LETTRES DE SAINT AUGUSTINS

 

La traduction des Lettres de saint Augustin est l'œuvre de M. POUJOULAT.

In Œuvres complètes de Saint Augustin traduites pour la première fois en français sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbé Raulx, Bar-Le-Duc 1864, Tome I, p. 519-561 ; Tome II ; Tome III, p. 1-123.

LETTRES DE SAINT AUGUSTINS *

LETTRE LXIX. (A la fin de l'année 389.) *

LETTRE LXX. (A la fin de Vannée 389.) *

LETTRE LXXI. (Année 407) *

LETTRE LXXII. (Année 404.) *

LETTRE LXXII. (Année 404.) *

LETTRE LXXIII. (Année 397.) *

LETTRE LXXIV. (Année 404.) *

LETTRE LXXV. (Année 404.) *

LETTRE LXXVI. (Fin de l'année 388.) *

LETTRE LXXVII. (Année 400.) *

LETTRE LXXVIII. (Année 401.) *

LETTRE LXXIX. (404). *

LETTRE LXXX. (405.) *

LETTRE LXXXI. (Année 405.) *

LETTRE LXXXII. (Année 405.) *

LETTRE LXXXIII. (Année 404.) *

LETTRE LXXXIV. (Année 405) *

LETTRE LXXXV. (Année 405.) *

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR, A SON FRÈRE DONT IL IMPLORE DE TOUS SES VOEUX LA SANCTIFICATION , A PAUL, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR. *

LETTRE LXXXVI. (Année 405.) *

LETTRE LXXXVII. (Année 404.) *

LETTRE LXXXVIII. (Au commencement de l'année 406.) *

LETTRE LXXXIX. (Au commencement de l'année 402.) *

LETTRE XC. (Année 408.) *

LETTRE XCI. (Année 405.) *

LETTRE XCII. (Année 408.) *

LETTRE XCIII. (Année 408.) *

LETTRE XCIV. (Année 408.) *

LETTRE XCV. (A la fin de l'année 408.) *

 

LETTRE LXIX. (A la fin de l'année 389.)

Deux frères avaient passé du parti de Donat à l'unité catholique; l'un d'eux était évêque, et, pour l'amour de la paix, avait déposé le fardeau de l'épiscopat; c'est au frère de celui-ci que saint Augustin écrit la lettre qu'on va lire; il désire le voir se retirer du monde et succéder à celui qui vient de donner l'exemple d'une piété généreuse et d'une profonde humilité.

ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CHER SEIGNEUR ET HONORABLE ET AIMABLE FILS CASTORIUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. L'ennemi des chrétiens s'est efforcé, par le moyen de notre très-cher et très-doux fils votre frère, d'exciter un dangereux scandale dans l'Eglise catholique qui vous a maternellement reçus lorsque, vous enfuyant de la portion retranchée et déshéritée, vous êtes rentrés dans l'héritage du Christ; il aurait désiré obscurcir d'une tristesse humiliante la sérénité de la joie que nous avait causée votre retour religieux. Mais si le Seigneur notre Dieu, miséricordieux et compatissant, consolateur des affligés, ce Dieu qui nourrit les petits et guérit les infirmes, a permis un peu de mal, c'était pour que nous eussions plus de contentement à voir la chose réparée, que nous n'avions eu d'affliction à la voir compromise. Il est plus glorieux de déposer le fardeau de l'épiscopat pour épargner des maux à l'Eglise, que de l'avoir accepté pour gouverner. Si l'intérêt de la paix vient à le demander, on montre bien qu'on était digne d'être évêque quand on ne fait rien d'indigne pour défendre ce qu'on a reçu. Dieu a voulu faire voir aux ennemis de son Eglise, par votre frère, notre fils Maximien, que ceux-là sont bien dans ses entrailles qui cherchent, non pas leurs intérêts, mais ceux de Jésus-Christ. Ce n'est point par un calcul de cupidité temporelle que Maximien a renoncé à la dispensation des mystères de Dieu, mais par un sentiment de paix, et, de peur qu'une honteuse et funeste division n'éclatât parmi les membres du Christ. En effet, rien ne serait plus aveugle et plus exécrable que de quitter le schisme par amour pour la paix de l'Eglise catholique, et de troubler ensuite cette même paix catholique au profit d'une dignité dans laquelle on prétendait se maintenir. Et aussi, lorsqu'on s'est séparé de l'orgueil furieux des donatistes, rien n'est plus louable et plus conforme à la charité chrétienne que de s'attacher à l'héritage du Christ, au point de prouver son amour de l'unité par un grand témoignage d'humilité. De même que nous nous réjouissons d'avoir trouvé votre frère tel que la tempête de la tentation n'ait pu renverser dans son coeur ce que la divine parole y avait édifié, ainsi nous souhaitons, et nous demandons au Seigneur qu'il fasse voir de plus en plus, par sa vie et ses moeurs, combien il aurait rempli dignement les devoirs qu'il aurait acceptés s'il l'avait fallu. Qu'il reçoive l'éternelle paix promise à l'Eglise, lui qui a compris que ce qui ne convenait pas à la paix de l'Eglise ne pouvait lui convenir.

2. Mais vous, très-cher fils, qui n'êtes point pour nous une petite joie, vous que des motifs pareils n'empêchent point de recevoir l'épiscopat, il convient à votre caractère de consacrer au Christ ce qu'il vous a donné; car votre esprit, votre sagesse, votre éloquence, votre gravité, votre tempérance, et les autres vertus qui font l'ornement de votre vie, sont des dons de Dieu. A qui peuvent-ils mieux servir qu'à celui qui les accorde ? Ils seront ainsi conservés, développés, achevés et récompensés. Ah ! que ces dons ne se mettent point au service de ce monde, de peur qu'ils ne s'évanouissent et ne périssent avec lui. Nous savons qu'avec vous il n'est pas besoin de beaucoup insister sur ce point; vous connaissez la vanité des espérances de l'homme, l'insatiabilité de ses désirs, l'incertitude de la vie. Chassez donc de votre coeur tout ce qu'il aurait pu concevoir de faux espoir de bonheur sur la terre ; travaillez dans le champ du Seigneur, où les fruits sont certains, où déjà tant de promesses ont été accomplies qu'il faudrait être insensé pour désespérer de l'accomplissement de ce qui reste. Nous vous conjurons, par la divinité et l'humanité du Christ, par -la paix de cette céleste cité dont l'éternel repos nous est donné après les labeurs du pèlerinage, nous vous conjurons de succéder, dans l'épiscopat de Vagine, à votre frère, qui n'en est pas déchu avec ignominie,mais qui s'en est démis avec gloire. Que ce peuple, pour qui nous espérons de votre esprit et de votre parole, enrichie des dons de Dieu, tant de fruits abondants, comprenne par vous que votre frère a fait ce qu'il a fait dans des pensées de paix, et non pas afin de se dérober au poids du travail. Nous avons (84) donné ordre que cette lettre ne vous soit lue que quand ceux à qui vous êtes nécessaire vous tiendront. Car nous vous tenons déjà par le lien de l'amour spirituel, parce que vous êtes très-nécessaire à nôtre collège épiscopal. Vous saurez, plus tard, pourquoi nous ne sommes pas allé vers vous.

 

 

LETTRE LXX. (A la fin de Vannée 389.)

On oppose aux donatistes leur propre conduite.

ALYPE ET AUGUSTIN A LEUR TRÈS-CHER ET HONORABLE SEIGNEUR ET FRÈRE NOCELLION.

1. Après que vous nous avez rapporté la réponse de votre père Clarentius au sujet de Félicien, évêque de Musti, qu'il avouait avoir été condamné par les donatistes et puis reçu parmi eux dans sa dignité, mais condamné injustement puisqu'il était absent et prouva son absence, nous vous disons, et que Clarentius y réponde, qu'il n'était pas permis de condamner, sans l'avoir entendu, cet évêque réputé innocent par ceux-là même qui l'ont condamné. Innocent, il n'aurait pas dû être condamné, coupable il n'aurait pas dû être rétabli. S'il a été reçu parce qu'il était innocent, il était innocent lorsqu'on l'a condamné; et s'il était coupable lorsqu'on l'a condamné, il était également coupable lorsqu'on l'a rétabli. Si ceux qui l'ont condamné ignoraient son innocence, ils furent bien téméraires d'oser condamner, sans l'entendre, un innocent qu'ils ne connaissaient pas, et nous comprenons ainsi avec quelle témérité furent jugés précédemment ceux à qui ils imputèrent le crime d'avoir livré les saintes Écritures. S'ils ont pu condamner un innocent, ils ont pu de même appeler traditeurs ceux qui ne l'étaient pas.

2. De plus, ce même Félicien, après sa condamnation, est resté longtemps en communion avec Maximien; s'il était innocent quand on l'a condamné, pourquoi, communiquant avec un homme aussi souillé que Maximien, a-t-il plusieurs fois conféré le baptême hors de la communion des donatistes? Ils en sont eux-mêmes témoins, eux qui agirent auprès du proconsul pour expulser de son Église Félicien, comme faisant cause commune avec Maximien. C'était peu d'avoir condamné un absent, d'avoir condamné sans entendre , d'avoir condamné , comme ils disent, un innocent; il fallait de plus solliciter l'intervention du proconsul pour le chasser de l'Église. Lorsqu'ils le poursuivaient de la sorte, ils avouent au moins qu'ils le comptaient parmi les condamnés , parmi les pervers, parmi les maximianistes enfin. Et quand il baptisait, en communiquant avec Maximien , conférait-il un baptême vrai ou faux? Si en communiquant avec Maximien il donnait le vrai baptême, pourquoi accuser le baptême de toute la terre? et s'il donnait un faux baptême lorsqu'il était en communion avec Maximien, pourquoi a-t-on reçu avec lui ceux qu'il a baptisés dans le schisme de Maximien, et pourquoi personne d'entre vous ne les a-t-il rebaptisés ?

 

 

LETTRE LXXI. (Année 407)

Sur les traductions de saint Jérôme. — Tumulte dans une église catholique à l'occasion d'un passage de l'Écriture dont la traduction différait du sens accoutumé.

AUGUSTIN A SON VÉNÉRABLE SEIGNEUR JÉRÔME, SON DÉSIRABLE ET SAINT FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Depuis que j'ai commencé à vous écrire et à désirer que vous m'écriviez, jamais il ne s'est offert à moi une meilleure occasion que celle de mon très-cher fils le diacre Cyprien, serviteur de Dieu, et son très-fidèle ministre, qui vous portera cette lettre. J'espère si fort recevoir par lui une lettre de vous, que je ne puis en chose pareille rien espérer de plus certain. Il ne lui manquera ni le zèle pour solliciter une réponse, ni la grâce pour l'obtenir, ni le soin pour la conserver, ni la promptitude pour la rapporter, ni l'exactitude pour la remettre : seulement, si je la mérite de quelque manière, que le Seigneur soit dans votre coeur comme dans mon désir, et qu'il fasse que votre fraternelle volonté ne soit empêchée par nulle autre volonté plus impérieuse.

2. Les deux lettres que je vous ai envoyées étant restées sans réponse, je crains qu'elles ne vous soient point parvenues et je vous en transmets une copie. Quand même elles seraient arrivées jusqu'à vous et que par hasard votre réponse n'aurait pas pu arriver encore jusqu'à moi, envoyez-moi une seconde fois ce que vous m'auriez déjà envoyé, si tant est que vous en (85) ayez gardé la copie; sinon, écrivez-moi encore une fois, pourvu cependant que vous puissiez sans trop de dérangement faire la réponse que j'attends depuis si longtemps. Je vous avais écrit une première lettre quand je n'étais encore que prêtre; elle devait vous être portée par notre frère Profuturus, mais il ne le put parce que, près de partir, il fut fait évêque et bientôt après il mourut: je vous envoie aussi cette première lettre pour que vous sachiez depuis combien de temps je soupire ardemment après vos entretiens, et combien je souffre de ce grand éloignement qui ne permet pas à mon esprit de converser avec le vôtre, ô mon très-doux frère et si digne d'être honoré parmi les membres du Seigneur!

3. J'ajouterai ici que, depuis ce temps, nous avons appris que vous aviez traduit Job sur l'hébreu; nous possédions déjà de vous une traduction du même prophète, du grec en latin, où vous avez marqué par des astérisques ce qui est dans l'hébreu et ce qui manque au grec, et par des obélisques (1) ce qui se trouve dans le grec et ne se trouve pas dans l'hébreu : vous l'avez fait avec un soin si admirable qu'en certains endroits nous voyons à tous les mots. des étoiles qui nous avertissent que ces mots sont dans l'hébreu et pas dans le grec. Or, votre dernière traduction faite sur l'hébreu ne présente pas la même fidélité dans les mots; on se demande avec inquiétude pourquoi, dans cette première traduction, les astérisques sont posés avec tant de soin qu'ils marquent les plus petites particules du discours qui manquent aux manuscrits grecs et se trouvent dans les manuscrits hébreux, et pourquoi, dans cette autre version sur l'hébreu, cela a été fait trop peu soigneusement pour qu'on puisse trouver les mêmes particules à leurs places. J'avais songé à vous en citer des exemples, mais je n'ai pas eu sous la main la version sur l'hébreu. Toutefois votre génie vole au devant non-seulement de ce que je dis, mais encore de ce que je veux dire, et vous me comprenez assez, je pense, pour que vous dissipiez mes doutes.

4. Pour moi, j'aimerais mieux que vous traduisissiez les écritures grecques canoniques connues sous le nom des Septante. Car si votre traduction sur l'hébreu commence à être lue habituellement en plusieurs églises, il sera fâcheux que des différences se rencontrent entre les Eglises latines et les Eglises grecques, sur

1. Des obèles, du mot grec obelos qui signifie broche.

tout parce qu'on répond plus aisément aux contradicteurs avec la langue grecque, qui est très-connue. Au contraire, si quelqu'un est troublé par quelque chose de nouveau dans la version sur l'hébreu, et prétend qu'il y a eu crime de falsification, il sera très-difficile où même impossible de recourir aux témoignages hébreux pour repousser son sentiment. Et si l'on y parvient, qui souffrira que l'on condamne tant d'autorités latines et grecques ? Ce qui augmentera l'embarras c'est que les hébreux consultés pourront exprimer un avis différent; vous seul alors paraîtrez nécessaire et capable de les convaincre; mais en présence de quel juge ?je doute que vous puissiez en trouver un seul.

5. Voici un fait qui semble le prouver. Un de nos collègues avait établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est le chef; on lisait le prophète Jonas et tout à coup on reconnut dans votre traduction (1) quelque chose de très-différent du texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les grecs, qui criaient à la falsification, que l'évêque (c'était dans la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage des juifs du lieu. Ceux-ci, soit malice, soit ignorance, répondirent que le texte des grecs et des latins, en cet endroit, était conforme au texte hébreu. Quoi de plus? L'évêque se vit contraint de corriger le passage comme si c'eût été une faute, ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple. Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous tromper quelquefois. Et voyez quelles suites fâcheuses, quand il s'agit de textes qu'on ne peut corriger par les témoignages comparés des langues en usage !

6. Aussi pour ce qui est de votre version de l'Evangile sur le grec, nous en rendons à Dieu de grandes actions de grâce, car, en la confrontant avec le grec, nous n'y trouvons presque rien à dire (2). Si quelqu'un, favorable aux anciennes inexactitudes latines , nous cherche querelle, il est aisément convaincu ou réfuté par la lecture et la comparaison des textes ; et si de rares endroits laissent quelques regrets, qui donc serait assez difficile pour ne pas le pardonner à un si utile travail, au-dessus de

1. Jonas, IV, 6.

2. Ce passage suffirait pour répondre à ceux qui ont soutenu que saint Augustin ne savait pas le grec.

86

toute louange? Au reste, daignez nous dire ce que vous pensez des nombreuses différences entre le texte hébreu et le texte grec des Septante; cette dernière version n'est pas d'un petit poids, puisqu'elle a mérité d'être ainsi répandue et que les apôtres s'en sont servis ce qui est évident, et je me souviens que vous l'avez attesté vous-même. Vous feriez donc une oeuvre grandement utile en traduisant exactement en latin le texte grec des Septante; les traductions latines varient si fréquemment dans les divers manuscrits que c'est à peine supportable, et comme on craint toujours qu'il y ait autre chose dans le grec, on n'ose y prendre ni citations ni preuves.

Je croyais que cette lettre serait courte, mais je ne sais comment j'ai senti en la poursuivant la même douceur que si j'avais parlé avec vous. Je vous en conjure par le Seigneur, répondez à tout, accordez-moi votre présence autant que vous le pouvez si loin de moi.

 

 

LETTRE LXXII. (Année 404.)

Des paroles dites avec trop de confiance, des malentendus et, par-dessus tout, des commentaires peu charitables, avaient mis au coeur de saint Jérôme une certaine amertume; elle s'épancbe avec assez de liberté dans les pages qu'on va lire.

JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous m'écrivez souvent et vous me pressez de répondre à une certaine lettre dont une copie, sans votre signature, m'était parvenue par notre frère le diacre Sysinnius, comme je vous l'ai déjà mandé, et que vous nous dites avoir été d'abord confiée à notre frère Profuturus, ensuite à un autre; que Profuturus, nommé évêque au moment de son départ, ne s'était pas mis en route et avait été bientôt après retiré de ce monde ; et que cet autre, dont vous taisez le nom, avait craint les périls de la mer et n'avait pas voulu s'embarquer. Cela étant, je ne puis assez m'étonner que cette lettre soit, dit-on, dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et que moi seul ne l'aie point reçue, moi à qui seul elle était adressée. J'ai d'autant plus lieu d'être surpris que le même frère Sysinnius assure avoir trouvé, il y a environ cinq ans, cette lettre parmi d'autres ouvrages de vous, non pas en Afrique, non pas chez vous, mais dans une île de l'Adriatique.

2. il ne faut laisser à l'amitié aucun soupçon; on doit parler avec un ami comme avec soi-même. Quelques-uns de mes amis, vases du Christ, comme on en rencontre beaucoup à Jérusalem et dans les saints lieux, me faisaient entendre que vous n'aviez point agi en toute simplicité de coeur, mais pour grandir à mes dépens, pour chercher la louange, faire un peu de bruit et gagner un peu de gloire aux yeux du peuple : vous me provoquiez et vous laissiez croire que je redoutais un rival tel que vous : vous vous posiez comme un docte écrivain, et je me taisais comme un ignorant, et j'avais enfin trouvé quelqu'un pour me rabattre le caquet. Quant à moi , je l'avoue franchement, je n'ai pas voulu d'abord répondre à votre Grandeur, parce que je ne croyais pas que cette lettre fût de vous, et, comme dit le proverbe, que vous eussiez frotté votre épée avec du miel. Je craignais aussi de paraître répondre irrespectueusement à un évêque de ma communion et d'avoir à censurer quelque chose dans la lettre de mon censeur, d'autant plus que certains endroits me semblaient hérétiques.

3. Enfin je ne voulais pas vous donner le droit de dire : " Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre, aviez-vous bien reconnu la signature, pour blesser si facilement un ami, et rejeter injurieusement sur moi la malice d'autrui? " Donc, comme je vous l'ai déjà écrit, envoyez-moi cette même lettre signée de votre main, ou bien cessez de provoquer un vieillard caché dans une cellule. Mais si vous voulez exercer ou étaler votre savoir, cherchez des hommes jeunes, éloquents et illustres, comme on dit qu'il y en a beaucoup à Rome, qui puissent et osent combattre avec vous, et, dans la discussion des saintes Ecritures, marcher de pair avec un évêque. Pour moi, jadis soldat, aujourd'hui vétéran, il me faut célébrer vos triomphes et les triomphes des autres, et non pas retourner au combat avec un corps épuisé; si vous me pressiez trop de vous répondre, je pourrais bien me souvenir de Quintus Maximus qui, par sa patience, brisa l'orgueil du jeune Annibal (1).

" Le temps emporte tout, même l'esprit. Je me rappelle avoir passé, dans ma jeunesse, des journées entières à chanter; maintenant j'ai oublié tous ces chants; Moeris n'a même plus de voix (2). "

Et, pour m'en tenir aux saintes Ecritures, Berzellai, de Galaad, laissant à son fils qui était jeune toutes les grâces et toutes les délices offertes par le roi David (3), a montré qu'il n'appartenait pas à la vieillesse de souhaiter ni d'accepter de tels biens.

4. Vous jurez que vous n'avez pas écrit de livre contre moi, et que, n'ayant riels écrit, vous n'avez rien envoyé à Rome; vous me dites que s'il se rencontre dans vos ouvrages quelque chose qui diffère de mon sentiment, je ne dois pas me croire blessé par vous, mais que vous avez tout simplement écrit ce qui vous a semblé vrai. Ecoutez-moi avec patience, je vous prie.

Vous n'avez pas écrit de livre! mais comment ai-je reçu par d'autres les ouvrages où vous m'avez repris? Comment l'Italie a-t-elle ce que vous n'avez point écrit? Comment demandez-vous que je réponde à ce que vous dites n'avoir pas fait? Pourtant, je ne suis pas assez dépourvu de sens pour

1. Tit. Liv. Décati. 3, liv. 2. — 2. Virgile, égl.IX. — 3. II Rois, XIX, 32-37.

87

me croire blessé de la différence de vos opinions. Mais si vous reprenez mes paroles, si vous me demandez raison de mes écrits, si vous exigez que je me corrige, si vous me provoquez à une palinodie et que vous prétendiez me rendre la vue; c'est alors que l'amitié est offensée et tous ses droits violés. Je vous écris ainsi pour que nous n'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, pour ne pas donner matière à dispute à nos amis ou à nos détracteurs, et parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, et ne rien garder dans mon coeur qui ne soit sur mes lèvres. Il ne me convient pas, à moi qui ai vécu laborieusement avec de saints frères en un coin de monastère, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, d'écrire quoi que ce soit contre un évêque de ma communion, ni d'attaquer ce même évêque que j'ai commencé à aimer avant de commencer à le connaître, qui le premier m'avait convié à l'amitié, et que je me suis réjoui de voir se lever après moi dans la science des Ecritures. Désavouez donc ce livre si par hasard il n'est pas de vous, et cessez de demander que je réponde à ce que vous niez avoir écrit; ou bien si le livre est de vous, avouez-le tout simplement, afin que, si j'écris pour ma défense, la responsabilité en retombe sur vous qui m'aurez provoqué, et non pas sur moi, qui aurai été forcé de répondre.

5. Vous ajoutez que, si quelque chose me choque dans vos ouvrages, vous êtes prêt à recevoir fraternellement mes observations, que non-seulement vous les accueillerez avec joie, comme des témoignages de ma bienveillance envers vous, mais que vous me les demandez comme une grâce. Je vous le répète : vous provoquez un vieillard, vous excitez celui qui ne demande qu'à se taire, vous semblez faire parade de votre savoir. Il n'appartiendrait pas à mon âge de prendre des airs de malveillance à l'égard d'un homme pour qui je dois plutôt me montrer favorable; et si des gens pervers trouvent de quoi blâmer dans les Evangiles et les prophètes, seriez-vous surpris qu'on trouvât aussi à redire dans vos livres, surtout en ce qui touche l'explication des Ecritures où se rencontrent tant d'obscurités? Je vous parle ainsi, non pas que je juge qu'il y ait dans vos ouvrages quelque chose à reprendre, car je ne les ai jamais lus, et les copies en sont rares ici, excepté vos Soliloques et quelques commentaires sur les psaumes. Si je voulais examiner ces commentaires, je montrerais que vous n'êtes pas d'accord, je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très-cher ami, mon fils par l'âge, mon père par la dignité; ne manquez pas, je vous en prie, pour tout ce que vous m'écrirez, de faire en sorte que je le reçoive le premier.

 

 

LETTRE LXXII. (Année 404.)

Des paroles dites avec trop de confiance, des malentendus et, par-dessus tout, des commentaires peu charitables, avaient mis au coeur de saint Jérôme une certaine amertume; elle s'épancbe avec assez de liberté dans les pages qu'on va lire.

JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous m'écrivez souvent et vous me pressez de répondre à une certaine lettre dont une copie, sans votre signature, m'était parvenue par notre frère le diacre Sysinnius, comme je vous l'ai déjà mandé, et que vous nous dites avoir été d'abord confiée à notre frère Profuturus, ensuite à un autre; que Profuturus, nommé évêque au moment de son départ, ne s'était pas mis en route et avait été bientôt après retiré de ce monde ; et que cet autre, dont vous taisez le nom, avait craint les périls de la mer et n'avait pas voulu s'embarquer. Cela étant, je ne puis assez m'étonner que cette lettre soit, dit-on, dans beaucoup de mains à Rome et en Italie, et que moi seul ne l'aie point reçue, moi à qui seul elle était adressée. J'ai d'autant plus lieu d'être surpris que le même frère Sysinnius assure avoir trouvé, il y a environ cinq ans, cette lettre parmi d'autres ouvrages de vous, non pas en Afrique, non pas chez vous, mais dans une île de l'Adriatique.

2. il ne faut laisser à l'amitié aucun soupçon; on doit parler avec un ami comme avec soi-même. Quelques-uns de mes amis, vases du Christ, comme on en rencontre beaucoup à Jérusalem et dans les saints lieux, me faisaient entendre que vous n'aviez point agi en toute simplicité de coeur, mais pour grandir à mes dépens, pour chercher la louange, faire un peu de bruit et gagner un peu de gloire aux yeux du peuple : vous me provoquiez et vous laissiez croire que je redoutais un rival tel que vous : vous vous posiez comme un docte écrivain, et je me taisais comme un ignorant, et j'avais enfin trouvé quelqu'un pour me rabattre le caquet. Quant à moi , je l'avoue franchement, je n'ai pas voulu d'abord répondre à votre Grandeur, parce que je ne croyais pas que cette lettre fût de vous, et, comme dit le proverbe, que vous eussiez frotté votre épée avec du miel. Je craignais aussi de paraître répondre irrespectueusement à un évêque de ma communion et d'avoir à censurer quelque chose dans la lettre de mon censeur, d'autant plus que certains endroits me semblaient hérétiques.

3. Enfin je ne voulais pas vous donner le droit de dire : " Quoi donc? aviez-vous vu ma lettre, aviez-vous bien reconnu la signature, pour blesser si facilement un ami, et rejeter injurieusement sur moi la malice d'autrui? " Donc, comme je vous l'ai déjà écrit, envoyez-moi cette même lettre signée de votre main, ou bien cessez de provoquer un vieillard caché dans une cellule. Mais si vous voulez exercer ou étaler votre savoir, cherchez des hommes jeunes, éloquents et illustres, comme on dit qu'il y en a beaucoup à Rome, qui puissent et osent combattre avec vous, et, dans la discussion des saintes Ecritures, marcher de pair avec un évêque. Pour moi, jadis soldat, aujourd'hui vétéran, il me faut célébrer vos triomphes et les triomphes des autres, et non pas retourner au combat avec un corps épuisé; si vous me pressiez trop de vous répondre, je pourrais bien me souvenir de Quintus Maximus qui, par sa patience, brisa l'orgueil du jeune Annibal (1).

" Le temps emporte tout, même l'esprit. Je me rappelle avoir passé, dans ma jeunesse, des journées entières à chanter; maintenant j'ai oublié tous ces chants; Moeris n'a même plus de voix (2). "

Et, pour m'en tenir aux saintes Ecritures, Berzellai, de Galaad, laissant à son fils qui était jeune toutes les grâces et toutes les délices offertes par le roi David (3), a montré qu'il n'appartenait pas à la vieillesse de souhaiter ni d'accepter de tels biens.

4. Vous jurez que vous n'avez pas écrit de livre contre moi, et que, n'ayant riels écrit, vous n'avez rien envoyé à Rome; vous me dites que s'il se rencontre dans vos ouvrages quelque chose qui diffère de mon sentiment, je ne dois pas me croire blessé par vous, mais que vous avez tout simplement écrit ce qui vous a semblé vrai. Ecoutez-moi avec patience, je vous prie.

Vous n'avez pas écrit de livre! mais comment ai-je reçu par d'autres les ouvrages où vous m'avez repris? Comment l'Italie a-t-elle ce que vous n'avez point écrit? Comment demandez-vous que je réponde à ce que vous dites n'avoir pas fait? Pourtant, je ne suis pas assez dépourvu de sens pour

1. Tit. Liv. Décati. 3, liv. 2. — 2. Virgile, égl.IX. — 3. II Rois, XIX, 32-37.

87

me croire blessé de la différence de vos opinions. Mais si vous reprenez mes paroles, si vous me demandez raison de mes écrits, si vous exigez que je me corrige, si vous me provoquez à une palinodie et que vous prétendiez me rendre la vue; c'est alors que l'amitié est offensée et tous ses droits violés. Je vous écris ainsi pour que nous n'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, pour ne pas donner matière à dispute à nos amis ou à nos détracteurs, et parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, et ne rien garder dans mon coeur qui ne soit sur mes lèvres. Il ne me convient pas, à moi qui ai vécu laborieusement avec de saints frères en un coin de monastère, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, d'écrire quoi que ce soit contre un évêque de ma communion, ni d'attaquer ce même évêque que j'ai commencé à aimer avant de commencer à le connaître, qui le premier m'avait convié à l'amitié, et que je me suis réjoui de voir se lever après moi dans la science des Ecritures. Désavouez donc ce livre si par hasard il n'est pas de vous, et cessez de demander que je réponde à ce que vous niez avoir écrit; ou bien si le livre est de vous, avouez-le tout simplement, afin que, si j'écris pour ma défense, la responsabilité en retombe sur vous qui m'aurez provoqué, et non pas sur moi, qui aurai été forcé de répondre.

5. Vous ajoutez que, si quelque chose me choque dans vos ouvrages, vous êtes prêt à recevoir fraternellement mes observations, que non-seulement vous les accueillerez avec joie, comme des témoignages de ma bienveillance envers vous, mais que vous me les demandez comme une grâce. Je vous le répète : vous provoquez un vieillard, vous excitez celui qui ne demande qu'à se taire, vous semblez faire parade de votre savoir. Il n'appartiendrait pas à mon âge de prendre des airs de malveillance à l'égard d'un homme pour qui je dois plutôt me montrer favorable; et si des gens pervers trouvent de quoi blâmer dans les Evangiles et les prophètes, seriez-vous surpris qu'on trouvât aussi à redire dans vos livres, surtout en ce qui touche l'explication des Ecritures où se rencontrent tant d'obscurités? Je vous parle ainsi, non pas que je juge qu'il y ait dans vos ouvrages quelque chose à reprendre, car je ne les ai jamais lus, et les copies en sont rares ici, excepté vos Soliloques et quelques commentaires sur les psaumes. Si je voulais examiner ces commentaires, je montrerais que vous n'êtes pas d'accord, je ne dis pas avec moi qui ne suis rien, mais avec les anciens interprètes grecs. Adieu, mon très-cher ami, mon fils par l'âge, mon père par la dignité; ne manquez pas, je vous en prie, pour tout ce que vous m'écrirez, de faire en sorte que je le reçoive le premier.

 

 

LETTRE LXXIII. (Année 397.)

On vient de voir le caractère de saint Jérôme, qui, au milieu même des plus hautes vertus chrétiennes, avait gardé quelque chose de son impétuosité naturelle; on va voir le caractère de saint Augustin; il se plaint doucement d'une certaine âpreté de langage, reconnaît son tort involontaire et en demande pardon; il ne craint ni les coups ni la correction, pourvu que la vérité lui apparaisse, et déplore la distance qui le sépare de saint Jérôme, qu'il voudrait écouter comme un maître dans la science des Ecritures. A l'occasion de la célèbre rupture entre le solitaire de Bethléem et son ancien ami Ruffin, l'évêque d'Hippone parle de l'amitié et de lui-même dans des termes élevés et profonds.

AUGUSTIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Vous aurez reçu, je pense, avant cette lettre, celle que je vous ai envoyée par le serviteur de Dieu, notre fils, le diacre Cyprien ; vous y aurez appris avec certitude que la lettre dont une copie vous est parvenue est bien de moi (et déjà je crois vous voir, dans votre réponse, m'accabler de coups comme Entelle frappait de ses gantelets garnis de plomb l'audacieux Darès); cependant je réponds à ce que vous avez daigné m'écrire par notre saint fils Astérius (1); j'y ai trouvé plusieurs marques de votre bienveillante charité, et en même temps les indices de quelque offense reçue de moi; car si j'y lisais de douces paroles, bientôt aussi je m'y sentais blessé. Ce qui me surprenait pardessus tout, c'est qu'après avoir avancé que vous ne voulez pas croire témérairement que je sois l'auteur de la lettre, de peur que, blessé de votre réponse, je n'aie le droit de vous dire qu'il fallait d'abord vous assurer si elle était de moi, vous me commandez ensuite de vous déclarer nettement si je l'ai écrite, ou de vous en envoyer une copie plus fidèle, afin que nous puissions disputer sur les Ecritures sans aucune aigreur. Comment pourrions-nous le faire sans aigreur si vous vous préparez à me blesser? et si vous n'y pensez pas, comment serait-il possible que, blessé par vous sans que vous l'ayez voulu, j'aie le droit de me plaindre que vous n'ayez pas prouvé que la lettre était de moi, avant de me répondre ainsi, c'est-à-dire avant de m'offenser? Car si vous ne m'aviez pas blessé en me répondant, je ne pourrais pas me plaindre avec justice; et puisque vous

1. Ci-dessus, lett. LXVIII.

88

répondez de manière à m'offenser, quelle place nous reste-t-il pour discuter sans aucune aigreur sur les Ecritures? Pour moi, à Dieu ne plaise que je m'offense si vous voulez et si vous pouvez me prouver que vous avez compris mieux que moi ce passage de l'Epître de l'Apôtre ou tout autre passage des saintes Ecritures ! Bien plus, à Dieu ne plaise que je ne regarde comme un gain et que je ne reçoive avec action de grâce les lumières qui me viendront de vous pour m'instruire, les avertissements pour me corriger !

2. Mais cependant, mon très-cher frère, si vous ne vous étiez pas cru blessé par mes écrits, vous ne pourriez pas me croire blessé par votre réponse; je ne pourrais jamais penser que vous eussiez répondu de manière à m'offenser si vous-même ne vous étiez senti offensé. Et si vous m'avez jugé assez dépourvu de sens pour me fâcher d'une réponse qui eût été inoffensive, cette idée est elle-même une offense. Mais ne m'ayant jamais trouvé tel , vous ne voudriez pas témérairement me supposer ce caractère, vous qui avez refusé de croire que la lettre fût de moi , même en y reconnaissant mon style. Si donc vous avez vu avec raison que j'aurais lieu de me plaindre dans le cas où vous m'attribueriez ce qui n'est pas de moi, avec quelle plus grande justice je me plaindrais si vous me preniez témérairement pour ce que je ne suis pas? Vous ne vous tromperiez donc pas au point de croire que je sois assez insensé pour me plaindre de ce qui dans votre réponse n'aurait rien de blessant.

3. Ce qui reste maintenant, c'est que vous seriez disposé à m'adresser une réponse offensante, si vous saviez avec certitude que la lettre vînt de moi; et ici, comme je ne puis croire que vous vouliez me blesser sans motif, je n'ai plus qu'à confesser ma faute, à reconnaître que je vous ai blessé le premier dans cette lettre que je ne puis désavouer. Mais pourquoi m'efforcerai-je d'aller contre le courant du. fleuve, et ne demanderai je pas plutôt pardon? Je vous conjure donc, par la douceur du Christ, de me pardonner si je vous ai offensé, et de ne pas me rendre le mal pour le mal en m'offensant à votre tour. Or, vous m'offenseriez si vous ne me disiez pas ce que vous avez pu trouver à relever dans mes actes ou dans mes paroles; car si vous repreniez en moi ce qui n'est pas répréhensible, vous vous blesseriez vous-même plus que moi; un homme de votre vertu et de votre sainte profession ne le fera jamais avec la volonté de me blesser; vous ne blâmerez jamais en moi avec malignité ce que vous saurez dans votre coeur ne pas être digne de blâme. Donc, ou reprenez-moi avec une âme bienveillante, quoiqu'il n'y ait pas de faute là où vous en voyez, ou bien traitez paternellement celui que vous ne pouvez pas condamner. Il peut se faire que ce que vous croyez ne soit pas la vérité, quoique la charité inspire toujours ce que vous faites. Je recevrais avec gratitude . une correction très-amicale, lors même que je n'aurais pas tort, ou je reconnaîtrais à la fois et votre bienveillance et ma faute, et, autant que le Seigneur le permettrait, je me montrerais reconnaissant envers mon censeur et je me corrigerais.

4. Pourquoi donc redouterais-je, comme les cestes d'Entelle, vos paroles, dures peut-être, mais certainement salutaires ? Darès trouvait un rival qui le meurtrissait et non pas un médecin; il était vaincu et non pas guéri. Pour moi, si je reçois tranquillement comme un remède votre censure, je ne sentirai pas de douleur; et si la faiblesse humaine ou la mienne est telle que j'éprouve quelque affliction d'un reproche mérité, mieux vaut souffrir à la tête pour la guérison du mal que de garder le mal pour ne pas vouloir toucher à la tête. Il avait bien vu cela, celui qui a dit que nos ennemis nous sont plus utiles en nous cherchant querelle que nos amis en n'osant pas nous reprendre. Ceux-là, dans leur agression, nous disent parfois des vérités dont nous pouvons tirer profit ; ceux-ci au contraire, n'usent pas de toute la liberté qu'ils doivent à la justice, parce qu'ils craignent de porter quelque atteinte à la douceur de l'amitié. Vous vous comparez au bœuf, vieux de corps, mais vigoureux encore par l'esprit, et continuant à travailler utilement dans l'aire du Seigneur; me voilà, et si j'ai dit quelque chose de mal, foulez-moi de toute la force de votre pied. Je ne me plaindrai point du poids de votre âge, pourvu que la paille de ma faute soit broyée.

5. Aussi les mots qui terminent votre lettre, je les lis ou je les repasse en soupirant ardemment. " Plût à Dieu, dites-vous, que je méritasse vos embrassements, et qu'en des entretiens mutuels nous puissions apprendre quelque chose l'un de l'autre ! " Et moi je dis: plût à Dieu au moins que nous habitassions des contrées voisines, et qu'à défaut (89) d'entretiens, nous pussions recevoir fréquemment l'un de l'autre des lettres ! Telle est la distance qui nous sépare que je me rappelle vous avoir écrit étant jeune sur le passage de l'Epître de l'Apôtre aux Galates, et voilà que, déjà vieux, je n'ai reçu encore aucune réponse; et que, je ne sais par quelle occasion, une copie de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma lettre elle-même, malgré tous mes soins; car l'homme qui s'en était chargé ne vous l'a point portée et ne me l'a pas rapportée. Il y a de si belles choses dans les lettres de vous qui ont pu venir entre mes mains que, si je pouvais, je préférerais à toutes mes études la joie utile de m'attacher à vos côtés. Ne pouvant faire cela, je songe à envoyer vers vous, pour s'instruire, quelqu'un de mes fils dans le Seigneur, si vous voulez bien me répondre aussi à cet égard. Je vois que je n'ai et n'aurai jamais autant que vous la science des divines Ecritures ; et si j'en possède quelque chose , je le dispense comme je puis, au peuple de Dieu. Il m'est absolument impossible, à cause des occupations ecclésiastiques, de m'appliquer à l'étude qu'autant qu'il le faut pour l'instruction des peuples qui m'écoutent.

6. J'ignore quels sont ces écrits injurieux qui sont parvenus contre vous en Afrique. Cependant j'ai reçu la réponse que vous y avez faite et que vous avez daigné m'envoyer. Après l'avoir lue, j'ai déploré amèrement de voir de si vives discordes entre deux amis aussi intimes, dont jusque-là presque toutes les églises avaient connu les étroites relations. On remarque assez dans votre lettre combien vous vous modérez, combien vous retenez les traits de votre indignation, afin de ne pas rendre injure pour injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, j'ai séché de douleur et frissonné d'effroi, qu'éprouverais-je si ce qui a été écrit contre vous tombait entre mes mains ? " Malheur au monde par les scandales (1). " Voilà que nous voyons arriver, voilà que s'accomplit ce que la Vérité a dit: " Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira (2). " Quels cœurs désormais pourront s'épancher avec confiance et sécurité ? Dans le sein de qui l'amitié pourra-t-elle se jeter tout entière? de quel ami n'aura-t-on pas peur comme d'un futur ennemi, si cette division que nous pleurons a pu naître entre Jérôme et Ruffin ? O triste et misérable condition humaine ! ô qu'il

1. Matt. XVIII, 7. — 2. Matt. XXIV, 12.

y a peu à se fier aux amis pour le présent, quand on ne sait rien de leurs sentiments pour l'avenir ! Mais pourquoi gémirait-on de cette ignorance où l'on est à l'égard l'un de l'autre lorsque l'homme ne sait pas lui-même ce qu'il sera ? C'est à peine s'il se connaît dans le présent; mais ce qu'il sera dans l'avenir, il l'ignore.

7. Cette connaissance, non-seulement de l'état présent, mais encore de l'état futur, se trouve-t-elle dans les bienheureux et saints anges ? Et lorsque le démon était encore un bon ange, comment pouvait-il être heureux s'il savait son iniquité future et son éternel supplice? Voilà ce que j'ignore complètement. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, si toutefois c'est là une chose qu'il faille connaître. Voyez ce que font les terres et les mers qui nous séparent corporellement. Si j'étais cette lettre que vous lisez en ce moment, vous répondriez déjà à ma question; et maintenant quand ferez-vous, quand enverrez-vous votre réponse? quand arrivera-t-elle ici? quand la recevrai-je ? puissé-je attendre patiemment cette réponse qui ne me parviendra jamais aussitôt que je le voudrais ! Je reviens donc aux paroles de votre lettre, si remplies de votre saint désir, et je dis à mon tour : Plût à Dieu " que je méritasse ces embrassements, et que nous pussions, en des entretiens mutuels, " apprendre quelque chose l'un de l'autre ! " s'il est possible toutefois que je puisse jamais vous rien apprendre !

8. Je ne trouve pas une petite consolation dans ces paroles, qui ne sont plus seulement les vôtres, mais qui sont aussi les miennes; elles me charment et me raniment, pendant que notre mutuel désir est toujours suspendu et jamais accompli. J'y sens aussi tous les déchirements d'une vive douleur, lorsque je pense à vous et à Ruffin, à qui Dieu avait si largement accordé ce que nous désirons l'un et l'autre. Hélas ! après avoir goûté ensemble, et dans l'union la plus tendre, le miel des saintes Ecritures, vous avez laissé se répandre entre vous deux une amertume, qui désormais deviendra un sujet d'effroi pour tout homme en tout lieu; puisque ce dissentiment malheureux vous est arrivé dans la maturité de l'âge et au milieu de vos saintes études, quand, affranchis des affaires du siècle, vous suiviez tous deux le Seigneur, et que vous viviez ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds (90) humains, et où il a dit: " Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1) " Vraiment " la vie humaine, sur la terre, est une tentation (2). " Hélas ! pourquoi faut-il que je ne puisse vous rencontrer tous les deux ensemble quelque part ? Peut-être, dans mon émotion, ma douleur et ma crainte, je me jetterais à vos pieds, je pleurerais tant que je pourrais ; je prierais, autant que j'aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l'un pour l'autre, pour les autres aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels le Christ est mort (3) et pour qui vous êtes un très-dangereux spectacle; ah ! je vous conjurerais de ne pas répandre l'un contre l'autre des écrits que vous ne pourriez plus effacer aux jours de votre réconciliation, et que vous craindriez de relire, de peur de vous brouiller encore une fois.

9. Je dis franchement à votre charité que rien ne m'a plus alarmé que cet exemple, en lisant dans votre lettre certains passages assez vifs; ce qui m'inquiète, ce n'est pas ce que vous dites d'Entelle et du boeuf fatigué, où la plaisanterie semble tenir plus de place que la menace; c'est l'endroit dont j'ai déjà parlé, plus peut-être que je n'aurais dû, mais pas plus que je n'étais inquiet, l'endroit où vous me dites sérieusement : " De peur que, vous sentant blessé, vous n'ayez raison de vous plaindre. " Je vous demande, si cela se peut, que nous cherchions et que nous discutions ensemble de façon à nourrir nos âmes sans l'amertume de la mésintelligence. Mais, si je ne puis dire ce qui me paraît répréhensible dans vos écrits, ni vous dans les miens, sans que nous nous soupçonnions de jalousie ou sans que notre amitié soit blessée, laissons là ces choses, épargnons ces épreuves à notre vie et à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup avancer dans la science qui enfle, que de blesser la charité qui édifie (4). Moi, je me sens bien loin de cette perfection dont il a été dit : " Celui-là est un homme parfait qui n'offense point dans sa parole (5). " Mais je crois pou. voir, dans la miséricorde de Dieu, vous demander facilement pardon, si je vous ai offensé en quelque chose : et vous devez me le dire, afin que, quand je vous aurai écouté, vous gagniez votre frère (6). Il ne faut pas, parce que l'éloignement vous empêche de me reprendre de vive voix, permettre que je me trompe. Oui, en

1. Jean, XIV, 27. — 2. Job, III, 1. — 3. I Cor. VII, 11. — 4. Cor. VIII, 2. — 5 Jacq. III, 2. — 6. Matt. XVIII, 15.

ce qui touche la matière de nos études, si je fais, si je crois, si je pense tenir quelque chose de vrai et sur quoi votre sentiment diffère du mien, je m'efforcerai de le défendre, autant que le Seigneur le permettra, sans vous faire la moindre offense. Mais, si je venais à reconnaître que vous fussiez blessé, je ne demanderais rien autre que mon pardon.

10. Je n'ai pu vous fâcher, je crois, qu'en disant ce que je n'ai pas dû dire ou autrement que je n'aurais dû le dire ; je ne m'étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas l'un l'autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans notre intimité. J'avoue que je me livre aisément tout entier à leur charité, surtout parce que je suis fatigué des scandales du siècle; je m'y repose sans que rien m'inquiète, car je sens que Dieu est là, que c'est vers lui que je me jette en toute sécurité, et que c'est en lui que tranquillement je me repose. Je n'y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité humaine qui tout à l'heure me faisait gémir. Quand je sens qu'un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes pensées, ce n'est pas à l'homme que je le confie, mais à celui en qui il demeure et qui l'a fait tel; car " Dieu est charité; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (1). " Si cet homme délaisse la charité, il me causera nécessairement autant de douleur par sa désertion qu'il lue causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte que, devenu ennemi, d'ami intime qu'il était, il ne puisse s'armer contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer aisément ceci, non point en cachant ce qu'il aura fait, mais en ne faisant rien qu'il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures, de ne pas découvrir les fautes d'autrui qui leur auraient été confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient la révélation. Lorsqu'un médisant invente une fausseté, ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte. Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi intime,

1. Jean, IV.

91

lors même que l'indiscrétion ou la rancune d'aucun ami intime ne le découvrirait point. C'est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra pas votre patience à supporter, aidé d'une bonne conscience, les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami? Pendant que les uns méprisent ces accusations et que d'autres peut-être y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche pour combattre aussi efficacement le démon qu'avec les armes de la droite. J'aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé. C'est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés à des inimitiés aussi implacables; ç'en serait un heureux et bien plus grand encore que de revenir d'une telle inimitié à l'étroite union d'autrefois.

 

 

LETTRE LXXIV. (Année 404.)

Saint Augustin demande à Présidius de faire parvenir à saint Jérôme la lettre précédente, et d'écrire pour lui au solitaire de Bethléem.

AUGUSTIN AU BIENHEUREUX SEIGNEUR PRÉSIDIUS , SON VÉNÉRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

J'ai prié de vive voix, et maintenant je redemande à votre sincérité de vouloir bien envoyer ma lettre à notre saint frère et collègue Jérôme. Pour que vous sachiez comment vous devez lui écrire pour moi, je vous adresse une copie de mes lettres et des siennes; après les avoir lues, vous verrez dans votre sagesse quelle mesure j'ai cru devoir garder envers lui, et vous verrez aussi son émotion que j'ai eu raison de craindre. Mais si j'ai écrit quelque chose que je n'ai pas dû ou autrement que je n'ai dû, dites-le moi fraternellement et non pas à lui : averti par vous, je lui en demanderai pardon si je reconnais ma faute.

1. II Cor. VI, 7.

 

 

LETTRE LXXV. (Année 404.)

Saint Jérôme répond aux lettres XXVIII , XL et LXXI de saint Augustin ; il défend son opinion sur le passage de l'Epître aux Galates.

JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT ET BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai reçu, parle diacre Cyprien, trois lettres de vous à la fois, ou plutôt trois petits livres, renfermant, à ce que vous dites, des questions, mais, comme je pense, une censure de mes ouvrages : si je voulais y répondre, il me faudrait faire un grand livre. Je tâcherai cependant, autant que je le pourrai, de ne pas dépasser les bornes d'une longue lettre et de ne pas retarder le frère, qui, trois jours seulement avant son départ, m'a demandé la réponse; pressé par lui, je suis obligé de traiter ces choses sans trop de réflexion, de répondre à la hâte, non point avec l'attention sérieuse d'un homme qui écrit, mais avec la hardiesse d'un homme qui dicte: il en résulte que l'on va un peu au hasard, et que la discussion devient alors moins profitable: on est semblable à des soldats même intrépides, qui, troublés par une attaque soudaine, sont contraints de fuir avant de pouvoir prendre les armes.

2. Au reste, nos armes c'est le Christ, c'est l'enseignement de l'apôtre Paul qui écrit aux Ephésiens : " Prenez les armes de Dieu pour que vous puissiez résister au jour mauvais. " Et encore : " Soyez fermes; que la vérité soit la ceinture de vos reins, que la justice soit votre cuirasse, que vos pieds soient chaussés pour vous préparer à porter l'Evangile de paix: surtout recevez le bouclier de la foi, afin que vous puissiez éteindre tous les traits enflammés du malin esprit, et recevez le casque du salut et le glaive de l'Esprit, qui est la parole de Dieu (1). " Le roi David marchait au combat, armé de ces traits; en prenant cinq pierres polies dans le torrent, il montrait que ses selfs n'avaient rien de la rudesse ni des souillures de ce siècle; il but de l'eau du torrent en chemin, et c'est pourquoi il eut la gloire de trancher avec son épée l'orgueilleuse tête de Goliath, frappant au front le blasphémateur (2), et le blessant à cette partie du corps où Ozias,usurpateur du sacerdoce, fut frappé de la lèpre (3), où le saint est glorifié dans le Seigneur, suivant cette parole : " La lumière de votre face resplendit sur nous, Seigneur (4). " Nous aussi, disons donc : " Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt; je chanterai et je ferai entendre des accords dans ma gloire. Levez-vous, harpe et psaltérion ; je me lèverai dès l'aurore (5); " afin que ces paroles s'accomplissent en nous : " Ouvre ta bouche et je la remplirai (6); le Seigneur donnera sa parole à

1. Ephés. VI, 13, 17. — 2. I Rois, XVII, 40-51. — 3. II Paralip. XXVI, 19. — 4. Ps. IV, 7. — 5. Ps. LVI, 8, 9. — 6. Ps. LXXX, 11.

92

ceux qui évangélisent pour qu'ils aient une grande puissance (1). " Je ne doute pas que vous ne priiez aussi pour que la vérité triomphe dans nos contestations; car vous ne cherchez pas votre gloire, mais celle du Christ, et quand vous vaincrez, je vaincrai également si je comprends mon erreur; si je triomphe au contraire, c'est vous qui triompherez, parce que ce ne sont pas les fils qui thésaurisent pour les pères, mais les pères pour les fils (2). Et nous lisons dans le livre des Paralipoménes que les enfants d'Israël montaient au combat avec un coeur pacifique (3), ne cherchant point leur victoire, mais celle de la paix, au milieu des glaives et du sang répandu, et à travers les cadavres des soldats tombés. Répondons à tous, et, si Dieu le veut, donnons en peu de mots la solution de vos nombreuses questions. Je passe les politesses avec lesquelles vous me caressez; je me tais sur les douceurs avec lesquelles vous vous efforcez de me consoler de vos censures: je viens aux choses mêmes.

3. Vous dites que vous avez reçu d'un de nos frères un livre de moi sans titre, dans lequel j'énumère les écrivains ecclésiastiques tant grecs que latins; vous dites que, lui ayant demandé (ce sont vos expressions), pourquoi il n'y avait pas de titre à la première page, et comment s'appelait l'ouvrage, il a répondu qu'il s'appelait Épitaphe. Ce titre, selon vous, serait bien choisi si le livre ne renfermait que la vie et les écrits d'auteurs morts; mais comme on y fait mention d'ouvrages de beaucoup d'écrivains qui vivaient à l'époque où il fut composé et qui vivent encore, vous vous étonnez que je lui aie donné ce titre (4). J'aurais cru que votre sagesse aurait pu comprendre le titre par l'ouvrage lui-même, car vous avez vu que les grecs et les latins qui ont écrit les vies des hommes illustres n'ont jamais appelé leur livre : Epitaphe, mais : Des hommes illustres ; par exemple, des généraux, des philosophes, des orateurs, des historiens, des poèetes épiques, tragiques, comiques. On n'écrit l'épitaphe que des morts: c'est ce que je me rappelle avoir fait autrefois à la mort du prêtre Népotien, de sainte mémoire. Mon livre doit donc être appelé: Des hommes illustres, ou proprement des Écrivains ecclésiastiques, quoique beaucoup d'ignorants correcteurs l'aient intitulé, dit-on: Des auteurs.

