce dieu, les hommes périssent par la main d’autrui; ils ne se mutilent point de leur propre main. Les poètes, il est vrai, imputent à Saturne d’avoir dévoré ses enfants, et la théologie physique interprète cette tradition comme il lui plaît; mais l’histoire porte simplement qu’il les tua; et si à Carthage on lut sacrifiait des enfants, c’est un usage que les Romains ont répudié. La mère des dieux, au contraire, a introduit ses eunuques dans les temples des Romains, et cette cruelle coutume s’est conservée, comme si on pouvait accroître la virilité de l’âme en retranchant la virilité du
1. Une loi romaine donnait aux prêtres de Cybèle le droit de demander l’aumône. Voyez Ovide (Fastes, liv. IV, V. 350 et suiv.), et Cicéron (De legibus, lib. II, cap. 9 et 16.)
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corps. Au prix d’un tel usage, que sont les larcins de Mercure, les débauches de Vénus, les adultères des autres dieux, et toutes ces turpitudes dont nous trouverions la preuve dans les livres, si chaque jour on ne prenait soin de les chanter et de les danser sur le théâtre? Qu’est-ce que tout cela au prix d’une abomination qui, par sa grandeur même, rie pouvait convenir qu’à la grande Mère, d’autant plus qu’on a soin de rejeter les autres scandales sur l’imagination des poètes! Et, en effet, que les poètes aient, beaucoup inventé, j’en tombe d’accord; seulement je demande si le plaisir que procurent aux dieux ces fictions est aussi une invention des poètes? Qu’on impute donc, j’y consens, à leur audace ou à leur impudence l’éclat scandaleux que la poésie et la scène donnent aux aventures des dieux; mais quand j’en vois faire, par l’ordre des dieux, une partie de leur culte et de leurs honneurs, n’est-ce pas le crime des dieux mêmes, ou plutôt un aveu fait par les démons et un piége tendu aux misérables? En tout cas, ces consécrations d’eunuques à la Mère des dieux ne sont point une fiction, et les poètes en ont eu tellement horreur qu’ils se sont abstenus de les décrire. Qui donc voudrait se consacrer à de telles divinités, afin de vivre heureusement dans l’autre monde, quand il est impossible, en s’y consacrant, de vivre honnêtement dans celui-ci? — " Vous oubliez, me dira Varron, que tout ce culte n’a rapport qu’au monde ". — J’ai bien peur que ce soit plutôt à l’immonde. D’ailleurs, il est clair que tout ce qui est dans le monde peut aisément y être rapporté; mais ce que nous cherchons, nous, n’est pas dans le monde: c’est une âme affermie par la vraie religion, qui n’adore pas le monde comme un dieu, mais qui le glorifie comme l’oeuvre de Dieu et pour la gloire de Dieu même, afin de se dégager de toute souillure mondaine et de parvenir pure et sans tache à Dieu, Créateur du monde.
Nous voyons à la vérité que ces dieux choisis ont plus de réputation que les autres; mais elle n’a servi, loin de mettre leur mérite en lumière, qu’à faire mieux éclater leur indignité, ce qui porte à croire de plus en plus que ces dieux ont été des hommes, suivant le témoignage des poètes et même des historiens. Virgile n’a-t-il pas dit 1:
" Saturne, le premier, descendit des hauteurs éthérées de l’Olympe, exilé de son royaume et poursuivi par les armes de Jupiter ".
Or, ces vers et les suivants ne font que reproduire le récit développé tout au long par Evhémère et traduit par Ennius 2 : mais comme les écrivains grecs et latins, qui avant nous ont combattu les erreurs du paganisme, ont suffisamment discuté ce point, il n’est pas nécessaire d’y insister.
Quant aux raisons physiques proposées par des hommes aussi doctes que subtils pour transformer en choses divines ces choses purement humaines, plus je les considère, moins j’y vois rien qui ne se rapporte à des oeuvres terrestres et périssables, à une nature corporelle qui, même conçue comme invisible, ne saurait être le vrai Dieu. Du moins, si ce culte symbolique avait un caractère de religion, tout en regrettant son impuissance complète à faire connaître le vrai Dieu, il serait consolant de penser qu’il n’y a là du moins ni commandements impurs, ni honteuses pratiques. Mais, d’abord, c’est déjà un crime d’adorer le corps ou l’âme à la place du vrai Dieu, qui seul peut donner à l’âme où il habite la félicité; combien donc est-il plus criminel encore de leur offrir un culte qui ne contribue ni au salut, ni même à l’honneur de celui qui le rend? Que des temples, des prêches, des sacrifices, que tous ces tributs, qui ne sont dus qu’au vrai Dieu, soient consacrés à quelque élément du monde ou à quelque esprit créé, ne fût-il d’ailleurs ni impur ni méchant, c’est un mal, sans aucun doute; non que le mal se trouve dans les objets employés à ce culte, mais parce qu’ils ne doivent servir qu’à honorer celui à qui ce culte est dû. Que si l’on prétend adorer le Vrai Dieu, c’est-à-dire le Créateur de toute âme et de tout corps, par des statues ridicules ou monstrueuses, par des couronnes déposées sur des organes honteux, par des prix décernés à l’impudicité, par des incisions et des mutilations cruelles, par la consécration d’hommes énervés, par des
1. Enéide, livre VIII, v. 319, 320
2. Sur Evhémère, voyez plus haut, livre VI, ch. 7
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spectacles impurs et scandaleux, c’est encore un grand mal, non qu’on ne doive adorer celui qu’on adore ainsi, mais parce que ce n’est pas ainsi qu’on le doit adorer. Mais d’adorer une créature quelle qu’elle soit, même la plus pure, soit âme, soit corps, soit âme et corps tout ensemble, et de l’adorer par ce culte infâme et détestable, c’est pécher doublement contre Dieu, en ce qu’on adore, au lieu de lui, ce qui n’est pas lui, et en ce qu’on lui offre un culte qui ne doit être offert ni à lui, ni à ce qui n’est pas lui. Pour le culte des païens, il est aisé de voir combien il est honteux et abominable; mais on ne s’expliquerait pas suffisamment l’origine et l’objet de ce culte, si les propres historiens du paganisme ne nous apprenaient que ce sont les dieux eux-mêmes qui, sous de terribles menaces, ont imposé ce culte à leurs adorateurs. Concluons donc sans hésiter, que toute cette théologie civile se réduit à attirer les esprits de malice et d’impureté sous de stupides simulacres pour s’emparer du coeur insensé des hommes.
Que sert au savant et ingénieux Varron de se consumer en subtilités pour rattacher tous les dieux païens au ciel et à la terre? Vains efforts! ces dieux lui échappent des mains; ils s’écoulent, glissent et tombent. Voici en quels termes il commence son exposition des divinités femelles ou déesses : " Ainsi que je l’ai dit en parlant des dieux au premier livre,
les dieux ont deux principes, savoir: le ciel et la terre, ce qui fait qu’on les a divisés en dieux célestes et dieux terrestres. Dans les livres précédents j’ai commencé par le ciel, c’est-à-dire par Janus, qui est le ciel pour les uns et le monde pour les autres; dans celui-ci je commencerai par la déesse Tellus ". Ainsi parle Varron, et je crois sentir ici l’embarras qu’éprouve ce grand génie. Il est soutenu par quelques analogies assez vraisemblables, quand il fait du ciel le principe actif, de la terre le principe passif, et qu’il rapporte en conséquence la puissance masculine à celui-là et la féminine à celle-ci; mais il ne prend pas garde que le vrai principe de toute action et de toute passion, de tout phénomène terrestre ou céleste, c’est le Créateur de la terre et du ciel. Varron ne paraît pas moins aveuglé au livre précédent, où il prétend donner .l’explication des fameux mystères de Samothrace, et s’engage avec une sorte de solennité pieuse à révéler à ses concitoyens des choses inconnues. A l’entendre, il s’est assuré par un grand nombre d’indices que, parmi les statues des dieux, l’une est le symbole du ciel, l’autre celui de la terre; une autre est l’emblème de ces exemplaires des choses que Platon appelle idées. Dans Jupiter il voit le ciel, la terre dans Junon et les idées dans Minerve; le ciel est le principe actif des choses; la terre, le principe passif, et les idées en sont les types. Je ne rappellerai pas ici l’importance supérieure que Platon attribue aux idées (à ce point que, suivant lui, le ciel, loin d’avoir rien produit sans idées, a été lui-même produit sur le modèle des idées 1); je remarquerai seulement que Varron, dans son livre des dieux choisis, perd de vue cette doctrine des trois divinités auxquelles il avait réduit tout le reste. En effet, il rapporte au ciel les dieux et à la terre les déesses, parmi lesquelles il range Minerve, placée tout à l’heure au-dessus du ciel. Remarquez encore que Neptune, divinité mâle, a pour demeure la mer, laquelle fait partie de la terre plutôt que du ciel. Enfin, Dis, le Pluton des Grecs, frère de Jupiter et de Neptune, habite la partie supérieure du ciel, laissant la partie inférieure à son épouse Proserpine; or, que devient ici la distribution faite plus haut qui assignait le ciel aux dieux et la terre aux déesses ? où est la solidité de ces théories, où en est la conséquence, la précision, l’enchaînement? La suite des déesses commence par Tellus, la grande Mère, autour de laquelle s’agite bruyamment cette foule insensée d’hommes sans sexe et sans force qui se mutilent en son honneur; la tête des dieux c’est Janus, comme Tellus est la tête des déesses. Mais quoi ! la superstition multiplie la tête du dieu, et la fureur trouble celle de la déesse. Que de vains efforts pour rattacher tout cela au monde! et à quoi bon, puisque l’âme pieuse n’adorera jamais le inonde à la place du vrai Dieu? L’impuissance des théologiens est donc manifeste, et il ne leur reste plus qu’à rapporter ces fables à des
1. Voyez le Timée où Platon nous montre en effet l’artiste suprême formant le ciel et la terre, tous les êtres en un mot, sur le modèle des idées (tome XI de la trad. franç., page 416 et suiv.). Même doctrine dans la République, livre, VI et VII, et dans les Lois, livre X.
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hommes morts et à d’impurs démons; à ce prix toute difficulté disparaîtra.
Et en effet, tout ce que la théologie physique rapporte au monde, combien il serait plus aisé, sans crainte d’une opinion sacrilége, de le rapporter au vrai Dieu, Créateur du monde, principe de toutes les âmes et de tous les corps ! C’est ce qui résulte de ce simple énoncé de notre croyance : Nous adorons Dieu, et non pas le ciel et la terre, ces deux parties dont se compose le monde; nous n’adorons ni l’âme ni les âmes répandues dans tous les corps vivants, mais le Créateur du ciel, de la terre et de tous les êtres, l’Auteur de toutes les âmes, végétatives, sensibles ou raisonnables.
Pour commencer à parcourir les oeuvres de ce seul vrai Dieu, lesquelles ont donné lieu aux païens de se forger une multitude de fausses divinités dont ils s’efforcent vainement d’interpréter en un sens honnête les mystères infâmes et abominables, je dis que nous adorons ce Dieu qui a marqué à toutes les natures, dont il est le Créateur, le commencement et la fin de leur existence et de leur mouvement; qui renferme en soi toutes les causes, les connaît et les dispose à son gré; qui donne à chaque semence sa vertu; qui a doué d’une âme raisonnable tels animaux qu’il lui a plu; qui leur a départi la faculté et l’usage de la parole; qui communique à qui bon lui semble l’esprit de prophétie, prédisant l’avenir par la bouche de ses serviteurs privilégiés, et par leurs mains guérissant les malades; qui est l’arbitre de la guerre et qui en règle le commencement, le progrès et la fin, quand il a trouvé bon de châtier ainsi les hommes; qui a produit le feu élémentaire et en gouverne l’extrême violence et la prodigieuse activité suivant les besoins de la nature; qui est le principe et le modérateur des eaux universelles; qui a fait le soleil le plus brillant des corps lumineux, et lui a donné une force et un mouvement convenables; qui étend sa domination et sa puissance jusqu’aux enfers; qui a communiqué aux semences et, aux aliments, tant liquides que solides, les propriétés qui leur conviennent; qui a posé le fondement de la terre et qui lui donne sa fécondité; qui en distribue les fruits d’une main libérale aux hommes et aux animaux; qui connaît et gouverne les causes secondes aussi bien que les causes premières; qui a imprimé à la lune son mouvement; qui, sur la terre et dans le ciel, ouvre des routes au passage des corps; qui a doté l’esprit humain, son ouvrage, des sciences et des arts pour le soulagement de la vie; qui a établi l’union du mâle et de la femelle pour la propagation des espèces; qui enfin a fait présent du feu terrestre aux sociétés humaines pour en tirer à leur usage lumière et chaleur. Voilà les oeuvres divines que le docte et ingénieux Varron s’est efforcé de distribuer entre ses dieux ‘,par je ne sais quelles explications physiques, tantôt empruntées à autrui, et tantôt imaginées par lui-même. Mais Dieu seul est la cause Véritable et universelle; Dieu, dis-je, en tant qu’il est tout entier partout, sans être enfermé dans aucun lieu ni retenu par aucun obstacle, indivisible, immuable, emplissant le ciel et la terre, non de sa nature, mais de sa puissance. Si en effet il gouverne tout ce qu’il a créé, c’est de telle façon qu’il laisse à chaque créature son action et son mouvement propres; aucune ne peut être sans lui, mais aucune n’est lui. Il agit souvent par le ministère des anges, mais il fait seul la félicité des anges. De même, bien qu’il envoie quelquefois des anges aux hommes, ce n’est point par les anges, c’est par lui-même qu’il rend les hommes heureux. Tel est le Dieu unique et véritable de qui nous espérons la vie éternelle.
Outre les biens qu’il .dispense aux bons et
1. Tout lecteur attentif remarquera que l’énumération qui précède répond trait pour trait aux douze dieux choisis et à la suite de leurs attributions convenues.
aux méchants dans ce gouvernement général de la nature dont nous venons de dire quelques mots, nous avons encore une preuve du grand amour qu’il porte aux bons en particulier. Certes, en nous donnant l’être, la vie, le privilége de contempler le ciel et la terre, enfin cette intelligence et cette raison qui nous élèvent jusqu’au Créateur de tant de merveilles, il nous a mis dans l’impuissance de trouver des remerciements dignes de ses bienfaits; mais si nous venons à considérer que dans l’état où nous sommes tombés, c’est-à-dire accablés sous le poids de nos péchés et devenus aveugles par la privation de la vraie lumière et l’amour de l’iniquité, loin de nous avoir abandonnés à nous-mêmes, il a daigné nous envoyer son Verbe, son Fils unique, pour nous apprendre par son incarnation et par sa passion combien l’homme est précieux à Dieu, pour nous purifier de tous nos péchés par ce sacrifice unique, répandre son amour dans nos coeurs par la grâce de son Saint-Esprit, et nous faire arriver, malgré tous les obstacles, au repos éternel et à l’ineffable douceur de la vision bienheureuse, quels coeurs et quelles paroles peuvent suffire aux actions de grâces qui lui sont dues?
Dès l’origine du genre humain, les anges ont annoncé à des hommes choisis ce mystère de la vie éternelle par des figures et des signes appropriés aux temps. Plus tard, les Hébreux ont été réunis en corps de nation pour figurer ce même mystère, et c’est parmi eux que toutes les choses accomplies depuis l’avénement du Christ jusqu’à nos jours, et toutes celles qui doivent s’accomplir dans la suite des siècles, ont été prédites par des hommes dont les uns comprenaient et les autres ne comprenaient pas ce qu’ils prédisaient. Puis la nation hébraïque a été dispersée parmi les nations, afin de servir de témoin aux Ecritures qui annonçaient le salut éternel en Jésus-Christ. Car non-seulement toutes les prophéties transmises par la parole, aussi bien que les préceptes de morale et de piété contenus dans les saintes lettres, mais encore les rites sacrés, les prêtres, le tabernacle, le temple, les autels, les sacrifices, les cérémonies, les fêtes, et généralement tout ce qui appartient au culte qui es dû à Dieu et que les Grecs nomment proprement culte de latrie1, tout cela était autant de figures et de prophéties de ce que nous croyons s’être accompli dans le présent, et de ce que nous espérons devoir s’accomplir dans l’avenir par rapport à la vie éternelle dont les fidèles jouiront en Jésus-Christ.
La religion chrétienne, la seule véritable, est aussi la seule qui ait pu convaincre les divinités des gentils de n’être que d’impurs démons, dont le but est de se faire passer pour dieux sous le nom de quelques hommes morts ou de quelques autres créatures, afin d’obtenir des honneurs divins qui flattent leur orgueil et où se mêlent de coupables et abominables impuretés. Ces esprits immondes envient à l’homme son retour salutaire vers Dieu; mais l’homme s’affranchit de leur domination cruelle et impie, quand il croit en Celui qui lui a enseigné à se relever par l’exemple d’une humilité égale à l’orgueil qui fit tomber les démons. C’est parmi ces esprits de malice qu’il faut placer non-seulement tous les dieux dont j’ai déjà beaucoup parlé, et tant d’autres semblables qu’on voit adorés des autres peuples, mais particulièrement ceux dont il est question dans ce livre, je veux dire cette élite et comme ce sénat de dieux qui durent leur rang non à l’éclat de leurs vertus, mais à l’énormité de leurs crimes. En vain Varron s’efforce de justifier les mystères de ces dieux par des explications physiques; il veut couvrir d’un voile d’honnêteté des choses honteuses et il n’y parvient pas la raison en est simple, c’est que les causes des mystères du paganisme ne sont pas celles qu’il croit ou plutôt qu’il veut faire croire. Si les causes qu’il assigne étaient les véritables, s’il était possible, en effet, d’expliquer les mystères par des raisons naturelles, cette interprétation aurait au moins l’avantage de diminuer le scandale de certaines pratiques qui paraissent obscènes ou absurdes, tant qu’on en ignore le sens. Et c’est justement ce que Varron a essayé de faire pour certaines
1. Sur le culte de latrie, voyez plus haut la préface du livre VI.
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fictions du théâtre ou certains mystères du temple : or, bien qu’il ait moins réussi à justifier le théâtre par le temple qu’à condamner le temple par le théâtre, il n’a toutefois rien négligé pour affaiblir par de prétendues ex pli-cations physiques la répugnance qu’inspirent tant de choses abominables.
Et cependant, au témoignage de Varron lui-même, on ne put souffrir les livres de Numa, où sont expliqués les principes de ses institutions religieuses, et on les jugea indignes non-seulement d’être lus par les personnes de piété, mais encore d’être conservés par écrit dans le secret des ténèbres. C’est ici le moment de rapporter ce que j’ai promis au troisième livre de placer en son lieu. Voici donc ce qu’on lit dans le traité de Varron sur le culte des dieux: " Un certain Térentius ", dit ce savant homme, " possédait une terre au pied du Janicule. Or, il arriva un jour que son bouvier, faisant passer la charrue près du tombeau de Numa Pompilius, déterra les livres où ce roi avait consigné les raisons de u ses institutions religieuses. Térentius s’empressa de les porter au préteur, qui, en ayant lu le commencement, jugea la chose assez importante pour en donner avis au sénat. Les principaux de cette assemblée eurent à peine pris connaissance de quelques-unes des raisons par où chaque institution était expliquée, qu’il fut décidé que, sans toucher aux règlements de Numa, il était de l’intérêt de la religion que ses livres fussent brûlés par le préteur 1". Chacun en pensera ce qu’il voudra, et il sera même permis à quelque habile défenseur d’une si étrange impiété de dire ici tout ce que l’amour insensé de la dispute lui pourra suggérer; pour nous, qu’il nous suffise de faire observer que les explications données sur le culte par son propre fondateur, devaient rester inconnues au peuple, au sénat, aux prêtres eux-mêmes, ce qui fait bien voir qu’une curiosité illicite avait initié Numa Pompilius aux secrets des démons; il les mit donc
1. Ce récit est reproduit, mais avec de différences, dans Tite-Live ( lib. XL, Cap. 29) et dans Plutarque (Vie de Numa). Voyez aussi, Pline l’Ancien (Hist. nat. ., lib. XIII, cap. 27.)
par écrit pour son usage et afin de s’en souvenir; mais il n’osa jamais, tout roi qu’il était et n’ayant personne à craindre, ni les communiquer à qui que ce soit, de peur de découvrir aux hommes des mystères d’abominations, ni les effacer ou les détruire, de peur d’irriter ses dieux, et c’est ce qui le porta à les enfouir dans un lieu qu’il crut sûr, ne prévoyant pas que la charrue dût jamais approcher de son tombeau. Quant au sénat, bien qu’il eût pour maxime de respecter la religion des ancêtres, et qu’il fût obligé par là de ne pas toucher aux institutions de Numa, il jugea toutefois ces livres si pernicieux qu’il ne voulut point qu’on les remît en terre, de peur d’irriter la curiosité, et ordonna de livrer aux flammes ce scandaleux monument. Estimant nécessaire le maintien des institutions établies, il pensa qu’il valait mieux laisser les hommes dans l’erreur en leur en dérobant les causes, que de troubler l’Etat eu les leur découvrant.
Saint Augustin en vient à la troisième espèce de théologie, dite naturelle, et la question étant toujours de savoir si le culte de cette sorte de dieux est de quelque usage pour acquérir la vie éternelle, il entre en discussion à ce sujet avec les platoniciens, les plus éminents entre les philosophes et les plus proches de la foi chrétienne. Il réfute en ce livre Apulée et tous ceux qui veulent qu’on rende un culte aux démons à titre de messagers et d’intermédiaires entre les dieux et les hommes, faisant voir que les hommes ne peuvent en aucune façon avoir pour intercesseurs utiles auprès de bonnes divinités, des démons convaincus de tous les vices et qui inspirent et favorisent les fictions des poëtes, les scandales de la scène, les maléfices coupables de la magie, toutes choses odieuses aux gens de bien.
Nous arrivons à une question qui réclame plus que les précédentes toute l’application de notre esprit. Il s’agit de la théologie naturelle, et nous n’avons point affaire ici à des adversaires ordinaires; car la théologie qu’on appelle de ce nom n’a rien à démêler, ni avec la théologie fabuleuse des théâtres, ni avec la théologie civile, l’une qui célèbre les crimes des dieux, l’autre qui dévoile les désirs encore plus criminels de ces dieux ou plutôt de ces démons pleins de malice. Nos adversaires actuels, ce sont les philosophes, c’est-à-dire ceux qui font profession d’aimer la sagesse. Or, si la sagesse est Dieu même, Créateur de toutes choses, comme l’attestent la sainte Ecriture et la vérité, le vrai philosophe es{ celui qui aime Dieu. Toutefois, comme il faut bien distinguer entre le nom et la chose, car quiconque s’appelle philosophe n’est pas amoureux pour cela de la véritable sagesse, je choisirai, parmi ceux dont j’ai pu connaître la doctrine par leurs écrits, les plus dignes d’être discutés. Je n’ai pas entrepris, en effet, de réfuter ici toutes les vaines opinions de tous les philosophes, mais seulement les systèmes qui ont trait à la théologie, c’est-à-dire à la science de la Divinité; et encore, parmi ces systèmes, je ne m’attacherai qu’à ceux des philosophes qui, reconnaissant l’existence de Dieu et sa providence, n’estiment pas néanmoins que le culte d’un Dieu unique et immuable suffise pour obtenir une vie heureuse après la mort, et croient qu’il faut en servir plusieurs, qui tous cependant ont été créés par un seul. Ces philosophes sont déjà très-supérieurs à Varron et plus près que lui de la vérité, celui-ci n’ayant pu étendre la théologie naturelle au-delà du monde ou de l’âme du monde, tandis que, suivant les autres, il y a au-dessus de toute âme un Dieu qui a créé non-seulement le monde visible, appelé ordinairement le ciel et la terre, mais encore toutes les âmes, et qui rend heureuses les âmes raisonnables et intellectuelles, telles que l’âme humaine, en les faisant participer de sa lumière immuable et incorporelle. Personne n’ignore, si peu qu’il ait ouï parler de ces questions, que les philosophes dont je parle sont les platoniciens, ainsi appelés de leur maître Platon. Je vais donc parler de Platon; mais avant de toucher rapidement les points essentiels du sujet, je dirai un mot de ses devanciers.
