SERMONS DE SAINT AUGUSTIN.

OEUVRES COMPLÈTES DE SAINT AUGUSTIN TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS SOUS LA DIRECTION DE M. RAULX. Doyen de Vaucouleurs

 

 

 

SERMONS DE SAINT AUGUSTIN. *

SERMON CCXXXII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. III. EXHORTATION A LA VRAIE PÉNITENCE. *

SERMON CCXXXIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. IV. LE SALUT PROMIS (1). *

SERMON CCXXXIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. V. LA FOI CHRÉTIENNE. *

SERMON CCXXXV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VI. LA FOI ET L'HOSPITALITÉ (1). *

SERMON CCXXXVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VII. CHARITÉ FRATERNELLE (1). *

SERMON CCXXXVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VIII. RÉALITÉ DE L'INCARNATION (1). *

SERMON CCXXXVIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. IX. L'ÉPOUX ET L'ÉPOUSE (1). *

SERMON CCXXXIX. POUR LA SEMAINE DE PÂQUES. X. BIENFAISANCE CHRÉTIENNE (1). *

SERMON CCXL. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XI. DE LA RÉSURRECTION DES MORTS. *

SERMON CCXLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. RÉSURRECTION DES MORTS : OBJECTIONS. *

SERMON CCXLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XIII. DE LA RESURRECTION DES MORTS . AUTRES OBJECTIONS. *

SERMON CCXLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES XIII. ÉTAT DES CORPS RESSUSCITÉS. *

SERMON CCXLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1). *

SERMON CCXLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVI. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1). *

SERMON CCXLVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1). *

SERMON CCXLVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVIII. LE MIRACLE DES PORTES FERMÉES (1). *

SERMON CCXLVIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XIX. LA PÊCHE MIRACULEUSE. *

SERMON CCXLIX. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XX. LA PÊCHE MIRACULEUSE (1). *

SERMON CCL. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXI. PÊCHE MYSTÉRIEUSE (1). *

SERMON CCLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXII. LA PÊCHE MIRACULEUSE (1). *

SERMON CCLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIII. L’ÉGLISE MILITANTE ET TRIOMPHANTE (1). *

SERMON CCLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIV. RÉHABILITATION DE SAINT PIERRE (1). *

SERMON CCLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXV. TRISTESSE ET JOIE. *

SERMON CCLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVI. LE BONHEUR DU CIEL. *

SERMON CCLVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVII. LA LOUANGE DIVINE. *

SERMON CCLVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVIII. LE MENSONGE (1). *

SERMON CCLVIII. PRONONCÉ A CARTHAGE, DANS LA GRANDE BASILIQUE. LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXIX. LE JOUR DU SEIGNEUR, OU L'ÉGLISE (1). *

SERMON CCLIX. POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXX. LES OEUVRES DE MISÉRICORDE. *

SERMON CCLX. POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXXI. AVERTISSEMENTS AUX NOUVEAUX BAPTISÉS. *

SERMON CCLXI. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. I. PRÊCHÉ A CARTHAGE, DANS LA BASILIQUE DE FAUSTE. ATTACHEMENT A JÉSUS-CHRIST. *

SERMON CCLXII. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. II. JÉSUS-CHRIST ET SA GLOIRE (1). *

SERMON CCLXIII. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. III. L'ASCENSION, NOTRE ESPÉRANCE. *

SERMON CCLXIV. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. IV. POURQUOI L'ASCENSION. *

 

 

 

SERMON CCXXXII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. III. EXHORTATION A LA VRAIE PÉNITENCE.

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ANALYSE. — Avant de parler de la pénitence, saint Augustin n semble préoccupé que du mystère du jour, la résurrection de Jésus-Christ; il est manifeste cependant que tout prépare au but qu'il se propose. Effectivement il montre d'abord combien étaient déraisonnables les Apôtres en refusant de croire la résurrection du Sauveur. Le Sauveur avait devant eux ressuscité des morts, et sur la foi de témoins oculaires ils ne veulent pas admettre qu'il soit ressuscité d'entre les morts ! Ils avaient, par la bouche de Pierre, proclamé sa divinité, et maintenant il n'est plus à leurs yeux qu'un prophète ! En eux se révèle bien l'inconstance, la faiblesse de Pierre, dont l'incrédulité lui mérita d'être appelé Satan par le Fils même de Dieu qui venait de le proclamer bienheureux. Que dis-je ? Ils sont bien au-dessous du larron qui sur la croix confessa sa divinité et son éternel empire! — Cependant ces disciples ouvrirent les yeux et se convertirent ainsi au moment de la fraction du pain. Pourquoi ne les imiter vous pas, vous qui portez le nom de pénitents et qui ne faites aucunement pénitence? Vous comptez sur une vie longue? En êtes-vous sûrs ? Mais fût-elle longue, ne faut-il pas, pour ce motif même, qu'elle soit bonne ?

1. Aujourd'hui encore on a lu la Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais d'après un autre Evangile, l'Evangile selon saint Luc. On a donc commencé à la lire d'après saint Matthieu, c'était hier d'après saint Marc, et c'est aujourd'hui d'après saint Luc : on a suivi ainsi l'ordre où sont placés les Evangélistes. Tous l'ont écrite comme ils ont écrit la passion; mais ces sept ou huit jours permettent de la lire d'après tous ces écrivains sacrés, tandis que la passion ne se lisant qu'un seul jour, c'est d'après saint Matthieu qu'on la lit. J'aurais voulu, il y a quelque temps, que chaque année aussi on lût la passion d'après, tous les évangélistes: on l'a fait d'abord; mais les fidèles, n'entendant plus uniquement ce qu'ils avaient l'habitude d'entendre, se sont émus. Il est vrai pourtant que celui qui aime les livres sacrés et ne veut pas rester toujours dans l'ignorance, connaît tous les textes et cherche avec soin à les comprendre tous. Mais chacun avance selon la mesure de foi qu'il a reçue de Dieu.

2. Examinons maintenant ce que nous venons d'entendre pendant la lecture sainte; il s'agit plus expressément du sujet dont j'ai déjà dit un mot à votre charité, de l'infidélité des disciples: et nous comprendrons combien nous sommes redevables à la bonté de Dieu, qui nous a accordé de croire ce que nous ne voyons pas.

Dieu donc les avait appelés et instruits lui-même, il avait fait sous leurs yeux des miracles éclatants, jusqu'à rendre la vie aux morts; il avait ressuscité des morts, et eux ne le croyaient pas capable de ressusciter son propre corps ! Des femmes étant venues à son tombeau n'y trouvèrent point ce corps sacré; mais des anges leur apprirent que le Seigneur était ressuscité, et elles vinrent l'annoncer aux disciples. Puis, qu'est-il écrit? Que venez-vous d'entendre? " Tout cela leur parut du délire ". Triste condition de la nature humaine ! Quand Eve rapporta ce que lui avait dit le serpent, on l'écouta sans hésiter; Adam ajouta foi au mensonge qu'elle redisait et qui devait nous donner la mort; et on ne crut pas ces saintes femmes qui publiaient la vérité où nous devions puiser la vie ! S'il ne faut pas croire les femmes, pourquoi Adam s'en rapporta-t-il à Eve? Et s'il faut les croire, pour quoi les disciples ne crurent-ils pas les saintes femmes? Ici donc contemplons l'immense bonté de Notre-Seigneur. Si Jésus-Christ Notre-Seigneur a voulu que le sexe faible annonçât le premier sa résurrection, en voici le motif: ce sexe avait fait, tomber l'homme, ce sexe dut servir à le relever; aussi une vierge fut-elle la Mère du Christ et une autre femme publia telle qu'il était ressuscité; si d'une femme nous est venue la mort, d'une autre femme la vie nous est venue.

Cependant les disciples n'ajoutèrent pas foi au témoignage des saintes femmes; elles disaient la vérité et eux les crurent en délire.

3. En voici deux autres qui faisaient route (255) ensemble et qui s'entretenaient de ce qui venait d'arriver à Jérusalem, de l'iniquité des Juifs et de la mort du Christ; ils voyageaient donc en causant et en pleurant comme mort Celui dont ils ignoraient la résurrection. A eux aussi apparut le Sauveur, il se joignit à eux j comme troisième et conversa amicalement. Mais leurs yeux étaient retenus de peur qu'ils ale reconnussent; car il fallait que leur coeur fût mieux préparé. Il diffère donc de se révéler à eux et leur demande de quoi ils s'entretenaient, afin de les amener à avouer ce que lui savait déjà. Vous l'avez remarqué, ils s'étonnent d'abord de ce qu'il paraît ignorer un événement si public et si frappant. " Etes-vous seul, lui dirent-ils, assez étranger à Jérusalem, pour ne savoir pas ce qui vient de s'y passer? Quoi donc? — Relativement à Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en oeuvres et en paroles (1) ".

Est-ce bien vrai, chers disciples? Le Christ n’était-il qu'un prophète, lui, le Seigneur des prophètes? Donnez-vous à votre juge le nom de son serviteur? Hélas ! ils avaient adopté l'opinion d'autrui. Pourquoi dire l'opinion d'autrui? Ranimez vos souvenirs. Lorsque Jésus demanda personnellement à ses disciples : " Parmi les hommes, que dit-on de moi, fils de l'homme? " Les disciples rapportèrent différentes manières de voir. " Selon les uns vous êtes Elie; selon d'autres, Jean-Baptiste ; selon d'autres encore, Jérémie ou quelqu'un des prophètes ". C'étaient les opinions des étrangers et non la croyance des disciples. Il fallut pourtant que ceux-ci s'expliquassent. " Maintenant donc, qui prétendez-vous que je suis, vous? " Vous m'avez répondu d'après autrui, je veux savoir ce que vous croyez. Seul alors au nom de tous, car il y avait union entre tous, Pierre reprit: " Vous, êtes le Christ, de Fils du Dieu vivant " ; non pas quelqu'un d'entre les prophètes, mais le Fils même du Dieu vivant, l'inspirateur des prophètes et le Créateur des anges. " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ". Une telle confession méritait la réponse suivante que fit le Sauveur: " Tu es bienheureux, Simon, fils de dons, carte n'est ni la chair ni le sang qui iront révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Aussi je te dis à mon tour : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon

1. Luc, XXIV, 1-19.

Eglise, et les portes de l'enfer n'en triompheront pas. Je te donnerai les clefs du royaume des cieux , et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aussi dans le ciel, comme tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel aussi ". Voilà ce que mérita d'entendre la foi de Pierre et non Pierre lui-même. Comme homme, en effet, qu'était Pierre, sinon l'un de ceux dont il est dit dans un psaume: " Tout homme est menteur (1)? "

4. Aussi le Seigneur ayant annoncé immédiatement sa passion et sa mort, Pierre trembla et s'écria : " A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera point. — Arrière, Satan ", reprit le Seigneur. Pierre nommé Satan ! Où sont ces autres paroles : " Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas? " Satan est-il bienheureux? S'il est bienheureux, c'est par la grâce de Dieu; s'il est Satan, c'est par lui-même. Aussi le Seigneur explique-t-il pourquoi il lui a donné ce nom. " C'est que tu ne goûtes pas, lui dit-il, les choses qui sont de Dieu, mais celles qui sont des hommes (2) ". Pourquoi était-il heureux.d'abord? " C'est que ni la chair ni le sang ne t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux ". Pourquoi ensuite devient-il Satan? " C'est que tu ne goûtes pas les choses qui sont de Dieu ", ces choses qui faisaient ton bonheur quand tu y prenais goût, mais que "tu goûtes celles des hommes ".

Voilà comment flottait l'âme des disciples, montant et descendant, se relevant et tombant, tantôt éclairée et tantôt dans les ténèbres; car c'est de Dieu que lui venait la lumière et c'est en elle-.même qu'elle trouvait l'obscurité. D'où lui venait la lumière? " Approchez-vous de lui et vous êtes éclairés (3) ". D'où lui venaient les ténèbres? " Qui par le mensonge, parle de son propre fonds (4) ". Pierre donc avait proclamé Jésus le Fils du Dieu vivant, et il craignait qu'il ne mourût, tout Fils de Dieu qu'il était, quand néanmoins il était venu dans le dessein de mourir ! Ah ! s'il n'était venu pour mourir, comment pourrions-nous vivre?

5. D'où nous vient la vie, et d'où lui est venue la mort? Ecoutons-le d'abord : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ". Est-il là question de mort? Où est-elle? D'où vient-elle? Comment viendrait-elle? Le Verbe était,

1. Ps. CXV, 11. — 2. Matt. XVI, 13-23. — 3. Ps. XXXIII, 6. — 4. Jean, VIII, 44.

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il était en Dieu et Dieu même. Si tu découvres là de la chair et du sang, tu y vois la mort. Comment donc le Verbe a-t-il pu mourir? Et comment nous, qui sommes sur la terre, qui sommes mortels, corruptibles et pécheurs, pouvons-nous avoir la vie? Il n'y avait pas en lui de principe de mort, ni en nous de principe de vie; il. a donc pris la mort qui vient de nous, pour nous donner la vie qui vient de lui. Comment a-t-il pris la mort qui vient de nous? " Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous ". C'est ainsi qu'il a pris de nous de quoi offrir pour nous. Et nous, comment nous est venue la vie? " Et la vie, c'était la lumière des hommes (1) ". C'est ainsi qu'il est la vie pour nous et que pour lui nous sommes la mort. Mais comment? Par condescendance de sa part et non par nécessité; car, s'il est mort, c'est qu'il a daigné mourir, c'est qu'il l'a voulu, c'est qu'il a eu compassion de nous, c'est qu'il a eu la puissance de mourir : " J'ai, dit-il, le pouvoir de déposer ma vie et le pouvoir de la reprendre (2) ".

Pierre ignorait cela, lorsqu'il trembla en entendant le Seigneur parler de sa mort. Mais aujourd'hui le Seigneur avait prédit et sa mort et sa résurrection pour le troisième jour. Ses prédictions s'étaient accomplies, et ceux qui les avaient entendues n'y croyaient pas. "Voici déjà le troisième jour que ces événements sont arrivés ; et nous espérions que c'était lui qui devait racheter Israël (3)". Vous l'espériez ? Vous en désespérez donc? Vous êtes déchus de votre espoir? Il faut que vous relève Celui qui voyage avec vous.

Ainsi c'étaient ses disciples, ils l'avaient entendu personnellement, ils avaient vécu avec lui, l'avaient reconnu pour leur Maître, ils avaient été formés par lui, et il, leur était impossible d'imiter et de partager la foi du larron suspendu à, la croix !

6. Quelques-uns d'entre vous ignorent peut-être ce que je viens de dire du larron; pour n'avoir pas entendu lire la passion d'après tous les évangélistes; car c'est notre évangéliste actuel, saint Luc, qui a rapporté ce que je rappelle. Saint Matthieu rapporte aussi qu'avec le Sauveur furent crucifiés deux larrons (4); mais il ne dit pas que l'un d'eux outragea le Seigneur, tandis que l'autre crut

1. Jean, I, 1, 14, 4. — 2. Ib. X, 18. — 3. Luc, XXIV, 21. — 4. Matt. XXVII, 38.

en lui; c'est saint Luc qui nous l'apprend. Contemplons dans le larron une foi que le Christ ne trouva point dans ses propres disciples, après sa résurrection même. Le Christ était attaché à la croix, le larron aussi; le Christ était au milieu, les larrons à ses côtés, L'un d'eux insulte, l'autre croit, au milieu le Christ prononce la sentence. Celui qui insultait ayant dit : " Si tu es le Fils de Dieu, délivre-toi " ; l'autre répondit : " Tu ne crains pas Dieu. Nous souffrons, nous, ce que nous avons mérité, mais lui, qu'a-t-il fait? " Se tournant alors vers Jésus : " Seigneur, dit-il, souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume ". Foi admirable ! j'ignore ce qu'on y pourrait ajouter. Ils ont chancelé, ceux qui ont vu le Christ ressusciter les morts; et il a cru, celui qui le voyait près de lui suspendu au gibet. Quand ceux-là chancellent, celui-ci croit. Quel beau fruit le Christ a cueilli sur ce bois aride ! Ecoutons ce que lui dit le Sauveur : " En vérité, je te le déclare, tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis ". Tu t'ajournes, mais je te connais. Eh ! comment ce larron qui a passé du crime devant le juge, et du juge à la croit, espérerait-il monter de la croix au paradis ! Aussi bien, considérant ce qu'il a mérité,il ne dit pas : Souvenez-vous de moi pour me délivrer aujourd'hui même; il dit : " Lorsque vous serez arrivé dans votre royaume, alors souvenez-vous de moi " , afin que si des tourments me sont dus, je les endure seulement jusqu'alors. Mais le Christ : Il n'en sera pas ainsi; tu as envahi le royaume des cieux tu as fait violence, tu as cru, tu l'as enlevé. Aujourd'hui même tu seras avec moi dans, " le paradis ". Je ne te retarde pas; à une foi si grande, je rends aujourd'hui ce que je dois.

En disant : " Souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume ", le larron croyait, non-seulement à la résurrection du Christ, mais encore à son règne futur. C'est bien à un pendu, à un crucifié, à un homme tout sanglant et immobile, qu'il dit; " Lorsque vous serez arrivé dans votre royaume ". Et les Apôtres : " Nous espérions ". Ainsi donc le disciple a perdu l'espérance là où l'a trouvée le larron.

7. Voici maintenant, mes bien-aimés, le sacrement auguste que nous connaissons. Le Sauveur voyageait donc avec eux; on le reçoit dans une hôtellerie, il rompt le pain; où (257) reconnaît alors (1). Ne disons pas, nous, qu'ici nous ne reconnaissons pas le Christ; nous le reconnaissons si nous croyons. Ce n'est pas assez de dire que nous le connaissons si nous croyons; si nous croyons, nous le possédons. Eux possédaient le Christ à table avec eux, nous l'avons, nous, dans notre coeur. Ne vaut-il pas mieux avoir le Christ dans le coeur que de l'avoir dans sa maison ? Notre coeur ne nous est-il pas plus intime que notre demeure? On encore le fidèle doit-il le reconnaître ? Le fidèle le sait, mais le catéchumène l'ignore. Que personne toutefois ne ferme devant lui la porte pour l'empêcher de l'apprendre.

8. Je disais hier à votre charité et je répète aujourd'hui que la résurrection du Christ se reproduit en nous si nous nous conduisons bien, si nous mourons à notre ancienne vie, et si notre vie nouvelle prend chaque jour de nouveaux accroissements (2). Il y a ici des pénitents en grand nombre, la file en est fort longue quand on leur impose les mains. Priez, pénitents; ils vont prier. J'examine ce qu'ils sont, et je trouve qu'ils se conduisent mal. Comment se repentir de ce qu'on fait ordinairement? Si on a du repentir, qu'on ne recommence point; mais si on recommence, le nom est faux, le crime reste. Il en est quelques-uns qui ont demandé la place assignée aux pénitents; il en est d'autres qui ont été excommuniés par nous et réduits à l'accepter; mais ceux qui l'ont demandée veulent continuer de faire ce qu'ils faisaient, et ceux que nous avons excommuniés et forcés d'accepter cette place, ne veulent pas en sortir, comme si c'était une place de choix. Ainsi ce qui doit être le séjour de l'humilité devient un théâtre d'iniquité. C'est donc à vous que je m'adresse; vous qui portez le nom de pénitents pans l'être, je m'adresse à vous. Que vous dire ? Que si je vous loue, ce n'est pas de votre conduite; j'en gémis et je la déplore.

— Que faire, tant je suis décrié? — Changez, changez, je vous en prie. Le terme de votre vie est incertain ; chacun marche avec le

1. Luc, XXIV, 21-31. — 2. Ser. CCXXXI, n. 2, 3.

principe de sa mort. Pourquoi différer de commencer à bien vivre en pensant que vous aurez une vie longue? Quoi ! vous pensez à une longue vie sans redouter une mort subite?

Mais supposons que votre vie doive être longue; je cherche en vain un pénitent, je n'en trouve pas (1). Ah ! une vie longue ne vaut-elle pas mieux, si elle est bonne, que si elle était mauvaise? Personne ne veut d'un long souper qui soit mauvais, et tous ambitionnent une vie longue et mauvaise ? Si la vie est une chose importante, rendons-la bonne. Que cherches-tu de mauvais, dis-moi, en actions, en pensées, en désirs ? Tu ne te soucies ni d'une terre mauvaise, ni d'une mauvaise récolte, tu veux cela bon; arbres, chevaux, serviteurs, amis, enfants, épouse, tu veux tout cela bon. Pourquoi parler de ces choses assez importantes? Un simple vêtement, une chaussure même, tu les veux bons et non pas mauvais. Montre-moi donc une seule chose que tu voudrais mauvaise, une seule que tu voudrais sans qu'elle fût bonne. Tu ne veux pas non plus une métairie mauvaise, il te la faut bonne ; il n'y a que ton âme que tu veuilles mauvaise.

Pourquoi t'outrager ainsi ? Quel châtiment as-tu mérité de t'infliger à toi-même ? De tout ce que tu possèdes, il n'y a que toi que tu aimes en mauvais état. Admettez que je dis comme toujours et que comme toujours vous agissez. Je secoue, moi, mes vêtements devant Dieu ; je craindrais qu'il me reprochât de ne pas vous avertir. J'accomplis donc mon devoir et je demande que vous portiez du fruit; je voudrais tirer de vos bonnes oeuvres, non de l'argent, mais de la joie. Qui se conduit bien ne m'enrichit pas; qu'il continue pourtant, et il m'enrichira. Mes richesses ne sont-elles pas dans l'espoir que vous établirez sur le Christ? Je n'ai de joie, de consolation, de relâche au milieu de mes tentations et de mes dangers, que dans la sagesse de votre conduite. Je vous en supplie, rues frères, si vous vous oubliez, prenez pitié de moi.

1. Ces derniers mots ne sont pas dans tous les manuscrits.

 

 

 

SERMON CCXXXIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. IV. LE SALUT PROMIS (1).

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ANALYSE. — En quoi consiste le salut que promet Jésus-Christ lorsqu'il envoie ses Apôtres prêcher l'Évangile? Ce salut ne consiste pas dans la santé du corps, attendu que les animaux en peuvent jouir comme nous, mais dans la santé spirituelle à l'âme Il comprend même la résurrection du corps qui sera accordée aux justes, à la fin des siècles, à l'instar de la résurrection de Jésus-Christ.

1. Vous avez entendu la lecture du saint Evangile relative à la résurrection du Christ. C'est sur cette résurrection qu'est établie notre foi. Les païens, les impies et les juifs croient bien la passion du Sauveur, mais les chrétiens seuls croient sa résurrection.

Comme la passion rappelle les souffrances de la vie présente , ainsi la résurrection est l'indice de la béatitude de la vie future. Travaillons durant cette vie, réservons pour l'autre notre espoir. Voici le moment d'agir, ce sera alors le moment de jouir. Si l'on se porte lâchement au travail, n'y aurait-il pas impudeur à en réclamer le salaire ? On vient de rappeler encore ce que le Seigneur disait à ses disciples après sa résurrection. Il les envoya prêcher l'Évangile ; c'est un fait accompli, l'Évangile est prêché, il est parvenu jusqu'à nous; il est bien vrai que " leur voix a retenti par toute la terre et leurs paroles jusqu'aux extrémités du monde (2) ". Ainsi l'Évangile en avançant et en avançant toujours est arrivé jusqu'ici et jusqu'aux limites de l'univers. Mais les paroles adressées aux disciples nous rappellent brièvement ce que nous avons à faire et ce que nous avons à espérer. Voici ces paroles, vous vous les rappelez : " Celui qui croira et qui recevra le baptême , sera sain et sauf (3) ". Ici donc le Sauveur nous demande la foi et nous offre le salut : " Qui croira et recevra le baptême sera sain et sauf. ". En face d'une telle récompense, le travail demandé n'est rien.

2. " Celui qui croira et qui recevra le baptême sera sain et sauf ". Mais quoi ? Ceux qui entendaient parler ainsi n'avaient-ils pas

1. Marc, XVI, 16. — 2. Ps. XVIII, 5. — 3. Marc, XVI, 16.

la santé ? N'y a-t-il pas beaucoup d'hommes en santé qui croient, qui avaient la santé même avant de croire ? Ils l'avaient sûrement; mais combien est vaine la santé des hommes (1) ! Que vaut en effet cette santé dont jouissent comme toi tes animaux ? Et pourtant d'où vient-elle encore, sinon de Celui dont il est écrit : " Vous donnerez la santé Seigneur, aux animaux comme aux hommes "; et dont il est dit ensuite: " Selon l' abondance de votre miséricorde, ô mon Dieu ". Telle est en effet cette abondance de votre miséricorde que de vous découle la santé et sur le corps des hommes mortels, et sur la chair des animaux mêmes. Voilà pour tous cette miséricorde immense. Mais pour vos enfants? C'est vous, Seigneur, qui donnerez la santé aux animaux comme aux hommes. Nous donc, n'aurons-nous rien de plus? N’aurons-nous que ce que vous donnez aux hommes quels qu'ils soient et à leurs troupeaux ! La chose est impossible.

Qu'aurons-nous donc? Écoute: " Mais les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes; ils s'enivreront de l'abondance de votre maison, vous les ferez boire au torrent de vos délices, car en vous est la source de vie (2) ". C'est le Christ lui-même qui est cette source de vie. Jusqu'à ce que s'épanchât sur nous cette source de vie, nous avions la santé dont jouissent les animaux. Mais vers nous que s'est dirigée cette source de vie, c'est pour nous qu'elle est morte. Nous refusera-t-elle sa vie après avoir subi nous la mort? Voilà, voilà la santé qui n'est pas vaine. Pourquoi? Parce qu'elle ne dépérit

1. Ps. LIX, 13. — 2. Ps. XXXV, 7-10.

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3. Remarquez avec soin ces expressions différentes : " Vous donnerez la santé, Seigneur, aux animaux comme aux hommes " ; aux hommes, à ceux qui sont du parti de l'homme proprement dit : " Quant aux fils des hommes ", quant à ceux qui appartiennent au Fils de l'homme, " ils espéreront à l'ombre de vos ailes ". Représentez-vous ici deux hommes; ranimez votre foi , éveillez votre coeur; rappelez-vous d'un côté l'homme en qui nous avons été séduits, et d'autre part l'homme qui nous a rachetés. Est-ce que le premier était fils de l'homme ? Adam était homme, il n'était pas fils de l'homme. Jésus-Christ au contraire se dit constamment fils de l'homme; c'est pour reporter nos souvenirs sur cet homme qui ne fut point fils de l'homme; c'est pour nous montrer la mort dans l'un, dans l'autre la vie; dans l'un le péché, le pardon dans l'autre; les chaînes dans l'un, dans l'autre la délivrance; la condamnation dans celui-là, l'acquittement dans celui-ci. Ces deux hommes différents sont donc désignés par ces paroles : " Vous donnerez la santé, Seigneur , aux animaux comme aux hommes ". Aux hommes, à ceux qui appartiennent encore à l'homme , vous leur donnerez la santé que vous donnez aux bêtes. Aussi bien, comme il est écrit : " L'homme élevé en gloire n'a point compris ; il s'est comparé aux animaux sans raison et leur est devenu semblable (1) ". C'est pourquoi, à ces hommes qui se sont faits semblables aux animaux en ne comprenant pas et en s'abaissant au niveau des êtres dont, par leur création même, ils devaient être les maîtres, vous donnerez la santé comme aux animaux.

4. Mais est-ce de cette santé qu'il est dit : " Qui croira et recevra le baptême sera sain et sauf? " Il s'agit ici d'une santé bien différente; c'est de la santé dont jouissent les anges. Ne la cherchez point sur la terre ; elle est précieuse, mais elle n'y est pas ; elle ne vient pas de nos contrées, il n'y a point ici de santé pareille. Elevez votre coeur. Pourquoi chercher ici une telle santé ? Cette santé y est venue pourtant, mais elle y a trouvé la mort. Est-il vrai qu'en venant parmi nous après, s'être incarné, Jésus-Christ Notre-Seigneur a trouvé dans nos régions cette espèce de santé ? N'est-il pas vrai plutôt qu'en venant de sa patrie il

1. Ps. XLVIII, 13.

a apporté ici un trésor précieux, tandis qu'il n'a trouvé dans la nôtre que ce qui s'y rencontre partout ? Qu'y a-t-il ici en abondance ? On naît ici et l'on y meurt ; la naissance et la mort, voilà des choses dont la terre est pleine; aussi le Sauveur est-il né pour mourir ensuite.

Mais comment est-il né ? Il est venu parmi nous, mais ce n'est pas en suivant le chemin que nous avons suivi, car il descendait du ciel et venait de la part de son Père. Toutefois il est né sujet à la mort. Il est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie. Est-ce comme nous sommes nés d'Adam et d'Eve ? La concupiscence a eu part à notre naissance, non pas à la sienne ; car la Vierge Marie n'a ressenti ni embrassements humains, ni ardeurs de convoitise, et c'était pour l'en préserver qu'il lui fut dit : " Le Saint-Esprit descendra en vous et la vertu du Très-haut vous couvrira de son ombre (1) ". Cette Vierge Mère le conçut donc sans aucun commerce charnel, elle le conçut par la foi; et s'il naquit mortel, c'était en faveur des mortels. A quel titre était-il mortel ? C'est qu'il avait une chair semblable à la chair de péché (2); non pas une chair de péché, ruais une chair semblable à la chair de péché. Que renferme la chair de péché ? Le péché et la mort. Et que subit la chair semblable à la chair de péché ? Non pas le péché, mais la mort. Avec le péché elle aurait été une chair de péché, et sans la mort elle n'eût pas été semblable à la chair de péché. Voilà comment nous est venu le Sauveur ; il est mort, mais pour tuer la mort ; il amis en lui un terme à la mort que nous redoutions; il l'a prise et l'a étouffée, comme un puissant gladiateur s'empare d'un lion et le fait expirer.

5. Où est maintenant la mort? Cherche dans le Christ, elle n'y est pas; elle y a été, mais elle est morte en lui. O vie suprême, vous êtes la mort de la mort. Courage, mes frères, en nous aussi la mort mourra. Ce qui s'est fait d'abord dans le Chef se fera aussi dans les membres; en nous aussi la mort mourra. Mais quand ? A la fin des siècles, à la résurrection des morts; que nous croyons sans élever contre elle le moindre doute. " Qui croira et recevra le baptême sera sauvé ". Continue à lire, voici de quoi t'effrayer. " Mais

1. Luc, I, 25. — 2. Rom. VIII, 3.

260

qui ne croira pas sera condamné ". Il est donc vrai qu'en nous la mort mourra et qu'elle vivra dans les damnés. Là où elle ne mourra point, elle sera éternelle, attendu que les supplices le seront; tandis qu'elle mourra en nous et qu'il ne sera plus question d'elle. En voulez-vous la preuve ?

Je vais vous rappeler quelques paroles des saints qui triomphent : vous les méditerez, vous les chanterez dans votre coeur, elles vous enflammeront d'espérance, elles vous attireront à la foi et aux bonnes oeuvres. Écoutez donc ces paroles que répéteront lès triomphateurs quand sera anéantie la mort; quand en nous la mort sera morte comme elle l'est dans notre Chef. " Il faut, dit l'Apôtre saint Paul, que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que mortel il revête l'immortalité. Alors s'accomplira cette parole de l'Écriture : La mort a succombé dans sa victoire ". Je vous ai dit qu'en nous-mêmes la mort serait anéantie : " C'est que la mort a succombé dans sa victoire " ; la mort est ainsi devenue la mort de la mort. Elle succombera pour ne plus se montrer. Pour ne plus se montrer, qu'est-ce à dire? Pour n'exister plus ni dans l'âme ni dans le corps. " La mort a succombé dans sa victoire ". Réjouissez-vous, heureux triomphateurs, réjouissez-vous et répétez : " O mort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon (1)? " Saisis-tu , t'empares-tu , triomphes-tu, soumets-tu, frappes-tu et immoles-tu encore? " O mort, où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon ? " N'a-t-il pas été brisé par mon Seigneur ? Quand tu t'es attaquée à lui, ô mort, tu. t'es anéantie pour moi.

Voilà donc le salut réservé à " qui croira et aura reçu le baptême, tandis que sera condamné celui qui ne croira point ". Evitez cette condamnation; aimez et espérez le salut éternel.

1. I Cor. XV, 53-55.

 

 

 

 

SERMON CCXXXIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. V. LA FOI CHRÉTIENNE.

ANALYSE. — Quand Jésus-Christ rencontra les disciples d'Emmaüs, leur foi était bien inférieure à celle du bon larron sur la croix; ils n'avaient que la foi des païens et des Juifs qui croient bien la mort, mais qui n'admettent pas la résurrection du Sauveur. Pour nous, ne nous contentons pas de croire la résurrection ; en n'allant pas plus loin nous ne ferions que ressembler aux démons. Afin donc d'avoir une foi vraiment chrétienne, unissons à la foi l’amour et la pratique du bien.

1. On lit durant ces jours la résurrection du Seigneur d'après les quatre Evangélistes. S'il est nécessaire de les lire tous, c'est que chacun d'eux n'a pas tout dit, ils se complètent l'un l'autre et ils se sont comme entendus pour se rendre tous nécessaires.

Saint Marc, dont on a lu hier, l'Évangile, rapporte en quelques mots ce que saint Luc développe plus longuement, l'histoire de deux disciples qui sans être du nombre des douze Apôtres n'en étaient pas moins disciples du Seigneur, à qui le Seigneur apparut, comme ils faisaient route ensemble, et avec qui il voyagea. Il se contente en effet de dire qu'il leur apparut en route ; au lieu que saint Luc rapporte et ce que le Sauveur leur dit, et ce qu'il leur répondit, et jusqu'où il les accompagna, et comment ils le reconnurent à la fraction du pain. Tous ces détails sont dans saint Luc ; nous venons de les entendre.