4. En second lieu vous demandez pourquoi j'ai dit, dans les commentaires de l'Epître aux Galates, que Paul n'avait pas pu reprendre dans Pierre ce qu'il avait fait lui-même (5), ni blâmer dans un autre la dissimulation dont il était lui-même coupable; et vous soutenez que la réprimande de l'Apôtre ne fut point une feinte, mais qu'elle fut vraie, que, je ne devrais pas enseigner le mensonge, et que tout ce qui est écrit dans nos saints livres doit être entendu comme c'est écrit (6). A ceci je réponds d'abord que votre sagesse aurait pu se souvenir de la petite préface de mes commentaires, où je dis: " Quoi donc? suis-je insensé

1. Ps. LVII, 12. — 2. II Cor. XII, 14. — 3. I Paralip. XII, 17, 18. — 4. Ci-dessus, Lett. XLII, 2. — 5. Galat. lit II. — 6. Ci-dessus, lett, XL., 3.

et téméraire de promettre ce que n'a pas pu faire celui-là? pas du tout; je suis au contraire plus réservé et plus timide, car, sentant ma propre faiblesse, j'ai suivi les commentaires d'Origène. " Cet homme a écrit sur l'Epître aux Galates cinq volumes et a rempli le dixième livre de ses Stromates d'une explication abrégée de cette épître; il en a composé aussi divers traités, et des extraits qui seuls pourraient suffire. Je passe sous silence Didyme mon voyant, Apollinaire de Laodicte récemment sorti de l'Église, le vieil hérétique Alexandre, Eusèbe d'Emèse et Théodore d'Héraclée, qui nous ont aussi laissé quelques petits commentaires sur cette Epître. Si de tout ceci je faisais même de courts extraits, on aurait quelque chose qui ne serait pas tout à fait à mépriser. Pour l'avouer franchement, j'ai lu tous ces travaux, et, amassant beaucoup de choses dans mon esprit, j'ai dicté à un secrétaire ce qui venait de moi, ce qui venait d'autrui, sans me souvenir de l'ordre ni toujours des paroles et du sens. Fasse la miséricorde de Dieu que ce que d'autres ont bien dit ne soit pas perdu par mon ignorance, et que ce qui plaît dans leur langue ne déplaise pas dans la langue d'un étranger! " Si donc quelque chose vous semblait répréhensible dans mon interprétation, votre érudition aurait dû chercher si ce que j'ai écrit se trouvait dans les auteurs grecs, afin que, à leur défaut, vous pussiez condamner mon sentiment particulier; d'autant plus que dans la préface, j'ai avoué que j'ai suivi les commentaires d'Origène, que j'ai dicté mes pensées et celles des autres, et qu'à la fin de ce même chapitre que vous critiquez, j'ai écrit ces mots: "Si quelqu'un n'est pas de mon avis quand je montre Pierre n'ayant pas péché et Paul n'ayant pas repris durement un plus grand que lui, il doit m'expliquer comment Paul blâme dans un autre ce qu'il a fait lui-même. " J'ai fait voir par là que je ne défendais pas ce que j'avais lu dans les auteurs grecs, mais que je n'avais fait que le répéter, afin de laisser au jugement du lecteur la libre appréciation de cette opinion.

5. Vous donc, pour ne pas faire ce que je demandais, vous avez trouvé un nouveau raisonnement; vous soutenez que les gentils qui ont cru en Jésus-Christ étaient libres du poids de la loi, mais que ceux des juifs qui ont cru étaient soumis à la loi; de sorte que Paul, comme docteur des gentils, avait raison, selon vous, de reprendre ceux qui gardaient la loi, et que Pierre, le chef de la circoncision (1), fut justement repris pour avoir commandé aux gentils ce que les juifs seuls devaient observer (2). Si vous êtes d'avis ou plutôt puisque vous êtes d'avis que tout juif qui croit demeure soumis aux pratiques de la loi, vous devez, vous, évêque connu dans le monde entier, publier cette opinion et chercher à la faire accepter par tous les évêques. Pour moi, dans ma pauvre petite cabane, avec des moines, c'est-à-dire avec des pécheurs comme moi, je n'ose décider sur les grandes choses; j'avoue seulement, et bien ingénument, que je lis les écrits des anciens, et que,

1. Galat. II, 8. — 2. Ci-dessus, lett. XL, 4.

93

dans des commentaires, selon la coutume générale, j'expose les diverses interprétations, afin que chacun suive celle qu'il voudra. Vous avez cru cela, je pense, pour la littérature profane et pour les divins livres, et vous l'approuverez sans doute.

6. Cette interprétation, donnée d'abord par Origène, dans son dixième livre des Stromates consacré à l'explication de l'Épître de Paul aux Galates, et ensuite adoptée par les autres interprètes, a eu surtout pour but de répondre aux blasphèmes de Porphyre; celui-ci reproche à Paul d'avoir osé blâmer en face Pierre, le prince des apôtres; d'avoir osé le convaincre d'avoir mal fait, c'est-à-dire d'être tombé dans l'erreur où il était lui-même, lui Paul qui en reprenait un autre. Que dirai-je de Jean, qui vient d'occuper le siège épiscopal de Constantinople (1), et qui a composé, sur cet endroit de l'épître de Paul, un livre très-étendu, où il a suivi le sentiment d'Origène et des anciens? Si donc vous m'accusez d'erreur, souffrez, je vous prie, que je me trompe avec de tels hommes; et comme vous voyez que j'ai plusieurs partisans de mon erreur, vous devez au moins produire un partisan de votre vérité. Voilà pour l'explication du passage de l'Epître aux Galates.

7. Mais, pour ne pas avoir l'air de n'opposer à vos raisons que de nombreux témoignages, d'éluder la vérité à la faveur de noms illustres, et de ne pas oser combattre, j'exposerai brièvement des exemples tirés des Écritures. Dans les Actes des apôtres, une voix se fit entendre à Pierre: "Lève-toi, Pierre, disait la voix, tue et mange, " c'est-à-dire mange de toutes sortes d'animaux à quatre pieds, de reptiles de la terre et d'oiseaux du ciel. Ces paroles montrent que nul homme n'est impur selon la nature, mais que tous sont également appelés à l'Évangile du Christ. A cela Pierre répondit: " A Dieu ne plaise, car je n'ai jamais rien mangé d'impur ni de souillé. " Et une voix du ciel se fit entendre une seconde fois: " Ce que Dieu a purifié, toi ne l'appelle pas impur. " C'est pourquoi il alla à Césarée, et, étant entré chez Corneille, " ouvrant la bouche, il dit: En vérité j'ai trouvé que Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qu'en toute nation, celui qui le craint et opère la justice, lui est agréable. " Enfin, " le Saint-Esprit descendit sur eux, et les fidèles circoncis qui étaient venus avec Pierre s'étonnèrent que la grâce de l'Esprit-Saint se fût aussi répandue sur les gentils. Alors Pierre répondit: Est-ce que quelqu'un peut refuser l'eau du baptême à ceux qui ont reçu comme nous l'Esprit-Saint? Et il ordonna qu'ils fussent baptisés au nom de Jésus-Christ (2). Or, les apôtres et les frères qui étaient en Judée apprirent que les gentils avaient reçu la parole de Dion. Pierre étant allé à Jérusalem, les fidèles circoncis disputaient contre lui, disant: Pourquoi êtes-vous entré chez des hommes incirconcis, et pourquoi avez-vous mangé avec eux? " Pierre leur ayant

1. On sait qu'il en fut injustement banni l'année même où saint Jérôme écrivait cette lettre.

2. Act. X, 13-48.

exposé toutes ses raisons, termina son discours par ces mots: " Si donc Dieu leur a donné la même grâce qu'à nous qui avons cru en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui étais-je, moi, pour m'opposer à Dieu ? Ayant entendu ces paroles, ils se turent, et puis ils glorifièrent Dieu en disant: Dieu a donc donné la pénitence aux gentils pour les conduire à la vie (1). " De plus, longtemps après, Paul et Barnabé étant allés à Antioche, et l'Église ayant été assemblée, ils racontèrent les " grandes choses que Dieu a faites avec eux et comment il avait ouvert la porte de la foi aux gentils (2); quelques-uns, venus de la Judée, instruisaient les frères et disaient: Si vous n'êtes pas circoncis selon la coutume de Moïse, vous ne pouvez pas vous sauver. Un mouvement assez considérable ayant donc éclaté contre Paul et Barnabé, ils résolurent de monter à Jérusalem, " tant ceux qui étaient accusés que ceux qui accusaient, " vers les apôtres et les prêtres, pour cette question. Quand ils furent arrivés à Jérusalem, on vit s'élever quelques pharisiens qui avaient cru en Jésus-Christ et qui disaient : Il faut les circoncire et leur ordonner de garder la loi de Moïse. Et comme ce mot donnait lieu à une grande discussion, Pierre, " avec sa liberté accoutumée: " Hommes, mes frères, leur dit-il, vous savez qu'il y a longtemps Dieu m'a choisi parmi vous pour que les gentils entendent par ma bouche la parole de l'Évangile et qu'ils croient; et Dieu qui tonnait les coeurs, leur a rendu témoignage, en leur donnant l'Esprit-Saint comme à nous, et n'a fait aucune différence entre eux et nous, purifiant leurs coeurs par la foi. Maintenant pourquoi voulez-vous que Dieu mette sur la tête des disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu supporter? Mais nous croyons que, par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous serons sauvés comme eux. Toute la multitude garda le silence, " et l'apôtre Jacques et tous les prêtres se rangèrent à l'avis de Pierre (3).

8. Ceci ne doit pas être ennuyeux pour le lecteur; mais doit lui servir, ainsi qu'à moi, à prouver qu'avant l'apôtre Paul , Pierre n'avait pas ignoré, lui, l'auteur même de ce décret, que la loi n'était plus obligatoire après l'Évangile. Enfin l'autorité de Pierre fut si grande, que Paul écrivit dans son épître : " Trois ans après, j'allai à Jérusalem voir Pierre, et je restai quinze jours auprès de lui (4). " Et plus bas : " Quatorze ans après, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé , ayant pris aussi Tite. Or, j'y montai par une révélation, et je leur exposai l'Évangile que je prêche au milieu des gentils. " Paul montrait par là qu'il n'aurait point prêché son Evangile en toute sécurité s'il n'avait été appuyé par le sentiment de Pierre et de ceux qui étaient avec lui. Il ajoute aussitôt: " J'exposai mon Evangile en particulier à ceux qui paraissaient les plus considérables, de peur de courir ou d'avoir couru en vain. " Pourquoi en particulier, et non pas en public? C'était pour

1. Act. XI, 1-18. — 2. Ib. XIV, 26. — 3. Act. XV, 1-12. — 4. Galat. I, 18.

94

empêcher qu'un scandale n'éclatât parmi les fidèles d'entre les juifs, qui pensaient qu'il fallait garder la loi, tout en croyant dans le Seigneur notre Sauveur. Et, dans ce temps, Pierre étant allé à Antioche (quoique ceci ne se trouve pas dans les Actes des apôtres, nous devons en croire le témoignage de Paul), " Paul lui résista en face, parce qu'il était répréhensible. Avant que quelques-uns vinssent d'auprès de Jacques , Pierre mangeait avec les gentils; à leur arrivée, il se retirait, et se séparait d'eux, craignant les reproches des circoncis. Et les autres juifs et Barnabé furent portés à user de la même feinte. Mais quand je vis, dit Paul, qu'ils ne marchaient pas droit, selon la vérité de l'Evangile , je dis à Pierre , devant tout le monde : Si vous, qui êtes juif, vous vivez comme les gentils, et non pas comme les juifs, comment forcez-vous les gentils à judaïser (1) ? " et le reste. Ainsi, il n'est douteux pour personne que l'apôtre Pierre n'ait été le premier auteur de l'ordonnance à laquelle on l'accuse ici d'avoir manqué. La cause de la prévarication, c'est la peur des juifs. Car l'Ecriture dit que Pierre mangeait. d'abord avec les gentils : mais après que quelques-uns furent venus d'auprès de Jacques, il s'en retirait et s'en séparait, craignant les reproches des circoncis. Il appréhendait que les juifs, dont il était l'apôtre, ne s'éloignassent de la foi du Christ à l'occasion des gentils; imitateur du bon Pasteur, il tremblait de perdre le troupeau confié à ses soins.

9. Après avoir montré que Pierre avait bien pensé sur l'abolition de la loi mosaïque, mais que la crainte l'avait conduit à feindre de l'observer, voyons si Paul , qui a repris Pierre, n'a pas fait quelque chose de pareil. Nous lisons dans le même livre : "Paul parcourait la Syrie et la Cilicie, affermissant les Eglises ; il arriva à Derbe et à Lystra; et voilà qu'un disciple était là, nommé Timothée, fils d'une veuve juive qui avait embrassé la foi, et. d'un père gentil. Les frères qui étaient à Lystra et à Iconium lui rendirent témoignage. Paul voulut que ce disciple partit avec lui ; et, l'ayant pris, il le circoncit, à cause des juifs qui se trouvaient là (2). " O bienheureux apôtre Paul, qui avez blâmé dans Pierre la dissimulation qui l'a fait se séparer des gentils, à cause de la crainte des juifs venus d'auprès de Jacques, pourquoi avez-vous , contre votre sentiment , obligé à la circoncision Timothée, fils d'un homme gentil, et gentil lui-même (car il n'était pas juif, puisqu'il n'était pas circoncis) ? Vous me répondez à cause des juifs qui se trouvaient dans ces lieux-là. Vous, qui vous pardonnez à vous-même la circoncision d'un disciple venu du milieu des gentils , pardonnez donc à Pierre, votre ancien, d'avoir fait quelque chose par la crainte des juifs devenus chrétiens. Il est aussi écrit : " Paul, après avoir passé là plusieurs jours, dit adieu aux frères, et s'embarqua pour la Syrie avec Priscilla et Aquila; et il se rasa la tête à Cenchrée, car il avait fait un voeu (3). " Admettons que là il ait été forcé par la crainte des juifs de faire ce qu'il ne

1. Galat. II, 1, 2, 11-14. — 2. Act. XV, 41; XVI, 1-3. — 3. Ibid. XVIII, 18.

voulait pas, pourquoi laissa-t-il, ici, croître sa chevelure dans un voeu , et pourquoi se la fit-il couper à Cenchrée, selon la loi imposée aux Nazaréens qui se consacraient à Dieu (1) ?

10. Mais ceci est peu de chose en comparaison de ce qui va suivre : " Quand nous filmes arrivés à Jérusalem, dit saint Luc, l'auteur de l'histoire sacrée, les frères nous reçurent avec joie; " le jour suivant, Jacques et tous les anciens qui étaient avec lui, ayant approuvé l'Evangile de Paul, lui dirent : " Vous voyez, frère, combien de milliers d'hommes, en Judée, ont cru en Jésus-Christ, et ils sont tous zélés pour la loi. Or, ils ont oui dire de vous que vous enseignez à tous les juifs qui sont parmi les gentils, de renoncer à Moïse, en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs enfants, ni vivre selon la coutume des juifs. Que faire donc ? Il faut que cette multitude s'assemble, car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé. Faites ce que nous allons vous dire : nous avons ici quatre hommes qui ont fait un veau; prenez-les avec vous, et purifiez-vous avec eux; faites tous les frais pour qu'ils se rasent la tète; et tous sauront que ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux, mais que vous continuez à garder la loi. Paul ayant donc pris ces hommes et s'étant, le lendemain, purifié avec eux, entra au temple, annonçant combien de jours devait durer leur purification et quand l'offrande serait présentée pour chacun d'eux (2). "

O Paul ! je vous le demande encore ; pourquoi avez-vous rasé votre tête? pourquoi avez-vous marché nu-pieds, selon les cérémonies des juifs? pourquoi avez-vous offert des sacrifices? et pourquoi des victimes ont-elles été immolées pour vous, selon la loi ? Sans doute, vous me répondrez Pour ne pas scandaliser les juifs qui avaient cru. Vous avez donc fait semblant d'être juif pour gagner les juifs ; et les autres prêtres vous on t appris cette même dissimulation , mais vous n'avez pu échapper. Vous alliez périr au milieu du mouvement excité contre vous, lorsque vous fûtes emporté par nu tribun et envoyé par lui à Césarée, sous bonne escorte; il vous sauva des juifs, qui vous auraient. tué comme un fourbe et un destructeur de la loi. De là, allant à Rome, vous préchâtes le Christ aux juifs et aux gentils, dans une maison que vous aviez louée, et vous scellâtes votre doctrine sous le glaive de Néron (3).

11. Nous avons vu qu'à cause de la crainte des juifs Pierre et Paul feignirent également d'observer les préceptes de ]aloi. De quel front et par quelle audace Paul reprendra dans un autre ce qu'il a fait lui-même ? J'ai montré ou plutôt d'autres ont montré avant moi quel avait pu être son motif; tous ceux-là ne défendaient pas le mensonge officieux, comme vous le dites, mais enseignaient une sage conduite; ils voulaient mettre en lumière la prudence des apôtres et réprimer l'insolence du blasphémateur Porphyre qui dit que Pierre et Paul s'étaient battus comme des enfants, que Paul avait été jaloux des vertus de Pierre, qu'il s'était vanté

1. Nomb., VI, I8. — 2. Act., XXI, 17-26. — 3. Ibid. XXIII, 23; XXVIII, 14, 30.

95

de ce qu'il n'avait pas fait, ou s'il l'avait fait, il n'y avait trouvé qu'une occasion de reprocher insolemment à un autre une faute par lui-même commise. Ces maîtres ont expliqué la conduite des apôtres comme ils ont pu; et vous, comment l'expliquerez-vous ? Vous avez sans doute quelque chose de meilleur à dire, puisque vous condamnez sur ce point le sentiment des anciens.

12. Vous m'écrivez dans votre lettre : " Ce n'est pas moi qui vous apprendrai comment on doit entendre ce que dit le même apôtre : Je me suis fait juif avec les juifs pour gagner les juifs (1), et le reste qui est dit par compassion de miséricorde et non point par dissimulation de tromperie. C'est ainsi que celui qui sert un malade se fait en quelque sorte malade comme lui; il ne dit pas qu'il a la fièvre avec lui, mais il pense avec compassion à la manière dont il voudrait être servi s'il était à sa place. Saint Paul était juif; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements que le peuple juif avait reçus en son temps et quand il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, afin de montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les garder sans péril, même en croyant en Jésus-Christ, pourvu cependant qu'ils n'y missent pas l'espérance du salut; car le salut, que représentaient les sacrements anciens, était arrivé par le Seigneur Jésus (2). " Tout ce long discours dans une longue discussion, signifie que Pierre n'a point erré en pensant que les juifs, devenus chrétiens, dussent observer la loi, mais qu'il s'est écarté de la ligne du vrai en forçant les gentils à judaïser; en les forçant, sinon par l'autorité de son enseignement, du moins par la puissance de son exemple, et que Paul n'a rien dit de contraire à ce qu'il avait fait, puisqu'il s'est borné à reprocher à Pierre de forcer les gentils à judaïser.

13. Le fond de la question, ou plutôt le fond de votre pensée, c'est qu'après avoir embrassé l'Evangile du Christ, les juifs font bien d'observer les préceptes de la loi, c'est-à-dire d'offrir des sacrifices comme Paul en a offerts, de circoncire leurs fils comme Paul a circoncis Timothée, et d'observer le sabbat comme l'ont observé tous les juifs. Si cela est vrai, nous tombons dans l'hérésie de Cérinthe et d'Ebion qui, croyant en Jésus-Christ, furent anathématisés par les évêques, par cela seul qu'ils mêlaient à l'Evangile du Christ les cérémonies de la loi et qu'ils gardaient les choses anciennes en pratiquant les nouvelles. Que dis-je des Ebionites qui feignent d'être chrétiens? Il y a encore aujourd'hui parmi les juifs et dans toutes les synagogues de l'Orient une hérésie, celle des minéens ; les pharisiens, qui les condamnent, les appellent communément des nazaréens; ces hérétiques croient en Jésus-Christ fils de Dieu, né de la Vierge Marie; ils disent qu'il est celui qui a souffert sous Ponce Pilate, qui est ressuscité, et dans lequel nous-mêmes nous croyons; mais en voulant être en même temps juifs et chrétiens, ils ne sont ni chrétiens ni juifs. Je vous prie donc,

1. I Cor. IX, 20. — 2.Ci-dessus, lettr. XL, 4.

vous qui croyez devoir panser la petite blessure que vous m'accusez d'avoir faite, et qui n'est qu'une piqûre, un point d'aiguille, comme on dit, je vous prie de songer à la blessure que vous faites vous-même avec la lance et, pour ainsi dire, de tout le poids d'un javelot. L'exposition des divers sentiments des anciens dans l'interprétation des Ecritures, n'est pas un crime comme celui d'introduire de nouveau au coeur de l'Eglise une détestable hérésie. Et si nous sommes obligés de recevoir les juifs avec leurs formes religieuses, s'il faut leur permettre d'observer dans les églises du Christ ce qu'ils observaient dans les synagogues de Satan, je le dirai hautement : ce ne sont pas eux qui deviendront chrétiens, c'est nous qui deviendrons juifs.

14. Quel chrétien écoutera patiemment ce passage de votre lettre : " Paul était juif ; devenu chrétien, il n'abandonna point les sacrements des juifs que ce peuple avait reçus à sa convenance et au temps qu'il fallait; il en conserva la pratique lorsque déjà il était apôtre du Christ, pour montrer que ceux qui les avaient reçus de leurs pères pouvaient les garder sans péril (1). " Je vous supplie de nouveau : écoutez en paix l'expression de ma douleur. Paul, devenu apôtre du Christ, observait encore les cérémonies des Juifs, et vous dites " qu'elles n'étaient point pernicieuses à ceux qui voulaient les garder comme ils les avaient reçues de leurs pères. " Moi je dirai au contraire, et je soutiendrai de ma libre parole contre le monde entier que les cérémonies des juifs sont pernicieuses et mortelles aux chrétiens, et que tout chrétien qui les observe, qu'il ait été auparavant juif ou gentil, est tombé dans le gouffre du démon. " Car le Christ est la fin de la loi pour justifier tout croyant, savoir le juif et le gentil (2); " le Christ ne sera pas la fin de la loi pour justifier tout croyant, si le juif est accepté. Et nous lisons dans l'Evangile : " La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste (3). " Et ailleurs: " C'est pourquoi les juifs cherchaient à le tuer, non-seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il disait que son Père était Dieu et qu'il se faisait égal à Dieu (4). " Et encore : " Nous avons tous reçu de sa plénitude grâce pour grâce, parce que la loi a été donnée par Moïse; " mais la grâce et la vérité nous ont été données par Jésus-Christ (5). " A la place de la grâce de la loi qui a passé , nous avons reçu la grâce permanente de l'Evangile ; la vérité nous est venue par Jésus-Christ, au lieu des ombres et des figures de l'Ancien Testament. Dans le même sens Jérémie prophétise de la part de Dieu : " Voici que les jours arrivent, dit le Seigneur, et j'accomplirai une nouvelle alliance avec la maison d'Israël et la maison de Judas, non point comme l'alliance que je fis avec leurs pères au jour où je les pris par la main pour les tirer de la terre d'Egypte (6). " Remarquez ce qu'il dit: il ne promet pas la nouvelle alliance de l'Evangile aux gentils qui n'en avaient encore reçu aucune, mais

1. Ci-dessus, lett. XL, 4. — 2. Rom. X, 4. — 3. Matt. XI, 13; Luc, XVI, 16. — 4. Jean V, 18. — 5. Id. I, 16, 17. — 6. Jérém. XXXI, 31, 32.

96

aux juifs à qui Dieu avait donné la loi, par Moïse; afin qu'ils ne vivent plus dans l'ancienneté de la lettre, mais dans la nouveauté de l'esprit. Paul, qui est l'objet de ce débat, enseigne souvent cette doctrine. Je me bornerai à peu de passages pour être court: " Voilà que, moi Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sert de rien. " Et encore : " Vous êtes éloignés du Christ, vous qui cherchez votre justice dans la loi ; vous êtes déchus de la grâce. " Et plus bas : " Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (1). " On voit par là que celui qui est sous la loi, non point par condescendance comme l'ont cru nos anciens, mais en toute vérité, comme vous le croyez, n'a pas l'Esprit saint. Or, apprenons de Dieu quels sont les préceptes de la loi: " Je leur ai donné, dit-il, des préceptes qui ne sont pas bons, et des justifications où ils ne peuvent trouver la vie (2). " Nous ne disons pas cela pour condamner, comme Manichée et Marcion, la loi que nous savons être sainte et spirituelle, d'après l'Apôtre (3), mais parce que, la foi étant venue et les temps accomplis, " Dieu a envoyé son Fils né d'une femme et soumis à la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi et de nous rendre enfants d'adoption (4), " afin que nous ne vécussions plus sous le pédagogue, mais sous l'héritier adulte et Seigneur.

15. On lit ensuite dans votre lettre : " Paul n'a pas repris Pierre de ce qu'il suivait les traditions des ancêtres ; si celui-ci avait voulu les suivre, il l'aurait pu sans déguisement et sans inconvenance (5). " Je vous le dis encore une fois vous êtes évêque, maître des églises du Christ ; il faut prouver la vérité de vos assertions ; prenez quelque juif, devenu chrétien; qu'il fasse circoncire son nouveau-né, qu'il observe le sabbat, qu'il s'abstienne des viandes que Dieu a créées pour qu'on en use avec action de grâces; que le quatorzième jour du premier mois, il immole un agneau vers le soir : quand vous aurez fait cela, et vous ne le ferez pas (car je vous sais chrétien et incapable d'un sacrilège), vous condamnerez bon gré mal gré votre sentiment; et alors vous comprendrez que c'est une oeuvre plus difficile de prouver ses propres pensées que de censurer celles d'autrui. De peur que peut-être je ne vous crusse point ou que je ne comprisse pas ce que vous disiez (car souvent un trop long discours manque de clarté, et quand on ne comprend pas on trouve moins à reprendre), vous insistez et vous répétez " Paul avait abandonné ce que les juifs avaient de mauvais. Quel est ce côté mauvais des juifs que Paul avait rejeté? C'est que, dit-il, ignorant la justice de Dieu, et voulant établir leur propre justice, ils ne sont point soumis à la justice de Dieu (6). Ensuite après la passion et la résurrection du Christ, le sacrement de la grâce ayant été donné et manifesté selon l'ordre de Melchisédech, leur tort était de croire qu'il fallait observer les anciennes cérémonies, par nécessité de salut, et non point par une simple continuation de la

1. Galat, V, 2, 4, 18. — 2. Ezéch., XX, 25. — 3. Rom. VII, 12, 14. — 4. Galat. IV, 4. — 5. Ci-dessus, lett. XL, 5. — 6. Rom., X, 3.

coutume; cependant si ces cérémonies n'avaient "jamais été de nécessité de salut, c'est sans fruit et vainement que les Machabées auraient souffert pour elles le martyre. Enfin, les juifs persécutaient les chrétiens prédicateurs de la grâce comme des ennemis de la loi. Voilà les erreurs et les vices que Paul repousse comme des pertes et des ordures, pour gagner le Christ (1).

16. Vous nous avez appris ce que l'apôtre Paul a rejeté de mauvais dans les Juifs; apprenez-nous ,maintenant ce qu'il en a gardé de bon. " Les cérémonies de la loi, me direz-vous, que les Juifs pratiquent selon la manière de leurs pères, comme elles ont été pratiquées par Paul lui-même sans aucune nécessité de salut (2). " Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire par ces mots : sans aucune nécessité de salut. Si elles ne procurent pas le salut, pourquoi les observer? s'il faut les observer, c'est qu'elles procurent le salut, surtout puisque la pratique de ces cérémonies fait des martyrs. On ne les suivrait pas si elles ne donnaient pas le salut. Ce ne sont pas de ces choses indifférentes entre le bien et le mal, sur lesquelles disputent les philosophes. La continence est un bien, la luxure un mal; c'est une chose indifférente que de marcher, de se moucher, de cracher; cela n'est ni bien ni mal; que vous le fassiez ou non, vous ne serez ni juste ni injuste. Mais il ne saurait être indifférent d'observer les cérémonies de la loi; c'est bien ou c'est mal. Vous dites que c'est bien, moi je prétends que c’est mal, et mal non-seulement pour les gentils qui ont cru, mais encore pour les juif. Si je ne me trompe, vous tombez ici dans un péril pour en éviter un autre. Tandis que vous redoutez les blasphèmes de Porphyre, vous rencontrez les pièges d'Ebion, en prescrivant l'observation de la loi aux juifs qui croient; et comme vous sentez le danger de ce que vous dites, vous vous efforcez de l'adoucir par d'inutiles paroles : " il fallait pratiquer les observations légales sans aucune nécessité de salut, comme les juifs croyaient devoir le faire, et sans la fallacieuse dissimulation que Paul avait blâmée dans Pierre (3). "

17. Pierre feignit donc d'observer la loi, et Paul, ce censeur de Pierre, l'observait hardiment; car on lit ensuite dans votre lettre : " Si Paul a observé les cérémonies de la loi parce qu'il a fait semblant d'être juif pour gagner les juifs, pourquoi n'a-t-il pas sacrifié avec les gentils, puisque, pour les gagner aussi, il a vécu avec ceux qui n'avaient point de loi, comme s'il n'en eût point eu lui-même (4)? Il ne l'a fait que parce qu'il était juif de nation, et n'a pas dit tout ceci pour paraître ce qu'il n'était pas, mais pour exercer la miséricorde dont il aurait voulu qu'on usât à son égard s'il avait été sous le coup des mêmes erreurs : une affection compatissante le poussait, au lieu de la fourberie et du mensonge (5). " Vous défendez bien Paul en disant qu'il ne feignait pas de partager l'erreur des juifs, mais qu'il fut véritablement dans l'erreur; qu'il ne voulut pas imiter

1. Lettre XL, 6 ; Philip. III, 8. — 2. XL, 6. — 3. I Lettr. bid. — 4. Ibid. — 5. II Cor. IX, 21.

97

le mensonge de Pierre pour dissimuler par la crainte des juifs ce qu'il était, mais pour se dire juif en toute liberté. Nouvelle bonté de l'Apôtre! Tandis qu'il veut faire les juifs chrétiens, il se fait juif lui-même. Il ne pouvait pas ramener les luxurieux à la tempérance sans se montrer luxurieux lui-même, ni venir miséricordieusement, comme vous dites, au secours des malheureux sans devenir lui-même malheureux. Ces Hébreux sont vraiment misérables et bien dignes de compassion, car, par leur opiniâtreté et leur amour de la loi abolie, ils ont fait d'un apôtre du Christ un juif! Il n'y a pas grande différence entre votre sentiment et le mien. Je dis que Pierre et Paul, par la crainte des juifs chrétiens, ont observé ou fait semblant d'observer les préceptes de la loi; et vous soutenez, vous, qu'ils l'ont fait par bonté, non point par la fourberie et le mensonge, mais par une compatissante affection. Cela importe peu, pourvu que nous convenions que, soit par crainte, soit par miséricorde, ils ont fait semblant d'être ce qu'ils n'étaient pas. L'argument que vous tournez contre moi, sur ce que Paul dut se faire gentil avec les gentils, puisqu'il s'était fait juif avec les juifs, plaide en ma faveur: car de môme que Paul ne fut pas vraiment juif, ainsi il n'était pas vraiment gentil; et de même qu'il ne fut pas vraiment gentil, ainsi il n'était pas vraiment juif. Il imite les gentils en recevant les incirconcis dans la foi du Christ, en leur promettant de se nourrir indifféremment des viandes condamnées parles Juifs; et non point, comme vous le pensez, en adorant les idoles. La circoncision ou l'incirconcision ne servent de rien en Jésus-Christ; c'est l'observation des commandements de Dieu qui est tout (1).

18. Je vous prie donc et vous conjure de me pardonner cette petite discussion; si je n'ai pas été ce que je dois être, imputez-le à vous-même, qui m'avez forcé de vous répondre, et qui m'avez rendu aveugle avec Stésichore. Ne croyez pas que je sois un docteur de mensonge, moi qui marche à la suite du Christ, lequel a dit : " Je suis la voie, la vérité et la vie (2). " II ne peut pas se faire que, pieusement dévoué à la vérité, je me courbe sous le joug du mensonge. N'excitez pas contre moi une populace d'ignorants. ils vous vénèrent comme évêque et vous écoutent dans votre Eglise avec admiration et avec le respect dû à votre sacerdoce; ils font peu de cas de moi, qui suis au dernier âge et presque décrépit, et qui n'aime plus que les solitudes du, monastère et des champs. Cherchez d'autres gens que vous puissiez instruire et reprendre; car je suis séparé de vous par de si grands espaces de mer et de terre, que le son de votre voix me parvient à peine; et si par hasard vous m'écriviez des lettres, l'Italie et Rome les recevraient avant moi, à qui elles seraient adressées.

19. Vous me demandez, dans d'autres lettres (3), pourquoi ma première version des livres canoniques a des astérisques et des obéles (4), et pourquoi

1. Gal. V, 6, et VI, 15. — 2. Jean, XIV. 6. — 3. Lettre LXXI.

4. Nous francisons le mot latin obelus, du mot grec obelos (broche), qui exprime les signes d'écriture dont il. est ici question. Saint Augustin avait dit obeliscis. Saint Jérôme dit : virgulas praenotatas, et aussi obeli.

j'ai publié ma nouvelle version sans l'accompagner,de ces signes; souffrez que je vous le dise, vous ne me paraissez pas comprendre ce que vous demandez. La première version est celle des Septante; et partout où il y a des traits ou des obèles, cela veut dire que les Septante renferment plus de choses que l'hébreu : les astérisques ou les étoiles avertissent de ce qui a été emprunté par Origène à la version de Théodotion ; ici j'ai traduit du grec, là de l'hébreu, m'attachant plutôt à l'exactitude du sens qu'à l'ordre des mots. Je m'étonne que vous ne lisiez pas la version des Septante telle qu'ils l'ont faite, mais telle qu'Origène l'a corrigée et corrompue avec ses obèles et ses astérisques, et que vous ne suiviez pas l'humble interprétation d'un chrétien; d'autant plus que les additions d'Origène ont été tirées d'une traduction publiée, depuis la passion du Christ, par un juif et un blasphémateur. Voulez-vous aimer véritablement les Septante? ne lisez pas ce qui est marqué par des astérisques; rayez-le plutôt de vos exemplaires, et vous ferez preuve d'amour pour les anciens. Si vous faites cela, vous serez forcé de condamner toutes les bibliothèques des Eglises ; car à peine y trouverait-on une ou deux Bibles qui ne portent pas les additions d'Origène.

20. Vous dites que je n'aurais pas dû traduire après les anciens, et vous vous servez d'un syllogisme tout nouveau : " Ou le texte traduit par les Septante est obscur, ou bien il est clair; s'il est obscur, il est à croire que vous pouvez aussi vous y tromper; s'il est clair, évidemment ils n'ont pas pu s'y méprendre (1). " Je vous réponds par votre propre argument. Tous les anciens docteurs qui nous ont précédés dans le Seigneur et qui ont interprété les saintes Ecritures, s'appliquaient à des textes obscurs ou à des textes clairs; si ces textes sont obscurs, comment avez-vous osé entreprendre, après eux, d'expliquer ce qu'ils n'ont pas pu expliquer eux-mêmes? S'ils sont clairs, il était bien inutile que vous voulussiez interpréter ce qui n'a pas pu leur échapper, surtout pour les psaumes, qui ont donné lieu à tant de volumes de dissertations chez les Grecs : Origène d'abord, puis Eusèbe de Césarée, ensuite Théodore d'Héraclée , Astérius de Scythopolis, Apollinaire de Laodicée, Didyme d'Alexandrie. De petits ouvrages ont été composés sur quelques psaumes séparés, mais nous parlons ici de tout le corps des psaumes. Chez les Latins, Hilaire de Poitiers et Eusèbe de Verceil ont traduit Origène et Eusèbe. Notre Ambroise a suivi sur quelques points le premier de ces deux auteurs. Que votre sagesse me réponde : Pourquoi, après tant et de tels interprètes, avez-vous exprimé des sentiments différents dans l'explication des psaumes ? Si les psaumes sont obscurs, il est à croire que vous avez pu vous y tromper; s'ils sont clairs, on ne doit pas croire que de tels interprètes aient pu s'y méprendre ; ainsi, de toute façon, votre interprétation deviendra inutile ; et, d'après cette règle,

1. Ci-dessus, lettre XXVIII, 2.

98

personne n'osera plus parler après les anciens, et le sujet qui aura été une fois traité, ne pourra plus l'être une seconde fois. Votre bienveillance ne saurait ici refuser aux autres le pardon indulgent que vous vous accordez à vous-même. Pour moi, je n'ai pas songé à abolir les anciennes versions en les traduisant du grec et du latin à l'usage des gens qui ne comprennent que ma langue ; j'ai plutôt voulu rétablir les passages. omis ou altérés par les juifs, pour que nos Latins connaissent ce que renferme la vérité de l'hébreu. S'il ne plait pas à quelqu'un de me lire, personne lie l'y force; qu'il boive avec délices le vin vieux, et qu'il méprise mon vin nouveau, c'est-à-dire mes travaux pour l'interprétation des versions anciennes et pour éclaircir ce qui est obscur. En ce qui touche la manière à suivre pour l'explication des saintes Ecritures, c'est une question que j'ai traitée dans mon livre sur la meilleure manière de traduire et dans toutes les petites préfaces placées en tête de ma version des divins livres : je crois devoir y renvoyer le sage lecteur. Et si, comme vous le dites, vous m'acceptez dans la correction du Nouveau Testament, parce que beaucoup de gens sachant le grec peuvent apprécier mon travail, vous deviez croire à la même exactitude dans ma version de l'Ancien Testament, être sûr que je n'y ai pas mis du mien, et que j'ai traduit le texte divin comme je l'ai trouvé dans l'hébreu. Si vous en doutez, interrogez les juifs.

21. Mais vous direz peut-être: " Que faire si les juifs ne veulent pas répondre ou s'ils veulent mentir ? " Est-ce que les juifs, tous tant qu'ils sont, garderont le silence sur ma traduction? Est-ce qu'il ne se rencontrera personne qui sache l'hébreu? Est-ce que tout le monde imitera ces juifs dont vous parlez et qui, dans un petit coin de l’Afrique, se sont entendus pour m'outrager? car voici ce que vous me contez dans une de vos lettres: " Un de nos collègues avait établi la lecture de votre version dans l'Eglise dont il est le chef; on lisait le prophète Jonas, et tout à coup on reconnut dans votre traduction quelque chose de très-différent du texte accoutumé qui était dans le coeur et la mémoire de tous, et qui se chantait depuis tant de générations. Le tumulte fut si grand dans le peuple, surtout parmi les Grecs qui criaient à la falsification, que l'évêque (c'était dans la ville d'Oëa), se trouva forcé d'interroger le témoignage des juifs du lieu. Ceux-ci, soit par malice, soit par ignorance, répondirent que le texte des Grecs et des Latins, en cet endroit, était conforme au texte hébreu. Quoi de plus? l'évêque se vit contraint de corriger le passage comme si c'eût été une faute, ne voulant pas, après ce grand péril, rester sans peuple. Il nous a paru, d'après cela, que peut-être vous avez pu vous tromper quelquefois (1). "

22. Vous dites que j'ai mal traduit quelque chose dans le prophète Jonas, et que, la différence d'un seul mot ayant excité un mouvement dans le peuple, l'évêque faillit perdre son troupeau. Mais

1. Ci-dessus, lettre LXXI, 5.

vous me dérobez ce que vous m'accusez d'avoir mal traduit, m'enlevant ainsi le moyen de me défendre, et de peur que ma réponse ne fasse fondre ce que vous dites; il arrive peut-être ici, comme il y a plusieurs années, quand la citrouille vint se mettre au milieu, et que le Cornélius et l'Asinius Pollion de ce temps soutint que j'avais traduit le mot de citrouille par celui de lierre. J'y ai répondu amplement dans mon commentaire de Jonas. Il me suffit de dire en ce moment qu'à l'endroit où les Septante ont mis le mot de citrouille, et Aquila, avec les autres interprètes, le mot xisson qui signifie lierre, on trouve dans l'hébreu ciceion . les Syriens disent ordinairement ciceia. Or, le ciceia est une sorte d'arbrisseau dont les feuilles ont la largeur de celles de la vigne; à peine planté, il s'élève à la hauteur d'un arbuste et se soutient sur sa tige, sans avoir besoin d'échalas, comme les citrouilles et les lierres. Si donc, traduisant mot à mot, j'avais écrit ciceion, personne ne m'aurait compris; si j'avais dit: citrouille, j'aurais dit ce qui n'est pas dans l'hébreu: j'ai mis lierre pour faire comme les autres interprètes. Et si vos juifs, selon votre récit, par malice ou par ignorance, prétendent que le texte hébreu est ici conforme aux versions grecques et latines, il est manifeste qu'ils ne savent pas l'hébreu, ou qu'ils se sont donné le plaisir de mentir pour se moquer de ceux qui aiment les citrouilles.

Je vous demande, en terminant cette lettre, de ne plus forcer au combat un vieux soldat, un vieillard qui se repose, et de ne pas vouloir qu'il brave de nouveaux dangers. Vous qui êtes jeune et constitué en dignité épiscopale, enseignez les peuples, enrichissez les greniers de Rome de nouveaux fruits de l'Afrique. Il me suffit, à moi, de parler bas, en un coin de monastère, avec quelque pauvre malheureux qui m'écoute ou me lit.

 

 

LETTRE LXXVI. (Fin de l'année 388.)

Saint Augustin fait parler l'Eglise catholique pour mieux toucher les gens du parti de Donat.

1. Voici, ô donatistes ! ce que vous dit l'Eglise catholique : " Enfants des hommes , jusques à quand aurez-vous le coeur appesanti? pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous le mensonge (1)? " Pourquoi vous êtes-vous séparés de l'unité du monde entier par un schisme sacrilège? Vous écoutez les faussetés débitées par des hommes qui mentent ou qui se trompent au sujet des divins livres qu'on prétend avoir été livrés aux païens; vous les écoutez pour rester dans une séparation hérétique; et vous n'êtes pas attentifs à ce que vous disent ces mêmes livres, pour que

1. Ps. IV, 3.

99

vous viviez dans la paix catholique. Pourquoi ouvrez-vous les oreilles à la parole des hommes, vous répétant ce qu'ils n'ont jamais pu prouver, et pourquoi êtes-vous sourds à la parole de Dieu qui dit: " Le Seigneur m'a dit : Vous êtes mon Fils, je vous ai engendré aujourd'hui : demandez-moi et je vous donnerai les nations en héritage, et j'étendrai votre possession jusqu'aux extrémités de la terre (1)? Les promesses de Dieu ont été faites à Abraham et à sa race. L'Ecriture ne dit pas : à ceux de sa race, comme si elle en eût voulu marquer plusieurs, mais à sa race, c'est-à-dire à l'un de sa race qui est Jésus-Christ (2). Toutes les nations, dit-il, seront bénies dans votre race (3). " Levez les yeux du coeur, considérez toute l'étendue de la terre, et voyez comme toutes les nations sont bénies dans la race d'Abraham. Un seul alors crut ce qui ne se voyait pas encore; maintenant vous voyez, et vous ne voulez pas voir. La passion du Seigneur est le prix de toute la terre; il a racheté tout l'univers; et vous ne vous accordez pas avec le monde entier pour votre bien; mais vous vous mettez à part et vous disputez contre tous pour tout perdre. Voyez dans le psaume à quel prix nous avons été rachetés: " Ils ont percé mes pieds et mes mains, ils ont compté tous mes os; ils m'ont considéré et regardé en cet état; ils ont partagé entre eux mes vêtements, et ont jeté ma robe au sort (4). " Pourquoi partager la robe du. Seigneur et ne pas conserver intacte avec le monde entier cette tunique de la charité tissue d'en-haut et qui ne fut pas divisée même par les bourreaux du divin Maître? On lit dans le même psaume que tout l'univers la possède : " La terre, dans toute son étendue, se souviendra du Seigneur et se convertira à lui; et toutes les familles des nations seront dans l'adoration en sa présente, parce que la souveraineté lui appartient et qu'il règnera sur les peuples (5). " Ouvrez les oreilles du cœur, et apprenez que " le Seigneur, le Dieu des dieux, a parlé, et qu'il a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher : c'est de Sion que vient tout l'éclat de sa beauté (6). " Si vous ne voulez pas la parole du prophète , écoutez l'Evangile ; c'est le Seigneur lui-même qui parle par sa propre bouche et qui dit : " Il fallait que s'accomplissent en la personne du

1. Ps. II, 7 et 8. — 2. Gal. III, 16. — 3. Gen. XXII, 18. — 4. Ps. XXI, 18, 19. — 5. Ibid. 29 et 30. — 6. Ps. XLIX, 1, 2.

Christ toutes les choses écrites sur lui dans la loi, les prophètes et les psaumes, et que la pénitence et la rémission des péchés fussent prêchées en son nom au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1). " Ce qu'il a dit dans le psaume : " Il a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son couchant, " il l'a dit dans l'Evangile par ces mots : " Au milieu de toutes les nations; " et ce qu'il a dit dans le psaume : " C'est de Sion que vient tout l'éclat de sa beauté, " il l'a dit dans l'Evangile par cette parole: "En commençant par Jérusalem. "

2. Vous avez imaginé de vous séparer de l'ivraie avant le temps de la moisson, parce que c'est vous seuls qui êtes l'ivraie; car si vous étiez le froment, vous supporteriez l'ivraie, et vous ne vous sépareriez pas de la moisson du Christ. Il a été dit de l'ivraie: " Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira. " Mais il a dit du froment: " Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (2). " Pourquoi pensez-vous que l'ivraie se soit accrue et ait rempli le monde, et que le froment ait diminué et soit resté dans l'Afrique seule? Vous vous dites chrétiens, et vous n'êtes pas d'accord avec le Christ. C'est lui qui a fait entendre cette parole : " Laissez l'un et l'autre croître jusqu'à la moisson ; " il n'a pas dit que l'ivraie dût croître et le froment diminuer. " Le champ est le monde, a-t-il dit et non pas le champ est l'Afrique. Le Christ a dit encore que la moisson est la fin des temps, " et non point le temps, de Donat; que "les moissonneurs sont les anges (3)," et non point les chefs des circoncellions. Mais, parce que vous accusez le froment à cause du mélange de l'ivraie, vous montrez que vous êtes l'ivraie, et, ce qui est plus grave, vous vous séparez du froment avant le temps. Quelques-uns de vos ancêtres, dont vous maintenez le schisme sacrilège, livrèrent aux persécuteurs, d'après les actes publics des villes, les Ecritures saintes et les titres de l'Eglise; malgré l'aveu de leur crime, ils ne furent point poursuivis par quelques autres de vos pères, qui les reçurent dans leur communion, et, s'étant tous réunis à Carthage en faction furieuse, ils condamnèrent, sans les entendre, des hommes qu'ils accusaient de ce même crime sur lequel ils s'étaient mis d'accord entre eux: ils ordonnèrent évêque contre évêque, et élevèrent

1. Luc, XXIV, 44, 47. — 2. Matth. XXIV, 12, 13. — 3. Matth. XIII, 30, 38,39.

100

autel contre autel. Ensuite ils envoyèrent des lettres à l'empereur Constantin pour demander que les évêques d'outre-mer jugeassent l'affaire des évêques d'Afrique; après qu'on leur eut donné les juges qu'ils avaient demandés, ils n'acceptèrent pas leurs arrêts rendus à Rome, et dénoncèrent auprès de l'empereur la sentence de ces évêques. Ils en appelèrent du jugement d'autres évêques envoyés à Arles, au jugement de l'empereur lui-même; entendus par Constantin, et trouvés par lui calomniateurs, ils persistèrent dans le même crime. Éveillez-vous pour le salut, aimez la paix, revenez à l'unité. Chaque fois que vous le voulez, nous vous lisons comment toutes ces choses se sont passées.

3. On s'associe aux méchants en consentant aux actions des méchants, et non pas en supportant dans le champ du Seigneur l'ivraie jusqu'à la moisson, et la paille jusqu'à la dernière. oeuvre du vanneur. Si vous haïssez les méchants, rompez vous-mêmes avec le crime du schisme. Si vous craigniez de vous mêler aux méchants, vous n'auriez pas gardé parmi vous, durant tant d'années, Optat qui vivait ouvertement dans l’iniquité, puisque vous l'appelez un martyr, il ne vous reste plus que d'appeler Christ. celui pour lequel il est mort (1). Que vous a fait le monde chrétien pour vous en séparer de la sorte dans une criminelle fureur ? et en quoi les maximianistes ont-ils si bien mérité de vous pour que vous les receviez dans leurs dignités après les avoir condamnés et les avoir chassés de leurs églises par des jugements publics? Que vous a fait la paix du Christ, cette paix que vous avez rompue en vous séparant de ceux que vous poursuivez de vos calomnies? Et en quoi la paix de Donat a-t-elle si bien mérité de vous, cette paix pour laquelle vous avez reçu ceux que vous aviez condamnés? Félicien de Musti est maintenant avec eux; nous avons lu pourtant que vous l'aviez condamné dans votre concile, que vous l'aviez accusé ensuite devant le proconsul et attaqué dans sa ville même de Musti, ce qui est consigné dans les actes publics.

4. Si c'est un crime de livrer les saintes Écritures, et Dieu l'a puni en faisant périr sur le champ de bataille le roi qui brûla le livre de Jérémie (2); combien est plus abominable le sacrilège du schisme, dont les premiers auteurs,

1. C'est pour Gildon que fut tué Optat de Thamugas.

2. Jérém. XXXVI, 23, 30.

auxquels vous avez comparé les maximianistes, furent engloutis vivants dans la terre (1) ! Comment nous reprochez-vous ce crime, sans pouvoir jamais le prouver, tandis que vous recevez parmi vous ces schismatiques que vous condamnez? Si vous êtes justes parce que vous avez souffert la persécution au nom des empereurs, les maximianistes sont plus justes que vous, car vous les avez persécutés vous-mêmes, au moyen des juges envoyés par les empereurs catholiques. Si vous avez seuls le baptême, que fait au milieu de vous le baptême des maximianistes reçu par ceux qu'a baptisés Félicien condamné, et avec lesquels il a été ensuite rappelé dans vos rangs ? Que vos évêques répondent au moins sur tout ceci à vous, qui êtes laïques, s'ils ne veulent pas conférer avec nous; et songez pour votre salut, songez à ce que c'est qu'un tel refus de la part de vos évêques. Si les loups ont tenu un concile pour ne pas répondre aux pasteurs, pourquoi les brebis n'en tiennent-elles pas un autre pour ne point se jeter dans les cavernes des loups?

1. Nombr. XVI, 31-33

 

 

 

LETTRE LXXVII. (Année 400.)

On remet au jugement de Dieu une affaire entre un moine et un prêtre. — Extrême réserve de saint Augustin en matière d'accusation.

AUGUSTIN AUX BIEN-AIMÉS SEIGNEURS ET TRÈS-HONORABLES FRÈRES FÉLIX ET HILARIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne m'étonne pas que Satan trouble les coeurs des fidèles; résistez-lui, en demeurant dans l'espérance des promesses de Dieu qui ne peut pas tromper; non-seulement il a daigné promettre des récompenses éternelles à ceux qui croient et espèrent en lui et persévèrent dans sa charité jusqu'à la fin, mais il a prédit que les scandales ne manqueraient pas pour exercer et éprouver notre foi, car il a dit : " Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira, " et aussitôt il ajoute " Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin sera sauvé (2). " Quoi de surprenant si les hommes sont les détracteurs des serviteurs de Dieu et, dans l'impuissance de corrompre leur vie, s'efforcent d'obscurcir leur renommée, puisque chaque jour ils blasphèment Dieu lui-même et leur Seigneur en se plaignant de ce qu'il fait contre

1. Nombr. XVI, 31-33. — 2. Matth. XXIV, 12, 13.

leur gré par un juste secret jugement ! J'exhorte donc votre sagesse, bien-aimés seigneurs

et très-honorables frères, à opposer aux calomnies des hommes, aux vains discours et aux soupçons téméraires la méditation chrétienne de l'Ecriture de Dieu, qui a prophétisé toutes ces choses et nous a avertis de nous tenir fermes contre elles.

2. Aussi je dirai brièvement à votre charité que le prêtre Boniface n'a été convaincu d'aucun crime devant moi, que je n'ai jamais rien cru et ne crois rien de pareil sur son compte. Comment ordonnerais-je d'effacer son nom du nombre des prêtres, lorsque j'entends cette effrayante parole du Seigneur dans l'Evangile : " Vous serez jugés comme vous aurez jugé les autres (1) ? " L'affaire entre lui et Spès a été remise au jugement de Dieu, d'après une convention entre eux qu'on pourra vous communiquer si vous voulez (2); qui suis-je moi-même pour oser prévenir la sentence de Dieu en effaçant ou en supprimant le nom de ce prêtre? évêque, je n'ai pas dû élever contre lui un soupçon téméraire; homme, je n'ai pas pu juger clairement sur les choses secrètes des hommes. Dans les causes séculières, lorsqu'on s'en réfère à un pouvoir plus haut, tout reste dans le même état ; on attend la sentence dont il n'est pas permis d'appeler, de peur de faire injure au juge supérieur si on changeait quelque chose pendant que l'affaire est pendante devant lui : or, quelle différence entre la divine puissance et la puissance humaine, quelque grande qu'elle puisse être ! Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu ne vous abandonne jamais, bien-aimés seigneurs et honorables frères.

