SERMONS DE SAINT AUGUSTIN.

OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT AUGUSTIN TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS SOUS LA DIRECTION DE M. RAULX. Doyen de Vaucouleurs

 

 

 

 

 

 

 

 

SERMONS DE SAINT AUGUSTIN. *

SERMON CCXCVI. PRONONCÉ VERS L'AN 410, A L'ÉPOQUE DU SAC DE ROME. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. II. LES AFFLICTIONS TEMPORELLES. *

SERMON CCXCVII. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. III. LES TRIOMPHES DE LA GRACE. *

SERMON CCXCVIII. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. IV. TRIOMPHE DE LA GRACE. *

SERMON CCXCIX. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. II. TRIOMPHE DE LA GRACE. *

SERMON CCC. FÊTE DES SAINTS MACCHABÉES, MARTYRES. I. LE CHRISTIANISME DES MACHABÉES. *

SERMON CCCI. FÊTE DES SAINTS MACHABÉES, MARTYRS. II. LA PROSPÉRITÉ DES MÉCHANTS. *

SERMON CCCII. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. I. AMOUR DE LA VIE ÉTERNELLE. *

SERMON CCCIII. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. II. RÉCOMPENSE, DU MARTYRE. *

SERMON CCCIV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. III. IMITER JÉSUS-CHRIST. *

SERMON CCCV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. IV. HAÏR SON ÂME C'EST L'AIMER. *

SERMON CCCVI. LES MARTYRS DE LA MASSE-BLANCHE (1). EN QUOI CONSISTE LE BONHEUR. *

SERMON CCCVII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I. DU SERMENT. *

SERMON CCCVIII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. II. DU SERMENT. *

SERMON CCCIX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. I. CIRCONSTANCES DE SON MARTYRE. *

SERMON CCCX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. II. GLOIRE DE SAINT CYPRIEN. *

SERMON CCCXI. FETE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. III. MÉPRIS DES BIENS DU MONDE. *

SERMON CCCXII. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. IV. L'OEUVRE DE LA GRÂCE. *

SERMON CCCXIII. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. V. LE GLAIVE DE DIEU. *

SERMON CCCXIV. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. I. IMITER SES VERTUS. *

SERMON CCCXV. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. II. ANALOGIES AVEC LA PASSION. *

SERMON CCCXVI. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. III. IMITATION DE JÉSUS-CHRIST. *

SERMON CCCXVII. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. IV. AMOUR DES ENNEMIS. *

SERMON CCCXVIII. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. V. ÊTRE FIDÈLE JUSQU'A LA MORT. *

SERMON CCCXIX. SAINT ÉTIENNE, PREMIER MARTYR. VI. ATTACHEMENT A JÉSUS-CHRIST. *

SERMON CCCXX. PRONONCÉ LE JOUR DE PÂQUES. GUÉRISON OPÉRÉE PAR SAINT ÉTIENNE. *

SERMON CCCXXI. PROMESSE DE LA RELATION ÉCRITE. *

SERMON CCCXXII. RELATION DE LA GUÉRISON. *

SERMON CCCXXIII. APRÈS LA LECTURE DE LA RELATION. *

SERMON CCCXXIV. APRÈS LA GUÉRISON DE LA SOEUR DE PAUL. *

SERMON CCCXXV. FÊTE DES VINGT MARTYRS (1). IMITATION DES MARTYRS. *

SERMON CCCXXVI. POUR UNE FETE DE MARTYRS. I. L'ÉTERNEL BONHEUR. *

SERMON CCCXXVII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. II. CE QUI FAIT LE MARTYR. *

SERMON CCCXXVIII. SOLENNITÉS ET PANÉGYRIQUES. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. III. LA GRÂCE DE DIEU ET LE MARTYRE. *

SERMON CCCXXIX. POUR UNE FETE DE MARTYRS. IV. PRÉCIEUSE MORT DES MARTYRS. *

SERMON CCCXXX. POUR UNE FETE DE MARTYRS. V. LE RENONCEMENT, A SOI-MÊME. *

SERMON CCCXXXI. POUR UNE FETE DE MARTYRS. VI. RÉCOMPENSE DU MARTYR. *

SERMON CCCXXXII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. VII. L'A CHARITÉ CHRÉTIENNE. *

SERMON CCCXXXIII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. VIII. LES BONNES OEUVRES DUES A LA GRACE. *

SERMON CCCXXXIV. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. IX. CONFIANCE EN DIEU. *

SERMON CCCXXXV. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. X. LES MARTYRS DU CHRIST ET LES MARTYRS DE L'OR. *

SERMON CCCXXXVI. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. I. LE TEMPLE SPIRITUEL. *

SERMON CCCXXXVII. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. II. LE TEMPLE SPIRITUEL. *

SERMON CCCXXXVIII. POUR LA DÉDICACE D’UNE ÉGLISE. III. PURETÉ D'INTENTION. *

SERMON CCCXXXIX. POUR LE JOUR ANNIVERSAIRE DE SON SACRE. I. LA CHARGE PASTORALE. *

SERMON CCCXL. POUR LE JOUR ANNIVERSAIRE DE SON SACRE. II. LA CHARGE PASTORALE. *

 

 

 

 

 

SERMON CCXCVI. PRONONCÉ VERS L'AN 410, A L'ÉPOQUE DU SAC DE ROME. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. II. LES AFFLICTIONS TEMPORELLES.

ANALYSE. — En confiant la conduite de son troupeau à saint Pierre, qui d'abord n'avait rien compris aux souffrances de son Maître, qui l'avait même abandonné pour ne souffrir pas avec lui, le Seigneur lui prédit que son amour sera mis à l'épreuve du martyre. Il veut que tous les pasteurs soient disposés à souffrir et à mourir pour son troupeau. Pourquoi donc nous étonner des calamités présentes? Ne sont-elles pas bien disproportionnées avec la gloire éternelle qui nous attend? Si vous te voulez point donner cette raison aux païens qui accusent le christianisme du ravage de Rome, répondez-leur qu'avant d'être chrétienne Rome avait été incendiée deux fois, que le Christ d'ailleurs a prédit à ses disciples toutes ces calamités, que si elles se multiplient, c'est pour punir la résistance du monde à l'Evangile. Pour vous, chrétiens, voudriez-vous que le Christ et les Apôtres fussent morts pour la conservation des monuments païens ? Bénissez plutôt la main qui vous frappe, et pour témoigner à Dieu votre amour, soyez charitables envers les malheureux, charitables aussi envers les hérétiques relaps, qu'il ne faut pas repousser avec dédain, mais accueillir avec douceur pour les soumettre à la pénitence.

1. La lecture qu'on vient de faire du saint Evangile est parfaitement appropriée à la solennité de ce jour. Si après avoir frappé nos oreilles elle est descendue dans notre coeur; si de plus elle s'y est trouvée en repos, car lorsque nous acquiesçons à la parole de Dieu, elle est en repos dans nos âmes, nous tous qui vous distribuons la parole et le sacrement du (473) Seigneur, nous sommes prévenus qu'il nous faut paître son troupeau.

Ami bien plus ardent de Notre-Seigneur Jésus-Christ que disposé à le renier, le bienheureux Pierre, le premier des Apôtres, suivit le Seigneur, comme l'indique l'Evangile, lorsque le Seigneur marchait vers sa passion; mais alors il ne put le suivre jusqu'à souffrir lui-même. Il le suivit de corps, incapable encore de l'imiter entièrement. Il lui avait promis de mourir pour lui, il ne put mourir même avec lui, car il avait alors plus de hardiesse que de courage véritable, ayant plus promis qu'il ne pouvait donner. Il ne convenait pas d'ailleurs qu’il fît ce dont il s'était flatté. " Pour vous je donnerai ma vie ", avait-il dit (1). C'est ce que devait faire le Seigneur pour son serviteur, et non pas le serviteur pour le Seigneur. En voulant davantage, l'amour de Pierre était donc un amour déréglé; aussi fût-il ensuite saisi de frayeur jusqu'à renier son Maître. Mais plus tard, quand le Sauveur fut ressuscité, il enseigna à Pierre comment Pierre devait l'aimer. Quand l'amour de Pierre était déréglé, il succomba sous le poids de la passion; une fois réglé, il reçut l'assurance de l'endurer réellement.

2. Nous nous rappelons quelle était la faiblesse de Pierre lorsqu'il gémissait à la pensée que le Seigneur devait mourir. Je vais redire, je redis cette circonstance. Ceux qui s'en soutiennent la rediront avec moi dans leur coeur, et ceux qui pourraient l'avoir oubliée en réveilleront le souvenir en m'entendant.

Notre-Seigneur Jésus-Christ prédit lui-même à ses disciples qu'il allait bientôt endurer la passion. Pierre qui l'aimait, mais d'une manière encore charnelle, craignit alors de voir mourir le Meurtrier de la mort et il s'écria : " A Dieu ne plaise, Seigneur, à Dieu ne plaise ! épargnez-vous vous-même". Aurait-il dit: " Epargnez-vous vous-même ", s'il ne l'eût réellement reconnu pour Dieu? Si donc, Pierre, tu es convaincu de sa divinité, pourquoi crains-tu qu'il ne meure? Tu n'es qu'un homme, Lui est Dieu, et un Dieu qui s'est fait homme dans l'intérêt de l'homme, devenant ce qu'il n'était pas, sans rien perdre de ce qu'il était. Aussi le Seigneur ne devait-il mourir qu'en tant qu'il devait ressusciter. Pierre pourtant s'effraya de cette mort de

1. Jean, XIII, 37.

l'humanité, il ne voulait pas que le Seigneur en fût atteint : aveugle, il voulait tenir fermé le trésor d'où devait sortir notre rançon. Le Sauveur lui répliqua alors : " Arrière, Satan, car tu ne goûtes point ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes". Pierre venait de s'écrier : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ; et Jésus de lui répondre : " Tu es bienheureux, Simon, fils de Jean, car ni la chair ni le sang ne t'ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux (1) ". Il vient d'être proclamé bienheureux, il est maintenant traité de Satan. D'où venait son bonheur? Non pas de lui-même : " Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux ". Et comment est-il Satan? En lui-même et par lui-même : " Car tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes ". Tel était Pierre quand rempli d'amour pour le Seigneur, craignant de le voir mourir et désireux de mourir à sa place, il le suivit. Mais ce qu'avait prédit le Médecin s'accomplit, et non pas ce qu'avait présumé le malade. Interrogé par une servante, celui-ci en effet renie, une, deux, trois fois. Le Seigneur le regarde ensuite, et il pleure amèrement (2); il efface avec les larmes de sa piété le triple reniement de son coeur.

3. Le Seigneur ressuscite et apparaît à ses disciples. Pierre alors revoit plein de vie Celui pour qui il avait craint la mort. Il constate, non pas que le Sauveur a été mis à mort, mais que dans sa personne la mort même a été mise à mort. Convaincu dès lors, par l'exemple même du Seigneur ressuscité, que la mort n'était pas tant à craindre, il apprend à aimer. Ah ! c'est maintenant, maintenant qu'il voit le Seigneur vivant après sa mort, c'est maintenant qu'il a besoin d'aimer, d'aimer sans trembler, trembler, parce que désormais il suivra son Maître. En conséquence, le Seigneur lui demanda : " Pierre, m'aimes-tu? — Je vous aime, Seigneur ", reprit-il. — Comme preuve de ton amour je ne demande pas que tu meures pour moi; -c'est moi qui viens de mourir pour toi. Qu'est-ce donc? " Tu m'aimes ? " Comment me le témoigneras-tu ? " Tu m'aimes? — Je vous aime. — Pais mes brebis". Ce que le Seigneur répète deux et trois fois, afin d'opposer une triple proclamation

1. Matt. XVI, 22, 23, 16, 17. — 2. Luc, XXII, 56-62.

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d'amour au triple reniement de la crainte. Remarquez, saisissez, comprenez. Une seule question est adressée à Pierre: " M'aimes-tu? " Il n'y fait qu'une seule réponse : " Je vous aime", et à cette réponse le Seigneur ajoute : " Pais mes brebis ". Mais après avoir recommandé à Pierre le soin de ses brebis, et après s'être chargé de prendre soin lui-même de Pierre en même temps que de ses brebis, le Sauveur lui prédit le martyre. " Lorsque tu étais jeune, lui dit-il, tu te ceignais toi-même et tu allais où tu voulais; mais une fois devenu vieux , un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas. Or, il parlait ainsi, observe l'Évangéliste, pour désigner par quel genre de mort Pierre devait glorifier Dieu (1)". Vous le voyez, un des devoirs de celui qui est appelé à paître les brebis du Seigneur, est de ne refuser pas la mort pour elles.

4. A qui confie-t-il ses brebis? A qui est disposé ou peu disposé à en prendre soin? Et d'abord quelles sont ces brebis qu'il confie? Des brebis bien chères, puisqu'il les a achetées, non avec de l'argent ni de l'or, mais avec son propre sang. Si le propriétaire -d'un troupeau voulait le confier à son serviteur, il se demanderait sans aucun doute : Les épargnes de mon serviteur équivalent-elles au prix de mes brebis? Il se dirait encore S'il vient à les perdre, à les dissiper, à les manger même, il a de quoi restituer. C'est alors que trouvant une garantie dans son serviteur et estimant que son argent représente la valeur de ces brebis qu'il a achetées avec de l'argent, il lui remettrait son troupeau. Jésus-Christ Notre-Seigneur n'a-t-il pas acheté au prix de son sang les ouailles qu'il recommande à son serviteur aussi? Voilà pourquoi il veut de lui pour garantie le martyre et le sang. C'est comme s'il lui disait : Pais mes brebis, je t'en confie le soin. Quelles sont ces brebis? Celles que j'ai payées de mon sang. Pour elles je suis mort. .M'aimes-tu? Meurs aussi pour elles. Si le serviteur d'un propriétaire venait à perdre son troupeau, il le paierait à son maître avec de l'argent. Pierre a donné son sang pour la conservation du troupeau du Seigneur.

5. Maintenant, mes frères, je veux dire un mot de ce qui se passe aujourd'hui. Ce qui a été recommandé et commandé à Pierre ne l'a

1. Jean, XXI, 15-19.

pas été à Pierre seulement, mais encore aux autres Apôtres, qui ont entendu cela, qui s'y sont attachés et montrés fidèles, principalement celui qui a donné son sang et qui est aujourd'hui honoré avec lui, je veux dire l'apôtre saint Paul. Donc ils ont entendu tous cela et ont pris soin de nous le transmettre pour nous le faire entendre. Nous vous paissons, on nous paît aussi avec vous. Ah ! que Dieu nous accorde la force de vous aimer jusqu'à pouvoir mourir pour vous en réalité où en désir. De ce que l'occasion d'endurer la mort d'un martyr ait manqué à l'apôtre saint Jean, s'ensuit-il que son coeur n'ait pas dû être disposé,au martyre? II n'a point souffert le martyre, il pouvait l'endurer. Dieu connaissait sa bonne volonté. C'est pour y être brûlés et non pour y conserver la vie que les trois jeunes Hébreux furent jetés dans la fournaise. Parce que la flamme n'a pu les consumer, n'ont-ils pas mérité le titre de martyrs? Interroge les flammes, ils n'y ont pas souffert; interroge leurs coeurs, ils sont couronnés. " Le Seigneur est assez puissant, disaient-ils, pour nous tirer de vos mains; mais s'il ne le fait pas ", c'est ici qu'apparaissent et la fermeté de leur coeur et la solidité de leur foi, leur inébranlable vertu et leur triomphe incontestable. " Si donc il ne le fait pas, sachez, ô roi, que nous n'adorons point la statue que vous avez fait dresser ". Dieu voulut qu'il en fût autrement : ils ne brûlèrent point, mais ils éteignirent dans l'âme du roi le feu de l'idolâtrie (1).

6. Vous voyez donc, mes très-chers, ce qui est demandé aux serviteurs de Dieu, durant cette vie, en vue de la gloire à venir qui éclatera en nous, gloire immense à laquelle ne font point équilibre toutes les afflictions du temps, si énormes qu'on les suppose. " Les souffrances de ce temps, dit en effet l'Apôtre, ne sont point proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (2) ". Puisqu'il en est ainsi, que nul ne se laisse aller à des pensées charnelles, que nul ne dise : C'en est fait du temps. Le monde s'ébranle, c'est le vieil homme qu'on secoue; la chair est sous le pressoir, que l'esprit en découle. Le corps de saint Pierre repose à Rome, dit-on parmi les hommes; le corps de saint Paul y repose aussi, ainsi que les corps de saint Laurent et de tant

1. Dan. III. — 2. Rom. VIII, 18.

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d'autres saints martyrs : pourtant Rome est réduite à la misère, elle est saccagée, abîmée, broyée, incendiée. La famine, la peste et l'épée y répandent la désolation et la mort. Que deviennent les Mémoires (1) des Apôtres? —. Que dis-tu? — Le voici : C'est que Rome est en proie à tant de maux. Que deviennent donc les Mémoires des Apôtres? — La mémoire des Apôtres est à Rome, mais elle n'est pas en toi. Plaise à Dieu qu'elle y soit ! Tu ne parlerais pas ainsi, tu ne manquerais pas autant de sagesse. Appelé à la vie de l'esprit, tu ne mènerais pas une vie aussi charnelle. Avant de t'enseigner la sagesse, je voudrais d'abord t'apprendre la patience. Sois patient, Dieu le veut. Tu demandes pourquoi il le veut ? Attends, avant de chercher à connaître son secret , prépare-toi plutôt à obéir avec empressement, il veut que tu souffres; souffre ce qu'il veut, et il te donnera ce que tu voudras.

J'ose toutefois, mes frères, vous faire une observation que vous entendrez avec plaisir, si néanmoins vous vous attachez d'abord à l'obéissance, si vous souffrez en paix et avec douceur la divine volonté. En effet, nous ne souffrons pas ce qui est doux, nous l'aimons, et si nous endurons ce qui est rude, nous nous réjouissons de ce qui est agréable. Vois donc le Seigneur ton Dieu, vois ton Chef, ton modèle, ton Rédempteur et ton Pasteur. " Mon Père, dit-il, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ". N'est-ce pas ici la volonté humaine d'abord, puis sa réaction vers l'obéissance? "Non cependant comme je veux, mais comme vous voulez, mon Père (2) ". Ainsi quand il dit à Pierre : " Une fois devenu vieux, un autre te ceindra et te conduira où tu ne voudras point ", il montre également en lui les frémissements de la volonté humaine aux approches de la mort. Mais de ce que Pierre soit mort sans le vouloir, s'ensuit-il que malgré lui il ait été couronné? Toi également, tu ne voudrais peut-être pas qu'on t'enlevât la petite fortune que pourtant tu dois laisser sur la terre; prends garde d'y demeurer avec elle, Tu ne voudrais pas voir mourir avant toi ni ton fils ni ton épouse. Mais quoi ? Lors même que Rome ne serait pas prise, quelqu'un d'entre vous ne devrait-il pas mourir avant les autres. Tu ne voudrais pas que ton épouse mourût avant toi, ni elle-même que son époux

1. Monuments érigés en leur honneur, ordinairement au lieu de leur martyre. — 2. Matt. XXVI, 89.

mourût avant elle. Dieu devra-t-il vous exaucer l'un et l'autre? Laisse-lui tout régler, car il sait mettre l'ordre dans ce qu'il e créé. Obéis donc à cette grande volonté de Dieu.

7. Je distingue ce que tu vas dire en toi-même: C'est à l'époque chrétienne que Rome est saccagée et incendiée. Pourquoi est-ce à l'époque chrétienne? — Qui parle ainsi? Un chrétien ? Si tu es chrétien, réponds-toi que c'est quand Dieu l'a voulu. — Mais, que répondre au païen? car le païen m'insulte. — Que te dit-il ? Comment t'insulte-t-il? — Le voici Quand nous offrions des sacrifices à nos dieux, Rome se maintenait, elle était florissante; maintenant que l'emporte et que se propage le sacrifice de votre Dieu, tandis que sont défendus et proscrits les sacrifices de nos dieux, voilà ce que Rome endure ! — Pour nous débarrasser de lui, réponds-lui en deux mots; mais en attendant, occupe-toi d'autres pensées, car tu n'es pas convié à embrasser la terre, mais à conquérir le ciel; à jouir de la félicité terrestre, mais de la félicité céleste; des succès et de la prospérité vaine et transitoire du temps, mais de la vie éternelle et de la société des anges. A cet homme épris d'amour pour un bonheur tout charnel, à cet homme qui élève ses murmures contre le Dieu vivant et véritable, qui veut servir les démons, le bois et la pierre, réponds toutefois, réponds sans hésiter: Ainsi que l'atteste l'histoire même des Romains; le dernier incendie de Rome est le troisième que cette ville ait éprouvé. Oui, ainsi que l'attestent l'histoire et les écrits des Romains, l'incendie que vient d'éprouver Rome est le troisième. Cette ville qui vient d'être réduite en cendres, une fois, pendant qu'on offre le sacrifice des chrétiens, l'avait été deux fois pendant qu'on y offrait des sacrifices païens. Une première fois elle le fut par les Gaulois, à l'exception du Capitole seulement. Plus tard elle fut de nouveau incendiée par Néron; par Néron en fureur ou en état d'ivresse? Je ne sais que dire. Sur un ordre de Néron qui commandait à Rome même, de cet esclave des idoles, de ce meurtrier, Rome devint effectivement la proie des flammes. Pourquoi, pensez-vous? pour quel motif? Parce que cet homme superbe, aussi orgueilleux qu'efféminé, prenait plaisir à voir brûler Rome. Je veux voir, disait-il, comment Troie a été dévorée par le feu. Rome a donc été brûlée une, deux et trois fois. Pourquoi aimer à vociférer contre Dieu (476) en faveur d'une ville habituée ainsi à être consumée ?

8. Mais, ajoute-t-on, c'est que tant de chrétiens y ont souffert des maux extrêmes. — Oublies-tu qu'un chrétien est fait pour souffrir des maux temporels et pour espérer les biens éternels? C'est à toi, païen, de te lamenter ; car tu as perdu les biens temporels sans avoir obtenu encore les biens éternels. Le chrétien au contraire doit réfléchir à ces mots : " Considérez, mes frères, comme la source de toute joie les afflictions diverses où vous tombez (1) ".

Tu dis donc, ô païen: Les dieux protecteurs n'ont point préservé Rome, parce qu'ils n'y sont plus ; quand ils y étaient, ils l'ont conservée. — Mais nous, nous montrons ici la souveraine véracité de notre Dieu. Il a prédit tout cela, vous l'avez lu, vous l'avez entendu ; pourtant vous en souvenez-vous, vous que troublent de pareils propos ? N'avez-vous pas entendu les Prophètes, n'avez-vous pas entendu Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même prédire des maux à venir ? Plus le monde avance en âge, plus on approche de la fin. Vous avez entendu, mes frères, ensemble nous avons entendu ces mots : " Il y aura des guerres, il y aura des séditions, il y aura des afflictions, il y aura des famines (2) ". Pourquoi sommes-nous en contradiction avec nous-mêmes jusqu'à croire ces prédictions quand nous les lisons, et murmurer quand elles s'accomplissent ?

9. Maintenant, dit-on encore, maintenant le genre humain est en proie à plus de maux. — Je ne sais, en considérant l'histoire ancienne et saris préjuger la question, si c'est vrai. Supposons toutefois que le monde souffre davantage, je le pense même, et le Seigneur a tranché cette question ; oui, le monde est en proie à plus de désastres. Eh bien ! sache pourquoi tous ces désastres quand partout on prêche l'Évangile. Tu remarques bien avec quel éclat on le prêche, mais tu ne remarques pas avec quelle impiété on le méprise ? Pour le moment, mes frères, laissons un peu les païens de côté, et tournons les yeux sur nous. On prêche l'Évangile dans tout l'univers c'est vrai. Mais avant qu'on l'y prêchât ainsi, on n'y connaissait pas la volonté de Dieu ; c'est la prédication qui l'a manifestée ; cette

1. Jacq. I, 2. — 2. Luc, XXI, 9-11.

prédication nous a appris ce que nous devons aimer ou mépriser, faire, éviter ou espérer. On nous a dit tout cela, et la volonté divine n'est plus voilée dans tout l'univers.

Considère maintenant le monde comme un serviteur, et prête l'oreille à l'Évangile; écoute la voix du Seigneur. Le monde est donc un serviteur. Or " le serviteur qui connaît la volonté de son Maître et qui fait des choses dignes de châtiments, recevra beaucoup de coups ". Oui, le monde est ce serviteur, Comment est-il serviteur de Dieu? "Parce que le monde a été fait par lui; et ce monde ne l'a point connu (1)". C'était donc " le serviteur qui ignore la volonté de. son Maître ". Voilà ce qu'était le monde antérieurement. Et maintenant: " C'est le serviteur connaissant la volonté de son Maître et faisant des actes dignes de châtiments, lequel recevra beaucoup de coups (2) ". Plaise même à Dieu qu'il en reçoive beaucoup et qu'il échappe une bonne fois à sa condamnation ! Pourquoi éviter ces nombreuses corrections, ô serviteur qui fais des choses dignes de châtiments, tout en cou. naissant la volonté de ton Maître ? On te dit, et c'est un des commandements de ce Maître: " Amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni la rouille, ni les vers ne rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent (3)". Toi, tu amasses sur la terre, quand il te commande d'amasser au ciel et qu'il te dit : Donne-moi, mets ton trésor là où j'en serai le gardien. Envoie-le avant toi ; pourquoi le conserver sur la terre ? Le Goal n'enlève pas ce que garde le Christ. — Plus prudent, sans doute, et plus sage que ton Seigneur, toi, au contraire, tu le caches en terre. Pourtant tu as entendu la volonté de ton Maître ; il te commande de le placer en haut, et tu dis, toi : Je l'enferme dans la terre. Ah ! prépare-toi à recevoir un grand nombre de coups. Comment ! tu sais que ton Maître veut que tu le serres au ciel, et tu le mets en terre : n'est-ce pas mériter d'être châtié par lui ? Et maintenant qu'il frappe sur toi, tu blasphèmes ; oui, tu blasphèmes, tu murmures, tu prétends que ton Maître devrait ne pas te traiter comme il le traite ! C'est donc toi, mauvais serviteur, qui agis comme tu dois agir ?

10. Ah ! du moins, tiens-toi à ta place, garde-toi de murmurer, de blasphémer; loue

1. Jean, I, 10. — 2. Luc, XII, 47. — 3. Matt. VI, 20.

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plutôt ton Seigneur, qui te corrige; bénis-le de ce qu'il te châtie pour te consoler. " Car Dieu corrige tous ceux qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (1) ". Pour toi, fils trop délicat du Seigneur, tu veux bien être reçu, mais non pas flagellé : n'est-ce pas pour t'amollir et le rendre menteur? Quoi ! il aurait fallu que cette Mémoire des Apôtres qui est destinée à te préparer le ciel, te conservât sur la terre les théâtres de la folie ? Est-ce bien vrai ? Est-il bien vrai que le motif pour lequel Pierre est mort et a été enseveli à Rome, était d'empêcher l'écroulement des pierres d'un théâtre? Ce sont là des jouets que Dieu fait tomber des mains d'enfants indisciplinés. Mes frères, diminuons nos péchés et nos murmures ; soyons les ennemis de nos péchés et de nos plaintes; irritons-nous contre non, non pas contre Dieu. " Fâchez-vous ", oui, fâchez-vous ; mais dans quel but? " Et gardez-vous de pécher (2) ". Fâchez-vous donc dans le but de ne pécher pas. N'est-ce pas toujours se fâcher contre soi, que de se repentir? N'est-ce pas exercer contre soi la colère de la pénitence ? Veux-tu que Dieu te pardonne ? Ne te pardonne pas. Car lui ne te pardonnera pas, si tu te pardonnes, attendu que s'il t'épargne, c'en est fait de toi. Tu ne sais, malheureux, ce que tu désires ; tu te perds. S'il est écrit : " Il frappe de verges tout fils qu'il reçoit " ; crains aussi cette menace : " Le pécheur a irrité le Seigneur ". Comment savez-vous cela ? Comment savez-vous que le pécheur a irrité le Seigneur ? Le prophète a supposé qu'on lui adressait cette question. Or, en voyant l'impie heureux, faisant chaque jour le mal sans en éprouver, il a éprouvé une sainte horreur, et pénétré d'une douleur inspirée par l'Esprit-Saint, il a dit : " Le pécheur a irrité le Seigneur ". Ce pécheur qui fait tant de mal, sans avoir aucun mal à souffrir, a irrité le Seigneur, il le provoque : " Dans la violence de sa colère, le Seigneur n'en prendra point souci (3) ". La raison pour laquelle il n'en prend point souci, est la violence même de sa colère. En ne châtiant pas, il se dispose à condamner. " Il n'en prendra point souci " : s'il en prenait souci, il recourrait aux verges, et peut-être convertirait-il. Maintenant donc, combien il est irrité ! combien il est irrité contre ces coupables heureux

1. Héb. XII, 6. — 2. Ps. IV, 5. — 3. Ps, IX, 4.

qu'il ne frappe pas ! Ah ! ne leur portez pas envie ; ne cherchez pas à être, comme eux, malheureusement heureux. Mieux vaut être corrigé dans le temps que damné dans l'éternité.

11. Ainsi donc en recommandant ses brebis à Pierre, le Seigneur nous les a recommandées aussi; il nous les a recommandées si toutefois nous méritons, ne fût-ce que du bout du pied, de fouler la poussière où Pierre a marché. Vous êtes les brebis du Seigneur, et comme chrétiens nous le sommes au même titre que vous. Nous l'avons déjà dit, si nous paissons, on a soin aussi de nous paître. Aimez donc Dieu, pour que Dieu vous aime. Or vous ne pouvez montrer combien vous aimez Dieu qu'autant qu'on vous voit attachés aux intérêts de Dieu. Que peux-tu donner à Dieu, homme de coeur ? Que lui donnes-tu ? Que lui donnait Pierre ? Tout est dans ces mots : " Pais mes brebis (1) ". Que donnes-tu à Dieu pour le rendre plus grand, meilleur, plus riche, plus honorable ? Quel que tu sois, il sera, lui, ce qu'il était. Aussi regarde à tes côtés pour voir si tu ne dois pas accorder à ton prochain ce qui montera jusqu'à Dieu. " Ce que vous avez fait à l'un de ces derniers " d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait (2) ". Si donc tu dois rompre ton pain avec celui qui a faim, dois-tu fermer l'Eglise à celui qui frappe à la porte ?

12. Pourquoi parler ainsi ? C'est que le fait suivant qu'on nous a appris et dont nous n'avons pas été témoin, a porté la douleur dans notre âme. Un des Donatistes revenait à l'Eglise et confessait le péché d'avoir réitéré le baptême ; comme l'évêque l'exhortait à la pénitence, plusieurs frères réclamèrent et il fut repoussé. Je le confesse devant votre charité, ce fait nous a brisé, oui, brisé les entrailles. Ah ! nous l'avouons, nous n'aimons pas ce zèle. Sans doute c'était par zèle pour Dieu et pour l'Eglise. Mais n'est-ce pas un grand mal en soi ? n'est-ce pas un grand mal encore que tous aient appris cela ? Je vous en prie, que mes paroles d'aujourd'hui effacent par une bonne impression l'impression mauvaise qui a été produite. Appliquez-vous à cette réparation, qu'elle fasse du bruit, publions-la, comme j'en publie aujourd'hui la nécessité. Attirons à nous et admettons comme à

1. Jean, XXI, 17. — 2. Matt. XXV, 40.

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l’ordinaire ceux qui n'ont jamais été catholiques. L'ont-ils été? Ont-ils montré du libertinage, de l'inconstance, de la faiblesse, de la perfidie? Croyez-vous que je flatte les perfides? Mais ces perfides pourront devenir fidèles : qu'ils viennent donc aussi demander à faire pénitence. Qu'ils ne se méprennent pas en voyant faire pénitence à ceux qui rentrent dans le parti de Donat. Ceux-ci font pénitence d'avoir fait le bien ; qu'eux la fassent réellement pour avoir fait le mal. En faisant pénitence dans le parti de Donat, on se repent d'avoir bien agi ; qu'eux se repentent de s'être mal conduits. Vous craignez que ces perfides ne foulent aux pieds ce qui est saint ? On respecte ici votre crainte, puisqu'on les admet à la pénitence. Or ils feront pénitence quand ils demanderont à se réconcilier sans que personne les y pousse par la force ou par la terreur; car aujourd'hui le catholique qui fait pénitence n'est plus sous la menace des lois, et s'il demande à se réconcilier quand personne ne lui fait peur, qu'au moins alors on croie à sa sincérité. Penses-tu que sa pénitence ne vient que de ce qu'il est contraint à être catholique? plais qui l'a déterminé, sinon sa volonté propre, à demander sa réconciliation ? — Maintenant donc accueillons la faiblesse pour éprouver ensuite la volonté.

 

 

 

 

 

 

 

 

SERMON CCXCVII. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. III. LES TRIOMPHES DE LA GRACE.

ANALYSE. — I. La nature a horreur de la mort, cette horreur fait que Pierre renie d'abord son Maître jusqu'à trois fois. Mais, quoiqu'il la conserve encore dans sa vieillesse, la grâce lui, donne la force de la surmonter et de mourir plutôt que d'offenser Dieu. II. Cette puissance de la grâce se révèle aussi dans l'apôtre saint Paul : lui-même avoue que c'est la grâce qui l'a fait tout ce qu'il est ; ses mérites mêmes sont des dons de Dieu. III. Enfin, autant il est nécessaire de vivre saintement pour arriver au ciel, autant il est nécessaire d'avoir la grâce pour vivre saintement et pour se délivrer, pour triompher des penchants pervers qui sont en nous : c'est ce qu'on voit encore dans l'histoire de saint Paul. Mais aussi une fois délivrés du mal qui est en nous, rien ne saurait nous nuire.

1. C'est le sang des Apôtres qui nous a fait de ce jour, un jour de fête; et c'est ainsi que ces serviteurs fidèles ont reconnu ce qu'ils devaient au sang de leur Maître.

A saint Pierre, comme nous venons de l'entendre, il est commandé de suivre Jésus; mais lui projetait de marcher en avant, ainsi qu'on le voit par ces mots qu'il lui adresse : " Pour vous, je donnerai ma vie (1)". C'était de la présomption; il ignorait, hélas ! le fond de crainte qui était en lui. Il voulait devancer Celui que seulement il devait suivre. Son désir était bon, mais il n'était pas réglé. Bientôt une crainte amère lui fit sentir l'amertume de la mort, puis l'amertume de ses larmes effaça le péché inspiré par l'amertume de la crainte. C'est à cette crainte que s'adressa la question de la servante ; ce fut l'amour qu'interrogea le Seigneur. Or, comment répondit la crainte, sinon par une frayeur tout humaine? Et comment répondit l'amour, sinon par une confession véritablement divine ? L'amour de Dieu est effectivement un don de Dieu;et quand le Seigneur questionnait Pierre sur cet amour, il ne lui demandait que ce que lui-même lui avait donné.

2. Mais qu'annonça le Seigneur à Pierre? C'est l'origine de cette fête. " Quand tu étais jeune, lui dit-il, tu te ceignais et tu allais où tu voulais; mais une fois avancé en âge, un

1. Jean, XIII, 37.

479

autre te ceindra et te portera où tu ne veux point (1)". Qu'est devenue cette protestation

" Je resterai avec vous jusqu'à la mort (2)? " et cette autre: " Pour vous je donnerai ma vie? " Tu vas trembler, tu vas renier, mais aussi tu vas pleurer, ét Celui pour qui tu as craint de voir mourir, ressuscitera et t'affermira. Est-il étonnant que Pierre ait tremblé avant la résurrection du Christ? Mais voici le Christ ressuscité, voici la réalité vivante de son âme et de son corps, voici le modèle sensible de ce qui nous est promis; après avoir été crucifié, après être mort et après avoir été enseveli, on voit le Seigneur plein de vie. Que dis-je ? On voit? On le touche, on le palpe, on constate que c'est lui. Il passe quarante jours avec ses disciples, allant et venant, mangeant et buvant; non par besoin, mais parce qu'il en a le pouvoir; non par nécessité, mais par charité : il mange et il boit, non parce qu'il a faim et soif, mais pour instruire et convaincre. Maintenant qu'il a prouvé la vérité de sa résurrection et de sa parole, il monte au ciel, il en envoie l'Esprit-Saint qui remplit les disciples pénétrés de foi et appliqués à la prière, il les envoie prêcher ensuite. Néanmoins c'est après toutes ces merveilles qu'un autre ceint Pierre et le porte où il ne veut pas. Comment? ce que tu voulais quand le Seigneur prédisait ta chute, ne devrais-tu pas le vouloir au moins quand tu es obligé de le suivre ?

3. C'est un autre qui te ceint et qui te porte où tu ne veux pas. Ici même le Seigneur nous console, car il personnifie en lui-même notre faiblesse, quand il dit: " Mon âme est triste à la mort (3) ". Aussi bien, ce qui fait la grandeur des martyrs, c'est qu'ils ont foulé aux pieds les douceurs de ce monde ; ce qui fait la grandeur des martyrs, c'est qu'ils ont bravé les duretés, les âpretés et les amertumes de la mort. S'il était si facile d'endurer la mort, qu'est-ce que les martyrs auraient fait d'important en reconnaissance de la mort du Seigneur? D'où vient leur grandeur? D'où vient leur élévation ? D'où vient la couronne bien plus brillante qui les distingue des autres hommes ? D'où vient que leurs noms, comme le savent les fidèles, ne sont pas rappelés avec les noms des autres défunts, mais séparément? D'où vient qu'au lieu de prier pour eux, l'Eglise se recommande à leurs prières ?

1. Jean, XXI, 18. — 2. Luc, XXII, 33. — 3. Matt. XXVI, 38

D'où vient cela, sinon de ce que la mort qu'ils ont mieux aimé endurer, pour confesser le Seigneur, que de le renier, est pleine d'amertumes ? Oui, la nature a horreur de la mort. Contemple toutes les espèces d'êtres vivants ; tu n'en trouveras aucune qui ne veuille vivre et qui ne redoute de mourir. C'est ce que ressent le genre humain. Aussi la mort est acerbe; mais de ce que la mort soit acerbe, je le répète, s'ensuit-il qu'il faille renier la vie ? Arrivé même à la vieillesse, Pierre aurait voulu ne pas mourir. Oui, il aurait voulu ne pas mourir ; mais il voulait davantage encore suivre le Christ. Il aimait mieux suivre le Christ que de se préserver de la mort. S'il y avait une voie assez large pour lui permettre de suivre le Christ sans subir la mort, qui doute qu'il n'y fût entré, qu'il ne l'eût préférée ? Mais il ne pouvait suivre le Christ ni arriver où il désirait qu'en passant par la voie oit il aurait voulu ne passer pas. Il arriva toutefois qu'en marchant par cet âpre chemin de la mort, les béliers furent suivis des brebis. Ces béliers sont les saints Apôtres. L'âpre voie de la mort est hérissée d'épines ; mais au passage de la Pierre et de Pierre ces épines ont été comme broyées sous la pierre.

4. Nous ne blâmons, nous n'accusons personne d'aimer cette vie. Qu'on ait soin toutefois de ne pécher pas en l'aimant. Qu'on aime la vie, soit ; mais qu'on fasse choix d'une vie. Je m'adresse à ceux qui aiment la vie, je leur demande : " Quel est l'homme qui veut vivre ? " Tout en gardant le silence vous me répondez tous : Eh ! quel est l'homme qui ne veut pas vivre ? J'ajoute avec le Psalmiste: " Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à voir des jours heureux ? " Ici encore on me répond : Quel est plutôt l'homme qui ne veut pas vivre et qui n'aime pas à voir des jours heureux ? — Eh bien ! si tu veux parvenir à vivre et à avoir des jours de bonheur, comme c'est une récompense, apprends ce que tu dois faire pour la mériter. " Préserve " ta langue de tout ce qui est mal ". Ces mots sont dans le psaume la réponse à ceux-ci : " Quel est l'homme qui veut vivre et qui aime à voir des jours heureux? " Voici en effet ce qui vient après ces derniers: " Préserve ta langue de ce qui est mal, et tes lèvres de toute parole artificieuse; évite le mal et fais le bien (1)".

1. Ps. XXXIII, 13-15.

480

Réponds maintenant : Je le veux. Je te demandais : Veux-tu vivre? Tu répondais :.Je le veux. — Veux-tu voir des jours heureux? — Je le veux, répondais-tu encore. J'ajoute

" Préserve ta langue de ce qui est mal ". Dis aussi : Je le veux. — " Evite le mal et fais le bien ". Dis : Je le veux. Eh bien ! si tu le veux; cherche à le mériter, et tu cours vers la récompense.

5. Considère l'apôtre saint Paul: De lui encore c'est aujourd'hui la fête ; car ces deux Apôtres ont mené une vie pareille, ils ont répandu leur sang en commun, ils ont conquis tous deux la couronne céleste et tous fait de ce jour un jour sacré. Considère donc l'apôtre saint Paul, rappelle-toi les paroles que nous avons entendues tout à l'heure , lorsqu'on lisait son Epître : " On m'immole déjà, dit-il, et le moment de ma dissolution approche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi. Reste, poursuit-il, la couronne de justice qui m'est réservée, et que le Seigneur, en juste Juge, me rendra en ce jour (1) ". Lui qui m'a donné ce qu'il ne me devait pas, ne me refusera pas assurément ce qu'il me doit. Il est juste Juge, il rendra la couronne, il la rendra, car il a un sujet à qui la rendre. " J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi ". C'est à ces mérites qu'il accordera la couronne; et, je le répète, après m'avoir donné ce qu'il ne me devait pas, il ne me refusera point ce qu'il me doit. Que m'a-t-il donné sans me le devoir ? " J'étais d'abord blasphémateur, persécuteur et outrageux ". Mais qu'a-t-il donné sans le devoir ? Apprenons-le de la bouche même de l'Apôtre , voyons comment il trouve dans sa vie même de quoi louer et bénir l'Auteur de la grâce. " J'étais d'abord, dit-il donc, blasphémateur, persécuteur et outrageux ". Avais-tu droit à être Apôtre ? Eh ! quel droit avait un blasphémateur, un persécuteur, un outrageux ? Quel droit, sinon à l'éternelle damnation? Mais, au lieu de cette éternelle damnation, qu'a-t-il reçu ? " J'ai obtenu miséricorde, parce que j'agissais par ignorance, dans l'incrédulité (2) ". Telle est la miséricorde que Dieu a accordée sans le devoir.

Ecoute de la même bouche un autre aveu fait ailleurs: " Je ne mérite pas, dit-il, le titre

1. II Tim. IV, 6-8. — 2. I Tim. I, 13.

d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu ". Je vois bien, ô Apôtre, que tu n'étais pas digne de ce titre. Comment en es-tu devenu digne ? Comment es-tu ce que tu ne mérites pas ? Le voici : " C'est par la grâce de Dieu que j'ai obtenu d'être ce que je suis ". Mon juste châtiment était d'être ce que j'étais; c'est par la,grâce de Dieu que je suis ce que je suis. " C'est donc par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis, et sa grâce n'a pas été stérile en moi, car j'ai travaillé plus qu'eux tous ". — Tu as donc payé la grâce de Dieu? Tu as reçu et tu as payé ? Fais attention à ce que tu viens de dire. — Je mesure mes paroles : " Non pas moi, toutefois, mais la grâce de Dieu avec moi (1)". — Quand cet Apôtre est si laborieux, quand il a combattu le bon combat, achevé sa course, gardé la foi, Dieu . dans sa. justice lui refuserait la couronne qui lui est due, après lui avoir accordé la grâce qu'il ne lui devait pas ?

6. A qui maintenant accordera-t-il cette couronne qui t'est due, ô Paul, toi qui es à la fois si petit et si grand ? A quoi l'accordera-t-il ? Sans doute à tes mérites. Tu as combattu le bon combat, tu as achevé ta course et gardé la foi : c'est à cause de ces mérites qu'il te doit et qu'il t'accordera la couronne. Mais aussi ces mérites qui te donnent droit à la couronné, sont des dons de Dieu. Sans doute, tu as combattu le bon combat, tu as achevé ta course ; tu as vu dans tes membres une autre loi qui résistait à la loi de ton esprit et qui te mettait dans l'esclavage de cette loi du péché, qui est dans tes membres: comment es-tu devenu vainqueur, sinon par ce moyen que tu indiques ensuite ? " Misérable homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu, par Jésus-Christ Notre-Seigneur (2) ". Voilà comment tu as combattu, comment tu as travaillé, comment tu n'as pas succombé, comment tu as vaincu. Voulez-vous le voir combattre ? " Qui nous séparera de l'amour du Christ? L'affliction? l'angoisse? la faim? la persécution? la nudité ? le glaive ? Car il est écrit: Pour vous on nous met à mort chaque jour; nous sommes considérés comme des brebis à immoler ". Voilà la faiblesse, le travail, la misère, les dangers, les tentations. D'où vient la victoire aux combattants ? Prête l'oreille à

1. I Cor. XV, 9, 10. — 2. Rom. VII, 23-25.

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ce qui suit : " Mais en tout cela nous triomphons par Celui qui nous a aimés (1)". Tu as achevé ta course : sous la conduite, sous la direction, avec le secours de qui ? Que dis-tu ici: " J'ai achevé ma course " ; quand " cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2)? " Tu as gardé la foi , c'est vrai. Mais d'abord quelle foi? Celle que tu t'es donnée toi-même? Donc tu aurais eu tort de dire : "Selon la mesure de foi que Dieu a départie à chacun (3) ? " N'est-ce pas toi encore qui en t'adressant à quelques-uns de tes compagnons d'armes, de ceux qui luttent- et qui courent avec toi dans l'arène de cette vie, leur dis : " Il vous a été donné ? " Que leur a-t-il été donné? " Il vous a été donné pour le Christ, non-seulement de croire en lui, mais encore de souffrir pour lui (4) ". Ainsi deux choses leur ont été données, de croire au Christ et de souffrir pour lui.

7. Quelqu'un me dira peut-être ici: Il est vrai, j'ai reçu la foi, mais c'est moi qui l'ai gardée. Ce serait écouter sans intelligence que de dire : J'ai reçu la foi, mais c'est moi qui l'ai gardée. Notre Apôtre ne dit pas, lui : C'est moi qui l'ai gardée, car il a en vue ces mots : "Si Dieu ne garde la cité, inutilement veillent ses gardiens (5) ". Travaille donc, garde; mais tu as besoin qu'on te garde aussi, tu ne suffis pas à te garder toi-même. Qu'on te laisse, tu sommeilleras, tu t'endormiras; " au lieu que ne dort ni ne s'assoupit le gardien d'Israël (6)".

8. Ainsi donc nous aimons la vie, et nous ne doutons pas que nous l'aimions ; il nous est absolument impossible .de nier que nous aimons la vie. Eh bien ! si nous aimons la vie, faisons choix d'une vie. Que voulons-nous choisir? Une vie, une vie bonne ici et plus tard éternelle. Bonne ici pour commencer, sans qu'elle soit encore heureuse. Oui, rendons-la bonne maintenant; c'est ainsi que plus tard elle sera heureuse. La vie bonne, c'est le devoir; la vie heureuse, c'est la récompense. Rends ta vie bonne, et tu recevras l'heureuse rie. Est-il rien de plus juste, de plus régulier? Où es-tu, ami de la vie ? Choisis-la bonne,. Si tu chérissais une épouse, ne la voudrais-tu pas bonne ? Tu aimes la vie, et tu la choisis mauvaise ? Mais dis-moi, que veux-tu de mauvais ?

1. Rom. VIII, 35-37. — 2. Ib. IX, 16. — 3. Ib. XII, 3. — 4. Philip. I, 29. — 5. Ps. CXXVI, 1. — 6. Ps. CXX, 4.

Tout ce que tu veux, tout ce que tu aimes, tu le veux bon. Tu ne veux sûrement ni un mauvais cheval, ni un serviteur mauvais, ni un mauvais habit, ni une mauvaise campagne, ni une maison mauvaise, ni une mauvaise épouse, ni des enfants mauvais. Tu ne veux rien que de bon : sois donc bon toi-même. Qu'as-tu contre toi pour vouloir rester mauvais, quand tu veux n'avoir rien que de bon ? Tu attaches un grand prix à ta compagne, à ton épouse, à ton vêtement, et, pour descendre aussi bas que possible, à ta chaussure ; et à tes yeux, ton âme est sans valeur ? Sans doute cette vie est remplie de fatigues, de chagrins, de tentations, de misères, de douleurs, de craintes, elle en est remplie ; oui, elle en est remplie, la chose n'est que trop manifeste. Si néanmoins, telle qu'elle est, avec tous les maux dont elle est chargée, on nous la rendait éternelle, quelles ne seraient pas nos actions de grâces parce qu'il nous serait donné d'être toujours malheureux ? Eh bien ! telle n'est pas la vie que nous promet, non pas un homme, mais Dieu même. C'est la Vérité même qui nous promet non-seulement une vie éternelle, mais encore une vie heureuse ; une vie où il n'y aura ni fatigues, ni afflictions, ni crainte, ni douleur, mais pleine, entière et parfaite sécurité ; une vie soumise à Dieu, unie à Dieu, puisée en Dieu, une vie qui sera Dieu même. Telle est l'éternelle vie qui nous est promise ; et à cette vie on préfère la vie du temps,une vie de misères et d'afflictions? La préfère-t-on, je le demande, ou ne la préfère-t-on pas ? Ne la préfères-tu pas, lorsque pour échapper à la mort tu veux te rendre homicide ? Lorsque, dans la crainte d'être tué par ton esclave, tu lui donnes la mort ? lorsque, dans la crainte d'être mis à mort par ton épouse, que tu as tort peut-être de soupçonner, tu l'abandonnes en te livrant au désir de contracter avec une autre une union adultère ? C'est, ainsi qu'en aimant la vie tu perds la vie, préférant la vie temporelle à la vie éternelle, la vie malheureuse à la vie bienheureuse. Qu'obtiens-tu en agissant ainsi ? N'est-il pas possible qu'en t'attachant à conserver cette vie misérable, tu expires malgré toi ? Tu ignores sûrement à quel moment tu la quitteras. De quel air alors te présenter devant le Christ ? De quel air te défendre contre ta condamnation? Je ne dis pas : De quel air demander la récompense ? Attends-toi à être condamné à (482) l'éternelle mort pour avoir fait choix de la vie temporelle, et pour avoir par ce choix dédaigné l'éternelle.

9. Mais tu n'écoutes pas mon conseil. Tu cherches à vivre et à voir des jours heureux. C'est bien; mais ne cherche pas cela ici; c'est une pierre précieuse qui se forme dans, un pays particulier, et non ici. Tant que tu te fatigues à fouiller, tu ne trouveras pas ici ce qui n'y est point. Néanmoins fais ce qu'on t'y commande et tu obtiendras ce que tu désires. Si longue en effet que soit la vie présente, y auras-tu des jours heureux ? Aussi voyez comme s'exprime l'écrivain sacré : A la vie il joint les jours heureux, attendu qu'on peut vivre et être malheureux à cause des jours misérables qu'on traverse. Ici sont bien nombreux les jours infortunés. Or, ce qui les rend infortunés, ce n'est pas ce soleil qui se précipite de l'Orient à l'Occident pour recommencer demain ; c'est nous, mes frères, qui rendons malheureux nos jours. Ah ! si nous vivions bien chaque jour, ici même nous aurions des jours heureux. Qui fait le mal de l'homme, sinon l'homme ? Calculez combien de maux viennent à l'homme du dehors; il y en a fort peu qui ne paraissent pas avoir l'homme pour auteur. L'homme est accablé de maux par l'homme : les larcins viennent de l'homme; l'adultère de ton épouse, si douloureux pour toi, vient de l'homme ; c'est un homme qui t'a séduit ton esclave, qui l'a caché, qui t'a proscrit, qui t'a attaqué, qui t'a réduit en captivité.

" Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme méchant (1) " . En entendant ces mots, tu ne penses qu'à ton ennemi, à ce voisin mauvais et puissant, à ce collègue, à ce concitoyen qui te fait souffrir. Peut-être aussi penses-tu , au voleur quand tu entends: " Délivrez-moi, Seigneur, de l'homme méchant " ; et quand tu pries, c'est pour demander à Dieu qu'en te délivrant de l’homme méchant, il te sauve des poursuites de tel ou tel ennemi. Ah ! ne sois pas méchant pour toi-même. Ecoute : Demande à Dieu de te délivrer de toi. Quand, en effet, par sa grâce et par sa miséricorde, Dieu te rend bon, de méchant que tu étais, comment te rend-il bon, sinon en te délivrant de ta propre méchanceté ? Voilà, mes frères, ce qui est absolument vrai, certain, indubitable. Or, si

1. Ps. CXXXIX, 2.

Dieu te délivre ainsi de toi-même, de la propre méchanceté ; tout autre, si méchant qu'il soit, ne pourra te nuire en rien.

10. Je trouve un exemple, à l'appui de ce que je viens de dire, dans ce même apôtre saint Paul, dont nous célébrons aujourd'hui le martyre. Il était d'abord un persécuteur, un blasphémateur, un homme outrageux, un méchant enfin ; mais il l'était pour son malheur. Le voilà qui respire le meurtre, il est altéré dit sang des chrétiens jusqu'à être prêt à répandre le sien ; il a obtenu des princes des prêtres l'autorisation d'enchaîner et d'emmener tous les chrétiens qu'il pourra rencontrer à Damas. Or, pendant qu'étranger à la piété il parcourt ainsi les voies de la cruauté, il entend la voix même de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui lui crie du haut du ciel: " Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? Il est dangereux pour toi de regimber contre l'aiguillon (1) ". Frappé de cet éclat de voix, il tombe; il tombe persécuteur et se relève prédicateur ; aveugle de corps, son coeur est éclairé; il recouvre ensuite la vue du corps pour aller prêcher avec les lumières du coeur. Que pensez-vous de cela, mes frères ? Quand Saul est délivré de l'homme méchant, de qui est-il délivré, sinon de lui-même ? Et une fois délivré de cet homme méchant qui est lui-même, que peut contre lui tout autre homme méchant? L'apôtre saint Pierre dit expressément: " Et qui vous nuira, si vous êtes dévoués au bien (2)? " Que ce méchant te persécute, qu'il te lapide, qu'il te déchire à coups de verges, qu'il finisse par mettre la main sur toi, te charger de chaînes, t'entraîner, te mettre à mort ; plus il te fait de mal, plus Dieu te prépare de bonheur; tout ce que tu souffres est moins un supplice qu'une occasion de mériter la couronne. Voilà où on en est quand on est délivré de l'homme méchant, ou de soi-même. " Et qui vous nuira, si vous êtes dévoués au bien ? "

11. Les méchants nuisent pourtant : que de maux ils vous ont fait endurer, ô Paul ! Paul répond : J'aurais plus besoin d'être délivré de ma propre méchanceté ; quel mal en effet me font ces méchants ? " Les souffrances de cette vie ne sont pas proportionnées à la gloire future qui éclatera en nous (3). — Car nos tribulations si légères produisent en nous le

1. Act. IX, 4, 5. — 2. I Pierre, III, 13. — 3. Rom. VIII, 18.

483

poids éternel d'une gloire incroyable ; parce que nous ne considérons point les choses qui se voient, car ce qui se voit est temporel, au lieu que ce qui ne se voit pas est éternel (1)". Tu es donc réellement délivré de l'homme méchant ou de toi-même, puisque les méchants te profitent plus qu'ils ne te nuisent.

Ainsi donc, mes frères, quand nous célébrons la fête de ces saints qui ont combattu contre le péché jusqu'au sang, et qui ont triomphé avec la grâce et le secours de leur Seigneur, au culte joignons l'amour, et à l'amour l'imitation, afin qu'en marchant sur leurs traces nous méritions de partager leur récompense.

1. II Cor. IV, 17, 18.

 

 

 

 

 

 

 

SERMON CCXCVIII. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. IV. TRIOMPHE DE LA GRACE.

ANALYSE. — Des changements merveilleux se sont produits dans saint Pierre et dans saint Paul ; l'un et l'autre sont devenus, entre les mains du Seigneur, des flèches puissantes pour pénétrer les âmes de son amour; on voit même saint Paul tressaillir de joie aux approches de la mort et à la vue de la couronne de justice. Mais à qui est-il redevable de sa sainteté et de ses mérites, sinon à la grâce de Dieu?

1. Nous devions être en plus grand nombre pour célébrer la fête de ces deux grands Apôtres, saint Pierre et saint Paul. Si nous sommes si nombreux pour célébrer la naissance au ciel des petits agneaux, ne devons-nous pas l'être beaucoup plus pour célébrer celle des béliers du troupeau? Il est dit en effet, des fidèles que les Apôtres ont conquis par leur prédication : " Apportez au Seigneur les petits des béliers (1) "; et pour traverser les sentiers étroits de la souffrance, les voies hérissées d'épines, les tourments de la persécution, les fidèles qui ont suivi les Apôtres les ont pris pour guides.

Saint Pierre est le premier des Apôtres, et saint Paul le dernier; tous deux ont servi dignement Celui qui a dit: " Je suis le premier et je suis le dernier (2)"; et tous deux, le premier et le dernier, se sont rencontrés pour souffrir le martyre le même jour. Pierre avait ordonné saint Etienne (3); car il était du nombre des Apôtres qui ordonnèrent diacre ce premier martyr. Ainsi Pierre fut l'ordonnateur d'Etienne, et Paul fut son persécuteur. Cependant

1. Ps. XXVIII, 1. — 2. Apoc. I, 17. — 3. Act. VI, 6.

ne cherchons point à savoir ce que Paul fut d'abord placés au dernier rang, examinons ce qu'il fut en dernier lieu. Si nous scrutons ce qu'il fut d'abord, nous n'aurons pas à nous féliciter non plus de ce que Pierre fut aussi. Paul, avons-nous dit, persécuta Etienne; regardons Pierre, ne renia-t-il pas son Maître ? Pierre lava dans ses larmes le péché d'avoir renié le Seigneur; Paul expia, en devenant aveugle, la faute 'avoir persécuté Etienne. Pierre pleura avant d'avoir été châtié ; Paul fut châtié aussi. Ils sont l'un et l'autre devenus bons, saints, généreux au suprême degré.Chaque jour encore on lit leurs écrits aux peuples. Et à quels peuples? à quels peuples immenses? Remarquez ce verset d'un psaume : " Leur voix s'est répandue par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (1)". Nous applaudissons à leur langage, car il est arrivé jusqu'à nous et il nous a tirés des ombres de l'infidélité pour nous élever à la sereine lumière de la foi.

2. En m'exprimant ainsi, mes frères, je suis heureux d'une si grande fête ; je suis pourtant

1. Ps. XVIII, 5.

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aussi un peu triste de ne pas voir autant de monde ici qu'il devrait y en avoir le jour du martyre de ces Apôtres. Si nous ne connaissions pas ce jour, nous ne sérions point répréhensibles; mais puisque personne ne l'ignore,. comment s'expliquer tant d'indifférence? N'aimez-vous ni Pierre ni Paul? Eu vous parlant ainsi je m'adresse à ceux qui ne sont point parmi nous; car pour vous, je vous rends grâces de ce que vous au moins vous êtes venus. Mais enfin, quelle âme chrétienne pourrait n'aimer pas Pierre et Paul? Si une âme est froide encore, qu'elle lise et qu'elle les aime; si elle ne les aime pas encore, qu'elle: se, laisse pénétrer le coeur par les flèches de leurs paroles; car c'est d'eux qu'il est dit : " Vos flèches sont aiguës, très-puissantes "; et c'est à ces flèches qu'on doit ce qui suit : " A vos pieds tomberont les peuples (1)". Heureuses sont les blessures faites par ces flèches : heureuses les blessures d'amour. On entend, dans le Cantique des cantiques, l'Epouse du Christ chanter: " Je suis blessée de charité (2) ". Quand se fermera cette blessure ? Quand tous nos désirs seront heureusement comblés. Il y a blessure tant que nous souhaitons sans posséder encore; l'amour ici n'est pas sans douleur. Mais une fois parvenus au terme, la douleur est passée sans que l'amour s'épuise jamais.

3. Dans l'Épître écrite par saint Paul au bienheureux Timothée, son disciple, vous avez remarqué ces, mots Car déjà on "m'immole ". Il voyait son martyre, imminent, il le voyait, mais sans le craindre. Pourquoi ne le craignait-il pas ? C'est que déjà il avait dit : " Je désire d'être dissous et d'être avec le Christ (3). — Car déjà on m'immole ". Nul n'éprouve tant d'allégresse en annonçant qu'il va se mettre à table, prendre part à un splendide festin, que Paul en éprouve en parlant de son futur martyre. " Car déjà, on m'immole ". Qu'est-ce à dire? Je vais être sacrifié, sacrifié à qui? à Dieu; car " la mort de ses saints est précieuse aux yeux du Seigneur (4). — On m'immole" : Je suis tranquille, j'ai au ciel un prêtre pour me présenter à Dieu ; et ce prêtre est Celui qui a commencé par se faire victime pour moi. " Déjà l'on m'immole, et le temps de ma dissolution est proche " . Il parle ici de sa séparation du corps.

Car il y a de doux liens qui attachent l'homme

1. Ps. XLIV, 6. — 2. Cant. V, 8. — 3. Philip. I, 23. — 4. Ps. CXV, 15.

au corps, et dont on ne veut pas être dégagé. Mais en disant : " Je désire d'être dissous et d'être avec le Christ ", l'Apôtre se félicitait de voir bientôt ces liens se rompre. En se dépouillant de ses membres charnels, il, allait prendre les vêtements et les ornements des vertus éternelles: Il quittait son corps sans inquiétude, parce qu'il allait recevoir la couronne. Heureux changement ! ô saint voyage ! ô demeure fortunée ! La foi nous l'enseigne, l'oeil ne voit pas encore cela; car " l'oeil n'a point vu, l'oreille n'a point entendu, le coeur de l'homme n'a point pressenti ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment (1) ". Où pensons-nous que sont maintenant ces saints? Là où on est bien. Que cherches-tu davantage? Tu ne connais pas leur séjour, mais réfléchis à leur mérite. En quelque lieu qu'ils soient, ils sont avec Dieu. " Les âmes des justes sont dans la main de Dieu, et aucun tourment ne les atteindra (2) ". Afin toutefois de parvenir au séjour où sont inconnus les tourments, elles ont dû.traverser les tourments ; elles ont dû par d'étroits sentiers arriver au lieu immense. Qu'on ne redoute donc point les labeurs de la vie, quand on aspire à une patrie semblable. " Le temps de ma dissolution est proche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course; j'ai conservé la foi : il me reste encore la couronne de justice ". Ah ! tu as raison de te hâter, de te réjouir de ton immolation prochaine, puisque t'attend la couronne de justice. Sans doute tu es menacé encore des amertumes du martyre, mais ta pensée s'élève au dessus et s'attache à ce qui les suit; elle ne considère pas le chemin, mais le terme; et parce qu'il songe avec un amour ardent au terme d u voyage, il se sent une force immense pour traverser ce qui l'y conduit.

4. Après avoir dit: " Il me reste la couronne de justice " ; l'Apôtre ajoute : " Que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là (3) ". Il se montrera juste , il ne l'a pas fait encore. 0 Paul, ô toi que d'abord l'on nommait Saul, quand tu persécutais les saints du Christ, quand tu gardais les vêtements de ceux qui lapidaient Etienne, si le Seigneur avait exercé envers toi la justice de ses jugements, où serais-tu? Quel abîme assez profond aurait-on trouvé dans la géhenne pour t'y jeter avec tes crimes? Dieu alors ne s'est pas montré juste

1. I Cor. II, 9. — 2. Sag. III, 1. — 3. II Tim. IV, 6-8.

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pour se le montrer aujourd'hui. C'est dans tes Epîtres, en effet, c'est par toi que nous connaissons ce que tu penses de tes antécédents. C'est toi qui as dit: " Je suis le dernier des Apôtres, indigne du titre d'Apôtre ". Pourquoi ? "Parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu ". Si tu as persécuté l'Eglise de Dieu, comment donc es-tu Apôtre? " C'est parla grâce de Dieu que je suis ce que je suis ". Ainsi c'était d'abord la grâce, c'est aujourd'hui le mérite. On lui donnait d'abord la grâce, aujourd'hui on lui rend ce qui lui est dû. " C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis ". Moi, je ne suis rien; ce que je suis, je le dois à la grâce. Ce que je suis, maintenant comme Apôtre; car ce que j'étais, je l'étais par moi-même. " C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis; et sa grâce en moi n'a pas été stérile; car j'ai travaillé plus qu'eux tous.". Que dis-tu là, apôtre Paul? Ne semble-t-il pas que tu t'élèves, qu'il y a un léger point d'orgueil dans ces mots : " J'ai travaillé plus qu'eux tous ? " Ouvre bien les yeux. — Je les ouvre, répond-il; " mais ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi (1)". — Il ne s'oubliait pas, mais cet ami de la dernière place nous ménageait pour, la fin une agréable surprise. " Ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi ".