2. Mais pourquoi, mes frères, pourquoi nous arrêter ici ? C'est que nous y trouvons de nouveaux motifs de croire la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Déjà sans doute nous avions cette foi quand nous avons entendu l'Évangile et que nous sommes entrés (261) dans cette église ; je ne sais cependant comment il se fait qu'on écoute avec joie ce qui réveille le souvenir de cet événement. Notre coeur éprouverait-il le plaisir de croire que nous l'emportons sur ces disciples à qui le Seigneur se montra durant leur voyage ? En effet, nous croyons ce qu'ils ne croyaient pas encore; ils avaient perdu tout espoir, et nous n'avons aucune incertitude sur ce qu'ils révoquaient en doute. Ils avaient perdu tout espoir au Seigneur depuis qu'il avait été crucifié; c'est ce qui se révèle dans leurs réponses. " Quels sont, leur dit le Sauveur, ces discours que vous échangez, et de quoi êtes-vous tristes ? — Etes-vous, reprirent-ils, le seul assez étranger à Jérusalem pour ignorer ce qui vient de s'y passer ? — Quoi? " poursuivit le Seigneur. Il savait tout ; mais s'il les interrogeait sur ce qui le concernait personnellement, c'est qu'il désirait vivre en eux. " Quoi ? " demanda-t-il donc. — " Relativement à Jésus de Nazareth, qui fut un prophète puissant en couvres et en paroles ; et comment les princes des prêtres l'ont crucifié. Or, voici le troisième jour que tout a cela est arrivé. Pour nous, nous espérions ". Vous espériez ? Vous n'espérez donc plus ? Voilà tout ce que vous avez retenu de ses leçons ? Le larron sur la croix l'emporte sur vous. Vous avez oublié Celui qui vous instruisait; ce larron l'a reconnu pendant qu'il était suspendu à côté de lui. " Nous espérions ? " — Qu'espériez-vous ? — " Que c'était lui qui a devait racheter Israël ". Eh bien ! ce que vous espériez et ce que vous n'espérez plus depuis qu'il a été crucifié, le larron l'a reconnu, car il a dit au Seigneur : "Seigneur, souvenez-vous de moi lorsque vous serez arrivé dans votre royaume (1)". C'est ainsi qu'il proclame que c'était lui qui devait racheter Israël. La croix fut pour lui une école ; il y reçut l’enseignement du Maître; et le gibet où le Sauveur était suspendu devint la chaire où il donnait ses instructions.

Ah ! puisqu'il vient de se joindre à vous, qu'il ranime en vous l'espérance. C'est ce qui arriva. Mais rappelez-vous , mes bien-aimés, comment après avoir retenu leurs yeux pour les empêcher de le reconnaître, le Seigneur Jésus attendit la fraction du pain pour se révéler à eux. Les fidèles comprennent ce

1. Luc, XXIII, 42.

que je dis ; eux aussi reconnaissent le Christ à la fraction du pain ; non pas de tout pain, mais du pain qui reçoit la bénédiction du Christ, car c'est uniquement celui-là qui devient son corps. C'est donc alors que ces disciples le reconnurent, furent transportés de joie et allèrent trouver les Apôtres. Ils les trouvèrent déjà instruits de la résurrection ; mais en leur rapportant ce qu'ils avaient vu, ils ajoutèrent de nouveaux détails à l'Evangile (1) ; détails racontés de vive voix d'abord tels qu'ils se sont accomplis, écrits ensuite et parvenus jusqu'à nous.

3. Croyons en Jésus-Christ crucifié, mais en reconnaissant qu'il est ressuscité le troisième jour. Cette croyance à la résurrection du Christ d'entre les morts nous distingue et de ces disciples, et des païens et des juifs. " Souviens-toi, dit l'Apôtre à Timothée, que Jésus-Christ, de la race de David,. est ressuscité d'entre les morts, selon mon Evangile (2). Si tu crois de coeur , dit encore le même Apôtre, que Jésus est le Seigneur, et si tu confesses de bouche que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, tu seras sauvé (3) ". Il s'agit ici du salut dont j'ai parlé hier en expliquant ces mots : " Qui croira et recevra le baptême sera sauvé (4) ".

Vous croyez, je le sais ; vous serez donc sauvés ? Croyez de coeur et confessez de bouche que le Christ est ressuscité d'entre les morts: mais que votre foi soit une foi de chrétiens et non pas de démons. Voici en effet une distinction que je fais, que je fais à ma manière; dans votre intérêt et selon la grâce que j'ai reçue de Dieu. Cette distinction une fois faite, choisissez et attachez-vous. Je viens de le dire, la foi qui nous montre Jésus-Christ ressuscité d'entre les morts, nous distingue d'avec les païens. Demande à un païen si le Christ a été crucifié? Il crie : Sans aucun doute; s'il est ressuscité? Non. Demande également à un juif si le Christ a été crucifié? Il avoue le crime de ses pères, il confesse ce crime ou pourtant il a sa part, car il boit ce qu'ont demandé pour lui ses ancêtres en criant : " Que son sang retombe sur nous et sur nos fils (5) ". Demande-lui encore s'il est ressuscité d'entre les morts? Il dira non, se rira et t'accusera. Voilà ce qui nous distingue d'avec eux, puisque nous croyons que le Christ, de la race

1. Luc, XXIV, 13-35. — 2. II Tim. II, 8. — 3. Rom. X, 9. — 4. Marc, XVI, 16; serm. CCXXXIII. — 5. Matt. XXVII, 25.

262

de David selon la chair, est ressuscité d'entre les morts. Mais les démons ne le savent-ils pas aussi? Ne croient-ils pas ces mystères dont ils ont même été témoins? Dès avant la résurrection ils s'écriaient: " Nous savons qui vous êtes, e Fils de Dieu ". En croyant à la résurrection du Christ, nous nous séparons d'avec les païens; séparons-nous aussi des démons, si nous en avons le pouvoir. Que disaient donc les démons? je vous le demande. " Nous savons qui vous êtes, le Fils de Dieu. — Taisez-vous, leur fut-il répondu (1) ". N'était-ce pourtant pas la même confession que fit Pierre, lorsque Jésus demanda à ses Apôtres : " Qui les hommes prétendent-ils que je suis? " Car les Apôtres ayant rapporté les opinions qu'on se faisait en dehors de leur société, le Seigneur ajouta : " Pour vous, qui dites-vous que je suis ? " et Pierre répondit : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ". Ainsi les démons disent ce que dit Pierre; les malins esprits ce que dit un Apôtre. Aux démons pourtant on fait entendre ces mots : " Taisez-vous " ; et à Pierre, ceux-ci : " Tu es bienheureux (2) ". Ah ! que cette différence nous distingue aussi d'eux.

Pourquoi les démons le proclamaient-ils Fils de Dieu? Parce qu'ils avaient peur de lui. Et Pierre? Parce qu'il l'aimait. Choisissez, aimez aussi. Telle est la foi qui sépare les chrétiens des démons. Ce n'est pas une foi quelconque. " Tu crois ", dit l'apôtre Jacques dans son épître, " tu crois qu'il n'y a qu'un Dieu; tu fais bien. Mais les démons le croient aussi, et ils tremblent ". C'est lui encore qui dit dans la même épître : " Si quelqu'un la foi sans les oeuvres, sa foi pourra-t-elle le sauver (3)? " L'apôtre saint Paul dit dans le même sens : " Ni la circoncision, ni

1. Marc, I, 24, 1.5. — 2. Matt. XVI, 13-17. — 3. Jacq. II, 19, 14.

l'incirconcision ne servent de rien ; mais la foi qui a agit par la charité (1) ".

Voilà donc notre distinction établie, ou plu. tôt la distinction que nous rencontrons, que nous constatons à la lecture. Or, si la foi nous distingue, distinguons-nous aussi par la conduite, distinguons-nous par nos couvres, enflammons-nous de la charité inconnue aux démons. C'est de ce feu que brûlaient les deux voyageurs. Quand en effet ils eurent reconnu le Christ et qu'ils le virent s'éloigner d'eux, ils se dirent : " Notre coeur n'était il pas tout brûlant lorsque nous étions sur la route et qu'il nous ouvrait les Ecritures (2)? " Brûlez de ce feu, pour ne brûler pas de celui qui brûlera les démons (3). Brûlez du feu de la charité, pour ne pas leur ressembler. Ce feu vous enlève, vous transporte, vous monte jusqu'au ciel. Quoi que vous ayez à endurer de fâcheux sur la terre, de quelque poids, de quelque accablement que vous charge l'ennemi, si votre coeur est vraiment chrétien, cette flamme de la charité s'élève toujours.Voici une comparaison.

Tiens un flambeau allumé, et tiens-le droit, la flamme se dirige vers le ciel; renverse-le, la flamme monte également; tourne-le du côté de la terre, est-ce que la flamme y va? De quelque côté que se dirige le flambeau, la flamme ne fait que s'élever vers le ciel. Que la ferveur spirituelle vous embrase ainsi du feu de la charité ; excitez-vous les uns les autres à chanter les louanges de Dieu et à vivre saintement. L'un est ardent, l'autre froid; que ha ferveur de l'un se communique à l'autre, que celui qui en a trop peu désire en avoir davantage et implore le secours du Seigneur. Le Seigneur est prêt à donner, aspirons à recevoir avec un coeur ouvert.

Tournons-nous, etc.

1. Gal. V, 6. — 2. Luc, XXIV, 32. — 3. Matt. XXV, 41.

 

 

 

 

SERMON CCXXXV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VI. LA FOI ET L'HOSPITALITÉ (1).

263

ANALYSE. — Les disciples d'Emmaüs avaient perdu la foi, ils ne la recouvrèrent qu'au moment où Jésus-Christ, comme pour les récompenser de leur hospitalité; se révéla è eux en rompant le pain sacré. S'il disparut ensuite, c'était pour leur laisser, comme à nous, le mérite de la foi, et le bonheur de l'éternelle récompense.

1. Hier, ou plutôt la nuit d'hier, on a lu dans l'Évangile la résurrection du Sauveur. C’est dans l'Evangile selon saint Matthieu que nous a été faite la lecture d'hier; mais aujourd'hui, comme vous venez de l'entendre de la bouche du lecteur, c'est dans l'Évangile tel que fa écrit saint Luc que nous est présenté ce récit de la résurrection du Seigneur.

Il estime chose qu'il faut vous rappeler souvent et que vous ne devez oublier jamais, c'est qu'il ne faut pas s'inquiéter si un évangéliste dit quelquefois ce que ne dit pas un autre, attendu que celui-ci rapporte quelquefois aussi ce que n'a pas rapporté le premier. Il est même des détails que l'on trouve dans l'un d'eux et pas dans les trois autres; d'autres que l'on rencontre dans deux seulement, et d'autres enfin dans trois d'entre eux. Mais telle est l'autorité de ce saint Evangile, que les évangélistes étant les interprètes de l'Esprit-Saint, le témoignage d'un seul d'entre eux suffit pour établir la vérité. Voilà pourquoi ce que vous venez d'entendre, savoir, la rencontre que fit le Seigneur après sa résurrection de deux de ses disciples qui voyageaient ensemble et qui s’entretenaient de ce qui venait d'arriver, la question qu'il leur adressa en ces termes : " Quels sont ces discours que vous échangez, et pourquoi êtes-vous tristes? " et le reste, tout cela n'est rapporté que par saint Luc. Saint Marc a dit simplement en quelques mots que Jésus apparut sur la route à deux des siens; mais il a passé sous silence les interrogations et les réponses du Seigneur et des disciples (2).

2. Quel profit nous revient de cette lecture ?

1. Luc, XXIV, 13-31. — 2. Marc, XVI, 12, 13.

Un grand profit, si nous savons comprendre. Jésus donc leur apparut ; ils le voyaient et ne le reconnaissaient pas. Le Maître marchait avec eux sur la voie publique , ou plutôt il était lui-même leur voie; mais eux ne marchaient pas en lui et il les en trouva égarés. Quand il était avec eux, avant sa passion, ne leur avait-il pas tout prédit, annoncé qu'il souffrirait, qu'il mourrait et qu'il ressusciterait le troisième jour (1)? Il leur avait tout prédit, mais sa mort leur avait fait tout oublier ; en le voyant attaché à la croix ils se troublèrent jusqu'à perdre le souvenir de ses enseignements, l'attente de sa résurrection, et jusqu'à ne tenir plus à ses promesses.

" Nous espérions, disent-ils, que c'était lui qui devait racheter Israël ". Vous l'espériez, chers disciples ? Vous ne l'espérez donc plus? Comment ! le Christ est vivant ; et dans vous la foi est morte ? Oui, le Christ est vivant, mais il a trouvé la mort dans le coeur de ses disciples qui le regardent sans le voir, qui le voient sans le reconnaître. Car, s'ils ne le voyaient réellement pas, comment pourraient-ils entendre ses questions et y répondre ? Ils le considéraient comme un compagnon de voyage, lui qui était leur guide suprême ; et c'est ainsi qu'ils le voyaient sans le reconnaître. " Leurs yeux étaient retenus, vient-on de nous lire, pour qu'ils ne le reconnussent pas " . Ils n'étaient pas retenus pour qu'ils ne le vissent pas, mais pour qu'ils ne pussent le reconnaître.

3. Continuons, mes frères. A quel moment le Seigneur voulut-il qu'on le reconnût ? Au moment de la fraction du pain. Nous aussi,

1. Matt. XX, 18,19.

264

nous en sommes sûrs, en rompant le pain nous reconnaissons le Seigneur. S'il ne voulut se dévoiler qu'en ce moment, c'était en vue de nous qui, sans le voir dans sa chair, devions manger sa chair. Toi donc, qui que tu sois, toi qui es vraiment fidèle, toi qui ne portes pas inutilement le nota de chrétien, toi qui n'entres pas sans dessein dans l'église, toi qui entends la parole de Dieu avec crainte et avec confiance, quelle consolation pour toi dans cette fraction du pain ! L'absence du Seigneur n'est pas pour toi une absence ; avec la foi tu le possèdes sans le voir.

Tout en conversant avec lui, ces disciples, au contraire, n'avaient pas la foi, et pour ne l'avoir pas vu sortir du tombeau, ils ne croyaient pas qu'il pût ressusciter ; ils avaient perdu la foi, ils avaient perdu l'espérance, et c'étaient des morts qui marchaient avec un vivant, des morts qui marchaient avec la Vie même. La Vie marchait bien avec eux, mais elle n'était pas rentrée encore dans leurs coeurs.

A ton tour donc, si tu veux avoir la vie, fais ce qu'ils firent pour arriver à reconnaître le Seigneur. Ils lui donnèrent l'hospitalité ; le Seigneur semblait vouloir aller plus loin, ils le retinrent, et après être parvenus au terme de leur propre voyage, ils lui dirent: " Demeurez avec nous, car le jour est sur son déclin ". Toi aussi, arrête l'étranger, si tu veux reconnaître ton Sauveur. L'hospitalité leur rendit ce que l'infidélité leur avait fait perdre, et le Seigneur se montra à eux au moment de la fraction du pain. Apprenez donc quand est-ce que vous devez rechercher le Seigneur, le posséder, le reconnaître ; c'est quand vous mangez. Les fidèles voient dans cette lecture quelque chose de bien supérieur à ce qu'y voient ceux qui ne sont pas initiés.

4. Le Seigneur Jésus se fit donc reconnaître, et il disparut aussitôt après. S'il les quitta de corps, il resta avec eux par la foi ; et, si aujourd'hui encore il est pour toute l'Eglise absent corporellement et résidant au ciel, c'est pour élever la foi. Eh ! où serait la tienne, si tu ne connaissais que ce que tu vois ? Si tu crois au contraire ce que tu ne vois pas, quels transports lorsque tu seras en face de la réalité ! Fortifie donc ta foi, puisque tu verras un jour : oui, arrivera ce que nous ne voyons pas ; oui, mes frères, cela arrivera ; mais en quel état seras-tu trouvé alors ? On dit parmi les hommes : Où est-il ? Quand et comment sera-t-il ? Quand, quand viendra-t-il ? N'en, doute pas, il viendra ; il viendra même malgré toi. Malheur à ceux qui ne croiront pas ! Pour eux, quelle frayeur, et pour les croyants, quelle allégresse ! Les fidèles seront dans la joie, et les infidèles dans la confusion. Les fidèles s'écrieront: Grâces vous soient rendues, Seigneur : c'est la vérité que nous avons entendue, que nous avons crue, que nous avons espérée ; nous la voyons maintenant. Les infidèles diront au contraire : Hélas ! pourquoi ne croyions-nous pas ? pourquoi regardions-nous comme des impostures ce que lisaient les chrétiens?

Honneur donc à ceux qui croient sans voir, puisqu'en voyant ils seront transportés de bonheur ! C'est pour notre salut en effet que le Seigneur a pris un corps et que dans ce corps il a enduré la mort, est ressuscité le troisième jour pour ne plus mourir, et nous a donné, en reprenant la chair qu'il avait quittée, le premier modèle d'une résurrection qui n'est plus sujette au trépas. Avec cette chair encore il est monté près de son Père, il est assis à la droite de Dieu, il a comme son Père la puissance judiciaire et nous espérons qu'il viendra juger les vivants et les morts. A son exemple nous comptons nous-mêmes reprendre dans la poussière ce même corps, ces mêmes ossements que nous avons aujourd'hui, et tous ces mêmes membres que Dieu réparera pour nous les laisser toujours. Tous donc nous ressusciterons; mais nous ne jouirons pas tous du même bonheur. " Un jour viendra où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu, et en sortiront; ceux qui auront fait le bien, pour ressusciter à la vie, mais ceux qui auront fait le mal, pour ressusciter à leur condamnation (1) ".

C'est ainsi qu'à leur honte se joindra le supplice, comme à la couronne sera décernée la récompense. " Les uns donc iront aux flammes éternelles, et les autres à l'éternelle vie (2) ".

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Jean, VI, 28, 29. — 2. Matt. XXV, 49.

 

 

 

 

SERMON CCXXXVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VII. CHARITÉ FRATERNELLE (1).

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ANALYSE. — Quoique Jésus-Christ fût mort pour nous purifier et ressuscité pour nous justifier, les Apôtres après sa mort et insurrection n'avaient pas même la foi ! Quel malheur pour eux ! En donnant l'hospitalité au Sauveur, qu'ils ne connaissaient pas, les disciples ouvrirent les yeux et furent justifiés. Qui donc pourrait exciter suffisamment aux oeuvres charitables ?

1. Ainsi que renseigne l'Apôtre, Jésus-Christ Notre-Seigneur " a été livré pour nos péchés, puis il est ressuscité pour notre justification (2) ". Sa mort nous jette à terre comme one semence, sa résurrection nous en fait sortir comme un germe. Sa mort, en effet, nous apprend à mourir à notre vie. Ecoute l'Apôtre : " Par le baptême, nous avons été ensevelis avec le Christ pour mourir, afin que comme de Christ est ressuscité d'entre les morts, nous aussi nous menions une vie nouvelle (3)". Il n'avait rien à expier sur la croix, puisqu'il lest monté sans péché; c'est à nous de nous piller par la vertu de ses souffrances, de placer sur cette croix tout le mal que nous avons commis, afin de pouvoir être justifiés par sa résurrection. Car tel est le sens précis attaché à ces deux membres de phrase : " Il a été livré pour nos péchés, puis il est ressuscité pour notre justification ". Il n'est pas dit: Il a été livré pour notre justification, puis il est ressuscité pour nos crimes. A sa passion est attachée l'idée de crime et l'idée de justice à sa résurrection.

2. Mais ce don, cette. promesse, cette grâce immense de la justification, tout, à la mort du Christ, s'évanouit pour ses disciples, ils perdirent même l'espérance. On leur annonçait la résurrection du Sauveur, mais ils regardaient cette nouvelle comme du délire; oui, la vérité hait pour eux du délire. Quand aujourd'hui on prêche la résurrection, ne plaint-on pas amèrement celui qui la considère comme une imagination vaine? Tous ne repoussent-ils pas, tous n'ont-ils pas en horreur et en aversion cette incrédulité? On se ferme les oreilles, on

1. Luc, XXIV, 13-31. — 2. Rom. IV, 25. — 3. Ib. VI, 4.

refuse d'écouter. Voilà pourtant ce qu'étaient les Apôtres après la mort de leur Maître; ils avaient des idées qui nous font horreur aujourd'hui; ces chefs du troupeau étaient coupables d'un crime qui fait horreur aux agneaux.

Quant à ces deux disciples à qui le Seigneur se montra sur la route et dont les yeux étaient retenus pour qu'ils ne le reconnussent pas, leurs paroles font connaître où ils en étaient, leur langage témoigne de ce qui se passait dans leur coeur, pour nous et non pour lui, car son regard plongeait au fond de leur âme. Ils s'entretenaient donc de sa mort; et lui se joignit à eux comme un troisième voyageur mais c'était la Voie même qui sur la voie leur parlait et échangeait avec eux des discours. Il leur demanda, quoiqu'il sût tout, de quoi ils s'entretenaient; mais c'était pour les amener à un aveu qu'il faisait ainsi l'ignorant. " Etes-vous le seul assez étranger à Jérusalem, lui répondirent-ils, pour ignorer ce qui vient de s'y passer à propos de Jésus de Nazareth, qui a été un grand prophète ? " Pour eux donc il n'était plus le Seigneur, mais un prophète ; et telle est l'idée que sa mort leur avait donnée de lui. Ils l'honoraient encore comme un prophète; ils ne le reconnaissaient pas comme le Seigneur des prophètes et des anges mêmes. " Et comment, poursuivent-ils, nos anciens et les princes des prêtres l'ont livré pour être condamné à mort. Et voilà déjà le troisième jour que tout cela s'est accompli. Nous espérions pourtant que c'était lui qui devait racheter Israël ". C'est à cela que se réduisent tous vos efforts? Vous espériez, et déjà vous désespérez? Vous voyez bien qu'ils n'avaient plus d'espoir.

Aussi le Sauveur commença-t-il à leur (266) expliquer les Ecritures, afin de leur faire voir le Christ là surtout où ils l'avaient méconnu et délaissé. Ce qui les avait portés à désespérer, c'est qu'ils l'avaient vu mort; et lui leur fit voir dans les Ecritures que sans mourir il ne pouvait être le Christ. Il leur démontra par les livres de Moise, par les suivants, et par les prophètes, qu' " il fallait ", comme il le leur avait dit, " que le Christ mourût et entrât ainsi dans sa gloire ". Ils l'écoutaient avec des transports, avec des soupirs, et, comme ils l'exprimèrent, avec un coeur enflammé; mais ils ne reconnaissaient pas encore la lumière qui brillait à leurs yeux.

3. Quel mystère profond, mes frères ! Jésus entre chez eux, il devient leur hôte; et à la fraction du pain ils le reconnaissent, quand sa vie entière n'a pu suffire à leur ouvrir les yeux. Apprenez donc à pratiquer l'hospitalité, puisque c'est le moyen de reconnaître le Christ. Ignorez-vous que recevoir un chrétien, c'est le recevoir lui-même ? N'est-ce pas lui qui dit : " J'étais étranger, et vous m'avez et accueilli? " Qu'on lui demande alors: " Quand vous avons-nous vu étranger? " Il répond : " Lorsque vous avez fait du bien aux derniers de mes frères, c'est à moi que vous en avez fait (1) ". Par conséquent, lorsqu'un chrétien reçoit un chrétien, c'est un membre qui rend service à un autre membre; le Chef se réjouit alors et considère comme donné à lui-même ce que reçoit un de ses membres. Ici donc nourrissons le Christ quand il a faim, donnons-lui à boire quand il a soif, des vêtements quand il en manque, l'hospitalité quand il voyage, et visitons-le quand il est malade. C'est ce que réclame notre vie voyageuse;

1. Matt. XXV, 35, 38,40.

c'est ce qu'il faut faire dans cet exil où le Christ est indigent, car tout riche qu'il soit en lui-même, dans les siens il est pauvre.

Oui, riche en lui-même, dans les siens il est pauvre; c'est pourquoi il appelle à lui tous ceux qui sont dans le besoin. Avec lui en effet il n'y aura ni faim, ni soif, ni nudité, ni maladie, ni exil, ni fatigue, ni douleur. Je sais qu'on n'éprouvera rien de tout cela; mais qu'éprouvera-t-on? Je l'ignore. La raison en est que je connais trop ces souffrances, tandis que l'oeil n'a point vu, ni l'oreille entendu,ni le coeur de l'homme pressenti les biens qu'on goûtera près de lui (1). Nous pouvons, durant ce voyage, aimer ces biens immenses, les désirer, les appeler de tous nos soupirs; nous ne saurions nous les représenter ni en parler convenablement. Pour mon compte, j'en suis sûrement incapable. Cherchez donc, mes frères, qui sera plus heureux que moi. Si vous parvenez à trouver quelqu'un ; menez-moi pour être avec vous son disciple. Ce que je sais, c'est que a Celui qui peut faire au-delà " de nos demandes , de nos conceptions mêmes (2) ", conduira ses élus dans ce séjour où s'accompliront ces paroles : " Heureux ceux qui habitent en votre demeure, ils vous béniront durant les siècles des siècles (3) ". Là toute notre occupation sera de louer Dieu. Mais comment louer si nous n'aimons pas, et aimer si nous ne voyons pas? Nous verront donc alors la Vérité, et cette Vérité sera Dieu même, l'objet de nos louanges. Là nous contemplerons cet Amen que nous avons chanté aujourd'hui; c'est la Vérité même. Alleluia, louez le Seigneur.

1. I Cor, II, 9. — 2. Ephés. III, 20. — 3. Ps. CXXXIII, 5.

 

 

 

SERMON CCXXXVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. VIII. RÉALITÉ DE L'INCARNATION (1).

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ANALYSE. — Quand Jésus-Christ apparut pour la première fois à ses disciples, le jour même de sa résurrection, ils crurent que c'était un esprit. Les Manichéens disent également que Jésus-Christ n'avait pas une chair véritable ; et comme l'esprit est au-dessus de la chair, ils se vantent d'avoir sur le Sauveur des idées plus élevées que nous. Mais disons-nous que Jésus-Christ soit chair simplement ? N'enseignons-nous pas qu'il est le Verbe de Dieu et qu'il a pris un corps et une âme semblables aux nôtres? Ainsi nous croyons de lui beaucoup plus que les Manichéens. Lui-même d'ailleurs a tenu à démontrer à ses apôtres la réalité de sa chair : c'est ce que nous apprend le passage de saint Luc que nous expliquons. Soyons donc sûrs de ce que nous enseigne la foi catholique, savoir, que le. Verbe de Dieu s'est uni personnellement à la nature humaine.

1. On vient d'achever la lecture de ce qui se rapporte, dans l'Evangile selon saint Luc, à la résurrection du Seigneur; et nous venons de voir le Sauveur apparaissant au milieu de ses disciples au moment même où ceux-ci révoquaient en doute sa résurrection ou plutôt n'y croyaient pas. Il leur apparut alors si inopinément et d'une manière si merveilleuse, que tout en le voyant ils ne le voyaient pas. N'apercevaient-ils pas vivant Celui dont ils avaient pleuré la mort? N'apercevaient-ils pas debout su milieu d'eux Celui qu'ils avaient vu avec douleur suspendu. à la croix? Ils le voyaient donc; mais comme ils n'en croyaient pas leurs propres regards, ils s'estimaient trompés. " Ils s'imaginaient avoir un esprit sous les yeux ", tient-on de vous dire.

Ainsi ces Apôtres chancelants se firent alors sur le Christ les idées que se sont faites depuis d'abominables hérétiques. Aujourd'hui encore il est des hommes qui n'admettent pas que le Christ ait eu un corps véritable; aussi bien refusent-ils de croire et qu'une Vierge l'ait mis au monde, et même qu'il soit né d'une femme. Du symbole de leur foi ou plutôt de leur infidélité ils bannissent complètement ces mots : " Et le Verbe s'est fait chair (2) " ; et toute cette économie de notre salut où nous voyons se faire homme, pour retrouver l'homme perdu, le Créateur divin de l'homme ; où nous voyons le christ, pour la rémission de nos péchés, répandre non pas un sang faux, mais un sang véritable et effacer par ce sang réel l'arrêt de

1. Luc, XXIV, 37-39. — 2. Jean, I, 14.

notre condamnation, de coupables hérétiques cherchent à l'anéantir complètement; et, d'après les Manichéens, ce que le regard de l'homme vit dans le Christ était purement spirituel et n'avait rien de corporel.

2. Mais voici l'Evangile qui parle. Le Seigneur était debout au milieu de ses Apôtres, et ils ne croyaient pas encore qu'il fût ressuscité. Ils le voyaient, et croyaient ne voir qu'un esprit. S'il n'y a point de mal à croire que le Seigneur fût un esprit sans corps; oui, s'il n'y a point de mal à cela, qu'on laisse les disciples avec cette idée. — Soyez bien attentifs, pour comprendre ma pensée; et que Dieu me donne la grâce de l'exprimer comme le réclame votre intérêt. Je reprends donc. — Voici ce que disent quelquefois, pour faire illusion, ces hommes détestables qui font profession de détester la chair et qui vivent selon la chair Quels sont ceux qui se font du Christ une idée plus digne de lui ? Sont-ce ceux qui lui donnent un corps de chair, ou bien nous qui disons de lui qu'il était Dieu, qu'il était un esprit et que c'était comme Dieu et non comme corps humain qu'il se montrait aux hommes? Qu'y a-t-il de plus élevé, de la chair ou de l'esprit ? — Que répondre, sinon que l'esprit l'emporte sur la chair? — Donc, poursuit-on, puisque, d'après toi-même, l'esprit l'emporte sur la chair, je me fais du Christ une idée meilleure en prétendant qu'il n'était pas chair , mais esprit. — O erreur déplorable! — Pourquoi ? — Ai-je dit que le Christ fût chair? Tu prétends qu'il est esprit; j'enseigne, moi, qu'il est chair et esprit. Tu ne dis pas mieux, tu dis (268) moins. Ecoute donc tout ce que je professe, ou plutôt tout ce que professe la foi catholique, tout ce que publie la vérité la mieux établie et la plus incontestable. Selon toi le Christ ne serait qu'un esprit, il ne serait donc que ce qu'est notre esprit ou notre âme : voilà ce que tu prétends. Je dis , comme toi , que le Christ était un esprit de même nature et de même substance que le nôtre ; mais, ce que tu ne dis pas, c'est qu'à cet esprit étaient unis et le Verbe et la chair. Il n'y avait en lui, prétends-tu, qu'un esprit humain ; pour moi, je mets en lui et le Verbe, et l'esprit, et la chair, la divinité et l'humanité. Si je ne veux point m'étendre longuement pour exprimer tout ce qu'il est, je dis simplement qu'il est un Dieu fait homme. Il est à la fois vrai Dieu et vrai homme; rien de faux dans son humanité, comme rien de faux dans sa divinité. Si toutefois tu me demandes ce que contient son humanité, je répète encore qu'elle est composée d'une âme humaine et d'un corps humain. Tu es homme, parce que tu as une âme et un corps; il est le Christ, parce qu'il est Dieu et homme. Voilà ma doctrine.

3. Tu te vantes d'en avoir une meilleure parce que tu répètes: Mais c'était un esprit; il se montrait esprit, on le voyait comme tel, c'est l'esprit qui faisait tout en lui sous une apparence humaine. C'est là ta pensée; je le dis de nouveau : c'était aussi la pensée de ses disciples. Eh bien ! si tu ne parles point mal, si ton opinion est vraie, celle des disciples l'était aussi; et si le Seigneur les y a laissés, nous devons t'y laisser aussi , puisque la tienne ne diffère pas de la leur, et que si tu as raison, ils avaient raison comme toi. Mais non, ils n'avaient pas raison.

" Pourquoi vous troublez-vous ? " leur dit le Seigneur. Ainsi ta manière de voir leur fut inspirée par le trouble. Que s'imaginaient-ils donc? Voir un esprit; c'est alors que le Seigneur leur dit : " Pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? " C'étaient donc des pensées terrestres; si elles fussent venues du ciel, elles seraient descendues dans le coeur, elles n'y seraient pas montées. Pourquoi nous dit-on Elevez votre coeur, sinon afin que ce coeur, placé en haut par nous, ne se heurte point contre les pensées terrestres qu'il rencontrerait? " Pourquoi êtes-vous troublés et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds; touchez et voyez ". S'il ne vous suffit pas de regarder, mettez la main. Si ce n'est même par assez de mettre la main après avoir regardé, touchez. Le texte ne signifie même pas simplement : Touchez, mais : Palpez, serrez; que vos mains servent à constater si vos yeux vous trompent : " Touchez et voyez " ; prenez comme vos yeux à vos mains. Touchez, et reconnaissez, quoi? " Qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous m'en voyez ".

Avec les disciples tu étais dans l'erreur, reviens avec eux à la vérité. L'erreur est une faiblesse humaine, je l'accorde : vous croyez que le Christ n'est qu'esprit; Pierre se l'imagina aussi, avec les autres Apôtres, quand ils pensèrent voir en lui une espèce de fantôme; mais ils ne persévérèrent point dans cette opinion erronée. Le Médecin ne les laissa pas avec cette plaie qu'ils avaient sûrement au coeur, il s'approcha d'eux, il leur appliqua le remède convenable : pour fermer ces ouvertures qu'il voyait dans leur âme, il conserva les plaies qu'il portait dans son corps.

4. Voilà quelle doit être notre croyance. Je sais que telle est la vôtre; mais de peur que quelque plante funeste ne croisse dans ce champ du Seigneur, je m'adresse à ceux mêmes que je ne vois pas ici. Nul ne doit avoir sur le Christ que les idées autorisées par lui, et devant lui il nous importe de les nourrir; car c'est lui qui nous a rachetés, qui a recherché notre salut, qui pour nous a répandu son sang, qui a souffert pour nous ce qu'il ne méritait pas, et qui nous a mérité ce dont nous n’étions pas dignes. Réglons ainsi notre foi.