1. Matth. VII, 2.

2. Un moine de la communauté de saint Augustin, appelé Spès, et un prêtre d'Hippone, appelé Boniface, s'étant mutuellement accusés de désordres, notre évêque les envoya au tombeau de saint Félix, à Nole, dans l'espoir qu'un miracle ferait connaître lequel des deux était coupable.

 

LETTRE LXXVIII. (Année 401.)

Les scandales dans l’Eglise.

AUGUSTIN AUX BIEN-AIMES FRÈRES, AU CLERGÉ, AUX ANCIENS, A TOUT LE PEUPLE DE L'ÉGLISE D'HIPPONE, QUE JE SERS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Plût à Dieu que fortement attentifs à l’Ecriture de Dieu, vous n'eussiez pas besoin du secours de notre parole au milieu des scandales, et que vous eussiez pour consolateur Celui-là même qui nous console : il a non-seulement prédit les biens qui attendent ses fidèles et ses saints, mais encore les maux dont ce monde devait être plein; il a pris-soin de nous les faire écrire à l'avance, pour que notre espérance des biens futurs soit plus vive que notre sentiment des maux qui précèdent la fin des siècles. " Tout ce qui est écrit, dit l'Apôtre, a été écrit pour notre instruction, afin que nous espérions en Dieu par la patience et la consolation des Ecritures (1). " Qu'était-il besoin que le Seigneur Jésus, non-seulement nous dît qu'à la fin des temps les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de son Père (2), mais encore qu'il s'écriât : Malheur au monde à cause des scandales (3) ! sinon pour que nous ne nous flattions pas de pouvoir atteindre à la félicité éternelle sans avoir subi avec courage l'épreuve des maux du temps? Qu'était-il besoin qu'il dît que la charité de plusieurs se refroidirait parce que l'iniquité aurait abondé, sinon pour que ceux dont il a parlé ensuite, et qui seront sauvés après avoir persévéré jusqu'à la fin (4) ne se troublassent pas, ne s'effrayassent pas à la vue de cette abondance d'iniquité par laquelle la charité serait refroidie, et ne tombassent pas en triste défaillance comme sous des coups imprévus et inopinés; mais plutôt afin que, voyant arriver ce qui a été annoncé pour le cours des temps, ils persévérassent patiemment jusqu’ à la fin et méritassent de régner dans la vie qui ne doit pas finir.

2. Je ne vous dis donc pas, mes très-chers, de ne pas vous affliger de ce scandale qui émeut plusieurs d'entre vous au sujet du prêtre Boniface ; ceux qui ne déplorent pas ces choses n'ont pas en eux la charité du Christ; mais la malignité du démon abonde dans le coeur de ceux qui s'en réjouissent. Ce n'est pas qu'il ait apparu dans ce prêtre quelque chose qui soit jugé digne de condamnation; mais c'est que deux de notre maison sont placés dans une situation telle qu'on regarde l'un d'eux comme certainement perdu, et que la réputation de l'autre passe pour mauvaise ou douteuse, quand même sa conscience n'aurait pas de souillure. Déplorez ces choses, car elles sont déplorables; que cette douleur pourtant

1. Rom, XV, 4. — 2. Matth. XIII, 43. — 3. Ibid. XVIII, 7. — 4. Ibid. XXIV, 12, 13.

102

n'éloigne point votre charité d'une pieuse vie, mais qu'elle vous excite plutôt à prier le Seigneur de faire éclater promptement l'innocence de votre prêtre, si votre prêtre est. innocent, ce que je crois davantage, car il n'a voulu ni répondre à des avances honteuses ni garder à cet égard un silence complaisant. S'il est coupable, ce que je n'ose soupçonner, il a blessé la réputation de celui qu'il n'a pas pu souiller, comme le prétend son accusateur, et il faut alors prier Dieu de ne pas permettre que Boniface cache son iniquité, afin qu'un jugement divin révèle sur chacun d'eux ce que les hommes ne peuvent découvrir.

3. Comme cette affaire me tourmentait depuis longtemps et que je ne trouvais pas à convaincre l'un des deux, quoique je crusse davantage aux affirmations du prêtre, j'avais songé d'abord à les remettre tous les deux au jugement de Dieu, jusqu'à ce que celui qui m'était suspect me fournît une raison manifeste de le chasser avec justice de notre demeure. Mais il cherchait violemment à être élevé à la cléricature, soit ici par moi, soit ailleurs par mes lettres ; je ne voulais, quant à moi, en aucune manière, imposer les mains à un homme dont je pensais tant de mal, ni le faire accepter par quelqu'un de mes frères à l'aide de ma recommandation; il se mit alors à agir avec turbulence et à dire que si lui-même n'était pas élevé à la cléricature, le prêtre Boniface ne devait pas être laissé dans son rang. Voyant que Boniface craignait de devenir un sujet de scandale pour les faibles et pour ceux qui penchaient à soupçonner sa vie, le voyant prêt à faire devant les hommes le sacrifice de sa dignité plutôt qu'à prolonger inutilement et aux dépens de la paix de l'Eglise une situation où il ne pouvait pas prouver son innocence et triompher des ignorances, des doutes et des soupçons, je choisis un milieu : il fut convenu entre eux deux qu'ils se rendraient dans un lieu saint, où de terribles oeuvres de Dieu ouvriraient plus aisément la conscience du coupable et le pousseraient à l'aveu, soit par quelque miraculeuse punition, soit par la crainte. Certainement Dieu est partout, et il n'y a pas d'espace qui puisse contenir ou enfermer Celui qui a tout fait ; il faut que les vrais adorateurs l'adorent en esprit et en vérité (1), afin qu'il justifie et couronne dans le secret celui qu'il écoute dans le secret. Cependant pour ce qui

1. Jean, IV, 24

est de ces oeuvres visiblement connues des hommes, qui peut sonder ses conseils et lui demander pourquoi tels miracles se font-ils en tels lieux et ne se font-ils pas ailleurs? Beaucoup de chrétiens connaissent la sainteté du lieu où l'on conserve le corps du bienheureux Félix de Sole; c'est là que j'ai voulu que se rendissent Boniface et Spès, parce qu'on peut de là nous écrire facilement et fidèlement tout ce qui pourra se produire de miraculeux dans quelqu'un d'entre eux. Car nous savons, nous, qu'à Milan, au tombeau des saints, où les démons sont admirablement et terriblement forcés à des aveux, un certain voleur, venu là pour tromper en faisant un faux serment, fut contraint de confesser son vol et de rendre ce qu'il avait dérobé. Est-ce que l'Afrique n'est pas pleine aussi de corps de saints martyrs? Et pourtant nous n'avons jamais ouï dire que de pareils prodiges aient été opérés ici. De même que, selon les paroles de l'Apôtre, " tous les saints n'ont pas la grâce de guérir les malades et tous n'ont pas le discernement des esprits (1), " de même Celui qui distribue ses dons à chacun comme il veut, n'a pas voulu que les mêmes miracles se produisent auprès de tous les tombeaux des saints.

4. Je ne voulais pas porter à votre connaissance cette grande douleur de mon âme, de peur de vous troubler profondément par une affliction inutile ; mais Dieu n'a pas permis que vous l'ignorassiez, sans doute pour que vous pussiez le prier avec nous de manifester ce qu'il sait de cette affaire et ce que nous ne pouvons pas savoir. Je n'ai pas osé effacer le nom de Boniface de la liste des prêtres de mon église : je ne voulais pas avoir l'air de faire injure à la puissance divine devant laquelle la cause est en ce moment pendante, si je prévenais son jugement par le mien ; cela ne se pratique pas même dans les affaires séculières; on n'aurait garde de toucher à rien tandis que le débat est porté devant un pouvoir supérieur. De plus, il a été statué dans un concile d'évêques (2) qu'on ne doit retrancher de la communion aucun clerc non convaincu, à moins qu'il ne se soit pas présenté pour être jugé. Cependant Boniface a été assez humble pour ne pas accepter des lettres qui lui auraient valu durant son voyage les respectueux égards dus à son rang, afin que, dans ce lieu où ils ne seront connus ni l'un ni l'autre, ils trouvent un

1. I Cor. XII, 30. — 2. Le concile de Carthage de l'année 397.

103

traitement égal. Et maintenant si vous désirez que son nom ne soit plus lu avec les noms de ses collègues, afin de ne pas donner des prétextes, selon les paroles de l'Apôtre, aux gens qui en cherchent (1) et qui ne veulent pas entrer au sein de l'Église, ce ne sera pas mon fait, mais le fait de ceux pour qui on prendra cette mesure. Que perdra l'homme que l'ignorance humaine supprimera de ces tablettes, si une conscience mauvaise ne l'efface pas du livre des vivants?

5. C'est pourquoi, mes frères, vous qui craignez Dieu, souvenez-vous de ce qu'a dit l'apôtre Pierre : " Le démon votre ennemi rôde autour de vous comme un lion rugissant, cherchant quelqu'un qu'il puisse dévorer (1). " Il s'efforce de souiller la réputation de celui qu'il ne peut dévorer après l'avoir séduit pour le mal, afin qu'il succombe, si c'est possible, sous le mépris des hommes et sous les coups des langues mauvaises, et soit ainsi précipité dans sa gueule. Si le démon n'a pas pu souiller la renommée d'un innocent, il essaye de lui persuader de mal juger de son frère, et l'enlace dans ces soupçons malveillants pour l'entraîner avec lui. Et qui pourra jamais compter ni même comprendre toutes ses ruses et tous ses piéges ? Pour éviter les trois écueils qui appartiennent plus particulièrement à l'affaire présente et pour que vous ne vous laissiez point aller aux mauvais exemples, voici comment Dieu vous parle par l'Apôtre : " Ne vous attachez pas à un même joug avec les infidèles, car que peut-il y avoir de commun entre la justice et l'iniquité, et quelle union pourrait-il exister entre la lumière et les ténèbres (2)? " Et dans un autre endroit : " Ne vous laissez point séduire : les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs. Soyez sobres, ô justes, et ne péchez point (3). " Voici maintenant ce que Dieu dit par le Prophète, afin que vous ne succombiez pas sous le coup des langues qui déchirent : " Écoutez-moi, vous qui connaissez le jugement, vous, mon peuple, qui portez ma loi dans votre coeur : ne craignez point les outrages des hommes, ne vous laissez pas abattre par leurs calomnies, ne comptez pas pour beaucoup d'être méprisés par eux; car le temps les consumera comme un vêtement et les rongera comme la teigne ronge la laine : mais ma justice de

1. II Cor. XI, 12.

2. II Pierre, V, 8. — 3. II Cor. VI, 14. — 4. I Cor. XV, 33, 34.

103

demeure éternellement (1). " Et pour que vous ne périssiez point en élevant malignement de faux soupçons contre les serviteurs de Dieu, souvenez-vous de ce passage de l'Apôtre : " Ne jugez rien avant le temps; attendez que le Seigneur vienne et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres; alors il mettra au grand jour les pensées de l'âme, car Dieu donnera à chacun la louange qui lui est due (2). " Et encore ceci : " A vous le jugement de ce qui se voit, mais au Seigneur notre Dieu de juger de ce qui est caché (3). "

6. Il est manifeste que ces choses n'arrivent pas dans l'Église sans attrister gravement les saints et les fidèles; toutefois nous sommes consolés par Celui qui atout prédit et qui nous a exhortés à ne pas nous laisser refroidir par l'abondance de l'iniquité, mais à persévérer jusqu'à la fin pour que nous puissions être sauvés; car, en ce qui me concerne, s'il y a en moi quelque amour pour le Christ, qui d'entre vous s'affaiblit sans que je m'affaiblisse moi-même? qui est scandalisé sans que je brûle (4) ? N'ajoutez pas à mon affliction en tombant dans de faux soupçons ou dans les péchés d'autrui ; n'ajoutez pas à mes peines, je vous en conjure, pour que je ne dise pas de vous: " Ils ont aggravé la douleur de mes blessures. " Quant à ceux qui se réjouissent de mes douleurs exprimées jadis par le Psalmiste dans ses prophétiques paroles sur le corps du Christ : " Ceux qui étaient assis à la porte m'insultaient, et ceux qui buvaient le vin me raillaient par leurs chansons (5) ; " quant à ces hommes, dis-je, on les supporte plus facilement; nous avons appris néanmoins à prier pour eux et à leur vouloir du bien. Pourquoi , en effet, sont-ils assis à la porte, et que cherchent-ils? ils veulent, lorsqu'un évêque, un clerc, un moine ou une religieuse vient à faillir, les envelopper tous dans une réprobation commune; ils répètent et soutiennent qu'il en est ainsi de tous, mais seulement qu'on ne le sait pas pour tous. Si une femme mariée est convaincue d'adultère, ces gens-là ne chassent pas pour cela leurs épouses et n'accusent pas leurs mères; mais s'ils entendent dire quelque chose de vrai ou de faux sur le compte de ceux qui font profession de vie religieuse, ils se remuent, se retournent, se donnent beaucoup de peine pour en faire

1. Is. LI, 7, 8. — 2. I Cor. IV, 5. — 3. Ibid. V, 12, 13. — 4. II Cor. XI, 29. — 5. Ps. LXVIII, 27, 13.

104

croire autant pour tous. Leurs langues mauvaises cherchent des jouissances dans nos douleurs; nous les comparerions aisément à ces chiens (si toutefois on pouvait les entendre en mal), qui léchaient les plaies du pauvre couché devant la porte du riche, et supportant toutes sortes de rudes et indignes traitements, jusqu'à ce qu'il fût arrivé au repos du sein d'Abraham (1).

7. Ne m'affligez pas d'avantage, vous qui avez quelque espérance en Dieu; n'ajoutez pas des plaies aux plaies que ceux-là lèchent, vous pour lesquels nous nous exposons à toute heure, nous combattons au dehors, nous craignons au-dedans (2), nous bravons le péril dans la ville, le péril dans le désert, le péril de la part des gentils, le péril de la part des faux frères (3). Je sais que vous souffrez, mais souffrez-vous plus que moi? je sais que vous êtes troublés, et je tremble qu'au milieu de tant de discours des langues envenimées, le faible ne défaille et ne périsse, le faible pour lequel le Christ est mort; qu'un accroissement de douleur ne nous vienne pas de vous, parce que ce n'est pas notre faute si notre douleur est devenue la vôtre. Je n'avais épargné ni précaution ni effort pour éviter ce malheur et pour empêcher qu'il ne fût connu de vous; car les forts devaient y trouver une affliction inutile et les faibles une dangereuse émotion; mais que Celui qui a permis que vous fussiez tentés par la connaissance de ce scandale vous donne la force de le supporter, et qu'il vous instruise de sa loi ; .qu'il vous affermisse par son enseignement et adoucisse pour vous l'épreuve des jours mauvais, jusqu'à ce qu'on ait creusé une fosse au pécheur (4).

8. J'entends dire que plusieurs d'entre vous sont plus contristés de ceci qu'ils ne l'ont été de la chute des deux diacres qui nous étaient revenus du parti de Donat; ils en prenaient occasion d'insulter à la discipline de Proculéien (5), se vantant que jamais notre discipline n'avait produit rien de pareil pour nos clercs: qui que vous soyez qui ayez fait cela, je vous l'avoue, vous n'avez pas bien fait. Voilà que Dieu vous a appris que " celui qui se glorifie doit se glorifier dans le Seigneur (6) : " ne reprochez aux hérétiques que de ne pas être catholiques; ne soyez pas semblables à ceux qui n'ayant

1. Luc, XVI, 21-23. — 2. II Cor. VII, 5. — 3. Ibid. XI, 26. — 4. Ps. XCIII, 13. — 5. Proculéien était évêque donatiste à Hippone. — 6. I Cor. I, 31.

rien pour justifier leur séparation, affectent de ramasser les crimes d'autrui et y ajoutent beaucoup d'insignes faussetés : ne pouvant obscurcir ni accuser la vérité même des divines Ecritures qui annoncent l'universalité de l'Eglise du Christ, ils s'efforcent de rendre odieux les hommes par lesquels cette vérité est prêchée et sur lesquels ils peuvent inventer tout, ce qui leur passe par l'esprit. Ce n'est pas ce que, vous avez appris à l'école du Christ, si toutefois vous l'avez bien entendu et si c'est lui qui vous a instruits (1). Lui-même a prémuni ses fidèles contre les mauvais dispensateurs qui font le mal par eux-mêmes, et par lui enseignent le bien, quand il a dit : " Faites ce qu'ils disent; ne faites pas ce qu'ils font : car ils disent et ne font pas (2). " Priez pour moi, de peur que, prêchant, les autres, je ne sois réprouvé moi-même (3) ; mais si vous vous glorifiez, glorifiez-vous dans le Seigneur et non pas en moi. Quelque vigilante que soit la discipline de ma maison, je suis homme, et je vis parmi les hommes, et je n'ose me vanter que ma maison soit meilleure que l'arche de Noé où sur huit hommes il s'en trouva un de réprouvé (4) : qu'elle soit meilleure que la maison d'Abraham où il fut dit : " Chassez l'esclave et son fils (5); " meilleure que la maison d'Isaac dont il fut dit des deux jumeaux : "j'ai aimé Jacob, et j'ai haï Esaü (6); " meilleure que la maison de Jacob lui-même où le fils souilla le lit du père (7); meilleure que la maison de David, dont un fils ne respecta point sa propre soeur (8), dont un autre fils se révolta contre la sainte mansuétude de son père (9); meilleure que la demeure de l'apôtre Paul qui, s'il n'avait eu avec lui que des bons, n'aurait pas parlé, comme je l'ai rappelé plus haut, " de ses combats au dehors , de ses frayeurs au dedans, " et n'aurait pas dit au sujet de la sainteté et de la foi de Timothée : " Je n'ai personne qui prenne soin de vous autant que lui, car tous cherchent leurs propres intérêts et non point les intérêts de Jésus-Christ (10) ; " je n'ai garde de penser que ma maison soit meilleure que la société du Seigneur Jésus-Christ lui-même, dans laquelle onze disciples fidèles ont supporté le traître et voleur Judas; meilleure enfin que le Ciel, d'où sont tombés des anges.

9. Je vous l'avoue, du reste, en toute simplicité

1. Ephés. IV, 20, 21. — 2. Matth. XXIII, 3. — 3. I Cor. IX , 27. — 4. Gen. IX, 27. — 5. Ibid. XXI, 10. — 6. Mal. I, 2. — 7. Gen. XLIX, 4. — 8. II Rois, XIII, 11. — 9. Ibid. XV, 12. — 10. Philip. II, 20, 21.

105

devant Notre-Seigneur, qui est mon témoin dans mon âme: depuis que j'ai commencé à servir Dieu, de même que je n'ai pas connu de meilleurs chrétiens que les hôtes fervents des monastères, ainsi je n'ai rien vu de pis que des moines tombés, et j'appliquerai aux communautés ces paroles de l'Apocalypse : " Le juste y devient plus juste, le souillé s'y souille davantage (1). " C'est pourquoi si quelques ordures nous attristent , beaucoup de belles choses nous consolent. Gardez-vous, à cause du marc qui déplaît à vos yeux, gardez-vous de détester les pressoirs par lesquels les réservoirs du Seigneur s'emplissent, d'huile lumineuse. Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu vous garde dans sa paix contre toutes les embûches de l'ennemi, ô mes bien-aimés frères !

 

 

 

LETTRE LXXIX. (404).

Saint Augustin châtie l'ignorante et orgueilleuse perversité d'un prêtre manichéen.

Vous cherchez en vain des détours; on vous reconnaît au loin. Mes frères m'ont rapporté leurs entretiens avec vous. C'est bien si vous ne craignez pas la mort; mais vous devez craindre cette mort que vous vous faites à vous-même en blasphémant de la sorte sur Dieu. Que vous considériez cette mort visible, connue de tous les hommes, comme la séparation de l'âme et du corps, ce n'est pas chose difficile à comprendre ; ce qui l'est, c'est ce que vous y ajoutez du vôtre en disant qu'elle est la séparation du bien et du mal. Mais si l'âme est un bien et le corps un mal, Celui qui les a unis l'un à l'autre n'est pas bon; or, vous dites que le Dieu bon les a unis; donc ou il est mauvais, ou il craignait le mal. Et vous vous vantez de ne pas craindre l'homme, quand vous vous forgez un dieu qui, par peur des ténèbres , a mêlé le bien et le mal ! Ne soyez pas fier, comme vous le dites, que nous fassions de vous quelque chose de grand, en arrêtant vos poisons au passage, et en empêchant que la pestilence ne se répande au milieu des hommes : l'Apôtre ne grandit pas ceux qu'il appelle des chiens lorsqu'il dit : " Prenez garde aux chiens (2); " il ne grandissait pas ceux dont il comparaît la doctrine à de la

1. Apoc. XXII, 11. — 2. Philip. III, 2.

gangrène (1). Je vous le demande, donc au nom du Christ; si vous êtes prêt, reprenez le débat dans lequel a succombé votre prédécesseur Fortunat (2). Car, en sortant d'ici, il ne devait y revenir qu'après s'être entendu avec les siens pour trouver de quoi répondre à nos frères. Si vous n'êtes pas prêt pour cette discussion, retirez-vous d'ici, ne corrompez pas les voies du Seigneur, ne tendez pas vos piéges aux âmes faibles pour les infecter de vos poisons ; autrement prenez garde qu'avec le secours du bras de Notre-Seigneur, vous ne soyez couvert de honte comme vous ne l'auriez pas cru.

 

 

 

LETTRE LXXX. (405.)

Comment on peut savoir si on accomplit la volonté de Dieu.

AUGUSTIN A SES FRÈRES PAULIN ET THÉRASIE , TOUS DEUX SAINTS ET AIMÉS DE DIEU, TRÈSDIGNES DE RESPECT ET D'AFFECTION, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Le très-cher frère Celse m'ayant demandé une réponse, je me suis hâté de payer cette dette; et je me suis véritablement hâté. Je pensais qu'il resterait encore quelques jours au milieu de nous: mais le départ d'un navire lui ayant tout à coup offert une occasion, il est venu à la nuit m'annoncer qu'il nous quitterait demain. Que faire, puisque je ne puis pas le retenir, et que d'ailleurs je ne le devrais pas si je le pouvais, car c'est vers vous qu'il s'empresse de retourner, et il sera meilleur pour lui qu'il vous retrouve? C'est pourquoi je saisis à la course ce que je dicte ici pour vous être envoyé, tout en me déclarant débiteur envers vous d'une plus longue lettre, que je vous écrirai au retour de nos vénérables frères mes collègues Théase et Evode , après que vous m'aurez vous-mêmes un peu rassasié; car c'est vous que depuis longtemps , au nom et avec l'aide du Christ, nous espérons trouver plus abondamment dans leurs coeurs et leurs bouches. Quoique je vous écrive aujourd'hui, je vous ai adressé une autre lettre, il y a peu de jours, par notre cher fils Fortunatien, prêtre de l'Eglise de Thagaste, qui s'embarquait pour aller à Rome. Maintenant donc je demande, selon ma coutume, que vous fassiez ce que vous faites toujours : priez pour nous, afin que Dieu voie

1. II Tim. II, 17. — 2. Voy. Rétrac. liv. I, ch. 16.

106

notre néant et notre peine, et qu'il nous pardonne tous nos péchés.

2. Je désire m'entretenir avec vous, si vous le permettez, comme je pourrais le faire si j'étais devant vous. Vous avez répondu avec un esprit tout à fait chrétien et avec piété à une petite question que je vous ai récemment proposée comme si vous étiez là et que j'eusse joui de la douceur de vos entretiens; mais vous y avez répondu en courant et trop brièvement; vous auriez pu y laisser couler un peu plus longtemps et plus abondamment la grâce de votre parole, si vous aviez expliqué un peu plus clairement ce que vous avez dit, savoir que vous êtes décidé à rester dans le lieu où vous trouvez tant d'avantages, mais à condition que s'il plaît au Seigneur de vous demander autre chose, vous préférerez sa volonté à la vôtre. Comment pouvons-nous connaître cette divine volonté toujours préférable à la nôtre? Est-ce seulement lorsque nous devons faire volontairement ce à quoi il a fallu nous déterminer malgré nos répugnances ? Là se fait ce que nous ne voulons pas, mais nous redressons notre volonté pour la conformer à celle de Dieu, dont il n'est pas permis de mépriser l'excellence ni d'éviter la toute-puissance; c'est ainsi qu'un autre ceignit Pierre et le porta où il n'avait pas voulu (1), et Pierre alla où il ne voulait pas, mais ce fut volontairement qu'il souffrit une mort cruelle. La divine volonté se manifeste-t-elle aussi dans le cas où nous pourrions ne pas changer de résolution s'il ne se présentait quelque chose qui semble indiquer que cette même volonté nous convie à un autre sentiment? Notre résolution n'était pas mauvaise; on aurait pu fort bien s'y tenir, si Dieu ne nous avait pas appelés à un autre dessein. Ce ne fut pas mal à Abraham de nourrir et d'élever son fils pour le garder, autant qu'il pourrait, jusqu'à la fin de sa vie; mais ayant reçu l'ordre de l'immoler, il changea sans hésiter une résolution qui n'était pas mauvaise en elle-même, mais qui le serait devenue s'il ne l'eût point changée après en avoir reçu l'ordre (2). Aussi je ne doute pas que ce soit là aussi votre avis.

3. Mais nous sommes souvent forcés de reconnaître une volonté de Dieu, différente de la nôtre, non point par une voix du ciel, par un prophète, par les révélations d'un songé ou par cet élan de l'âme qui s'appelle extase, mais par

1. Jean, XXI, 18. — 2. Gen. XXII, 2, 10.

les choses mêmes qui arrivent. Ainsi , nous avions décidé un départ, et une affaire est survenue, que la vérité consultée sur notre devoir, nous défend d'abandonner; nous avions le dessein de demeurer en tel endroit, et la même vérité également consultée nous oblige d'en . partir. Je vous demande de me dire pleinement et au long ce que vous pensez de cette troisième sorte de motifs de changer de résolution. Tous en sommes souvent troublés, et, il est difficile de ne pas omettre ce qu'il faudrait faire de préférence, lorsque l'on veut poursuivre un premier dessein qui n'est pas un vrai mal, mais qui devient un mal si on laisse l'action imprévue dont il aurait mieux valu s'occuper, et sans laquelle on eût pu continuer l'oeuvre première, non-seulement sans blâme, mais encore avec louange. Il est difficile de ne pas se tromper ici; c'est ici surtout, qu'il faut se rappeler cette parole du Prophète : " Qui connaît ses fautes (1)? " Je vous prie donc de me dire ce que vous avez coutume de faire à ce sujet ou ce que vous trouvez qu'on doive faire.

1. Ps. XVIII, 13.

 

 

LETTRE LXXXI. (Année 405.)

Témoignage pacifique et affectueux de saint Jérôme.

JÉRÔME AU SEIGNEUR VRAIMENT SAINT, AU BIENHEUREUX PAPE AUGUSTIN, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

J'ai demandé avec empressement de vos nouvelles à notre saint frère Firmus, et j'ai appris avec joie que vous vous portiez bien. J'espérais, j'avais même le droit d'attendre de vos lettres; mais il m'a dit qu'il était parti d'Afrique sans que vous l'eussiez su. Je vous rends, par lui, mes devoirs; il vous aime d'un grand amour; je vous prie, en même temps, de me pardonner de n'avoir pu refuser une réponse à vos instances répétées: j'en rougis. Mais ce n'est pas moi qui vous ai répondu, c'est ma cause qui a répondu à la vôtre. Et si c'est une faute de l'avoir fait, souffrez que je vous le dise, c'en est une plus grande de m'y avoir provoqué. Mais plus de plaintes de ce genre; qu'une fraternité pure s'établisse entre nous; et, désormais, ne nous envoyons plus de lettres de polémique, mais des lettres d'amitié. Les saints frères qui servent le Seigneur avec nous, vous saluent affectueusement. Je vous prie de saluer respectueusement, de ma part, les saints qui portent, avec vous, le joug léger du Christ, surtout le saint et vénérable pape Alype. Que le Christ notre Dieu tout-puissant, vous maintienne en bonne santé et (107) en bon souvenir de moi, ô seigneur vraiment saint et bienheureux pape! Si vous avez lu le livre des commentaires sur Jonas, je crois que vous aurez fait justice de la ridicule affaire de la citrouille. Si j'ai repoussé du style l'ami qui, le premier, s'est jeté sur moi avec l'épée, votre honnêteté et votre justice doivent blâmer l'accusateur, et non pas celui qui ne fait que répondre. Jouons, si vous le voulez, dans le champ des Ecritures, mais ne nous blessons ni l'un ni l'autre.

 

 

 

LETTRE LXXXII. (Année 405.)

Saint Augustin répond à la lettre où saint Jérôme a défendu son opinion sur le fameux passage de l'Epître aux Galates, et va au fond du débat avec une grande supériorité. Il se déclare converti au sentiment du docte solitaire en ce qui touche les traductions sur l'hébreu.

AUGUSTIN AU BIEN-AIMÉ SEIGNEUR , TRÈS - HONORABLE DANS LES ENTRAILLES DU CHRIST, AU SAINT FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

l. J'ai envoyé, il y a déjà longtemps, à votre charité une longue lettre, en réponse à celle que vous vous rappelez m'avoir adressée par votre saint fils Astérius, devenu non-seulement mon frère, mais mon collègue. Je ne sais pas encore si elle a mérité de parvenir entre vos mains; je ne vois rien par où je le puisse pressentir, sauf l'endroit de votre lettre, confiée à notre cher frère Firmus, où vous me dites que, si vous avez repoussé du style celui qui vous a, le premier, attaqué avec l'épée, mon honnêteté et ma justice doivent blâmer l'agression, et non pas la réponse: voilà le seul et faible indice qui me donnerait à penser que vous avez lu ma lettre. J'y ai déploré qu'une discorde si déplorable ait fait place, entre vous, à une amitié dont on se réjouissait pieusement partout où la renommée l'avait répandue. Je n'ai pas fait cela en blâmant votre fraternité , à laquelle je n'oserais supposer ici aucun tort; seulement, je gémissais sur cette misère de l'homme qui n'est pas sûr, quelle que soit sa charité, de rester fidèle à ses amitiés. Mais, j'aurais mieux aimé apprendre par vous si vous m'accordiez le pardon que je vous avais demandé; je souhaite que vous me le montriez plus clairement; il me semble, du reste, que vous m'avez pardonné, si j'en juge par un certain air plus épanoui que j'ai remarqué dans votre lettre : toutefois, j'en suis à ne pas savoir si, en écrivant cette dernière, vous aviez; lu la mienne.

2. Vous demandez, ou plutôt vous commandez avec la confiance de la charité, que nous jouions dans le champ des Ecritures, sans nous blesser l'un l'autre. Autant que cela dépend de moi, j'aimerais ici quelque chose de plus sérieux qu'un jeu. S'il vous a convenu d'employer ce mot en vue d'un travail facile, je désire plus, je l'avoue, de votre bonté, de vos forces, de votre docte sagesse, des anciennes et laborieuses habitudes d'un esprit pénétrant qui a su se créer des loisirs féconds : ce ne sera pas seulement avec la science, ce sera sous l'inspiration même de l'Esprit-Saint, afin que, dans ces grandes et difficiles questions,vous m'aidiez, faon pas à parcourir en jouant le champ des Ecritures, mais à franchir les montagnes où je perds haleine. Si vous avez cru devoir dire: Jouons, à cause de la bonne humeur qu'il convient de garder dans les discussions entre amis, soit qu'il s'agisse de questions claires et aisées, ou de questions ardues et difficiles, apprenez-moi, je vous conjure, comment nous pouvons en venir là. Alors, quand faute de promptitude d'esprit, si ce n'est d'attention, nous ne sommes pas de l'avis qui nous est présenté, et que nous cherchons à faire prévaloir un avis contraire, si nous nous laissons aller à quelque liberté, nous ne tomberons pas sous le soupçon de vanité puérile qui cherche la renommée en attaquant des hommes illustres; et lorsque nous prenons des précautions de langage pour adoucir une certaine âpreté inséparable de toute réfutation, on ne dira plus que nous nous servons d'une épée frottée de miel. J'ignore donc quel heureux mode de discussion vous proposeriez, pour éviter ce double défaut ou en détourner le soupçon, à moins qu'il. ne consiste à toujours approuver le savant ami avec lequel on discute une question, et que la plus petite résistance demeure interdite, même pour demander à s'instruire soi-même.

3. C'est alors assurément qu'on jouerait comme dans un champ sans l'ombre d'une crainte d'offense; mais à un tel jeu il serait bien étonnant qu'on ne se jouât pas de nous. Quant à moi, je l'avoue à votre charité , j'ai appris à ne croire fermement qu'à l'infaillibilité des auteurs des livres qui sont déjà appelés canoniques; à eux seuls je fais cet honneur et je témoigne ce respect. Si j'y rencontre quelque chose qui paraisse contraire à la vérité , je ne songe pas à contester, mais je me dis que l'exemplaire est défectueux, ou bien que le (108) traducteur est inexact, ou bien encore que je n'ai pas compris. Pour ce que je lis dans les autres écrivains, quelle que soit l'éminence de leur sainteté et de leur science, je ne le crois pas vrai par la seule raison qu'ils l'ont pensé, mais parce qu'ils ont pu me persuader qu'ils ne s'écartaient pas de la vérité, soit d'après le témoignage des auteurs canoniques, soit d'après des raisons probables. Je ne crois pas, mon frère, que vous soyez ici d'un autre sentiment que le mien, et certainement vous ne voulez pas qu'on lise vos livres comme ceux des prophètes ou des apôtres dont il serait criminel de mettre en doute la parfaite vérité. Cela est bien loin de votre pieuse humilité et de la juste idée que vous avez de vous-même ; car si vous n'étiez pas humble, vous ne diriez pas: " Plût à Dieu que nous méritassions vos embrassements et qu'en de mutuels entretiens nous pussions apprendre quelque chose l'un de l'autre ! "

4. Si, en considérant votre vie et -vos moeurs, je ne puis penser que vous ayez dit ceci faussement ni par feinte, combien plus il est juste que je croie à la sincérité de l’apôtre Paul dans ce passage sur Pierre et Barnabé : " Voyant qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Evangile, je dis à Pierre devant tous : Si vous qui êtes juif, vous vivez comme les gentils et non comme les juifs, pourquoi forcez-vous les gentils à judaïser (1) ? " Comment serai-je sûr qu'un homme ne me trompe ni dans ses écrits ni dans ses paroles, si l'Apôtre trompait ses fils qu'il enfantait de nouveau, jusqu'à ce que le Christ, c'est-à-dire la vérité, fût formé en eux (2) ? Il leur avait dit : " Je prends Dieu à témoin que je ne vous mens point en tout ce que je vous écris (3), " et cependant il n'aurait pas écrit en toute vérité, et il aurait usé avec ses fils, de je ne sais quelle dissimulation de condescendance en leur disant qu'il avait vu Pierre et Barnabé ne pas marcher selon la vérité de l'Evangile, qu'il avait résisté à Pierre en face, uniquement parce que Pierre forçait les gentils à judaïser !

6. Mais ne vaut-il pas mieux croire que l'apôtre Paul n'a pas écrit en toute vérité, que de croire que l'apôtre Pierre a fait quelque chose de mal? S'il en est ainsi, disons, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il vaut mieux croire que l'Evangile a menti, que de croire que Pierre ait renié le Christ (4), qu'il vaut mieux accuser

1. Gal. II,14. — 2. Ibid. IV, 19. — 3. Ibid. I, 20. — 4. Matth. XXVI,75.

de mensonge le livre des Rois, que de déclarer David, un si grand prophète, si excellemment choisi par le Seigneur Dieu, coupable d'avoir désiré et enlevé la femme d'un autre, et d'avoir commis, au profit de son adultère, un horrible homicide sur la personne du mari (1). Quant à moi, tranquille sur la vérité certaine des saintes Ecritures, placées à un si haut point de céleste autorité, je les lirai avec confiance; j'ai appris à croire à leur véracité lorsqu'elles approuvent, reprennent ou condamnent; et je ne crains pas de laisser le blâme monter jusqu'aux personnes d'ailleurs les plus dignes de louanges, plutôt que de tenir pour suspectes toutes les divines paroles elles-mêmes.

6. Les manichéens, ne pouvant détourner le sens de plusieurs passages de l’Ecriture qui condamnent très-clairement leur coupable erreur, prétendent que ces passages sont falsifiés, sans attribuer toutefois cette fausseté aux apôtres qui ont écrit, mais à je ne sais quels corrupteurs des livres saints. Ils mont cependant jamais pu le prouver ni par le nombre ou l'ancienneté des exemplaires, ni par l'autorité de la langue sur laquelle a été faite la version latine; aussi ils demeurent vaincus sous le coup de la vérité connue de tout le monde, et se retirent couverts de confusion. Votre sainte prudence ne comprend-elle pas quelle triomphante occasion s'offrirait à leur malice, si nous disions, non pas que les livres des apôtres ont été falsifiés par d'autres, mais que les apôtres eux-mêmes ont écrit des faussetés ?

7. Il n'est pas croyable, dites-vous, que Paul ait reproché à Pierre ce que lui-même avait fait. Je ne m'occupe pas maintenant de ce que Paul a fait, mais de ce qu'il a écrit; c'est là surtout ce qui importe à la question, afin que la vérité des divines Ecritures, recommandées à la mémoire pour édifier notre foi, non point par des hommes ordinaires, mais par les apôtres eux-mêmes, et revêtue, à cause de cela, de l'autorité canonique, demeure de tout point complète et hors de doute. Car si Pierre a fait ce qu'il a dû faire, Paul a menti en disant qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l'Evangile. Quiconque fait ce qu'il doit, fait bien. Et ce n'est pas dire vrai que de dire de quelqu'un qu'il fait mal, quand on sait qu'il a fait ce qu'il a dû. Mais si Paul a écrit la vérité, il demeure vrai que Pierre ne marchait pas droit selon l'Evangile ; il faisait donc ce

1. II Rois, XI, 4, 17.

109

qu'il ne devait pas; et si Paul avait déjà fait quelque chose de pareil, je croirai plutôt que, s'étant amendé lui-même, il n'avait pas pu négliger de reprendre son collègue dans l'apostolat, que je ne croirai à un mensonge dans son Epître, dans quelque épître que ce soit, et surtout dans celle qui commence par ces mots : " Je prends Dieu à témoin que je ne mens pas dans ce que je vous écris (1). "

8. Pour moi je crois que Pierre avait agi ainsi pour forcer les juifs à judaïser; car je lis que Paul l'a écrit, et je ne crois pas qu'il ait menti. Aussi, Pierre ne faisait pas bien. Il était en effet contraire à la vérité de l'Evangile de faire croire aux chrétiens qu'ils ne pouvaient pas se sauver sans les cérémonies de l'ancienne loi; et c'est ce que prétendaient à Antioche ceux d'entre les juifs qui croyaient au Christ, et Paul combattit contre eux avec persévérance et vivacité. Si Paul a fait circoncire Timothée (2), s'il s'est acquitté d'un voeu à Cenchrée (3) ; si, averti par Jacques à Jérusalem, il a pratiqué les cérémonies de la loi avec des gens qui le connaissaient (4), ce n'était pas pour montrer que le salut des chrétiens pouvait s'opérer par ces cérémonies, mais pour ne pas faire condamner comme une idolâtrie païenne ces prescriptions d'origine divine qui convenaient aux temps anciens et figuraient les choses à venir. D'après ce qu'avait dit Jacques, on croyait que Paul enseignait qu'il fallait se séparer de Moïse (5). Or, il n'est pas permis à ceux qui croient en Jésus-Christ de se séparer d'un prophète de Jésus-Christ, et de détester ou de condamner la doctrine de celui dont le Christ lui-même a dit : " Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez à moi, car c'est de moi qu'il a écrit (6). "

9. Soyez attentif, je vous prie, aux paroles mêmes de Jacques : " Vous voyez, mon frère, dit-il à Paul, combien de milliers d'hommes dans la Judée ont cru en Jésus-Christ, et tous ceux-là sont zélés pour la loi. Or, ils ont ouï-dire de vous que vous enseignez à tous les juifs, qui sont parmi les gentils, de se séparer de Moïse en disant qu'ils ne doivent pas circoncire leurs fils, ni marcher selon la coutume. Que faire donc? Il faut les assembler tous, car ils ont entendu dire que vous êtes arrivé. Faites donc ce que nous allons vous dire. Nous avons ici quatre hommes qui ont fait un voeu ; prenez-les , purifiez-vous avec

1. Gal. I, 20. — 2. Act. XVI, 3. — 3. Ibid. XVIII, 18. — 4. Ibid. XXI, 26. — 5. Ibid. 2. — 6. Jean, V, 46.

eux, et faites-leur raser la tête à vos frais ; et tous sauront que ce qu'ils ont entendu sur vous est faux, et que vous continuez à observer la loi. Pour ce qui est des gentils qui ont cru, nous leur avons mandé qu'ils n'observeraient rien de semblable, mais qu'ils s'abstiendraient seulement de viandes immolées aux idoles, du sang et de la fornication (1). " Il est clair, ce me semble, que Jacques conseilla cela pour démentir ce qu'avaient entendu dire de Paul ceux d'entre les juifs qui croyaient en Jésus-Christ et cependant restaient zélés pour la loi, et pour qu'ils ne regardassent pas comme sacrilège, à cause de la doctrine du Christ, et comme écrite sans l'ordre de Dieu, la loi que Moïse avait donnée à leurs pères. Ces bruits sur Paul provenaient non pas de ceux qui comprenaient dans quel esprit les juifs devenus chrétiens devaient désormais pratiquer les anciennes cérémonies, c'est-à-dire pour rendre hommage à leur divine autorité et à leur sainteté prophétique, et non pour en obtenir le salut qui se manifestait dans le Christ et se conférait par le sacrement du baptême; mais ces bruits étaient répandus par ceux qui prétendaient que, sans l'observation des anciennes cérémonies, l'Evangile ne suffisait pas pour le salut. Ils savaient en effet que Paul était un ardent prédicateur de la grâce et très-opposé à leurs intentions; qu'il enseignait que l'homme n'était pas justifié par les observations légales, mais par la grâce de Jésus-Christ, dont l'ancienne loi ne retraçait qu'une ombre; et voilà pourquoi, voulant exciter contre lui la haine et la persécution, ils l'accusèrent d'être l'ennemi de la loi et des divins commandements. Paul ne pouvait mieux échapper à ces inculpations menteuses qu'en observant ce qu'on l'accusait de condamner comme sacrilège : par là il montrait qu'il ne fallait ni interdire aux juifs comme criminelles les anciennes cérémonies, ni forcer les juifs à les pratiquer comme nécessaires.

10. Car s'il les avait réprouvées, ainsi qu'on le prétendait, et qu'il les eût cependant pratiquées afin de cacher son sentiment sous une action simulée, Jacques ne lui aurait pas dit

" Et tous sauront, " mais il aurait dit : " Et tous penseront que ce qu'ils ont ouï dire de vous est faux; " surtout parce que les apôtres avaient déjà ordonné dans Jérusalem même qu'on n'obligerait pas les gentils à judaïser (2); mais

1. Act. XXI, 20-25. — 2. Act. XV, 28.

110

non pas qu'on empêcherait les juifs d'observer les cérémonies judaïques, quoique la loi chrétienne ne les y obligeât plus eux-mêmes. Si donc ce fut après ce décret des apôtres que Pierre dissimula à Antioche pour forcer les gentils à judaïser, ce à quoi il n'était pas contraint lui-même, quoique pour recommander les divins oracles confiés aux juifs il n'en fût pas empêché; faut-il s'étonner que Paul l'ait pressé de déclarer ouvertement ce qu'il se souvenait d'avoir prescrit avec les, autres apôtres à Jérusalem ?

11. Si, au contraire, ce que je croirais davantage , Pierre a fait cela avant le concile de Jérusalem, il n'est pas étonnant que Paul ait voulu qu'il ne cachât pas timidement, mais montrât en toute liberté ce qu'il savait être aussi son sentiment vrai , soit qu'il lui eût communiqué son Evangile,.soit qu'il eût appris la divine révélation qui lui avait été faite sur ce point, dans la vocation du centurion Corneille; ou bien parce qu'il l'avait vu manger avec les gentils, avant l'arrivée à Antioche de ceux qu'il redoutait; car nous ne nions pas que Pierre fût alors du même avis que Paul. Celui-ci ne lui enseignait donc pas la vérité sur ce sujet, mais il blâmait la dissimulation par laquelle il contraignait les gentils à judaïser , uniquement parce que ces feintes semblaient autoriser ceux qui soutenaient que les croyants ne pouvaient se sauver sans la circoncision et les autres pratiques, ombres de l'avenir.

12. Paul fit donc circoncire Timothée, de peur que ceux des gentils qui croyaient en Jésus-Christ ne parussent aux yeux des juifs, et surtout des parents maternels de Timothée, détester la circoncision comme on déteste une idolâtrie: tandis que l'une fut l'oeuvre de Dieu et l'autre du démon. Il ne fit pas circoncire Tite, de peur d'avoir l'air d'autoriser ceux qui disaient que, sans cette circoncision, on ne pouvait pas se sauver, et qui, pour tromper les gentils, publiaient cette opinion comme étant celle de Paul. Il le dit assez lui-même dans ces paroles: " Tite qui était avec moi, et qui était grec, ne fut pas non plus forcé à la circoncision; et quoique de faux frères se fussent introduits furtivement parmi nous pour épier la liberté que nous avons en Jésus-Christ et nous réduire en servitude, nous ne leur cédâmes pas un seul instant, afin que la vérité de l'Evangile demeurât parmi vous (1). " On le voit ici, l'Apôtre comprenait ce que cherchaient ces faux frères: et pour ce motif il ne lit pas ce qu'il avait fait à l'égard de Timothée, et ce que lui permettait de faire cette liberté avec laquelle il avait montré qu'on ne devait pas rechercher ces cérémonies comme nécessaires, ni les condamner comme sacrilèges.

13. Mais, dites-vous, il faut prendre garde d'admettre dans cette discussion, comme. les philosophes, de ces actes humains qui, tenant le milieu entre le bien et le péché, ne sont ni l'un ni l'autre, et de nous laisser embarrasser par cette objection que la pratique des cérémonies légales ne saurait être indifférente, mais qu'elle est ou bonne ou mauvaise: si elle est bonne, nous devons nous y soumettre, et si elle est mauvaise, nous devons croire que la conduite des apôtres en cela n'a pas été sincère, mais simulée. — Pour moi, je ne crains pas tant pour les apôtres la comparaison avec les philosophes, quand ceux-ci disent quelque chose de vrai, que je ne craindrais pour eux la comparaison avec les avocats, quand ils mentent en plaidant. S'il a pu paraître convenable, dans l'Exposition même de l'Epître aux Galates a, de s'appuyer sur ce dernier rapprochement pour autoriser la dissimulation de Pierre et de Paul, pourquoi donc appréhenderai-je auprès de vous le nom des philosophes, qui sont vains, non pas parce que tout ce qu'ils disent est faux, mais parce qu'ils se contient en beaucoup de choses fausses, et que, là où ils trouvent à dire des choses vraies, ils sont étrangers à la grâce du Christ, qui est la vérité elle-même.

14. Mais pourquoi ne dirai-je pas que les cérémonies de l'ancienne loi ne sont pas bonnes; elles ne justifient point, car elles n'apparaissent que comme les figures de la grâce qui justifie; et que cependant elles ne sont pas mauvaises, puisque Dieu lui-même les prescrivit comme convenables à un temps et à des personnes? Je m'appuie aussi sur ce sentiment du prophète, par lequel Dieu déclare qu'il a donné à son peuple des règles qui ne sont pas bonnes (3). C'est peut-être pour cela qu'il ne les appelle pas des règles mauvaises, mais seulement des règles qui ne sont pas bonnes, c'est-à-dire qui ne sont pas telles que les hommes puissent devenir bons par elles, ou ne puissent pas devenir bons sans elles. Je voudrais que votre bienveillante

1. Gal. II, 3-5. — 2. Par saint Jérôme. — 3. Ezéchiel, XX. 25.

111

sincérité m'apprit si un fidèle d'Orient qui va à Rome, doit faire semblant de jeûner les samedis, excepté le samedi de Pâques. Dirons-nous que le jeûne du samedi est un mal? ce sera condamner non-seulement l'Eglise de Rome, mais encore beaucoup d'autres Eglises voisines et quelques autres éloignées, où la même coutume s'observe et demeure. Prétendrons-nous que c'est un mal de ne pas jeûner le samedi? nous accuserons témérairement un très-grand nombre d'Eglises d'Orient et la plus grande partie du monde chrétien. N'aimerez-vous pas que nous établissions un certain milieu qu'il est bon de garder, non dans un esprit de dissimulation, mais dans un esprit de condescendance et de déférence respectueuse ? et cependant il n'y a rien là-dessus de prescrit aux chrétiens dans les livres canoniques. A plus forte raison je n'ose appeler mauvais ce que la foi chrétienne elle-même m'oblige de regarder comme étant de prescription divine; quoique cette même foi m'apprenne aussi que ce n'est point en cela que je suis justifié, mais par la grâce de Dieu, au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur.

15. Je dis donc que la circoncision et les autres pratiques de ce genre furent commandées par la volonté divine au peuple juif dans le Testament appelé l'Ancien, comme une prophétique figure de ce qui devait s'accomplir par le Christ; ces choses, depuis leur accomplissement, ne sont plus, pour les chrétiens, que des témoignages qui doivent servir à comprendre les anciennes prophéties; il n'est plus nécessaire de les suivre, comme si on attendait encore la révélation de la foi dont ces ombres annonçaient la venue. Mais, quoiqu'il ne fallût point les imposer aux gentils, il ne convenait pas pourtant de les ôter à la coutume des juifs, comme des choses détestables et condamnables. Elles devaient tomber lentement et peu à peu avec les progrès de la prédication, de la grâce du Christ, par laquelle, seule, les croyants sauraient qu'ils pourraient être justifiés et sauvés, et non point par les ombres prophétiques de ce qui était présentement. accompli: tout ce passé religieux finissait à la vocation des juifs, devant le Christ vivant, et à l'arrivée des temps apostoliques. Il lui suffisait, pour son honneur, de n'être pas repoussé comme quelque chose de détestable et de pareil à l'idolâtrie; mais ces cérémonies ne devaient pas aller au delà, de peur qu'on ne les crût nécessaires et qu'on ne fit dépendre d'elles le salut, comme l'ont pensé les hérétiques qui, voulant être à la fois juifs et chrétiens, n'ont pu être ni chrétiens ni juifs. Vous avez daigné m'avertir avec beaucoup de bienveillance de prendre garde à leur erreur, mais je ne l'ai jamais partagée. La crainte avait fait tomber Pierre dans ce sentiment, non par adhésion, mais par faux semblant, et Paul écrivit très-véritablement qu'il l'avait vu ne pas marcher droit selon l'Evangile, et lui reprocha très-véritablement de forcer les gentils à judaïser. Lui, Paul, n'y contraignait personne; il observait sincèrement les anciennes cérémonies quand il le fallait, pour montrer qu'elles n'étaient pas condamnables; mais il ne cessait de prêcher que ce n'était point par elles, mais par la grâce de la foi révélée, que les fidèles pouvaient se sauver, afin de n'y pousser personne comme à des pratiques nécessaires. Tout en croyant que l'apôtre Paul a fait ceci en complète sincérité, je me garderais aujourd'hui d'imposer ni de permettre à un juif devenu chrétien, rien de pareil; de même que vous, qui pensez que Paul a usé de dissimulation, vous n'imposeriez ni ne permettriez des dissimulations semblables.