Si l’on consulte les monuments de la langue grecque, qui passe pour la plus belle de toutes les langues des gentils, on trouve deux écoles de philosophie, l’une appelée italique, de cette partie de l’Italie connue sous le nom de grande Grèce, l’autre ionique, du pays qu’on appelle encore aujourd’hui la Grèce. Le chef de l’école italique fut Pythagore de Samos, de qui vient, dit-on, le nom même de philosophie. Avant lui on appelait sages ceux qui paraissaient pratiquer un genre de vie supérieur à celui du vulgaire; mais Pythagore, interrogé sur sa profession, répondit qu’il était philosophe, c’est-à-dire ami de la sagesse, estimant que faire profession d’être sage, c’était une arrogance extrême. Thalès de Muet fut le chef de (156) la secte ionique. On le compte parmi les sept sages, tandis que les six autres ne se distinguèrent que par leur manière de vivre et par quelques préceptes de morale, Thalès s’illustra par l’étude de la nature des choses, et, afin de propager ses recherches, il les écrivit. Ce qui le fit surtout admirer, c’est qu’ayant saisi les lois de l’astronomie, il put prédire les éclipses du soleil et aussi celles de la lune. Il crut néanmoins que l’eau était le principe de toutes choses, des éléments du monde, du monde lui-même et de tout ce qui s’y produit, sans qu’aucune intelligence divine préside à ce grand ouvrage, qui paraît si admirable à quiconque observe l’univers 1. Après Thalès vint Anaximandre 2, son disciple, qui se forma une autre idée de la nature des choses. Au lieu de faire venir toutes choses d’un seul principe, tel que l’humide de Thalès, il pensa que chaque chose naît de principes propres. Et ces principes, il en admet une quantité infinie, d’où résultent des mondes innombrables et tout ce qui se produit en chacun d’eux; ces mondes se dissolvent et renaissent pour se maintenir pendant une certaine durée, et il n’est pas non plus nécessaire qu’aucune intelligence divine prenne part à ce travail des choses. Anaximandre eut pour disciple et successeur Anaximène, qui ramena toutes les causes des êtres à un seul principe, l’air. Il ne contestait ni ne dissimulait l’existence des dieux; mais, loin de croire qu’ils ont créé l’air, c’est de l’air qu’il les faisait naître. Telle ne fut point la doctrine d’Anaxagore, disciple d’Anaximène; il comprit que le principe de tous ces objets qui frappent nos yeux est dans un esprit divin. Il pensa qu’il existe une matière infinie, composée de particules homogènes, et que de là sortent tous les genres d’êtres, avec la diversité de leurs modes et de leurs espèces, mais tout cela par l’action de l’esprit divin 3. Un autre disciple d’Anaximène,
1. Cette exposition du système de Thalès est parfaitement conforme à celle d’Aristote en sa Métaphysique, livre I, ch. 3.
2. Ici saint Augustin expose autrement qu’Aristote la suite et l’enchaînement des systèmes de l’école ionique. Au premier livre de la Métaphysique, Aristote réunit étroitement Thalès, Anaximène et Diogène, comme ayant enseigné des systèmes analogues; mais il ne parle pas d’Anaximandre. Réparant cet oubli au livre XII, ch. 2, il rapproche ce philosophe, non de Thalès et d’Anaximène, mais d’Anaxagore et de Démocrite, dont les théories physiques présentent en effet une ressemblance notable avec celles d’Anaximandre. Comp. Aristote, Phys. Ausc., III, 4. Voyez aussi Ritter, Hist. De la philisophie ancienne, tome I, Livre III, chap. 7.
3. Voyez, sur Anaxagore, les grands passages de Platon (Phédon, trad. franç., tome I, p. 273 et suiv.) et d’Aristote (Métaph., livre I, ch. 3.)
Diogène, admit aussi que l’air est la matière où se forment toutes choses, l’air lui-même étant animé par une raison divine, sans laquelle rien n’en pourrait sortir. Anaxagore eut pour successeur son disciple Archélaüs, lequel soutint, à son exemple, que les éléments constitutifs de l’univers sont des particules homogènes d’où proviennent tous les êtres particuliers par l’action d’une intelligence partout présente, qui, unissant et séparant les corps éternels, je veux dire ces particules, est le principe de tous les phénomènes naturels. On assure qu’Archélaüs eut pour disciple Socrate 1, qui fut le maître de Platon, et c’est pourquoi je suis rapidement remonté jusqu’à ces antiques origines.
Socrate est le premier qui ait ramené toute la philosophie à la réforme et à la discipline des mœurs 2 car avant lui les philosophes s’appliquaient par-dessus tout à la physique, c’est-à-dire à l’étude des phénomènes de la nature. Est-ce le dégoût de ces recherches obscures et incertaines qui le conduisit à tourner son esprit vers une étude plus accessible, plus assurée, et qui est même nécessaire au bonheur de la vie, ce grand objet de tous les efforts et de toutes les veilles des philosophes? Ou bien, comme le supposent des interprètes encore plus favorables, Socrate voulait-il arracher les âmes aux passions impures de la terre, en les excitant à s’élever aux choses divines? c’est une question qu’il me semble impossible d’éclaircir complétement. Il voyait les philosophes tout occupés de découvrir les causes premières, et, persuadé qu’elles dépendent de la volonté d’un Dieu supérieur et unique, il pensa que les âmes purifiées peuvent seules les saisir; c’est pourquoi il voulait que le premier soin du philosophe fût de purifier son âme par de bonnes moeurs, afin que l’esprit, affranchi des passions qui le courbent vers la terre, s’élevât par sa vigueur native vers les choses éternelles, et pût contempler avec la pure intelligence cette lumière spirituelle et immuable où les causes de toutes les natures créées ont
1. Camp. Diogène Laërce, I, 14; II,19 et 23.
2. Comp. Xénophon (Memor., I, 3 et 4) et Aristote (Métaph., liv. I, ch. 5, et livre XIII, ch. 4.)
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un être stable et vivant 1. Il est constant qu’il poursuivit et châtia, avec une verve de dialectique merveilleuse et une politesse pleine de sel, la sottise de ces ignorants qui prétendent savoir quelque chose; confessant, quant à lui, son ignorance, ou dissimulant sa science, même sur ces questions morales où il paraissait avoir appliqué toute la force de son esprit. De là ces inimitiés et ces accusations calomnieuses qui le firent condamner à mort. Mais cette même Athènes, qui l’avait publiquement déclaré criminel, le réhabilita depuis par un deuil public, et l’indignation du peuple alla si loin contre ses accusateurs, que l’un d’eux fut mis en pièces par la multitude, et l’autre obligé de se résoudre à un exil volontaire et perpétuel, pour éviter le même traitement 2. Egalement admirable par sa vie et par sa mort, Socrate laissa un grand nombre de sectateurs qui, s’appliquant à l’envi aux questions de morale, disputèrent sur le souverain bien, sans lequel l’homme ne peut être homme. Et comme l’opinion de Socrate ne se montrait pas très-clairement au milieu de ces discussions contradictoires, où il agite, soutient et renverse tous les systèmes, chaque disciple y prit ce qui lui convenait et résolut à sa façon la question, de la fin suprême, par où ils entendent ce qu’il faut posséder pour être heureux. Ainsi se formèrent, parmi les socratiques, plusieurs systèmes sur le souverain bien, avec une opposition si incroyable entre ces disciples d’un même maître, que les uns mirent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène, et d’autres dans d’autres fins, qu’il serait trop long de rapporter.
Mais entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit effaça tous les autres par l’éclat de la gloire la plus pure, ce fut Platon. Né athénien, d’une famille honorable, son merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang. Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne
1. Saint Augustin prête à Socrate la théorie platonicienne des idées, bien qu’elle ne fût contenue qu’en germe dans son enseignement.
2. Comp. Diogène Laërce, II, 5.
suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où la renommée lui promettait quelque science à recueillir. C’est ainsi qu’il apprit en Egypte toutes les grandes choses qu’on y enseignait; il se dirigea ensuite vers les contrées de l’Italie où les pythagoriciens étaient en honneur 1, et là, dans le commerce des maîtres les plus éminents, il s’appropria aisément toute la philosophie de l’école italique. Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier, il le mit en scène clans presque tous ses dialogues, unissant ce qu’il avait appris d’autres philosophes, et même ce qu’il avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses entretiens familiers sur la morale, Or, si l’étude de la sagesse consiste dans l’action et dans la spéculation, ce qui fait qu’on peut appeler l’une de ses parties, active et l’autre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c’est-à-dire aux moeurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l’homme qui avait excellé dans la partie active, c’était Socrate, et que celui qui s’était appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, c’était Pythagore. Platon réunit ces deux parties, et s’acquit ainsi la gloire d’avoir porté la philosophie àsa perfection. Il la divisa en trois branches la morale, qui regarde principalement l’action; la physique, dont l’objet est la spéculation; la logique enfin, qui distingue le vrai d’avec le faux; or, bien que cette dernière science soit également nécessaire pour la spéculation et pour l’action, c’est à la spéculation toutefois qu’il appartient plus spécialement d’étudier la nature du vrai, par où l’on voit que la division de la philosophie en trois parties s’accorde avec la distinction de la science spéculative et de la science pratique 2, De savoir maintenant quels ont été les sentiments de Platon sur
1. Des différents biographes de Platon, saint Augustin paraît ici suivre de préférence Apulée, qui place le voyage de Platon en Egypte avant ses voyages en Sicile et en Italie. (De dogm. Plat., init.) — Diogène Laërce (livre III) et Olympiodore (Vie de Platon, dans le Comment. sur le premier Alcibiade, publié par M. Creuzer) conduisent Platon en Sicile et le mettent en communication avec les pythagoriciens avant le voyage en Egypte.
2. On chercherait vainement dans les dialogues de Platon cette division régulière de la philosophie en trois parties, qui n’a été introduite que pins tard, après Piston et même après Aristote. Il semble que saint Augustin n’ait pas soue les yeux les écrits de Piston et ne juge sa doctrine que sur la foi de ses disciples et à l’aide d’ouvrages de seconde main.
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chacun de ces trois objets, c’est-à-dire où il a mis la fin de toutes les actions, la cause de tous les êtres et la lumière de toutes les intelligences, ce serait une question longue à discuter et qu’il ne serait pas convenable de trancher légèrement. Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points. Il nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où, exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres, tantôt il se montre favorable à la religion véritable, à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense, et tantôt il y paraît contraire, comme quand il s’agit, par exemple, de l’unité divine et de la pluralité des dieux, par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer après la mort. Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que c’est en lui qu’ils placent la cause de toute existence, la raison de toute pensée et la fin de toute vie : trois principes dont le premier appartient à la physique, le second à la logique, et le troisième à la morale; et véritablement, si l’homme a été créé pour atteindre, à l’aide de ce qu’il y a de plus excellent en lui, ce qui surpasse tout en excellence, c’est-à-dire un seul vrai Dieu souverainement bon, sans lequel aucune nature n’a d’existence, aucune science de certitude, aucune action d’utilité, où faut-il donc avant tout le chercher, sinon où tous les êtres ont un fondement assuré, où toutes les vérités deviennent certaines, et où se rectifient toutes nos affections?
Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l’aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair qu’il n’en est aucun qui soit plus près de nous que Platon. Qu’elle cède donc aux platoniciens cette théologie fabuleuse qui repaît les âmes des impies des crimes de leurs dieux! qu’elle leur cède aussi cette théologie civile où les démons impurs, se donnant pour des dieux afin de mieux séduire les peuples asservis aux voluptés de la terre, ont voulu consacrer l’erreur, faire de la représentation de leurs crimes une cérémonie du culte, et trouver ainsi pour eux-mêmes, dans les spectateurs de ces jeux, le plus agréable des spectacles : théologie impure où ce que les temples peuvent avoir d’honnête est corrompu par son mélange avec les. infamies du théâtre, et où ce que le théâtre a d’infâme est justifié par les abominations des temples! Qu’elles cèdent encore à. ces philosophes les explications de Varron qui a voulu rattacher le paganisme à la terre et au ciel, aux semences et aux opérations de la nature; car, d’abord, les mystères du culte païen n’ont pas le sens qu’il veut leur donner, et par conséquent la vérité lui échappe en dépit de tous ses efforts; de plus, alors même qu’il aurait raison, l’âme raisonnable ne devrait pas adorer comme son Dieu ce qui est au-dessous d’elle dans l’ordre de la nature, ni préférer à soi, comme des divinités, des êtres auxquels le vrai Dieu l’a préférée. Il faut en dire autant de ces écrits que Numa consacra en effet aux mystères sacrés 1, mais qu’il prit soin d’ensevelir avec lui, et qui, exhumés par la charrue d’un laboureur, furent livrés aux flammes par le sénat; et pour traiter plus favorablement Numa, mettons au même rang cette lettre 2 où Alexandre de Macédoine, confiant à sa mère les secrets que lui avaient dévoilés un certain Léon, grand-prêtre égyptien, lui faisait voir non-seulement que Picus, Faunus, Enée, Romulus, ou encore Hercule, Esculape, Liber, fils de Sémélé, les Tyndarides et autres mortels divinisés, mais encore les grands dieux, ceux dont Cicéron a l’air de parler dans les Tusculanes 3 sans les nommer, Jupiter, Junon, Saturne, Vulcain, Vesta et plusieurs autres dont Varron a fait les symboles des éléments et des parties du monde, on été des hommes, et rien de plus; or, ce prêtre égyptien craignant, lui aussi,
1. Voyez le livre précédent au ch. 33.
2. Sur cette. lettre évidemment apocryphe d’Alexandre le Grand, voyez Sainte-Croix, Examen critique des historiens d’Alexandre, 2e édition, p. 292.
3. Livre I, ch. 13.
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que ces mystères ne vinssent à être divulgués, pria Alexandre de recommander à sa mère de jeter sa lettre au feu. Que cette théologie donc, civile et fabuleuse, cède aux philosophes platoniciens qui ont reconnu le vrai Dieu comme auteur de la nature, comme source de la vérité, comme dispensateur de la béatitude! et je ne parle pas seulement de la théologie païenne, mais que sont auprès de ces grands adorateurs d’un si grand Dieu tous les philosophes dont l’intelligence asservie au corps n’a donné à la nature que des principes corporels, comme Thalès qui attribue tout à l’eau, Anaximène à l’air, les stoïciens au feu, Epicure aux atomes, c’est-à-dire à de très-petits corpuscules invisibles et impalpables, et tant d’autres qu’il est inutile d’énumérer, qui ont cru que des corps, simples ou composés, inanimés ou vivants, mais après tout des corps, étaient la cause et le principe des choses. Quelques-uns, en effet, ont pensé que des choses vivantes pouvaient provenir de choses sans vie : c’est le sentiment des Epicuriens; d’autres ont admis que choses vivantes et choses sans vie proviennent d’un vivant ; mais ce sont toujours des corps qui proviennent d’un corps; car pour les stoïciens, c’est le feu , c’est-à-dire un corps un des quatre éléments qui constituent l’univers visible, qui est vivant, intelligent, auteur du monde et de tous les êtres, en un mot, qui est Dieu. Voilà donc les plus hautes pensées où aient pu s’élever ces philosophes et tous ceux qui ont cherché la vérité d’un coeur assiégé par les chimères des sens. Et cependant ils avaient en eux, d’une certaine manière, des objets que leurs sens ne pouvaient saisir; ils se représentaient au dedans d’eux-mêmes les choses qu’ils avaient vues au dehors, alors même qu’ils ne les voyaient plus par les yeux, mais seulement par la pensée. Or, ce qu’on voit de la sorte n’est plus un corps, mais son image, et ce qui perçoit dans l’âme cette image n’est ni un corps ni une image; enfin, le principe qui juge cette image comme étant belle ou laide, est sans doute supérieur à l’objet de son jugement. Ce principe, c’est l’intelligence de l’homme, c’est l’âme raisonnable ; et certes il n’a rien de corporel, puisque déjà l’image qu’il perçoit et qu’il juge n’est pas un corps. L’âme n’est donc ni terre, ni eau, ni air, ni feu, ni en général aucun de ces quatre corps nommés éléments qui forment le monde matériel. Et comment Dieu, Créateur de l’âme, serait-il un corps? Qu’ils cèdent donc, je le répète, aux platoniciens, tous ces philosophes, et je n’en excepte pas ceux qui, à la vérité, rougissent de dire que Dieu est un corps, mais qui le font de même nature que nos âmes. Se peut-il qu’ils n’aient point vu dans l’âme humaine cette étrange mutabilité, qu’on ne peut attribuer à Dieu sans crime ? Mais, disent-ils, c’est le corps qui rend l’âme changeante, car de soi elle est immuable. Que ne disent-ils aussi que ce sont les corps extérieurs qui blessent la chair et qu’elle est invulnérable de soi ? La vérité est que rien ne peut altérer l’immuable ; d’où il suit que ce qui peut être altéré par un corps n’est pas véritablement immuable.
Ces philosophes, si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n’est Dieu, et c’est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps. Ils ont également compris que tout ce qui est muable n’est pas le Dieu suprême, et c’est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement. Ils ont compris enfin qu’en tout être muable, la forme qui le fait ce qu’il est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce qu’il est immuablement. Si donc vous considérez tour à tour le corps du monde entier avec ses figures, ses qualités, ses mouvements réguliers et ses éléments qui embrassent dans leur harmonie le ciel, la terre et tous les êtres corporels, puis l’âme en général, tant celle qui maintient les parties du corps et le nourrit, comme dans les arbres, que celles qui donnent en outre le sentiment, comme dans les animaux, et celle qui ajoute au sentiment la pensée, comme dans les hommes, et celle enfin qui n’a pas besoin de la faculté nutritive et se borne à maintenir, sentir et penser, comme chez les anges, rien de tout cela, corps ou âme, ne peut tenir l’être que de Celui qui est; car, en lui, être n’est pas une chose, et vivre, une autre, comme s’il pouvait être sans être vivant; et de même, la vie en lui n’est pas une chose et (160) la pensée une autre, comme s’il pouvait vivre et vivre sans penser, et enfin la pensée en lui n’est pas une chose et le bonheur une autre, comme s’il pouvait penser et ne pas être heureux; mais, pour lui, vivre, penser, être heureux, c’est simplement être. Or, ayant compris cette immutabilité et cette simplicité parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l’être de Dieu, et que Dieu ne le tient d’aucun. Tout ce qui est, en effet, est corps ou âme, et il vaut mieux être âme que corps; de plus, la forme du corps est sensible, celle de l’âme est intelligible; d’où ils ont conclu que la forme intelligible est supérieure à la forme sensible. Il faut entendre par sensible ce qui peut être saisi par la vue et le tact corporel, par intelligible ce qui peut être atteint par le regard de l’âme. La beauté corporelle, en effet, soit qu’elle consiste dans l’état extérieur d’un corps, dans sa figure, par exemple, soit dans son mouvement, comme cela se rencontre en musique, a pour véritable juge l’esprit. Or, cela serait impossible s’il n’y avait point dans l’esprit une forme supérieure, indépendante de la grandeur, de la masse, du bruit des sons, de l’espace et du temps. Admettez maintenant que cette forme ne soit pas muable, comment tel homme jugerait-il mieux que tel autre des choses sensibles, le plus vif d’esprit mieux que le plus lent, le savant mieux que l’ignorant, l’homme exercé mieux que l’inculte, la même personne une fois cultivée mieux qu’avant de l’être? Or, ce qui est susceptible de plus et de moins est muable; d’où ces savants et pénétrants philosophes, qui avaient fort approfondi ces matières, ont conclu avec raison que la forme première ne pouvait se rencontrer dans des êtres convaincus de mutabilité. Voyant donc que le corps et l’âme ont des formes plus ou moins belles et excellentes, et que, s’ils n’avaient point de forme,. ils n’auraient point d’être, ils ont compris qu’il y a un être où se trouve La forme première et immuable, laquelle à ce titre n’est comparable avec aucune autre; par suite, que là est le principe des choses, qui n’est fait par rien et par qui tout est fait. Et c’est ainsi que ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même l’a manifesté à ces philosophes, depuis que les profondeurs invisibles de son essence, sa vertu créatrice et sa divinité éternelle, sont devenues visibles par ses ouvrages 1. J’en ai
1. Rom.I, 19, 20.
dit assez sur cette partie de la philosophie qu’ils appellent physique, c’est-à-dire relative à la nature.
Quant à la logique ou philosophie rationnelle, loin de moi la pensée de comparer aux Platoniciens ceux qui placent le critérium de la vérité dans les sens, et mesurent toutes nos connaissances avec cette règle inexacte et trompeuse ! tels sont les Epicuriens et plusieurs autres philosophes, parmi lesquels il faut comprendre les Stoïciens, qui ont fait venir des sens les principes de cette dialectique où ils exercent avec tant d’ardeur la souplesse de leur esprit. C’est à cette source qu’ils ramènent leurs concepts généraux, ennoiai, qui servent de base aux définitions; c’est de là, en un mot, qu’ils tirent la suite et le développement de toute leur méthode d’apprendre et d’enseigner1. J’admire, en vérité, comment ils peuvent soutenir en même temps leur principe que les sages seuls sont beaux 2, et je leur demanderais volontiers quel est le sens qui leur a fait apercevoir cette beauté, et avec quels yeux ils ont vu la forme et la splendeur de la sagesse. C’est ici que nos philosophes de prédilection ont parfaitement distingué ce que l’esprit conçoit de ce qu’atteignent les sens, ne retranchant rien à ceux-ci de leur domaine légitime, n’y ajoutant rien et déclarant nettement que cette lumière de nos intelligences qui nous fait comprendre toutes choses, c’est Dieu même qui a tout créé3.
Reste la morale ou, pour parler comme les Grecs, l’éthique 4, où l’on cherche le souverain bien, c’est-à-dire l’objet auquel nous (161)
1. Malgré quelques témoignages contraires et considérables, il parait bien en effet que la logique des Stoïciens était sensualiste, d’un sensualisme toutefois beaucoup moins grossier que celui des Epicuriens. Voyez Cicéron, Académiques, II, 7; et Diogène Laërce, 51-14.
2. C’était un des célèbres paradoxes de l’école stoïcienne. Voyez Cicéron, pro Mur., cap. 29.
3. Voyez le Timée et surtout la République (livres VI et VII), où Dieu est conçu comme la Raison éternelle, soleil du monde intelligible et foyer des intelligences.