5. D'abord donc on ne lui a pas fait justice. Et maintenant? " J'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi ; il ne me reste plus que la couronne

1. I Cor. XV, 9, 10.

de justice, que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là ". Tu as combattu le bon combat; mais qui t'a donné de vaincre? Je te lis à toi-même; voici ce que tu dis : " Je rends grâces à Dieu, qui nous a accordé la victoire par Jésus-Christ Notre-Seigneur (1)". Eh ! à quoi servirait d'avoir combattu, si on n'avait les avantages de la victoire? C'est donc toi qui as combattu, mais c'est le Christ qui t'a octroyé la victoire. Lis encore : " J'ai achevé ma course ". Cela encore, qui l'a fait en toi ? N'as-tu pas dit : " Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (2) ? " Parle encore : " J'ai gardé la foi ". A qui encore en es-tu redevable ? Prête l'oreille à tes propres paroles : " J'ai obtenu miséricorde pour rester fidèle " ". C'est donc aussi par la miséricorde divine et non par tes propres forces que tu as gardé la foi; et c'est ainsi que t'attend cette couronne de justice que le Seigneur, en juste Juge, te rendra ce jour-là. Il est juste Juge, parce que tu l'as méritée; mais prends garde à l'orgueil, car tes mérités -mêmes sont ses dons.

Ce que je viens de dire à l'Apôtre, je l'ai appris de lui-même ; vous aussi vous l'avez appris avec moi dans cette Ecole. Nous sommes assis, pour prêcher, sur un siège supérieur; mais, disciples dans la même Ecole, nous avons au ciel. un même Maître.

1. I Cor. 57. — 2. Rom. IX, 16. — 2. I Cor. VII, 25.

 

 

 

 

 

SERMON CCXCIX. FÊTE DE SAINT PIERRE ET DE SAINT PAUL. II. TRIOMPHE DE LA GRACE.

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ANALYSE. — C'est la grâce de Dieu qui permet à saint Paul d'envisager avec joie sa mort prochaine ; c'est à la grâce de Dieu qu'il est redevable aussi de la couronne qui l'attend : que serait-il devenu si Dieu l'eût traité d'abord comme il le méritait? Ce qui prouve aussi que le martyre de Pierre fut l'effet de la grâce ou de l'amour répandu en lui par l'Esprit-Saint, c'est que laissé à lui-même il avait d'abord renié son Maître. — Voulez-vous voir avec plus d'éclat encore la puissance de la grâce dans la mort de ces deux Apôtres? Considérez et rappelez-vous, d'après l'Écriture, que comme tous les autres hommes ils avaient pour la mort une horreur naturelle dont ils ont triomphé généreusement. Car la mort de l'homme n'est pas l'oeuvre de la nature, mais le châtiment du péché. En vain, pour le contester, les Pélagiens objectent qu'Hénoch et Elie ne sont point morts. On pourrait leur répondre qu'ils mourront. Mais en admettant qu'ils doivent être toujours exempts du trépas, on peut dire que cette exemption vient de ce qu'il n'y a plus en eux rien de ce qui produit la mort, aucun vestige du péché. Les Pélagiens, qui attribuent la mort à la nature, pourraient-ils dire semblablement qu'il n'y a plus rien en eux de la nature humaine? Défiez-vous des Pélagiens.

1. Quand il s'agit de prêcher des prédicateurs, et des prédicateurs tels que ceux dont nous avons entendu chanter et dont nous-mêmes avons chanté que " leur voix s'est répandue par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (1) " ; nous sommes évidemment au-dessous de notre tâche. Nous devons faire preuve de bonne volonté; mais nous ne sommes point au niveau de votre attente. Aujourd'hui, en effet, vous comptez que nous allons prêcher les Apôtres Pierre et Paul, dont nous célébrons-la fête. Je vois ce que vous désirez; mais en le voyant je m'affaisse; car je sais à la fois et ce que vous attendez, et de qui vous l'attendez. Néanmoins, comme le Dieu de ces Apôtres consent à être loué par nous tous, que ses serviteurs ne dédaignent pas non plus d'être loués par les vôtres.

2. Vous tous qui connaissez les saintes Écritures, vous savez que parmi les disciples que se choisit le Seigneur lorsqu'il se montrait corporellement dans ce monde, Pierre fut élu le premier des Apôtres; tandis que saint Paul ne fut choisi ni parmi eux, ni en même temps qu'eux , mais bien plus tard, sans toutefois cesser d'être leur égal. Ainsi Pierre est le premier des Apôtres, et Paul le dernier; mais Dieu, dont ils sont l'un et l'autre les serviteurs, les hérauts, les prédicateurs, est à la fois le premier et le dernier. Parmi les apôtres, Pierre

1. Ps. XVIII, 5.

est le premier, Paul est le dernier. Si Dieu est en- même temps le premier et le dernier, c'est qu'il n'y a rien ni avant, ni après lui. Ce Dieu donc qui est par son éternité le premier et le dernier , a voulu unir dans le martyre le premier et le dernier des Apôtres. Leur martyre se célèbre dans une même solennité, et leur vie s'harmonise dans une même charité. " Leur voix s'est répandue par toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l'univers". Où ont-ils été élus? où ont-ils prêché? où sont-ils morts? Nous le savons tous. Mais comment sommes-nous parvenus à les connaître eux-mêmes, sinon parce que " leur voix s'est répandue par toute la terre? "

3. Nous avons entendu saint Paul, pendant qu'on lisait son Epître, parler ainsi de sa mort déjà toute prochaine, tout imminente: " Car déjà on m'immole, et le temps de ma dissolution est proche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi ; il ne me reste plus que la couronne de justice, que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là; et non-seulement à moi, poursuit-il, mais encore à tous ceux qui tiennent à ce qu'il se manifeste (1) ". Parlons un peu de cela ; nous serons aidés par les paroles mêmes qui se sont répandues jusqu'aux extrémités de l'univers.

1. II Tim. IV, 6-8.

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Considérez d'abord la sainte dévotion de l'Apôtre. Il dit qu'on l'immole, et non qu'il meurt. Ce n'est pas qu'on ne meure point quand on est immolé, c'est que la mort n'est pas toujours une immolation. Etre immolé, c'est donc mourir pour Dieu ; et ce mot rappelle le sacrifice, car sacrifier, c'est mettre à mort en l'honneur de Dieu. Ah ! l'Apôtre savait en l'honneur de qui il devait verser son sang en souffrant le martyre : racheté par le sang répandu de son Seigneur, ne lui devait-il pas son propre sang? Lorsque seul il a versé son sang pour tous, le Sauveur, en effet, ne nous a-t-il pas engagés tous? En recevant de lui cette croyance, ne lui sommes-nous point redevables, de ce qu'il nous donne? N'est-ce pas à sa bonté encore que nous sommes redevables et de lui devoir et de lui rendre ? Avec tant d'indigence, de pauvreté et de faiblesse, qui de nous pourrait s'acquitter envers un tel Créancier? Mais il est écrit : " Le Seigneur adonnera sa parole aux hérauts de sa gloire, afin qu'ils l'annoncent avec une grande force (1) " : sa parole, pour les faire connaître ; sa force, pour leur aider à souffrir. C'est donc lui qui s'est préparé des victimes, lui qui s'est consacré des sacrifices, lui qui a rempli de son Esprit les martyrs, lui encore qui a pénétré de sa force les confesseurs. Aussi leur disait-il : " Ce n'est pas vous qui parlez (2) " .

C'est donc avec raison qu'à la veille de souffrir le martyre et de répandre son sang pour la foi du Christ, on peut dire: " Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits? " Quelle idée se présente alors ? " Je recevrai le calice du salut et j'invoquerai le ô nom du Seigneur (3) ". Comment! tu songeais à rendre, tu cherchais ce que tu pourrais rendre, et quand tu veux rendre, tu t'écries: " Je recevrai le calice du salut et j'invoquerai le nom du Seigneur?" Sûrement, ne voulais-tu pas rendre ? Et voilà que tu reçois ! Ah ! c'est qu'après avoir reçu ce qui t'oblige , tu reçois maintenant de quoi t'acquitter; toujours redevable, soit. quand tu reçois, soit quand tu rends. " Que rendrai-je ? " dis-tu. " Je recevrai le calice du salut ". Tu le reçois donc aussi ce calice du martyre, ce calice dont le Seigneur a dit: " Pouvez-vous boire le calice a que je vais boire (4)? " Mais tu tiens déjà ce calice à la main ; voici arrivé le moment de ta

1. Ps. LXVII, 12. — 2. Matt. X, 20. — 3. Ps. CXV, 12, 13. — 4. Matt. II, 22.

mort: que vas-tu faire pour ne pas trembler, pour ne chanceler pas, pour n'être pas dans l'impossibilité de boire le breuvage que déjà tu portes à tes lèvres ? — Que vais-je faire ? Je recevrai encore cette grâce, ce sera une nouvelle obligation contractée, car " j'invoquerai le nom du Seigneur ".

" Déjà on m'immole " , dit saint Paul. Il en avait été assuré par révélation, attendu que sa fragilité humaine n'aurait pas osé se le promettre. Sa confiance ne vient donc pas de lui-même, mais de Celui qui lui a tout donné et qu'il avait en vue quand il disait un peu plus haut : " Eh ! qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (1) ? — Déjà donc on m'immole, et le moment de ma dissolution approche. J'ai combattu le bon combat". Interroge sa conscience, elle n'est point gênée, car c'est dans le Seigneur qu'elle se glorifie. " J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi ". Dès que tu as gardé la foi , c'est avec raison que tu as achevé ta course. " Il ne me reste plus que la couronne de justice que le Seigneur, en juste Juge, me rendra ce jour-là ".

4. Il craint toutefois de paraître faire exception en sa faveur, en se glorifiant outre mesure, et de présenter le Seigneur comme ne faisant qu'à lui cette grâce. Aussi ajoute-t-il : " Non-seulement à moi , mais à tous ceux qui aiment qu'il se manifeste ". Il ne pouvait indiquer ni plus clairement ni plus brièvement ce que doivent faire les humains pour mériter cette couronne de justice. Nous ne saurions nous attendre tous à répandre notre sang ; les martyrs sont rares, et nombreux sont les fidèles. Tu ne saurais être immolé comme Paul ? Tu peux garder la foi, et en gardant la foi, tu aimes que Dieu se manifeste. Mais tu n'aimes pas qu'il se manifeste, si tu crains son avènement. Le Christ Notre-Seigneur est aujourd'hui caché; quand viendra son heure, il se manifestera pour juger avec justice, lui qui a été jugé et condamné injustement. Il doit venir; comment viendra-t-il ? avec l'appareil d'un juge : car il ne viendra plus pour être jugé, mais,.nous le savons, nous le croyons, pour juger les vivants et les morts.

Je m'adresse donc à quelqu'un d'entre vous qui pour m'entendre tenez les yeux fixés sur moi; je m'adresse à lui : Qu'il réponde, non

1. I Cor. IV, 7.

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pas à moi, mais à lui-même. Veux-tu; lui dis-je, que vienne ce Juge ? — Je le veux. — Fais attention à tes paroles; si lu dis vrai, si tu veux réellement qu'il vienne, examine en quel état il le trouvera. Il doit venir en juge ; après s'être humilié pour toi, il va déployer sa puissance. Il. ne viendra plus pour se revêtir d'un corps, pour sortir du sein maternel, pour se nourrir de lait, être enveloppé de langes et déposé dans une crèche; enfin ni pour devenir le jouet des hommes, une fois parvenu à la jeunesse, être saisi, flagellé, pendu, et garder le silence en face de ses juges. Si tu désires son avènement, n'est-ce point parce que tu espères le voir venir encore avec la même humilité ? Il s'est tu quand il a dû être jugé; il ne se taira point quand il jugera. Il s'est caché d'abord jusqu'à n'être pas reconnu ; " car s'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (1) ". Mais s'il s'est caché dans sa puissance, s'il s'est tu en face de la puissance d'autrui , l'avènement que nous attendons viendra faire contraste avec cette obscurité et ce silence. Car " Dieu viendra avec éclat ". D'abord il est venu caché; il viendra ensuite à découvert. Voilà bien qui fait contraste avec son obscurité première. Voici maintenant qui fait opposition avec son silence. " Notre Dieu viendra et il ne se taira point ". Il s'est tu quand il était caché, puisqu' " il a été conduit comme une brebis à l’immolation ". Il s'est tu quand il était caché, puisque, " semblable à l'agneau muet devant celui qui le tond, il n'a pas ouvert la bouche ". Il s'est tu quand il était caché, puisque " son jugement a été emporté au milieu de ses humiliations (2) ". Il s'est tu quand il était caché , puisqu'il n'a passé que pour un homme; " mais Dieu viendra avec éclat; c'est notre Dieu, et il ne gardera pas le silence ". Que penses-tu maintenant, toi qui disais : Je demande qu'il vienne, je veux, je veux qu'il vienne? Ne crains-tu pas encore ? " Le feu marchera devant lui (3) ". Si tu ne crains pas le Juge, le feu ne t'effraiera-t-il point

5. Mais si tu gardes la foi, si tu aimes réellement que le Seigneur se manifeste, tu dois attendre en paix la couronne de justice, puisque pour ceux qui sont ainsi disposés elle n'est pas un don, mais une dette. Aussi l'apôtre saint Paul lui-même la réclame-t-il comme lui

1. I Cor. II, 8. — 2. Isaïe, LIII, 7, 8. — 3. Ps. XLIX, 3.

étant due. " En juste Juge, dit-il, le Seigneur me la rendra ce jour-là ". Il me la rendra, parce qu'il est juste et que sa promesse a fait de, lui mon débiteur. Il a commandé, j'ai écouté; il a prêché, j'ai cru, "J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi ". Ce sont là des dons que Dieu m'a faits, et à ces dons il doit ajouter la couronne qu'il m'a promise. Si, en effet, tu te laisses immoler, si tu combats le bon combat, si tu gardes la foi, c'est à lui que tu en es redevable. " Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? " Mais, je le répète, il doit à ces dons ajouter d'autres dons. Avant de faire ces premiers dons, quelle couronne devait-il?

6. Vois l'Apôtre lui-même. " Une vérité pleine d'humanité et digne de toute confiance, c'est que le Christ Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier (1). — Le Christ Jésus", dit-il; en d'autres termes, le Christ Sauveur, car Jésus signifie Sauveur, Salvalor. Que les grammairiens n'examinent pas jusqu'à quel point le mot Salvalor est latin ; que les chrétiens considèrent plutôt combien il est exact. Salvus est une expression latine ; salvare et Salvator n'étaient pas latins avant l'avènement du Sauveur; mais en établissant son règne parmi les Latins, il y a rendu latins ces mots. Ainsi donc " le Christ Jésus", le Christ Sauveur, " est venu dans ce monde ". Demandons-nous pourquoi? " Pour sauver les pécheurs ", ajoute l'Apôtre. Voilà pour quel motif est venu le Sauveur. Aussi telle est l'interprétation et comme l'explication que nous lisons dans l'Évangile : " On lui donnera le nom de Jésus; car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (2) ". Ainsi donc, une vérité digne de toute confiance, digne de foi, " c'est que le Christ Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier". Non en ce sens qu'il ait péché le premier, mais en ce sens qu'il a péché plus que les autres pécheurs. C'est ainsi qu'en parlant des professions libérales, nous disons d'un médecin qu'il est le premier, quand, si inférieur qu'il soit par l'âge, il l'emporte dans son art; c'est dans ce sens encore que nous disons : premier charpentier, premier architecte. Voilà donc

1. Depuis ces mots : " J'ai combattu le bon combat, etc. " jusqu’à ces derniers : " Dont je suisse premier ", moitié des lignes du texte de saint Augustin a été enlevé dans les manuscrits. Bossuet a supposé les mots qui manquent, et nous donnons la traduction du texte rétabli par lui. — 2. Matt. I, 21.

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comment l'Apôtre se dit le premier des pécheurs; nul, en effet, n'a persécuté l'Église avec plus de violence.

Si maintenant tu examines ce qui était dû à ces pécheurs qu'est venu sauver Jésus, tu reconnaîtras qu'ils ne méritaient que le supplice. Ainsi donc, que méritaient-ils? Le supplice. Et qu'ont-ils reçu? Le salut. Pour eux le salut a remplacé le supplice. On leur devait le supplice, on leur a accordé le salut; on leur devait le châtiment, on leur a donné la couronne. A ce Paul, qui d'abord était Saul; à ce premier des pécheurs qui surpassait les autres en cruauté, on ne devait que des supplices et d'affreux supplices; et pourtant on lui crie du ciel : " Saul, Saul, pourquoi me persécuter?" Il est forcé d'épargner, afin de pouvoir être épargné lui-même. C'est le loup qui se transforme en brebis. Ce n'est pas dire assez; il faut ajouter : Qui se transforme en pasteur. La voix du ciel lui donne la mort et lui rend la vie ; elle le frappe et le guérit; elle abat le persécuteur et relève le prédicateur. Qu'y a-t-il dans cette grâce autre chose que la grâce? Quel mérite l'a précédée ?

" Jésus est venu dans ce monde pour sauver les pécheurs, dont je suis le premier. Mais si j'ai obtenu miséricorde". L'Apôtre aurait-il pu dire alors : "Le Seigneur, en juste Juge, me rendra la couronne ce jour-là? " Si le juste Juge rend ce jour-là au premier des pécheurs ce qui lui est dû, que lui rendra-t-il sinon les supplices affreux et l'éternel châtiment dus au premier pécheur? On les lui devait d'abord; on ne les lui a pas infligés. "Si j'ai obtenu miséricorde", si je n'ai pas reçu ce que je méritais; si, tout premier pécheur que j'étais, j'ai obtenu miséricorde, c'était afin que le Christ Jésus montrât en moi toute osa patience et que je servisse d'exemple à ceux qui croiront en lui pour la vie éternelle (1)". Que veut dire, afin que je servisse d'exemple? Afin que si coupable, si plongé qu'on. soit dans le crime, on ne désespère pas d’obtenir le pardon accordé à Saul. Jésus est un habile, un grand Médecin; il arrive dans une contrée où il n'y a que des malades, et pour accréditer sa science il choisit, afin de le guérir, le malade le plus désespéré. Or c'est ce malade qui dit aujourd'hui : " Déjà on m'immole et le moment de ma dissolution approche. J'ai

1. I Tim. I, 15, 16.

combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi ". Comment? C'était toi qui courais en aveugle, qui traînais les Chrétiens à la mort, qui, pour lapider en quelque sorte Étienne par la main de tous ses bourreaux, veillais à la garde clés vêtements de tous? C'est bien toi? — C'était bien moi; alors; mais aujourd'hui ce n'est plus moi.Comment était-ce toi et n'est-ce plus toi? — Parce que j'ai obtenu miséricorde. — Ainsi, Paul, tu as reçu ce qui ne t'était pas dît. Mais aujourd'hui, dis-nous, dis-nous tranquillement ce qui t'est dû. " Il ne me reste plus que la couronne de justice; et le Seigneur, en juste Juge, me la rendra ce jour-là". Avec quelle confiance il réclame cette dette, lui à qui il a été fait grâce du dernier supplice ! Dis maintenant à ton Seigneur, dis-lui tranquillement, dis-lui avec certitude, avec la confiance la plus entière: J'étais autrefois livré à ma méchanceté ; j'ai fait usage, sans y avoir droit, de votre miséricorde : ah ! couronnez vos dons, vous y êtes obligé.

Assez sur saint Paul; occupons-nous de saint Pierre; et sans prétendre parler de lui dignement, rendons-lui les devoirs que nous lui rendons chaque année. Nous viendrons ainsi du dernier au premier des Apôtres, puisque nous aussi, dans notre conduite, nous cherchons à nous élever de ce qu'il y a de plus bas à ce qu'il y a de plus haut.

7. Nous avons remarqué, dans l'Évangile qu'on vient de lire, que le Seigneur Jésus en personne prédit ainsi à saint Pierre, le premier des Apôtres, le martyre qu'il devait endurer : " Quand tu étais jeune, tu te ceignais, et tu allais où tu voulais. Une fois avancé en âge, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras pas ". L'Évangéliste explique ensuite le sens de ces paroles. "Or en parlant ainsi, dit-il, le Seigneur désignait par quel genre de mort Pierre devait glorifier Dieu (1) ". Le Seigneur Jésus lui prédit donc son martyre et son crucifiement, mais quand, loin de le renier encore, il était épris d'amour pour lui. Habile Médecin, le Sauveur distingua clairement le changement survenu dans son malade. Celui-ci l'avait renié quand il souffrait encore; une fois guéri, il l'aimait.

Il avait commencé par montrer à Pierre ce

1. Jean, XXI, 18, 19.

490

qu'était Pierre, lorsqu'animé d'une téméraire confiance cet Apôtre avait promis de mourir pour le Christ, au lieu que c'était le Christ qui était venu mourir pour lui. " Pour moi tu donneras ta vie, lui dit-il? En vérité je te le déclare, avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois (1) ". Je te guérirai ensuite ; mais il faut que d'abord tu te reconnaisses malade. C'est ainsi qu'en lui annonçant ce triste reniement, le Seigneur montra à Pierre ce qu'était Pierre. Mais aussi, en lui parlant de son amour, le Seigneur montra à Pierre ce qu'était le Christ. " M'aimes-tu, lui demanda-t-il ? — Je vous aime. — Pais mes brebis (2) ". Ceci fut dit une, deux et trois fois. Cette triple protestation d'amour était la condamnation du triple reniement inspiré par la crainte. Or, comme Pierre aimait le Sauveur, le Sauveur lui parlait de son futur martyre. N'est-ce pas aimer en effet que d'affronter les supplices par amour pour le Christ?

8. Cependant, mes frères, qui ne serait étonné de ces autres paroles : " Un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras point?" Ce fut donc malgré lui que Pierre reçut cette faveur immense du martyre? Voici Paul : " Déjà l'on m'immole, et le moment de ma dissolution approche". Ne semble-t-il pas, en parlant ainsi, courir avec allégresse au martyre? A Pierre il est dit au contraire : " Un autre te ceindra et te portera où tu ne voudras point". Paul veut donc, et Pierre ne veut pas? Il y a plus, si nous comprenons ce qu'il en est, c'est que Pierre veut comme Paul, et que Paul n'a pas plus de volonté que Pierre. Pour expliquer cette pensée dans la mesure de mes forces, j'ai besoin ici d'une attention particulière de votre part.

On peut souffrir la mort, on ne saurait l'aimer. Si on peut l'aimer, qu'ont fait d'étonnant ceux qui l'ont endurée pour la foi ? Les appellerions-nous de grands hommes, des hommes de, courage, si nous les voyions seulement se livrer aux délices des banquets? Exalterions-nous leur force de caractère ou leur patience, si nous les voyions se plonger dans les voluptés? Pourquoi? Est-ce qu'en vérité, pour ne rien faire de douloureux ni de pénible, pour s'abandonner à la joie, aux plaisirs et aux délices, ils mériteraient le titre de grands hommes, d'hommes courageux et

1. Jean, XIII, 38. — 2. Ib. XXI, 15-17.

patients? Ah ! ce n'est point pour de semblables motifs que nous louons les martyrs. Ils sont, eux, de grands hommes, des hommes courageux et patients. Veux-tu savoir que leur tâche n'est pas d'aimer la mort, mais de la souffrir? C'est qu'en latin nous désignons leur martyre par le mot qui exprime essentiellement la souffrance, passio. Ainsi donc, non seulement les hommes, mais tous les animaux absolument ont horreur et peur de la mort; et ce qui fait la grandeur des martyrs, c'est qu'en vue du royaume des cieux ils ont bravé généreusement ce qu'il y a de plus horrible à la nature, c'est qu'en vue des divines promesses ils ont enduré d'incroyables afflictions. Voyez le Seigneur : " Nul n'a un amour plus grand que celui qui donne sa vie pour ses amis (1)". S'il n'en coûte rien de donner sa vie, que fait la charité de si merveilleux? Son mérite est-il d'aimer pour moi les délices? Non, mais d'endurer pour moi la mort. "A cause des paroles sorties de vos lèvres ", c'est le chant des martyrs ; " à cause des paroles sorties de vos lèvres ", c'est-à-dire à cause de vos avertissements et de vos promesses, "j'ai marché par de dures voies (2)".

Ainsi donc la nature même et l'entraînement de l'habitude font éviter la mort; et c'est en s'attachant à ce qu'on voit au-delà de la mort que pour obtenir ce qu'on veut on entreprend ce qu'on ne veut pas. Voilà ce qui explique ces mots : ." Te portera où tu ne voudras pas ". C'est ici le cri de la nature et non celui de la dévotion. Le Seigneur a personnifié en lui-même cette fragile nature humaine, lorsqu'aux approches de sa passion il disait à son Père : " Mon Père, s'il est possible, " que ce calice s'éloigne de moi (3) ". Et ces mots : " Déjà on m'immole ", sont plutôt le cri de la patience qu'un chant de délices. Aussi la mort est un châtiment qui nous a été comme inoculé ; nous qui formons les rameaux épars du genre humain, nous la tirons de la racine même de l'arbre. Adam le premier se l'est attirée en péchant. " C'est par la femme, dit l'Ecriture, qu'a commencé le péché, et par elle nous mourons tous (4). — Par un homme, y est-il dit encore, le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort; et c'est ainsi qu'elle a passé à tous les hommes par celui en qui tous ont péché (5)",

1. Jean, XV, 13. — 2. Ps. XVI, 4. — 3. Matt. XXVI, 39. — 4. Eccli. XXV, 33. — 5. Rom. V, 12.

De là il suit encore qu'il y a dans notre nature et le vice et le châtiment. Dieu avait créé notre nature sans aucun vice, et si elle n'avait pas failli ; assurément elle n'aurait pas été châtiée. Mais, issus de cette nature souillée, nous avons puisé en elle et le vice et le châtiment pour nous souiller ensuite de tant d'autres manières. Je le répète, il y a dans notre nature et le vice et le châtiment; Jésus au contraire a pris dans sa nature humaine le châtiment sans le vice, afin de nous délivrer de l'un et de l'autre. " Un autre te ceindra, dit-il, et te portera où tu ne voudras pas ". Voilà le châtiment; mais c'est un moyen de parvenir à la couronne.

Paul donc méprisait ce châtiment, il le méprisait en fixant ses regards sur la couronne et test alors qu'il disait : " Déjà on m'immole " et on m'est redevable de la couronne de justice. Il faut passer par un dur chemin, mais où n'arrive-t-on pas ? Pierre aussi savait où il allait, et il se soumit au martyre avec un généreux dévouement; mais ce martyre, il l'endura, il ne l'aimait pas en lui-même. Il endurait le martyre, il aimait ce qui devait résulter du martyre ; son vif attrait pour le terme du voyage lui fit endurer les aspérités de la route.

9. Nous avons dit que l'un comme l'autre ces deux Apôtres avaient voulu et n'avaient pas voulu ; s'il eût été possible, ils n'auraient pas voulu endurer la peine, mais tous deux étaient également épris d'amour pour la couronne. Montrons actuellement que Paul lui-même n'aurait pas voulu le châtiment.

Le Seigneur a attesté en personne que la volonté de Pierre y était opposée. N'est-ce pas toi d'ailleurs qu'il représentait quand il disait : " Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi? " Le Seigneur donc a fait connaître les sentiments de Pierre. Quant à Paul , lui-même a manifesté les siens. Il dit en effet quelque part, en parlant de ce corps mortel : " Nous gémissons sous ce fardeau ". C'est la même pensée que, dans cet autre passage de l'Ecriture : " Le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et abat l'esprit si actif à penser (1) ". Il dit donc: " Nous gémissons sous ce fardeau ", sous le faix de ce corps corruptible. " Nous gémissons sous ce fardeau ". Si tu gémis, prends plaisir à

1. Sag. IX, 15.

déposer cette charge. Oui, il avoue qu'il gémit sous cette charge, qu'il est accablé sous le faix de ce corps corruptible : examine pourtant s'il veut se débarrasser de ce poids qui l'accable,: qui le fait gémir. Ce n'est pas ce qu'il dit ensuite. Que dit-il donc ? " Parce que nous ne voulons pas être dépouillés ". Quel cri naturel ! Quel aveu du châtiment ! Le corps est lourd, il est accablant, il est corruptible, c'est un poids sous lequel on gémit ; et pourtant on ne le laisse, on ne le dépose pas volontiers. " Nous ne voulons pas être dépouillés ". Veux-tu donc toujours gémir ainsi ? Si tu gémis sous ce fardeau, pourquoi neveux-tu pas en être débarrassé ? — Non, je ne le veux pas. — Vois ce qui suit: " Nous ne voulons pas être dépouillés, mais recouverts ". Je gémis sous cette tunique de terre, je soupire après la tunique du ciel ; je veux l'une sans me dépouiller de l'autre. " Nous ne voulons pas être dépouillés mais recouverts". O Paul, je voudrais vous comprendre, que dites-vous ? Voudriez-vous outrager ce céleste et ample vêtement, jusqu'à le mettre par-dessus ces lambeaux de mortalité et de corruption, ceux-ci servant de vêtements de dessous, et celui-là de vêtement de dessus ; ceux-ci, de vêtement intérieur, et celui-là de vêtement extérieur ? — Nullement, reprend-il, ce n'est point là ce que je dis. Je ne veux pas être dépouillé, mais recouvert ; recouvert, sans que néanmoins la corruption soit voilée sous l'incorruptibilité, mais " pour que ce qui est mortel soit absorbé par la vie (1) ".

Cette acclamation prouve que tu connais l'Ecriture. Néanmoins celui qui ne les connaît pas pourrait croire que ces derniers mots sont de moi ; qu'il se détrompe, ce sont les paroles mêmes de saint Paul, et voici toute la suite de cette phrase de l'Apôtre : " Nous gémissons sous ce fardeau, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais recouverts, afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie". Ceci est parfaitement conforme à ce que vous dites ailleurs de la résurrection du corps ; voici vos expressions : " Il faut que, corruptible, ce corps revête l'incorruptibilité ; et que, mortel, il revête l'immortalité. Or, lorsque, corruptible, il se sera revêtu d'incorruptibilité, alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture : La mort a été ensevelie

1. II Cor. V, 4.

492

dans sa victoire ". Ces mots : " Afin que ce qui est mortel soit absorbé par la vie ", ont le même sens que ceux-ci : " La mort a été ensevelie dans sa victoire ". Il n'est plus question d'elle, ni en haut, ni en bas, ni au dedans, ni au dehors. " La mort a été ensevelie dans sa victoire. O mort, où est ton ardeur ? " C'est ce qui sera dit à la mort au moment où les corps ressusciteront et seront transformés au point que la mort sera absorbée dans sa victoire. " Quand ce corps corruptible se sera revêtu d'incorruptibilité ", il sera dit à la mort : " O mort, où est ton ardeur ? " Cette ardeur même t'emporte où tu ne veux pas. " O mort, où est ton ardeur ? O mort, où est ton aiguillon ? L'aiguillon de la mort est le péché (1)".

10. Comment ! la mort ne vient pas du péché ? Eh ! de quelle autre mort parlait l'Apôtre à propos de la résurrection des corps ? Ce corps corruptible se revêtira d'incorruptibilité, la mort sera ensevelie dans sa victoire. Voilà bien la résurrection du corps. Il sera dit alors: " O mort, où est ton ardeur ? " A qui sera-t-il parlé de la sorte, sinon à la mort corporelle, puisqu'il est question, en cet endroit,de la résurrection du corps ? " O mort, où est ton ardeur ? O mort, où est ton aiguillon ? L'aiguillon de la mort est le péché ". L'aiguillon de la mort, ou le péché, s'entend ici, non de l'aiguillon que la mort aurait produit, mais de l'aiguillon qui a causé la mort : c'est ainsi que le poison se nomme un breuvage de mort, parce qu'il cause la mort et non. parce qu'il est produit par elle.

Ainsi donc c'est en ressuscitant que le Seigneur en finit avec ce châtiment de la mort ; et s'il le laisse peser encore sur les saints et sur les fidèles, c'est pour les exercer à la lutte. La mort ainsi t'est laissée comme un adversaire, un adversaire dont Dieu pouvait te délivrer en te justifiant; mais il te laisse aux prises avec elle, afin de te donner le mérite de la dédaigner pour ta foi. Ne peut-il pas sur chacun ce qu'il veut ? Enoch à été enlevé. Elie l'a été; tous deux vivent encore. Est-ce :leur sainteté qui a mérité cette faveur ? N'est-ce pas plutôt une grâce, un bienfait spécial qui leur a été accordé ? Le Créateur a voulu nous montrer par là ce qu'il peut pour nous tous.

11. Pour soutenir que la mort, je veux dire

1. I Cor. XV, 53-56.

la mort du corps, n'est pas l'oeuvre du péché, mais qu'elle est naturelle et qu'Adam serait mort quand même il n'aurait pas péché, comment donc nous objecter Enoch et Elie? N'est-ce pas être bien inconsidéré? N'est-ci pas, si on y faisait attention, parler contre soi-même ? Que dit-on, en effet ? — Si la mort vient du péché, pourquoi ni Enoch ni Elie ne sont-ils pas morts? En tenant ce langage, tu ne remarques donc point que ne pas attribuer la mort au péché, c'est l'attribuer à la nature? Tu la fais venir de la nature; je la fais venir du péché. Sans doute elle vient de la nature, mais de la nature viciée et condamnée à ce supplice. Oui donc, selon toi, la mort corporelle vient de la nature, et du péché, selon moi.Si elle vient du péché, me demandes-tu, pourquoi ni Enoch ni Elie ne sont-ils pas m1ts? Je te réponds à mon tour : Pourquoi ni Enoch ni Elie ne sont-ils pas morts, si elle vient de la nature ? Enoch et Elie sont vivants; ils ont été emportés, mais ils sont vivants, en quelque lieu qu'ils habitent. Si néanmoins on n'interprète pas mal un certain passage de l'Ecriture, ils doivent mourir. L'Apocalypse, en effet, parle de deux prophètes merveilleux qui doivent mourir, ressusciter ensuite publiquement et monter vers le Seigneur (1). Or, on voit ici Enoch et Elie, quoique leurs noms ne s'y trouvent pas.

Peut-être, diras-tu, pour soutenir ton sentiment, que tu n'admets pas ce livre de l'Ecriture, ou que, tout en l'admettant, tu ne t'inquiètes pas de ce passage, attendu que le nom des deux prophètes n'y est pas exprimé. Eh bien! admettons avec toi qu'ils vivent et ne doivent jamais mourir. Adresse-moi encore cette question : Si la mort vient du péché, pourquoi ne sont-ils pas morts? Je te réponds: Et pourquoi ne sont-ils pas morts, si la mort vient de la nature ? J'ajoute, pour expliquer leur vie, qu'ils n'ont plus de faute : à toi d'ajouter, si tu le peux, qu'ils n'ont plus de nature.

12. Il est vrai, notre sujet nous a entraînés un peu et occasionnellement hors de lui; ce que nous avons dit, néanmoins, contribue également à raffermir notre foi contre ces discoureurs qui se multiplient malheureusement. Ah ! qu'ils ne triomphent pas de notre patience; et qu'ils n'ébranlent pas non plus notre foi. Soyons prudents et circonspects en face de ces

1. Apoc. X, 3-12.

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nouveautés de discussions, discussions purement humaines où il n'y a rien de divin. Nous célébrons aujourd'hui tune fête d'Apôtres; écoutons ces recommandations de l'un d'eux

" Evite les profanes nouveautés de paroles, car elles servent beaucoup à l'impiété (1). —Je veux que vous soyez sages dans le bien et simples dans le mal (2) ". Adam est bien mort, mais le serpent n'est pas mort encore. Il siffle et ne cesse de murmurer. Il est réservé au dernier supplice; mais il se cherche des compagnons de tourments. Prêtons l'oreille à l'ami de l'Epoux, au zélé défenseur des intérêts de l’Époux, et non des siens : " Je vous aime pour Dieu d'un amour de jalousie; car je vous ai fiancés à un Epoux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure. Mais je crains que comme le serpent

1. I Tim. VI, 20; II Tim. II, 16. — 2. Rom. XVI, 19.

séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté que communique l'union au Christ (1) ".

Tous nous avons entendu les paroles de l'Apôtre; observons-les tous, tous gardons-nous du souffle empoisonné du serpent. Comment dire que nous ne les avons pas entendues, que nous ne les connaissons pas, quand nous venons de chanter encore : " Leur voix a retenti par toute la terre, et leurs paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (2)? " En courant jusqu'aux extrémités du monde, ces paroles sont arrivées jusqu'à nous; nous les avons accueillies, nous les avons écrites, nous en avons établi des lecteurs. Le lecteur ne se tait pas, le commentateur s'occupe : pourquoi le perfide tentateur ne s'arrête-t-il pas ?

1. II Cor, XI, 2, 3. — 2. Ps. XVIII, 5.

 

 

 

SERMON CCC. FÊTE DES SAINTS MACCHABÉES, MARTYRES. I. LE CHRISTIANISME DES MACHABÉES.

ANALYSE. — Le peuple juif était chrétien puisqu'il était le peuple de Dieu et le peuple du Christ. A ce titre les Macchabées étaient chrétiens aussi. Mais en souffrant pour la défense de la loi de Moïse ce qu'ont souffert pour le Christ les martyrs postérieurs à l'incarnation, eux aussi méritent le titre de martyrs chrétiens. La loi en effet contenait le Christ; il y était voilé, mais il n'y était pas moins, et le Christ assure en personne que croire Moïse c'est le croire. Donc, chrétiens, sachons mourir pour la vérité, comme les Macchabées ; et vous, mères chrétiennes, inspirez-vous de la foi et du courage de leur mère, martyre sept fois avant de mourir.

1. L'éclat et la solennité de ce jour viennent pour nous de la gloire des Macchabées. Pendant qu'on lisait le récit de leurs souffrances héroïques, non-seulement nous prêtions l'oreille, mais nous regardions en quelque sorte, nous étions spectateurs.

C'est dans les temps anciens, avant l'incarnation, avant la passion de notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ; que se sont accomplis ces faits; les Macchabées appartenaient an peuple qui a produit les prophètes de qui nous Tenons la prédiction des événements actuels. Irait-on croire qu'avant l'existence du .peuple chrétien Dieu n'avait point de peuple? Mais, si je puis parler ainsi, c'est du reste la vérité, bien que ce ne soit pas la dénomination habituelle, le peuple juif était chrétien alors. Ce n'est pas à l'époque de sa passion que le Christ a commencé à avoir un peuple; son peuple était la postérité d'Abraham, d'Abraham de qui lui-même a dit en lui rendant témoignage : " Abraham a désiré voir mon jour; il l'a vu et s'est réjoui (1) ". Voilà pourquoi ce peuple issu d'Abraham, ce peuple qui fut esclave en Egypte, qui fut délivré avec puissance de cette maison de servitude par le

1. Jean, VIII, 56.

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ministère de Moise le serviteur de Dieu, qui fut conduit à travers la mer Rouge, dont les vagues se retiraient devant lui, exercé ensuite dans le désert et soumis à la loi, est appelé le peuple du royaume. De ce peuple donc qui a produit les prophètes, comme je l'ai rappelé, sont issus nos glorieux martyrs. Sans doute le Christ n'était pas mort encore ; mais à ce Christ qui devait mourir ils n'en durent pas moins la gloire du martyre.

2. La première chose que je voudrais donc faire observer à votre charité, c'est qu'en admirant ces martyrs vous ne croyiez pas qu'ils n'étaient pas chrétiens. Ils l'étaient, et si le nom de chrétien ne se répandit que plus tard, bien auparavant ils se montrèrent chrétiens par leurs actes. Sans doute, et c'est ce qui semblerait faire croire qu'ils ne confessaient pas le Christ, le roi impie qui les persécutait ne les contraignait pas à renier le Sauveur, comme y furent contraints plus tard les martyrs qui se couvrirent d'une gloire aussi éclatante pour ne pas obéir; car c'était à renier le Christ que les persécuteurs du peuple chrétien poussaient leurs victimes ; et constamment attachés à publier la gloire du Christ, nos martyrs ont enduré des tourments analogues à ceux dont nous venons d'entendre la lecture. A ces martyrs plus récents qui ont par milliers empourpré la terre de leur sang, les persécuteurs disaient donc avec menaces Renie le Christ, et en ne le reniant pas ces chrétiens généreux enduraient ce qu'ont enduré les Macchabées. Mais à ceux-ci on criait: Renonce à la loi de Moïse; ils ne le faisaient pas, et c'est pour cette loi qu'ils souffraient. Les uns donc furent martyrisés pour le Christ, et les autres pour la loi de Moïse.

3. Mais voici un juif qui vient nous dire Comment regardez-vous nos martyrs comme vôtres? Avec quelle imprudence osez-vous célébrer leur mémoire? Lisez leur profession de foi; voyez s'il y est question du Christ. Nous répondons : Tu es vraiment un de ces malheureux qui n'ont pas cru au Christ, et qui, tombés, comme des rameaux brisés, de l'olivier qu'a remplacé l'olivier sauvage, sont restés sans sève au dehors du jardin (1) : eh bien ! que vas-tu répliquer, toi qui es du nombre de ces perfides? Si ces martyrs ne confessaient pas encore manifestement le

1. Rom. XI, 17.

Christ, c'est que le mystère du Christ était voilé encore. L'Ancien Testament est-il autre chose que le Nouveau voilé; et le Nouveau, autre chose que l'Ancien dévoilé? Remarque donc ce que dit l'apôtre saint Paul de ces juifs infidèles qui sont tes pères, et malheureusement tes frères pour le mal. " Jusque maintenant ils ont un voile sur le coeur quand ils lisent Moïse. Ce voile demeure sans être levé, pendant qu'ils lisent l'Ancien Testament, et s'il n'est pas enlevé, c'est que le Christ seul le fait tomber. Une fois converti au Christ, dit saint Paul, ton voile disparaîtra (1) ". Ces mots: " Le voile reste pendant qu'ils lisent l'Ancien Testament, et s'il n'est pas enlevé, c'est que le Christ seul le fait tomber " ; ne s'entendent pas de la lecture même de l'Ancien Testament, mais du voile qui le recouvre. Ce n'est donc pas l'Ancien Testament qui est détruit; au contraire, il est complété par Celui qui a dit : " Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir (2)". Et quand le voile disparaît , c'est pour montrer ce qu'il recouvrait ; et si ces secrets n'étaient pas ouverts, c'est qu'on n'en avait, pas approché encore la clef de la croix.

4. Aussi, contemple la passion du Seigneur; regarde-le suspendu au gibet, s'endormant quand il le veut, comme un lion, et mourant, non par contrainte, mais parce qu'il en ale pouvoir et pour mettre à mort la mort même, Considère bien ce spectacle ; vois comment, sur sa croix, le Christ dit : " J'ai soif ". Sans savoir à quoi ils servaient, ni ce qui s'accomplissait par leurs mains, les Juifs attachèrent une éponge à un roseau, après l'avoir trempée dans le vinaigre, et ils la lui présentèrent. Après avoir pris ce vinaigre, Jésus s'écria " J'ai fini, et baissant la tête il rendit l'esprit (3)". Qui se met en route avec autant de calme que meurt Jésus? Où voir autant de vérité, autant de puissance, que dans Celui qui avait dit " J'ai le pouvoir de déposer ma vie, j'ai aussi le pouvoir de la reprendre ; nul ne me l'enlève, je la dépose de moi-même, et de moi-même je la reprends (4) ". Réfléchir sérieusement à la puissance déployée par ce mourant, c'est reconnaître qu'il est vivant et qu'il règne. Eh bien ! c'est ce que lui-même avait prédit aux Juifs par le ministère d'un prophète: " Je me suis endormi (5) ", avait-il

1. II Cor. III, 14-16. — 2. Matt. V, 17. — 3. Jean, XIX, 28-30. — 4. Ib. X, 17, 18. — 5. Ps. III, 6.

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dit, Ces paroles ne reviennent-elles pas à celles, ci: Pourquoi vous vanter de ma mort? Pourquoi vous glorifier vainement comme si vous m'aviez vaincu ? " Je me suis endormi ". Je me suis endormi parce que je l'ai voulu, et non parce que vous m'avez frappé ; j'ai fait ce que j'ai voulu, et vous êtes restés dans votre crime. — Donc, après avoir pris le vinaigre, il s'écria : " J'ai fini ". Qu'ai-je fini ? Ce qui est écrit de moi. Qu'est-il écrit ? " Ils m'ont donné du fiel pour nourriture, et dans ma soif ils m'ont abreuvé de vinaigre (1)".

Ainsi donc il regarde tout ce qui s'est fait déjà dans le cours de sa passion ; déjà les Juifs ont secoué la tête devant sa croix; ils lui ont présenté du fiel ; suspendu et étendu comme il est, ils ont compté ses os, se sont partagé ses vêtements, ont tiré au sort sa tunique sans couture. Quand il a regardé tout cela et mis en face tout ce que les prophètes avaient prédit touchant sa passion, il voit cette dernière et comme imperceptible circonstance qui n'est pas réalisée encore : " Dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre ". Afin donc que s'accomplisse aussi ce dernier point, il dit : " J'ai soif ", et après avoir pris le vinaigre : " C'est fini ", s'écria-t-il ; puis, " inclinant la tête, il rendit l'esprit". Alors s'ébranla la terre jusque dans ses fondements, les rochers des enfers s'entr'ouvrirent et laissèrent à nu leurs sombres profondeurs, les tombeaux rendirent leurs morts ; et, pour arriver au point que j'ai eu en vue en rapportant ces détails, comme le moment était venu d'éclairer à la lueur du mystère de la croix tout ce qui était voilé dans l'Ancien Testament, le voile du temple se rompit.

5. Ce fut aussi à dater de ce moment et après la résurrection , qu'on se mit à prêcher le Christ ouvertement, que commencèrent à s'accomplir avec éclat les autres prophéties relatives à lui, et que les martyrs le confessèrent avec une invincible constance. Ceux-ci après tout ne firent que confesser explicitement Celui qu'implicitement confessaient les Macchabées ; que mourir pour le Christ dévoilé dans l'Evangile, quand les autres étaient morts pour le Christ encore voilé sous la loi. Les uns et les autres appartiennent au Christ, ils ont été les uns et les autres fortifiés par le Christ, couronnés par le Christ. Semblable à

1. Ps. LXVIII, 22.

un potentat qui marche précédé et suivi d'une armée de serviteurs, le Christ les compte à son service les uns et les autres ; vois-le surtout lui-même assis en quelque sorte sur le char de son humanité, servi par ceux qui le précèdent, uniquement aimé par ceux qui le suivent. Veux-tu d'ailleurs te convaincre et te convaincre avec évidence qu'en mourant pour la loi de Moïse on mourait pour le Christ? Ecoute le Christ lui-même ; Juif, écoute-le puisse enfin s'ouvrir ton coeur et le voile tomber de tes yeux ! " Si vous croyiez Moïse, dit-il, vous me croiriez aussi ". Entends cela, accueille cela, si tu le peux. Si réellement j'ai fait tomber ton voile, regarde. " Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car il a parlé de moi (1) ". Mais si Moïse a parlé du Christ dans ses écrits, il s'ensuit qu'être mort réellement pour la loi de Moïse, c'est avoir donné sa vie pour le Christ. " Il a parlé de moi dans " ses écrits ". J'ai été béni par la langue de mes confesseurs, je l'ai été aussi parle roseau des écrivains véridiques. Comment pouvez-vous discerner ce qu'écrivit le roseau de Moïse, vous qui avez attaché au roseau une éponge de vinaigre? Puissiez-vous boire enfin le vin mystérieux de Celui à qui vous avez présenté du vinaigre en blasphémant !

6. Les Macchabées sont donc réellement des martyrs du Christ. Aussi n'est-il ni déplacé ni inconvenant, mais fort convenable, au contraire; de célébrer avec éclat leur fête, surtout parmi les chrétiens. Les Juifs savent-ils en célébrer de semblables? On dit qu'il y a à Antioche, dans la ville qui doit son nom au prince qui les a persécutés, une église dédiée aux saints. Macchabées. Antiochus, en effet, a été leur impie persécuteur, et la mémoire de leur martyre se perpétue surtout à Antioche : ainsi sont réunis et le souvenir de la persécution, et la mémoire du couronnement. Cette église appartient aux chrétiens, elle a été bâtie par eux. C'est donc nous qui avons entrepris et qui avons le privilège de les glorifier; parmi nous aussi des milliers de martyrs, répandus dans tout l'univers, ont souffert comme eux.

Que nul donc, ires frères, n'hésite d'imiter les Macchabées, et qu'on se garde de croire qu'en les imitant on n'imite pas des chrétiens. Que l'ardeur à les imiter bouillonne en quelque sorte dans nos cours. Que les hommes

1. Jean, V, 46.

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apprennent à mourir, pour la vérité; que les femmes fixent les veux sur la patience incomparable, sur l'ineffable courage de cette mère qui sut conserver ses enfants. Ah ! elle savait les posséder, puisqu'elle ne craignait pas de les perdre. Chacun d'eux souffrit ce qu'il ressentait en lui-même; leur mère endura ce qu'elle voyait endurer à -toits. Mère de sept martyrs, elle fut martyre sept fois; elle ne voulut pas se séparer d'eux en cessant de les regarder, elle les rejoignit en mourant. Elle les voyait tous, tous elle les aimait; le spectacle qu'elle avait sous les yeux lui faisait éprouver ce due tous ressentaient dans leur corps, et loin de s'intimider elle les encourageait.

7. Le persécuteur Antiochus la considérait comme une mère pareille aux autres mères. Détermine ton fils, lui dit-il, à ne pas se perdre. Oui, reprit-elle, je le déterminerai à vivre en l'exhortant à la mort; au lieu qu'en l'épargnant tu veux le faire mourir. Quelles paroles elle lui adressa ! que de piété, que de tendresse maternelle y respirent ! On ne sait qu'y admirer le plus, du sentiment naturel ou du sentiment surnaturel. " Mon fils, prends pitié de moi. Prends pitié de moi, mon fils, que j'ai porté neuf mois en mon sein, que j'ai allaité durant trois ans, et que j'ai amené jusqu'à cet âge, prends pitié de moi (1)". Tous attendaient qu'elle ajoutât : Cède à Antiochus et n'abandonne pas ta mère. Elle dit au contraire : Obéis à Dieu et garde-toi d'abandonner tes frères. Si f.u sembles me quitter, c'est alors que tu ne me quittes pas; car je le posséderai clans un séjour où je ne craindrai plus de te perdre; là tu me seras conservé parle Christ, sans que puisse t'enlever Antiochus. Le jeune homme craignit Dieu, il écouta sa mère, répondit au roi, s'unit à ses frères et attira sa mère avec eux.

1. II Mac. VII, 27.

 

 

 

SERMON CCCI. FÊTE DES SAINTS MACHABÉES, MARTYRS. II. LA PROSPÉRITÉ DES MÉCHANTS.

ANALYSE. — La mère des Macchabées exhortant ses enfants au martyre est une image touchante de l’Eglise notre mère, nous excitant à mourir généreusement pour Jésus-Christ. Pourquoi, demandera-t-on, Dieu n'a-t-il pas préservé les Macchabées de la mort comme il a su en préserver les trois jeunes Hébreux jetés dans la fournaise? Evidemment il a traité les Macchabées avec plus de bonté, puisqu'en ne les préservant pas de la mort il les a délivrés de tous les dangers que l'on court dans la vie. Antiochus a donc été pour eux, à son insu, l'instrument de la divine bonté, tout en se perdant lui-même. Par conséquent, pourquoi envier la prospérité des impies? C'est d'abord une témérité, tout au moins, puisque tu ne sais à quoi ils sont réservés après cette vie. C'est de plus un aveuglement étrange : Dieu a ses raisons pour leur laisser une place dans ce monde. Souvent en effet ils doivent donner le jour à des enfants vertueux; souvent aussi ils servent à exercer, à purifier et à sanctifier les justes. Mais dans l'autre monde, dans la vie bienheureuse, il n'y a pour eux aucune place. Pourquoi donc se scandaliser de leur prospérité si éphémère? Pourquoi ne pas s'occuper davantage de l'éternelle et ineffable félicité réservée aux justes après une vie si courte ?

1. Un grand spectacle vient de passer sous les yeux de votre foi. Nous venons d'entendre, nous venons de voir en quelque sorte une mère faisant des voeux ardents pour que ses fils quittent cette vie avant elle : que ces voeux sont contraires aux voeux que font ordinairement les parents ! Tous, en effet, veulent sortir de cette vie avant leurs enfants, et non pas après ; tandis que cette mère généreuse voulait ne mourir qu'après les siens. Ah ! c'est qu'elle ne perdait pas ses fils, elle s'en faisait précéder; c'est qu'elle considérait moins la vie qu'ils quittaient que celle où ils entraient. Ils cessaient de vivre, mais dans une région où ils devaient un jour mourir; et ils commençaient à vivre dans une patrie où leur vie (497) devait se prolonger sans fin. Peu contente de les regarder, ne les exhortait-elle pas avec un courage que nous avons admiré? Plus riche en vertus qu'en enfants, elle combattait avec eux en les voyant combattre, et leur victoire était également sa victoire. Dans son unité, cette femme, cette mère nous représente donc sensiblement une autre mère, la sainte Eglise, exhortant partout ses enfants à mourir pour le nom de l'Epoux divin qui les lui a donnés. C'est ainsi qu'arrosé par le sang des martyrs, le champ de l'univers, déjà ensemencé, a produit à l'Eglise d'amples moissons. Comment l'homme a-t-il obtenu ce bonheur? N'est-ce pas de Celui " qui sauve les justes et qui se déclare leur protecteur au jour de l'affliction (1) ? "

2. Nous l'avons vu, nous le savons, Dieu s'est montré, au jour de l'affliction, le protecteur de ces trois Hébreux qui marchaient au milieu des flammes inoffensives, et qui sans en recevoir d'atteinte y louaient le Seigneur. Envers eux l'homme était cruel, et le feu indulgent. Nous avons vu, nous savons comme le Seigneur à sauvé ces justes: jetés dans la fournaise, ils ont converti, en y conservant la vie, le prince barbare qu'avait irrité leur langage. Car il crut en Dieu, et il édicta que quiconque blasphémerait le Dieu de Sidrach, de Misach et d'Abdénago, serait mis à mort et sa maison livrée au pillages (2). Que cet ordre ressemblait peu au premier ! Quel était le premier? Périsse quiconque n'adorera pas la statue d'or ! Et le second? Périsse quiconque aura blasphémé contre le vrai Dieu ! Ainsi, sans avoir fléchi en rien, ces hommes fidèles changèrent le prince infidèle. Pour être restés fermes dans la foi, ils ne le laissèrent point persévérer dans son infidélité. Manifestement leur conservation vint de Dieu. Dieu était là , quand , sans brûler , ils le louaient.

Mais où Dieu était-il quand en le confessant aussi les Macchabées brûlaient et mouraient? Les uns étaient-ils des justes, et les autres des pécheurs? Lorsque tout à l'heure on lisait le martyre des Macchabées, nous les avons entendus confesser leurs péchés et reconnaître que s'ils souffraient tout cela, c'est que Dieu était irrité contre eux et contre les désordres de leurs pères (3). Et les trois Hébreux ? Lisez,

1. Ps. XXXVI, 39. — 2. Dan. III, 96. — 3. II Mach. VII.

vous constaterez qu'eux aussi avouaient leurs propres iniquités et confessaient qu'ils souffraient justement. Egalement justes les uns et les autres, ils confessaient également leurs péchés, si même ils étaient également justes, c'est qu'également ils se reconnaissaient pécheurs ; et ils étaient irrépréhensibles, parce qu'ils ne mentaient pas. " Si nous prétendons, dit saint Jean, être sans péché, nous nous trompons nous-mêmes,et la vérité n'est pas en nous. Mais si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et pour nous purifier de toute iniquité (1) ". Aussi le caractère des justes est-il d'avouer leurs fautes, et le caractère des orgueilleux de soutenir leurs mérites.

Tous ces justes donc confessaient également leurs péchés, glorifiaient également Dieu, étaient également disposés à mourir pour ses lois. Comment alors les uns sont-ils délivrés des flammes et les autres y sont-ils consumés ? Dieu protégeait-il les uns et abandonnait-il les autres ? Loin de nous cette idée! Dieu a protégé les uns et les autres ; les uns secrètement, et les autres ostensiblement. Il délivrait visiblement ceux-ci, invisiblement il couronnait ceux-là. Les premiers, en effet, furent délivrés de la mort, mais ils restèrent au milieu des tentations de cette vie; sauvés du feu, combien de dangers ils avaient à courir encore; vainqueurs d'un tyran, il leur fallait lutter encore contre le diable. Appliquez ici, mes frères, votre intelligence de chrétiens. Oui, les Macchabées ont été délivrés d'une manière plus désirable et plus sûre. Les trois jeunes Hébreux, en surmontant une tentation, avaient à courir encore toutes les autres ; les Macchabées, en terminant leur vie, se trouvaient préservés de toutes. Ajoutons que, d'après un arrêt divin, arrêt mystérieux sans doute, mais pourtant juste, Nabuchodonosor mérita de se convertir, tandis qu'Antiochus s'endurcit; que l'un trouva miséricorde, et que l'autre ne fit que croître en orgueil.

3. Mais combien et jusqu'à quel degré s'éleva son orgueil? " J'ai vu l'impie s'élever au-dessus des cèdres du Liban ". Jusques à quand ? combien de temps durera cette élévation ? " J'ai passé, et voilà qu'il n'était plus; je l'ai cherché, et je n'ai point trouvé sa place (2) ". Je le comprends, tu l'as cherché sans le trouver,

1. I Jean, I, 8, 9. — 2. Ps. XXXVI, 35, 36.

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ver, parce que tu es monté plus haut. Veux-tu, mon frère, te convaincre que l'impie n'est plus là? Veux-tu le chercher et ne trouver pas sa place? Passe. Qu'ai-je entendu par ce mot, Passe ? Ne tremble point; je n'ai pas voulu dire: Meurs. Tu croyais que je te disais: Sors de cette vie, et comme tu n'en es pas sorti, tu tremblais. Comment n'en es-tu pas sorti ? C'est que tu n'as pas élevé ton coeur au-dessus des charmes de la prospérité temporelle, tu ne l'as pas élevé au-dessus des séductions de la chair, de ces attraits du siècle qui le provoquent et lui inspirent la crainte des humaines adversités. Car tu t'imagines que le bonheur est dans ce inonde, et tu ne songes point que c'est plutôt le malheur. Ah ! la félicité du royaume des cieux n'a fait aucune impression sur ton coeur ; du ciel il n'est descendu sur tes passions aucun vent rafraîchissant. Te dit-on que la prospérité du monde est une prospérité trompeuse ? Tu n'oserais contredire; mais je vois ce qui se passe dans ton coeur; peut-être même te moques-tu de ce langage, peut-être en ris-tu et vas-tu jusqu'à t'écrier : Oh ! si seulement je jouissais de ce bonheur! J'ignore ce qui m'arrivera plus tard. Non content même de dire: J'ignore, ne vas-tu pas jusqu'à ajouter: " Le temps de notre vie est court et plein d'ennui; l'homme une fois mort ne reparaît plus, et l'on n'en connaît point qui soit revenu des enfers (1) ". Dis au moins que tu n'en connais point, l'aveu de son ignorance est un pas fait vers la connaissance. Je suppose donc que tu me dises: J'ignore ce qui arrivera après la mort; j'ignore si les justes seront heureux et les pécheurs malheureux, ou bien si les uns et les autres seront également rentrés dans le néant. Eh bien ! quand même tu ignorerais cela, tu n'oseras avancer que les pécheurs seront heureux après la mort, et les justes malheureux. Et quand tu serais porté à croire que les uns et les autres auront également perdu toute existence, tu ne peux dire que le sort des impies après la mort sera préférable à celui des justes, et que ceux-ci seront plongés dans le malheur. Non, ton ignorance ne saurait te suggérer cette idée. Tu peux donc dire: J'ignore si les justes seront heureux après leur mort et les impies malheureux, ou bien si les uns et les autres sont insensibles ; si seulement j'étais heureux ici, pendant

1. Sag. II, 1.

que j'ai vie et sensibilité! Mais parler ainsi, ce n'est pas t'être élevé encore; ce n'est pas être allé au-delà des pensées de terre, de poussière, de fumée, de vapeur, de chair, de mort; et si l'impie te semble élevé encore au-dessus des cèdres du Liban, si tu cherches encore sa place et que tu la trouves, c'est que tu n'es pas sorti d'ici encore.

4. Tu cherches sa place, tu la trouves; mais ici effectivement il a sa place en ce monde. Serait-ce sans raison qu'il a été créé par Dieu qui connaît l'avenir, que ce même Dieu le nourrit, fait lever sur lui son soleil et tomber la pluie, l'épargne avec tant de patience malgré sa perversité et ses crimes? Sûrement non. Il a donc ici sa place. Sans doute, nous ne pouvons découvrir toutes les raisons de cette disposition divine, mais Dieu les connaît, lui qui sait disposer toutes choses. Ainsi, pour ne parler pas des autres persécuteurs, quelle place n'occupait pas ici ce misérable Antiochus ? Par lui le peuple de Dieu a été châtié et éprouvé; par lui encore ont été couronnés nos jeunes et saints Macchabées. Voilà pourquoi il avait ici sa place. C'était un méchant prince, mais Celui qui est nécessairement tout bon l'a fait servir au bien. De même, en effet, que les méchants font mauvais usage des créatures qui sont bonnes, ainsi le Créateur qui est bon fait bon usage des méchants. Créateur du genre humain tout entier, il sait quel parti tirer d'eux. C'est l'orfèvre qui porte, qui pèse et qui place le minerai. Pour embellir un tableau, le peintre sait où placer les ombres; et Dieu, pour faire l'ordre dans la création, ne saurait où placer les pécheurs ?

D'ailleurs, si dans les siècles précédents la patience divine n'avait conservé des pécheurs, d'où naîtraient aujourd'hui tant de fidèles? Il épargne donc des méchants, afin qu'ils donnent le jour aux bons, à ceux qui deviennent bons par la grâce de Dieu , attendu que toute la masse du péché est une masse condamnée.

Qu'y a-t-il de plus pervers que le démon? Que de biens cependant Dieu n'a-t-il pas tirés de sa perversité? Sans la méchanceté du traître, le sang du Rédempteur n'eût pas coulé pour notre salut. Lis l'Evangile et vois ces mots qui y sont écrits : " Le diable mit au coeur de Judas le dessein de livrer le Christ (1) ". Le diable est méchant, Judas l'est

1. Jean, XIII, 2.

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aussi; l'instrument est bon pour la main qui l'emploie. Ainsi le démon fit de son instrument un usage mauvais; mais le Seigneur les fit servir au bien l'un et l'autre. Eux voulaient notre ruine : le Seigneur daigna tirer d'eux notre salut.

5. Judas a livré le Christ et a été condamné; il l'a livré, et il est damné encore: le Père aussi l'a livré, et on l'en glorifie. Je le répète, Judas a livré son Maître, et il est condamné; le Fils est livré lui-même et on l'en bénit. Nous savons tous comment Judas a livré le Christ. Peut-être vous attendez-vous à apprendre comment le Père a livré son Fils? Mais vous le savez aussi. Je le redirai néanmoins afin de réveiller vos souvenirs. Ecoute l'Apôtre, il dit de Dieu le Père : " Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (1) ". Ecoute aussi ce qu'il dit du Fils : " Il m'a aimé, et pour moi il s'est livré lui-même (2) ". Voilà déjà le Père qui livre le Fils et le Fils qui se livre lui-même; mais en livrant ainsi ils sont l'un et l'autre Sauveurs, parce qu'ils sont créateurs l'un et l'autre. Qu'a donc fait Judas? Eh! quel bien a-t-il fait? De lui on a tiré du bien, ce n'est pas lui qui l'a fait, car il ne se disait pas : Je vais livrer le Christ pour délivrer genre humain. Judas était inspiré par l'avarice, et Dieu par sa miséricorde. Aussi Judas n'a-t-il été payé que de ce qu'il a fait, et non pas de ce que Dieu a fait par lui.

6. Pourquoi ces réflexions ? C'est que l'impie a réellement sa place en ce monde; c'est que Dieu connaît sûrement ceux qui sont à lui (3); c'est qu'il sait quel parti tirer en leur faveur de ceux qui ne sont pas à lui. Mais toi, si tu l'élèves, si tu foules aux pieds les choses de la terre, si tu ne réponds pas à tort que tu as le cœur au ciel, tu y chercheras la place de l'impie, et tu ne la trouveras pas. Eh ! quelle place aurait-il dans cette vie future? Aurons-nous besoin d'y être exercés encore par les méchants? L'or y a-t-il besoin d'être purifié encore avec la paille ? Le monde entier est comme un immense atelier d'orfèvre; les justes y sont comme l'or, et les impies comme la paille; les tribulations y sont comme le feu, et Dieu même y est l'orfèvre. Quand l'homme religieux loue Dieu, c'est l'or qui brille; quand l'impie le blasphème, c'est la paille qui fume. Sous le poids de la même affliction comme à

1. Rom. VIII, 32. — 2. Gal. II, 20. — 3. II Tim. II, 19.

la chaleur du même feu, l'un se purifie, l'autre se consume, et tous deux néanmoins font éclater la gloire de Dieu.