16. Voulez-vous que je dise aussi que le fond de la question, ou plutôt de votre sentiment, c'est qu'après l'Evangile du Christ, les juifs devenus chrétiens font bien d'offrir des sacrifices. comme Paul, de circoncire leurs, enfants comme Paul a circoncis Timothée, d'observer le sabbat comme l'observent tous les juifs, pourvu qu'ils ne fassent tout cela que par dissimulation? S'il en est ainsi, nous ne tomberons plus dans l'hérésie d'Ebion ou de ceux qu'on nomme communément nazaréens, ni dans quelqu'autre de ces anciennes erreurs; nous tomberons dans je ne sais quelle hérésie nouvelle, d'autant plus pernicieuse qu'elle ne serait pas l'ouvrage de l'erreur, mais d'un dessein arrêté et d'une volonté menteuse. Si, pour vous défendre, vous répondez que les apôtres dissimulèrent alors, avec raison, de peur de scandaliser la faiblesse d'un grand nombre de juifs, devenus chrétiens, qui ne comprenaient pas encore qu'il fallait rejeter ces cérémonies, et que des dissimulations de ce genre seraient insensées, aujourd'hui que la doctrine de la grâce chrétienne est établie au milieu de tant de nations, au milieu de toutes les Eglises du Christ, par la lecture de la loi même et des prophètes, où l'on apprend de quelle manière il faut comprendre ces prescriptions, sans qu'il (112) faille désormais les observer; pourquoi ne me sera-t-il pas permis de dire que l'apôtre Paul et d'autres chrétiens d'une foi pure, devaient honorer ces anciennes cérémonies en les observant parfois en toute sincérité, de peur que ces pratiques d'un sens prophétique, pieusement gardées par les ancêtres, ne fussent détestées, par leurs descendants, comme des sacrilèges diaboliques? Sans doute, depuis l'avènement de la foi qu'elles annonçaient et qui a été révélée après la mort et la résurrection du Seigneur, elles avaient perdu ce qui les faisait vivre comme devoirs; mais, semblables à des corps morts, il fallait que leurs amis les conduisissent à la sépulture, non par dissimulation, mais par religion. Il ne convenait pas d'abandonner tout de suite ces restes et de les livrer aux calomnies des ennemis comme aux morsures des chiens. Tout chrétien, maintenant, fût-il né juif, qui voudrait observer ces cérémonies, troublerait des cendres endormies; il ne porterait pas le mort, ou ne lui ferait pas pieusement cortège, il serait l'impie violateur d'un tombeau.

17. Je l'avoue toutefois, à l'endroit de ma lettre où je vous ai dit que Paul, déjà apôtre du Christ, avait observé les cérémonies des Juifs afin de montrer qu'elles n'étaient pas pernicieuses pour ceux qui voudraient les pratiquer dans l'esprit de l'ancienne loi; j'aurais dû en borner l'usage possible au commencement de la révélation de la grâce chrétienne, car à ces premiers temps de la foi- cela n'était pas pernicieux. C'est peu à peu et plus tard que tous les chrétiens devaient délaisser ces cérémonies; si cet abandon avait eu lieu soudainement, il eût été à craindre qu'on n'eût pas fait la différence de la loi de Dieu donnée à son peuple par Moïse et des institutions de l'esprit immonde dans les temples des démons. Je dois plutôt me reprocher d'avoir négligé ce complément de ma pensée que de me plaindre que vous m'ayez repris à cet égard. Je vous dirai cependant que, longtemps avant de recevoir. votre lettre, j'avais brièvement touché à cette question dans un écrit contre le manichéen Faust, et que je n'avais pas omis cette restriction; votre bienveillance pourra le lire si elle daigne en prendre la peine, et nos chers frères, par lesquels je vous envoie cet ouvrage, vous prouveront, comme vous voudrez, que je l'avais dicté auparavant. Au nom des droits de la charité, je vous demande de croire ce que je vous affirme du fond de l'âme et devant Dieu, savoir, qu'il ne m'a jamais paru que maintenant l'on puisse commander ou permettre à des juifs devenus chrétiens, d'observer ces antiennes cérémonies, dans quelque sentiment et pour quelque motif que ce soit, quoique mes sentiments sur Paul n'aient jamais varié depuis que ses épîtres me sont connues; il ne vous parait pas non plus à vous-même qu'il puisse appartenir aujourd'hui à qui que ce soit : d'user de la dissimulation dont vous croyez que les apôtres ont usé.

18. Vous dites, et vous soutiendriez contre le monde entier, ce sont vos expressions, que les cérémonies des juifs sont pernicieuses et mortelles aux chrétiens, et que quiconque d'entre les juifs et les gentils les observera, tombera dans le gouffre du démon : j'appuie tout à fait ce sentiment, et j'ajoute : Quiconque d'entre les juifs ou les gentils observera ces cérémonies, non-seulement avec sincérité, mais même avec dissimulation, tombera dans le gouffre du démon. Que voulez-vous de plus? De même que la dissimulation des apôtres n'est pas à vos yeux une raison pour ce temps-ci ; de même la sincérité de Paul dans les observations légales n'autorise pas à mes yeux aujourd'hui ces pratiques : ce qu'on put alors approuver est devenu détestable. Nous lisons : " La loi et les prophètes jusqu'à Jean-Baptiste (1); les Juifs cherchaient à faire mourir le Christ, parce que non-seulement il violait le sabbat, mais encore il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu (2); nous avons reçu grâce pour grâce; la loi a été donnée par Moïse, mais la grâce et la vérité ont été apportées par Jésus-Christ (3); " malgré ces divers passages de l'Evangile, et quoiqu'il ait été annonce par Jérémie que Dieu ferait avec la maison de Juda une alliance nouvelle et différente de l'alliance contractée avec leurs pères (4), je ne crois pas que les parents du Seigneur lui-même l'aient fait circoncire par dissimulation. Peut-être dira-t-on que le Seigneur ne l'empêchait point à cause de son âge; mais je ne crois pas qu'il ait dit faussement au lépreux, qu'il avait guéri par sa vertu propre et non par là puissance de la loi mosaïque : " Allez, et offrez pour vous le sacrifice que Moïse a prescrit pour leur servir de témoignage (5). "Ce n'est point par dissimulation qu'il est monté à

1. Luc, XVI,16. — 2. Jean, V, 18. — 3. Ibid. I, 16-17. — 4. Jérém., XXXI, 31. — 5. Marc. I, 44.

113

Jérusalem un jour de fête; ce n'était point pour être vu des hommes, puisqu'il s'y rendit en secret.

19. Le même apôtre a dit: " Voilà que, moi Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien (1). " Paul trompa donc Timothée et fut cause que le Christ ne lui servit de rien. Répondra-t-on que cette pratique n'ayant été qu'une feinte n'a pu nuire? Tels ne sont point les termes de l'Apôtre; il ne dit pas : Si vous vous faites circoncire sincèrement et non par dissimulation, mais il dit d'une façon absolue: " Si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. " Vous voulez, vous, dans l'intérêt de votre opinion, qu'on sous-entende ces mots : Si ce n'est par dissimulation; je demande, moi, que vous nous permettiez d'entendre que ceux-ci : Si vous vous faites circoncire, s'adressent à ceux qui voulaient être circoncis, parce qu'ils croyaient ne pouvoir se sauver autrement dans le Christ. Le Christ ne servait donc de rien à quiconque se faisait alors circoncire dans cet esprit, dans ce désir, dans cette intention; l'Apôtre le dit ailleurs clairement : ". Si c'est par la loi qu'on obtient la justice, le Christ est donc mort en vain (2). " Le passage que vous avez rappelé vous-même le prouve aussi

" Vous n'avez plus de part au Christ, vous qui " prétendez être justifiés par la loi; vous êtes " déchus de la grâce (3). " L'Apôtre blâme donc ceux qui croyaient être justifiés par la loi et non pas ceux qui observaient ces cérémonies en l'honneur de leur instituteur divin, sachant bien leur signification prophétique, et jusqu'à quel temps elles devaient durer. De là ces mots : " Si vous êtes conduits par l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi (4); " d'où il résulte, observez-vous, que celui qui est sous la loi, non pas par condescendance, selon le motif que vous prêtez à nos anciens, mais en toute vérité, comme je l'entends, n'a pas l'Esprit-Saint.

20. C'est une grande question, ce me semble, de savoir ce que c'est que d'être sous la loi, dans le sens condamné par l'Apôtre. Je ne pense pas qu'il ait dit cela pour la circoncision ou pour les sacrifices faits par les juifs, et qui ne le sont plus par les chrétiens, ni pour autres choses de ce genre; mais je pense qu'il l'a dit pour ce précepte même de la loi : " Tu

1. Galat. V, 2. — 2. Ibid. II , 21. — 3. Ibid. V , 4. — 4. Ibid. V,18.

ne convoiteras point (1), " que les chrétiens doivent certainement observer, et que l'Evangile nous prêche si clairement. Il assure que la loi est sainte, que le précepte est saint, juste et bon; puis il ajoute : " Ce qui est bon m'a-t-il donc donné la mort? pas du tout. Mais le péché, pour paraître d'autant plus péché, a causé ma mort par ce qui était bon; de sorte que le pécheur, ou le péché est devenu excessif par le commandement (2). " Ce que l'Apôtre dit du péché devenu excessif par la loi, il le dit ailleurs en ces termes : " La loi est survenue pour faire abonder le péché. Mais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé (3). " Et dans un autre endroit, après avoir parlé de la dispensation de la grâce qui seule justifie, il s'interroge en quelque sorte lui-même, et dit : " Pourquoi donc la loi? " Il répond aussitôt : " Elle a été établie à cause des prévarications jusqu'à l'avènement de Celui à qui la promesse a été faite (4). " Ceux qu'il dit être sous la loi d'une façon condamnable, ce sont ceux que la loi rend coupables; car ils ne remplissent pas la loi, tant que, faute de comprendre le bienfait de la grâce pour observer les commandements de Dieu, ils comptent orgueilleusement sur leurs propres forces. Car " la plénitude de la loi est la charité (5) ; et la charité de Dieu s'est répandue dans nos coeurs, " non point par nous-mêmes, " mais par l'Esprit-Saint qui nous est donné (6). " Pour traiter suffisamment cette question, il faudrait peut-être un volume tout exprès et assez étendu. Si donc ce précepte de la loi : Tu ne convoiteras point, si la faiblesse humaine sans le secours de la grâce de Dieu, tient l'homme sous le poids du péché, et condamne le prévaricateur plus qu'il ne délivre le pécheur; à plus forte raison les prescriptions simplement figuratives, telles que la circoncision et les autres cérémonies condamnées à une abolition nécessaire par la révélation de la grâce, ne pouvaient justifier personne. Il ne fallait pourtant pas les rejeter comme les sacrilèges diaboliques des gentils, quoique la grâce qu'elles avaient prophétisée commençât à se révéler, mais il fallait en permettre un peu l'usage, à ceux-là surtout qui venaient de ce peuple à qui elles avaient été données. Elles furent ensuite comme ensevelies avec honneur pour être à jamais délaissées par tous les chrétiens.

1. Exod. XX, 17; Deut. V, 21. — 2. Rom. VII, 12, 13. — 3. Rom. V, 20. — 4. Gal. III, 19. — 5. Rom. XIII, 10. — 6. Ibid. V, 5.

114

21. Que voulez-vous dire, je vous prie, par ces mots : " Non par condescendance, comme nos anciens l'ont pensé? " Ou bien c'est ce que j'appelle mensonge officieux, une façon de devoir qui fait qu'on croit mentir honnêtement, ou bien je ne vois pas du tout ce que cela pourrait être, à moins que, sous le nom de condescendance, le mensonge ne soit plus, le mensonge. Si cela est absurde, pourquoi ne dites-vous pas ouvertement que le mensonge officieux peut se soutenir? Le mot d'office vous répugne peut-être parce qu'on ne le trouve pas dans les livres ecclésiastiques ; notre Ambroise n'a pas craint pourtant d'intituler Des offices quelques-uns de ses livres pleins d'utiles préceptes. Faut-il blâmer celui qui aura menti officieusement, et approuver celui qui aura menti par condescendance? Mente où il voudra celui qui sera de cet avis, car c'est une grande question que celle de savoir si le mensonge peut parfois être permis à des hommes de bien, même à des hommes chrétiens à qui il a été dit : " Qu'il y ait dans votre bouche oui, oui, non, non, pour que vous ne soyez point condamnés (1), " et qui écoutent avec foi ces paroles : " Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge (2). "

22. Mais, comme je l'ai dit, c'est là une autre et grande question. Que celui qui pense qu'on peut parfois mentir soit juge de l'occasion où il croit pouvoir se le permettre, pourvu que l'on croie et que l'on soutienne fermement que nul mensonge ne se trouve dans les auteurs des saintes Ecritures, et surtout des Ecritures canoniques; il ne faut pas que les dispensateurs du Christ dont il a été dit : " On cherche, parmi les dispensateurs, quelqu'un qui soit fidèle (3), " estiment avoir appris quelque chose de grand, en ayant appris à mentir pour la dispensation de la vérité : car le mot de fidélité signifie en langue latine qu'on fait ce qu'on dit. Or, là où l'on fait ce que l'on dit, il n'y a plus mensonge. Dispensateur fidèle , l'apôtre Paul, sans aucun doute, écrit donc avec fidélité; il est le dispensateur de la vérité, et non pas de la fausseté. Donc aussi il a dit vrai quand il a écrit qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l'Évangile, et qu'il lui avait résisté en face, parce qu'il forçait les gentils à judaïser. Pierre reçut avec la sainte et bénigne douceur de l'humilité

1. Jacq. V, 12; Matth. V, 37. — 2. Ps. V, 7. — 3. Cor. IV, 2.

ce qui fut dit utilement et librement par la charité de Paul : rare et saint exemple qu'il donna ainsi à ceux qui devaient venir après lui, en leur apprenant à se laisser avertir même par des inférieurs, si, par hasard, il leur arrivait de s'écarter du droit chemin ! Exemple plus saint et plus rare que celui de Paul, qui veut que nous osions résister à de plus grands que nous pour la défense de la vérité évangélique, sans jamais blesser cependant la charité fraternelle. Quoiqu'il vaille mieux tenir le droit chemin que de s'en écarter en quelque manière, il est plus beau et plus louable de recevoir de bonne grâce une correction, que de relever courageusement une erreur. Paul mérite d'être loué par sa juste liberté, Pierre pour sa sainte humilité. Cette humilité aurait dû être, selon moi, défendue contre les calomnies de Porphyre, au lieu de donner à celui-ci de plus graves motifs d'injures contre Pierre. Quel plus sensible outrage à faire aux chrétiens, que de les accuser d'user de dissimulation dans leurs écrits et dans la célébration du culte de leur Dieu?

23. Vous me demandez de vous citer au moins quelqu'un dont je suive le sentiment en cette matière, tandis que vous nommez plusieurs auteurs qui vous ont précédé dans l'expression des mêmes pensées; et vous demandez que, si je vous reprends dans votre erreur, je souffre que vous vous trompiez avec de tels hommes, dont j'avoue n'avoir lu aucun. Ils sont six ou sept, mais il en est quatre dont vous ruinez vous-même l'autorité. D'abord quant au Laodicéen dont vous taisez le nom, vous dites qu'il est depuis peu sorti de l'Église; vous dites qu'Alexandre est un ancien hérétique; je lis qu'Origène et Didyme sont réfutés dans vos plus récents ouvrages, assez vivement et sur de grandes questions, quoique vous eussiez donné auparavant à Origène de merveilleuses louanges. Je crois donc que vous-même ne voudrez pas non plus errer avec ces hommes-là, quoiqu'en parlant de la sorte vous ne pensez pas qu'ils se soient trompés sur ce point. Car qui voudrait errer avec qui que ce fût? Restent trois auteurs, Eusèbe d'Emèse, Théodore d'Héraclée et celui que vous citez ensuite, Jean, qui gouvernait, il n'y a pas longtemps, l'Église de Constantinople avec la dignité épiscopale.

24. Or, si. vous cherchez ou si vous vous rappelez ce qu'a pensé sur ce point notre (115) Ambroise (1), ce qu'a pensé notre Cyprien (2), vous trouverez peut-être que nous ne manquons pas d'autorités que nous pouvons invoquer à l'appui de notre opinion. D'ailleurs je vous ai déjà dit que les livres canoniques sont les seuls à qui je doive une libre soumission, les seuls que je suive avec le sentiment que leurs auteurs ne peuvent errer en rien, ni écrire rien de faux. Si je cherchais un troisième auteur, pour en opposer trois aux trois que vous citez, je le trouverais, je crois, sans peine, en lisant beaucoup; mais en voici un qui me tiendra lieu de tous les autres; bien plus, qui est au-dessus de tous les autres, c'est l'apôtre Paul lui-même. J'ai recours à lui; c'est à lui que j'en appelle du sentiment contraire au mien, exprimé par les commentateurs de ses Epîtres; je l'interpelle, je lui demande si, en écrivant aux Galates qu'il avait vu Pierre ne pas marcher droit selon la vérité de l'Evangile, et qu'il lui avait résisté en face parce qu'il forçait les gentils à judaïser, il a écrit la vérité ou s'il a menti par je ne sais quelle condescendance de fausseté. Et je l'entends me crier d'une voix religieuse au début de son récit : " Voilà que je prends Dieu à témoin que je ne mens pas dans ce que je vous écris (3) ".

25. Que ceux qui pensent autrement me le pardonnent; mais je crois plus un aussi grand apôtre prenant Dieu à témoin dans ses écrits de sa propre véracité, qu'un auteur quelque savant qu'il soit, dissertant sur les écrits d'autrui. Je ne crains pas qu'on dise que je défends ainsi Paul, non point par ce qu'il a simulé l'erreur des juifs, mais parce qu'il a'été véritablement dans leur erreur; il ne simulait pas cette erreur, lui qui usant d'une liberté apostolique convenable au temps, pratiquait au besoin, pour les honorer, ces anciennes cérémonies, établies non par la ruse de Satan afin de tromper les hommes, mais par la Providence de Dieu, dans le but d'annoncer les choses futures; et certainement il n'était pas non plus dans l'erreur des juifs, lui qui non-seulement savait, mais prêchait vivement et sans cesse que c'était une erreur d'imposer aux gentils ces cérémonies, et de les juger nécessaires à la justification des fidèles, quels qu'ils fussent.

26. J'avais dit que Paul s'était fait comme juif avec les juifs, et comme gentil avec les

1. Voir le Commentaire de saint Ambroise sur l'Epître aux Galates.

2. Lett, LXXI, à Quintus. — 3. Gal. I, 20.

gentils, non pas par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante ; et il me semble qu'ici vous m'avez peu compris; ou plutôt je ne me suis peut-être pas suffisamment expliqué moi-même. Je n'ai pas voulu faire entendre que Paul ait dissimulé par miséricorde, mais qu'il avait été sincère dans ce qu'il faisait comme les juifs, autant qu'il l'était dans ce qu'il fit comme les gentils et que vous rappelez vous-même; et ici j'avoue avec reconnaissance que vous êtes venu à mon aide. Je vous avais demandé dans ma lettre comment il faut entendre que Paul se soit fait juif avec les juifs en feignant de pratiquer les cérémonies des juifs, puisqu'il s'est fait gentil avec les gentils sans feindre de sacrifier aux idoles comme les gentils; vous m'avez répondu qu'il s'était fait gentil avec les gentils en recevant les incirconcis, en permettant qu'on se nourrît indifféremment des viandes condamnées par les juifs

mais, dites-moi, a-t-il fait tout ceci par dissimulation? S'il serait absurde et faux de l'affirmer, admettez que dans ce qu'il a fait pour se conformer à la coutume des juifs avec une sage liberté, il n'agit point par une nécessité servile, et chose plus indigne encore, par une trompeuse dispensation.

27. En effet, il déclare aux fidèles et à ceux qui ont connu la vérité, à moins qu'on ne l'accuse ici de mensonge, " que toute créature de Dieu est bonne, et qu'on ne doit rien rejeter de ce qui se mange avec action de grâces (1). " Paul croyait donc, Paul qui était non-seulement un homme fidèle, mais surtout un fidèle dispensateur; lui, qui non-seulement connaissait la vérité, mais qui en était le docteur; il regardait donc, non avec dissimulation, mais sincèrement comme bon tout ce qui a été créé de Dieu pour la nourriture des hommes. Et puisqu'il s'était fait gentil avec les gentils, sans feindre aucune observance de leurs sacrifices et de leurs cérémonies, mais seulement en connaissant lui-même et en enseignant ce qu'il fallait penser des viandes et de la circoncision, pourquoi n'aurait-il pas pu se faire juif avec les juifs sans avoir l'air de pratiquer les cérémonies des juifs? Pourquoi aurait-il gardé la fidélité d'un bon dispensateur pour l'olivier sauvage enté sur l'olivier franc, et aurait-il pris je ne sais quel voile de dissimulation à l'égard des branches naturelles qui tenaient au tronc de l'arbre? Pourquoi se serait-il fait gentil avec

1. I Tim, IV, 4.

116

les gentils en enseignant ce qu'il pensait, en pensant ce qu'il disait, et se serait-il fait juif avec les juifs en gardant dans le coeur des sentiments contraires à ses paroles, à ses actions, à ses écrits? Dieu nous garde de croire cela ! L'Apôtre devait aux uns et aux autres la charité d'un coeur pur et d'une bonne conscience, et d'une foi non feinte (2). C'est ainsi qu'il se fit tout à tous pour les sauver tous, non par une ruse menteuse, mais par une tendresse compatissante; c'est-à-dire non pas en ayant l'air de faire le mal comme les autres, mais en travaillant à guérir miséricordieusement tous les maux, comme s'ils eussent été les siens propres.

28. Aussi lorsqu'il ne laissait voir en lui-même aucun éloignement pour les cérémonies de l'ancienne alliance, il ne trompait point par commisération, mais il honorait très-sincèrement des prescriptions divines qui devaient durer un certain temps, et ne voulait pas qu'on pût les confondre avec les sacrifices des gentils. Il se faisait juif avec les juifs, non point par une ruse menteuse mais par une tendresse compatissante, quand il voulait les tirer de leur erreur comme si elle eût été la sienne, de l'erreur par laquelle les Juifs refusaient de croire en Jésus-Christ, ou par laquelle ils pensaient pouvoir se purifier de leurs péchés et se sauver par l'observance de leurs anciennes cérémonies : il aimait son prochain comme lui-même, et faisait aux autres ce qu'il aurait voulu qu'on lui fît s'il en avait eu besoin : " c'est la loi et les prophètes, " comme le Seigneur le déclare, après l'avoir enseigné (2).

29. Cette tendresse compatissante, l'Apôtre la recommande aux Galates lorsqu'il dit : " Si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres qui êtes spirituels, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous faisant réflexion sur soi-même, et craignant d'être tenté aussi bien que lui (3). " Voyez s'il ne dit pas : Devenez semblable à lui pour le gagner. Non pas certes qu'il faille commettre la même faute ou feindre de l'avoir commise; mais dans le péché d'autrui on doit voir la possibilité de sa propre chute, et on doit secourir les autres avec miséricorde comme on voudrait être soi-même secouru : c'est-à-dire, non avec une ruse menteuse,

1. Tim. 1, 5. — 2. Matth. VII, 12. — 3. Gal. VI, l.

mais avec une tendresse compatissante. C'est ainsi que l'apôtre Paul en a agi avec le juif, avec le gentil, avec chaque homme engagé dans l'erreur ou dans quelque péché; il ne feignait pas d'être ce qu'il n'était pas, mais il compatissait parce que, étant homme, il aurait pu le devenir : il se faisait tout à tous pour les sauver tous.

30. Daignez, je vous en prie, vous considérer un peu, vous considérer vous-même à l'égard de moi-même; rappelez-vous, ou, si vous en avez gardé copie, relisez la courte lettre que vous m'avez envoyée par notre frère Cyprien, . aujourd'hui mon collègue; voyez avec quel accent sincère et fraternel, avec quelle effusion pleine de charité, après m'avoir vivement reproché quelques torts envers vous, vous ajoutez : " Voilà ce qui blesse l'amitié, voilà ce qui en viole les droits. N'ayons pas l'air de nous battre comme des enfants, et ne donnons pas matière à disputes à nos amis ou à nos détracteurs (1). " Je sens que non-seulement ces paroles partent du coeur, mais qu'elles sont un conseil que vous me donnez avec bienveillance. Vous ajoutez ensuite, et je l'aurais compris lors même que vous ne le diriez pas : " Je vous écris ceci parce que je désire vous aimer sincèrement et chrétiennement, ni rien garder dans le coeur qui ne soit sur mes lèvres. " O saint homme ! bien véritablement aimé de mon coeur, comme Dieu le voit dans mon âme, ce sentiment que vous m'avez exprimé dans votre lettre et dont je ne puis douter, je crois que l'apôtre Paul l'a témoigné non à chaque homme en particulier, mais aux Juifs, aux Grecs, à tous les Gentils ses fils, à ceux qu'il avait engendrés dans l'Evangile ou à ceux qu'il travaillait à enfanter, et ensuite à tous les chrétiens des temps à venir, pour lesquels cette épître devait être conservée, afin que l'Apôtre ne gardât rien dans le cœur qui ne fût sur ses lèvres.

31. Assurément vous vous êtes fait vous-même tel que je suis, non par ruse menteuse, mais par tendresse compatissante, quand vous avez pensé qu'il ne fallait pas me laisser dans la faute où vous croyiez que j'étais tombé, comme vous auriez voulu qu'on ne vous y eût pas laissé si vous y étiez tombé vous-même. Aussi tout en vous rendant grâce de votre bienveillance, je demande que vous ne vous fâchiez pas contre moi si je vous ai dit mon sentiment sur

1. Ci-dessus, lett. LXXII, n. 4.

117

ce qui m'avait fait quelque peine dans vos écrits: je désire que tous en usent avec moi comme j'en ai usé avec vous; je désire qu'on m'épargne de fausses louanges quand on a trouvé à redire dans mes ouvrages, ou que, si on relève mes fautes devant les autres, on ne les taise pas devant moi : car c'est surtout de la sorte qu'on blesse l'amitié et qu'on en viole les droits. Je ne sais si on peut appeler de chrétiennes amitiés celles qui s'inspirent bien plus du proverbe vulgaire: " La complaisance engendre des amis, la vérité engendre la haine (1), " que de cette maxime du Sage: " Les blessures d'un ami sont plus fidèles que les doux baisers d'un ennemi (2). "

32. Apprenons plutôt, autant que nous le pourrons, à nos amis sincèrement favorables à nos travaux, qu'on peut entre amis différer d'opinion sur un point de doctrine, sans que la charité en soit diminuée, sans que la vérité qui est due à l'amitié engendre la haine, soit que le contradicteur ait raison, soit qu'il dise autre chose que le vrai, mais avec une constante bonne foi, ne gardant jamais dans le coeur rien qui ne soit sur ses lèvres. Aussi que nos frères vos amis, ces vases du Christ, selon votre témoignage, croient bien que ce n'est pas ma faute si ma lettre à votre adresse est tombée en d'autres mains avant de parvenir jusqu'à vous, mais que j'en ai été vivement affligé. Il serait long et, je pense, fort inutile de vous raconter comment cela s'est fait ; il suffit si on me croit, il suffit qu'on sache qu'il n'y est entré aucun des desseins qu'on m'a prêtés; je ne l'ai ni voulu ni ordonné, je n'y ai pas consenti, je n'aurais jamais pensé que cela pût arriver. Si vos amis ne croient pas ce que j'atteste ici devant Dieu, je n'ai plus rien à faire; à Dieu ne plaise que je les accuse de souffler la malveillance à votre sainteté pour exciter entre vous et moi des inimitiés ! Que la miséricorde du Seigneur notre Dieu éloigne de nous ce malheur ! Mais vos amis, sans aucune intention mauvaise, ont pu aisément soupçonner un homme d'une faute humaine ; voilà ce que je dois croire d'eux, s'ils sont des vases du Christ, vases d'honneur et non pas d'ignominie, disposés de Dieu dans la grande maison pour l'oeuvre du bien (3). Si cette protestation vient à leur connaissance, et qu'ils persistent dans leurs soupçons, vous voyez vous-même qu'ils n'agiront pas bien.

1. Tér., Andr., act. 1, sc. 1. — 2. Pr. XXVII, 6. — 3. II Tim. II, 20, 21.

33. Si je vous ai écrit que je n'avais envoyé contre vous aucun livre à Rome, c'est que je ne donnais pas le nom de livre à une simple lettre; aussi j'ignore absolument de quelle autre chose on a pu vous parler; je n'avais pas envoyé cette lettre à Rome, mais à vous; je ne la regardais pas comme une lettre contre vous, car je savais que mon, but unique était de vous avertir avec la sincérité de l'amitié de nous rectifier l'un l'autre par l'échange de nos idées. Sans parler maintenant de vos amis, je vous conjure, par la grâce de notre rédemption, de ne pas m'accuser de perfide flatterie si j'ai rappelé dans ma lettre les grands dons que la bonté de Dieu a répandus sur vous; mais si je vous ai offensé en quelque chose, pardonnez-le moi; n'allez pas au delà de ma pensée pour ce que je vous ai rappelé de je ne sais quel poète avec plus d'imprudence peut-être que de littérature; je ne vous ai pas dit cela, comme alors même j'ai eu soin de vous en prévenir, pour que vous recouvrassiez les yeux de l'esprit, que certes vous n'avez jamais perdus, mais pour que vos yeux sains et toujours ouverts se tournassent plus attentivement vers la matière en discussion. Je n'ai songé ici qu'à la palinodie que nous devons chanter comme Stésichore, si nous avons écrit quelque chose qu'il convienne de faire disparaître dans un écrit suivant; je n'ai jamais pensé à vous attribuer ni à craindre pour vous la cécité de ce poète, et je vous en prie de nouveau, reprenez-moi avec confiance, chaque fois que vous croirez qu'il en est besoin. Quoique, selon les titres d'honneur qui sont en usage dans l'Eglise, l'épiscopat soit plus grand que la prêtrise, cependant, en beaucoup de choses, Augustin est inférieur à Jérôme : et d'ailleurs nous ne devons ni repousser ni dédaigner les corrections de la part d'un inférieur quel qu'il puisse être.

34. Vous m'avez pleinement persuadé de l'utilité de votre version des Ecritures faites sur l'hébreu: vous rétablissez ainsi ce qui a été omis ou corrompu par les Juifs. Mais je demande que vous daigniez m'apprendre par quels Juifs ces omissions ou ces mutilations ont été faites ; si c'est par des traducteurs juifs antérieurs à l'arrivée du Seigneur, et, dans ce cas, qui sont-ils ou quel est-il? ou bien si c'est par des interprètes venus ensuite, qu'on pourrait soupçonner d'avoir supprimé ou changé quelque chose des exemplaires grecs, de peur que ces témoignages ne concluassent contre (118) eux au profit de la foi chrétienne; pourquoi les Juifs des temps antérieurs à Jésus-Christ auraient-ils fait cela? je n'en sais vraiment rien.

Envoyez-nous ensuite, je vous en prie, votre version des Septante. j'ignorais que vous l'eussiez mise au jour; je désire aussi lire le livre dont vous m'avez parlé en passant, sur la meilleure manière de traduire, et savoir comment, dans une version, la connaissance des langues peut se concilier avec les conjectures des commentateurs; car quelles que soient la pureté et l'unité de leur foi, il est impossible qu'ils n'arrivent pas à des sentiments divers par l'obscurité de beaucoup de passages. Toutefois, je le répète, une telle variété n'empêche pas l'unité de la croyance, puisqu'un même commentateur peut entendre de différentes manières le même endroit obscur, tout en conservant la même foi.

35. Ce qui me fait souhaiter votre version des Septante, c'est que je voudrais me passer de cette foule de traducteurs latins dont la téméraire ignorance a osé les traduire ; je voudrais aussi montrer, une fois pour toutes, si je le pouvais, à ceux qui me croient jaloux de vos utiles travaux, que si je ne fais pas lire dans les églises votre traduction sur l'hébreu, c'est afin de ne paraître pas introduire quelque chose de nouveau contre l'autorité des Septante, et de ne pas troubler par un grand scandale le peuple du Christ, accoutumé de coeur et d'oreille à une version approuvée des apôtres eux-mêmes. Aussi, puisque, dans l'hébreu, au livre de Jonas (1), l'arbrisseau en question n'est ni un lierre ni une citrouille, mais je ne sais quoi qui se soutient sur son propre tronc, sans avoir besoin d'aucun appui, j'aimerais mieux qu'on lût le nom de citrouille dans toutes les versions latines; car je crois que les Septante n'ont pas mis ce nom sans dessein; ils voyaient sans doute qu'il désignait quelque chose de semblable à l'arbrisseau dont parle le prophète.

En voilà assez, et beaucoup trop peut-être, en réponse à ces trois lettres, dont deux m'ont été remises par Cyprien, et la troisième par Firmin. Répondez-moi ce que vous jugerez convenable pour mon instruction ou pour celle des autres. Désormais je mettrai le plus grand soin, avec l'aide de Dieu, à ce que mes lettres vous parviennent avant tout autre qui

1. Jonas, IV, 6.

les répandrait au loin. Je ne voudrais pas, je vous l'assure, qu'il arrivât aux vôtres ce qui est arrivé aux miennes, ce dont vous avez raison de vous plaindre. II ne faut pas cependant qu'il y ait entre nous seulement la charité, il faut qu'il y ait aussi la liberté de l'amitié, et que nous puissions nous dire l'un à l'autre ce qui nous aura émus dans nos ouvrages, mais toujours dans cet esprit de dilection fraternelle qui plait à 1'œi1 de Dieu. Si vous ne pensez pas que cela puisse se faire entre nous sans offenser l'amitié, ne l'essayons pas. Assurément la charité que je voudrais entretenir avec vous, est supérieure à ces offenses; mais une charité moins parfaite vaudrait encore mieux que rien (1).

1. Entre deux grands hommes, qui étaient aussi deux grands saints, il n'était pas possible que la vérité ne triomphât point. Cette lettre de saint Augustin fit une vive impression sur l'esprit de saint Jérôme qui se rendit à l'avis de l'évêque d'Hippone; dans son ouvrage contre Pélage, sous forme de dialogue entre Atticus et Critobule, le solitaire de Bethléem dit qu'il n'y a pas ou qu'il y a peu d'évêques irréprochables, puisque Pierre lui-même a mérité les reproches de l'apôtre Paul. " Qui se plaindra, s'écrie-t-il, qu'on lui refuse ce que n'a pas eu le prince même des apôtres? " . Dix ou onze ans après la lettre qu'on vient de lire, saint Augustin, écrivant à Océanus au sujet du mensonge officieux, lui disait : " Le vénérable frère Jérôme et moi a nous avons assez traité cette question; dans son récent ouvrage a contre Pélage, publié sous le nom de Critobule, il a adopté sur ce a point et sur les paroles des apôtres le sentiment du bienheureux a Cyprien que nous avons suivi nous-même. " On verra dans la suite de ce travail la lettre de l'évêque d'Hippone à Océanus, qui forme la CXXXe du recueil.

 

 

 

 

LETTRE LXXXIII. (Année 404.)

Règlement de questions d'intérêt dans la vie religieuse.

AU BIENHEUREUX SEIGNEUR ET RESPECTUEUSEMENT CHER ET DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, ALYPE, ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AUGUSTIN ET LES FRÈRES AVEC QUI IL HABITE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. La tristesse de l'Eglise de Thiave ne laissera aucun repos à mon coeur, jusqu'à ce que je sache les fidèles de cette Eglise revenus pour vous à leurs sentiments d'autrefois: il faut que cela se fasse sans retard. Si l'Apôtre s'est tant occupé d'un seul homme pour empêcher qu'une trop grande tristesse ne l'accablât, et pour éviter les surprises de Satan, dont nous connaissons tous les artifices (2), combien, à plus forte raison, nous faut-il de vigilance afin d'épargner ces angoisses à tout un troupeau, et surtout à ceux qui sont depuis peu rentrés dans l'unité catholique (3), et que je ne puis en

2. II Cor. II, 7,11.

3. Le peuple de Thiave venait de renoncer au schisme de Donat, et on lui avait donné pour prêtre un religieux du monastère de Thageste, nommé Honoré. Celui-ci n'ayant pas encore disposé de ses biens, l'Eglise de Thiave y prétendait et ne voulait pas qu'on les laissât au monastère. Augustin engage son saint ami à y consentir.

119

aucune manière abandonner ! Mais parce que le peu de temps que nous nous sommes vus ne nous a pas permis d'élucider ensemble et avec soin cette question, votre sainteté trouvera ici ce qui m'a paru le meilleur après y avoir beaucoup pensé depuis que nous sommes séparés; et si vous êtes de cet avis, qu'on leur envoie au plus tôt la lettre que je leur ai écrite en votre nom et au mien (1).

2. Vous avez dit qu'on leur donne une moitié, et que je leur procure l'autre moitié, de quelque part que ce soit. Je pense, moi, que si on leur ôte tout, on saura au moins que ce n'est pas d'argent, mais de justice, que nous nous occupons tant. Mais si nous leur accordons une moitié et que nous composions ainsi avec eux, on dira qu'il n'y avait qu'une question d'argent dans toute la peine que nous avons prise; vous voyez quel mal il s'en suivra; aux yeux des gens de Thiave nous passerons pour avoir retenu la moitié d'une chose qui ne nous appartenait pas; à nos yeux, ils auront le tort d'avoir injustement souffert de profiter de la moitié d'un bien qui revenait tout entier aux pauvres. " Il faut prendre garde, dites-vous, tout en voulant régulariser une chose douteuse, de faire de plus grandes blessures. " Cette observation sera également vraie si on leur accorde moitié; car pour conserver cette moitié comme on veut le faire ici, ceux dont nous voulons favoriser la conversion (2) seront portés à retarder le plus possible la vente de leur bien. Ensuite la question est-elle vraiment douteuse quand il s'agit, en évitant de fâcheuses apparentés, d'épargner à tout un peuple le scandale énorme de croire souillés d'une avarice sordide , ses propres évêques, pour lesquels il a tant d'estime ?

3. Celui qui se retire dans un monastère, s'il le fait d'un coeur sincère, ne pense pas à retarder l'accomplissement de ses engagements, surtout après avoir été averti combien ce serait mal. S'il trompe, s'il cherche ses intérêts et non point ceux de Jésus-Christ (3), il n'a pas la charité; et dès lors que lui servirait-il d'avoir distribué tous ses biens aux pauvres, et même d'avoir livré son corps pour être brûlé (4)? Ainsi

1. Cette lettre nous manque.

2. En les admettant dans nos monastères. — 3. Philip. II, 21. — 4. I Cor. XIII, 3.

que nous l'avons dit ensemble, le plus sûr moyen d'éviter ces difficultés, c'est de n'ad mettre personne dans nos communautés avant que le postulant soit entièrement débarrassé des empêchements du siècle, c'est d'attendre qu'il ne possède plus rien. Mais cette mort des faibles, cet immense obstacle au salut des malheureux que nous cherchons avec tant de peine à ramener à l'unité catholique, nous ne pouvons l'éviter autrement qu'en leur montrant avec évidence que l'argent ne nous occupe pas dans une semblable affaire. Ils ne le croiront pas, à moins que nous ne leur abandonnions ce qu'ils pensent avoir toujours été le bien de ce prêtre; et si ce bien n'était pas à lui, ils auraient dû le savoir dès le commencement.

4. Il me paraît donc que l'on doit conserver pour règle, en cette matière, que tout ce qui appartient à un clerc, par le droit ordinaire de propriété, devient la possession de l'Eglise pour laquelle on l'a ordonné. Or le bien dont il s'agit appartient tellement par ce droit au prêtre Honoré, que s'il n'avait pas été ordonné clerc, qu'il fût resté dans le monastère de Thagaste, et fût mort sans avoir ni vendu ni légué ce bien par une donation incontestable, il serait devenu la propriété de ses héritiers : c'est ainsi que le frère Emilien hérita des trente sous d'or (1) de son frère Privat. On doit donc prendre ses précautions à cet égard; si les précautions n'ont pas été prises, il faut se conformer au droit établi dans la société civile: nous échapperons ainsi, non-seulement à tout ce qui est mal, mais encore à toute mauvaise apparence, et nous garderons cette bonne renommée si nécessaire à un ministère comme le nôtre. Or, que votre sainte prudence considère combien ces apparences sont contre nous. Craignant de me tromper moi-même, comme je le fais d'ordinaire lorsque je me laisse trop aller sur la pente de mon sentiment, j'ai conté toute l'affaire à notre collègue Samsucius, sans toutefois lui parler de la peine où nous avions vu les gens de Thiave; et avant de lui faire connaître quel est actuellement mon avis, je lui ai confié ce que nous avions cru devoir faire vous et moi, pour résister aux prétentions de ce peuple. Il a eu horreur de ce que je lui ai dit et a été étonné que nous ayons pu penser

1. Le sou d'or ou le sol d'or, qui était en usage en Afrique sous la domination romaine, et qui passa dans la monnaie des Francs, conquérants des Gaules, se retrouve jusques au commencement de la troisième race de nos rois. On ne pourrait aujourd’hui que très-approximativement en déterminer la valeur.

120

de la sorte; ce qui l'affligeait, c'étaient uniquement les mauvaises apparences absolument indignes et de notre vie, et de la vie et des moeurs de qui que ce soit.

5. C'est pourquoi je vous supplie de signer la lettre que j'ai écrite aux fidèles de Thiave en votre nom et au mien, et de ne pas tarder à la leur envoyer. Et si par hasard la justice de notre premier sentiment vous semblait évidente, n'obligeons pas les faibles à comprendre ce que je ne comprends pas encore moi-même; appliquons-leur ici ces paroles du Seigneur : " J'aurais encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pourriez pas les porter présentement (1). " Le Seigneur compatissait à de semblables faiblesses, lorsqu'au sujet du paiement du tribut, il disait: " Les fils en sont exempts, mais de peur de les scandaliser, etc. ; " et qu'il envoya Pierre pour payer le tribut qu'on demandait (2). Le Seigneur connaissait un autre droit par lequel il n'était soumis à rien de tel; mais il payait le tribut par ce même droit qui aurait mis le bien du prêtre Honoré aux mains de son héritier, s'il était mort sans avoir vendu ou donné son bien. L'apôtre Paul, d'après le droit même de l'Eglise, pouvait en toute sûreté de conscience exiger les honoraires qui lui étaient dus (3); mais il ne les exigeait pas pour épargner les faibles ; et uniquement pour éviter les soupçons qui pouvaient altérer la bonne odeur du Christ, il s'abstenait de toute mauvaise apparence partout où il le fallait (4), et n'attendait pas d'avoir causé de la tristesse aux hommes. Quant à nous, qu'une expérience tardive nous fasse au moins réparer le tort de notre imprévoyance.

6. Enfin, parce que je crains tout et que je me souviens que vous me proposâtes, au moment de notre séparation, de me considérer comme débiteur de la moitié du bien auprès de nos frères de Thagaste, j'y consens si vous voyez clairement que cela soit juste; j'y mets une seule condition; c'est que je le payerai quand j'aurai de quoi, c'est-à-dire quand le monastère d'Hippone pourra payer cela sans trop de gêne ; quand on lui léguera une somme égale à la somme réclamée, et qu'à chacun de nos frères, quel que soit leur nombre, sera affectée la même part qu'aujourd'hui.

1. Jean, XVI, 12. — 2. Matth. XIII, 26.

3. Saint Paul disait : " N'avons-nous pas le droit d'être nourri à vos dépens? " I Cor. IX, 4.

4. I Cor. IX, 1-24.

 

 

LETTRE LXXXIV. (Année 405)

Charmante lettre de saint Augustin où se rencontrent l'évêque et l'ami.

AU BIENHEUREUX SEIGNEUR, AU VÉNÉRABLE ET DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, NOVAT (1), ET AUX FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AUGUSTIN, ET LES FRÈRES AVEC QUI IL HABITE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je sens combien je parais dur, et c'est à peine si je me supporte moi-même, de ne pas envoyer à votre sainteté et de ne pas laisser partir mon fils, le diacre Lucille, votre frère. Mais lorsque, pour les besoins d'Eglises éloignées de vous, vous commencerez à vous séparer de quelques-uns de vos élèves les plus chers et les plus dignes d'être aimés, vous comprendrez de quelles peines intérieures je suis déchiré par l'absence d'amis qui me sont tendrement unis. Car, pour écarter votre pensée, les liens du sang qui vous attachent à Lucille ne sont pas plus forts que les liens d'amitié par lesquels Sévère et moi nous tenons l'un à l'autre (2), et cependant vous savez combien il m'arrive rarement de le voir. Ce n'est ni ma faute ni la sienne; mais nous préférons aux besoins de notre vie présente les besoins de l'Eglise notre mère, en vue du siècle futur qui doit nous réunir à jamais. Combien devez-vous mieux supporter, dans l'intérêt de l'Eglise notre mère, l'absence d'un frère avec lequel vous ne vous êtes pas nourri de l'aliment divin. aussi longtemps que moi avec mon cher compatriote Sévère ! C'est à peine, maintenant, s'il me parle de temps en temps dans de petites lettres, presque toutes remplies de soins et d'affaires d'autrui, et qui ne m'apportent aucune fleur de ces prairies où nous respirions ensemble les parfums du Christ.

2. "Mais quoi donc? " me direz-vous peut-être, " mon frère auprès de moine sera-t-il pas utile à l'Eglise? Est-ce pour autre chose que pour le service de l'Eglise que je désire l'avoir avec moi? " Assurément, si votre frère devait, auprès de vous autant qu'ici, gagner ou

1. Il y eut un évêque de Sétif, du nom de Novat, dans la célèbre conférence de Carthage. Est-ce le même que ce Novat auquel s'adresse cette lettre de saint Augustin? Il est permis de le croire.

2. Sévère était né à Thagaste comme saint Augustin. Il occupait le siège de Milève.

121

conduire des brebis au Seigneur, il n'est personne qui n'eût le droit de m'accuser, je ne dis pas de dureté, mais d'iniquité. Les intérêts religieux de notre ministère souffrent parmi nous du manque d'ouvriers évangéliques qui sachent la langue latine; l'usage de cette langue est, au contraire, commun dans le pays que vous habitez; serait-ce pourvoir au salut des peuples du Seigneur que de vous envoyer celui qui est doué d'une aptitude si précieuse, et de l'enlever à notre contrée, pour laquelle nous l'avons souhaité avec une si grande ardeur de coeur? Pardonnez-moi donc ce que je fais contre votre désir et à regret : j'y suis obligé par les devoirs de mon ministère. le Seigneur, en qui vous avez mis votre coeur, bénira vos travaux pour vous récompenser de ce sacrifice; car c'est vous surtout qui avez accordé le diacre Lucile à l’ardente soif de notre pays. Je ne vous devrai pas peu si vous daignez m'épargner de nouvelles instances à cet égard; je ne voudrais pas paraître trop dur à votre vénérable et sainte bienveillance.

 

 

LETTRE LXXXV. (Année 405.)

Remontrances de saint Augustin à un évêque.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR, A SON FRÈRE DONT IL IMPLORE DE TOUS SES VOEUX LA SANCTIFICATION , A PAUL, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Je ne serais pas tant inexorable à vos yeux si vous ne doutiez point de ma sincérité. M'appeler ainsi, n'est-ce pas me prêter contre vous le goût de la division et le détestable sentiment de la haine; comme si, en une matière aussi évidente, je ne prenais garde d'être réprouvé moi-même après avoir prêché aux autres (1), et qu'en voulant chasser la paille de votre oeil j'entretinsse la poutre dans le mien (2)? Ce que vous croyez n'est pas. Je vous dis encore une fois, et je prends Dieu à témoin, que si vous vouliez à vous-même tout ce que je vous veux, il y a déjà longtemps que vous vivriez tranquille dans le Christ, et que vous réjouiriez toute l'Église dans la gloire de son nom. Je vous ai déjà écrit que vous êtes non-seulement

1. II Cor. IX, 27. — 2. Matth. VII, 4.

mon frère, mais encore mon collègue. Car il ne peut se faire qu'un évêque de l'Église catholique, quel qu'il soit, ne reste pas mon collègue, tant qu'il n'a pas été condamné par un jugement ecclésiastique. La seule raison qui m'empêche de communiquer avec vous, c'est que je ne puis vous flatter. Comme c'est moi qui vous ai engendré en Jésus-Christ par l'Évangile, je vous dois plus qu'un autre les justes et sévères avertissements de la charité. L'heureux souvenir des âmes que vous avez rendues, avec l'aide de Dieu, à l'Église catholique, ne m'empêche pas de gémir sur celles que vous lui faites perdre. Car vous avez blessé l'Église d'Hippone de telle manière que si le Seigneur ne vous délivre du poids des soucis et des occupations du siècle pour vous ramener à une véritable vie d'évêque, la blessure demeurera incurable.

2. Mais vous ne cessez de vous enfoncer de plus en plus dans les affaires auxquelles vous aviez renoncé, au point d'aller même, après 'y avoir renoncé, au delà de ce que permettent les lois humaines; et telles sont, dit-on, les habitudes de votre vie que les revenus de votre Eglise ne suffisent pas à vos profusions pourquoi donc recherchez-vous ma communion, vous qui ne voulez pas entendre mes remontrances? Est-ce pour que les hommes m'imputent tout ce que vous faites, quand il m'est impossible de supporter leurs plaintes ? C'est en vain que vous prétendez que ceux qui disent du mal de vous aujourd'hui ont été vos ennemis de tout temps, et pendant votre vie antérieure. Il n'en est pas ainsi, et je ne m'étonne pas que bien des choses vous soient cachées. Mais quand même cela serait vrai, on ne devrait rien trouver dans vos moeurs qui donnât droit de vous reprendre et occasion de blasphémer contre l'Église. Vous croyez peut-être que je vous parle ainsi parce que vos explications ne m'ont pas satisfait? Je parle ainsi, au contraire, parce que, si je me taisais, je ne pourrais moi-même satisfaire à Dieu pour mes péchés. Je sais que vous avez de la perspicacité, mais un esprit, fût-il lourd, demeure confiant lorsqu'il s'inspire du ciel; un esprit perçant n'est rien lorsqu'il ne s'inspire que de la terre. L'épiscopat n'est pas un moyen de passer doucement la vie et de goûter ses fausses joies. Ce que je vous dis, le Seigneur vous l'enseignera, le Seigneur qui vous a fermé tous les chemins que vous avez voulu suivre en vous (122) servant de lui, afin de vous diriger, si vous l'écoutez, dans la voie pour laquelle les grands devoirs d'évêque vous ont été imposés.

 

 

 

LETTRE LXXXVI. (Année 405.)

Saint Augustin appelle l'attention de Cécilien, gouverneur de Numidie, sur les violences des donatistes dans le pays d'Hippone.

AUGUSTIN , ÉVÊQUE, A SON ILLUSTRE SEIGNEUR CÉCILIEN, SON HONORABLE ET VRAIMENT ADMIRABLE FILS DANS LA CHARITÉ DU CHRIST, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

L'éclat de votre administration et la renommée de vos vertus, la sincérité de votre piété chrétienne et la confiance sincère qui vous porte à vous réjouir des dons divins en Celui qui vous les fait, qui vous en promet et de qui vous en espérez de plus considérables encore ; tous ces motifs m'ont excité à partager avec votre Excellence, dans cette lettre, le poids de mes soucis. Autant nous nous félicitons de ce que vous avez fait d'admirable en d'autres pays d'Afrique, au profit de l'unité catholique , autant nous nous affligeons que la contrée d'Hippone et les lieux voisins qui confinent à la Numidie, n'aient point encore mérité d'être secourus par la vigueur de votre édit présidial, ô seigneur illustre, bien honorable et vraiment admirable fils dans la charité du Christ ! Chargé à Hippone du fardeau épiscopal, j'ai cru devoir en avertir votre Grandeur, de peur que mon silence ne me fit accuser de négliger mes devoirs. Vous saurez aussi à quels excès d'audace en sont venus les hérétiques dans le pays où je suis, si vous daignez entendre ceux de nos frères et collègues qui pourront en informer votre Eminence, ou si vous voulez bien écouter le prêtre que je vous envoie avec cette lettre; et, le Seigneur notre Dieu aidant, vous ferez en sorte, sans doute, que l'enflure d'un orgueil sacrilège soit guérie par la crainte plutôt que coupée au vif par la punition.

 

 

LETTRE LXXXVII. (Année 404.)

Rien de plus habile, de plus serré, de plus concluant que cette lettre à un évêque donatiste; saint Augustin va droit à l'origine du schisme et ne laisse aucune issue à son adversaire.

AUGUSTIN A SON DÉSIRABLE ET CHER FRÈRE ÉMÉRITE (1).

1. Lorsque j'apprends qu'un homme de bon esprit et instruit dans les belles-lettres (où ne se place pas, d'ailleurs, le salut de l'âme), pense sur une question facile, autrement que ne veut la vérité; plus je m'en étonne, plus je brûle de le connaître et de converser avec lui ; ou, si je ne le puis, je désire au moins, à l'aide de lettres qui volent au loin, arriver à son esprit, et je souhaite qu'il arrive au mien. J'entends dire que vous êtes dans ce cas, et que, pour je ne sais quelle raison, vous demeurez, à mon regret, séparé de l'Eglise catholique, qui, selon les promesses de l'Esprit-Saint, s'étend dans le monde entier. Car il est certain que le parti de Donat est inconnu à une grande partie de l'univers romain, sans compter les nations barbares auxquelles l'Apôtre se déclarait également redevable (2), et avec qui nous sommes en communion de croyance chrétienne; et qu'on n'y connaît absolument ni l'époque ni les causes de cette dissension funeste. Si vous n'avouez pas que tous ces chrétiens sont innocents des crimes que vous reprochez à des Africains, vous êtes forcés de vous regarder tous comme souillés de tous les méfaits commis au milieu de vous par les gens perdus que vous ne connaissez pas et que je ne veux point caractériser plus sévèrement. N'est-il pas vrai que vous ne chassez quelquefois de votre communion, ou que vous n'expulsez pas le coupable sitôt qu'il a commis l'acte pour lequel on doit l'expulser? Le mal qu'il a fait ne reste-t-il pas quelque temps inconnu, et la mise en lumière et la preuve du crime ne précèdent-elles pas sa condamnation? Je vous le demande, vous souillait-il pendant qu'il vous demeurait caché ? Vous me répondrez nullement. Ce qui serait toujours resté caché ne vous aurait donc jamais souillés. Il

1. Emérite était évêque donatiste à Césarée, aujourd'hui Cherchell.

2. Rom. I, 4.

123

arrive souvent en effet que des crimes ne soient révélés qu'après la mort des coupables et il n'est préjudiciable à personne d'avoir communiqué avec eux de leur vivant. Pourquoi donc, par une séparation téméraire et sacrilège, vous êtes-vous retranchés de la communion d'innombrables Eglises d'Orient, qui ont toujours ignoré et ignorent encore les choses vraies ou fausses que vous racontez sur l'Afrique?