Qu'est-ce que le Christ? Le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu. Qu'est-ce que le Verbe de Dieu ? Ce que ne saurait exprimer le verbe ou la paré de l'homme. Tu me demandes ce que c'est que le Verbe de Dieu? Si je voulais t'expliquer ce que c'est que le verbe de l'homme, je ne le pourrais ; je me fatiguerais, je serais embarrassé, je succomberais à la tâche ; non, je ne puis montrer tout ce qu'il y a de force dans la parole humaine, Avant de vous exprimer mon idée, j'ai une parole dans l'esprit; cette parole n'est pas prononcée encore, mais elle est en moi; je la prononce, elle arrive jusqu'à toi, sans néanmoins s'éloigner de moi. Vous voilà tous attentifs à ma parole; ce que je dis sert de nourritures à vos âmes. Si cette nourriture était destinée à vos corps, vous vous la partageriez et chacun (269) d'entre vous ne pourrait la recevoir tout entière; il faudrait la diviser en des portions d'autant plus nombreuses que vous êtes ici plus nombreux, et chacun recevrait d'autant moins que votre multitude est plus considérable. Maintenant, au contraire, je vous dis en Tous présentant la nourriture spirituelle : Acceptez, prenez, mangez ; et vous acceptez, vous mangez, sans faire de partage. Chacune de mes paroles est pour vous tous et pour chacun de vous. Voilà dans quel sens on ne aurait expliquer suffisamment la force mystérieuse de la parole humaine, et vous me demandez encore : Qu'est-ce que la Parole de Dieu? C'est la Parole de Dieu qui nourrit tant de milliers d'anges, car leur nourriture est toute spirituelle. Cette Parole ou ce Verbe remplit les anges, elle remplit le monde et elle remplit aussi le sein de la Vierge, mais ans être là trop au large et ici à l'étroit. Qu'est-ce que ce Verbe de Dieu ? Que lui-même nous le dise. Il le dit, mais en peu de mots qui expriment beaucoup : " Mon Père et moi, nous sommes un (1) ". Ne compte

1. Jean, I, 30.

pas ici, pèse. Pourquoi? C'est que bien des paroles ne sauraient expliquer cette unique Parole.

Eh bien ! c'est " ce Verbe " ineffable qui " s'est fait chair et qui a habité parmi nous (1) ". Il a pris l'humanité tout entière, l'âme et le corps. Veux-tu quelque chose de plus exact ? La bête ayant aussi un corps et une âme, en disant que le Verbe s'est uni à une âme humaine et à un corps humain, j'entends désigner ici l'âme tout entière. Ce point de doctrine a donné lieu à une hérésie; il y a eu des esprits pour prétendre que l'âme du Christ n'était douée ni d'entendement, ni d'intelligence, ni de raison, et que le Verbe divin lui tenait lieu de raison, d'intelligence et d'entendement. Loin de toi cette idée ! De nous le Verbe a tout racheté comme il a tout créé, et il a tout pris comme il a délivré tout. En lui donc est l'entendement et l'intelligence; en lui l'âme qui fait la vie du corps, en lui le corps véritable et complet ; le péché seul lui est étranger.

1. Jean, I, 14.

 

SERMON CCXXXVIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. IX. L'ÉPOUX ET L'ÉPOUSE (1).

ANALYSE. — Le passage à expliquer aujourd'hui est la condamnation de plusieurs hérésies qui attaquent le Christ et l'Eglise. Les Manichéens et les Priscillianistes prétendent que le Christ n'avait pas une chair véritable : le Christ enseigne ici formellement le contraire. Les Donatistes soutiennent que l'Eglise est circonscrite dans une partie du monde : le Christ dit expressément qu’elle s’étend par tout l’univers.

1. Ce passage sacré de l'Evangile, que nous usons chaque année, nous montre quel est le vrai Christ et quelle est l'Eglise vraie; il veut que nous évitions l'erreur, soit en supposant su saint Epoux une épouse différente de la sienne, soit en attribuant à la sainte épouse un époux autre que le sien. Afin donc de rester dans la vérité, relisons dans l'Evangile ce qui est comme leur acte matrimonial.

2. Il y a eu, il y a encore des hommes qui s'égarent en prétendant que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'avait pas un corps véritable. Eh bien ! qu'ils prêtent l'oreille à ce que nous venons d'entendre. Il est au ciel, mais il se

1. Luc, XXIV, 37-48.

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fait entendre jusqu'ici ; il est assis à la droite du Père, mais sa voix retentit au milieu de nous. A lui donc de se faire connaître, à lui de se manifester. Pourquoi invoquer sur lui d'autre témoignage que le sien? Ecoutons-le plutôt lui-même.

Il vient d'apparaître à ses disciples, et soudain il s'est trouvé debout au milieu d'eux; la lecture vous l'a redit; et les disciples tout troublés se sont imaginé voir un esprit. Telle est aussi l'opinion de ceux qui ne croient pas la réalité de sa chair, comme font les Manichéens, les Priscillianistes, et d'autres contagions semblables dont je ne dois pas prononcer même le nom. Ces hérétiques ne pensent pas que le Christ n'existe point, ils n'ont pas cette idée; mais ils le regardent comme un esprit qui n'était pas uni à un corps. Et toi, Eglise catholique? et toi, épouse fidèle, quelle est ton idée? Quelle est-elle, sinon celle qu'il t'a enseignée? Et je reconnais que sur lui tu une pouvais interroger de témoin plus digne de foi que lui-même. Quelle est donc ton idée? Ce qu'il t'a appris, savoir que le Christ est tout à la fois le Verbe de Dieu, un esprit et un corps humains. Comment sais-tu qu'il est te Verbe? " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement (1) ". Comment sais-tu qu'il y a en lui un esprit humain? " En inclinant la tête, il rendit l'esprit (2) ". Et un corps humain? Le voici , et sois indulgent pour ceux qui partagent l'erreur où étaient d'abord les disciples. Observe toutefois que ces disciples n'y persévérèrent point.

Les disciples pensaient donc, comme aujourd'hui les Manichéens et les Priscillianistes, que le Christ Notre-Seigneur n'avait pas une chair réelle, et qu'il n'était qu'un esprit. Jésus les laissa-t-il dans cette erreur.? Combien elle est funeste, puisque le Médecin s'empressa d'y porter remède, pour ne laisser point le mal empirer ! Ils le regardaient simplement comme un esprit; et, pour déraciner en eux ces pensées funestes qu'y découvrait son oeil : " Pourquoi êtes-vous troublés, leur dit-il, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds, touchez et voyez, car un esprit n'a ni chair ni os comme ce que vous voyez en

1. Jean, I, 1, 2. — 2. Ib. XIX, 30.

moi ". Ah ! pour combattre toutes les folle imaginations de ces insensés, attache-toi à cet enseignement; autrement c'est ta mort. Le Christ est véritablement le Verbe, le Fils unique de Dieu, l'égal de son Père; il est un esprit humain véritable et une véritable chair exempte de péché. C'est cette chair qui et morte et qui est ressuscitée, qui a été attachée au gibet, puis déposée dans le tombeau pour siéger enfin dans le ciel. Le Seigneur Jésus prétendait convaincre ses disciples que ce qu'ils voyaient était bien de la chair et des ossements; tu prétends, toi, le contraire. Est-ce donc lui qui ment, et toi qui dis vrai? Est-ce toi qui bâtis et lui qui renverse? Pourquoi d'ailleurs a-t-il voulu me convaincre de cette vérité, sinon parce qu'il sait ce qu'il m'est utile de croire et ce qu'il m'est désavantageux de ne croire pas? Croyez donc cela; voilà bien l'Epoux

3. Ecoutons maintenant ce qui contera l'épouse. Je ne sais quels esprits, pour favoriser l'adultère, cherchent à supplanter l’Epouse véritable et à introduire une épouse menteuse. Ecoutons par conséquent ce qui concerne l'épouse. Quand ils lui eurent touché les pieds et les mains, la chair et les os, le Seigneur dit encore à ses disciples: " Avez-vous ici quelque chose à manger? " Il voulait, en mangeant avec eux, donner une nouvelle preuve qu'il était vraiment homme. On lui donna quelque chose, il en mangea et en donna à son tour; puis, comme ils ne se possédaient pas de joie : " N'est-ce pas, leur dit-il, ce que je vous annonçais lorsque j'étais encore au milieu de vous? " N'était-il plus alors au milieu d'eux? Que signifie donc : " Lorsque j'étais encore au milieu de vous? " Lorsque j'étais mortel comme vous l'êtes encore. Que vous annonçais-je alors? " Qu'il fallait que fût accompli tout ce qui est écrit à mon sujet dans la Loi, dans les Psaumes et dans les Prophètes. Alors il leur ouvrit l'esprit pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit : Il fallait que le Christ souffrît ainsi et ressuscitât d'entre les morts le troisième jour ". Supprimez la réalité de la chair,l aura-t-il souffrance réelle et réelle résurrection ? Voici l'Epoux : " Il fallait que le Christ souffrît et ressuscitât le troisième jour ". Attache-toi à ce chef divin. Ecoute ensuite ce qui concerne son corps. Que devons-nous prouver pour le moment? Nous avons vu l’Epoux, reconnaissons également son épouse.

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" Et qu'on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés ". Où ? de quelles limites jusqu'à quelles autres? " Parmi toutes des nations, à partir de Jérusalem ". Voilà l'épouse.

Que nul donc ne cherche à te vendre des fables. Arrière la rage hérétique qui te parle d'un coin de la terre. C'est dans tout l'univers qu'est répandue l'Église, elle est au milieu de tous les peuples. Que personne ne vous séduise l'Église véritable est l'Église catholique. Nous n'avons pas vu le Christ; elle, nous la voyons, tandis que nous devons croire au Christ. Pour

les Apôtres, ils voyaient le Christ et croyaient à l'Église : ils voyaient une chose et en croyaient une autre, comme nous en voyons une pour croire à l'autre. Eux voyaient le Christ et croyaient à l'Église qu'ils ne voyaient pas nous, au contraire, nous voyons l'Église pour croire au Christ sans le voir; et en nous attachant à ce que nous voyons, nous parviendrons jusqu'à celui que nous ne voyons pas encore. Reconnaissons ainsi, sur l'acte matrimonial, les caractères de l'Époux et de l'épouse ; c'est le moyen d'éviter les divisions dans une union si sainte.

 

 

 

SERMON CCXXXIX. POUR LA SEMAINE DE PÂQUES. X. BIENFAISANCE CHRÉTIENNE (1).

ANALYSE. — Si le Sauveur, après sa résurrection, daigne accepter l'hospitalité que lui offrent deux de ses disciples, c'est pour se donner lui-même à eux. Ainsi en est il toujours de l'aumône et de la bienfaisance chrétienne ; elle attire sur nous les bénédictions divines comme la charité faite à Elie les attira sur la veuve de Sarepta. Notre propre intérêt nous engage donc aux vives de bienfaisance. Ne devons-nous pas y être portés aussi par un sentiment de reconnaissance, puisque Jésus-Christ a tant fait pour nous; et par un sentiment d'amour, puisque c'est lui que nous soulageons lorsque nous soulageons l'infortune?

1. On vient de nous lire aujourd'hui, pour la troisième fois, la résurrection de Notre-Seigneur d'après l'Évangile; car je vous l'ai déjà dit, et il vous en souvient, c'est la coutume de lire ce récit de la résurrection dans tous les Évangélistes. C'est dans saint Marc que nous tenons de l'entendre. Or saint Marc a mérité d'écrire l'Évangile, quoiqu'il ne fût pas, non plus que saint Luc, du nombre des douze Apôtres. Des quatre Evangélistes, savoir, saint Matthieu et saint Jean, saint Marc et saint Luc, les deux premiers appartiennent seuls au collège Apostolique; mais leur prééminence n'a point produit la stérilité; elle n'a point empêché que des émules vinssent à leur suite. Sans doute, ni saint Marc ni saint Luc ne sont les égaux des Apôtres ; la différence toutefois est peu notable; et si le Saint-Esprit a voulu choisir, en dehors des douze, deux disciples

1. Luc, XXIV, 30, 31.

pour écrire l'Évangile, c'était pour empêcher de croire que la grâce de l'annoncer n'était que pour les Apôtres, et qu'une fois arrivée jusqu'à eux, la source de cette grâce s'était tarie. Le Seigneur ne dit-il pas, de son esprit ou de sa parole, que si on le reçoit et que si on le garde avec le respect qu'il mérite, " il deviendra dans l'âme la fontaine d'une eau qui jaillit jusqu'à la vie éternelle (1)? " Mais le caractère d'une fontaine est de couler, et non pas de rester immobile. Voilà pourquoi la grâce s'est répandue des Apôtres sur d'autres qui ont reçu l'ordre de prêcher l'Evangile. Celui qui a appelé les premiers, a également appelé les seconds, et il attire à lui, jusqu'au dernier jour, le corps de son Fils unique, c'est-à-dire l'Église répandue dans tout l'univers.

2. Qu'est-ce donc que vient de nous dire

1. Jean, IV, 14.

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saint Marc ? Il vient de nous dire, comme saint Luc, dont nous avons lu l'Evangile hier, que le Seigneur se montra à deux de ses disciples qui voyageaient ensemble. " Il se montra, dit-il, sous une autre forme, à deux d'entre eux qui étaient en chemin (1) ". On lit dans saint Luc des expressions différentes, mais la pensée ne diffère pas. Que dit donc saint Luc? " Leurs yeux étaient retenus, pour qu'ils ne le reconnussent point (2) ". Que dit saint Marc ? " Il se montra à eux sous une autre forme ". Mais avoir les yeux retenus pour ne pas reconnaître, n'est-ce pas voir sous une forme différente ? Si la forme a paru différente, c'est que les yeux n'étaient pas ouverts, mais retenus. Or, saint Luc nous ayant dit hier, le souvenir sans doute en est encore frais dans votre mémoire, que leurs yeux s'ouvrirent au moment où le Sauveur rompait le pain qu'il venait de bénir, s'ensuit-il qu'ils voyageaient avec lui les yeux fermés, et conséquemment sans savoir où mettre le pied ? Ce fut donc pour le reconnaître et non pour le voir que leurs yeux s'ouvrirent.

Ainsi donc, avant la fraction du pain, Notre-Seigneur Jésus-Christ s'entretient avec ces hommes sans en être connu, et ils ne le reconnaissent qu'au moment de la fraction du pain c'est qu'on ne jouit de lui qu'en recevant la vie éternelle. Ainsi, il accepte l'hospitalité et il prépare au ciel une demeure. " Il y a, dit-il a au rapport de saint Jean, beaucoup de demeures dans la maison de mon Père; sinon, je vous l'aurais dit, car je vais vous préparer la place. Mais quand j'y serai allé et que je vous a aurai préparé un lieu, je reviendrai et je a vous prendrai avec moi (3) ". Oui, le Seigneur du ciel a voulu recevoir l'hospitalité sur la terre; être étranger dans le monde, lui l'Auteur du monde. Mais s'il a daigné demander l'hospitalité, c'est pour qu'en la lui accordant tu sois comblé de ses bénédictions, et ce n'est pas le besoin qui lui a fait franchir le seuil de ta demeure.

3. Le Seigneur, durant une famine, nourrissait le saint prophète Elie au moyen d'un corbeau : ainsi les oiseaux servaient celui que persécutaient les hommes. Ce corbeau apportait donc au serviteur de Dieu, le matin, du pain, et des chairs le soir; en sorte que, nourri par le ministère des oiseaux de Dieu, Elie n'était pas dans le besoin. Il n'en fut pas moins

Marc, XVI, 12.. — 2. Luc, XXIV, 16. — 3. Jean, XIV, 2, 3.

envoyé vers la veuve de Sarepta : " Va vers elle, lui dit le Seigneur, elle te nourrira ". Pour envoyer le prophète vers cette veuve, Dieu n'avait-il plus rien ? Ah ! plutôt, c'est qu'en continuant à donner toujours, sans aucun intermédiaire humain , des aliments à son serviteur, Dieu n'aurait pas fourni à cette veuve l'occasion de mériter une récompense. Sans être dans le besoin, le prophète vient donc vers cette indigente ; sans souffrir de la faim, il s'adresse à cette femme sans pain et lui dit : " Va et apporte-moi à manger, si peu que ce soit ". Il ne lui restait que fort peu de chose, qu'elle allait prendre avant de mourir. Elle en avertit le prophète, qui ne laissa pas de lui dire encore : " Va et commence par me l'apporter ". Elle l'apporta sans hésiter; mais quelle bénédiction elle mérita en offrant ce peu de nourriture ! Elie en effet bénit sa mesure de farine et son vase d'huile. La farine était ce qui lui restait à manger dans sa demeure, et l'huile était déjà dans la poële pour être complètement épuisée; mais avec la bénédiction du saint prophète, ces vases devinrent des trésors. La fiole d'huile jaillit comme une fontaine et cette poignée de farine nourrit plus longtemps que de riches moissons (1).

4. Si Elie n'était pas dans le besoin, le Christ y était-il ? Aussi, mes frères, d'après l'enseignement des saintes Ecritures, Dieu réduit souvent à l'indigence ses serviteurs quand il pourrait les nourrir, afin précisément d'exciter le zèle des bonnes oeuvres. Que nul donc ne s'enorgueillisse de donner au pauvre: le Christ n'a-t-il pas été pauvre? Que nul ne se vante de donner l'hospitalité : le Christ l'a reçue. Ne l'emportait-il pas en l'acceptant sur celui qui la lui offrait; et, en recevant l'aumône, n'était-il pas plus riche que celui qui la lui faisait ? Il la recevait, mais il possédait tout; tandis que celui qui la lui présentait l'avait reçue de lui d'abord, à qui elle s'adressait. Non, mes frères, que nul ne s'enorgueillisse de donner au pauvre; que nul ne dise en lui-même: C'est moi qui donne et lui qui reçoit; c'est moi qui ouvre ma maison, il est, lui, sans abri. N'est-il pas possible que tu sois plus indigent que lui ? Il se peut que ton hôte soit un saint : si alors il a besoin de pain, tu as besoin, toi, de vérité; s'il a besoin d'un asile,

1. III Rois, XVII.

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tu as besoin du ciel; s'il a besoin d'argent, tu as besoin de justice.

5. Prête à usure, donne pour recevoir. Ne crains pas que Dieu te traite d'usurier; ne le crains pas, deviens, deviens usurier. Que veux-tu ? te demande le Seigneur. Prêter à usure ? qu'est-ce que prêter à usure ? C'est donner moins pour recouvrer davantage. Eh bien ! donne-moi, dit le Seigneur; c'est moi qui reçois moins pour rendre plus. Que donné-je en plus? Le centuple et l'éternelle vie. Quand tu cherches à placer ton argent pour gagner davantage, le mortel à qui tu t'adresses est heureux en recevant, mais il pleure en rendant; pour recevoir il te supplié, et pour ne rendre pas il te calomnie. Eh bien ! donne aussi à un mortel et ne te détourne pas de qui veut t'emprunter (1). Mais ne reçois que ce que tu as donné. Ne réduis pas aux larmes ton débiteur, ce serait perdre le mérite de ta bonne oeuvre. Il est possible d'ailleurs qu'il n'ait pas sous la main ce que tu lui as donné, ce qu'il a reçu : tu as pris patience quand il te demandait, prends patience encore, maintenant qu'il n'a rien; attends : quand il aura, il te rendra. Ne là fais pas rentrer dans l'anxiété dont tu l'as tiré. C'est toi qui lui as donné, et tu le poursuis? Mais il n'a pas de quoi te rendre ; quand il aura, il le fera. Ne t'emporte point, ne dis pas: Suis-je un usurier ? Je ne réclame que ce que j'ai donné; je ne veux que ce que j'ai prêté. C’est bien ; mais lui n'est pas encore en mesure. Tu des pas un usurier, et tu veux que pour le rembourser ton client s'adresse à un usurier? Si c'est pour ne lui être pas à charge que tu n'exiges point. d'intérêts , comment veux-tu qu'un usurier pèse sur lui de tout son poids? Mais tu l'accables, mais tu l'étouffes; et tout en n'exigeant que, ce qu'il a reçu, en l'étouffant ainsi, en le réduisant à l'extrémité, soin de lui avoir rendu service, tu lui as fait. une position plus pénible. Tu diras peut-être : Il a de quoi me rembourser; il possède une maison, qu'il la vende; il possède une propriété, qu'il s'en défasse. — Mais quand il s'est dressé à toi, c'était pour ne, pas vendre; ne le contrains pas à faire ce que tu lui as aidé à ne faire pas. Voilà comment on doit se conduire envers ses semblables ; Dieu le veut, Dieu l’ordonne.

6. Mais tu es avare? Sois-le, te dit le Seigneur,

1. Matt. V, 42.

sois-le autant que tu pourras; et dans ton avarice, poursuis-moi. Poursuis-moi, te dit le Seigneur : c'est moi qui pour l'amour de toi ai dépouillé mon, Fils de ses richesses. Pour nous en effet le Christ s'est rendu pauvre quand il était riche (1). Tu veux de l'or? C'est lui qui l'a fait. De l'argent? Il l'a fait encore. Des troupeaux? Il les a créés. Des biens? Il a tout fait: Pourquoi ne rechercher que ce qu'il a fait? reçois-le lui-même. Rappelle-toi combien il t'a aimé. " Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait (2) ". Tout a été fait par lui, et il est au milieu de tout. Tout a été fait par lui, et- il s'est fait au milieu de tout. Créateur de l'homme, il s'est fait homme; il s'est fait ce qu'il a fait, pour ne pas laisser périr son oeuvre Il a tout fait, et il s'est fait comme tout le reste. Contemple sa fortuné; qu'y a-t-il de plus riche que l'Auteur même de tout? Et pourtant, tout riche qu'il était, il a pris une chair mortelle dans le sein d'une Vierge. Il est né petit enfant, il a été enveloppé de langes comme un enfant, puis déposé dans une crèche; il a attendu patiemment la succession des âges; avec patience il a subi le cours du temps, lui, l'Auteur du temps. Il a pris le sein, il a poussé des vagissements comme un enfant, i1 s'est montré enfant véritable. Mais de. son berceau il régnait; de sa crèche .il gouvernait, le monde : sa Mère le nourrissait et les Gentils l'adoraient; sa Mère le nourrissait et les anges l'annonçaient; sa Mère le nourrissait et une étoile brillante publiait sa gloire. Voilà ses richesses, voilà sa. pauvreté : avec ses richesses il t'a créé, il te répare avec sa pauvreté: Ah ! si un tel Pauvre a reçu, l'hospitalité comme un pauvre, c'était par condescendance ce n'était pas par besoin.

7. Ne dis-tu pas en toi-même : Heureux ceux qui ont mérité d'accueillir le Christ? Oh ! si l'avais existé alors! Oh ! si j'avais été l'un des deux disciples rencontrés par lui sur la voie 1 Eh bien ! marche dans la voie, et le Christ ne manquera pas de devenir ton hôte. Croirais-tu qu'il ne t'est plus possible de le recevoir?

Mais comment? observes-tu :après s'être manifesté à ses disciples à la suite de sa résurrection, il est monté au ciel, il est assis à la droite du Père, et il n'en viendra qu'à la fin des siècles pour juger les vivants et les morts; or, il viendra alors avec gloire et non avec

1. II Cor. VIII, 9. — 2. Jean, I, 3.

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la faiblesse humaine, pour donner le, ciel et non pour demander l'hospitalité. — As-tu oublié qu'en donnant la couronne il dira : " Ce, que vous avez fait à l'un de ces derniers d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait (1) ? " Ainsi ce riche est pauvre jusqu'à la consommation des siècles. Oui, il est pauvre, non pas dans son chef, mais dans ses membres. Où dit-on qu'il est pauvre? Dans ces membres qui, souffraient quand il criait : " Saul, Saul, pourquoi me persécuter (2)? " Ah ! écoutons le Christ. Il est avec nous dans les siens, il est avec nous dans nous-mêmes, et ce n'est pas sans motif qu'il a dit : " Me voici avec vous jusqu'à la consommation du siècle (3) ".

1. Matt. XXV, 40. — 2. Act. IX, 4. — 3. Matt. XXVIII, 20.

En agissant ainsi nous reconnaissons le Christ par nos bonnes oeuvres ; nous le voyons, non- pas des yeux du corps, mais des yeux du coeur, non pas des yeux de la chair, mais des yeux de la foi. "C'est pour m'avoir vu que tu as cru " observa-t-il à l'un de ses disciples qui s'était montré incrédule, et qui avait dit: " Je ne croirai pas que je ne l'aie touché. — Viens, touche et ne sois plus, incrédule ", avait dit ensuite le Seigneur. Après avoir touché, le disciple s'était écrié : " Mon Seigneur et mon Dieu ! " et c'est alors que le Seigneur avait répliqué: " C'est pour m'avoir vu que tu as cru (1) " ; toute ta foi consiste à croire ce que tu vois. Honneur, à ceux qui croient sans voir, car ils jouiront envoyant.

1. Jean, XXII, 25-29.

 

SERMON CCXL. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XI. DE LA RÉSURRECTION DES MORTS.

ANALYSE. — Il serait trop long et trop fatiguant, pour la plupart même des auditeurs, de montrer que les Evangélistes ne se contredisent pas en insérant, dans le récit des mêmes faits, des circonstances diverses. Il est bon toutefois de soutenir devait vous, contre les objections profanes, le dogme sacré de la résurrection des corps, enseigné formellement dans les Ecritures. Cette croyance ne renferme évidemment rien de contraire à la toute-puissance de Dieu. De plus, comme les corps des élus doivent ressusciter sans défaut et tout glorieux, la bonté Dieu ne peut-elle pas les rappeler à la vie? Troisièmement enfin, plusieurs philosophes païens n'ont-ils pas révélé quelque chose d'analogue quand ils ont enseigné que l’âme de l'homme, immortelle de sa nature, reprend un corps, soit immédiatement, soit longtemps après la mort? Cette opinion se dissipe à la lumière de nos Ecritures. Mais nous parlerons plus longuement de ces philosophes.

1. Votre charité se le rappelle : on lit solennellement, durant ces quelques jours , les passages de l'Evangile relatifs à la résurrection du Seigneur ; car aucun, des quatre Evangélistes n'a pu passer sous silence ni sa passion ni sa résurrection. Jésus Notre-Seigneur ayant fait beaucoup de choses, tous, il est, vrai, n'ont pas tout écrit ; l'un a dit ceci et l'autre cela; mais tous s'accordent souverainement avec la vérité. L'Evangéliste saint Jean rapporte même un grand nombre d'actes de Jésus Notre-Seigneur, dont ne parle aucun des autres Evangélistes. Jésus a fait tout ce qui devait se faire alors; et on a écrit tout ce qui doit se lire maintenant.

Pour démontrer que dans les faits rapportés par les quatre Evangélistes , sans aucune exception, comme seraient la passion et la. résurrection du Sauveur, il n'y a entre eux aucune contradiction, il faudrait un travail sérieux. N'est-il pas des hommes qui s'imaginent que les auteurs sacrés sont opposés entre eux, parce, qu'eux-mêmes sont opposés aux intérêts de leur âme ? Aussi plusieurs docteurs se sont appliqués, avec la grâce de Dieu, à prouver le contraire. Cependant, je le répète, (275) si j'entreprends cette tâche devant vous, si je veux traiter ce sujet devant le peuple, la multitude des auditeurs s'affaissera sous le poids de l'ennui, avant d'être ranimée par l'éclat de la vérité: Mais je connais votre foi, c'est-à-dire la foi de ceux qui sont ici et de ceux qui n'y sont pas aujourd'hui, quoique fidèles; je sais que vous avez à la vérité de 1'Evangile une foi si ferme que vous n'avez aucun besoin de mes explications. Savoir défendre nos dogmes, c'est être plus instruit et non plus fidèle. On a la foi alors; on a de plus le moyen de la soutenir. Mais il en est aussi qui sans avoir la science et les autres moyens nécessaires pour là venger, n'en ont pas moins la foi. Quant à celui qui sait la défendre, il est utile à ceux qui chancèlent et non à ceux qui croient, car il ferme les plaies du doute et ,de l'incrédulité. C'est donc un bon médecin ; mais comme tu n'as point la maladie des infidèles, que peut-il guérir en toi ? Il sait appliquer un remède; mais, toi, tu ne souffres pas. "Le médecin est nécessaire, non à qui se a porte bien, mais à qui est malade (1) ".

2. Je n'ai pas dessein toutefois de ne rien vous dire de ce qui peut s'expliquer plus facilement dans le moment actuel et s'entendre avec plus d'avantages. Le Seigneur en ressuscitant a voulu nous montrer, dans sa personne ce que nous devons espérer pour nos propres corps à la fin des siècles; mais cette résurrection des morts donne lieu à beaucoup de discussions : les uns en parlent en fidèles et les autres en infidèles. Ceux qui en parlent en fidèles cherchent à mieux savoir ce qu'on peut répondre aux infidèles; et ces derniers argumentent contre les réclamations et les intérêts de leur âme en disputant contre la puissance du Tout-Puissant. Comment se peut-il faire qu'un mort ressuscite, demandent-ils ? Je réponds : C'est Dieu qui le ressuscite, et, tu demandes, comment cela se peut faire ? Montre-moi, je ne dis pas un chrétien ni un juif, mais un païen, un idolâtre, un esclave des démons, qui ne reconnaisse que Dieu est tout-puissant. Il lui est possible de nier la divinité du Christ, impossible de nier la toute-puissance de Dieu. Eh bien ! ce Dieu que tu crois tout-puissant, je m'adresse à un païen , ce Dieu que tu crois tout-puissant, c'est lui qui d'après moi ressuscite les morts. Si tu dis encore qu'il ne

1. Matt. IX, 12.

le peut, tu nies qu'il soit tout-puissant ; et si tu admets qu’il soit tout-puissant, pourquoi repousser ce que j'enseigne ?

3. Si nous disions que le corps ressuscitera pour avoir encore faim et soif, pour être malade, se fatiguer et être exposé à se décomposer encore, tu aurais raison de ne pas nous croire. C'est maintenant que la chair,est soumise à ces besoins et à ces souffrances. Pourquoi ? La cause en est au péché que nous avons contracté.dans la personne de l'un d'entre nous; ce péché fait que nous naissons pour nous décomposer. Le péché est réellement l'auteur. de tous nos maux. Ce n'est pas, sans raison que les hommes ont tant à souffrir. Dieu est juste, Dieu est tout-puissant, et assurément nous ne souffririons point de la sorte si nous ne le méritions. Mais ces peines où nous ont jetés nos péchés, Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu les partager sans avoir aucun péché, et en endurant le châtiment sans la faute, il nous a déchargés de la faute et du châtiment :.de la faute, en nous pardonnant nos péchés; du châtiment, en ressuscitant d'entre les morts; car il nous a promis de ressusciter comme lui, il veut que nous vivions dans cet espoir : persévérons-y et nous parviendrons à la réalité. La chair donc ressuscitera incorruptible, elle ressuscitera sans avoir aucun défaut ni aucune infirmité, sans être assujettie à la mort, sans rien avoir pour la charger ou l'appesantir. Pour toi maintenant elle est un lourd fardeau, elle sera plus tard un ornement. Mais s'il est bon que, le corps soit incorruptible, pourquoi désespérer que Dieu doive le rendre tel ?

4. Parmi les philosophes du siècle, les plus grands, les plus doctes, les meilleurs enfin, ont compris que l'âme de l'homme est immortelle; non-seulement ils l'ont compris, mais pour la soutenir ils ont eu recours à tous les arguments qu'ils ont pu imaginer, et ils ont écrit leurs plaidoyers qui sont parvenus à la postérité. Leurs livres sont là, on les lit. Si j'ai dit que ces philosophes sont meilleurs que les autres, c'est qu'il y en a de mauvais. Il en est effectivement qui prétendent que l'homme une fois mort ne conserve aucune vie; or les premiers doivent évidemment être préférés à ceux-ci. De plus, quoiqu'ils s'égarent souvent loin de la vérité, ils s'en rapprochent sur le point même qui les rend supérieurs aux autres.

270

En effet, comme ils enseignaient, d'après leurs,convictions, que l'âme de l'homme est immortelle, ils durent rechercher les causes de ce qui afflige l'humanité, de tant de chagrins et d'erreurs auxquels sont sujets les mortels; ils s'occupèrent de cette question avec leurs lumières purement humaines, et ils répondirent, comme ils purent, que dans une autre vie l'homme avait commis antérieurement je ne sais quelles fautes, et que ces fautes avaient mérité à l'âme d'être jetée dans le corps comme dans une prison. On leur demanda ensuite ce que deviendra l'homme après la ment. Ici ils se mirent en pièces, ils s'épuisèrent pour répondre de manière à se satisfaire eux-mêmes ou à satisfaire les autres: ils dirent que l'âme des méchants, que l'âme souillée par des moeurs corrompues, une fois sortie du corps, rentre aussitôt dans un autre corps pour y endurer les peines que nous avons sous les yeux ; tandis que l'âme de ceux qui ont vécu dans la justice, monte au haut des cieux, quand elle se sépare du corps, s'y repose, soit au milieu des étoiles et des astres brillants, soit dans quelque retraite inconnue; que là elle oublie tous les maux passés, puis désire de rentrer dans un corps, et qu'elle revient alors souffrir ici de nouveau: D'après eux, par conséquent, toute la différence entre l'âme des pécheurs et l'âme des justes, c'est que l'âme des pécheurs rentré dans un autre corps aussitôt après la mort, au lieu que l'âme du juste jouit d'un long repos, qui pourtant n'est pas éternel; qu'elle tourne ensuite ses affections vers les corps, et.que nonobstant la justice à laquelle-elle s'est élevée elle tombe du haut du ciel dans cet abîme de maux.

5. Voilà ce qu'ont enseigné ces grands philosophes ;voilà ce qu'ont pu découvrir les, philosophes de ce siècle. Aussi l'Ecriture dit-elle en parlant d'eux : "Dieu a convaincu de folie la sagesse de ce siècle ". De quoi donc a-t-il convaincu la folie même? Si la sagesse de ce monde n'est devant Dieu que folie, à quelle distance est de lui la folie véritable? Il est toutefois dans ce monde une espèce de folie qui s'élève jusqu'à Dieu; c'est d'elle que parle ainsi l'Apôtre : " Le monde n'ayant point, avec sa propre sagesse, connu Dieu par les oeuvres de la sagesse divine, il a plu au Seigneur de sauver les croyants par la folie de la prédication ". Il ajoute : " Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse; pour nous, nous prêchons le Christ crucifié. Aux yeux des Juifs, c'est un scandale, une folie aux yeux des Gentils; mais aux yeux de ceux qui sont appelés, soit juifs, soit, gentils, il est la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu (1) ".