4. Etike , science des meurs, d’ethos.
(161)
rapportons toutes nos actions, celui que nous désirons pour lui-même et non en vue de quelque autre chose, de sorte qu’en le possédant il ne nous manque plus rien pour être heureux. C’est encore ce qu’on nomme la fin, parce que nous voulons tout le reste en vue de notre bien, et ne voulons pas le bien pour autre chose que lui. Or, le bien qui produit la béatitude, les uns l’ont fait venir du corps, les autres de l’esprit, d’autres de tous deux ensemble. Les philosophes, en effet, voyant que l’homme est composé de corps et d’esprit, ont pensé que l’un ou l’autre ou tous deux ensemble pouvaient constituer son bien, je veux dire ce bien final, source du bonheur, dernier terme de toutes les actions, et qui ne laisse rien à désirer au-delà de soi. C’est pourquoi ceux qui ont ajouté une troisième espèce de biens qu’on appelle extérieurs, comme l’honneur, la gloire, les richesses, et autres semblables, ne les ont point regardés comme faisant partie du bien final, mais comme de ces choses qu’on désire en vue d’une autre fin, qui sont bonnes pour les bons et mauvaises pour les méchants. Mais, quoi qu’il en soit, ceux qui ont fait dépendre le bien de l’homme, soit du corps, soit de 1’esprit, soit de tous deux, n’ont pas cru qu’il fallût le chercher ailleurs que dans l’homme même. Les premiers le font dépendre de la partie la moins noble de l’homme, les seconds, de la partie la plus noble, les autres, de l’homme tout entier; mais dans fous les cas, c’est de l’homme que le bien dépend. Au surplus, ces trois points de vue n’ont pas donné lieu à trois systèmes seulement, mais à un beaucoup plus grand nombre, parce que chacun s’est formé une opinion différente sur le bien du corps sur le bien de l’esprit, sur le bien de l’un et l’autre réunis. Que tous cèdent donc à ces philosophes qui ont fait consister le bonheur de l’homme, flou a jouir du corps ou de l’esprit, mais à jouir de Dieu, et non pas à en jouir comme l’esprit jouit du corps ou de soi-même, ou comme un ami jouit d’un ami, muais comme l’oeil jouit de la lumière. Il faudrait insister peut-être pour montrer la justesse de cette comparaison; mais j’aime mieux le faire ailleurs, s’il plaît à Dieu, et selon la mesure de lues forces. Présentement il me suffit de rappeler que le souverain bien pour Platon, c’est de vivre selon la vertu, ce qui n’est possible qu’à celui qui connaît Dieu et qui l’imite; et voilà l’unique source du bonheur. Aussi n’hésite-t-il point à dire que philosopher, c’est aimer Dieu, dont la nature est incorporelle; d’où il suit que l’ami de la sagesse, c’est-à-dire le philosophe, ne devient heureux que lors. qu’il commence de jouir de Dieu. En effet, bien que l’on ne soit pas nécessairement heureux pour jouir de ce qu’on aime, car plusieurs sont malheureux d’aimer ce qui ne doit pas être aimé, et plus malheureux encore d’en jouir, personne toutefois n’est heureux qu’autant qu’il jouit de ce qu’il aime. Ainsi donc, ceux-là mêmes qui aiment ce qui ne doit pas être aimé, ne se croient pas heureux par l’amour, mais par la jouissance. Qui donc serait assez malheureux pour ne pas réputer heureux celui qui aime le souverain bien et jouit de ce qu’il aime! Or, Platon déclare que le vrai et souverain bien, c’est Dieu, et voilà pourquoi il veut que le vrai philosophe soit celui qui aime Dieu, car le philosophe tend à la félicité, et celui qui aime Dieu est heureux en jouissant de Dieu 1.
Ainsi donc tous les philosophes, quels qu’ils soient, qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et qui ont reconnu en lui l’auteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, c’est-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie, ces philosophes qu’on appellera platoniciens ou d’un autre nom, soit qu’on n’attribue de tels sentiments qu’aux chefs de l’école Ionique, à Platon par exemple et à ceux qui l’ont bien entendu, soit qu’on en fasse également honneur à l’école italique, à cause de Pythagore, des Pythagoriciens, et peut-être aussi de quelques autres philosophes de la même famille, soit enfin qu’on veuille les étendre aux sages et aux philosophes des autres nations, Libyens atlantiques 1, Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols et à d’autres encore, ces philosophes, dis-je, nous les préférons à tous les autres et nous confessons qu’ils ont approché de plus près de notre croyance.
1. Voyez, parmi les dialogues de Platon, le Phèdre, le Phédon, le Philèbe et la République (livres VI, VII et IX).
2. Sur les Libyens atlantiques et sur Atlas, leur roi fabuleux, voyez Diodore, livre III, ch. 20.
Un chrétien qui s’est uniquement appliqué à la lecture des saints livres, ignore peut-être le nom des Platoniciens; il ne sait pas qu’il y a eu parmi les Grecs deux écoles de philosophie, l’ionienne et l’Italique ; mais il n’est pas tellement sourd au bruit des choses humaines, qu’il n’ait appris que les philosophes font profession d’aimer la sagesse ou même de la posséder. Il se défie pourtant de cette philosophie qui s’enchaîne aux éléments du
monde au lieu de s’appuyer sur Dieu, Créateur du monde, averti par ce précepte de
l’Apôtre qu’il écoute d’une oreille fidèle: " Prenez garde de vous laisser abuser par la philosophie et par de vains raisonnements sur les éléments du monde 1". Mais, afin de
ne pas appliquer ces paroles à tous les philosophes, le chrétien écoute ce que l’Apôtre dit
de quelques-uns : " Ce qui peut être connu de Dieu, ils l’ont connu clairement, Dieu
même le leur ayant fait connaître; car depuis la création du monde les profondeurs invisibles de son essence sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages; et sa vertu et sa divinité sont éternelles 2". Et de même, quand l’Apôtre parle aux Athéniens, après avoir dit de Dieu cette grande parole qu’il est donné à peu de comprendre " C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être " ; il poursuit et ajoute : " Comme l’ont même dit quelques-uns de vos sages 3 ". Ici encore le chrétien sait se garder des erreurs où ces grands philosophes sont tombés; car, au même endroit où il est écrit que Dieu leur a rendu saisissables et visibles par ses ouvrages ses invisibles profondeurs, il est dit aussi qu’ils n’ont pas rendu à Dieu le culte légitime, farce qu’ils ont transporté à d’autres objets les honneurs qui ne sont dus qu’à lui " Ils
ont connu Dieu, dit l’Apôtre, et ils ne l’ont pas glorifié et adoré comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur coeur insensé s’est rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la gloire du Dieu incorruptible à l’image de l’homme corruptible, à des figures d’oiseaux, de
1. Coloss. II, 8 – 2. Rom. I, 19, 20
2. Act. XVII, 28.
quadrupèdes et de serpents 1 ". L’Apôtre veut désigner ici les Romains, les Grecs et les Egyptiens, qui se sont fait gloire de leur sagesse ; mais nous aurons affaire à eux dans la suite de cet ouvrage. Bornons-nous à dire encore une fois que notre préférence est acquise à ces philosophes qui confessent avec nous un Dieu unique, Créateur de l’univers, non-seulement incorporel et à ce titre au-dessus de tous les corps, mais incorruptible et comme tel au-dessus de toutes les âmes; en un mot, notre principe, notre lumière et notre bien.
Que si un chrétien, étranger aux lettres profanes, ne se sert pas en discutant de termes qu’il n’a point appris, et n’appelle pas naturelle avec les Latins et physique avec les Grecs cette partie de la philosophie qui regarde la ,nature, rationnelle ou logique celle qui traite de la connaissance de la vérité, morale enfin ou éthique celle où il est question des moeurs, des biens à poursuivre et des maux à éviter, est-ce à dire qu’il ignore que nous tenons du vrai Dieu, unique et parfait, la nature qui nous fait être à son image, la science qui le révèle à nons et nous révèle à nous-mêmes, la grâce enfin qui nous unit à lui pour nous rendre heureux? Voilà donc pourquoi nous préférons les Platoniciens au reste des philosophes : c’est que ceux-ci ont vainement consumé leur esprit et leurs efforts pour découvrir les causes des êtres, la règle de la vérité et celle de la vie, au lieu que les Platoniciens, ayant connu Dieu, ont trouvé par là même où est la cause de tous les êtres, -la lumière où l’on voit la vérité, la source où l’on s’abreuve du bonheur. Platoniciens ou philosophes d’une autre nation, s’il en est qui aient eu aussi de Dieu une telle idée, je dis qu’ils pensent comme nous. Pourquoi maintenant, dans la discussion qui va s’ouvrir, n’ai-je voulu avoir affaire qu’aux disciples de Platon? c’est que leurs écrits sont plus connus. En effet, les Grecs, dont la langue est la première parmi les gentils, ont partout répandu la doctrine platonicienne, et les Latins, frappés de son excellence ou séduits par la renommée, l’ont étudiée de préférence à toute autre, et cri la traduisant dans notre langue ont encore ajouté à son éclat et à sa popularité.
1. Rom I, 21-23.
(163)
Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ, quelques-uns s’étonnent d’entendre attribuer à Platon ces idées sur la Divinité, qu’ils trouvent singulièrement conformes à la véritable religion. Aussi cette ressemblance a-t-elle fait croire à plus d’un chrétien que Platon, lors de son voyage en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie ou lu les livres des Prophètes 1. J’ai moi-même admis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages 2; mais une étude approfondie de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure d’environ cent ans à l’époque où prophétisa Jérémie 3; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans, entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Ecritures demandée par Ptolémée, roi d’Egypte, à soixante-dix Juifs versés dans la langue grecque , il s’est écoulé environ soixante années 4. Platon, par conséquent, n’a pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette langue grecque, où il excellait, une version des Ecritures qui n’était pas encore faite; à moins que, poussé par sa passion de savoir, il n’ait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres égyptiens, à l’aide d’un interprète, non sans doute en se les faisant traduire, ce qui n’appartient qu’à un roi puissant comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre autant que possible la doctrine contenue dans l’Ancien Testament. Ce qui favorise cette conjecture, c’est le début de la Genèse : " Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. Et la terre était une masse confuse et informe, et les
1. Les auteurs dont veut parler saint Augustin sont surtout: Justin (Orat. paran. ad gentes), Origène (Contra Cels., lib. VI), Clément d’Alexandrie (Strom., lib. I, et Orat. exhort. ad gent.), Eusèbe (Proepar. evang., lib. II), saint Ambroise (Serm. 18 in Psalm. 118). Ces Pères croient que Platon a connu l’Ecriture sainte. L’opinion contraire a été soutenue par Lactance (Inst. div., livre IV, ch. 2).
2. Saint Augustin fait ici particulièrement allusion à son traité De doct. christ., lib. II, 43. Comp. les Rétractations, livre u, ch. 4, n. 2.
3. La chronique d’Eusèbe place les prophéties de Jérémie à la 37e et à la 38e olympiade, et la naissance de Platon à la 88e olympiade, quatrième année. Il y a donc un intervalle de plus de 170 ans.
4. Platon mourut la première année de la 103e olympiade, et ce ne fut que pendant la 124e olympiade que Ptolémée Philadelphe fit taire la version des Septante.
ténèbres couvraient la surface de l’abîme, et " l’esprit de Dieu était porté sur les eaux". Or, Platon, dans le Timée, où il décrit la formation du monde, dit que Dieu a commencé son
ouvrage en unissant la terre avec le feu 1 ; et comme il est manifeste que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie avec la parole de l’Ecriture : " Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ". —Platon ajoute que l’eau et l’air furent les deux moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes, la terre et le feu; on a vu là une interprétation de ce passage de l’Ecriture: " Et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux".
Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans l’Ecriture, où l’air est
souvent appelé esprit, semble avoir cru qu’il est question dans ce passage des quatre éléments. Quant à cette doctrine de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Ecritures ne respirent pas autre chose. Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté, ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon n’a pas été étranger aux livres saints, c’est la réponse faite à Moïse, quand il demande à l’ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le. peuple hébreux captif en Egypte: " Je suis Celui qui suis ", dit la Bible, " et vous direz aux enfants d’Israël: " Celui qui est m’a envoyé vers vous ". Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles n’étaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu’il est immuable. Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu’il s’est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : " Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est m’envoie vers vous ".
1. Platon dit à la vérité, dans un endroit du Timée, que Dieu commença par composer le corps de l’univers de feu et de terre (voyez Bekker, 318); mais, à prendre l’ensemble du dialogue, il est indubitable que la première oeuvre de Dieu, ce n’est pas le corps, mais l’âme (Bekker, 340), ce qui achève de détruire la faible analogie indiquée par saint Augustin. Le Timée est cependant celui des dialogues de Platon que saint Augustin paraît connaître le mieux. L’avait-il sous les yeux en écrivant la Cité de Dieu? ii est permis d’en douter.
2. Exode, III, 14.
(164)
Mais ne déterminons pas de quelle façon Platon a connu ces vérités, soit qu’il les ait puisées dans les livres de ceux qui l’ont précédé, soit que, comme dit l’Apôtre, " les sages a aient connu avec évidence ce qui peut être " connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant rendu manifeste. Car depuis la création du u inonde les perfections invisibles de Dieu, sa vertu et sa divinité éternelles, sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages ". Quoi qu’il en soit, je crois avoir assez prouvé que je n’ai pas choisi sans raison les Platoniciens, pour débattre avec eux cette question de théologie naturelle : s’il faut servir un seul Dieu on en servir plusieurs pour la félicité de l’autre vie. Je les ai choisis en effet, parce que l’excellence de leur doctrine sur un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, leur a donné parmi les philosophes le rang le plus illustre et le plus glorieux; or, cette supériorité a été depuis si bien reconnue que vainement Aristote, disciple de Platon, homme d’un .esprit éminent, inférieur sans doute à Platon par l’éloquence, mais de beaucoup supérieur à tant d’autres, fonda la secte péripatéticienne, ainsi nommée de l’habitude qu’avait Aristote d’enseigner en se promenant; vainement il attira, du vivant même de son maître, vers cette école dissidente un grand nombre de disciples séduits par l’éclat de sa renommée; vainement aussi, après la mort de Platon, Speusippe, son neveu, et Xénocrate, son disciple bien-aimé, le remplacèrent à l’Académie et eurent eux-mêmes des successeurs qui prirent le nom d’Académiciens; tout cela n’a pas empêché les meilleurs philosophes de notre temps qui ont voulu suivre Platon, de se faire appeler non pas Péripatéticiens ni Académiciens, mais Platoniciens. Lés plus célèbres entre les Grecs sont Plotin, Jamblique et Porphyre; joignez à ces platoniciens, illustres l’africain Apulée 1, également versé dans les deux langues, la grecque
1. Apulée, né à Madaure, dans la Numidie, alors province romaine, florissait au second siècle de l’ère chrétienne. Ses ouvrages étant écrits en latin, saint Augustin, qui savait mal le grec, s’est souvent adressé à Apulée pour connaître les doctrines de Platon.
et la latine. Or, maintenant il est de fait que tous ces philosophes et les autres de la même école, et Platon lui-même, ont cru qu’il fallait adorer plusieurs dieux.
Bien qu’il y ait entre les Platoniciens et nous plusieurs autres dissentiments de grande conséquence, la discussion que j’ai soulevée n’est pas médiocrement grave, et c’est pourquoi je leur pose cette question : quels dieux faut-il adorer? les bons ou les méchants ? ou les uns et les autres? Nous avons sur ce point le sentiment de Platon ; car il dit que tous les dieux sont bons et qu’il n’y a pas de dieux méchants 1; d’où il suit que c’est aux bons qu’il faut rendre hommage, puisque, s’ils n’étaient pas bons, ils ne seraient pas dieux. Mais s’il en est ainsi (et comment penser autrement des dieux?), que devient cette opinion qu’il faut apaiser les dieux méchants par des sacrifices, de peur qu’ils ne nous nuisent, et invoquer les bons afin qu’ils nous aident? En effet, il n’y a pas de dieux méchants, et c’est aux bons seulement que doit être rendu le culte qu’ils appellent légitime. Je demande alors ce qu’il faut penser de ces dieux qui aiment les jeux scéniques au point de vouloir qu’on les mêle aux choses divines et aux cérémonies célébrées en leur honneur ? La puissance de ces dieux prouve leur existence, et leur goût pour les jeux impurs atteste leur méchanceté. On sait assez ce que pense Platon des représentations théâtrales, puisqu’il chasse les poètes de l’Etat 2, pour avoir composé des fictions indignes de la majesté et de la bonté divines. Que faut-il donc penser de ces dieux qui sont ici en lutte avec Platon ? lui ne souffrant pas que les dieux soient déshonorés par des crimes imaginaires, ceux-ci ordonnant de représenter ces crimes en leur honneur. Enfin, quand ils prescrivirent des jeux scéniques, ils firent éclater leur malice en même temps que leur impureté, soit en privant Latinius 3 de son fils, soit en le frappant lui-même pour
1. Voyez les Lois (page 900 et seq.) et la République (livre II, page 379).
2. Voyez plus haut, livre II, ch. 14.
3. Voyez plus haut, livre IV, ch. 26.
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leur avoir désobéi, et ne lui rendant la santé qu’après qu’il eut exécuté leur commandement. Et cependant, si méchants qu’ils soient, Platon n’estime pas qu’on doive les craindre, et il demeure ferme dans son sentiment, qu’il faut bannir d’un Etat bien réglé toutes ces folies sacriléges des prêtres, qui n’ont de charme pour les dieux impurs que par leur impureté même. Or, ce même Platon, comme je l’ai remarqué au second livre du présent ouvrage 1, est mis par Labéon au nombre des demi-dieux ; ce qui n’empêche pas Labéon de penser qu’il faùt apaiser les dieux méchants par des sacrifices sanglants et des cérémonies analogues à leur caractère, et honorer les bons par des jeux et des solennités riantes. D’où vient donc que le demi-dieu Platon persiste si fortement à. priver, non pas des demi-dieux, mais des dieux, des dieux bons par conséquent, de ces divertissements qu’il répute infâmes? Au surplus, ces dieux ont eux-mêmes pris soin de réfuter Labéon, puisqu’ils ont montré à l’égard de Latinius, non-seulement leur humeur lascive et folâtre, mais leur impitoyable cruauté. Que les Platoniciens nous expliquent cela, eux qui soutiennent avec leur maître que tous les dieux sont bons, chastes, amis de la vertu et des hommes sages, et qu’il y a de l’impiété à en juger autrement? Nous l’expliquons, disent-ils. Ecoutons-les donc avec attention.
CHAPITRE XIV.
DES TROIS ESPÈCES D’ÂMES RAISONNABLES ADMISES PAR LES PLATONICIENS, CELLES DES DIEUX DANS LE CIEL, CELLES DES DÉMONS DANS L’AIR ET CELLES DES HOMMES SUR LA TERRE.
Il y a suivant eux trois espèces d’animaux doués d’une âme raisonnable, savoir : les dieux, les hommes et les démons. Les dieux occupent la région la plus élevée, les hommes la plus basse, les démons la moyenne; car la région des dieux, c’est le ciel, celle des hommes la terre, celle des démons l’air. A cette différence dans la dignité, de leur séjour répond la diversité de leur nature. Les dieux sont plus excellents que les hommes et que les démons ; les hommes le sont moins que les démons et que les dieux. Ainsi donc, let démons étant au milieu, de même qu’il faut les estimer moins que les dieux, puisqu’ils habitent plus bas, il faut les estimer plus que
1. Au chap. 14.
les hommes, puisqu’ils habitent plus haut. Et en effet, s’ils partagent avec les dieux le privilége d’avoir un corps immortel , ils ont, comme les hommes, une âme sujette aux passions. Pourquoi donc s’étonner, disent les Platoniciens, que les démons se plaisent aux obscénités du théâtre et aux fictions des poètes, puisqu’ils ont des passions comme les hommes, au lieu d’en être exempts par leur nature comme les dieux? D’où on peut conclure
qu’en réprouvant et en interdisant les fictions des poètes, ce n’est point aux dieux, qui sont
d’une nature excellente, que Platon a voulu ôter le plaisir des spectacles, mais aux démons.
Voilà ce qu’on trouve dans Apulée de Madaure, qui a composé sur ce sujet un livre intitulé Du dieu de Socrate; il y discute et y explique à quel ordre de divinités appartenait cet esprit familier, cet ami bienveillant qui avertissait Socrate, dit-on, de se désister de toutes les actions qui ne devaient pas tourner à son avantage. Après avoir examiné avec soin l’opinion de Platon touchant les âmes sublimes des dieux, les âmes inférieures des hommes et les âmes mitoyennes des démons, il déclare nettement et prouve fort au long que cet esprit familier n’était point un dieu, mais un démon. Or, s’il en est ainsi, comment Platon a-t-il été assez hardi pour ôter, sinon aux dieux, purs de toute humaine contagion, du moins aux démons, le plaisir des spectacles en bannissant les poètes de l’Etat? n’est-il pas clair qu’il a voulu par là enseigner aux hommes, tout engagés qu’ils sont dans les misères d’un corps mortel, à mépriser les commandements honteux des démons et à fuir ces impuretés pour se tourner vers la lumière sans tache de la vertu ? Point de milieu: ou Platon s’est montré honnête en réprimant et en proscrivant les jeux du théâtre, ou les démons, en les demandant et les prescrivant, se sont montrés corrompus. Il faut donc dire qu’Apulée se trompe et que Socrate n’a pas eu un démon pour ami, ou bien que Platon se contredit en traitant les démons avec respect, après avoir banni leurs jeux favoris de tout Etat bien réglé, ou bien enfin qu’il n’y a pas à féliciter Socrate de l’amitié de son démon; et eu effet, Apulée lui-même en a été si honteux qu’il a intitulé son livre: Du dieu de Socrate, tandis que pour rester fidèle à sa distinction si soigneusement et si longuement établie (166) entre les dieux et les démons, il aurait dû l’intituler, non Du dieu, mais Du démon de Socrate. Il a mieux aimé placer cette distinction dans le corps de l’ouvrage que sur le titre. C’est ainsi que, depuis le moment où la saine doctrine a brillé parmi les hommes, le nom des démons est devenu presque universellement odieux, au point même qu’avant d’avoir lu le plaidoyer d’Apulée en faveur des démons, quiconque aurait rencontré un titre comme celui-ci : Du démon de Socrate, n’aurait pu croire que l’auteur fût dans son bon sens. Aussi bien, qu’est-ce qu’Apulée a trouvé à louer dans les démons, si ce n’est la subtilité et la vigueur de leur corps et la hauteur de leur séjour ? Quand il vient à parler de leurs moeurs en général, loin d’en dire du bien, il en dit beaucoup de mal; de sorte qu’après avoir lu son livre, on ne s’étonne plus que les démons aient voulu placer les turpitudes du théâtre parmi les choses divines, qu’ils prennent plaisir aux spectacles des crimes des dieux, voulant eux-mêmes passer pour des dieux; enfin que les obscénités dont on amuse le public et les atrocités dont on l’épouvante, soient en parfaite harmonie avec leurs passions.
A Dieu ne plaise donc qu’une âme vraiment pieuse se croie inférieure aux démons parce qu’ils ont un corps plus parfait ! A ce compte, il faudrait qu’elle mît au-dessus de soi un grand nombre de bêtes qui nous surpassent par la subtilité de leurs sens, l’aisance et la rapidité de leurs mouvements et la longévité de leur corps robuste ! Quel homme a la vue perçante des aigles et des vautours, l’odorat subtil des chiens, l’agilité des lièvres, des cerfs, de tous les oiseaux, la force du lion et de l’éléphant? Vivons-nous aussi longtemps que les serpents, qui passent même pour rajeunir et quitter la vieillesse avec la tunique dont ils se dépouillent? Mais, de même que la raison et l’intelligence nous élèvent au-dessus de tous ces animaux, la pureté et l’honnêteté de notre vie doivent nous mettre au-dessus des démons. Il a plu à la divine Providence de donner à des êtres qui nous sont très-inférieurs certains avantages corporels, pour nous apprendre à cultiver, de préférence au corps, cette partie de nous-mêmes qui fait notre supériorité, et à compter pour rien au prix de la vertu la perfection corporelle des démons. Et d’ailleurs, ne sommes-nous pas destinés, nous aussi, à l’immortalité du corps, non pour subir, comme les démons, une éternité de peines, mais pour recevoir la récompense d’une vie pure?
Quant à l’élévation de leur séjour, s’imaginer que les démons valent mieux que nous parce qu’ils habitent l’air et nous la terre, cela est parfaitement ridicule. Car à ce titre nous serions au-dessous de tous les oiseaux. Mais, disent-ils, les oiseaux s’abattent sur la terre pour se reposer ou se repaître, ce que ne font pas les démons 1. Je leur demande alors s’ils veulent estimer les oiseaux supérieurs aux hommes, au même titre qu’ils préfèrent les démons aux oiseaux ? Que si cette opinion est extravagante, l’élément supérieur qu’habitent les démons ne leur donne donc aucun droit à nos hommages. De même, en effet, que les oiseaux, habitants de l’air, ne sont pas pour cela au-dessus de nous, habitants de la terre, mais nous sont soumis au contraire à cause de l’excellence de l’âme raisonnable qui est en nous, ainsi les démons, malgré leur corps aérien, ne doivent pas être estimés plus excellents que nous, sous prétexte que l’air est supérieur à la terre; mais ils sont au contraire au-dessous des hommes, parce qu’il n’y a point de comparaison entre le désespoir où ils sont condamnés et l’espérance des justes. L’ordre même et la proportion que Platon établit dans les quatre éléments, lorsqu’il place entre le plus mobile de tous, le feu, et le plus immobile, la terre, les deux éléments de l’air et de l’eau comme termes moyens 2en sorte qu’autant l’air est au-dessus de l’eau et le feu au-dessus de l’air, autant l’eau est au-dessus de la terre, cet ordre, dis-je, nous apprend à ne point mesurer la valeur des êtres animés selon la hiérarchie des éléments. Apulée lui-même, aussi bien que les autres platoniciens, appelle l’homme un animal terrestre ; et cependant cet animal est plus excellent que tous les animaux aquatiques, bien
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, page 46, 47.