2. Car c'est une autre question que celle de savoir si vous dites vrai, lorsque vous nous reprochez des crimes dont nous prouvons, par les documents les plus dignes de foi, que nous sommes innocents et que ceux de votre parti sont coupables. Mais, comme je le dis, c'est une autre question; elle aura son tour, quand il le faudra. Ce que je recommande en ce moment à votre esprit, c'est qu'on ne saurait être souillé par les crimes inconnus de gens qu'on ne connaît pas; d'où il résulte évidemment qu'il y a eu de votre part schisme sacrilège à vous séparer de la communion de l'univers, qui ignore certainement et a toujours ignoré les crimes, vrais ou faux, reprochés à des Africains. Et, toutefois, il ne faut pas oublier que les méchants, même ceux que l'on connaît, ne nuisent pas dans l'Eglise aux bons lorsque ceux-ci demeurent en communion avec eux, par l'impuissance de les retrancher ou par des motifs tirés de l'amour de la paix. Quels sont ceux qui, dans le prophète Ezéchiel (1), ont mérité d'être marqués, avant la désolation, et d'échapper au carnage ? Ce sont, comme il est dit expressément, les hommes qui s'affligent et déplorent les péchés et les iniquités du peuple de Dieu. Mais qui déplore ce qu'il ne sait pas? C'est par la même raison que l'apôtre Paul supporte les faux frères. Ce n'est pas de gens inconnus qu'il disait : " Tous cherchent leurs intérêts, et non pas les intérêts de Jésus-Christ (2); " ceux-là pourtant étaient avec lui ; il le témoigne. Or, ceux qui ont mieux aimé sacrifier aux idoles ou livrer les Ecritures divines que de mourir, ne sont-ils pas du nombre de ceux qui cherchent leurs intérêts et non les intérêts de Jésus-Christ?

3. Je passe plusieurs témoignages des livres saints de peur d'allonger cette lettre plus qu'il ne faut, et je laisse à votre savoir le soin d'en méditer le plus grand nombre. Ceci suffit, voyez-le, je vous en supplie : car si tant de méchants,

1. Ezéch. IX, 4, 6. — 2. Philip. II, 21.

chants, mêlés au peuple de Dieu, n'ont pu rendre pervers. ceux qui vivaient avec eux ; si la multitude des faux frères n'a pas fait de Paul placé avec eux dans l'Eglise, un homme cherchant ses intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ, il est manifeste qu'on ne cesse pas d'être bon par cela seul qu'on se mêle à des méchants même connus, au pied de l'autel du Christ : ce qui importe seulement, c'est de ne pas les approuver et de se séparer d'eux par une bonne conscience. Il est donc manifeste que courir avec un voleur (1), c'est voler avec lui ou l'approuver du coeur. Nous disons ceci pour enlever du terrain de la discussion des questions infinies et inutiles sur des faits qui ne sont d'aucune valeur contre notre cause.

4. Mais vous, si vous ne pensez point ainsi, vous serez tous comme fut Optat (2) dans votre communion, sans que vous l'ayez ignoré. A Dieu ne plaise que rien de pareil puisse se dire d'Emérite ni de tous ceux qui, à son exemple, sont entièrement étrangers parmi vous, je n'en doute pas, aux actes de ce persécuteur. Car, nous ne vous reprochons que le crime de séparation, qu'une mauvaise opiniâtreté a changée en hérésie. Pour savoir quelle est sa gravité au jugement de Dieu, lisez ce que je ne doute pas que vous n'ayez déjà lu. Vous verrez Dathan et Abiron engloutis dans la terre entr'ouverte, et tous leurs adhérents dévorés par le feu qui s'élançait du milieu d'eux (3). Le Seigneur notre Dieu a donc fait connaître, par ce supplice, combien nous devons éviter ce crime, et si sa patience épargne maintenant ceux qui en sont coupables, nous devons comprendre ce qu'il leur réserve au jugement suprême. Nous ne vous blâmons pas de n'avoir pas excommunié Optat, lorsqu'il usait de son pouvoir comme un furieux, et qu'il avait pour accusateurs les gémissements de l'Afrique tout entière et vos propres gémissements, si toutefois vous êtes tel que vous fait la renommée, et Dieu sait que je le veux et le crois. Non, nous ne vous en blâmons pas : Optat excommunié aurait pu entraîner beaucoup de gens avec lui, et porter dans votre communion les déchirements et les fureurs du schisme. Mais c'est cela même qui vous condamne devant Dieu, Emérite, mon frère : une division dans le parti de Donat vous a paru un mal si grand que vous avez mieux aimé tolérer Optat dans votre communion que

1. Ps. XLIX, 18. — 2. Voir ci-dessus, lett. 51°, n. 3. — 3. Nomb. XVI, 31, 35.

124

d'y consentir; et vous demeurez dans le même mal accompli par vos pères, qui ont divisé l'Eglise du Christ !

5. Ici peut-être, par la difficulté de me répondre, vous essayerez de défendre Optat ; non, non, frère, je vous en prie, ne l'essayez pas; cela ne vous convient point, et si par hasard cela convient à d'autres, mais peut-on dire que quelque chose sied aux méchants? ce n'est certes pas à Emérite qu'il appartient de défendre Optat. Ni de l'accuser, ajouterez-vous peut-être; je le veux bien. Prenez un terme moyen et dites : " Chacun porte son fardeau (1), Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui (2) ? " Si donc le témoignage de toute l'Afrique, bien plus, de toutes les contrées où le nom de Gildon a retenti en même temps, ne vous suffit pas pour que vous vous prononciez sur Optat, et si vous craigniez de juger témérairement de choses inconnues, pouvons-nous ou devons-nous, d'après votre seul témoignage, porter une sentence téméraire contre ceux qui ont vécu avant nous? Ce sera peu que vous les accusiez de choses inconnues, il faudra encore que nous y mêlions nos jugements? Car lors même qu'Optat ne serait que faussement et calomnieusement accusé, ce n'est pas lui que vous défendez, c'est vous-même, quand vous dites J'ignore ce qu'il a été. Donc et à plus forte raison le monde oriental ignore ce qu'ont été ces évêques africains que vous condamnez avec plus d'ignorance encore ! Et néanmoins vous vous tenez criminellement séparés de ces Eglises dont vous avez et dont vous lisez les noms dans les livres sacrés ! Si, je ne dis pas l'évêque de Césarée, mais celui de Sétif ne savait rien de son contemporain et de son collègue, votre évêque de Thamugade, tant décrié, tant déshonoré, comment les Eglises des Corinthiens, des Ephésiens, des Colossiens, des Philippiens, des Thessaloniciens, d'Antioche, du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce et des autres parties du monde, bâties par les apôtres au nom du Christ, ont-t-elles pu connaître les traditeurs africains, quels qu'ils aient été? ou, si elles ne l'ont pas pu, comment ont-t-elles pu mériter que vous les condamniez ? Et cependant vous ne communiquez pas avec tous ces peuples, et vous dites qu'ils ne sont pas chrétiens et vous travaillez à les rebaptiser? Que dire ? De quoi me plaindre ? Pourquoi des cris? Si c'est à un homme sensé que je parle, il est indigné, et je le suis

1. Gal. VI, 5. — 2. Rom. XIV, 4.

avec lui. Vous voyez bien assurément ce que je dirais si je voulais dire.

6. Est-ce que vos ancêtres formèrent entre eux un concile et condamnèrent le monde entier, eux exceptés? L'appréciation des choses en est-elle venue au point que vous ne comptiez pour rien le concile des maximianistes, retranchés de votre schisme, parce qu'ils sont en petit nombre comparativement à vous, et que votre concile à vous doive compter pour beaucoup contre les nations qui sont l'héritage du Christ et contre tout l'univers promis à sa domination (1)? Je doute qu'il ait du sang dans le corps celui qui ne rougit pas d'une prétention pareille. Répondez à ceci, je vous en prie, car j'ai entendu dire à quelques personnes, à qui je ne puis refuser confiance, que si je vous écrivais vous me répondriez. Je vous ai déjà, il y a longtemps, adressé une lettre; vous est-elle parvenue? m'avez-vous fait une réponse que je n'aurais pas reçue? C'est ce que je ne sais pas. Aujourd'hui, en attendant, je demande que vous ne dédaigniez pas de me répondre ce que vous pensez. Mais veuillez ne pas aller à d'autres questions, car celle de savoir pourquoi s'est fait le schisme doit être le commencement d'un examen bien conduit.

7. Les puissances de la terre, lorsqu'elles frappent les hérétiques, se défendent par cette règle qui fait dire à l'Apôtre: " Celui qui résiste à la puissance, résiste à l'ordre de Dieu; or, ceux qui résistent attirent sur eux-mêmes la condamnation. Car les princes ne sont point à craindre lorsqu'on ne fait que de bonnes actions, mais lorsqu'on en fait de mauvaises. Voulez-vous ne pas craindre le pouvoir? faites le bien, et il vous louera : il est le ministre de Dieu pour votre avantage si vous faites le bien; craignez-le au contraire si vous faites le mal, car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée; il est le ministre de Dieu, chargé de sa vengeance, pour châtier celui qui fait le mal (2). " Toute la question se réduit donc à savoir s'il n'y a rien de mal dans le schisme, ou bien si vous n'avez pas fait le schisme, et par conséquent, si c'est pour le bien que vous résistez aux puissances et non pour le mal, d'où sortirait pour vous la condamnation. Aussi c'est très-sagement que le Seigneur ne se borne pas à dire: " Bienheureux ceux qui souffrent persécution ! " Il a ajouté: " pour la justice (3). " Je désire donc

1. Ps. II, 8. — 2. Rom. XIII, 2, 3, 4. — 3. Matth. V, 10.

savoir par vous si cette séparation, dans laquelle vous demeurez, a été une oeuvre de justice. Mais si c'est une iniquité que de condamner le monde entier sans l'entendre, ou parce qu'il n'a pas su ce que vous avez su, ou parce qu'il ne tient pas pour prouvé ce que vous avez cru témérairement et ce que vous avez imputé sans aucune preuve certaine; si conséquemment c'est une iniquité que de vouloir rebaptiser tant d'Eglises fondées par les prédications et les travaux soit du Seigneur, lorsqu'il vivait incarné parmi nous, soit de ses apôtres: quand vous nous permettez de ne rien savoir de ces méchants collègues d'Afrique avec qui vous vivez et dispensez les sacrements; quand, ne l'ignorant pas, vous le tolérez de peur de diviser le parti de Donat; ces Eglises, établies dans les contrées les plus lointaines de l'univers, ne pourront ignorer ce que vous connaissez, ce que vous croyez, ce que vous avez appris ou imaginé sur quelques Africains? Quelle perversité que d'aimer son propre crime et d'accuser la sévérité des puissances de la terre !

8. Il n'est pas permis aux chrétiens, me direz-vous, de persécuter même les méchants. Soit; mais est-ce une objection à faire aux puissances instituées pour la répression même des méchants? Effacerons-nous ce que dit l'Apôtre? Vos livres, ne contiennent-ils pas les passages que j'ai rappelés plus haut? — Mais vous ne devez pas communiquer avec ceux qui agissent ainsi? Quoi donc? N'avez-vous pas communiqué autrefois avec le lieutenant Flavius, homme de votre parti, lorsque, chargé de l'exécution des lois, il condamnait à mort les criminels qu'il avait trouvés? Mais, me direz-vous encore, c'est vous qui poussez contre nous les princes romains. — Ils sont bien plutôt poussés contre vous par vous-mêmes, qui vous obstinez à déchirer et à rebaptiser l'Eglise dont ils sont membres, ainsi que l'avaient annoncé les anciennes prophéties qui ont dit du Christ " Tous les rois de la terre l'adoreront (1) ! " Ce n'est pas pour vous persécuter, c'est pour se défendre eux-mêmes que les catholiques invoquent l'appui des puissances établies contre les violences coupables et individuelles de vos amis, violences que vous déplorez, vous qui en êtes innocents; ils se défendent comme l'apôtre Paul qui, avant que l'empire romain fût chrétien, sollicita une escorte armée contre les juifs qui menaçaient de le tuer (2). Quant aux

1. Ps. LXXI, 11. — 2. Act. XXIII, 21.

empereurs, à mesure qu'ils ont occasion de connaître le crime de votre schisme, ils ordonnent contre vous ce qu'ils croient devoir ordonner conformément à leur devoir et à leur autorité. Car ce n'est pas en vain qu'ils portent le glaive: ils sont les ministres de Dieu, chargés de ses vengeances contre ceux qui agissent mal. Enfin, s'il se rencontre parmi les nôtres des hommes qui recourent à l'autorité sans un esprit de modération chrétienne, nous ne les approuvons pas; mais nous n'abandonnons pas à cause d'eux l'Eglise catholique, si nous ne pouvons pas la purifier de la paille avant le dernier jour où le grand vanneur fera son oeuvre, comme vous n'avez pas quitté vous-mêmes le parti de Donat à cause d'Optat, que vous n'osiez pas chasser.

9. Pourquoi, dites-vous, voulez-vous que nous nous réunissions à vous, si nous sommes des scélérats? — Parce que vous vivez encore et que vous pouvez vous corriger si vous voulez. Quand vous vous réunissez à nous, c'est-à-dire à l'Eglise de Dieu, à l'héritage. du Christ, dont l'empire couvre toute la terre, vous vous corrigez pour puiser votre vie dans la racine; car l'Apôtre parle ainsi des branches brisées : " Dieu est assez puissant pour les enter de nouveau sur le tronc (1). " Alors donc vous changez sur les points qui vous séparaient de nous, quoique les sacrements que vous avez, soient saints, puisqu'ils sont les mêmes que les nôtres. Ainsi nous voulons que vous changiez ce qu'il y a de mauvais en vous, c'est-à-dire que vos rameaux coupés prennent racine de nouveau. Nous approuvons les sacrements que vous avez et que vous n'avez pas changés, de peur que, voulant corriger la perversité du schisme, nous ne fassions une injure sacrilège à ces mystères du Christ que vos souillures n'ont pas atteints. L'onction de Saül n'avait pas souffert de sa dépravation; c'est à cette onction que le roi David, pieux serviteur de Dieu, rendit un si grand honneur. C'est pourquoi nous ne vous rebaptisons pas tout en désirant vous rendre la racine que vous avez perdue; nous approuvons la forme du sarment retranché, si elle n'a pas été changée, quoique cette forme, même intégralement gardée, ne puisse rien produire sans la racine. Les persécutions et le baptême sont deux questions différentes; vous parlez des persécutions que vous subissez de la part des nôtres dont la modération et la

1. Rom. XI, 23.

126

douceur sont si grandes, tandis que ceux de votre parti commettent véritablement les actions les plus détestables; quant au baptême, nous ne cherchons pas où il est, mais où il peut servir à quelque chose. Partout où il est, il est le même; mais celui qui le reçoit n'est pas le même, quelque part qu'il soit. Nous détestons dans le schisme l'impiété particulière des hommes; mais nous vénérons partout le baptême du Christ: lorsque les déserteurs emportent avec eux les drapeaux de l'empereur, on reprend tout entiers ces drapeaux si on les retrouve entiers, soit que l'on condamne les déserteurs, soit qu'ils aient mérité leur grâce. Et si on veut s'occuper plus particulièrement de cette question, elle est à part, comme je l'ai dit. Car il faut observer en ces choses ce qu'observe l'Église de Dieu.

10. Ce qui est en discussion, c'est de savoir si c'est vous ou nous qui formons l'Église de Dieu. Il faut donc remonter à l'origine même et au motif du schisme. Si vous ne me répondez pas, j'aurai, je crois, avec Dieu un compte facile; puisque j'ai écrit des lettres de paix à un homme que je savais être, au schisme près, bon et éclairé. Vous verrez ce que vous aurez à dire à ce Dieu dont maintenant on doit admirer la patience, mais dont à la fin on devra redouter l'arrêt. Mais si vous me répondez avec ce désir de la vérité qui me porte à vous écrire, la miséricorde divine permettra qu'un jour l'erreur qui nous sépare soit vaincue par, l'amour de la paix et l'évidence des raisonnements. Souvenez-vous que je ne vous dis rien des rogatistes (1) qui vous appellent, dit-on, firmiens comme vous nous appelez macariens; que je ne vous dis rien de votre collègue de Rucate (2) qui avant d'ouvrir à Firmin les portes de la ville, stipula avec lui pour la préservation de ceux de son parti et livra ensuite à sa discrétion les catholiques et d'autres choses sans nombre. Cessez donc d'exagérer dans des lieux communs les actions des nôtres que vous avez pu voir ou apprendre. Vous voyez ce que j'omets sur le compte des vôtres, pour ne m'occuper que de l'origine même du schisme qui fait tout le fond de la question. Que le Seigneur notre Dieu vous inspire une pensée de paix, ô cher et désirable frère !

1. Les rogatistes étaient un parti de donatistes. Ils étaient appelés ainsi du nom de leur chef, l'évêque Rogat.

2. Ce nom, diversement écrit dans les anciens manuscrits, est le même que Rusicade. Notre ville actuelle de Philippeville en occupe l'emplacement (voir notre Voyage en Algérie, Etudes Africaines, chap. X).

 

 

 

LETTRE LXXXVIII. (Au commencement de l'année 406.)

Cette lettre, où saint Augustin fait parler son clergé, est une des plus importantes, dans la question des donatistes, par les pièces et les détails curieux qu'elle renferme, par l'expression de la véritable attitude des catholiques en face des schismatiques africains, et par l'éloquente animation du langage. Janvier, à qui elle s'adresse, était évêque donatiste des Cases Noires en Numidie, et le primat de son parti à cause de son grand âge.

LES CLERCS CATHOLIQUES DU PAYS D'HIPPONE A JANVIER.

1. Vos clercs et vos circoncellions exercent contre nous des persécutions d'un nouveau genre et d'une cruauté inouïe. S'ils rendaient le mal pour le mal, ce serait déjà violer la loi du Christ, Mais après avoir considéré tous nos actes et les vôtres, il se trouve que nous souffrons ce qui est écrit dans un psaume: " Ils me rendaient le mal pour le bien (1), " et dans un autre " J'étais pacifique avec ceux qui haïssaient la paix; quand je leur parlais, ils m'attaquaient sans raison (2). "

En effet, votre âge si avancé nous permet de croire que vous savez parfaitement que le parti de Donat, appelé auparavant à Carthage le parti de Majorin, cita spontanément Cécilien, alors évêque de Carthage, devant l'empereur Constantin l'ancien. Mais de peur que vous ne l'ayez oublié ou que vous ne fassiez semblant de l'ignorer, ou même que vous ne le sachiez pas, ce que nous ne croyons point pourtant, nous mettons dans cette lettre une copie du rapport du proconsul Anulin, sommé par le parti de Majorin de porter à la connaissance de l'empereur les crimes que ce parti reprochait à Cécilien.

A Constantin Auguste, Anulin, homme consulaire, proconsul d'Afrique.

Mon humble dévouement a eu soin de communiquer les ordres célestes et adorés de votre majesté, consignés dans mes registres, à Cécilien et à ceux qui sont sous lui, et qu'on appelle des clercs; je les ai exhortés à s'entendre tous pour faire l'unité, à reconnaître les bienfaits de votre majesté, qui les dispense de toute charge, et, en demeurant dans l'Église catholique, à redoubler de respect envers la sainteté de la loi, et de zèle dans le service des choses divines. Mais peu de jours

1. Ps. XXXIV, 12. — 2. Ps. CXIX, 9.

127

après, quelques clercs, suivis d'une multitude d peuple, crurent devoir s'élever contre Cécilien; ils me présentèrent un paquet enveloppé de peau e cacheté et un mémoire qui ne l'était pas, me demandant instamment d'envoyer tout cela au sacré et vénérable conseil de votre puissance. Mon humilité a eu soin de vous envoyer ces requêtes pour que votre majesté puisse en prendre Connaissance : pendant ce temps Cécilien demeure comme il était. Je vous transmets donc les deux mémoires, l'un enveloppé de peau et intitulé : Mémoire de l'Eglise catholique sur les crimes de Cécilien, présenté de la part de Majorin (1); l'autre non cacheté et enfermé dans la même peau (2). Donné à Carthage, le 17 des calendes de mai, notre seigneur Constantin Auguste étant consul pour la troisième fois (3).

3. A la suite de ce rapport qui lui fut adressé, l'empereur ordonna que les parties se présentassent à Rome devant des évêques ; les actes ecclésiastiques attestent comment la cause s'y trouva jugée et finie, et comment Cécilien fut reconnu innocent. Après la pacifique décision des évêques, toute opiniâtreté de querelle et de passion devait tomber. Mais vos pères eurent de nouveau recours à l'empereur et se plaignirent que l'affaire eût été mal jugée et imparfaitement instruite. L'empereur ordonna qu'un nouvel examen fût fait par des évêques à Arles, ville de la Gaule, où plusieurs d'entre vous, condamnant un vain et coupable esprit de division, se mirent d'accord avec Cécilien ; mais d'autres, persistant opiniâtrement dans leurs querelles, en appelèrent au même empereur. Puis, forcé lui-même d'intervenir, il mit fin à ce procès épiscopal débattu entre les parties; le premier, il fit une loi contre vous, et attribua au fisc les lieux de vos assemblées si nous voulions joindre ici toutes les pièces à l'appui, nous ferions une trop grande lettre. Pourtant il ne faut nullement oublier comment, sur les vives instances des vôtres auprès de l'empereur, fut discutée et terminée par un jugement public l'affaire de Félix d'Aptonge, que vos pères, dans un concile tenu à Carthage, appelèrent la cause de tous les maux par la bouche du primat Sécondus de Tigisis. L'empereur atteste dans sa lettre, dont voici une copie (4), que ceux de votre parti avaient instamment sollicité son intervention,

1. Nous avons déjà dit que ce Majorin occupa le siège de Carthage è la place de Cécilien injustement condamné.

2. Des savants ont pensé que ce mémoire non cacheté était une supplique des évêques du parti de Majorin pour obtenir des juges des Gaules qui seraient chargés de prononcer dans le débat.

3. C'était dans l'année 313.

4. Cette lettre est de 312 ou 315.

et s'étaient montrés auprès de lui accusateurs et dénonciateurs assidus :

Les empereurs Césars, Flavius Constantin le Grand, Valérius Licinius â Probien, proconsul d'Afrique.

4. Votre prédécesseur Aelien, à l'époque où il remplaçait Vérus, vicaire des préfets, durant la maladie de cet homme accompli, crut devoir entre autres choses, appeler à son examen et à son autorité l'affaire que la haine avait suscitée contre Cécilien, évêque de l'Eglise catholique. Ayant fait comparaître devant lui Supérius centurion, Cécilien, magistrat de la ville d'Aptonge, Saturnin qui y avait exercé la police (1), Calibe le jeune qui l'y exerçait, Solon, valet public de ladite cité, il les entendit pour juger ensuite. On reprochait à Cécilien d'avoir été ordonné évêque par Félix accusé d'avoir livré les saintes Ecritures pour être brûlées, mais on reconnut l'innocence de Félix. Enfin, Maximus prétendait qu'Ingentius, décurion de la ville de Sicca (2), avait falsifié une lettre de l'ancien décemvir Cécilien, et nous avons vu par les actes que ce même lngentius avait été mis sur le chevalet, mais qu'il ne fut pas torturé parce qu'il protesta qu'il était décurion de la ville de Sicca. Nous voulons donc que vous envoyiez sous une convenable et digne escorte, ce même Ingentius à la cour de Constantin Auguste, afin qu'en présence de ceux qui ne cessent de nous fatiguer de leurs plaintes et de leurs dénonciations, il puisse montrer et prouver qu'ils ont inutilement voulu susciter des haines. et amasser des violences contre l'évêque Cécilien. C'est ainsi que les disputes de ce genre étant abandonnées comme il convient, le peuple, sans division aucune, s'appliquera avec tout le respect désirable aux devoirs de la religion.

5. Puisque les choses sont comme vous le voyez, pourquoi nous reprochez-vous avec tant de violence les décrets des empereurs, qui ont été rendus contre vous? Tout cela n'est-il pas depuis, longtemps votre propre ouvrage ? Si les empereurs n'ont rien à ordonner dans ces questions, si un tel soin ne doit pas appartenir à des empereurs chrétiens, qui donc pressait vos pères d'envoyer à l'empereur, par le proconsul, la cause de Cécilien, d'accuser de nouveau auprès de lui l'évêque contre lequel vous aviez déjà porté d'une manière quelconque votre arrêt en son absence ; et celui-ci absous, d'inventer contre son ordinateur Félix

1. Ce Saturnin se trouvait à Aptonge au temps même des persécutions contre les chrétiens pour leur faire livrer les saintes Ecritures; il était important d'entendre son témoignage pour savoir si Félix, évêque d'Aptonge et l'ordinateur de Cécilien, avait bien réellement livré les Ecritures sacrées. lions en dirons autant du magistrat on duumvir Cécilien, et du centurion Supérius, qui avaient pu être requis afin d'user de violence envers les chrétiens.

2. Sicca Vénéria, aujourd'hui le Kef.

128

des calomnies auprès du même empereur ? Et maintenant y a-t-il autre chose contre vous que le jugement du grand Constantin lui-même contre votre parti, ce jugement que vos pères ont choisi, qu'ils ont arraché par des instances répétées, qu'ils ont préféré au jugement des évêques? Si les décisions impériales vous déplaisent, qui a le premier obligé les empereurs à les prononcer ? Vous criez contre l'Eglise catholique à cause des arrêts impériaux rendus contre vous, avec autant de droit que les ennemis de Daniel, s'ils avaient crié contre le prophète, en se voyant dévorés par les lions auxquels il avait échappé et dont ils auraient voulu qu'il eût été la victime. Car il est écrit : "Il n'y a pas de différence entre les menaces du roi et la colère du lion (1). " Daniel fut, jeté dans la fosse aux lions par les calomnies de ses ennemis ; son innocence triompha de leur malice ; il sortit de la fosse sain et sauf : mais eux y furent jetés et y périrent. De même vos pères livrèrent à la colère royale Cécilien et ceux de son parti; son innocence l'ayant sauvé, vous souffrez de la part de ces mêmes rois ce que les vôtres ont voulu faire souffrir à nos catholiques; il est écrit: " Celui qui creuse la fosse pour son prochain y tombera lui-même (2). "

6. Vous n'avez donc pas à vous plaindre de nous; et toutefois, la douceur de l'Eglise catholique aurait laissé dormir ces décrets des empereurs, si vos clercs et les circoncellions, portant au milieu de nous le trouble et la dévastation par des actes d'incroyable fureur et de cruauté, ne nous avaient contraints de nous en souvenir contre vous et de les faire remettre en vigueur. Car avant que ces récentes lois dont vous vous plaignez vinssent en Afrique, ils ont dressé, sur les chemins, des embûches à nos évêques, ils ont inhumainement brisé de coups nos clercs, gravement maltraité des laïques et mis le feu à Murs demeures. Un prêtre (3) qui, de sa propre et libre volonté, avait choisi l'unité de notre communion, a été par eux arraché à sa maison, meurtri de coups, roulé dans un gouffre de boue, habillé de jonc (4), promené dans la pompe de leur crime, objet de pitié pour les uns, de risée pour les autres, conduit ensuite partout où

1. Prov. XII, 12. — 2. Eccl. XXVII, 29.

3 Il s'agit du prêtre Restitut.

4. Le texte porte Juda; ce mot, qui appartenait à la langue vulgaire de l'Afrique n'est pas latin, mais nous savons qu'il désigne ici de la natte ou du jonc : amictu junceo dehonestatum (défiguré par un vêtement de jonc), dit ailleurs saint Augustin en racontant le même trait de violence.

il a plu à ses ennemis et relâché seulement après douze jours d'opprobre. Proculéien (1) appelé en justice par notre évêque, feignit de ne rien savoir sur ce sujet, et cité une seconde fois, il fit la déclaration publique qu'il ne dirait rien de plus. Et ceux qui ont fait cela sont aujourd'hui vos prêtres, nous effrayant encore de leurs menaces et nous persécutant comme ils peuvent.

7. Et cependant notre évêque n'a pas porté plainte aux empereurs pour les injures et les persécutions que l'Eglise catholique a souffertes alors dans notre pays; mais, un concile s'étant réuni (2), on vous a conviés à la paix, à des conférences entre vous : on espérait que la fin de l'erreur et le rétablissement de la paix apporteraient des joies à la charité fraternelle. Proculéien répondit à la sommation qui lui fut adressée, les actes publics vous l'apprennent, que vous assembleriez un concile de votre côté, et que vous y décideriez ce que vous aviez à nous dire; puis, de nouveau pressé de remplir sa promesse, il déclara authentiquement qu'il se refusait à des conférences de paix. Comme ensuite, au vu et su de tout le monde, la barbarie de vos clercs et des circoncellions ne cessait pas, la cause fut entendue; et quoiqu'on eût jugé Crispin hérétique, la mansuétude catholique ne permit pas qu'il supportât l'amende de dix livres d'or à laquelle les lois impériales condamnaient les hérétiques; ce quine l'empêcha pas d'en appeler aux empereurs. Si l'appel a eu le résultat que vous connaissez, ne devez-vous pas vous en prendre à (iniquité antérieure de ceux de votre parti et à cet appel même? Et, toutefois, après cette décision impériale, l'intercession de nos évêques auprès de l'empereur parvint encore à décharger Crispin de l'amende de dix livres d'or. Bien plus, ils envoyèrent à la cour des députés de leur concile (3) pour obtenir que tous vos évêques et vos clercs ne fussent pas, soumis a l'amende de dix livres d'or, portée contre tous les hérétiques, mais qu'elle fût seulement appliquable à ceux dans les propriétés de qui l'Eglise catholique subissait des violences de votre parti. Mais quand les députés arrivèrent à Rome, l'empereur était sous le coup de l'émotion que lui faisaient ressentir les horribles blessures

1. Proculéien était évêque donatiste à Hippone. 2. A Carthage, en 403.

3. Concile de Carthage de l'année 404.

129

qui venaient d'être faites à l'évêque catholique de Bagaie (1), et son indignation avait déjà fait

les lois qui furent envoyées en Afrique. Du moment où vous avez commencé à en éprouver la sévérité, non pour le mal, mais pour le bien, que deviez-vous faire, si ce n'est de vous adresser à nos évêques pour leur proposer ce qu'auparavant ils vous avaient proposé eux-mêmes une conférence d'où pût sortir la vérité?

8. Non-seulement vous. n'avez pas fait cela, mais ceux de votre parti ont redoublé de violence à notre égard. Ils ne se bornent pas à nous attaquer avec le bâton et à nous déchirer avec . le fer, mais, par une incroyable combinaison de crime, ils nous lancent dans les yeux, pour nous aveugler, de la chaux délayée dans du vinaigre. Pillant nos maisons, ils se sont fait de grandes et terribles- armes avec lesquelles ils se répandent de tous côtés, tuant, pillant, mettant le feu, crevant les yeux. Voilà ce qui nous a forcés à porter d'abord nos plaintes devant votre sagesse; considérez que la plupart d'entre vous, que vous tous qui vous dites persécutés, vous demeurez tranquilles chez vous ou chez autrui, sous ces terribles lois des empereurs catholiques, et, pendant ce temps, nous souffrons de la part de ceux de votre parti des maux inouïs ! Vous vous dites persécutés, et nous sommes assommés à coups de bâton ou percés par le fer; vous vous dites persécutés, et nos demeures sont pillées et dévastées par vos gens; vous vous dites persécutés, et vos gens nous aveuglent par de la chaux et du vinaigre. Si parfois ils se donnent la mort, ces trépas sont des sujets de haine contre nous, et, pour vous, des sujets de gloire. Ils ne s'imputent pas ce qu'ils nous font; et, ce qu'ils se font, ils nous l'imputent. Ils vivent comme des larrons, meurent comme des circoncellions, et sont honorés comme des martyrs; et, du reste, nous n'avons jamais ouï dire que les larrons aient crevé les yeux à ceux qu'ils ont volés : ils enlèvent à la lumière ceux qu'ils tuent, mais ils n'enlèvent pas la lumière aux vivants.

9. Pendant ce temps-là, si, parmi les vôtres, il en est qui tombent entre nos mains, nous les protégeons avec grand amour, nous leur parlons, nous leur lisons tout ce qui peut dissiper l'erreur qui sépare des frères de leurs frères; nous faisons ce que le Seigneur a prescrit par

1. Les ruines de Bagaïa ou Vagïa se voient à deux lieues au nord-ouest du poste français de Krenchela. On y trouve une enceinte byzantine dans un remarquable état de conservation. Les arabes désignent ces ruines sous le nom de Ksar Bagaie.

le prophète Isaïe, lorsqu'il a dit : " Écoutez, vous qui craignez la parole du Seigneur; dites : Vous êtes nos frères à ceux qui vous haïssent et vous exècrent, afin que le nom du Seigneur soit honoré et devienne pour eux une cause de joie; mais qu'ils soient eux-mêmes confondus (1). " Si quelques-uns d'entre eux sont frappés de l'évidence de la vérité et de la beauté de la paix, nous ne leur donnons pas une seconde fois le baptême qu'ils ont reçu et qu'ils gardent comme des déserteurs gardent fine marque royale, mais nous les associons à la foi qui leur a manqué, à la charité de l'Esprit-Saint et au corps du Christ. Il est écrit que la foi purifie les coeurs (2), et que la charité couvre la multitude des péchés (3). Mais si, par endurcissement ou par fausse honte, ne pouvant supporter les insultes de ceux avec qui ils débitaient tant de faussetés et méditaient tant de mauvais desseins contre nous; si surtout, craignant de s'attirer les mauvais traitements qu'auparavant ils ne nous épargnaient 'pas, ils refusent de rentrer dans l'unité du Christ, nous les laissons aller sains et saufs comme nous les avions pris : autant que nous le pouvons, nous avertissons nos laïques de ne faire aucun mal à ceux qui leur tombent entre les mains, et de nous les amener pour les reprendre et les instruire. Il en est qui nous écoutent et qui le font s'ils peuvent; d'autres en agissent avec ces gens-là comme avec des voleurs, car les mauvais traitements qu'ils endurent de leur part les autorisent à les regarder comme tels. Quelques-uns préviennent avec des coups les coups dont ils sont menacés; quelques-uns encore conduisent aux juges ceux qu'ils ont pris, et nous n'obtenons pas qu'ils leur pardonnent : tant sont horribles les maux qu'ils redoutent ! Néanmoins ces malheureux égarés gardent en tout des habitudes de brigands, et exigent qu'on les honore comme des martyrs.

10. Voici le désir que nous vous exprimons par cette lettre et par les frères que nous envoyons près de vous. D'abord, si c'est possible, nous souhaitons que vous confériez pacifiquement avec nos évêques, afin qu'on atteigne l'erreur où elle se rencontrera et non pas les hommes, afin que les hommes soient ramenés et non pas punis; nous souhaitons que vous vous réunissiez enfin avec ceux dont vous aviez méprisé auparavant les offres de réunion.

1. Is. LXI, 5. — 2. Act. XV, 9. — 3. I Pierre, IV, 8.

130

Combien il serait meilleur d'agir ainsi et d'envoyer à l'empereur ce qui aurait été fait et signé, que de recourir aux puissances sécu lières, qui ne peuvent que procéder contre vous conformément aux lois déjà portées? En effet, vos collègues qui passèrent les mers dirent qu'ils étaient venus pour que les préfets les entendissent; ils demandèrent d'être entendus avec notre saint père l'évêque catholique Valentin qui se trouvait alors à la cour ; le juge ne pouvait le leur accorder; il jugeait selon les lois faites contre vous; et l'évêque Valentin lui-même n'était pas venu pour cela et n'avait pas reçu de ses collègues un semblable mandat. Combien donc il vaut mieux recourir à l'empereur, lui qui n'est pas soumis à ces lois, qui a le pouvoir d'en faire d'autres, et qui, après avoir pris connaissance de vos conférences, pourrait prononcer sur l'affairé tout entière, quoiqu'elle passe pour jugée depuis déjà longtemps ! Nous ne voulons pas conférer pour que la cause soit de nouveau finie, mais pour qu'elle se montre finie à ceux qui n'en savent rien. Si vos évêques veulent faire cela, qu'avez-vous à perdre et que 'ne gagnerez-vous pas ? Votre bonne volonté sera manifestée, et on ne vous reprochera plus avec raison de vous défier de votre propre cause. Croyez-vous par hasard que cela vous soit religieusement défendu ? Mais vous n'ignorez point que le Christ Notre-Seigneur a parlé de la loi avec le diable lui-même (1), que l'apôtre Paul a conféré sur l'hérésie des stoïciens et des épicuriens, non-seulement avec des juifs, mais encore avec des philosophes gentils (2) ? Direz-vous que les lois de l'empereur ne vous permettent pas de vous réunir avec nos évêques? Eh bien ! réunissez-vous à vos évêques du pays d'Hippone, où nous avons tant à souffrir de la part des gens de votre parti. Ne serait-il pas plus permis et plus aisé à vos gens de faire arriver jusqu'à nous vos écrits que leurs armes?

11. Enfin, répondez-nous comme nous le désirons, par ces mêmes frères que nous envoyons vers vous. Si vous ne voulez pas de cela, entendez-nous du moins avec ceux des vôtres qui nous font souffrir tant de maux. Montrez-nous la vérité par laquelle vous vous dites persécutés, tandis que nous sommes en butte aux violences cruelles de votre parti. Si vous nous prouvez que nous sommes dans l'erreur, vous nous accorderez peut-être de ne

1. Matth. IV, 4. — 2. Act. XVII, 18.

pas nous rebaptiser ; vous trouverez juste, qu'ayant été baptisés par ceux que vous n'avez frappés d'aucun jugement, nous soyons traités comme ceux que Félicien de Musti et Prétextat d'Assuri avaient baptisés pendant un si long temps, pendant que vous vous efforciez de les chasser de leurs Eglises à l'aide des ordres des juges séculiers, parce que ces évêques restaient dans la communion de Maximien, avec lequel vous les aviez condamnés expressément et nommément dans le concile de Bagaie. Nous prouvons toutes ces choses par les actes judiciaires et municipaux, où vous alléguez votre propre concile, voulant montrer aux juges que vous chassiez vos schismatiques de leurs Eglises. Et cependant, vous qui avez fait schisme avec la race d'Abraham, en qui toutes les nations sont bénies (1), vous ne voulez pas être chassés de vos Eglises, non point par des juges, ainsi que vous l'avez fait à l'égard de vos schismatiques, mais par les rois de la terre eux-mêmes, qui, selon la prophétie , adorent le Christ, par ces rois devant qui, vous les accusateurs de Cécilien, vous avez été vaincus.

12. Mais, si vous ne voulez ni nous entendre ni nous instruire, venez, ou envoyez avec nous au pays d'Hippone des gens qui voient votre troupe armée, plus inhumaine que ne l'ont jamais été les soldats contre les barbares, car ils ne leur lançaient pas dans les yeux de la chaux et du vinaigre. Si vous refusez aussi cela, écrivez-leur au moins, afin qu'ils ne recommencent plus de pareilles horreurs, afin qu'ils. cessent de nous tuer, de nous piller, de nous aveugler. Nous ne voulons pas dire Condamnez-les. Ce sera à vous de voir comment vous n'êtes pas souillés par les brigands que nous vous montrons dans votre communion, et comment nous sommes souillés, nous, par les traditeurs que vous n'avez jamais pu. nous montrer. Choisissez, sur toutes ces choses, ce que vous voudrez. Si vous méprisez nos plaintes, nous ne nous repentirons pas d'avoir voulu agir pacifiquement avec vous. Le Seigneur assistera son Eglise, et vous vous repentirez d'avoir dédaigné nos humbles avis.

1. Gen. XXII, 18.

 

 

LETTRE LXXXIX. (Au commencement de l'année 402.)

Festus était un riche personnage chargé d'importantes fonctions dans l'empire ; il possédait dans le pays d'Hippone des domaines considérables; catholique lui-même, il avait pour fermiers et paysans des donatistes; une lettre qu'il avait écrite dans le but de les ramener à l'unité de l'Église n'avait produit aucun fruit. Saint Augustin lui adressa celle qu'on va lire afin de le déterminer à de nouveaux efforts; pour l'éclairer et le frapper, il ramassa les faits et les raisonnements les plus propres à faire juger la question religieuse et à établir le bon droit. Cette lettre serrée, ingénieuse et vive, et où de beaux mouvements se rencontrent, est une vigoureuse démonstration.

AUGUSTIN A SON CHER SEIGNEUR, A SON HONORABLE ET AIMABLE FILS FESTUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Si le goût de l'erreur, d'une division coupable, de faussetés tant dg fois démontrées pousse des hommes à renouveler audacieusement et sans cesse leurs menaces et leurs pièges contre l'Église catholique uniquement occupée de leur salut, combien il est plus juste et plus convenable que les partisans de la paix et de l'unité chrétienne, les amis de cette vérité éclatante même aux yeux qui feignent de ne pas la voir ou la dérobent aux autres, se dévouent activement, non-seulement à la défense de ceux qui sont catholiques, mais encore à la conversion de ceux qui ne le sont pas ! Car si l'opiniâtreté travaille à se créer des forces indomptables, quelles forces ne devrait pas avoir la constance qui sait qu'elle plaît à Dieu dans ses persévérants efforts pour le bien, et qu'elle ne peut pas déplaire aux hommes sages.

2. Or, quoi de plus malheureux et de plus mauvais que l'état des donatistes, se glorifiant de souffrir la persécution ! Bien loin de se sentir confondus par la répression de leur propre iniquité, ils veulent qu'on les en loue! Ils ignorent dans leur étonnant aveuglement ou feignent d'ignorer dans leur coupable fureur que ce n'est pas le supplice, mais la cause qui fait les vrais martyrs. Je dirais cela contre ceux qui ne seraient que dans les ténèbres de l'hérésie, et qui, à cause d'un tel sacrilège, subiraient des peines méritées; je le dirais lors même qu'ils n'oseraient commettre aucune violence contre qui que ce soit. Mais que penser de ceux dont il faut réprimer la perversité par la terreur des confiscations, ou auxquels il faut apprendre, en les exilant, que l'Église est partout répandue, l'Église qu'ils aiment mieux attaquer que reconnaître? Et si ce que leur fait souffrir une législation au fond très-charitable est comparé à ce qui est l'oeuvre de leur audace furieuse, qui ne verra de quel côté se trouvent les vrais persécuteurs? Des fils mauvais, par cela seul qu'ils vivent mal, sans même qu'ils portent la main sur un père ou une mère, persécutent la tendresse de leurs parents; et ceux-ci, plus ils aiment leurs enfants, plus ils redoublent d'énergie pour les amener ouvertement à une vie meilleure sans aucune persécution.

3. Il existe des actes publics d'une parfaite authenticité, que vous pouvez lire si vous voulez, ou plutôt que je vous engage à lire; ces actes prouvent que les ancêtres de ceux qui les premiers se sont séparés de la paix de l'Église, osèrent accuser Cécilien auprès de l'empereur Constantin par le proconsul Anulin. Si ce jugement leur eût donné gain de cause, qu'aurait souffert Cécilien, sinon ce qu'ils ont été condamnés à souffrir après avoir été vaincus devant le tribunal impérial? Si leurs triomphantes accusations avaient fait chasser de leurs sièges Cécilien et ses collègues, ou si ces derniers, persévérant dans leur révolte, avaient été condamnés à des peines plus rigoureuses (car vaincus et résistants ils auraient rencontré les royales sévérités), alors r les donatistes auraient partout demandé des louanges pour leur prévoyante sollicitude, dévouée aux intérêts de l'Église. Mais maintenant qu'ils ont été mis en déroute et n'ont pu prouver rien de ce qu'ils avaient avancé , s'ils souffrent quelque chose pour leur iniquité, ils l'appellent une persécution; ils n'imposent à leur furie aucune répression, mais ils réclament les honneurs des martyrs : comme si les empereurs chrétiens catholiques, en châtiant leur iniquité, faisaient autre chose que de suivre le jugement de Constantin, sollicité par les accusateurs mêmes de Cécilien : ceux-ci, préférant l'autorité de l'empereur à tous les évêques d'outre-mer, lui déférèrent et non pas aux évêques, la cause de l'Église; ils en appelèrent à l'empereur du jugement épiscopal que lui-même avait fait rendre à Rome et où ils furent condamnés, et en appelèrent encore à son tribunal du jugement épiscopal prononcé à Arles et toutefois condamnés définitivement par l'empereur lui-même, ils demeurèrent dans la perversité. Vraiment je crois que le diable (132) lui-même, s'il était vaincu autant de fois par l'autorité d'un juge qu'il aurait choisi de son plein gré, n'oserait pas persister dans son opinion.

4. On pourrait dire que ce sont là des jugements humains, sujets à l'erreur, aux surprises, à la corruption; mais pourquoi accuser le monde chrétien et lui reprocher les crimes de je ne sais quels traditeurs? A-t-il pu, a-t-il dû plutôt croire des accusateurs vaincus que des juges choisis par eux-mêmes? Ces juges ont bien ou mal jugé, Dieu le sait; mais qu'a-t-elle fait, cette Eglise répandue par toute la terre, cette Eglise que ces gens-là voudraient rebaptiser, uniquement parce que dans une cause où elle ne pouvait pas démêler la vérité, elle a cru devoir s'en rapporter à ceux qui ont pu juger plutôt qu'à ceux qui n'ont pas cédé malgré leur défaite? O le grand crime de toutes les nations que Dieu promit de bénir dans la race d'Abraham (1), et qu'il a bénies comme il l'a promis ! Ces nations disent d'une même voix : Pourquoi voulez-vous nous rebaptiser? Et on leur répond : Parce que vous ne savez pas quels sont ceux qui ont été en Afrique les traditeurs des livres saints, et, dans ce que vous ne savez pas, vous avez mieux aimé croire des juges que des accusateurs 1 Si nul n'est coupable du crime d'autrui, en quoi ce qui a été commis en Afrique regarde-t-il l'univers ? Si un crime inconnu n'est imputable à personne, comment l'univers a-t-il pu connaître le crime des juges ou des accusés? Jugez, vous tous qui avez du bon sens. Telle est la justice des hérétiques : parce que le monde ne condamne pas un crime inconnu, le parti de Donat condamne le monde sans l'entendre. Mais c'est assez pour l'univers d'avoir les promesses de Dieu, de voir en lui-même l'accomplissement des anciennes prophéties et de reconnaître l'Eglise dans ces mêmes Ecritures où il reconnaît aussi le Christ son roi. Car là où sont prédites, touchant le Christ, les choses dont nous lisons l'accomplissement dans l'Evangile, là sont prédites, touchant l'Eglise, les choses dont nous voyons l'accomplissement dans le monde entier.

5. Un esprit de quelque sagesse s'inquiète peu de ce qu'ils ont coutume de dire au sujet du baptême du Christ. A les entendre, ce baptême n'est vrai que si un homme juste le confère; or toute la terre connaît cette manifeste vérité

1. Gen. XXII, 18.

de l'Evangile de saint Jean: " Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, m'a dit: Celui sur qui vous verrez descendre et se reposer le Saint-Esprit comme une colombe, c'est celui-là qui baptise dans le Saint-Esprit (1). " Aussi l'Eglise, pleine de sécurité, ne met pas son espérance dans l'homme, de peur de s'exposer à cette sentence de l'Ecriture : " Maudit soit celui qui met son espérance dans l'homme (2); " mais l'Eglise met son espérance dans le Christ qui a pris la forme d'un esclave sans perdre la forme de Dieu, et dont il a été dit : " C'est celui-là qui baptise. " Et quelque soit l'homme qui est le ministre de son baptême, quelque soit le poids de ses fautes , ce n'est pas lui qui baptise, c'est celui sur lequel descendit la colombe. Ces gens-là, dans la vanité de leurs pensées, cheminent au milieu de tant d'absurdités qu'ils ne trouvent plus à s'en délivrer. Puisqu'ils reconnaissent pour bon et vrai baptême celui que confèrent parmi eux les coupables dont les crimes sont cachés, nous leur disons: Qui baptise alors? Ils n'ont rien à répondre si ce n'est : Dieu. Ils ne peuvent dire en effet qu'un homme adultère sanctifie quelqu'un. Nous ajoutons : Si donc lorsqu'un homme manifestement juste baptise, c'est lui-même qui sanctifie, et si lorsque c'est un homme secrètement inique qui baptise, ce n'est pas lui mais Dieu qui sanctifie, ceux qui sont baptisés doivent souhaiter de l'être par des hommes secrètement mauvais plutôt que par des hommes manifestement bons; car Dieu les sanctifie beaucoup mieux qu'un homme juste, quel qu'il puisse être. Or, s'il est absurde qu'on désire être plutôt baptisé par un homme secrètement adultère que par un homme manifestement chaste, il en résulte que, quelque soit le ministre qui le confère, le baptême est valide, parce que c'est celui sur lequel descendit la colombe qui baptise lui-même.

6. Et pourtant, malgré cette vérité évidente qui frappe les oreilles et les coeurs des hommes, tel est pour quelques-uns la profondeur de l'abîme d'une mauvaise coutume, qu'ils aiment mieux résister à toutes les autorités et à toutes les raisons que de s'y soumettre. Or, ils résistent de deux manières : par la rage ou par la nonchalance. Que fera donc ici la médecine de l'Eglise, cherchant dans sa maternelle charité le salut de tous, et flottant incertaine entre les

1. Jean, I, 33. — 2. Jér. XVII, 5.

133

frénétiques et les léthargiques? Peut-elle, doit-elle les mépriser ou les délaisser? Il est nécessaire qu'elle soit importune aux uns et aux autres, parce qu'elle n'est ennemie ni des uns ni des autres. Les frénétiques ne veulent pas qu'on les lie ni les léthargiques qu'on les excite; mais la charité fidèle continue à châtier le frénétique, à stimuler le léthargique, à les aimer tous les deux. Tous les deux sont mécontents, mais tous les deux sont aimés; molestés tous les deux, ils s'indignent tant qu'ils sont malades, mais, une fois guéris, ils remercient.

7. Enfin, nous ne les recevons point parmi nous comme ils étaient, ainsi qu'ils le croient et qu'ils s'en vantent, mais nous les recevons tout à fait changés, parce qu'ils ne commencent à être catholiques qu'en cessant d'être hérétiques. Nous ne tenons pas pour ennemis les sacrements qu'ils ont en commun avec nous, parce que ces sacrements ne sont pas humains, mais divins. Il faut leur ôter l'erreur particulière dont ils se sont malheureusement pénétrés, et non pas les sacrements qu'ils ont reçus comme nous, qu'ils portent et qu'ils gardent pour leur condamnation, parce qu'ils les gardent indignement, mais enfin ils les gardent. Une fois l'erreur abandonnée et le mal de la séparation disparu, ils passent de l'hérésie à la paix de l'Eglise qu'ils n'avaient pas, et sans laquelle ce qu'ils avaient leur était funeste. Mais si, lorsqu'ils passent à nous, ils manquent de sincérité, ce n'est plus notre affaire, c'est l'affaire de Dieu. Quelques-uns néanmoins, dont on ne jugeait pas le retour véritable, mais seulement inspiré par la terreur de la loi, ont été trouvés tels dans la suite, au milieu de diverses épreuves, qu'on les préférait à d'anciens catholiques. Ce n'est donc pas agir pour rien que de presser d'agir. Car ce n'est pas seulement par les terreurs humaines qu'est battu en brèche le mur de la coutume endurcie, mais aussi la foi s'affermit et l'intelligence s'éclaire par les autorités divines et les bonnes raisons.

8. Cela étant, vous saurez que vos hommes du pays d'Hippone sont encore donatistes, et que vos lettres ne leur ont rien fait. Pourquoi ces lettres ont-elles été inutiles? Il n'est pas besoin de l'écrire; mais envoyez quelqu'un des vôtres, un de vos serviteurs ou de vos amis, à qui vous puissiez en sûreté confier cette affaire : il viendra d'abord, non pas sur les lieux, mais auprès de nous, à l'insu de ces hommes, et, après avoir pris conseil de nous, il fera ce qui paraîtra convenable avec l'aide de Dieu. En agissant ainsi, nous n'agissons pas seulement pour eux, mais aussi pour nos catholiques : le voisinage de vos gens leur est un danger dont il ne nous est pas possible de ne pas nous préoccuper. J'aurais pu vous écrire ceci très-brièvement, mais j'ai voulu que vous eussiez une lettre de moi qui vous fît connaître les motifs de mon inquiétude, et aussi qui vous mît en mesure de répondre à quiconque vous dissuaderait de travailler à ramener vos gens ou nous reprocherait de vous le demander. Si j'ai fait quelque chose d'inutile en disant ce que vous saviez déjà ou ce que vous aviez vous-même pensé, ou si j'ai été importun en écrivant une trop longue lettre à un homme si occupé des affaires publiques, je vous prie de me le pardonner, pourvu cependant que vous ne méprisiez ni mes avis ni mes prières: ainsi vous garde la miséricorde de Dieu.