7. Un mot maintenant, mes bien-aimés, pour vous encourager et moi aussi. Elevons-nous, avec l'aide de Dieu, au-dessus des pensées charnelles, tenons au ciel notre coeur, pensons a la vie future : on y est quand on y a le coeur. Où vois-tu l'impie ? Il n'y sera point. Ici on avait besoin de lui ; là tu le chercheras, mais sans trouver sa place. Vous donc qui vivez de la foi, vous dont le coeur est droit, vous qui comptez sur la félicité future, félicité vraie et éternelle; lorsque vous voyez les humains s'attacher et prendre plaisir aux vaines et trompeuses félicités de cette vie, si vous êtes pieux, gémissez; si vous avez la santé, pleurez.

Voici comment s'accuse lui-même cet homme qui sans doute était déjà au-dessus de la terre, mais qui n'y était pas entièrement, qui n'y était pas assez, et dont les pieds avaient chancelé. Il ne, niait point que Dieu connût tout; mais comme s'il avait eu les pieds ébranlés, il chancela. Il chancela ? Qu'est-ce à dire ? Il hésita. Or, que dit-il en se reprochant de n'avoir pas eu le cœur droit? Pourquoi nies pieds ont-ils chancelé ? " Parce que je me suis indigné contre les pécheurs, en voyant la paix dont ils jouissent ". Je me suis indigné contre les impies; en les voyant riches; j'ai même dit que je ne gagnais, rien à pratiquer la justice, " qu'inutilement je m'étais purifié le cœur et lavé les mains parmi les innocents ". Mais dans cette incertitude, voici comment j'ai commencé à voir la vérité. " Voici comment j'ai commencé à connaître ; ç'a été pour moi un rude travail "; un rude travail pour résoudre cette question. Il y a vraiment fatigue à voir le méchant dans la prospérité et le juste dans l'adversité, pendant que Dieu siège sur son tribunal au-dessus de l'un et de l'autre. C'est donc ce juste Juge qui dispense aux méchants la fortune, et l'infortune aux bons. " C'est pour moi un travail ". Mais jusqu'à quand dure-t-il? " Jusqu'à ce que je sois entré dans le sanctuaire de Dieu et que j'aie jeté les yeux sur les fins dernières ". C'est donc en jetant les yeux sur les fins dernières que tu parviendras au repos que donne la découverte, et que tu échapperas aux tourments de la recherche.

8. Ah ! considère cet avenir suprême où il (500) n'y aura ni méchant heureux ni bon malheureux. Que dit en effet le prophète? " Que n'ai-je pas au ciel? " Je le sais maintenant, mais c'est depuis que je suis entré dans le divin sanctuaire et que j'ai médité les dernières fins. " Que n'ai-je pas au ciel ? " J'y ai l'incorruptibilité, l'éternité, l'immortalité, sans douleur, sans crainte, sans terme à mon bonheur. " Que n'ai-je pas au ciel? " Que ne m'y est-il pas réservé? " Et hors de vous, qu'ai-je voulu sur la terre (1)? — Que n'ai-je pas au ciel? " Puis-je dire ce qui m'y attend? Comment l'expliquer? Aussi ces mots : " Que n'ai-je pas au ciel? " sont plutôt un cri d'admiration qu'un commencement d'énumération. Pourquoi ne pas dire ce qui t'y est réservé ? Eh ! comment dire " ce que l'oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce que le coeur de l'homme n'a point pressenti (2) ? " Foulez aux pieds ce qui est en bas, car ce n'est rien; espérez ce qui est en haut, car on ne saurait l'expliquer ; puis, avec cette foi, ne vous indignez pas à propos des pécheurs quand ils vous paraissent heureux; c'est un faux bonheur, ils sont malheureux réellement. Pour vous, " réjouissez-vous dans le Seigneur (3) "; et si vous avez des richesses, des honneurs, des dignités temporelles, gardez-vous d'y placer pour vous le bonheur.

Quand on sait se réjouir dans le Seigneur et considérer ses fins dernières, la félicité de ce monde n'est pas un honneur, c'est un fardeau. La prospérité du siècle est un danger ; il est à craindre que celui qui en jouit ne se corrompe, non pas le corps, mais le coeur, car c'est une fausse félicité. Aussi les hommes pieux qui semblent être quelque chose dans ce monde ne se réjouissent pas de cela, ils mettent leur joie à accomplir les préceptes du Seigneur. Aux caresses et aux menaces du monde ils

1. Ps. LXXII, 3-25. — 2. I Cor. II, 9. — 3. Ps. XXXI, 11.

préfèrent les divins commandements; tout ce qui est visible, ils le foulent aux pieds; ils s'élèvent au dessus, ils s'y élèvent en esprit et non de corps. Non-seulement ils s'élèvent au-dessus de ce qui est visible, car il est facile de s'élever au-dessus de ce qu'on foule aux pieds; mais ils s'élèvent au-dessus de tout ce qui est muable. Il est vrai : tout ce qui est visible est muable ; mais tout ce qui est muable n'est pas visible; ainsi tout invisible qu'elle soit, l'âme est muable. Elève-toi donc au-dessus de tout ce qui se voit, au-dessus également de tout ce qui ne se voit pas et qui change, pour arriver jusqu'à Celui qui ne se voit pas et qui ne change pas. Arriver jusqu'à lui, c'est arriver jusqu'à Dieu.

9. Maintenant donc vis de la foi, règle ta vie ; comme Dieu est si élevé, nourris tes ailes ; crois ce que tu ne peux voir encore, pour mériter de voir ce que tu crois. Vivons comme des voyageurs, songeons que nous passons et nous pécherons moins. Rendons grâces surtout au Seigneur notre Dieu, de ce qu'il a voulu que le dernier jour de notre vie ne fût ni éloigné ni certain. De la première enfance à la vieillesse décrépite, l'espace est court, en effet. Qu'importerait à Adam d'avoir tant vécu, s'il était mort seulement aujourd'hui ? Qu'y a-t-il de long une fois qu'on est au terme? On ne peut rappeler le jour d'hier; aujourd'hui est poussé par demain, il faut qu'il passe. Durant une vie si courte, conduisons-nous bien, et allons dans cette autre vie d'où l'on ne sort pas. — Maintenant même, tout en parlant, ne passons-nous pas? Les paroles se précipitent en tombant des lèvres; ainsi en est-il de nos actions, de nos honneurs, de notre misère, de notre félicité. Tout passe; mais ne tremblons point: " Le Verbe de Dieu subsiste éternellement (1)".

1. Isaïe, XL, 8.

 

 

 

SERMON CCCII. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. I. AMOUR DE LA VIE ÉTERNELLE.

501

ANALYSE. — Ce discours comprend deux parties bien distinctes : premièrement, l'obligation où nous sommes de travailler pour la vie éternelle ; secondement, des observations adressées au peuple à l'occasion du meurtre d'un soldat mis à mort dans une émeute. — I. Nécessité de travailler pour la vie éternelle. Si nous obtenons tant de grâces temporelles en invoquant les saints, ce n'est pas que ces grâces soient de haut prix ; nous devons en les obtenant exciter en nous la confiance d'être mieux exaucés encore en sollicitant des faveurs spirituelles. La vie présente mérite-t-elle qu'on s'y attache ? Ne sommes-nous pas, comme chrétiens, engagés à travailler de toutes nos forces pour l'éternelle vie?- Et pourtant, ne faisons-nous pas pour elle incomparablement moins que pour la vie présente? Pour celle-ci nous nous dépouillons du nécessaire, même de tout; pour celle-là nous ne donnons pas même le superflu. La vie éternelle est néanmoins si digne de notre amour et l'autre en est si indigne ! Ah ! que saint Laurent était bien mieux inspiré lorsqu'il donnait tout aux pauvres et qu'il appelait les pauvres les richesses de l'Eglise ! — II. Observations à l'occasion d'un meurtre. Ce n'est pas au peuple, c'est à l'autorité civile qu'il appartient de punir les malfaiteurs. Exemple de Jésus-Christ épargnant la femme adultère. On objecte que le soldat mis à mort a fait trop de mal. Il a eu tort, il aurait dû suivre plutôt les lois de l'Evangile et n'opprimer personne ; mais ce n'était pas une oison de le mettre à mort : on est méchant quand on met à mort les méchants. On dit que l'évêque devrait intercéder auprès de l'autorité pour la répression des désordres de ses employés. Vous disons-nous ce que nous faisons auprès d'elle ? Devons-nous à reprendre en public ? Opposez-vous donc à ces émeutes. Ces émeutes n'attirent-elles pas la colère de Dieu, que n'effraie pas le grand nombre ?

1. C'est aujourd'hui la fête du bienheureux saint Laurent, martyr ; et nous avons entendu des lectures appropriées à cette solennité sainte. Nous avons entendu, nous avons chanté plusieurs de ces passages ; nous avons surtout prêté à l'Evangile l'attention la plus soutenue. Mais afin de ne pas célébrer inutilement la fête des martyrs, appliquons-nous à marcher sur leurs traces.

Qui ignore le haut mérite du martyr dont nous venons de prononcer le nom ? Qui a prié à sa mémoire sans être exaucé ? A combien de faibles sa vertu n'a-t-elle pas obtenu des faveurs temporelles dédaignées par lui-même ? C'est qu'il les accordait, non pour entretenir la faiblesse des suppliants, mais pour leur inspirer l'amour de biens préférables à ceux qu'ils obtenaient. Il arrive souvent à un père d'accorder à ses enfants encore petits des jouets de mince valeur, surtout quand ces enfants pleurent s'ils ne les obtiennent. Une fois que ces enfants grandiront et se développeront, le père ne voudrait pas qu'ils restassent attachés à ces bagatelles; il ne les leur accorde pas moins par bonté et par condescendance paternelle. Ainsi leur donne-t-il quelques noix, quand il leur réserve tous ses biens. C'est pour ne décourager pas ces petits dans leur faiblesse que sa bonté leur permet des jeux et des amusements proportionnés à leur âge. Ce sont des caresses plutôt que des leçons. Mais les leçons que nous ont données les martyrs, les enseignements qu'ils ont saisis et saisis de grand cœur, et pour lesquels ils ont versé leur sang, sont compris dans ces mots évangéliques que vous venez d'entendre : "Abondante est votre récompense dans les cieux (1) ".

2. Cependant, mes très-chers frères, il y a deux vies, l'une qui précède et l'autre qui suit la mort, et chacune d'elles a eu et a encore ses partisans. Est-il besoin de faire le tableau de ce qu'est cette courte vie ? Nous sentons à combien d'afflictions et de plaintes elle est sujette; de combien de tentations elle est traversée, de combien de craintes elle est remplie; combien elle est ardente dans ses convoitises, exposée aux accidents; accablée dans l'adversité, fière dans la prospérité; comme elle déborde de joie quand elle gagne, comme elle se tourmente quand elle perd; mais tout en tressaillant de bonheur quand elle gagne, elle tremble, elle craint de perdre ce qu'elle vient d'acquérir , d'être inquiétée pour ce

1. Matt. V, 12.

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qu'elle possède, au lieu qu'elle ne l'était pas lorsqu'elle n'avait rien. N'est-ce pas l'infortune même, une félicité menteuse ? Le petit y cherche à monter, et le grand y craint de descendre. Le pauvre y porte envie au riche, et le riche y dédaigne le pauvre. Qui pourrait d'ailleurs exprimer combien est à la fois profonde et frappante la laideur de cette vie? Cette laideur toutefois compte des amis tellement dévoués, que nous sommes réduits à désirer découvrir un petit nombre au moins d'hommes qui aiment la vie éternelle, dont ils ne peuvent voir la fin, comme on aime cette vie temporelle, qui finit si tôt et qu'on craint de voir finir à chaque instant, lorsqu'elle vient à se prolonger. Mais que faire ? qu'entreprendre ? que dire ? à quelles menaces saisissantes, à quelles exhortations brûlantes recourir pour faire sortir enfin de leur torpeur ces coeurs lourds et insensibles, ces coeurs glacés par le froid amour de la terre et du monde, et pour leur inspirer l'ardeur des choses éternelles ? Oui, que faire ? que dire ? Je le sais, j'y pense de temps en temps ; car ce qui se passe ici chaque jour me suggère suffisamment de considérations.

De l'amour même de cette vie temporelle, monte, s'il est possible, à l'amour de cette éternelle vie qu'ont aimée les martyrs et pour laquelle ils ont méprisé les choses du temps. Je vous en prie, je vous en conjure, je vous y engage et je m'y excite avec vous, aimons la vie éternelle. Je n'en demande pas, davantage, quoiqu'elle mérite beaucoup plus; aimons-la, comme la vie temporelle est aimée de ses partisans, et non comme cette même vie temporelle a été aimée des saints martyrs; Car ils ne l'ont pas ou ils ne l'ont guère aimée, et facilement ils lui ont préféré l'éternelle. Aussi n'est-ce pas aux martyrs que je pensais en disant: Aimons la vie éternelle comme on aime la vie temporelle, je voulais dire: Aimons l'éternelle vie comme la vie temporelle est aimée de ses partisans. C'est d'ailleurs de l'amour de cette vie éternelle que fait profession le chrétien.

3. Si nous sommes devenus chrétiens, c'est pour elle en effet et non pour la vie éternelle. Combien de chrétiens sont enlevés avant la maturité de l'âge, et combien d'impies vivent jusqu'à la vieillesse la plus avancée ! En retour il est aussi beaucoup d'impies qui meurent avant la maturité. Souvent les chrétiens perdent, tandis que les impies gagnent; souvent aussi les impies perdent, tandis que gagnent les chrétiens. Si d'un côté les impies sont sou. vent couverts d'honneur, et les chrétiens de mépris; souvent aussi les honneurs sont pour les chrétiens et les dédains pour les impies.

Ces biens et ces maux étant ainsi répartis sur les uns et sur les autres; lorsque nous sommes devenus chrétiens, mes frères, est-ce dans l'intention d'éviter ces maux et d'acquérir ces biens que nous avons consacré notre nom au Christ et que nous avons abaissé notre front devant son auguste symbole ? Tu es chrétien, tu portes sur ton front la croix du Christ : ce caractère te fait comprendre le sens de tes engagements sacrés. Quand en effet le Christ était suspendu à la croix, à cette croix gravée sur ton front et que tu aimes, non parce qu'elle est le signe d'un gibet,, mais parce qu'elle est le symbole du Christ; quand donc le Christ était suspendu à cette croix, il voyait autour de lui des bourreaux, il supportait leurs outrages et priait pour ces ennemis. Généreux Médecin, pendant qu'on le mettait à mort, il guérissait les malades avec son propre sang. Il dit alors; " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ". Or ce cri ne fut ni vain ni stérile; et bientôt des milliers de ces bourreaux crurent en leur Victime, et apprirent à souffrir pour Celui qui avait souffert pour eux.

Ce signe donc, mes frères, ce caractère que reçoit le chrétien, même en devenant catéchumène, nous fait comprendre que si nous sommes chrétiens , ce n'est pas pour éviter ni pour acquérir les maux ou les biens temporels et passagers, mais pour éviter les maux qui ne passeront pas et pour acquérir les biens qui dureront sans fin.

4. Cependant, mes frères, car j'avais commencé à vous le dire, à vous en avertir, à vous le rappeler, je vous en conjure, considérons à quel degré est aimée de ses partisans cette vie temporelle, dont craignent si fort d'être dépouillés par la mort des hommes condamnés à la mort. Vois-tu ce mortel trembler, fuir, chercher les ténèbres, aviser aux moyens de se défendre, prier, s'agenouiller, être prêt à donner, s'il est possible, tout ce qu'il possède, afin d'obtenir la vie, afin d'obtenir

1. Luc, XXIII, 34.

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de vivre un jour de plus, de prolonger tant soit peu une existence toujours incertaine ? On fait tant pour cette vie temporelle: qui fait rien de semblable pour la vie éternelle ? Adressons-nous à l'ami de la vie présente : Pourquoi tant faire ? pourquoi t'empresser ? pourquoi trembler ? pourquoi fuir ? pourquoi chercher l'obscurité ? Afin de vivre, répond-il ? Afin de vivre vraiment ? — Est-ce afin de vivre toujours ? — Non. — Tu n'entreprends donc pas d'échapper à la mort, mais de la retarder ? Toi qui fais tant pour mourir un peu plus tard, fais donc quelque chose pour ne mourir jamais.

5. Combien nous rencontrons d'hommes qui disent : Que le fisc me dépouille de mes biens, pourvu que je retarde ma mort ! et combien il y en a peu pour dire : Que le Christ me prenne tout, pourvu que je ne meure jamais ! Et pourtant, ô ami de cette vie temporelle, si le fisc te dépouille, il te ruine dans cette.vie ; mais si c'est le Christ, il te conserve tout au ciel. Par amour pour cette vie les hommes veulent à la fois posséder et donner de quoi l'entretenir. Ce que tu te réserves pour vivre, tu le donnes aussi pour vivre, dusses-tu mourir de faim. Tu vas même jusqu'à dire : Qu'on me dépouille, que m'importe ? Je veux mendier. Tu donnes ce qui te fait vivre, disposé, pour vivre, à demander l'aumône; tu donnes même le nécessaire, prêt à mendier dans ce monde; et tu n'es pas prêt, en donnant tort superflu, à régner avec le Christ ?

Pèse bien ceci, je t'en prie. S'il y a dans ton coeur une balance d'équité, sors-la et mets-y ces deux choses : Mendier dans ce monde, et régner avec le Christ. Mais est-il possible de peser ? Ce qui est sur l'un des plateaux n'est rien, comparé à ce qui est sur l'autre. S'il s'agissait ou de régner dans ce monde ou de régner avec le Christ, il n'y aurait point de comparaison à établir. J'ai donc eu tort de te dire de peser ; il n'y a pas ici de contrepoids. " Que sert à l'homme de gagner tout le monde, s'il vient à perdre son âme (1) ? " Or, qui ne perdra pas son âme règnera avec le Christ. Qui règne tranquille en ce monde ? Suppose qu'on y règne tranquillement, y règne-t-on éternellement ?

6. Considérez, comme je le disais d'abord,

1. Matt. XVI, 25.

jusqu'à quel point on aime cette vie; vie temporelle, vie éphémère, vie pleine de laideurs, combien on l'aime ! Pour elle souvent on va jusqu'à se dépouiller complètement et mendier. Veux-tu savoir pourquoi on se dépouille ainsi ? Pour vivre, réplique-t-on. — Malheureux, qu'as-tu aimé et où es-tu parvenu avec cet amour ? Ami malavisé, que diras-tu à cette vie que tu aimes désordonnément? oui, que diras-tu à cette vie que tu aimes ? Dis, parle, flatte-la, si tu le peux; que lui diras-tu? — Voilà à quel état d'indigence m'a réduit l'amour de ta beauté. — Mais je suis laide, te crie-t-elle, et tu m'aimes ? Je suis dure, et tu m'embrasses ? Je suis volage, et tu essaies de me suivre ? Je ne resterai pas avec toi, te crie encore cette amie; si j'y demeure encore quelque temps, je n'y demeurerai pas toujours. J'ai pu te dépouiller, je ne saurais te rendre heureux.

7. Ah ! puisque nous sommes chrétiens, implorons contre les séductions de cette vie désordonnément aimée le secours du Seigneur notre Dieu, et aimons la beauté de cette autre vie que l'oeil n'a point vue, dont l'oreille n'a point entendu parler, et que le coeur de l'homme n'a point pressentie; car c'est celle que Dieu a préparée pour ceux qui l'aiment (1) ; et cette vie n'est autre que lui-même. Vous applaudissez, vous aspirez à cette vie. Aimons-la énergiquement; que Dieu nous accorde de l'aimer. Répandons des larmes, non-seulement pour obtenir de la posséder, mais encore pour obtenir de l'aimer.

Qu'allons-nous vous dire? qu'allons-nous vous prouver ? Ouvrirons-nous des livres pour vous démontrer combien elle est incertaine, combien elle est éphémère, comme elle est presque nulle et combien sont vraies ces paroles : " Qu'est-ce que notre vie ? C'est une vapeur qui parait un moment et qui bientôt sera dissipée (2)? " Tel vivait hier, qui n'est plus aujourd'hui; il y a quelques jours on le voyait, impossible,de le. voir maintenant. On conduit un homme dans sa tombe; on revient tout triste pour l'oublier bientôt. On répète que l'homme n'est rien, l'homme le dit lui-même; et il ne se corrige pas de n'être rien en devenant quelque chose. C'est par la vie où on est quelque chose que les martyrs se sont épris d'amour; c'est elle qu'ils ont

1. Cor. II, 9. — 2. Eph. II, 10.

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acquise; ils y trouvent ce qu'ils ont aimé,, et ils l'auront bien plus abondamment encore à la résurrection des morts. C'est le chemin de cette vie qu'ils nous ont frayé en souffrant autant qu'ils ont souffert.

8. Saint Laurent était archidiacre. Le persécuteur, dit-on, lui demandait les richesses de l'Église, et c'est pour les obtenir qu'il lui fit endurer cette multitude de tourments dont le seul récit fait horreur. Placé sur un gril, il y eut tous les membres brûlés, il y sentit les ardeurs cuisantes de la flamme; mais il avait une telle vigueur de charité, qu'aidé de Celui qui la lui avait donnée, il triompha de toutes les tortures corporelles. " Nous sommes en effet l'ouvrage de Dieu, ayant été créés dans le Christ Jésus pour les bonnes oeuvres que Dieu a préparées afin que nous y marchions (1) ". Voici même ce qu'il fit pour exciter la colère du persécuteur, non dans le but de l'irriter, mais de témoigner de sa foi devant la postérité et de montrer avec quelle sécurité il recevait la mort. " Fais venir avec moi, dit-il, des véhicules, afin que je t'amène les richesses de l'Église ". On lui envoya ces véhicules; il les chargea de pauvres et ordonna qu'on les reconduisît; il disait : " Ce sont là les richesses de l'Église ". Ce qui est indubitable, mes frères : la grande fortune des chrétiens consiste en effet dans les besoins des pauvres; pourvu toutefois que nous sachions où il nous faut conserver ce que nous possédons. Devant nous sont les pauvres; si nous leur donnons pour conserver, nous ne.perdons rien. Ne craignons pas qu'on nous enlève quoi que ce soit : tout est gardé par Celui qui nous a tout donné. Comment découvrir un gardien plus sûr, un plus fidèle débiteur ?

9. Animés de ces pensées, imitons courageusement les martyrs, si nous voulons profiter des solennités que nous célébrons. C'est ce que nous avons toujours dit, mes frères, c'est ce que nous n'avons jamais cessé de vous répéter. Il faut donc aimer l'éternelle vie ; mépriser la vie présente, se bien conduire et compter sur le bonheur. Que celui qui est mauvais, change; qu'une fois changé, on l'instruise ; une fois instruit il doit persévérer. " Qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (2)".

1. Eph. II, 10. — 2. Matt. X, 22; XXIV, 13.

10. Mais beaucoup de méchants tiennent tant de mauvais propos. — Que voudrais-tu ? Que le bien naquit du mal ? Ne cherche pas le raisin sur des épines ; on te l'a défendu. " La bouche parle de l'abondance du coeur (1) ". Si tu peux quelque chose, si tu n'es pas méchant toi-même; souhaite au méchant de devenir bon. Pourquoi maltraiter les méchants? — Parce qu'ils sont méchants, reprends-tu. — Mais en les maltraitant tu te joins à eux. Voici un conseil : Un méchant te déplaît ? fais qu'il n'y en ait pas deux. Tu le réprimandes, et tu te joins à lui ? Tu le condamnes et tu fais comme lui ? Tu veux par le mal triompher du mal ? Triompher de la méchanceté par la méchanceté ? Il y aura alors deux méchancetés qu'il faudra vaincre l'une et l'autre. Ne connais-tu pas le conseil que ton Seigneur t'a fait donner par son Apôtre : " Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien (2) ? " Il est possible que cet homme soit pire que toi ; mais comme tu es mauvais ici, il y a deux méchants, et je voudrais que l'un de vous au moins fût un homme de bien. Enfin on le maltraite jusqu'à le faire mourir. Pourquoi le maltraiter encore après la mort, quand son cadavre est insensible et qu'on ne déploie plus contre lui qu'une rage coupable et stérile ? C'est de la folie, et non de la vengeance.

11. Que vous dirai-je encore, mes frères, que vous dirai-je ? De n'aimer pas ces désordres ? Irai-je croire que vous les aimez? Loin de moi d'avoir sur vous de telles idées ! Il ne suffit pas, non il ne suffit pas que vous ne les aimiez point ; on doit exiger de vous autre chose. Nul ne doit se contenter de dire: Dieu sait que je ne voulais pas qu'on fît cela. Ne pas y avoir pris part, n'y avoir pas consenti voilà bien deux choses ; mais ce n'est pas encore assez. Il ne suffisait point de ne pas consentir, il fallait encore s'opposer. Il y a pour les méchants des juges, il y a des pouvoirs établis. " Ce n'est pas sans raison, dit l'Apôtre, que le pouvoir porte le glaive; car il est le ministre de Dieu dans sa colère " : mais " contre celui qui fait le mal ". Le ministre de la colère divine contre celui qui fait le mal. " Si donc tu fais le mal, poursuit-il, crains. Ce n'est pas sans raison qu'il porte le glaive. Veux-tu ne craindre pas le pouvoir? Fais

1. Luc, VI, 45. — 2. Rom. XII, 21.

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le bien, et par lui tu seras glorifié (1)".

12. Quoi donc ? observera-t-on, est-ce que saint Laurent avait fait le mal, lui qui a été mis à mort par le pouvoir? Comment s'appliquent à lui ces mots: " Fais le bien, et par lui " tu seras glorifié " ; puisque c'est pour avoir, fait le bien qu'il a été si cruellement torturé par le pouvoir? — Pourtant, si le pouvoir n'avait servi à le glorifier, serait-il aujourd'hui honoré, exalté, comblé par nous de tant d'éloges? Ainsi le pouvoir malgré lui-même a servi à le glorifier. Aussi bien l'Apôtre ne dit pas : Fais le bien et le pouvoir te glorifiera. De fait les apôtres et les martyrs ont tous fait le bien, et au lieu de les louer, les puissances publiques les ont mis à mort. L'Apôtre te tromperait donc s'il te disait : Fais le bien, et la puissance te glorifiera. Mais il a fait attention; il a médité, pesé, adopté, châtié son langage. Remarquez bien ces mots : " Fais le bien, et "parelle tu seras glorifié " ; soit qu'elle te loue elle-même, si elle est bonne; soit que, si elle est injuste et que tu meures pour la foi, pour la, justice, pour la vérité, elle travaille à ta gloire par ses cruautés mêmes, non pas en le louant, mais en te donnant occasion de mériter des louanges. Ainsi donc fais le bien, et tu en jouiras avec sécurité.

13. Ce méchant toutefois a fait tant de mal; il a opprimé tant de malheureux, les a réduits en si grand nombre à l'indigence et à la mendicité. — Pour lui, il y a des juges, il y a des pouvoirs établis. L'État est organisé; " puisque les pouvoirs qui existent ont été établis de Dieu (2) ". Pourquoi le maltraiterais-tu? Quel pouvoir en as-tu ?Aussi ces actes ne sont-ils pas des supplices publics, ce sont des assassinats manifestes. Voulez-vous plus encore ? Considérez les divers degrés de la hiérarchie. Quand un homme est condamné au dernier supplice, quand le glaive est déjà suspendu sur sa tête, nul autre n'a le droit de le frapper que celui qui a reçu cette mission spéciale. Le bourreau qui donne la question est seul chargé de frapper le condamné. Voici un homme réservé par le tribunal au dernier supplice; que le greffier vienne à le frapper, tout condamné que soit cet homme, le greffier à son tour est condamné comme homicide. Encore une fois, tout condamné que soit celui qu'il met à mort, quoiqu'il n'attende plus que le

1. Rom. XIII, 3, 4. — 2. Rom. XIII, 1-4.

châtiment suprême, comme il est frappé irrégulièrement, il y a homicide. Mais, s'il y a homicide à frapper sans ordre un homme condamné à mort : comment caractériser, je vous le demande, la volonté de tuer un homme qui n'a été ni entendu ni jugé, et sur lequel, tout méchant qu'il soit, on n'a reçu aucune juridiction ? Nous n'avons garde de soutenir les méchants, ni de dire que les méchants ne sont pas des méchants. C'est aux juges à rendre compte de leur conduite envers eux. Pourquoi voudrais-tu, toi, prendre à ta charge la difficile responsabilité de la mort d'autrui., quand tu n'es revêtu d'aucune puissance ? Dieu t'a déchargé d'un lourd fardeau en ne te faisant pas juge. Pourquoi t'arroger ce qui ne t'appartient pas ? Rends compte de ta propre conduite.

14. O Seigneur, de quel trait vous avez frappé au coeur ceux qui cherchent à frapper leur prochain, lorsque vous avez dit : " Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ". Cette parole grave et saisissante leur perça le coeur, ils virent à découvert leurs consciences , ils rougirent devant la justice qui leur parlait, et s'en allant l'un après l'autre, ils laissèrent seule cette malheureuse femme. Mais non, la pécheresse n'était pas seule ; avec elle était son Juge , son Juge qui ne la jugeait pas encore et qui lui offrait sa miséricorde. Les bourreaux une fois partis, il n'y avait plus effectivement que la misère et la miséricorde en présence l'une de l'autre. " Personne ne t'a condamnée ? " dit le Seigneur, à l'adultère. " Personne, Seigneur ", reprit-elle. — " Ni moi non plus je ne te condamnerai pas, et garde-toi de pécher à l'avenir (1) ".

15. Mais ce soldat m'a fait tant de mal. — Je voudrais savoir si, soldat à ton tour, tu ne ferais rien de semblable. Nous ne voulons pas toutefois que se conduisent de la sorte les soldats qui oppriment les pauvres; nous voulons au contraire qu'eux aussi écoutent l'Évangile, car ce n'est pas la milice, mais la malice qui fait obstacle au bien. Quand les soldats venaient demander le baptême à saint Jean, ils lui disaient: " Et nous, que ferons-nous ? N'usez de violence ni de fraude envers personne, répondait saint Jean, et contentez-vous de votre paye ". Réellement, mes frères,

1. Jean, VIII, 3-11.

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si les soldats agissaient ainsi, l'Etat serait heureux.

Il faudrait qu'outre les soldats, les leveurs d'impôts fussent aussi comme le dit saint Jean au même endroit. Les publicains, en d'autres termes les leveurs d'impôts, lui demandant en effet : " Nous aussi, que ferons-nous ? " il leur répondit: " N'exigez rien de plus que ce qui vous a été prescrit". Voilà des avis pour le soldat, en voilà aussi pour le leveur d'impôts ; en voici d'autres pour le propriétaire : " Que celui quia deux tuniques en donne une à qui n'en a pas; et que celui qui a de quoi manger fasse de même (1) ". Nous voulons que les soldats soient dociles aux leçons du Christ ; soyons-y dociles nous-mêmes. Le Christ n'est-il que pour eux et n'est-il pas pour nous ? Tous écoutons-le et vivons cordialement en paix.

16. Il m'a écrasé dans mon commerce. — A ton tour, as-tu bien fait le commerce ? N'y as-tu trompé personne ? N'y as-tu pas fait de faux serments ? N'y as-tu pas dit : J'en atteste Celui qui m'a conduit sur la mer, j'en atteste la mer elle-même, j'ai acheté cela tant, quoique tu ne l'aies pas acheté ce que tu déclares ? Je vous le dis formellement et avec toute la liberté que Dieu me donne, mes frères, il n’y a que des méchants pour maltraiter les méchants. Le pouvoir a des obligations différentes, et souvent le juge est contraint à tirer l'épée et à frapper malgré lui. Autant que la chose dépendait.de lui, il était prêt à rendre un arrêt non sanglant ; mais il ne voulait point la ruine de l'ordre public : c'est sa profession, son autorité, son devoir. Ton devoir à toi n'est-il pas de dire à Dieu : " Délivrez-nous du mal (2)? " O toi qui dis : " Délivrez-nous du mal", je prie Dieu de te délivrer de toi-même.

17. En résumé, mes frères, que pouvons-nous éviter ? Tous nous sommes chrétiens ; mais nous portons, nous, un fardeau plus lourd encore. Souvent on dit de nous : Il est allé trouver telle autorité ; qu'est-ce qu'un évêque peut avoir à faire avec elle ? — Tous cependant vous savez que vos propres besoins nous font aller où nous n'aimons pas ; nous forcent à regarder, à nous arrêter à la porté, à attendre l'entrée des grands et des petits, à nous faire annoncer, à être enfin admis avec

Luc, III, 11-14. — 2. Matt. VI, 13.

peine, à supporter des humiliations, à prier, à obtenir parfois, et d'autres fois à sortir avec tristesse. Qui de nous voudrait souffrir tout cela, sans y être forcé ? Qu'on nous laisse, qu'on ne nous impose pas cette charge, que nul ne nous contraigne ; oui, qu'on nous accorde cela, débarrassez-nous de ce fardeau. Nous vous en prions, nous vous en conjurons, que nul- ne nous force plus : nous ne voulons pas avoir affaire avec les autorités, Dieu sait qu'on nous fait violence. D'ailleurs nous nous conduisons envers ces autorités comme nous devons nous conduire envers des chrétiens, si ces puissances sont chrétiennes ; et comme nous devons nous conduire envers des païens, si elles sont païennes, car nous voulons à tous du bien.

Je devrais, dit-on, engager ces autorités à faire le bien. Les y engagerons-nous devant vous ? L'avons-nous fait jamais, je vous le demande ? Vous ignorez si nous leur avons donné des avis, oui ou non. Je suis sûr que vous l'ignorez et que vous jugez témérairement. Permettez-moi cependant de le dire encore, mes frères ; on peut me dire, à propos d'une autorité: S'il avait averti ce magistrat, ce magistrat aurait fait le bien. Eh bien ! c'est ma réponse, je l'ai averti, mais il ne m'a pas écouté ; je l'ai averti, quand je ne t'avais pas pour témoin. Comment avertir le peuple en particulier? Nous pouvons bien donner à un homme un avertissement secret, lui dire, quand personne n'est présent : Fais ceci, fais cela ; qui prendra le peuple à l'écart et l’avertira sans que personne en sache rien?

18. C'est ce malheur (1) qui nous a contraint de vous parler ainsi, pour n'avoir pas à rendre de vous un compte funeste à Dieu, pour ne nous exposer pas à entendre ce reproche C'était à toi de l'avertir, de lui donner; comme à moi, de recueillir (2).

Eloignez-vous donc, oui éloignez-vous complètement de ces actions sanglantes. Lorsque vous voyez ou qu'on vous rapporte des faits semblables, ne cherchez à exciter en vous que de la pitié. — C'est un méchant qui est mort. Il n'en est que plus à plaindre, à plaindre comme mort et comme méchant. Il faut le plaindre doublement, car il est deux fois mort, éternellement et temporellement. S'il était mort en bon état, nous n'éprouverions

1. L'homicide commis. — 2. Luc, XIX, 23.

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que la tristesse humaine d'être séparé de lui, quand nous aurions voulu qu'il vécût encore avec nous. Il nous faut pleurer davantage les méchants, puisqu'à la suite de cette vie ils ont en partage les peines éternelles. Votre devoir est donc de plaindre, mes frères, de plaindre et non de maltraiter.

19. Mais, je l'ai dit, il ne suffit pas, non, il. ne suffit pas de s'abstenir, de gémir même ; il faut de plus vous opposer de toutes vos forces à ce que peut faire le peuple. Je ne prétends pas, mes frères, que chacun de vous puisse sortir et le réprimer, ce peuple; nous ne le pouvons nous-mêmes : mais chacun, sans sortir de chez lui, peut arrêter son fils, son serviteur, son ami, son voisin, son client, son inférieur. Traitez avec eux, pour les détourner de ces actes. Persuadez quand vous pouvez ; employez même la sévérité, quand vous avez de l'autorité. Je sais une chose, et tous la savent comme moi, c'est que dans cette ville il y a beaucoup de maisons où il ne se rencontre pas un seul païen, et qu'il n'en est aucune où il n'y ait des chrétiens. Si même on y regarde de près; il n'y a mime aucune maison où il n'y ait plus de chrétiens que de païens. C'est vrai, vous l'admettez. Si donc les chrétiens s'y opposaient, il ne se commettrait pas de ces désordres. A cela, rien à répondre. Il pourrait sans doute y avoir des désordres secrets, mais non des désordres publics, si les chrétiens voulaient qu'il n'y en eût pas. Chacun en effet retiendrait son serviteur, son fils ; le jeune homme serait arrêté par la sévérité de son père, de son oncle, de son précepteur, d'un bon voisin, par la sévérité même des réprimandes de son aîné. Ah ! si on se conduisait ainsi, que de maux et de chagrins on nous épargnerait !

20. Mes frères, je redoute la colère de Dieu. Dieu ne s'effraie pas du grand nombre. On a bientôt fini de dire : Ce que le peuple a fait, il l'a fait ; qui punira le Peuple ? — Qui ? Pas même Dieu ? Dieu a-t-il eu peur du monde entier, en envoyant le déluge ? A-t-il eu peur -de toutes les villes de Sodome et de Gomorrhe, en les faisant consumer par le feu du ciel ? Je ne veux point parler des calamités actuelles ; hélas ! qu'elles sont cruelles et universelles aussi bien que leurs conséquences ! Je n'en veux point parler, pour ne paraître pas blesser. Mais Dieu, dans sa colère, a-t-il distingué les coupables des innocents ? Il a confondu ceux qui faisaient le mal avec ceux qui ne les empêchaient pas.

21. Résumons enfin ce discours, mes frères. Nous vous recommandons, nous vous prions, au nom du Seigneur et de sa mansuétude, de vivre avec douceur, de vivre en paix. Laissez les autorités accomplir tranquillement les devoirs dont elles rendront compte à Dieu et à leurs supérieurs ; et toutes les fois que vous avez une requête à présenter, présentez-la avec respect et sans bruit. Ne vous mêlez pas à ceux qui font le mal et qui maltraitent d'une manière aussi malheureuse que désordonnée ; loin de vous le désir d'être même simples spectateurs d'actes pareils. Que chacun dans sa demeure et dans son voisinage emploie toute son influence sur ceux avec qui il a des rapports de parenté ou d'amitié, pour les avertir, les persuader, les, instruire et les reprendre efficacement ; employez même des menaces pour détourner de si grands maux ; et afin que Dieu prenne enfin pitié de nous, mette un terme aux calamités humaines, ne nous traite pas selon nos péchés, ne nous rende pas selon nos iniquités ; qu'il éloigne de nous nos crimes comme l'Orient est éloigné de l'Occident (1), et que pour la gloire de son nom il nous délivre, nous pardonne nos péchés et empêche les gentils de demander: Où est leur Dieu (2) ?

1. Ps. CII, 10, 12. — 2. Ps. LXXVIII, 9, 10.

 

 

 

 

SERMON CCCIII. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. II. RÉCOMPENSE, DU MARTYRE.

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ANALYSE. — La foi de saint Laurent et le mépris qu'il a fait du monde sont admirables. Imitons cette foi et ce mépris da monde, et nous aurons part à sa magnifique récompense.

1. Le martyre de saint Laurent est illustre, mais à Rome, et non ici : tant je vous vois en petit nombre ! Autant il est impossible de cacher Rome, autant il le serait de voiler la gloire de saint Laurent. Comment pourrait-il se faire qu'elle fût cachée encore à cette ville? Je l'ignore. Peu de mots donc à vous qui êtes si peu. Fatigués d'ailleurs et accablés de chaleur comme nous le sommes, nous ne pouvons pas beaucoup.

Saint Laurent était diacre ; il suivit les Apôtres, c'est-à-dire qu'il exista peu de temps après eux. Or, comme une de ces persécutions que vous venez d'entendre prédire aux chrétiens dans l'Evangile sévissait avec fureur à Rome ainsi que partout ailleurs, on demanda à Laurent, en sa, qualité d'archidiacre, de livrer les richesses de l'Eglise. Il répliqua, dit-on : " Qu'on envoie des chars avec moi, afin que j'y transporte les trésors de l'Eglise ". L'avarice s'ouvrit à l'espérance; mais la sagesse savait que faire. Les ordres furent promptement donnés, et il partit autant de chars qu'en demanda Laurent. Or, il en demanda beaucoup, et plus il y en avait, plus on nourrissait l'espoir d'un riche butin. Saint Laurent remplit ces chars de pauvres, revint avec eux; et comme on lui demandait : Qu'est-ce que cela? " Ce sont, reprit-il, les trésors de l'Eglise ". Ainsi joué, le persécuteur fit allumer des feux, mais le saint diacre n'était pas froid à les redouter; si le bourreau était comme embrasé de fureur, l'âme du martyr était plus encore embrasée de charité. Qu'arriva-t-il encore? On apporta un gril, le saint y fut rôti. Quand il eut un côté brûlé, on rapporta qu'il souffrit ces tourments avec une telle tranquillité, que se réalisa en lui ce que nous venons d'entendre dans l'Evangile : " Dans votre patience vous posséderez vos âmes (1) " ; quand donc il fut brûlé, il dit avec une patience tranquille : " C'est déjà cuit; il ne vous reste plus qu'à me retourner et à me manger ".

Tel fut son martyre, telle est la gloire dont il est couronné. Ses bienfaits brillent à Rome avec tant d'éclat, qu'il est absolument impossible de les nombrer. Saint Laurent est donc un,de ceux dont le Christ a dit : " Qui perdra pour moi son âme, la sauvera (2) ". Il sauva la sienne par sa foi, par son mépris du monde, par le martyre. Quelle n'est pas sa gloire auprès de Dieu, puisqu'il reçoit tant d'honneur au milieu des hommes ?

2. Marchons sur ses traces en imitant sa foi, en imitant aussi son mépris du monde. Ce n'est pas seulement aux martyrs que sont promises les célestes récompenses ; c'est à tous ceux qui suivent le Christ avec une foi entière et une parfaite charité. La Vérité même ne promet-elle pas les honneurs des martyrs quand elle dit : " Nul ne laisse sa maison, ou son champ, ou ses parents, ou ses frères, ou son épouse, ou ses fils, sans recevoir sept fois autant durant cette vie; mais au siècle futur, il jouira de la vie éternelle (3)? "

Est-il rien de plus glorieux à l'homme que de vendre tout .ce qu'il a pour acheter le Christ, que d'offrir à Dieu ce que Dieu agrée davantage, la vertu d'une âme incorruptible, les pures louanges de la dévotion; que d'escorter le Christ lorsqu'il viendra tirer vengeance de ses ennemis ; que de siéger à ses côtés, quand il s'assiéra sur son tribunal; que de devenir son cohéritier, que d'être égalé aux anges, que de jouir, avec les patriarches, les

1. Luc, XXI, 19. — 2. Ib. IX, 24. — 3. Matt. XIX, 29.

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Apôtres et les prophètes, de la possession du royaume des cieux? Quelle persécution peut abattre ces pensées, quels tourments peuvent en triompher? Quand une âme vigoureuse, forte et constante s'appuie sur ces idées religieuses, elle reste immobile devant toutes les terreurs diaboliques, devant toutes les menaces du,monde, car elle puise son énergie dans la foi certaine et inébranlable de l’avenir. La persécution ferme ses yeux, mais le ciel s'ouvre ; l'Antéchrist menace, mais le Christ soutient ; on endure la mort, mais la mort est suivie de l'immortalité; on perd le monde en le quittant, mais on reçoit le paradis en échange ; la vie temporelle s'éteint, mais on renaît à la vie éternelle. Quelle gloire et quelle félicité de quitter la terre plein de joie; de la quitter comblé d'honneur au milieu des tourments et des angoisses ; de fermer un moment les yeux aux hommes et au monde, et de les ouvrir aussitôt pourvoir Dieu, même en allant heureusement vers lui ! Avec quelle rapidité on quitte la terre pour prendre sa place dans les célestes royaumes !

Voilà ce qu'il faut embrasser par l'esprit et la. pensée, méditer le jour et la nuit. Que la persécution trouve en cet état le soldat de Dieu : une vertu si bien disposée au combat restera invincible. Est-on appelé avant l'heure du combat? La foi ainsi disposée au martyre reçoit sans retard sa récompense de la justice de Dieu. A la lutte, durant la persécution, à la constance en temps de paix, est accordée la couronne.

 

 

 

 

SERMON CCCIV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. III. IMITER JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE. — En donnant aux fidèles le sang du Sauveur, saint Laurent a compris qu'il devait offrir à Jésus-Christ son propre sang. Mais les seuls martyrs ne sont pas appelés à imiter le Fils de bien; saint Pierre semble enseigner que sa passion ne profitera qu'à ceux qui marchent sur ses traces. Donc imitons son humilité en obéissant comme lui, sa douceur en ne nous vengeant pas, son mépris des choses de la terre en vivant intérieurement dans le ciel. Mais il faut pour cela une invincible charité. C'est à son ardente charité que saint Laurent doit la victoire : sans elle il eût été vaincu.

1. Voici le jour où a triomphé le bienheureux Laurent; le jour où il a foulé aux pieds la rage du monde et méprisé ses caresses; le jour où il l'a ainsi emporté sur les persécutions de l'enfer : c'est Ce que nous assure l'Eglise romaine. Tout Rome redit en effet combien est glorieuse 'la couronne du saint martyr, quelle multitude de vertus, semblables à des fleurs variées, la font briller d'un vif éclat.

On vous le répète habituellement: il exerçait dans l'Eglise même l'office de diacre. C'est là qu'il dispensait le sang divin du Christ, c'est là aussi que pour le nom du Christ il versa son propre sang. Il s'était donc assis avec prudence à la table du Tout-Puissant, de cette table dont viennent de nous parler ainsi les proverbes de Salomon : " Es-tu assis pour manger à la table d'un puissant ? Considère avec attention ce qui t'est servi, et en y portant la main, sache que tu dois le traiter semblablement (1) ". Quel est le sens mystérieux de ce festin ? Le saint apôtre Jean le fait connaître clairement quand il dit : " De même que le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous donner la nôtre pour nos frères (2) ". Saint Laurent comprit cette leçon, mes frères, il la comprit et la pratiqua, car il se disposait à rendre ce qu'il prenait à la table sacrée. Plein d'amour pour le Christ durant sa vie, il l'imita dans sa mort.

2. Nous donc aussi, mes frères, imitons le

1. Prov. XXIII, 1, 2. — 2. I Jean, III, 10.

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Christ si nous l'aimons véritablement. Pouvons-nous lui mieux témoigner notre amour qu'en imitant son exemple? Aussi bien " le Christ a souffert pour nous, nous laissant son exemple pour que nous marchions sur ses traces (1)". L'apôtre Pierre en parlant ainsi semble avoir compris que le Christ n'a souffert que pour ceux qui marchent sur ses traces, et que sa passion ne profite qu'à eux. Les saints martyrs l'ont suivi jusqu'à répandre leur sang, jusqu'à souffrir pour lui; toutefois ils ne sont pas les seuls pour l'avoir suivi. Après leur passage, le pont n'a pas été détruit, ni la fontaine tarie après qu'ils y ont bu. Quelle est, d'ailleurs, l'espérance des vrais fidèles, soit qu'ils vivent dans la chasteté et l'union sous le joug du pacte matrimonial, soit qu'ils domptent les appétits de la chair dans la continence de la viduité, soit même qu'aspirant au point culminant de la sainteté et couronnés des fleurs toujours fraîches de la virginité, ils suivent l'Agneau partout où il va? Quelle est leur espérance et la nôtre à tous en même temps, s'il n'y a pour suivre le Christ que ceux qui versent pour lui. leur sang ? L'Eglise notre mère va-t-elle donc perdre tous ces enfants, à qui elle a donné le jour avec d'autant plus de fécondité qu'elle jouissait d'une paix plus complète ? Doit-elle pour ne les perdre pas, demander des persécutions, demander des épreuves nouvelles? Nullement, mes frères. Eh ! comment peut-elle demander des persécutions, elle qui crie chaque jour : " Ne nous jetez pas dans la tentation (2)?"

Il y a, il y a, oui, mes frères, il y a dans ce jardin du Seigneur, non-seulement la rose des martyrs, mais encore le lis des vierges, le lierre des époux et la violette des veuves. Non, mes bien-aimés, il n'y a aucun état dans le genre humain, qui puisse désespérer de sa vocation. Pour tous le Christ a souffert, et l'Ecriture dit avec vérité: " Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils parviennent à la connaissance de la vérité (3) ".

3. Etudions maintenant comment sans répandre son sang et sans être exposé au martyre, le chrétien doit imiter Jésus-Christ. L'Apôtre dit, en parlant du Seigneur : " Il avait la nature divine et il ne crut pas usurper en s'égalant à Dieu ". Quelle majesté ! " Mais il s'est anéanti lui-même en prenant une

1. I Pierre, II, 21. — 2. Matt. VI, 13. — 3. I Tim. II, 4.

nature d'esclave, en se faisant semblable aux hommes et reconnu homme par l'extérieur". Quelle humilité ! Le Christ s'est abaissé: voilà, chrétien, à quoi t'attacher. Le Christ " s'est fait obéissant " : pourquoi t’enorgueillir ? Jusqu'où le Christ a-t-il.obéi ? Jusqu'à s'incarner, tout Verbe qu'il était; jusqu'à partager notre mortalité, jusqu'à être trois fois tenté par le diable, jusqu'à endurer les dérisions du peuple, jusqu'à souffrir d'être conspué et en. chaîné, d'être souffleté et flagellé; si ce n'est pas assez, " jusqu'à mourir" : et si le genre de mort est encore capable d'y contribuer davantage, "jusqu'à mourir sur la croix (1) ". Tel est le modèle d'humilité qui doit servir de remède à notre orgueil.

O homme ! pourquoi donc t’enfler? Pourquoi te tenir si raide, ô peau de cadavre? Pourquoi te gonfler, pourriture infecte ? Tu t'animes, tu gémis, tu t'échauffes, parce que je ne sais qui, t'a fait quelque injure. Pourquoi demander à te venger ? Pourquoi cette soif ardente de représailles? Pourquoi n'être tranquille qu'après avoir frappé celui qui t'a frappé ? Si tu es chrétien, cède le pas à ton Roi; que le Christ se venge d'abord, car il ne s'est pas vengé encore, lui qui a tant souffert pour l'amour de toi. Cette haute majesté pouvait sans doute ne rien souffrir ou se faire justice immédiatement. Mais plus le Christ était puissant, plus il a voulu être patient; car " il a souffert pour nous, il nous a donné l'exemple afin que nous marchions sur ses traces ".

Ainsi donc vous le reconnaissez, mes bien-aimés, sans verser son sang, sans aller jusqu'à être enchaîné, emprisonné, flagellé, déchiré par les ongles de fer, nous pouvons souvent imiter le Christ.

Mais après avoir parcouru ces humiliations et avoir dompté la mort, le Christ est monté au ciel : suivons l'y encore. Ecoutons l'enseignement.d'un Apôtre: " Si vous êtes ressuscités avec le Christ, goûtez les choses d'en haut, puisque le Christ y est assis à la droite de Dieu ; cherchez les choses d'en haut et non, les choses de la terre (2) ". Qu'on repousse tous- les plaisirs temporels auxquels peut entraîner le monde; qu'on méprise toutes les souffrances et tous les désagréments dont il menace. En agissant ainsi, on peut être sûr de marcher sur les traces du Christ et d'avoir le

1. Philip. II, 6-8. — 2. Colos. III, 1, 2.

droit de dire avec l'apôtre saint Paul: " Notre vie est dans les cieux (1) ".

4. Afin toutefois que la vertu soit alors invincible, il faut que la charité ne soit pas une feinte charité. Aussi la, vraie vertu nous vient-elle de Celui qui répand la charité dans nos coeurs (2). Saint Laurent n'aurait-il pas redouté les feux extérieurs sur lesquels on le jetait, si en lui n'avait brûlé la flamme intérieure de la charité ? Si donc, mes frères, ce martyr glorieux n'avait point peur des flammes épouvantables qui calcinaient son corps, c'est que son coeur était enflammé du désir le plus ardent des joies célestes. Comparée à l'ardeur, qui brûlait son âme, la flamme allumée par les persécuteurs était toute froide. Aurait-il pu supporter des douleurs si

1. Philip. III, 20. — 2. Rom. V, 5.

multipliées et si aiguës, s'il n'eût aimé les chastes délices des récompenses éternelles ? Aurait-il enfin méprisé cette vie, s'il n'eût été attaché à une vie meilleure? " Qui pourra vous nuire ", dit l'apôtre saint Pierre ? " qui pourra vous nuire, si vous êtes attachés au bien (1)? " Quelque mal que te fasse endurer le persécuteur , que l'amour du bien t'empêche de fléchir. Car en aimant de tout ton coeur ce qui est bien, tu endureras avec patience et avec égalité d'humeur tous les maux possibles. En quoi tous les tourments infligés par les bourreaux à saint Laurent, lui ont-ils nui ? N'est-il pas vrai que les supplices l'ont rendu plus illustre, et qu'en lui procurant une mort précieuse, ils nous ont ménagé ce grand jour de fête?

1. Pierre, III, 13.

 

 

 

SERMON CCCV. FÊTE DE SAINT LAURENT, MARTYR. IV. HAÏR SON ÂME C'EST L'AIMER.

ANALYSE. — C'est en mourant que Jésus-Christ s'est multiplié; c'est en mourant aussi que les martyrs ont fécondé le monde. Jésus-Christ nous dit que nous devons également nous haïr : c'est la meilleure manière de nous aimer. Or, nous devons avoir confiance en Jésus-Christ quand il nous enseigne cette vérité, comme lorsqu'il nous enseigne toutes les autres ; car il y a en lui la toute-puissance, attendu qu'il s'est ressuscité, et pour nous une inexprimable bonté de condescendance. Donc, appuyons-nous sur lui et espérons en lui.

1. Votre foi connaît le grain mystérieux qui est tombé en terre et qui s'est multiplié en y mourant. Oui, votre foi connaît ce grain mystérieux, puisqu'il habite en vos coeurs. Aucun chrétien ne doute, en effet, que le Christ n'ait alors parlé de lui-même. Mais après la mort et la multiplication de ce grain, d'autres grains ont été semés sur la terre ; de ce nombre est le bienheureux Laurent, et nous célébrons aujourd'hui le jour où il a été semé.

De ces grains répandus par tout l'univers , quelle riche moisson est sortie ! Nous la voyons, nous en sommes heureux, et cette moisson est nous-mêmes, si toutefois, par la grâce de Dieu, nous sommes en état d'être placés dans le grenier. On n'y place pas toute la récolte. Si utile et. si nourrissante que soit la pluie; elle fait croître en même temps le froment et la paille. Ira-t-on enfermer dans le même grenier -la paille et le froment, quoique l'une,et l'autre croissent dans le même champ et soient foulés sur la môme aire? Nullement. Voici donc le temps de fixer son choix. Avant qu'arrive le vannage suprême, qu'on épure ses moeurs ; car aujourd'hui le grain est encore sur l'aire où il se sépare de la paille, et on ne le vanne pas encore pour l'en séparer définitivement.

2. Ecoutez-moi, grains sacrés , car je ne doute pas qu'il n'y en ait ici ; en douter, ce ne serait pas être un bon grain moi-même: écoutez-moi donc, ou plutôt écoutez en moi le grain (512) primordial. N'aimez pas vos âmes durant cette vie, ou plutôt ne consentez pas à les aimer, si vous y êtes portés, afin de les sauver en ne les aimant pas, car en ne les aimant pas, vous les aimez davantage. " Qui aime son âme en ce siècle, la perdra (1) ". C'est ce qu'enseigne le grain mystérieux, le grain qui est tombé en terre et qui y est mort pour se.multiplier qu'on écoute ce qu'il dit, car il ne ment pas. Lui-même a fait ce à quoi il nous engage; il nous a instruits par ses préceptes, et pour nous donner l'exemple, il a marché en avant. Le Christ durant cette vie n'a pas aimé son âme; s'il est venu parmi nous, c'était afin de la perdre, de la donner pour nous et de la reprendre quand il le voudrait.

Il est vrai, tout homme qu'il était, il était Dieu en même temps ; car le Christ est à la fois Verbe, âme et corps, vrai Dieu et vrai homme; mais homme exempt de tout péché, afin de pouvoir effacer le péché du monde, et doué d'une puissance si supérieure qu'il pouvait dire en toute vérité : " J'ai le pouvoir de déposer mon âme; et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre; nul ne me l'enlève; c'est de moi-même que je la dépose, et de moi-même que je la reprends (2) ". Eh bien ! puisqu'il avait une telle puissance, comment a-t-il pu dire : " Maintenant mon âme est troublée (3)? " Comment, avec une telle puissance, cet Homme-Dieu est-il troublé, sinon parce qu'en lui est symbolisée notre faiblesse ? " J'ai le pouvoir de déposer mon âme et j'ai le pouvoir de la reprendre ". Ces paroles montrent le Christ tel qu'il est en lui-même; oui, elles montrent le Christ tel qu'il est en lui-même ; mais quand il se trouble aux approches de là mort, c'est le Christ ,tel qu'il est en toi. L'Eglise serait-elle son corps, s'il n'était en nous en même temps qu'en lui?

3. Ecoute-le donc : " J'ai le pouvoir de donner mon âme et j'ai le pouvoir de la reprendre ; personne ne me l'enlève. — Je me suis endormi ". On lit en effet dans un psaume

" Je me suis endormi". C'est comme si le Sauveur eût dit : Pourquoi ces frémissements, ces transports, cette ivresse des Juifs ?croient-ils avoir fait quelque chose? " Je me suis endormi ". C'est moi, moi qui ai le pouvoir de déposer mon âme; " je me suis endormi ", en la déposant, " et j'ai pris mon sommeil". Mais

1. Jean, XII, 24, 25. — 2. Ib. X, 17, 18. — 3. Jean, XII, 27.

comme il avait aussi le pouvoir de reprendre cette âme, il ajoute : " Et je me suis réveillé ". Afin toutefois d'en rendre gloire à son Père, il poursuit : " Parce que le Seigneur m'a pris dans ses bras (1)". Ces mots : "Parce que le Seigneur m'a pris dans ses bras " , ne doivent pas éveiller dans vos esprits l'idée que le Seigneur ne se serait pas ressuscité lui-même. Le Père l'a ressuscité ; lui aussi s'est ressuscité. Comment prouver que lui aussi s'est ressuscité ? Rappelle-toi ces mots adressés aux Juifs " Renversez ce temple, et en trois jours je le rebâtirai (2) ".

Comprends par là que c'est de son plein pouvoir que le Christ est né d'une Vierge: ce n'était pas une nécessité, c'était un acte de plein- pouvoir; que de son plein pouvoir aussi il est mort, et mort comme il est mort. A leur insu il faisait servir les méchants à ses bons desseins: pour notre bonheur il appliquait à accomplir les projets de sa puissance un peuple frémissant et insensé ; parmi ceux qui lui donnaient la mort, il voyait de futurs disciples qui devaient; vivre avec lui; et en les voyant partager encore les folies d'un peuple insensé, il disait: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne " savent ce qu'ils font (3) ". C'est moi, c'est moi leur médecin-; je leur tâte le pouls; du haut de cet arbre je vois mes malades; je suis attaché et j'étends sur eux ma main ; je meurs et je leur donne la vie; je verse mon sang et je fais avec ce sang un remède pour mes ennemis ; ils sont furieux et le répandent, ils croiront et le boiront.

4. Ainsi donc le Christ Notre-Seigneur et notre Sauveur, le chef de l'Eglise, lui qui est né de son Père sans le concours d'une Mère; oui, Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, considéré en lui-même, a déposé son âme avec plein pouvoir et avec plein, pouvoir il l'a reprise. Ce n'est pas précisément à cause de cette puissance suprême qu'il disait: " Mon âme est troublée " ; c'est nous qu'il personnifiait en lui-même; c'est nous qu'il voyait, qu'il considérait tout fatigués, qu'il prenait en quelque sorte et qu'il ranimait dans ses bras. Il craignait que quand arriverait pour quelqu'un de ses membres le dernier jour, le jour où il lui faudrait quitter la vie, ce membre ne vînt à se troubler par faiblesse, à désespérer de son salut, à dire qu'il n'est pas uni au Christ, puis

1. Ps. III, 6. — 2. Jean, II, 19. — 3. Luc, XXIII, 34.

513

qu'il n'est pas préparé à la mort jusqu'à ne sentir en soi aucun trouble, jusqu'à éprouver assez de dévotion pour n'avoir l'esprit voilé par aucun nuage de tristesse. Ce désespoir eût été un danger, si on s'y fût livré lorsqu'aux approches de la mort on se serait troublé de ne finir que malgré soi une vie malheureuse et d'hésiter à commencer une vie qui ne doit jamais finir. Afin donc de ne pas laisser accabler par ce désespoir ses enfants encore faibles, il les regarde, il recueille dans son sein ces membres débiles, les derniers de ses membres, comme la poule réunit ses poussins sous ses ailes, et c'est à eux qu'il semble s'adresser quand il dit : " Mon âme est troublée " : reconnaissez-vous en moi ; s'il vous arrive quelquefois de vous troubler, ne désespérez pas, levez les yeux vers votre Chef et dites-vous : Lorsque le Seigneur prononçait ces mots : " Mon âme est troublée ", c'est nous qui étions en lui, ce sont nos sentiments qu'il exprimait. Nous nous troublons, mais nous ne sommes pas perdus. " Pourquoi es-tu triste, mon âme ? et pourquoi me troubles-tu? " Tu ne veux pas quitter cette misérable vie? Elle est d'autant plus misérable que tu l'aimes malgré sa misère et que tu refuses d'en sortir; elle le serait moins si tu ne l'aimais pas.

Que n'est donc pas la vie bienheureuse, puisqu'on aime ainsi la vie malheureuse, uniquement parce qu'elle porte le nom de vie ? " Pourquoi es-tu triste, mon âme? et pourquoi me troubles-tu ? " Voici un parti à prendre. Laissée à toi-même, tu succombes ? " Confie-toi au Seigneur (1) ". En toi tu te.troubles? " Espère au Seigneur ", au Seigneur qui t'a choisie avant la formation du monde, qui t'a prédestinée, qui t'a appelée, qui t'a justifiée quand tu étais impie, quia promis de te glorifier éternellement, qui a souffert pour toi la mort qu'il ne méritait pas, qui a pour toi répandu son sang et qui t'a personnifiée en lui-même quand il a dit: " Mon âme est troublée ". Quoi ! tu es à lui et tu trembles ? Comment pourra te nuire le monde, quand pour l'amour de toi est mort Celui qui a fait le monde ? Tu es à lui, et tu trembles ? " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Il n'a pas épargné son propre Fils, mais pour nous tous il l'a livré ; comment ne nous aurait-il pas donné toutes choses aussi avec lui (2) ? " Tiens donc ferme contre ces troubles; ne cède pas à l'amour du siècle. Il provoque, il flatte, il essaie de séduire n'y ajoute pas foi, et attache-toi au Christ.

1. Ps. XLII, 5. — 2. Rom. VIII, 31, 32.

 

 

 

 

 

SERMON CCCVI. LES MARTYRS DE LA MASSE-BLANCHE (1). EN QUOI CONSISTE LE BONHEUR.

ANALYSE. — La mort des saints martyrs semble un malheur aux yeux du monde insensé ; elle est en réalité un bonheur véritable, puisqu'elle les met, comme elle peut nous mettre nous-mêmes, en possession du vrai bonheur. En quoi donc consiste le bonheur? Chacun veut en jouir; mais en quoi consiste-t-il? Examinons ce que tous désirent. Tous désirent vivre et vivre avec la santé ; la vie sans la santé ne mérite pas le nom de vie. Mais si on avait peur de perdre cette vie jointe à la santé, cette peur ne serait-elle pas un tourment ? La vie, pour Faire le bonheur, doit donc être éternelle. Il faut de plus qu'on ne craigne pas d'être trahi, trompé ; conséquemment, que l'on connaisse la vérité, qu'on lise dans le coeur de son prochain. Ainsi la vie heureuse, ou la vie proprement dite, doit être accompagnée de la connaissance de la vérité. Qui nous procurera cette vie bienheureuse ? Evidemment Celui qui a dit : " Je suis la Voie ". Tout donc est dans ces mots : " Je suis la Voie, la Vérité et la Vie "; tout, le bonheur et le moyen d'y parvenir. Pourquoi hésiter de marcher dans cette voie où tant d'autres ont heureusement marché ?

1. Nous avons entendu et nous avons répété dans nos chants : " La mort des saints du Seigneur est précieuse ", mais " à ses yeux (2) ", et non aux yeux des insensés. Car " aux yeux des insensés, ils semblent mourir et leur trépas paraît un mal ". Mal ici ne signifie pas le mal qu'on fait, mais le mal qu'on souffre; il est par conséquent synonyme de peine, et voici le sens du texte sacré : "Aux yeux des insensés ils ont paru mourir, et leur trépas semble être un châtiment; mais ils sont en paix. Si devant les hommes ils ont enduré des tourments " voilà bien le mal qu'on fait, ou l'iniquité; " leur espoir est plein d'immortalité; leur affliction a été légère, et grande sera leur récompense (3). Les souffrances de cette vie ne a sont pas proportionnées à la gloire future a qui éclatera en nous (4) ". Mais tant qu'elle n'éclate pas elle demeure cachée ; et comme elle est cachée, " aux yeux des insensés, les justes semblent mourir ". Or, de ce qu'elle soit cachée aux yeux des hommes, s'ensuit-il qu'elle le soit aux yeux de Dieu qui sait l'apprécier ? Car c'est pour ce motif que " la mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux ". Ainsi donc ce sont les yeux de la foi que nous devons ouvrir à ce mystère caché, afin de croire à ce que nous ne voyons pas encore, et de souffrir avec courage les maux que nous endurons injustement.