Depuis que nous est venu ce Christ, Notre Seigneur, la sagesse. même de Dieu, c'est le ciel qui tonne; silence donc dans les marais. Ce qui est vrai, c'est ce qu'a dit la Vérité; et il est manifeste, comme elle l'a enseigné, que le péché est la source des maux qu'endure le genre humain. Or le Christ est établi médiateur entre Dieu et les hommes; entre Dieu juste et les hommes injustes il fallait un homme juste qui prît d'en bas son humanité et d'en haut sa justice; et se trouvât ainsi placé comme au milieu. Il fallait qu'il prît, là une chose, ici une autre; car il serait su ciel s'il y prenait tout, et abattu avec nous sur la terre si tout lui en venait; il ne serait point alors, médiateur: Celui donc qui croit en ce médiateur et qui mène une vie sainte et, fidèle, celui-là, sans doute, quittera son corps et jouira, du repos; mais plus tard il reprendra ce même, corps, lequel sera pour lui, non pas un instrument de supplices mais un ornement véritable, et il vivra dans la société de Dieu durant toute l'éternité: Pourquoi aimerait-il de revenir ici, puisqu'il a son corps avec lui?

Mes bien-aimés, comme je vous ai parlé aujourd'hui de ce qu'enseignent les philosophes mêmes du monde, dont Dieu a réprouvé et, convaincu de folie la sagesse, nous pourrons demain, avec l'aide du Seigneur, revenir plus longuement sur ce sujet,

1. I Cor. I, 20-24,

 

 

 

 

 

 

SERMON CCXLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. RÉSURRECTION DES MORTS : OBJECTIONS.

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ANALYSE. — L'étude de la nature et surtout l'étude de l'homme a conduit jusqu'à la connaissance de Dieu les philosophes païens, et leur crime n'est pas de l'avoir ignoré, mais de ne l'avoir pas servi et d'avoir adoré les idoles. Or en examinant ce qu deviendrait l'homme après la mort, ces philosophes se sont imaginé qu'une fois séparée du corps l'âme du juste oublierait botes les souffrances de la vie , jouirait du bonheur au ciel et plus tard se réunirait au corps. Système bizarre et rempli de contradictions. 1° Ce qui prouve que l'âme alors n'oublie pas tout, c'est qu'elle désire se réunir à quelque corps : elle a donc gardé le souvenir des corps. 2° Virgile l'appelle malheureuse : elle l'est effectivement, à cause de son ignorance, si elle ne connaît pas les maux qui l'attendent de nouveau sur cette terre ; à cause de ses connaissances, si elle entrevoit ce qu'elle y doit endurer. Pour combattre notre croyance à la résurrection; ces philosophes font une seconde objection : Ils disent que l’âme doit fuir à jamais la matière. Mais d'après eux-mêmes le monde matériel est animé et éternel ; d'après eux encore ces astres sont le séjour et comme le corps de certains esprits, et de plus ces astres sont immortels : deux preuves péremptoires de la fausseté de leurs principes. Il nous reste pour le prochain discours d'autres objections à examiner.

1. La résurrection des morts est une croyance spéciale des chrétiens. Le Christ notre Chef a montré dans sa personne un modèle de cette résurrection : c'est un exemple vivant pour autoriser notre foi et pour déterminer les membres à espérer ce qu'ils voient réalisé â ans leur Chef.

Nous vous disions hier que ces sages de la Gentilité que l'on appelle philosophes, que surtout les premiers d'entre eux ont cherché il pénétrer les mystères de la nature et qu'à la vue de ses oeuvres ils sont parvenus à en connaître l’Auteur (1). Ils n'ont ni entendu les prophètes, ni reçu la loi de Dieu; mais sans rompre le silence Dieu leur a,parlé en quelque sorte par les merveilles de l'univers, dont la beauté les excitait à en rechercher le Fondateur; et jamais ils n'ont pu se persuader. que le ciel et la terre se maintinssent par eux-mêmes. C'est d'eux que parle en ces termes le bienheureux apôtre Paul : " La colère de Dieu, dit-il, éclate du haut du ciel sur toute d'impiété ". — " Sur toute l'impiété? " Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire que du haut du ciel éclate la, colère divine, non-seulement sur la tête des Juifs qui ont reçu la loi et qui en ont offensé l'Auteur, mais encore sur tous les Gentils livrés à l'impiété. Qu'on ne demande pas pourquoi ces menaces adressées aux Gentils, puisqu'ils n'ont pas reçu la Loi? Car

1. Voir serm.CCXL.

l'Apôtre ajoute : " Et sur toute l'iniquité de ces hommes qui retiennent la vérité avec injustice ". Veux-tu savoir,.de quelle vérité il est ici question, puisque ces Gentils n'ont ni reçu la loi, ni entendu un, seul prophète? Apprends-le : " Car ce qu'on peut connaître de Dieu, poursuit l'Apôtre, leur est connu ". Comptent? Le voici encore : " C'est que Dieu le leur a manifesté ". Mais de quelle manière le leur a-t-il manifesté, puisqu'il ne leur a point donné sa loi? Ecoute : " En effet ses perfections invisibles, rendues compréhensibles depuis la formation du monde par ce qui a été fait, sont devenues visibles ". — " Ses perfections invisibles ", celles de Dieu; " depuis la formation du monde ", depuis que lui-même a formé le monde; " rendues compréhensibles par ce qui a été fait, sont devenues visibles " quand évidemment on comprend la création ; " aussi bien " ce sont toujours les paroles de l'Apôtre que je cite ; " aussi bien que sa puissance éternelle et sa divinité " sous-entendu, sont rendues compréhensibles et visibles. " De sorte qu'ils sont inexcusables ". Pourquoi inexcusables

" Parce que connaissant Dieu ils ne l'ont ni glorifié comme Dieu ni remercié ". Il ne dit pas : Parce qu'ignorant Dieu, mais parce que " connaissant Dieu ".

2. Comment l'ont-ils connu? Par ses oeuvres. Interroge la beauté de la terre, la beauté de la mer, la beauté de cette vaste et immense (278) atmosphère, la beauté du ciel; interroge l'harmonie qui règne parmi les étoiles, le soleil qui éclaire le jour par ses rayons, la lune qui diminue les ténèbres de; la nuit qui succède. au jour, les animaux qui se meuvent dans les eaux, ceux qui vivent sur la terre et ceux qui volent dans les airs, tant d'âmes qu'on ne voit pas et tant de corps qui frappent les regards, tant d'êtres visibles qu'il faut diriger et tant d'êtres invisibles qui les dirigent; interroge tout cela. Tout ne répond-il pas : Regarde, admire notre beauté? Leur beauté même est une réponse. Or, qui a fait ces beautés muables, sinon l'immuable Beauté?

Afin aussi de s'appuyer sur l'homme lui-même pour s'élever jusqu'à la connaissance du Créateur de l'univers entier, ils ont examiné les deux parties de son être, le corps et l'âme. C'était examiner ce qu'ils portaient, le corps qu'ils voyaient, l'âme qu'ils ne voyaient pas et sans laquelle toutefois il leur était impossible de voir le corps. L'oeil sans doute était pour eu- l'organe de la vue, mais au dedans il y avait quelque chose pour regarder par cette ouverture. Aussi cette maison tombe en ruines quand en est sorti celui qui l'habite, ces membres se dissolvent quand est parti celui qui les dirige, et c'est parce que le corps tombe ainsi en décomposition qu'il prend le nom de cadavre : cadit, cadavre. Mais quoi ? Les yeux ne sont-ils pas encore intacts? Ils sont ouverts, et pourtant ils ne voient pas. Voilà des oreilles, plus personne pour entendre; voilà une langue, plus de musicien pour la mettre en mouvement. Les philosophes ont donc interrogé ces deux parties d'eux-mêmes, le corps visible et l'âme invisible; et ils ont constaté que la partie invisible l'emporte sur la partie visible, que l'âme qui se dérobe aux regards vaut mieux que le corps qui frappe le regard. Ils ont vu, ils ont sondé, ils ont apprécié ces deux substances et de plus ils ont reconnu que toutes deux sont muables considérées dans l'humanité. Que de changements n'impriment pas au corps là succession des âges, la maladie, la nourriture, le rétablissement et l'épuisement, la vie et la mort? Quant à l'âme reconnue par eux bien supérieure et admirée tout invisible qu'elle fût, il ont également surpris en elle des changements incontestables, car elle va du vouloir au non-vouloir, de la science à l'ignorance, du souvenir à l'oubli, de la crainte à l'audace, de la sagesse à la folie. Puisqu'elle aussi est muable, on ne devait pas s'arrêter à elle; aussi ces philosophes ont-ils passé outre pour rechercher ce qui est immuable.

3. C'est ainsi qu'au moyen de ses oeuvres ils sont parvenus à connaître Dieu. " Mais ils ne l'ont ni honoré ni remercié comme Dieu ", dit encore l'Apôtre. " Au contraire, ils se sont évanouis dans leurs pensées et leur coeur insensé s'est obscurci ; car en prétendant être sages ils sont devenus fous ". En s'attribuant ce qui leur avait été donné, ils ont perdu ce qu'ils possédaient ; en se disant grands hommes, ils ont perdu la raison, Et jusqu'où sont-ils descendus ? " Et ils ont a échangé la gloire de Dieu incorruptible contre une apparence d'image représentant l'homme corruptible ". Voilà l'idolâtrie. Toutefois, ce n'était pas assez de fabriquer des idoles représentant l'homme, ni d'abaisser l'Ouvrier divin jusqu'à le comparer à son oeuvre ; non, ce n'était pas assez. Qu'a-t-on fait encore ? Représentant aussi " des oiseaux et des quadrupèdes et des serpents (1) ". C'est que de ces animaux muets et sans raison ces grands esprits se sont fait des dieux. Je te reprochais d'adorer la ressemblance d'un homme ; que ne ferai-je pas maintenant que tu adores l'image d'un chien, l'image d'une couleuvre, l'image d'un crocodile? Voilà pour tant où sont descendus ces sages ! Plus ils se sont élevés en cherchant, plus en tombant ils sont descendus bas. C'est que plus l'élévation est considérable, plus la chute est profonde.

4. Donc, comme je vous le rappelais hier, ces sages ont cherché à savoir ce qu'ils deviendraient ensuite; ensuite, c'est-à-dire après cette vie. Mais ils ont fait cette recherche en hommes, comment donc auraient-ils pu aboutir ? Sans les enseignements de Dieu, sans les enseignements des prophètes, ils n'ont pu rien découvrir d'authentique et ils ont été réduits à des conjectures que je vous ai rapportées hier. Les âmes perverses quittent le corps, disent-ils, et, comme elles sont impures, elle, rentrent aussitôt dans des corps différents; tandis que pour avoir pratiqué la vertu, les âmes des sages et des justes prennent leur essor vers le ciel en quittant les organes. — A merveille ! voilà pour elles un séjour convenable, puisque leur essor les conduit jusqu'au

1. Rom. I, 18-23.

279

ciel. Qu'y deviennent-elles ? — Elles y resteront, continuent-ils, et se reposeront dans la société des dieux, ayant pour trônes les étoiles. — Ce n'est point là une habitation indigne d'elles; ah ! laissez-les maintenant, ne les faites pas tomber. Cependant, poursuivent-ils, après une longue période, après avoir perdu tout souvenir de leurs anciennes souffrances, le désir de se réunir aux corps se, réveille en elles ; leur plaisir est donc de redescendre, et de fait elles redescendent pour endurer tant d'afflictions, pour oublier Dieu, pour blasphémer contre lui , pour l'abandonner aux convoitises des sens, pour lutter contre les passions charnelles. Ah ! quels espaces elles ont franchis pour se plonger dans cet abîme de maux ! Pour quel motif ? dis-le moi. — Parce qu'elles avaient tout oublié. — Si elles ont oublié tous ces maux de la terre, que n'ont-elles oublié encore les plaisirs des sens ! Hélas ! c'est l'unique chose dont elles n'ont pas perdu le souvenir ; de 1a leur chute profonde. Pourquoi en effet reviennent-elles? Parce qu'elles aiment à demeurer de nouveau dans des corps. D'où leur vient cette inclination, sinon du souvenir d'y avoir séjourné antérieurement? Efface en elles tout souvenir, tu parviendras peut-être à leur conserver la sagesse; ne laisse en elles rien qui les rappelle ici.

5. L'un d'entre eux pourtant a eu horreur de cette doctrine. On lui montrait, ou plutôt il supposait que, dans les enfers un père montrait à son fils. Vous connaissez cela presque tous, et plaise à Dieu qu'un petit nombre seulement le connaissent parmi vous ! Mais si vous êtes peu pour avoir appris à la lecture, combien n'avez-vous pas appris au théâtre qu'Enée descendit aux enfers et que son père lui montra les âmes des Romains illustres qui devaient reprendre des corps. Enée même en fut épouvanté, et s'écria: " Peut-on croire, ô mon père, qu'il y ait quelques-unes de ces grandes âmes pour remonter jamais sous le ciel et reprendre le lourd fardeau de leur corps? " Peut-on croire qu'une fois parvenues au ciel, elles le quittent ? " Eh ! d'où vient à ces malheureuses un désir si cruel de revoir la lumière (1)? " Le fils comprenait mieux que ne l'instruisait son père. Il blâme l'inclination qu'éprouvent ces âmes de se réunir à des

1. Virg. Enéid. liv. VI, V.719-721.

corps ; il traite cette inclination de cruelle, et ces âmes de malheureuses, et il le fait sans rougir.

Et vous, philosophes, si vous êtes parvenus à purifier ces âmes, à les purifier souverainement et jusqu'à leur faire tout oublier, c'est pour les ramener, par cet oubli de nos misères, à les partager de nouveau. Ah ! dites-le moi, je vous en prie, ors même que votre système serait fondé, ne vaudrait-il pas mieux l'ignorer ? Oui, quand même serait vrai ce système, lequel est sûrement aussi faux que honteux, ne vaudrait-il pas mieux y être étranger ? Tu me diras sans doute : A l'ignorer, tu ne seras pas un sage. Pourquoi ne l'ignorer pas ? Puis-je actuellement être meilleur que je ne serai au ciel ? Mais au ciel, quand je serai meilleur et plus 'parfait , j'oublierai , j'ignorerai complètement; quoique meilleur, tout ce que j'ai appris dans ce monde; permets donc que dès maintenant je l'ignore. Tu prétends qu'au ciel on oublie tout; laisse-moi sur terre ignorer tout.

Dis-moi encore, je te prie : Ces âmes savent-elles ou ne savent-elles pas dans le ciel qu'elles doivent passer encore par les misères de cette vie ? Réponds ce que tu voudras. Si elles savent qu'elles doivent endurer encore tant de maux, comment, avec la pensée des douleurs qui les attendent, peuvent-elles être bienheureuses ? Comment peuvent-elles jouir de la félicité quand elles n'ont point de sécurité ? Mais je te comprends, tu vas me répondre qu'elles ne le savent pas. Donc tu crois estimable dans le ciel l'ignorance où tu ne veux pas me laisser sur la terre, puisque tu m'enseignes maintenant ce que d'après toi je ne saurai plus alors. Elles n'en savent rien, dis-tu. Si elles n'en savent rien, si elles ne pensent pas qu'elles souffriront encore, il s'ensuit,que leur félicité est fondée sur l'erreur: En effet, elles,croient n'avoir pas à souffrir ce qu'elles souffriront ; mais croire ce qui est faux, n'est-ce pas être dans l'erreur ? Il est donc bien vrai que leur félicité sera fondée sur l'erreur, que leur bonheur viendra, non de l'éternité, mais de la fausseté. Ah ! que la vérité nous affranchisse, afin que nous puissions être vraiment heureux, car ce n'est pas sans motif que notre Rédempteur a dit . " Si la vérité vous délivre, vous serez libres véritablement ". — C'est bien de lui encore que viennent ces paroles : " Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes (280) disciples, et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous délivrera (1) ".

6. Ecoutez encore une autre conséquence, conséquence plus affreuse, conséquence déplorable, ou plutôt ridicule. Toi qui es un sage, toi qui es un philosophe, j'entends,un philosophe de la terre, tel par exemple que Pythagore, Platon, Porphyre et je ne sais quel autre de ce mérite, pourquoi fais-tu de la philosophie ? En vue, répond-il, de la,vie bienheureuse. — Quand jouiras-tu de cette vie bienheureuse ? — Lorsque j'aurai laissé ce corps sur la terre. — Maintenant donc tu mènes une vie malheureuse, mais tu espères la bienheureuse vie ; au lieu que tu jouiras alors de la vie bienheureuse, mais avec l'espoir de la vie malheureuse. Ne s'ensuit-il pas que le bonheur est dans l'attente du malheur, et le malheur, du bonheur ? Repoussons de telles absurdités ; soit en en riant puisqu'elles ne sont que des chimères, soit en les déplorant à cause de l'importance qu'on y attache ; car il faut le dire, mes frères, ce sont là les grandes extravagances des grands savants. Ah ! ne vaut-il pas mieux nous attacher aux grands mystères des grands saints ? On dit que pressés par l'amour des sens, les âcres purifiées, réformées, devenues sages, s'unissent de nouveau à des corps. Voilà donc où se porte l'affection d'une âme ainsi purifiée ! Quelle putréfaction que cet amour !

7. Il faut donc s'éloigner absolument de tous les corps ? Un de leurs grands philosophes, un philosophe qui a vécu depuis l'établissement de la foi chrétienne, dont il s'est montré le violent ennemi, tout en rougissant de leurs extravagances et en s'améliorant sous quelques rapports au contact des chrétiens, Porphyre a dit et écrit dans ces derniers temps Tout corps est à fuir. Tout corps, dit-il ; comme si tous les corps étaient pour l'âme des liens douloureux. Mais si tout corps absolument est à fuir, comment admirer un corps quelconque devant Porphyre ? comment, d'après l'enseignement de Dieu même, notre foi vante-t-elle la beauté des corps ? Il est vrai que le corps que nous portons maintenant est pour nous un instrument d'expiation, et en s'épuisant il est pour l'âme un fardeau (2) ; n'y voit-on pas toutefois une beauté spéciale, l'harmonie entre les membres, des serfs parfaitement

1. Jean, VIII, 30, 31, 32. — 2. Sag. IX, 15.

distincts ? Il se tient debout et présente à l'attention une infinité d'observations qui ravissent. Ce corps néanmoins deviendra de plus complètement incorruptible, complètement immortel ; il sera d'une souplesse et d'une agilité merveilleuse.

Pourquoi me vanter un corps quelconque? reprend Porphyre ; si l'âme veut être heureuse, tout corps pour elle est à fuir. — Voilà ce que répètent ces philosophes; mais c'est de l'égarement, c'est du déliré. Je me hâte de le prouver, je ne veux pas discuter longuement.

En effet, tout attribut doit avoir un sujet; l'attribut et le sujet sont deux choses inséparables. Aussi, Dieu étant au-dessus de tout, a tout pour sujet. Si donc l'âme a quelque valeur devant Dieu, ne doit-elle pas avoir aussi quelque chose pour sujet ?

Mais je ne veux pas insister sur cette preuve. J'ouvre vos écrits; vous y enseignez que ce monde, que le.ciel, la terre, les mers, tous ces corps immenses, tous ces éléments répandus partout; que tout cet univers composé de tous ses éléments est un animal gigantesque; qu'il a son âme, quoiqu'il n'ait pas de sens corporels, puisqu'extérieurement il est insensible; qu'il a son intelligence et que par elle il s'unit à Dieu; vous dites encore que cette âme du monde porte le nom de Jupiter ou celui d'Hécate et qu'elle est comme l'âme universelle qui dirige le monde et qui fait de lui un animal immense. Vous ajoutez que ce même monde est éternel, qu'il existera toujours et ne finira jamais. Or, si ce monde est éternel, s'il doit subsister toujours ; si de plus il est un animal et que son âme doive rester toujours en lui; comment dire encore que tout corps est à fuir ? pourquoi donc répétais-tu qu'il faut fuir tout corps ? Je soutiens , moi, que les âmes bienheureuses auront éternellement des corps incorruptibles. Mais toi qui cries que tout corps est à fuir, tue donc le monde. Tu veux que je fuie ma chair; que ton Jupiter fuie d'abord et le ciel et la terre.

8. Ne savons-nous pas encore que dans un livre écrit par lui sur la formation du monde, Platon, le maître de tous ces philosophes, nous montre Dieu comme l'Auteur des dieux, comme ayant également formé les dieux du ciel, tous les astres, le soleil, la lune ? Il dit donc que Dieu a fait les dieux célestes; que les étoiles mêmes ont des âmes intelligentes qui (281) connaissent Dieu et des corps matériels qui frappent nos regards.

Maintenant, pour arriver à vous faire comprendre ma pensée : N'est-il pas vrai que ce soleil que vous voyez serait invisible s'il n'était un corps? — C'est incontestable. — N'est-il pas vrai qu'on ne verrait ni la lune ni aucune étoile si également elles n'étaient un corps? Parfaitement vrai. Aussi l'Apôtre dit-il lui-même : " Il y a et des corps célestes, et des corps terrestres "; il ajoute : " Autre est l'éclat des célestes, et autre l'éclat des terrestres ". Il dit encore, à propos de cet éclat des corps célestes : " Autre est la clarté du soleil, autre la clarté de la lune, et autre la clarté des étoiles; car une étoile diffère d'une autre, étoile en clarté. Ainsi en est-il de la résurrection des morts (1) ". Ce qui vous montre que l’éclat même est promis aux corps des saints, et un éclat proportionné aux divers mérites de la charité. Que prétendent de leur côté les philosophes? Ces étoiles que vous voyez, disent-ils sont bien des corps, mais elles ont des âmes intelligentes: ce sont des divinités. Il est vrai, ils peuvent assurer que ces étoiles ont des corps. Ont-elles des âmes intelligentes? Pourquoi l'examiner? Occupons-nous à notre question.

Platon lui-même nous représente Dieu adressant la parole à ces dieux qu'il a tirés

1. I Cor. XV, 40-42.

d'une substance corporelle et d'une substance spirituelle, et leur disant entre autres choses " Puisque vous avez commencé, vous n'êtes ni " immortels ni indissolubles ". A ces mots, ne pouvaient-ils pas trembler ? — Pourquoi ? — Parce qu'ils aspiraient à être immortels et ne voulaient pas consentir à la mort. Afin donc de leur ôter cette crainte, il poursuit : " Vous ne tomberez pas toutefois en décomposition, les arrêts de la mort ne pourront vous atteindre, ils ne l'emporteront pas sur ma volonté, laquelle sera plus puissante pour vous conserver l'immortalité que ces arrêts qui ont empire sur vous ". C'est ainsi que Dieu tranquillise les dieux qu'il a faits ; il leur assure ainsi l'immortalité et s'engage à ne leur laisser pas quitter ces globes lumineux qui forment leurs corps. Et tout corps est à fuir ?

Je le crois et vous le voyez, nous avons répondu aux philosophes; nous leur avons répondu autant que nous le permettaient, et nos propres forces, et le temps destiné à vous entretenir, et votre intelligence. Quelles sont maintenant les raisons les plus pénétrantes, les raisons selon eux irréfutables qu'ils élèvent contre la résurrection des corps? Ce serait trop de vous les exposer aujourd'hui. Néanmoins, comme je vous ai promis l'autre jour de traiter à fond, durant cette semaine, la question de la résurrection de la chair, préparez pour demain, avec la grâce de Dieu, vos oreilles et vos coeurs à entendre ce qui reste à dire encore.

 

 

SERMON CCXLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XIII. DE LA RESURRECTION DES MORTS . AUTRES OBJECTIONS.

282

ANALYSE. — Aucun fait n'a été mieux, constaté que celui de la résurrection de Jésus-Christ. Cependant les hommes charnels ne laissent pas de le nier, parce qu'ils ne croient que ce qu'ils voient, et ils élèvent contre la résurrection du corps plusieurs objections. Ils demandent si les corps ressuscités mangeront, s'ils auront alors leurs difformités actuelles, si les enfants resteront éternellement enfants. Un mot suffit pour réfuter chacune de ces objections. — Il n'en est pas de même de celle qu'ils tirent des lois de la pesanteur. D'après elles, disent-ils, il est impossible à un corps ressuscité d'habiter le ciel. Le Christ cependant est monté. D'ailleurs ne confessent-ils pas eux-mêmes la toute-puissance de Dieu ? Enfin combien de faits même naturels opposés aux lois de la pesanteur ! Ne voit-on pas se soutenir au-dessus de l'eau le bois et le plomb même ? Les nuées se soutenir à leur tour au-dessus de l'air ? Des corps massifs se montrer beaucoup plus légers dans leurs mouvements que des corps très-légers. — Si l'on dit que les corps ressuscités des saints seront tout spirituels , c'est pour exprimer combien ils seront souples au moindres inspirations de l'âme. Ce qui doit enfin éloigner de notre esprit tout doute au sujet de notre résurrection future, c'est la fidélité de Dieu à accomplir toutes ses autres promesses.

1. Durant ces jours consacrés à la résurrection du Seigneur, traitons, autant que nous le pourrons avec sa grâce, de la résurrection de la chair. Telle est en effet notre croyance ; tel est le bienfait dont nous voyons la promesse et l'idéal dans la chair ressuscitée de Jésus-Christ Notre-Seigneur. Car il a voulu non-seulement nous annoncer, mais encore nous montrer ce qu'il nous réserve pour la fin du siècle.

En effet ceux qui l'accompagnaient alors le contemplèrent, et comme ils étaient frappés de stupeur et croyaient voir un esprit, ils s'assurèrent au toucher qu'il avait un corps solide. Il parla donc, non-seulement à leurs oreilles en faisant entendre des mots, mais encore à leurs yeux en leur montrant la réalité; non content même de se faire voir, il permit qu'on le touchât, qu'on le palpât. " Pourquoi ce trouble, dit-il, et ces pensées qui montent dans votre coeur ? " C'est qu'ils s'imaginaient voir un esprit. " Pourquoi ce trouble et ces pensées qui montent dans votre coeur ? Voyez mes mains et mes pieds; touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni os ni chair comme vous m'en voyez ". Et c'est contre une telle évidence qu'on élève des doutes ! Que peuvent d'ailleurs des hommes qui goûtent ce qui vient de l'homme, que de s'élever contre Dieu en parlant de Dieu? Car Jésus est Dieu, et eux sont des hommes. " Mais Dieu sait combien sont vaines les pensées de l'homme (1) ". Toute la règle de l'homme char net est de ne croire que ce qu'il a l'habitude de voir. Eux donc croient aussi ce qu'ils voient,, mais non ce qu'ils ne voient pas. En dehors du cours ordinaire Dieu fait-il des miracles comme il le peut, puisqu'il est Dieu? Tant d'hommes qui naissent chaque jour, quand ils n'étaient rien, sont sans doute de plus grands prodiges que quelques hommes ressuscitant lorsque déjà ils existaient. On n'a pu considéré néanmoins ces premiers miracles comme miracles, l'habitude de les voir leu dépréciés. Le Christ est ressuscité; le fait est sûr. Il avait un corps; il avait une chair quia été suspendue à la croix, qui a rendu le der nier soupir et qui a été déposée dans un sépulcre. Lui qui avait vécu en elle l'a montrée ensuite pleine de vie. Pourquoi nous en étonner? Pourquoi ne croire pas? C'est Dieu qui a fait ce prodige; considère qu'il en est l'Auteur, et bannis le doute.

2. On demande si l'épuisement qui se fait sentir dans le corps, sera senti encore à la résurrection des morts ? — Non. — Si c'est non, pourquoi mangera-t-on ? Et si l'on ne doit pas manger, pourquoi le Seigneur a-t-il mangé après sa résurrection ? On vient de lire l’Evangile et nous avons vu que ce fut trop peu pour lui, quand il voulut prouver avec évidence sa

1. Ps. XCIII, 11.

283

résurrection, de se montrer plein de vie aux yeux de ses disciples et de se faire toucher par eux; il ajouta même : " Avez-vous ici quelque chose à manger? Et ils lui offrirent un morceau de poisson rôti et un rayon de miel ; il en mangea puis leur donna le reste (1) ". On nous objecte donc : Si le corps ne perdra plus rien à la résurrection, pourquoi le Christ votre Seigneur a-t-il mangé ? — Vous avez lu qu'il a mangé; avez-vous lu qu'il ait eu faim? S'il a mangé, ce n'est pas par besoin, c'est qu'il le pouvait; au lieu que s'il avait eu faim, c'est qu'il aurait été dans le besoin. D'un autre côté, s'il n'avait pu manger, ne serait-ce pas une preuve de faiblesse? Des anges même n'ont-ils pas mangé en recevant l'hospitalité de nos pères (2), sans cesser néanmoins d'être incorruptibles?

3. Ou dit encore : Ressuscitera-t-on avec les difformités corporelles que l'on avait en mourant? Je réponds : Non. On ajoute : Pourquoi donc le Seigneur est-il ressuscité avec les cicatrices de ses plaies? — Que répondre, sinon encore qu'il l'a pu, sans que cela fût nécessaire? Il a donc voulu ressusciter et se montrer avec ses cicatrices pour dissiper bien des doutes; et ses plaies cicatrisées n'ont-elles pas fermé pour beaucoup la plaie de l'incrédulité?

4. On poursuit la discussion, on nous adresse encore cette demande : Les enfants qui meurent en bas âge ressusciteront-ils petits enfants, ou à la maturité de l'âge ? Nous ne voyons pas que cette question soit résolue dans les Écritures. II est bien promis que les corps ressusciteront incorruptibles et immortels; mais lors même que les enfants ressusciteraient en bas âge et avec leurs petits membres, s'ensuit-il qu'ils auraient la même faiblesse, qu'ils ne pourraient ni se tenir debout ni marcher? Il est plus croyable toutefois, plus probable, plus vraisemblable qu'ils ressusciteront dans la vigueur de l'âge et qu'ils recevront comme une grâce ce que devait leur procurer la prolongation de leur vie. Nous imaginerions-nous aussi que la vieillesse en ressuscitant sera essoufflée et courbée comme elle l'est? Enfin éloigne toute idée d'épuisement et suppose tout ce que tu voudras.

5. Pourtant, reprends-tu, est-il possible à un corps de terre de séjourner au ciel? C'est ici surtout que nous arrêtent ces grands philosophes de la Gentilité dont je vous ai rappelé les

1. Luc, XXIV 37-43. — 2. Gen. XVIII, 1-9; Tob. XII, 19.

opinions insensées, ou tout au moins humaines; attendu. qu'ils ont cherché à s'éclairer, 'non pas avec le secours de l'Esprit de Dieu, mais d'après les conjectures de leur propre raison. Pour nous embarrasser ils discutent habilement sur les lois de la pesanteur et sur l'harmonie des éléments; ils disent,, ce que du reste constatent nos regards, que le monde est tellement disposé, que la terre en occupe comme le fond ; l'eau vient en second lieu et se répand au-dessus de la terre, l'air vient en troisième lieu, et l'éther en quatrième lieu s'élève au-dessus de tout. Ce dernier élément qu'ils nomment éther, est, disent-ils, un feu limpide et pur qui a servi à former les astres et où ne saurait, d'après les lois mêmes de la pesanteur, subsister rien de terrestre. Répondrons-nous que nos corps après la résurrection n'habiteront pas le ciel mais une terre nouvelle? Ce serait trop de hardiesse, ce serait témérité et parler même contre la foi. Car la foi nous enseigne que nos corps nous permettront alors de nous transporter partout et aussi rapidement que nous voudrons. D'ailleurs en affirmant, pour échapper à la difficulté tirée des lois de la pesanteur, que nous vivrons sur la terre, comment expliquer que Notre-Seigneur est monté au ciel avec sont corps?

6. Vous n'avez pas oublié ce que l'Evangile vient de vous rappeler encore : " Les mains élevées, il les bénit; et il arriva, pendant qu'il les bénissait, qu'il s'éloigna d'eux et monta au ciel (1) ". Qui montait ainsi au ciel? Le Seigneur, le Christ. Quel Christ, quel Seigneur? Le Seigneur Jésus. Voudrais-tu séparer en lui l'humanité de la divinité, faire en lui deux personnes, l'une divine, l'autre humaine, supprimer ainsi la Trinité et introduire une espèce de quaternité? Homme, tu es à ta fois un corps et une âme; ainsi le Verbe Notre-Seigneur est-il aussi un âme et un corps. Mais comme Verbe il n'a point quitté soif Père; il est venu parmi nous sans s'éloigner de son Père, et tout en prenant un corps dans le sein maternel il n'a point abandonné le gouvernement du monde. Qu'est-ce donc qui dans sa personne montait au ciel, sinon ce qu'il avait pris sur la terre, cette chair, ce corps dont il disait à ses disciples : "Touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni os ni chair, comme vous m'en voyez ". Croyons cela, mes frères,

1. Luc, XXIV, 51, 52.

284

et si nous réfutons difficilement les objections des philosophes, ajoutons foi sans difficulté à ce que le Seigneur a montré dans sa personne. Laissons-les à leur babil et croyons.

7. Pourtant, reprennent-ils, un corps terrestre ne saurait habiter le ciel. — Et si Dieu le voulait? Attaque-toi maintenant à Dieu et soutiens qu'il n'a pas ce pouvoir. Mais tout païen que tu sois, ne confesses-tu pas que Dieu est tout-puissant? Ne lit-on pas dans un livre de Platon ce que j'en citais hier, savoir que le Dieu suprême dit aux dieux que lui-même a formés : " Dès que vous avez commencé, vous ne sauriez être ni immortels ni indissolubles. Toutefois vous ne tomberez pas en décomposition et les arrêts de la mort ne pourront vous atteindre; ils ne l'emporteront pas sur ma volonté, laquelle sera plus puissante pour vous conserver l'immortalité, que ces arrêts qui ont empire sur vous (1) ". C'est ainsi que Dieu soumet tout à sa volonté suprême, il peut même ce qui est d'ailleurs impossible. Quel' est en effet le sens de ces paroles : Vous ne sauriez être immortels, mais je ferai que vous le soyez, sinon celui-ci : Je fais, moi, ce qui ne se peut faire?