 

 

 

 

LETTRE XC. (Année 408.)

Nous avons raconté , dans l'Histoire de saint Augustin (chap. XXIII) , une émeute païenne à Calame, aujourd'hui Ghelma, contre les chrétiens de cette ville, à la suite de la célébration illégale d'une fête que nous croyons être la fête de Flore, le ter juin 408. Les excès commis faisaient redouter de rigoureux châtiments. Un vieillard païen de Calame adressa à saint Augustin la lettre suivante pour implorer sa miséricordieuse intervention; cette lettre, qui est un hommage au pontife d'Hippone, montre aussi quelle idée les païens avaient d'un évêque.

NECTARIUS A L'ILLUSTRE SEIGNEUR ET TRÈS-AIMABLE FRÈRE AUGUSTIN, ÉVÊQUE.

Vous savez toute la grandeur de l'amour de la patrie, je ne vous en dirai rien ; c'est le seul amour qui, à bon droit, l'emporte sur l'amour des parents. Si les gens de bien ne se devaient pas à la patrie sans mesure et sans fin, je m'excuserais avec raison de ne plus lui rendre de services. Mais, comme l'attachement à la cité ne fait que s'accroître de jour en jour, plus on approche du terme de la vie, plus on souhaite laisser sa patrie tranquille et florissante. Aussi, je me réjouis d'avoir à tenir ce langage à un homme qui possède toutes les connaissances. il y a à Calame bien des choses que j'ai raison d'aimer, soit parce que j'y suis né, soit parce que je crois avoir rendu à cette ville de grands services. Mais, éminent et très-aimable seigneur, elle est tombée par un grave égarement de son peuple; et si nous sommes jugés d'après la rigueur de la loi, cet égarement doit être frappé du châtiment le plus sévère. Mais il est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des (134) hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes. C'est pourquoi je demande et je supplie, autant qu'il est en mon pouvoir, que si la chose est défendable, l'innocent soit défendu, et ne subisse pas des châtiments immérités. Accordez-nous ce qu'une nature comme la vôtre prévoit bien que nous demandons. Une contribution pour les dommages sera aisée à imposer; seulement qu'on nous épargne les supplices. Vivez de plus en plus agréable à Dieu, illustre seigneur et très-aimable frère.

 

 

LETTRE XCI. (Année 405.)

Voici la réponse de saint Augustin à Nectarius; c'est un très-curieux monument des relations entre les chrétiens et les païens des premiers âges de l'Eglise. Ce qui frappe dans le langage de l'évêque, en face des polythéistes, c'est un sens moral supérieur; on y remarque aussi, dans sa plus sainte énergie, le prosélytisme évangélique, et, dans toute sa mansuétude, le génie chrétien. C'est cette lettre de saint Augustin qui nous a appris ce que nous savons des désordres de Calame à la fête de Flore.

AUGUSTIN A L'EXCELLENT SEIGNEUR ET HONORABLE FRÈRE NECTARIUS.

1. Je ne m'étonne pas que, malgré le froid de la vieillesse, votre coeur brûle de l'amour de la patrie, je vous en loue; je vois, non à regret, mais avec plaisir, que non-seulement vous vous rappelez, mais encore que vous montrez par votre vie, que les gens de bien se doivent à leur patrie sans mesure et sans fin. C'est pourquoi nous voudrions qu'un homme tel que vous devînt citoyen d'une certaine patrie d'en-haut dont le saint amour soutient notre faiblesse dans les dangers et les fatigues, au milieu de ceux que nous nous efforçons d'y conduire, afin que vous sussiez qu'on se doit sans mesure et sans fin à cette petite portion qui est sur cette terre comme en voyage; vous en seriez d'autant meilleur que vous rempliriez des devoirs envers une cité meilleure vous trouveriez, dans son éternelle paix, une joie sans fin, après vous être dévoué à travailler sans fin pour elle pendant la vie.

2. Mais en attendant que cela arrive, car j e ne désespère pas que vous puissiez obtenir cette patrie et que votre pensée en soit déjà prudemment occupée (le père qui vous a engendré dans celle-ci vous y a précédé (1); donc en attendant que cela arrive, pardonnez-nous si, à cause de notre patrie que nous désirons n'abandonner

1. Le père de Nectarius était mort chrétien.

donner jamais; nous attristons la vôtre que vous voudriez laisser florissante. Si nous examinions avec votre sagesse de quelles " fleurs n vous parlez ici, je ne craindrais pas qu'il fût difficile de vous persuader et de vous faire convenir de quelle façon une cité doit fleurir. Le plus illustre de vos poètes a glorifié certaines fleurs de l'Italie; mais, quant à nous, dans votre patrie, nous avons moins été à même de connaître par quels hommes cette terre a fleuri que par quelles armes elle a brillé; que dis-je? ce ne sont pas des armes, mais des flammes; elle n'a pas brillé, elle a brûlé. Si un si grand crime demeurait impuni, si une juste correction n'atteignait les méchants, pensez-vous que vous laisseriez votre patrie florissante ? O fleurs sans fruits et suivies d'épines ! Voyez si vous aimez mieux que votre patrie fleurisse par la piété que par l'impunité, par la correction des moeurs que par la sécurité de l'audace. Comparez, et voyez si vous nous' surpassez en amour pour votre patrie, si, plus ardemment et plus véritablement que nous, vous désirez qu'elle soit florissante.

3. Considérez un peu ces mêmes livres de la République, où vous avez puisé ce profond amour de la patrie, à laquelle tout homme d'honneur doit se dévouer sans mesure et sans fin. Regardez, je vous prie, et voyez quelles grandes louanges on y donne à la frugalité et à la continence, à la fidélité du lien conjugal, à cette loyauté de sentiments et à cette chasteté de moeurs dont la pratique rend une cité florissante. Or, ce sont ces moeurs qu'on recommande et qu'on enseigne dans les Eglises qui croissent à travers le monde et sont comme autant de saintes écoles pour les peuples; on y apprend surtout la piété par laquelle le vrai Dieu est honoré; ce Dieu véridique qui non-seulement nous commande, mais encore nous fait la grâce d'accomplir tous ces devoirs, dont la pratique prépare et dispose l'âme à vivre en société avec lui dans l'éternelle et céleste cité. De là vient qu'il a prédit et ordonné le renversement des images de cette foule de faux dieux. Rien ne rend les hommes plus insociables par la corruption de la vie, que l'imitation de ces dieux tels que les représentent et les glorifient les livres des auteurs païens.

4. Enfin ces doctes génies, qui cherchaient non dans des actions publiques, mais dans des discussions particulières ce qui pouvait faire la grandeur de la République et de la cité de (135) la terre comme ils la comprenaient; ce n'est pas l'imitation de leurs dieux qu'ils proposaient à la jeunesse pour la former, mais l'imitation des hommes qui, par leurs vertus, leur paraissaient dignes de louanges. Et en effet ce jeune homme de Térence qui, voyant sur un mur une peinture représentant l'adultère du roi des dieux, sentit redoubler le feu de sa passion par l'autorité d'un si grand exemple, ne serait jamais tombé dans de criminels désirs et dans leur assouvissement, s'il avait préféré imiter Caton que Jupiter. Mais comment l'aurait-il fait, puisque, dans les temples, il était forcé d'adorer Jupiter plutôt que Caton? Peut-être ne devons-nous pas tirer d'une comédie de quoi confondre les dissolutions des impies et leurs sacrilèges superstitions. Lisez ou rappelez-vous ce qui est dit dans ces mêmes livres de la République, que les comédies écrites ou jouées ne plairaient pas si elles ne s'accordaient avec les moeurs : il demeure donc établi par l'autorité et le témoignage des hommes les plus illustres dans l'Etat, que les gens les plus mauvais deviennent plus mauvais encore par l'imitation de leurs dieux, lesquels assurément ne sont pas de vrais dieux, mais des dieux faux et inventés.

5. Tout ce qu'on a écrit sur la vie et les moeurs des dieux, me direz-vous, doit être bien autrement compris et interprété par les sages. Et naguère nous avons entendu dans les temples, devant les peuples rassemblés, ces interprétations salutaires. Mais, je vous le demande, les hommes ferment-ils les yeux à la vérité au point de ne pas voir des choses si évidentes et si claires ? La peinture, le bronze, la sculpture, les écrits, les lectures, la comédie, le chant, la danse représentent en tant de lieux Jupiter commettant des adultères; qu'importe si, seulement dans son Capitole, on le représente défendant ces désordres? Si, personne ne l'empêchant, ces infamies bouillonnent au sein des peuples, sont adorées dans les temples et font rire au théâtre; si, pour leur immoler des victimes, on dévaste le troupeau du pauvre; si, pour le retracer par le jeu et la danse des histrions, on dissipe de riches patrimoines, peut-on dire que les villes soient alors florissantes? Ces fleurs n'ont pas pour mère une terre fertile ni quelque riche vertu, mais une mère digne d'elles; c'est la déesse Flore dont les jeux se célèbrent par les dernières turpitudes; chacun doit comprendre quel démon est cette déesse qu'on n'apaise ni par des sacrifices d'oiseaux et de quadrupèdes, ni par le sang humain, mais ce qui est un crime beaucoup plus énorme, par le sacrifice de la pudeur humaine.

6. J'ai dit ceci parce que vous avez écrit que, votre âge vous rapprochant de la fin de la vie, vous désiriez laisser votre patrie tranquille et florissante. Que toutes ces vaines. extravagances disparaissent, que les hommes soient amenés au vrai culte de Dieu et aux moeurs chastes et pieuses, c'est alors que vous verrez votre patrie florissante, non pas dans l'opinion des insensés, mais dans la vérité des sages; d'ailleurs cette patrie de la chair et du temps sera ainsi une portion de l'autre patrie dont nous devenons les enfants, non par le corps mais par la foi, et où tous les saints et les fidèles de Dieu fleuriront après les travaux et en quelque sorte, après l'hiver de cette vie pendant l'interminable éternité. Aussi nous ne voulons ni mettre de côté la douceur chrétienne, ni laisser impuni dans cette cité un exemple pernicieux pour toutes les autres. Dieu nous assistera dans ces desseins de modération, si lui-même n'est pas trop indigné contre eux. Du reste nous ferions un appel inutile et à la mansuétude que nous désirons conserver, et à la sévérité tempérée à laquelle nous voulons recourir, si Dieu voulait secrètement a re chose, soit qu'il jugeât qu'un si grand mal dût être plus rigoureusement puni, soit que, par un plus terrible effet de sa colère, il le laissât impuni pour un temps, sans que les coupables fussent corrigés ni ramenés vers lui.

7. Votre sagesse nous fait remarquer le caractère épiscopal, et vous dites que votre patrie est tombée par un grave égarement de son peuple : " Si nous sommes jugés d'après la rigueur de la loi, dites-vous, cet égarement doit être frappé du châtiment le plus sévère. Mais, ajoutez-vous, il est du devoir de l'évêque de ne chercher que le salut des hommes, de n'intervenir dans leurs affaires que pour rendre leur situation meilleure, et de demander au Dieu tout-puissant le pardon de leurs fautes." Voilà tout à fait ce que nous nous efforçons de faire; soit que nous jugions, soit que tout autre juge et que nous intercédions, nous cherchons toujours à écarter le châtiment le plus sévère, et nous désirons procurer aux hommes le salut qui consiste dans le bonheur de bien vivre, et non pas dans le privilége de faire le (136) mal en toute sûreté. Nous demandons aussi instamment pardon non-seulement pour nos péchés, mais encore pour les péchés d'autrui, et nous ne pouvons l'obtenir que pour ceux qui se sont corrigés. Vous dites ensuite: " Je demande et je supplie, autant qu'il est en mon pouvoir, que si la chose est défendable, l'innocent soit défendu et ne subisse pas des châtiments immérités. "

8. Voici brièvement ce qui s'est passé, et discernez vous-même les coupables d'avec les innocents. Contrairement aux nouvelles lois (1), le jour des calendes de juin, les païens, sans que personne les en empêchât, célébrèrent leurs solennités sacrilèges avec une si insolente audace que rien de pareil ne s'était vu, même au temps de Julien : ils firent passer la bruyante troupe de leurs danseurs dans la rue et devant la porte même de l'église. Les clercs ayant essayé de s'opposer à quelque chose d'aussi indigne et d'aussi positivement défendu, l'église fut lapidée. Huit jours après, l'évêque ayant notifié aux magistrats de la cité les lois que chacun du reste connaissait, et les ordres donnés étant sur le point de s'exécuter, l'église fut de nouveau lapidée. Le lendemain, les nôtres, pour inspirer de la crainte aux méchants, voulurent qu'on insérât dans les actes publics ce qui s'était passé : mais on leur refusa ce droit, qui est le droit de tous; et le même jour, comme si Dieu lui-même avait voulu répandre la terreur, la grêle tomba sur la ville comme réponse aux pierres lancées la veille. A peine eut-elle cessé, qu'une bande ennemie lança pour la troisième fois des pierres sur l'église; elle mit le feu aux habitations ecclésiastiques et tua un serviteur de Dieu qui avait cherché inutilement à s'échapper: les autres clercs se cachèrent ou s'enfuirent comme ils purent; l'évêque, qui était parvenu à s'enfoncer et à se ramasser dans je ne sais quel coin, où il se dérobait aux regards, y entendait des menaces de mort et des reproches de ce qu'en se cachant il rendait inutile la perpétration d'un si grand crime. Ces choses se passèrent depuis dix heures jusqu'à la nuit avancée. Nul de ceux qui pouvaient intervenir avec autorité n'essaya de réprimer ni de secourir, excepté un étranger par lequel furent délivrés plusieurs serviteurs de Dieu près de périr, et bien des objets volés, arrachés aux pillards; l'heureuse

1. La loi d'Honorius qui interdisait aux païens la célébration de leurs fêtes est du 24 novembre 407.

intervention de ce seul homme a fait voir clairement que ces désordres auraient pu être aisément prévus ou arrêtés, si les citoyens et surtout les magistrats s'y étaient opposés.

9. Ainsi donc, dans toute cette ville, il ne s'agit pas de discerner les innocents d'avec les coupables, mais les moins coupables d'avec ceux qui ne le sont plus. La faute est légère pour ceux qui, craignant d'offenser les hommes les plus importants de la ville qu'ils savaient être ennemis de l'Eglise, n'ont pas osé porter secours; mais ils sont vraiment coupables tous ceux qui, sans commettre ni inspirer ces désordres, les ont réellement voulus; plus coupables encore ceux qui les ont commis, et très coupables ceux qui en étaient les instigateurs. Quant à ceux-ci, ne prenons point des soupçons pour la vérité; ne cherchons pas ce qui ne pourrait se découvrir qu'à force de tourments. Pardonnons aussi à la frayeur de ceux qui ont mieux aimé prier Dieu pour l'évêque et ses serviteurs, que de s'exposer à offenser de puissants ennemis de l'Eglise. Mais pour ce qui est des autres, pensez-vous qu'il ne faille les atteindre par aucune peine et proposez-vous qu'on laisse impuni un si grand exemple d'horrible fureur? Nous ne songeons pas à satisfaire à des sentiments de colère en vengeant le passé, mais nous cherchons miséricordieusement à pourvoir aux intérêts de l'avenir. Les méchants peuvent être punis par les chrétiens non-seulement avec douceur, mais encore d'une façon qui leur soit utile et salutaire. En effet, ils ont de quoi soutenir la santé de leur corps, de quoi vivre, et de quoi mal vivre. Que leur santé et leur vie demeurent sauves, afin que le repentir soit possible; voilà ce que nous souhaitons, ce que nous demandons avec instance, autant qu'il est en nous, et même par de laborieux efforts. Mais, quant aux moyens de mal vivre, si Dieu veut les retrancher, comme des parties gangrenées et nuisibles, il punira très- miséricordieusement. S'il veut quelque chose de plus ou s'il ne permet pas même cela, c'est à lui de savoir la raison de ce dessein plus profond et sûrement plus juste; notre soin et notre devoir, à nous, c'est d'agir dans la mesure de ce que nous découvrons, c'est de le prier qu'il bénisse notre intention d'être utile à tous, et qu'il ne nous laisse rien faire qui ne profite et à nous et à son Eglise

il sait bien mieux que nous ce qui convient.

10. Quand dernièrement nous sommes allé (137) à Calame pour consoler les nôtres dans l'amertume de leur douleur ou pour apaiser leurs ressentiments, nous avons fait avec les chrétiens ce qui nous a paru alors nécessaire. Nous avons ensuite admis auprès de nous les païens eux-mêmes, cause de tout le mal, qui nous avaient fait demander à venir nous voir; nous avons saisi cette occasion pour les avertir de ce qu'ils devraient faire, s'ils étaient sages, non-seulement pour éloigner les craintes actuelles, mais encore pour acquérir le salut éternel. Nous leur avons dit beaucoup de choses et ils nous en ont demandé beaucoup d'autres; mais à Dieu ne plaise que nous soyons de tels serviteurs que nous aimions à entendre les supplications de ceux qui ne se prosternent pas devant Notre-Seigneur ! Votre clairvoyant esprit comprendra donc que le but de nos efforts, sans nous départir de la mansuétude et de la modération chrétienne, doit être ou de détourner les autres d'imiter ces méchants dans leur perversité, ou de les engager à les prendre pour modèles dans leur amendement. Les pertes sont supportées par les chrétiens ou réparées à l'aide des chrétiens.

Pour nous, qui aspirons à gagner des âmes au prix même de notre sang, nous désirons réussir plus abondamment dans cette cité, et n'en être pas empêchés ailleurs par l'exemple qu'elle a donné. Fasse la miséricorde de Dieu que nous puissions nous réjouir de votre salut !

 

 

 

 

LETTRE XCII. (Année 408.)

Italica, dont on lit ici le nom et qu'on retrouvera un peu plus tard, était une grande dame romaine en relation religieuse avec quelques-uns des génies chrétiens de cette époque. Devenue veuve, elle demanda de pieuses consolations à saint Augustin, qui lui répondit par la lettre suivante; il parait qu'Italica avait beaucoup interrogé l'évêque d'Hippone sur la manière dont les élus verraient Dieu dans la vie future et qu'elle lui avait fait part de certains systèmes monstrueux qu'elle entendait à Rome. Saint Augustin l'instruit admirablement à cet égard.

AUGUSTIN ÉVÊQUE A L'ILLUSTRE ET EXCELLENTE DAME ITALICA, SON HONORABLE FILLE DANS LA CHARITÉ DU CHRIST , SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. J'ai appris non-seulement par votre lettre, mais encore par celui qui me l'a apportée, que vous désiriez vivement en recevoir une de moi, pensant que vous en tirerez quelque consolation. Voyez donc ce que vous pouvez y prendre; pour moi je n'ai dû ni la refuser ni la différer.

Consolez-vous avec votre foi et votre espérance, avec la charité répandue dans les coeurs pieux par l'Esprit-Saint (1), dont nous avons reçu maintenant comme un gage pour nous exciter à désirer la plénitude tout entière. Car vous ne devez pas vous croire abandonnée, quand vous avez, par la foi, le Christ présent au fond de votre âme, ni vous affliger comme les païens qui n'ont pas d'espérance, quand, par suite d'une promesse d'un accomplissement certain. nous espérons que de cette vie d'où nous partirons et d'où sont partis quelques-uns des nôtres non perdus par nous, mais envoyés en avant, nous irons à une autre vie où ils nous seront d'autant plus chers qu'ils nous seront plus connus, et où nous les aimerons sans crainte d'aucune séparation.

2. Ici, quoique cet époux dont le départ vous a fait veuve, vous fût bien connu, il était pourtant plus connu de lui-même que de vous. Et d'où vient cela, puisque vous voyiez son visage et qu'il ne le voyait pas lui-même? C'est que la connaissance la plus certaine de nous-mêmes est au dedans de nous, dans ces profondeurs où personne ne sait quelles sont les pensées de l'homme " si ce n'est l'esprit de l'homme qui est en lui (2). " Mais quand le Seigneur sera venu et qu'il aura éclairé ce qui est caché dans les ténèbres et découvert les plus secrètes pensées du coeur (3), alors notre prochain n'aura plus rien de voilé pour le prochain, il n'y aura plus rien à confier aux amis, à cacher aux étrangers, là où nul ne sera étranger. Cette lumière elle-même, par laquelle s'éclaireront toutes les choses aujourd'hui ensevelies dans les coeurs, que sera-t-elle et de quel éclat? Quelle langue le dira? Qui au moins pourra y atteindre par sa faible intelligence? Assurément cette lumière est Dieu lui-même, parce que " Dieu est la lumière , et il n'y a pas de ténèbres en lui (4); " mais c'est la lumière des esprits purifiés et non pas des yeux du corps. L'âme alors sera donc capable de voir cette lumière, elle ne l'est pas encore maintenant.

3. Mais l'oeil du corps qui maintenant ne peut pas voir cela, ne le pourra pas non plus alors. Car tout ce qui peut se voir avec les yeux du corps doit être en quelque lieu; non pas tout entier partout, car les moindres parties

1. Rom. V, 5. — 2. I Cor. II, 11. — 3. I Cor. IV, 5. — 4. I Jean, I, 5.

138

occupent un moindre espace , et les plus grandes un espace plus étendu. Il n'en est pas ainsi du Dieu invisible et incorruptible, " qui seul a l'immortalité et habite une lumière inaccessible, ce Dieu que nul homme n'a vu et ne peut voir (1). " Cela veut dire que Dieu ne peut pas être vu par l'homme avec ces mêmes yeux qui lui servent à voir les corps Car s'il était inaccessible aux âmes pieuses, on n'aurait pas dit. " Approchez-vous de lui et vous serez éclairés (2) ; " et s'il leur était invisible, on n'aurait pas dit: " Nous le verrons tel qu'il est. " Remarquez tout ce passage de l'Epître de saint Jean: " Mes bien-aimés, dit-il, nous sommes les enfants de Dieu, mais on n'a pas encore vu ce que nous serons. Nous savons que quand il aura apparu, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est (3). " Ainsi, nous ne le verrons qu'autant que nous serons semblables à lui, comme maintenant nous le voyons d'autant moins que nous sommes plus loin de lui ressembler. Nous le verrons donc par où nous lui ressemblerons. Mais quel insensé dirait que c'est par le corps que nous sommes ou que nous serons semblables à Dieu? Cette ressemblance est donc dans l'homme intérieur, " qui se renouvelle à la connaissance de Dieu selon l'image de celui qui l'a créé (4). " Nous lui ressemblons d'autant plus que nous avons fait plus de progrès dans sa connaissance et son amour, parce que " quoique notre homme extérieur se détruise, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour (5). " Mais quel que puisse être notre avancement spirituel dans cette vie, il y aura toujours bien loin de là à cette perfection de ressemblance qui rendra capable de voir Dieu, comme dit l'Apôtre, face à face (6). Si par ces paroles nous voulons comprendre une face corporelle, il s'en suivra que Dieu aussi doit en avoir une, et qu'il y aura une distance entre la nôtre et la sienne lorsque nous le verrons face à face. Or, s'il y a une distance, il y a une limite, il y a des membres d'une certaine grandeur, et d'autres absurdités impies à dire et à penser, par lesquelles l'homme animal, ne comprenant pas ce qui est de l'Esprit de Dieu (7), tombe dans les chimères les plus extravagantes.

4. En effet, parmi les partisans de ces folles

1. I Timoth. VI, 16. — 2. Ps. XXXIII, 6. — 3. I Jean , III, 2. — 4. Coloss. III, 10. — 5. II Cor. IV. 16. — 6. I Cor. XIII, 16. — 7. I Cor. II, 14.

rêveries, il en est qui soutiennent, d'après ce que j'entends, que maintenant nous voyons Dieu avec l'esprit, et que nous le verrons alors avec le corps; et ils assurent que les impies même le verront ainsi. Voyez jusqu'à quel degré d'absurdité ils arrivent, avec cette témérité de langage qui s'en va impunément çà et là, sans que la crainte ou la honte lui imposent des limites! Auparavant, ils disaient que le Christ n'avait donné qu'à sa propre chair le privilège de voir Dieu des yeux du corps; ils ont ajouté, ensuite, que tous les saints, après la résurrection, verront Dieu de la même manière; maintenant, ils accordent cette possibilité aux impies mêmes. Qu'ils donnent donc tant qu'ils veulent et à qui ils veulent: quand des gens donnent du leur, comment oser les contredire? " Celui qui débite le mensonge ne débite que du sien (1). " Mais vous, avec ceux qui tiennent la saine doctrine, gardez-vous de tirer rien de pareil de votre propre fonds, et lorsque vous lisez dans l'Ecriture : " Heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2), " comprenez par là que les impies ne le verront point: les impies ne sont ni heureux ni purs de coeur. Et, lorsque vous lisez: " Maintenant, nous voyons comme en un miroir et en des énigmes, mais, alors, nous verrons face à face (3), " comprenez que nous verrons alors face à face par où nous voyons maintenant comme en un miroir et en des énigmes. L'un et l'autre est une faveur réservée à l'homme intérieur, soit pendant qu'on marche avec la foi dans ce pèlerinage, où l'on n'a que le miroir et l'énigme, soit quand on est parvenu à la patrie où l'on contemple Dieu dans la Tision : c'est cette vision que l'Apôtre nous exprime par les mots face à face.

5. Que la chair, enivrée de pensées charnelles, écoute ceci: " Dieu est esprit, et c'est " pourquoi il faut que ceux qui l'adorent, l'adorent en esprit et en vérité (4). " Si c'est en esprit qu'il faut l'adorer, à plus forte raison c'est en esprit qu'on le verra. Qui oserait affirmer que la substance de Dieu puisse être vue corporellement puisqu'il n'a pas voulu être corporellement adoré? Mais ils croient raisonner subtilement et nous accabler par cette interrogation: Le Christ a-t-il pu, oui ou non, donner à sa chair le privilège de voir Dieu des yeux du corps? — Si nous répondons que le

1. Jean, VIII, 44. — 2. Matth. V, 8. — 3. I Cor. XIII, 12. — 4. Jean, IV, 24.

139

Christ ne l'a pas pu, ils annoncent que nous portons atteinte à la toute-puissance de Dieu; si nous accordons qu'il l'a pu, notre réponse sera la conclusion de leur argument. Ils sont plus tolérables dans leur folie, ceux qui prétendent que la chair se changera en substance de Dieu et deviendra ce que Dieu est: ils veulent ainsi la rendre au moins capable de voir Dieu, car ils reconnaissent qu'elle est maintenant trop éloignée de la ressemblance divine. Je crois que les premiers écartent de leur foi, peut-être même de leurs oreilles, de telles erreurs. Pourtant, si on les pressait sur ce point de la même interrogation, et si on leur demandait: Dieu le peut-il ou ne le peut-il pas? diminueront-ils la puissance de Dieu en répondant qu'il ne le peut, ou s'ils accordent qu'il le peut, avoueront-ils qu'on le verra de cette manière ? De même donc qu'ils dénoueraient ce noeud qui leur vient d'autrui, qu'ils dénouent ainsi leur propre noeud. Ensuite, pourquoi attribuer ce privilège aux yeux seuls du Christ, et non aux autres sens? Dieu sera donc un son, pour que les oreilles puissent l'entendre ! une odeur, pour qu'on puisse le sentir ! un liquide, pour qu'on puisse le boire ! une masse, pour qu'on puisse le toucher ! Non, disent-ils. Quoi donc? répondrons-nous, Dieu peut-il ou ne peut-il pas cela? S'ils disent qu'il ne le peut, pourquoi portent-ils atteinte à sa toute-puissance? S'ils répondent qu'il le peut, mais ne le veut pas, pourquoi favorisent-ils les seuls yeux du Christ et déshéritent-ils ses autres sens? Ces hommes ne sont-ils fous qu'autant qu'ils veulent? Combien nous faisons mieux, nous qui ne voulons pas mettre des bornes à leur folie, mais les rendre tout à fait sages !

6. On pourrait répondre à ces extravagances par beaucoup d'autres raisonnements. Mais, s'ils viennent assiéger vos oreilles, lisez-leur ceci, et ne craignez pas de m'écrire, comme vous pourrez, ce qu'ils auront répondu. Car le motif pour lequel nos coeurs se purifient par la foi, c'est que la vue de Dieu nous est promise comme récompense de la foi. Si on doit voir Dieu par les yeux du corps, c'est en vain que les saints exercent leur âme pour l'obtenir; ou plutôt, toute âme qui en est à cette détestable opinion, ne travaille pas sur elle-même, mais elle demeure entièrement enfoncée dans la chair . car, où s'attachera-t-on le plus fortement et de préférence, si ce n'est du côté par où l'on espère qu'on verra Dieu?

J'aime mieux laisser à votre intelligence le soin de juger combien cette doctrine est mauvaise, que de m'efforcer de vous le montrer par un long discours. Que votre coeur habite toujours sous la protection du Seigneur, illustre et excellente dame, et respectable fille dans la charité du Christ. Saluez aussi de ma part et avec les sentiments que je dois à vos mérites et aux leurs vos honorables et bien-aimés fils, qui sont les miens dans le Seigneur.

LETTRE XCIII. (Année 408.)

La lettre qu'on va lire est restée célèbre dans l'histoire des controverses catholiques. C'est une réponse à un évêque de Cartenne (1), de la secte de Rogat, une des sectes du donatisme. Saint Augustin y démolit les doctrines des donatistes avec une nouvelle abondance de faits et d'idées et une vive et ingénieuse éloquence; il arrache aux sectaires l'autorité de saint Cyprien. Mais ce qui a surtout rendu fameuse cette lettre du grand évêque d'Hippone, c'est qu'il y expose comment il a été amené à changer de sentiment sur la conduite à tenir à l'égard des hérétiques. Il avait pensé qu'il ne fallait employer envers les dissidents que le raisonnement et la douceur; les réflexions et les observations de la plupart de ses collègues de l'épiscopat africain, de nombreux exemples, l'évidence des faits, une expérience journalière modifièrent profondément sa pensée. Toutefois cette conduite nouvelle ne l'empêcha pas de rester miséricordieux. Saint Augustin rappelle aux donatistes qu'ils ont été les premiers à solliciter l'intervention de la puissance temporelle et qu'ils l'ont sollicitée à leur profit contre les catholiques. Il est impossible de se rendre un compte exact de ces questions si on les juge à travers certaines idées actuelles, et si on ne se transporte pas aux entrailles mêmes de la société chrétienne au IVe et au Ve siècles.

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ FRÈRE VINCENT.

1. J'ai reçu une lettre que je puis croire venue de vous; elle m'a été apportée par un catholique qui, je le pense, n'oserait pas me mentir. Mais si par hasard cette lettre n'est pas de vous, je vais toujours répondre à celui qui l'a écrite. Je suis maintenant plus désireux et ami de la paix qu'à l'époque où vous m'avez connu fort jeune à Carthage, quand votre prédécesseur Rogat vivait encore; mais les donatistes sont si remuants qu'il ne me paraît pas inutile que les puissances établies de Dieu les répriment et les corrigent. Plusieurs d'entre eux ainsi ramenés font notre joie : ils se montrent si sincèrement attachés à l'unité catholique, ils la défendent avec tant d'énergie et se réjouissent si fort d'avoir été tirés de leur ancienne erreur, qu'ils sont pour nous un sujet d'admiration. Ceux-là pourtant, par je ne sais quelle force de la coutume, n'auraient jamais songé à changer en mieux, si la crainte des lois

1. Aujourd'hui Ténès.

140

n'avait amené leur esprit à la recherche de la vérité; si ce n'était point à cause de la justice, mais à cause de la perversité et de l'orgueil des hommes que leur stérile et vaine patience souffrait des châtiments temporels, ils ne trouveraient plus tard que les peines réservées à l'impie, auprès de ce Dieu dont ils auraient méprisé les doux avertissements et les paternelles corrections. Rendus dociles par cette considération, ils reconnaissaient bientôt, non pas dans les calomnies et les fables humaines, mais dans les livres saints, cette Eglise qu'ils voyaient de leurs propres yeux répandue dans tous les peuples, selon les promesses de ces divins oracles comme ils y avaient vu annoncé le Christ, qu'ils savaient avec une pleine certitude, même sans le voir, être au plus haut des cieux. Devais-je m'intéresser assez peu au salut de ces chrétiens, pour détourner mes collègues d'une paternelle conduite par suite de laquelle nous voyons beaucoup de donatistes déplorer leur ancien aveuglement? Ils croyaient, sans le voir, que le Christ est élevé au-dessus des cieux; cependant ils niaient, même en le voyant, que sa gloire fût répandue sur toute la terre, tandis que le prophète a compris l'un et l'autre dans ces paroles : " Elevez-vous au-dessus des cieux, ô Dieu ! et que votre gloire éclate sur toute la terre (1). "

2. Nous aurions rendu le mal pour le mal à ces hommes autrefois nos ennemis acharnés et qui troublaient notre paix et notre repos par toutes sortes de violences et d'embûches, si, à force de mépris et de patience, nous n'avions rien imaginé, rien fait qui pût leur inspirer de la crainte et les corriger. Supposez quelqu'un qui verrait son ennemi, devenu frénétique dans un accès d'horrible fièvre, courir à la mort : si, au lieu de le saisir et de le lier, il lui permettait de courir jusqu'au bout, ne lui rendrait-il pas le mal pour le mal? Il lui paraîtrait cependant bien désagréable et bien dur, pendant qu'en réalité il lui serait très-utile par sa compatissance; mais revenu à la santé, celui-ci rendrait à son libérateur des grâces d'autant plus abondantes qu'il sentirait qu'il a été moins ménagé. Oh ! si je pouvais vous montrer combien déjà nous comptons même de circoncellions devenus catholiques déclarés, condamnant leur ancienne vie et l'erreur misérable par laquelle ils croyaient pour l'Eglise de Dieu tout ce que leur inspiraient leur audace inquiète ! Ils ne

1. Ps. CVII, 6.

seraient point arrivés à cette santé de l'âme, si les lois qui nous déplaisent ne les avaient pas liés comme on lie des frénétiques. Il se rencontrait une autre sorte de malades gravement atteints qui n'avaient pas cette audace turbulente, mais qui, sous le poids d'une ancienne indolence, nous disaient : Vous avez raison, il n'y a rien à répondre; mais il nous est pénible d'abandonner la tradition des parents; n'était-il pas salutaire de secouer ces hommes-là par la crainte des peines temporelles, afin de les tirer d'un sommeil léthargique et de les réveiller pour les sauver dans l'unité ? Combien en est-il parmi eux qui se réjouissent maintenant avec nous, se reprochent l'ancien poids de leurs mauvaises oeuvres, et avouent que nous avons bien fait de les molester, parce qu'ils auraient péri dans le mal d'une coutume assoupissante comme dans un sommeil de mort.

3. Il en est quelques-uns, me direz-vous, à qui ces peines ne profitent pas. Mais faut-il abandonner la médecine parce qu'il y a des malades incurables? Vous ne songez qu'à ceux qui sont si durs qu'ils n'ont pas même accepté le châtiment ; c'est de tels hommes qu'il a été écrit : " J'ai flagellé en vain vos fils; ils n'ont pas accepté le châtiment (1). " Je crois néanmoins que c'est par amour et non par haine qu'ils ont été affligés. Mais vous devriez bien aussi faire attention au nombre si grand de ceux dont le salut nous réjouit. Si on les effrayait sans les instruire, ce ne serait qu'une méchante tyrannie ; et si la menace n'accompagnait pas l'instruction, endurcis par les vieilles habitudes, ils n'entreraient que nonchalamment dans la voie du salut; car plusieurs, que nous connaissons bien, après avoir reconnu la vérité parles divins témoignages, nous répondaient qu'ils désiraient passer à la communion de l'Eglise catholique, mais qu'ils redoutaient les violentes inimitiés d'hommes pervers ; ils ont dû les braver pour la justice et pour l'éternelle vie; mais en attendant qu'ils se fortifient, il faut soutenir leur faiblesse et non la désespérer. On ne doit pas oublier ce que le Seigneur lui-même a dit à Pierre encore faible : " Vous ne pouvez pas maintenant me suivre, mais vous me suivrez plus tard (2)." Mais quand le bon enseignement et la crainte utile marchent ensemble, quand la lumière de la vérité chasse les ténèbres de l'erreur, et que la force de la crainte brise les liens de la mauvaise

1. Jér. II, 30. — 2. Jean, XIII, 36.

coutume, nous avons alors à nous réjouir du salut de plusieurs, comme je l'ai dit; ils bénissent Dieu avec nous et lui rendent grâce d'avoir ainsi guéri les malades et ranimé les faibles, au moyen des rois de la terre qui, selon les divines promesses, devaient servir le Christ.

4. Tous ceux qui nous épargnent ne sont pas nos amis, ni tous ceux qui nous frappent, nos ennemis. Les blessures d'un ami sont meilleures que les baisers d'un ennemi (1). Mieux vaut aimer avec sévérité que tromper avec douceur. Il est plus utile à celui qui a faim de lui ôter le pain si, tranquille sur sa nourriture, il néglige la justice, que de le lui rompre pour le séduire et le déterminer à l'iniquité. Celui qui lie un frénétique et qui secoue un léthargique, les tourmente tous les deux, mais il les aime tous les deux. Qui peut plus nous aimer que Dieu? Et cependant il ne cesse de mêler à la douceur de ses instructions la terreur de ses menaces. Les adoucissements par lesquels il nous console sont souvent accompagnés du cuisant remède de la tribulation ; il éprouve par la faim les patriarches même pieux et religieux (2); il poursuit par de sévères châtiments la rébellion de son peuple et ne délivre pas l'Apôtre de l'aiguillon de la chair, malgré sa prière trois fois renouvelée, pour achever la vertu dans la faiblesse (3). Aimons nos ennemis, parce que cela est juste; Dieu l'a ordonné pour que nous soyons les enfants de notre Père qui est aux cieux, qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et les injustes (4). Mais tout en le louant de ces dons, songeons aux épreuves qu'il n'épargne pas à ceux qu'il aime.

5. Vous pensez que nul ne doit être forcé à la justice, et vous lisez pourtant que le père de famille a dit à ses serviteurs : " Forcez d'entrer tous ceux que vous trouverez (5); " vous lisez que Saul, appelé depuis Paul, fut poussé à la connaissance et à la possession de la vérité par une grande violence du Christ a croyez-vous par hasard que l'argent ou tout autre bien de ce monde soit plus cher aux hommes que cette lumière du jour que nous recevons par les yeux? Renversé par une voix du ciel, il ne recouvra point cette lumière tout à coup perdue, si ce n'est quand il fut

1. Prov. XXVII, 6. — 2. Gen. XII, 26; XLII; XLIII. — 3. II Cor. XII, 7-9. — 4. Matth. V, 45. — 5. Luc, XCV, 23. — 6. Act. IX, 3-7.

144

incorporé à la sainte Eglise. Et vous croyez qu'il ne faut user d'aucune violence envers l'homme pour le tirer du mal de l'erreur, quand vous voyez Dieu même, qui nous aime plus utilement que personne, autoriser cette violence par des exemples certains, et que vous entendez le Christ nous dire : " Personne ne vient à moi si le Père ne l'attire (1) ! " Cela se fait dans le coeur de tous ceux qui se convertissent à Dieu par la crainte de la divine colère. Ne savez-vous pas que parfois le voleur répand de l'herbe pour attirer le troupeau hors du bercail, et que parfois le berger ramène avec le fouet les brebis errantes ?

6. Est-ce que Sara, par le pouvoir qui lui en avait été donné, ne maltraitait pas une servante rebelle ? Sa générosité avait permis qu'Agar devînt mère, et elle ne la haïssait point; mais Sara domptait salutairement en elle l'orgueil (2). Vous n'ignorez pas que ces deux femmes, Sara et Agar, et que leurs deux fils, Isaac et Ismaël, représentent les spirituels et les charnels. Quoique nous lisions que la servante et son fils eurent gravement à souffrir de la part de Sara, cependant l'apôtre Paul nous dit qu'Isaac fut persécuté par Ismaël ; " mais, ajoute-t-il, de même qu'alors celui qui était selon la chair, persécutait celui qui était selon l'esprit, ainsi arrive-t-il maintenant (3); " il montre à ceux qui peuvent le comprendre que l'Eglise catholique, par l'orgueil et l'impiété des charnels, souffre bien plus la persécution que ceux dont elle s'efforce de procurer la conversion par les craintes et les peines temporelles. Tout ce que fait donc la vraie et légitime mère, quelque âpreté, quelque amertume qu'on y trouve, ce n'est pas le mal rendu pour le mal; c'est le bien de la règle appliqué contre le mal de l'iniquité, non avec de nuisibles sentiments de haine, mais avec les salutaires inspirations de l'amour. Quand les bons et les mauvais font et souffrent les mêmes choses, ce ne sont pas les actions et les souffrances, mais les causes mêmes qui établissent la différence entre eux. Pharaon écrasait le peuple de Dieu par de durs travaux; Moïse infligeait au même peuple, coupable d'impiété, de durs châtiments (4) ; ils firent les mêmes choses, mais non dans un même but ; ,l'un était enflé d'orgueil, l'autre enflammé d'amour. Jézabel tua les prophètes,

1. Jean, VI, 44. — 2. Gen. XVI, 5. — 3. Gal. IV, 29. — 4. Exod. V, 9; XXXII, 27

142

Elie tua les faux prophètes (1) : ici les mérites de ceux qui ont fait et de ceux qui ont souffert ne sont pas égaux, je pense.

7. Considérez aussi les temps du Nouveau Testament, lorsqu'il a fallu non plus seulement garder au cœur la douceur de la charité, mais la mettre en lumière, lorsque le glaive de Pierre a été remis au fourreau parle commandement du Christ, afin de montrer qu'il ne fallait pas tirer l'épée pour le Christ lui-même (2). Nous lisons que les juifs battirent de verges l'apôtre Paul et que les grecs battirent de verges le juif Sosthène pour la défense de l'Apôtre (3); la similitude du fait rapproche les uns et les autres, mais la différence de la cause ne les sépare-t-elle pas? Dieu n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (4); il a été dit de ce Fils lui-même : " il m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi (5); " et il a été dit de Judas que Satan entra en lui pour qu'il livrât le Christ (6). Donc le père ayant livré son Fils, le Christ son corps et Judas son Maître, pourquoi ici Dieu est-il saint et l'homme coupable, si ce n'est parce que, dans une action qui est la même, la cause ne l'est pas? Trois croix étaient plantées au même lieu; sur l'une, le larron qui devait être sauvé; sur l'autre, le larron qui devait être damné; sur la croix du milieu, le Christ qui devait sauver l'un et condamner l'autre: quoi de plus semblable que ces croix et de plus différent que ces trois crucifiés? Paul est livré pour être enfermé et lié (7), mais Satan est pire que toute espèce de geôlier; le même Paul lui livra pourtant un homme " pour mortifier sa chair afin que son âme fut sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-Christ (8). " Et ici que disons-nous? celui qui est cruel livre à un plus doux, celui qui est miséricordieux livre à un plus cruel. Apprenons, mon frère, dans la similitude des oeuvres à faire la différence des intentions qui les accomplissent; ne calomnions pas avec des yeux fermés, et ne confondons pas ceux qui veulent le bien avec ceux qui font le mal. Et quand le même apôtre dit qu'il a livré quelques hommes à Satan afin de leur apprendre à ne pas blasphémer (9), leur a-t-il rendu le mal pour le mal, ou a-t-il plutôt regardé comme une bonne oeuvre de guérir le mal par le mal?

1. III Rois, XVIII, 4 , 40. — 2. Matth. XXVI , 52. — 3. Act. XVI, 22, 23; XVIII, 17. — 4. Rom. VIII, 32. — 5. Gal. II, 20. — 6. Jean, XIII, 2. — 7. Act, XXI, 23, 21. — 8. I Cor. V, 5. — 9. I Tim. I, 20.

8. Si on était toujours digne de louanges par cela seul qu'on souffre persécution, il aurait suffi au Seigneur de dire: " Bienheureux ceux qui souffrent persécution ! " et il n'aurait pas ajouté : " Pour la justice (1). " De même, s'il était toujours mal de persécuter, on ne lirait pas dans les saintes Ecritures : " Je persécutais celui qui attaquait secrètement son prochain (2). " Il peut donc arriver que celui qui souffre persécution soit méchant, et que celui qui l'a fait souffrir soit juste. Mais, certainement, toujours les méchants ont persécuté les bons , et les bons ont persécuté les mauvais; les uns en nuisant par injustice, les autres en servant utilement par la règle; les premiers avec cruauté, les seconds avec modération; ceux-là pour obéir à leur cupidité, ceux-ci à leur charité. Celui qui tue ne regarde pas comment il déchire; mais celui qui s'occupe de guérir, regarde comment il coupe l'un persécute la vie, l'autre la pourriture. Les impies tuèrent des prophètes, et les prophètes tuèrent des impies. Les juifs flagellèrent le Christ, et le Christ flagella les juifs. Les apôtres ont été livrés par des hommes au pouvoir des hommes, et les apôtres ont livré des hommes au pouvoir de Satan. Ce qu'il faut considérer ici, c'est lequel d'entre eux a agi pour la vérité ou pour l'injustice, dans le but de nuire ou dans le but de corriger.

9. On ne trouve, dites-vous, ni dans les Evangiles, ni dans les écrits des apôtres, aucun exemple de demande adressée aux rois de la terre par l'Eglise contre les ennemis de l'Eglise. Qui dit le contraire? Mais alors cette prophétie n'était pas encore accomplie : " Et maintenant, rois, comprenez, instruisez-vous, juges de la terre; servez le Seigneur dans la crainte. " C'était encore l'accomplissement de cette autre parole du même psaume . " Pourquoi les nations ont-elles frémi, et pourquoi les peuples ont-ils médité de vains projets? Les rois de la terre se sont levés , et les princes se sont réunis contre le Seigneur et contre son Christ (3). " Cependant, si dans les livres prophétiques le passé a été la figure de l'avenir, le roi appelé Nabuchodonosor représente l'époque de l'Eglise, sous les apôtres, et l'époque où nous sommes. Ainsi au temps des apôtres et des martyrs s'accomplissait ce qui a été figuré, lorsque ce roi forçait les saints et les justes à adorer l'idole et punissait par le

1. Matth. V,10. — 2. Ps. C, 6. — 3. Ps. II, 1, 2, 10, 11.

143

feu les résistances. Maintenant s'accomplit ce qui, peu après, a été figuré dans le même roi, lorsque, converti au culte du vrai Dieu, il condamna à des peines méritées quiconque blasphémerait le Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago (1). Le premier temps de ce roi représentait les premiers temps des princes infidèles, où les chrétiens ont subi les châtiments réservés aux impies; le second temps de Nabuchodonosor a figuré les temps des derniers rois déjà fidèles, où les impies souffrent au lieu et place des chrétiens.

10. Mais, parmi ces chrétiens qui errent, séduits par des pervers, il peut y avoir des brebis du Christ qu'il faille ramener au bercail; on doit donc tempérer la sévérité et conserver la mansuétude, et amener les dissidents, par les exils et les dommages, à considérer ce qu'ils souffrent et pourquoi ils souffrent et leur apprendre à préférer aux vaines rumeurs et aux calomnies des hommes les Ecritures qu'ils lisent. Qui de nous, qui de vous ne loue les lois des empereurs contre les sacrifices des païens? Et certes la peine ici portée est bien autrement sévère, car cette impiété est punie par la peine capitale. En ce qui vous regarde, les répressions sont plutôt un avertissement pour que vous renonciez à l'erreur, que la punition d'un crime. Car on peut aussi dire de vous, peut-être, ce que l'Apôtre dit des juifs : " Je leur rends ce témoignage qu'ils ont du zèle pour Dieu, mais non pas selon la science. Car ne connaissant pas la justice de Dieu et voulant établir leur propre justice, ils ne se sont point soumis à celle de Dieu (2). " Voulez-vous en effet autre chose que d'établir votre propre justice, quand vous dites qu'il n'y a de justifiés que ceux qui auront pu être baptisés par vous ? Entre vous et les juifs dont parle ainsi l'Apôtre, la différence, c'est que vous avez les sacrements chrétiens, et qu'ils ne les ont pas encore. Quant au reste, quant à leur ignorance de la justice de Dieu et à leurs efforts pour établir leur propre justice, quant à leur zèle pour Dieu mais qui n'est pas selon la science, vous êtes entièrement semblables, excepté pourtant ceux d'entre vous qui, sachant bien où est la vérité, cèdent à leur perversité et osent la combattre: ce degré d'impiété surpasse peut

1. On sait que Sidracb, Misach et Abdénago étaient les trois compagnons de Daniel, à qui Nabuchodonosor avait donné sa confiance à Babylone.

2. Rom. X, 2, 3.

être l'idolâtrie. Mais, parce qu'ils ne peuvent pas être aisément convaincus (car ce mal est caché dans l'âme), on vous regarde tous comme moins éloignés de nous que les païens, et c'est pourquoi on vous traite avec moins de sévérité. Ce que je dis ici peut se dire également soit de tous les hérétiques qui, tout en conservant les sacrements chrétiens, demeurent séparés de la vérité ou de l'unité du Christ, soit de tous les donatistes.

11. En ce qui vous touche, vous qui non-seulement vous appelez donatistes, comme on appelle communément ceux du parti de Donat, mais qui portez proprement le nom de rogatistes à cause de Rogat, vous paraissez plus doux, il est vrai, parce que vous n'exercez pas de ravages avec les troupeaux furieux de circoncellions ; mais on ne dit pas qu'une bête est douce, si elle n'a blessé personne uniquement parce qu'elle n'a ni dents ni ongles. Vous assurez que vous ne voulez faire aucun mal, mais je crois que vous ne le pourriez pas. Vous êtes en effet trop peu nombreux pour oser vous remuer, quand même vous le désireriez, contre les multitudes qui vous sont contraires. Mais supposons que vous ne veuillez pas non plus ce que vous ne pouvez pas; vous connaissez la parole de l'Evangile : " Si quelqu'un veut vous prendre votre tunique et plaider contre vous, laissez-lui votre manteau (1) ; " supposons que vous compreniez, que vous aimiez cette parole au point de ne songer à opposer à ceux qui vous persécutent, aucune injure, ni même aucun droit; Rogat, votre chef, ne l'a certes pas entendue ni pratiquée ainsi, lui qui, réclamant je ne sais quoi que vous disiez être à vous, batailla avec une si ardente ténacité, même devant les tribunaux. Si on lui avait dit : Quel apôtre pour la cause de la foi défendit-il jamais ses intérêts en justice, comme vous m'avez dit dans votre lettre Quel apôtre pour la cause de la foi envahit-il jamais les biens d'autrui? Il n'aurait trouvé dans les divins livres aucun exemple d'un fait pareil; cependant peut-être aurait-il trouvé une véritable défense, s'il était resté dans la véritable Eglise et s'il ne s'était pas servi de ce nom sacré -pour posséder effrontément quelque chose.

12. En ce qui touche aux lois des puissances terrestres contre les hérétiques et les schismatiques, ceux de qui vous vous êtes séparés ont

1. Matth. V, 40.

144

été ardents à les demander et à les faire exécuter, soit contre nous, comme nous l'avons appris, soit contre les maximianistes, comme nous l'établissons par les actes publics : mais cependant vous n'étiez pas encore séparés d'eux lorsque, dans leur requête à l'empereur Julien, ils lui dirent qu'auprès de lui la justice seule trouvait place; certainement ils savaient bien alors que Julien était apostat, et comme ils le voyaient livré aux idolâtries, il fallait qu'ils avouassent ou que l'idolâtrie était de la justice ou qu'ils avaient misérablement menti en disant qu'auprès de Julien la justice seule trouvait place, tandis que l'idolâtrie en occupait une si grande. Admettons qu'il y ait eu erreur dans les mots, que dites-vous du fait lui-même? S'il ne faut demander à l'empereur rien de juste, pourquoi a-t-on demandé à Julien ce qu'on croyait tel?

13. Ne doit-on demander que pour que chacun recouvre son bien, et non pas pour dénoncer quelqu'un à la justice répressive de l'empereur? S'il s'agit de rentrer dans son bien, on s'écarte des exemples apostoliques, car pas un seul apôtre n'a fait cela. Toutefois, quand vos pères, qui regardaient Cécilien, évêque de Carthage, comme un criminel avec lequel ils ne voulaient pas communiquer, l'accusèrent auprès de l'empereur Constantin par le proconsul Anulin, ils ne réclamèrent pas des biens perdus, mais ils poursuivirent calomnieusement un innocent, comme nous le croyons et comme l'a montré la décision des juges : qu'ont-ils pu faire de plus détestable? Si au contraire, comme vous avez tort de le penser, il était vraiment coupable quand ils l'ont livré au jugement des puissances séculières, pourquoi nous reprochez-vous ce que les vôtres ont fait présomptueusement les premiers ? Nous ne le leur reprocherions pas, s'ils avaient agi non dans des sentiments de malveillante et de haine, mais avec la sincère intention de reprendre et de corriger. Mais nous ne craignons pas de vous blâmer, vous à qui il paraît criminel que nous nous plaignions des ennemis de notre communion auprès d'un prince chrétien, après que vos pères ont remis au proconsul Anulin un mémoire destiné à l'empereur Constantin, et portant cette suscription : Mémoire de l'Eglise catholique sur les crimes de Cécilien, présenté de la part de Majorin (1). Et ce que nous leur

1. Voyez ci-dessus, lett. LXXXVIII, II. 2.

reprochons le plus, c'est qu'ayant accusé d'eux-mêmes Cécilien auprès de l'empereur, au lieu de le convaincre d'abord, comme ils l'auraient dû, devant ses collègues d'outre-mer, et Constantin ayant, d'une manière beaucoup plus régulière, fait juger par des évêques la cause épiscopale qu'on venait lui déférer, ils refusèrent, après leur condamnation, de se tenir en paix avec leurs frères et de nouveau recoururent à l'empereur pour accuser de nouveau auprès du souverain temporel, non-seulement Cécilien , mais aussi les évêques qu'on leur avait donnés pour juges ; un nouveau jugement épiscopal ne leur ayant pas convenu, ils en appelèrent une troisième fois à l'empereur; et enfin le jugement du prince lui-même ne les ramena ni à la vérité ni à la paix.