2. Pour ne rien perdre en souffrant,

1. Voir le Martyrologe, 24 août. — 2. Ps. CXV, 15. — 3. Sag. III, 25. — 4. Rom. VIII, 18.

adoptons la bonne cause ; la mauvaise cause n'ayant pas à attendre de récompense, mais de justes tourments. Sans doute l'homme n'est pas maître de finir sa vie comme il le voudrait; mais il est maître de régler sa vie de manière à la quitter avec sécurité. Néanmoins il n'aurait pas même cette liberté, si le Seigneur n'avait donné " le pouvoir de devenir enfants de Dieu " ; à qui ? " à ceux qui croient en son nom (1) ". Cette foi est la grande cause défendue par les martyrs, c'est celle qu'ont soutenue les martyrs de la Masse-Blanche. Ils sont une masse, par leur nombre même; une masse blanche, à cause de l'éclat de la cause défendue par eux. En si nombreuse société, pouvaient-ils redouter les brigands? Du reste, chacun d'eux eût-il marché tout seul, ils se seraient trouvés munis contre les attaques nocturnes: leur chemin même était une défense. " A côté du sentier, est-il dit, ils m'ont dressé des embûches (2) ". Aussi n'y tombe-t-on pas lorsqu'on ne s'écarte pas de la voie ; nous en avons la souveraine et sûre promesse dans ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ: " Je suis la Voie, et la Vérité, et la Vie (3)".

3. Tout homme, quel qu'il soit, veut être heureux. Il n'y a personne qui ne le veuille et qui ne le veuille par-dessus tout, qui même ne rapporte uniquement à cela tout ce qu'il veut d'ailleurs.

On est entraîné par des passions diverses;

1. Jean, I, 12. — 2. Ps. CXXXIX, 6. — 3. Jean, XIV, 6.

515

l'un veut une chose, l'autre une autre ; il y a dans le genre humain diverses manières de vivre, et chacun choisit différemment; toutefois, quelque genre de vie que l'on adopte, il n'est personne qui n'aspire à jouir de la vie bienheureuse. Ainsi la vie bienheureuse est le sort que tous ambitionnent; il n'y a de division que sur le moyen d'y arriver, d'y tendre, d'y parvenir enfin. Si par conséquent nous cherchons sur la terre la vie bienheureuse, j'ignore si nous pourrons l'y découvrir. Ah ! ce n'est pas que nous cherchions le mal, mais nous ne cherchons pas le bien où il est. L'un dit: Heureuse la profession militaire. Un autre: Heureux ceux qui cultivent les champs. Il n'en est pas de la sorte, reprend celui-ci : heureux plutôt ceux qui brillent en public devant les tribunaux, qui défendent les intérêts de chacun, et dont la parole devient l'arbitre de la vie ou de la mort de leurs semblables. Cela n'est pas non plus, répliqué celui-là : mais heureux les juges, ceux qui doivent écouter et décider. Ceci est nié encore, il en est qui disent de leur côté: heureux les marins; que de pays ils apprennent à connaître, que de richesses ils amassent ! Ainsi donc, mes très-chers frères, de tant de manières de passer sa vie, il n'en est pas une seule qui plaise à tout le monde; et toutefois la vie bienheureuse a des charmes pour tous. Comment se fait-il que le même genre de vie n'ayant pas les sympathies de tous, tous cependant soient attirés par la vie bienheureuse ?

4. Proposons ici, si nous le pouvons, un idéal de vie bienheureuse dont chacun dise: C'est cela que je veux. Qu'on demande à qui que ce soit s'il veut parvenir à la vie bienheureuse, nul ne répondra: Je ne le veux pas; comme donc nous examinons en quoi consiste cette vie bienheureuse, plaçons-y ce qui est aimé de tous, ce dont personne ne dira: Je n'en veux point. Qu'est donc, mes frères, qu'est-ce que cette vie bienheureuse à laquelle tous aspirent sans que tous la possèdent? Cherchons.

Je demande à un homme: Veux-tu vivre? Cette question fait-il sur lui la même impression que si je lui disais: Veux-tu être soldat? A cette demande : Veux-tu être soldat? quelques-uns répondraient: Je le veux; et d'autres, en plus grand nombre peut-être: Je ne le veux pas. Si je dis au contraire : Veux-tu vivre ? il n'est personne, je crois, qui me réponde : Je

ne le veux pas; car la nature même inspire à tous de vouloir vivre et de ne vouloir pas mourir.

J'ajoute: Veux-tu être en bonne santé? Personne encore, je présume, qui réponde: Je ne veux pas. Personne, en effet, ne recherche la souffrance. La santé est à la fois le seul patrimoine du pauvre et le plus précieux trésor du riche. Et que sert au riche son opulente, s'il n'a point la santé, l'héritage de l'indigent? Le riche échangerait volontiers son lit d'argent avec le cilice du pauvre, si la maladie pouvait être transportée comme son lit.

Voilà donc deux choses, la vie et la santé, qui agréent à tout le monde. En est-il ainsi de l'art militaire ? En est-il ainsi de l'agriculture? En est-il ainsi de la vie de marin? Tous aiment la vie et la santé.

Mais quand on a la vie et la santé, ne cherche-t-on rien davantage? Peut-être, si l'on est sage, qu'on ne doit rien ambitionner de plus. Avec une vie complète et une parfaite santé, chercher encore quelque chose, ne serait-ce point une cupidité désordonnée ?

5. Les impies vivront au milieu des tourments. " Viendra l'heure, dit l'Evangile, où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix; et ceux qui ont fait le bien en sortiront pour ressusciter à la vie; comme ceux qui ont fait le mal, pour ressusciter au jugement (1) ". Les uns donc iront à la récompense, et les autres au supplice; de plus les uns et les autres auront la vie sans qu'aucun d'eux puisse mourir. Ceux qui vivront en jouissant de leur récompense, mèneront une vie délicieuse; ceux qui vivront au milieu des tourments, désireront, s'il était possible, voir finir cette misérable vie; mais personne ne leur donnera la mort pour les délivrer de leurs supplices.

Considère toutefois avec quelle précision s'exprime l'Ecriture : elle n'a pas daigné donner le nom de vie à cette vie misérable; à cette vie qui se prolonge dans les tortures, dans les tourments, dans les feux éternels; par conséquent la vie doit rappeler la gloire, non le noir chagrin, et éloigner toute idée de supplice. Etre toujours dans les supplices, c'est plutôt la mort éternelle qu'une vie quelconque. Aussi l'Ecriture donne-t-elle à cette existence le nom de seconde mort (2), attendu

1. Jean, V, 28, 29. — 2. Apoc. II, 11 ; XX, 6, 14.

516

qu'elle suit cette mort première à laquelle nous sommes tous astreints par notre condition humaine. On l'appelle mort, et seconde mort, quoique personne n'y meure; ou plutôt, ce qui est plus juste, quoique personne n'y vive, car ce n'est pas vivre que de vivre dans les douleurs. Comment prouver que l'Ecriture parle de la sorte ? Le voici, la preuve est dans ce passage que je viens de citer: " Ils entendront sa voix, et ceux qui ont fait le bien sortiront pour ressusciter à la vie ". Il n'est pas dit : A la vie bienheureuse, mais simplement: " A la vie ".

Le seul mot de vie implique l'idée de bonheur; s'il n'en était pas ainsi, on ne dirait pas à Dieu : " En vous est la source de la vie (1) ". Dans ce texte, en effet, on ne lit pas non plus: En vous est la source,de la vie bienheureuse; le terme de bienheureuse n'est pas exprimé, et tu dois le sous-entendre. Pourquoi ? Parce que la vie qui serait malheureuse ne mérite pas le nom de vie.

6. Voici un autre témoignage. Nous en avons déjà cité deux, savoir: " Ceux qui ont fait le bien ressusciteront à la vie " ; puis: " En vous est la source de la vie ". Dans aucun on ne lit le mot bienheureuse et on sait qu'il n'est question que de la vie bienheureuse, car la vie qui n'est pas bienheureuse n'est pas même une vie. Voici donc un autre passage tiré de l'Evangile. Vous connaissez ce riche qui ne voulait point quitter ce qu'il avait, qui s'irritait même à la pensée d'être forcé de laisser sur la terre sa fortune en mourant. Je m'imagine qu'au sein de ses biens immenses, mais pourtant terrestres, la crainte de la mort venait parfois troubler son bonheur et qu'elle lui disait: Tu jouis de ta fortune, mais tu ignores quand tu seras atteint de cette fièvre. Tu recueilles, tu acquiers, tu amasses, tu conserves, tu es dans la joie; mais on va te redemander ton âme, et tous ces biens que tu as amassés, à qui seront-ils (2) ? Cette pensée, comme on peut le croire, venant percer souvent son âme de l'aiguillon de la peur, il aborda le Seigneur et lui dit: "Bon Maître, qu'ai-je à faire pour acquérir la vie éternelle (3) ? " Il craignait de mourir, et il y était forcé; pour lui, aucun moyen d'échapper à la mort. Poussé donc par la nécessité de mourir d'une part, et d'autre part, par le désir de

1. Ps. XXXV,10. — 2. Luc, XII, 20. — 3. Matt. XIX, 16.

vivre, il aborda le Seigneur et lui dit : " Bon Maître, qu'ai-je à faire pour obtenir la vie éternelle ? "

Or, pour ne nous arrêter qu'à ce que nous cherchons, il lui fut répondu, entre autres choses: " Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements (1) ". Voilà bien ce que j'avais promis de prouver. Le riche ne dit pas dans sa demande: " Qu'ai-je à faire pour acquérir la vie " bienheureuse, mais : " pour acquérir la vie éternelle? " Il ne voulait pas mourir, il cherchait donc une vie qui fût sans fin. N'est-il pas vrai, cependant, comme je l'ai dit, que les impies vivent sans fin au milieu des tourments? Mais cette vie à ses yeux n'était pas une vie; il ne regardait pas comme une vie l'existence passée dans les douleurs et les afflictions, il savait que.ce n'était pas une vie et qu'elle méritait plutôt le nom de mort. Aussi parlait-il de vie éternelle, le nom seul de vie rappelant nécessairement l'idée de béatitude. Le Seigneur à son tour ne lui dit pas: Si tu veux parvenir, à la vie bienheureuse, observe les commandements; il ne prononce non plus que le mot seul de vie, il lui dit: " Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements ".

Ainsi donc une vie de tourments n'est pas une vie; il n'y a de vie que la vie bienheureuse ; de plus elle ne saurait être bienheureuse qu'elle ne soit éternelle. Aussi, pour échapper à la crainte de la mort qui lui parlait chaque jour, ce riche de l'Evangile cherchait-il la vie éternelle. Il avait déjà ce qu'il croyait être la vie bienheureuse; car il possédait la fortune et la santé, et vraisemblablement il se disait: Je n'en veux pas davantage, pourvu que je jouisse éternellement de ce que j'ai. Il trouvait une espèce de bonheur dans les plaisirs qu'il se procurait en satisfaisant ses passions insensées. Voilà pourquoi, en ne prononçant que le mot de vie, le Seigneur le détrompa; mais comprit-il? Le Sauveur ne lui dit pas en effet: Si tu veux parvenir à la vie éternelle, celle qu'il cherchait, estimant avoir déjà la vie heureuse ; il ne lui dit pas non plus : Si tu veux parvenir à la vie bienheureuse, attendu que la vie malheureuse ne mérite pas le nom de vie; il lui dit: " Si tu veux parvenir à la vie ", à la vie qui est en même temps éternelle et bienheureuse

1. Matt. XIX, 17.

517

" Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements " ; à la vie par conséquent éternelle et bienheureuse tout à la fois, attendu que si elle n'est pas éternelle, elle n'est pas non plus bienheureuse, et qu'elle n'est pas une vie, si elle est éternelle et douloureuse.

7. Ou en sommes-nous, mes frères? Je vous ai demandé si vous vouliez vivre, et tous vous avez répondu affirmativement; affirmativement encore lorsqu'ensuite je vous ai demandé si vous vouliez la santé. Mais avec la crainte de perdre la santé et la vie, on ne vit plus; la vie alors en se prolongeant n'est qu'une longue crainte. Mais craindre toujours, c'est être toujours tourmenté. Un tourment éternel est-il une éternelle vie ? Voilà, certes, la preuve que la vie n'est pas bienheureuse, si elle n'est éternelle, ou plutôt qu'il n'y a de bonheur que dans la vie; car si elle n'est éternelle, et si elle n'est éternellement satisfaite, elle n'est ni bienheureuse, ni vie même. La chose est claire à nos yeux, tous sont d'accord sur ce point.

Mais ce que nous comprenons, nous. ne le possédons pas encore. Tous cherchent à le posséder, il n'est personne qui n'y travaille ; qu'on soit bon, qu'on soit méchant, on aspire à cela ; celui qui est bon avec confiance, et le méchant, avec impudence. Pourquoi , méchant, chercher ce qui est bon ? Ton désir même ne te dit-il pas quelle improbité il y a pour toi à chercher ce qui est bon quand tu es méchant? Ne veux-tu pas t'emparer, en effet, de ce qui appartient à autrui ? Si donc tu aspires au souverain bien, c'est-à-dire à la vie, pour y parvenir, sois bon. " Si tu veux par",venir à la vie, observe les commandements". Une fois que nous serons en possession de cette vie, aurai-je besoin de demander qu'elle soit éternelle , qu'elle soit bienheureuse ? C'est assez d'avoir dit la vie , car il n'y a de vie que la vie bienheureuse et éternelle , et quand nous y -serons entrés, nous aurons la certitude d'y rester toujours. Si nous y étions avec l'incertitude de savoir si toujours nous y resterions, évidemment nous serions sous l'impression de la crainte. Or la crainte est un tourment, non pour le corps, mais, ce qui est pire, pour le coeur. Quand il y a tourment, y a-t-il bonheur? Aussi serons-nous sûrs de posséder toujours cette vie sans pouvoir la quitter ; d'ailleurs nous habiterons le royaume de Celui dont il est dit : " Et son royaume n'aura pas de fin (1)". De plus, en parlant de la gloire des saints de Dieu, dont la mort est précieuse à ses yeux, la Sagesse disait, comme vous l'avez remarqué à la fin de la lecture : " Et leur Seigneur règnera éternellement (2) ". Ah ! nous serons au sein d'un grand et éternel royaume, d'un royaume grand et éternel, précisément parce qu'il est fondé sur la justice.

5. Là personne ne trompe ni personne n'est trompé, on n'a pas lieu d'y suspecter son frère. En effet, la plupart des maux dont souffre le genre humain, ne viennent que de faux soupçons. D'un homme qui est peut-être ton ami, tu soupçonnes qu'il est ton ennemi ; et ce mauvais soupçon fait de toi l'ennemi acharné d'un sincère ami. Que peut-il faire pour te détromper, quand tu ne le crois pas et qu'il lui est impossible de te montrer son coeur ? Il te dit bien: Je t'aime; mais comme il peut te parler ainsi sans sincérité, puisque le menteur peut emprunter le langage de l'homme, véridique, en ne le croyant pas, tu continues à le haïr. C'est pour te tenir en garde contre ce péché qu'il t'a été dit : " Aimez vos ennemis (3) ". Aime tes ennemis mêmes, chrétien, pour ne t'exposer pas à haïr tes amis. Il est donc bien vrai, nous ne pouvons, durant cette vie, lire dans nos coeurs, " jusqu'à ce que vienne le Seigneur et qu'il éclaire ce qui est caché dans les ténèbres; il manifestera les secrètes pensées de l'âme, et chacun recevra de Dieu sa louange (4) ".

9. Si donc un homme à qui nous aurions complètement foi, venait à nous dire maintenant ; si un prophète, si Dieu même nous disait d'une manière quelconque, en employant qui il lui plairait : Vivez tranquilles, vous aurez tout en abondance, aucun de vous ne mourra, ne sera malade, ne souffrira ; j'ai délivré le genre humain de la mort, je veux que nul n'y soit plus assujetti ; si ce langage nous était adressé, quelle joie nous inspirerait cette espèce de sécurité ! Nous n'ambitionnerions pas davantage , nous le croyons du moins. Pourtant, si Dieu nous faisait parler de la sorte, nous demanderions aussitôt qu'il nous accorde de plus la grâce de lire réciproquement dans nos coeurs et de ne pas nous haïr, de nous connaître, non d'après des conjectures humaines, mais à la lumière divine.

1. Luc, I, 33. — 2. Sag. III, 8. — 3. Matt. V, 44. — 4. I Cor. IV, 5.

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Est-ce que je voudrais m'inquiéter, si mon ami, si mon voisin ne me haïssent pas, ne m'en veulent pas, et faire le mal par le fait même de cette inquiétude, avant qu'on m'en fasse? Assurément nous demanderions cette grâce, nous voudrions une vie sans incertitude , nous voudrions connaître réciproquement nos dispositions intérieures. Par vie, vous savez ce que j'entends ici ; à force de le répéter je pourrais émousser en vous plutôt qu'exciter le sentiment de la vérité. A la vie donc je voudrais adjoindre la vue de la vérité , la connaissance réciproque de nos coeurs, l'impossibilité d'être trompés par nos soupçons, la certitude enfin de ne déchoir jamais de l'éternelle vie. A la vie donc ajoute ainsi la vérité, et ce sera la vie bienheureuse. Nul, en effet, ne se soucie d'être trompé, comme nul ne se soucie de mourir. Montre-moi un homme qui consente à être dupe. On en rencontre, hélas ! beaucoup qui cherchent à tromper, pas un seul qui consente à être trompé. Rentre en toi-même. Tu ne veux pas être déçu, ne déçois personne, ne fais pas ce que tu ne veux pas endurer. Tu veux parvenir à la vie où on n'éprouve aucune déception; vis actuellement sans en faire éprouver aucune. Veux-tu arriver véritablement à la vie où tu seras à l'abri de toute surprise ? Eh ! qui ne le voudrait? Tu aimes donc la récompense; par conséquent, ne dédaigne pas de la mériter. Vis maintenant sans tromper, et tu parviendras à vivre sans être trompé. L'homme véridique aura la vérité pour récompense, comme celui qui passe bien le temps de sa vie aura pour récompense l'éternité.

10. Ainsi donc, mes frères, nous voulons tous la vie et la vérité. Mais comment y arriver? quel chemin suivre? Il est vrai, nous ne sommes pas encore au terme du voyage ; mais l'esprit et la raison nous l'indiquent , nous le montrent même. Nous aspirons à la

vie et à la vérité; le Christ est l'une et l'autre. Par où parvenir ? " Je suis la Voie ", dit-il. Où arriver? " Et la Vérité et la Vie (1) ".

Voilà ce qu'ont aimé les martyrs ; voilà pour quel motif ils ont dédaigné les biens présents et éphémères. Ne vous étonnez point de leur courage : l'amour en eux a vaincu la douleur. Célébrons donc avec une conscience pure la fête de la Masse-Blanche ; et marchant sur les traces des martyrs, les yeux fixés sur leur Chef et le nôtre, si nous désirons parvenir au bonheur immense dont ils jouissent, ne craignons pas de passer par des voies difficiles. L'Auteur des promesses qui nous.sont faites est véridique, il est fidèle, il ne saurait tromper. Ah ! disons-lui avec une conscience pleine de candeur : " A cause des paroles sorties de vos lèvres, j'ai marché par de dures voies (2) ". Pourquoi craindre les dures voies de l'affliction et de la souffrance ? Le Sauveur y a passé. Mais c'est lui, réponds-tu peut-être. — Les Apôtres y ont passé aussi. — Mais c'étaient les Apôtres. — Je le sais : ajoute pourtant que des hommes comme toi y ont passé ensuite ; rougis même, des femmes aussi y ont passé. Exposé au martyre, tu es un vieillard ? Si près de la mort, ne crains pas la mort. Tu es un jeune homme ? Combien de jeunes hommes ont passé par là, qui comptaient vivre encore ? Des enfants mêmes et de petites filles ont passé par là. Comment serait dure encore cette voie que tant de passants ont aplanie ?

Voilà donc l'instruction que nous vous faisons régulièrement chaque année, afin de ne pas célébrer inutilement les solennités des martyres, mais de nous exciter à n'hésiter pas d'imiter leur foi et leur conduite, dès que nous faisons profession de les aimer en solennisant leurs fêtes.

1. Jean, XIV, 6. — 2. Ps. XVI, 4.

 

 

 

 

 

SERMON CCCVII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. I. DU SERMENT.

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ANALYSE. — C'est pour avoir prêté un serment téméraire qu'Hérode est amené à commettre le crime énorme de la décollation de saint Jean-Baptiste. N'est-ce donc pas avec raison que l'Évangile nous interdit toute espèce de serment ? Sans doute tout serment n'est pas coupable ; Dieu lui-même fait des serments dans l'Écriture. Mais le faux serment est un si grand crime, et notre fragilité si connue, que pour nous préserver plus efficacement du faux serment, Dieu a voulu nous interdire le serment quel qu'il soit. Détruisons en nous la funeste habitude du serment ; mon expérience personnelle prouve qu'on y peut réussir.

1. La lecture du saint Evangile nous a mis sous les yeux un spectacle sanglant; nous avons vu, en haine de la vérité et servi par la cruauté, un mets funèbre, la tête même de Jean-Baptiste présentée dans un bassin, Une jeune fille danse, sa mère a la rage dans le coeur, au milieu des délices et des dissolutions d'un banquet, on prête, puis on accomplit un serment téméraire et impie.

Ainsi se réalisa dans la personne de saint Jean ce que saint Jean avait prédit. Il avait dit, en parlant de Notre-Seigneur Jésus-Christ: " Il faut qu'il croisse et que je diminue (1) ". Jean fut donc diminué de la tête, et Jésus élevé sur la croix. La haine contre Jean naquit de la vérité même. On ne pouvait souffrir avec calme les avertissements que donnait ce saint homme de Dieu, et qu'il ne donnait qu'en vue du salut de ceux à qui il les adressait; et on lui rendit le mal pour le bien. Pouvait-il faire entendre autre chose que ce qui remplissait son coeur; et eux pouvaient-ils répondre autre chose aussi que ce qu'ils avaient dans l'âme? Jean sema le bon grain, mais il recueillit des épines. " Il ne vous est pas permis, disait-il au roi, de garder l'épouse de votre frère (2) ". Esclave de sa passion, le roi en effet retenait chez lui, malgré la loi, la femme de son frère; mais la passion ne l'enflammait pas jusqu'à lui faire répandre le sang. Il honorait même le prophète qui lui disait la vérité. Quant à la femme détestable qu'il gardait, elle nourrissait une haine secrète qui devait finir par éclater dans l'occasion. Comme elle nourrissait cette haine, elle fit paraître sa

1. Jean, III, 20. — 2. Marc, VI, 17-28.

fille, elle la fit danser; et le roi qui regardait Jean comme un saint, qui le craignait même par respect pour Dieu, sans toutefois lui obéir, s'affligea lorsqu'il vit qu'on lui demandait de livrer dans un bassin la tête de Jean-Baptiste; mais, par égard pour son serment et pour les convives, il envoya un archer et accomplit ce qu'il avait promis.

2. Ce passage nous invite, mes frères, à vous dire quelques mots du serment, afin de mieux régler votre conduite et vos moeurs.

Le faux serment n'est pas un péché léger; c'est même un péché si grave que pour le prévenir le Seigneur a interdit tout serment. Voici ses paroles : " Il a été dit : Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras au Seigneur tes serments. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon; ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds ; ni par tout autre objet ; ni par ta tête, parce que tu ne peux pas rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit : Oui, oui; non, non; car, ce qui est en plus vient du mal (1) ".

3. Nous trouvons néanmoins, dans les saintes Écritures, que le Seigneur jura lorsque Abraham lui obéit jusqu'à immoler son fils bien-aimé. Un ange, en effet, lui cria du haut du ciel : " Je le jure par moi-même, dit le Seigneur; parce que tu as été docile à ma voix et qu'en ma considération tu n'as pas épargné ton bien-aimé fils, je te comblerai de mes bénédictions et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme

1. Matt. V, 33-37.

520

le sable de la mer, et dans ta race seront bénies toutes les nations (1) ". Si maintenant vous voyez les chrétiens remplir tout l'univers, c'est un effet de ce fidèle serment de Dieu. Dans les Psaumes il était dit également et par avance, de. Notre-Seigneur Jésus-Christ : " Le Seigneur a fait ce serment, dont il ne se repentira point : Vous êtes le prêtre éternel, selon l'ordre de Melchisédech (2) ". Ceux qui connaissent l'Ecriture savent ce qu'offrit Melchisédech, quand il bénit Abraham (3). A cause des catéchumènes nous ne devons pas le rappeler; mais les fidèles reconnaissent ici la prédiction de ce que nous voyons accompli aujourd'hui. Or, d'où vient cet accomplissement? Du serment prêté par le Seigneur. " Le Seigneur a fait ce serment, et il ne s'en repentira point " comme Hérode s'est repenti de celui qu'il avait fait.

4. Puisque Dieu a juré, pourquoi le Christ Notre-Seigneur, défend-il aux siens de jurer? Le voici. Ce n'est pas un péché d'assurer la vérité par serment; mais comme il y a un crime énorme à affirmer par serment le mensonge, n'est-il pas vrai qu'on n'est pas exposé à commettre ce crime quand on ne jure pas du tout, et qu'on y est exposé davantage quand on jure pour la vérité? En t'interdisant de jurer, le Seigneur te défend donc de marcher sur le bord étroit du précipice, dans la crainte que ton pied venant à glisser, tu n'y tombes. Le Seigneur pourtant a juré, reprend-on. — Il jure sans danger, puisqu'il ne sait mentir. Ne te préoccupe pas des serments que Dieu a

1. Gen. XXII, 16-18. — 2. Ps. CIX, 4. — 3. Gen. XIV, 18-20,

faits; il n'y a peut-être que lui qui doive en faire. Que fais-tu en jurant? Tu prends Dieu à témoin. Tu le prends à témoin; lui s'y prend lui-même. Mais à toi qui n'es qu'un homme et qui te trompes fréquemment, il arrive bien souvent de prendre la vérité à témoin de tes erreurs. De plus, on se parjure quelquefois même sans le vouloir, c'est quand on croit vrai ce qu'on affirme avec serment. Sans doute le péché n'est pas alors aussi grave que le péché commis quand on affirme par serment ce qu'on sait être faux. Qu'on fait bien mieux, et qu'on est moins exposé à commettre ce grave péché, lorsqu'on écoute le Christ Notre-Seigneur, et que jamais on ne jure !

5. Je sais que c'est pour vous une habitude difficile à détruire; en nous aussi elle a été difficile à extirper. Cependant la crainte de Dieu nous a aidé à bannir le serment de notre bouche. Nous vivons au milieu de vous: qui nous a jamais entendu jurer? Et pourtant n'avais-je pas l'habitude de jurer chaque jour? Mais après avoir lu l'Evangile, j'ai craint, j'ai lutté contre cette habitude, et tout en luttant, j'invoquais l'appui du Seigneur. Le Seigneur m'a accordé la grâce de ne plus jurer, et rien ne m'est plus facile que de m'en abstenir. Je fais cette communication à votre charité pour empêcher qui que ce soit de dire: Qui peut s'en empêcher? Oh ! si on craignait Dieu ! Oh ! si les parjures tremblaient devant lui ! Bientôt la langue aurait un frein, on s'attacherait à la vérité et le serment aurait disparu (1).

1. Voir ci-dev. serm. CLXXX.

 

 

SERMON CCCVIII. DÉCOLLATION DE SAINT JEAN-BAPTISTE. II. DU SERMENT.

ANALYSE. — 1° On doit éviter de se jeter dans l'embarras inextricable où s'est jeté Hérode en faisant un serment téméraire. 2° Si la chose promise avec serment est mauvaise, mieux vaut ne pas la faire, à l'exemple de David. 3° On se rend bien coupable lorsqu'on provoque un faux serment. Histoire de Tutelymène.

1. Le trait évangélique que nous avons entendu aujourd'hui, me donne occasion de dire à votre charité: Vous voyez que ce misérable Hérode aimait saint Jean, l'homme de Dieu; mais que dans l'ivresse de la joie et des séductions d'une danseuse, il jura témérairement et promit de donner tout ce que lui demanderait cette jeune fille, qui l'avait captivé en dansant devant lui. Il s'affligea néanmoins lorsqu'il vit qu'on lui faisait une demande cruelle et criminelle ; à ses yeux c'était un crime horrible : mais placé entre son serment et la requête de la jeune fille, craignant tout à la fois et de commettre un forfait sanglant et de se rendre coupable de parjure, pour ne pas offenser Dieu en se parjurant, il prit le parti de l'offenser en versant le sang (1).

Que devait-il donc faire ? me demande-t-on. Répondrai-je : Il ne devait pas s'engager par serment? Mais qui ne voit cette vérité ? D'ailleurs, on ne me consulte pas pour savoir s'il devait prêter ce serment ; mais ce qu'il devait faire après l'avoir prêté. La question est grave. Son serment était téméraire : qui l'ignore ? Il ne l'en a pas moins prêté ; et la jeune fille vient de requérir la tête de saint Jean. Que doit faire Hérode ? Donnons-lui un conseil. Lui dirons-nous : Epargne Jean, ne commets pas ce crime ? C'est conseiller le parjure. Lui dirons-nous : Ne te parjure pas ? C'est exciter au crime. Triste embarras !

Avant donc de vous jeter dans ce filet inextricable, renoncez aux serments téméraires; oui, mes frères ; oui, mes enfants, je vous en supplie, renoncez-y avant d'en avoir

1. Marc, VI, 17-28.

contracté la funeste habitude. Est-il besoin de vous précipiter dans une impasse où nous ne savons quel conseil vous donner ?

2. Toutefois, en examinant avec plus de soin les Écritures, j'y rencontre un exemple qui me montre un homme pieux et saint tombant dans un serment téméraire et aimant mieux ne pas accomplir ce qu'il avait promis, que d'être fidèle à son serment en répandant le sang humain. Je vais rappeler ce trait à votre charité.

Pendant que Saül persécutait le saint homme David, celui-ci, pour échapper à Saül et à la mort, allait où il pouvait. Or, un jour il demanda à un homme riche, nommé Nabal, occupé de la tonte de ses brebis, les aliments nécessaires pour le soutenir, lui et ses compagnons d'armes. Cet homme sans entrailles les lui refusa, et, ce qui est plus grave, il répondit en l'outrageant. Le saint jura de le mettre à mort. Il avait des armes, en effet, et sans réfléchir assez il fit serment de tirer de lui une vengeance qui lui était facile et que la colère lui représentait comme juste. Il se mit donc en route pour accomplir son serment. L'épouse de Nabal, Abigaïl vint à sa rencontre, lui amenant les aliments qu'il avait demandés. Elle le supplia humblement, le gagna et le détourna de répandre le sang de son mari (1). Ainsi, après avoir fait un serment téméraire, David ne l'accomplit point, inspiré par une piété plus grande.

Je reviens donc, mes très-chers frères, à la leçon que je vous dois. Il est vrai, le saint roi dans sa colère ne répandit pas le sang de cet homme : mais qui peut nier qu'il ait fait un

1. I Rois, XXV.

522

faux serment? De deux maux il a choisi le moindre; le dernier étant moins grave que n'eût été le premier. Bien que considéré en lui-même, le faux serment fait un grand mal. Vous devez donc travailler d'abord et lutter contre votre funeste, funeste, funeste et très-funeste habitude, et faire disparaître les serments que vous avez à la bouche.

3. Cependant si un homme demande de toi un serment, si cet homme n'exige que ce serment pour se convaincre que tu n'as point fait ce qu'il t'attribue et dont il est possible que tu sois innocent, et que tu jures pour le délivrer de ce mauvais soupçon, tu ne pèches pas autant que celui qui exige ce serment, attendu que le Seigneur Jésus a dit : " Que votre langage soit: Oui, oui; non, non. Ce qui est en plus vient du mal (1)". C'est du serment que parlait alors le Sauveur, et il a voulu nous faire entendre ici que le serment vient d'un principe mauvais. Quand on y est provoqué, le principe mauvais est dans celui qui provoque et non dans celui qui jure. Ce principe, d'ailleurs, n'est-il pas commun au genre humain ? Ne repose-t-il pas sur l'impossibilité où nous sommes de voir réciproquement nos coeurs ? Jurerions-nous jamais si nous les voyions ? Qui exigerait de nous un serment, si chacun voyait clairement la pensée même de son prochain ?

4. Ecrivez dans vos coeurs ce que je vais vous dire : Provoquer à faire un serment quand on sait que ce serment sera faux, c'est être plus qu'homicide car alors on tue l'âme, ou plutôt on tue deux âmes : l'âme de celui qui provoque et l'âme de celui qui jure; au lieu que l'homicide ne tue que le corps. Tu sais que tu dis vrai, que ton interlocuteur dit faux : et tu le forces à jurer? Le voilà donc qui jure, qui se parjure, qui se perd: qu'y as-tu gagné ? Ah ! tu t'es perdu aussi, en te rassasiant de sa mort.

1. Matt. V, 37.

5. Je vais vous citer un trait dont je n'ai point parlé encore à votre charité, et qui est arrivé au milieu de ce peuple, de cette église. Il y avait ici un homme simple, innocent, bon chrétien, et connu de beaucoup d'entre-vous, habitants d'Hippone, ou plutôt connu de vous tous sous le nom de Tutelymène. Qui de vous, citoyens de cette ville, n'a connu Tutelymène? Eh bien ! voici ce que j'ai appris de lui-même.

Quelqu'un, je ne sais qui, refusa de lui rendre ce que Tutelymène lui avait confié, ou ce qu'il devait à Tutelymène, qui d'ailleurs s'était fié à lui. Tutelymène ému lui demanda de faire serment. Le serment fut prêté, Tutelymène perdit son bien, mais l'autre se perdit lui-même. Or, Tutelymène, homme grave et fidèle, ajoutait que la même nuit il fut cité devant le juge, que tout tremblant il fut emporté avec rapidité devant un homme très-grand et admirable qui siégeait sur un trône, et à qui obéissaient de très-grands serviteurs aussi; que dans son trouble on le fit passer par derrière et qu'on l'interrogea en ces termes : Pourquoi as-tu excité cet homme à jurer, puisque tu savais qu'il ferait un faux serment? C'est qu'il me refusait ce qui était à moi, répondit-il. Ne valait-il pas mieux, lui fut-il répliqué, faire le sacrifice de ce que tu réclamais, que de perdre par un faux serment l'âme de cet homme ? On le fit étendre alors et frapper, frapper si fortement qu'à son réveil on voyait sur son dos la trace des coups reçus. Après cette correction, on lui dit : On t'épargne à cause de ton innocence; à l'avenir, prends garde de recommencer.

Cet homme avait commis un péché grave, et il en fut châtié; mais bien plus grave en-. tore sera le péché de quiconque fera ce qu'il a fait après avoir entendu ce discours, cet avertissement, cette exhortation. Prenez garde au faux serment, prenez garde au jugement téméraire. Or, vous éviterez sûrement ces deux maux, si vous détruisez en vous l'habitude de jurer.

 

 

 

SERMON CCCIX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. I. CIRCONSTANCES DE SON MARTYRE.

523

ANALYSE. — Si le jour de sa mort fut pour son peuple un jour de deuil, le jour de sa fête n'excite en nous que la joie, car toutes les circonstances de son martyre ont contribué à sa gloire. On l'envoie d'abord eh exil, mais y a-t-il un exil pour le chrétien, qui trouve Jésus-Christ partout ? Revenu de l'exil, il attend avec bonheur le moment de la mort que le ciel lui a annoncée. Saisi par deux bourreaux, il est heureux de marcher au milieu d'eux comme Jésus-Christ au milieu des deux larrons. Durant la nuit qu'il passe en attendant l'heure du martyre, il commande en pasteur vigilant de mettre en sûreté les jeunes filles qui se trouvent mêlées au peuple accouru autour de lui. Ah ! qu'il réfléchissait à ses intérêts bien mieux que ne le lui conseillait le juge qui voulait l'amener à sacrifier aux idoles ! Pour veiller sur nos propres intérêts, passons chacun de nos jours comme s'il était le dernier de notre vie; et nous unissant à saint Cyprien qui accepte la mort de grand coeur, avec lui rendons grâces à Dieu.

1. Une solennité si belle et si religieuse, consacrée à célébrer la mort d'un bienheureux martyr, demande que nous vous adressions le discours que nous devons faire entendre à vos oreilles et à vos coeurs. Sans aucun doute l'Eglise alors fut affligée, non du malheur de ce martyr, mais du regret de le perdre; elle aurait voulu jouir toujours de la présence d'un tel pasteur, d'un tel docteur. Mais après s'être affligés et inquiétés du combat, les fidèles se consolèrent en voyant le vainqueur couronné. Et maintenant ce n'est pas seulement sans tristesse, c'est de plus avec une joie immense que nous nous rappelons et que nous lisons avec amour ce qui s'est alors accompli; ce jour enfin n'est plus un jour de crainte, c'est un jour de joie ; nous ne redoutons point de le voir se lever avec un appareil menaçant, nous attendons plutôt son gai retour. Ainsi donc, contemplons avec bonheur toute la carrière parcourue par ce fidèle, par ce courageux, par ce glorieux martyr, que nos frères considéraient avec alarmes au moment où il allait y entrer.

2. Le premier pas qu'il y fit, fut d'être envoyé en exil à Curube, pour avoir confessé le Christ avec foi : mais sans nuire à saint Cyprien, cet exil profita grandement à cette ville. Eh ! où pouvait-on l'envoyer, sans qu'il y trouvât Celui à qui on le punissait d'avoir rendu témoignage ? Le Christ a dit : " Voici que je suis avec vous tous les jours jusqu'à la consommation du siècle (1)" ; aussi accueillait-il ce membre de son corps partout où le jetait la rage de l'ennemi. O aveugle infidélité du persécuteur, si tu cherches pour le chrétien un lieu qui soit vraiment pour lui un lieu d'exil, découvre d'abord, si tu le peux, un lieu d'où il te soit possible de faire sortir le Christ. Tu veux jeter cet homme de Dieu de sa patrie sur une terre étrangère ; mais avec le Christ il n'est exilé nulle part, et avec son propre corps il l'est partout sur la terre.

Après avoir parlé de ce voyage que l'ennemi considérait comme un exil et dont Cyprien ne ressentit point la peine, rappelons et contemplons avec joie ce qui vient ensuite dans l'histoire de son martyre. Lorsque ce saint confesseur, lorsque cet élu de Dieu fut revenu de la ville de Curube où il avait été exilé par l'ordre du proconsul Aspase-Paterne, il resta quelque temps dans ses propres jardins : mais là il espérait chaque jour qu'on allait venir se saisir de lui, comme le lui avait prédit une révélation.

3. Pourquoi frémirait maintenant la rage du persécuteur ? Ce grand coeur est prêt, le Seigneur même l'a affermi en lui envoyant une révélation céleste. Comment Dieu l'abandonnerait-il dans la souffrance, puisqu'il n'a pas voulu qu'on s'emparât de lui sans qu'il fût prévenu? Ainsi donc, lorsque pour le transporter sur le théâtre de, son martyre, deux envoyés le prirent avec eux et le placèrent au milieu d'eux sur le même char, Cyprien en avait été, aussi, divinement averti d'avance Dieu voulant, en le prévenant, qu'il se réjouit à la pensée d'appartenir au corps de Celui qui

1. Matth. XXVIII, 20.

524

fut compté parmi les scélérats. Aussi voyait-il, pour lui servir de modèle de patience, le Christ attaché à la: croix entre deux larrons (1) ; et conduit également entre deux bourreaux , Cyprien sur son char marchait sur les traces du Christ.

4. Quand ensuite, remis au lendemain pour son supplice, et passant la nuit dans la maison des gardes, aux portes de laquelle s'était réunie, pour y passer également la nuit, une grande multitude de frères et de soeurs, il ordonna qu'on gardât avec soin les jeunes filles, quel exemple il donna ! avec quelle attention ne faut-il pas l'étudier ! comme il faut louer et exalter ce trait! Son corps allait mourir, mais dans son âme ne mourait pas sa vigilance de pasteur; il y conservait avec une sérénité parfaite l'attention à protéger, jusqu'à son dernier souffle, le troupeau du Seigneur, et sous la mails cruelle du bourreau, il ne renonçait pas au zèle d'un fidèle dispensateur. Tout en se voyant sur le point d'être martyr, il n'oubliait pas qu'il était évêque ; plus occupé du compte qu'il allait rendre, au Prince des pasteurs, des ouailles qui lui avaient été confiées, que des réponses qu'il aurait à faire, sur sa propre foi, à l'infidèle proconsul. Ah ! c'est qu'il aimait Celui qui a dit à Pierre : " M'aimes-tu ? Pais mes brebis (2) " ; c'est qu'il paissait réellement le troupeau du Sauveur à l'imitation duquel il se préparait, pour ce même troupeau, à répandre son sang. Il savait, en ordonnant de mettre les jeunes filles sous bonne garde, que s'il avait affaire à un Seigneur qui aime la simplicité, il avait aussi en face de lui un ennemi rusé. Ainsi donc, pendant qu'en confessant sa foi il montrait courageusement sa poitrine au lion qui rugissait aux yeux de tous, il prémunissait le sexe faible contre les desseins perfides que formait le loup contre le troupeau sacré.

5. C'est ainsi qu'on réfléchit véritablement à ses propres intérêts, lorsqu'on songe au jugement de Dieu , devant qui chacun doit rendre compte et de la conduite personnelle qu'il a tenue, et de la manière dont il a accompli les devoirs d'état imposés par lui ; devant qui chacun recevra, comme l'atteste l'Apôtre, " conformément à ce qu'il a fait de bien ou de mal pendant qu'il était uni à son corps (3) ". C'est ainsi qu'on réfléchit à ses

1. Marc, XV, 17, 28. — 2 Jean, XXII, 17. — 3. II Cor. V, 10.

intérêts, quand, vivant de la foi et travaillant à n'être pas surpris par le dernier jour, on compte chaque jour comme le dernier, et que jusqu'au dernier on persévère à se rendre agréable à Dieu. C'est dans ce sens aussi que le bienheureux Cyprien, évêque si compatissant et si fidèle martyr, réfléchissait à ses intérêts; car il ne les comprenait point comme les comprenait le diable, dont la langue perfide lui disait, par l'organe du juge impie qu'il possédait : " Pense à toi ". Quand, en effet, il le vit inébranlable devant cette sentence . " Les princes te commandent de sacrifier aux dieux " ; et que Cyprien eut répondu : " Je ne sacrifie pas " , il ajouta: " Pense à toi ". C'était dans la pensée du diable un langage perfide: la perfidie pouvait n'être pas dans celui qui parlait; elle était dans celui dont il était l'organe ; car le proconsul était moins l'interprète des princes humains dont il se vantait d'accompli les ordres, que du prince des puissances de l'air de qui l'Apôtre a dit : " Il agit dans les fils de la défiance (1) ", et que saint Cyprien voyait mouvoir, à l'insu du proconsul, la langue du proconsul même. Oui, en entendant ce dernier lui dire: "Pense à toi", Cyprien savait que ce que la chair et le sang lui conseillaient dans un sens grossier, le diable le lui conseillait avec malice : il voyait deux agents appliqués à la même oeuvre ; il voyait l'un des yeux du corps et l'autre des yeux de la foi. Le premier ne voulait pas qu'il mourût ; le second, qu'il reçût. la couronne; aussi, calme vis-à-vis du premier, sur ses gardes vis-à-vis du second, il répondait hautement à fun et secrètement triomphait de l'autre.

6. " Fais, dit-il au premier, ce qui t'est commandé : en matière aussi juste il n'y a pas à réfléchir " . Le juge avait dit en effet: " Songe à toi " ; et à cette invitation se rapporte la réponse : " En matière aussi juste il n'y a pas à réfléchir ". On réfléchit pour donner ou pour prendre conseil. Or, le proconsul ne demandait pas conseil à Cyprien, il prétendait plutôt que Cyprien suivît le conseil qu'il lui donnait. " En matière aussi juste , reprit celui-ci, il n'y a pas à réfléchir ". Je n'ai plus à réfléchir, car je ne suis pas dans le doute ; la justice de la cause dissipe en moi toute ombre d'hésitation. Or, le juste, pour

1. Eph. II, 2.

525

subir eu paix la mort corporelle, vit avec.certitude de la foi. Beaucoup de martyrs avaient précédé Cyprien, et, par ses exhortations brûlantes, il les avait portés à triompher du diable. N'était-il pas juste qu'après les avoir précédés en quelque sorte en leur disant la vérité, il les suivît en souffrant avec intrépidité ? C'est ainsi qu'en matière aussi juste, il n'y avait pas à réfléchir.

A cela, que répondre ? comment faire éclater notre joie? Le coeur aussi rempli d'allégresse, comment exprimer ce que nous ressentons, sinon en recourant à la dernière parole du vénérable martyr? Quand, en effet, Galère-Maxime eut lu cette sentence : " Il nous plaît de frapper du glaive Tascius Cyprien ", celui-ci répondit : "Grâces à Dieu ". Nous aussi qui devons à ce grand événement et le monument élevé dans ce lieu, et cette fête si solennelle, et l'édification d'un exemple si salutaire, crions également de tout notre coeur : Grâces à Dieu.

 

 

 

SERMON CCCX. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. II. GLOIRE DE SAINT CYPRIEN.

ANALYSE. — La naissance, au ciel, de saint Cyprien, est connue aujourd'hui dans tout l'univers, des Juifs mêmes et des païens. A Carthage, en particulier, quel contraste entre la foule menaçante qui demandait autrefois l'effusion de son sang, et la foule pieuse qui pour l'honorer boit aujourd'hui le sang de Jésus-Christ! Serait-il honoré comme il l'est par toute la terre, si sa mort n'eût été précieuse devant Dieu? Il faut pourtant reconnaître encore que ses écrits vraiment délicieux ont aussi contribué beaucoup à sa célébrité. Cherchons à mériter le bonheur de le voir et de l'entendre dans l'Eglise du ciel.

1. Que l'Esprit-Saint daigne nous 'enseigner ce que nous devons dire en ce moment; car nous voulons parler un peu à la louange du glorieux martyr saint Cyprien, dont, vous le savez, nous célébrons aujourd'hui la naissance. Ce terme de naissance est souvent employé dans l'église pour désigner la mort précieuse des martyrs; et, à force d'être employé par elle dans ce sens, il est pris dans ce même sens par ceux mêmes qui ne sont pas ses enfants. Est-il aujourd'hui, je ne dis pas dans cette ville, mais dans l'Afrique entière et dans les pays d'outre-mer, non-seulement un chrétien, tuais un païen, un juif ou un hérétique, qui ne dise pas avec nous que c'est la naissance du martyr Cyprien ? Pourquoi cela, mes frères? Nous ignorons le jour où il est venu au monde; et parce qu'il a été martyrisé aujourd'hui, nous célébrons aujourd'hui le jour de sa naissance. Connussions-nous le jour où il est né, nous n'en ferions pas une fête, car il est né avec le péché originel, au lieu qu'aujourd'hui il a triomphé de tout péché. Au jour de sa naissance il a quitté le sein fatigué de sa mère pour se montrer à la lumière qui charme les yeux du corps; mais en sortant aujourd'hui du sein profond de la nature, il s'est élancé vers cette autre lumière qui éclaire la vue de l'âme et fait son bonheur parfait.

2. Durant sa vie il a gouverné l'église de Carthage; il l'a glorifiée par sa mort. Il a, dans cette église, porté la charge épiscopale; il y a également consommé son martyre. Dans le lieu sacré où il a laissé la dépouille de son corps, on voyait alors une multitude en fureur accourue pour verser le sang de Cyprien en haine du Christ; et dans ce même lieu se presse aujourd'hui une foule pieuse pour boire le sang du Christ en célébrant la naissance de Cyprien. En l'honneur de Cyprien elle y boit le sang du Christ avec d'autant plus de bonheur, qu'avec plus de dévotion Cyprien a répandu son sang pour le Christ. Vous savez aussi, vous tous qui connaissez Carthage, que dans ce même lieu on a élevé une table au Seigneur; on l'appelle pourtant table de (526) Cyprien ; non que Cyprien y ait mangé, mais parce que Cyprien, ayant été immolé en cet endroit, a disposé par son immolation même à l'érection de cette table où il ne doit ni donner ni se donner à manger lui-même, mais où on doit offrir, comme lui-même s'est offert, le sacrifice au Seigneur. Voici néanmoins pour quel motif on nomme table de Cyprien cette table qui est à Dieu : c'est que, dans le lieu même où cette table est aujourd'hui environnée de fidèles, là Cyprien était autrefois entouré de persécuteurs; dans le lieu où cette table est vénérée par des amis en prières, là Cyprien était outragé par des ennemis en fureur; dans le lieu enfin où elle a été élevée, a été abattu Cyprien. " Chantez le Seigneur, célébrez des hymnes en son honneur : lui qui s'élève vers le couchant " a fait ces merveilles en l'honneur d'un homme renversé par la mort.

3. Cependant, puisqu'à Carthage est la chaire, puisqu'à Carthage est le monument de Cyprien; ici célébrerions-nous sa naissance, si la mort de ses saints n'était précieuse devant le

Seigneur (1) ? Sa voix a retenti par toute la terre, et ses paroles jusqu'aux extrémités de l'univers (2). Il a fidèlement enseigné ce qu'il devait faire, et fait courageusement ce qu'il a enseigné. La justice de sa vie l'a conduit à une précieuse mort, et l'iniquité de sa mort l'a fait parvenir à la vie glorieuse; et pour avoir combattu jusqu'au sang en faveur de la vérité, il a obtenu le titre victorieux de martyr.

4. De plus, il n'a pas seulement parlé pour être entendu, il a écrit aussi pour être lu; ils été porté en certains lieux par des langues étrangères, dans d'autres il l'a été par ses propres ouvragés; il est connu au loin, soit par la renommée de sa courageuse mort, soit par l'attrait attaché à ses suaves écrits. Célébrons donc avec joie ce beau jour, et prions tous avec tant d'unanimité, que nous méritions d'entendre et de voir ce commun père dans une plus ample Eglise : ainsi sa parole nous charmera et nous profiterons de la gloire de son martyre, par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Ainsi soit-il.

1. Ps. CXV, 15. — 2. Ps. XVIII, 5.

 

SERMON CCCXI. FETE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. III. MÉPRIS DES BIENS DU MONDE.

ANALYSE. — Ce mépris nous est inspiré par plusieurs motifs : 1° L'exemple des martyrs et notamment de saint Cyprien nous invite à mépriser les biens du monde et à nous en éloigner comme d'une glu fatale qui ôte à l'âme son énergie. 2° L'Ecriture avec laquelle nous devons mettre nos moeurs en harmonie, comme le danseur se met en harmonie avec le musicien, nous prescrit de ne pas nous attacher au monde. 3° En ne nous y attachant pas, nous ferons un bon usage des richesses du monde, nous n'en serons pas les esclaves pour faire le mal. 4° En distribuant les biens du monde aux méchants comme aux bons, Dieu montre que ces biens ne sont pas de grands biens, qu'il les regarde comme peu dignes de son estime et de la nôtre. 5° Enfin, ce qui doit nous en détacher complètement et nous porter à nous amasser un trésor dans le ciel, ce sont les maux dont ils sont mêlés.

1. C'est le martyre du bienheureux Cyprien qui pour nous a fait de ce jour un jour de fête; c'est l'éclat de sa victoire qui nous a réunis avec tant de dévotion dans ce lieu. sMais la célébration de la fête des martyrs doit être l'imitation de leurs vertus. Il est facile d'honorer un martyr, il est grand de reproduire sa foi et sa patience. Remplissons le premier de ces devoirs en aspirant à accomplir le second; célébrons la gloire afin surtout de nous attacher à l'imitation.

Que louons-nous dans la foi d'un martyr? c'est qu'en faveur de la vérité il a combattu jusqu'à la mort, et par conséquent vaincu; c'est qu'il a dédaigné les caresses du monde, c'est qu'il n'a point cédé à ses fureurs et que (527) victorieux du monde il s'est élevé jusqu'à Dieu. Que d'erreurs et de terreurs dans ce siècle ! Notre saint martyr a triomphé, et de ces erreurs par sa sagesse, et de ces terreurs par sa patience. Quelle merveille il a accomplie ! En marchant à la suite de l'Agneau, il a vaincu le lion. La rage du persécuteur était le rugissement du lion; mais en fixant l'Agneau placé au ciel, le martyr écrasait sous ses pieds le lion sur la terre; car c'est cet Agneau qui par sa mort a anéanti la mort; suspendu au gibet, il y a versé son sang et racheté le monde.

2. En avant ont marché les bienheureux Apôtres, les béliers du troupeau sacré : après avoir vu le Seigneur Jésus attaché à la croix, après avoir pleuré sa mort et s'être effrayés de le voir ressuscité, ils. l'ont aimé avec sa puissance et ont répandu leur sang pour affirmer ce qu'ils ont vu en lui. Songez, mes frères, ce que c'était pour ces Apôtres d'être envoyés dans l'univers, de prêcher la résurrection d'un homme mort et son ascension au ciel, de souffrir enfin, pour prêcher cela, tout ce qu'était capable d'infliger le monde en fureur, les privations, l'exil, les chaînes, les tortures, les flammes, la dent des bêtes, le crucifiement, la mort. Pour qui souffraient-ils ainsi ? Je vous le demande, mes frères, est-ce donc pour sa propre gloire que mourait Pierre ? Pierre se prêchait-il lui-même ? Il mourait, mais pour la gloire d'un autre; il se laissait mettre à mort, mais pour le culte d'un autre. Ah ! aurait-il. fait cela si, avec la conscience de posséder la vérité, il n'eût été embrasé des flammes de la charité? Les Apôtres avaient vu ce qu'ils enseignaient; s'ils- ne l'avaient vu, seraient-ils morts pour le soutenir? Et après l'avoir vu, devaient-ils le nier? Ils ne l'ont point nié; ils ont proclamé la mort de Celui qu'ils savaient être vivant. Ah ! ils savaient pour quelle vie ils méprisaient cette vie; ils savaient pour quelle félicité ils souffraient une infortune éphémère, pour quels dédommagements ils subissaient tant de privations. Ce qu'ils croyaient, ne pouvait entrer en comparaison avec l'univers entier; car on leur avait dit : " Que sert à l'homme de gagner l'univers entier, et de perdre son âme (1) ? " Le siècle avec ses charmes ne les a point retardés dans leur course, sa félicité en passant

1. Matt. XVI, 26.

ne les a point empêchés de passer; aussi, quelque brillante qu'elle soit, faudra-t-il la laisser ici, on ne pourra la transporter dans une autre vie; souvent même elle nous quitte ici pendant que nous y vivons encore.

3. Chrétiens, méprisez donc ce siècle; méprisez-le, méprisez-le. Les martyrs l'ont méprisé, les Apôtres l'ont méprisé ; il a, été méprisé aussi par ce bienheureux Cyprien dont nous célébrons aujourd'hui la mémoire. Vous voulez des richesses, des honneurs, de la santé : il a méprisé tout cela, et pourtant vous vous réunissez sur son tombeau. Pourquoi, je vous le demande, aimer autant ce qu'a méprisé si fort celui que vous honorez avec tant de solennité, et quand vous n'honoreriez pas de la sorte s'il n'avait méprisé tout cela ? Comment se fait-il que je te trouve aussi attaché aux biens dont tu vénères le contempteur, le contempteur , que tu ne vénérerais sûrement pas, s'il ne les avait dédaignés ? Toi aussi, garde-toi de les aimer : il n'est pas entré pour te fermer la porte ; méprise-les donc aussi, et entre à sa suite. L'ouverture est au large, le Christ lui-même est la porte, cette porte t'a été ouverte quand il a eu le côté percé d'une lance. Rappelle-toi ce qui en a coulé, et regarde comment tu pourras y entrer. Lorsque suspendu et mourant sur la croix le Seigneur eut le côté ouvert avec une lance, il en jaillit de l'eau et du sang (1) : l'une te purifie, l'autre te sert de rançon.

4. Aimez et n'aimez pas : aimez sous un rapport, n'aimez pas sous un autre. On peut aimer avec profit, et on peut aimer pour s'entraver. N'aime point ce qui entrave , si tu veux ne rencontrer pas ce qui torture. Ce qu'on aime sur la terre devient entraves : c'est comme la glu des vertus, ailes spirituelles avec lesquelles on s'envole jusqu'à Dieu. Tu ne veux pas te laisser prendre, et tu aimes la glu ? Pour être pris doucement, en seras-tu moins pris ?, Plus tu aimes, plus tu étouffes. — A ces mots, vous applaudissez, vous acclamez, vous vous montrez contents. Ecoutez, non pas moi, mais la Sagesse. Je veux des actes, dit-elle, et non du bruit. Loue la sagesse par ta vie ; loue-la, non pas en criant, mais en t’accordant avec elle.

5. Le Seigneur dit dans l'Evangile : " Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé (2)".

1. Jean, XIX, 34. — 2. Matt. XI, 17.

528

M'aviserais-je de prononcer ici ces paroles, si je ne les avais lues ? Les esprits vains rient de moi, mais j'ai pour moi l'autorité. Si je n'avais pas rappelé qui a prononcé ces mots " Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé" , qui d'entre vous les aurait supportés dans ma bouche ? Signifieraient-ils qu'on doit danser ici quand on y chante quelque psaume? Il y a quelques années seulement , d'insolents danseurs avaient envahi ce sanctuaire même. Oui, ce lieu si saint où repose le corps d'un si saint martyr, ainsi que s'en souviennent ceux qui sont déjà avancés en âge, ce lieu si saint avait été envahi par d'insolents et corrompus danseurs. Pendant toute la nuit on chantait ici des choses infâmes, et la danse accompagnait ces chants. Mais quand le Seigneur eut manifesté sa volonté par votre évêque, notre saint frère, à dater du jour où on se mit à célébrer ici de saintes veilles, ce fléau, après avoir résisté quelque temps, a fini par céder devant le zèle, par disparaître avec confusion devant la sagesse.

6. Maintenant donc, par la grâce de Dieu , ces désordres ne se commettent plus ici : aussi ne célébrons-nous pas en faveur des démons, des jeux où se renouvellent ces scènes pour le plaisir de ces démons qu'on vénère et qui communiquent à leurs adorateurs leur dépravation et leur souillure ; mais nous célébrons la sainteté et la fête des martyrs. Ici donc on ne danse plus, et quoiqu'on n'y danse plus, on y lit ces mots de l'Evangile : " Nous vous avons chanté, et vous n'avez pas dansé " : on y reprend, on y blâme; on y accuse ceux qui n'ont pas dansé. Loin de nous la pensée de rappeler ces insolents; écoutez plutôt ce que veut vous faire entendre la divine Sagesse.

Chanter, c'est commander ; danser, c'est pratiquer. Qu'est-ce que danser, sinon mettre les mouvements des membres en harmonie avec le chant? Maintenant donc, quel est notre chant, à nous ? Je ne le dirai pas, je ne veux pas le dire de moi-même; il me sied mieux d'être répétiteur que docteur. Voici notre chant: " N'aimez ni le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde , la charité du Père n'est pas en lui ; car tout ce qui est dans le monde, est convoitise de la chair, convoitise des yeux et ambition du siècle. Or, cette convoitise ne vient pas du Père, elle vient du monde. Et le monde passe, et sa convoitise aussi : mais celui qui a accompli la volonté de Dieu subsiste éternellement, comme éternellement subsiste Dieu lui-même (1) " .

7. Quel chant, mes frères ! Vous venez d'entendre le chanteur, faites-nous entendre maintenant les danseurs; faites, par la régularité de votre vie, ce que font les danseurs par les mouvement réguliers de leurs membres; faites cela intérieurement, mettez l'harmonie dans vos moeurs ; arrachez-en la cupidité et plantez-y la charité. Tout ce que produit cet arbre de la charité, est bon. Au lieu que la cupidité ne produit aucun bien, la charité ne produit aucun mal. On répète cette doctrine, on la loue, et nul pourtant ne change. Qu'ai-je-dit ? Ce n'est pas la vérité. Les pécheurs ont changé , beaucoup de sénateurs ont changé ensuite; Cyprien aussi a changé, lui dont nous honorons aujourd'hui la mémoire. Lui-même écrit, lui-même atteste quelle vie il menait d'abord , combien elle était infâme, impie, horrible et détestable (2). — Il entendit le chanteur et il dansa d'accord avec lui, non corporellement, mais spirituellement. Il se mit en harmonie avec le saint cantique, avec le cantique nouveau ; il se mit d'accord avec lui, il aima, il persévéra, combattit et triompha.

8. Et vous direz encore : Les temps sont mauvais, les temps sont durs, les temps sont malheureux ! Vivez sagement, et en vivant de la sorte vous changez les temps; vous changez le temps et vous n'avez plus sujet de murmurer. Qu'est-ce, en effet, que le temps, mes frères ? Le temps est l'étendue et la succession des siècles. Le soleil s'est levé, et après douze heures écoulées il s'est couché à un point opposé du monde; le lendemain il se lève encore pour se coucher également ; compte combien de fois il fait cela : voilà le temps. Eh bien ! qui a été blessé du lever du soleil ? qui a été blessé de son coucher ? Le temps donc ne blesse personne. Ce sont les hommes qui blessent les hommes. O douleur profonde ! On voit des hommes blessés, des hommes dépouillés , des hommes opprimés. Par qui le sont-ils ? Ce n'est ni par des lions, ni par des serpents, ni par des scorpions, mais par des hommes. Ceux qui sont blessés gémissent ; mais eux-mêmes, s'ils le peuvent, ne font-ils pas ce qu'ils condamnent dans autrui ? C'est quand le murmurateur peut faire ce qui l'excitait au

1. Jean, II, 15, 17. — 2. Ep. II, à Donat.

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murmure, que nous apprenons ce qu'il est. Je le loue, je le loue, mais quand il ne fait pas ce qu'il a reproché.

9. Aussi, mes très-chers frères, voyez comme sont exaltés ceux qui paraissent puissants dans le siècle, lorsqu'ils ne font pas tout le mal qu'ils peuvent. L'Ecriture applaudit à celui " qui a pu transgresser et qui n'a point transgressé ; qui de plus n'a pas couru à la remorque de l'or (1) ". C'est toi que doit suivre l'or et non pas toi qui dois le suivre. L'or est bon en soi, puisque Dieu n'a créé rien de mauvais. Ne sois pas mauvais, et l'or ne le sera pas. Je vais mettre de l'or sous la main d'un homme de bien, et sous la main d'un méchant. Que le méchant s'en empare: il opprime l'indigent, corrompt les juges, pervertit les lois, met le trouble dans la société. Tels sont les effets produits par l'or entre les mains des méchants. Que l'homme de bien prenne cet or : il nourrit les pauvres, donne des vêtements à qui n'en a pas, délivre les opprimés et rachète les prisonniers. Combien de bons effets produit l'or au pouvoir d'un homme de bien ! et combien il en produit de mauvais quand il est la propriété du méchant! Pourquoi donc vous arrive-t-il de dire parfois avec humeur : Oh ! si seulement il n'y avait pas d'or? Ne l'aime pas, toi : mauvais, tu es son esclave, homme de bien, il t'obéit. Il t'obéit ? qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire que tu en disposes, sans qu'il dispose de toi ; que tu en es le maître et non l'esclave.

10. Revenons aux paroles du texte sacré. " Il n'a point marché à la remorque de l'or. Il pouvait transgresser, et il n'a point transgressé. Quel est celui-là, et nous le louerons (2) ? " L'Ecriture porte : Quis est hic ? Faut-il traduire : Cet homme est-il ici, ou Quel est cet homme? Beaucoup m'écoutent ; est-il parmi eux un homme qui fasse ainsi? Loin de moi, néanmoins, la pensée qu'il n'y en ait ni un ni même plusieurs parmi eux ! Loin de moi une idée si mauvaise de l'aire du grand Père de famille ! Quand de loin on aperçoit une aire, il semble qu'elle ne contienne que de la paille; mais on y voit du grain quand on sait regarder de près. C'est dans cette paille que tu aperçois avec peine que se cache une masse de leurs grains ; c'est dans cette paille brisée par le fléau, que se trouve le grain qu'on en

1. Eccli. XXXI, 8. — 2. Eccli. XXXI, 10.

détache; il y en a là, sois-en sûr, il y en a là. C'est ce que voit Celui qui a semé, qui a moissonné, qui a amassé sa récolte sur l'aire ; il voit là de quoi remplir son grenier, quand le van y aura passé. Le temps des persécutions a un peu vanné : combien de grains n'a-t-on pas vus alors? C'est alors qu'on a vu couverte de gloire la Masse-Blanche d'Utique (1); c'est alors que s'est montré le bienheureux Cyprien , comme un grain magnifique et choisi. Combien de riches ont alors méprisé leurs richesses ! Combien de pauvres, au contraire, ont succombé à la tentation ! Au moment de cette tentation, qui fut comme un coup de van, il y eut des riches à qui ne nuisit point l'or qu'ils possédaient, et des pauvres qui ne profitèrent point de n'en pas avoir. Les uns furent vainqueurs et les autres vaincus.