2. Voyez le Timée, Ed. Bekker, 32, B, C; trad. de M. Cousin, t. XII, p. 121.
(167)
que Platon place l’eau au-dessus de la terre. Ainsi donc, quand il s’agit de la valeur des âmes, ne la mesurons pas selon l’ordre apparent des corps, et sachons qu’il peut se faire qu’une âme plus parfaite anime un corps plus grossier, et une âme moins parfaite un corps
supérieur.
Le même platonicien, parlant des moeurs des démons, dit qu’ils sont agités des mêmes passions que les hommes, que les injures les irritent, que les hommages et les offrandes les apaisent, qu’ils aiment les honneurs, qu’ils prennent plaisir à la variété des rites sacrés, et que la moindre négligence à cet égard leur cause un sensible déplaisir. C’est d’eux que relèvent, à ce qu’il nous assure, les prédictions des augures, aruspices, devins, les présages des songes, à quoi il ajoute les miracles de la magie. Puis il les définit brièvement en ces termes : Les démons, quant au genre, sont des animaux; ils sont, quant à l’âme, sujets aux passions; quant à l’intelligence, raisonnables; quant au corps, aériens; quant au temps, éternels ; et il fait observer que les trois premières qualités se rencontrent également chez les hommes, que la quatrième est propre aux démons et que la cinquième leur est commune avec les dieux. Mais je remarque à mon tour qu’entre les trois premières qualités qu’ils partagent avec les hommes, il en est deux qui leur sont aussi communes avec les dieux. Les dieux, en effet, sont des animaux dans les idées d’Apulée qui, assignant à chaque espèce son élément, appelle les hommes animaux terrestres, les poissons et tout ce qui nage, animaux aquatiques, les démons, animaux aériens, et les dieux, animaux célestes. Par conséquent, si les démons sont des animaux, cela leur est commun, non-seulement avec les hommes, mais aussi avec les dieux et avec les brutes; raisonnables, cela leur est commun avec les dieux et avec les hommes ; éternels, avec les dieux seuls; sujets aux passions, avec les seuls hommes ; aériens, voilà ce qui est propre aux seuls démons. Ce n’est donc pas un grand avantage pour eux d’appartenir au genre animal, puisque les brutes y sont avec eux; avoir une âme raisonnable, ce n’est pas être au-dessus de nous, puisque nous sommes aussi doués de raison; à quoi bon posséder une vie éternelle, si ce n’est point une vie heureuse? car mieux vaut une félicité temporelle qu’une éternité misérable; être sujets aux passions, c’est un triste privilége que nous possédons comme eux et qui est un effet de notre misère. Enfin, comment un corps aérien serait-il une qualité d’un grand prix, quand il est certain que toute âme, quelle que soit sa nature, est de soi supérieure à tout corps ; et dès lors, comment le culte divin, hommage de l’âme, serait-il dû à ce qui est au-dessous d’elle? Que si, parmi les qualités qu’Apulée attribue aux démons, il comptait la vertu, la sagesse et la félicité, s’il disait que ces avantages leur sont communs avec les dieux et qu’ils les possèdent éternellement, je verrais là quelque chose de grand et de désirable; et cependant on ne devrait pas encore les adorer comme on adore Dieu, mais plutôt adorer en Dieu la source de ces merveilleux dons. Tant il s’en faut qu’ils méritent les honneurs divins, ces animaux aériens qui n’ont la raison que pour pouvoir être misérables, les passions que pour l’être en effet, l’éternité que pour l’être éternellement!
CHAPITRE XVII.
S’IL CONVIENT A L’HOMME D’ADORER DES ESPRITS DONT IL LUI EST COMMANDÉ DE FUIR LES VICES.
Pour ne considérer maintenant dans les démons que ce qui leur est commun avec les hommes suivant Apulée, c’est-à-dire les passions, s’il est vrai que chacun des quatre éléments ait ses animaux, le feu et l’air les immortels, la terre et l’eau les mortels, je voudrais bien savoir pourquoi les âmes des démons sont sujettes aux troubles et aux orages des passions ; car le mot passion, comme le mot grec Pathos; dont il dérive, marque un état de perturbation, un mouvement de l’âme contraire à la raison. Comment se fait-il donc que l’âme des démons éprouve ces passions dont les bêtes sont exemptes? Si en effet il se trouve en elles quelques mouvements analogues, on n’y peut voir des perturbations contraires à la raison, les bêtes étant privées de raison. Dans les hommes, quand la passion trouble l’âme, c’est un effet de sa folie ou de sa misère ; car nous ne possédons point ici-bas cette béatitude et cette perfection de la (168) sagesse qui nous sont promises à la fin des temps au sortir de ce corps périssable. Quant aux dieux, nos philosophes prétendent que s’ils sont à l’abri des passions, c’est qu’ils possèdent non-seulement l’éternité, mais la béatitude; et quoiqu’ils aient une âme comme le reste des animaux, cette âme est pure de toute tache et de toute altération. Eh bien ! s’il en va de la sorte, si les dieux ne sont point sujets aux passions en tant qu’animaux doués de béatitude et exempts de misère, si les bêtes en sont affranchies en qualité d’animaux incapables de misère comme de béatitude, il reste que les démons y soient accessibles au même titre que les hommes, à titre d’animaux misérables.
Quelle déraison, ou plutôt quelle folie de nous asservir aux démons par un culte, quand la véritable religion nous délivre des passions vicieuses qui nous rendent semblables à eux! Car Apulée, qui les épargne beaucoup et les juge dignes des honneurs divins, Apulée lui-même est forcé de reconnaître qu’ils sont sujets à la colère; et la vraie religion nous ordonne de ne point céder à la colère, mais d’y résister. Les démons se laissent séduire par des présents, et la vraie religion ne veut pas que l’intérêt décide de nos préférences. Les démons se complaisent aux honneurs, et la vraie religion nous défend d’y être sensibles. Les démons aiment ceux-ci, haïssent ceux-là, non par le choix sage et calme de la raison, mais par l’entraînement d’une âme passionnée; et la vraie religion nous prescrit d’aimer même nos ennemis. Enfin tous ces mouvements du coeur, tous ces orages de l’esprit, tous ces troubles et toutes ces tempêtes de l’âme, dont Apulée convient que les démons sont agités, la vraie religion nous ordonne de nous en affranchir. N’est-ce donc pas une folie et un aveuglement déplorables que de s’humilier par l’adoration devant des êtres à qui on désire ne pas être semblable, et de prendre pour objet de sa religion des dieux qu’on ne veut pas imiter, quand toute la substance de la religion, c’est d’imiter ce qu’on adore?
C’est donc en vain qu’Apulée et ses adhérents font aux démons l’honneur de les placer dans l’air, entre le ciel et la terre, pour transmettre aux dieux les prières des hommes et aux hommes les faveurs des dieux, sous prétexte qu’ " aucun dieu ne communique avec l’homme 1 ", suivant le principe qu’ils attribuent à Platon. Chose singulière! ils ont pensé qu’il n’était pas convenable aux dieux de se mêler aux hommes, mais qu’il était convenable aux démons d’être le lien entre les prières des hommes et les bienfaits des dieux; de sorte que l’homme juste, étranger par cela même aux arts de la magie, sera obligé de prendre pour intercesseurs auprès des dieux ceux qui se plaisent à ces criminelles pratiques, alors que l’aversion qu’elles lui inspirent est justement ce qui le rend plus digne d’être exaucé par les dieux. Aussi bien ces mêmes démons aiment les turpitudes du théâtre, tandis que la pudeur les déteste; ils se plaisent à tous les maléfices de la magie 2, tandis que l’innocence les a en mépris. Voilà donc l’innocence et la pudeur condamnées, pour obtenir quelque faveur des dieux, à prendre pour intercesseurs leurs propres ennemis. C’est en vain qu’Apulée chercherait à justifier les fictions des poètes et les infamies du théâtre; nous avons à lui opposer l’autorité respectée de son maître Platon, si toutefois l’homme peut à ce point renoncer à la pudeur que non-seulement il aime des choses honteuses, mais qu’il les juge agréables à la Divinité.
Pour confondre ces pratiques de la magie, dont quelques hommes sont assez malheureux et assez impies pour tirer vanité, je ne veux d’autre témoin que l’opinion publique. Si en effet les opérations magiques sont l’ouvrage de divinités dignes d’adoration, pourquoi sont-elles si rudement frappées par la sévérité des lois ? Sont-ce les chrétiens qui ont fait ces lois ? Admettez que les maléfices des magiciens ne soient pas pernicieux au genre humain, pourquoi ces vers d’un illustre poëte?
1. Voyez Apulée, De deo Socratis, Platon, Banquet, discours de Diotime, page 203, A, trad. fr., tome VI, p. 299.
2. Voyez Virgile, Enéide, livre VII, V. 338.
(169)
" J’en atteste les dieux et toi-même, chère soeur, et ta tête chérie c’est à regret que j’ai recours aux conjurations magiques. 1"
Et pourquoi cet autre vers?
" Je l’ai vu transporter des moissons d’un champ dans un autre 2 "
allusion à cette science pernicieuse et criminelle qui fournissait, disait-on, le moyen de transporter à son gré les fruits de la terre? Et puis Cicéron ne remarqua-t-il pas qu’une loi des Douze Tables, c’est-à-dire une des plus anciennes lois de Rome, punit sévèrement les magiciens 3? Enfin, est-ce devant les magistrats chrétiens qu’Apulée fut accusé de magie +4 ? Certes, s’il eût pensé que ces pratiques fassent innocentes, pieuses et en harmonie avec les oeuvres de la puissance divine, il devait non-seulement les avouer, mais faire profession de s’en servir et protester contre les lois qui interdisent et condamnent un art digne d’admiration et de respect. De cette façon, ou il aurait persuadé ses juges, ou si, trop attachés à d’injustes lois, ils l’avaient condamné à mort, les démons n’auraient pas manqué de récompenser son courage. C’est ainsi que lorsqu’on imputait à crime à nos martyrs cette religion chrétienne où ils croyaient fermement trouver leur salut et une éternité de gloire, ils ne la reniaient pas pour éviter des peines temporelles, mais au contraire ils la confessaient, ils la professaient, ils la proclamaient; et c’est en souffrant pour elle avec courage et fidélité, c’est en mourant avec une tranquillité pieuse, qu’ils firent rougir la loi de son injustice et en amenèrent la révocation. Telle n’a point été la conduite du philosophe platonicien. Nous avons encore le discours très-étendu et très-disert où il se défend contre l’action de magie; et s’il s’efforce d’y paraître innocent, c’est en niant les actions qu’on ne peut faire innocemment. Or, tous ces prodiges de la magie, qu’il juge avec raison condamnables, ne s’accomplissent-ils point par la science et par les oeuvres des démons? Pourquoi donc veut-il qu’on les honore? pourquoi dit-il que nos prières ne peuvent parvenir aux dieux que par l’entremise de ces mêmes démons dont
1. Enéide, livre IV, V. 492, 493. -
2. Eglogue 8e, V. 99.
3. Un fragment de la loi des Douze Tables porte : Qui fruges excantasit. Qui malum carmen incantasit... Non alienam segetem pelexeris. Voyez Pline, Hist.nat., lib. XXV, cap. 2. — Sénèque, Quœst. natur., lib. IV. — Apulée, Apologie, page 304.
4. Apulée fut cité pour crime- de magie devant le gouverneur de l’Aquitaine, Claudius, qui n’était rien moine que chrétien. Voyez Lettres de Marcellinus et de saint Augustin, 136, 138.
nous devons fuir les oeuvres, si nous voulons que nos prières parviennent jusqu’au vrai Dieu ? D’ailleurs, je demande quelle sorte de prières les démons présentent aux dieux bons:
des prières magiques ou des prières permises? les premières, ils n’en veulent pas ; les secondes, ils les veulent par d’autres médiateurs. De plus, si un pécheur pénitent vient à prier, se reconnaissant coupable d’avoir donné dans la magie, obtiendra-t-il son pardon par l’intercession de ceux qui l’ont poussé au crime ? ou bien les démons eux-mêmes, pour obtenir le pardon des pécheurs, feront-ils tous les premiers pénitence pour les avoir séduits? C’est ce qui n’est jamais venu à l’esprit de personne ; car s’ils se repentaient de leurs crimes et en faisaient pénitence, ils n’auraient pas la hardiesse de revendiquer pour eux les honneurs divins; une superbe si détestable ne peut s’accorder avec une humilité si digne de pardon.
Il y a, suivant eux, une raison pressante et impérieuse qui fait que les démons sont les médiateurs nécessaires entre les dieux et les hommes. Voyons cette raison, cette prétendue nécessité. C’est, disent-ils, qu’aucun dieu ne communique avec l’homme. Voilà une étrange idée de la sainteté divine ! elle empêche Dieu de communiquer avec l’homme suppliant, et le fait entrer en commerce avec le démon superbe ! Ainsi, Dieu ne communique pas avec l’homme pénitent, et il communique avec le démon séducteur; il ne communique pas avec l’homme qui invoque la Divinité, et il communique avec le démon qui l’usurpe ; il ne communique pas avec l’homme implorant l’indulgence, et il communique avec le démon conseillant l’iniquité ; il ne communique pas avec l’homme qui, éclairé par les livres des philosophes, chasse les poètes d’un Etat bien réglé, et il communique avec le démon, qui exige du sénat et des pontifes qu’on représente sur la scène les folles imaginations des poètes; il ne communique pas avec l’homme qui interdit d’imputer aux dieux des crimes fantastiques, et il communique avec le démon qui se complaît à voir ces crimes donnés en spectacle; il ne communique pas avec l’homme qui (170) punit par de justes lois les pratiques des magiciens, et il communique avec le démon qui enseigne et exerce la magie; il ne communique pas avec l’homme qui fuit les oeuvres des démons, et il communique avec le démon qui tend des pièges à la faiblesse de l’homme
CHAPITRE XXI
SI LES DIEUX SE SERVENT DES DÉMONS COMME DE MESSAGERS ET D’INTERPRÈTES, ET S’ILS SONT TROMPÉS PAR EUX, A LEUR INSU OU DE
LEUR PLEIN GRÉ.
Mais, disent-ils, ce qui vous paraît d’une absurdité et d’une indignité révoltantes est absolument nécessaire, les dieux de l’éther ne pouvant rien savoir de ce que font les habitants de la terre que par l’intermédiaire des démons de l’air; car l’éther est loin de la terre, à une hauteur prodigieuse, au lieu que l’air est à la fois contigu à l’éther et à la terre. O l’admirable sagesse et le beau raisonnement! Il faut, d’un côté, que les dieux dont la nature est essentiellement bonne, aient soin des choses humaines, de peur qu’on ne les juge indignes d’être honorés; de l’autre côté, il faut que, par suite de la distance des éléments, ils ignorent ce qui se passe sur la terre, afin de rendre indispensable le ministère des démons et d’accréditer leur culte parmi les peuples, sous prétexte que c’est par leur entremise que les dieux peuvent être informés des choses d’en bas, et venir au secours des mortels. Si cela est, les dieux bons connaissent mieux les démons par la proximité de leurs corps que les hommes par la bonté de leurs âmes. O déplorable nécessité, ou plutôt ridicule et vaine erreur, imaginée pour couvrir le néant de vaines divinités! En effet, s’il est possible aux dieux de voir notre esprit par leur propre esprit libre des obstacles du corps, ils n’ont pas besoin pour cela du ministère des démons; si, au contraire, les dieux ne connaissent les esprits qu’en percevant, à l’aide de leurs propres corps éthérés, les signes corporels tels que le visage, la parole, les mouvements; si c’est de la sorte qu’ils recueillent les messages des démons, rien n’empêche qu’ils ne soient abusés par leurs mensonges. Or, comme il est impossible que la Divinité soit trompée par -les démons, il est impossible aussi que la Divinité ignore ce que font les hommes.
J’adresserais volontiers une question à ces philosophes: Les démons ont-ils fait connaître aux dieux l’arrêt prononcé par Platon contre les fictions sacrilèges des poètes, sans leur avouer le plaisir qu’ils prennent à ces fictions? ou bien ont-ils gardé le silence sur ces deux choses? ou bien les ont-ils révélées toutes deux, ainsi que leur libertinage, plus injurieux à la divinité que la religieuse sagesse de Platon ? ou bien, enfin, ont-ils caché aux dieux la condamnation dont Platon a frappé la licence calomnieuse du théâtre? et, en même temps, ont-ils eu l’audace et l’impudeur de leur avouer le plaisir criminel qu’ils prennent à ce spectacle des dieux avilis? Qu’on choisisse entre ces quatre suppositions: je n’en vois aucune où il ne faille penser beaucoup de mal des dieux bons. Si l’on admet la première, il faut accorder qu’il n’a pas été permis aux dieux bons de communiquer avec un bon philosophe qui les défendait contre l’outrage, et qu’ils ont communiqué avec les démons qui se réjouissaient de les voir outragés. Ce bon philosophe, en effet, était trop loin des dieux bons pour qu’il leur fût possible de le connaître autrement que par des démons méchants qui ne leur étaient pas déjà très-bien connus malgré le voisinage. Si l’on veut que les démons aient caché aux dieux tout ensemble et le pieux arrêt de Platon et leurs plaisirs sacriléges, à quoi sert aux dieux, pour la connaissance des choses humaines, l’entremise des démons, du moment qu’ils ne savent pas ce que font des hommes pieux, par respect pour la majesté divine, contre le libertinage des esprits méchants ? J’admets la troisième supposition, que les démons n’ont pas fait connaître seulement aux dieux le pieux sentiment de Platon, mais aussi le plaisir criminel qu’ils prennent à voir la Divinité avilie, je dis qu’un tel rapport adressé aux dieux est plutôt un insigne outrage. Et cependant on admet que les dieux, sachant tout cela, n’ont pas rompu commerce avec les démons, ennemis de leur dignité comme de la piété de Platon, mais qu’ils ont chargé ces indignes voisins de transmettre leurs dons au vertueux Platon, trop éloigné d’eux pour les recevoir de leur main. Ils sont donc tellement liés par la chaîne indissoluble des éléments, qu’ils peuvent communiquer avec leurs calomniateurs et ne le peuvent pas avec leurs défenseurs, connaissant les uns et (171) les autres, mais ne pouvant pas changer le poids de la terre et de l’air. Reste la quatrième supposition, mais c’est la pire de toutes:
car comment admettre que les démons aient révélé aux dieux, et les fictions calomnieuses de la poésie, et les folies sacriléges du théâtre, et leur passion ardente pour les spectacles, et le plaisir singulier qu’ils y prennent, et qu’en même temps ils leur aient dissimulé que Platon, au nom d’une philosophie sévère, a banni ces jeux criminels d’un Etat bien réglé? A ce compte les dieux seraient contraints d’apprendre par ces étranges messagers les dérèglements les plus coupables, ceux de ces messagers mêmes, et il ne leur serait pas permis de connaître les bons sentiments des philosophes; singulier moyen d’information, qui leur apprend ce qu’on fait pour les outrager, et leur cache ce qu’on fait pour les honorer !
Ainsi donc, puisqu’il est impossible d’admettre aucune de ces quatre suppositions, il faut rejeter sans réserve cette doctrine d’Apulée et de ses adhérents, que les démons sont placés entre les hommes et les dieux, comme des interprètes et des messagers, pour transmettre au ciel les voeux de la terre et à la terre les bienfaits du ciel. Tout au contraire, ce sont des esprits possédés du besoin de nuire, étrangers à toute idée de justice, enflés d’orgueil, livides d’envie, artisans de ruses et d’illusions; ils habitent l’air, en effet, mais comme une prison analogue à leur nature, où ils ont été condamnés à faire leur séjour après avoir été chassés des hauteurs du ciel pour leur transgression inexpiable; et, bien que l’air soit situé au-dessus de la terre et des eaux, les démons ne sont pas pour cela moralement supérieurs aux hommes, qui ont sur eux un tout autre avantage que celui du corps, c’est de posséder une âme pieuse et d’avoir mis leur confiance dans l’appui du vrai Dieu. Je conviens que les démons dominent sur un grand nombre d’hommes indignes de participer à la religion véritable; c’est aux yeux de ceux-là qu’ils se sont fait passer pour des dieux, grâce à leurs faux prestiges et à leurs fausses prédictions. Encore n’ont-ils pu réussir à tromper ceux de ces hommes qui ont considéré leurs vices de plus près, et alors ils ont pris le parti de se donner pour médiateurs entre les dieux et les hommes, et pour distributeurs des bienfaits du ciel. Ainsi s’est formée l’opinion de ceux qui, connaissant les démons pour des esprits méchants, et persuadés que les dieux sont bons par nature, ne croyaient pas à la divinité des démons et refusaient de leur rendre les honneurs divins, sans oser toutefois les en déclarer indignes, de crainte de heurter les peuples asservis à leur culte par une superstition invétérée.
Hermès l’Egyptien 1, celui qu’on appelle Trismégiste, a eu d’autres idées sur les démons. Apulée, en effet, tout en leur refusant le titre de dieux, voit en eux les médiateurs nécessaires des hommes auprès des dieux, et dès lors le culte des démons et celui des dieux restent inséparables; Hermès, au contraire, distingue deux sortes de dieux: les uns qui ont été formés par le Dieu suprême, les autres qui sont l’ouvrage des hommes. A s’en tenir là, on conçoit d’abord que ces dieux, ouvrages des hommes, ce sont les statues qu’on voit dans les temples ; point du tout; suivant Hermès, les statues visibles et tangibles ne sont que le corps des dieux, et il les croit animées par de certains esprits qu’on a su y attirer et qui ont le pouvoir de nuire comme aussi celui de faire du bien à ceux qui leur rendent les hommages du culte et les honneurs divins. Unir ces esprits invisibles à une matière corporelle pour en faire des corps animés, des symboles vivants dédiés et soumis aux esprits qui les habitent, voilà ce qu’il appelle faire des dieux, et il soutient que les hommes possèdent ce grand et merveilleux pouvoir. Je rapporterai ici ses paroles, telles qu’elles sont traduites dans notre langue2:
1. Au temps de saint Augustin il circulait un très grand nombre d’ouvrages qu’on supposait traduits de l’égyptien en grec ou en latin, et composés par Hermès. Rien de plus suspect que l’authenticité des livres hermétiques; rien de plus douteux que l’existence d’Hermès, personnage symbolique en qui se résumaient toute la science et tous les arts de l’antique Egypte.
2. Saint Augustin cite ici une traduction attribuée à Apulée du dialogue hermétique intitulé Escalope. C’est une compilation d’idées hébraiques, égyptiennes, platoniciennes, où se trahit la main d’un falsificateur des premiers siècles de l’Eglise. Voyez la dissertation de M. Guignant De Ermou seu Mercurii mythologia. Paris, 1835.