14. Si Cécilien et ses compagnons avaient été vaincus par vos pères, leurs accusateurs, Constantin aurait-il statué contre eux autrement qu'il n'a statué contre ces mêmes accusateurs qui, n'ayant rien pu prouver, n'ont voulu ni avouer leur défaite, ni reconnaître la vérité? Car cet empereur est le premier qui, dans cette affaire, ait ordonné la confiscation des biens des personnes convaincues de schisme et refusant opiniâtrement de revenir à l'unité. Si vos pères accusateurs l'avaient emporté et que l'empereur eût ordonné quelque chose de pareil contre la communion de Cécilien, vous auriez voulu qu'on vous appelât les vigilants gardiens de l'Eglise, les défenseurs de la paix et de l'unité. Mais comme les empereurs infligent ces peines aux accusateurs qui n'ont rien pu prouver et qui, après leur condamnation, n'ont pas consenti à s'amender pour rentrer dans la paix qu'on leur offrait, on crie à l'attentat, on soutient qu'il ne faut contraindre personne à l'unité ni rendre à personne le mal pour le mal. Qu'est-ce que cela, sinon ce que quelqu'un a écrit sur vous : " Ce que nous voulons est saint (1). " Et maintenant ce n'était pas une grande ni une difficile chose de comprendre que le jugement et la sentence de Constantin rendus contre vos aïeux, tant de fois accusateurs de Cécilien sans avoir rien prouvé contre lui, demeuraient en vigueur contre vous-mêmes, et que les princesses successeurs, surtout les princes chrétiens catholiques, devaient nécessairement les faire exécuter, toutes les

1. Tychonius. C'était un africain de quelque savoir; il en est question dans la suite de cette lettre.

145

fois que votre obstination les oblige à se prononcer sur votre conduite!

15. Il vous était bien aisé de penser ceci et de vous dire à vous-mêmes : Si Cécilien a été innocent, ou bien s'il a été coupable sans qu'on ait pu le convaincre, en quoi cela est-il devenu un crime pour la société chrétienne répandue si au loin? Pourquoi n'a-t-il pas été permis au monde chrétien d'ignorer ce que les accusateurs n'ont pu prouver? Pourquoi ceux que le Christ a semés dans son champ, c'est-à-dire dans le monde, et qu'il veut laisser croître avec l'ivraie jusqu'à la moisson (1), pourquoi tant de milliers de fidèles de toutes les mations, dont le Seigneur a comparé la multitude aux étoiles du ciel et aux grains de sable de la mer, et qu'il a promis de bénir et qu'ira réellement bénis dans la race d'Abraham (2), cesseraient-ils d'être regardés comme chrétiens, parce que, dans un débat auquel ils n'ont pas assisté, ils ont mieux aimé s'en rapporter à des juges prononçant aux risques et périls de leur conscience qu'aux plaideurs vaincus devant le tribunal? Certes le crime de personne ne souille celui qui l'ignore. Comment les fidèles répandus sur toute la terre auraient-ils pu connaître le crime des traditeurs, ce crime que les accusateurs, eussent-ils connu, n'ont cependant pas pu prouver? Leur ignorance même montre assez qu'ils en ont été innocents. Pourquoi donc accuser des innocents de crimes faux, parce qu'ils n'ont rien su des crimes d'autrui, vrais ou imaginés? Où sera donc la place pour l'innocence, si c'est un crime personnel que d'ignorer le crime d'autrui? Et si tant de peuples sont innocents par le seul fait de leur ignorance, combien il a été criminel de se séparer de la communion de ces innocents ! Les crimes qu'on ne peut ni prouver ni faire croire aux innocents, ne souillent personne, si, même quand on les connaît, on les tolère pour ne pas se séparer de ces innocents. Car ce n'est pas à cause des méchants qu'il faut délaisser les bons, mais c'est à cause des bons qu'il faut tolérer les méchants : ainsi les prophètes ont toléré ceux contre qui ils disaient tant de choses, sans toutefois rompre la communion avec eux; ainsi le Seigneur a toléré le coupable Judas jusqu'à sa fin qui fut digne de sa vie, et lui permit de partager avec des innocents la sainte Cène; ainsi les apôtres ont toléré ceux qui, par envie, le vice du diable,

1. Matth. XIII, 24-30. — 2. Gen. XXII, 17, 18.

annonçaient le Christ (1); ainsi Cyprien a toléré l'avarice de ses collègues, qu'il appelle une idolâtrie, d'après l'Apôtre (2). Enfin ce qui s'est passé alors parmi les évêques, quand même, par hasard, quelques-uns .l'auraient su, demeure aujourd'hui ignoré de tout le monde si on ne fait pas acception de personne. Pourquoi donc tout le monde n'aime-t-il pas la paix? Vous pourriez facilement penser ces choses, et peut-être les pensez-vous. Mais il eût mieux valu que vous eussiez aimé les biens temporels au point de craindre de les perdre en ne pas adhérant à la vérité reconnue, que d'aimer la vaine gloire des hommes au point de craindre de la perdre en rendant hommage à la vérité.

16. Vous voyez maintenant, je crois, qu'il n'y a pas à s'occuper de contrainte, mais qu'il s'agit de considérer à quoi on est contraint, si c'est au bien ou au mal. Ce n'est pas que personne puisse devenir bon malgré soi, mais la crainte de ce qu'on ne veut pas souffrir met fin à l'opiniâtreté qui faisait obstacle et pousse à étudier la vérité ignorée ; elle fait rejeter le faux qu'on soutenait, chercher le vrai qu'on ne connaissait pas, et l'on arrive ainsi à posséder de bon coeur ce qu'on ne voulait point. Ce serait inutilement peut-être, que nous Vous le dirions par quelques paroles que ce fût, si de nombreux exemples n'étaient pas là pour l'attester. Ce ne sont pas seulement tels ou tels hommes, mais plusieurs villes que nous avons vues donatistes et que nous voyons maintenant catholiques, détestant vivement une séparation diabolique et aimant ardemment l'unité : ces villes se sont faites catholiques à l'occasion de cette crainte qui vous déplaît; elles se sont faites catholiques par les lois des empereurs, depuis Constantin devant qui vos pères accusèrent Cécilien, jusqu’aux empereurs de notre temps : ils maintiennent très justement contre vous la sentence de celui que choisirent vos pères et dont ils préfèrent le jugement au jugement des évêques,

17. J'ai donc cédé aux exemples que mes collègues ont opposés à mes raisonnements (3); car mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l'unité du christianisme, mais d'agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur

1. Philip. I, 15-18. — 2. Coloss. III, 5.

3. Nous recommandons tout ce passage à l'attention sérieuse du lecteur.

146

de changer en catholiques dissimulés ceux qu'auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des. paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j'avais. On m'opposait d'abord ma propre ville qui appartenait tout entière au parti de Donat, et s'est convertie à l'unité catholique par la crainte des lois impériales; nous la voyons aujourd'hui détester si fortement votre funeste opiniâtreté qu'on croirait qu'il n'y en a jamais eu dans son sein. Il en a été ainsi de beaucoup d'autres villes dont on me citait les noms, et je reconnais qu'ici encore pouvaient fort bien s'appliquer ces paroles : " Donnez au sage l'occasion et il sera plus sage (1) , " Combien en effet, nous en avons les preuves certaines, frappés depuis longtemps de l'évidence de la vérité, voulaient être catholiques, et différaient de jour en jour parce qu'ils redoutaient les violences de ceux de leur parti ! Combien demeuraient enchaînés non point dans les liens de la vérité, car il n'y a jamais eu présomption de la vérité au milieu de vous, mais dans les liens pesants d'une coutume endurcie, en sorte que cette divine parole s'accomplissait en eux: " On ne corrigera pas avec des paroles le mauvais serviteur; même quand il comprendra, il n'obéira pas (2) ! " Combien croyaient que le parti de Donat était la véritable Eglise, parce que la sécurité où ils vivaient les rendait engourdis, dédaigneux et paresseux pour l'étude de la vérité catholique ! A combien de gens fermaient l'entrée de la vraie Eglise les mensonges de ceux qui s'en allaient répétant que nous offrions je ne sais quoi de différent sur l'autel de Dieu ! Combien de gens pensaient qu'il importait peu dans quel parti fût un chrétien, et demeuraient dans le parti de Donat, par la seule raison qu'ils y étaient nés, et que personne ne les poussait à sortir de là et à passer à l'Eglise catholique !

18. La terreur de ces lois, par la publication desquelles les rois servent le Seigneur avec crainte, a profité à tous ceux dont je viens d'indiquer les états divers; et maintenant, parmi eux, les uns disent : Depuis longtemps nous voulions cela; mais rendons grâces à Dieu qui nous a fourni l'occasion de le faire à présent, et a coupé court à tout retard. D'autres disent Nous savions depuis longtemps que là était la vérité, mais je ne sais quelle coutume nous

1. Prov. IX, 9. — 2. Ibid, XXIX, 19.

retenait : rendons grâces au Seigneur qui a brisé nos liens et nous a fait passer dans le lien de la paix. D'autres disent: Nous ne savions pas que là se trouvait la vérité, et nous ne voulions pas l'apprendre; mais la crainte nous a rendus attentifs pour la connaître, et nous avons eu peur de perdre nos biens temporels sans profit pour les choses éternelles: rendons grâces au Seigneur qui a excité notre indolence par l'aiguillon de la crainte et nous a poussés ,à chercher dans l'inquiétude ce que nous n'avons jamais désiré connaître dans la sécurité. D'autres encore : De fausses rumeurs nous faisaient redouter d'entrer; nous n'en aurions pas connu la fausseté si nous ne fussions entrés; nous n'aurions jamais franchi le seuil sans la contrainte : nous rendons grâces au Seigneur de ce châtiment qui nous a fait triompher de vaines alarmes et nous a appris par l'expérience tout ce qu'il y a d'imaginaire et de menteur dans les bruits répandus contre son Eglise : nous concluons que les auteurs du schisme n'ont débité que des faussetés, en voyant leurs descendants en débiter de pires. Enfin d'autres disaient: Nous pensions que peu importait où l'on observât la foi du Christ; mais nous rendons grâces au Seigneur qui nous a retirés du schisme, et nous a montré qu'il convenait à son unité divine d'être adorée dans l'unité.

19. Devais-je donc, pour arrêter ces conquêtes du Seigneur, me mettre en opposition avec mes collègues? Fallait-il empêcher que les brebis du Christ, errantes sur vos montagnes et vos collines, c'est-à-dire sur les hauteurs. de votre orgueil, fussent réunies dans le bercail de la paix, où il n'y a qu'un seul troupeau et un seul pasteur (1)? Fallait-il m'opposer à ces heureux défenseurs, pour que vous ne perdissiez pas ce que vous nommez vos biens et que vous continuassiez à proscrire tranquillement le Christ? Pour qu'on vous laissât faire, d'après le droit romain, des testaments, et que vous déchirassiez, par vos calomnieuses accusations, le Testament fait à nos pères de droit divin, ce Testament où il est écrit : " Toutes les nations seront bénies en votre race (2) ? " Pour qu'on vous laissât libres d'acheter et de vendre, pendant que vous auriez osé diviser entre vous ce que le Christ a acheté en se laissant vendre lui-même ? Pour que les donations faites par chacun de vous demeurassent valables, tandis que la donation faite par le Dieu des dieux à

1. Jean, X, 16. — 2. Gen. XXVI, 4.

147

ses fils, de l'aurore au couchant, ne serait pas valable à vos yeux? Pour que vous ne fussiez

pas exilés de la terre où votre corps a pris naissance, pendant que vous exiliez le Christ du royaume conquis au prix de son sang, d'une mer à l'autre, et " depuis le fleuve jusqu'aux extrémités du monde (1) ? " Ah ! plutôt que les rois du monde servent le Christ, même en donnant des lois pour le Christ ! Vos ancêtres ont demandé aux rois de la terre que Cécilien et ses compagnons fussent punis pour des crimes faux : que les lions se tournent contre les calomniateurs pour briser leurs os, sans que Daniel intercède pour eux, Daniel, dont l'innocence a été prouvée, et qui a été délivré de la fosse où ceux-ci périssent (2) : car celui qui creuse la fosse à son prochain y tombera lui-même en toute justice (3).

20. Sauvez-vous, mon frère, pendant que vous vivez encore dans cette chair; sauvez-vous de la colère future qui frappera les opiniâtres et les orgueilleux. La terreur des puissances temporelles, quand elle attaque la vérité, est pour les justes qui sont forts une épreuve, glorieuse, pour les faibles une dangereuse tentation; mais quand elle se déploie au profit de la vérité, elle est un avertissement utile pour les hommes sensés qui s'égarent, et, pour ceux qui ont perdu le sens, un tourment inutile. Cependant " il n'y a de pouvoir que celui qui vient de Dieu; et celui qui résiste au pouvoir résiste à l'ordre de Dieu, car les princes ne sont pas redoutables pour les bonnes actions, mais pour les mauvaises. Voulez-vous donc ne pas craindre le pouvoir? faites le bien, et vous en recevrez des louanges (4). " Car si le pouvoir, se montrant favorable à la vérité, redresse quelqu'un, celui qui a été corrigé par sa sévérité en reçoit de la louange; et si, hostile à la vérité, il frappe un,de ceux qui la servent, celui qui sort vainqueur et couronné, tire des persécutions du pouvoir toute sa gloire. Quant à vous, vous ne faites pas assez le bien pour ne pas craindre le pouvoir, à moins par hasard que ce né soit bien faire que de se tenir assis, non pas pour décrier un de ses frères (5), mais pour décrier tous nos frères établis chez toutes les nations, auxquelles rendent témoignage les prophètes, le Christ, les apôtres, lorsqu'il est dit : " Toutes les nations seront bénies en votre race (6) ; " lorsqu'il est dit :

1. Ps. LXXI, 8. — 2. Daniel, XIV, 39-42. — 3. Prov. XXVI, 27. — 4. Rom. XIII, 1-3. — 5. Ps. XLVX, 21. — 6. Gen. XXVI, 4.

" Du lever du soleil au couchant un sacrifice pur est offert à mon nom, parce que mon nom est glorifié dans les nations, dit le Seigneur (1) ; " faites attention à ces derniers mots: dit le Seigneur; ce n'est pas: dit Donat, ou Rogat, ou Vincent, ou Hilaire, ou Ambroise, ou Augustin, mais: dit le Seigneur; et ailleurs " Et en lui seront bénies toutes les tribus de la terre, toutes les nations le glorifieront. Béni soit le Seigneur Dieu d'Israël qui seul opère des prodiges; que son nom glorieux soit béni dans l'éternité, et dans les siècles des siècles; et toute la terre sera remplie de sa gloire. Ainsi soit-il. Ainsi soit-il (2). " Et vous, assis à Cartenne, vous dites avec une dizaine de rogatistes restés avec vous : " Que cela ne soit pas, que cela ne soit pas. "

21. Vous entendez dans l'Evangile : " Il fallait que tout ce qui a été écrit sur moi dans la loi, les prophètes et les psaumes, fût accompli. Alors il leur ouvrit l'entendement pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit: Parce qu'il a été ainsi écrit, ainsi il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et qu'on prêchât, en son nom, la pénitence et la rémission des péchés au milieu de toutes les nations, en commençant par Jérusalem (3). " Vous lisez aussi dans les Actes des apôtres, comment cet Evangile commença à Jérusalem, où le Saint-Esprit remplit d'abord les cœurs de cent vingt disciples; et comment, de là, il fut porté en Judée et en Samarie, et ensuite au milieu de toutes les nations, ainsi que le Seigneur, près de monter au ciel, l'avait dit à ses apôtres: " Vous me rendrez témoignage à Jérusalem et dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre (4) : " car leur bruit s'est répandu dans toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l'univers (5). Et vous contredites ces témoignages divins, si solidement appuyés, manifestés par une si grande lumière; et vous travaillez à proscrire l'héritage du Christ, de façon que, la pénitence ayant été prêchée en son nom à toutes les nations, comme il l'a dit, quiconque en aura été touché, dans quelque partie du monde que ce soit, ne pourra recevoir le pardon de ses péchés, s'il ne vient pas chercher et s'il ne trouve pas, caché dans un coin de la Mauritanie césarienne, Vincent de Cartenne ou l'un

1. Malac. I, 11. — 2. Ps. LXXI, 18, 20. — 3. Luc, XXIV, 44-47. — 4. Act. I, 15, 8; II. — 5. Ps. XVIII, 5.

148

des neuf ou dix qui pensent comme lui ! Que n'ose pas l'orgueil d'une petite peau cadavéreuse? Où ne se précipite pas la présomption de la chair et du sang ? Est-ce là le bien à cause duquel vous ne craignez pas le pouvoir? Tel est le piège que vous préparez au fils de votre mère (1), savoir, à celui qui est petit et faible, pour lequel le Christ est mort (2), incapable encore de supporter la nourriture paternelle, mais devant être encore nourri du lait maternel (3); et vous m'opposez les livres d'Hilaire pour nier la croissante grandeur de l'Eglise au milieu de toutes les nations jusqu'à la fin des temps, cette grandeur que Dieu lui-même a promise avec serment contre votre propre incrédulité ! Vous auriez été infiniment malheureux en résistant quand on n'était qu'à l'époque de la promesse; et maintenant qu'elle s'accomplit, vous osez contredire !

22. Dans les ressources de votre savoir, vous avez trouvé quelque chose de grand à produire contre les témoignages de Dieu, car vous dites que la partie du monde où la foi chrétienne est connue est peu de chose, en comparaison de l'étendue du monde entier. Vous ne voulez pas remarquer, ou bien vous feignez d'ignorer à combien de nations barbares l'Evangile est arrivé, et cela en si peu de temps que les ennemis du Christ ne peuvent plus douter .de l'accomplissement assez prochain de ce que le Sauveur répondit à ses disciples qui l'interrogeaient sur la fin du monde: " Et cet Evangile sera annoncé dans tout l'univers, pour servir de témoignage à toutes les nations; et alors la fin viendra (4). " Criez contre cet oracle, et soutenez tant que vous pouvez, que quand même l'Evangile serait annoncé chez les Perses et les Indiens, comme il l'est depuis longtemps, quiconque, après l'avoir entendu, ne vient. pas à Cartenne ou dans le voisinage de Cartenne, ne pourra pas être purifié de ses péchés. Si vous ne dites pas cela, n'est-ce point parce que vous craignez qu'on ne rie de vous? Mais vous le dites réellement, et vous ne voulez pas qu'on pleure sur vous?

23. Vous croyez faire preuve de pénétration quand vous prétendez que l'Eglise n'est pas appelée catholique par l'étendue de sa communion dans tout l'univers, mais qu'elle tire ce nom de l'observation de tous les divins préceptes et de tous les sacrements. Lors même

1. Ps. XLIV, 20. — 2. I Cor. VIII, 11. — 3. Ibid. III, 2 . — 4. Matth. XXIV, 14.

que l'Eglise s'appellerait catholique parce que, seule, elle renferme toute la vérité dont les diverses hérésies ne contiennent que des portions, ce n'est pas en nous appuyant sur ce nom que nous prouvons que l'Eglise est répandue chez toutes les nations, mais c'est en nous fondant sur les promesses de Dieu et sur tant et de si évidents oracles de la vérité elle-même. Votre grand effort est de parvenir à nous persuader qu'il ne reste que les rogatistes, dignes d'être appelés catholiques, à cause de l'observation de tous les divins préceptes et de tous les sacrements, et que vous êtes les seuls chez qui le Fils de l'homme trouvera la foi quand il viendra (1). Pardonnez-le nous, nous ne le croyons pas. Pour expliquer qu'on trouvera en vous la foi que le Seigneur, à son avènement, ne doit plus trouver sur la terre, vous osez dire, qu'il faut vous regarder comme n'étant plus sur la terre, mais dans le ciel : mais l'Apôtre nous a rendus si prudents, que nous dirions anathème à un ange du ciel, s'il nous annonçait un Evangile différent de celui que nous avons reçu (2). Et comment serions-nous sûrs que le témoignage des divines Ecritures nous montre clairement le Christ, si ce témoignage ne nous avait montré clairement l'Eglise? Quelles que soient les ruses opposées à la simplicité de la vérité, quels que soient les nuages d'adroite fausseté qu'on amoncèle, celui-là sera anathème qui annoncera que le Christ n'a pas souffert et n'est pas ressuscité le troisième jour, car nous lisons dans l'Evangile " qu'il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât d'entre les morts le troisième jour (3); " ainsi sera anathème quiconque voudra nous montrer l'Eglise en dehors de la communion de toutes les nations, parce que le même Evangile nous apprend ensuite " que la pénitence et la rémission des péchés devaient être prêchées à toutes les nations au nom du Christ, en commençant par Jérusalem (4), " et que nous devons tenir fermement que celui qui annoncera une autre doctrine sera anathème.

24. Si nous n'écoutons pas les donatistes tous ensemble lorsqu'ils se donnent pour l'Eglise du Christ, quoiqu'ils ne puissent s'appuyer sur aucun témoignage des divins livres, combien moins, je vous le demande, nous devons écouter les rogatistes, qui ne pourraient pas même parvenir à interpréter à leur profit ce passage des Cantiques: " Où menez-vous paître? où

1. Luc, XVIII, 8. — 2. Gal. I, 8. — 3. Luc, XXIV, 46. — 4. Ibid. 47.

149

vous reposez-vous au midi (1)? " Si, dans ce passage des Ecritures, il faut entendre le midi

de l'Afrique, le pays qu'occupe surtout le parti de Donat, situé sous un brûlant climat, tous les maximianistes l'emporteront sur vous, parce que leur schisme s'est allumé dans la Byzacène(2) et la province de Tripoli. Que les Arzuges soutiennent avec eux le débat et s'efforcent de prouver que ce passage de l'Ecriture les regarde davantage; quant à la Mauritanie césarienne, plus voisine du couchant que du midi et qui rie veut pas même passer pour une région africaine, comment se glorifiera-t-elle de ce midi; je ne dis pas contre le monde entier, mais contre le parti même de Donat, d'où est sorti le parti de Rogat, ce petit morceau retranché d'un morceau plus grand? Mais qui aurait l'impudeur d'interpréter à soif profit quelque chose d'allégorique, sans avoir en même temps des témoignages évidents qui éclairciraient les passages obscurs ?

25. Ce que nous avons donc coutume le dire à tous les donatistes, à plus forte raison nous vous le dirons. Admettons, ce qui ne saurait être, que quelques-uns puissent avoir un juste motif de séparer leur communion de celle du monde entier et qu'ils puissent appeler cette communion particulière l'Eglise du Christ, parce qu'ils se sont séparés légitimement de la communion de tous les peuples, savez-vous si, avant votre propre séparation , il ne s'est pas rencontré au loin, dans la grande société chrétienne, des hommes qui aient eu, eux aussi, un juste motif d'en faire autant, sans que le bruit de la vérité de leurs griefs ait pu venir jusqu'à vous? Comment l'Eglise peut-elle être en vous plutôt qu'en ceux qui se seraient séparés les premiers ? Il en résulte que, ne sachant pas cela,vous devenez incertains pour vous-mêmes; et ceci doit arriver nécessairement à tous ceux dont la société n'est pas fondée sur le témoignage divin, mais sur leur propre témoignage (3). Vous ne pouvez pas dire : si cela était arrivé, nous n'aurions pas pu l'ignorer, car si nous vous demandions combien de partis en Afrique sont sortis du parti de Donat, vous ne pourriez pas nous l'apprendre; surtout parce que ces subdivisions de partis se croient d'autant plus en possession de -la justice que leurs adhérents sont moins nombreux, et par là aussi il y a

1. Cantiques, I, 6.

2. Aujourd'hui le pays de Tunis.

3. Cette belle pensée, que saint Augustin jette en passant , attaque directement le principe même du protestantisme.

plus de difficulté à les connaître. C'est pourquoi vous ne savez pas si, par hasard, quelques justes en petit nombre et, à cause de cela, très-peu connus, dans une lointaine contrée opposée au midi de l'Afrique, avant que le parti de Donat séparât sa justice de l'iniquité du reste des hommes, ne se sont pas primitivement séparés pour une cause très-juste du côté de l'aquilon, et ne forment pas, plutôt que vous, l'Eglise de Dieu et comme une Sion spirituelle cette communion lointaine et inconnue vous aura tans prévenus, et elle aura eu plus de raison d'interpréter à son profit ces paroles du psaume : "La montagne de Sion est du côté de l'aquilon, c'est la ville du grand roi (1), " que n'en a eu le parti de Donat d'interpréter à son avantage ces paroles des Cantiques: " Où menez-vous paître? où vous reposez-vous au midi?

26. Et cependant vous craignez que la contrainte; employée à votre égard par les lois impériales, ne soit pour les juifs et pour les païens une occasion de blasphémer le nom de Dieu; mais les juifs savent comment le premier peuple d'Israël voulut détruire par la guerre les deux tribus et la moitié de tribu qui avaient reçu des terres au delà du Jourdain, lorsqu'ils crurent que ces tribus s'étaient séparées de l'unité du peuple (2). Et quant aux païens, ils pourraient plutôt blasphémer au sujet des lois des empereurs chrétiens contre les adorateurs des idoles; pourtant plusieurs d'entre eux, redressés par ces lois, se sont convertis au Dieu vivant et véritable, et chaque jour on voit parmi eux de nouvelles conversions. Assurément si les juifs et les païens pensaient que les chrétiens fussent aussi peu nombreux que vous l'êtes -vous-mêmes, vous qui vous dites les seuls chrétiens, ils né daigneraient pas blasphémer contre nous, mais ils en riraient sans cesse. Ne craignez-vous pas que les juifs ne vous disent : Si c'est votre petit nombre qui forme l'Eglise du Christ, où est donc ce que votre Paul entend par l'Eglise lorsque, proclamant le nombre des chrétiens supérieur au nombre des juifs, il s'écrie : " Réjouissez-vous, stérile qui n'enfantiez point; éclatez et poussez des cris d'allégresse; vous qui ne deveniez point mère, parce qu'il a été accordé plus de fils à la femme délaissée qu'à celle qui a un mari (3). " Leur répondrez-vous: Nous sommes d'autant plus justes que nous sommes en plus

1. Ps. XLVII, 3. — 2. Josué, XXII, 9-12. — 3. Gal. IV, 27.

150

petit nombre? Vous ne faites pas attention qu'ils répliqueront en vous disant: Quel que soit le nombre que vous prétendiez former , vous n'êtes pas cependant ceux dont il a été dit : " Il a été accordé plus de fils à la femme délaissée, " puisque vous êtes restés en si petit nombre.

27. Vous nous opposerez ici l'exemple de ce juste dans le déluge, qui seul fut trouvé digne d'être sauvé avec sa famille. Voyez comme vous êtes encore loin de la justice ! jusqu'à ce que vous soyez réduit à sept et que vous ne fassiez que le huitième, nous, ne dirons pas que vous êtes juste; encore faudra-t-il que personne ne se soit rencontré au loin, avant le parti de Donat, pour s'emparer justement de cette justice avec sept autres comme lui , se séparer et se sauver du déluge de ce monde. Puisque vous ignorez si cela n'a pas eu lieu et que vous n'en avez rien ouï dire, comme beaucoup de peuples chrétiens, placés au loin, n'ont rien ouï dire de Donat, vous ne savez pas où est l'Eglise. Elle sera là où l'on aura peut-être fait ce que vous n'avez fait que plus tard, s'il a pu exister quelque juste motif de vous séparer de la communion de toutes les nations.

28. Pour nous, nous sommes certains que personne n'a pu se séparer justement de la communion de toutes les nations, parce que ce n'est pas dans sa propre justice que chacun de nous cherche l'Eglise, mais dans les divines Ecritures, et qu'elle se montre à nous comme elle nous a été promise. C'est d'elle qu'il a été dit : " Comme le lis est entre les épines, ainsi apparaît mon amie au milieu des autres filles (1); " celles-ci ne peuvent être comparées à des épines que par leurs mauvaises moeurs , et on ne les appelle filles que par la communion des mêmes sacrements. C'est l'Eglise qui dit : "J'ai crié vers vous du bout de la terre, quand mon coeur était dans la peine (2). " Elle dit dans un autre psaume : " Le chagrin s'est emparé de moi à la vue des pécheurs qui abandonnent votre loi ; " et encore : " J'ai vu des insensés, et je séchais de douleur (3). " C'est elle qui dit à son époux : " Où menez-vous paître? où vous reposez-vous au midi ? apprenez-le-moi de peur que, voilée, je ne m'égare au milieu des troupeaux de. vos compagnons (4). " La, même chose est dite ailleurs . " Faites-moi connaître la force de votre

1. Cant. II, 2. — 2. Ps. LX, 3. — 3. Ibid. CXVIII, 53, 158. — 4. Cant. 6.

droite et ceux dont le coeur est instruit dans la sagesse (1), " ceux qui sont brillants de lumière et embrasés de charité et en qui vous vous reposez comme au midi, de peur que, voilée, c'est-à-dire cachée et inconnue, je ne me jette, non dans votre troupeau, mais dans les troupeaux de vos compagnons, qui sont les hérétiques. Ceux-ci sont appelés des compagnons comme les épines sont encore appelées filles, à cause de la communion des sacrements. Il est dit d'eux ailleurs : " Vous ne faisiez qu'un avec moi, vous étiez mon guide et mon ami; vous preniez avec moi une douce nourriture; nous marchions, unis l'un à l'autre, dans la maison du Seigneur. Que la mort vienne sur eux, et qu'ils descendent vivants dans l'abîme (2), " comme Dathan et Abiron, auteurs d'une séparation impie.

29. C'est à elle que l'époux répond : " Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô vous qui êtes belle entre les femmes, sortez, allez sur les traces des troupeaux, et menez paître vos chevreaux autour des tentes des pasteurs (3). " O la réponse d'un très-doux époux ! Si vous ne vous connaissez pas vous-même, dit-il. La ville bâtie sur la montagne ne peut se cacher (4); c'est pourquoi vous n'êtes pas voilée ni exposée à vous jeter dans les troupeaux de mes compagnons; car je suis la montagne qui domine tous les sommets, vers laquelle viendront toutes les nations a. Si donc vous ne vous connaissez pas vous-même, non point dans les paroles des calomniateurs, mais dans les témoignages de mes livres; si vous ne vous connaissez pas vous-même, car il a été dit de vous : " Etendez au loin les cordages, affermissez solidement les pieux; étendez à droite et à gauche. Car votre race aura les nations pour héritage, et vous habiterez les villes qui étaient désertes. Ne craignez rien, vous triompherez ; ne rougissez pas de ce que vous étiez auparavant détestée. Vous oublierez à tout jamais votre honte; vous perdrez le souvenir de l'opprobre de votre veuvage. Car je suis le Seigneur qui prends soin de vous former, le Seigneur est mon nom. Celui qui vous délivra, c'est le Seigneur Dieu d'Israël, toute la terre l'adorera (5). " Si vous ne vous connaissez pas vous-même, ô vous qui êtes belle entre les femmes! Car il a été dit de vous : " Le roi s'est épris de votre beauté ; " et encore : " Des

1. Ps. LXXXIX, 12. — 2. Ibid. LIV, 14-16. — 3. Cant. I, 7. — 4. Matth. V, 14. — 5. Isaïe, II, 2. — 6. Ibid. LIV, 2-5.

151

enfants vous sont nés pour succéder à vos pères; vous les établirez chefs sur toute la terre (1). " Si donc vous ne vous connaissez pas vous-même, sortez. Je ne vous chasse pas, mais sortez vous-même, pour qu'on dise de vous : " Ils sont sortis de nous, mais ils n'étaient pas de nous (2). " Sortez sur les traces des troupeaux, non sur mes traces, mais sur celles des troupeaux; je ne dis pas d'un seul troupeau, mais des troupeaux séparés et errants : Paissez vos chevreaux, non pas comme Pierre, à qui il est dit : " Paissez mes brebis (3), " mais paissez vos chevreaux autour des tentes des pasteurs, non point autour de la tente du pasteur, où il y a un seul troupeau et un seul pasteur (4). Car l'Eglise se connaît elle-même, en sorte qu'il ne lui arrive pas ce qui arrive à ceux qui ne se sont pas connus en elle.

30. C'est elle dont le petit nombre de vrais enfants, en comparaison du nombre des méchants, fait dire " qu'elle est étroite et difficile la voie qui mène à la vie, et qu'il y en a peu qui y marchent (5)." Et c'est aussi de la multitude de ces enfants qu'il a été dit: " Votre race sera comme les étoiles du ciel et le sable de la mer (6). " Car les fidèles et les bons sont peu nombreux si on les compare aux méchants, mais nombreux, si on les considère en eux-mêmes. " En effet, il a été accordé plus de fils à la femme délaissée qu'à celle qui a un mari : plusieurs viendront de l'orient et de l'occident, et prendront place avec Abraham, Isaac et Jacob dans le royaume des cieux (7); " et Dieu veut se former un peuple nombreux, zélé pour les bonnes oeuvres (8); et des milliers d'hommes que nul ne peut compter, de toute tribu et de toute langue, se voient dans l'Apocalypse, avec des robes blanches et les palmes de la victoire (9). C'est cette même Eglise qui parfois est obscurcie et comme assombrie par la multitude des scandales, quand " les pécheurs tendent l'arc afin de percer de traits au milieu des lueurs obscures de la lune ceux qui ont le coeur droit (10). " Mais même alors elle resplendit dans ses enfants les plus forts. Et s'il fallait diviser le sens de ces divines paroles, ce ne serait pas en vain peut-être qu'il eût été dit de la race d'Abraham : " Elle sera comme les étoiles du ciel, comme le sable au bord de la mer. " Nous pourrions entendre,

1. Ps. XLIV, 12, 17. — 2. I Jean, II, 19. — 3. Ibid. XXI, 17. — 4. Ibid. X, 16. — 5. Matth. VII, 14. — 6. Gen. XXII, 17. — 7. Matth. VIII, 11. — 8. Tit. II, 14. — 9. Apoc. VII, 9. — 10. Ps. X, 3.

par les étoiles du ciel, les moins nombreuses des âmes chrétiennes, les plus fermes et les plus brillantes; et par le sable du bord de la mer, la grande multitude des faibles et des charnels, qui paraît libre et paisible dans les temps calmes, mais que les flots des tribulations et des tentations couvrent et bouleversent.

31. C'est d'un de ces temps d'orage qu'Hilaire a parlé dans l'endroit que vous avez cru pouvoir opposer à tant de témoignages divins, comme si l'Eglise eût été effacée de la terre (1). De cette manière vous pouvez dire que les Eglises si nombreuses de la Galatie n'existaient plus, quand l'Apôtre s'écriait: " O Galates insensés ! qui vous a fascinés au point de finir par la chair après avoir commencé par l'esprit (2). " C'est ainsi que vous calomniez un savant homme qui réprimandait sévèrement les languissants et les timides et les enfantait de nouveau jusqu'à ce que le Christ eût été formé en eux (3). Qui donc ignore qu'en ce temps-là beaucoup de chrétiens, d'un sens borné, trompés par des mots obscurs, croyaient que les ariens avaient leur propre foi? D'autres cédaient à la crainte et feignaient d'accepter cette doctrine, ne marchant pas droit selon la vérité de l'Evangile ; on les accueillit lorsqu'ils reconnurent leur erreur, mais vous n'auriez pas voulu qu'on leur eût pardonné. En vérité, vous ne connaissez pas les saintes Ecritures. Lisez ce que Paul a écrit sur Pierre, ensuite ce qu'a pensé Cyprien sur le même sujet; et que la mansuétude ne vous déplaise pas dans l'Eglise, qui rassemble les membres dispersés du Christ et n'en disperse pas les membres unis. Il y en eut peu alors qui demeurèrent fermes et reconnurent les piéges des hérétiques ; il y en eut peu si on les compare aux autres : mais parmi ces amis fidèles de la vérité, les uns expiaient dans l'exil leur courageuse résistance à l'erreur, les autres restaient cachés sur tous les points du monde. Ainsi l'Eglise, qui grandit sans cesse, se conserva dans le pur froment du Seigneur et elle se conservera jusqu'à ce qu'elle ait reçu dans son sein toutes les nations, même les nations barbares. Car l'Eglise, c'est ce bon grain qu'a semé le Fils de

1. Saint Hilaire, dans son livre des conciles contre les ariens, avait dit : " Excepté Elusius et un petit nombre avec lui y la multitude, dans les dix provinces de l'Asie où je me trouve, ne connaît pas véritablement Dieu. " Vincent avait abusé de ce passage qui, d'après l'explication même de saint Augustin, n'exprime qu'un blâme contre l'ivraie de ces dix provinces d'Asie.

2. Gal. III, 1. — 3. Ibid. IV, 19.

152

l'homme, et qu'il a annoncé devoir croître parmi l'ivraie jusqu'à la moisson. Or, le champ est le monde, la moisson est la fin des temps (1).

32. Hilaire reprenait donc ceux qui formaient l'ivraie et non pas le froment des dix provinces d'Asie; il pouvait aussi s'adresser au bon grain qui faiblissait et se trouvait en péril, et la véhémence de ses discours ne les rendait que plus utiles. Les Ecritures canoniques ont elles-mêmes cette manière habituelle de réprimander: on s'adresse en quelque sorte à tous pour être entendu de quelques-uns. Quand l'Apôtre dit aux Corinthiens: " Comment en est-il quelques-uns parmi vous qui disent que les morts ne ressusciteront pas? " il montre bien que tous ne pensaient pas ainsi, mais que ceux qu'il dénonçait se trouvaient au milieu d'eux. Pour empêcher que les bons ne fussent séduits, il les avertit en ces termes: " Ne vous laissez point séduire; les mauvais discours corrompent les bonnes moeurs. Soyez sobres, justes, et ne péchez pas. Car il en est quelques-uns parmi vous qui ne connaissent pas Dieu: je vous le dis pour vous faire honte (2). Mais à l'endroit où le même apôtre s'exprime ainsi : " Lorsqu'il y a parmi vous jalousie et dispute, n'êtes-vous pas charnels, et ne marchez-vous pas selon l'homme (3)? " il parle comme à tous, et vous voyez combien est grave ce qu'il dit. Nous lisons dans la même Epître : " Je rends, pour vous à mon Dieu des actions de grâces continuelles, à cause de la grâce de Dieu qui vous a été donnée en Jésus-Christ, et des richesses dont vous avez été comblés en lui, en toute parole et toute science; le témoignage du Christ s'est trouvé ainsi confirmé en vous, de sorte que nulle grâce ne vous manque (4). " Sans ce passage nous pourrions croire tous les Corinthiens charnels et de vie animale, ne comprenant pas les choses qui sont de l'Esprit de Dieu (5) , disputeurs, jaloux, marchant selon l'homme. C'est pourquoi " le monde entier est établi dans le mal.(6), " à cause de l'ivraie répandue par toute la terre, et le Christ " est la victime propitiatoire pour tous nos péchés, non-seulement pour tous nos péchés, mais pour ceux du monde entier (7), " à cause du bon grain qui est aussi répandu partout.

33. Si l'abondance des scandales refroidit la charité de plusieurs, c'est que plus le nom du

1. Matth. XIII, 24-39. — 2. I Cor. XV, 12 , 33, 34. — 3. Ibid. III 3. — 4. Ibid. I, 4-7. — 5. Ibid. II, 14. — 6. I Jean, V, 19. — 7. Ibid. II, 2.

Christ est glorifié, plus se réunissent dans la communion de ses sacrements, ces méchants qui doivent persévérer dans leur perversité et qui toutefois n'en seront séparés , comme la paille du bon grain, que par le vanneur du dernier jour (1). Ces méchants n'étouffent pas les bons grains, en très-petit nombre en comparaison de l'ivraie, mais nombreux par eux-mêmes; ils n'étoufferont pas les élus de Dieu qui seront rassemblés, à la fin des temps, comme parle l'Evangile, " des quatre vents, depuis une extrémité du ciel jusqu'à l'autre (2). " Car, c'est la voix de ces élus qui dit : " Sauvez-moi, Seigneur, parce qu'il n'y a plus de saint, parce que les vérités s'effacent du milieu des enfants des hommes (3); " et le Seigneur, au milieu de l'impiété qui abonde, leur a promis le salut pour prix de leur persévérance jusqu'à la fin (4). Enfin, comme on le voit par la suite, ce n'est pas un seul homme, ce sont -plusieurs qui parlent dans le même psaume : " C'est vous, Seigneur, qui nous garderez, qui nous préserverez de cette génération jusqu'à l'éternité (5). " A cause de cette abondance d'iniquité prédite par le Seigneur, il a été aussi écrit, " Quand le Fils de l'homme viendra, croyez-vous qu'il trouve encore de la foi sur la terre (6)? " Ce doute de Celui qui sait tout a représenté en lui notre propre doute : après que l'Eglise a été si souvent déçue de ses espérances avec plusieurs qui se sont trouvés tout autres qu'on ne croyait, elle est alors troublée dans ses enfants et ne veut plus croire aisément de personne quelque chose de bien. Cependant il n'est pas permis de douter que ceux en qui le Seigneur trouvera de la foi sur la terre, croîtront avec l'ivraie dans toute l'étendue du champ.

34. C'est donc l'Eglise elle-même qui nage dans le filet du Seigneur avec les mauvais poissons. Elle se sépare d'eux par le coeur et par les moeurs, afin de se montrer dans sa gloire à son époux, et n'ayant ni tache ni ride (7) ; mais elle attend que la séparation corporelle se fasse sur le rivage de la mer, c'est-à-dire à la fin des temps, ramenant qui elle peut, supportant ceux qu'elle ne peut ramener, sans que l'iniquité de ceux qu'elle ne corrige point lui fasse abandonner l'union avec les bons.

35. Pour combattre ces témoignages divins, si nombreux, si clairs, si indubitables, ne

1. Matth. III, 12. — 2. Ibid. XXIV, 31. — 3.Ps. XI, 2. — 4. Matth. XXIV, 12, 13. — 5. Ps. XI, 8. — 6. Luc, XVIII, 8. — 7. Eph. V, 27.

153

cherchez donc plus des calomnies dans les écrits des évêques, soit de ceux qui sont restés au milieu de notre communion depuis votre séparation, comme Hilaire; soit de quelques autres d'une époque antérieure au schisme de Donat, comme Cyprien et Agrippin (1). D'abord ces écrivains-là n'ont pas l'autorité des auteurs canoniques; on ne les lit pas pour en tirer des preuves qui ne permettent pas des sentiments contraires, et avec la pensée qu'ils ne peuvent dire que la vérité. Car nous nous mettons au nombre de ceux qui ne dédaignent pas de s'appliquer cette parole de l'Apôtre : " Si vous avez un sentiment qui ne soit pas conforme à la vérité, Dieu vous éclairera. Cependant, pour les choses que nous sommes parvenus à savoir, marchons-y (2), " c'est-à-dire marchons dans cette voie qui est le Christ, et dont parle ainsi le Psalmiste: " Que Dieu ait pitié de nous et nous bénisse; qu'il fasse briller sur nous son visage, pour que nous connaissions, Seigneur, votre voie sur la terre, et votre salut au milieu de toutes les nations (3) ! "

36. Ensuite, si vous aimez l'autorité de saint Cyprien, évêque et glorieux martyr, autorité que nous ne confondons pas, ainsi que je l'ai dit, avec celle des auteurs canoniques, pourquoi ne l'aimez-vous pas aussi quand il garde par amour et qu'il défend dans ses écrits l'unité du monde et de toutes les nations; quand il ne voit que de la présomption et de l'orgueil dans ceux qui auraient voulu se séparer de cette unité, comme étant les seuls justes, et qu'il se moque de leur prétention à s'attribuer ce que le Seigneur n'accorda point aux apôtres, c'est-à-dire le privilège d'arracher l'ivraie avant le temps, de nettoyer l'aire et de séparer la paille du bon grain; quand il a montré que nul ne peut être souillé par les péchés d'autrui, répondant ainsi à ce qui sert de motif à tous les déchirements impies; quand sur les points même où il a pensé autrement qu'il ne fallait, il n'a jamais demandé que les évêques d'un sentiment contraire au sien fussent jugés ou retranchés de sa communion; quand, dans cette lettre à Jubaïen, qui fut d'abord lue au concile (4), dont vous invoquez l'autorité pour rebaptiser, tout en avouant qu'au temps passé l'Eglise admettait dans son sein, sans leur conférer de nouveau le baptême, des chrétiens baptisés

1. L’évêque Agrippin fut le successeur de saint Cyprien sur le siège de Carthage.

2. Philip. III, 15, 16. — 3. Ps. CXVI, 2, 3. — 4. Concile de Carthage en 256.

dans des communions séparées, et en croyant ainsi qu'ils étaient sans baptême; il attache un si grand prix à la paix de l'Eglise, que pour la conserver il n'exclut pas ces chrétiens des fonctions du sanctuaire ?

37. Ceci renverse et détruit totalement votre parti, et je connais trop votre esprit pour que vous n'en soyez pas frappé. Car, s'il suffit, comme vous le dites, de communiquer avec des pécheurs pour que l'Eglise périsse sur la terre (et c'est pour cela que vous vous êtes séparés de nous), elle avait déjà péri tout entière lorsque, selon l'opinion de Cyprien, elle admettait dans son sein des gens sans baptême; dans ce cas il n'y avait plus d'Eglise où Cyprien lui-même pût naître à la foi, et bien moins encore votre chef et votre père Donat, venu au monde longtemps après Cyprien. Mais, si à l'époque où les gens sans baptême étaient admis, il y avait cependant une Eglise qui enfantait Cyprien, qui enfantait Donat, il en résulte clairement que les justes ne sont pas souillés par les fautes d'autrui, quand ils communiquent avec les pécheurs. Il vous devient donc impossible de justifier la séparation par laquelle vous êtes sortis de l'unité, et en vous s'accomplit cet oracle de la sainte Ecriture : " Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne se lave pas de la souillure de sa séparation (1). "

38. On ne s'égale pas à Cyprien parce que, à cause de la similitude des sacrements, on n'ose pas rebaptiser les hérétiques eux - mêmes, comme on ne s'égale pas à Pierre parce qu'on ne force pas les gentils à judaïser. Cette faute de Pierre, sa correction même sont renfermées dans les Ecritures canoniques; mais ce n'est pas dans les livres canoniques, c'est dans les livres de Cyprien et dans les lettres d'un concile que nous trouvons que cet évêque a énoncé sur le baptême un sentiment contraire à la règle et à la coutume de l'Eglise. Il n'y a pas trace qu'il ait rectifié cette opinion; toutefois il est permis de penser qu'un tel homme s'est corrigé sur ce point, et peut-être la preuve de son retour à cet égard a-t-elle été anéantie par ceux qui se sont trop réjouis de cette erreur et n'ont pas voulu se priver d'un aussi grand patronage. Il ne manque pas de gens d'ailleurs qui soutiennent que ce sentiment n'a jamais été Celui de Cyprien, et qu'on l'a présomptueusement et faussement produit sous son nom. En effet, quelque illustre que soit un évêque, le texte de

1. Prov. XXIV, selon les Septante.

154

ses livres ne peut se garder aussi pur que le texte des livres canoniques traduits en tant de langues et protégés par le. respect successif des générations; et pourtant il s'est trouvé des imposteurs pour produire bien des choses sous le nom des apôtres. Ces coupables efforts ont été vains : nos saintes Écritures sont si vénérées, si lues, si connues ! Mais cet effort d'une audace impie, en s'attaquant à ce qui était appuyé sur une telle base de notoriété, a prouvé ce qu'on pourrait tenter contre des livres non établis sur l'autorité canonique.

39. Nous ne nions pas cependant que Cyprien ait pensé ce qu'on lui prête, et cela pour deux raisons : la première, c'est que son style a une certaine physionomie à laquelle on peut le reconnaître; la seconde, c'est que notre cause s'y trouve victorieusement démontrée contre vous, et que le motif de votre séparation, c'est-à-dire la crainte des souillures par les fautes d'autrui, n'en est que plus facile à détruire. Car on voit par les écrits de Cyprien qu'on demeurait en communion avec les pécheurs, puisqu'on admettait dans l'Église ceux qui, selon vous et selon le sentiment que vous lui attribuez étaient sans baptême; et que pourtant l'Église n'avait pas péri, mais que le froment du Seigneur, répandu à travers tout l'univers, était resté dans son honneur et sa vertu. Si donc le trouble de votre défaite vous fait chercher un refuge dans l'autorité de Cyprien, comme on cherche un port, vous voyez contre quel écueil vient donner votre erreur; mais si désormais vous n'osez plus vous réfugier de ce côté, vous ne pouvez plus lutter, vous êtes en plein naufrage.

40. Ou Cyprien n'a pas tout à fait pensé comme vous le dites, ou bien dans la suite il s'est rectifié conformément aux règles de la vérité, ou bien il a couvert par l'abondance de sa charité cette tache de son coeur si pur, en défendant l’unité de l'Église qui s'étend sur toute la terre, et en maintenant avec persévérance le lien de la paix; car il est écrit: " La charité couvre la multitude des péchés . (1)" Ajoutez que s'il y a eu quelque chose à retrancher dans cette branche d'une belle fécondité, le père de famille l'a taillée avec le fer du martyre: " Mon père, dit le Seigneur, taille la branche qui en moi donne du fruit, pour qu'elle en donne davantage (2). " D'où est venue à Cyprien cette grâce, sinon de sa persistance à

1. I Pierre, IV, 8. — 2. Jean, XV, 2.

demeurer attaché à la vigne qui se répand au loin, et à ne pas abandonner la racine de l'unité? Car il ne lui eût servi de rien de livrer son corps aux flammes, s'il n'avait pas eu la charité (1) .

41. Voyez encore un peu, dans les écrits de Cyprien, combien il juge inexcusable celui qui, dans l'intérêt de sa propre justice, se sépare de l'unité de l'Église (divinement promise et accomplie au milieu de toutes les nations), et vous comprendrez davantage la vérité de la sentence que je vous rappelais plus haut : " Le fils méchant se donne pour juste, mais il ne saurait laver la souillure de sa séparation. " Dans une lettre (2) adressée à Autonien, il touche à ce qui nous occupe en ce moment; mais il vaut mieux citer ici ses paroles : " Parmi les évêques nos prédécesseurs de cette province, quelques-uns pensèrent qu'il ne fallait pas donner la paix aux impudiques, et ils fermèrent absolument aux adultères les portes de la pénitence ; ils ne se retirèrent pas pour cela de la communion de leurs collègues, et ne rompirent pas l'unité de l'Église catholique par la dureté ou l'opiniâtreté de leur jugement; ils ne crurent pas que celui qui refusait la paix religieuse aux adultères dût se séparer de ceux qui la donnaient. Pourvu que le lien de la concorde demeure, et que le sacrement de l'Église catholique soit toujours indissoluble, chaque évêque règle sa conduite comme il l'entend, sauf à rendre compte à Dieu de ce qu'il aura fait. " Que dites-vous à cela, mon frère Vincent? Certes vous voyez que ce grand homme, cet évêque ami de la paix, cet intrépide martyr n'a rien eu plus à coeur que de maintenir le lien de l'unité. Vous le voyez en travail, non-seulement pour faire naître ceux qui ont été conçus dans le Christ, mais encore pour empêcher que ceux qui sont déjà nés ne meurent en sortant du sein de la mère.

49. Remarquez ce que Cyprien a rappelé pour condamner les séparations impies. Si les évêques qui admettaient les adultères à la réconciliation communiquaient avec eux, ceux qui refusaient l'admission n'étaient-ils pas souillés par leurs relations avec les autres? Et si, ce qui est vrai et ce qui est la règle de l'Église, on faisait bien de recevoir les adultères à la réconciliation, les évêques qui les repoussaient absolument de la pénitence

1. I Cor. XIII, 3. — 2. Lettre LII.

155

commettaient une action impie; ils refusaient la santé à des membres du Christ, ôtaient les clefs de l'Eglise devant ceux qui frappaient à la porte, se mettaient cruellement en contradiction avec la miséricordieuse puissance de Dieu, qui laisse vivre les coupables afin de les guérir par le repentir, par le sacrifice d'un esprit contrit et l'oblation d'un coeur affligé. Cependant leur erreur barbare et leur impiété ne souillaient pas les évêques miséricordieux et pacifiques, restés en communion chrétienne avec eux et les supportant dans les filets de l'unité, jusqu'à la séparation qui doit se faire sur le rivage; et s'il y eut alors souillure, l'Eglise périt par la communion des méchants, et il n'y eut plus d'Eglise pour enfanter Cyprien lui-même. Mais si, ce qui est certain, l'Eglise demeura, il devient également certain que les fautes d'autrui ne peuvent souiller personne dans l'unité du Christ, tant qu'on n'adhère pas à ce qui est mal, ce qui serait se souiller en participant aux péchés mêmes; et que c'est à cause des bons qu'on supporte ceux qui ne le sont pas, comme la paille qu'on souffre dans l'aire du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne la vanner au dernier jour. Cela étant, quel motif reste-t-il pour votre schisme? N'êtes-vous pas de mauvais fils, qui vous donnez pour justes, et qui ne pouvez vous laver de la honte de la séparation?