11. Une vie réglée ne dépend que d'un amour réglé. Supprimez L'or de la société humaine, ou plutôt, ne le supprimez pas, afin d'éprouver la société. Si, pour éviter le blasphème, Dieu fait perdre aux hommes leur langue, qui d'entre eux le louera? Est-ce de la langue même que tu dois te plaindre? Donne-moi un homme qui chante bien comme la langue alors est un bel instrument ! Que cette langue obéisse ensuite à une âme vertueuse : je vois la notion du bien répandue, la paix rétablie, les affligés consolés, les libertins corrigés, les colères réprimées, Dieu loué, le Christ prêché, l'âme embrasée d'amour, d'amour divin et non pas d'amour humain, d'amour spirituel et non d'amour charnel. Tels sont les bons effets produits par la langue. Pourquoi les produit-elle ? Parce qu'elle sert d'instrument à une âme vertueuse. Suppose, au contraire, qu'elle appartient à un méchant: voici des blasphèmes, des querelles, des calomnies, des délations. Tous ces maux viennent de la langue, parce que cette langue est l'instrument d'un méchant.

N'ôtez pas à la société ses biens, ne les lui ôtez pas; seulement, qu'elle en fasse bon usage. Il y a, en effet, des biens qui ne sont que pour les bons; et il y en a qui sont pour les bons et pour les méchants. Les biens quine sont que pour les bons, sont la piété, la foi, la justice, la chasteté, la prudence, la modestie, la charité et autres vertus semblables. Les

1. Voir serm. CCCVI.

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biens qui sont pour les bons et pour les méchants, sont les richesses, les honneurs, la puissance du siècle, la conduite des affaires; la santé même du corps. Ce sont des avantages réels, mais ils ont besoin d'être aux mains des hommes de bien.

12. Mais voici ce murmurateur qui cherche constamment à blâmer, même en Dieu, et qui ferait beaucoup mieux de rentrer en lui-même, de se voir, de se reprendre et de se corriger; ce censeur, ce raisonneur va donc me faire cette objection : Pourquoi Dieu, qui gouverne toutes choses, donne-t-il ces biens aux méchants ? Il devrait ne les donner qu'aux gens de bien. — Prétends-tu que je t'initierai aux desseins de Dieu ? Qui es-tu? à qui t'adresses-tu ? que demandes-tu ? Selon moi; cependant, autant du moins que je puis saisir et que Dieu daigne m'éclairer, voici un motif qui, peut-être, ne te satisfera pas, mais qui satisfera sûrement quelqu'un d'ici. Je vais donc chanter ; il est impossible que je ne trouve pas, dans une si grande foule, quelqu'un pour danser. Ecoute, homme sage, sage à l'envers, écoute. Quand Dieu donne ces biens, même à des méchants, c'est pour t'instruire, si tu veux t'appliquer à comprendre, ce n'est pas en Dieu une faute. Je vois que tu ne me comprends pas encore : écoute donc ce que je viens de dire, toi à qui je m'adressais, toi qui blâmes Dieu, foi qui accuses Dieu de faire part, même aux méchants, de ces biens terrestres et temporels que, selon toi, il ne devrait accorder qu'aux bons. C'est, en effet, sur cela que s'appuie l'impiété mortelle de ces hommes qui vont jusqu'à croire que Dieu ne s'occupe pas des choses humaines. Voici ce qu'ils disent et comment ils raisonnent : Si Dieu était attentif aux choses humaines, un tel serait-il riche? celui-ci serait-il en honneur et celui-là dépositaire du pouvoir? Dieu ne prend point souci de nos affaires; s'il en prenait souci, aux bons seulement il accorderait ces biens.

13. Rentre en ton coeur, et de là élève-toi jusqu'à Dieu, car tu es bien près de Dieu, une fois rentré dans ton coeur. Quand tu es choqué de cette distribution, tu es sorti de toi-même, tu es exilé de ton propre coeur. Tu te perds en te préoccupant de ce qui est hors de toi. Toi; tu es en toi-même, ces biens sont en dehors; ce sont des biens, il est vrai, mais ils sont en dehors. L'or, l'argent, toute autre monnaie, les vêtements, la clientèle, les serviteurs, ;les troupeaux, les dignités, tout cela n'est-il pas hors de toi ? Eh bien ! si ces choses infimes, terrestres, temporelles, éphémères, n'étaient aussi octroyées aux méchants, les bons mêmes les prendraient pour des biens de haute valeur. Dieu donc, en les donnant aux méchants, t'apprend à désirer des biens meilleurs. Je le déclare : en gouvernant ainsi les choses humaines, Dieu, ton Père, semble te parler; il t'adresse, pour te donner le sens qui te manque comme à un enfant, ces mots que je vais te faire entendre avec d'autant plus de confiance qu'il daigne demeurer en moi plus intimement. Suppose donc que te parle ainsi ce Dieu qui t'a renouvelé et adopté : O mon fils, pourquoi te lever chaque jour et prier, et fléchir le genou, et frapper du front la ferre, pleurer même quelquefois et me dire: Mon Père, mon Dieu, donnez-moi des richesses? Si je t'en donne, tu t'estimeras beaucoup et tu croiras avoir beaucoup reçu.

Mais, pour les avoir demandées, tu en as reçu; fais-en bon usage. Avant d'en avoir, tu étais humble; depuis que tu - en as, tu t'es mis à mépriser les pauvres. Quel est donc ce bien qui t'a rendu pire ? Il t'a rendu pire, car tu étais mauvais déjà; et ne sachant ce qui pourrait ajouter à ta méchanceté, tu implorais de moi ces biens. Je te les ai donnés, et je t'ai éprouvé; tu les as trouvés, et tu t'es trouvé toi-même; tu te méconnaissais quand tu ne les avais pas. Corrige-toi, vomis cette cupidité et bois la charité. Que me demandes-tu là de si grand, te crie ton Dieu? Ne vois-tu pas à qui, à quels hommes j'ai donné cela? Si ce que tu sollicites de moi avait tant de prix, est-ce que les larrons le posséderaient ? Est-ce qu'on le verrait aux mains des infidèles, de ceux qui me blasphèment, de cet infâme comédien, de cette impudique courtisane ? Est-ce que tous ces gens auraient de l'or, si l'or était un si grand bien ? — L'or n'est donc pas un bien ? me diras-tu. L'or est un bien assurément; mais avec cet or qui est un bien, les méchants font le mal et les bons font le bien. Ainsi, en voyant à qui j'en fais part, demande-moi quelque chose de meilleur, quelque chose de plus grand; demande-moi les biens spirituels, demande-moi à moi.

14. Mais, reprends-tu; il se fait dans le monde des iniquités, des cruautés, des infamies et des choses détestables. Le monde est laid, ne l'aime donc pas. Quoi ! il est tel, et on l'aime à ce (531) point ! C'est une maison qui tombe en ruines, et on hésite d'en sortir ! Quand, les mères ou les nourrices voient que les enfants ont déjà grandi et qu'il ne convient plus de les nourrir de lait ; si ces enfants leur demandent le sein avec importunité, afin de ne pas le leur donner trop longtemps, elles mettent au bout quelque chose d'amer qui repoussera l'enfant et l'empêchera de le demander davantage. Si le monde est pour toi si amer, pourquoi le goûter encore avec tant de plaisir ? Dieu l'a rempli d'amertumes; et tu soupires encore après; tu t'y attaches, tu le suces en quelque sorte, tu ne trouves de jouissance que là et là encore ? Combien de temps cela durera-t-il? Eh ! si tout dans le monde était douceur, comme on l'aimerait !

Ses amertumes te déplaisent ? Fais choix d'un autre genre de vie; aime Dieu, méprise les biens du monde, dédaigne les biens que recherchent les hommes ; car tu dois quitter ces biens, tu ne demeureras pas toujours ici. Et toutefois, si mauvais que soit ce monde, si amer, si rempli qu'il soit de calamités, je suppose que Dieu te promette de t'y laisser toujours, tu ne te posséderais pas de joie, tu tressaillerais, tu lui rendrais grâces : de quoi ? de ne voir plus de fin à ta misère. Ah ! la plus grande infortune est bien celle qui se fait aimer; elle serait moindre; si on ne l'aimait pas; elle est d'autant plus déplorable qu'on l'aime davantage.

15. Il y a, mes frères, une autre vie; après celle-ci il en est une autre, soyez-en sûrs. Préparez-vous-y, méprisez.tous les biens présents. En avez-vous ? Faites-en le bien. N'en avez-vous pas ? Ne les désirez pas avec convoitise. Envoyez-les, faites-les transporter devant vous ; envoyez où vous devez aller ce que vous avez ici. Ecoutez le conseil que vous donne votre Seigneur: " Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où les vers et la rouille dévorent, où les voleurs fouillent et emportent ; mais amassez-vous un trésor dans le ciel, où n'aborde pas le voleur, où ne rongent pas les vers. Car où est ton trésor, là aussi est ton coeur (1) ". On te dit chaque jour, fidèle : Elève ton coeur ; mais comme si on te disait le contraire, tu ensevelis ton coeur dans la terre. Sortez. Avez-vous des richesses? Faites le bien. N'en avez-vous pas ? Gardez-vous de murmurer contre Dieu. Ecoutez-moi, ô pauvres : Que n'avez-vous pas, si vous avez Dieu? Riches, écoutez-moi aussi : Qu'avez-vous, si vous n'avez pas Dieu ?

1. Matt. VI, 19-21.

 

 

SERMON CCCXII. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. IV. L'OEUVRE DE LA GRÂCE.

ANALYSE. — Ce sera faire une chose bien agréable à saint Cyprien que de montrer ce qu'a produit en lui la grâce du Seigneur. 1° Il était plongé dans les ténèbres de l'erreur et dans le vice : la grâce a fait briller en lui la lumière de la vérité et lui a fait répandre la bonne odeur du Christ. 2° Il était un orateur profane : la grâce a fait de lui un éloquent prédicateur de l'Evangile, il est l'un de ceux à qui nous devons le triomphe actuel de la vérité sur l’erreur. 3° Enfin la grâce lui a accordé de conformer sa conduite à son enseignement et de confirmer par sa mort la vérité prêchée par lui durant sa vie.

1. Une solennité si pleine de charmes et d'allégresse, une fête si heureuse et si sainte, le couronnement enfin d'un martyr si illustre me presse de vous adresser le discours que je vous dois. Mais ses prières porteront avec moi ce lourd fardeau : et si , en vous parlant, je ne suis pas au niveau de ma tâche, il ne me dédaignera pas; au contraire, il nous ranimera tous en intercédant pour nous. Je vais faire du reste ce que je sais lui être très-agréable : je le louerai dans le Seigneur, je louerai le Seigneur à son sujet.

532

En effet, lorsqu'au milieu des tentations de tout genre il courait encore les dangers que présente cette vie de troubles et de tempêtes, il était doux, et ce grand homme savait parfaitement chanter avec sincérité devant Dieu: " Que ceux qui sont doux m'entendent et partagent mon allégresse (1) ". Maintenant donc, après avoir quitté la terre des mourants, il possède avec bonheur la terre des vivants ; car il était du nombre de ceux dont il est dit: " Heureux ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre (2) ". Quelle terre, sinon celle dont on a dit en s'adressant à Dieu : " Vous êtes mon espérance, ma portion dans la terre des vivants (3) ? " Dût-on n'entendre, par cette terre des vivants, que le corps ressuscité, le corps tiré de terre et transformé en un corps glorieux et céleste; Cyprien ne gémit plus dans la faiblesse de notre corps mortel, lui pour qui ce n'était pas un bonheur d'y demeurer, mais une nécessité provoquée par,notre intérêt; délivré au contraire et dégagé de ses pressantes entraves, il attend en repos et dans la société du Christ, la rédemption de sa chair. Dès qu'il n'a pas été vaincu, pendant que son corps était vivant, parla tentation; maintenant que ce corps est enseveli, il est tranquille sur la restauration qui l'attend.

2. Ainsi donc louons son âme dans le Seigneur, et que ceux qui sont doux nous entendent et soient remplis d'allégresse. Louons dans le Seigneur cette âme excellente; car c'est en la possédant qu'il la rend bonne, en l'inspirant qu'il lui donne de la vigueur, en l'éclairant qu'il la rend toute brillante, en la formant qu'il lui communique ses charmes, et en la remplissant qu'il la féconde. Quand autrefois il n'était pas en elle, quand elle ne croyait pas encore au Christ, elle était morte, ténébreuse, difforme, stérile, flottant à tout vent. De quel avantage était pour ce païen son éloquence, puisque, comme d'un vase précieux, il ne s'en servait que pour boire lui-même et faire boire à autrui de meurtrières erreurs ? Mais lorsqu'à ses yeux brilla la bonté et l'humanité du Sauveur notre Dieu (4), Cyprien devint croyant, Dieu le purifia de ses convoitises mondaines et il fit de lui un vase d'honneur, utile à sa famille, préparé pour toutes les bonnes oeuvres (5).

Cyprien n'a point gardé le silence sur ce

1. Ps. XXXIII, 3. — 2. Matt. V, 4. — 3. Ps. CXLI, 6. — 4. Tit. III, 4. — 5. II Tim. II, 21.

bienfait. Aurait-il pu, en connaissant Dieu,ne le point glorifier comme Dieu? Il lui a rendu grâces; loin de reprendre en impie ce qu'il avait rejeté de sa vie ancienne, il s'est rappelé pieusement ce qui était changé en lui. Ecrivant en effet à l'un de ses amis, qu'il cherchait, autant qu'il était. en lui, à tirer aussi de ses ténèbres pour le rendre à la lumière dans le Seigneur. " Quand, lui dit-il, j'étais plongé dans les ombres et dans la nuit épaisse, quand sur les vagues agitées du siècle, je flottais hésitant, incertain, égaré, ne sachant ce que je faisais, étranger à la vérité et à la lumière ".

Il ajoute un peu plus loin : "D'un côté j'étais comme enchaîné dans les erreurs nombreuses de ma vie première, ne croyant pas pouvoir m'en délivrer; et d'autre part, je cherchais à satisfaire des vices qui faisaient comme partie de moi-même, et désespérant d'arriver à un état meilleur, je caressais mes passions funestes, je m'y attachais comme à une propriété chérie (1) ".

3. Tel était Cyprien quand le Christ vint à lui; telle était l'âme qu'il vint frapper et guérir, lui qui arrache et qui plante. Ce n'est pas, en effet, sans raison qu'il a dit: " C'est moi qui tuerai et moi qui ferai vivre; moi, qui blesserai et moi qui guérirai (2) "; ni sans raison qu'il disait à Jérémie, en prévision de l'avenir " Voilà que je t'ai établi aujourd'hui sur les nations et sur les royaumes, pour déraciner, pour renverser, pour perdre, pour réédifier ensuite et pour planter (3) ". Lui donc qui déracine et qui plante, s'avança vers cette âme; il détruisit le vieux Cyprien, puis s'établissant lui-même comme fondement, il bâtit sur lui-même un Cyprien nouveau dont il fit par sa grâce un vrai Cyprien. L'Eglise ne dit-elle pas au Christ: " Mon Bien-aimé est une grappe parfumée : botrus cypri (4)?" C'est ainsi qu'en devenant chrétien par la faveur du Christ, par sa faveur aussi Cyprien devint réellement Cyprien ; il fut en tout lieu la bonne odeur du Christ, comme s'exprime l'Apôtre saint Paul, cet ancien persécuteur que Jésus renversa aussi pour en faire son prédicateur. " Nous sommes devant Dieu, dit-il, la bonne odeur du Christ en tout lieu, et pour ceux qui se sauvent et pour ceux qui se perdent; aux uns une odeur de mort pour donner la

1. S. Cypr. Epit. II, à Donat. — 2. Deut. XXXII , 39. — 3. Jér. I, 10. — 4. Cant. I, 13.

533

mort, et aux autres une odeur de vie pour, donner la vie. Or, qui est propre à un tel ministère (1)? " Aussi les uns trouvèrent la vie en imitant Cyprien, et les autres la mort en le haïssant.

4. Louange et gloire à celui qui, en justifiant par la foi l'âme de son serviteur, l'a tiré du nombre des impies et a fait de lui comme sa framée, comme un glaive à double tranchant; car il voulait qu'en mettant à nu cette folie des gentils qu'elle voilait et couvrait pour lui donner aux yeux des prudents un éclat menteur, la langue de Cyprien là frappât à mort, et qu'au lieu de parer indignement les doctrines ruineuses des démons, sa noble éloquence travaillât à l'édification de 1'Eglise, dont le développement amenait la chute des idoles; il voulait qu'au lieu de passionner, comme le cri de la trompette, les luttes et les mensonges du barreau, sa grande voix servît à abattre le démon par la mort précieuse des saints, à exciter au combat les soldats du Christ, les martyrs généreux qui mettent en lui leur gloire.

Aussi tout en les enflammant des pieuses et saintes ardeurs de sa parole, de sa parole où on ne voyait plus les trompeuses fumées du mensonge, mais le pur éclat de la vérité divine, Cyprien parvint-il à vivre au milieu d'eux en mourant, à triompher de son juge en se laissant juger, à vaincre son ennemi en se laissant frapper, a faire enfin mourir la mort en subissant la mort. Ah ! si en s'exerçant aux jeux pervers de l'humaine faconde, il avait appris à lui-même et à d'autres à affirmer le mensonge et à nier habilement les objections même fondées d'un adversaire, il avait appris dans une autre école à échapper à l'ennemi en soutenant la vérité. Quand, en effet, notre ennemi fait du nom du Christ un sujet d'accusation, le Christ fait des tourments un sujet de gloire.

5. Chercherait-on maintenant à savoir qui l'a emporté? Sans parler du royaume des saints, que les infidèles refusent d'admettre parce qu'ils ne peuvent le voir, ne voyez-vous pas, dirai-je, avec quelle chaleur, sur cette terre même et durant cette vie, à la maison et à la campagne, dans les cités et l'univers entier, on loue les martyrs? Que sont devenues les accusations furieuses proférées contre

1. II Cor. II, 15, 16.

eux par les impies? Les idoles mêmes consacrées aux démons ne montrent-elles pas combien est en honneur la mémoire de leurs victimes? Que ne feront pas contre eux, au jour du jugement, ceux qui en mourant ont renversé leurs temples? Comme il anéantit leurs erreurs présomptueuses par l'éclat même de ses soldats ressuscités, Celui qui a éteint par le sang de ses martyrs, au moment de leur mort, leurs autels encore fumants?

6. Parmi ces phalanges du Christ, contemplez le bienheureux Cyprien. Il a enseigné à combattre glorieusement, et glorieusement il a combattu lui-même. Or, il a tellement enseigné ce qu'il devait faire un jour, et tellement accompli ce qu'il avait enseigné, qu'on sentait l'âme du martyr dans les paroles du docteur, et les paroles, du docteur dans. l'âme du martyr. Qu'il était loin de ressembler à ces hommes dont le Seigneur parle en ces termes: " Faites ce qu'ils disent, gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas (1) " Cyprien, lui, a parlé, parce qu'il croyait, et il a souffert le martyre pour avoir parlé. Ainsi a-t-il enseigné durant sa vie ce qu'il a fait, et fait au moment de sa mort ce qu'il avait enseigné.

Louange et gloire au Seigneur notre Dieu, au Roi des siècles, au Créateur et au Restaurateur de l'humanité, pour avoir enrichi son Eglise du grand évêque de cette cité, et pour avoir consacré ce sanctuaire illustre par la présence d'un corps si saint. Louange et gloire au Seigneur pour avoir daigné mettre, avant tous les temps, cet homme remarquable au nombre de ses saints, pour avoir daigné le créer parmi les hommes au temps convenable, le rappeler de ses égarements, le purifier de ses souillures, le justifier parla foi, l'instruire - quand il s'est montré docile, et le diriger quand il instruisait, l'aider au moment du combat et le couronner après la victoire. Louange et gloire au Seigneur pour avoir préparé et destiné cette âme surtout à remontrer à son Eglise à quelles épreuves il faut opposer et à quels biens il faut préférer la charité; combien peu enfin on aurait la charité du Christ si on ne gardait l'unité établie par lui. Cyprien l'a aimée, cette unité, sans épargner les méchants par charité, tout en les souffrant pour conserver la paix; se montrant libre

1. Matt. XXIII, 3.

534

pour dire ce qu'il pensait, et pacifique pour entendre ce que pensaient ses frères. Pour s'être maintenu avec une humilité si profonde dans les liens de la concorde catholique, il a mérité le haut rang d'honneur qu'il occupe dans l'Eglise.

C'est pourquoi, mes bien-aimés, après vous avoir donné dans la mesure de mes forces le discours que. réclamait de moi une solennité si heureuse, je demande à votre charité et à votre piété que nous passions cette journée avec honnêteté et sobriété ; qu'au jour du martyre du bienheureux Cyprien nous pratiquions ce qu'il a aimé jusqu'à endurer la mort.

 

 

 

SERMON CCCXIII. FÊTE DE SAINT CYPRIEN, MARTYR. V. LE GLAIVE DE DIEU.

ANALYSE. — Nul, pas même saint Cyprien, ne saurait louer saint Cyprien dignement. Que dire donc de lui? Qu'il est sous tous rapports l'ouvrage de Dieu, que Dieu l'a armé de ses dons pour tenir tête à l'ennemi, que Dieu l'a soutenu dans la lutte, que Dieu enfin s'est servi de lui comme d'une épée, afin de vaincre les ennemis qui lui donnaient la mort.

1. Voici un jour bien saint et bien solennel, un jour bien glorieux et bien illustre pour cette Eglise en particulier, un jour destiné à exciter en nous la joie: c'est le jour que le bienheureux Cyprien nous a consacré par la gloire de son martyre. Aucune langue, pas même la sienne, ne saurait louer dignement ce grand évêque, ce martyr vénérable. Aussi, pendant que nous ferons entendre à vos oreilles ce discours dont nous lui sommes redevable, ayez plus égard à ce que nous voulons qu'à ce que nous pourrons vous dire. N'est-ce pas ainsi que se sentant incapable de louer convenablement le Seigneur, le Seigneur au-dessous de qui se trouve toujours non-seulement toute parole, mais toute pensée, un saint Prophète s'écriait: "Agréez, Seigneur, le vouloir de mes lèvres (1) ? " de répète ces mots : Je voudrais, moi aussi, que dans l'impossibilité de parler comme je le voudrais, on agréât mon désir, ma bonne volonté.

2. N'est-ce pas effectivement louer Dieu même que de louer un tel martyr? A qui fait honneur Cyprien lorsqu'il s'attache à Dieu de tout son coeur, sinon à Celui à qui s'adressent ces mots: " Dieu des vertus, convertissez-

1. Ps. CXVIII, 108.

nous (1)?" Qui a fait de Cyprien un docteur, sinon Celui à qui il est dit : " Enseignez-moi vos justices (2) ? " Qui a fait de Cyprien un pasteur, sinon Celui qui a dit. " Je vous donnerai des pasteurs selon mon coeur, et ils vous nourriront avec mesure (3)? " Qui a fait de Cyprien un confesseur, sinon Celui qui a dit: " Je vous donnerai une bouche et une sagesse auxquelles ne pourront résister vos ennemis (4)? " Qui a fait de Cyprien un martyr de la vérité dans une persécution si cruelle, sinon Celui à qui on a dit: " Vous êtes, Seigneur, la patience d'Israël (5) " ; de qui on a dit encore : " Car c'est de Lui que me vient la patience (6) ? " Qui a rendu enfin Cyprien toujours vainqueur, sinon Celui de qui il est écrit: " Nous l'emportons en toutes choses à cause de Celui qui nous a aimés (7)? " Ainsi donc, ce n'est pas cesser de louer Dieu, que de louer les oeuvres de Dieu, que de montrer Dieu combattant dans l'un de ses soldats.

3. Voici, en effet, comment nous exhorte l'Apôtre: " Soyez fermes, dit-il, vous ceignant les reins de la vérité, revêtant la cuirasse de la justice, vous chaussant les pieds pour vous préparer à l'Evangile de la paix, prenant

1. Ps. LXXIX, 8. — 2. Ps. CXVIII, 135. — 3. Jér. III, 15. — 4. Luc, XXI, 5. — 5. Jérém. XVII, 13. — 6. Ps. LXI, 6. — 7. Rom. VIII, 37.

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en tout le bouclier de la foi pour y éteindre les traits enflammés de l'ennemi ; prenez aussi le casque du salut et le glaive de l'Esprit, c'est-à-dire la parole de Dieu (1) ". Que signifient revêtir la cuirasse de la justice, prendre le bouclier de la foi, le casque du salut, et le glaive de l'Esprit ou la parole de Dieu, sinon recevoir du Seigneur ses dons comme une armure? Cependant le soldat chrétien n'aurait pas, assez de cette armure, s'il n'obtenait encore, du fort armé qui la lui a donnée, un secours spécial. Croyez-vous que dans sa lutte et ses souffrances notre pieux martyr n'a pas prié, n'a pas dit: " Jugez, Seigneur, ceux qui me persécutent; combattez ceux qui me combattent; prenez vos armes et votre boucher, levez-vous pour me secourir; tirez l'épée et plongez-la dans ceux. qui me poursuivent; dites à mon âme : Je suis ton salut (2)? " Comment aurait été vaincu un homme que Dieu conduisait après l'avoir armé et qu'il défendait après s'être armé lui-même?

4. Loin de nous l'idée puérile que Dieu se soit revêtu d'armes matérielles ! De quelle nature sont ces armes avec lesquelles Dieu soutient ses soldats? Ceux-ci, le publient, lorsqu'éclatant en actions de grâces, ils s'écrient " Seigneur, vous nous avez couverts du bouclier de votre amour (3) ". Quant à cette framée ou épée de Dieu que le corps du Christ ou l'Eglise demande que l'on tire et que l'on plonge dans les persécuteurs, on.peut savoir ce qu'elle signifie en méditant ces mots du Sauveur parlant à ce même corps: " Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre, mais le glaive (4) ". C'est avec ce glaive spirituel que de l'âme de ses martyrs, épris d'amour pour les joies célestes, il a retranché les affections terrestres, aussi funestes que flatteuses, qui les auraient ramenés du ciel sur la terre, si elles n'avaient été rompues par cette épée du Christ.

Cependant la framée est susceptible encore d'une autre interprétation incontestable, elle désigne l'âme du juste dans la main de Dieu, et c'est ainsi que s'entendent les paroles suivantes

1. Ep. VI, 14-17. — 2. Ps. XXXIV, 1-3. — 3. Ps. V, 13. — 4. Matt. X, 34.

adressées parle Psalmiste au Seigneur " Arrachez mon âme aux impies, votre framée aux ennemis de votre main (1) ". — " Votre framée " n'est ici que la répétition de " mon âme " ; " aux ennemis de votre main ", que la répétition " des impies ".

5. Dieu donc a tiré cette épée, lorsqu'il a répandu de tous côtés ses martyrs ; puis il l'a plongée dans le coeur des persécuteurs de son Eglise, lorsque, insensibles aux cris de leurs prédications, ceux-ci ont été vaincus par le courage de leur mort. Ah ! c'est que de ceux qu'il rend ses amis Dieu se fait contre ses ennemis des armes puissantes. Ainsi l'âme du bienheureux Cyprien ne fut-elle point comme une grande épée dans la main de Dieu? Toute brillante de charité, aiguisée par la mérité , dans combien de luttes ne parut pas cette épée, maniée par le bras guerrier du Seigneur ? Quelles légions de contradicteurs ne fit pas reculer ce grand homme en les réfutant ? Combien ne frappa-t-il point d'ennemis, ne sut-il pas abattre d'adversaires ? Dans combien de ces ennemis ne détruisit-il pas l'inimitié même qui les animait contre lui, se faisant en eux des amis avec lesquels Dieu allait remporter de nouvelles et plus grandes victoires?

Enfin, lorsqu'arriva le moment où vainqueurs en apparence, ses ennemis devaient s'emparer de lui, Dieu ne voulut point qu'il succombât, qu'il fût vaincu par leurs mains impies: il le soutint, au contraire, pour le rendre invincible, et Cyprien triompha sans avoir désormais aucune lutte à soutenir ni contre ce monde, ni contre le prince de ce monde. Oui, Dieu vint en aidé à ce fidèle et incorruptible témoin qui combattait jusqu'à la mort en faveur de la vérité; il lui accorda la grâce sollicitée, il arracha cette âme aux impies, sa framée aux ennemis de sa main. Voyez la chair sainte de cette âme victorieuse; elle est comme le fourreau de cette épée; c'est en son honneur que nous élevons ici un autel divin; mais, à la résurrection, cette chair sera rendue à cette âme glorieuse, qui n'en sera plus jamais dépouillée par la mort.

1. Ps. XVI, 13, 14.

 

 

 

SERMON CCCXIV. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. I. IMITER SES VERTUS.

ANALYSE. — S'il n'avait eu les yeux fixés sur la récompense céleste, il n'aurait pu soutenir les tourments de son martyre; mais la vue du bonheur qui l'attendait, a électrisé son âme jusqu'à lui faire implorer le pardon de ses meurtriers. Imitons-le pour être couronnés avec lui.

1. Nous célébrions hier la naissance du Seigneur ; nous célébrons aujourd'hui la naissance de son serviteur. Mais cette naissance du Seigneur était son avènement miséricordieux, et celle du serviteur, son couronnement. Celle du Seigneur a consisté, pour lui, à se revêtir de notre chair; celle du serviteur, à se dépouiller de la sienne; celle du Seigneur, à se rendre semblable à nous, celle du serviteur à se rapprocher du Christ; car si le Christ en naissant s'est uni à Etienne, Etienne en mourant s'est réuni au Christ. Pourquoi dans l'Eglise une double fête ? Pourquoi solenniser tout à la fois la naissance et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ ? C'est que l'une et l'autre sont pour nous un remède. Car, s'il est né, c'est pour nous faire renaître; et s'il est mort, c'est pour nous faire vivre éternellement. Quant aux martyrs, comme ils avaient contracté le péché originel , leur naissance les destinait à lutter contre le mal ; mais en mettant en eux un terme à tout péché, la mort les a mis en possession des biens les plus solides.

D'ailleurs, s'ils n'eussent été soutenus, au milieu des persécutions, par l'espoir de la félicité future, comment auraient-ils pu endurer tant de supplices divers? Comment le bienheureux Etienne aurait-il pu souffrir la grêle de pierres qui l'accablait, s'il n'eût pensé à la récompense à venir? Ah ! il avait à coeur d'obéir à Celui qu'il voyait présent au ciel; et embrasé pour lui d'un ardent amour, il brûlait de laisser au plus tôt sa chair et de prendre vers lui son essor. Il ne craignait plus la mort parce qu'il voyait plein de vie le Christ qu'il savait être mort pour lui ; aussi, pour vivre avec lui, s'empressait-il de mourir pour lui. Vous savez effectivement ce que voyait ce bienheureux martyr au moment de ce terrible combat ; puisque vous vous rappelez sans aucun doute ces paroles que relatent de lui les Actes des Apôtres : "Voici, je vois les cieux ouverts, et le Christ debout à la droite de Dieu (1)". Il voyait donc Jésus debout; et si lui-même demeurait ferme, ferme sans chanceler, c'est qu'en se tenant debout au ciel et en voyant sur la terre son soldat combattre, le Christ lui communiquait une force invincible pour l'empêcher de succomber. " Voici, disait-il, je vois les cieux ouverts " : heureux mortel dont le regard plongeait dans le ciel ! Mais qui lui avait ouvert ce ciel ? Celui dont il est dit dans l'Apocalypse: " Il ouvre et nul ne ferme; il ferme, et personne n'ouvre (2) ". Quand après avoir commis le premier péché, son horrible péché, Adam fut chassé du paradis, le ciel fut fermé au genre humain : le larron fut le premier qui y entra , après la passion du Christ; Etienne ensuite le vit ouvert. Pourquoi nous en étonner alors ? Il l'indiquait fidèlement comme le lui montrait sa foi, et il y pénétra avec énergie:

2. Allons, mes frères, suivons-le ; car si nous marchons à la suite d'Etienne, nous serons couronnés. C'est surtout en aimant nos ennemis que nous devons le suivre et l'imiter. Il vous en souvient, lorsqu'entouré de la foule serrée de sec ennemis, il était contusionné par les coups précipités des pierres qui pleuvaient sur lui, il demeurait à la fois calme et intrépide, doux et tranquille sous les chocs qui lui arrachaient la vie, et l'œil fixé sur Celui pour

1. Act. VII, 5. — 2. Apoc. III, 7.

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qui il recevait la mort, il ne dit pas: Soyez juge, Seigneur, du meurtre dont je suis victime ; mais : " Recevez mon esprit ". Il ne dit pas : Seigneur Jésus; vengez votre serviteur, que vous voyez en proie à ce supplice mortel; mais : " Ne leur imputez pas ce péché (1) ".

C'est ainsi qu'en tendant constamment témoignage à la vérité et en respirant, comme vous le savez bien, les ardeurs de la charité, ce bienheureux martyr parvint à la fin la plus glorieuse; pour avoir persévéré jusqu'au terme dans sa vocation, il obtint enfin ce que désignait son nom même, il reçut la couronne rappelée par le nom glorieux d'Etienne. Aussi quand, le premier de tous les martyrs, le bienheureux Etienne versa son sang pour le Christ, la couronne sembla descendre du ciel ; elle s'offrait comme récompense à quiconque marcherait sur les traces de ce généreux combattant. De fréquentes immolations de martyrs ont depuis couvert la terre ; et ceux qui pour confesser lé Christ ont répandu leur sang, ont placé sur leur tête cette couronne, tout en la laissant intacte à ceux qui devaient les suivre. Maintenant encore, tees frères, elle est suspendue du haut du ciel ; quiconque la convoite prendra vers elle un rapide essor. D'ailleurs, pour.y exciter brièvement et clairement votre sainteté, il n'est pas besoin d'insister qu'on suive Etienne, si on a envie de sa couronne:

Unis au Seigneur, etc.

1. Act. VII, 58, 59.

 

 

 

SERMON CCCXV. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. II. ANALOGIES AVEC LA PASSION.

sANALYSE. — 1° Saint Etienne fut accusé, comme le Sauveur, par de faux témoins d'autant plus redoutables qu'ils se contentaient de dénaturer ses paroles. 2° Si, comme le Sauveur, il ne se tut pas, ce fut pour obéir au Sauveur même; et; s'il leur parla avec dureté, ce n'en fut pas moins avec charité. 3° En priant pour lui-même il se tint debout, parce qu'il ne demandait que ce qui lui était dû ; il s'agenouilla en priant pour ses ennemis, parce qu'ils n'avaient aucun droit à la grâce divine, et il obtint la conversion de saint Paul. Pouvait-il imiter avec plus de perfection Jésus-Christ priant pour ses bourreaux? Exhortation à réprimer la colère.

1. Vous venez d'entendre, pendant qu'on faisait la lecture, comment le bienheureux Etienne fut ordonné, comme septième, avec les six autres diacres, et comment il parvint à la suprême couronne. Le premier mérite de ce premier martyr mis en relief devant vôtre charité, c'est que son supplice est consigné dans un livre canonique, au lieu que nous découvrons à peine les actes des autres martyrs pour les lire quand nous célébrons leur fête. Les Actes des Apôtres sont effectivement un livre canonique de l'Ecriture. La coutume de l'Eglise est d'en commencer la lecture au Dimanche de Pâques. Ainsi donc, c'est dans le livre intitulé Les Actes des Apôtres que vous avez appris comment les Apôtres élurent et ordonnèrent sept diacres, au nombre desquels était saint Etienne. Les Apôtres sont les premiers en dignité, les diacres viennent ensuite pourtant le premier martyr fut un diacre, et non pas un Apôtre ; la première victime fut un agneau, et non un bélier.

2. Quelle ressemblance présente son martyre avec la passion de son Seigneur et Sauveur ! De faux témoins s'élevèrent contre l'un comme contre l'autre, et sur le même sujet. Vous savez, vous vous rappelez ce qui fut dit par les faux témoins contre le Christ Notre-Seigneur: " Nous lui avons entendu dire: Je détruis ce temple et dans trois jours j'en bâtis un autre tout neuf (1) " . Il est vrai, le Seigneur n'avait point parlé ainsi; mais le mensonge

1. Marc, XIV, 58.

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voulut se rapprocher de la vérité. En quoi consiste la fausseté de ce témoignage? Les témoins avaient ouï ces mots: " Détruisez ce temple, et en trois jours je le rebâtirai. Or, observe l'Evangéliste, il disait cela du temple de son corps (1) ". Mais au lieu de : " Détruisez ", les faux témoins disaient : " Je détruis ". Sans doute le changement n'était que dans quelques syllabes; mais ces menteurs étaient d'autant plus perfides que pour mieux tromper ils se rapprochaient davantage de la vérité. Pour saint Etienne, que lui reprocha-t-on? : " Nous lui avons entendu dire que Jésus de Nazareth détruira ce temple et changera les coutumes légales (2) ". C'était à la fois une fausse déposition et une prédiction véridique. C'est ainsi que Caïphe, l'un, de leurs docteurs et des princes des prêtres, avait dit, en conseillant aux Juifs de mettre le Christ à mort : " Mieux vaut la mort d'un homme que la ruine de toute la nation. Or, observe l'Evangéliste, il ne dit pas cela de lui-même; mais, étant le pontife de cette année-là, il prédit que le Christ devait mourir pour le peuple (3) ". Pourquoi cela, mes frères? C'est qu'il y a dans la vérité une grande puissance ; tout en la haïssant, les hommes la prédisent à leur insu, et ils n'en sont que les instruments. Ainsi donc, il s'éleva contre Etienne de faux témoins semblables aux faux témoins pour qui le Christ fut mis à mort.

3. Pour donner à sa condamnation plus d'autorité, ces faux témoins l'amenèrent devant le sanhédrin. Là, cet ami du Christ, après avoir exposé sa cause, proclama la divine vérité de son Maître. Il allait mourir : pourquoi ses lèvres pieuses ne se seraient-elles point ouvertes devant ces impies? Pourquoi ne serait-il pas mort pour la défense de la vérité? Entre son Seigneur et lui il y eut cependant une différence dans le cours même des souffrances; c'était pour indiquer un incontestable mystère, le mystère de la majesté et de la grandeur divines dans la personne de Jésus. Lorsque le Seigneur. fut conduit devant ses juges, il préféra garder le silence, quoique interrogé par eux ; au lieu qu'Etienne ne le garda pas. Pourquoi le Seigneur le garda-t-il ? Parce qu'il avait été prédit de lui : " Il a été conduit comme une brebis à l'immolation, et comme " l'agneau muet sous le ciseau qui le tond, il

1. Jean, II, 19-21. — 2. Act. VI, 14. — 3. Jean, XI, 50, 51.

n'a pas ouvert la bouche (1) ". Pourquoi Etienne ne le garda-t-il pas ? Parce que son Seigneur même avait dit : " Ce que je vous enseigne dans les ténèbres, publiez-le au grand jour; et ce qui vous est dit à l'oreille, prêchez-le sur les toits (2) ". Comment saint Etienne prêcha-t-il sur les toits? Parce qu'il foula aux pieds sa chair, une maison de boue. N'est-ce pas fouler la chair aux pieds que de ne craindre pas la mort ?

Etienne commença par remonter devant eux jusqu'à l'origine de la loi de Dieu ; il alla d'Abraham à Moïse, à la publication de la loi, à l'entrée dans la terre promise : c'était pour leur démontrer qu'on avait tort de déposer contre lui ce qu'on lui imputait. Il fit ensuite, en parlant de Moïse, une frappante allusion au Christ. Quoique rejeté par eux, Moïse délivra les Juifs ; il les délivra après avoir' été rejeté ; loin de rendre le mal pour le mal, pour le mal il rendit le bien. C'est ainsi qu'après avoir été réprouvé par les Juifs, le Christ Notre-Seigneur doit les délivrer un jour.

4. Il est vrai, ceux qui meurent maintenant n'en sont pas moins morts. Mais viendra l'époque où ce peuple juif que tu vois aujourd'hui sera délivré par Celui-là même qu'il a rejeté, quoique maintenant il ne le sache pas. Ceux d'entre eux qui maintenant le blasphèment, périssent sans doute; d'autres leur succèderont, et ce sera ce peuple, le même peuple qui obtiendra le salut dont nous parlons à l'heure qu'il est. La nation donc sera délivrée, quoique ceux-ci ne le soient pas. Ecoutez et comprenez cette comparaison. Dieu ne délivre-t-il pas aujourd'hui les gentils ? Tous les peuples gentils croient au Christ, et de fils du diable ils deviennent enfants de Dieu. Il n'en est pas moins vrai: que nos pères, que les idolâtres dont nous sommes issus, se sont perdus avec leurs idoles.

5. En prêtant l'oreille, vous avez joui d'un spectacle intérieur ; le bruit frappait vos oreilles, vos âmes voyaient ; elles voyaient cette grande lutte d'Etienne accablé sous une grêle de pierres. Et qu'était-il ? Un homme qui depuis longtemps rappelait la loi. Quelle loi ? La loi reçue par les Juifs sur des tables de pierre. Devenus pierres, eux-mêmes, doit-on s'étonner qu'ils aient lapidé l'ami du Christ?

" Têtes dures ", car après leur avoir rappelé

1. Isaïe, LIII, 7. — 2. Matt. X, 27.

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la loi, il les réprimande. " Coeurs et oreilles incirconcis, quel prophète n'a pas été mis à mort par vos pères ? " Rigueur apparente ; ce langage est sévère, le coeur est plein de douceur. Etienne crie,. et il aime ; il est rigide, et il veut les sauver. Qui ne le croirait irrité, qui ne l'estimerait enflammé de haine quand il crie: " Têtes dures, coeurs et oreilles incirconcis ? "

Cependant le Seigneur regarda du haut du ciel ; Etienne le vit. Le ciel s'ouvrit, et Jésus apparut comme pour encourager son athlète. Le martyr ne s'abstint pas de dire ce qu'il voyait. " Voici, je vois, dit-il, le ciel ouvert et le Fils de l'homme debout à la droite de la Majesté ". En l'entendant parler ainsi, et comme s'il eût proféré un blasphème, les Juifs se bouchèrent les oreilles et coururent aux pierres. Il était dit dans un psaume: " C'est comme l'aspic sourd qui se ferme les oreilles (1) ". Ici donc ils accomplirent ce qui était prédit d'eux. On commence à lapider Etienne. Rappelez-vous maintenant sa rigueur, ses austères paroles : " Durs de tête, incirconcis de coeur et d'oreilles ". C'est l'accent d'un ennemi : ne dirait-on pas qu'il va les égorger tous,, s'il le peut ? Mais pour le croire, il faudrait ne voir pas son coeur. Sans doute ce coeur est caché ; mais les secrets s'en révèlent dans les dernières paroles que fit entendre le martyr au moment où on le lapidait. "Seigneur Jésus, s'écria-t-il, recevez mon esprit ". C'est à vous que je m'adresse, c'est pour vous que je meurs. " Seigneur Jésus, recevez mon esprit ". Parce que vous l'avez soutenu, votre protégé est vainqueur. " Recevez mon esprit ", des mains de, ceux qui haïssent le vôtre. Ainsi parla saint Etienne encore debout. Il fléchit ensuite le genou et s'écria : "Seigneur, ne leur imputez pas ce péché ". Eh ! où sont les têtes dures? Voilà à quoi se bornent tes reproches, à quoi aboutissent toutes tes rigueurs ? Ah ! ta bouche réprimandait, mais ton coeur priait.

6. " Seigneur Jésus, recevez mon esprit " il parlait ainsi en restant debout. Il, exigeait effectivement ce qui lui était dû quand il disait : " Seigneur Jésus, recevez mon esprit ". Il exigeait ce qui était dû, ce qui avait été promis aux martyrs, ce que réclamait l'Apôtre par ces paroles : " Déjà on m'immole, et le

1. Ps. LVII, 5.

temps de ma décomposition est proche. J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi. Reste la couronne de justice qui m'est réservée, et que le Seigneur, juste Juge, me rendra en ce jour (1)". Il rendra, il rendra ce qu'il me doit. A l'Apôtre ci-devant étaient dus des supplices; Dieu maintenant lui est redevable de grandes récompenses. Comment à l'Apôtre Paul était-il dû des supplices ? Parce qu'il était alors ennemi et persécuteur de l'Eglise. Ecoutez-le : " Je ne mérite pas le nom d'Apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu ". Il le mérite quand il dit : Je ne le mérite pas. Pourquoi ne le mérites-tu pas ? — Je méritais bien d'être en proie aux tourments, d'être précipité dans les enfers, d'être torturé en proportion de mes crimes ; mais je ne méritais pas d'être Apôtre. — Comment donc es-tu parvenu à ce que tu ne méritais pas ? — Il poursuit: " C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis (2) ". C'est par ma faute que j'étais ce que j'étais; c'est par la faveur de Dieu que je suis ce que je suis. —Ainsi, pour pouvoir réclamer ce qui lui était dû, il a reçu d'abord ce qui ne lui était dû nullement. Que lui est-il dû ensuite? " Il ne me reste que la couronne.de justice, celle que le Seigneur, juste Juge, me rendra en ce jour ". Il me la rendra, elle m'est due, elle ne me l'était pas d'abord. Que m'était-il dû d'abord ? " Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre ; c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis ". C'est dans ce sens aussi qu'en disant : " Seigneur Jésus ", saint Etienne se tenait debout afin d'exprimer la confiance qu'il ressentait en lui-même pour avoir bien lutté, bien combattu, pour n'avoir,pas fléchi devant l'ennemi, pour avoir méprisé la peur, dédaigné la chair , vaincu, le mande et le démon ; oui, c'est pour ce motif qu'il se tenait debout en disant " Seigneur Jésus, recevez mon esprit ".

7. Au moment même où il réclamait cette dette, l'apôtre Paul mettait le comble à des dettes d'autre sorte. Etienne réclamait ce qui lui était dû pour son bonheur ; Paul ajoutait à ce qui lui était dû pour son malheur. Quelle idée vous faites-vous de ce que je dis, mes frères? Vous l'avez entendu, mais peut-être n'y avez-vous pas pris garde : lorsqu'il fut question de lapider saint Etienne, ses faux

1. II Tim. IV, 6-8. — 2. I Cor. XV, 9, 10

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témoins, pour lui jeter la pierre, déposèrent leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme nommé Saul.

Ce Saul devint Paul ensuite : Saul, il était persécuteur; Paul, il fut prédicateur. Saul, en effet, vient de Saül, Saül, le persécuteur du roi David. Saül avait été contre David ce que fut Saul contre Etienne. Mais une fois appelé du haut du ciel, une fois appelé, renversé, changé; une fois que, devenu Apôtre, il eut commencé à prêcher la parole de Dieu, il changea de nom et s'appela Paul. Pourquoi choisit-il ce nom? Parce que Paul signifie médiocre, petit. Ne disons-nous pas fréquemment: Post paulum videbo te : Je te verrai dans peu de temps? Comment donc Paul était-il Paul? " Je suis le moindre des Apôtres (1) ". Chose merveilleuse et vraiment divine ! cet homme qui persécutait le Christ au moment du meurtre d'Etienne, est devenu ensuite le prédicateur du royaume des cieux. Voulez-vous savoir quelle était son ardeur cruelle au moment de ce meurtre? Afin de jeter en quelque sorte la pierre au martyr par les mains de tous, de tous il gardait les vêtements.

Sitôt donc que, debout, saint Etienne eut réclamé ce qui lui était dû, en disant: " Seigneur Jésus; recevez mon esprit ", il jeta les yeux sur ses ennemis, qui en le lapidant contractaient pour leur malheur une dette nouvelle et ajoutaient à ce trésor dont parle ainsi l'apôtre saint Paul : " Mais toi, par ta dureté et l'impénitence de ton coeur, tu t'amasses un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu (2) " ; il regarda donc ses ennemis, et touché pour eux de compassion, il fléchit le genou en leur faveur. Priait-il pour lui? il demeurait debout; pour eux ? il fléchissait le genou. Ainsi distinguait-il le juste du pécheur. Si, en priant pour le juste, il se tenait debout, c'est qu'il réclamait sa récompense; et si, pour les pécheurs, il s'agenouillait, c'est qu'il savait combien il lui serait difficile d'être exaucé en faveur de ces grands coupables. Tout juste qu'il fût, quoique touchant déjà la couronne, il ne présuma point, il fléchit le genou; il rie considérait point ce qu'il méritait d'obtenir lui-même en priant, mais ce que méritaient ces malheureux qu'il voulait soustraire à d'affreux supplices. " Seigneur,

1. I Cor. XV, 9. — 2. Rom. II, 5.

dit-il, ne leur imputez pas ce péché ".

8. Ce que fit Etienne dans son humilité, Jésus le fit dans sa grandeur; ce que fit l’un en s'inclinant vers la terre, l'autre le fit du haut de l'arbre où il était suspendu. Rappelez-vous, en effet, que lui aussi dit à son Père: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ". Assis en quelque sorte sur la croix comme sur une chaire doctorale, il enseignait à Etienne un des devoirs de la charité. O bon Maître ! que vous avez bien parlé, que vous l'avez bien instruit ! Voyez votre disciple prie pour ses ennemis, prie pour ceux qui le lapident. Ainsi montre-t-il comment le petit doit imiter le grand, la créature son Créateur, la victime son Médiateur, l'homme enfin le Dieu-Homme, Celui qui est vraiment Dieu mais qui aussi. est homme sur la croix, le Christ qui est Dieu, mais qui sur la croix se montrait homme quand il disait à haute voix: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ".

On se dit : Il a prié, lui, pour ses ennemis, parce qu'il est le Christ, parce qu'il est Dieu, parce qu'il est le Fils unique; qui suis-je, moi, pour en faire autant? Si ton Seigneur est trop élevé au-dessus de toi, ignores-tu que comme toi Etienne est son serviteur? Or Dieu, par Etienne, t'a donné une leçon que tu ne dois point dédaigner. Bien que vous voyiez ces exemples dans l'Evangile d'abord, que nul de vous, mes frères, ne dise en son coeur: Qui les imite ? Etienne ne les a-t-il pas imités? Or, est-ce par lui-même, est-ce par ses propres forces? Si c'est au contraire par la grâce de Dieu, a-t-il pénétré, pour t'en exclure, dans les trésors de cette grâce ? A-t-il détruit le pont après l'avoir franchi? Tu trouves le devoir bien difficile? Toi aussi, prie, la source coule, elle n'est point tarie.

9. Or, j'y exhorte ardemment votre charité exercez-vous, mes frères, autant que vous le pouvez, à vous montrer bons envers vos ennemis eux-mêmes. Mettez un frein à la colère qui vous porte à vous venger. La colère est un scorpion. Tu crois faire merveille, quand elle t'excite par ses ardeurs, en te vengeant de ton ennemi. Eh bien ! veux-tu te venger réellement de ton ennemi ? Tourne-toi vers ta colère même, car elle est ton ennemi, puisqu'elle donne la mort à ton âme. Brave homme, car

1. Luc, XXIII, 34.

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je ne veux pas dire autrement, je préfère dire ce que je voudrais que tu fusses, plutôt que ce que tu es; brave homme, que peut contre toi ton ennemi? A quoi aboutit le plus haut effort de sa puissance? Qu'ambitionne-t-il, quand il veut que Dieu lui laisse toute liberté ? De répandre ton sang. Il n'y parviendra pas aisément, et les ennemis sont rares, qui poussent la cruauté jusqu'à donner la mort; souvent même, quand ils voient dans l'affliction ceux contre qui ils s'acharnent, les ennemis changent leur colère en compassion. Oui, il est difficile de rencontrer un ennemi qui pousse la haine jusqu'au meurtre. Suppose cependant qu'un ennemi la pousse jusque-là; mets-toi en présence d'un ennemi de cette sorte; que te fera-t-il? Il te procurera ce que les Juifs ont procuré à Etienne, une couronne, des tourments pour eux-mêmes. Cet ennemi te donnera la mort; mais dois-tu ne jamais mourir, vivre toujours? Ainsi, ton ennemi parviendra donc à faire ce que devait faire quelque jour une petite fièvre; il sera pour toi comme une fièvre en te mettant à mort. Crois-tu qu'il te nuira en t'ôtant la vie ? Non; au contraire, si tu meurs en bon état et en l'aimant, il ajoutera à ta céleste récompense. Ne sais-tu pas combien ces bourreaux ont augmenté la gloire de saint Etienne ? Se disaient-ils qu'à cause de sa vertu, lui recevrait une couronne, et eux des supplices en punition de leur méchanceté? De quoi ne sommes-nous pas redevables au diable? C'est à lui que nous devons tous nos martyrs. Croyez-vous qu'il doive nous épargner? Cependant il ne sera point récompensé du bien qu'il a fait sans le vouloir; Dieu lui imputera le mal qu'il cherchait et non le bien que Dieu en a tiré. Ainsi, quel que soit l'ennemi qui te poursuive à mort, cet ennemi ne te nuira point.

Vois au contraire combien est funeste la colère. Reconnais en elle ton ennemie, l'ennemie contre laquelle tu luttes dans l'arène de ton coeur. Ce théâtre est étroit, mais Dieu y est spectateur; domptes-y ton ennemi. Veux-tu savoir combien cette ennemie est acharnée ? Le voici.

Tu vas faire à Dieu ta prière; voici pour toi le moment de lui dire : " Notre Père qui êtes aux cieux "; et d'ajouter : " Pardonnez-nous nos péchés ". Mais ensuite? " Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés (1) ". Eh bien ! c'est ici que ton ennemie se dresse contre toi; elle ferme le passage à ta prière; elle élève devant toi un rempart, tu ne saurais passer outre. Tu as dit sans obstacle tout ce qui précède; de tes lèvres coulaient ces mots : " Pardonnez-nous nos péchés ". Mais il faut ajouter : " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ". Or, c'est ici que résiste ton ennemie; elle résiste, non point en dehors, mais au dedans, dans le sanctuaire même de ton coeur : c'est là qu'elle élève ses cris, ses cris de contradiction. Combien elle est acharnée contre nous, mes frères, en résistant ainsi !

" Comme nous pardonnons nous-mêmes ". Il ne t'est point permis de sévir contre ton ennemi; sévis contre ta colère. " Celui qui dompte sa colère, l'emporte sur celui qui prend une cité " , dit l'Écriture (2). Oui, c'est bien dans l'Écriture que se trouvent ces mots " Celui qui dompte sa colère, l'emporte sur celui qui prend une cité ". Quand un général d'armée attaque des ennemis et qu'il rencontre une ville fortifiée, munie de défenseurs et riche, qui lui résiste, n'est-il pas vrai que s'il s'en rend le maître et le vainqueur, que s'il parvient à la détruire, il réclame les honneurs du triomphe ? Eh bien ! comme s'exprime l'Ecriture : " Celui qui dompte sa colère l'emporte sur celui qui prend une cité ". La colère, est sous ta main. Tu ne saurais l'anéantir? Tu peux la réprimer. Si tu as de la force, dompte ta colère et épargne la cité.

Je vous vois fort attentifs; je sais avec quel bon esprit vous m'avez entendu. Que Dieu vous assiste dans vos combats, afin qu'il vous profite d'avoir été spectateurs de la lutte de notre grand martyr ; puissiez-vous vous vaincre vous-mêmes intérieurement, comme sous vos yeux et à vos applaudissements s'est vaincu saint Etienne.

1. Matt. VI, 9, 12. — 2. Prov. XVI, 32.

 

 

 

SERMON CCCXVI. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. III. IMITATION DE JÉSUS-CHRIST.

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ANALYSE. — Notre amour pour saint Etienne doit se reporter sur Jésus-Christ; car c'est Jésus-Christ qui l'a converti, c'est au nom de Jésus-Christ qu'il a fait tant de miracles, et c'est sur Jésus-Christ qu'il a pris modèle. Cruellement traité par les Juifs, comme Jésus-Christ il remet son âme à Dieu; comme lui il prie pour ses bourreaux ; enfin, comme la prière de Jésus-Christ a obtenu la conversion d'Etienne qui était peut-être au nombre de ceux qui demandaient sa mort, ainsi la prière d'Etienne obtient la conversion de Saul, le plus ardent de ses persécuteurs. Voilà pourquoi vous voyez Etienne et Paul réunis sur ce tableau : plus heureusement encore ils sont réunis au ciel.

1. Le bienheureux et glorieux en Jésus-Christ le saint martyr Etienne nous a déjà comme rassasiés de sa parole; voici toutefois comme un second service que vous offre mon ministère. Mais, que puis-je vous présenter de plus délicieux que le Christ et son martyr? Il est vrai, l'un est le Seigneur, l'autre le serviteur; mais de serviteur Etienne est devenu ami. Nous aussi ne sommes-nous pas serviteurs ? Fasse le ciel que nous devenions amis également ! Pourtant, que sommes-nous comme serviteurs ? Des serviteurs qui pourrions chanter sans faire rougir notre conscience : " Combien, Seigneur, vos amis sont en honneur à mes yeux (1) !".

Vous avez appris ce qu'était saint Etienne quand il fut choisi par les Apôtres, et avant qu'il fût mis à mort publiquement pour être secrètement couronné. Il est nommé le premier des diacres, comme l'apôtre saint Pierre le premier des Apôtres. Eh bien ! quoique ordonné par les Apôtres, il les précéda bientôt au martyre: ordonné par eux, il fut couronné avant eux. Qu'avez-vous entendu pendant la lecture sainte ? " Rempli de la grâce et du Saint-Esprit, Etienne faisait des prodiges et de grands miracles parmi le peuple, au nom de Jésus-Christ, le Seigneur (2) ". Qui faisait ces prodiges ? et au nom de qui ? Vous qui savez aimer Etienne, aimez-le en Jésus-Christ. C'est ce qu'il veut, c'est ce qui lui est agréable; c'est ce qu'il désire, c'est ce qui lui plaît. Ah ! ce n'est pas son nom qu'il a voulu mettre en relief au milieu de ses bourreaux. Remarquez

1. Ps. CXXXVIII, 17. — 2. Act. VI, 8.

qui il confessait pendant qu'on le lapidait; qui il confessait sur la terre et qui il contemplait au ciel; pour qui il sacrifiait son corps, et à qui il recommandait son âme. Lisons-nous, en effet, ou pouvons-nous lire dans ses enseignements que Jésus-Christ faisait ou qu'il fait des miracles au nom d'Etienne ? Etienne en a fait, mais au nom du Christ. Il continue; car tout ce que vous voyez s'opérer par le souvenir d'Etienne, se fait au nom du Christ; et cela, pour publier la gloire du Christ, pour le faire adorer, pour le faire attendre comme Juge des vivants et des morts, pour enfin disposer ceux qui l'aiment à mériter d'être placés à sa droite. Quand, en effet, il apparaîtra, les uns seront à sa droite et les autres à sa gauche; à sa droite pour être heureux, pour être malheureux à sa gauche.

2. Toutefois, que le bienheureux Etienne imite son Seigneur. Sous une grêle de dures pierres, il souffrait avec une patience invincible, ces bourreaux qui lui lançaient, quoi ? sinon ce qu'ils étaient. Voulez-vous savoir combien effectivement ils étaient durs? "Durs de tête, leur dit-il, et incirconcis de coeur et d'oreilles, toujours vous résistez au Saint-Esprit ". Tu veux donc mourir, tu cours te faire lapider, tu aspires à être couronné. " Ton" jours vous résistez à l'Esprit-Saint n. Pendant que lui parlait ainsi, eux frémissaient et grinçaient les dents. Continue, Etienne; dis ce qu'ils ne supporteront pas, ce qu'ils ne pourront endurer ; parle pour te faire lapider, afin que nous ayons de quoi célébrer.

Les cieux s'ouvrirent; le martyr y vit le Chef des martyrs; il y vit Jésus debout à la droite (543) de son Père; il l'y vit, mais sans garder le silence. Les Juifs ne l'y voyaient pas, car ils étaient aveuglés par la haine. Pour parvenir jusqu'à Celui qu'il voyait, Etienne ne dissimula pas qu'il l'avait sous les yeux. " Voici, dit-il, je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de son Père ". Comme si ces paroles eussent été un blasphème, les Juifs se bouchèrent les oreilles. Ne les reconnaissez-vous point dans ce passage d'un psaume: " Comme l'aspic qui se rend sourd en se bouchant les oreilles, pour n'écouter pas la voix de l'enchanteur, pour ne prendre pas le remède présenté par le sage (1)? " On dit que pour ne pas se produire ni sortir de leur caverne, les serpents, quand on les enchante, se pressent une oreille contre terre et se ferment l'autre avec leur queue, ce qui toutefois n'empêche pas l'enchanteur de les tirer de leurs retraites ; ainsi les Juifs sifflaient en quelque sorte dans leurs cavernes quand ils s'animaient intérieurement; sans se montrer encore, ils se bouchaient les oreilles. Qu'ils sortent, maintenant, qu'ils paraissent ce qu'ils sont; qu'ils courent aux pierres. Ils y coururent et les lancèrent.

3. Mais Etienne? Etienne? Considérez d'abord Celui que prenait pour modèle cet ami généreux. Au moment où il était suspendu à la croix, le Seigneur Jésus-Christ s'écria : " Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains ". Il s'exprimait ainsi comme homme, comme Fils d'une femme, comme crucifié, comme revêtu d'un corps humain, comme étant sur le point de mourir pour nous, d'être déposé dans un sépulcre, de ressusciter le troisième jour et de monter aux cieux ; car tous ces actes sont des actes de son humanité. Comme homme il dit donc : " Mon Père, je remets mon esprit entre vos mains ". Jésus dit : " Mon Père " ; Etienne : " Seigneur Jésus" ; et qu'ajoute-t-il à son tour ? " Recevez mon esprit ". Vous parliez,vous, à votre Père ; c'est à vous que je m'adresse. Je reconnais en vous mon Médiateur; vous êtes venu me relever de ma chute, sans tomber avec moi. " Recevez mon esprit ".

C'est pour lui-même qu'il priait ainsi. Mais autre chose se présente à son esprit, qui le porte à imiter son Maître autrement encore. Rappelez-vous maintenant les paroles du Sauveur

1. Ps. LVII, 5, 6.

sur la croix, et comparez-les aux paroles du serviteur qui le confessait sous cette masse de pierres. Que disait le Sauveur ? " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ". Peut-être Etienne était-il au nombre de. ces malheureux qui ignoraient ce qu'ils faisaient. Car beaucoup d'entre eux crurent ensuite, et nous ne savons de quel parti était alors le bienheureux Etienne; s'il était de ceux qui crurent d'abord au Christ, comme Nicodème, celui qui vint trouver Jésus pendant la nuit (2) et qui a mérité d'être enseveli près d'Etienne, puisque c'est par lui qu'on a découvert son corps; ou bien s'il était de ceux qui en voyant, après. l'ascension, quand le Saint-Esprit descendit et remplit les Apôtres, ceux-ci parler les langues de tous les peuples, leur dirent avec componction: " Frères, que ferons-nous ? " Apprenez-le-nous. Pour avoir mis à mort le Sauveur, ils désespéraient de leur salut. Pierre alors leur répondit: " Faites pénitence, et que chacun de vous accepte le baptême au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et vous recevrez le Saint-Esprit, et vos péchés vous seront remis (3) ". Est-ce bien tous? Eh ! lequel ne l'eût pas été, quand l'était le crime d'avoir mis à mort le destructeur des péchés ? Quel péché plus horrible que d'avoir donné la mort au Christ ? Ce péché, pourtant, fut effacé.

Où allons-nous? Peut-être donc Etienne fut-il au nombre de ces meurtriers. S'il était parmi eux, lui aussi profita de cette prière : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ": Mais Saul était sûrement de ce parti; et quand on lapidait Etienne comme un doux agneau, loup encore Saul était encore altéré de sang, et peu content de pouvoir lapider de ses propres mains, il gardait les vêtements des, bourreaux. Quoi qu'il en soit, se rappelant que pour lui-même, s'il était au nombre des meurtriers du Sauveur, le Sauveur avait dit : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ", et imitant encore, pour être son ami, ce trait de son Seigneur; " Seigneur, dit-il à son tour, ne leur imputez pas ce péché (4) ". Dans quelle attitude encore parla-t-il ainsi? Il était agenouillé. Pour lui, il parlait debout; il s'agenouilla quand il voulut prier pour ses ennemis. Pourquoi restait-il debout quand il priait

1. Luc, XXIII, 46, 34. — 2. Jean, III, 2. — 3. Act. II, 37, 38. — 4. Ib. VI, 59.

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pour lui-même? C'est qu'il priait pour un juste. Et pourquoi fléchit-il le genou lorsqu'il pria pour eux? C'est qu'il intercédait pour de grands coupables. " Seigneur, ne leur imputez pas ce péché ".