(172)
" Puisque l’alliance et la société des hommes et des dieux font le sujet de notre entretien, considérez, Esculape, quelle est la puissance et la force de l’homme. De même que le Seigneur et Père, Dieu en un mot, a produit les dieux du ciel; ainsi l’homme a formé les dieux qui font leur séjour dans les temples et habitent auprès de lui " - Et un peu après: " L’homme
donc, se souvenant de sa nature et de son origine, persévère dans cette imitation de la Divinité, de sorte qu’à l’exemple de ce Père et Seigneur qui a fait des dieux éternels
comme lui, l’homme s’est formé des dieux à sa ressemblance ". Ici Esculape, à qui Hermès s’adresse, lui ayant dit: " Tu veux parler des statues, Trismégiste ", celui-ci répond: " Oui, c’est des statues que je parle, Esculape, quelque doute qui puisse t’arrêter, de ces statues vivantes toutes pénétrées d’esprit et de sentiment, qui t’ont tant et de si grandes choses, de ces statues qui connaissent l’avenir et le prédisent par les sortiléges, les devins, les songes et de plusieurs autres manières, qui envoient aux hommes des maladies et qui les guérissent, qui répandent enfin dans les coeurs, suivant le mérite de chacun, la joie ou la tristesse. Ignores-tu, Esculape, que l’Egypte est l’image du ciel, ou, pour mieux parler, que le ciel, avec ses mouvements et ses lois, y est comme descendu; enfin, s’il faut tout dire, que notre pays est le temple de l’univers? Et cependant, puisqu’il est d’un homme sage de tout prévoir, voici une chose que vous ne devez pas ignorer: un temps viendra où il sera reconnu que les Egyptiens ont vainement gardé dans leur coeur pieux un culte fidèle à la Divinité, et toutes leurs cérémonies saintes tomberont dans l’oubli et le néant".
Hermès s’étend fort longuement sur ce sujet, et il semble prédire le temps où la religion chrétienne devait détruire les vaines superstitions de l’idolâtrie par la puissance de sa vérité et de sa sainteté librement victorieuses, alors que la grâce du vrai Sauveur viendrait arracher l’homme au joug des dieux qui sont l’ouvrage de l’homme, pour le soumettre au Dieu dont l’homme est l’ouvrage. Mais, quand il fait cette prédiction, Hermès, tout en parlant en ami déclaré des prestiges des démons, ne prononce pas nettement le nom du christianisme; il déplore au contraire, avec l’accent de la plus vive douleur, la ruine future de ces pratiques religieuses qui, suivant lui, entretenaient en Egypte la ressemblance de l’homme avec les dieux. Car il était de ceux dont l’Apôtre dit: " Ils ont connu Dieu sans le glorifier et l’adorer comme Dieu; mais ils se sont perdus dans leurs chimériques pensées, et leur coeur insensé s’est rempli de ténèbres. En se disant sages ils sont devenus fous, et ils ont prostitué la " gloire de l’incorruptible divinité à l’image " de l’homme corruptible1 ".
On trouve en effet dans Hermès un grand nombre de pensées vraies sur le Dieu unique et véritable qui a créé l’univers; et je ne sais par quel aveuglement de coeur il a pu vouloir que les hommes demeurassent toujours soumis à ces dieux qui sont, il en convient, leur propre ouvrage, et s’affliger de la ruine future de cette superstition. Comme s’il y avait pour l’homme une condition plus malheureuse que d’obéir en esclave à l’oeuvre de ses mains! Après tout, il lui est plus facile de cesser d’être homme en adorant les dieux qu’il a faits, qu’il ne l’est à ces idoles de devenir dieux par le culte qu’il leur rend; que l’homme, en effet, déchu de l’état glorieux où il a été mis 2, descende au rang des brutes, c’est une chose plus facile que de voir l’ouvrage de l’homme devenir plus excellent que l’ouvrage de Dieu fait à son image, c’est-à-dire que l’homme même. Et il est juste par conséquent que l’homme tombe infiniment au-dessous de son Créateur, quand il met au-dessus de soi sa propre créature.
Voilà les illusions pernicieuses et les erreurs sacriléges dont Hermès l’Egyptien prévoyait et déplorait l’abolition ; mais sa plainte était aussi impudente que sa science était téméraire. Car le Saint-Esprit ne lui révélait pas l’avenir comme il faisait aux saints Prophètes
qui, certains de la chute future des idoles, s’écriaient avec joie : " Si l’homme se fait des dieux, ce ne seront point des dieux véritables 3 ". Et ailleurs : " Le jour viendra, dit le Seigneur, où je chasserai les noms des idoles de la face de la terre, et la mémoire même en périra 4 ". Et Isaïe, prophétisant de l’Egypte en particulier: " Les idoles de l’Egypte seront renversées devant le Seigneur, et le coeur des Egyptiens se sentira
1. Rom. I, 21-23 — 2. Ps. XLVIII, 12. — 3. Jér. XVI, 20. — 4. Zach. XIII, 2.
(173)
vaincu 1 ". Parmi les inspirés du Saint- -Esprit, il faut placer aussi ces personnages qui se réjouissaient des événements futurs dévoilés à leurs regards, comme Siméon et Anne 2 qui connurent Jésus-Christ aussitôt après sa naissance; ou comme Elisabeth 3, qui le connut en esprit dès sa conception; ou comme saint Pierre qui s’écria, éclairé par une révélation du Père: " Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant 4 ". Quant à cet égyptien, les esprits qui lui avaient révélé le temps de leur défaite, étaient ceux-là mêmes qui dirent en tremblant à Notre-Seigneur pendant sa vie mortelle: " Pourquoi êtes-vous venu nous " perdre avant le temps 5? " soit qu’ils fussent surpris de voir arriver sitôt ce qu’ils prévoyaient à la vérité, mais sans le croire si proche, soit qu’ils fissent consister leur-perdition à être démasqués et méprisés. Et cela arrivait avant le temps , c’est-à-dire avant l’époque du jugement, où ils seront livrés à la damnation éternelle avec tous les hommes qui auront accepté leur société; car ainsi l’enseigne la religion, celle qui ne trompe pas, qui n’est pas trompée, et qui ne ressemble pas à ce prétendu sage flottant à tout vent de doctrine, mêlant le faux avec le vrai, et se lamentant sur la ruine d’une religion convaincue d’erreur par son propre aveu.
Après un long discours Hermès reprend en ces termes ce qu’il avait dit des dieux formés
par la main-des hommes: " En voilà assez pour le moment sur ce-sujet; revenons à l’homme et à ce don divin de la raison qui lui mérite le nom d’animal raisonnable. On a beaucoup célébré les merveilles de la nature humaine; mais, si étonnantes qu’elles paraissent, elles ne sont rien à côté de cette merveille incomparable, l’art d’inventer et de faire des dieux. Nos pères, en effet, tombés dans l’incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains; cet art une fois inventé, ils y joignirent une vertu
1. Isaïe, XIX, 1 .- 2. Luc, II, 25-38.- 3. Id. I, 45.- 4. Matt. XVI, 16.- 5.- Ephés. IV, 14.
mystérieuse empruntée à la nature universelle, et, dans l’impuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons ou des-anges, en les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, ils donnèrent leurs idoles le pouvoir de faire du bien ou du mal ". Je ne sais en vérité si les démons évoqués en personne voudraient faire des aveux aussi complets; Hermès, en effet, dit en propres termes: " Nos pères, tombés dans l’incrédulité et aveuglés par de grandes erreurs qui les détournaient de la religion et du culte, imaginèrent de former des dieux de leurs propres mains ". Or, ne pourrait-il pas se contenter de dire: Nos pères ignoraient la vérité? Mais non; il prononce le mot d’erreur, et il dit même de grandes erreurs. Telle est donc l’origine de ce grand art de faire des dieux: c’est l’erreur, c’est l’incrédulité, c’est l’oubli de la religion et du culte. Et cependant notre sage égyptien déplore la ruine future de cet art, comme s’il s’agissait d’une religion divine. N’est-il pas évident, je le demande, qu’en confessant de la sorte l’erreur de ses pères, il cède à une force divine, comme en déplorant la défaite future des démons, il cède à une force diabolique? Car enfin, si c’est par l’erreur, par l’incrédulité, par l’oubli de la religion et du culte qu’a été trouvé l’art de faire des dieux, il ne faut plus s’étonner que toutes les oeuvres de cet art détestable, conçues en haine de la religion divine, soient détruites par cette religion, puisqu’il, appartient à la vérité de redresser l’erreur, à la foi de vaincre l’incrédulité, à l’amour qui ramène à Dieu de triompher de la haine qui en détourne.
Supposons que Trismégiste, en nous apprenant que ses pères-avaient inventé l’art de faire des dieux, n’eût rien dit des causes de cette invention, c’eût été à nous de comprendre, pour peu que nous fussions éclairés par la piété, que jamais l’homme n’eût imaginé rien de semblable s’il ne se fût détourné du vrai, s’il eût gardé à Dieu une foi digne de lui, s’il fût resté attaché au culte légitime et à la bonne religion. Et toutefois, si nous eussions, nous, attribué l’origine de l’idolâtrie à l’erreur, à l’incrédulité l’oubli de la vraie religion l’impudence des adversaires du christianisme serait jusqu’à un certain point supportable; mais quand celui qui admire avec transport dans l’homme cette puissance de faire des (174) dieux, et prévoit avec douleur le temps où les lois humaines elles-mêmes aboliront ces fausses divinités instituées par les hommes, quand ce même personnage vient confesser ouvertement les causes de cette idolâtrie savoir : l’erreur, l’incrédulité et l’oubli de la religion véritable, que devons-nous dire, ou plutôt que devons-nous faire, sinon rendre des actions de grâces immortelles au Seigneur notre Dieu, pour avoir renversé ce culte sacrilége par des causes toutes contraires à celles qui le firent établir? Car, ce qui avait été établi par l’erreur a été renversé par la vérité; ce-qui avait été établi par l’incrédulité a été renversé par la roi; ce qui avait été établi par la haine du culte véritable a été rétabli par l’amour du seul vrai Dieu. Ce merveilleux changement ne s’est pas opéré seulement en Egypte, unique objet des lamentations que l’esprit des dénions inspire à Trismégiste; il s’est étendu à toute la terre, qui chante au Seigneur un nouveau cantique, selon cette prédiction des Ecritures vraiment saintes et vraiment prophétiques: " Chantez au Seigneur un cantique nouveau, chantez au Seigneur, peuples de toute la terre 1". Aussi le titre de ce psaume porte-t-il: " Quand la maison s’édifiait après la captivité ". En effet la maison du Seigneur, cette Cité de Dieu qui est la sainte Eglise, s’édifie par toute la terre, après la captivité où les démons retenaient les vrais croyants, devenus maintenant les pierres vivantes de l’édifice. Car, bien que l’homme fût l’auteur de ses dieux, cela n’empêchait pas qu’il ne leur fût soumis par le culte qu’il leur rendait et qui le faisait entrer dans leur société, je parle de la société des démons, et non de celle de ces idoles sans vie. Que sont en-effet les idoles, sinon des êtres qui ont eu des yeux et ne voient pas ", suivant la parole de I’Ecriture 2, et qui, pour être des chefs-d’oeuvre de l’art, n’en restent pas moins -dépourvus de sentiment et de vie? Mais les esprits immondes, liés à ces idoles par un art détestable, avaient misérablement asservi les âmes de leurs adorateurs en se les associant. C’est pourquoi l’Apôtre dit: " Nous savons qu’une idole n’est rien et c’est aux démons, et non à Dieu, que les gentils offrent leurs victimes. Or, je ne veux pas que vous ayez aucune société avec les démons 3 . " C’est donc après -cette captivité qui asservissait les
1. Ps. XCV, 1. — 2. Id. CXIII, 5. — 3. I Cor. VIII, 4; X, 20.
hommes aux démons, que la maison de Dieu s’édifie par toute la terre, et de là le titre du
psaume où il est dit: " Chantez au Seigneur un cantique nouveau; chantez au Seigneur,
peuples de toute la terre; chantez au Seigneur et bénissez son saint nom; annoncez
dans toute la suite des jours son assistance salutaire ; annoncez sa gloire parmi les nations et ses merveilles au milieu de tous les peuples; car le Seigneur est grand et infiniment louable; il est plus redoutable que tous les dieux, car tous les dieux des gentils sont des démons, mais le Seigneur a fait les cieux 1 ".
Ainsi, celui qui s’affligeait de prévoir un temps où le culte des idoles serait aboli, et où les démons cesseraient de dominer sur leurs adorateurs, souhaitait, sous l’inspiration de l’esprit du mal, que cette captivité durât toujours, au lieu que le psalmiste célèbre le moment où elle finira et où une maison sera édifiée par toute la terre. Trismégiste prédisait donc en gémissant ce que le Prophète prédit avec allégresse; et comme le Saint-Esprit qui anime les saints Prophètes est toujours victorieux, Trismégiste lui-même a été miraculeusement contraint d’avouer que les institutions dont la ruine lui causait tant de douleur, n’avaient pas été établies par des hommes sages, fidèles et religieux, mais par des ignorants, des incrédules et des impies. Il a beau appeler les idoles des dieux; du moment qu’il avoue qu’elles sont l’ouvrage d’hommes auxquels nous ne devons pas nous rendre semblables, par là même il-confesse, malgré qu’il en ait, qu’elles ne doivent point être adorées par ceux qui ne ressemblent pas à ces hommes, c’est-à-dire qui sont sages, croyants et religieux. Il confesse, en outre, que ceux mêmes qui ont inventé l’idolâtrie ont consenti à reconnaître pour dieux des êtres qui rie sont point dieux, suivant cette parole du Prophète: " Si l’homme se fait des dieux, ce ne sont point des dieux véritables 2". Lors donc que Trismégiste appelle dieux de tels êtres, reconnus par de tels adorateurs et formés par de tels ouvriers, lorsqu’il prétend que des démons, qu’un art ténébreux a attachés à de certains simulacres par le lien de leurs passions, sont des dieux de fabrique humaine, il ne va pas du moins jusqu’à cette opinion absurde
1. Ps. XCV, 1-5. — 2. Jér. XVI, 20.
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du platonicien Apulée, que les démons sont des médiateurs entre les dieux que Dieu a faits, et les hommes qui sont également son ouvrage, et qu’ils transmettent aux dieux les prières des hommes, ainsi qu’aux hommes les faveurs des dieux. Car il serait par trop absurde que les dieux créés par l’homme eussent auprès des dieux que Dieu a faits, plus de pouvoir que n’en a l’homme, qui a aussi Dieu pour auteur. En effet, le démon qu’un homme a lié à une statue par un art impie, est devenu un- dieu, mais pour cet homme seulement, et non pour tous les hommes. Quel est donc ce dieu qu’un homme ne saurait faire sans être aveugle, incrédule et impie?
Enfin, si les démons qu’on adore dans les temples et qui sont liés par je ne sais quel art à leurs images visibles, ne sont point des médiateurs et des interprètes entre les dieux et les hommes, soit à cause de leurs moeurs détestables, soit parce que les hommes, même en cet état d’ignorance, d’incrédulité et d’impiété où ils ont imaginé de faire des dieux, sont d’une nature supérieure à ces démons enchaînas par leur art au corps des idoles, il s’ensuit finalement que ces prétendus dieux n’ont de pouvoir qu’à titre de démons, et que dès lors ils nuisent ouvertement aux hommes, ou que, s’ils semblent leur faire du bien, c’est pour leur nuire encore plus en les trompant. Remarquons toutefois qu’ils n’ont ce double pouvoir qu’autant que Dieu le permet par un conseil secret et profond de la Providence, et non pas en qualité de médiateurs et d’amis des dieux. Ils ne sauraient, en effet, être amis de ces dieux excellents que nous appelons Anges, Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, toutes créatures raisonnables qui habitent le ciel, et dont ils sont aussi éloignés par la disposition de leur âme, que le vice l’est de la vertu et la malice de la bonté.
Ce n’est donc point par la médiation des démons que nous devons aspirer à la bienveillance et aux bienfaits des dieux, ou plutôt des bons anges, mais par l’imitation de leur bonne volonté; de la sorte, en effet, nous sommes avec eux, nous vivons avec eux et nous adorons avec eux le Dieu qu’ils adorent, bien que nous ne puissions le voir avec les yeux du corps. Aussi bien, la distance des lieux n’est pas tant ce qui nous sépare des anges, que l’égarement de notre volonté et la défaillance de notre misérable nature. Et si nous ne sommes point unis avec eux, la raison n’en est pas dans notre condition charnelle et terrestre, mais dans l’impureté de notre coeur, qui nous attache à la terre et à la chair. Mais, quand arrive pour nous la guérison, quand nous devenons semblables aux anges, alors la foi nous rapproche d’eux, pourvu que nous ne doutions pas que par leur assistance Celui qui les a rendus bienheureux fera aussi notre bonheur.
Quand il déplore la ruine future de ce culte, qui pourtant, de son propre aveu, ne doit son existence qu’à des hommes pleins d’erreurs, d’incrédulité et d’irréligion, notre égyptien écrit ces mots dignes de remarque : " Alors cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera remplie de sépulcres et de morts ". Comme si les hommes ne devaient pas toujours être sujets à mourir, alors même que l’idolâtrie n’eût pas succombé! comme si on pouvait donner aux morts une autre place que la terre! comme si le progrès du temps et des siècles, en multipliant le nombre des morts, ne devait pas accroître celui des tombeaux! Mais le véritable sujet de sa douleur, c’est qu’il prévoyait sans doute que les monuments de nos martyrs devaient succéder à leurs temples et à leurs autels; et peut-être, en lisant ceci, nos adversaires vont-ils se persuader, dans leur aversion pour les chrétiens et dans leur perversité, que nous adorons les morts dans les tombeaux comme les païens adoraient leurs dieux dans les temples. Car tel est l’aveuglement de ces impies, qu’ils se heurtent, pour ainsi dire, contre des mensonges, et ne veulent pas voir des choses qui leur crèvent les yeux. Ils ne considèrent pas que, de tous les dieux dont il est parlé dans les livres des païens, à peine s’en trouve-t-il qui n’aient été des hommes, ce qui ne les empêche pas de leur rendre les honneurs divins. Je ne veux pas m’appuyer ici du témoignage de Varron, qui assure que tous les morts étaient regardés comme des dieux (176) mânes, et qui en donne pour preuve les sacrifices qu’on leur offrait, notamment les jeux funèbres, marque évidente, suivant lui, de leur caractère divin, puisque la coutume réservait cet honneur aux dieux; mais pour citer Hermès lui-même, qui nous occupe présentement, dans le même livre où il déplore l’avenir en ces termes : " Cette terre, sanctifiée par les temples et les autels, sera rem plie de sépulcres et de morts r, il avoue que les dieux des Egyptiens n’étaient que des hommes morts. Il vient, en effet, de rappeler que ses ancêtres, aveuglés par l’erreur, l’incrédulité et l’oubli de la religion divine, trouvèrent le secret de faire des dieux, et, cet art une fois inventé, y joignirent une vertu mystérieuse empruntée à la nature universelle; après quoi, dans l’impuissance où ils étaient de faire des âmes, ils évoquèrent celles des démons et des anges, et, les attachant à ces images sacrées et aux divins mystères, donnèrent ainsi à leurs idoles le pouvoir de faire du bien et du mal "; puis, il poursuit, comme pour confirmer cette assertion par des exemples, et s’exprime ainsi : " Votre aïeul, Esculape, a été l’inventeur de la médecine, et on lui a consacré sur la montagne de Libye, près du rivage des Crocodiles, un temple où repose son humanité terrestre, c’est-à-dire son corps; car ce qui reste de lui, ou plutôt l’homme tout entier, si l’homme est tout entier dans le sentiment de la vie, est remonté meilleur au ciel; et maintenant il rend aux malades, par sa puissance divine, les mêmes services qu’il leur rendait autrefois par la science médicale ". Peut-on avouer plus clairement que l’on adorait comme un dieu un homme mort, au lieu même où était son tombeau? Et, quant au retour d’Esculape au ciel, Trismégiste, en l’affirmant, trompe les autres et se trompe lui-même. " Mon aïeul Hermès ", ajoute-t-il, " ne fait-il pas sa demeure dans une ville qui porte son nom, où il assiste et protége tous les hommes qui s’y rendent de " toutes parts? " On rapporte, en effet, que le grand Hermès, c’est-à-dire Mercure, que Trismégiste appelle son aïeul, a son tombeau dans Hermopolis. Voilà donc des dieux qui, de son propre aveu, ont été des hommes, Esculape et Mercure. Pour Esculape, les Grecs et les Latins en conviennent; mais à l’égard de Mercure, plusieurs refusent d’y voir un mortel, ce qui n’empêche pas Trismégiste de l’appeler son aïeul. A ce compte le Mercure de Trismégiste ne serait pas le Mercure des Grecs, bien que portant le même nom. Pour moi, qu’il y en ait deux ou un seul, peu m’importe. Il me suffit d’un Esculape qui d’homme soit devenu dieu, suivant Trismégiste, son petit-fils, dont l’autorité est si grande parmi les païens.
Il poursuit, et nous apprend encore " qu’Isis, femme d’Osiris, fait autant de bien quand elle est propice, que de mal quand elle est irritée ". Puis il veut montrer que tous les dieux de fabrique humaine sont de la même nature qu’Isis, ce qui nous fait voir que les démons se faisaient passer pour des âmes de morts attachées aux statues des temples par cet art mystérieux dont Hermès nous a raconté l’origine. C’est dans ce sens qu’après avoir parlé du mal que fait Isis quand elle est irritée, il ajoute : " Les dieux de la terre et du monde sont sujets à s’irriter, ayant reçu des hommes qui les ont formés l’une et l’autre nature "; ce qui signifie que ces dieux ont une âme et un corps: l’âme, c’est le démon; le corps, c’est la statue. " Voilà pourquoi, dit-il, les Egyptiens les appellent de saints animaux; voilà aussi pourquoi chaque ville honore l’âme de celui qui l’a sanctifiée de son vivant, obéit à ses lois, et porte son nom ". Que dire maintenant de ces plaintes lamentables de Trismégiste, s’écriant que la terre, sanctifiée par les temples et les autels, va se remplir de sépulcres et de morts? Evidemment, l’esprit séducteur qui inspirait Hermès se sentait contraint d’avouer par sa bouche que déjà la terre d’Egypte était pleine en effet de sépulcres et de morts, puisque ces morts y étaient adorés comme des dieux. Et de là cette douleur des démons, qui prévoient les supplices qui les attendent sur les tombeaux des martyrs; car c’est dans ces lieux vénérables qu’on les a vus plusieurs fois souffrir des tortures, confesser leur nom et sortir des corps des possédés.
Et toutefois, nous n’avons en l’honneur des martyrs, ni temples, ni prêtres, ni cérémonies, parce qu’ils ne sont pas des dieux pour (177) nous, et que leur Dieu est notre seul Dieu. Nous honorons, il est vrai, leurs tombeaux comme ceux de bons serviteurs de Dieu, qui ont combattu jusqu’à la mort pour le triomphe de la vérité et de la religion, pour la chute de l’erreur et du mensonge; courage admirable que n’ont pas eu les sages qui avant eux avaient soupçonné la vérité! Mais, qui d’entre les fidèles a jamais entendu un prêtre devant l’autel consacré à Dieu, sur les saintes reliques d’un martyr, dire dans les prières Pierre, Paul ou Cyprien, je vous offre ce sacrifice? C’est à Dieu seul qu’est offert le sacrifice célébré en leur mémoire; à Dieu, qui les a faits hommes et martyrs, et qui a daigné les associer à la gloire de ses saints anges. On ne veut donc par ces solennités que rendre grâce au vrai Dieu des victoires des martyrs, et exciter les fidèles à partager un jour, avec l’assistance du Seigneur, leurs palmes et leurs couronnes. Voilà le véritable objet de tous ces actes de piété qui se pratiquent aux tombeaux des saints martyrs : ce sont des honneurs rendus à des mémoires vénérables, et non des sacrifices offerts à des morts comme à des dieux 1. Ceux mêmes qui y portent des mets, coutume qui n’est d’ailleurs reçue qu’en fort peu d’endroits, et que les meilleurs chrétiens n’observent pas, les emportent après quelques prières, soit pour s’en nourrir, soit pour les distribuer aux pauvres, et les tiennent seulement pour sanctifiés par les mérites des martyrs, au nom du Seigneur des martyrs 2 . Mais, pour voir là des sacrifices, il faudrait ne pas connaître l’unique sacrifice des chrétiens, celui-là même qui s’offre en effet sur ces tombeaux.