8. Toutefois je veux bien encore examiner les différentes lois de la pesanteur. Dis-moi, je t'en prie, la terre n'est-elle pas la terre, l'eau n'est-elle pas l'eau, l'air n'est-il pas l'air et l'éther ou le ciel n'est-il pas ce feu limpide dont nous avons parlé? Ce sont là en effet les quatre éléments qui ont construit et élevé le monde, ou plutôt qui ont servi à le former. Eh bien ! qu'y a-t-il en bas? La terre. — Au-dessus? — L'eau. — Au-dessus de l'eau? — L'air. — Au-dessus de l'air? — L'éther, le ciel. — Que sont maintenant les corps solides qu'on peut saisir et manier? Je ne parle pas des liquides qui tombent et qui coulent; je parle des corps solides proprement dits : à quel élément appartiennent-ils? Est-ce à la terre, à l'eau, à l'air ou à l'éther? — A la terre, répondras-tu. — Le bois est donc un corps terrestre? Sans aucun doute. Il se forme dans la terre, il s'y nourrit, il s'y développe; c'est un corps solide et non un corps liquide. — Revenons maintenant aux lois de la pesanteur. En bas est la terre; suis bien la progression. Et au-dessus de la terre? — L'eau. —Pourquoi donc le bois nage-t-il sur l'eau? C'est un corps

1. Voir Cité de Dieu, liv. XXII, ch, 26.

terrestre, et d'après les lois de la pesanteur,on devrait le voir au-dessous et non pas au-dessus de l'eau. Voilà, l'eau qui sépare la terre de ce bois. Au-dessous, la terre, ensuite, l'eau; puis encore la terre au-dessus de l'eau, puisque ce morceau de bois est de la terre. C'en est fait de tes lois, attache-toi donc à la foi.

Ainsi quand le bois nage sur l'eau au lieu de s'y enfoncer, c'est un corps terrestre qui s'élève au-dessus du second élément de l'univers.

9. Observe un autre phénomène plus étonnant encore. Il y a des corps très-lourds qui pourtant viennent de la terre encore; ils s'enfoncent dans l'eau sitôt qu'on les jette dessus, et descendent jusqu'à ses dernières profondeurs : tels sont le fer et le plomb surtout. Qu'y a-t-il en effet de plus lourd que le plomb ? Toutefois entre les mains d'un ouvrier ce plomb prend une forme concave et il nage au-dessus de l'eau. Et Dieu ne ferait pas pour mon corps ce que fait un ouvrier pour du plomb ?

Où enfin placez-vous l'eau? Rappelez-vous dans quel ordre sont superposés les éléments. — L'eau , répondrez-vous , vient immédiatement au-dessus de la terre. — Mais pourquoi donc, avant de couler sur la terre, voit-on des fleuves suspendus aux nuées?

10. Reviens maintenant avec toute ton attention à ce que je vais dire encore, si Dieu m'en fait la grâce. Que voit-on se mouvoir plus facilement et plus rapidement s'élancer, d'un corps plus léger ou d'un corps plus lourd? Qui ne dirait que c'est le corps le plus léger? Il est bien vrai, les corps plus légers se meuvent avec plus de facilité, et s'élancent avec une rapidité plus grande que les corps lourds. Voilà bien la règle, et c'est après avoir considéra tout avec attention que tu as répondu: Les corps légers se meuvent plus facilement, et plus rapidement s'élancent que les corps lourds. Voilà ce que tu dis. Mais dis-moi encore : Pourquoi l'araignée légère se meut-elle si lentement, tandis que le lourd cheval court avec rapidité? Parlons des hommes eux. mêmes : Un grand corps n'est-il pas plus lourd et un petit corps plus léger, puisqu'il pèse moins? Saris doute, si un autre le porte. Mais si chacun porte son corps, l'homme vigoureux peut courir, tandis que l'homme épuisé de langueur peut à peine marcher. Pèse un homme maigre et un homme robuste;

285

l'un languissant et à qui quelques as suffisent pour faire équilibre, et l'autre bien portant et pesant beaucoup plus : essaie de les soulever tous deux, tu trouveras lourd le bien portant et le malade plus léger. Eloigne-toi maintenant, qu'ils essaient de marcher; laisse chacun d'eux conduire son corps; mais l'épuisé fait à peine un pas, tandis que court le vigoureux et le robuste. Ah ! si telle est la puissance de la santé, que ne pourra l'immortalité?

11. Dieu donc donnera à ces corps une souplesse merveilleuse, une merveilleuse agilité, et ce n'est pas sans motif qu'on les nomme spirituels. S'ils portent ce nom, ce n'est pas qu'ils soient des esprits et qu'ils aient cessé de dire des corps. Ne dit-on pas de notre corps actuel qu'il est un corps animal? Pourtant il n'est pas une âme, mais un corps réel. Eh bien! comme on dit aujourd'hui que notre corps est un corps animal sans qu'il soit notre âme; ainsi on dit que seront spirituels les corps ressuscités, quoiqu'ils ne soient point des esprits mais des corps véritables. Pourquoi donc appeler ces corps spirituels, mes très-chers frères, sinon parce qu'ils obéiront au moindre mouvement de l'esprit ? Alors en effet il n'y aura rien en toi pour s'opposer à toi, rien en toi pour se révolter contre toi. On ne pourra plus dire en gémissant avec l'Apôtre : " La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair (1) " ; ni : "Je vois dans mes membres une autre, loi qui résiste à la loi de mon esprit (2)". Il n'y aura plus de ces luttes; ce sera la paix, la paix parfaite. Tu seras où lu voudras, mais sans t'éloigner de Dieu ; tu seras où tu voudras, mais où que tu ailles, ton Dieu sera avec toi , comme tu seras toujours avec cette source de ta félicité.

12. Que nul donc n'essaie ni de tromper, ni

1. Gal. V, 17. — 2. Rom. VII, 23.

d'argumenter, ni de se livrer à des raisonnements qui l'égarent; et soyons invinciblement sûrs que se réaliseront les divines promesses. Mes frères, quand on voyait le Christ en personne et qu'on le croyait un esprit, non-seulement il se montrait aux yeux, mais de plus il se faisait toucher de la main pour prouver qu'il avait un corps véritable. Non content même, pour convaincre de la vérité de la foi, d'avoir mangé, non par nécessité mais par condescendance; comme ses disciples étaient en quelque sorte tout.tremblants de joie , il leur raffermit le coeur par les saintes Ecritures et il leur dit: " Je vous prévenais donc, quand j'étais encore avec vous, qu'il fallait que s'accomplît tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les prophètes et dans les psaumes. Alors il leur ouvrit l'intelligence, comme s'exprime l'Evangile qu'on a vient de lire, pour qu'ils comprissent les Ecritures, et il leur dit : Ainsi est-il écrit et c'est ainsi qu'il fallait que le Christ souffrît et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et qu'on, prêchât en son nom la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations, en commençant par Jérusalem (1) ". De ces deux événements nous n'avons pas vu l'un, nous voyons l'autre. Quand le Sauveur f lisait ses promesses, on ne les voyait pas encore réalisées. Les Apôtres voyaient bien le Christ, devant eux, mais ils ne, voyaient pas l'Eglise répandue par tout l'univers ; ils voyaient le Chef et ne faisaient que croire au corps. A notre tour, aujourd'hui; nous aussi nous avons la grâce qui nous convient et le cours des siècles est destiné à appuyer la même foi sur les plus solides arguments. Les Apôtres donc voyaient le Chef et croyaient au corps, pour nous, nous voyons le corps, croyons au Chef.

1. Luc, XXIV, 44-47.

 

 

 

SERMON CCXLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES XIII. ÉTAT DES CORPS RESSUSCITÉS.

286

ANALYSE. — Après avoir expliqué pourquoi Jésus-Christ ressuscité défendit à Madeleine de le toucher quand il s'était laissé toucher par les autres saintes femmes, saint Augustin aborde la question de savoir ce que deviendront après la résurrection des membres de nos corps dont nous n'aurons plus à faire aucun usage. Il répond que comme aujourd'hui nous avons dans nom corps des parties pour nous servir et d'autres pour nous embellir; ainsi après la résurrection la plupart de nos membres seront, simplement destinés à jeter sur nos corps un vif éclat ; car les membres intérieurs eux-mêmes seront visibles et transparents, et tout en nous sera d'une beauté ravissante. Mais qu'aurons-nous à faire ? N'est-ce donc rien que de contempler, que de louer, que d'aimer Dieu ? Seulement nous ne nous en lasserons pas, comme ici nous nous lassons de ce que nous avons le plus ardemment désiré.

1. On a commencé à lire aujourd'hui le récit de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après l'Évangéliste saint Jean. Vous savez en effet, et je vous en avais prévenu, que durant ces quelques jours on lit la résurrection du Sauveur dans les quatre Evangiles.

Il n'y a , dans ce que nous venons d'entendre, qu'une chose qui préoccupe ordinairement, c'est de savoir pourquoi le Seigneur Jésus a dit à cette femme qui eut le bonheur de le voir plein de vie quand elle cherchait simplement à découvrir son corps : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ". Je vous ai fait remarquer, et vous devez vous en souvenir, que chacun des Evangélistes ne rapporte pas tout, mais que les uns disent ce qu'ont omis les autres. Il ne faut pourtant pas croire qu'ils se contredisent; mais il faut les étudier sans esprit de contention, avec intelligence et piété. Au témoignage donc de saint Matthieu, le Sauveur après sa résurrection se présenta à deux femmes, dont l'une était celle dont nous venons de parler; il leur dit: " Je vous salue. Mais elles s'approchèrent de lui, embrassèrent ses pieds, et l'adorèrent (1) "; il n'était pourtant pas monté encore vers son Père. Comment donc dit-il maintenant à l'une d'elles : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? " Ces paroles ne semblaient-elles pas indiquer que Marie pourrait le toucher

1. Matt. XXVIII, 9.

lorsqu'il serait monté au ciel ? Et pourtant, si on ne peut le toucher sur la terre, quel mortel peut l'atteindre depuis qu'il trône dans le ciel ?

2. Mais cet attouchement est une figure mystérieuse de la foi. Croire au Christ, c'est le toucher; aussi cette autre femme qui souffrait d'une perte de sang disait-elle en elle-même: " Si je touche le bord de son vêtement, je serai guérie (1) ". Elle le toucha avec foi et recouvra aussitôt la santé qu'elle se promettait. Afin donc de nous faire connaître ce que c'est que de le toucher, le Seigneur dit aussitôt à ses disciples: "Qui m'a touché? " — "La foule vous presse, répondirent-ils, et vous demandez : Qui m'a touché ? Quelqu'un m'a touché, reprit-il (2) ". N'était-ce pas dire: la foule me presse, mais la foi me touche. Par conséquent, lorsque le Sauveur dit à Marie; " Garde-toi de me toucher, puisque je ne suis pas encore monté vers mon Père ", Marie semblait personnifier l'Eglise qui ne crut en lui qu'après son ascension . vers son Père, le vous le demande à vous-mêmes , de quelle époque date votre foi ? J'adresse la même question à l'Eglise répandue par tout l'univers et elle me répond de concert : J'ai commencé à croire depuis que Jésus est monté vers son Père. Que signifie : J'ai commencé à croire, sinon : J'ai commencé à le toucher? Beaucoup d'hommes charnels n'ont vu dans le Christ que son humanité, leur regard n'a

1. Matt. IX, 21. — 2. Luc, VIII, 43-46.

287

point découvert la divinité voilée dans sa personne. Ceux-là ne l'ont pas bien touché, parce qu'ils n'ont pas cru comme il faut croire. Veux-tu le bien toucher? Sache qu'il est coéternel à son Père et tu l'as touché comme il convient. Mais si tu ne vois en lui qu'un bomme, il n'est pas encore, pour toi, monté vers son Père.

3. Si donc le Seigneur Jésus voulut faire constater par les sens de l'homme la réalité de son corps, c'était pour prouver davantage la résurrection de la chair: et en montrant, après sa résurrection, son corps plein de vie, il ne prétendait que nous amener à croire la résurrection des morts.

Mais comme tout sera alors réparé, dans nos corps, il est une question difficile, question relative à l'usage de nos membres, que soulèvent à la fois les esprits qui veulent s'instruire et les esprits qui cherchent à disputer. Quel que soit, disent-ils, le nombre des membres de notre corps, on sait bien à quoi chacun d'eux est destiné. Qui ne sait effectivement, qui ne voit que nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, une langue pour parler, des narines pour flaire, des dents polir mâcher, des mains pour travailler, des pieds pour marcher,et à quoi sont appelées les parties nobles? Les organes même intérieurs que Dieu a voilés pour qu'ils ne fissent pas horreur à l'oeil, tout ce qui est en nous et jusqu'à nos intestins,tous ne remplissent-ils pas des fonctions que connaissent beaucoup d'hommes et surtout les médecins ? Voici donc comment on argumente contre nous : Si nous devons avoir, après la résurrection, des oreilles pour entendre, des yeux pour voir et une langue pour parler; à quoi nous serviront, puisque nous ne mangerons pas, les dents, l'oesophage, les poumons, l'estomac, les intestins qui donnent passage aux aliments et où ils se transforment pour entretenir en nous la vie ? A quoi nous serviront enfin les membres que l’on voile, puisqu'il n'y aura ni génération ni déjection ?

4. Que leur répondre ? Dirons-nous que nous n’aurons point en ressuscitant ces organes intérieurs, pas plus que des statues? Les dents s’expliqueront facilement, attendu qu'ils servent, non-seulement à mâcher, mais encore à parler, tirant de notre langue les sons ou les syllabes comme l'archet qui frappe sur les cordes d'une lyre. Quant à nos autres membres, ils seront donc pour la beauté et non pour le besoin, pour l'agrément de la vue et non pour la nécessité. Seront-ils déplacés pour n'avoir pas de fonctions à remplir ? Aujourd'hui, il est vrai, en raison même de notre défaut d'expérience et de notre ignorance des raisons qui expliquent chaque chose, la vue des parties intérieures de notre corps nous ferait plutôt horreur qu'elle ne nous ravirait d'admiration. Qui connaît à fond les rapports de ces membrés entre eux et leurs proportions merveilleuses? Tout y est si beau, qu'on adonné à cet ensemble le nom d'harmonie; expression empruntée à la musique, qui sait tendre avec tant de précision les cordes d'une harpe. Si toutes ces cordes rendaient le même son , que pourrait-on jouer ? C'est en les étendant diversement qu'on obtient des sons divers; et ces sons divers combinés par la raison produisent non pas pour les yeux, mais pour les oreilles une harmonie qui les ravit. En étudiant sous ce rapport les membres du corps humain, on est enchanté, ravi; et les hommes vraiment intelligents préfèrent cette beauté à toute beauté visible. Nous n'en avons pas conscience aujourd'hui, mais nous la verrons alors; non que nos membres intérieurs doivent être mis à nu, mais tout voilés qu'ils resteront, ils ne pourront se dérober à nos regards.

5. On me criera sans doute : Comment, s'ils sont voilés, ne pourront-ils se soustraire à nos regards ? — Nos coeurs seront à découvert, et on ne verrait pas nos entrailles ? Oui, mes frères, nos pensées mêmes, ces pensées que discerne maintenant le regard seul de Dieu , apparaîtront réciproquement aux yeux de tous dans cette société des saints. Nul ne cherche à y dissimuler ce qu'il pense, parce que nul n'y pense mal. Aussi l'Apôtre dit-il : " Gardez-vous de juger avant le temps " ; en d'autres termes : Ne jugez pas témérairement quand vous ne savez dans quelle intention on agit. Pourquoi blâmer ce qui peut être fait avec de bonnes vues ? Ne cherche pas au-delà de ce que petit l'humanité. A Dieu seul il appartient de lire dans l'âme; les hommes ne sauraient juger que de ce qui est extérieur. " Gardez-vous donc de juger avant le temps ". Qu'est-ce à dire, " avant la temps ?" Le voici dans la suite du texte : " Jusqu'à ce que le Seigneur vienne et jette la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres ". Quelles sont ces ténèbres ? L'Apôtre le dit clairement dans ce qui (288) suit: " Jusqu'à ce qu'il jette la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres ". Et puis ? Ecoute : " Alors il manifestera les pensées du coeur (1) ". Ainsi, jeter la lumière sur ce qui est caché dans les ténèbres, c'est manifester les pensées du tueur. Pour chacun de nous ses propres pensées sont aujourd'hui en lumière, puisqu'il les connaît; mais elles sont pour notre prochain dans les ténèbres, puisqu'il ne les voit pas. Alors au contraire les autres sauront ce due tu auras conscience de penser. Que crains-tu ? Si tu veux aujourd'hui cacher tes pensées, si tu redoutes qu'elles soient rendues publiques, n'est-ce point parce que tu en as quelquefois de mauvaises, de honteuses, de vaniteuses ? Là, quand tu y seras, tu n'en auras que de bonnes, que d'honnêtes, que de vraies, que de pures, que de généreuses ; et tu n'auras pas plus envie de soustraire aux regards ta conscience, que tu n'en as maintenant d'y soustraire ta face.

Effectivement, mes très-chers frères; n'est-il pas vrai que nous nous connaîtrons tous? Vous imaginez-vous que vous me reconnaîtrez alors parce que vous me connaissez aujourd'hui , mais que vous ne connaîtrez ni mon père, que vous n'avez jamais vu, ni aucun des évêques qui ont siégé dans cette église si longtemps avant moi ? Vous connaîtrez tout le monde ; et cette connaissance ne se bornera pas à distinguer chacun par l'extérieur; elle sera réciproquement aussi profonde que possible. Tous verront aussi bien et beaucoup mieux que ne voient maintenant les prophètes, ils verront à la manière de Dieu même, puisqu'ils seront remplis de lui; et il n'y aura rien pour échappera autrui ni pour blesser personne.

6. On aura donc tous ses membres, ceux mêmes que l'on appelle aujourd'hui honteux et qui ne le seront plus alors ; et à l'abri de toute impression voluptueuse, on n'aura point à veiller pour conserver l'honneur de la pureté. Ici même, où la nécessité, qui aura complètement disparu alors, est comme la mère de toutes nos oeuvres, n'y a-t-il pas dans nos corps des parties qui ne servent absolument qu'à l'embellir ?

Je jetais tout à l'heure un coup d'oeil sur nos membres; regardons-les maintenant avec un peu plus d'attention. Nous avons des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des

1. I Cor. IV, 5.

narines pour flairer, une bouche et une langue pour parler, des dents pour mâcher, un gosier pour avaler, un estomac pour recevoir et digérer, des intestins pour conduire en bas nos aliments, les membres honteux pour servir à la génération ou aux déjections, les mains pour travailler et les pieds pour marcher. Mais à quoi sert la barbé, sinon et uniquement à embellir? Pourquoi Dieu a-t-il donné la barbe à l'homme ? Je vois comme elle le pare, je ne cherche pas à quoi elle lui sert. On voit pour quoi la femme a des seins, c'est pour allaiter ses enfants; mais l'homme, pourquoi en a-t-il ? Cherches-en l'utilité, il n'en est aucune; mais si l'idée de beauté se présente à toi, ne siéent-ils pas à la poitrine de l'homme lui même ? Supprime-les, tu verras bientôt quelle beauté de moins, quelle laideur de plus.

7. Croyez donc, mes très-chers frères, croyez et soyez intimement convaincus que beaucoup de nos membres n'auront pas alors de fonctions à remplir, mais que chacun aura sa beauté propre. Là rien d'indécent, rien de discordant, mais une paix souveraine; rien de difforme, rien de blessant pour la vue, mais Dieu sera béni de tous. Si dès maintenant, malgré l'infirmité de notre chair et la faiblesse de nos membres, la beauté corporelle va jusqu'à provoquer la passion, exciter à l'étude et éveiller la curiosité ; si pour celui à qui se révèle l'harmonie de nos organes, ils n'ont pu être formés que par Celui qui a formé les cieux, et s'il n'y a qu'un Créateur possible de ce qu'il y a de plus petit comme de ce qu'il y a de plus grand : à combien plus forte raison ce spectacle nous ravira-t-il dans ce séjour d'où sont bannis, et la passion, et l'épuisement, et la difformité, et les souffrances qu'engendre le besoin, pour faire place à l'interminable éternité, à la vérité qui enchante, à la félicité suprême !

8. Que ferai-je alors ? me diras-tu, que ferai-je dès que je n'aurai plus à faire usage de mes organes ? Eh ! ne sera-ce pas agir que d'être là, de contempler, d'aimer et de bénir? Ces saints jours de fête qui s'écoulent après la résurrection du Seigneur, sont l'emblème de la vie que nous mènerons après être ressuscités nous-mêmes. Si le temps du Carême signifie avant Pâques l'existence laborieuse que nous font les afflictions et la mort qui nous attend ; ces jours de joie sont l'indice de la vie future durant laquelle nous devons régner avec le Seigneur. Nous traversons maintenant (289) la vie représentée par la quarantaine qui précède la fête de Pâques; quant à la vie que symbolisent les cinquante jours qui suivent la résurrection du Sauveur, nous n'en jouissons pas, nous l'espérons; nous faisons plus, nous l'aimons en même temps que nous l'espérons; cet amour même est la louange de Dieu qui nous a fait ces grandes promesses, et cette louange se traduit par le chant de l’Alleluia. Que signifie Alleluia? Alleluia est une expression hébraïque qui signifie Louez Dieu: Allelu, louez ; ia. Dieu. En chantant donc Alleluia ou Louez Dieu, nous nous excitons réciproquement à louer le Seigneur, et l'harmonie de nos coeurs, mieux encore que l'harmonie de la harpe, chante les louanges de Dieu, répète Alleluia. Mais après avoir chanté, la faiblesse de nos organes demande que nous réparions nos forces. Pourquoi les réparer , sinon parce qu'elles s'épuisent ? De fait, telle est notre infirmité corporelle, telles sont les importunités de la vie, que les choses les plus admirables finissent par engendrer une espèce de dégoût. Comme nous regrettions ces jours de fête quand nous les voyions s'écouler, quoique néanmoins ils dussent revenir chaque année, et avec quel bonheur les voyons-nous revenir à l'époque déterminée ! Eh bien ! si on nous disait : Chantez l’Alleluia sans interruption, nous nous excuserions. Pourquoi ? parce que la lassitude ne nous le permettrait pas ; parce que, si beau qu'il soit, nous y trouverions l'ennui et la fatigue. Mais là, point d'épuisement ni de dégoût. Restez donc debout et chantez, " vous qui demeurez dans la maison du Seigneur, dans les parvis du sanctuaire de notre Dieu (1)". Pourquoi demander ce que tu pourras y faire? " Heureux, est-il écrit, ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur ; ils vous loueront dans les siècles des siècles (2) ".

1. Ps. CXXX, 1. — 2. Ps. LXXXIII, 5.

 

 

SERMON CCXLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).

ANALYSE . — La passion et la mort de Jésus-Christ avait fait perdre à ses Apôtres mêmes la foi en sa divinité ; et Marie-Madeleine en le cherchant ne paraît l'avoir cherché que comme homme et comme prophète. Ce qui prouve qu'il ne faut pas entendre à la lettre la défense que lui fit le Sauveur de le toucher, c'est qu'il se laissa toucher non-seulement par les Apôtres, mis encore par les saintes femmes et par elle-même. " Ne me touche pas, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ", signifie donc : Je veux qu'en m'approchant tu me considères comme le Fils de Dieu et comme devant bientôt retourner au ciel, tan patrie véritable. Les paroles de Jésus sont par conséquent la condamnation des disciples de Photin et d'Arius

1. On a commencé à lire aujourd'hui la résurrection de Notre-Seigneur d'après l'Evangile de saint Jean. On nous y a montré et nous avons vu des veux de la foi le tendre attachement d'une sainte femme pour sa personne sacrée. Elle le cherchait, mais son corps n'était encore pour elle que le corps d'un homme, et elle ne l'aimait que comme un Maître excellent. Elle ne comprenait pas, elle ne croyait

1. Jean, XX, 1-18.

pas qu'il fût ressuscité d'entre les morts; et quand elle vit la pierre ôtée de l'entrée du sépulcre,, elle crut que le corps de Jésus avait été enlevé, et elle en porta aux disciples la triste nouvelle. Deux d'entre eux coururent aussitôt : c'étaient Pierre et Jean, Jean que Jésus aimait plus que les autres; car, comme leur Seigneur, il les aimait tous. Ils coururent donc pourvoir si, comme le disait Madeleine, le corps sacré avait été enlevé du tombeau. Ils arrivent, regardent, ne le trouvent pas, et ils (290) croient. Que croient-ils? Ce qu'ils ne devraient pas croire. Quand vous entendez ces mots " Et ils crurent ", vous vous imaginez peut-être qu'ils crurent ce que réellement ils devaient croire, savoir, que le Seigneur était ressuscité d'entre les morts. Ce n'est point cela qu'ils crurent, mais ce que leur avait dit Madeleine; et pour vous en convaincre, l'Evangéliste ajoute immédiatement : " Car ils ne savaient encore, comme le disent les Ecritures, qu'il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ".

Où est leur foi? Où est la vérité si souvent attestée par eux? Le Seigneur Jésus ne leur avait-il pas déclaré lui-même, et plusieurs fois, avant sa passion, qu'il serait trahi, mis à mort et qu'il ressusciterait? Mais il parlait à des hommes encore sourds. Déjà Pierre lui avait dit : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ". Déjà il lui avait été répondu : " Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. A mon tour je te déclare que tu es Pierre et que sur cette Pierre je bâtirai mon Eglise, et que les portes de l'enfer n'en triompheront pas (1) ". Hélas ! une foi si éclairée a comme sombré quand le Seigneur a été attaché à la croix Pierre a cru que Jésus était le Fils de Dieu, mais c'est seulement jusqu'à ce qu'il l'a vu suspendu au gibet, cloué, mort et enseveli; car alors il a perdu tout ce qu'il possédait. Qu'est devenue cette pierre ? Qu'est devenue sa fermeté? Ah ! la Pierre véritable était le Christ lui-même, et Pierre n'était pierre que par participation. Aussi la Pierre a dû ressusciter pour affermir Pierre, et c'en était fait de Pierre, si la Pierre n'avait recouvré la vie.

2. Lorsqu'ensuite le Seigneur dit à Madeleine : " Marie ", elle se retourna, le reconnut et l'appela Maître, " Rabboni ". Ainsi eut-elle connaissance de la résurrection du Sauveur. Que signifient donc ces mots : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? " A plusieurs points de vue cette question étonne. D'abord, pourquoi défendre de le toucher, comme si elle avait pu le toucher avec des intentions coupables ? Pourquoi ensuite cette raison de la défense de le toucher : " Car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? " N'était-ce pas dire : C'est

1. Matt. XVI, 16-18.

quand je serai monté vers mon Père que tu pourras me toucher? Quoi ! il lui défendait de le toucher pendant qu'il était sur la terre, et, elle pourrait le faire quand il serait dans le ciel ?

Je me demandais ce que signifie : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ". Je vais plus loin, Après sa résurrection même, il apparut à ses disciples, et nous en avons son propre témoignage et celui de tous les autres Evangélistes, ainsi que nous venons de le voir encore pendant les lectures sacrées. Comme ils voyaient en lui un esprit, il leur dit : " Pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur? Voyez mes mains et mes pieds. Touchez et voyez (1) ". Etait-il déjà monté au ciel? Non, il n'était pas remonté encore vers son Père, et pourtant il leur disait : " Touchez et voyez ". Est-ce là le " Garde-toi de me toucher? "

Quelqu'un dira peut-être ici : Il a bien voulu être touché par des hommes, mais non par des femmes. S'il avait tant d'horreur pour les femmes, il n'en aurait pas pris une pour Mère. Mais il n'y a pas même à se préoccuper tant soit peu d'entendre dire qu'avant de remonter vers son Père le Seigneur a bien voulu se laisser toucher par des hommes et non par des femmes. En effet l'Evangéliste saint Matthieu rapporte lui-même que des femmes pieuses, du nombre desquelles était Marie-Madeleine, rencontrèrent le Seigneur ressuscité et qu'elles lui embrassèrent les pieds (2). N'est-ce pas rendre de plus en plus difficile la réponse à cette question : Que signifie: "Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père? " Ainsi tout ce que j'ai dit jusqu'alors n'a abouti qu'à rendre plus difficile cette réponse; vous voyez la question sérieuse et pour ainsi dire insoluble. Daigne le Seigneur m'aider à la résoudre. Il lui a plu de la présenter, qu'il lui plaise aussi de la décider. Demandez cette grâce avec moi; ouvrez moi les oreilles et à lui votre coeur; je vous ferai part de ce qu'il daigne me communiquer, Que celui qui comprend mieux veuille bien m'instruire, car je ne suis pas un docteur indocile. Quant à celui qui ne comprend pas mieux, qu'il ne refuse pas d'entendre de ma bouche ce qu'il comprend déjà.

1. Luc, XXIV, 37-39. — 2. Matt. XXVIII, 9.

291

3. Nous l'avons remarqué, et la chose est du reste évidente, les disciples ne voyaient qu'un homme dans le Seigneur Jésus; c'est là que s'arrêtait leur foi, ils ne l'élevaient pas plus haut. Ils marchaient sur la terre avec le Sauveur; ils connaissaient ce qu'il s'était fait pour nous et non pas ce qu'il a fait, car il est à la fois Créateur et créé. Créateur: " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu; et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui ". Crée : " Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (1) ". A ces traits nous reconnaissons Jésus, mais c'est depuis que nous a été prêchée la foi des Apôtres. Or, à l'époque dont nous parlons, ils ne savaient pas encore ce que nous savons. Mon langage ne les outrage point. le n'oserais les traiter d'ignorants, et toutefois ils publient qu'ils le sont. C'est ensuite seulement qu'ils apprirent ce qu'ils ne savaient pas et ce que nous savons aujourd'hui. Le Christ est à la fois Dieu et homme, producteur des êtres et créé parmi eux, Créateur de l'homme et homme créé : nous le savons, eux ne le savaient pas encore. Comme Dieu il est égal au Père, aussi grand que lui, parfaitement semblable à lui, un autre lui-même sans être lui-même. Un autre lui-même; car il est Dieu comme lui, tout-puissant comme lui et comme lui immuable. Il est un autre lui-même, sans être toutefois lui-même; car il est Fils, tandis que lui est Père. Pour quiconque sait cela, le Christ est monté vers son Père; il n'y est pas monté pour quiconque ne le sait, mais il reste encore petit avec cet homme et sur la terre avec lui, sans être l'égal du Tout-Puissant. Enfin pour celui qui progresse dans la foi, le Christ est en voie de monter, il monte pour ainsi dire avec lui.

Que signifie alors : " Garde-toi de me toucher? " L'attouchement désigne ici la foi, attendu que pour toucher quelqu'un on s'en approche. Voyez cette femme qui souffrait d'une perte de sang. Elle se disait : " Je serai guérie, si je touche la frange de son vêtement (2) ". Elle s'approcha de lui, le toucha, fut guérie. Que signifie : Elle s'approcha de lui et le toucha? Qu'elle s'en approcha et qu'elle crut. Pour vous convaincre avec quelle foi elle le toucha, le Seigneur s'écria : " Quelqu'un m'a touché " . Quelqu'un m'a touché?

1. Jean, I,1, 2, 3, 14. — 2. Matt. II, 21.

Qu'est-ce à dire, sinon : Quelqu'un a cru en moi? Pour vous convaincre encore que m'a touché est synonyme de a cru en moi, " les disciples lui répondirent : La foule vous accable, et vous dites : Qui m'a touché (1) ? " Si vous marchiez seul, si la foule vous faisait place sur le chemin, si près de vous il n'y avait personne, vous pourriez dire : " Quelqu'un m'a touché ". Mais c'est la foule qui vous accable, et vous ne parlez que d'une main pour vous avoir touché. " Quelqu'un m'a touché ", répéta encore le Sauveur. Cette foule peut me presser, elle ne sait me toucher. — Il est donc sûr qu'en disant : " Quelqu'un m'a touché; qui m'a touché ? " telle a été la pensée du Christ, et qu'il a voulu nous enseigner que ce toucher est comme le rapprochement que la foi établit avec lui. Que signifie alors la phrase entière : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père? " Tu ne vois en moi que ce qu'y découvrent tes regards. " Je ne suis pas monté encore vers mon Père". Tu vois en moi un homme et tu crois que je le suis. Je le suis, il est vrai, mais que ta foi ne s'arrête pas là. Ne me touche pas avec la pensée que je ne suis qu'un homme. " Car je ne suis pas monté encore vers mon Père ". Voici que je monte vers lui; touche-moi alors; en d'autres termes, avance, comprends que je suis égal à mon Père, touche-moi avec cette pensée et tu seras sauvé. " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ". Tu vois en moi ce qui est descendu, tu ne vois pas ce qui est monté. " Car je ne suis pas monté encore vers mon Père ". Je me suis anéanti moi-même " en prenant une nature de serviteur, en me faisant semblable aux hommes et en paraissant homme extérieurement ". C'est cette nature que l'on voit en moi crucifiée, ensevelie et ressuscitée. Mais tu ne vois pas encore l'autre nature dont il est parlé ici : " Il avait la nature de Dieu et il n'a pas cru usurper en s'égalant à Dieu (2) ". Tu ne vois pas ce qui est élevé en moi. Ah ! prends garde de perdre le ciel en touchant la terre; prends garde de ne pas croire en Dieu en s’arrêtant à l'homme; " prends garde de " me toucher, car je ne suis pas monté encore a vers mon Père ".