4. Crois-tu que Saul entendit ces mots? Il les entendit, mais il s'en moqua; et pourtant il était compris dans la prière d'Etienne. Il courait encore au meurtre, et déjà Etienne était exaucé en sa faveur. Vous savez ce qu'il en est; car je vous dois un mot sur ce Saul, plus tard devenu Paul; oui, vous savez ce qu'il en est; car le même livre des Actes nous enseigne comment Paul parvint à la foi. Après la mort d'Etienne, l'Eglise souffrit à Jérusalem une persécution cruelle. Les frères qui étaient là prirent la fuite; les seuls Apôtres restèrent, tous les autres prirent la fuite. Or, comme des torches ardentes, ils mettaient le feu partout où ils allaient. Que les Juifs étaient insensés, puisqu'en les chassant de Jérusalem, ils mettaient en quelque sorte le feu à la forêt 1 Et Saul, Saul qui ne se contentait pas du meurtre de saint Etienne, de ce meurtre que nous nous rappelons avec plaisir, puisqu'il est cause de la fête de ce jour, que fit Saul ? Il prit, des prêtres et des scribes , l'autorisation écrite d'enchaîner partout ceux qu'il rencontrerait attachés à cette manière de vivre, c'est-à-dire les chrétiens, et de les mener à des supplices pareils à celui qu'avait enduré saint Etienne. Il allait donc plein de colère; comme le loup qui court au bercail, il se précipitait vers les troupeaux du Seigneur; tout écumant de rage, il était altéré de sang, soupirait après le carnage et poursuivait ainsi sa route. " Saul, Saul, lui cria le Seigneur du haut du ciel, pourquoi me persécuter? " Loup, loup, pourquoi poursuivre un agneau? En mourant j'ai mis à mort le lion. " Pourquoi me persécuter? " Cesse d'être loup; de loup, deviens brebis; et de brebis, berger (1).

5. Cette peinture est délicieuse: vous y voyez lapider saint Etienne ; vous y voyez aussi Saul occupé à garder les vêtements des bourreaux. Ce Saut est le même que " Paul, Apôtre de Jésus-Christ"; que "Paul, serviteur de Jésus-Christ".Vous avez bien entendu ce cri: "Pourquoi me persécuter ? " Tu es à la fois renversé et relevé, renversé comme persécuteur, relevé comme prédicateur. Dis maintenant, nous voulons t'écouter : " Paul, serviteur de Jésus-Christ, par la volonté de Dieu (2)". O Saul, est-ce par ta volonté? Nous savons, nous voyons ce qu'a produit ta volonté propre : ta volonté propre vient de mettre Etienne à mort. Mais nous voyons aussi ce que tu as fait par la volonté de Dieu: partout on te lit, partout on te cite, partout tu convertis au Christ les coeurs ennemis ; partout, ô bon pasteur, tu amènes vers lui d'immenses troupeaux. Associés maintenant à celui que tu as lapidé, tu règnes avec le Christ. Là vous vous voyez tous deux, tous deux maintenant vous entendez nos paroles; priez pour nous tous deux. Tous deux vous serez exaucés par Celui qui vous a couronnés, l'un d'abord, l'autre ensuite ; l'un persécuté, et l'autre persécuteur. Le premier était agneau d'abord, l'autre était loup ; mais tous deux sont agneaux aujourd'hui. O agneaux, jetez les yeux sur nous, puissiez-vous nous voir dans le troupeau du Christ ! Ah ! qu'ils nous recommandent dans leurs supplications, et qu'ils obtiennent à l'Eglise de leur Seigneur une vie calme et tranquille.

1. Act. VIII, IX. — 2. Rom. I, 1 ; I Cor. I, 1.

 

 

 

SERMON CCCXVII. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. IV. AMOUR DES ENNEMIS.

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ANALYSE. — Afin de partager un jour l'éternel bonheur de saint Etienne, imitons l'exemple qu'il nous donne au moment de son martyre. Dieu nous commande d'aimer nos ennemis, lui-même nous donne l'exemple de cet amour en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants, en s'incarnant, en mourant et en priant pour ses ennemis. Objecteras-tu que tu ne peux t'élever si haut ? Voici Etienne, mortel et fragile comme toi, qui va te servir de modèle. Après avoir parlé aux Juifs avec une rigueur que commandait la charité même, il s'agenouille afin de prier pour eux, et il s'endort en paix.

1. Le bienheureux martyr Etienne, ordonné le premier après les Apôtres, ordonné diacre par eux, a reçu avant eux la couronne. Si par ses souffrances il a jeté tant d'éclat sur ces autres régions, il a visité les nôtres après sa mort (1). Après sa mort nous visiterait-il , si après sa mort il n'était vivant? Ce peu de poussière a suffi pour réunir ce peuple immense; c'est une cendre imperceptible, mais que de miracles sensibles ! Songez, mes bien-aimés, à ce que Dieu nous réserve dans la région des vivants, puisqu'il nous fait de si grands biens avec la poussière des morts ! On parle en tout lieu du corps de saint Etienne; mais c'est surtout le mérite de sa foi qui est glorifié. Or, en attendant de lui des bienfaits temporels, ayons soin, en l'imitant, de mériter les biens éternels. Et remarquer, croire, pratiquer ce que ce bienheureux martyr nous a montré dans ses souffrances, c'est réellement célébrer sa fête.

Parmi les grands et salutaires préceptes, parmi les préceptes divins et profonds que le Seigneur a donnés à ses disciples, il en est un qui paraît bien difficile aux hommes, c'est celui d'aimer ses ennemis. Le précepte est difficile, mais la récompense est immense. Aussi voyez comme il s'est exprimé en faisant ce commandement : " Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent ". Voilà le devoir, en voici le prix. Vois, en effet, ce qu'ajoute le Sauveur: " Afin que vous soyez les fils de votre Père qui est dans les cieux, qui

1. Voir Cité de Dieu, liv. XXI, ch. VIII.

fait lever son soleil sur les bons et les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes (1) ". C'est ce que nous voyons se réaliser, nous ne saurions le nier. Dieu a-t-il dit aux nuées: Pleuvez sur les champs de mes serviteurs, éloignez-vous des terres de ceux qui me blasphèment ? A-t-il dit au soleil: Laisse-toi voir de ceux qui m'adorent et non de ceux qui me maudissent? Au ciel et sur la terre je vois les bienfaits divins : les sources jaillissent, les champs se fécondent, les arbres se chargent de fruits. Ces bienfaits sont pour les bons et pour les méchants, pour les reconnaissants et pour les ingrats. Celui qui donne tant aux bons et aux méchants, ne réserve-t-il rien de spécial aux bons? Aux bons et aux méchants il accorde ce qu'il a accordé aux bourreaux d'Etienne ; mais il réserve aux bons ce qu'il a octroyé à Etienne lui-même.

2. Ainsi donc, mes frères, à l'exemple de ce martyr surtout, apprenons à aimer nos ennemis. Nous venons de considérer le modèle que nous donne Dieu le Père, en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants. C'est son Fils lui-même qui nous l'a proposé, après s'être incarné, et en s'exprimant par l'organe de ce même corps qu'il s'est uni par amour pour ses ennemis. Car en venant au monde par amour pour ses ennemis, il n'y a rencontré que des ennemis, pas un seul ami. Pour ses ennemis il a versé son sang, mais en le versant il les a convertis; il a, en le versant, effacé les péchés de ses ennemis, et en effaçant leurs péchés, il a fait de ses ennemis des amis.

1. Matt. V, 44, 45.

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Du nombre de ses amis était saint Etienne, ou plutôt il est et il sera l'un d'entre eux.

De plus, néanmoins, le Seigneur a pratiqué le premier sur la croix ce qu'il avait recommandé. Quand les Juifs l'entouraient en frémissant, en écumant de colère, en le tournant en dérision, en lui insultant, en le crucifiant " Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1) ". C'est leur aveuglement qui me crucifie; ce qui était vrai. Néanmoins le divin Crucifié leur faisait avec son sang un remède pour leur ouvrir les yeux.

3. Mais il est des hommes hésitants en face du précepte et ardents pour la récompense, qui n'aiment pas leurs ennemis et qui cherchent à s'en venger, ne considérant point que si le Seigneur avait voulu se venger des siens, il n'y aurait plus personne pour le bénir. Quand ces hommes entendent dans l'Évangile ces paroles du Seigneur en croix: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ", ils répètent. Il le pouvait, lui, comme Fils de Dieu, comme Fils unique du Père; car, si on voyait son corps suspendu, l'invisible divinité n'était pas moins en lui. Mais nous, qui sommes-nous four en faire autant? — L'auteur du commandement se serait donc joué de nous? A Dieu ne plaise; non, il ne s'est point joué de nous. Tu estimes trop difficile d'imiter ton Seigneur ? Considère Etienne, son serviteur comme toi. Le Seigneur Jésus est le Fils unique de Dieu; Etienne l’est-il? Le Seigneur Jésus est né d'une Vierge sans tache; Etienne en est-il né ainsi ? Le Seigneur Jésus est venu au milieu de nous, non pas avec une chair de péché, mais seulement avec une chair semblable à la chair de péché (2) : Etienne avait-il une chair comme la sienne? Il est né comme toi, il a puisé la vie à la même source, il a été régénéré par le même Sauveur, racheté le même prix; il a la même valeur que toi. Nous sommes tous sur le même inventaire; l'Evangile est l'inventaire où est constaté notre rachat, le tien comme le sien. Si nous nous considérons comme esclaves, l'Évangile est un inventaire: comme enfants, il est un testament. Contemple, contemple donc Etienne, esclave comme toi.

4. Il est trop difficile, pour tes yeux malades, de fixer le soleil ? Regarde ce flambeau. " Nul n'allume un flambeau, dit le Seigneur

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Rom. VIII, 3.

à ses disciples, pour le mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison (1) ". Ici, la maison c'est le inonde; le chandelier, la croix du Christ; le flambeau qui éclaire sur le chandelier, le Christ attaché à la croix. Sur ce chandelier luisait aussi cet homme qui gardait d'abord les vêtements de ceux qui lapidaient Etienne, ce Saul devenu Paul, ce loup devenu agneau, cet homme petit et grand tout à la fois, ravisseur d'abord des agneaux, leur pasteur ensuite ; il luisait sur ce chandelier quand il disait : " Loin de moi la pensée de me glorifier, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde m'est crucifié, et moi au monde (2) ". — " Qu'ainsi brille votre lumière aux yeux des hommes (3) ". Tel est l’éclat d'Étienne, l'éclat de ce flambeau : regardons-le. Que nul ne dise : C'est trop pour moi. Etienne était homme, et tu es homme. Ce n'est pas en lui qu'il a puisé. Croirais-tu qu'après avoir puisé, il t'a fermé la fontaine? Cette fontaine est pour tous; bois-y, puisqu'il y a bu. Il a tout reçu de la bonté de Dieu. Son bienfaiteur est riche; demande et reçois à ton tour.

5. Le Seigneur réprimandait les Juifs avec rigueur et vivacité, mais c'était par amour. " Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites (4)". Qui ne dirait, en l'entendant parler de la sorte, qu'il avait de la haine contre eux? Il monta ensuite sur la croix, et là il s'écriait: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font ". C'est ainsi que dans son discours Etienne leur dit d'abord d'un ton accusateur : " Durs de tête, incirconcis de coeur et d'oreilles ". Voici, en effet, les paroles mêmes de saint Etienne aux Juifs : " Durs de tête, et incirconcis de coeur et d'oreilles; toujours vous avez, comme vos pères, résisté à l'Esprit-Saint. Quel prophète n'a pas été mis à mort par vos pères? " Ce langage semble celui de la haine et de la rigueur; mais si l'amertume paraît sur les lèvres, l'amour est dans le coeur. Nous venons devoir l'amertume de la parole, montrons l'amour du coeur.

Durs comme les pierres, les Juifs avaient eu recours aux pierres contre lui et, ce qui leur seyait bien, les lui lançaient. Ainsi se trouvait-il accablé sous une grêle de pierres, lui qui mourait pour la Pierre mystérieuse dont l'Apôtre

1. Matt. V, 15. — 2. Gal, VI, 14. — 3. Matt. V, 16. — 4. Ib. XXIII,13.

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a dit: " Or la pierre était le Christ (1) ". De plus, après avoir montré tant de fermeté dans son discours, voyez quelle patience le martyr a fait éclater à sa mort. Ses ennemis ébranlaient son corps sous la secousse des pierres, et lui priait pour eux; l'extérieur en lui était contusionné, l'intérieur était suppliant. Aussi bien le Seigneur, qui l'avait ceint, qui l'avait éprouvé, qui avait gravé son nom sur lui, non pas à la main, mais au front, regardait-il du haut du ciel son guerrier, pour le soutenir dans le combat et le couronner après. la victoire. Il se montra même à lui. " Voici, dit Etienne: je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu ". Seul il le voyait, parce qu'il ne se montrait qu'à lui. Que dit-il alors pour lui-même? " Seigneur Jésus, recevez mon esprit ". Prie-t-il pour lui ? il reste debout; pour ses ennemis? il s'agenouille; pour lui? il est droit; pour eux? il se courbe; pour lui? il reste levé; pour eux? il s'abaisse, fléchit le genou et s'écrie : " Seigneur, ne leur imputez pas ce péché " ; et en parlant ainsi, il s'endormit. O sommeil de paix ! S'il s'est endormi de la sorte sous les pierres lancées par ses ennemis, comment ne s'éveillera-t-il pas avec ses cendres sacrées ? Il s'est endormi tranquillement, il repose en paix, pour avoir recommandé son esprit au Seigneur.

1. I Cor. X, 4.

 

 

 

SERMON CCCXVIII. FÊTE DE SAINT ÉTIENNE, MARTYR. V. ÊTRE FIDÈLE JUSQU'A LA MORT.

ANALYSE. — Pour y placer une portion des reliques de saint Etienne, découvertes miraculeusement, nous avons élevé un autel. Vous trouverez ici un modèle à imiter. Dans le dessein de témoigner à Dieu leur fidélité, les martyrs ont fait plus que de mépriser les caresses du monde, ils ont triomphé de ses tourments, de la mort même. Vous aussi, quand pour vous guérir on vous offre un remède coupable, préférez la mort, comme les martyrs, et comme eux vous porterez la palme.

1. Votre sainteté s'attend à savoir ce qu'on vient aujourd'hui de placer en ce lieu : ce sont des reliques du bienheureux Etienne, le premier martyr. Vous avez remarqué, pendant qu'on lisait l'histoire de son -martyre dans le livre canonique des Actes des Apôtres, comment il fut lapidé par les Juifs, comment il recommanda son esprit au Seigneur, comment encore il s'agenouilla à la fin, pour intercéder en faveur de ses bourreaux (1). Eh bien ! son corps est resté caché jusqu'à cette époque; dernièrement on l'a découvert comme on découvre habituellement les corps des saints martyrs, sur une révélation divine et quand il plait à leur Créateur. C'est ainsi qu'il y a quelques années, lorsque jeune homme encore nous étions établi à Milan, on découvrit les corps des saints martyrs Gervais et Protais.

Vous savez que saint Gervais et saint Protais ont souffert bien longtemps après le bienheureux Etienne. Pourquoi l'invention de leur corps a-t-elle eu lieu avant l'invention du sien? Que personne ne dispute là-dessus; la volonté de Dieu demande la foi plutôt qu'aucune dispute. Ce qui prouve que la révélation était véritable, c'est qu'on montra réellement ce que d'après elle on avait découvert. Des prodiges commencèrent par indiquer le lieu des reliques, et on les trouva comme l'avait dit la révélation. Plusieurs en emportèrent, parce que Dieu le voulut, et il en est arrivé jusqu'à nous.

Voilà ce qui consacre pour votre charité et ce jour et ce lieu; vous les respecterez l'un et l'autre en l'honneur du Seigneur confessé par Etienne; car ce n'est pas à Etienne que nous avons élevé ici un autel, mais avec les reliques (548) d'Etienne nous avons dressé un autel à Dieu même. Dieu aime ces autels. Pourquoi? demandes-tu: C'est que " la mort de ses saints est précieuse aux yeux du Seigneur (1) ". Rachetés par le sang, ils ont répandu leur sang pour leur Rédempteur. Lui a répandu le sien pour obtenir leur salut; eux ont répandu le leur pour publier son Evangile. Ils l'ont payé de retour, mais non par leurs propres forces; c'est à lui qu'ils doivent et de l'avoir pu et de l'avoir fait; il leur a accordé et sa grâce et l'occasion d'en profiter. Ils en ont profité réellement, ils ont souffert et foulé le monde aux pieds.

2. Peu contents de dédaigner les délices du siècle, ils en ont vaincu les supplices, les menaces et les tourments. Sans doute il est fort beau de dédaigner, pour la gloire de Dieu, ce qui flatte ; mais il est moins beau encore de mépriser ce qui flatte, que de triompher de ce qui blesse. Suppose qu'on dit à un homme Renie le Christ et je te donne ce qui te manque; que cet homme ait méprisé ce qui est de nature à flatter, et qu'il n'ait point renié le Christ. Le persécuteur ajoute : Tu ne veux point ce qui te manque? je t'enlève ce que tu as. Mais cet homme craint plus de perdre qu'il n'aime de gagner; aussi est-il plus facile de ne pas manger que de vomir. Il n'a pas gagné, il n'a pas mangé; en perdant même ce qu'il avait gagné, il a comme vomi ce qu'il avait mangé. Si, en ne mangeant pas, on se prive d'un plaisir de bouche, en vomissant on s'arrache en quelque sorte l'estomac. Ainsi donc, on montre plus de force lorsqu'en confessant le Christ on ne redoute point de perdre, que lorsqu'on dédaigne de gagner. Quelles pertes n'essuie-t-on pas alors? Perte d'argent, perte de son patrimoine, perte de tout ce qu'on possédait. L'ennemi, toutefois, ne touche pas encore de fort près; on n'a perdu que ce qui est en dehors de soi; et si on n'aimait pas ces biens en les possédant, on ne s'afflige pas en les perdant. Pour exprimer en deux mots ma pensée, leur perte cause autant de douleur que leur possession a pu faire de plaisir.

Le persécuteur de cette époque, qui mettait à mort les saints, ne se contentait pas de dire: Je. te dépouille de ce que tu possèdes ; il ajoutait Je vais te torturer, t'enchaîner, te tuer. Ne pas craindre cela, c'était vaincre le monde; combattre

1. Ps. CXV, 15.

jusque-là, c'était pousser jusqu'au dernier degré la lutte soutenue en faveur de la vérité. C'est ce que nous lisons dans l'épître aux Hébreux : " Vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang en combattant le péché (1) ". Combattre ainsi contre le péché jusqu'au sang, c'est être parfait. Qu'est-ce à dire contre le péché ? Contre le grand péché, contre le renoncement au Christ. Vous savez comment Suzanne a jusqu'au sang combattu contre le péché (2). Mais les femmes ne doivent pas s'estimer seules heureuses d'un trait pareil, et les hommes ne sont pas réduits à regretter pour quelqu'un d'entre eux la gloire de Suzanne. Ne savez-vous pas, en effet, comment Joseph, lui aussi, lutta contre le péché jusqu'au sang (3)? La cause était la même. Suzanne eut pour faux témoins les misérables dont elle refusa de contenter la passion criminelle, et Joseph eut pour faux témoin la femme à qui il refusa son consentement. De part et d'autre le faux témoignage vint de ceux à qui on résista pour ne pas pécher; on ajouta foi à leurs dépositions, mais ils ne gagnèrent pas Dieu. Les deux innocents furent délivrés. Que dis-je? Ne l'eussent-ils pas été plus complètement encore, s'ils étaient morts, puisqu'à l'abri de tout danger, ils auraient reçu la couronne? Pourquoi dire qu'à l'abri de tout danger ils auraient reçu la couronne ? Parce qu'ils n'eussent plus été exposés à aucune tentation. Quoique délivrée, Suzanne y était sujette encore; et, tout délivré qu'il fût, Joseph aussi y était sujet. Pourquoi? Parce que " la vie humaine n'est qu'une tentation sur terre (4) ". Jusqu'à la mort tout y est tentation ; après la mort, il n'y a plus que félicité, mais pour les saints dont la mort a été précieuse aux yeux de Dieu. C'est ainsi que Suzanne et Joseph ont lutté jusqu'au sang, l'une contre le péché d'adultère, et l'autre contre un péché de même nature.

Mais il y a plus de mal à renier le Christ qu'à commettre un adultère. L'adultère charnel consiste dans des rapports illicites; l'adultère du coeur, à renier la vérité. La foi, l'esprit doivent avoir aussi leur chasteté. C'est par la perte de cette espèce de chasteté que s'est corrompue Eve, notre première mère. Veux-tu savoir combien fut énorme le crime de cette corruption ? Considère combien sont énormes

1. Héb. XII, 4. — 2. Dan. XIII. — 3. Gen. XXXIX. — 4. Job. VII, 1.

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les calamités qui pèsent sur nous, ses enfants. Je vais, pour prouver ce que je dis, citer la sainte Ecriture : " Le péché a commencé par la femme, et par elle nous mourons tous (1) ".Eh bien t ce qui lui a été infligé comme châtiment, les martyrs le dédaignent en vue de la victoire. Dieu a menacé de la mort nos premiers parents pour les détourner du péché; l'ennemi en a menacé les martyrs pour les entraîner au péché. Les premiers ont péché pour mourir; les martyrs sont morts pour ne pécher pas. Ce qui a été pour les uns une source de châtiment, a été pour les autres un principe de gloire.

3. Ainsi les martyrs ont lutté et ont vaincu. Mais, après avoir vaincu, les premiers d'entre eux n'ont pas rompu le pont par où ils ont passé, pour nous empêcher de passer à leur suite. Ce pont reste ouvert à qui veut passer. Sans doute on ne doit pas souhaiter des persécutions comme ils en ont endurées; mais la vie humaine est chaque jour en butte aux tentations. Un fidèle tombe-t-il malade? Voici le

1. Eccli. xxv, 33.

tentateur. Ce tentateur, pour le guérir, lui parle d'un sacrifice coupable, de quelque ligature criminelle et sacrilège, d'horribles enchantements, de consécration magique; il lui dit : Tel et tel, plus en danger que toi, se sont sauvés par ces moyens; emploie-les, si tu veux vivre; si tu n'en fais rien, tu mourras. Ceci ne revient-il pas à cette menace: Mort à toi, si tu ne renies le Christ? Ce que disait formellement au martyr le persécuteur, le tentateur secret te le dit indirectement aujourd'hui. Fais-toi ce remède, et tu guériras; n'est-ce pas dire: Sacrifie et tu conserveras la vie? Si tu ne le prends pas, tu mourras: n'est-ce pas dire: Mort à toi, si tu ne sacrifies? Ainsi tu as rencontré le même ennemi, aspire à la même palme. Ta couche est une arène; tout étendu que tu y sois, tu luttes: demeure ferme dans la foi, et, si fatigué que tu sois, tu es vainqueur.

Ce lieu de prières sera donc pour vous, mes très-chers, un lieu de douces consolations. Honorez ici le saint martyr Etienne, mais adorez-y, en son honneur, Celui qui l'a couronné.

 

 

SERMON CCCXIX. SAINT ÉTIENNE, PREMIER MARTYR. VI. ATTACHEMENT A JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE. — C'est par un attachement profond au Sauveur que saint Etienne lui rend témoignage jusqu'à mourir pour lui, qu'il remet son âme entre ses mains pour lui être éternellement uni,, que comme lui il prie pour ses bourreaux, et que maintenant encore il tient à montrer que ses miracles sont opérés au nom de Jésus-Christ.

1. Daigne le Seigneur m'accorder de dire utilement quelques mots, lui qui a accordé à saint Etienne de parler si longuement avec courage. Quand il commença à s'adresser à ses persécuteurs, on aurait cru qu'il les craignait: " Mes frères et mes pères, écoutez ", leur dit-il. Est-il rien de plus doux, de plus condescendant ? S'il se conciliait ainsi ses auditeurs, c'était pour glorifier le Sauveur. S'il débuta sur un ton insinuant, c'était pour être longtemps écouté. Comme il était accusé de s'être élevé contre Dieu et contré la loi, il fit l'histoire de cette loi, il s'en montra le prédicateur quand on lui reprochait d'en être le destructeur. C'est ce que nous venons d'entendre encore, et vous avec nous.

Mais puisqu'on vous a lu si longuement, il n'est pas nécessaire que nous parlions beaucoup. Je voudrais seulement, pour édifier votre charité, vous faire observer que saint (550) Etienne a recherché la gloire du Christ, que ce saint martyr a été le vrai témoin du Christ, et que c'est au nom du Christ qu'il faisait alors de si nombreux miracles. Il est bon, en effet, de savoir, comme vous le savez, que saint Etienne a fait au nom du Christ des prodiges nombreux, mais que le Christ Notre-Seigneur n'en a fait aucun au nom d'Etienne ainsi vous ne confondrez pas le serviteur avec son Maître, le ministre avec Dieu, l'adorateur avec Celui qu'il adore. Ce discernement, en effet, vous attire l'amour d'Etienne lui-même; car ce n'est pas pour lui, c'est pour le Christ qu'il a répandu son sang.

2. Remarquez aussi à qui il a recommandé son âme : " Voici, dit-il : je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu ". Il voyait le Christ, lui qui confessait le Christ, qui allait mourir pour lui et s'élever jusqu'à lui. Lorsqu'ensuite les coups de pierres pleuvaient sur lui , lorsque ces coeurs durs lui faisaient de dures blessures , lorsqu'il se vit près, non de sa perte, mais de son départ, lorsqu'il vit son âme sur le point de s'envoler, il la recommanda, à qui ? à Celui qu'il voyait, à Celui qu'il adorait, à Celui qu'il servait, à Celui dont il prêchait le nom, à Celui dont il soutenait l'Evangile en acceptant la mort; à lui donc il recommanda son âme. " Seigneur Jésus, dit-il, recevez mon esprit ". Vous m'avez rendu vainqueur ; recevez-moi en triomphe. " Recevez mon esprit ". Eux me persécutent, vous, recevez-moi; ils me chassent, faites-moi entrer. Dites à mon esprit : " Entre dans la joie de ton Seigneur (1) ". Voilà, en effet, ce que, signifie: " Recevez mon esprit ".

3. Où le Seigneur Jésus reçut-il son esprit ? Dans quelle demeure ? Dans quel ciel des cieux ? Qui peut le comprendre ? Qui peut l'expliquer ? Veux-tu l'apprendre en peu de mots ? Prête l'oreille au Christ lui-même : " Mon Père, " je veux que là où je suis, eux aussi soient " avec moi (2) ". Etre avec le Christ ! quel esprit peut s'en faire une idée ? Quelle parole est capable de l'expliquer ? Qu'on le sache par la foi, sans attendre que le langage le développe.

On vous a dit, en lisant l'Evangile . "Là où je suis, là aussi sera mon ministre (3) ". Lisez ici le texte grec, vous y trouverez le mot diacre ; l'interprète latin a traduit par ministre le terme grec diacre. D'ailleurs diacre en grec, signifie

1. Matt. XXV, 21. — 2. Jean, XVII, 24. — 3. Ib. XII, 26.

ministre en latin, comme en grec martyr signifie en latin témoin, et comme Apôtre signifie envoyé dans notre langue. Mais-nous avons déjà comme latinisé ces expressions grecques. Aussi plusieurs exemplaires des Evangiles portent ici: " Là où je suis, sera aussi mon diacre ". Figurez-vous donc que le texte cité par moi est celui-ci " Là où je suis, sera aussi mon diacre ". Le diacre du Sauveur n'avait-il donc pas raison de lui dire: "Seigneur Jésus, recevez mon esprit?" Vous avez fait cette promesse, car j'ai lu, j'ai prêché même votre Evangile : " Là où je suis, sera aussi mon diacre " . J'ai été votre diacre; pour vous j'ai donné mon sang, pour vous je donne ma vie; tenez envers moi votre promesse.

4. Comment aussi a-t-il prié pour les Juifs, pour ses bourreaux, pour ces coeurs ulcérés, pour ces âmes cruelles? Il s'est agenouillé. Une humiliation si profonde prouve l'énormité du crime de ce peuple. En priant pour lui-même le martyr reste debout; il fléchit le genou en priant pour eux. Est-ce à dire qu'il les aimait plus que lui ? Loin de nous cette pensée; elle n'est pas croyable. Sans doute il aimait ses ennemis, mais il est dit simplement du prochain : " Tu l'aimeras comme toi-même (1)". Pourquoi donc fléchit-il le genou? Parce qu'il avait la conscience de prier pour de grands coupables, et d'être d'autant plus difficilement exaucé qu'ils étaient plus méchants. Suspendu à la croix, le Seigneur avait dit : "Mon Père, pardonnez-leur", et agenouillé sous une grêle de pierres, Etienne disait : " Seigneur, ne leur imputez pas ce péché (2) ". Ainsi marchait-il, comme une brebis fidèle, sur les traces de son Pasteur; fidèle agneau il suivait l'Agneau dont le sang a effacé le péché du monde; il a observé cette recommandation de l'apôtre saint Pierre: " Le Christ " a souffert pour nous, nous laissant son exemple, afin que nous suivions ses traces (3)".

5. Contemple cet homme attaché aux pas de son Seigneur. Sur la croix, le Christ disait : " Mon Père, je remets en vos mains mon esprit "; Etienne aussi disait sous un monceau de pierres: " Seigneur Jésus, recevez mon esprit ". — " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (4) ", disait encore le Christ sur la croix; et accablé de pierres: " Seigneur Jésus, disait Etienne, ne leur imputez pas ce péché ". Comment donc pourrait-il

1. Matt. XXII, 39. — 2. Act. VII. — 3. I Pierre, II, 21. — 4. Luc, XXIII, 34, 46.

551

n'être pas où était Celui qu'il a suivi, Celui qu'il a imité?

6. Il a triomphé, il a reçu la couronne. Longtemps son corps est resté caché, il est sorti de l'obscurité quand Dieu l'a voulu; son éclat s'est répandu par toute la terre, il y a fait de si nombreux miracles; tout mort qu'il était, Etienne a fait vivre les morts, car il n'était pas mort véritablement. Mais je veux faire observer à votre charité que si ses prières obtiennent beaucoup , elles n'obtiennent pas tout. Nous lisons, en effet, dans les relations qui nous sont présentées, qu'il a eu parfois des difficultés pour obtenir, et que néanmoins, grâce à la foi persévérante du suppliant, il a fini par recevoir le bienfait sollicité. On n'a pas cessé, on a continué de prier, et Dieu a octroyé par l'entremise d'Etienne. On y lit encore les paroles mêmes de la prière d'Etienne; et il lui fut répondu : La personne pour qui tu m'implores est une personne indigne; elle a fait telle et telle chose. Mais comme il insistait, comme il continuait ses supplications, il fut exaucé.

Ainsi saint Etienne nous a donné à entendre que si, avant de quitter son corps, il agissait au nom du Sauveur, c'est en son nom encore que les prières obtiennent des grâces pour ceux à qui il sait devoir en accorder.

7. Pour lui, il n'implore que comme serviteur. Un ange s'entretenait avec saint Jean. Tel est devant Dieu le sort des anges, que si nous sommes vertueux, que si nous devenons vraiment dignes de Dieu, nous leur serons égaux: " Ils seront, dit le Sauveur, égaux aux anges de Dieu (1)". Cet ange montrait donc à saint Jean de nombreuses merveilles, et l'Evangéliste, tout troublé, se jeta à ses genoux. C'était un homme adorant un ange; l'ange lui dit : " Lève-toi, que fais-tu ?Adore Dieu; car je suis un simple serviteur comme toi et comme tes frères (2) " .

Si un ange se montra si humble, quelle humilité ne doit pas se révéler et ne se révèle pas dans un, martyr? Ne nous figurons donc pas qu'Etienne ressente de l'orgueil, lorsque nous attribuons à sa vertu ce qu'il fait. Comme nous il est serviteur; recevons par son entremise les bienfaits divins, mais rendons honneur et gloire à Dieu même. Pourquoi vous en dire davantage et parler si longuement? Lisez les quatre vers que nous avons gravés dans le sanctuaire, lisez-les, retenez-les, conservez-les dans votre coeur. Le motif pour lequel nous les avons gravés en cet endroit, c'est pour que chacun puisse les lire s'il le veut et quand il le veut. Tous peuvent les retenir, c'est pourquoi ils sont en petit nombre; tous aussi peuvent les lire, c'est pourquoi ils se montrent aux yeux de tous. Inutile de chercher un livre; cette chapelle doit vous servir de livre.

Nous sommes venus plus tôt qu'à l'ordinaire, mais comme la lecture a duré longtemps, et que les chaleurs sont accablantes, remettons à dimanche la relation, que nous devions lire aujourd'hui, des bienfaits divins octroyés par l'entremise d'Etienne.

1. Matt. XXII, 30. — 2. Apoc. XIX, 10.

 

 

SERMON CCCXX. PRONONCÉ LE JOUR DE PÂQUES. GUÉRISON OPÉRÉE PAR SAINT ÉTIENNE.

Nous nous habituons à entendre les relations des miracles opérés par Dieu à la prière du bienheureux martyr Etienne. La relation faite par cet homme consiste à le voir; les caractères sont sa physionomie, ils sont écrits sur son visage. Vous qui vous rappelez ce que

vous voyiez en lui avec douleur, lisez maintenant avec joie ce qui vous y frappe, afin de glorifier plus amplement le Seigneur notre Dieu, et de vous graver dans la mémoire ce que porte cette relation vivante.

Excusez-moi, si je ne vous parle pas plus (552) longuement, car vous connaissez mes fatigues. C'est aux prières de saint Etienne que je dois d'avoir pu tant travailler hier à jeun et sans succomber, ainsi que de pouvoir vous parler encore aujourd'hui.

 

 

 

SERMON CCCXXI. PROMESSE DE LA RELATION ÉCRITE.

Nous disions hier, votre charité se le rappelle : La relation présentée par cet homme consiste à le voir. Cependant, comme il nous a fait connaître certains détails que vous devez savoir pour admirer et glorifier davantage Notre-Seigneur au souvenir de ces saints dont il est écrit : " La mort des saints du Seigneur est précieuse à ses yeux (1) "; il est bon que nous vous donnions encore un mémoire qui contienne tout ce que nous avons appris de la bouche de cet homme guéri. Mais, s'il plaît au Seigneur, on le préparera aujourd'hui, et demain on vous en fera lecture.

1. Ps. CXV, 15.

 

 

SERMON CCCXXII. RELATION DE LA GUÉRISON.

Nous promettions hier à votre charité une relation qui puisse vous apprendre sur cet homme guéri ce que vous n'avez pu voir. S'il vous plaît donc, ou plutôt, comme ce qui me plaît doit vous plaire aussi, le frère et la soeur vont se tenir ici sous vos yeux; ainsi, ceux d'entre vous qui n'ont pas vu ce que celui-ci endurait, le verront dans ce que souffre celle-là. Qu'ils viennent donc tous deux, et celui qui a obtenu miséricorde, et celle pour qui nous devons demander grâce.

Copie de la relation présentée par Paul à l'évêque Augustin.

Je vous prie, bienheureux seigneur et père, Augustin, de faire lire à votre saint peuple cette relation que vous m'avez commandé de vous offrir.

Quand nous habitions encore notre patrie, la ville de Césarée en Cappadoce, notre frère aîné poussa contre notre mère l'outrage et l'insolence jusqu'à oser, crime intolérable! porter la main sur elle. Quoique réunis tous autour d'elle, nous souffrîmes cette injure, nous ses enfants, avec tant d'insensibilité, qu'il ne nous arriva même pas de dire un mot en faveur de notre mère, ni de demander à notre frère raison de sa conduite. En proie à la plus vive douleur que puisse ressentir une femme, notre mère résolut de punir, en le maudissant, ce fils outrageux.

Elle courait donc, après le chant du coq, vers les fonts sacrés du baptême, pour appeler la colère de Dieu sur son malheureux fils. Alors se présenta à elle, sous la figure de l'un de nos oncles, je ne sais qui, un démon probablement; et, s'adressant le premier à elle, il lui demanda où elle allait. Elle répondit que pour punir son fils de l'intolérable outrage (553) qu'elle en avait reçu, elle courait le maudire. Voyant que la fureur de cette pauvre mère lui donnait dans son cœur un facile accès, l'ennemi lui persuada alors de maudire tous ses enfants. Enflammée par ce conseil infernal, elle se prosterna près des fonts sacrés, et appuyée sur eux, les cheveux épars, la poitrine découverte, elle demanda instamment à Dieu que, sortis de notre pays et errants par toute la terre, nous fussions par notre exemple un objet de terreur pour le genre humain.

La vengeance céleste suivit de près les supplications maternelles. Soudain, en effet, ce frère aîné qui l'emportait sur nous par la culpabilité comme par l'âge , fut pris dans ses membres d'un tremblement aussi violent que celui dont votre Sainteté a été témoin en moi, il y a trois jours encore. Tous ensuite, dans le courant de l'année, et par ordre de naissance, nous fûmes frappés du même ,châtiment. Quand elle vit avec quelle efficacité s'étaient accomplies ses malédictions, notre mère ne put soutenir plus longtemps les remords de son impiété ni l'opprobre public, et se serrant la gorge avec une corde, elle termina sa déplorable vie par une fin plus déplorable encore.

Tous alors nous sortîmes, et incapables de porter le poids de notre honte, nous quittâmes notre commune patrie pour nous disperser de côté et d'autre. De dix enfants que nous sommes, le second par rang d'âge a mérité, avons-nous appris, de recouvrer la santé près de la mémoire du glorieux martyr saint Laurent, qui vient d'être établie à Ravenne. Pour moi, qui suis le sixième par ordre de naissance, accompagné de ma soeur, qui vient immédiatement après moi, et enflammé d'un désir immense de recouvrer la santé, je ne cessais d'aller dans toutes les parties de l'univers, partout où j'apprenais qu'il y avait des lieux sacrés où Dieu faisait des miracles. Et pour ne rien dire des autres fameux sanctuaires consacrés aux saints de Dieu, je suis allé dans mes courses vagabondes jusques à Ancône, en Italie, parce que Dieu t'opère de. nombreux prodiges par l'entremise du glorieux martyr saint Etienne. Nulle part, toutefois, je n'ai pu trouver ma guérison, parce que le Seigneur, dans sa prédestination divine, me la réservait pour ici. Je n'ai pas manqué non plus d'aller à Uzale, ville d'Afrique, où l'on publie que ce bienheureux martyr Etienne fait des actions merveilleuses.

Cependant, il y a plus de trois mois, le jour même des calendes de janvier, nous fûmes avertis, moi et ma soeur que vous voyez ici encore en proie au même mal, par une vision incontestable. Un vieillard, vénérable par la sérénité de sa physionomie et par la blancheur de ses cheveux, m'assura que dans trois mois me serait rendue la santé désirée par moi si vivement. Ma soeur même, dans cette vision, vit votre Sainteté sous les dehors que nous contemplons maintenant ; ce qui nous fit entendre que nous devions venir ici. Moi aussi, dans la suite, je voyais, dans les autres villes que nous traversions en venant, votre Béatitude absolument telle que je la vois aujourd'hui. Fidèles ainsi à cet avertissement incontestablement divin, nous arrivâmes dans cette cité, il y a environ quinze jours. Que ne souffrais-je pas? Vos yeux ont pu le remarquer, vous pouvez le voir encore dans cette soeur infortunée qui vous montre, pour l'instruction de tous, le mal que tous nous endurions. Vous donc qui observez en elle le triste état où j'étais, reconnaissez quel changement le Seigneur a produit en moi par son Esprit-Saint.

Chaque jour je priais, en répandant des larmes abondantes, dans le lieu où se trouve la mémoire du glorieux martyr Etienne. Le jour même de Pâques, comme l'ont remarqué ceux qui étaient présents, pendant que je priais en fondant en pleurs et en me tenant à la grille, je tombai tout à coup. Hors de moi-même, j'ignore où j'étais. Un peu après je me relevai et je ne remarquai plus dans mon corps cet affreux tremblement.

C'est pour remercier Dieu d'un si grand bienfait que j'ai présenté cette relation , où j'ai fait entrer et ce que vous ne saviez pas de nos malheurs, et ce que vous saviez de ma guérison parfaite ; afin de vous engager à daigner prier pour ma soeur et rendre grâces à Dieu pour moi.

 

 

 

 

SERMON CCCXXIII. APRÈS LA LECTURE DE LA RELATION.

554

ANALYSE. — Avis aux parents et aux enfants. — Ancône et Uzale. — Guérison de la soeur de Paul.

1. Croyons-le, mes frères, tous ces enfants que la colère de Dieu a frappés par la main de leur mère, finiront par recouvrer, grâce à la miséricorde divine, la santé dont nous sommes heureux de voir jouir maintenant ce frère.

Mais que les enfants apprennent ici le respect, et qu'ici les parents redoutent la colère. Il est écrit: " La bénédiction du père affermit la maison de ses enfants ; et la malédiction de la mère la renverse jusqu'aux fondements (1) ". Ces malheureux ne sont plus maintenant sur le sol de leur patrie ; partout ils portent le spectacle effrayant de leur supplice, et en montrant partout leur infortune, ils jettent la terreur dans les âmes orgueilleuses. Apprenez, enfants, à rendre à vos parents l'honneur qui leur est dû, d'après l'Ecriture ; et vous, parents , lorsqu'ils vous offensent, souvenez-vous que vous êtes parents. Cette mère a prié contre ses enfants ; elle a été exaucée, attendu que Dieu est vraiment juste et qu'elle-même avait été outragée réellement. L'un de ses enfants lui avait adressé des paroles injurieuses et avait même porté la main sur elle ; les autres souffrirent avec insensibilité cette injure faite à leur mère, sans même dire en sa faveur un seul mot de reproche à leur frère. Dieu est juste ; il entendit les prières, il entendit les gémissements de cette infortunée. Et elle ? Ah ! ne fut-elle pas châtiée d'autant plus sévèrement qu'elle fut exaucée plus vite ? Sachez donc ne demander à Dieu que ce que vous ne craignez pas d'obtenir de lui.

2. Pour nous, mes frères, empressons-nous de rendre grâces au Seigneur notre Dieu pour celui qui est guéri, et de prier pour sa soeur encore captivé du mal. Bénissons Dieu de ce

1. Eccli. III, 11.

qu'il nous a jugés dignes d'être témoins de ce spectacle. Que suis-je, hélas ! pour leur avoir apparu sans le savoir ? Eux me voyaient, et c'était à mon insu. On leur conseillait même de venir en cette ville. Que suis-je? Un homme du commun, et non pas un personnage distingué. Vraiment, pour le dire à votre charité, je suis fort étonné et fort heureux de la faveur qui nous a été accordée, quand cet homme n'a pu trouver sa guérison à Ancône, ou plutôt quand, pouvant l'y trouver, car rien n'était plus facile, il ne l'y a pas trouvée à cause de nous.

Beaucoup savent, en effet, combien de miracles se font en cette ville par l'entremise du bienheureux martyr Etienne. Apprenez même une chose qui vous surprendra. Depuis longtemps il avait là un monument, il y est encore. — Son corps n'était pas encore découvert, diras-tu, d'où venait ce monument ? — On l'ignore, cependant je ne tairai point devant votre charité ce que la renommée a porté jusqu'à nous. Au moment où on lapidait saint Etienne, il se trouvait là des hommes innocents de sa mort, surtout parmi ceux qui croyaient au Christ. Or, on dit qu'une pierre l'ayant frappé au coude, vint retomber devant un homme sincèrement religieux. Cet homme l'emporta et la conserva. Cet homme était un marin; dans ses courses maritimes il,arriva avec cette pierre près du rivage d'Ancône, et il lui fut révélé qu'il devait l'y laisser. Il fut docile à la révélation, il fit ce qui lui était commandé ; et c'est de ce moment que date à Ancône la mémoire de saint Etienne ; on disait même, parce qu'on ignorait le fait précis, que le bras du saint martyre était là. Si la révélation ordonna de placer en cet endroit la pierre qui avait frappé le coude du martyr, ne serait-ce point parce qu'en grec coude se traduit par Agkon? Quoi qu'il en soit, c'est à ceux (555) qui savent quels miracles s'y opèrent, de nous le dire. Ces miracles n'ont commencé à se produire que depuis la découverte du corps de saint Etienne ; et si ce jeune homme n'y a point trouvé sa guérison, c'est que Dieu nous réservait d'en être témoins.

3. Cherchez aussi, et vous le saurez, combien il se fait de prodiges à Uzale, où est évêque mon frère Evode. Sans parler des autres, j'en rapporterai seulement un, pour vous faire comprendre combien y est sensible la présence de la majesté divine.

Une femme tenant un jour sur son sein son fils malade et simple catéchumène, le perdit tout à coup sans avoir pu le secourir, malgré tout son empressement; poussant alors un cri : Mon fils, dit-elle, est mort simple catéchumène.

4. Augustin en était à ces paroles, lorsque de la chapelle de saint Etienne, le peuple se mit à crier: Grâces à Dieu ! Louanges au Christ! Pendant que ce cri continuait, la jeune fille qui venait d'être guérie, fut conduite devant l'abside. Le peuple, à cette vue, fit éclater sa joie mêlée de larmes, et sans qu'il y eût aucunes paroles distinctes, mais seulement un bruit confus, il fit quelque temps encore entendre ses clameurs. Le silence rétabli : Il est écrit dans un psaume, dit l'évêque Augustin : " Je me disais: Je confesserai contre moi mon péché devant le Seigneur, et vous m'avez pardonné l'iniquité de mon coeur (1) ". — " Je me disais : Je confesserai " ; je n'ai pas confessé encore; " Je me disais: Je confesserai, et vous m'avez pardonné ". J'ai recommandé à vos prières cette infortunée, ou plutôt cette ex-infortunée; nous nous préparions à prier, et nous sommes exaucés. Que notre joie soit une action de grâces. L'Eglise notre mère a été plus tôt exaucée pour son bonheur, que cette mère de malédiction pour son malheur.

Unis au Seigneur notre Dieu, etc.

1. Ps. XXXI, 5.

 

 

 

SERMON CCCXXIV. APRÈS LA GUÉRISON DE LA SOEUR DE PAUL.

ANALYSE. — Enfant mort, ressuscité par l'invocation de saint Etienne, pour recevoir le baptême.

1. Interrompu hier par une extraordinaire joie, je dois achever aujourd'hui mon discours. Je m'étais proposé, et déjà même je m'étais mis en devoir d'exposer à votre charité pour quel motif, selon moi, ces enfants ont été conduits dans cette ville, par l'autorité de Dieu même, afin d'y recouvrer la santé qu'ils recherchaient et attendaient depuis si longtemps. Pour accomplir mon dessein, j'avais commencé à vous parler des sanctuaires où ils n'ont point trouvé leur guérison, et d'où ils ont été dirigés au milieu de nous. J'avais nommé Ancône, ville d'Italie; j'avais même dit quelques mots déjà d'Uzale, ville d'Afrique, dont l'évêque est Evode, mon frère, que vous connaissez, et où les avait attirés la renommée du saint martyr et de ses oeuvres. Là ils n'obtinrent pas ce qu'ils pouvaient y obtenir, parce que c'est ici même qu'ils devaient le recevoir. Pour vous donner brièvement une idée des oeuvres divines opérées par le saint martyr, j'avais entrepris de ne vous parler que d'une seule, sans même faire mention des autres; comme j'en parlais, la santé se trouvant subitement rendue à cette jeune fille, des cris de joie se sont élevés et m'ont contraint de finir autrement le discours commencé. Voici donc, parmi de nombreux miracles, car on ne saurait les énumérer tous, comment s'est accompli celui-là, nous le savons.

556

2. Une mère y perdit son fils malade, pendant que catéchumène encore et encore à la mamelle elle le tenait sur ses genoux. En le voyant mort et perdu irréparablement, elle éclata en sanglots, plutôt comme chrétienne que comme mère. Elle ne regrettait pour son fils que la vie du siècle futur ; ce n'est point la perte de la vie présente qu'elle regrettait en lui pour elle-même. Animée tout à coup d'une vive confiance, elle prend ce petit mort, court à la mémoire de saint Etienne, se met à réclamer son fils et à dire: Saint martyr, vous voyez qu'il ne me reste plus aucune consolation. Je ne puis dire que mon fils m'a précédé, puisque vous savez qu'il est perdu. Vous voyez pourquoi je le pleure. Rendez-moi mon fils, faites que je le possède sous les yeux de Celui qui vous a couronné. Pendant que suppliante elle prononçait ces mots et d'autres semblables, pendant que ses larmes le réclamaient, comme je l'ai dit, plutôt qu'elles ne le demandaient, cet enfant revint à la vie. Mais comme elle avait dit: Vous savez pourquoi je le redemande, Dieu voulut montrer que telles étaient bien les dispositions de son coeur. Sans perdre un instant, elle le porta aux prêtres : il fut baptisé, sanctifié; il reçut l'onction sainte et l'imposition des mains, puis, tous les rites achevés, il.rendit l'esprit. La mère ensuite assista à son convoi, ayant plutôt l'air de le conduire dans le sein du martyr Etienne qu'au repos du sépulcre. Après avoir fait là un miracle de cette nature par l'entremise de son martyr, Dieu ne pouvait-il, là aussi, guérir ces enfants? Et pourtant c'est à nous qu'il les a amenés.

Unis au Seigneur, etc.

 

 

 

SERMON CCCXXV. FÊTE DES VINGT MARTYRS (1). IMITATION DES MARTYRS.

ANALYSE. — Les hommages que nous rendons aux martyrs ne sauraient leur profiter, c'est à nous qu'ils sont utiles en nous excitant à les imiter. Or, la gloire des martyrs ne vient pas précisément de ce qu'ils ont souffert, mais du motif pour lequel ils ont souffert. Donc occupons-nous avant tout de prendre le bon parti, le parti de l'Eglise catholique.

1. Dans une solennité consacrée aux saints martyrs, nous vous devons un discours; nous allons nous acquitter. Mais pour parler de la gloire des martyrs, pour exposer la justice de leur cause, nous avons besoin qu'ils nous aident de leurs prières.

La première pensée que doit se rappeler votre sainteté en célébrant la fête des martyrs, c'est que les martyrs n'ont rien à retirer des honneurs solennels que nous leur rendons. Ils n'ont aucun besoin de nos solennités, car ils goûtent au ciel la joie des anges; et s'ils prennent part à nos réjouissances pieuses, ce n'est pas en se voyant honorés, c'est en se voyant imités par nous. Il est vrai pourtant

1. Voir Cité de Dieu, liv. XXII, chap. VIII.

que si nos hommages ne leur profitent pas, ils nous sont utiles. Mais si nous les honorions sans les imiter, ce serait simplement une adulation menteuse. Pourquoi donc ces sortes de fêtes sont-elles établies dans l’Eglise du Christ? C'est pour rappeler aux membres assemblés du Christ la nécessité de prendre pour modèles ses martyrs. Tel est assurément l'avantage procuré par ces fêtes, il n'en est pas d'autre.

Si, en effet, on nous propose Dieu même à imiter, la fragilité humaine répond que c'est trop pour elle de se modeler sur Celui à qui rien ne saurait se comparer. Nous propose-t-on ensuite l'imitation des exemples de Notre-Seigneur Jésus-Christ, car si, étant Dieu il s'est revêtu d'une chair mortelle, c'était tout à la (557) fois pour persuader le devoir et pour servir de modèle aux hommes également revêtus d'une chair condamnée à mort, aussi est-il écrit de lui: " Le Christ a souffert pour nous, en nous laissant son exemple afin que nous marchions sur ses traces (1)? " L'humaine fragilité répond encore : Quelle ressemblance entre le Christ et moi ? Il était homme, mais en même temps il était le Verbe; car " le Verbe s'est fait chair pour habiter parmi nous (2) " ; il a pris un corps sans cesser d'être le Verbe; il est devenu ce qu'il n'était pas, sans rien perdre de ce qu'il était. " Dieu, en effet, était dans le Christ, se réconciliant le monde (3) " . Ainsi, quelle ressemblance entre le Christ et moi ?

Afin de dissiper toutes ces excuses de la faiblesse et de l'infidélité, les martyrs nous ont construit une grande voie, et il fallait, pont que nous y pussions marcher avec sécurité, qu'elle fût assise sur des arches de pierre. Ils l'ont formée avec leur sang, avec les témoignages qu'ils ont rendus. Pleins de mépris pour leurs corps, lorsque le Christ est venu pour conquérir les gentils, et qu'il s'est en quelque sorte assis sur eux comme sur une monture, ils ont étendu devant lui leurs corps comme les Juifs étendirent autrefois leurs vêtements (4). Qui rougirait de dire : Je ne suis pas égal à Dieu ? Non, sans doute. Je suis loin d'être égal au Christ ? Oui, au Christ même devenu mortel. Mais Pierre était ce que tu es, Paul aussi, les Apôtres et les Prophètes étaient également ce que tu es. S'il t'en coûte d'imiter le Seigneur, imite celui qui n'est que son serviteur comme toi. Quelle armée de serviteurs de Dieu te précède ! Plus d'excuse pour la lâcheté. On n'en dit pas moins encore : Que je suis loin de Pierre ! Que je suis loin de Paul ! Ah ! tu es loin plutôt de la vérité ! Des gens sans lettres reçoivent la couronne; point de prétexte pour ta vanité. Diras-tu que tu ne peux ce que peuvent des enfants? ce que peuvent de jeunes filles ? ce qu'a pu sainte Valérienne ? Si tu hésites encore, ah 1 c'est que tu ne veux point suivre Victoire ? Tel est, en effet, l'ordre où se présentent nos vingt martyrs; la liste s'ouvre par un évêque, saint Fidentius, et se clôt par une femme fidèle, sainte Victoire. Elle commence par la foi, finit par la victoire.

1. I Pierre, II, 21. — 2. Jean, I, 14. — 3. II Cor. V, 19. — 4. Matt. XXI, 7, 8.

2. Ayez donc soin, mes frères, en célébrant les souffrances des martyrs, de songer à imiter les martyrs. Pour rendre leurs souffrances méritoires, ils ont d'abord pris parti pour la bonne cause; ils ont remarqué que le Seigneur avait dit, non pas : " Bienheureux ceux qui souffrent persécution " ; mais : " Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice (1) ". Toi aussi, adopte la bonne cause et ne t'inquiète pas de la souffrance; car si tu ne fais pas un bon choix, tu auras en partage la douleur dans cette vie et dans l'autre. Ne te laisse pas émouvoir par les supplices et les châtiments infligés aux malfaiteurs, aux sacrilèges, aux ennemis de la paix, aux adversaires de la vérité. Ce n'est pas, en effet, pour la vérité que meurent ces sectaires; ils meurent plutôt pour empêcher qu'on annonce la vérité, qu'on prêche la vérité, qu'on s'attache à la vérité; pour empêcher qu'on aime l'unité, qu'on embrasse la charité et qu'on parvienne à posséder l'éternité. Que leur cause est affreuse ! Aussi leurs souffrances sont-elles sans mérite.

Toi qui te vantes de ce que tu endures, ne vois-tu pas, ne vois-tu pas qu'il y avait trois croix sur la montagne quand le Seigneur y souffrit la mort? Il était suspendu entre-deux larrons; la différence venait entre eux, non pas de la souffrance, mais de la cause embrassée par chacun. Aussi bien ce sont les martyrs qui disent dans un psaume: "Jugez-moi, Seigneur ". Ils ne redoutent pas le jugement divin; en eux il n'y arien que puisse dévorer le feu; là où l'or est pur, pourquoi redouter la flamme ? " Jugez-moi, Seigneur, et distinguez ma cause de celle d'un peuple impie (2) ". Il n'est pas,dit : Distinguez ma peine. N'aurait-on pu répondre . Le larron aussi a enduré une peine ? Il n'est pas dit non plus Distinguez ma croix. N'y attache-t-on pas aussi l'adultère ? Il n'est pas dit : Distinguez mes chaînes. Les voleurs n'en portent-ils pas? Il n'est pas dit : Distinguez mes plaies. Que de scélérats périssent par le fer ! Ainsi donc, après avoir observé que tout, en fait. de souffrances, est commun aux bons et aux méchants, le prophète s'est écrié simplement: " Jugez-moi, Seigneur, et distinguez ma cause de celle d'une nation impie "; car si vous distinguez ma cause, vous couronnerez ma patience.

1. Matt. V, 10. — 2. Ps. XLII, 1.

558

Votre charité voudra bien se contenter, dans ce saint lieu, de cette petite exhortation ; d'ailleurs les jours sont courts et il nous reste encore quelque chose à faire avec votre charité dans la grande basilique.

 

 

 

 

SERMON CCCXXVI. POUR UNE FETE DE MARTYRS. I. L'ÉTERNEL BONHEUR.

ANALYSE. — C'est la vue et l'espoir de l'éternelle félicité qui a porté les martyrs à se sacrifier et à tant souffrir dans la vie présente.

1. La fête de ces bienheureux martyrs a répandu sur cette journée une plus vive joie. Nous nous réjouissons, parce que de la terre des fatigues ces martyrs ont passé dans la région du repos; mais ce n'est pas en dansant, c'est en priant; ce n'est pas en buvant, c'est en jeûnant; ce n'est pas en disputant, c'est en tolérant, qu'ils ont mérité ce bonheur.

Je le crois, leurs parents s'affligeaient en les voyant aller au martyre; mais eux se réjouissaient et s'écriaient: " Je suis heureux de cette nouvelle que je viens d'apprendre nous irons dans la demeure du Seigneur (1) ". Gardez-vous, chers parents, gardez-vous de pleurer notre félicité. Si vous ne voulez pas laisser tomber dans la géhenne ceux que vous avez élevés, au lieu de les empêcher, vous devez les imiter. — Ainsi les martyrs savaient-ils où ils allaient, et leurs parents incrédules gémissaient sans motif. Toutefois si leur amour charnel pour leurs enfants les portait à pleurer alors, plus tard, devenus croyants, ils disaient à Dieu: " Vous avez changé mes gémissements en joie, vous avez déchiré mon cilice et vous m'avez revêtu d'allégresse (2) ". Plaise à Dieu, mes frères, que pour nous aussi se déchire le cilice de la pénitence et que s'en répande le prix qui nous assure le pardon ! Tous les martyrs ont laissé ici le fardeau des biens du siècle, ils s'en sont déchargés, et agiles comme de valeureux soldats ils ont franchi rapidement

1. Ps. CXXI, 1. — 2. Ps. XXIX, 12.

ment la voie qui conduit à la vie. Aussi est-il écrit : " Comme n'ayant rien en propre, et possédant tout (1)". Réellement ils n'avaient rien sur la terre, mais ils étaient au ciel possesseurs de l'éternelle félicité. Ils couraient au ciel avec une sainte ardeur, franchissaient en paix la voie de la vie, et de loin encore ils étendaient leurs mains vers la palme. Courez, ô saints, " courez de manière à atteindre. Le Royaume des cieux souffre violence, il se " laisse emporter par ceux qui se font violente (2) ". Ce royaume n'est pas un royaume étroit; quiconque veut être heureux n'a qu'à s'empresser d'y parvenir. Il n'est fermé pour personne, à moins de s'en exclure soi-même. Le Christ est tout prêt à y recevoir ceux qui le confessent; il dit du haut des cieux : Je vous regarde, je vous soutiendrai dans le combat, je vous couronnerai après la victoire.

2. Sûrs de cette promesse, les martyrs ont compté pour rien les épouvantements et les menaces du persécuteur. Quand celui-ci disait : " Sacrifiez aux idoles ", ils répondaient: " Non, car nous avons au ciel l'Éternel notre Dieu, c'est à lui que toujours nous sacrifions, nous n'offrons rien aux démons ". — " Pourquoi sacrifier malgré la loi? " — " C'est que notre céleste Maître nous dit dans l'Evangile : " Qui abandonnera, pour mon nom, son père et sa mère , son épouse et ses enfants, ainsi que tout ce qu'il possède,

1. II Cor. VI, 10. — 2. I Cor. IX, 24; Matt. XI, 12.

559

recevra le centuple et possédera la vie éternelle (1)". — " Comment ! vous n'obéirez point aux ordres des empereurs? — Non. — Sur quelle puissance pouvez-vous donc vous appuyer, puisque vous vous voyez condamnés au supplice ? — Avec la puissance du Roi éternel, nous nous soucions peu de la puissance d'un homme ". — Ils furent alors jetés dans les cachots et chargés de chaînes.

Comme en ce moment les impies s'écriaient : " Où est leur Dieu (2)? " Qu'il vienne, ce Dieu

1. Matt. XIX, 29. — 2. Ps. CXIII, 12.

à qui ils ont donné leur foi, qu'il les sauve, et de la prison, et du glaive, et de la dent des bêtes. Ainsi parlaient-ils, mais sans abattre ces martyrs appuyés sur la pierre. Les bourreaux étaient en fureur, mais eux étaient sans crainte. Ils savaient où ils les laissaient, où ils allaient eux-mêmes. Après avoir confessé leur Dieu, ces martyrs ont reçu la couronne, et les juges qui l'ont abandonné sont restés ce qu'ils étaient.

C'est ainsi que Dieu veut éprouver chaque chrétien, afin de vouloir ensuite le couronner avec ses martyrs.

 

 

 

SERMON CCCXXVII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. II. CE QUI FAIT LE MARTYR.

ANALYSE. — Les martyrs en appellent au mérite de la cause qu'ils soutiennent. Ce qui prouve que c'est la cause, plutôt que la souffrance, qui fait le martyr, c'est que les coupables souffrent souvent comme les justes, c'est que le mauvais larron a souffert comme le bon, mais n'a pas été récompensé comme lui.

1. En empruntant la parole des martyrs, nous avons chanté devant Dieu : " Jugez-moi, Seigneur, et distinguez ma cause de celle d'un peuple impie (1)". C'est bien là le cri des martyrs. Qui oserait dire : " Jugez-moi, Seigneur ", s'il n'était pour la bonne cause? Les promesses et les menaces servent à tenter l'âme ; charmée par le plaisir, elle est torturée par la douleur; mais tout cela, pour le Christ, a été vaincu par les invincibles martyrs. Ils ont vaincu le monde avec ses promesses, le monde aussi avec ses rigueurs, sans être arrêtés, ni par ses caresses, ni par ses tourments. Une fois purifié dans la fournaise, l'or ne craint plus le feu de l'enfer. Aussi, parce qu'il est purifié par le feu de l'affliction, le bienheureux martyr dit-il en paix : " Jugez-moi, Seigneur ". Quel que soit le bien que vous trouviez en moi, jugez. C'est vous qui m'avez donné de quoi vous plaire ; voyez-le

1. Ps. XLII, 1.

en moi, et jugez-moi. Les appas du siècle ne m'ont point charmé, ses tourments ne m'ont point éloigné de vous. " Jugez-moi, et distinguez ma cause de celle d'un peuple impie ". Beaucoup supportent des tourments; avec les mêmes souffrances ils ne soutiennent pas la même cause. Que n'endurent pas les adultères, les malfaiteurs, les larrons, les homicides, les scélérats de tous genres? Et moi, votre martyr, que n'ai-je pas à endurer? Mais " distinguez ma cause de celle d'un peuple impie", de celle des larrons, des meurtriers, de tous les scélérats. Ils peuvent souffrir ce que je souffre; ils ne sauraient défendre la même cause. La fournaise me purifie, elle les réduit en cendres. Les hérétiques souffrent aussi, la plupart du temps ils se font souffrir eux-mêmes et veulent passer pour martyrs. C'est contre eux que nous nous sommes écriés : " Distinguez ma cause de celle d'un peuple impie ". Ce n'est pas la souffrance, c'est la cause qui fait le martyr.

560

2. Durant la passion du Seigneur, trois croix étaient dressées; le supplice était le même, la cause était bien différente. A la droite était un larron, un autre à la gauche, au milieu le Juge, le Juge élevé entre l'un et l'autre pour prononcer l'arrêt du haut de son tribunal. Il entendit l'un lui dire : " Délivre-toi, si tu es juste "; et l'autre, au contraire, reprendre ainsi son compagnon : " Tu ne crains donc pas Dieu ? Nous souffrons pour nos crimes, nous; mais lui est juste ". La cause de ce larron était mauvaise, et il en distinguait la cause des martyrs. N'est-ce pas ce que signifient ces mots : " Nous souffrons, nous, pour nos crimes, mais lui est juste? " N'est-ce pas distinguer ici la cause des martyrs de la cause des impies quand ils sont châtiés? Lui, dit-il, est reconnu pour être juste; nous, au contraire, nous souffrons pour nous-mêmes, pour nos crimes.

" Seigneur " : n'oublie pas ce que le bon larron vient de dire à son compagnon de supplice. Le Christ, sans doute, était crucifié comme lui , mais à ses yeux il n'était, pas digne du même mépris. Pendu à côté de lui, il voyait en lui le Seigneur. Tous deux étaient sur la croix, la récompense n'était pas la même pour tous deux. Mais pourquoi parler des récompenses, quand il s'agit du Christ qui les distribue? " Seigneur, dit donc le bon larron, souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume ". Il le voyait cloué, crucifié, et il espérait qu'il régnerait ! " Souvenez-vous de moi ", lui dit-il, non pas maintenant , mais " lorsque vous serez arrivé dans votre royaume ". J'ai fait beaucoup de mal, je ne compte point parvenir promptement au repos ; mais contentez-vous de ce que je souffrirai jusqu'au jour de votre avènement. Je consens à être maintenant châtié; mais pardonnez-moi quand vous reviendrez. Ainsi s'ajournait-il lui-même; mais, sans qu'il le demandât, le Christ lui offrit le paradis. " Souvenez-vous de moi "; quand? " quand vous serez arrivé dans votre royaume. — " En vérité, je te l'assure, reprit le Seigneur, tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis (1) ". Mes disciples m'ont abandonné, mes disciples ont désespéré de moi; et toi, tu m'as reconnu sur la croix, tu ne m'as point méprisé quand j'expire, tu comptes, que je régnerai

" Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis ". Je ne te quitte point.