Ce n’est donc ni par des honneurs divins, ni par des crimes humains que nous rendons hommage à nos martyrs, comme font les païens à leurs dieux; nous ne leur offrons pas des sacrifices, et nous ne travestissons pas leurs crimes en choses sacrées. Parlerai-je d’Isis, femme d’Osiris, déesse égyptienne, et
1. Saint Augustin a traité à fond cette question dans son écrit Contre Fauste, ch. 21.
2. Comp. Confessions, livre VI, ch. 2.
de ses ancêtres qui sont tous inscrits au nombre des rois? Un jour qu’elle leur offrait un sacrifice, elle trouva, dit-on, une moisson d’orge dont elle montra quelques épis au roi Osiris, son mari, et à Mercure, conseiller de ce prince; et c’est pourquoi on a prétendu l’identifier avec Cérès. Si l’on veut savoir tout le mal qu’elle a fait, qu’on lise, non les poètes, mais les livres mystiques, ceux dont parla Alexandre 1 à sa mère Olympias, quand il eut reçu les révélations du pontife Léon, et l’on verra à quels hommes et à quelles actions on a consacré le culte divin. A Dieu ne plaise qu’on ose comparer ces dieux, tout dieux qu’on les appelle, à nos saints martyrs, dont nous ne faisons pourtant pas des dieux! Nous n’avons institué en leur honneur ni prêtres, ni sacrifices, parce que tout cela serait inconvenant, illicite, impie, étant offert à tout autre qu’à Dieu; nous ne cherchons pas non plus à les divertir en leur attribuant des actions honteuses ou en leur consacrant des jeux infâmes, comme on fait à ces dieux dont on célèbre les crimes sur la scène, soit qu’ils les aient commis, en effet, quand ils étaient hommes, soit qu’on les invente à plaisir pour le divertissement de ces esprits pervers. Certes, ce n’est pas un dieu de cette espèce que Socrate aurait eu pour inspirateur, s’il avait été véritablement inspiré par un Dieu ; mais peut-être est-ce un conte imaginé après coup par des hommes qui ont voulu avoir pour complice dans l’art de faire des dieux un philosophe vertueux, fort innocent, à coup sûr, de pareilles oeuvres. Pourquoi donc nous arrêter plus longtemps à démontrer qu’on ne doit point honorer les démons en vue du bonheur de la vie future? Il suffit d’un sens médiocre pour n’avoir plus aucun doute à cet égard. Mais on dira peut-être que si tous les dieux sont bons, il y a parmi les démons les bons et les mauvais, et que c’est aux bons qu’il faut adresser un culte pour obtenir la vie éternelle et bienheureuse; c’est ce que nous allons examiner au livre suivant.
1. Sur cette prétendue lettre d’Alexandre à Olympias, voyez plus haut, ch. 5. Comp. Diodore de Sicile, livre I, ch. 13 et suiv.
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Comme aucun prophète de Dieu, ni aucun ange ne fut envoyé à Numa, il eut recours à l’hydromancie pour voir dans l’eau les images des dieux ou plutôt les prestiges des démons, et apprendre d’eux les institutions qu’il devait fonder. Varron dit que ce genre de divination a son origine chez les Perses, et que le roi Numa, et après lui le philosophe Pythagore, en ont fait usage. Il ajoute qu’on interroge aussi les enfers en répandant du sang, ce que les Grecs appellent nécromancie 2; mais hydromancie et nécromancie ont ce point commun qu’on se sert des morts pour connaître l’avenir. Comment y réussit-on? cela regarde les experts en ces matières; pour moi, je ne veux pas soutenir que ces sortes de divinations fussent interdites par les lois chez tous les peuples et sous des peines rigoureuses, même avant l’avénement du Christ; je ne dis pas cela, car peut-être étaient-elles permises; je dis seulement que c’est par des pratiques de ce genre que Numa connut les mystères qu’il institua et dont il dissimula les causes,
1. Hydromancie, divination par l’eau ( d’udor, eau, et divination.)
2. Nekromanteia, divination par les morts.
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tant il avait peur lui-même de ce qu’il avait appris. Que vient donc faire ici Varron avec ses explications tirées de la physique? Si les livres de Numa n’en eussent renfermé que de cette espèce, on ne les eût pas brûlés, ou bien on eût brûlé également les livres de Varron, lesquels sont dédiés au souverain pontife César. La vérité est que le mariage prétendu de Numa Pompilius avec la nymphe Egérie vient de ce qu’il puisait de l’eau 1 pour ses opérations d’hydromancie, ainsi que Varron lui-même le rapporte. Et voilà comme le mensonge fait une fable d’un fait réel. C’est donc par l’hydromancie que ce roi trop curieux fut initié, soit aux mystères qu’il consigna dans les livres des pontifes, soit aux causes de ces mystères dont il se réserva à lui le secret et qu’il fit pour ainsi dire mourir avec lui, en prenant soin de les ensevelir dans son tombeau. Il faut assurément, ou que ces livres continssent des choses assez abominables pour révolter ceux-là mêmes qui avaient déjà reçu des démons bien des rites honteux, ou qu’ils fissent connaître que toutes ces divinités prétendues n’étaient que des hommes morts dont le temps avait consacré le culte chez la plupart des peuples, à la grande joie des démons
1. Il y a ici un rapport intraduisible entre le nom d’Egérie et le mot latin egere , puiser.
qui se faisaient adorer sous le nom de ces morts transformés en dieux. Qu’est-il arrivé? c’est que, par une secrète providence de Dieu, Numa s’étant fait l’ami des démons, grâce à l’hydromancie, ils lui ont tout révélé, sans toutefois l’avertir de brûler en mourant ses livres plutôt que de les enfouir. Ils n’ont pu même empêcher qu’ils n’aient été découverts par un laboureur, et que Varron n’ait fait passer jusqu’à nous cette aventure. Après tout, ils ne peuvent que ce que Dieu leur permet, et Dieu, par un conseil aussi profond qu’équitable, ne leur donne pouvoir que sur ceux qui méritent d’être tentés par leurs prestiges ou trompés par leurs illusions. Ce qui montre, au surplus, à quel point ces livres étaient dangereux et contraires au culte du Dieu véritable, c’est que le sénat passa par-dessus la crainte qui avait arrêté Numa et les fit brûler. Que ceux donc qui n’aspirent point, même en ce monde, à une vie pieuse, demandent la vie éternelle à de tels mystères ! mais pour ceux qui ne veulent point avoir de société avec les démons, qu’ils sachent bien que toutes ces superstitions n’ont rien qui leur puisse être redoutable, et qu’ils embrassent la religion vraie par qui les démons sont dévoilés et vaincus.
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Argument. — Après avoir établi dans le livre précédent qu’il ne faut point adorer les démons, cent fois convaincus par leurs propres aveux d’être des esprits pervers, saint Augustin prend à partie ceux d’entre ses adversaires qui font une différence entre deux sortes de démons, les uns bons, les autres mauvais ; il démontre que cette différence n’existe pas et qu’il n’appartient à aucun démon, mais au seul Jésus-Christ, d’être le médiateur des hommes en ce qui regarde l’éternelle félicité.
Quelques-uns ont avancé qu’il y a de bons et de mauvais dieux : d’autres, qui se sont fait de ces êtres une meilleure idée, les ont placés à un si haut degré d’excellence et d’honneur, qu’ils n’ont pas osé croire à de mauvais dieux. Les premiers donnent aux démons le titre de dieux, et quelquefois, mais plus rarement, ils ont appelé les dieux du nom de démons. Ainsi ils avouent que Jupiter lui-même, dont ils font le roi et le premier de tous les dieux, a été appelé démon par Homère. Quant à ceux qui ne reconnaissent que des dieux bons et qui les regardent comme très-supérieurs aux plus vertueux des hommes, ne pouvant nier les actions des démons, ni les regarder avec indifférence, ni les imputer à des dieux bons, ils sont forcés d’admettre une différence entre les démons et les dieux; et lorsqu’ils trouvent la marque des affections déréglées dans les oeuvres où se manifeste la puissance des esprits invisibles , ils les attribuent non pas aux dieux, mais aux démons. D’un autre côté, comme dans leur système aucun dieu n’entre en communication directe avec l’homme, il a fallu faire de ces mêmes démons les médiateurs entre les hommes et les dieux, chargés de porter les voeux et de rapporter les grâces. Telle est l’opinion des Platoniciens, que nous avons choisis pour contradicteurs, comme les plus illustres et les plus excellents entre les philosophes, quand nous avons discuté la question de savoir si le culte de plusieurs dieux est nécessaire pour obtenir la félicité de la vie future. Et c’est ainsi que nous avons été conduit à rechercher, dans le livre précédent, comment il est possible que les démons, qui se plaisent aux crimes réprouvés par les hommes sages et vertueux, à tous ces sacriléges, à tous ces attentats que les poètes racontent, non-seulement des hommes, mais aussi des dieux, enfin à ces manoeuvres violentes et impies des arts magiques, soient regardés comme plus voisins et plus amis des dieux que les hommes, et capables à ce titre d’appeler les faveurs de la bonté divine sur les gens de bien. Or, c’est ce qui a été démontré absolument impossible.
Le présent livre roulera donc, comme je l’ai annoncé à la fin du précédent, non pas sur la différence qui existe entre les dieux, que les Platoniciens disent être tous bons, ni sur celle qu’ils imaginent entre les dieux et les démons, ceux-là séparés des hommes, à leur avis, par un intervalle immense, ceux-ci placés entre les hommes et les dieux, mais sur la différence, s’il y en a une, qui est entre les démons. La plupart, en effet, ont coutume de dire qu’il y a de bons et de mauvais démons, et cette opinion, qu’elle soit professée par les Platoniciens ou par toute autre secte, mérite un sérieux examen; car quelque esprit mal éclairé pourrait s’imaginer qu’il doit servir les bons démons, afin de se concilier la faveur des dieux, qu’il croit aussi tous bons, et de se réunir à eux après la mort, tandis que, enlacé dans les artifices de ces esprits malins et trompeurs, il s’éloignerait infiniment du vrai Dieu, avec qui seul, en qui seul et par qui seul l’âme de l’homme, c’est-à-dire l’âme raisonnable et intellectuelle, possède la félicité. (179)
CHAPITRE III.
DES ATTRIBUTIONS DES DÉMONS, SUIVANT APULÉE, QUI, SANS LEUR REFUSER LA RAISON, NE LEUR ACCORDE CEPENDANT AUCUNE VERTU.
Quelle est donc la différence des bons et des mauvais démons? Le platonicien Apulée, dans un traité général sur la matière 1, où il s’étend longuement sur leurs corps aériens, ne dit pas un mot des vertus dont ils ne manqueraient pas d’être doués, s’ils étaient bons. Il a donc gardé le silence sur ce qui peut les rendre heureux, mais il n’a pu taire ce qui prouve qu’ils sont misérables; car il avoue que leur esprit, qui en fait des êtres raisonnables, non-seulement n’est pas armé par la vertu contre les passions contraires à la raison, mais qu’il est agité en quelque façon par des émotions orageuses, comme il arrive aux âmes insensées. Voici à ce sujet ses propres paroles " C’est cette espèce de démons dont parlent les poètes, quand ils nous disent, sans trop s’éloigner de la vérité, que les dieux ont de l’amitié ou de la haine pour certains hommes, favorisant et élevant ceux-ci, abaissant et persécutant ceux-là. Aussi, compassion, colère, douleur, joie, toutes les passions de l’âme humaine, ces dieux les éprouvent, et leur coeur est agité comme celui des hommes par ces tempêtes et ces orages qui n’approchent jamais de la sérénité des dieux du ciel 2 ". N’est-il pas clair, par ce tableau de l’âme des démons, agitée comme une mer orageuse, qu’il ne s’agit point de quelque partie inférieure de leur nature, mais de leur esprit même, qui en fait des êtres raisonnables? A ce compte ils ne souffrent pas la comparaison avec les hommes sages qui, sans rester étrangers à ces troubles de l’âme, partage inévitable de notre faible condition, savent du moins y résister avec une force inébranlable, et ne rien approuver, ne rien faire qui s’écarte des lois de la sagesse et des sentiers de la justice. Les démons ressemblent bien plutôt, sinon par le corps, au moins par les moeurs, aux hommes insensés et injustes, et ils sont même plus méprisables, parce que, ayant vieilli dans le mal et devenus incorrigibles par le châtiment, leur esprit est, suivant l’image d’Apulée, une mer battue par la tempête, incapables qu’ils sont de s’appuyer, par aucune partie de
1. C’est toujours le petit ouvrage De deo Socratis .
2. Apulée, De deo Socratis , p. 48.
leur âme, sur la vérité et sur la vertu, qui donnent la force de résister aux passions turbulentes et déréglées.
Il y a deux opinions parmi les philosophes touchant ces mouvements de l’âme que les Grecs nomment pate ,et qui s’appellent, dans notre langue, chez Cicéron 1, par exemple, perturbations, ou chez d’autres écrivains, affections, ou encore, pour mieux rendre l’expression grecque, passions. Les uns disent qu’elles se rencontrent même dans l’âme du sage, mais modérées et soumises à la raison, qui leur impose des lois et les contient dans de justes bornes. Tel est le sentiment des Platoniciens ou des Aristotéliciens; car Aristote, fondateur du péripatétisme, est un disciple de Platon. Les autres, comme les Stoïciens, soutiennent que l’âme du sage reste étrangère aux passions. Mais Cicéron, dans son traité Des biens et des maux 2, démontre que le combat des Stoïciens contre les Platoniciens et les Péripatéticiens se réduit à une querelle de mots. Les Stoïciens, en effet, refusent le nom de biens aux avantages corporels et extérieurs, parce qu’à leur avis le bien de l’homme est tout entier dans la vertu, qui est l’art de bien vivre et ne réside que dans l’âme. Or, les autres philosophes, en appelant biens les avantages corporels pour parler simplement et se conformer à l’usage, déclarent que ces biens n’ont qu’une valeur fort minime et ne sont pas considérables en comparaison de la vertu. D’où il suit que des deux côtés ces objets sont estimés au même prix, soit qu’on leur donne, soit qu’on leur refuse le nom de biens; de sorte que la nouveauté du stoïcisme se réduit au plaisir de changer les mots. Pour moi, il me semble que, dans la controverse sur les passions du sage, c’est encore des mots qu’il s’agit plutôt que des choses, et que les Stoïciens ne diffèrent pas au fond des disciples de Platon et d’Aristote.
Entre autres preuves que je pourrais alléguer à l’appui de mon sentiment, je n’en apporterai
1. De Fin., lib. III, ch. 20. — Comp. Tuscul., qu., lib. III, cap. 4; lib. IV, cap. 5 et 6.
2. C’est le traité bleu connu De finibus bonorum et malorum. Voyez le livre III, ch. 12, et le livre IV. — Comp. Tuscul. qu., lib. IV, cap. 15-26.
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qu’une que je crois péremptoire. Aulu Gelle, écrivain non moins recommandable par l’élégance de son style que par l’étendue et l’abondance de son érudition, rapporte dans ses Nuits attiques 1 que, dans un voyage qu’il faisait sur mer avec un célèbre stoïcien, ils furent assaillis par une furieuse tempête qui menaçait d’engloutir leur vaisseau; le philosophe en pâlit d’effroi. Ce mouvement fut remarqué des autres passagers qui, bien qu’aux portes de la mort, le considéraient attentivement pour voir si un philosophe aurait peur comme les autres. Aussitôt que la tempête fut passée et que l’on se fut un peu rassuré, un riche et voluptueux asiatique de la compagnie se mit à railler le stoïcien de ce qu’il avait changé de couleur, tandis qu’il était resté, lui, parfaitement impassible. Mais le philosophe lui répliqua ce que Aristippe, disciple de Socrate, avait dit à un autre en pareille rencontre : " Vous avez eu raison de ne pas vous inquiéter pour l’âme d’un vil débauché, mais moi je devais craindre pour l’âme d’Aristippe 2 ". Cette réponse ayant dégoûté le riche voluptueux de revenir à la charge, Aulu-Gelle demanda au philosophe, non pour le railler, mais pour s’instruire, quelle avait été la cause de sa peur. Celui-ci, s’empressant de satisfaire un homme si jaloux d’acquérir des connaissances, tira de sa cassette un livre d’Epictète 3, où était exposée la doctrine de ce philosophe, en tout conforme aux principes de Zénon 4 et de Chrysippe, chefs de l’école stoïcienne. Aulu-Gelle dit avoir lu dans ce livre que les Stoïciens admettent certaines perceptions de l’âme , qu’ils nomment fantaisies 5, et qui se produisent en nous indépendamment de la volonté. Quand ces images sensibles viennent d’objets terribles et formidables, il est impossible que l’âme du sage n’en soit pas remuée: elle ressent donc quelque impression de crainte quelque émotion de tristesse, ces passions prévenant en elle l’usage de la raison; mais
1. Au livre XIX,ch. 1.
2. Voyez Diogène Laerce, livre II, § 71.
3. Epictète, philosophe stoïcien, florissait à la fin du premier siècle de l’ère chrétienne. Il n’a probablement rien écrit; mais son disciple Arrien a fait un recueil de ses maximes sous le nom de Manuel, et a composé en outre suc la morale d’Epictète un ouvrage étendu dont il nous reste quatre livres.
4. Zénon de Cittium, fondateur de l’école stoïcienne, maître de Cléanthe et de Chrysippe. Il florissait environ 300 ans avant Jésus- Christ.
5. De phantasia, image, représentation. Voyez Cicéron, Acad. qu., lib, I, cap. 11.
elle ne les approuve pas, elle n’y cède pas, elle ne convient pas qu’elle soit menacée d’un mal véritable. Tout cela, en effet, dépend de la volonté, et il y a cette différence entre l’âme du sage et celle des autres hommes, que celle-ci cède aux passions et y conforme le jugement de son esprit, tandis que l’âme du sage, tout en subissant les passions, garde en son esprit inébranlable un jugement stable et vrai, touchant les objets qu’il est raisonnable de fuir ou de rechercher. J’ai rapporté ceci de mon mieux, non sans doute avec plus d’élégance qu’Aulu-Gelle, qui dit l’avoir lu dans Epictète, mais avec plus de précision, ce me semble, et plus de clarté.
S’il en est ainsi, la différence entre les Stoïciens et les autres philosophes, touchant les passions, est nulle ou peu s’en faut, puisque tous s’accordent à dire qu’elles ne dominent pas sur l’esprit et la raison du sage; et quand les Stoïciens soutiennent que le sage n’est point sujet aux passions, ils veulent dire seulement que sa sagesse n’en reçoit aucune atteinte, aucune souillure. Or, si elles se rencontrent en effet dans son âme, quoique sans dommage pour sa sagesse et sa sérénité, c’est à la suite de ces avantages et de ces inconvénients qu’ils se refusent à nommer des biens et des maux. Car enfin, si ce philosophe dont parle Aulu-Gelle n’avait tenu aucun compte de sa vie et des autres choses qu’il était menacé de perdre en faisant naufrage, le danger qu’il courait ne l’aurait point fait pâlir. Il pouvait en effet subir l’impression de la tempête et maintenir son esprit ferme dans cette pensée que la vie et le salut du corps, menacés par le naufrage, ne sont pas de ces biens dont la possession rend l’homme bon, comme fait celle de la justice. Quant à la distinction des noms qu’il faut leur donner, c’est une pure querelle de mots. Qu’importe enfin qu’on donne ou qu’on refuse le nom de biens aux avantages corporels? La crainte d’en être privé effraie et fait pâlir le stoïcien tout autant que le péripatéticien; s’ils ne les appellent pas du même nom, ils les estiment au même prix. Aussi bien tous deux assurent que si on leur lin posait un crime sans qu’ils pussent l’éviter autrement que par la perte de tels objets, ils aimeraient mieux renoncer à des avantages qui ne regardent que la santé et le bien-être du corps, que de se charger d’une action qui viole la justice. C’est ainsi qu’un (181) esprit où restent gravés les principes de la sagesse a beau sentir le trouble des passions qui agitent les parties inférieures de l’Ame, il ne les laisse pas prévaloir contre la raison; loin d’y céder, il les domine, et, sur cette résistance victorieuse il fonde le règne de la vertu. Tel Virgile a représenté son héros, quand il a dit d’Enée:
" Son esprit reste inébranlable, tandis que ses yeux versent inutilement des pleurs1 ".
Il n’est pas nécessaire présentement d’exposer avec étendue ce qu’enseigne touchant les passions, la sainte Ecriture, source de la science chrétienne. Qu’il nous suffise de dire en général qu’elle soumet l’âme à Dieu pour en être gouvernée et secourue, et les passions à la raison pour en être modérées, tenues en bride et tournées à un usage avoué par la vertu. Dans notre religion on ne se demande pas si une âme pieuse se met en colère, mais pourquoi elle s’y met; si elle est triste, mais d’où vient sa tristesse; si elle craint, mais ce qui fait l’objet de ses craintes. Aussi bien je doute qu’une personne douée de sens puisse trouver mauvais qu’on s’irrite contre un pécheur pour le corriger, qu’on s’attriste des souffrances d’un malheureux pour les soulager, qu’on s’effraie à la vue d’un homme en péril pour l’en arracher. C’est une maxime habituelle du stoïcien, je le sais, de condamner la pitié 2, mais combien n’eût-il pas été plus honorable au stoïcien d’Aulu-Gelle d’être ému de pitié pour un homme à tirer du danger que d’avoir peur du naufrage! Et que Cicéron est mieux inspiré, plus humain, plus conforme aux sentiments des âmes pieuses, quand il dit dans son éloge de César: "Parmi vos vertus, la plus admirable et la plus touchante c’est la miséricorde 3! " Mais qu’est-ce que la miséricorde, sinon la sympathie qui nous associe à la misère d’autrui et nous porte à la soulager? Or, ce .mouvement de l’âme sert la raison toutes les fois qu’il est
1. Enéide, livre IV, vers 449. -
2. Voyez Sénèque, De Clem., lib. II, cap. 4 et 5.
3. Cicéron, Pro Ligar., cap. 13.
d’accord avec la justice, soit qu’il nous dispose à secourir l’indigence, soit qu’il nous rende indulgents au repentir. C’est pourquoi Cicéron, si judicieux dans son éloquent langage, donne sans hésiter le nom de vertu à un sentiment que les Stoïciens ne rougissent pas de mettre au nombre des vices. Et remarquez que ces mêmes philosophes conviennent que les passions de cette espèce trouvent place dans l’âme du sage, où aucun vice ne peut pénétrer; c’est ce qui résulte du livre d’Epictète, éminent stoïcien, qui d’ailleurs écrivait selon les principes des chefs de l’école, Zénon et Chrysippe. Il en faut conclure qu’au fond, ces passions qui ne peuvent rien dans l’âme du sage contre la raison et la vertu, ne sont pas pour les Stoïciens de véritables vices, et dès lors que leur doctrine, celle des Péripatéticiens et celle enfin des Platoniciens se confondent entièrement. Cicéron avait donc bien raison de dire que ce n’est pas d’aujourd’hui que les disputes de mots mettent à la torture la subtilité puérile des Grecs, plus amoureux de la dispute que de la vérité 1. Il y aurait pourtant ici une question sérieuse à traiter, c’est de savoir si ce n’est point un effet de la faiblesse inhérente à notre condition passagère de subir ces passions, alors même que nous pratiquons le bien. Ainsi les saints anges punissent sans colère ceux que la loi éternelle de Dieu leur ordonne de punir, comme ils assistent les misérables sans éprouver la compassion, et secourent ceux qu’ils aiment dans leurs périls sans ressentir la crainte ; et cependant, le langage ordinaire leur attribue ces passions humaines à cause d’une certaine ressemblance qui se rencontre entre nos actions et les leurs, malgré l’infirmité de notre nature, C’est ainsi que Dieu lui-même s’irrite, selon l’Ecriture, bien qu’aucune passion ne puisse atteindre son essence immuable. Il faut entendre par cette expression biblique l’effet de la vengeance de Dieu et non l’agitation turbulente de la passion.