43. Si maintenant je voulais vous rappeler ce qu'a dit dans ses livres Tichonius, homme de votre parti, qui a plutôt écrit pour l'Eglise catholique que pour vous, et a reconnu qu'il s'était séparé sans raison de la communion des prétendus traditeurs africains, ce qui a suffi à Parménien pour lui fermer la bouche; que pourriez-vous répondre, si ce n'est ce qu'il a dit lui-même de vous et que j'ai cité un peu plus haut: " Ce qui est saint, c'est ce que nous voulons? " Tichonius, homme de votre communion, comme je l'ai déjà dit, parle de la réunion d'un concile à Carthage, composé de deux cent soixante-dix évêques de votre parti, et où, après une délibération qui dura soixante-quinze jours, toute autre affaire cessant, il fut décidé que si les traditeurs, coupables d'un crime immense, ne voulaient pas être rebaptisés, on ne laisserait pas de rester en communion avec eux comme s'ils étaient innocents. Il dit que Deutérius de Macriane, un de vos évêques, avait admis sans distinction dans son Eglise une multitude de traditeurs ; que conformément aux décrets de ce concile de deux cent soixante-dix évêques de votre parti, il refit l'unité avec les traditeurs, et que, depuis lors, Donat demeura en communion, non-seulement avec Deutérius, mais encore pendant quarante ans avec tous les évêques de la Mauritanie, lesquels, dit-il encore, avaient communiqué avec les traditeurs, sans leur réitérer le baptême, jusqu'à la persécution de Macaire.

44. Mais, observez-vous : Que me fait ce Tychonius? Ce Tychonius est celui que Parménien, dans ses réponses, cherche à retenir, et qu'il voudrait empêcher d'écrire de pareilles choses ; il ne les réfute pas toutefois; mais, en le voyant s'exprimer ainsi sur l'Eglise répandue par toute la terre, et sur ce que les fautes d'autrui ne sauraient souiller personne dans l'unité catholique, il lui demande pourquoi il demeure éloigné des évêques africains comme pour se préserver de la contagion des traditeurs, et pourquoi il s'est mis dans le parti de Donat. Parménien aurait mieux aimé dire que Tychonius avait menti sur tous ces points; mais, ainsi que Tychonius le rappelle, bien des gens vivaient encore qui auraient montré que ces choses étaient très-certaines et trèsmanifestes.

45. En voilà assez là-dessus : soutenez à votre aise que Tychonius en a menti; je reviens à Cyprien que vous avez invoqué vous-même. Il est certain, d'après ses écrits, due si, dans l'unité, chacun est souillé par les péchés d'autrui, l'Eglise avait déjà péri avant Cyprien, et, chrétiennement parlant, Cyprien ne pouvait pas exister. Or, si une semblable opinion est un sacrilège, et s'il est certain que l'Eglise demeurait, nul n'est souillé par les fautes d'autrui dans l'unité catholique, et, mauvais fils, vous vous donnez vainement pour justes; vous restez avec le tort de votre séparation.

46. Vous me dites : Pourquoi donc nous cherchez-vous : pourquoi accueillez-vous ainsi ceux que vous appelez hérétiques ? Voyez comme je vais vous répondre aisément et brièvement. Nous vous cherchons parce que vous périssez, afin de pouvoir nous réjouir du retour de ceux dont la perte nous affligeait. Nous disons que vous êtes hérétiques, mais c'est avant votre conversion à la paix catholique, c'est avant que vous vous dépouilliez de l'erreur dont vous êtes enveloppés. Quand vous revenez vers nous, vous laissez ce que vous étiez auparavant, vous ne nous revenez (156) pas hérétiques. Baptisez-moi donc: ajoutez-vous. Je le ferais si vous n'étiez pas baptisé,. ou si vous aviez été baptisé dans le baptême de Donat ou de Rogat, et non point dans celui du Christ. Ce ne sont pas les sacrements chrétiens qui vous font hérétique, c'est une détestable séparation. Le mal qui est venu de vous ne doit pas faire méconnaître le bien qui est demeuré en vous; mais ce bien devient un mal pour vous, si vous ne l'avez pas dans l'unité qui en est la source. Car tous les sacrements du Seigneur proviennent de l'Eglise catholique; vous les avez et vous les donnez comme ils étaient avant votre séparation; vous les gardez quoique vous ne soyez plus là d'où ils viennent. Nous ne changeons point en vous les choses par lesquelles vous êtes avec nous, car vous êtes avec nous en beaucoup de choses, et il a été dit : " Ils étaient en beaucoup de choses avec moi (1); " mais nous corrigeons ce qui vous sépare de nous, et nous voulons que vous receviez ici ce que vous n'avez pas là où vous êtes. Vous êtes avec nous dans le, baptême, dans le symbole, dans les autres sacrements du Seigneur; mais vous n'êtes pas avec nous dans l'esprit de l'unité et le lien de la paix; enfin vous n'êtes pas avec nous dans l'Eglise catholique. Si vous recevez ces choses, vous. ne commencerez pas à avoir ce que vous n'avez pas, mais ce que vous avez vous servira. Il n'est donc pas vrai, comme vous le croyez, que nous recevions les vôtres, quand ils viennent à nous; mais nous les rendons nôtres en les recevant; pour qu'ils commencent d'être à nous, il faut qu'ils cessent d'être à vous. Nous ne travailIons pas non plus à nous associer,des artisans de l'erreur que nous réprouvons, mais nous voulons les ramener dans nos rangs pour qu'ils ne soient plus ce que nous détestons.

47. L'apôtre Paul, dites-vous, a baptisé après Jean. A-t-il baptisé après un hérétique? Si par hasard, vous osez appeler hérétique cet ami de l'Epoux, et dire qu'il n'a pas été dans l'unité de l'Eglise, écrivez-le. Mais, si cela est insensé à penser ou à dire, votre prudence doit examiner pourquoi l'apôtre Paul a baptisé après Jean. S'il l'a fait après son égal, vous devez tous vous rebaptiser les uns après les autres: S'il l'a fait après un plus grand que lui, vous devez vous-même rebaptiser après Rogat. S'il l'a fait après un qui soit au-dessous de lui, Rogat a dû rebaptiser après vous, qui baptisiez,

1. Ps. LIV, 19.

n'étant que simple prêtre. Mais, si le baptême gui se donne aujourd'hui est le même pour tous, malgré l'inégalité des mérites de ceux qui le confèrent, parce que c'est le baptême du Christ et non de ceux qui l'administrent, vous comprenez déjà, je pense, que le baptême du Christ, donné par l'apôtre Paul à quelques-uns, venait après le baptême de Jean, et non après le baptême du Christ; car les divines Ecritures nomment en plusieurs endroits ce premier baptême, le baptême de Jean , et le Seigneur lui-même le nomme ainsi : " D'où venait le baptême de Jean? du ciel ou des hommes (1) ? " Or le baptême de Pierre n'était pas celui de Pierre, mais celui du Christ, et le baptême qu'a donné Paul n'était pas celui de Paul, mais celui du Christ; il en est de même du baptême de ceux qui, au temps des apôtres , n'annonçaient pas le Christ avec pureté d'intention, mais avec un esprit jaloux (2), et du baptême de ceux qui, au temps de Cyprien , s'appropriaient frauduleusement des terres , et accroissaient leur profit par grosse usure. Et, parce que ce baptême était du Christ, il était d'une égale vertu, malgré l'inégalité des mérites de ceux qui le conféraient. Car si on est d'autant mieux baptisé qu'on l'a été par un plus digne ministre, l'Apôtre a eu tort de rendre grâces à Dieu de n'avoir baptisé personne parmi les Corinthiens, excepté Crispus et Caius et. la maison de Stéphanas (3) : alors, en effet , les Corinthiens auraient été d'autant mieux baptisés qu'ils l'auraient été de la main de Paul. Enfin, quand il dit : " J'ai planté, Apollon a arrosé (4), " il semble indiquer. qu'il a évangélisé et qu'Apollon a baptisé. Apollon était-il meilleur que Jean ? Pourquoi donc Paul n'a-t-il pas rebaptisé après Apollon, lui qui l'avait fait après Jean, si ce n'est parce que ce baptême, donné par n'importe qui, était celui du Christ, et que l'autre donné également par n'importe qui, quoiqu'il préparât la voie au Christ , n'était que le baptême de Jean?

48. Il semble qu'il y ait quelque chose d'odieux à dire qu'on a baptisé après saint Jean, et qu'on ne baptise pas après les hérétiques; mais il sera aussi odieux de dire qu'on a baptisé après Jean, et qu'on ne baptise pas après des gens adonnés au vin : je signale ce vice parce qu'on ne peut pas le cacher, et

1. Matth. XXI, 25. — 2. Philip. I, 15, 17. — 3. I Cor, I, 14. — 4. Ibid. III, 6.

157

qu'on le rencontre partout, à moins d'être aveugle. Cependant, au nombre de ces oeuvres de chair qui excluent du royaume de Dieu, l'Apôtre place l'ivrognerie aussi bien que l'hérésie : " Il est aisé, dit-il, de reconnaître les oeuvres de la chair, qui sont : la fornication, l'impureté, la luxure, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les dissensions, les jalousies, les colères, les querelles, les hérésies, les envies, les ivrogneries, les débauches, et autres choses semblables : je vous déclare, comme je vous l'ai déjà déclaré, que ceux qui commettent ces crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu (1). " On ne baptise donc pas après un hérétique, quoiqu'on ait baptisé après Jean, par la raison que, quoiqu'on ait baptisé après Jean, on ne baptise pas après quelqu'un qui serait adonné au vin : les hérésies et les ivrogneries sont également comptées au nombre des oeuvres qui excluent du royaume de Dieu. Ne vous paraît-il pas intolérablement indigne qu'on baptise après celui qui, ne se contentant pas de boire sobrement, mais ne buvant pas du tout, a préparé la voie au royaume de Dieu, et qu'on ne baptise pas après celui qui, faisant un usage immodéré du vin, n'y parviendra. même pas? Quoi répondre, sinon que le baptême après lequel l'Apôtre a baptisé dans le Christ était le baptême de Jean, et que le baptême conféré par la personne adonnée au vin était celui du Christ? Entre Jean et un homme adonné au vin, il y a une grande différence d'opposition; entre le baptême du Christ et le baptême de Jean, il n'y a pas opposition, il existe néanmoins une essentielle différence. Il en est une grande aussi entre un apôtre et un homme adonné au vin; il n'y en a pas entre le baptême du Christ donné par un homme intempérant. De même entre Jean et un hérétique, il y a grande différence par opposition; entre le baptême de Jean et celui du Christ donné par un hérétique, aucune opposition, mais grande différence. Entre le baptême du Christ que donne un apôtre et le baptême du Christ que donne un hérétique, différence aucune. Car les sacrements demeurent les mêmes, malgré la grande inégalité des mérites de ceux qui les confèrent.

49. Mais pardon, je me suis trompé quand j'ai choisi, pour vous convaincre, l'exemple

1. Gal. V, 19-20.

d'un homme adonné au vin : j'oubliais que j'avais affaire à un rogatiste, et non pas à un donatiste quelconque. Il est possible que parmi vos collègues et vos clercs qui sont en si petit nombre, vous ne trouviez aucune trace d'un tel vice. Car la foi catholique que vous vous donnez, vous ne la tenez pas de la communion du monde entier, mais de l'observation de tous les préceptes divins et de tous les sacrements : c'est en vous seulement que le Fils de l'homme trouvera la foi quand il n'en trouvera plus sur la terre, parce que vous n'avez plus rien de terrestre et vous n'appartenez plus à ce monde, mais vous êtes déjà célestes et c'est au ciel que vous habitez ! Vous ne craignez donc pas, vous ne vous rappelez pas cette parole

" Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (1) ? " Vous n'êtes pas frappés de ce passage de l'Évangile où le Seigneur dit : " Lorsque le Fils de l'homme viendra, croyez-vous qu'il trouve de la foi sur la terre (2)? " Car sachant d'avance que bien des orgueilleux s'arrogeraient cette foi, il adresse aussitôt cette parabole aux gens qui se croyaient justes et méprisaient les autres : " Deux hommes montèrent au temple pour prier, l'un était pharisien, l'autre publicain. (3) " Et le reste. Répondez-vous à vous-même par la suite de la parabole. Pourtant voyez attentivement si, parmi le . petit nombre des vôtres, il ne se rencontrerait pas quelque intempérant qui baptisât. La contagion de ce vice dévaste tant les âmes, et son funeste empire s'étend si loin, que je serais bien étonné que votre petit troupeau en eût été préservé; j'en serais bien surpris, quoique, bien avant l'avènement du Fils de l'homme, qui est le seul bon pasteur, vous vous vantiez d'avoir déjà séparé les brebis des boucs.

50. Entendez par ma bouche la voix des bons grains qui, en attendant le dernier jour, souffrent au milieu de la paille, sur l'aire du Seigneur, c'est-à-dire dans le monde entier, car Dieu a appelé la terre depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher (4), et partout il s'y trouve des enfants qui le louent (5); voici donc ce que vous dit cette voix : Nous désavouons quiconque prend occasion des lois impériales pour assouvir contre vous des haines, au lieu de travailler affectueusement à vous ramener.

1. Jacq. IV, 6. — 2. Luc, XVIII, 8. — 3. Ibid. 10. — 4. Ps. XLIX, 1. — 5. Ps. CXII, 1-3.

158

Toute chose terrestre n'est légitimement possédée que par le droit divin qui attribue tout aux justes, ou par le droit humain qui est au pouvoir des rois de la terre ; c'est donc à tort que vous appelleriez votre bien ce que vous ne possédez pas comme justes, ou ce que vous feraient perdre les lois des puissances temporelles, et c'est en vainque vous diriez que vous l'avez laborieusement amassé, puisqu'il est écrit: " Les justes recueilleront le fruit du travail des impies (1). " Mais cependant nous désavouons quiconque prend occasion de ces lois, dirigées par les rois serviteurs du Christ contre un schisme impie, pour convoiter ce qui vous appartient. Nous désavouons quiconque, dans un sentiment de cupidité et non dans un sentiment de justice, retient le bien des pauvres, les basiliques qui vous servaient de lieux de réunion et que vous aviez sous le nom d'églises, quoique rigoureusement ces basiliques ne doivent appartenir qu'à la véritable Eglise du Christ. Nous désavouons quiconque reçoit ceux que vous chassez du milieu de vous pour cause d'infamie ou pour crime, comme on reçoit ceux qui ont vécu parmi vous sans reproche, sauf l'erreur qui nous sépare. Mais ce sont ici des griefs que vous ne prouvez pas aisément; et quand vous les prouveriez, il est des coupables que nous ne pouvons ni corriger ni punir; et que nous tolérons : nous ne quittons pas, à cause de la paille, l'aire du Seigneur, nous ne rompons pas les filets à cause des mauvais poissons; nous n'abandonnons pas le troupeau du Seigneur à cause des boucs qui ne seront mis à part que le dernier jour; nous ne nous éloignons pas de la maison du Seigneur à cause des vases qui sont devenus des vases d'ignominie.

51. Pour vous, mon frère, je pense que si vous ne vous préoccupez pas de la vaine gloire des hommes et si vous méprisez les reproches des insensés qui vous disent : Pourquoi détruisez-vous ce que vous édifiiez auparavant? vous reviendrez sans aucun doute à l'Eglise que, je le comprends, vous savez être la véritable. Je ne chercherai pas au loin des preuves de votre sentiment à cet égard; au début de la lettre à laquelle je réponds, vous dites ceci : " Je vous ai connu encore bien éloigné du christianisme, appliqué à l’étude des lettres et montrant un très-grand goût pour la paix et l'honnêteté ; depuis votre conversion à la foi

1. Prov. XIII, 22.

chrétienne, conversion qui m'a été rapportée par le témoignage de plusieurs, vous donnez votre temps à la controverse. " Assurément si c'est vous qui m'avez adressé cette lettre, ces paroles sont de vous. En avouant que je suis converti à la foi chrétienne, vous prouvez qu'elle existe en dehors des rogatistes et des donatistes, puisque je ne me suis converti ni au parti de Donat ni au parti de Rogat ; cette foi chrétienne devenue la mienne est donc, comme nous le répétons, celle qui se répand au milieu de toutes les nations bénies dans la race d'Abraham, selon le témoignage de Dieu'. Pourquoi hésitez-vous à déclarer ce que vous sentez, si ce n'est parce que vous avez honte de ne pas avoir toujours eu la même pensée et d'en avoir défendu une autre? Vous avez honte de vous corriger et vous n'en avez pas de demeurer dans l'erreur, ce qui devrait plutôt vous en faire éprouver !

52. L'Ecriture a dit : " Il y a une honte qui produit le péché, il y a une honte qui produit la grâce et la gloire (2). " La honte produit le péché lorsqu'on n'ose pas changer de mauvais sentiments de peur de paraître inconstant ou de laisser voir qu'on juge soi-même s'être longtemps trompé : ceux qui en sont là descendent en enfer tout vivants (3), c'est-à-dire avec le propre sentiment de leur perdition; Dathan , Abiron et Coré, engloutis vivants dans la terre, en ont été, il y a des siècles, la prophétique figure. La honte produit la grâce et la gloire lorsqu'on rougit de sa propre iniquité et qu'on devient meilleur par le repentir : vaincu malheureusement par cette autre honte, voilà ce que vous n'avez pas le courage de faire; vous craignez que des hommes qui ne savent ce qu'ils disent, ne vous opposent cette sentence de l'Apôtre : " Si j'édifie ce que j'ai détruit auparavant, je me constitue moi-même prévaricateur (4). " Si de telles paroles pouvaient s'appliquer à ceux qui, ramenés à la vérité, l'ont annoncée après l'avoir criminellement combattue, on les eût tout d'abord appliquées à Paul lui-même, en qui les Eglises du Christ glorifiaient Dieu, quand elles l'entendaient prêcher la foi qu'il ravageait auparavant (5).

53. Ne croyez pas qu'on puisse, sans passer par la pénitence, revenir de l'erreur à la vérité, ni d'un péché grand ou petit à la régularité.

1. Gen. XXII, 18. — 2. Eccles. IV, 25. — 3. Ps. LIV, 16. — 4. Galat. II, 18. — 5. Ibid. I, 23.

159

Mais ce serait trop audacieux de reprocher à l'Eglise, que tant de divins témoignages nous prouvent être l'Eglise du Christ, de traiter différemment ceux qui, sortis de son sein, lui reviennent par la pénitence, et ceux qui, ne lui ayant jamais appartenu, reçoivent sa paix pour la première fois; elle humilie davantage les uns, elle se montre plus douce envers les autres, mais elle les aime tous et s'attache avec une maternelle charité à les guérir tous.

Vous avez une lettre plus longue peut-être que vous n'auriez voulu ; elle eût été beaucoup plus courte si, en vous répondant, je n'avais pensé qu'à vous; mais, si elle ne vous sert de rien, je ne crois pas qu'elle soit inutile à ceux qui auront soin de la lire avec la crainte de Dieu et sans acception de personnes. Ainsi soit-il.

 

 

 

 

LETTRE XCIV. (Année 408.)

Saint Paulin, se trouvant à Rome après Pâques, selon sa coutume, avait reçu de saint Augustin un de ses ouvrages; il ne nous dit pas lequel; pour mieux en jouir, il avait attendu d'être sorti de Rome où trop de bruit l'importunait. Saint Paulin loue la courage religieux de Mélanie, les bonnes oeuvres du sénateur Publicola, petit-fils de cette illustre et sainte dame romaine, et parle du renoncement chrétien qu'il appelle une mort évangélique. Comme l'évêque d'Hippone lui avait demandé quelle serait l'occupation des élus dans le ciel, le saint époux de Thérasie exprime humblement quelques pensées à cet égard. Cette lettre respire la plus respectueuse et la plus profonde admiration pour la sainteté et. le génie de l'évêque d'Hippone.

AU SAINT ÉVÉQUE DU SEIGNEUR, A LEUR INCOMPARABLEMENT CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE, FRÈRE ET MAITRE AUGUSTIN, LES PÉCHEURS PAULIN ET THÉRASIE.

1. Votre parole est toujours un flambeau pour mes pas et une lumière pour mon chemin. Ainsi, chaque fois que je reçois des lettres de votre bienheureuse sainteté , je sens que les ténèbres qui obscurcissent mon esprit se dissipent, et que grâce à ce collyre appliqué sur les yeux de mon âme, j'y vois plus clair : la nuit de l'ignorance s'en va, les ombres du doute s'effacent. Je l'ai souvent éprouvé par les lettres dont vous m'avez favorisé, mais jamais mieux que par ce dernier ouvrage de vous qu'est venu m'apporter en votre nom un homme béni du Seigneur, notre cher et digne frère Quintus, diacre. Lorsqu'il nous a remis ce don sacré de votre génie, il y avait déjà longtemps qu'il se trouvait à Rome : j'y étais allé après Pâques, selon ma coutume, pour y vénérer les tombeaux des apôtres et des martyrs (1). Toutefois,

1. Voilà encore un témoignage qui prouve l'ancienne coutume chrétienne d'honorer les reliques des saints.. Nous recommandons ce passage de la lettre de saint Paulin aux protestants de bonne toi. Dans le IVe siècle, la secte des Eunoméens appelait idolâtrie le culte des martyrs, et l'évêque catholique d'Amasie, Astérius, parlant au nom de la foi chrétienne, répondait à ces dissidents des premiers âges : " Nous n'adorons pas les martyrs, mais nous les honorons comme les vrais adorateurs de Dieu; nous ne rendons pas de culte à des hommes, mais nous admirons ceux qui, au jour des épreuves, ont noblement sacrifié à Dieu. Nous plaçons leurs restes dans de précieux reliquaires, et nous élevons pour eux des maisons de repos magnifiquement ornées, afin d'entretenir l'émulation des morts glorieuses. "

oubliant le temps qu'il avait passé à Rome à mon insu , il m'a semblé qu'il ne faisait que d'arriver d'auprès de vous; je croyais surtout qu'il venait de vous quitter à peine lorsque , la première fois que je le vis, il me présentait ces fleurs de votre génie, qui tint les parfums du ciel. J'avouerai cependant à votre vénérable charité que je n'ai pas pu lire à Rome ce livre, aussitôt que je l'ai eu entre les mains. La foule y était si grande et si bruyante que je n'aurais pu y trouver assez de recueillement pour apprécier votre œuvre et eu jouir, comme je le désirais : j'aurais voulu aller jusqu'au bout, si j'en avais commencé la lecture. Aussi j'ai retenu la faim de mon esprit comme on prend patience en attendant un festin qui ne peut pas nous manquer; j'avais l'espérance certaine de me rassasier, puisque je tenais dans la main ce livre comme le pain de mon désir que j'allais dévorer ; je soupirais après le moment où je me nourrirais de ce miel qui devait m'être si doux et à la bouche et aux entrailles (1); mais j'attendais notre sortie de Rome et la halte d'un jour que nous devions faire à Formies (2) pour me livrer tout entier et avec une tranquille liberté aux délices spirituelles de votre livre.

2. Un homme aussi pauvre et aussi terrestre que moi, que peut-il répondre à la sagesse qui vous a été donnée d'en-haut, à cette sagesse que le monde ne comprend pas, que nul ne goûte si Dieu ne l'éclaire et ne lui prête sa parole? Comme je sais que le Christ lui-même palle par votre bouche, c'est en Dieu que je louerai vos discours, et je ne craindrai pas les terreurs de la nuit. Car vous m'avez appris, dans l'esprit de vérité , à accepter les maux inséparables de cette mortelle vie, avec cette modération salutaire et résignée que vous avez vue en la bienheureuse mère et aïeule Mélanie pleurant la mort d'un fils unique a dans un deuil silencieux, mais non sans larmes maternelles. Plus près d'elle, parce que votre âme ressemble plus à la sienne, vous avez mieux compris les larmes réglées et sérieuses de cette femme si parfaite en Jésus-Christ; tout en gardant la vigueur d'un esprit viril, vous n'avez eu besoin que de vous sentir vous-même pour sentir le coeur maternel de Mélanie ; vous l'avez vue pleurer d'abord par naturelle affection, ensuite par un motif plus élevé, car elle n'a pas seulement gémi sur la perte d'un fils unique de condition mortelle, mais elle s'affligeait surtout que la mort l'eût surpris engagé dans les vanités de ce monde : il n'avait

1. Ezéch. III, 3; Apoc. II, 9, 10. — 2. Aujourd'hui Formello.

3. Publicola, que saint Paulin appelle le fils unique de Mélanie, était son petit-fils. Mélanie avait perdu, jeune encore, son mari et deux enfants. Voyez ce que nous avons dit de cette sainte et illustre dame romaine, dans l’Histoire de Jérusalem, chap. 26.

160

pas encore abandonné le faste de la dignité sénatoriale. Mélanie, selon la sainte ambition de ses voeux, aurait voulu qu'il eût passé de la gloire de la conversion à la gloire de la résurrection , qu'il eût partagé avec sa mère le repos et la couronne , et qu'à l'exemple de celle à qui il devait le jour, il eût préféré le sac à la toge et le monastère au sénat.

3. Pourtant cet homme, comme je crois l'avoir dit à votre sainteté, est parti de ce monde, enrichi de bonnes oeuvres et s'il n'a pas laissé voir par le vêtement l'éclat de l'humilité de sa mère, il a aimé en esprit cette humilité. Il fut si doux dans ses moeurs et si humble de crieur, d'après la parole de l'Evangile (1), qu'on peut croire qu'il est entré dans le repos; du Seigneur; car des biens sont réservés à l'homme pacifique (2), et ceux qui sont doux posséderont la terre (3) ; ils plairont à Dieu dans la région des vivants (4). Publicola, non-seulement dans le tacite consentement du crieur, mais encore dans les actes visibles de sa vie, a suivi le conseil de l'Apôtre; placé à côté des grands du siècle, il ne goûtait pas les grandeurs comme un ami de la gloire de la terre, mais il s'unissait aux humbles (5) comme un parfait imitateur du Christ et ne cessait de leur donner sa compassion et ses soins. Aussi sa race a été puissante sur la terre, entre ceux que leur élévation fait appeler des dieux ; les bénédictions qui ont visité sa famille et sa maison ont mis en lumière le saint mérite de l'homme. " La postérité des justes sera bénie, dit le Psalmiste, la gloire et les richesses seront dans sa maison (6); " il ne s'agit pas ici d'une gloire périssable ni des richesses qui passent; la maison dont parle le Psalmiste se bâtit dans les cieux, non pas avec le travail des mains, mais avec la sainteté des oeuvres. Je n'ajouterai rien de plus pour la mémoire de l'homme qui m'était aussi cher qu'il se montrait dévoué au Christ; je me souviens de vous en avoir déjà beaucoup parlé dans de précédentes lettres; et d'ailleurs je ne saurais rien dire de meilleur ni de plus saint sur la bienheureuse mère de ce fils, sur Mélanie, la tige de ces pieux rameaux, que ce que votre sainteté a daigné en dire elle-même. Pécheur que je suis et avec des lèvres impures, je ne saurais parler dignement des mérites d'une telle foi et des vertus d'une telle âme ; j'en suis trop éloigné ; mais vous , l'homme du Christ, le docteur d'Israël dans l'Eglise de la vérité, vous étiez tout préparé, par la grâce de Dieu, à être le panégyriste de cette âme si virile dans le Christ : ainsi que je l'ai dit, votre esprit plus rapproché du sien, vous faisait comprendre cette âme que soutenait une force divine, et il vous appartenait de rendre un plus digne hommage à tant de piété et de vertu.

4. Vous daignez me demander quelle sera, après la résurrection de la chair, l'occupation des bienheureux dans le siècle futur. Mais c'est moi qui veux voles consulter, comme un maître et un médecin spirituel, sur l'état présent de ma vie, afin que vous m'appreniez à faire les volontés de Dieu,

1. Matth. XI, 27. — 2. Ps. XXXVI, 37. — 3. Matth. V, 4. — 4. Ps. CXIV, 9. — 5. Rom. XII, 16. — 6. Ps. CXI, 2 et 3.

à suivre le Christ sur vos traces, et à mourir de cette mort évangélique par laquelle nous devançons volontairement la séparation de l'âme d'avec le corps, non par le trépas ordinaire, mais en nous retirant intérieurement de cette vie qui est pleine de tentations, et qu'un jour,vous adressant à moi, vous appeliez une tentation continuelle. Plût à Dieu que je m'attachasse si bien à vos traces que, dépouillant, à votre exemple, mes vieilles chaussures et brisant mes liens, je pusse librement m'élancer dans la voie, et mourir comme vous êtes mort à ce monde, pour vivre avec Dieu dans le Christ qui vit en vous, dans le Christ dont votre corps, votre crieur et votre bouche représentent la mort et la vie ! Car votre coeur ne goûte point les choses de la terre, et votre bouche ne s'occupe pas des oeuvres des hommes; mais la parole du Christ abonde dans votre âme, et l'esprit de vérité, répandu dans votre langage, a l'impétuosité du fleuve qui vient d'en-haut et réjouit la cité de Dieu (1).

5. Mais quelle vertu peut produire en nous cette mort évangélique, si ce n'est la, charité, qui est forte comme la mort? Elle efface pour nous et détruit si bien ce inonde, qu'elle fait l'effet de la mort en nous attachant au Christ, vers lequel nous ne pouvons nous tourner qu'en nous séparant des choses du temps, et avec qui nous ne pourrons vivre qu'en mourant à tout ce qui est humain. Nous ne croyons pas que, pour nous, ce soit vivre que de regarder le monde et d'en user, parce que notre partage, c'est la mort du Christ, et que nous ne serons point associés à la gloire de sa résurrection, si nous n'imitons sa mort sur la croix par la mortification de nos membres et de nos sens. Ce n'est donc pas selon notre volonté qu'il nous faut vivre, mais selon la volonté du Christ, laquelle est notre sanctification; il est mort pour nous, et il est ressuscité, afin que nous vivions pour lui; il nous a donné son esprit comme gage de sa promesse, et a placé dans les cieux, comme gage d'une bienheureuse vie, son corps, qui est le chef du nôtre. Aussi notre attente maintenant est le Seigneur, ainsi que la substance qu'il s'est unie pour la faire vivre en. lui et par lui ; car il s'est conformé au corps de notre humilité pour nous conformer au corps de sa gloire (2) et nous placer avec lui dans les célestes demeures. C'est pourquoi ceux qui auront été jugés dignes de l'éternelle vie, seront dans la gloire de son royaume, afin qu'ils soient avec lui, comme dit l'Apôtre (3), et qu'ils demeurent avec lui, comme le Seigneur l'a dit lui-même à son Père : " Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi (4). "

6. C'est sans doute ce que vous lisez dans les psaumes à l'endroit où il est écrit: " Heureux ceux qui habitent dans votre maison; ils vous loueront éternellement (5). " Je crois que ces divines louanges seront chantées avec des voix, malgré les changements que recevront les corps des saints ressuscités, pour devenir semblables au corps da Seigneur après sa résurrection : en elle a brillé

1. Ps. XIII, 5. — 2. Philip. III, 21. — 3. I Thes. IV, 16. — 4. Jean, XVII, 24. — 5. Ps. LXXXIII, 5.

161

une image vive de la résurrection des hommes, et le Seigneur, qui avait souffert et qui était ressuscité dans son corps, a été pour tous comme un miroir. Ressuscité, dans cette même chair avec laquelle il avait été attaché sur la croix et couché dans le tombeau, il a souvent paru devant les hommes, se servant de tous ses membres : on a pu le voir et l'entendre. Si l'on dit des anges, qui sont de purs esprits, qu'ils ont des langues polir célébrer les louanges du Créateur et lui rendre de continuelles actions de grâces, à plus forte raison les hommes, malgré la transformation spirituelle qui suivra leur résurrection et leur laissera tous les membres d'une chair glorifiée, avec leurs formes et leurs proportions, auront-ils une langue dans la bouche et feront-ils entendre des sons pour chanter les saints cantiques et exprimer les sentiments et les joies de leur âme. Peut-être aussi le Seigneur leur donnera-t-il, pour surcroît de grâce et de gloire, de chanter d'autant mieux, pendant tous les siècles que durera son royaume , les divines louanges, que leurs corps auront acquis une plus haute et plus parfaite nature : ainsi établis dans des corps déjà spirituels, ils cesseraient d'avoir des paroles humaines, elles deviendraient angéliques et célestes, semblables à celles que l'Apôtre entendit dans le paradis (1). Et peut-être , ce qui fait dire à l'Apôtre que ces discours sont ineffables à l'homme, c'est qu'entre autres récompenses réservées aux saints, ils parleront des langues qu'il n'est pas permis de parler sur la terre, et qui ne conviennent qu'à l'état immortel et glorieux de ceux dont il a été dit : " Ils crieront et chanteront un hymne (2); " ce sera, sans aucun doute, dans le ciel; ils s'y trouveront avec le Seigneur, se délectant dans l'abondance de la paix, pleins de joie en présence du trône, mettant aux pieds de l'Agneau les coupes et les couronnes, lui chantant un nouveau cantique, réunis aux choeurs des Anges, des Vertus, des Dominations, des Trônes, chantant sans cesse avec les Chérubins et les Séraphins et avec les quatre animaux de l'Apocalypse : " Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu des armées (3), " et le reste, que vous connaissez.

2. Voilà sur quoi je vous prie de me dire ce que vous savez ou ce que vous pensez, voilà ce que je vous demande, moi pauvre et misérable, moi votre petit enfant que vous avez coutume de supporter, vous le vrai sage; car je sais que celui qui est la source de la sagesse et le guide des sages vous illumine par un esprit révélateur, et, de même que vous avez connu le passé et que vous voyez le présent, vous jugez aussi de l'avenir. Que pensez-vous de ces voix éternelles des créatures célestes et même de celles qui vivent au-dessus des cieux, en présente du Très-Haut? Quels sont les organes de ces voix qui ne se taisent jamais 2 En disant " Si je parlais les langues des anges (4), " l'Apôtre, a laissé croire qu'il s'agit ici d'un certain langage propre à leur nature, ou, si j'ose ainsi m'exprimer, à leur nation, et qu'il est aussi au-dessus des paroles

1. II Cor. XII, 4. — 2. Ps. LXIV, 14. — 3. Isaïe, VI, 3 ; Apoc. IV, 8-10. — 4. I Cor. XIII, 1.

et des pensées humaines que la nature et la demeure des anges sont au-dessus de notre condition mortelle et de la terre que nous habitons; cependant peut-être entend-il par langues des anges des variétés de sons et de discours, comme, au sujet de la diversité des grâces, il cite le don des langues (1), ce qui signifie la faculté de parler clans la langue de beaucoup de nations. Mais les nombreux exemples de la voix de Dieu, partie de la nue pour être entendue de saints personnages , prouvent qu-il peut exister un langage sans qu'on ait besoin d'une langue, de cet organe à la fuis si petit et si grand. Ç'est peut-être aussi parce que Dieu a fait de ce membre l'organe de la voix, qu'il a appelé langue les paroles et les voix des créatures incorporelles, comme sont les anges : c'est ainsi que l'Ecriture a coutume de désigner par des noms de membres, les diverses opérations divines. Priez pour nous, et instruisez-nous.

8. Notre très-cher et très-doux frère Quintes est aussi pressé de nous quitter pour retourner vers vous, qu'il l'était peu de vous quitter pour venir vers nous ; cette lettre, où se trouvent plus de ratures que de lignes, vous dit assez le peu de temps qu'il nous a donné pour vous répondre ; la trop grande hâte du porteur nous a obligé d'écrire vite. C'est la veille des ides de mai qu'il est venu nous demander notre réponse, et il est parti le jour des ides, avant sexte. Voyez si le témoignage que je lui rends ici le recommande ou l'accuse ; on jugera, sans doute, plus digne d'éloge que de blâme celui qui s'est hâté de retourner vers sa lumière et de s'éloigner des ténèbres , car nous ne sommes, quant à nous, que ténèbres en comparaison des clartés qui rayonnent eu vous.

1. I Cor. XII, 10, 23.

 

 

 

LETTRE XCV. (A la fin de l'année 408.)

Dans cette lettre confiée à Possidius qui partait polir l'Italie, saint Augustin touche avec profondeur au gouvernement des âmes, à l'utilité des peines infligées aux coupables, et laisse voir à cet égard les anxiétés de sa conscience de pasteur. On admirera sa réserve, même dans la vérité, s'il se trouve en présence de chrétiens qui ne puissent pas l'entendre tout entière. il dit à saint Paulin dans quel esprit il t'avait interrogé sur la vie future, indique ce qu'il sait avec certitude, demande à être instruit de ce qu'il ignore, et expose ses pensées sur les corps après la résurrection et sur la question de savoir si les anges ont des corps.

AUGUSTIN A SES CHERS ET BIEN AIMÉS SEIGNEURS, SES SAINTS, DÉSIRABLES ET VÉNÉRABLES FRÈRES, PAULIN ET THERASIE, SES CONDISCIPLES SOUS LE MAITRE JÉSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

1. Nos frères et intimes amis, à qui vous aviez coutume d'adresser en même temps qu'à nous lus témoignages d'affection et les saluts que vous en aviez reçus, votes voient maintenant d'une manière assidue : c'est moins pour nous un accroissement de bonheur qu'une (162) consolation dans nos maux. Nous n'épargnons aucun effort pour éviter des affaires comme celles qui les obligent à ce voyage, et cependant je ne sais pourquoi il s'en présente toujours; je crois que nos péchés en sont la cause. Mais quand nos frères reviennent auprès de nous et nous voient, nous sentons l'accomplissement de cette parole : " Vos consolations ont réjoui mon âme, à proportion du grand nombre de douleurs dont j'étais pénétré (1) . " Vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis ici, lorsque vous aurez appris de la bouche de Possidius le triste motif du voyage qui lui procurera la joie de vous voir (2). Ah ! chacun de nous eût passé les mers dans le seul but de jouir de votre présence, et nul autre motif n'eût semblé plus juste et plus noble. Mais nous sommes retenus ici par les liens qui nous attachent au service des faibles; nous ne pouvons nous éloigner d'eux que quand la gravité de leur propre péril nous y oblige. Est-ce là pour nous une épreuve? Est-ce une punition? Je l'ignore; mais ce que je n'ignore pas, c'est que le Seigneur ne nous traite point selon nos fautes et ne nous rend pas selon nos iniquités (3), puisqu'il mêle à nos douleurs tant de consolations et que, médecin admirable, il empêche que nous n'aimions le monde et que nous n'y fassions des chutes.

2. Je vous ai précédemment demandé quelle serait, selon vous, dans l'avenir, l'éternelle vie des saints; vous m'avez bien répondu en disant qu'on doit s'éclairer encore sur la vie présente; mais pourquoi m'interroger sur des choses que vous ignorez avec moi ou que vous savez avec moi et peut-être mieux que moi? Car vous dites avec grande raison qu'il faut d'abord mourir volontairement de la mort évangélique avant l'inévitable séparation de l'âme et du corps, et qu'il faut mourir ainsi, non point par un trépas réel, mais en se retirant de la vie de ce monde par la pensée. C'est pour nous une vérité simple et hors de toute espèce de doigte, que nous devons vivre dans cette vie mortelle de façon à nous disposer à l'immortelle vie. Mais la question qui trouble le plus des hommes comme moi, qui agissent et qui cherchent, c'est de savoir comment on doit se comporter au milieu de ceux ,où `envers ceux qui n'ont pas encore appris à

1. Ps. XCIII, 19.

2. L' évêqué Possidius était allé demander justice à l'empereur à la suite des désordres de Calame, dont il a été question précédemment. — 3. Ps. CII, 10.

vivre en mourant, non par la dissolution du corps, mais par un détachement des plaisirs sensuels; car souvent nous croyons que nos efforts pour eux seront inutiles si nous n'inclinons un peu avec eux vers les choses mêmes d'où nous désirons les tirer. Le charme de ces choses vient alors surprendre notre coeur; nous nous plaisons à dire et à entendre des frivolités; au lieu de nous faire seulement sourire, elles, vont jusqu'à exciter chez nous le rire; nos âmes descendent ainsi jusqu'à toucher la poussière et même la fange de ce monde, et notre essor vers Dieu devient plus pénible et plus lent pour vivre évangéliquement en mourant de la mort évangélique. Si quelquefois on réussit à s'élever, on entendra crier aussitôt Fort bien! fort bien! et ce ne sont pas des cris d'homme qu'on entendra de la sorte, car nul homme ne connaît ce qui se remue dans un autre à une telle profondeur; mais de ce fond silencieux de l'âme il s'échappe je ne sais quelle voix qui crie : Fort bien! fort bien! C'est à cause de ce genre de tentation que le grand Apôtre avoue qu'il a été souffleté par un ange (1). Voici comment la vie humaine sur la terre n'est qu'une tentation; l'homme est tenté jusque dans ses efforts les plus généreux pour rendre sa vie semblable à la vie céleste.

3. Que dirai-je de la punition ou de l'indulgence, puisqu'ici nous ne connaissons d'autre inspiration et d'autre règle que le salut de ceux que nous voulons ramener à Dieu? Quelle question obscure et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines, non-seulement selon la nature et le nombre des fautes, mais encore selon les forces de chacun : il faut considérer ce que chacun peut ou non supporter, de peur de l'arrêter dans ses progrès ou même de le pousser à des chutes. Je ne sais pas non plus si la crainte de la .punition suspendue sur la tête des hommes n'a pas rendu pires plus de gens qu'elle n'en a corrigés. Quel tourment d'esprit quand souvent il arrive que si vous punissez quelqu'un, il périt, et que si vous le laissez impuni, un autre périra! Pour moi, j'avoue que je pèche tous les jours en cela et que j'ignore quand et de quelle manière je dois observer ces paroles de l'Apôtre : " Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent, pour inspirer la crainte aux autres (2); " et ces paroles de l'Evangile : " Reprenez-le entre vous seul et lui (3), " et ce précepte

1. II Cor. XII, 7. — 2. I Tim. V, 20. — 3. Matth. XVIII, 15.

163

"Ne jugez pas avant le temps afin que vous ne soyez pas jugés (1), " car on n'ajoute pas

ici : avant le temps, et ce qui est écrit : " Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme, car Dieu est assez puissant pour le soutenir (2). " L'Apôtre parle évidemment ici de ceux qui sont dans l'Eglise ; il ordonne ensuite qu'ils soient jugés lorsqu'il dit : " Qu'ai-je à juger ceux qui sont dehors? n'est-ce pas de ceux qui sont dans l'Eglise que vous avez droit de juger? Retranchez le méchant du milieu de vous (3). " Quel souci et quelle appréhension lorsqu'il s'agit d'accomplir ce devoir et d'éviter que celui qu'on frappe ne soit accablé par un excès de tristesse, selon la parole de l'Apôtre dans sa seconde Epître aux Corinthiens. Et, ne voulant laisser croire à personne que ceci ne soit pas digne de grande considération, il ajoute : " Afin que Satan ne nous possède pas, car nous n'ignorons pas ses desseins (4). " Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô mon citer Paulin, saint homme de Dieu ! que d'effroi ! quelles ténèbres ! Ne pouvons-nous pas croire que ce soit cela qui ait fait dire : " La frayeur et le tremblement sont venus sur moi, et les ténèbres m'ont enveloppé; et j'ai dit: Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai ? Voilà que je me suis éloigné en fuyant, et j'ai demeuré dans le désert. " Mais peut-être a-t-il éprouvé dans le désert même ce qu'il ajoute : " J'attendais celui qui me sauverait de la faiblesse et de la tempête (5). " La vie humaine sur la terre n'est donc que tentation (6) !

4. Et les divines Ecritures, né les effleurons-nous pas plutôt que nous ne les exposons? Nous cherchons plutôt ce qu'il faut y comprendre que nous n'y comprenons quelque chose de définitif et d'arrêté. Cette réserve pleine d'inquiétude vaut encore mieux que de téméraires affirmations. N'y a-t-il pas beaucoup de choses où un homme qui ne juge pas selon la chair, que l'Apôtre dit être la mort, scandalisera grandement celui qui juge encore selon la chair (7)? Il est alors très-dangereux de dire ce qu'on pense, très-pénible de ne pas le dire, et très-pernicieux de dire le contraire. Lorsque,

1. I Cor. IV, 5 ; Matth. VII, 1. — 2. Rom. XIV, 4. — 3. I Cor. V, 12, 13. — 4. II Cor. II, 11. — 5. Ps. LIV, 6 - 9. — 6. Job, VII, 1. — 7. Rom. VIII, 5,6.

que, croyant user des droits d'une fraternelle charité, nous désapprouvons librement et ouvertement certaines choses dans les discours ou les écrits de ceux qui sont dans l'Eglise et qu'on nous accuse d'agir non par bienveillance, mais par jalousie, combien on pèche envers nous 1 Et quand on nous reprend et qu'à notre tour nous soupçonnons nos censeurs de vouloir plutôt nous blesser que nous corriger, combien nous péchons envers les autres ! De là, assurément, naissent des inimitiés, souvent même entre des personnes auparavant très-unies ; car, contrairement à ce qui est écrit, on s'attache à l'un pour s'enfler de vanité contre l'autre (1) ; et tandis que les uns et les autres se mordent et se mangent, il est à craindre qu'ils rie se consument entre eux (2)? " Qui donc me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai? " Car soit que les dangers que chacun éprouve lui paraissent plus grands que les dangers qu'il ignore, ou qu'ils le soient réellement, il me semble que l'effroi et la tempête du désert sont moins difficiles à supporter que les choses que nous souffrons ou que nous craignons au milieu des peuples.

5. J'approuve donc votre sentiment qu'il faut s'occuper de l'état de cette vie , qui d'ailleurs est plus une course qu'un état. J'ajoute. que nous devons songer à régler notre situation présente avant de nous enquérir de l'avenir où nous conduit cette course de la vie humaine. Si je vous ai interrogé à cet égard , ce n'est pas que je sois en parfaite sûreté sur la connaissance et l'accomplissement de mes vrais devoirs ici-bas, car je me sens péniblement embarrassé en beaucoup de cas et surtout en ceux dont je vous ai brièvement entretenu plus haut; mais comme mes difficultés et mon ignorance viennent exclusivement de ce que nous sommes chargés de conduire, dans une grande variété de moeurs et d'âmes, de volontés secrètes et d'infirmités, non le peuple de la terre ou le peuple romain, mais le peuple de la Jérusalem céleste, j'ai mieux aimé parler avec vous de ce que nous serons alors que de ce que nous sommes maintenant. Tout en ignorant quels seront alors les biens futurs, nous sommes sûrs pourtant d'un point qui n'est pas peu de chose, c'est que les maux de cette vie ne se retrouveront pas dans cette vie à venir.

6. Quant aux moyens d'aller du temps à

1. I Cor. IV, 6. — 2. Gal. V, 15.

164

cette heureuse éternité, je sais qu'il faut pour cela brider les désirs charnels, ne donner aux sens que ce qui est nécessaire à la conservation et au travail de la vie, et supporter patiemment et fortement toutes les misères temporelles pour la vérité de Dieu, pour notre salut éternel et celui du prochain. Je sais que c'est un devoir de charité de ne rien négliger pour que notre prochain vive ici de façon à mériter la vie éternelle. Je sais que le spirituel doit être préféré au charnel, l'immuable à ce qui change, et que l'homme est pulls ou moins capable d'accomplir tous ces devoirs selon que la grâce de Dieu lui vient plus ou moins en aide, par Jésus Christ Notre-Seigneur. Pourquoi celui-ci est-il aidé de cette manière? Pourquoi celui-là l'est-il de telle autre ou ne l'est-il point? je l'ignore: je reconnais seulement que Dieu agit ainsi dans une souveraine justice qui lui est connue. Pour ces doutes inquiets sur la conduite à tenir avec les hommes, si vous pouvez les dissiper, instruisez-moi, je vous en prie. Mais si ces doutes sont aussi les vôtres, soumettez-les à quelque doux médecin du coeur, soit que vous en trouviez là où vous vivez, ou bien à Rome où vous allez tous les ans; écrivez-moi ce que vous aura répondu ce médecin spirituel ou ce que le Seigneur vous aura inspiré dans vos mutuels entretiens.

7. Vous m'avez à votre tour demandé mon sentiment sur la résurrection des corps et sur les futures fonctions de nos membres dans cet état incorruptible et immortel; voici brièvement ce que j'en pense; si ce que je vais vous dire ne vous suffit pas, nous pourrons y revenir plus longuement avec l'aide de Dieu. Il faut tenir pour certain, d'après le témoignage véritable et clair de la sainte Ecriture, que ces corps visibles et terrestres que l'Apôtre appelle des corps d’animaux (1), deviendront spirituels dans la résurrection des fidèles et des justes. Mais la nature spirituelle du corps est quelque chose dont nous n'avons pas l'expérience, et je ne sais comment on pourrait la comprendre ou la faire comprendre. Certainement il n'y aura pas là de corruption possible, et on n'aura pas besoin alors comme à présent d'une nourriture corruptible; ce n'est pas que nos corps en cet état ne puissent prendre de nourriture ; sans en éprouver le besoin, il, auront la puissance d'en user. Autrement le Seigneur n'en aurait pas pris après sa résurrection, qui est une

1. I Cor. XV, 44.

preuve et une image de la nôtre, selon cette parole de l'Apôtre : " Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité (1). " Lorsqu'il apparaissait avec brus ses membres et s'en servait, le Seigneur montra même la place de ses plaies. J'ai toujours entendu par là non des plaies, mais des cicatrices, qu'il conservait par puissance, non par nécessité. Cette puissance, il l'a partout fait éclater, soit en prenant d'autres formes, soit eu apparaissant visiblement à ses disciples réunis dans une maison dont les portes étaient closes (2).

8. Une question s'élève ici sur les anges ont-ils des corps adaptés à leurs fonctions et à leurs courses , ou bien sont-ils seulement des esprits? si nous disons qu'ils ont des corps, on nous objectera ce passage du Psalmiste. " Vous qui faites des esprits vos ambassadeurs (3). " Si nous disons qu'ils n'ont pas de corps, nous serons encore plus embarrassés des passages de l'Ecriture où les anges se rendent visibles à des hommes qui les reçoivent dans leur demeure, leur lavent les pieds, et leur donnent à boire et à manger (4). Il est plus simple de croire qu'on appelle les anges des esprits comme on appelle les hommes des âmes, ainsi qu'il est dit du nombre d'âmes qui se dirigèrent vers l'Egypte avec Jacob (5), car on ne peut pas plus prétendre que ces âmes-là n'eussent pas de corps, que de croire que les anges aient reçu, sans être revêtus de formes corporelles, tous les soins de l'hospitalité. De plus, on marque dans l'Apocalypse la taille d'un ange (6), on lui assigne une grandeur qui ne convient qu'à des corps; cela prouverait que, dans les apparitions angéliques, il n'y a rien de faux, mais qu'il y a un témoignage de ce que peuvent des corps spirituels. Néanmoins, soit que les anges aient des corps, soit qu'on arrive à expliquer comment, sans corps, ils peuvent faire toutes ces choses, il demeure vrai que, dans cette cité de saints où les élus rachetés par le Christ seront réunis à des milliers d'anges, les sons de la voix serviront à exprimer des sentiments connus de tous, car dans cette société divine nulle pensée ne restera cachée au prochain; on y sera en pleine harmonie dans une commune louange de Dieu, non-seulement par l'esprit, mais aussi par le corps spirituel : voilà ce qui me semble.

9. Cependant si vous savez déjà quelque

1. I Cor. XV, 16. — 2. Luc, XXIV, 15-43; Jean, XX, 14-29; Marc, XVI, 12-14. — 3. Ps. CIII, 4. — 4. Gen. XVIII, 2-9; XIX, 1-3. — 5. Gen. XLVI, 27. — 6. Apoc. X.

165

chose de plus conforme à la vérité ou si vous pouvez l'apprendre par des docteurs, j'attends vivement vos communications. Repassez encore ma lettre (1) à laquelle le départ précipité du diacre vous a obligé de répondre en si grande hâte; je ne me plains pas de cette promptitude, je vous la rappelle, afin que vous me rendiez aujourd'hui ce qu'on ne vous a pas laissé le temps de me donner. Dites-moi ce que vous pensez sur l'importance du repos chrétien pour s'avancer dans l'étude de la sagesse chrétienne, et sur le repos que je vous croyais et qui, d'après ce qu'on m'annonce, est troublé par d'incroyables occupations ; cherchez et voyez ce que j'avais désiré savoir de vous. (Et d'une autre main.) Souvenez-vous de nous; vivez heureux, saints de Dieu, qui faites nos grandes joies et nos consolations.

1. Cette lettre de saint Augustin est perdue.