4. Vienne ici l'Arien ; que le Photinien pourtant passe avant lui. Nous répondons au

1. Luc, VIII, 45, 46. — 2. Philip. II, 7, 6.

292

Photinien : Garde-toi de le toucher. Qu'est-ce à dire ? Ne crois pas ce que tu crois, car le Christ à tes yeux n'est pas monté encore vers son Père. A ton tour, Arien. Je crois, dit-il, que le Christ est Dieu, mais à un degré inférieur. Il n'est donc pas non plus monté vers son Père à tes yeux. Mais, puisqu'il y est monté réellement, hausse-toi, pour le toucher; hausse-toi, pour atteindre à sa divinité. — Moi aussi, répond-il, je confesse qu'il est Dieu. — Sans doute, mais tu veux qu'il soit d'une autre nature et d'une autre substance ; créé et non pas Créateur de toutes choses; formé et non pas ce Verbe qui existe dès le commencement et en dehors de tout temps. Ainsi tu es bien au-dessous de la vérité, et pour toi il n'est pas monté encore vers son Père. Veux-tu qu'il y monte ? Crois qu' " ayant la nature de Dieu, il n'a point estimé usurper en s'égalant à Dieu ". Ce n'est pas une usurpation, puisque c'est sa nature même et il lui suffit de nous la faire connaître. " Ayant la nature de Dieu, il n'a point estimé usurper en s'égalant à Dieu ". C'est dans cette égalité même qu'il est né, né éternellement; qu'il est né, né éternellement, né sans avoir jamais commencé.

Pour toi, Arien, que prétends-tu ? — Qu'il fut un temps où le Fils n'existait pas. — Pour toi donc il n'est pas monté encore vers son Père. Garde-toi de le toucher, d'avoir de pareils sentiments. Entre le Père et le Fils il n'y a pas d'intervalle. Le Père a engendré, le Fils est né; le Père a engendré en dehors du temps, en dehors du temps aussi le Fils est né, puisque c'est lui qui a fait tous les temps. Touche-le avec cette croyance, et pour toi il est monté vers son Père. Il est le Verbe, mais ce Verbe est coéternel à Dieu; il est la Sagesse de Dieu, mais le Père n'a été jamais sans cette Sagesse.

Ta chair voudrait te répondre, elle voudrait s'entretenir avec toi et te dire dans l'obscurité; Comment ce Fils est-il né? Voilà le langage des ténèbres. —Qu'on me l'explique, t'écries-tu; je veux qu'on me l'explique. — Que veux-tu qu'on t'explique ? — Si le Fils est né ou s'il n'est pas né. —Mais s'il n'était pas né, il ne serait pas le Fils. — Il est né ? donc il fut un temps où il n'était pas ? — Fausseté, fausseté; c'est toi, terre, qui parles: ce langage est tout terrestre. — S'il a été toujours, poursuit-il, explique-moi comment il est né. — Non, non, je ne l'explique pas, je ne le puis. Je ne l'explique pas, mais en ma faveur je cite un prophète : " Qui expliquera, dit-il, sa génération (1) ? "

1. Isaïe LIII, 8.

 

 

 

SERMON CCXLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVI. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).

ANALYSE. — Dans ce discours, comme dans le précédent, saint Augustin constate d'abord que les Apôtres ne croyaient plu, après la passion, la divinité de Jésus-Christ. C'est pour la rappeler à Marie-Madeleine que le Sauveur lui dit : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ".

1. Aujourd'hui encore on a lu la Résurrection du Seigneur dans le saint Evangile, et cet Evangile est celui de saint Jean. Nous y avons vu ce que ne disent pas les autres Evangélistes.

Tous sans doute publient la vérité, ils l'ont tous puisée à la même source; mais, comme je l'ai fait remarquer souvent à votre charité, parmi les faits évangéliques il en est qui sont rapportés par tous, d'autres par deux ou trois d'entre eux, d'autres enfin par un

1. Jean, XX, 1-18.

293

seul. Ainsi ce trait que vient de rappeler l'Evangile selon saint Jean, savoir, que Marie Madeleine vit le Seigneur et que le Seigneur lui dit: " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ", ne se lit que dans cet Evangile. Je vais donc en entretenir votre sainteté.

Il y est dit encore qu'en voyant les linges dans le tombeau, on avait cru qu'au lieu d'être ressuscité le Seigneur avait été enlevé. Jean lui-même, car c'est lui qu'il désigne sous le nom du disciple " que Jésus aimait ", ayant entendu dire aux saintes femmes: " On a emporté mon Maître du sépulcre ", y courut avec Pierre, n'y vit que les linges et le crut. Que crut-il? Non pas que le Seigneur était ressuscité, mais qu'il avait été enlevé du tombeau. C'est ce que prouvent les paroles suivantes. Voici en effet ce qui est écrit, ce que nous venons d'entendre : " Il regarda, il vit cet il crut; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ". Voilà qui montre ce qu'il crut; il crut ce qu'il ne devait pas croire; il crut ce qui était faux. Le Seigneur lui apparut ensuite, dissipa son erreur et lui fit connaître la vérité.

2. Quant à ces mots qui frappent tout lecteur et tout auditeur qui désire s'instruire au lieu d'être indolent : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ", examinons, avec l'aide du Seigneur qui les a prononcés, quel en est le sens. Comment ne pas se préoccuper de ce que signifie: " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père? " Quand en effet y monta-t-il ? Ce fut, comme le disent les Actes des Apôtres, le quarantième jour après sa Résurrection, jour que nous célébrerons bientôt en son honneur; ce fut alors qu'il monta vers son Père , alors encore qu'après l'avoir touché de leurs mains ses disciples le conduisirent du regard; alors enfin que se firent entendre ces paroles angéliques : " Hommes de Galilée, pourquoi rester là debout, regardant au ciel ? Ce Jésus qui vient d'être enlevé du milieu de vous, reviendra de la même manière que vous l'avez vu allant au ciel (1) ". Si donc ce fut alors qu'il monta vers son Père, que répondre, mes frères? Marie ne pouvait le toucher quand il

1. Act. I, 1-11.

était sur la terre, et elle pourrait le toucher une fois monté au ciel ? Si elle ne le pouvait ici-bas , combien moins le pourrait-elle si haut ? Que signifient donc ces mots : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? " Le Sauveur ne semble-t-il pas dire : Attends pour me toucher que je sois monté, ne me touche pas auparavant? Quoi, Seigneur, je ne puis vous toucher ici, et je vous toucherai quand vous n'y serez plus?

Dira-t-on qu'avant de monter vers son Père il avait en horreur tout attouchement humain? Comment alors permit-il à ses disciples, non-seulement de le voir, mais encore de le toucher, quand il leur dit : " Voyez mes mains et mes pieds ; touchez et reconnaissez, car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous m'en voyez (1)? " Il n'y eut pas jusqu'à Thomas, le disciple incrédule, qui ne touchât son côté ouvert et qui ne s'écriât : " Mon Seigneur et mon Dieu ! " Or, quand il le toucha ainsi, Jésus n'était pas monté encore vers son Père.

Un étourdi dira-t-il : Avant son ascension vers son Père, les hommes pouvaient le toucher, mais les femmes ne le peuvent que depuis cette ascension ? Une telle idée serait absurde , ce sentiment serait erroné. Que l'Eglise écoute plutôt ce qu'entendit Madeleine; que tous l'entendent, le comprennent et le pratiquent.

Que signifie donc : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père?" En me voyant, tu me regardes comme un homme, tu ne sais pas encore que je suis égal à mon Père; ne me touche point avec ces sentiments, ne vois pas seulement l'homme en moi, crois que je suis aussi le Verbe égal à Celui qui l'engendre. Que signifie : " Garde-toi de me toucher? " Garde-toi de croire. De croire, quoi? Que je ne suis que ce que tu vois. Je monterai vers mon Père ; touche-moi alors. J'y monterai pour toi, quand tu comprendras que je suis son égal; car maintenant que tu m'estimes inférieur à lui, je n'y monte pas à tes yeux.

3. Toucher, c'est croire. Nous le verrons clairement, j'espère, dans l'histoire de cette femme qui toucha la frange du vêtement du Christ et se trouva guérie. Rappelez-vous ce

1. Luc, XXIV, 38, 39,

294

trait de l'Evangile. Notre-Seigneur Jésus-Christ allait visiter cette fille d'un prince de la synagogue dont on lui avait annoncé la maladie d'abord, puis la mort. Comme il poursuivait sa route, voici qu'arrive par derrière une femme qui souffrait depuis douze années d'une perte de sang, et qui avait tout dépensé, sans obtenir de guérison, pour les soins qu'elle recevait des médecins. Elle disait dans son coeur : " Ah ! si je touche la frange de son vêtement, je serai guérie (1) ". Parler ainsi, c'était déjà le toucher. Aussi, écoute la sentence du Maître. Dès qu'elle eut obtenu sa guérison, conformément à ce qu'elle croyait, Notre-Seigneur Jésus-Christ s'écria : " Quelqu'un m'a touché ". — " La foule vous accable, répondirent les disciples, et vous dites : Qui m'a touché? — Quelqu'un m'a touché, reprit-il, car je sais qu'une vertu est sortie de moi (2) ". C'était la grâce qui s'échappait de sa personne pour guérir cette femme sans l'appauvrir lui-même. Remarquez-le : Les disciples lui disent : La foule vous accable et vous n'avez senti que quelqu'un ou quelqu'une? " Quelqu'un m'a touché ", réplique-t-il; les autres me pressent, mais celle-là m'a touché. Que signifient : Les autres me pressent, mais celle-là m'a touché? Les Juifs m'affligent, c'est l'Eglise qui croit en moi.

4. Ainsi donc, nous le voyons, toucher, pour cette femme, c'était croire. Tel est aussi le sens de ces paroles adressées à Madeleine : " Garde-toi de me toucher " ; je monterai,

1. Matt. IX, 21. — 2. Luc, VIII, 41-46.

touche-moi alors. Touche-moi après avoir appris qu' " au commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu, et que le Verbe était Dieu (1) ". Il est vrai, le Verbe s'est fait chair, et ce Verbe sans souillure et sans tache demeure immuable et parfait. Mais comme tu ne vois en lui que l'humanité et non pas le Verbe, je ne veux pas que tu croies à la réalité de sa chair, en laissant de côté sa nature de Verbe. Considère le Christ tout entier, car il est, comme Verbe, égal à son Père. Ne me touche donc pas avec ces sentiments; tu ne sais encore qui je suis.

Que l'Eglise donc, personnifiée dans Marie, prête l'oreille à ce qui fut dit à Marie. Touchons tous le Christ en croyant en lui. Il est maintenant monté près de son Père et assis à sa droite. Aussi l'Eglise universelle répète aujourd'hui : " Il est monté au ciel, il est assis à la droite du Père ". C'est ce qu'on enseigne à ceux qui reçoivent le baptême, c'est ce qu'ils croient avant de le recevoir. Quand donc ils croient ainsi, c'est Marie qui touche le Christ.

Ce sens est profond, mais vrai; inaccessible aux incrédules, mais il se révèle à ceux qui cherchent avec foi. Il s'ensuit donc que Jésus Christ Notre-Seigneur est en même temps là haut et avec nous, avec son Père et au milieu de nous; sans le quitter et sans nous laisser ; comme Maître il nous enseigne à prier, et comme Fils de Dieu il nous exauce avec son Père.

1. Jean, I, 1.

 

 

SERMON CCXLVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVII. DIVINITÉ DE JÉSUS-CHRIST (1).

295

ANALYSE. — En apparaissant à sainte Madeleine après sa résurrection, Jésus veut lui rappeler d'abord qu'il est vraiment le Fils de Dieu et qu'il n'accepte ses hommages qu'à ce titre. C'est pourquoi il lui dit : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ". En ajoutant : " Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ", au lieu de dire simplement : vers notre Père, vers notre Dieu, il veut faire sentir de plus en plus combien sa nature est élevée au-dessus de la nôtre, et que Dieu n'est pas notre Père au même titre qu'il est le sien.

1. C'est de bien des manières que le Seigneur Jésus a apparu, après sa résurrection, à ses fidèles; et tous les Evangélistes y ont trouvé de quoi écrire en suivant l'inspiration de leurs souvenirs. L'un d'eux a rapporté une chose, l'autre une autre. Ils ont pu omettre quelque tait réel, mais non pas rapporter de fait controuvé. Croyez même que tout a été écrit par un seul, attendu que c'est le même Esprit qui a dicté à tous et qui les a tous animés.

Que vient-on de nous lire aujourd'hui ? Que les disciples ne croyaient point que Jésus fût ressuscité; non, ils ne le croyaient point, quoique lui-même le leur eût annoncé auparavant. Ce fait n'est pas douteux ; et s'il est écrit, c'est pour notas engager à rendre à Dieu d'immenses actions de grâces, de ce que nous avons cru en lui sans l'avoir vu sur la terre, au lieu qu’eux-mêmes y ont cru à peine, nonobstant le témoignage de leurs yeux et de leurs mains.

2. On vous a lu encore qu'un de ses disciples entra dans le tombeau, y " vit les linges placés à terre et qu'il crut; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ". Voilà bien ce que vous venez d'entendre, ce qu'on vous a lu : " Il vit et il crut ; car il ne savait pas encore que d'après les Ecritures ". Ne devait-on pas écrire : Il vit et il ne crut pas, parce qu'il ne savait pas encore que d'après les Ecritures ? Que signifie: " Il vit les linges et il crut ? " Que crut-il,?- Ce qu'avait dit une femme : " Ils a ont enlevé, le Seigneur et je ne sais où ils a l'ont placé ". A ces mots il courut avec un autre, il entra dans le tombeau, y reconnut

1. Jean, XX, 1-18.

les linges et crut, comme cette femme l'avait dit, que le Christ en avait été enlevé. Qui le porta à croire que le Christ avait été dérobé, emporté du tombeau ? C'est qu' " il ne savait pas encore que d'après les Ecritures il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts ". Sans doute il ne l'avait point vu après être entré ; mais il aurait dû croire qu'il était ressuscité et non pas enlevé.

3. Que conclure de là ? Chaque année nous vous entretenons de ce sujet; mais puisqu'on en fait chaque année la lecture, il convient que chaque année aussi nous vous en parlions, et que nous vous expliquions ce que le Christ Notre-Seigneur dit à cette femme, après en avoir été reconnu. Il lui avait dit d'abord : " Qui cherches-tu? Pourquoi pleures-tu? " Or, elle le prenait pour un jardinier. De fait, si l'on considère que nous sommes des plantes cultivées par lui, le Christ est jardinier. N'est-il pas jardinier pour avoir semé dans son jardin ce, grain de sénevé, la plus petite, mais aussi la plus active des semences, qui a grandi, qui s'est élevé, qui même est devenu un si grand arbre que les oiseaux du ciel se sont reposés sur ses rameaux. " Si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé ", disait le Sauveur en personne (1). Ce grain paraît fort peu de chose, rien de plus méprisable à la vue , mais au goût rien de plus acre. N'est-ce pas l'emblème de la ferveur brûlante et de la vigueur intime de la foi dans l'Eglise ? Ce n'est donc pas sans motif que Madeleine prit Jésus pour un jardinier. Si elle lui dit : " Seigneur ", c'est pour lui donner un terme honorifique et

1. Matt. XVII, 19.

296

parce qu'elle lui demandait un service. " Si c'est vous qui l'avez enlevé, montrez-moi où vous l'avez mis et je l'emporterai ". C'était dire : J'en ai besoin, et vous, pas. O femme ! tu crois avoir besoin du Christ mort; reconnais-le, il est vivant. Tu cherches un mort; mais ce mort est le vivant qui te parle. Que nous servirait sa mort, s'il n'était ressuscité d'entre les morts ?

C'est alors que se montra plein de vie Celui qu'elle croyait mort. Comment prouva-t-il qu'il était vivant ? En l'appelant par son nom propre : " Marie. — Rabboni ", répondit-elle aussitôt après s'être entendu nommer. Un jardinier pouvait bien dire : " Qui cherches-tu ? Pourquoi pleures-tu ? " Il n'y avait que le Seigneur pour pouvoir dire: " Marie ". Ainsi l'appelait par son nom Celui qui l'appelait au Royaume des cieux. C'était le nom inscrit par lui-même dans son livre. " Marie ! — Rabboni ! " reprit-elle, c'est-à-dire, Maître. Elle avait donc reconnu Celui qui l'éclairait pour se faire reconnaître ; à ses yeux ce n'était plus un jardinier, c'était bien le Christ. Le Seigneur lui dit ensuite : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ".

4. Que signifie : " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ? " Si elle ne pouvait le toucher quand il était debout sur la terre, le pourrait-elle quand il serait au ciel élevé sur son trône ? Il semblait dire: Ne me touche pas maintenant; tu le feras quand je serai monté près de mon Père.

Rappelez à votre charité comment, dans la lecture d'hier, le Seigneur apparut à ses disciples, qui le prirent pour un esprit; et comment, pour dissiper leur erreur, il leur permit de le toucher. Que leur dit-il ? On l'a lu hier, et ç'a été le sujet du sermon. " Pourquoi vous troublez-vous ? leur demanda-t-il ; et pourquoi ces pensées montent-elles dans votre coeur ? Voyez mes mains et mes pieds; toua chez et reconnaissez (1) ". Etait-il donc monté déjà près de son Père quand il disait: " Touchez et reconnaissez ? " Il permet à ses disciples de le toucher, non pas de le toucher, mais de le palper, afin de leur apprendre que c'est vraiment de la chair, un corps véritable, afin que le toucher même s'assure en quelque sorte

1. Luc, XXIV, 37-39.

de la solidité de la vérité. Oui, il permet à ses disciples de le toucher avec leurs mains, et il dit à cette femme: " Garde-toi de me toucher, car je ne suis pas monté encore vers mon Père ! " Pourquoi cela ? Est-ce parce que les hommes ne pouvaient le toucher que sur la terre, tandis qu'il serait donné aux femmes de le toucher dans le ciel ?

Que signifie toucher, sinon croire? C'est par la foi que nous touchons le Christ; mieux vaudrait même ne pas le toucher de la main et s'approcher de lui par la foi, que de le presser de la main sans avoir foi en lui. Il n'eût pas grand bonheur à le toucher uniquement de la main. Les Juifs l'ont touché ainsi quand ils l'ont pris, quand ils l'ont garrotté, quand ils l'ont suspendu ; ils l'ont touché alors, mais parce que leurs dispositions étaient mauvaises , ils ont perdu le trésor qu'ils avaient en main. Pour toi, ô Eglise catholique, tu le touches avec foi, et cette foi te sauve. Ah ! ne le touche qu'avec foi, c'est-à-dire, approche-toi de lui avec foi et que cette foi demeure ferme. Si tu ne vois en lui qu'un homme, tu le touches sur la terre; crois-tu qu'il est Dieu égal à son Père ? tu le touches élevé au ciel. Pour nous donc il est élevé, quand nous avons de lui une idée juste.

Une fois seulement il est monté alors vers son Père; maintenant il y monte chaque jour. Hélas ! pour combien encore n'y est-il pas monté ! pour combien reste-t-il sur la terre ! Combien disent de lui: Ce fut un grand homme ! Combien : Ce fut un prophète ! Combien d'antéchrists sont venus dire avec Photin . C'était un homme, rien de plus, mais un homme élevé par l'excellence de sa sagesse et de sa justice au-dessus de tous les hommes sages el de tous les hommes pieux, car il n'était pas Dieu. O Photin, tu le touches sur la terre, tu t'es trop hâté de le toucher et tu es tombé ; aussi égaré sur la route, tu n'es point arrivé dans la patrie.

5. Aussi méditons de lui ces autres paroles; " Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu ". Pourquoi ne dit-il pas : Vers notre Père et notre Dieu, mais, en faisant une distinction: " Vers mon Père et votre Père ? " Il dit: " Mon Père ", parce qu'il est son Fils unique ; " votre Père ", parce que nous sommes ses fils par grâce et non par nature. Il dit : " Mon Père ", parce que toujours il a été son Fils ; " votre Père ", (297) parce que lui-même nous a choisis. Il ajoute : " Mon e Dieu et votre Dieu ". Comment Dieu est-il le Père du Christ ? Il est son Père, pour l'avoir engendré. Comment est-il son Dieu ? Pour l'avoir créé. Il l'a engendré comme Verbe et Fils unique, il l'a créé en le faisant naître, selon la chair, de la race de David. C'est ainsi qu'il est à la fois le Père et le Dieu du Christ ; son Père, à cause de sa divinité ; son Dieu, à cause de son humanité. Veux-tu te convaincre qu'à ce litre il est son Dieu ? Interrogeons un psaume : " Depuis le sein de ma Mère, y est-il dit, vous êtes mon Dieu (1) ". Auparavant vous étiez mon Père; depuis, vous êtes mon Dieu. Vois-tu maintenant pourquoi cette distinction : " Mon Père et votre Père ? " C'est qu'à des titres divers, Dieu est le Père de son Fils unique et le nôtre ; il est son Père par nature et le nôtre par grâce. — Il s'ensuit que le Sauveur a dû dire " vers mon Père et votre Père " ; mais il devait dire aussi : Vers notre Dieu. En effet le terme de Dieu a rapport à la créature si donc Dieu est le Dieu du Christ, c'est que le Christ en tant qu'homme est une créature. Le nom du Père demandait pour le Christ une distinction, attendu que le Christ est Créateur comme le Père ; mais pourquoi une distinction dans ce terme de Dieu quand il s'agit du Christ, puisqu'en tant qu'homme le Christ est une créature, une créature comme nous ? Le Christ dans son humanité n'est-il pas même serviteur, puisque d'après l'Apôtre, il en a pris la nature (2) ? Pourquoi donc distinguer en disant: " Mon Dieu et votre Dieu ? " — Cette distinction s'explique clairement. Dieu nous a

1. Ps. XXI, 11. — 2. Philipp. II, 7.

tous fait naître d'une race de péché ; il n'en est pas ainsi de l'humanité de son Fils, car il est né d'une Vierge, d'une Vierge qui l'a conçu, non pas avec convoitise mais par la foi ; en sorte qu'il n'a point contracté en Adam la faute d'origine. Notre naissance à tous est l'oeuvre du péché; pour lui il est né sans péché, il a même effacé le péché. Voilà sur quoi est établie cette distinction : " Mon Dieu et votre Dieu ". N'êtes-vous pas tous issus d'un homme et d'une femme, produits par la concupiscence et souillés du péché héréditaire, puisqu'il est dit : dans l'Ecriture : " Qui est pur devant lui? Pas même l'enfant qui ne vit sur la terre que depuis un jour (1) ". Aussi s'empresse-t-on de porter les petits enfants pour faire effacer en eux ce qu'ils ont contracté en naissant et non pas ce qu'ils y ont ajouté par leur conduite. Bien différent est le Christ. Il dit: " Mon Dieu et votre Dieu. — " Mon Dieu ", parce que je porte une chair semblable à la chair de péché ; " votre Dieu ", parce que vous avez vous-mêmes cette chair de péché.

6. Contentons-nous de ce qui vient d'être dit sur ce passage de l'Evangile écrit par saint Jean, relatif à la résurrection du Seigneur ; parce qu'il faudra lire encore, dans le même Evangile, d'autres traits concernant le même événement. Aucun autre écrivain sacré n'a parlé plus longuement de la résurrection; aussi ne saurait-on lire tout le même jour; on lit un second et un troisième jour, jusqu'à ce qu'on ait épuisé tout ce qu'a dit le saint Apôtre sur ce sujet important.

1. Job. XIV, 4, sept.

 

 

 

SERMON CCXLVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XVIII. LE MIRACLE DES PORTES FERMÉES (1).

298

ANALYSE. — Plusieurs refusent de croire que Jésus-Christ entra le jour de sa résurrection dans l'appartement où étaient réunis ses Apôtres, quoique les portes en fussent fermées. Ils ne considèrent donc pas 1° que ce miracle est analogue à beaucoup d'autres, 2° que Dieu est tout-puissant, 3° qu'il se fait chaque jour dans la nature des choses plus admirables, 4° enfin qu'il est plus facile à un homme d'entrer par une porte fermée qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, ce qui pourtant n'est pas impossible à Dieu.

1. Il semble que nous ayons fini hier de lire la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le texte véridique des quatre Evangiles. Le premier jour en effet nous l'avons lue dans saint Matthieu, le second dans saint Luc, le troisième dans saint Marc, le quatrième ou hier dans saint Jean. Cependant, comme saint Luc et saint Jean ont écrit sur la résurrection et sur les événements qui la suivirent, beaucoup de choses qui ne peuvent se lire en une seule fois, aujourd'hui, comme hier, nous avons lu dans saint Jean et il nous y restera encore d'autres lectures à faire.

Que vient-on de nous lire? Que le jour même de la résurrection, c'est-à-dire le dimanche, vers le soir, comme les disciples étaient réunis dans un appartement. dont les portes étaient fermées à cause de la crainte qu'inspiraient les Juifs, le Seigneur apparut tout à coup au milieu d'eux. Ce même jour donc, d'après le témoignage de l'Evangéliste saint Jean, il apparut deux fois à ses disciples, le matin et le soir. On a lu l'apparition du matin, et nous venons d'entendre lire l'apparition du soir. Je n'avais pas besoin de vous le rappeler, il vous suffisait d'en faire la remarque; mais en considération de ceux qui sont ou moins instruits ou plus négligents, j'ai dû faire cette observation ; car il convient que vous sachiez, non-seulement ce qu'on vous lit, mais encore de quelle partie des Ecritures on le tire.

2. Qu'avons-nous donc à dire sur la lecture d'aujourd'hui ? Il semble que cette lecture nous invite à expliquer en peu de mots comment,

1. I Jean, XX, 19-31.

avec ce corps solide que les disciples purent voir et toucher, le Seigneur ressuscité put se présenter devant eux, quand les portes étaient fermées. Plusieurs sont frappés de ce fait d'une manière si défavorable, qu'ils sont sur le point de se perdre en invoquant contre les miracles divins les préjugés de leur raison. Voici en effet comme ils argumentent. Si le Christ avait son corps, s'il avait de la chair et des os, s'il est sorti du sépulcre avec ce qui avait été attaché à la croix, comment a-t-il pu rentrer à travers des portes closes? S'il ne l’a pu, ajoutent-ils, le fait n'a pas eu lieu; et s'il l'a pu, comment l'a-t-il pu ? — Mais si tu comprenais comment, il n'y aurait point de miracle ; et si tu n'admets pas ce miracle, tues bien près de nier aussi que ton Sauveur est sorti du tombeau. Remonte jusqu'au commencement, considère les miracles de ton Dieu et rends-moi compte de chacun d'eux. Sans s'être approchée d'aucun homme, une Vierge a enfanté : explique comment une Vierge a pu concevoir de la sorte. Si ta raison est ici impuissante, que ta foi s'y fortifie. Voilà un mi. racle pour la conception du Seigneur, en voici un autre pour sa naissance. Sa Mère l'a enfanté Vierge et elle est restée Vierge. Ainsi dès avant sa résurrection le Seigneur avait passé par des portes fermées.

Tu pousses plus loin tes questions. S'il est entré, dis-tu, par des portes closes, qu'est de. venue la nature de son corps? Je te réponds: S'il a marché sur la mer, qu'est devenu le poids de son corps ? — C'est comme étant le Seigneur que le Seigneur y a marché. — Mais en ressuscitant a-t-il cessé d'être le Seigneur?

299

N’a-t-il pas même fait marcher Pierre sur les flots (1)? Ainsi Pierre a pu par la foi ce que faisait Jésus par sa divinité; avec cette différence toutefois que Jésus avait la puissance en lui-même et que Pierre ne pouvait rien que par la secours de Jésus. Ah ! si tu te mets à discuter la nature des miracles avec ton sens humain, que je crains pour ta foi ! Ignores-tu que rien n'est impossible à Dieu? Quand donc on viendra te dire : S'il est entré par des portes fermées, c'est qu'il n'avait pas de corps, réponds, dans un sens contraire: Ah ! plutôt, si on l'a touché, c'est qu'il avait un corps; s'il a mangé, c'est qu'il avait un corps ; et s'il est entré ainsi, c'était par miracle et non pas en suivant les lois de la nature.

Quelle merveille aussi que ce cours ininterrompu de la nature ! Tout y est plein de miracles; mais leur continuité même les a dépréciés. Réponds-moi, je rie vais t'interroger que sur ce qui se reproduit chaque jour : Comment le figuier, un si grand arbre, vient-il d'une semence si petite qu'on a peine à la voir, taudis que l'humble courge produit un fruit énorme? Sur cette graine si fine, à peine visible, applique non pas ton regard mais ton attention; eh bien ! dans ce corps si petit, si étroit, tu verras réunis et la racine qui se cache, et le tronc qui se fixe; et les feuilles qui s’y attachent; le fruit même que l'on verra suspendu aux rameaux est déjà dans la graine. Inutile de multiplier les exemples : nul ne rend compte de ce qui arrive chaque jour, et tu prétends que j'explique des miracles ! Lis donc l'Évangile et crois accompli tout ce qui s’y étonne. Car Dieu a fait plus que tout ce que

1. Matt. XIV, 25-29.

tu y vois, et tu n'en es pas surpris : en effet, rien n'existait et le monde est aujourd'hui.

3. Cependant, poursuis-tu, il a été impossible au corps, en raison de son volume, de pénétrer à travers des portes qui restaient fermées. — Quel était ce volume, je t'en prie ? Il avait sans doute les dimensions que nous voyons dans les autres corps humains : mais avait-il les dimensions d'un chameau ? Assurément non. Eh bien ! lis, écoute l'Évangile. Le Sauveur prétend montrer combien il est difficile au riche d'entrer dans le royaume des cieux, et il dit : " Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche de pénétrer dans le royaume des cieux". Persuadé qu'il était de toute impossibilité pour un chameau de passer ainsi par le trou d'une aiguille, les disciples s'attristèrent profondément et ils se disaient : " S'il en est de la sorte, qui pourra se sauver? " Admettons qu'il est plus facile à un chameau d'entrer dans le trou d'une aiguille qu'à un riche de pénétrer dans le royaume des cieux. Or, un chameau ne saurait d'aucune manière entrer dans le trou d'une aiguille ; donc aucun riche ne peut non plus se sauver. Le Seigneur répondit alors : " Ce qui est impossible aux hommes est facile à Dieu (1) ". Dieu donc peut tout à la fois faire passer un chameau par le trou d'une aiguille et faire entrer un riche dans le royaume des cieux. Pourquoi m'accuser maintenant à propos de portes fermées? Dans ces portes fermées il y a au moins quelque fente légère; rapproche cette fente du trou d'une aiguille, la taille de l'homme de la taille d'un chameau, et garde-toi d'attaquer la divinité des miracles.

1. Luc, XVIII, 25-27.

 

 

 

SERMON CCXLVIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XIX. LA PÊCHE MIRACULEUSE.

ANALYSE. — Il est sûr que Jésus-Christ a voulu nous instruire en faisant prendre à ses Apôtres ce grand nombre de poissons. Quelle est donc la leçon qu'il nous donne ? Dans la pèche miraculeuse qui précède sa passion, on prend une prodigieuse multitude de poissons; ces poissons ne sont pas comptés et leur poids rompt les filets et menace de submerger la barque. C'est l'image de l'Eglise de la terre, où sont confondus les bons et les méchants, où se produisent les divisions et les schismes, et st l'on est toujours exposé à périr. Quant à la pêche qui suivit la résurrection, elle désigne l'Eglise du ciel; car les poisson viennent tous de la droite, comme les élus ; comme les élus ils sont comptés, et s'ils sont au nombre précis de cent cinquante-trois, c'est que ce nombre encore désigne les élus. Pour être du nombre des élus, il faut avoir accompli la loi de Dieu, ou les dix commandements, avec le secours des sept dons de l'Esprit-Saint. Le nombre dix-sept est ainsi le chiffre des élus. Additionnez tous les nombres inférieurs jusqu'à celui-là, vous obtiendrez cent cinquante-trois.

1. Aujourd'hui encore on a fait la lecture, dans l'Evangile de saint Jean, sur ce qui arriva après la résurrection du Seigneur. Votre charité y a vu, comme nous, que Jésus-Christ se manifesta à ses disciples près de la mer de Tibériade, où il les trouva occupés à pêcher des poissons, eux dont il avait fait déjà des pêcheurs d'hommes. Durant la nuit entière ils n'avaient rien pris; mais le Seigneur s'étant montré, ils jetèrent leurs filets sur son ordre, et ils prirent toute la quantité que vous venez de voir.

Jamais le Seigneur n'aurait donné cet ordre, s'il n'avait eu dessein de nous tracer un enseignement qui nous fût salutaire. Qu'importait à Jésus-Christ qu'on prît des poissons ou qu'on n'en prît pas ? Aussi cette pêche mystérieuse nous désignait. Rappelons-nous que les disciples firent deux pêches sur l'ordre de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'une avant sa passion , l'autre après sa résurrection. Ces deux pêches figurent donc l'Eglise; l'Eglise telle qu'elle est aujourd'hui, et l'Eglise telle qu'elle sera à la résurrection des morts. Aujourd'hui, en effet, les bons et les méchants sont innombrables dans son sein, tandis qu'après la résurrection elle ne renfermera que les bons, dont le nombre sera fixé.

2. Revenons sur la première pêche pour y voir l'Eglise telle qu'elle est maintenant. Quand le Seigneur Jésus invita pour la première fois ses disciples à le suivre, il les trouva appliqués

1. Jean, XXI, 1-14.

à pêcher. De toute la nuit ils n'avaient rien pris. Sitôt qu'ils le virent, il leur dit : "Jetez les filets. — Seigneur, reprirent-ils, nous n'avons rien pris durant la nuit entière; mais sur votre parole nous nous empressons de jeter le filet ". Ils le jetèrent, c'était l'ordre du Tout-Puissant. Que pouvait-il arriver, sinon ce qu'il voulait? Mais, comme je l'ai déjà dit, il voulait bien signifier par là un mystère avantageux à connaître. On jeta donc les filets. Le Seigneur n'avait pas souffert encore, il n'était pas encore ressuscité. On jeta les filets, et on prit une telle quantité de poissons que les deux barques en furent remplies, et que les filets mêmes se rompaient (1). Jésus dit alors : " Venez et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (2) ". Ils reçurent ainsi de lui les filets de la parole de Dieu, ils les jetèrent sur le monde comme sur une profonde mer, et ils prirent cette immense multitude de chrétiens que nous voyons et qui nous étonne. Les deux barques figuraient deux peuples, les Juifs et les Gentils, la synagogue et l'Eglise, la circoncision et l'incirconcision. Ces deux barques sont donc aussi comme les deux murailles qui viennent de directions contraires, et dont le Christ est la pierre angulaire (3). Qu'avons-nous entendu encore ? Que les barques étaient comme accablées sous le poids de ce qu'elles contenaient. Ainsi en est-il aujourd'hui, où la multitude des mauvais chrétiens est une surcharge pour l'Eglise. Non contents d'accabler

1. Luc, 5, 1-11. — 2. Matt. IV, 19. — 3. Ephés. II, 11-22.

301

l'Eglise, ces mauvais chrétiens rompent les filets. Y aurait-il des schismes, s'ils ne les paient rompus?