Laissons de côté, pour le moment, la question des saints anges, et examinons cette
1. Cicéron, De orat., lib. I, cap. 11, § 17.
(182)
opinion platonicienne que les démons, qui tiennent le milieu entre les dieux et les hommes, sont livrés au mouvement tumultueux des passions. En effet, si leur esprit, tout en les subissant, restait libre et maître de soi, Apulée ne nous le peindrait pas agité comme le nôtre par le souffle des passions et semblable à une mer orageuse 1. Cet esprit donc, cette partie supérieure de leur âme qui en fait des êtres raisonnables, et qui soumettrait les passions turbulentes de la région inférieure aux lois de la vertu et de la sagesse, si les démons pouvaient être sages et vertueux, c’est cet esprit même qui, de l’aveu du philosophe platonicien, est agité par l’orage des passions. J’en conclus que l’esprit des démons est sujet à la convoitise, à la crainte, à la colère et à toutes les affections semblables. Où est donc cette partie d’eux-mêmes, libre, capable de sagesse, qui les rend agréables aux dieux et utiles aux hommes de bien? Je vois des âmes livrées tout entières au joug des passions et qui ne font servir la partie raisonnable de leur être qu’à séduire et à tromper, d’autant plus ardentes à l’oeuvre qu’elles sont animées d’un plus violent désir de faire du mal.
On dira peut-être que les poëtes, en nous peignant les dieux comme amis ou ennemis de certains hommes, ont voulu parler, non de tous les démons , mais seulement des mauvais, de ceux-là mêmes qu’Apulée croit agités par l’orage des passions. Mais comment admettre cette interprétation, quand Apulée, en attribuant les passions aux démons, ne fait entre eux aucune distinction et nous les représente en général comme tenant le milieu entre les dieux et les hommes à cause de leurs corps aériens? Suivant ce philosophe, la fiction des poètes consiste à transformer les démons en dieux, et, grâce à l’impunité de la licence poétique, à les partager à leur gré entre les hommes, coin me protecteurs ou comme ennemis, tandis que les dieux sont infiniment au-dessus de ces faiblesses des démons, et par l’élévation de leur séjour et par la plénitude
1. De deo Socr., p. 48.
de leur félicité. Celle fiction se réduit donc à donner le nom de dieux à. des êtres qui ne sont pas dieux, et Apulée ajoute qu’elle n’est pas très-éloignée de la vérité, attendu que, au nom près, ces êtres sont représentés selon leur véritable nature, qui est celle des démons. Telle est, à son avis, cette Minerve d’Homère qui intervient au milieu des Grecs pour empêcher Achille d’outrager Agamemnon. Que Minerve ait apparu aux Grecs, voilà la fiction poétique, selon Apulée, pour qui Minerve est une déesse qui habite loin du commerce des mortels, dans la région éthérée, eu compagnie des dieux, qui sont tous des êtres heureux et bons, Mais qu’il y ait eu un démon favorable aux Grecs et ennemi des Troyens, qu’un autre démon, auquel le même poète a donné le nom d’un des dieux qui habitent paisiblement le ciel, comme Mars et Vénus, ait favorisé au contraire les Troyens en haine des Grecs; enfin, qu’une lutte se soit engagée entre ces divers démons, animés de sentiments opposés, voilà ce qui, pour Apulée, n’est pas un récit très-éloigné de la vérité. Les poëtes, en effet, n’ont attrIbué ces passions qu’à des êtres qui sont en effet sujets aux mêmes passions que les hommes, aux mêmes tempêtes des émotions contraires, capables, par conséquent, d’éprouver de l’amour et de la haine, non selon la justice, mais à la manière du peuple qui, dans les chasses et les courses du cirque, se partage entre les adversaires au gré de ses aveugles préférences. Le grand souci du philosophe platonicien, c’est uniquement qu’au lieu de rapporter ces fictions aux démons, on ne prenne les poètes à la lettre en les attribuant aux dieux.
CHAPITRE VIII.
C6MMENT ÀPULÉE DÉFINIT LES DIEUX, HABITANTS DU CIEL, LES DÉMONS; HABITANTS DE L’AIR; ET LES HOMMES, HABITANTS DE LA TERRE.
Si l’on reprend la définition des démons, il suffira d’un coup d’oeil pour s’assurer qu’Apulée les caractérise tous indistinctement, quand il dit qu’ils sont, quant au genre, des animaux, quant à l’âme, sujets aux passions, quant à l’esprit, raisonnables, quant aux corps, aériens, quant au temps, éternels. Ces cinq qualités n’ont rien qui rapproche les démons des hommes vertueux et les sépare des méchants. Apulée, en effet, quand il passe des (183) dieux habitants du ciel aux hommes habitants de la terre, pour en venir plus tard aux démons qui habitent la région mitoyenne entre ces deux extrémités, Apulée s’exprime ainsi : " Les hommes, ces êtres qui jouissent de la raison et possèdent la puissance de la parole, dont l’âme est immortelle et les membres moribonds, esprits légers et inquiets, corps grossiers et corruptibles, différents par les moeurs et semblables par les illusions, d’une audace obstinée, d’une espérance tenace, les hommes dont les travaux sont vains et la fortune changeante, espèce immortelle où chaque individu périt après avoir à son tour renouvelé les générations successives, dont la durée est courte, la sagesse tardive, la mort prompte, la vie plaintive, les hommes, dis-je, ont la terre pour séjour ". Parmi tant de caractères communs à la plupart des hommes, Apulée a-t-il oublié celui qui est propre à un petit nombre, la sagesse tardive? S’il l’eût passé sous silence, cette description, si soigneusement tracée, n’eût pas été complète. De même, quand il veut taire ressortir l’excellence des dieux, il insiste sur cette béatitude qui leur est propre et où les hommes s’efforcent de parvenir par la sagesse. Certes, s’il avait voulu nous persuader qu’il y a de bons démons, il aurait placé dans la description de ces êtres quelque trait qui les rapprochât des dieux par la béatitude, ou des hommes par la sagesse. Point du tout, il n’indique aucun attribut qui fasse distinguer les bons d’avec les méchants. Si donc il n’a pas dévoilé librement leur malice, moins par crainte de les offenser que pour rie pas choquer leurs adorateurs devant qui il parlait, il n’en a pas moins indiqué aux esprits éclairés ce qu’il faut penser à cet égard. En effet, il affirme que tous les dieux sont bons et heureux, et, les affranchissant de ces passions turbulentes qui agitent les démons, il ne laisse entre ceux-ci et les dieux d’autre point commun qu’un corps éternel. Quand, au contraire, il parle de l’âme des démons, c’est aux hommes et non pas aux dieux qu’il les assimile par cet endroit; et encore, quel est le trait de ressemblance? ce n’est pas la sagesse, à laquelle les hommes peuvent participer; ce sont les passions, ces tyrans des âmes faibles et mauvaises, que les hommes sages et bons parviennent à vaincre, mais dont ils aimeraient mieux encore n’avoir pas à triompher. Si, en effet, quand il dit que l’immortalité est commune aux démons et aux dieux, il avait voulu faire entendre celle des esprits et non celle des corps, il aurait associé les hommes à ce privilége, loin de les en exclure, puisqu’en sa qualité de platonicien il croit les hommes en possession d’une âme immortelle. N’a-t-il pas dit de l’homme, dans la description citée plus haut: Son âme est immortelle et ses membres moribonds? Par conséquent, ce qui sépare les hommes des dieux, quant à l’éternité, c’est leur corps périssable; ce qui en rapproche les démons, c’est seulement leur corps immortel.
Voilà d’étranges médiateurs entre les dieux et les hommes, et de singuliers dispensateurs des faveurs célestes! La partie la meilleure de l’animal, l’âme, c’est ce qu’il y a de vicieux en eux, comme dans l’homme; et ce qu’ils ont de meilleur, ce qui est immortel en eux comme chez les dieux, c’est la pire partie de l’animal, le corps. L’animal, en effet, se compose de corps et d’âme, et l’âme est meilleure que le corps; même faible et vicieuse, elle vaut mieux que le corps le plus vigoureux et le plus sain, parce que l’excellence de sa nature se maintient jusque dans ses vices, de même que l’or, souillé de fange, reste plus précieux que l’argent ou le plomb le plus pur. Or, il arrive que ces médiateurs, chargés d’unir la terre avec le ciel, n’ont de commun avec les dieux qu’un corps éternel, et sont par l’âme aussi vicieux que les hommes; comme si cette religion, .qui rattache les hommes aux dieux par l’entremise des démons, consistait, non dans l’esprit, mais dans le corps. Quel est donc le principe de malignité du plutôt de justice qui tient ces faux et perfides médiateurs comme suspendus la tête en bas, la partie inférieure de leur être, le corps, engagé avec les natures supérieures, la partie supérieure, l’âme, avec les inférieures, unis aux dieux du ciel par la partie qui obéit, malheureux comme les habitants de la terre par la partie qui commande? car le corps est un esclave, et, comme dit Salluste : " A l’âme appartient le commandement et au corps l’obéissance 1". A
1. Catil., cap. I.
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quoi il ajoute: " Celle-là nous est commune " avec les dieux, et celui-ci avec les brutes s.
C’est de l’homme, en effet, que parle ici Salluste, et les hommes ont, comme les brutes, un corps mortel. Or, les démons, dont nos philosophes veulent faire les intercesseurs de l’homme auprès des dieux, pourraient dire de leur âme et de leur corps: " Celle-là nous est commune avec les dieux, et celui-ci avec les hommes". Qu’importe? Ils n’en sont pas moins, comme je l’ai dit, suspendus et enchaînés la tête en bas, participant des dieux par le corps et des malheureux humains par l’âme, exaltés dans la partie esclave et inférieure, abaissés dans la partie maîtresse et supérieure. Et, de la sorte, s’il est vrai qu’ils aient l’éternité en partage, ainsi que les dieux, parce que leur âme n’est point sujette, comme celle des animaux terrestres, à se séparer du corps, il ne faut point pour cela regarder leur corps comme le char d’un éternel triomphe, mais plutôt comme la chaîne d’un supplice éternel.
Le philosophe Plotin, de récente mémoire 1, qui passe pour avoir mieux que personne entendu Platon 2, dit au sujet de l’âme humaine: " Le Père, dans sa miséricorde, lui a fait des liens mortels 3 ". Il a donc cru que c’est une oeuvre de la miséricorde divine d’avoir donné aux hommes un corps périssable, afin qu’ils ne soient pas enchaînés pour toujours aux misères de cette vie. Or, les démons ont été jugés indignes de cette miséricorde, puisque avec une âme misérable et sujette aux passions, comme celle des hommes, ils ont reçu un corps, non périssable, mais immortel. Assurément ils seraient plus heureux que les hommes, sils avaient comme eux un corps mortel et comme les dieux une âme heureuse. Ils seraient égaux aux hommes, si avec une
1. Plotin, disciple d’Ammonius Saccas et maître de Porphyre, né à Lycopolis en 205, mort en 270, sous l’empereur Aurélien.
2. Saint Augustin exprime plus fortement encore le même sentiment dans ce remarquable passage : " Cette voix de Platon, la plus pure et la plus éclatante qu’il y ait dans la philosophie, s’est retrouvée dans la bouche de Plotin, si semblable à lui qu’ils paraissent contemporains, et cependant assez éloigné de lui par le temps pour que le premier des deux semble ressuscité dans l’autre ". (Contra Acad., lib. III, n. 41).
3.Ce passage est dans les Ennéades, ouvrage posthume de Plotin édité par Porphyre. Voyez la 4e Ennéade, livre III, ch. 12.
âme misérable ils avaient au moins mérité d’avoir comme eux un corps mortel, pourvu toutefois qu’ils fussent capables de quelque sentiment de piété qui assurât un terme à leur misère dans le repos de la mort. Or, non-seulement ils ne sont pas plus heureux que les hommes, axant comme eux une âme misérable, mais ils sont même plus malheureux, parce qu’ils sont enchaînés à leur corps pour l’éternité ; car il ne faut pas croire qu’ils puissent à la longue se transformer en dieux par leurs progrès dans la piété et la sagesse; Apulée dit nettement que la condition des démons est éternelle.
Il dit encore, je le sais 1, que les âmes des hommes sont des démons, que les hommes deviennent des lares s’ils ont bien vécu, et des lémures ou des larves s’ils ont mal vécu; enfin, qu’on les appelle dieux mânes, quand on ignore s’ils ont vécu bien ou mal. Mais est-il nécessaire de réfléchir longtemps pour voir quelle large porte cette opinion ouvre à la corruption des moeurs ? Plus les hommes auront de penchant au mal, plus ils deviendront méchants, étant convaincus qu’ils sont destinés à devenir larves ou dieux mânes, et qu’après leur mort on leur offrira des sacrifices et des honneurs divins pour les inviter à faire du mal ; car le même Apulée (et ceci soulève une autre question) définit ailleurs les larves : des hommes devenus des démons malfaisants. Il prétend aussi 2 que les bienheureux se nomment en grec eudaimones, à titre de bonnes âmes, c’est-à-dire de bons démons, témoignant ainsi de nouveau qu’à son avis les âmes des hommes sont des démons.
Mais ne parlons maintenant que des démons proprement dits, de ceux qu’Apulée a définis:
1. Il est clair que ce n’est plus Plotin, mais Apulée, que cite saint Augustin. Voyez De deo Socr., p. 50.
2. De deo Socr., p. 49 et 50.
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quant au genre, des animaux; quant à l’esprit, raisonnables; quant à l’âme, sujets aux passions; quant au corps, aériens; quant au temps, éternels, Après avoir placé les dieux au ciel et les hommes sur la terre, séparant ces deux classes d’êtres tant par la distance des lieux que par l’inégalité des natures, il conclut en ces termes : " Vous avez donc deux sortes d’animaux, les hommes d’une part, et de l’autre les dieux, si différents des hommes par la hauteur de leur séjour, par la durée éternelle de leur vie et par la perfection de leur nature, en sorte qu’il n’y a entre eux aucune communication prochaine; car le ciel est séparé de la terre par un espace immense: en haut, une vie éternelle et indéfectible, en bas, une vie faible et caduque ; enfin, les esprits célestes planent au faîte de la béatitude; les hommes sont plongés dans les abîmes de la misère ". Voilà donc les trois qualités contraires qui séparent les natures extrêmes, la plus haute et la plus basse. Apulée reproduit ici, quoiqu’en d’autres termes, les trois caractères d’excellence qu’il attribue aux dieux, et il leur oppose les trois caractères d’infériorité inhérents à la condition humaine. Les trois attributs des dieux sont la sublimité du séjour, l’éternité de la vie, la perfection de la nature; les trois caractères opposés des hommes sont: un séjour inférieur, une vie mortelle, une condition misérable.
Si nous considérons maintenant les dédions sous ces trois points de vue, il n’y a pas de difficulté touchant le lieu de leur séjour; car entre la région la plus haute et la plus basse se trouve évidemment un milieu. Mais il reste deux qualités qu’il faut examiner avec soin, pour voir si elles sont étrangères aux démons, ou, au cas qu’elles leur appartiennent, comment elles s’accordent avec leur position mitoyenne. Or, elles ne sauraient leur être étrangères. On ne peut pas dire, en effet, des démons, animaux raisonnables, qu’ils ne sont ni heureux ni malheureux, comme on le dit
1. De deo Socr., p. 44.
des bêtes ou des plantes, dans lesquelles il n’y a ni raison, ni sentiment, ou encore comme on dit du milieu qu’il n’est ni le plus haut ni le plus bas. De même on ne peut pas dire des démons qu’ils ne sont ni mortels ni immortels ; car tout ce qui vit, ou vit toujours, ou cesse de vivre. Apulée d’ailleurs se prononce et fait les démons éternels. A quelle conclusion aboutir, sinon que, outre ces qualités contraires, les démons, êtres mitoyens, doivent emprunter un de leurs attributs à la série des qualités supérieures, et un autre à celle des inférieures? Supposez, en effet, qu’ils eussent, soit les deux qualités supérieures, soit les deux autres, ils ne seraient plus des êtres mitoyens, ils s’élèveraient en haut ou se précipiteraient en bas. Et comme il a été prouvé qu’ils doivent posséder une des qualités contraires, il faut bien que pour tenir le milieu ils en prennent une de chaque côté. Or, ils ne peuvent emprunter aux natures terrestres l’éternité qui n’y est pas; la prenant donc nécessairement aux êtres célestes, il faut, pour accomplir leur nature mitoyenne, qu’ils prennent la misère aux êtres inférieurs.
Ainsi, selon les Platoniciens, les dieux qui occupent la plus haute partie du monde possèdent une éternité bienheureuse ou une béatitude éternelle; les hommes, qui habitent la plus basse, une misère caduque ou une caducité misérable, et les démons, qui sont au milieu, une misère immortelle ou une misérable immortalité. Au reste, Apulée, par les cinq caractères qu’il attribue aux démons en les définissant, n’a pas montré, comme il l’avait promis, qu’ils soient intermédiaires entre les dieux et les hommes : " Ils ont, dit-il, trois points communs avec nous, étant des animaux quant au genre, des êtres raisonnables quant à l’esprit, et quant à l’âme des natures sujettes aux passions"; il ajoute qu’ils ont un trait commun avec les dieux, savoir: l’éternité, et que l’attribut qui leur est propre, c’est un corps aérien. Comment donc y voir des natures mitoyennes entre la plus excellente et la plus imparfaite, puisqu’ils n’ont avec celle-ci qu’un point commun et qu’ils en ont trois avec celle-là? N’est-il pas clair qu’ils s’éloignent ainsi du: milieu et penchent vers l’extrémité inférieure? Toutefois, il y aurait un moyen de soutenir qu’ils tiennent le milieu, et le voici: On pourrait alléguer que, outre leurs cinq qualités, il y en a une qui leur est (186) propre, savoir, un corps aérien, de même que les dieux et les hommes en ont une aussi qui les distingue respectivement, les dieux un corps céleste, et les hommes un corps terrestre; de plus, deux de ces qualités sont communes à tous, savoir le genre animal et la raison (car Apulée dit, en parlant des dieux et des hommes: " Voilà deux sortes d’animaux ", et les Platoniciens ne parlent jamais des dieux que comme d’esprits raisonnables); restent deux qualités, l’âme sujette aux passions, et la durée éternelle : or, la première leur est commune avec les hommes, et la seconde avec les dieux, ce qui achève de les placer en un parfait équilibre entre les dieux et les hommes. Mais de quoi servirait-il à nos adversaires d’entendre ainsi les choses, puisque c’est la réunion de ces deux dernières qualités qui constitue l’éternité misérable et la misère éternelle des démons? Et certes, celui qui a dit: Les démons ont l’âme sujette aux passions, aurait ajouté qu’ils l’ont misérable, s’il n’eût rougi pour leurs adorateurs. Si donc, du propre aveu des Platoniciens, le monde est gouverné par la Providence divine, il faut conclure que la misère des démons n’est éternelle que parce que leur malice est énorme.
Si on donne avec raison aux bienheureux le nom d’eudémons, ils ne sont donc pas eu-démons ces démons intermédiaires entre les dieux et les hommes. Où mettra-t-on dès lors ces bons démons qui, au-dessus des hommes, mais au-dessous des dieux, prêtent à ceux-là leur assistance et à ceux-ci leur ministère? S’ils sont bons et éternels, ils sont sans doute éternellement heureux. Or, cette félicité éternelle ne leur permet pas de tenir le milieu entre les dieux et les hommes, parce qu’elle les rapproche autant des premiers qu’elle les éloigne des seconds. Il suit de là que ces philosophes s’efforceront en vain de montrer comment les bons démons, s’ils sont immortels et bienheureux, tiennent le milieu entre les dieux heureux et immortels et les hommes mortels et misérables; car, du moment qu’ils partagent avec les dieux la béatitude et l’immortalité, deux qualités que les hommes ne possèdent point, n’y a-t-il pas plus de raison de dire qu’ils sont fort éloignés des hommes et fort voisins des dieux, que de prétendre qu’ils tiennent le milieu entre les dieux et les hommes? Cela serait soutenable s’ils avaient deux qualités, dont l’une leur fût commune avec les hommes et l’autre avec les dieux. C’est ainsi que l’homme est en quelque façon un être mitoyen entre les bêtes et les anges. Puisque la bête est un animal sans raison et mortel, et l’ange un animal raisonnable et immortel, on peut dire que l’homme est entre les deux, mortel comme les bêtes, raisonnable comme les anges; en un mot, animal raisonnable et mortel. Lors donc que nous cherchons un terme moyen entre les bienheureux immortels et les mortels misérables, il faut pour le trouver, ou qu’un mortel soit bienheureux, ou qu’un immortel soit misérable.
C’est une grande question parmi les hommes que celle-ci: l’homme peut-il être mortel et bienheureux? Quelques-uns, considérant humblement notre condition, ont nié que l’homme fût capable de béatitude tant qu’il est dans les liens de la vie mortelle; d’autres ont exalté à tel point la nature humaine, qu’ils ont osé dire que les sages, même en cette vie, peuvent posséder le parfait bonheur. Si ces derniers ont raison, pourquoi ne pas dire que les sages sont les vrais intermédiaires entre les mortels misérables et les bienheureux immortels, puisqu’ils partagent avec ceux-là l’existence mortelle et avec ceux-ci la béatitude ? Or, s’ils sont bienheureux, ils ne portent d’envie à personne; car, quoi de plus misérable que l’envie? Ils veillent donc sur les misérables mortels, afin de les aider de tout leur pouvoir à acquérir la béatitude et à posséder après la mort une vie immortelle dans la société des anges immortels et bienheureux.
S’il est vrai, au contraire, suivant l’opinion la plus plausible et la plus probable, que tous les hommes soient misérables tant qu’ils sont mortels, on doit chercher un médiateur qui ne soit pas seulement homme, mais qui soit aussi Dieu, afin qu’étant tout ensemble mortel et bienheureux, il conduise les hommes de la misère mortelle à la bienheureuse immortalité. Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût (187) pas mortel, ni qu’il restât mortel. Or, il s’est fait mortel en prenant notre chair infirme sans infirmer sa divinité de Verbe, et il n’est pas resté dans sa chair mortelle puisqu’il l’a ressuscitée d’entre les morts; et c’est le fruit même de sa médiation que ceux dont il s’est fait le libérateur ne restent pas éternellement dans la mort de la chair. Ainsi, il fallait que ce médiateur entre Dieu et nous eût une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin d’être semblable aux mortels par sa nature passagère et de les transporter au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent. Les bons anges ne peuvent donc tenir le milieu entre les mortels misérables elles bienheureux immortels, étant eux-mêmes immortels et bienheureux ; mais les mauvais anges le peuvent, étant misérables comme ceux-là et immortels comme ceux-ci. C’est à ces mauvais anges qu’est opposé le bon médiateur qui, à l’encontre de leur immortalité et de leur misère, a voulu être mortel pour un temps et a pu se maintenir heureux dans l’éternité; et c’est ainsi qu’il a vaincu ces immortels superbes et ces dangereux misérables par l’humilité de sa mort et la douceur bienfaisante de sa béatitude, afin qu’ils ne puissent se servir du prestige orgueilleux de leur immortalité pour entraîner avec eux dans leur misère ceux qu’il a délivrés de leur domination impure en purifiant leurs coeurs par la foi.