La cause ici est différente, la peine l'est-elle? Il est donc bien de dire : " Jugez-moi, Seigneur, et distinguez ma cause de celle d'un peuple impie ". Nous tous qui vivons en ce siècle, ah ! travaillons pour la bonne cause ; et si quelque accident nous survient durant la vie, que notre cause soit bonne quand nous en sortirons.

1. Luc, XXIII, 39, 43.

 

 

 

 

SERMON CCCXXVIII. SOLENNITÉS ET PANÉGYRIQUES. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. III. LA GRÂCE DE DIEU ET LE MARTYRE.

ANALYSE. — Non-seulement l'exemple de Jésus-Christ a inspiré le courage des martyrs, mais c'est son Esprit qui leur a donné de s'attacher à la vérité, puisque par lui-même tout homme est menteur, comme dit l'Ecriture. A ces grâces le Sauveur ajoutera l'éternelle félicité, surtout à la résurrection générale, où se complètera 1e bonheur des saints.

1. Nous avons dit dans un psaume, au Seigneur notre Dieu : " Aux yeux du Seigneur est précieuse la mort de ses saints ". La mort des saints martyrs est précieuse, parce que le prix qui les a rachetés est le sang même de leur Dieu; si leur Dieu a souffert le martyre, c'est parce qu'eux-mêmes devaient l'endurer après lui. Il a marché en avant, et quelle (561) foule l'a suivi ! La voie était, fort escarpée, mais il l'a aplanie en y passant le premier ; et c'est parce qu'il y a passé le premier que tous ensuite n'ont pas craint d'y passer. Sa mort jeta la consternation dans l'âme de ses disciples; mais sa résurrection dissipa leur crainte et leur inspira l'amour. A sa mort, en effet, ces disciples tremblèrent et s'imaginèrent que c'en était fait de lui. Quand donc ils le suivirent ensuite, ce fut un effet de la grâce de Dieu, sachez le reconnaître.

Voyez le larron devenir croyant, lorsque les disciples étaient consternés. Avec le Sauveur, en effet,. il y avait un larron sur la croix, et il crut en lui jusqu'à lui dire : " Seigneur; souvenez-vous de moi lorsque vous serez parvenu à notre royaume (1) ". Qui l'instruisait, sinon Celui qui était pendu auprès de lui ? Mais tout cloué qu'il fût près de lui, le Sauveur habitait en.son coeur.

2. Dans le psaume où nous avons lu: " Aux yeux du Seigneur est précieuse la mort de ses saints ", il est écrit encore, ce que vous avez également entendu : " J'ai dit dans ma surprise: Tout homme est menteur (2) ". Quoi ! mes frères, tout homme est menteur? Donc les martyrs l'ont été aussi? Mais s'ils se sont montrés véridiques, comment admettre que " tout homme est menteur? " Et pourtant, c'est; l'Écriture qui dit : " Tout homme est menteur ". Assurons-nous que les martyrs étaient. :véridiques ? Nous accusons de mensonge l'Écriture même. D'un autre côté; si elle a raison de proclamer que " tout homme est menteur ", il s'ensuit que les martyrs aussi ont été menteurs. Comment prouver; en même temps la véracité de l'Écriture et la véracité des martyrs ? Les martyrs n'étaient-ils pas des hommes ? Or, s'ils étaient des, hommes, comment est-il vrai que atout homme est " menteur ? " Que faire alors ? Nous tâcherons de vous montrer et que l'Écriture est , véridique, et que " tout homme est menteur ", et que les martyrs aussi sont véridiques; puisqu'ils sont morts pour la vérité. Si, effectivement, ils portent le nom de martyrs, c'est qu'ils sont morts pour rendre témoignage à la vérité, car martyr est un mot qui vient du grec et qui signifie témoin. Mais si les martyrs ont été de vrais témoins, ils ont dit la vérité, et c'est en la disant qu'ils ont mérité la couronne.

1. Luc, XXII, 42. — 2. Ps. CXV, 15, 11.

Si au contraire; ce qu'à Dieu ne plaise, ils ont été de faux témoins, ils sent parvenus non pas à la récompense, mais au châtiment, conformément à cette parole : " Le faux témoin ne restera pas impuni (1)". Ainsi donc montrons qu'ils ont été de véridiques témoins. Déjà ils l'ont prouvé eux-mêmes quand, en faveur de la vérité, ils ont voulu faire le sacrifice même de leur vie. Mais, encore une fois, comment alors l'Écriture peut-elle dire : " Tout homme est menteur ? " Prions Notre-Seigneur Jésus-Christ, et lui-même nous résoudra cette question. Comment la résoudra-t-il? Par l'Evangile qu'on vient de vous lire et dont nous venons de vous parler.

3. Quand, en effet, on en faisait la lecture, vous. avez remarqué que le Seigneur Jésus y disait aux martyrs: " Lorsqu'on vous livrera, ne songez ni à ce que vous direz, ni à ce que vous répondrez ; car à l'heure même vous sera donné ce que vous aurez à dire. En effet ce n'est pas vous qui parlez; c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (2) ". Si c'était vous qui parliez, vous feriez des mensonges, puisque " tout homme est menteur ". Reconnaissant donc que " tout homme est menteur ", le Seigneur a donné son Esprit aux martyrs, afin qu'ils ne parlassent pas eux-mêmes; mais son Esprit, afin qu'ils ne fussent pas menteurs, mais véridiques. Ainsi, le motif pour lequel ils ont dit la vérité, c'est qu'ils ne parlaient pas eux-mêmes, mais en eux l'Esprit de Dieu. Maintenant encore, si nous vous parlions de nous-mêmes, nous serions menteurs ; si, au contraire; ce que nous vous disons vient de l'Esprit de Dieu, pour ce motif même nous disons la vérité. Vous aussi, profitez de ceci. ; si vous voulez énoncer la vérité , ne parlez pas de vous-mêmes ; ainsi vous ne resterez point des hommes menteurs, vous deviendrez de véridiques enfants de Dieu.

4. Tous les hérétiques vont même jusqu'à souffrir pour la fausseté ; ce n'est pas pour la vérité, puisque leurs mensonges attaquent le Christ lui-même. Tout ce que souffrent aussi les païens, les impies, ils l'endurent aussi pour soutenir la fausseté. Que nul donc ne s'enorgueillisse ni ne se vante de ce qu'il souffre ; qu'il montre d'abord que la vérité est sur sa langue. Tu m'étales tes souffrances, moi j'en

1. Prov. XIX, 15. — 2. Matt. X,19, 20.

562

cherche la cause. J'ai souffert, dis-tu. Pourquoi as-tu souffert? Si nous ne faisons attention qu'aux souffrances, ne.s'ensuit-il pas que les brigands aussi méritent-la couronne? Un scélérat ose-t-il dire : J'ai souffert tout ceci et tout cela? Pourquoi ? C'est qu'on lui répondrait : C'est à cause de tes crimes ; tu endures de sévères châtiments, parce que tu soutenais une cause mauvaise.

Si l'on doit se glorifier de ce qu'on, endure, le diable aussi peut se vanter: Voyez combien' il. souffre quand il voit partout ses temples renversés,. ses idoles brisées, ses prêtres et ses suppôts flagellés ? Ira-t-il dire : Moi aussi je suis martyr, puisque je souffre tant ? — O homme de Dieu, adopte d'abord la bonne cause, puis tu souffriras tranquillement; car, en souffrant pour la bonne cause, on recevra la couronne ensuite.

5. Aussi bien "la mémoire du juste sera n éternelle, et il ne redoutera point la terrible parole (1) ". Viendra en effet, comme nous le lisons dans l'Evangile, le Juge des vivants. et des morts. Car il est bien vrai que ce que nous voyons maintenant n'était pas, quand d'avance on en prédisait l'existence. Vous voyez maintenant prêcher le, nom du Christ à toutes les nations, les hommes s'attacher au Dieu unique, les idoles délaissées, les démons abandonnés, les temples renversés, les simulacres brisés : rien de cela n'existait autrefois, pourtant on parlait de tout cela, et nos yeux maintenant en sont témoins. Eh bien ! dans les mêmes livres où sont écrits ces événements que nous voyons, où ils ont été écrits quand on ne les voyait pas encore, et qu'on en faisait seulement la promesse, dans ces mêmes livres nous lisons des choses qui ne sont pas encore. Maintenant, en effet, ne sont arrivés encore ni le jour du jugement, ni la résurrection des morts; non, Celui qui était, venu. pour être jugé n'est point venu juger encore: Jugé avec injustice, il jugera conformément à la justice; il diffère de montrer sa puissance, car il veut montrer sa patience d'abord.. Il viendra donc, il viendra comme il a promis de venir, accompagné de ses anges et jetant un vif éclat aux yeux de tous les hommes reprenant leurs corps.

1. Ps. CXI, 7.

Chacun, en effet, ressuscitera avec la cause qu'il aura embrassée. Mourir maintenant c'est en quelque sorte entrer dans un cachot: chacun paraîtra devant le Juge tel qu'il est en. mourant. C'est maintenant donc qu'on doit, préparer sa cause ; une fois enfermé, nul ne le pourra: Est-on dans la bonne cause? on est admis au repos. Dans la mauvaise? on est condamné aux supplices. Mais après la résurrection on souffrira davantage : ce qu'endurent aujourd'hui les méchants après leur mort, comparé aux peines qui suivront, la résurrection, n'est que comme les tourments qu'on endure, en songe. L'âme souffre; le corps ne souffre pas: Ce qu'on supporte éveillé ne pèse-t-il pas beaucoup plus ?

Quand donc tous seront ressuscités et comparaîtront devant le juste Juge, comme lui-même l'a prédit, il les séparera, comme un berger sépare les brebis d'avec les boucs, il placera les. boucs a sa gauche et les brebis à sa droite. A la droite il dira : "Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous est préparé dès l'origine du monde ". A ces mots tressailleront de joie ceux de la droite, les justes. Quant à ceux de la gauche, il leur dira : " Allez au feu éternel, avec le diable et ses anges (1)". C'est cette parole terrible que ne redoutera point le juste.

6. Ainsi, avant d'avoir recueilli le fruit de leurs mérites, les saints martyrs sont heureux dès maintenant, parce que leurs âmes sont avec le Christ. Mois quel langage pourrait expliquer ce qui leur est réservé pour la résurrection? " Ce que l'oeil n'a point vu, ce que n'a point entendu l'oreille, ce que le coeur de l'homme n'a point pressenti, c'est ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment (2) ". Si nul ne saurait expliquer ce que doivent recevoir les simples et bons fidèles; est-ce sans motif que les mêmes récompenses sont réservées à. ceux qui, pour la vérité, ont combattu jusqu'au sang, qui ne se sont laissé ni charmer par le monde, ni abattre par ses terreurs, ni vaincre par ses tortures, ni séduire par ses caresses? Leurs corps mêmes seront pour eux un ornement magnifique, puisqu'en eux ils ont souffert de si cruels, tourments.

1. Matt. XXV, 32-34, 41. — 2. I Cor. II, 9.

 

 

 

 

SERMON CCCXXIX. POUR UNE FETE DE MARTYRS. IV. PRÉCIEUSE MORT DES MARTYRS.

563

ANALYSE. — La mort des saints martyrs est réellement précieuse, 1° parce qu'ils s'y sont voués par reconnaissance, 2° parce que la grâce de Dieu les a aidés à la supporter.

1. Ces oeuvres glorieuses des saints martyrs qui jettent partout un si vif éclat sur l'Église, nous montrent en quelque sorte à l'oeil combien nous avons eu raison de chanter : " Aux yeux du Seigneur est précieuse la mort de ses saints "; elle est réellement précieuse, et à nos yeux, et aux yeux de Celui pour qui ils l'ont endurée.

Or, le mérite de tant de morts vient de la mort d'un seul. Combien de morts a achetées en mourant Celui dont la seule mort a donné au grain de froment de se multiplier? Vous lui avez entendu dire, quand il touchait à sa passion, c'est-à-dire à notre rédemption : " Si le grain de froment tombé à terre ne meurt pas, il reste seul; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits (1) ". — Sur la croix, en effet, il a fait comme un grand paiement; là s'est ouvert le trésor qui contenait notre rançon, c'est au moment où le côté du Sauveur a été ouvert par un- coup de lance, et il s'en est répandu la rançon de l'univers entier. Alors ont été rachetés les fidèles et les martyrs;, mais la foi des martyrs est une foi éprouvée, leur sang en est la preuve. Ils ont, rendu ce qu'ils avaient reçu , ils ont accompli ce que dit saint Jean : " De même que. le.Christ adonné sa vie pour nous, ainsi nous devons donner la nôtre pour nos frères (2)". Ailleurs encore il est dit : "Es-tu assis à une grande table? Considère avec soin ce qui t'est présenté, car tu dois en préparer autant. (3)". — La grande table est celle où sert d'aliments le Seigneur même de la table. Nul ne se donne comme nourriture à ses convives, le Seigneur pourtant, le Christ le fait; il est tout à la fois l'invitateur, la nourriture et le breuvage. Pour

1. Jean, XXII, 24, 25. — 2. I Jean, III, 16. — 3. Prov. XXIII, 1, 2.

lui rendre ce qu'ils avaient reçu de lui, les martyrs ont donc considéré ce qu'ils mangeaient et ce. qu'ils buvaient à sa table.

2. Comment toutefois auraient-ils pu rendre, si pour rendre ils n'avaient reçu encore de Celui qui leur avait donné d'abord? Aussi dans le psaume où nous avons chanté : " Aux yeux du. Seigneur est précieuse la mort de ses saints ", quelle. leçon nous est donnée? On y voit un. homme qui considère combien il a reçu de Dieu; qui examine tous ces bienfaits du Tout-Puissant, qui l'a créé, qui l'a recherché quand il s'était perdu, qui lui a pardonné après l'avoir retrouvé, qui a soutenu sa faiblesse dans le combat, qui ne lui a point manqué dans le danger, qui l'a couronné après la victoire, et qui s'est donné lui-même pour récompense. Or, après avoir réfléchi à tout cela, cet homme s'écrie : " Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a rendus? " Il ne veut point être un ingrat, il veut, témoigner sa reconnaissance , mais il n'en a pas le moyen.

Pourtant il ne dit pas : " Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a " faits, mais " pour tous les biens qu'il m'a rendus? " Le Seigneur donc ne lui a pas donné, il lui a rendu. S'il nous a rendu, c'est que nous lui avions donné quelque chose. Hélas ! nous lui avions donné nos iniquités, et il nous a rendu ses faveurs : c'est ainsi qu'après avoir reçu de nous le mal pour-le bien, il nous rend le bien pour le mal.

Le prophète; cherche donc ce qu'il rendra; il est embarrassé, il ne trouve pas le moyen de s'acquitter : " Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a rendus? " Puis, comme s'il avait trouvé de quoi rendre : " Je prendrai, dit-il, le calice du salut, et j'invoquerai (564) le nom du Seigneur (1)". Mais quoi? Sûrement il songeait à rendre, et le voilà qui demande à recevoir encore : " Je recevrai le calice du salut !". Qu'est-ce que ce calice? C'est l'amer et salutaire calice de la passion; c'est le calice que n'oserait même toucher, le malade, si le médecin ne le buvait d'abord. Voilà quel est ce calice ; il est sur les lèvres du Christ quand il dit : " Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi (2) ". Ce qui le prouve, c'est que les fils de Zébédée ayant demandé, par l'entremise de leur mère, des places élevées, la faveur de s'asseoir, l'un à la droite, l'autre à la gauche du Fils de Dieu, le Sauveur leur dit : " Pouvez-vous boire le, calice, que moi-même je dois boire (3)? " Vous voulez de l'élévation ? C'est en traversant la vallée qu'on s'élève sur la montagne. Vous voulez des trônes de gloire ? Buvez d'abord le calice de

1. Ps. CXV, 15, 12, 13. — 2. Matt. XXVI, 39. — 3. Ib. XX, 22.

l'humiliation. Tel est le calice dont les martyrs disaient : " Je recevrai le calice du salut, et j'invoquerai le nom du Seigneur ".

Ne crains-tu pas de succomber? — Non. — Pourquoi? Parce que " j'invoquerai le nom du Seigneur ". Comment auraient vaincu les martyrs, si n'avait vaincu en eux Celui qui a dit : " Réjouissez-vous, car j'ai vaincu le monde (1)? " C'est l'Empereur du ciel qui dirigeait et leur esprit et leur langue, qui par eux triomphait du diable sur la terre et qui les couronnait comme martyrs dans le ciel. Oh ! bienheureux ceux qui ont bu ainsi ce calice ! Ils ont mis fin à leurs douleurs et sont couverts d'honneurs.

Réfléchissez-y donc, mes très-chers frères; appliquez toute votre attention et tout votre esprit à ce que vous ne pouvez fixer de l'oeil, et reconnaissez qu' " aux yeux du Seigneur est précieuse la mort de ses saints ".

1. Jean, XVI, 33.

 

 

 

SERMON CCCXXX. POUR UNE FETE DE MARTYRS. V. LE RENONCEMENT, A SOI-MÊME.

ANALYSE. — Les martyrs sont de, parfaits modèles de ce renoncement. Or, il nous est avantageux de nous renoncer, comme au laboureur de jeter la semence dans ses sillons, et ne nous renoncer pas c'est nous perdre, puisque c'est chercher dans le monde extérieur, qui ne nous vaut pas, le bonheur qu'il ne .saurait nous assurer. Donc, imitons l'enfant prodigue revenant du monde extérieur à son Père, après être rentré en lui-même; imitons le renoncement des martyrs; le renoncement de saint Pierre et de saint Paul.

1. La fête de ces bienheureux martyrs et l'attente où est votre sainteté exigent de nous un discours; et nous comprenons que notre devoir est de traiter ce qui a rapport à cette solennité. Vous le désirez, nous le voulons; à Celui-là de réaliser nos. voeux, de qui nous dépendons, nous et nos paroles. Il nous a donné de vouloir, qu'il nous accorde de pouvoir.

Pourquoi les martyrs ont-ils brûlé d'amour? Enflammés d'ardeur pour les choses invisibles, ils ont dédaigné tout ce qui se voit, Eh ! qu'aime-t-on en soi, quand on va jusqu'à se mépriser pour ne se perdre pas? Les martyrs étaient les temples de Dieu, ils sentaient en eux la présence du Dieu véritable; aussi n'adoraient-ils pas les faux dieux. Ils avaient entendu; ils avaient convoité avec ardeur, ils avaient fait pénétrer jusqu'au plus profond de leurs coeurs et avaient en quelque sorte gravé dans leurs entrailles cette maxime du Seigneur : " Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même " ; oui, " qu'il se renonce (565) qu’il prenne sa croix et me suive (1)". C'est sur cette sentence que je voudrais vous adresser quelques réflexions. Si l'attente où je vous vois me fait peur, vos prières sont pour moi un ordre.

2. Que signifie, je vous le demande : " Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et me suive ? " Nous comprenons ce que c'est que prendre sa croix ; c'est supporter les afflictions, car prendre a ici le même sens que porter supporter. Qu'il accepte donc avec patience, dit le Sauveur, ce qu'il souffre à cause de moi. " Et qu'il me suive ". Où ? Où nous savons qu'il est allé après sa résurrection; au ciel où il est monté, où il est assis à la droite du Père. Là aussi il nous a fait une place; mais il faut l'espérance avant d'arriver à la réalité. Et quelle doit être cette espérance? Ceux-là le savent qui entendent ces mots : " Elevez vos coeurs : Sursum corda".

Examinons maintenant, avec l'aide du Seigneur, considérons, voyons et comprenons , s'il daigne nous ouvrir et nous montrer, expliquons enfin, autant que nous le pourrons, ce qu'il veut nous faire entendre par ces mots : " Qu'il se renonce". Comment se renoncer quand on s'aime ? C'est bien là un raisonnement, mais un raisonnement humain, et il faut être homme pour dire : Comment se renoncer quand on s'aime ? Aussi le Seigneur. enseigne-t-il, au- contraire, que pour s'aimer il faut se renoncer ; car en s'aimant on se perd, et en se renonçant on se retrouve. " Celui; dit-il, qui aime son âme, la perdra (2) ". Voilà un ordre émané de Celui qui sait ce qu'il commande; car il sait conseiller puisqu'il sait instruire, il sait aussi restaurer puisqu'il a daigné créer. " Que celui " donc " qui aime, perde ". Il est douloureux de perdre ce qu'on aime. Mais le laboureur ne sait-il pas- aussi de temps en temps faire le sacrifice de ses semences ? Il les tire de ses greniers, les répand, les jette , les enterre. Iras-tu t'en étonner ? Ce dédaigneux, ce prodigue n'est-il pas un avare moissonneur ? L'hiver et l'été ont révélé son dessein, et la joie qu'il témoigne au moment de la récolte fait connaître le motif qui l'excitait à semer. C'est ainsi que " celui qui aime son âme, la perdra " . Veut-on y trouver du fruit ? qu'on la sème. S'il est commandé de se renoncer,

1. Matt. XVI, 24. — 2. Jean, XII, 25.

c'est pour faire éviter de se perdre en s'aimant imprudemment.

3. Il n'est personne qui ne s'aime; mais autant il faut chercher à s'aimer bien, autant on doit éviter de s'aimer mal. S'aimer en laissant Dieu de côté, laisser Dieu de côté pour s'aimer, c'est ne pas même rester en soi, mais en sortir. Oui, on est comme exilé de son coeur en dédaignant la vie intérieure et en s'attachant aux choses extérieures. N'ai-je pas dit la vérité? N'est-il pas certain que tous ceux qui font le mal n'ont que du mépris pour leur conscience ? Lors, en effet, qu'on a des égards pour elle, on met fins ses iniquités. C'est ainsi qu'après avoir laissé Dieu pour s'aimer et en s'attachant à l'extérieur, à autre chose qu'à lui, le pécheur arrive à se mépriser lui-même.

Voyez; écoutez l’Apôtre appuyant de son témoignage cette interprétation : " A la fin des temps, dit-il, viendront des moments périlleux ". Quand viendront ces moments périlleux ? Quand " il y aura des hommes s'aimant eux-mêmes ". Voilà la source du mal. Voyons maintenant si ces hommes en s'aimant resteront en eux-mêmes; voyons, écoutons ce qui suit : " Il y aura des hommes s'aimant eux-mêmes, attachés à l'argent (1) ". Où es-tu maintenant , ami de toi-même? Dehors, hélas ! Mais, dis-moi, je t'en prie: l'argent est-il une même chose avec toi ? Ah ! en laissant Dieu pour t'aimer et en t'attachant à l'argent tu es allé jusqu'à te laisser toi-même, et en te délaissant,.tu t'es perdu; c'est l'amour de l'argent qui t'a perdu. L'argent te fait mentir ? " La bouche menteuse donne la mort à l'âme (2) " ; et c'est ainsi que tu perds ton âme en convoitant la richesse.

Apporte ici une balance, la, balance de la vérité et non celle de la cupidité ; apporte-la, je t'en prie, et place sur un plateau la richesse, et ton âme sur l’autre plateau. Mais Quoi ! tu veux peser toi-même ? la cupidité te met la fraude à la main ? tu veux faire incliner le plateau de la richesse? Contente-toi de charger les plateaux, ne soulève pas ; tu voudrais frauder à ton désavantage , j'ai découvert ton dessein ; tu voudrais que l'argent pesât plus que ton âme, tu voudrais tromper en faveur de l'argent et pour ta propre perte. Mets donc simplement dans les deux plateaux; Dieu même pèsera; il ne sait ni se tromper ni tromper,

1. II Tim. III, 1, 2. — 2. Sag. I, 11.

566

à lui de peser. Le voilà qui prend en main la balance, vois-le peser, écoute-le ensuite se prononcer, " Qu'importe à l'homme, dit-il?" C'est ici une parole divine; c'est la parole de Celui qui ne trompe pas : il a pesé, voici le résultat, voici son jugement.. Tu as placé ton argent d'un côté et de l'autre ton âme; reconnais bien de quel côté tu as mis ton argent., Que va te dire le divin Peseur, à toi qui as chargé le plateau de la richesse? " Qu'importe à l'homme de gagner tout le monde, s'il perd son âme (1)? " Tu voulais comparer ton âme à la fortune ; mets-la en comparaison avec, le monde. Tu voulais la sacrifier pour gagner un peu de terre; mais elle pèse plus que le ciel et la terre !

Pourquoi agir ainsi ? Parce. qu'en laissant Dieu pour, l'amour de toi, tu n'es pas même resté en toi, et te voilà préférant à toi les choses extérieures. Ah ! rentre en toi, et une fois que te relevant tu y seras rentré, garde-toi d'y rester. Commence par quitter les choses extérieures pour revenir en toi-même, puis rends-toi à Celui qui t'a créé, qui t'a cherché ensuite quand tu étais perdu, qui t'a retrouvé quand tu fuyais loin de lui, et qui t'a rattaché à lui-même quand tu t'en détournais. Reviens donc à toi et retourne vers Celui qui t'a créé. Imite ce jeune prodigue. N'est-ce pas-toi? Or je m'adresse ici, non pas à un seul homme, mais à tout le peuple; non pas à un seul homme, mais au genre humain tout entier, si ma voix pouvait se faire entendre de tous. Reviens donc, prends modèle sur ce jeune fils, qui après avoir perdu et dissipé tout son bien en vivant dans la,débauche, fut réduit à,l'indigence, à paître des pourceaux, à souffrir de là faim, et qui alors se réveilla et se rappela le souvenir de son père. Or, que dit de lui l'Evangile ? " Et rentré en lui-même ". Il s'était donc quitté. Mais une fois rentré,en lui-même, voyons s'il y reste. " Et rentré en lui-même il dit : Je me lèverai ". Il était donc tombé. " Je me lèverai, poursuit-il, et j'irai vers mon père ", Le voyez-vous qui se quitte, après s'être retrouvé? Comment se quitte-t-il, se renonce-t-il ? Ecoutez : " Et je lui dirai : Mon Père, j'ai péché, contre le ciel et contre vous ". Voilà le renoncement. " Je ne mérite plus d'être appelé votre fils (2)".

C'est ce qu'ont fait les saints martyrs. Ils

1. Matt. XVI, 26. — 2. Luc, XV, 11-19.

ont méprisé toutes les choses extérieures; attraits du siècle, égarements et menaces, tout ce qui pouvait les intimider ou les charmer, ils ont tout dédaigné, tout foulé aux pieds; pénétrant ensuite en eux-mêmes, ils se sont regardés; en se voyant ils se sont déplu, et ils se sont élancés vers Dieu pour acquérir en lui quelque beauté, recouvrer en lui la vie, demeurer en lui, faire périr en lui ce que par leur action propre ils avaient commencé à devenir, et conserver ce que lui-même avait formé en eux. C'est en cela que consiste le renoncement à soi-même.

4. L'apôtre saint Pierre ne pouvait comprendre encore cette doctrine, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ, prédisant sa passion, il lui dit : " A vous ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera point ". Il craignait que la Vie même ne vînt à mourir. Il n'y a qu'un instant encore, pendant la lecture du saint Evangile, vous avez, remarqué cette réponse de Pierre an Sauveur, pendant que le Sauveur prédisait et annonçait, en quelque sorte, la passion que pour nous il devait endurer. Hélas ! c'était le captif qui faisait opposition à son libérateur. Que fais-tu, Pierre? comment oses-tu le contredire? comment oses-tu t’écrier : " Cela n'arrivent point? " Tu neveux donc pas de la passion du Seigneur. L'enseignement de la croix est pour toi un scandale souviens-toi que pour les réprouvés c'est une folie. Tu as besoin d'être racheté, et tu repousses ton Rédempteur? Laisse-le souffrir: il sait ce qu’il a à faire, il sait pourquoi il est venu; il sait comment il doit et te chercher et te trouver. Voudrais-tu instruire ton Maître? Recueille plutôt ta rançon dans son côté ouvert; écoute plutôt ses réprimandes et garde-toi de lui en faire : ce serait mal, ce serait l'ordre renversé. Prête l'oreille à ce qu'il dit: "Arrière". Puisqu'il l'a dit, je le répète; je ne dissimulerai point cette parole du Seigneur, et pourtant je n'outragerai point l'Apôtre. Le Seigneur, le Christ lui dit donc. " Arrière, Satan (1) ". — Pourquoi Satan? - Parce que tu veux me devancer. Ne veux-tu pas être Satan? Marche derrière moi. En marchant derrière moi, tu me suivras; en me suivant, tu porteras ta croix, et loin de me conseiller, tu m'écouteras en disciple fidèle. Pourquoi as-tu tremblé quand ton Seigneur prédisait sa passion ?

1. Matt. XVI, 22, 23.

567

Pourquoi as-tu tremblé, sinon dans la de mourir avec lui? Cette crainte de la mort n'est pas le renoncement à toi-même; c'est pour toi cet amour déréglé qui t'a porté à renier ton Dieu.

Ajoutons que plus tard, après avoir renié son Seigneur jusqu'à trois fois, le bienheureux apôtre saint Pierre effaça cette faute par ses larmes; puis, le Seigneur ressuscité, il se sentit raffermi, rétabli, et mourut pour lui, pour lui que la crainte de la mort l'avait porté à renier. Ainsi, en le confessant; il trouva la mort, mais dans cette mort il embrassa la vie. Et maintenant, Pierre ne meurt plus; c'en est fait de toutes les craintes, de toutes les larmes pour toujours ; tout cela est passé ; il.ne reste. à l'Apôtre que son bonheur dans l'union avec le Christ. Il a foulé aux pieds tout ce qui est extérieur, séductions, menaces, frayeurs; il crainte s'est renoncé; il a porté sa croix et a suivi le Seigneur.

Ecoute aussi comment se renonce l'apôtre Paul : " Loin de moi, dit-il, la pensée de me glorifier, sinon dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est pour moi un crucifié, et moi un crucifié pour le monde (1) ! " Ecoute-le encore parler de son renoncement : " Je vis, mais ce n'est pas moi ". Renoncement manifesté que suit cette noble confession du Christ : " C'est le Christ qui vit en moi (2)". Que signifie donc Renonce-toi? Ne vis plus en toi. Et ne vis plus en toi? Ne fais plus ta volonté, mais la volonté de Celui qui demeure en loi.

1. Gal. VI, 14. — 2. Ib. II, 2 .

 

 

 

SERMON CCCXXXI. POUR UNE FETE DE MARTYRS. VI. RÉCOMPENSE DU MARTYR.

ANALYSE. — L'assurance de retrouver son âme, si on la perd pour Jésus-Christ, a enflammé les saints d'ardeur pour le martyre, c'est-à-dire du désir de mourir pour Jésus-Christ, car ce n'est pas la souffrance même, c'est le motif de la souffrance qui constitue le martyre. Mais que ne reçoivent pas les martyrs en, échange de ce qu'ils donnent à Dieu ! C'est Dieu lui-même qui se fait leur récompense. Ah ! s'il est des hommes qui se font martyrs pour l'argent, ne conçoit-on pas qu'il y en ait qui se fassent martyrs pour l'amour de Dieu?

1. Excités par ces paroles du Seigneur dans l'Evangile, comme par l'éclat de la trompette : " Qui aime son âme la perdra, et qui la perdra pour l'amour de moi, la retrouvera (1)", les martyrs ont volé au combat, et ils ont remporté la victoire ;pour s'être appuyés, non sur eux-mêmes, mais sur le Seigneur.

On peut donner deux sens à ces mots: " Qui aime son âme la perdra". Ils signifient : Si tu l'aimes réellement, tu dois la perdre (2); ou encore : Garde-toi de l'aimer, pour ne la perdre pas. Ainsi, d'après, la première signification, si tu l'aimes, perds-la : perds-la, si tu

1. Matt. X, 39; Jean, XII, 25.

l'aimes, si tu l'aimes véritablement; sème-la sur la terre, et tu la moissonneras dans le ciel. Si-le laboureur ne sacrifie pas son blé en le semant, c'est qu'il n'aime pas à le récolter au moment de la moisson. — D'après le second sens, on doit dire : Garde-toi d'aimer ton âme, pour ne la perdre pas. On s'imagine l'aimer quand on, craint de mourir. Ah ! si les martyrs l'eussent aimée de la sorte, ils l'auraient perdue sans aucun doute. Eh ! que servirait de la garder durant la vie présente, et de la perdre dans la vie future ? Que servirait de la conserver sur la terre et de la perdre au ciel ? Qu'est-ce ensuite que la garder? Combien de temps peut-on la conserver? Si tu la gardes, elle t'échappe; si tu la perds, tu la retrouves (568) en toi. Sans doute les martyrs ont gardé la. leur; mais comment seraient-ils martyrs, s'ils l'eussent gardée toujours? Si, d'ailleurs, ils eussent voulu la conserver, leur vie se serait-elle prolongée jusqu'aujourd'hui? S'ils. eussent renié le Christ pour conserver leurs âmes en ce mondé, n'auraient-ils pas depuis longtemps quitté ce monde et perdu sûrement leurs âmes ? Au contraire, pour. n'avoir pas renié le Christ, ils ont passé de cette vie auprès du Père. Ils ont recherché le Christ en le confessant, ils l'ont atteint en mourant. Ainsi se sont-ils puissamment enrichis en perdant leurs âmes; pour la paille qu'ils ont sac riflée, ils ont mérité une couronne; oui, ils ont mérité une couronne et sont parvenus à la vie qui ne finit pas.

2. Aussi en eux s'accomplit ou plutôt s'est accompli ce que le Seigneur ajoute : " Et qui perdra son âme pour l'amour de moi, la retrouvera ". — " Qui la perdra pour l'amour de moi " : ces derniers mots disent le vrai motif. " Qui la perdra " , non pas d'une manière ni pour un motif quelconque, mais " pour l'amour de moi ". Aussi bien les martyrs s'étaient-ils écriés déjà par l'organe d'un prophète : " C'est pour l'amour de vous que chaque jour nous endurons la mort (1) ". Ce qui fait le martyr, ce n'est donc pas le supplice, mais la cause pour laquelle on l'endure.

Quand le Seigneur fut livré à la mort; il y avait sur le Calvaire trois croix entre lesquelles la cause des souffrances établissait de sérieuses différences. Le Seigneur était crucifié entre deux larrons; ces criminels étaient crucifiés à sa droite et à sa gauche, et lui au milieu. Mais comme si ce gibet eût été un tribunal, le Sauveur condamna alors le larron qui l'insultait, et il couronna celui qui le confessait. Que fera-t-il donc quand il viendra pour juger, lui qui a pu prononcer de tels arrêts au moment même où il était jugé ? Ainsi distinguait-il entre les croix. Pourtant, si on ne consultait que le supplice, le Christ ne ressemblait-il pas aux larrons? Mais si on demande à la croix pourquoi le Christ y était attaché, elle répondra : Pour l'amour de vous. Et vous, ô martyrs, dites à voire tour : C'est pour l'amour de vous que nous sommes morts. Il est mort pour nous, et nous pour lui. Il est vrai, lui est mort pour nous assurer

1. Ps. XLIII, 22.

des grâces; Irais nous, tout en mourant pour lui, nous ne lui avons rien donné. Voilà pourquoi c'est notre intérêt qu'il a eu en vue dans l'un et l'autre cas . le sang qu'il verse arrive jusqu'à nous; à nous revient encore ce que nous faisons pour lui; car c'est de lui que parle ainsi une âme saintement transportée

" J'ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, puisque vous n'avez aucun besoin de mes biens (1) ". Que sont effectivement mes biens, sinon des dons de votre main? Or, comment pourrait avoir besoin d'un bien quelconque Celui de qui viennent absolument tous les biens ?

3. De lui nous viennent. et la nature ou l'existence, et l'âme ou la vie, et l'esprit ou l'intelligence, et les aliments ou le soutien de notre vie mortelle, et la lumière du ciel et les fontaines qui jaillissent de la terre. Ces dons, néanmoins, sont communs aux bons et aux méchants. Or, si les méchants mêmes reçoivent de lui de tels bienfaits, ne réserve-t-il rien de spécial aux bons? Assurément il tient pour eux quelque chose en réserve. Qu'est-ce donc? "Ce que l'oeil n'a point vu, ce que n'a point entendu l'oreille, ce qui ne s'est point élevé dans le cœur de l'homme " ; car ce qui s'élève dans le coeur de l'homme est au-dessous de ce coeur, et ne s'y élève qu'autant que ce cœur est au-dessus. C'est le coeur, au contraire, qui s'élève à ce que Dieu réserve aux bons. Ainsi, Dieu ne te réserve pas ce qui s'élève dans ton coeur, mais ce vers quoi ton cœur s'élève. Ne sois donc pas sourd à ces mots : Elevez vos coeurs. Elevez-les vers ce que l'oeil n'a point vu, ce que n'a point entendu l'oreille, ce qui ne s'élève point dans le cœur de l'homme. vers ce que l'oeil n'a point vu, car ce n'est rien de coloré; vers, ce que n'a point entendu l'oreille, car ce n'est rien de sonore ; vers ce qui ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme, car ce n'est point une idée terrestre. Tel est le sens de ces mots : " Ce que l'oeil n'a point vu, ce que n'a point entendu l'oreille, ce qui ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme, c'est ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment (2)".

4. Peut-être me demanderez-vous encore en quoi cela consiste. Demandez-le à Celui qui commence à faire en vous son séjour. Je ne laisserai pourtant pas de vous dire ce que j'en

1. Ps. XV, 2. — 2. I Cor. II, 9.

569

pense. Vous voulez savoir ce que Dieu réserve spécialement aux bons, lui qui se montre si généreux envers les bons et les méchants. J'ai dit d'abord qu'il réserve aux bons " ce que l'oeil n'a point vu, ce que n'a point entendu l'oreille, ce qui ne s'est point élevé dans le coeur de l'homme " ; mais quelques-uns me demandent encore : En quoi cela même consiste-t-il? Eh bien ! voici en quoi consiste ce que Dieu tient en réserve pour les bons, pour les bons que lui-même aura rendus bons; le voici. Un prophète a exprimé en deux mots en quoi consiste notre récompense : " Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple (1) ". — " Je serai leur Dieu " ; ainsi promet-il d'être lui-même notre récompense. Cherche, en découvriras-tu une autre qui soit préférable à celle-là? Si je te disais: Il nous a promis de l’or, tu serais dans la joie; c'est lui-même qu'il a promis, et je te vois triste ? Si le, riche ne possède pas Dieu, que possède-t-il? Ne demandez à Dieu que Dieu même, aimez-le gratuitement, et de lui ne désirez que lui. Ne craignez pas de manquer. Quand il se donne à nous, nous avons assez. Ah ! qu'il se donne à nous, et sachons nous contenter de lui. Ecoutez l'apôtre Philippe dire dans l'Evangile : " Seigneur, montrez-nous vôtre Père, et cela nous suffit (2) ".

5. Pourquoi donc vous étonner, mes frères, si, épris d'amour pour Dieu, les martyrs ont

1. Lévit. XXVI, 12; II Cor. VI, 16. — 2. Jean, XIV, 8.

tant souffert afin d'arriver à le posséder ? Voyez ce qu'endurent ceux qui aiment l'or. Au milieu des rigueurs de l'hiver, ils se confient à une frêle embarcation ; leur ardeur pour les richesses les enflamme au point qu'ils ne redoutent pas le froid; ils sont ballottés au souffle de la tempête, ils montent et descendent au gré des flots, sont en proie à d'affreux dangers de morts; certes, ils peuvent dire à l'or : " Pour l'amour de toi nous souffrons 1a mort chaque jour ". Que les vrais martyrs disent donc eux-mêmes au Christ : " C'est pour l'amour de vous que chaque jour nous souffrons la mort ". Les paroles sont les mêmes, mais combien est différente la cause soutenue par les uns et par les autres ! Tous ont bien dit, les uns en s'adressant au Christ, et les autres en s'adressant à l'or : "C'est pour vous que chaque jour nous endurons la mort " ; mais le Christ répondra à ses martyrs: En mourant pour moi, vous vous retrouverez ainsi que moi; tandis que l'or répondra aux avares : Si pour moi vous faites naufrage, vous vous perdrez avec moi.

Ainsi donc, remplis pour eux d'amour et de zèle à les imiter; remplis, non pas d'un amour stérile, mais d'un amour qui nous porte à les prendre pour modèles, célébrons les fêtes des martyrs, et tempérons par le rafraîchissement de la joie intérieure, ce que ces chaleurs ont d'extrême. Nous régnerons sans fin avec ces bienheureux, si nous avons pour eux, non pas un amour vain, mais un amour fidèle.

 

 

SERMON CCCXXXII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. VII. L'A CHARITÉ CHRÉTIENNE.

570

ANALYSE. — Les martyrs sont les amis de Dieu pour avoir accompli le précepte de la. charité chrétienne dans toute sa perfection, en mourant par charité. Demandons à Dieu cette charité ; elle sera pour nous un titre qui nous fera recevoir dans la cité sainte, d'où sont bannis les impudiques.

1. Quand nous honorons les martyrs, nous honorons en eux les amis du Christ. Vous voulez savoir comment ils sont devenus les amis du Christ ? Le Christ nous l'enseigne lui-même lorsqu'il dit : " Voici mon commandement, c'est que vous vous aimiez les uns les autres ". Ne s'aiment-ils pas les uns les autres, ceux- qui se réunissent, soit pour contempler des histrions, soit pour s'enivrer dans les tavernes, soit pour former une association coupable? Aussi, après ces mots : " Voici mon commandement, c'est que vous vous aimiez les uns les autres ", le Christ a dû faire connaître la nature spéciale de cet amour. C'est ce qu'il a fait; écoutez-le. Après donc ces paroles : " Voici mon commandement, c'est que vous vous aimiez les uns les autres ", il ajoute aussitôt : " Comme je vous ai aimés " ; oui, aimez-vous les uns les autres, en vue du royaume de Dieu, en vue de l'éternelle vie; aimez-moi tous ensemble. Ce serait aimer ensemble que d'aimer ensemble un histrion ; ensemble aimez davantage Celui qui ne saurait vous déplaire en rien, votre Sauveur.

2. Ce n'est pas tout; le Seigneur a poussé plus loin ses enseignements. Supposant donc que nous lui demandons comment il nous a aimés pour apprendre par là comment à notre tour nous devons aimer : " Il n'y a pas de plus grand amour, dit-il , que de donner sa vie pour ses amis (1) ". Aimez-vous donc les uns les autres jusqu'à être prêts à donner chacun votre vie pour autrui. C'est effectivement ce qu'ont fait les martyrs, conformément à ces paroles de saint Jean l'évangéliste

1. Jean, XV, 12, 13.

dans son épître : " De même que pour nous le Christ a donné sa vie, ainsi nous devons donner la nôtre pour nos frères (1)".

Vous vous approchez d'une grande table; vous savez, fidèles, quelle est cette table. Eh bien ! rappelez-vous ces mots de l'Ecriture : "En t'approchant de la table d'un prince, sache que tu dois te disposer à rendre ce que tu reçois (2)". Quel est ce prince qui t'invite à sa table? C'est Celui qui se donne à toi lui-même et non des aliments préparés avec art; c'est le Christ qui t'invite à t'asseoir à sa table, à te nourrir de lui. Approche et rassasie-toi. Sois pauvre et tu seras rassasié. " Les pauvres mangeront et se rassasieront (3)". — " Sache que tu dois te préparer à rendre ce que tu reçois ". Pour comprendre ces mots, écoute l'explication de saint Jean. Peut-être ignorais-tu ce que signifie : " En approchant de la table d'un prince, tu dois te disposer à rendre ce que tu reçois "; écoute le commentateur : " Si le Christ a donné pour nous sa vie, nous devons nous préparer " à en faire autant. A en faire autant? qu'est-ce à dire? " à donner notre vie pour nos frères ".

3. Mais tu étais, pauvre quand tu t'es mis à table : comment te disposer à traiter à ton tour? A Celui-là même qui t'a invité, demande de quoi le recevoir. S'il ne te donne, tu ne le pourras. Mais tu as déjà quelque peu de charité ? Ne te l'attribue pas : " Qu'as-tu, en effet, que tu n'aies reçu (4) ? " Tu as déjà quelque charité ? Demande à Dieu de l'augmenter, demande-lui de la perfectionner en toi, jusqu'à pouvoir prendre part à ce banquet qui n'a rien de préférable sur la terre. " Il n'y a

1. I Jean, III, 16. — 2. Prov. XXIII, 1, 2. — 3. Ps. XXI, 27. — 4. I Cor. IV, 7.

571

pas de charité plus grande que de donner sa vie pour ses amis ". Tu es venu pauvre, tu retournes riche; ou plutôt tu ne retournes pas, tu restes riche en demeurant. C'est au Seigneur que les martyrs sont redevables d'avoir souffert pour lui, croyez-moi, c'est à lui qu'ils en sont redevables; le Père de famille leur a donné moyen de le recevoir. Puisqu'il est également notre Père, demandons-lui aussi. Ne méritons-nous pas d'être exaucés ? demandons par l'entremise de ses amis, de ceux qui lui doivent d'avoir pu le traiter.. Ah ! qu'ils le prient de nous donner aussi. Il n'y a, en effet, que le ciel qui, puisse nous accorder plus que nous n'avons. Ecoute ce que dit Jean le précurseur : " L'homme ne peut recevoir que ce qui lui est donné du ciel (1) ". Du ciel donc aussi nous tenons ce que nous avons, et pour avoir davantage, c'est du ciel encore que nous.devons recevoir.....

4. Telle est la cité qui descend du ciel, et pour y entrer voilà ce que nous devons être.. Vous venez de voir, en effet, quels sont ceux qu'on y admet, et quels sont ceux qu'on en exclut. Ah ! ne ressemblez pas à ceux qu'on vient de vous faire voir comme n'y devant pas entrer ; ne ressemblez pas surtout aux fornicateurs.

En désignant ceux qui n'y seront pas admis, l'Ecriture a nommé les homicides: vous n'avez pas eu peur ; elle a nommé les fornicateurs (2); je vous ai entendus vous frapper la poitrine, Oui, je vous ai entendus, je vous ai entendus, je vous ai vus ; ce que je n'ai pas vu sur vos couches, je l'ai compris au bruit que vous avez fait, , e l'ai vu dans vos cœurs, lorsque vous vous êtes frappé la poitrine. Ah ! bannissez-en le péché, car se frapper la poitrine sans se corriger, ce n'est que s'endurcir dans l'iniquité. O mes frères, mes enfants, soyez chastes, aimez la chasteté, embrassez la chasteté, .chérissez la pureté ; l'auteur même de toute pureté, Dieu la cherche dans son temple, et ce temple c'est vous ; de ce temple bannissez

1. Jean, III, 27. — 2. Gal. VI, 19-21.

tout ce qui est immonde. Contentez-vous de vos épouses, puisque vous voulez qu'elles se contentent de vous. Tu veux qu'elle ne fasse rien sans toi: ne fais rien sans elle. Il est vrai, tu es le maître, elle, la servante ; mais Dieu vous a formés tous deux. " Sara, dit l'Ecriture, obéissait à Abraham, qu'elle appelait son seigneur (1) ". Le fait est incontestable, l'évêque a souscrit à ce contrat ; vos épouses sont vos servantes, vous en êtes les maîtres. Mais s'agit-il de l'oeuvre conjugale ? " La femme n'a pas puissance sur son corps, c'est le mari ". Tu tressailles, tu te redresses, tu fais le fier. L'Apôtre à bien dit, ce Vase d'élection a dit merveilleusement : " La femme n'a pas puissance sur son corps, c'est le mari ". — Je suis donc le maître ? — Tu as applaudi, écoute ce qui suit, écoute ce dont tu ne veux pas et que je te prie de vouloir. Qu'est-ce ? Ecoute : " Le mari de même " ; le mari, le maître de tout à l'heure ; " le mari de même n'a pas puissance sur son corps, c'est la femme (2) ". Ecoute cela volontiers. C'est le vice qu'on. t'interdit, ce n'est pas l'autorité ; on t'interdit l'adultère, on n'élève pas ta femme au-dessus de toi.

Tu es le mari, vir, montre-le; car vir vient de vertu, ou vertu de vir. Tu as de la vertu ? Dompte en toi la volupté. " L'homme, dit encore l'Ecriture, est-le chef de la femme (3) ". Si tu es son chef, mène-la et qu'elle te suive; mais observe où tu la conduis. Tu es son chef, mène-la où elle peut te suivre, et garde-toi d'aller où tu ne veux pas qu'elle t'accompagne. Ne tombe point dans le précipice , marche dans la droite voie.

Voilà comment vous devez vous préparer à approcher de cette nouvelle épouse, de cette épouse embellie et ornée, pour charmer son mari, non pas de pierres précieuses, mais de vertus. Car si polir approcher d'elle vous êtes bons, saints et chastes, vous aussi vous serez des membres de cette épouse nouvelle , de cette heureuse et glorieuse Jérusalem du ciel.

1. I Pierre, III, 6. — 2. I Cor. VII, 4. — 3. I Cor. XI, 3.

 

 

 

SERMON CCCXXXIII. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. VIII. LES BONNES OEUVRES DUES A LA GRACE.

572

ANALYSE. — Le Seigneur, pour rassurer ses martyrs, leur promet de veiller spécialement sur eux. De fait, c'est lui qui leur donne la patience et la force. Il est vrai que saint Paul revendique la couronne éternelle comme urge récompense qui lui est due; mais le même saint Paul confesse que c'est par pure miséricorde que Dieu, l'a converti, complètement changé et que toutes ses bonnes oeuvres sont des dons de Dieu. Gardons-nous donc bien de compter sur notre libre arbitre, rappelons-nous que nous ne pouvons rien sans la grâce, et ne cessons de témoigner à Dieu notre reconnaissance.

1. La fragilité humaine portant les témoins ou les martyrs de Notre-Seigneur Jésus-Christ à craindre de périr en, le confessant et en mourant pour lui, il leur a inspiré une pleine confiance en leur adressant ces paroles : " Pas un cheveu de votre tête ne périra (1)". Quoi! tu as peur de périr quand ne périra pas un seul de tes cheveux? Si ces parties superflues de ton corps sont gardées avec tant de soin, en quelle sûreté ne doit pas être- ton âme? Il ne périt pas un seul de ces cheveux à la coupe desquels tu es insensible, et le foyer même de la sensibilité, ton âme périrait?

Le Seigneur néanmoins a prédit que ses disciples souffriraient beaucoup, mais c'était pour les disposer mieux et les porter à lui dire " Mon coeur est prêt (2) ". Que signifie : " Mon coeur est prêt ", sinon ma volonté est toute disposée? Les martyrs ont donc la volonté préparée au milieu de leurs tortures; mais " la volonté est préparée par le Seigneur (3) ". De plus, après les avoir prévenus des tourments horribles qui les attendaient, " c'est par votre patience, continue-t-il, que vous posséderez vos âmes (4) ". — " C'est par votre patience ". Cette patience n'existerait effectivement pas, si elle n'était l'oeuvre de ta volonté. " Par votre patience " : comment cette patience est-elle à nous? Nous n'avons que ce qui vient de nous ou ce qui nous est donné car il n'y a pas de don si la chose donnée ne devient nôtre. Pourquoi donner, en effet, sinon pour transmettre la propriété à qui reçoit? Or, l'aveu suivant est clair : " Mon âme ne se soumettra-t-elle point à Dieu? C'est de lui

1. Luc, XXI, 18. — 2. Ps. LVI, 8. — 3. Prov. VIII, 35, Sept. — 4. Luc, XXI, 18, 19.

que vient ma patience (1)". Le Seigneur nous dit : " Par votre patience " ; disons-lui à notre tour : " C'est de lui que me vient la patience ". Elle est tienne, parce qu'il te l'a donnée garde-toi de l'ingratitude. Dans l'oraison dominicale aussi, n'appelons-nous pas nôtre ce qui vient de Dieu? Chaque jour nous disons : " Donnez-nous notre pain de chaque jour ". Tu dis: "Donnez-nous", et tu dis. — " Nôtre (2) ". Oui, je dis : " Donnez-nous " ; oui, je dis encore: " Nôtre ". Ce pain devient nôtre parce que Dieu nous le donne. S'il devient nôtre parce que Dieu nous le donne, il n'est plus à nous dès que l'orgueil s'empare de nous. Tu dis : " Donnez-nous " ; et tu dis : " Nôtre " ; pourquoi t'attribuer ce que tu ne t'es point donné? " Qu'as-tu, en effets que tu n'aies reçu (3) " Tu dis : " Nôtre " ; et tu dis : " Donnez-nous ". Reconnais ici ton bienfaiteur, confesse que tu as reçu de lui, afin de le porter à te donner volontiers. Que serais-tu si tu n'étais pas dans le besoin, toi qu'on voit superbe, tout mendiant que tu es? Ne mendies-tu pas, en effet, quand tu demandes ton pain?

Le Christ considéré dans son égalité avec le Père est notre pain éternel; notre pain de chaque jour est encore le Christ, mais le Christ dans sa chair; pain éternel, il est en dehors du temps; pain quotidien, il est dans le temps, et toutefois il n'en est pas moins " le pain descendu du ciel (4) ". Les martyrs sont forts, les martyrs sont inébranlables; mais " c'est ce pain qui fortifie le coeur de l'homme (5)".

2. Maintenant donc entendons parler l'apôtre

1. Ps. LXI, 6. — 2. Matt. VI, 11. — 3. I Cor. IV, 7. — 4. Jean, VI, 41. — 5. Ps. CIII, 15.

573

saint Paul du moment où il touchait au martyre; entendons-le compter sur la couronne qui lui était préparée. " J'ai combattu, disait-il, le bon combat; j'ai achevé ma course, j'ai gardé ma foi ; il ne me reste qu'à attendre la couronne de justice qui m'est réservée, et que te Seigneur, juste Juge, me rendra en ce jour-là, et non-seulement à moi, mais encore à tous ceux qui aiment son avènement glorieux (1) ". — " Le Seigneur, en juste Juge, me rendra cette couronne, dit-il." Puisqu'il la rendra, c'est une preuve qu'il la doit. " Il la rendra comme juste Juge". Peut-il refuser la récompense en voyant mes oeuvres ? Et quelles oeuvres voit-il ? " J'ai combattu le bon combat ", en voilà une ; " j'ai achevé ma course ", en voilà une autre; " j'ai gardé ma foi ", c'en est une autre encore. " Il me reste maintenant la couronne de justice " ; voilà ma récompense.

Observe toutefois qu'en recevant cette récompense tu n'agis pas., et que tu n'agis pas seul en faisant ce qui la mérite. La couronne te vient de Dieu, et si le mérite vient de toi, ce n'est encore qu'avec l'aide de Dieu. En effet, lorsque l'apôtre saint Paul, lequel était Saut d'abord, persécutait les chrétiens avec tant de cruauté et de fureur, il ne méritait rien de bon, il méritait au contraire beaucoup de mal, puisqu'il méritait d'être condamné et non pas d'être élu. Tout à coup cependant, au moment même où il faisait et méritait qu'on lui fît tant de mal, une voix céleste le renverse le persécuteur abattu se relève prédicateur. Ecoute comment il fait l'aveu de ses démérites " J'étais d'abord un blasphémateur, un persécuteur, un outrageux ; mais j'ai obtenu miséricorde (2)". Dit-il ici: " Que me rendra le juste Juge? " Non, mais "j'ai obtenu miséricorde " ; je méritais qu'on me fît du mal, on m'a fait du bien. " Il ne nous a pas traités comme le méritait nos crimes. — J'ai obtenu " miséricorde ". On ne m'a pas rendu ce qu'on me devait; si on me l'avait rendu, le supplice eût été mon partage. Non, on ne m'a pas rendu ce qu'on me devait ; " j'ai obtenu miséricorde. — Il ne nous a pas traités comme le méritaient nos crimes ".

3. " Autant le levant est loin du couchant, autant il a éloigné de nous nos iniquités (3)". — " Autant le levant est éloigné du couchant ".

1. II Tim. IV, 7, 8. — 2. I Tim. I, 13. — 3. Ps. CII,10, 12.

Détourne-toi du couchant, et tourne-toi vers l'orient. Voilà dans un seul homme et Saut et Paul; Saut au couchant, et Paul au levant; au couchant le persécuteur, au levant le prédicateur. Au couchant disparaissent les péchés, de l'orient s'élève la justice; le vieil homme est au couchant, à l'orient l'homme nouveau; Saut au couchant, Paul au levant. Comment s'est opérée cette- transformation dans ce Saut, dans cet homme cruel, dans ce persécuteur, dans cet ennemi du troupeau; car il était un loup ravissant, et de la tribu de Benjamin , comme lui-même l'atteste (1) ? Il était dit dans une prophétie : " Benjamin, le loup ravisseur, se jettera le matin sur sa, proie, et le soir il distribuera les aliments (2) ": Aussi commença-t-il par dévorer, il nourrit ensuite. Il ravissait, oui, il ravissait; lisez, lisez plutôt le livre des Actes des Apôtres (3). Il avait reçu des pontifes l'autorisation écrite d'arrêter et de conduire au supplice tous les disciples du Christ qu'il pourrait rencontrer. Il allait donc, furieux, respirant le meurtre et le sang. Le voilà qui ravit. Mais il est encore matin, il n'y a pour lui que vanité sous le soleil. Voici venir le soir, Paul devient aveugle. Pendant que ses yeux se ferment aux vanités du siècle, d'autres yeux s'ouvrent dans son âme; ce vase de perdition devient un vase d'élection, et on le voit " distribuer les aliments " sacrés; on lit partout les distributions qu'il en a faites. Vois avec quelle sagesse il préside à ce partage ! Il sait ce qui convient à chacun. Il distribue, non pas au hasard, il ne jette pas confusément. Il distribue, il partage, il distingue sans répandre tout pêle-mêle. C'est au milieu des parfaits qu'il prêche la sagesse (4) ; quant aux faibles qui ne peuvent prendre encore de nourriture solide, il leur dit avec discernement : " Je vous ai donné du lait à boire (5) ".

4. Voilà ce qu'il fait, lui qui naguère faisait quoi ? je ne veux pas le rappeler; ou plutôt je rappellerai ses iniquités afin d'exalter la miséricorde divine. Lui qui faisait souffrir le Christ, souffre maintenant pour le Christ; de Saut il devient Paul, de faux témoin un témoin véridique; il dispersait, mais il recueille; il attaquait, il défend. Comment dans Saut un changement pareil ? Ecoutons-le.

Vous demandez, dit-il, comment s'est opéré ce changement ? Il ne vient pas de moi, pour

1. Rom. XI , 1. — 2. Gen. XLIX, 27. — 3. Act. IX. — 4. I Cor. II, 6. — 5. Ib. III, 2.

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suit-il ; " j'ai obtenu miséricorde ", ce changement ne vient pas de moi ; " j'ai obtenu miséricorde. — Que rendrai-je au Seigneur " pour tout ce qu'il m'a rendu? " Il m'a rendu, en effet, non pas le mal pour le mal; non, il ne m'a pas rendu le mal pour le mal, mais le bien pour le mal. " Que lui rendrai-je " donc? " Je recevrai le calice du Sauveur (1) ". — Ne voulais-tu pas rendre ? Et tu reçois ? tu reçois encore ? — C'est qu'aux approches de mon martyre je veux rendre le bien pour le bien , non pas le bien pour le mal. — Ainsi donc le Seigneur devait d'abord à Paul le mal pour le mal; au lieu de lui rendre le mal pour le mal, il lui rendit le bien pour le mal ; or, en lui rendant le bien pour le mal, il lui donna le moyen de rendre le bien pour le bien.

5. Dans Paul, en effet, ou plutôt dans Saul , il ne trouva aucun bien d'abord; et ne trouvant en lui aucun bien, il lui pardonna le mal pour lui faire du bien. N'était-ce pas le prévenir que de lui faire du bien pour commencer? Mais en lui faisant du bien pour le mettre en état de rendre le bien à son tour, il arrive à le récompenser de ses bonnes oeuvres. Quand Paul a bien combattu, qu'il a fourni sa course et gardé sa foi, Dieu le récompense. De quelles bonnes œuvres le récompense-t-il ? Des bonnes œuvres qui sont un don de sa main divine. N'est-ce pas à lui effectivement que tu dois attribuer d'avoir combattu le bon combat ? Si ce n'est pas à lui, pourquoi dis-tu quelque part : " J'ai travaillé plus qu'eux tous; pourtant ce n'est pas moi, c'est la grâce de Dieu avec moi (2)? " N'est-ce pas à lui encore que tu dois attribuer d'avoir achevé ta course ? Si ce n'est pas à lui, pourquoi dis-tu ailleurs : " Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde (3) ? " — "J'ai conservé la foi ". Tu l'as conservée; je le reconnais, j'y applaudis, j'avoue que tu l'as conservée. Mais " si le Seigneur ne garde la cité, c'est en vain qu'on veille à sa garde (4) ". C'est donc avec son aide, avec sa grâce, que tu as combattu le bon combat, achevé ta course et gardé ta foi. Pardonne, saint Apôtre; je ne vois que le mal pour t'appartenir en propre. Pardonne, saint Apôtre ; nous ne faisons que répéter ce que tu nous as enseigné; je vois en toi cet aveu, non pas de l'ingratitude. Non, nous ne voyons comme

1. Ps. CXV, 12, 13. —2. I Cor. XV, 10. — 3. Rom. IX, 16. — 4. Ps. CXXVI, 1.

venant de toi que le mal. Ne s'ensuit-il pas qu'en couronnant les mérites, Dieu ne fait que couronner ses dons

6. La vraie foi et la piété véritable demandent donc que nul ne s'enorgueillisse de son libre arbitre à la vue de ses bonnes oeuvres ; car les bonnes œuvres sont un don de Dieu, on doit les faire tout en les rapportant à leur Auteur, sans se montrer ingrat envers lui, sans s'enorgueillir en face du médecin, en se regardant, soit comme malade encore, soit comme lui étant redevable de sa guérison. Qu'on ne permette donc à aucune espèce de raisonnements de déraciner du coeur cette vraie foi, cette piété véritable. Conservez ce que vous avez reçu : qu'avez-vous, en effet, que vous n'ayez reçu ? C'est le reconnaître devant Dieu que de dire avec l'apôtre saint Paul: " Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde ". C'est l'esprit de ce monde qui rend orgueilleux, qui rend fiers, qui fait qu'on se croit quelque chose quand on n'est rien. Aussi bien que dit l'Apôtre contre cet esprit ? Que dit-il contre cet esprit superbe, fier, arrogant, vaniteux, qui n'a rien de solide ? " Pour nous, nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde, mais un esprit qui vient de Dieu ". Où en est la preuve ? " C'est que nous savons ce que Dieu nous a donné (1) ".

(2) Ainsi donc, écoutons le Seigneur nous dire : " Sans moi vous ne pouvez rien faire (3) " ; et encore : " Nul ne possède que ce qu'il a reçu d'en-haut (4); nul ne vient à moi, si mon Père, qui m'a envoyé, ne l'attire (5) ". — " Je suis la vigne, vous êtes les branches; de même que la branche ne saurait produire de fruit si elle ne demeure unie au cep, ainsi, vous non plus, si vous ne demeurez en moi (6) ". Ecoutons aussi ce qu'atteste en ces termes l'apôtre saint Jacques : " Tout bien excellent et tout don parfait vient du ciel et descend du Père des lumières (7)"; ce qu'enseigne également l'apôtre saint Paul pour réprimer la présomption qui met son orgueil dans le libre-arbitre " Qu'as-tu, s'écrie-t-il, que tu n'aies reçu? Si tu l'as reçu, pourquoi te glorifier comme si tu ne l'avais pas reçu (8)? ". Et encore: " C'est la grâce qui nous a sauvés par la foi; et cela ne vient pas de vous, car c'est un don de Dieu, et personne ne doit s'en glorifier (9) " ;

1. I Cor. II, 12. — 2. Ce qui suit parait ajouté par saint Césaire, plutôt que par saint Augustin. — 3. Jean, XV, 5. — 4. Ib. III, 27. — 5. Ib. VI , 44. — 6. Ib. XV, 5, 4. — 7. Jacq. I, 17. — 8. I Cor. IV, 7. — 9. Eph. II, 8, 9.

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de plus : " Il.vous a été donné, touchant le Christ, non-seulement de croire en lui, mais aussi de souffrir pour lui " ; de plus encore " Dieu, qui a commencé en vous la bonne oeuvre, la perfectionnera (1)". Pénétrons-nous avec soin et fidélité de ces pensées et d'autres pensées semblables, et ne croyons pas ceux qui, en exaltant orgueilleusement le libre arbitre, travaillent plutôt à le ruiner qu'à l'élever. Au contraire, considérons avec humilité ce témoignage de l'Apôtre : " C'est Dieu qui opère en vous et le vouloir et le faire (2)".