3. De cette pêche qui nous fatigue, passons donc à cette autre que nous désirons avec ardeur et que nous attendons avec foi. Le Seigneur vient de mourir, mais il est ressuscité,' lise montre à ses disciples près de la mer et leur dit de jeter leurs filets, non pas toutefois fane manière telle quelle. Attention ! au moment de la première pêche il ne leur dit pas

Jetez à droite ou à gauche. S'il disait : A gauche, il n'aurait en vue que les méchants; à droite, Une voudrait figurer que les bons ; et en ne disant; ni à droite, ni à gauche, il indique qu'on allait prendre les bons mêlés avec les méchants. Que sera l'Eglise après la résurrection? Apprenez-le, distinguez bien, réjouissez-vous, espérez, comprenez. " Jetez, dit le Sauveur, les filets du côté droit n. On prend donc les âmes de la droite; ne craignez pas qu'on prenne en même temps des méchants. Vous ne l'ignorez pas, en effet, le Seigneur a annoncé qu'il séparerait les brebis des boucs, placerait les brebis à sa droite, les boucs à sa gauche, dirait ensuite à la gauche : " Allez au Lieu éternel " ; et à la droite : " Recevez le royaume (1) ". Voilà pourquoi il dit aujourd'hui: " Jetez du côté droit " . Les disciples y jetèrent et firent capture; le nombre des poissons est déterminé, il n'en est pas un de plus (2). Aujourd'hui, hélas ! combien il en est de plus pour s'approcher de l'autel; ils semblent appartenir au peuple de Dieu, mais ils ne sont point inscrits au livre de vie. Alors donc le nombre est fixé. Ah ! travaillez à être comptés aussi parmi ces poissons, non-seulement en écoutant et en applaudissant, mais encore en comprenant et en pratiquant. On jette donc les filets et on prend de grands poissons. Eh ! qui sera petit dans ce séjour où tous seront égaux aux anges de Dieu (3) ?

Or, ces grands poissons sont au nombre de cent cinquante-trois. — Est-ce là le nombre des saints, me dira-t-on? Loin de nous le soupçon même que cette Eglise seule en fournisse aussi peu au royaume des cieux ! Oui, le nombre sera déterminé; mais du peuple d'Israël il y en aura des millions. Saint Jean dit dans son Apocalypse que de ce peuple seul il y en aura cent quarante-quatre mille qui ne

1. Matt. XXV, 41, 34. — 2. Ps. XXXIX, 6. — 3. Matt. XXII, 30.

se seront point souillés avec les femmes, et qui seront restés vierges. Pour les autres nations, il assure qu'elles envoient tant de milliers d'hommes avec leurs robes blanches, que nul ne saurait les compter (1).

4. Le nombre de cent cinquante-trois est donc une figure ; et dans la fête où revient chaque année ce sujet, je dois vous rappeler ce que vous entendez chaque année. Les cent cinquante-trois poissons désignent par leur nombre tous les saints et tous les fidèles. Pourquoi le Seigneur a-t-il daigné figurer par ce nombre tant de milliers d'élus qui parviendront au royaume des cieux? Le voici; écoutez : Vous savez que Dieu a donné sa loi à son peuple par le ministère de Moïse, et que la partie principale de cette loi est le Décalogue ou les dix commandements, dont le premier ordonne de n'adorer qu'un seul Dieu; le second de ne prendre pas en vain le nom du Seigneur son Dieu; le troisième de garder le sabbat, observé spirituellement par les chrétiens et charnellement profané par les Juifs. Ces trois préceptes se rapportent directement à Dieu, et les sept autres aux hommes; et tous sont compris dans ces deux : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur et de toute ton âme, et de tout ton esprit; et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Dans ces deux préceptes est contenue toute la loi avec les prophètes (2)". C'est donc à cause de ces deux préceptes que dans le Décalogue trois préceptes sont relatifs à l'amour de Dieu, et sept à l'amour du prochain. Quels sont ces sept derniers? " Honore ton père et ta mère; tu ne commettras point d'adultère ; tu ne tueras point; tu ne déroberas point; tu ne feras point de faux témoignage; tu ne convoiteras point l'épouse de ton prochain; tu ne convoiteras pas son bien (3) ".

Or, il n'est personne qui accomplisse ces dix commandements avec ses seules forces; il a besoin du secours de la grâce de Dieu. Mais si nul n'accomplit la loi avec ses propres forces et sans l'aide de l'Esprit de Dieu, rappelez-vous comment le nombre sept est consacré au Saint-Esprit, comment un saint prophète annonce que l'homme sera rempli de l'Esprit de Dieu, Esprit de sagesse et d'intelligence, de conseil et de force, de science et de piété, Esprit de crainte de Dieu (4) . Sept opérations divines où

1. Apoc. VII, XCV. — 2. Matt. XXII, 37-40. — 3. Exod. XX 1-17. — 4. Isaïe, XI, 2, 3.

302

nous voyons le nombre sept consacré par l'Esprit-Saint, qui part de la sagesse pour s'arrêter à la crainte, lorsqu'il descend jusqu'à nous; tandis qu'en montant vers lui nous commençons à la crainte pour finir à la sagesse. Car " le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur (1) ".

Maintenant, dès qu'on a besoin de l'Esprit-Saint pour pouvoir observer la loi, il faut joindre sept à dix, ce qui fait dix-sept. Or, en additionnant tous les nombres depuis un jus. qu'à dix-sept, tu obtiendras au total cent cinquante-trois. Il n'est pas nécessaire de faite ici l'addition tout entière, vous l'achèverez chez vous. Vous direz donc en calculant: Un, plus deux, plus trois, plus quatre donnent dix. Unis de la même manière, tous les autres nombres jusqu'à dix-sept, et tu obtiens le chiffre mystérieux des fidèles et des saints qui seront avec le Seigneur dans les splendeurs du ciel.

1. Eccli. I, 16.

 

 

 

SERMON CCXLIX. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XX. LA PÊCHE MIRACULEUSE (1).

ANALYSE. — Après avoir rappelé ce qui est plus développé dans le discours précédent, savoir, que la première pêche miraculeuse est le symbole de l'Eglise de la terre et que la seconde est l'emblème de l'Eglise du ciel, saint Augustin engage vivement ses auditeurs à ne pas rompre le fi!et, mais à se sanctifier au milieu des méchants mêmes, et à s'appuyer sur la grâce du Saint-Esprit pour parvenir à l'observation de la Loi, ce que rappelle mystérieusement le nombre des cent cinquante-trois poissons.

1. Nous venons de voir dans l'Evangile comment le Seigneur Jésus apparut à ses disciples après sa résurrection, pendant qu'ils pêchaient sur la mer de Tibériade. La première fois qu'il les appela à lui, il leur avait dit : " Suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (2)". Alors aussi après avoir jeté leurs filets sur son ordre, ils prirent une immense quantité de poissons, dont le nombre n'est pas exprimé. De plus, au moment de cette première pêche, le Sauveur ne leur avait pas dit: " Jetez du côté droit " ; mais simplement: " Jetez ", sans ajouter si c'était à droite ou à gauche. La capture fut si abondante, qu'on ne pouvait compter, et on en chargea leurs barques. Jusqu'à quel point étaient-elles chargées ? L'Evangile l'exprime : " Jusqu'à couler presque à fond (3) ". Et c'est alors que Jésus leur dit, comme je l'ai déjà rappelé: " Suivez-moi, je ferai de vous des pêcheurs

1. Jean, XXI, 1-14. — 2. Matt. IV, 19. — 3. Luc, V, 1-11.

d'hommes ". C'est nous qui sommes dans ces filets; nous y sommes pris, mais nous n'y demeurons pas captifs ; qu'on ne craigne pas de s'y laisser prendre; si on peut y être pris, on ne saurait y être surpris.

Que signifie maintenant cette dernière pêché dont il vient d'être question dans l'Evangile ! Debout sur le rivage le Seigneur se montra aux pêcheurs et leur demanda s'ils n'avaient rien à manger. Ils répondirent que non, car ils n'avaient rien pris de toute la nuit. a Jetez " du côté droit ", reprit-il; ce qu'il n'avait point dit au moment de la première pêche. Ils obéirent et prirent une telle quantité de pois. sons qu'ils ne pouvaient retirer leurs filets. On en compta jusqu'à cent cinquante-trois et comme on avait écrit au sujet de la première pêche que les filets se rompaient à cause du grand nombre de poissons qu'ils contenaient, l'Evangeliste a eu soin de faire pour celle-ci la remarque suivante : " Et quoiqu'il y en eût tant, le filet ne fut pas rompu ".

303

2. Distinguons bien ces deux pêches, dont l’une précéda et dont l'autre suivit la résurrection. Dans la première on jette les filets au hasard; on ne dit pas de les jeter à droite, pour ne pas désigner les bons exclusivement; ni à gauche, pour ne figurer pas exclusivement les méchants ; par conséquent c'est le mélange des méchants et des bons. Les filets rompus rappellent les schismes. C'est, hélas ! ce que nous voyons, ce qui s'accomplit chaque jour. Les deux barques sont pleines, en mémoire des deux peuples, circoncis et incirconcis. Elles sont remplies jusqu'à enfoncer et couler presque à fond. Comment ne pas gémir sur ce que rappelle cette circonstance ? C'est la foule qui met le trouble dans l'Eglise. Combien ne sont pas nombreux ces chrétiens de mauvaise vie qui surchargent le navire où ils ont mal à l'aise ? Si les barques ne sont pas submergées , c'est pour conserver les bons poissons.

Examinons la dernière pêche , celle qui suivit la résurrection. Là, rien de mauvais ; c'est une grande sécurité, pourvu néanmoins que tu sois bon. Soyez bons au milieu des méchants, et vous le serez sans plus être avec eux. Il y a dans la première pêche de quoi nous émouvoir, c'est que vous êtes mêlés aux méchants. O vous qui m'écoutez avec foi, ô vous qui ne perdez rien de ce que je dis, ô Tous qui ne laissez point la divine parole s'échapper par où elle est entrée, mais qui la faites descendre dans votre coeur, ô vous qui craignez plus de vivre mal que de mal mourir, attendu que si tu vis bien tu ne sauras mourir mal; vous donc qui m'écoutez, non-seulement pour éclairer votre foi, mais aussi pour travailler à mener une vie sainte ; conduisez-vous bien, conduisez-vous bien au milieu des méchants et gardez-vous de rompre les mailles du filet. C'est en s'admirant eux-mêmes et en ne voulant pas supporter ceux qu'ils croyaient méchants, que plusieurs les ont rompues et se sont perclus au milieu des flots. Vivez donc bien, que les chrétiens mauvais ne vous portent pas à vivre mal. Ne dis pas en ton coeur : Seul je suis bon. Commences-tu à le devenir? Crois que si tu peux l'être, il yen a d'autres encore. Point d'adultère, point de fornication, point de fraude, point de larcin, point de faux témoignage , point de faux serment , point d'ivresse; ne reniez point un dépôt et n'omettez point de rendre le bien d'autrui trouvé par vous dans quelque rue que ce soit. Observez ces préceptes et les autres, et vous serez en sûreté parmi les mauvais poissons. Sans doute vous nagez dans les mêmes filets; mais vous arriverez au rivage et après la résurrection vous vous trouverez à la droite. Là, point de méchant. Eh ! que vous sert de connaître la loi, de comprendre les commandements de Dieu, de distinguer le bien du mal, si vous ne pratiquez pas? N'est-ce point là une science que châtie la conscience? Apprenez, mais pour accomplir.

3. A cause de l'éminente perfection dont le nombre dix est le symbole (1), les commandements de Dieu sont compris dans le Décalogue. Ces dix préceptes de la loi ont été écrits sur des tables de pierre par le doigt même de Dieu, c'est-à-dire par l'Esprit-Saint. La première comprend les préceptes qui concernent Dieu; la seconde, ceux qui concernent l'homme. Pourquoi ces deux tables ? Parce qu'à l'amour de Dieu et à l'amour du prochain se rattachent toute la loi et les prophètes (2).

Mais que peuvent ces dix commandements? La loi a été donnée; or, dit l'Apôtre, " si cette loi pouvait communiquer la vie, la justice viendrait absolument de la loi (3) ". Tu connais la loi sans l'accomplir : " c'est la lettre qui tue ". Pour pratiquer ce que tu sais, il faut " l'Esprit qui vivifie (4) ". Ajoute donc sept à dix; car de même que la loi est exprimée dans les dix commandements, ainsi l'Esprit-Saint se révèle dans ses sept dons. N'est-ce pas lui que l'on invoque sur ceux qui viennent de recevoir le baptême? Ne demande-t-on pas à Dieu de leur donner, comme dit un prophète, l'Esprit de sagesse et d'intelligence; deux : l'Esprit de conseil et de force; quatre l'Esprit de science et de piété; six : enfin, l'Esprit de la crainte du Seigneur; sept (5)? C'est en ajoutant ces sept qu'on fait les dix.

Qu'ai-je dit? N'est-ce pas une absurdité? Ajouter sept à dix, c'est faire dix? Sais-je encore compter? Ne devais-je pas dire ajouter sept à dix, c'est faire dix-sept? Tout le monde fait cela. Aussi, lorsque je disais ajouter sept à dix, c'est faire dix, ces enfants mêmes ne riaient-ils pas? Je vais toutefois le dire encore, me répéter sans rougir; et lors

1. voir Traité de la Musique, liv. 1, ch. XI, XII. Ci-dev. tom. III, p. 406-409. — 2. Matt. XXII, 37-40. — 3. Gal. III, 21. — 4. II Cor. III, 6. — 5. Isaie, XI, 2, 3.

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que vous m'aurez compris, loin de blâmer mon calcul, j'ose croire que vous ne dédaignerez pas ce jeu de mots. Les préceptes de la loi sont au nombre de dix. De plus j'ai compté sept coopérations du Saint-Esprit. En ajoutant ces sept à ces dix on fait les dix : avec le secours du Saint-Esprit on fait, on accomplit la loi ; au lieu que sans ces sept on ne fait pas ces dix; on reste avec la lettre; mais la lettre tue, la science seule rend prévaricateur. Qu'on y joigne donc l'Esprit et on accomplit la loi; non pas avec tes seules forces, mais avec l'aide de Dieu. Reconnais-le donc, il ne faut pas trop nous applaudir de connaître ces dix préceptes; " car si la justice venait de la loi, c'est initialement que serait mort le Christ (1) ". A quoi devons-nous aspirer? Est-ce aux sept dons? Ce serait avoir le pouvoir de pratiquer, mais sans savoir que faire. Par conséquent cherchons les dix-sept. La loi commande, l'Esprit fortifie; la loi veut te faire connaître ce que tu as à faire, l'Esprit te le fait pratiquer, Oui donc, cherchons les dix-sept; additionnons jusqu'à dix-sept et nous nous trouverons avec les cent cinquante-trois.

Vous savez comment, je l'ai dit, je l'ai montré bien des fois. Depuis un jusqu'à quatre on obtient dix, mais en additionnant également les nombres intermédiaires. Mets-là un et deux ; à un ajoute deux, tu as trois; au chiffre deux ajoute le chiffre trois, voilà six; au chiffre trois ajoute quatre, voilà dix au total. Pourquoi me fatiguer? Vous savez cela. Additionnez ainsi les autres nombres jusqu'à dix-sept, et vous arriverez à cent cinquante-trois. Pour quoi dire: vous arriverez? C'est qu'en avançant comme pas à pas vous parviendrez à la droite, Obéissez-nous et, dans votre intérêt, faites l'addition.

1. Gal. II, 21.

 

 

 

SERMON CCL. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXI. PÊCHE MYSTÉRIEUSE (1).

ANALYSE. — Si Dieu a choisi pour premiers Apôtres des pêcheurs, c'est qu'il y a des analogies remarquables entre leur profession de pêcheurs et leur profession d'Apôtres; surtout entre les deux pécher miraculeuses qu'il leur fit faire, l’une avant et l'autre après sa résurrection, et la situation de l'Eglise soit sur la terre, soit au ciel. Les idées de ce discours sont donc la mêmes que celles des discours précédents. Mais combien de détails nouveaux et intéressants ! Quelle fécondité dans le génie de saint Augustin!

1. Le Seigneur Jésus voulait choisir ce qu'il y a de faible dans le monde pour confondre ce qu'il y a de force; aussi pour recueillir son Eglise de toutes les parties de l'univers, il n'a commencé ni par des empereurs ni par des sénateurs, mais par des pêcheurs. S'il avait appelé d'abord des dignitaires, quels qu'ils fussent, ils auraient osé s'attribuer cette faveur et non pas la rapporter à la grâce de Dieu. Ce dessin mystérieux de notre Dieu, ce projet de notre Sauveur est exposé par l'Apôtre de la

1. Jean, XXI, 1-14; Luc, V, 1-11.

manière suivante : " Considérez, mes frères, votre vocation "; ce sont les termes de l’Apôtre, " vous verrez parmi vous peu de sages selon la chair, peu de puissants, peu d'illustres ; mais Dieu a choisi ce qui est faible selon le monde pour confondre ce qui est fort; il a choisi aussi ce qui est vil et méprisable selon le monde et ce qui n'est point comme ce qui est, pour détruire les choses qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie en sa présence (1) " . Un prophète avait dit dans

1. I Cor. I, 26-29.

305

le même sens : "Toute vallée sera comblée, "toute montagne, toute colline sera abaissée; alors s'établira la surface unie de la plaine (1) ". Aussi ne voyons-nous pas aujourd'hui s'empresser de recevoir la grâce de Dieu les nobles et le vulgaire, le savant et l'ignorant, le pauvre et le riche? Quand il s'agit de recueillir cette grâce, l'orgueil n'a garde de se préférer à l'humilité qui ne sait et qui ne possède rien. Cependant, qu'est-ce que le Sauveur dit à ces pêcheurs? " Suivez-moi , je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (2)" . Ah ! si ces pêcheurs n'avaient marché les premiers, qui nous aurait retirés des flots? C'est être aujourd'hui grand orateur que de pouvoir bien commenter ce qu'a écrit un pêcheur.

2. Quand donc Notre-Seigneur Jésus-Christ eut choisi ces pêcheurs de poissons pour en faire des pêcheurs d'hommes, il voulut en les faisant pêcher nous apprendre quelques mystères relatifs à la vocation des peuples. Voici deux pêches qu'il faut distinguer nécessairement: l'une au moment où le Seigneur se fit des disciples de ces pêcheurs ; l'autre après sa résurrection, comme vient de nous le rappeler la lecture du saint Evangile. Ne l'oubliez pas, l'une a devancé, l'autre a suivi la résurrection; mais nous devons remarquer entre ces deux pêches des différences importantes.

La prédication toute nouvelle de l'Evangile est comme le navire où sont nos provisions. Sur ce navire le Seigneur trouve des pêcheurs à qui il dit : " Jetez les filets. — De toute la nuit, répondent-ils, nous n'avons rien pris ", nous nous sommes fatigués inutilement; "mais en votre nom nous allons jeter les " filets ". Ils les jetèrent et firent une capture si abondante qu'ils emplirent deux barques de poissons, que ces deux barques étaient surchargées jusqu'à être sur le point de couler à fond, et qu'enfin les filets furent rompus. C'est alors que Jésus dit : "Suivez-moi, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes" ; alors aussi, laissant là leurs barques et leurs filets, ils le suivirent (3).

Mais le Seigneur Jésus vient de nous donner, après sa résurrection, le spectacle d'une autre pêche, bien différente de cette première. Au moment de celle-ci, il dit : " Jetez vos filets ", mais sans ajouter si c'était du côté droit ou du côté gauche; il dit simplement; " Jetez vos

1. Isaïe, XL, 4. — 2. Matt. IV, 19. — 3. Luc, V, 1-11.

filets.". S'il avait ajouté : à gauche, il n'aurait eu en vue que les méchants; à droite, que les bons. En ne distinguant ici ni la droite ni la gauche, il laisse ce mélange des méchants et des bons dont il est parlé dans un autre passage de l'Evangile; c'est quand le père de famille, après avoir fait préparer un grand festin, envoya chercher les conviés par ses serviteurs qui amenèrent tous ceux qu'ils purent rencontrer, les méchants comme les bons, et que la salle des noces se trouva remplie de convives (1). Ainsi l'Eglise est aujourd'hui livrée aux bons et aux méchants; c'est dans son sein une multitude immense , multitude qui la surcharge par moments et la pousse à deux pas du naufrage. Ne voit-on pas la masse de ceux qui se conduisent mal tourmenter ceux dont la conduite est chrétienne, au point que les sages se croient des insensés quand ils considèrent la vie coupable que mènent les autres, quand surtout ils remarquent que beaucoup de pécheurs sont comblés des biens du siècle et que beaucoup de justes en sont dénués? Ah ! qu'il est à craindre qu'on ne s'abatte alors et qu'on ne fasse naufrage l Qu'il est à craindre, mes très-chers frères, que l'homme réglé ne vienne à dire: A quoi me sert-il de me conduire sagement? Un tel se conduit si mal, et on l'honore plus que moi? A quoi me sert-il de me bien conduire? — Le voilà qui chancelle, je crains. qu'il ne sombre. Pour le retirer des profondeurs où il descend, je vais m'adresser à lui. Toi qui fais le bien, continue à bien faire; ne te lasse pas, ne regarde pas derrière. La vérité est dans cette promesse de ton Seigneur: " Celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé (2) ". — Cet autre, dis-tu, fait le mal et n'en est pas moins heureux. — Tu te trompes, il est malheureux, et d'autant plus malheureux qu'il se croit plus heureux. C'est être insensé que de ne connaître point son triste sort. Si tu voyais rire un homme livré aux ardeurs de la fièvre, tu déplorerais sa folie. Tu ne jouis pas encore' de ce qui t'est promis. Cet homme dont tu envies le sort, se repaît et jouit de ce qui est visible et passager; mais il n'a rien apporté, il n'emportera rien avec lui. Il est entré tout nu dans le monde, il en sortira nu, et de ses fausses joies il tombera dans de réelles douleurs. Pour toi, tu n'as point reçu encore ce

1. Matt. XXII, 8, 10. — 2. Matt. XXIV, 13.

306

qui t'est promis. Continue, pour y arriver; persévère, pour ne pas te frustrer toi-même en lâchant pied, car Dieu ne saurait te tromper. Ces deux mots, pour préserver le navire du naufrage.

Mais voici un danger plus affreux dont on est menacé durant cette pêche, c'est la rupture des filets. Hélas ! ils sont rompus ; des hérésies se sont formées. Les schismes sont-ils autre chose que des ruptures ? Il faut durant cette première pêche souffrir et patienter, sans se laisser aller au dégoût et à l'abattement, quoiqu'il soit écrit : " La défaillance s'est emparée de moi, à la vue des pécheurs qui abandonnent votre loi (1) ". Que de petites barques se plaignent d'être pressées sous le poids de la multitude ! C'est comme le grand vaisseau qui crie: " La défaillance s'est emparée de moi, à la vue des pécheurs qui abandonnent votre loi ". Ah ! si tu te sens trop chargé, prends garde toujours de te laisser engloutir. Il faut pour le moment tolérer les méchants et non point s'en séparer. Je célèbre la miséricorde et la justice du Seigneur (2). Ainsi la miséricorde se prodigue d'abord, puis s'exerce la justice. C'est à l'époque du jugement qu'aura lieu la séparation. Aujourd'hui donc, que le bon m'écoute et devienne meilleur, que le méchant m'écoute aussi pour devenir bon, car nous sommes encore au temps de la pénitence et non au moment où se rend la sentence.

Quittons cette pêche dont les joies sont mêlées de larmes : elle a des joies, car on y recueille les bons ; des larmes, car il est pénible d'avoir à souffrir les méchants.

3. Dirigeons notre coeur du côté de cette autre pêche qui est la dernière ; là respirons, consolons-nous. Si elle a eu lieu après la résurrection du Seigneur, c'est qu'elle figure l'état de l'Eglise après la résurrection générale.

Ici encore on parle aux disciples ; c'est le Seigneur qui leur adresse la parole comme au moment de la première pêche ; mais si pour la première il les a invités seulement à jeter leurs filets, il dit aujourd'hui de quel côté ils les doivent jeter, du côté droit de la barque. Aussi prennent-ils ces élus qui occuperont la droite et pour qui il a été dit : " Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume (3) ". Ils

1. Ps. CXVIII, 53. — 2. Ps. C, 1. — 3. Matt. XXV, 34.

jettent donc et ils prennent. A la première pêche le nombre n'est pas arrêté ; il est parlé seulement d'une grande multitude, mais, sans que le nombre soit précisé. Combien, hélas ! qui ne sont pas aujourd'hui compris dans le nombre, c'est-à-dire qui viennent, qui entrent, qui s'entassent dans les églises ! Ils remplissent les théâtres et ils remplissent nos temples; ils dépassent le nombre, ils ne sont pas compris dans ce nombre à qui est réservée la vie éternelle, à moins toutefois qu'ils ne changent durant cette vie. Mais tous changent-ils? Tous les bons mêmes ne persévèrent pas. Aussi est-il dit à ceux-ci : " Celui qui persévérera jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé " ; et à ceux qui sont méchants encore : " Je ne veux pas la mort du pécheur, mais son retour et sa vie (1) ". Le motif donc pour lequel à la première pêche le nombre n'est pas fixé, c'est que beaucoup le dépassent ; aussi est-il écrit dans un psaume : " J'ai annoncé, j'ai parlé, et ils ont excédé le nombre (2) ". Aujourd'hui qu'on jette à droite, le nombre n'est pas surpassé; on retire cent cinquante et tous grands pois. sons; de plus, il est dit : " Quoiqu'ils fussent a en si grand nombre, le filet ne se rompu point ". Ah ! c'est qu'alors ce sera une Eglise de saints ; il n'y aura plus ni divisions ni ruptures causées par les hérétiques; ce sera la paix et l'union parfaite. Pas un de moins, pas un de plus, mais le nombre exact.

Ne sera-t-on pas en trop petit nombre, si l'on n'est que cent cinquante-trois? Dieu nous préserve de croire qu'il n'y en ait que si peu parmi vous; à combien plus forte raison dans toute l'Eglise ! Le même Evangéliste, saint Jean, nous dit dans son Apocalypse qu'il vit une telle multitude de saints et de bienheureux dans l'éternité, que personne ne pouvait les compter. C'est ce qui est écrit en propres termes (3). Tous néanmoins sont compris dans ce nombre, dans ce nombre de cent cinquante trois. Je veux même le diminuer encore, avoir moins de cent cinquante-trois. Ces cent cinquante-trois ne sont que dix-sept. Pourquoi dix ? Pourquoi sept ?

Dix, à cause de la loi ; sept, à cause du Saint-Esprit, car ce nombre de sept lui est consacré en raison de la perfection à laquelle nous élèvent ses dons divins. " Sur lui, dit le prophète Isaïe, reposera l'Esprit-Saint ". Et

1. Ezéch. XXXIII, 11. — 2. Ps. XXXIX, 6. — 3. Apoc. VII, 9.

307

après ces mots il énumère les sept vertus suivantes: " L'Esprit de sagesse et d'intelligence, d'Esprit de conseil et de force " ; en voilà quatre ; " l'Esprit de science et de piété, l'Esprit de crainte du Seigneur (1) ". Il commence par la sagesse et finit par la crainte; il descend ainsi de ce qu'il y a de plus haut, la sagesse, ace qu'il y a de moins élevé, la crainte ; car pour monter de ce qu'il y a de moins élevé à ce qu'il y a de plus haut, il faut aller de la crainte à la sagesse, " la crainte du Seigneur étant le commencement de la sagesse (2) ". Tel est le grand don de Dieu ; telles sont les sept opérations que l'Esprit-Saint produit dans les bien-aimés du Seigneur, pour donner en eux quelque force à la loi. Sans l'Esprit-Saint eu effet, que peut la loi ? Faire des prévaricateurs. Aussi est-il écrit : " La lettre tue ". Elle commande et n'agit pas. Elle ne tuait point avant le commandement, et si aux yeux de la Providence on était pécheur, on n'était point prévaricateur. Maintenant on te commande d'agir, et tu n'agis pas; on te le défend, et tu agis ; voilà la lettre qui tue.

Or la loi comprend dix préceptes. Le premier adonne d'adorer Dieu, de n'adorer que lui et de ne faire pas d'idole. Voici le second : " Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu ". Le troisième : " Observe le jour du sabbat " ; mais spirituellement et non pas charnellement comme font les Juifs. Ces trois préceptes ont rapport à l'amour de Dieu. Mais, est-il dit : " C'est à ces deux préceptes ", l'amour de Dieu et l'amour du prochain , " que se rattache toute la loi avec les prophètes (3) ". Donc, après avoir entendu ce qui concerne l'amour de Dieu, savoir l'unité, la vérité, le repos, considère ce qui est relatif à l'amour du prochain. " Honore ton père et ta

1. Isaïe, XI, 2, 3. — 2. Ps. CX, 10. — 3. Matt. XXII, 37-40,

mère ", voilà le quatrième précepte. " Tu ne commettras point d'adultère " , voilà le cinquième. " Tu ne feras point d'homicide " , voilà le sixième. " Tu ne feras point de faux témoignage " , voilà le huitième. " Tu ne déroberas point " , voilà le septième. " Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain ", voilà le neuvième. " Tu ne convoiteras point son épouse ", voilà le dixième (1). En disant : " Tu ne convoiteras pas ", Dieu frappe au vif, il touche à l'intérieur; car la concupiscence est active en nous. Voilà donc cette loi en dix préceptes. Que sert de la connaître, si tu ne l'observes pas ? Tu deviens prévaricateur. Or, pour l'observer tu as besoin de secours. Secours de qui ? Secours de l'Esprit-Saint. Si donc " la lettre tue, c'est l'Esprit qui vivifie (2) ".

A dix maintenant ajoute sept, voilà dix-sept; et ce nombre comprend toute la multitude des âmes parfaites. J'ai tellement l'habitude de vous redire comment ce nombre de dix-sept s'élève jusqu'à celui de cent cinquante-trois, que plusieurs me devancent. C'est pourtant un discours que je vous dois chaque année. D'ailleurs beaucoup ont oublié mon explication; beaucoup même ne l'ont pas entendue. Vous qui l'avez entendue sans l'avoir oubliée, souffrez patiemment que je la rappelle ou que je l'apprenne aux autres. Quand deux hommes voyagent ensemble, l'un marchant plus vite et l'autre plus lentement, c'est du premier qu'il dépend de ne laisser pas son compagnon en route. On ne perd rien d'entendre ce qu'on savait déjà, et en ne perdant rien on doit même être heureux que d'autres l'apprennent. Eh bien ! additionne depuis un jusqu'à dix-sept, sans omettre aucun des nombres intermédiaires, tu trouveras cent cinquante-trois. Qu'attendez-vous encore ? Faites votre calcul.

1. Exod. XX, 1-17. — 2. II Cor. III, 6.

 

 

SERMON CCLI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXII. LA PÊCHE MIRACULEUSE (1).

ANALYSE. — Dans la pêche miraculeuse que fit faire le Sauveur à ses Apôtres avant sa résurrection, on voit les méchants mêlés aux bons, les barques presque coulées à fond et les filets rompus ; autant de caractères de l'Eglise actuelle. Dans la pêche miraculeuse qui suivit la résurrection et qui désigne l'Eglise triomphante, on ne voit aucun de ces caractères. Les bons séparés des méchants, on aborde heureusement au rivage, il n'y a ni schismes ni hérésies pour rompre les filets. S'il est dit de plus que les poissons pris sont tous grands, c'est que tous les élus le sont aussi. S'il est dit encore qu'ils sont au nombre de cent cinquante-trois, c'est que ce nombre est le produit de tous les nombres inférieurs additionnés jusqu'au nombre dix-sept inclusivement, et que le nombre dix-sept rappelle les dix commandements pratiqués par les justes avec l'assistance des sept dons du Saint-Esprit. Afin donc d'être un jour comptés parmi les élus, réconcilions-nous au plus tôt avec notre ennemi, la parole de Dieu.

1. Quand notre Libérateur pêche, c'est pour nous délivrer. Or, nous remarquons dans le saint Evangile qu'il a pêché deux fois, c'est-à-dire que deux fois il a fait jeter les filets : la première fois, quand il choisit ses disciples, et cette seconde fois, lorsqu'il fut ressuscité d'entre les morts. La première pêche était l'emblème de l'état actuel de l'Eglise ; et la seconde, celle qui suivit la résurrection du Seigneur, la représente telle qu'elle sera à la fin des siècles.

Dans la première pêche, en effet, il commanda bien de jeter les filets, mais sans dire de quel côté; il ordonna simplement de les jeter. Les disciples les lancèrent; il n'est pas dit si ce fut à droite, il n'est pas dit non plus si ce fut à gauche. Les poissons désignant ici des hommes: si on avait jeté à droite, c'eût été ne prendre que les bons; et à gauche, on n'eût pris que les mauvais. Mais les bons devaient être dans l'Eglise mêlés aux méchants ; aussi jeta-t-on au hasard les filets pour tirer des poissons qui signifieraient le mélange des méchants et des bons. Il est encore dit de cette pêche qu'on y fit une telle capture qu'on en remplit deux barques qui coulaient à fond, c'est-à-dire qui étaient chargées jusqu'à s'engloutir (2) ; jusqu'à s'engloutir, car elles ne s'engloutirent pas réellement, mais elles y furent exposées. D'où venait ce danger ? De la multitude même des poissons,

1. Jean, XXI, 1-14. — 2. Luc, V, 1-7.

symbole frappant du péril que devait taire courir à la discipline chrétienne le grand nombre que l'Eglise avait à rassembler dans son sein. Il est dit encore que dans cette même pêche les filets se rompirent à cause de la quantité trop considérable des poissons. Qu'annonçait cette rupture, sinon les schismes qui devaient se former ?