Quel médiateur l’homme mortel et misérable, infiniment éloigné des immortels et des bienheureux, choisira-t-il donc pour parvenir à l’immortalité et à la béatitude? Ce qui peut plaire dans l’immortalité des démons est misérable, et ce qui peut choquer dans la nature mortelle de Jésus-Christ n’existe plus. Là est à redouter une misère éternelle; ici la mort n’est point à craindre, puisqu’elle ne saurait être éternelle, et la béatitude est souverainement aimable, puisqu’elle durera éternellement. L’immortel malheureux ne s’interpose donc que pour nous empêcher d’arriver à l’immortalité bienheureuse, attendu que la misère qui empêche d’y parvenir subsiste toujours en lui; et, au contraire, le mortel bienheureux ne s’est rendu médiateur qu’afin de rendre les morts immortels au sortir de cette vie, comme il l’a montré en sa propre personne par la résurrection, et de faire parvenir les misérables à la félicité que lui-même n’a jamais perdue. Il y a donc un mauvais intermédiaire qui sépare les amis, et un bon intermédiaire qui concilie les ennemis. Et s’il y a plusieurs intermédiaires qui séparent, c’est que la multitude des bienheureux ne jouit de la béatitude que par son union avec le seul vrai Dieu, tandis que la multitude des mauvais anges, dont le malheur consiste à être privés de cette union, est plutôt un obstacle qu’un moyen: légion sans cesse bourdonnante qui nous détourne de ce bien unique d’où dépend notre bonheur, et pour lequel nous avons besoin, non de plusieurs médiateurs, mais d’un seul, et de celui-là même dont la participation nous rend heureux, c’est-à-dire du Verbe incréé, Créateur de toutes choses. Toutefois il n’est pas médiateur en tant que Verbe; comme tel, il possède une immortalité et une béatitude souveraines qui l’éloignent infiniment des misérables mortels; mais il est médiateur en tant qu’homme, ce qui fait voir qu’il n’est pas nécessaire, pour parvenir à la béatitude, que nous cherchions d’autres médiateurs, le Dieu bienheureux, source de la béatitude, nous ayant lui-même abrégé le chemin qui conduit à sa divinité. En nous délivrant de cette vie mortelle et misérable, il ne nous conduit pas en effet vers ses anges bienheureux et immortels pour nous rendre bienheureux et immortels par la participation de leur essence, mais il nous conduit vers cette Trinité même dont la participation fait le bonheur des anges. Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s’abaisser au-dessous des anges et prendre la nature d’un esclave 1, il est resté au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi sous sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel.
Rien n’est moins vrai que cette maxime attribuée par Apulée à Platon2 : " Aucun dieu ne
1. Philipp., II, 7.
2. Ce passage ne prouve-t-il pas que saint Augustin n’avait point sous les yeux les Dialogues, et ne citait guère Platon que sur la foi des Platoniciens latins? La maxime ici discutée est textuellement dans le Banquet. Voyez le discours de Diotime, trad. de M. Cousin, t. VI, p. 299.
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communique avec l’homme ". Apulée ajoute que la principale marque de la grandeur des dieux, c’est de n’être jamais souillés du contact des hommes 1. Il avoue donc que les démons en sont souillés, et dès lors il est impossible qu’ils rendent purs ceux qui les souillent, de sorte que les démons, par le contact des hommes, et les hommes, par le culte des démons, deviennent également impurs. A moins qu’on ne dise que les démons peuvent entrer en commerce avec les hommes sans en recevoir aucune souillure; mais alors les démons valent mieux que les dieux, puisqu’on dit que les dieux seraient souillés par le commerce des hommes, et que leur premier caractère, c’est d’habiter loin de la terre à une telle hauteur qu’aucun contact humain ne peut les souiller. Apulée affirme encore que le Dieu souverain, Créateur de toutes choses, qui est pour nous le vrai Dieu, est le seul, suivant Platon, dont aucune parole humaine ne puisse donner la plus faible idée; à peine est-il réservé aux sages, quand ils se sont séparés du corps autant que possible par la vigueur de leur esprit, de concevoir Dieu, et cette conception est comme un rapide éclair qui fait passer un rayon de lumière à travers d’épaisses ténèbres. Or, s’il est vrai que ce Dieu, vraiment supérieur à toutes choses, soit présent à l’âme affranchie des sages d’une façon intelligible et ineffable, même pour un temps, même dans le plus rapide éclair, et si cette présence ne lui est point une souillure, pourquoi placer les dieux à une distance si grande de la terre, sous prétexte de ne point les souiller par le contact de l’homme ? Et puis, ne suffit-il pas de voir ces corps célestes dont la lumière éclaire la terre autant qu’elle en a besoin? Or, si les astres, qu’Apulée prétend être des dieux visibles, ne sont point souillés par notre regard, pourquoi les démons le seraient-ils, quoique vus de plus près? A moins qu’on n’aille s’imaginer que les dieux seraient souillés, non par le regard des hommes, mais par leur voix, et que c’est pour cela sans doute que les démons habitent la région moyenne, afin que la voix humaine soit transmise aux dieux sans qu’ils en reçoivent aucune souillure. Parlerai-je des autres sens ? Les dieux, s’ils étaient présents sur la terre, ne seraient pas plus souillés par l’odorat que ne le sont les démons par les vapeurs
1. De deo Socr., p. 44.
des corps humains, eux qui respirent sans souillure l’odeur fétide qu’exhalent dans les sacrifices les cadavres des Victimes immolées. Quant au goût, comme les dieux n’ont pas besoin de manger pour entretenir leur vie, il n’y a point à craindre que la faim les oblige à demander aux hommes des aliments. Reste le toucher, qui dépend de la volonté. Je sais qu’en parlant du contact des êtres, on a surtout en vue le toucher; mais qu’est-ce qui empêcherait les dieux d’entrer en commerce avec les hommes, de les voir et d’en être vus, de les entendre et d’en être entendus, et tout cela sans les toucher ? Les hommes n’oseraient pas désirer une faveur si particulière, jouissant déjà du plaisir de voir les dieux et de les entendre; et supposé que la curiosité leur donnât cette hardiesse, comment s’y prendraient-ils pour toucher un dieu ou un démon, eux qui ne sauraient toucher un passereau sans l’avoir fait prisonnier?
Les dieux pourraient donc fort bien communiquer corporellement aux hommes par la voix et par la parole. Car prétendre que ce commerce les souillerait, quoiqu’il ne souille pas les démons, c’est avancer, comme je l’ai dit plus haut, que les dieux peuvent être souillés et que les démons ne sauraient l’être. Que si l’on prétend que les démons en reçoivent une souillure, en quoi dès lors servent-ils aux hommes pour acquérir la félicité après cette vie, leur propre souillure s’opposant à ce qu’ils rendent les hommes purs et capables d’union avec les dieux ? Or, s’ils ne remplissent pas cet objet spécial de leur médiation, elle devient absolument inutile; et je demande alors si leur action sur les hommes ne consisterait pas, non à les faire passer après la mort dans le séjour des dieux, mais à les garder avec eux, couverts des mêmes souillures et condamnés à la même misère. A moins qu’on ne s’avise de dire que les démons, semblables à des éponges, nettoient les hommes de telle façon qu’ils deviennent eux-mêmes d’autant plus sales qu’ils rendent les hommes plus purs. Mais, s’il en est ainsi, il en résultera que les dieux qui ont évité le commerce des hommes de crainte de souillure, seront infiniment plus souillés par celui des démons. Dira-t-on qu’il dépend peut-être des dieux de purifier les démons souillés par les hommes sans se souiller eux-mêmes, ce qu’ils n’ont pas le pouvoir de faire à l’égard (189) des hommes ? Qui pourrait penser de la sorte, à moins d’être totalement aveuglé par les démons ? Quoi ! si l’on est souillé, soit pour voir, soit pour être vu, voilà les dieux, d’une part, qui sont nécessairement vus par les hommes, puisque, suivant Apulée, les astres et tous ces corps célestes que le poète appelle les flambeaux éclatants de l’univers 1, sont des dieux visibles; et, d’un autre côté, voilà les démons qui, n’étant vus que si cela leur convient, sont à l’abri de cette souillure ! Ou si l’on n’est pas souillé pour être vu, mais pour voir, que les Platoniciens alors ne nous disent pas que les astres, qu’ils croient être des dieux, voient les hommes quand ils dardent leurs rayons sur la terre. Et cependant ces rayons se répandent sur les objets les plus immondes sans en être souillés : comment donc les dieux le seraient-ils pour communiquer avec les hommes, alors même qu’ils seraient obligés de les toucher pour les secourir ? Les rayons du soleil et de la lune touchent la terre, et leur lumière n’en est pas moins pure.
J’admire en vérité comment de si savants hommes, qui comptent pour rien les choses corporelles et sensibles au prix des choses incorporelles et intelligibles, nous viennent parler du contact corporel quand il s’agit de la béatitude. Que signifie alors cette parole de Plotin : " Fuyons, fuyons vers notre chère patrie. Là est le Père et tout le reste avec lui. Mais quelle flotte ou quel autre moyen nous y conduira ? le vrai moyen, c’est de devenir semblable à Dieu 2 ".Si donc on s’approche d’autant plus de Dieu qu’on lui devient plus semblable, ce n’est qu’en cessant de lui ressembler qu’on s’éloigne de lui. Or, l’âme de l’homme ressemble d’autant moins à cet Etre éternel et immuable qu’elle a plus de goût pour les choses temporelles et passagères.
1. Virgile, Géorgiques, livre I, vers 5, 6.
2. Il est clair que saint Augustin n’a pas le texte de Plotin sous les yeux. Il cite de mémoire et par fragments épars le passage célèbre des Ennéades, I, livre VI, ch. 8 : pheugomen de philen es patrida, aletesteron an tis, k. t. l. (Cf. Ibid., livre II, ch. 3.)
Et comme il n’y a aucun rapport entre ces objets impurs et la pureté immortelle d’en haut, elle a besoin d’un médiateur, mais non pas d’un médiateur qui tienne aux choses supérieures par un corps immortel et aux choses inférieures par une âme malade, de crainte qu’il ne soit moins porté à nous guérir qu’à nous envier le bienfait de la guérison; il nous faut un médiateur qui, s’unissant à notre nature mortelle, nous prête un secours divin par la justice de son esprit immortel, et s’abaisse jusqu’à nous pour nous purifier et nous délivrer, sans descendre pourtant de ces régions sublimes où le maintient, non une distance locale, mais sa parfaite ressemblance avec son Père. Loin de nous la pensée qu’un tel médiateur ait craint de souiller sa divinité incorruptible en revêtant la nature humaine et en vivant, comme homme, dans la société des hommes. Il nous a en effet donné par son incarnation ces deux grands enseignements, d’abord que la vraie divinité ne peut recevoir de la chair aucune souillure, et puis que les démons, pour n’être point de chair, ne valent pas mieux que nous. Voilà donc, selon les termes de la sainte Ecriture, " ce médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme 1 ", égal à son Père par la divinité, et devenu par son humanité semblable à nous; mais ce n’est pas ici le lieu de développer ces vérités.
Quant aux démons, ces faux et fallacieux médiateurs qui, tout en ayant souvent trahi par leurs oeuvres leur malice et leur misère, ne s’efforcent pas moins toutefois, grâce àleurs corps aériens et aux lieux qu’ils habitent, d’arrêter les progrès de nos âmes, ils sont si loin de nous ouvrir la voie pour aller à Dieu, qu’ils nous empêchent de nous y maintenir. Ce n’est pas en effet par la voie corporelle, voie d’erreur et de mensonge, où ne marche pas la justice, que nous devons nous élever à Dieu, mais par la voie spirituelle, c’est-à-dire par une ressemblance incorporelle avec lui. Et c’est néanmoins dans
1. I Tim. II, 1.
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cette voie corporelle qui, selon les amis des démons, est occupée par les esprits aériens comme un lieu intermédiaire entre les dieux habitants du ciel et les hommes habitants de la terre, que les Platoniciens voient un avantage précieux pour les dieux, sous prétexte que l’intervalle les met à l’abri de tout contact humain. Ainsi ils croient plutôt les démons souillés par les hommes que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment pareillement que les dieux eux-mêmes n’auraient pu échapper à la souillure sans l’intervalle qui les sépare des hommes. Qui serait assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où l’on dit que les hommes souillent, que les démons sont souillés et que les dieux peuvent l’être, et pour ne pas choisir de préférence la voie où l’on évite les démons corrupteurs et où le Dieu immuable purifie les hommes de toutes leurs souillures pour les faire entrer dans la société incorruptible des anges?
Comme plusieurs de ces démonolâtres, entre autres Labéon, assurent qu’on donne aussi le nom d’anges à ceux qu’ils appellent démons, il est nécessaire, pour ne point paraître disputer sur les mots, que je dise quelque chose des bons anges. Les Platoniciens ne nient point leur existence, mais ils aiment mieux les appeler bons démons. Pour nous, nous voyons bien que l’Ecriture, selon laquelle nous sommes chrétiens, distingue les bons et les mauvais anges, mais elle ne parle jamais des bons démons. En quelque endroit des livres saints que l’on trouve le mot démons, il désigne toujours les esprits malins. Ce sens est tellement passé en usage que, parmi les païens mêmes, qui veulent qu’on adore plusieurs dieux et plusieurs démons, il n’y en a aucun, si lettré et si docte qu’il soit, qui osât dire à son esclave en manière de louange: Tu es un démon, et qui pût douter que ce propos, adressé à qui que ce soit, ne fût pris pour une injure. Mais à quoi bon nous étendre davantage sur le mot démon, alors qu’il n’est presque personne qui ne le prononce en mauvaise part, et que nous pouvons aisément éviter l’équivoque en nous servant du mot ange?
Toutefois, si nous consultons les livres saints, l’origine même du mot démon présente une particularité qui mérite d’être connue. Il vient d’un mot grec qui signifie savant 1. Or, l’Apôtre, inspiré du Saint-Esprit,. dit : " La science enfle, mais la charité édifie 2 "; ce qui signifie que la science ne sert qu’à condition d’être accompagnée par la charité, sans laquelle elle enfle le coeur et le remplit du vent de la vaine gloire. Les démons ont donc la science, mais sans la charité, et c’est ce qui les enfle d’une telle superbe qu’ils ont exigé les honneurs et le culte qu’ils savent n’être dus qu’au vrai Dieu, et l’exigent encore de tous ceux qu’ils peuvent séduire. Contre cette superbe des démons, sous le joug de laquelle le genre humain était courbé pour sa juste punition, s’élève la puissance victorieuse de l’humilité qui nous montre un Dieu sous la forme d’un esclave; mais c’est ce que ne comprennent pas les hommes dont l’âme est enflée d’une impureté fastueuse, semblables aux démons par la superbe, non par la science.
Quant aux démons, ils le savent si bien, qu’ils disaient au Seigneur revêtu de l’infirmité de la chair : " Qu’y a-t-il entre toi et nous, Jésus de Nazareth? es-tu venu pour nous perdre avant le temps 3? " Il est clair par ces paroles qu’ils avaient la connaissance de ce grand mystère, mais qu’ils n’avaient pas la charité. Assurément ils n’aimaient pas en Jésus la justice et ils craignaient de lui leur châtiment. Or, ils l’ont connu autant qu’il l’a ‘Voulu, et il l’a voulu autant qu’il le fallait; mais il s’est fait connaître à eux, non pas tel qu’il est connu des anges qui jouissent de lui comme verbe de Dieu, et participent à son éternité, mais autant qu’il était nécessaire pour les frapper de terreur, c’est-à-dire à titre de libérateur des âmes prédestinées pour son
1. Daemon ; c’est l’étymologie donnée par Platon dans le Cratyle. Voyez ce dialogue, page 398 B. — Comp. Mart. Capella, livre II, p. 39.
2. I Cor. VIII, 1.
3. Marc, I, 24; cf. Matt. VIII, 29.
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royaume et pour cette gloire véritablement éternelle et éternellement véritable. Il s’est donc fait connaître, non en tant qu’il est la vie éternelle et la lumière immuable qui éclaire les pieux et purifie les croyants, mais par certains effets temporels de sa puissance et par certains signes de sa présence mystérieuse, plus clairs pour les sens des natures angéliques, même déchues, que pour. l’humaine infirmité. Enfin, quand il jugea convenable de supprimer peu a peu ces signes de sa divinité et de se cacher plus profondément dans la nature humaine, le prince des démons conçut des doutes à son sujet et le tenta pour s’assurer s’il était le Christ; il ne le tenta du reste qu’autant que le permit Notre-Seigneur, qui voulait par là laisser un modèle à notre imparfaite humanité dont il avait daigné prendre la condition. Mais après la tentation, comme les anges, ainsi qu’il est écrit 1, se mirent à le servir, je parle de ces bons et saints anges redoutables aux esprits immondes, les démons reconnurent de plus en plus sa grandeur en voyant que, tout revêtu qu’il était d’une chair infirme et méprisable, personne n’osait lui résister.
Les bons anges ne regardent d’ailleurs toute cette science des objets sensibles et temporels dont les démons sont si fiers, que comme une chose de peu de prix, non qu’ils soient ignorants de ce côté, mais parce que l’amour de Dieu qui les sanctifie leur est singulièrement aimable, et qu’en comparaison de cette beauté immuable et ineffable qui les enflamme d’une sainte ardeur, ils méprisent tout ce qui est au-dessous d’elle, tout ce qui n’est pas elle, sans en excepter eux-mêmes, afin de jouir, par tout ce qu’il y a de bon en eux, de ce bien qui est la source de leur bonté. Et c’est pour cela qu’ils connaissent même les choses temporelles et muables mieux que ne font les démons; car ils en voient les causes dans le verbe de Dieu par qui a été fait le monde: causes premières, qui rejettent ceci, approuvent cela et finalement ordonnent tout. Les démons, au contraire, ne voient pas dans la sagesse de Dieu ces causes éternelles et en quelque sorte
1. Matt. IV, 3-11 .
cardinales des êtres temporels; ils ont seulement le privilége de voir plus loin que nous dans l’avenir à l’aide de certains signes mystérieux dont ils ont plus que nous l’expérience, et quelquefois aussi ils prédisent les choses qu’ils ont l’intention de faire; voilà à quoi se réduit leur science. Ajoutez qu’ils se trompent souvent, au lieu que les anges ne se trompent jamais. Autre chose est, en effet, de tirer du spectacle des phénomènes temporels et changeants quelques conjectures sur des êtres sujets au temps et au changement, et d’y laisser quelques traces temporelles et changeantes de sa volonté et de sa puissance, ce qui est permis aux dénions dans une certaine mesure, autre chose de lire les changements des temps dans les lois éternelles et immuables de Dieu, toujours vivantes au sein de sa sagesse, et de connaître la volonté infaillible et souveraine de Dieu par la participation de son esprit; or, c’est là le privilége qui a été accordé aux saints anges par un juste discernement. Ainsi ne sont-ils pas seulement éternels, mais bienheureux; et le bien qui les rend heureux, c’est Dieu même, leur Créateur, qui leur donne par la contemplation et la participation de son essence une félicité sans fin 1 "
Si les Platoniciens aiment mieux donner aux anges le nom de dieux que celui de démons, et les mettre au rang de ces dieux qui, suivant Platon 2, ont été créés par le Dieu suprême, à la bonne heure ; je ne veux point disputer sur les mots. En effet, s’ils disent que ces êtres sont immortels, mais cependant créés de Dieu, et qu’ils sont bienheureux, mais par leur union avec le Créateur et non par eux-mêmes, ils disent ce que nous disons, de quelque nom qu’ils veuillent se servir. Or, que ce soit là l’opinion des Platoniciens, sinon de tous, du moins des plus habiles, c’est ce dont leurs ouvrages font foi. Pourquoi donc leur contesterions-nous le droit d’appeler dieux des créatures immortelles et heureuses ? il ne
1. Sur la science des anges, voyez le traité de saint Augustin : De Gen. ad litt., n. 49, 50.
2. Voyez le Timée, Discours de Dieu aux dieux, tome XII de la trad. de M. Cousin, p. 137.
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peut y avoir aucun sérieux débat sur ce point, du moment que nous lisons dans les saintes Ecritures : " Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé 1 "; et ailleurs : " Rendez gloire au Dieu des dieux 2 " ; et encore : "Le grand Roi élevé au-dessus des dieux 3 ". Quant à ce passage : " Il est redoutable par-dessus tous les dieux 4 " , le verset suivant complète l’idée du Psalmiste, car il ajoute : " Tous les dieux des Gentils sont des démons, et le Seigneur a fait les cieux 5 ". Le Prophète dit donc que le Seigneur est plus redoutable que tous les dieux; mais il entend parler des dieux des Gentils, lesquels ne sont que des démons. Ce sont ces démons à qui Dieu est redoutable, et qui, frappés de crainte, disaient à Jésus-Christ : " Es-tu venu pour "nous perdre? " Mais quand le Psalmiste parle du Dieu des dieux, il est impossible qu’il soit question du dieu des démons. De même, ces paroles : Le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux, ne veulent point dire au-dessus de tous les démons. D’un autre côté, l’Ecriture appelle dieux quelques hommes d’entre le peuple de Dieu : " J’ai dit : Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut ". Lors donc que le Psalmiste parle du Dieu des dieux, on peut fort bien entendre qu’il est le Dieu de ces dieux-là, et dans le même sens il est aussi le grand Roi élevé au-dessus de tous les dieux.
Mais, dira-t-on, si des hommes ont été nommés dieux parce qu’ils sont de ce peuple à qui Dieu parle par la bouche des anges ou des hommes, combien plus sont dignes de ce nom des esprits immortels qui jouissent de la félicité où les hommes aspirent en servant Dieu? Que répondrons-nous à cela, sinon que ce n’est pas sans raison que la sainte Ecriture a donné le nom de dieux à des hommes plutôt qu’à ces esprits bienheureux dont on nous promet la félicité après la résurrection des corps, et qu’elle l’a fait de peur que notre faiblesse et notre infidélité, trop frappées de l’excellence de ces créatures, n’en transformassent quelqu’une en Dieu? Or, le danger est facile à éviter, quand c’est de créatures humaines qu’il s’agit. D’ailleurs, les hommes du peuple de Dieu ont dû être nommés dieux plus clairement, afin qu’ils fussent assurés que celui qui a été appelé le Dieu des dieux
1. Ps. XLIX, 1. — 2. Ibid. CXXXV, 2. — 3. Ibid. XCIV, 3. — 4. ibid. XCV, 4. — Ibid. 5. — Ps., LXXXI, 6.
est certainement leur Dieu; car, encore que ces esprits immortels et bienheureux qui sont dans le ciel soient appelés dieux, ils n’ont pourtant pas été appelés dieux des dieux, c’est-à-dire des hommes du peuple de Dieu, puisqu’il a été dit à ces mêmes hommes : " Vous êtes tous des dieux et les enfants du Très-Haut ". L’Apôtre a dit en conséquence : " Bien qu’il y en ait que l’on appelle dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, et qu’il y ait ainsi plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, nous n’avons qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout procède et en qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui ont été faites toutes choses et nous-mêmes 1 ".
Il est donc inutile d’insister sur cette dispute de mots, puisque la chose est si claire qu’elle ne laisse aucune incertitude. Quant à ce que nous disons que les anges qui ont été envoyés aux hommes pour leur annoncer la volonté de Dieu sont au nombre de ces esprits bienheureux et immortels , cette doctrine choque les Platoniciens. Ils ne veulent pas croire que ce ministère convienne aux êtres bienheureux et immortels qu’ils appellent dieux; ils l’attribuent aux démons, qu’ils estiment immortels, mais sans oser les croire bienheureux; ou s’ils les font immortels et bienheureux à la fois, ce sont pour eux de bons déliions, mais non pas des dieux, lesquels habitent les hauteurs célestes loin de tout contact avec les hommes. Bien que cette dissidence paraisse n’être que dans les mots, le nom de démons est si odieux que nous sommes obligés de le rejeter absolument quand nous parlons des saints anges. Concluons donc, pour finir ce livre, que ces esprits immortels et bienheureux, qui ne sont toujours, quelque nom qu’on leur donne, que des créatures, ne peuvent servir de médiateurs pour conduire à la béatitude éternelle les misérables mortels dont les sépare une double différence. Quant aux démons, ils tiennent en effet le milieu entre les dieux et les hommes, étant immortels comme les premiers et misérables comme les seconds; mais comme c’est en punition de leur malice qu’ils sont misérables, ils sont plus capables de nous envier la béatitude que de nous la procurer. Dès lors, il’ ne reste aux amis des démons aucune bonne raison pour
1. I Cor. VIII, 5, 6.
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établir l’obligation d’adorer comme des aides ceux que nous devons éviter comme des trompeurs. Enfin, pour ce qui touche les esprits réputés bons, et, à ce titre, non-seulement immortels, mais bienheureux, auxquels ils se croient obligés d’offrir, sous le nom de dieux, des sacrifices pour obtenir la béatitude après cette vie, nous ferons voir au livre suivant que ces esprits, quels qu’ils soient et quelque nom qu’ils méritent, ne veulent pas qu’on rende les honneurs de la religion à un autre qu’à Dieu, leur créateur, source de leur félicité. (194)