7. Rendons grâces au Seigneur, notre Sauveur : sans y être excité par aucun mérite

1. Philip. I, 29, 6. — 2. Ib. II, 13.

antérieur de notre part, il nous a guéris de nos blessures; réconciliés quand nous étions ses ennemis, rachetés de la captivité, élevés des ténèbres à la lumière, rappelés de la mort à la vie ; de plus, tout en confessant humblement notre fragilité, implorons sa miséricorde; puisque; d'après le Psalmiste, il nous a prévenus dans sa clémence (1), qu'il daigne aussi, non-seulement conserver, mais encore augmenter les dons ou les faveurs, qu'il a eu la bonté de nous accorder, lui qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et avec l'Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ps. LVIII, 11.

 

 

 

SERMON CCCXXXIV. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. IX. CONFIANCE EN DIEU.

ANALYSE. — Sous le poids même des tortures les martyrs témoignent en Dieu une confiance inébranlable. Cette confiance s'appuie sur l'immense. bonté de Dieu qui déjà nous a donné son Fils et qui, de plus, promet de se donner à nous. Comment l’offenser encore ?

1. C'est à tous les bons et fidèles chrétiens, mais surtout aux glorieux martyrs qu'il appartient de s'écrier : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " Contre eux le monde était frémissant, les peuples méditaient de vains complots, les princes se liguaient; on inventait de nouvelles tortures et une cruauté trop ingénieuse imaginait contre eux d'incroyables supplices; on les couvrait d'opprobres, on les accablait d'accusations calomnieuses, on les enfermait dans d'insupportables cachots, on les labourait avec des ongles de fer, on les tuait à coups d'épée, on les exposait aux bêtes, on les consumait dans les flammes, et ces martyrs du Christ n'en disaient pas moins : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " — Quoi ! contre vous est tout l'univers, et vous dites: " Qui sera contre nous?" — Eh ! répondent-ils, qu'est-ce pour nous que ce monde, quand nous mourons pour Celui qui l'a fait? — Qu'ils disent donc, qu'ils répètent, écoutons-les et disons avec eux : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " On peut se mettre en fureur; nous accuser, nous calomnier, nous couvrir d'opprobres non mérités; on peut mettre non-seulement à mort mais encore en lambeaux notre corps; et après cela? " Voici que Dieu vient à mon secours, c'est le Seigneur qui se charge de mon âme (1) ". Quoi ! bienheureux martyr, on te déchire le corps, et tu t'écries : Que m'importe? — Oui, je le dis. — Pourquoi? dis-nous pourquoi. C'est que " le Seigneur se charge de mon âme ". Or, mon âme rétablira mon corps. Comment l pas un de mes cheveux ne périt, et ma tête périrait? Ma barbe même ne périt pas. — Les chiens pourtant mettent -tes membres en lambeaux. —

1. Ps. LIII, 6.

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Que m'importe? si des chiens le déchirent, le Sauveur saura lui rendre la vie. Le monde donne la mort à mon corps, " mais le Seigneur se charge de mon âme ". Or, quand " le Seigneur se charge de mon âme ", que puis-je perdre à la mort donnée à mon corps par le monde? Qu'ai-je réellement perdu? de quoi m'a-t-on dépouillé, puisqu'en se chargeant de mon âme, le Seigneur promet aussi de rétablir mon corps? Lors même que l'ennemi mettrait mes membres en pièces, que-me manquera-t-il, puisque Dieu même compte le nombre de mes cheveux? Car en exhortant ses martyrs à ne redouter rien des persécutions de leurs ennemis, le Christ leur disait: "Tous vos cheveux sont comptés (1) ". Craindrai-je de perdre mes membres, quand on m'a garanti le nombre de mes cheveux? Disons donc, disons avec foi, disons avec confiance, disons avec une charité enflammée : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? "

2. Le tyran s'élance contre toi, et tu dis " Qui sera contre nous? " Contre toi se soulève tout le peuple, et tu t'écries : " Qui sera contre nous? " Comment me prouves-tu, martyr glorieux, comment me prouves-tu que tu as raison de dire : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " Il est manifeste que si Dieu est pour vous, qui sera contre vous? Prouve que Dieu est pour vous.

Est-ce que je ne le prouve pas? Ecoutez " Il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a sacrifié pour l'amour de nous ". Ces paroles, qui font suite aux précédentes, ont été entendues par vous pendant qu'on lisait l'Apôtre. Après avoir dit en, effet : " Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? " il suppose qu'on lui demande : Prouve que Dieu est pour vous; il apporte aussitôt une preuve imposante, il introduit sur la scène le Martyr des martyrs, le Témoin des témoins, le Fils, unique qui n'a pas été épargné mais livré par son Père pour l'amour de nous; tel est le témoignage cité par l'Apôtre en faveur de la vérité de ce qu'il vient d'affirmer. " Si Dieu est pour nous, dit-il donc, qui sera contre nous? Il n'a pas épargné son propre Fils, mais pour l'amour de nous il l'a sacrifié comment alors ne nous a-t-il pas donné toutes choses en même temps que lui (2)? " Puisqu'il nous a donné toutes choses en même

1. Luc, XIII, 7. — 2. Rom. VIII, 31, 32.

temps que lui, c'est une preuve qu'il nous l'a donné, lui aussi. M'effrayerai-je des menaces frémissantes du monde, quand je possède l'Auteur même du monde? Soyons heureux d'avoir reçu le Christ et ne redoutons dans ce siècle aucun des ennemis du Christ. Quel est-il, en effet, lui qui nous a été donné? Voyez " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ". C'est lui qui est le Christ, le Fils unique de Dieu, coéternel à son Père. " Tout a été fait par lui ". Comment ne nous aurait-il pas donné tout ce qu'il a fait, puisqu'il s'est donné lui-même, lui l'Auteur de tout? Voulez-vous être sûrs qu'il est bien le Verbe? " Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (1) ". Désire et demande de parvenir à cette vie du Christ qui t'est présentée; mais en attendant, attache-toi à sa mort comme à un gage précieux. Pouvait-il, en nous promettant de vivre en personne avec nous, nous donner un plus sûr gage de sa parole que de mourir pour nous? J'ai pris part à vos maux, dit-il, et je ne vous ferai point part de mes biens? Il en a fait la promesse, il nous a donné de cette promesse un gage, une caution, et tu hésites de le croire? Il a fait cette promesse en vivant au milieu des hommes; il nous a donné cette caution en écrivant son Evangile ; et en face du gage sacré ne réponds-tu pas chaque jour : Amen? Tu reçois ce gage; chaque jour on te le donne; ne désespère point, puisqu'il fait ta vie.

3. Est-ce outrager le Fils unique de Dieu que de dire qu'il nous est donné pour devenir un jour notre héritage? Oui, il le deviendra. Quoi ! si on t'offrait aujourd'hui un domaine aussi agréable que fertile, un domaine dont les beautés te feraient désirer de l'habiter toujours et dont la fécondité te fournirait aisément de quoi vivre, n'accueillerais-tu pas ce présent avec amour et avec reconnaissance ? Eh bien ! nous demeurerons un jour dans le Christ lui-même. Ne sera-t-il pas notre héritage dès qu'il sera notre séjour et notre vie?

Mais laissons l'Ecriture nous l'enseigner, pour ne paraître pas hasarder de conjecture contre l'enseignement de la parole de Dieu. Ecoute ce que disait au Seigneur un homme qui savait bien que " si Dieu est pour nous , qui sera contre nous? — Le Seigneur, dit-il, est la portion de mon héritage (2) ". Il ne dit

1. Jean, I, 1, 3, 14. — 2. Ps. XV, 5.

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point: O Seigneur, que me donnerez-vous pour héritage? Tout ce que vous pourriez me donner n'est rien. Soyez, vous, mon héritage c'est vous que j'aime, vous que j'aime de tout mon être; je vous aime de tout mon coeur, de toute mon âme, de tout mon esprit. Que serait pour moi ce que vous me donneriez en dehors de vous ? Voilà bien en quoi consiste le pur amour de Dieu ; c'est espérer Dieu de Dieu, c'est chercher à se remplir,-à se rassasier de lui. Ah ! il te suffit, et rien sans lui ne saurait te suffire. C'est ce que connaissait Philippe quand il disait: " Seigneur, montrez-nous votre Père, et cela nous suffit (1)". Oh ! quand donc s'accomplira ce que nous promet l'Apôtre pour la fin de notre vie ? Quand Dieu sera-t-il " tout en tous (2) ? " Quand sera-t-il pour nous ce

1. Jean, XIV, 8. — 2. I Cor. XV, 28.

qu'ici même nous désirons en dehors de lui, ce que nous désirons jusqu'à l'offenser souvent ? car il sera tout pour nous quand en tous il sera tout.

Pour manger tu offenses Dieu, tu l'offenses pour te vêtir, pour prolonger ta vie et arriver aux honneurs tu l'offenses encore. Que ne pourrais-je pas dire de plus? De grâce, n'offense pas Dieu pour de tels motifs. Tu l'offenses en vue de quelque aliment; et il sera lui-même ton aliment éternel ! Tu l'offenses pour te vêtir ; et lui-même te revêtira d'immortalité ! Tu l'offenses pour quelque honneur; et il sera ta gloire ! Tu l'offenses par amour pour cette vie temporelle; et lui-même sera ton éternelle vie ! Pour rien au monde ne consens à l'offenser ; ne dois-tu pas aimer uniquement Celui qui pourra te satisfaire pleinement et te tenir lieu de tout ?

 

 

 

SERMON CCCXXXV. POUR UNE FÊTE DE MARTYRS. X. LES MARTYRS DU CHRIST ET LES MARTYRS DE L'OR.

ANALYSE. — Le vrai martyr triomphe, non-seulement de toutes les séductions, mais encore de tous les supplices du siècle. Que dis-je? Ce triomphe ne lui suffit pas. L'avare aussi peut tout braver pour s'enrichir; c'est un martyr de l'or. Pour être martyr du Christ, il faut tout endurer pour le Christ.

1. Ce jour étant consacré aux saints martyrs, n'est-ce pas de leur gloire que nous devons prendre surtout plaisir à parler? Daigne nous venir en aide le Seigneur des martyrs, car il est lui-même leur couronne.

C'est le cri des martyrs que nous venons d'entendre dans ces éclatantes paroles de l'apôtre saint Paul : " Qui nous séparera de l'amour du Christ? — La persécution? " poursuivent-ils ; " l'angoisse ? la tribulation? la faim ? " la nudité ? les dangers ? le glaive ? car il est écrit : C'est à cause de vous que nous sommes mis à mort chaque jour, qu'on nous regarde comme des brebis d'immolation. Mais, en tout cela nous triomphons par Celui qui nous a aimés (1) ". Ainsi les martyrs se disent prêts à tout souffrir, sans compter sur eux-mêmes; ils aiment Celui qui se glorifie dans ses serviteurs: " Afin que quiconque se glorifie, se glorifie dans le Seigneur (2) ".

Les martyrs savaient aussi ce que nous avons chanté un peu auparavant : " Justes, réjouissez-vous dans le Seigneur, tressaillez d'allégresse (3)". Si les justes se réjouissent dans le Seigneur, c'est que les injustes ne savent prendre leurs plaisirs que dans le siècle. Or, les plaisirs sont comme les premiers ennemis à attaquer : il faut triompher du plaisir

1. Rom. VIII, 35-37. — 2. I Cor. I, 31. — 3. Ps. XXXI, 11.

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d'abord, de la douleur ensuite. Comment vaincre les rigueurs du siècle, si on ne peut en vaincre les caresses? Les caresses du siècle consistent à promettre des honneurs, des richesses, des voluptés; ses menaces, à réduire à la souffrance, à l'indigence, à l'humiliation. Si on ne dédaigne pas ses caresses, comment triompher de ses menaces? Aux richesses sont attachées des jouissances : qui l'ignore? Mais la justice en offre davantage. Goûte à la fois les charmes des richesses et de la justice. Supposons maintenant une tentation; supposons que tu aies à choisir entre la justice et l'opulence, que tu ne puisses posséder l'une avec l'autre, que tu doives sacrifier la justice si tu prends parti pour l'opulence, ou l'opulence si lu prends parti pour la justice; c'est ici qu'il te faut choisir et combattre, c'est ici que nous allons voir si tu n'as pas chanté en vain : " Justes, réjouissez-vous dans le Seigneur, tressaillez d'allégresse" ; si tu n'as pas vainement entendu ces mots: " Qui nous séparera de l'amour du Christ?" L'Apôtre ne dit rien des caresses du monde, il ne te rappelle que ses menaces. Pourquoi? Ah ! c'est qu'il prédisait les luttes des martyrs, ces luttes où ils ont vaincu la persécution, la faim, la soif, l'indigence, l'outrage, enfin la crainte de la mort et les extrêmes fureurs de l'ennemi.

2. Mais aussi vous voyez, mes frères, comment la doctrine du Christ fait tout en eux.. L'Apôtre nous enseigne de préférer au monde entier la charité du Sauveur. Mais quelles transes ne souffrent pas ceux qui cherchent à s'emparer du bien d'autrui? " Est-ce la persécution ? " demande l'Apôtre. Les poursuites intentées contre eux ne les arrêtent pas. Essaie-t-on d'intimider l'avare? Tout en redoutant le supplice, l'avare dérobe, il s'enflamme au larcin. Combien souffrent " la faim", pour réaliser des bénéfices, et allèguent leur faiblesse d'estomac quand nous leur prescrivons le jeûne ! Tout le jour ils trouvent du temps 'pour compter, ils s'endorment même sans avoir mangé. " Est-ce la nudité? " demande encore saint Paul. Que dirai-je ici ? On voit chaque jour des commerçants échapper, dépouillés, du naufragé, et de nouveau s'exposer aux dangers de la mer. Pourquoi braver ainsi ces dangers de chaque jour, si ce n'est pour acquérir des richesses ? " Le glaive " même n'y fait pas obstacle. Faire un faux est un crime capital; en rogne-t-on moins les héritages ? Ah ! si un domaine temporel exerce une telle attraction, que ne doit pas faire l'héritage même du Christ ? Ainsi, l'avare dit dans son coeur, s'il, n'ose le dire de vive voix : Qui nous séparera de l'amour de l'or? La tribulation? l'angoisse? la persécution? A l'or même ils peuvent dire aussi : Pour toi nous souffrons la mort tout le long du jour.

C'est donc avec grande raison que les saints martyrs s'écrient dans un psaume : " Jugez-moi, Seigneur, et distinguez ma cause de celle d'un peuple impie (1)". Distinguez ce que je souffre de tribulations; les avares en souffrent aussi. Distinguez lues angoisses; les avares en endurent aussi. Distinguez les poursuites exercées contre moi; on en exerce aussi contre les avares. Distinguez la faim qui me tourmente; pour acquérir de l'or les avares ont faim aussi. Distinguez ma nudité; les avares aussi se laissent dépouiller pour de l'or. Distinguez ma mort; pour l'or égale. ment se font mourir les avares. Que signifie donc : " Distinguez ma cause ? " Que " pour l'amour de vous nous subissons la mort chaque jour ". Eux souffrent pour de l'or, et nous pour vous. La souffrance est la même, la cause est différente. Mais la cause étant différente, la victoire est sûre.

C'est donc parce que nous voyons cette différence de la cause soutenue par les martyrs, que nous aimons leurs fêtes. Aimons en eux, non ce qu'ils ont souffert, mais les motifs pour lesquels ils ont souffert. Si nous n'aimons que ce qu'ils ont enduré, combien d'hommes se présenteront à nous, qui ont enduré davantage pour des causes mauvaises ! Ainsi, considérons la cause défendue. Voyez la croix du Christ. Tout près l’un de l'autre étaient le Christ et les larrons. Le supplice était le même, la cause diverse. Un des larrons devint croyant, l'autre resta blasphémateur, et le Seigneur, du haut en quelque sorte de son tribunal, les jugea.l'un et l'autre, condamnant à l'enfer le blasphémateur, et menant l'autre en paradis avec lui (2). Pourquoi cette conduite ? Parce qu'avec la similitude des supplices il y avait différence dans la cause. Voulez-vous donc arriver, aux palmes des martyrs? Embrassez leur cause.

1. Ps. XLII, 1. — 2. Luc, XXIII, 39-43.

 

 

 

 

SERMON CCCXXXVI. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. I. LE TEMPLE SPIRITUEL.

ANALYSE. — De même que pour se soutenir ce temple a besoin que toutes les parties en soient unies entre elles, ainsi pour être le temple de Dieu il est nécessaire que nous soyons unis par le liens de la charité envers Dieu et envers le prochain. Mais aussi, de même que, dans le psaume de la dédicace, Jésus-Christ notre Chef bénit Dieu de sa résurrection et de sa glorification, laquelle est comme la dédicace du temple sacré de son humanité sainte ; ainsi parviendrons-nous un jour à être comme dédiés et glorifiés avec lui.

1. La fête qui réunit cette multitude est la dédicace d'une maison de prières. Ainsi, cette maison lest pour nous une maison de prières, et nous sommes, nous, la maison de Dieu. Si nous sommes la maison de Dieu, c'est parce qu'en nous formant dans le siècle nous devons être dédiés à la fin du siècle; et si nous avons de la peine à bâtir, nous aurons de la joie quand viendra pour nous la dédicace.

Ce qui se faisait naguère, lorsque s'élevaient ces murailles, se fait encore, maintenant que se rassemblent ceux qui croient au Christ. Croire, en effet, c'est en quelque, sorte âtre tiré des forêts et des montagnes, comme le bois et la pierre; et s'instruire, être baptisé, se former à la vie chrétienne, c'est être comme taillé, dressé, poli entre les mains des ouvriers et des artisans. On ne devient toutefois la maison du Seigneur, qu'autant qu'on est uni par le ciment de la charité. Si ces pierres et ces bois. n'étaient joints entre eux d'après des règles déterminées, s'ils ne s'étreignaient pacifiquement, si en s'embrassant, en quelque sorte, ils ne s'aimaient à leur manière, qui entrerait ici ? Quand, au contraire, on voit dans un édifice , quelconque, les bois et les pierres parfaitement joints ensemble , on y entre tranquillement et sans en craindre la ruine, Aussi, afin de pouvoir entrer et demeurer en nous comme dans un temple qu'il se bâtissait, le Seigneur Jésus disait-il : " Je vous donne un commandement nouveau, c'est que vous vous aimiez les uns les autres (1). — Je vous donne un commandement nouveau ". Usés de vieillesse, vous n'étiez

1. Jean, XIII, 34.

pas pour moi un sanctuaire, et nous restiez dans vos débris: afin de vous relever de vos ruines, aimez-vous les uns les autres.

Votre charité doit donc considérer que, dans tout l'univers, cette demeure mystérieuse est encore en construction, ainsi qu'il a été prédit et promis. Aussi, lorsqu'après le captivité, comme on lit dans un autre psaume, ont bâtissait la maison sainte, on s'écriait: " Chantez au Seigneur un cantique nouveau ; toute la terre, chantez au Seigneur ". Ces mots : " Un cantique nouveau ", sont synonymes de ces autres du Seigneur: " Un commandement nouveau ". Qu'y a-t-il, en effet, dans un nouveau cantique, sinon une affection nouvelle ? Le chant est l'expression de l'amour; le cri du chantre sacré est la ferveur de l'amour divin.

2. Aimons, aimons gratuitement, car notre amour a Dieu pour objet; or, qui vaut mieux que Dieu? Aimons Dieu pour lui-même ; pour nous, aimons-nous en lui, mais aussi pour lui. Car c'est l'aimer véritablement un ami, que d'aimer Dieu en lui, soit parce qu'il y est, soit pour qu'il y soit. Telle est la vraie charité : nous aimer pour un autre motif, c'est nous haïr plutôt que de nous aimer. " Celui qui aime l'iniquité, hait ", quoi? .Peut-être son voisin ou sa voisine ? Qu'il frémisse : " Il hait son âme (3) ". Haïr son âme, c'est chérir l’iniquité. " Vous qui aimez le Seigneur, détestez le mal (1) ". Dieu,est le bien; toi, tu affectionnes le mal, et dans l'amour que tu as pour toi-même, il y a l'affection du mal comment donc aimes-tu Dieu, puisque tu

1. Ps. XCV, 1. — 2 Ib. X, 6. — 3. Ib. XCVI, 10.

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aimes encore ce qu'il hait? On t'a bien dit que Dieu nous a aimés (1) ; il est vrai, il nous a aimés, et nous ne pouvons que rougir en considérant ce que nous étions quand il nous a aimés. Aujourd'hui pourtant, nous ne rougissons point : c'est que son amour nous a changés. Le souvenir du passé nous humilie; l'espoir de l'avenir nous réjouit. Pourquoi, d'ailleurs, rougir de ce que nous avons été, sans nous livrer plutôt à la confiance, puisque nous sommes sauvés en espérance? Aussi avons-nous entendu ces paroles : " Approchez de lui et vous serez éclairés, et votre face ne rougira point (2)". Que la lumière vienne à s'éloigner, tu retombes dans l'obscurité et la confusion. " Approchez de lui, et vous serez éclairés ". Ainsi il est, lui, la lumière, et séparés de lui nous sommes ténèbres. T'éloigner de la lumière, n'est-ce pas demeurer dans tes ténèbres ? T'approcher de lui, au contraire, c'est briller, mais non par toi-même. " Autrefois vous étiez ténèbres ", dit l'Apôtre à d'anciens infidèles devenus fidèles; " autrefois vous étiez ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (3) ". Ainsi donc, si avec le Seigneur on est lumière, et ténèbres sans lui; oui, si avec le Seigneur on est lumière, et ténèbres sans lui, " approchez-vous de lui et vous serez éclairés ".

3. Contemplez, dans le psaume de la dédicace que nous venons de chanter, un édifice qui sort de ses ruines.. " Vous avez déchiré mon cilice " ; idée de ruine. Où est l'image de la construction? " Et vous m'avez revêtu de joie ": Voici maintenant un chant de dédicace : " Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé ". Qui parle de la sorte ? Reconnaissez-le à son langage. Vous comprendrez peu, si j'interprète ce qu'il dit; je vais donc rapporter ses paroles, vous le reconnaîtrez bientôt et vous l'aimerez dans ce qu'il vous dit. Qui a pu dire jamais: " Seigneur, vous avez tiré mon âme de l'enfer? " Quelle est l'âme délivrée par Dieu, de l'enfer, sinon l'âme dont il est dit ailleurs : " Vous ne laisserez point mon âme dans l'enfer (4)? " Il est question de dédicace et on chante la délivrance; on fait résonner le cantique de la dédicace de la maison sainte, et on dit : " Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous

1. I Jean, IV, 10. — 2. Ps. XXXIII, 6. — 3. Eph. V, 8. — 4. Ps. XV,10.

m'avez relevé et que vous n'avez pas réjoui mes ennemis de ma ruine (1)".

Considérez ici les Juifs ennemis du Sauveur : ils s'imaginaient avoir mis à mort, avoir vaincu le Christ comme un ennemi ordinaire, s'en être défait comme d'un homme mortel, semblable aux autres hommes. Il ressuscita le troisième jour, et voici son chant : " Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous m'avez relevé ". Considérez également ces mots de l'Apôtre : " C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom au-dessus de tout nom (2) ". — " Et vous n'avez pas réjoui mes ennemis de ma ruine ". Sans doute ils se sont réjouis de la mort du Christ; mais à sa résurrection, à son ascension et à la prédication de sa gloire, plusieurs furent percés de douleur. Oui, quand il fut prêché et glorifié avec tant de constance par les Apôtres, plusieurs furent pénétrés de douleur et se convertirent, d'autres s'endurcirent et furent couverts de confusion; il n'y en eut point pour se réjouir. Maintenant que se remplissent les églises, pensons-nous que les Juifs se réjouissent ? Pendant qu'on bâtit, qu'on dédie, qu'on remplit les églises, comment les Juifs se réjouiraient-ils ? Non-seulement ils ne se réjouissent point, ils sont couverts de honte, et on voit l'accomplissement de ce chant d'allégresse : " Je vous exalterai, Seigneur, parce que vous m'avez relevé et que vous n'avez " point réjoui mes- ennemis de ma ruine ". Vous ne les avez point réjouis de ma ruine; mais s'ils croient en moi, vous les réjouirez de mon triomphe.

4. Pour ne pas trop allonger, venons enfin aux paroles que nous avons chantées. Comment le Christ peut-il dire : " Vous avez déchiré mon cilice, et vous m'avez revêtu de joie ? " Son cilice était sa chair, semblable à la chair de péché. Ne dédaigne point ces expressions, : " Mon cilice " : dans ce cilice, dans ce sac était contenue ta rançon. " Vous avez déchiré mon sac ". Ainsi nous sommes-nous échappés. " Vous avez déchiré mon sac". C'est dans la passion que ce sac s'est déchiré. Comment toutefois peut-il dire à Dieu son Père: " Vous avez déchiré mon sac? " Veux-tu le savoir? " Vous avez déchiré mon sac " ; car " il n'a pas épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (3)" . Il a fait, en effet,

1. Ps. XXIX, 12, I3, 4, 2. — 2. Philip. II, 9. — 3. Rom. VIII, 32.

581

par le ministère des Juifs et à leur insu, ce qui devait servir à racheter les esprits éclairés et à confondre les incrédules. Les Juifs savent-ils le bien produit par leurs crimes ? Voyez suspendu le sac mystérieux; l'impie triomphe en quelque sorte ; le bourreau ouvre ce sac d'un coup de lance, et le Rédempteur en fait jaillir notre rançon. Chantés, ô Christ Rédempteur ; gémis, vendeur de Judas; ô juif acheteur, rougis. Et Judas, en vendant, et le juif, en achetant, ont fait l'un et l'autre une mauvaise affaire, ils ont perdu tous deux et se sont perdus eux-mêmes soit en vendant soit en achetant. Vous avez voulu acheter : ah ! qu'il eût mieux valu pour vous être rachetés ! Celui-là a vendu, celui-ci a acheté infortuné commerce, car le vendeur n'a point l'argent et l'acheteur n'a point de Christ. Je demande à l'un : Où est le prix reçu par toi ? à l'autre : Où est ce que tu as acheté? Au premier encore : En vendant tu t'es fraudé toi-même. Sois heureux, chrétien, à toi tout le profit du commerce de tes ennemis ; ce que l'un a vendu et ce qui a été acheté par l'autre, tu l'as gagné.

5. A notre Chef donc, à lui qui a été rois à mort pour le salut de son corps et qui pour son corps aussi a été comme dédié, à lui de dire, écoutons-le : " Vous avez déchiré mon cilice et vous m'avez revêtu d'allégresse " ; en d'autres termes : Vous avez brisé mes liens mortels et vous m'avez revêtu d'immortalité et d'incorruptibilité. " Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé ". Qu'est-ce à dire, " que je ne sois plus percé? " Que le bourreau, pour me percer, ne me frappe plus de sa lance. " Depuis, en effet, qu'il est ressuscité d'entre les morts, le Christ ne meurt plus, la mort n'aura sur lui plus d'empire ; car en mourant pour le péché il n'est mort qu'une fois, et revenu à la vie il vit pour Dieu. Nous aussi, poursuit-il, estimons que nous sommes morts au péché et que nous vivons pour Dieu dans le Christ Jésus Notre-Seigneur (1) ". Avec lui donc nous chantons et nous sommes avec lui dédiés à Dieu. N'espérons-nous pas que les membres suivront leur Chef où celui-ci les a devancés ? " Nous sommes effectivement sauvés en espérance; or l'espérance qui se voit n'est point de l'espérance : qui espère ce qu'il voit ? Si donc

1. Rom. VI, 9-11.

nous espérons ce que nous ne voyons pas, c'est que nous l'attendons avec patience (1) " ; c'est qu'avec patience nous nous construisons en quelque sorte.

Peut-être même, si nous nous montrons bien attentifs, si nous regardons avec soin, si nous avons l'oeil pénétrant, non pas comme le possèdent les amis aveugles de la matière ; oui, si nous appliquons notre oeil spirituel, pourrons-nous nous reconnaître nous-mêmes, trouver notre langage dans ces paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce n'est pas, en effet, sans raison que l'Apôtre a dit: " Sachant bien que notre vieil homme a été détruit avec lui, pour la destruction du corps du péché et afin que nous ne soyons plus esclaves du péchés ". Ici donc vois ton langage : " Afin que ma gloire vous célèbre et que je ne sois plus percé ". Manquons-nous, hélas ! de traits perçants, maintenant que nous sommes chargés des lourds fardeaux de ce corps mortel ? Si nous n'avons pas le coeur percé, pourquoi nous frapper la poitrine? Mais quand viendra pour notre corps aussi la dédicace pour laquelle le Seigneur nous a servi de modèle, nous ne serons plus percés. D'ailleurs le coup de lance du soldat rappelle la componction que nous fait le péché. Il est écrit " C'est à la femme qu'a commencé le péché, et par elle nous mourons tous (3) ". Rappelez-vous de quelle partie du corps elle a été formée, et voyez d'autre part où la lance a frappé le Seigneur. Rappelez-vous, rappelez-vous notre condition première. Est-ce donc en vain, je le répète, que " notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour la destruction de ce corps de péché, et afin que nous ne soyons plus esclaves du péché ? " Eve donc, à qui remonte le péché, Eve a été prise, pour être formée, du côté de l'homme. Le premier homme dormait et était, couché lorsque ceci arriva ; le Christ mort était suspendu lorsque s'accomplit le mystère. Quels rapports entre le sommeil et la mort, entre un côté et un côté ! Le Seigneur a été percé au siège même du péché. Mais si du côté d'Adam a été formée Eve pour nous donner la mort en péchant ; du côté du Christ a été formée l'Eglise pour nous rendre à la vie en nous enfantant.

6. (4) C'est ainsi qu'en considérant avec plaisir

1. Rom. VIII, 24 , 25. — 2. Ib. VI, 6. — 3. Eccli. XXV, 33. — 4. Les Bénédictins remarquent que ce dernier paragraphe peut n'avoir pas été placé ici par saint Augustin.

582

les murailles toutes neuves de cette sainte église, que nous dédions aujourd'hui au service de Dieu, nous remarquons que nous sommes redevables envers notre Dieu de grandes louanges et envers votre sainteté d'un discours convenable qui traite de la construction d'une maison divine. Notre discours sera convenable, pourvu qu'il renferme quelque chose d'édifiant qui tourne, avec le travail intérieur de Dieu, au profit de vos âmes.

Il faut donc réaliser spirituellement dans nos âmes ce que nous voyons dans ces murailles matérielles ; et avec la grâce de Dieu accomplir dans nos coeurs ce que nous apercevons d'achevé dans ces bois et ces pierres. De plus rendons particulièrement grâces au Seigneur notre Dieu, l'Auteur de tout bien excellent et de tout don parfait; louons aussi sa bonté avec toute la vivacité de notre coeur , car pour la construction de cette maison de prières, il a parlé à l'âtre de ses fidèles, il a excité leur ardeur, il leur a prêté des ressources; quand ils ne voulaient pas encore, il leur a donné de vouloir; pour soutenir ensuite les efforts de leur bonne volonté, il leur a accordé de réaliser leur dessein ; et c'est ainsi qu'au Seigneur, qui " produit dans les siens le vouloir et le faire selon son bon plaisir (1) " , revient la gloire d'avoir tout entrepris et tout achevé. De plus, comme il ne permet jamais que devant lui les bonnes oeuvres soient inutiles, après avoir accordé à ses fidèles la grâce d'agir avec sa vertu, il leur octroiera une récompense proportionnée à des œuvres si méritoires. Nouveau motif pour rendre à notre Dieu de plus amples actions de grâces : non content d'avoir fait élever cette église à la gloire de son nom, il a augmenté la vénération qui lui est due en y faisant placer les reliques de ses saints martyrs.

1. Philip. II, 13.

 

 

SERMON CCCXXXVII. POUR LA DÉDICACE D'UNE ÉGLISE. II. LE TEMPLE SPIRITUEL.

ANALYSE. — Pour vous récompenser de lui avoir élevé un temple matériel avec tant de générosité, Dieu vous accordera de devenir son temple spirituel. Quelle joie! quelle félicité! lorsque sera venu l'heureux moment de votre dédicace. Désirez donc cette dédicace; unissez-vous à Jésus-Christ, le céleste fondement; et multipliez les bonnes oeuvres que vous rappelle ce temple même.

1. Lorsqu'avec leurs biens temporels et terrestres les fidèles accomplissent ces bonnes oeuvres qui sont encaissées dans les trésors célestes, la foi le remarque, car elle a dans le coeur un oeil religieux. Aussi lorsqu'elle a vu des yeux du corps ces édifices qu'on élève pour y réunir de saintes assemblées, elle loue intérieurement ce qu'elle aperçoit à l'extérieur; et si la lumière visible l'éclaire, c'est pour lui communiquer la joie de l'invisible vérité. La foi effectivement ne s'applique pas à considérer combien sont belles les parties de cette sainte demeure, mais combien est grande la beauté de l'homme intérieur qui produit ces oeuvres inspirées par la charité.

Qu'est-ce donc que doit rendre le Seigneur à ses fidèles lorsque ceux-ci élèvent ces édifices avec tant de piété, tant de gaîté et de dévouement? C'est de les faire entrer à leur tour dans la construction de l'édifice immense vers lequel s'élancent les pierres vivantes que forme la foi, qu'affermit l'espérance et qu'unit la charité; édifice mystérieux où l'Apôtre, en sage architecte , établit comme fondement (583) Jésus-Christ même (1), la grande pierre angulaire, comme le dit saint Pierre d'après les Ecritures prophétiques, " pierre rejetée par les hommes, choisie et glorifiée par Dieu (2)". C'est en nous unissant à elle que nous trouvons la paix, et la fermeté en nous appuyant sur elle ; car elle est à la fois la pierre fondamentale où nous trouvons notre assiette, et la pierre angulaire qui sert à nous unir. Jésus est aussi le roc sur lequel l'homme sage bâtit sa demeure et reste en pleine sûreté malgré les tempêtes du siècle, sans être ni entraîné par la pluie qui tombe, ni submergé par les fleuves débordés, ni ébranlé par le souffle des vents (3). " Il est aussi notre paix, puisque de deux il a fait un (4) " ; attendu qu' " en lui il n'y a ni circoncision, ni incirconcision, mais une création nouvelle (5) ". En effet, semblables à deux murailles venant de directions, opposées, la circoncision et l'incirconcision étaient fort éloignées l'une de l'autre, avant d'arriver jusqu'à lui et de s'y unir comme à l'angle.

2. De même donc que cet édifice sensible a été élevé pour nous réunir corporellement ; ainsi l'édifice mystérieux qui est nous-mêmes se construit pour servir à Dieu d'habitation spirituelle. " Le temple de Dieu est saint, dit l'Apôtre, et ce temple c'est vous-mêmes ". Nous construisons l'un avec des matériaux terrestres; élevons l'autre avec des moeurs réglées. Le premier se dédie maintenant, que nous le visitons ; le second se dédiera à la fin du siècle, quand viendra le Seigneur, quand, corruptible, ce corps se revêtira d'incorruptibilité, et mortel, d'immortalité (6) ; puisqu'à son corps glorieux le Seigneur conformera notre humble corps (7). Voyez plutôt ce qui se lit dans le psaume de la dédicace: " Vous avez changé mon deuil en joie; vous avez déchiré mon cilice, et vous m'avez revêtu d'allégresse; afin que ma gloire. vous célèbre et que je ne sois plus percé (8) ". De fait, pendant que nous nous élevons, notre humilité gémit devant Dieu; mais au moment où nous lui serons dédiés, notre .gloire le célébrera, attendu qu'il y a peine à s'élever et qu'il y aura joie à être consacré. N'y a-t-il pas travail et sollicitude quand on abat les pierres des montagnes et les arbres des forêts; quand, on

1. I Cor. III, 10, 11. — 2. I Pierre, II, 4. — 3. Matt. VII, 24, 25. — 4. Eph. II, 14. — 5. Gal. VI, 15. — 6. I Cor. XV, 53. — 7. Philip. III, 21. — 8. Ps. XXIX, 12, 15.

les taille, qu'on les polit, qu'on les assemble; et lorsque l'édifice achevé on en célèbre la dédicace, la joie et la sécurité ne succèdent-elles point aux. fatigues et aux soucis? Ainsi en est-il de l'habitation spirituelle où Dieu fera sa demeure; non pour un temps, mais pour l'éternité: pendant que les mortels passent de l'infidélité à la foi; pendant qu'on abat et qu'on retranche en eux tout ce qui n'est ni bon, ni droit, pendant que la religion y forme en quelque sorte d'harmonieux et solides assemblages, à quelles afflictions ne sont-ils pas exposés à quelles tentations ne sont-ils pas en butte ! Mais lorsqu'arrivera la dédicace de l'éternelle demeure, lorsqu'il nous sera dit " Venez, bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (1) " ; quelle allégresse, quelle paix pour nous! Il n'y aura plus que gloire, pour se livrer à l'enthousiasme; la faiblesse ne pourra plus être blessée. Ah ! lorsque se dévoilera devant nous Celui qui nous a aimés et qui pour nous s'est sacrifié; lorsque Celui qui s'est montré aux hommes avec la nature créée qu'il doit à sa Mère, se montrera à nous avec la nature divine et créatrice qu'il conserve dans le sein de son Père; lorsque, pour l'habiter toujours, l'Eternel entrera dans sa demeure, demeure achevée,et embellie, solidifiée par l'unité et revêtue d'immortalité, c'est alors qu'il accomplira toutes choses, qu'on le verra briller partout et que " Dieu sera tout en tous (2)".

3. Ce bonheur unique de voir Dieu a été demandé au Seigneur, demandé par quelqu'un qui est nous-mêmes, si nous voulons. Dans l'ardeur de ce désir, le prophète s'épuisait en gémissant, chaque nuit il baignait sa couche et arrosait son lit de ses larmes (3). C'est effectivement en vue de ce bonheur que ses pleurs lui servaient de pain et le jour et la nuit, pendant que tous les jours on lui demandait: " Où est ton Dieu (4)? " Ne dit-il pas lui-même: " J'ai demandé une grâce au Seigneur, je la réclamerai: c'est de demeurer dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, afin d'y contempler le bonheur de Dieu et d'être à l'abri de tout danger, à moi qui suis son temple (5) ". Dieu, en effet, demeure dans ses élus; ceux-ci sont l'habitation de Dieu; oui, tout en habitant la

1. Matt. XXV, 34. — 2. I Cor. XV, 28. — 3. Ps. VI, 7. — 4. Ib. XLI, 4. — 5. Ib. XXVI, 4.

584

demeure de Dieu, ils servent à Dieu de demeure; demeure vivante qui contemple de près la félicité divine, qui est protégée parce qu'elle est son temple, et qui se met à l'abri dans le secret de sa face. Tel est l’espoir que nous gardons, sans posséder encore la réalité. " Or, si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec patience (1)", avec patience nous nous formons.

4. Courage donc, mes frères: " Si vous êtes ressuscités avec le Christ, aspirez à ce qui est en haut, car le Christ y siège à la droite de Dieu; goûtez ce qui est en haut et non ce qui est sur la terre (2) ". Si le Christ, notre fondement, est placé en haut, n'est-ce pas pour que nous nous y élevions ? Quand il s'agit de constructions terrestres, comme les matériaux tendent par leur propre poids à descendre, on pose en bas les fondations; mais. pour nous attirer en haut par le mouvement de la charité, c'est en haut qu'est placé ce fondement divin. " Travaillez " donc vivement, " avec crainte et tremblement toutefois, à votre salut; car c'est Dieu qui produit en nous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir. Faites tout sans murmurer (3). Et, comme des pierres vivantes " unissez-vous " pour former le temple de Dieu (4) " ; semblables même à des bois incorruptibles, bâtissez avec vous-mêmes la maison du Seigneur. Par le travail, la souffrance, les veilles et l'application, équarrissez-vous, polissez-vous, disposez-vous à toutes sortes de bonnes oeuvres, pour mériter de reposer éternellement dans l'union avec les anges.

5. On a employé quelque temps à bâtir ce lieu sacré, et il ne durera pas éternellement c'est ainsi que ne sont pas éternels, mais temporels et mortels, nos propres corps dont la faiblesse a demandé à la charité de construire

1. Rom. VIII , 25. — 2. Colos. III , 1 , 2. — 3. Phllip. II , 12-14. — 4. Pierre, II, 5.

ce sanctuaire. " Mais nous avons une autre maison construite par Dieu, non par la main des hommes, et éternelle, dans les cieux (1) " ; c'est là qu'habiteront nos corps eux-mêmes, transformés après la résurrection en corps célestes et éternels. Maintenant encore Dieu habite en nous, non pas, il est vrai, en se découvrant comme lorsque nous le verrons face à face (2), mais par la foi; or, pendant qu'il réside ainsi en nous, nous méritons par les bonnes œuvres de devenir plus parfaitement son habitation, et ces bonnes oeuvres aussi ne sont pas éternelles, elles conduisent seulement à l'éternelle vie. Du nombre de ces œuvres est la construction de cette basilique; car au ciel nous ne construirons rien de semblable : nul édifice n'y menace ruine, on n'en bâtit aucun pour abriter un homme destiné à la mort. Maintenant toutefois, et afin d'obtenir l'éternelle récompense, livrez-vous aux bonnes œuvres temporelles. Oui, animés par la charité que donne l'Esprit-Saint, construisez la demeure de la foi et de l'espérance ; construisez-la avec les bonnes œuvres dont il ne sera plus question alors, parce qu'alors il n'y aura plus de besoin. Les fondations jetées dans vos coeurs seront les enseignements des prophètes et des Apôtres; votre humilité s'abaissera sans blesser personne et sera comme le payé; la prière et les discours sacrés serviront, comme de forts remparts, à protéger dans vos âmes la divine doctrine; les divins témoignages seront vos flambeaux; comme de fermes colonnes, vous soutiendrez les faibles; vous protégerez les abandonnés, comme cette solide toiture. Ainsi le Seigneur notre Dieu vous rendra-t-il des biens éternels pour vos biens temporels; et, parfaits, consacrés à lui, vous serez éternellement son domaine.

1. II Cor. V, 1. — 2. I Cor. XIII, 12.

 

 

 

SERMON CCCXXXVIII. POUR LA DÉDICACE D’UNE ÉGLISE. III. PURETÉ D'INTENTION.

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ANALYSE. — Outre l'avantage matériel que produisent les bonnes oeuvres, elles édifient quand on les voit, et si le Sauveur défend qu'on cherche à montrer le bien qu'on fait, il n'est pas en contradiction avec lui-même, il veut seulement qu'on ne mette point sa fin dernière dans les louanges humaines.

1. Lorsque les hommes vraiment bons et religieux montrent le bien qu'ils font en vue de Dieu, ils ne convoitent point les louanges humaines, ils proposent un objet d'imitation. Aussi bien y a-t-il, en fait de bonnes oeuvres, une double charité, la charité corporelle, et la charité spirituelle. La charité corporelle subvient aux besoins de ceux qui ont faim, qui ont soif, qui sont sans vêtements, sans asile; mais en montrant ce qu'elle fait pour eux et en excitant à l'imiter, elle nourrit de plus l'esprit et l'âme. Tel a besoin de recevoir la charité, tel autre, qu'on lui donne bon exemple; car ils ont faim tous deux. L'un veut recevoir de quoi se nourrir, et l'autre veut voir ce qu'il pourra imiter.

Cette vérité nous est rappelée par la lecture même qu'on vient de faire dans le saint Evangile. Aux chrétiens qui croient en Dieu, qui font le bien et qui nourrissent, comme récompense de leurs bonnes oeuvres, l'espoir de la vie éternelle, il y est dit en effet : " Vous êtes la lumière du monde " ; et à l'Eglise universelle, à l'Eglise répandue partout : " Une cité ne saurait être cachée quand elle est assise sur une montagne (1)". — " Dans les derniers temps, était-il dit ailleurs, apparaîtra, établie au sommet des montagnes, la montagne où habite le Seigneur (2) ". C'est cette montagne qui s'est formée d'une petite pierre et qui en grossissant a rempli tout l'univers (3) ; et c'est sur elle que se bâtit l'Église, impossible à dissimuler.

" On n'allume pas non plus un flambeau pour le mettre sous le boisseau; on le place sur un chandelier afin qu'il éclaire tous

1. Matt. V, 14. — 2. Isaïe, II, 2. — 3. Dan. II, 34, 35.

ceux qui sont dans la maison (1) ". Ce texte vient fort à propos, puisque nous consacrons des chandeliers afin qu'on puisse travailler, à la lumière des lampes qui y seront posées. En effet, tout homme qui fait le bien est un flambeau. Que désigne le chandelier ? " A Dieu ne plaise que je me glorifie, sinon de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) ! " Ainsi donc quand on agit d'après le Christ et en vue du Christ, jusqu'à ne se glorifier qu'en lui, on est le chandelier. Ah ! que ce chandelier projette sa lumière devant tout le monde; que tous voient des actes à imiter; qu'ils ne soient ni lents ni secs; qu'ils profitent de ce qu'ils voient; qu'ils n'aient pas l'œil ouvert et le coeur fermé.

3. Ne pourrait-on se dire que le Seigneur ordonne en quelque sorte de cacher ses bonnes oeuvres quand il s'exprime ainsi " Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus : autrement vous n'aurez point de récompense près de votre Père qui est dans les cieux (3) ? " Il faut résoudre cette question de manière à nous apprendre comment nous devons obéir au Seigneur; sans croire qu'il soit impossible de lui, obéir quand il paraît commander des choses contradictoires.

Il dit d'un côté : " Que vos actions brillent aux yeux des hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres " ; et de l'autre : " Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus ". Voulez-vous savoir combien il importe de résoudre cette difficulté, car il serait fâcheux qu'elle restât inexpliquée ? Il est des hommes qui

1. Matt. V, 15. — 2. Gal. VI, 14. — 3. Matt. VI, 1.

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font le bien et qui craignent d'être vus; ils s'appliquent même avec tout le zèle dont ils sont capables, à cacher leurs bonnes oeuvres. Ils cherchent le moment où ils n'aperçoivent personne, et c'est alors qu'ils font des largesses, car ils redoutent de violer cette défense : " Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus ". Or, Dieu n'a point commandé de cacher ses bonnes oeuvres, mais de ne se pas occuper, en les faisant, des louanges humaines. Aussi, après ces mots : " Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes ", comment termine-t-il ? " Pour en être vus ". Il défend donc de les faire pour être vus des hommes; il ne veut pas qu'on recherche, qu'on se procure ces louanges comme fruit de ce que l'on fait, sans ambitionner rien autre chose, sans rien attendre de plus élevé, de céleste. Ne faire le bien que pour être loué, voilà ce que défend le Seigneur. " Gardez-vous d'accomplir ". — " Dans le but d'être vus " ; gardez-vous de considérer la vue des hommes comme étant votre récompense.

4. Il veut même qu'on voie nos oeuvres; aussi dit-il : " Nul n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison ". Il ajoute : " Que vos actions brillent aux yeux des hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres ". Mais sans s'arrêter là, il poursuit : " Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (1) ". C'est, en effet, autre chose de rechercher dans les bonnes oeuvres sa propre gloire ou de rechercher la gloire de Dieu. Rechercher sa propre gloire, c'est s'arrêter à la vue des hommes ; rechercher la gloire de Dieu, c'est acquérir la gloire éternelle. Voilà dans quel sens nous ne devons pas, en agissant, rechercher à être vus des hommes : il nous faut faire le bien sans ambitionner comme récompense l'admiration humaine, mais en cherchant la gloire de Dieu dans ceux qui nous voient et qui nous imitent, et en reconnaissant que nous ne serions rien si le Seigneur ne nous faisait ce que nous sommes.

1. Matt. V, 16.

 

 

SERMON CCCXXXIX. POUR LE JOUR ANNIVERSAIRE DE SON SACRE. I. LA CHARGE PASTORALE.

ANALYSE. — C'est surtout aujourd'hui que je me sens porté à réfléchir au poids de ma charge pastorale, et à vous recommander de m'alléger ce fardeau : fardeau terrible qui m'oblige, sous peine de mort éternelle, à vous avertir des dangers qui vous menacent. Ayez donc soin de vivre saintement pour ne pas-vous pendre vous-mêmes. Eh ! pourquoi chercher en tout ce qui est bon sans s'appliquer à rendre bonne sa vie ?

1. Ce jour me presse, mes frères, de réfléchir avec une attention plus grande au fardeau dont je suis chargé. Quoique je doive m'en occuper et le jour et la nuit, je ne sais comment il se fait qu'en cet anniversaire je sois tout pénétré de cette pensée, sans pouvoir même dissimuler combien elle me travaille. Et même, plus croissent ou plutôt décroissent pour moi les années en.me rapprochant du dernier jour; plus est vive, plus est profonde et saisissante la pensée du compte que je dois rendre, pour vous, au Seigneur notre Dieu. Telle est, en effet, la différence qui existe entre chacun de vous et nous : vous n'avez presque à rendre compte que de vous seuls, tandis que nous devons, nous, rendre compte et de nous et de vous. Aussi notre fardeau est-il plus lourd. Il est vrai que bien porté il nous prépare (587) une gloire plus grande ; mais s'il est porté d'une manière infidèle, il plonge dans les plus affreux supplices.

Aujourd'hui donc, qu'ai-je surtout à faire ? Je dois vous intéresser ait danger que je cours, afin que vous deveniez ma joie. Mon danger, c'est d'être attentif aux éloges que vous me donnez, sans tien dire de la manière dont vous vivez. Ah ! Celui qui me voit parler, qui me voit même penser, sait que je suis moins charmé des louanges populaires, qu'inquiet et tourmenté de la manière dont vivent ceux qui m'applaudissent: Je ne veux pas, j'abhorre, je déteste les louanges que me donnent ceux dont la conduite est mauvaise c'est peut moi une douleur et non pas un plaisir. Dirai-je que je ne Veux pas non plus des louanges de ceux qui mènent une vie vertueuse? Ce serait mentir. Dirai-je que j'en veux? J'aurais peur de convoiter plutôt ce qui est vain que ce qui est solide. Que dire alors? Que sans les vouloir absolument, je ne les repousse pas absolument non plus. Je n'en veux pas absolument, pour éviter le péril où exposent les louanges humaines; et je ne les repousse pas absolument, pour ne faire pas des ingrats de ceux que j'évangélise.

2. Quant à la chargé qui pèse sur moi, elle est exprimée par ces paroles que vous venez d'entendre du prophète Ezéchiel. C'est peu, en effet, que ce jour en lui-même nous invite à réfléchir à notre fardeau; il nous a été fait, de plus, une lecture qui nous porte à penser avec grande crainte au devoir dont nous sommes chargé; car nous succombons, si Celui qui nous a imposé ce devoir n'en porte le poids avec nous. Voici donc ce que vous venez d'entendre : " Lorsque j'aurai amené l'épée sur une terre, et que cette terre se sera donné une sentinelle pour voir arriver l'épée, en avertir et l'annoncer; si la sentinelle, à l'approche de l'épée, se tait et que, le glaive frappe et mette à mort le pécheur, ce pécheur, sans doute, mourra à cause de son iniquité, mais je rechercherai son sang dans les mains de la sentinelle; si, au contraire, la sentinelle a vu accourir le glaive, qu'elle ait sonné de la, trompette, qu'elle ait averti , et que le pécheur averti ne se soit pas tenu sur ses gardes, ce pécheur, sans doute encore, mourra à cause de son iniquité, mais la sentinelle a sauvé sa vie. Toi donc, fils de l'homme, je t'ai établi en sentinelle pour les enfants d'Israël ". Ici le Seigneur fait connaître ce qu'il entend par la sentinelle, ce qu'il entend par le glaive, ce qu'il entend par la mort : il n'a point voulu que l'obscurité du texte fût un prétexte pour notre négligence. " Je t'ai établi en sentinelle. Si je dis au pécheur : Tu mourras de mort, et que tu gardes le silence, et qu'il soit frappé de mort; sa mort, sans doute, sera juste et méritée, néanmoins je rechercherai son sang dans tes mains. Mais si je dis au pécheur : Tu seras frappé de mort, et qu'il ne se tienne pas sur ses gardes, son iniquité, sans doute, sera cause de sa mort, mais tu auras sauvé ton âme (1) ".

3. Relevez donc, mes frères, relevez mon fardeau et portez-le avec moi. Vivez bien. Nous voici tout près de la Nativité du Seigneur; nous avons à nourrir ceux qui partagent notre pauvreté; étendons jusqu'à eux notre humanité. Considérez mes paroles comme des mets que je vous présente; je ne puis vous nourrir tous d'un pain matériel et visible; je vous donne à -manger ce qu'on me donne à moi-même. Je suis le serviteur, et non le père de famille. Je vous présente de ce qui me fait vivre; je puise dans les trésors du Seigneur, dans les celliers de ce père de famille qui pour nous s'est fait pauvre, quand il était riche, afin de nous enrichir par sa pauvreté (2). Si je vous servais du pain, le pain une fois rompu, vous en emporteriez un morceau, et tant que j'en aie , chacun de vous n'en recevrait que bien peu. Mais ce que je dis maintenant arrive tout entier à tous et à chacun. Vous partagez-vous entre vous les syllabes de mes paroles? Avez-vous emporté chaque mot de mon discours à mesure qu'il s'est poursuivi? Chacun de vous l'a entendu tout entier. Mais aussi c'est à chacun de voir comment il l'a entendu, car je suis, moi, le distributeur et non l'exacteur.

4. Si je ne distribuais pas, si je conservais l'argent, l'Évangile me glacerait d'effroi. Je pourrais dire : Qu'ai-je besoin d'ennuyer les hommes, de crier aux pécheurs : Gardez-vous d'agir injustement, agissez de telle manière, cessez d'agir de telle autre ? Qu'ai-je besoin d'être à charge au monde ? J'ai appris comment je dois vivre; je veux tenir compte de ce qui m'a été ordonné, prescrit, enseigné;

1. Ezéch. XXXIII, 2-9. — 2. II Cor. VIII, 9.

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ai-je besoin de rendre compte d'autrui ? Mais l'Evangile me glace d'effroi, et nul au monde ne me ferait sortir de mon oisiveté et de ma tranquillité. Est-il rien de meilleur, de plus doux, que de puiser sans bruit extérieur dans les trésors divins ? Voilà ce qui est bon, ce qui est agréable. Mais prêcher, reprendre, corriger, édifier, s'inquiéter pour chacun, quelle charge, quel poids, quel travail ! Qui ne le fuirait ?

Encore une fois l'Evangile m'épouvante. Un serviteur y paraît, qui dit à son maître " Je savais que vous êtes un homme fâcheux, que vous moissonnez où vous n'avez pas semé; j'ai conservé mon argent, je n'ai pas voulu le dépenser, prenez ce qui est à vous ". S'il y manque quelque chose, montrez-le; s'il n'y manque rien, ne me faites pas de peine. " Méchant serviteur, reprit le Maître, c'est d'après ta propre bouche que je te condamnerai ". — Comment cela ? — Dès que tu m'accuses d'avarice, pourquoi as-tu négligé de me faire des profits ? — J'ai craint de perdre en donnant. — Voilà ce que tu dis. N'est-ce pas ainsi qu'on s'écrie souvent : Pourquoi tant corriger ? Ce que tu lui dis devient inutile, il ne t'écoute pas ? — Je n'ai pas voulu donner mon argent dans la crainte de le perdre, dit le serviteur. — " Je l'eusse, en arrivant, repris avec usure (1) ", ajoute le Maître; car je t'avais constitué distributeur, et non exacteur; tu devais t'exercer à donner et me laisser le soin de réclamer ensuite.

Que chacun donc craigne un pareil reproche et songe à la manière dont il reçoit. Si je tremble en donnant, celui qui reçoit doit-il être tranquille ?

5. Que celui qui était mauvais hier soit bon aujourd'hui. Voilà ce que je vous donne. Oui, que celui qui était mauvais hier soit bon aujourd'hui. Tel hier était mauvais, il n'est pas mort. S'il était mort, mort .en mauvais état, il serait allé d'où l'on ne revient pas. Hier il était mauvais et il vit encore : ah ! qu'il profite de sa vie et ne vive plus mal. Pourquoi vouloir au jour mauvais d'hier ajouter un jour mauvais aujourd'hui ? Tu désires une

1. Luc, XIX, 21-23.

longue vie, et tu ne veux pas qu'elle soit bonne ? En fait même de repas, qui veut d'un mauvais et long dîner ? Tel est l'aveuglement prodigieux de l'esprit, telle est la surdité de l'homme intérieur, qu'à l'exception de, soi-même, on ne veut rien que de bon. Tu voudrais posséder une villa. Je soutiens que tu ne désires pas qu'elle soit mauvaise. Tu désires une épouse ? Tu n'en. veux qu'une bonne; tu ne veux non plus qu'une bonne maison. Pourquoi poursuivre cette énumération ? Tu ne veux pas d'une mauvaise chaussure, et tu veux d'une vie mauvaise ? Une chaussure mauvaise te fera-t-elle plus de mal qu'une mauvaise vie ? Quand une chaussure mauvaise et trop serrée te gêne, tu t'assois, tu l'ôtes, tu la jettes ou bien tu y remédies, ou bien encore tu en changes, pour ne pas te fouler les doigts du pied; voilà comment tu te chausses. Et pourtant ta vie reste mauvaise et te fait perdre ton âme !

Je vois clairement ce qui t'égare. Une chaussure nuisible produit la douleur; une vie nuisible, le plaisir; l'une fait souffrir, l'autre fait jouir. Mais ce qui cause un plaisir temporel, produira plus tard une douleur bien plus sensible; au lieu que ce qui cause pour un temps une douleur salutaire, remplira ensuite d'un plaisir infini, d'une joie délicieuse et abondante, car il est écrit : " Ceux qui sèment dans les larmes moissonneront dans la joie (1) " ; et encore : " Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés (2)".

6. Plus attentifs donc à ces vérités, songeons à ces autres paroles de l'Ecriture relatives à la débauche et à la volupté : " Un moment elle flatte le palais, on la sent ensuite plus amère que le fiel (3) ". De plus, comme notre vie dans ce monde ressemble à un chemin, mieux vaut pour nous aller du travail au repos que du repos au travail; mieux vaut aussi nous fatiguer quelque temps sur la route, afin de pouvoir parvenir ensuite heureusement aux éternelles joies de la patrie, avec la gloire de Jésus-Christ Notre-Seigneur, lequel vit et règne avec le Père, etc. (4)

1. Ps. CXXV, 5. — 2. Matt. V, 5. — 3. Prov. V, 3,4. — 4. Il est douteux que ce dernier paragraphe soit de saint Augustin

 

 

 

SERMON CCCXL. POUR LE JOUR ANNIVERSAIRE DE SON SACRE. II. LA CHARGE PASTORALE.

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ANALYSE. — Un double devoir est imposé aux fidèles à l'endroit de leurs pasteurs: 1° l'obligation de prier pour eux; afin que plus attachés au bonheur d'être chrétiens qu'à l'honneur d'être évêques, ils aiment généreusement le Sauveur, soient reconnaissants envers lui et accomplissent les fonctions multiples et difficiles de la charge pastorale ; 2° l'obligation de leur obéir, afin d'assurer leur salut avec celui de leurs pasteurs.

1. A la vérité, depuis que ce fardeau, dont j'ai à rendre un compte si difficile, est placé sur mes épaules, la pensée de ma dignité me tient constamment en éveil : toutefois je m'en sens beaucoup plus pénétré et plus ému, quand, en me renouvelant la mémoire du passé, ce jour anniversaire de mon sacre me met si vivement en présence du fardeau dont je suis chargé, qu'il me semble arriver pour m'en charger aujourd'hui seulement.

Or, qu'y a-t-il à craindre dans cette dignité, sinon qu'on n'aime plus les dangers qu'elle renferme, que l'avancement de votre salut? Ah ! aidez-moi donc de vos prières, afin que le.Seigneur daigne porter avec moi ce fardeau qui est le sien. Quand vous priez pour moi, d'ailleurs, vous priez aussi pour vous; car le fardeau dont je vous parle est-il autre chose que vous? Priez pour moi sincèrement, comme je demande pour vous que vous ne me pesiez pas. Jésus Notre-Seigneur n'appellerait pas ce fardeau léger, s'il ne le portait avec quiconque en est chargé. Vous aussi, soutenez-moi, et conformément au précepte de l'Apôtre, nous porterons les fardeaux les uns des autres et nous accomplirons ainsi la loi du Christ (1). Ah ! si le Christ ne les porte avec nous, nous fléchissons; et nous succombons, s'il ne nous porte.

Si je m'effraie d'être à vous, je me console d'être avec vous; car je suis à vous comme évêque, comme chrétien je suis avec vous; le premier titre rappelle des obligations contractées, le second, la grâce reçue ; le premier,

1. Gal. VI, 2.

des dangers, le second, le salut; en accomplissant les devoirs attachés au premier, nous sommes en proie aux secousses de la tempête sur une mer immense; mais en nous rappelant quel sang nous a rachetés, nous trouvons dans la tranquillité que nous inspire cette pensée, comme un port paisible, et tout en travaillant au devoir qui nous est propre, nous goûtons le repos de la grâce faite à tous. Si donc je suis plus heureux d'être racheté avec vous que de vous être préposé, je ne vous en servirai que mieux, comme l'ordonne le Seigneur, pour ne pas payer d'ingratitude Celui qui m'a obtenu d'être avec vous son serviteur. Ne dois-je pas aimer mon Rédempteur et ne sais-je pas qu'il a dit à Pierre : " Pierre, m'aimes-tu? Pais mes brebis (1) " ; et cela, une fois, deux fois, trois fois? En lui demandant s'il l'aimait, il le chargeait de travailler; c'est que plus est grand l'amour, moins pèse le travail.

" Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a rendus (2)? " Si je prétends lui rendre en paissant ses ouailles, je ne dois pas oublier que " ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi " qui accomplit ce devoir (3). Comment rendre à Dieu, quand pour tout il me prévient? Et pourtant, si gratuit que soit notre amour, nous cherchons une récompense en paissant le troupeau sacré. Comment cela? — Comment pouvons-nous dire : J'aime purement afin de pouvoir paître, et : Je demande à être récompensé de ce que je fais? La chose serait impossible; jamais le pur amour n'ambitionnerait de récompense,

1. Jean, XXI, 17. — 2. Ps. CXV, 12. — 3. I Cor. XV, 10.

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si sa récompense n'était Celui-là même à qui il s'attache (1). Eh ! si nous lui témoignons, en paissant son troupeau, notre reconnaissance pour le bienfait de la rédemption, que lui rendrons-nous pour la grâce d'être pasteurs? Il est vrai, et à Dieu ne plaise que ceci s'applique à nous, c'est notre malice personnelle qui nous rend mauvais pasteurs; mais sans sa grâce, et puisse-t-il nous accorder celle-là, nous ne saurions être bons pasteurs. Aussi " vous prions-nous et vous commandons-nous ", mes frères, " de ne recevoir pas en vain ", non plus "la grâce de Dieu (2)". Rendez fructueux notre ministère. " Vous êtes le champ que Dieu cultive (3) ". Accueillez, à l'extérieur, celui qui vous plante et vous arrose; à l'intérieur, Celui qui donne l'accroissement.

Il nous faut arrêter les inquiets, consoler les pusillanimes, soutenir les faibles, réfuter les contradicteurs, nous garder des astucieux, instruire les ignorants, exciter les paresseux, repousser les contentieux, réprimer les orgueilleux, apaiser les disputeurs, aider les indigents, délivrer les opprimés, encourager les bons, tolérer les méchants, aimer tout le monde. Sous le poids de devoirs si importants, si nombreux et si variés, aidez-nous de vos prières et de votre soumission, obtenez que

1. On peut remarquer ici combien cette doctrine , que l'on retrouve souvent dans saint Augustin, est opposée à ce que soutenait Fénelon quand il fut poursuivi par Bossuet. — 2. II Cor. VI, 1. — 3. I Cor. III, 9.

nous soyons moins flattés de vous commander que de vous rendre service.

2. De même, en effet, qu'il est bon pour vous que nous nous appliquions à implorer pour votre salut la divine miséricorde; ainsi faut-il que pour nous vous répandiez vos prières devant le Seigneur. Jugerions-nous peu convenable ce qu'a fait l'Apôtre, et ce que nous savons? Il avait un si vif désir qu'on le recommandât à Dieu dans la prière, que s'adressant à un peuple tout entier, il lui disait d'un ton suppliant : " Priez en même temps pour nous aussi, (1) etc. "

Ainsi devons-nous vous dire ce qui peut nous encourager nous-mêmes et vous instruire. S'il faut, en effet, que nous réfléchissions avec beaucoup de crainte et d'application à la manière dont nous pourrons accomplir sans reproche les fonctions de notre pontificat; vous devez également chercher à accomplir humblement et généreusement tout ce qui vous sera prescrit. Par conséquent, mes bien-aimés, demandons avec une égale ardeur, que mon épiscopat profite et à vous et à moi. Il me profitera, si je dis ce qu'il faut faire; et à vous, si vous faites ce que j'aurai dit. Oui, si nous prions pour vous et si vous priez pour nous saris cesse et avec l'amour parfait de la charité, nous parviendrons heureusement, avec l'aide du Seigneur, à l'éternelle béatitude.

1. Colos. IV, 3.

Traduction de M. l'Abbé RAULX.

FIN DU TOME SEPTIÈME.