Ainsi donc cette pêche mystérieuse reps. sente trois choses : le mélange des bons et des méchants, l'accablement produit parla foule, l'éloignement des hérétiques. Le mélange des bons et des méchants, car ce ne fut ni à droite ni a gauche qu'on jeta les filets; l’accablement produit par la multitude, car on prit tant de poissons que les barques enfonçaient; enfin les divisions causées par les hérétiques, car les filets se rompirent sous le poids de la capture.

2. Considérez maintenant cette autre pêché dont on vient de nous lire l'histoire. Si elle eut lieu après la résurrection du Seigneur, c'est pour nous faire connaître ce que sera l'Eglise après notre résurrection. " Jetez le filet du côté droit ", dit le Sauveur. C'est ainsi que ne seront pas confondus avec les autres ceux qui paraîtront à la droite. Vous n'avez pas oublié que le Fils de Dieu nous i donné l'assurance qu'il viendrait avec anges; que toutes les nations se rassembleront devant lui; qu'il les séparera, comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs; qu'il places les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Aux brebis il dira ensuite : " Venez, recevez (309) le royaume " ; et aux boucs : " Allez au feu éternel (1). —Jetez à droite ", signifie donc le voici ressuscité et je veux donner une image de ce que sera l'Eglise à la résurrection des morts. " Jetez à droite ". On jeta, à droite les filets, et on ne pouvait les retirer, tant ils étaient chargés de poissons !

Ici donc encore il y en a un grand nombre, mais ce nombre est déterminé ; il est dit de plus que ces poissons nombreux sont tous de grands poissons ; tandis qu'à la première pêche le nombre est indéterminé. C'est qu'aujourd'hui, avant la résurrection et la séparation des bons et des méchants, s'accomplit cette prédiction d'un prophète : " J'ai annoncé et j'ai parlé ". — " J'ai annoncé et j'ai parlé ? " qu'est-ce à dire ? J'ai jeté les filets. Et puis ? " Ils se sont élevés au-dessus du nombre (2) " . Il y a un nombre fixé, ils l'ont dépassé. Ce nombre est celui des saints qui : doivent régner avec le Christ. Ce qui dépasse ce nombre, ce sont ceux qui peuvent entrer aujourd'hui dans l’Eglise, sans pouvoir entrer dans le royaume des cieux.

Voilà pourquoi je vous adjure de vous arracher à ce siècle pervers ; voilà pourquoi je vous presse, vous qui aspirez à vivre, de n'imiter pas les mauvais chrétiens. Ne dites donc pas: Pourquoi me le défendre ? Un tel n'est-il Ma fidèle; et pourtant il s'enivre ? Pourquoi me le défendre ? Un tel n'est-il pas fidèle, il a pourtant des concubines ? Pourquoi me le défendre? Un tel n'est-il pas fidèle, et pourtant il trompe chaque jour ? Pourquoi me le défendre ? Un tel n'est-il pas fidèle, et pourtant il consulte les astrologues ? Voulez-vous maintenant être de bons grains ? Vous ferez alors partie du monceau de froment. Voulez-vous n'être que de la paille ? Vous serez en tas aussi, mais pour être livrés à un immense incendie.

3. Voyons la suite. " On amena les filets jusqu'au rivage " ; Pierre même les tira sur la rive :vous l'avez remarqué durant la lecture de l'Evangile. Qu'est-ce que le rivage, sinon la limite de la mer? Mais, dans cette limite de la mer, vois la fin du siècle. Or, à la première pèche, les filets ne furent pas traînés jusqu'au rivage: on. versa dans les barques les poissons qu'on venait de prendre. Aujourd'hui, au contraire, on les tire jusqu'à la rive. Espère la fin

1. Matt. XXV, 31-41. — 2. Ps. XXXIX, 6.

du monde. Elle viendra, pour le bonheur de ceux qui sont à droite, pour le malheur de ceux qui sont à gauche.

Quel est le nombre des poissons ? " Ils tirèrent les filets, qui renfermaient cent cinquante-trois poissons ". L'Evangéliste fait ici une remarque importante. " Et quoiqu'il y en eût tant ", de si grands, " le filet ne se rompit point ". Là aussi les élus seront grands, et il n'y aura point d'hérésies; ce qui fait même qu'il n'y en aura point, c'est que tous seront grands. Que faut-il pour être grand ? Lis les paroles mêmes du Seigneur dans l'Evangile, et tu le sauras ; car il dit quelque part : " Je ne suis pas venu abréger la loi ni les prophètes, mais les compléter. En vérité, je vous le déclare : Celui qui violera un seul de ces moindres commandements et qui enseignera ainsi ", qui violera en se conduisant mal, et qui enseignera en excitant même à faire le bien, " celui-là sera appelé très-petit dans le royaume des cieux (1) ".

Que faut-il entendre ici par le royaume des cieux? L'Eglise que nous voyons, car elle aussi se nomme le royaume des cieux. Si elle ne portait pas ce nom, maintenant qu'elle recueille les bons et les méchants, le Seigneur lui-même ne dirait pas dans une de ses paraboles : " Le royaume des cieux est semblable à un rets qu'on jette dans la mer et qui réunit toutes sortes de poissons " . Ensuite ? " Le royaume des cieux est semblable à un rets qu'on jette dans la mer ". Rets ou filets, c'est tout un. " Et qui réunit toutes sortes de poissons ". Ensuite? On le traîne jusqu'au rivage; le Seigneur le dit expressément dans la parabole ; et après l'avoir traîné jusque-là , les pêcheurs s'asseoient, " choisissent les bons, les mettent dans des vases, et jettent les mauvais dehors". Le Seigneur s'explique ensuite.

" Ainsi en sera-t-il à 1a consommation du siècle, dit-il " ; n'est-ce point là le rivage ? " Les anges viendront, ils sépareront les méchants du milieu des justes et les jetteront dans la fournaise embrasée; là sera le pleur et le grincement de dents (2) ". L'Eglise n'en est pas moins appelée le royaume des cieux. On voit nager ensemble dans la mer de bons et de mauvais poissons ; il en est ainsi dans ce royaume des cieux qu'on appelle l'Eglise actuelle; on y traite de très-petit celui qui enseigne

1. Matt. V, 17-19. — 2. Matt. XIII, 47-50.

310

le bien et qui fait le mal, car lui aussi en fait partie. Il n'en est pas séparé, il est réellement dans ce royaume des cieux qui n'est autre que l'Eglise avec sa situation présente. Il enseigne le bien, il fait le mal; on a besoin de lui; c'est un mercenaire. " En vérité je vous le déclare, dit le Sauveur, ceux-là ont reçu leur récompense (1)". Ils sont utiles en quelque chose, néanmoins, sans quoi le Seigneur en parlant de ces hommes qui enseignent le bien et qui font le mal, ne dirait pas à son peuple : " Les Scribes et les Pharisiens sont assis sur la chaire de Moïse; faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font ". Pourquoi ? " Parce qu'ils disent et ne font pas (1) ".

4. Que votre charité maintenant redouble d'attention , je veux expliquer ce que désignent ces grands poissons. " Quiconque violera, est-il dit, l'un de ces moindres préceptes, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux ". Il y sera donc, mais très-petit. " Au contraire, quiconque les pratiquera et les enseignera, sera appelé grand dans le royaume des cieux ". Voilà ces grands poissons qu'on a pris du côté droit. " Quiconque pratiquera et enseignera " ; pratiquera le bien, enseignera le bien, ne mettra pas sa vie en contradiction avec ses paroles, ne fera pas de son langage fidèle un témoin de sa vie mauvaise ; donc " quiconque agira et instruira de cette manière, sera surnommé grand dans le royaume des cieux. Or, poursuit le Seigneur, si votre justice ne l'emporte sur celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (2)". Dans quel sens prends-tu ici le royaume des cieux ? dans le sens de ces paroles : " Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume (4). — Si votre justice ne l'emporte sur celle des Scribes et des Pharisiens ". Qu'est-ce à dire, " sur celle des a Scribes et des Pharisiens ? " Songe à ces Pharisiens et à ces Scribes qui occupent la chaire de Moïse, et à qui s'adressent ces mots : " Faites ce qu'ils disent, et gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font pas ". Ainsi la justice des Pharisiens consiste à dire sans faire. Que votre justice l'emporte donc sur celle des Scribes et des Pharisiens, en disant bien et en faisant bien aussi.

5. Est-il encore besoin de répéter les mêmes choses sur le nombre des cent cinquante-trois

1 Matt. VI, 2. — 2. Ib. XXIII, 2, 3. — 3. Ib. V, 20. — 4. Ib. XXV, 34.

poissons ? Vous connaissez cela. Ce nombre est formé de dix-sept. Commence par un et additionne tous les nombres qui vont depuis un jusqu'à dix-sept ; ainsi compte : Un et deux, trois, et trois, six, et quatre, dix; ainsi jusqu'à dix-sept, et tu obtiens cent cinquante-trois.

Maintenant donc il ne nous reste plus qu'à savoir ce que signifie dix-sept, le nombre qui sert à former celui de cent cinquante-trois. Que signifie dix-sept? Voici d'abord dix dans la loi ; or les dix préceptes de la loi, ou le Décalogue, ont d'abord été écrits sur des tables par le doigt de Dieu. Si la loi te montre dix, l'Esprit-Saint révèle en toi l'idée de sept; car ce nombre est consacré au Saint-Esprit. Aussi la loi ne parle de sanctification qu'au septième jour. Dieu a fait la lumière, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifiée ; il a fait le firmament, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifié; il a séparé la mer de la terre et a commandé à la terre de pousser des plantes, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifiée ; il a fait la lune et les astres, il n'est pas dit qu'il les ait sanctifiés; il a commandé à des animaux de sortir des eaux pour nager et pour voler, il n'est pas dit qu'il les ait sanctifiés; il a fait sortir de terre les quadrupèdes et tous les reptiles, il n'est pas dit qu'il les ait sanctifiés ; enfin il a fait l'homme, il n'est pas dit qu'il l'ait sanctifié. Nous voici au septième jour, où Dieu s'est reposé : c'est ce jour qu'il a sanctifié (1). Ce repos du Seigneur était l'emblème de notre repos, et nous serons pleinement sanctifiés lorsque nous nous reposerons éternellement avec lui. Pourquoi Dieu se reposerait-il? Ses oeuvres ne l'ont point fatigué. Toi-même, si tu n'as qu'une parole à dire, te fatigues-tu? Tu n'as pas même à faire le moindre mouvement, s'il te suffit de commander pour qu'à l'instant s'exécute ta volonté. Et quand, pour tout faire, Dieu n'a dit que peu de mots, il aurait tout à coup perdu ses forces?

6. Ainsi donc que le nombre dix te rappelle la loi, et le nombre sept, le Saint-Esprit. Puis à la loi ajoute l'Esprit-Saint; car en vain tu recevrais la loi; si tu ne reçois point le secours du Saint-Esprit, tu n'accompliras point cette loi que tu lis, tu n'en exécuteras point les ordonnances, tu deviendras même prévaricateur. Que l'Esprit-Saint te vienne en aide, tu la pratiqueras; et sans lui, c'est la lettre qui

1. Gen. II, 3.

te tue. Pourquoi? Parce qu'elle ne fera de toi qu'un prévaricateur, sans que tu puisses t'excuser sous prétexte d'ignorance, puisque tu as reçu la loi. Or , incapable d'être excusé pour cause d'ignorance, puisque tu as reçu la loi, tu es perdu si l'Esprit-Saint ne vient à ton aide. Que dit en effet l'Apôtre saint Paul? " La lettre tue, mais l'Esprit vivifie (1) ". Comment l'Esprit vivifie-t-il? En faisant accomplir la lettre, pour que la lettre ne tue pas. Les saints sont ceux qui accomplissent la loi de Dieu avec le secours de Dieu. La loi peut commander, elle ne saurait aider. Qu'à la loi vienne s'adjoindre l'Esprit-Saint pour aider; on accomplit alors-la volonté de Dieu avec joie, avec plaisir. Beaucoup, il est vrai, accomplissent cette loi par crainte ; mais en l'accomplissant ainsi avec crainte du châtiment, ils aimeraient mieux n'avoir pas à craindre; tandis que ceux qui l'accomplissent par amour pour la justice, trouvent en elle de la joie, puisqu'elle n'est pas leur ennemie.

7. Aussi le Seigneur dit-il : " Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire, pendant que tu voyages avec lui (2) " . Quel est cet adversaire? Le texte de la loi. Et le voyage? Cette

1. II Cor. III, 6. — 2. Matt. V, 25.

vie. Comment ce texte est-il ton adversaire? C'est qu'on y lit : " Tu ne commettras point d'adultère ", et tu voudrais en commettre : " Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain ", et tu voudrais ravir ce qui appartient à autrui : " Honore ton père et ta mère u, et tu es outrageux envers tes parents : " Ne fais point de faux témoignage (1) ", et tu ne cesses de mentir. Or, tu vois bien que ce texte est devenu ton adversaire, puisque tu fais le contraire de ce qu'il dit. Tu as là un adversaire redoutable, ne le laisse pas entrer avec toi dans la demeure mystérieuse; arrange-toi, pendant que tous deux vous êtes encore en chemin. Dieu est prêt à vous mettre d'accord. Comment vous mettra-t-il d'accord ? En te pardonnant tes péchés et en t'inspirant, pour faire le bien, l'amour de la justice.

Or, quand avec l'assistance de l'Esprit-Saint tu auras fait ainsi la paix avec ton adversaire, c'est-à-dire avec les dix préceptes de la loi, tu auras en toi le nombre dix-sept; ce nombre, une fois en toi, se développera jusqu'à celui de cent cinquante-trois. Ainsi tu seras à la droite pour être couronné, et non plus à la gauche pour être condamné.

1. Exod. XX, 1-17.

 

 

 

SERMON CCLII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIII. L’ÉGLISE MILITANTE ET TRIOMPHANTE (1).

312

ANALYSE. — Le Seigneur a voulu nous enseigner par ses actions aussi bien que par ses paroles. Aussi des deux pêches miraculeuses qu'il fit faire à ses disciples, l'une avant, l'autre après sa résurrection, la première désigne l'Église militante, où les bons sont mêlés aux méchants, où les Juifs et les Gentils, figurés par les deux barques, ont été secoués si violemment et sur le point de descendre dans l'abîme tant de fois; car il y aura toujours dans l'Église ces méchants que le Seigneur désigne encore par la paille mêlée au bon grain. La seconde pêche, celle qui suivit la résurrection, désigne l'Eglise triomphante, où ne seront admis que les bons. Le nombre même des cent cinquante-trois poissons, qui furent pris alors, rappelle cette vérité. Dans ce nombre en effet le nombre trois paraît destiné à indiquer qu'il faut diviser cent cinquante par trois. On obtiendra ainsi cinquante. Que signifie cinquante ? Ne rappellerait-il pas les cinquante jours d'allégresse que nous passons après la fête de Pâques? Il est manifeste que dans l'Écriture le nombre quarante rappelle la vie présente avec ses fatigues et ses privations. A quarante ajoutez le nombre dix, denarium, celui qui indique la récompense assurée aux justes pour la vie éternelle, parce que ce nombre est composé de sept, la créature formée en sept jours, et de trois, la Trinité divine, et vous obtenez cinquante, le symbole de la multitude. Multipliez maintenant cinquante par trois et ajoutez au total le nombre fondamental et sacré de trois, et vous avez cent cinquante-trois. Mais quoique ces cinquante jours du temps pascal figurent le bonheur éternel, gardez-vous en vous livrant à des plaisirs dangereux, d'y trouver votre perte éternelle.

1. C'est sous un grand nombre de formes différentes que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous présente, dans les saintes Écritures, les grandeurs de sa divinité et les oeuvres compatissantes de son humanité ; et s'il a recours habituellement à des figures et à des actions mystérieuses, c'est pour qu'on obtienne en demandant, qu'on trouve en cherchant et qu'en frappant on se fasse ouvrir. Aussi le trait même qu'on vient de lire dans le saint Evangile demande-t-il à être compris avec soin, excitant, quand il l'est, la joie spirituelle dans le coeur. Que votre sainteté examine donc dans quel dessein le Sauveur s'est manifesté à ses disciples de la manière qu'atteste aujourd'hui l'Écriture.

Les disciples étaient allés pêcher, et de toute la nuit ils n'avaient pris absolument rien. Au matin le Seigneur leur apparut sur le rivage et leur demanda s'ils n'avaient rien à manger. Non, répondirent-ils. " Jetez les filets à droite, reprit le Sauveur, et vous trouverez ". Il était venu comme pour acheter; mais que ne leur donne-t-il pas tout gratuitement ! il puisait dans la mer comme dans l'oeuvre de ses mains. Quel miracle ! Les disciples en effet jetèrent leurs filets et prirent une telle quantité de poissons, qu'ils ne pouvaient les retirer.

1. Luc, V, 1-7 ; Jean, XXI, 1-14.

Toutefois, en considérant l'Auteur de ce mi. racle, on n'est point étonné. N'en avait-il pas fait beaucoup déjà et de plus considérables ? Après avoir ressuscité des morts avant sa résurrection, ne pouvait-il, après, faire prendre des poissons? Interrogeons plutôt ce miracle, écoutons le mystère qu'il nous révèle.

Ce n'est point sans motif qu'au lieu de dire simplement : Jetez les filets, le Seigneur dit: " Jetez-les à droite ", ni que l'Évangéliste a fait connaître le nombre exact des poissons; remarquez aussi que " les filets ne se rompirent point malgré une quantité si grande ". Ici, en effet, il fait allusion à une autre pêche semblable ordonnée par le Sauveur avant sa passion, quand il choisissait ses Apôtres. Pierre, Jean et Jacques étaient alors ensemble; sur l'ordre du Seigneur, ils jetèrent leurs filets, prirent une quantité innombrable de poissons, et après en avoir empli une barque, ils appelèrent à leur aide la barque voisine, l'emplirent comme la première ; n'oubliez pas que c'était avant la résurrection ; il y avait enfin tant de poissons que les filets se rompirent (1). Pourquoi le nombre ici n'est-il pas exprimé? Pour quoi les filets sont-ils rompus ici, tandis que là ils ne le sont pas? Pourquoi n'est-il pas dit ici qu'il faut jeter à droite, tandis que là il est

1. Luc, V, 17.

313

dit expressément: " Jetez du côté droit? " Non, ce n'est pas sans motifs; le Seigneur n'agissait pas alors comme à l'aventure et sans dessein. Le Christ est le Verbe de Dieu et il instruit les hommes non-seulement par sa parole, mais aussi par ses actes.

2. Nous nous sommes donc proposé d'examiner avec votre charité ce que signifient des circonstances si diverses. Si les filets prirent la première fois une quantité innombrable de poissons, si on en chargea deux vaisseaux, si ces filets se rompirent et s'il ne fut pas commandé de les jeter d'un côté plutôt que de l'autre, c'était pour désigner un mystère qui s'accomplit aujourd'hui. Quant à cet autre mystère, ce n'est pas sans motif que Jésus l’accomplit après sa résurrection, lorsqu'il ne devait plus mourir, mais vivre éternellement, non-seulement dans sa divinité qui ne meurt jamais, mais encore dans sa chair qu'il a daigné immoler pour nous. Non, ce n'est pas en vain que l'un de ces miracles eut lieu avant sa passion et l'autre après sa résurrection; que sans désigner ni la droite ni la gauche, le Seigneur dit la première fois : " Jetez les filets ", et la seconde : " Jetez-les à droite " ; que sans précision d'aucun nombre la première fois, il n'est parlé que d'une multitude si prodigieuse que les deux barques coulaient presque à fond, taudis que la seconde, le nombre est déterminé, et que de plus il est dit que c'étaient de grands poissons; que la première fois enfin les filets se rompirent, au lieu que l'Evangéliste a dû dire la seconde : " Et quoiqu'ils fussent si grands, les filets ne furent pas rompus " .

Ne voyons-nous pas, mes frères, que les filets rappellent la parole de Dieu; la mer, ce siècle; et que tous les croyants sont pris dans ces filets mystérieux? Douterait-on que tel fut le sens? Qu'on écoute le Seigneur en personne expliquant dans une parabole ce qu'il vient de faire par ce miracle. "Le royaume des cieux, dit-il, est semblable à un filet jeté dans la mer, qui prend toutes sortes de poissons; et lorsqu'il est plein, on le tire sur le rivage, puis s'asseyant sur le rivage encore, on choisit les bons pour les mettre dans des vases, et on jette les mauvais dehors. Ainsi en sera-t-il à la fin du siècle : Les anges sortiront, ils sépareront les méchants du milieu des justes, et les jetteront dans la fournaise de feu : là sera le pleur et le grincement de dents (1) ". Ainsi désignent la foi ces filets jetés à la mer. Ce siècle d'ailleurs n'est-il pas une mer où les hommes se dévorent comme se dévorent les poissons? N'y a-t-il pour la troubler que de légères tempêtes et des tentations légères? N'y a-t-il que de faibles dangers pour les navigateurs, c'est-à-dire pour ceux qui sont en quête de la patrie céleste sur le bois de la croix? Ainsi l'analogie est évidente.

3. Mais puisque la résurrection du Seigneur est l'emblème de la vie nouvelle dont nous jouirons quand le siècle aura fini son cours, examinons seulement comment la parole de Dieu a été d'abord jetée sur cette mer ou lancée dans ce monde. Oui, elle a été jetée au milieu de ce siècle dont les flots sont si agités, les tempêtes si dangereuses et les naufrages si cruels; elle y a pris des poissons jusqu'à en remplir deux barques.

Que désignent ces deux barques? Deux peuples. Ces deux peuples sont comme deux murailles qui viennent de directions opposées et qui se réunissent dans une même pierre angulaire, le Seigneur Jésus (2). Le peuple juif, en effet, avait des habitudes bien différentes de celles des Gentils, qui ont dû quitter leurs idoles. Les Juifs avaient la circoncision, les Gentils ne l'avaient pas; moeurs opposées d'où sont partis ces peuples pour s'unir dans la pierre angulaire. Ne faut-il pas, du reste, que deux murs n'aient pas la même direction pour former un angle? C'est ainsi que s'accordent dans la personne du Christ les Juifs qu'il a appelés de près , et les Gentils qu'il a conviés de loin. Les Juifs étaient plus rapprochés, puisqu'ils n'adoraient qu'un seul Dieu; mais que n'ont-ils pas fait, une fois qu'ils se sont attachés au Christ? Ils vendirent d'abord tout ce qu'ils avaient et en déposaient le prix aux pieds des Apôtres, qui faisaient distribuer à chacun selon les besoins de chacun (3). Ainsi se débarrassaient-ils du fardeau des. affaires du monde pour suivre plus facilement le Christ; et prenant sur leurs épaules son joug qui est doux, ils se sont attachés à lui comme à la pierre angulaire et ont trouvé en lui la paix qu'ils n'avaient pas auparavant, tout rapprochés qu'ils fussent. Les Gentils aussi sont venus à lui, mais de plus loin, et pourtant une fois réunis à cet angle sacré, ils y ont goûté la même paix.

1. Matt. XIII, 47-50. — 2. Ephés. II, 11-22. — 3. Act. IV, 31, 35.

314

Ces deux peuples étaient donc symbolisés par les deux barques. Or ces barques furent remplies d'une telle quantité de poissons qu'elles furent sur le point d'être englouties. C'est que parmi les croyants issus du judaïsme il y eut des hommes charnels qui étaient pour l’Eglise une surcharge, qui empêchaient les Apôtres de prêcher l'Evangile aux Gentils et qui répétaient : Le Christ n'est venu que pour les Juifs, et les Gentils doivent se faire circoncire s'ils veulent avoir part à l'Evangile. Voilà pourquoi l'apôtre saint Paul, dont la mission embrassait la Gentilité d'une manière spéciale, fut en butte aux chrétiens sortis du judaïsme, quoiqu'il ne prêchât que la vérité (1) ; car il voulait que, tout en venant de direction contraire, les Gentils s'attachassent à l'angle pour y trouver une paix solide. Mais ces hommes charnels, qui imposaient la circoncision comme un devoir, n'étaient pas du nombre des chrétiens spirituels ; ils ne voyaient pas que le temps des observances charnelles était passé, et que l'éclat jeté par le Messie venu devait en dissiper toutes les ombres. Aussi, en excitant des troubles dans l'Eglise, ils mettaient, par leur multitude, le vaisseau en danger.

4. Considérons aussi l'autre navire; voyons si, parmi les Gentils, il n'y eut pas pour entrer dans l'Eglise une multitude qu'on puisse comparer à la paille laissant voir à peine quelques grains de froment. Combien, hélas ! de ravisseurs ! combien d'hommes adonnés au vin ! combien de diffamateurs ! combien qui fréquentent les théâtres ! ne voit-on pas les théâtres remplis de ceux qui remplissent nos églises ? Ne cherchent-ils pas souvent dans ces églises ce qu'ils cherchent aux théâtres? Souvent encore, si on y traite de vérités ou de devoirs relatifs à la vie spirituelle, ne résistent-ils pas, ne luttent-ils pas en faveur de la chair contre l'Esprit-Saint, comme Etienne reprochait aux Juifs de le faire aussi (2)? Eh ! dans cette ville même, votre sainteté se le rappelle, mes frères, ne savons-nous pas quel danger nous avons couru lorsque Dieu a banni de cette basilique les scènes d'ivresse (3)? Le tumulte. excité par les hommes charnels ne faisait-il pas sombrer notre vaisseau ? La cause de ce péril n'était-elle pas dans cette innombrable quantité de poissons?

1. Gal. IV, 16. — 2. Act. VII, 51. — 3. Voir lett. 22 et 29.

Il est dit aussi de cette première pêche que les filets s'y rompirent. Cette rupture est l'emblème des schismes et des hérésies qui se sont formés. Tous en effet sont enfermés dans les mailles du filet; mais les poissons impatient qui refusent de se laisser servir sur la table du Seigneur , s'engraissent quand ils le peuvent, puis ils brisent le filet et s'échappent. Ce filet immense couvre tout l'univers, on ne le rompt que dans des lieux particuliers. Cet ainsi que les Donatistes l'ont rompu en Afrique, les Ariens en Egypte, les Photiniens en Pannonie, les Cataphrygiens en Phrygie, les Manichéens en Perse. A combien de places se sont faites les ouvertures? Ce qui n'empêche pas toutefois les poissons qui demeurent à parvenir au rivage. Il y en a donc qui y par. viennent; mais sont-ce ceux qui ont rompu les mailles? Tous ceux qui s'échappent sont mauvais; il n'y a que les mauvais pour s'échapper ; il en reste néanmoins de mauvais avec les bons. Autrement le Seigneur dirait-il dans sa parabole que le filet est tiré sur le rivage avec les poissons bons et mauvais qu'il renferme ?

5. L'aire donne lieu, quand on la foule, à une comparaison semblable. Il y a sur l'aire de la paille, il y a aussi du froment; mais en la regardant il est difficile d'y apercevoir autre chose que la paille, il faut examiner avec soin pour distinguer le froment qui s'y trouve mêlé. Or, sur cette aire les vents soufflent de toutes parts; au moment même où on la foule et avant qu'on la soulève, afin de pouvoir en vanner le grain, n'est-elle pas exposée sur vents? Mais en soufflant, par exemple, de ce côté, le vent enlève des pailles ; il les emporte de cet autre côté en soufflant d'ailleurs; de quelque côté qu'il vienne il enlève donc des pailles et les jette soit dans les haies, soit dans les épines, soit n'importe où ; mais il ne saurait emporter le froment, il n'emporte que des pailles. Quand toutefois les vents en soufflant de toutes parts ont emporté ces pailles, ne laissent-ils que le froment sur l'aire? Ils n'enlèvent que de la paille, mais ils en laissent en. tore au milieu du froment. Quand donc sera enlevée toute cette paille? Quand le Seigneur viendra, le van à la main, qu'il nettoiera son aire, serrant le froment dans son grenier et jetant la paille dans un feu inextinguible (1). Je

1. Matt. III, 12.

315

prie votre charité d'écouter mieux encore ce que je vais vous dire. Il arrive que parfois après avoir emporté une paille de dessus l'aire, les vents viennent plus tard du côté de la haie où s'était arrêtée cette paille et qu'ils la rejettent sur l'aire. Ainsi, par exemple, tan catholique éprouve quelque affliction, quelque épreuve. Il remarque que les Donatistes peuvent lui venir en aide dans son embarras matériel; ceux-ci lui disent même : On ne te secourra que si tu communiques avec nous. C'est le vent qui souffle, il jette cet homme au milieu des épines. Mais voici pour le même individu un nouvel embarras temporel, il ne peut en sortir qu'au sein de l'Eglise catholique; sans considérer où il est, mais uniquement où il lui sera plus facile de terminer son affaire, et comme si le vent venait aujourd'hui de l'autre côté de la haie, il rentre sur l'aire sacrée du Seigneur.

6. Sachez donc, mes frères, ce que sont ces hommes qui cherchent dans l'Eglise des biens temporels, sans avoir en vue ceux que Dieu promet. Ici effectivement il y a des tentations, des dangers, des difficultés, et c'est seulement après les travaux de cette vie que le Seigneur nous promet l'éternel repos et la compagnie des saints anges. Ceux donc qui ne se proposent pas comme terme ces biens éternels et qui cherchent dans l'Eglise des avantages charnels, ceux-là sont de la paille aussi bien quand ils sont sur l'aire que séparés de l'aire. Ah! ils ne nous inspirent pas grande joie et nous ne leur prodiguons pas de vaines flatteries. Que ne deviennent-ils du froment ? La différence qui distingue la paille proprement dite de ces hommes charnels, c'est que la paille n'a point le libre arbitre donné par Dieu à l'homme. Si donc un homme le veut, après avoir été hier une paille, il devient froment aujourd'hui, comme aujourd'hui il devient paille, s'il tourne le dos à la parole de Dieu. Et de quoi faut-il se préoccuper, sinon de l'état où doit nous trouver le suprême Vanneur ?

7. Maintenant, rues frères, considérez cette Eglise bienheureuse, invisible et grande que figurent les cent cinquante-trois poissons. Nous avons appris, nous connaissons et nous voyons quel est l'état de l'Eglise présente; mais que sera cette autre Eglise ? Nous ne le savons encore que par les prophéties et non par notre expérience. Nous pouvons toutefois nous réjouir de ce qu'elle sera, tout en ne la voyant pas de nos yeux.

Les filets ne furent jetés, la première fois ni à droite ni à gauche, parce qu'ils devaient prendre des méchants et des bons. S'il avait été commander de les lancer à droite, il n'y aurait pas eu de méchants; ni de bons, si t'eût été à gauche. Comme ils devaient envelopper les méchants avec les bons, ils furent jetés au hasard et ils prirent, comme nous l'avons expliqué, des pécheurs et des justes. Pour cette Eglise qui doit habiter la sainte cité de Jérusalem et où tous les coeurs seront à découvert, il n'est pas à craindre que dans son sein entre aucun méchant ; nul ne cachera alors sous le voile d'un corps mortel la noire perfidie d'un coeur corrompu. C'est pour ce motif en effet que le Seigneur, qui vient d'apparaître sur le rivage, commande après sa résurrection et quand il ne doit plus mourir, de jeter les filets du côté droit. Aussi voit-on l'accomplissement de ces paroles de l'Apôtre : " Jusqu'à l'avènement du Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les secrètes pensées du coeur ; et alors chacun recevra de Dieu sa louange (1) " ; alors, quand seront à découvert les consciences maintenant voilées. Là donc il n'y aura que les bons; les méchants seront bannis. Jetés à droite, les filets ne pourront retirer aucun pécheur.

8. Pourquoi le nombre de cent cinquante-trois? N'y aura-t-il pas plus de saints? Mais à tenir compte des martyrs seulement et non pas de tous les fidèles qui sont morts à la suite d'une vie sainte, le total des martyrs exécutés en un seul jour donne des milliers de saints couronnés dans le ciel. Que signifient donc ces cent cinquante-trois poissons ? C'est une question à examiner, sûrement.

Qu'exprime le nombre cinquante? Ce nombre est sans aucun doute un nombre mystérieux, puisqu'en le multipliant par trois on obtient cent cinquante. Pour le nombre trois, il semble ajouté ici afin d'indiquer seulement le multiplicateur qui a formé cent cinquante-trois; il semble dire: Divise cent cinquante par trois. S'il y avait cent cinquante-deux, ce dernier chiffre nous avertirait de diviser par deux pour obtenir soixante-quinze, puisque deux fois soixante-quinze donnent cent

1. I Cor. IV, 5.

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cinquante. Le nombre deux inviterait donc à diviser par deux. D'un autre côté, s'il y avait cent cinquante-six, nous devrions partager cent cinquante en six pour obtenir vingt-cinq au quotient. Maintenant donc que nous avons cent cinquante-trois, nous devons diviser par trois le nombre entier, c'est-à-dire cent cinquante. Or, le tiers de ce nombre total est de cinquante. C'est donc sur ce nombre de cinquante que doit porter toute notre attention.

9. Ne seraient-ce pas les cinquante jours que nous célébrons actuellement ? Ce n'est pas sans motif, mes frères, que fidèle à l'antique tradition, l'Eglise chante Alleluia durant ces cent cinquante jours. Alleluia signifie louange à Dieu, et ce mot nous rappelle, pendant le travail, ce que nous ferons durant notre repos. Lors en effet qu'après les fatigues de la vie présente nous serons parvenus à ce repos heureux, nous n'aurons d'autre affaire que celle de louer Dieu, d'autre occupation que de chanter Alleluia. Que veut dire Alleluia ? Louez Dieu. Mais qui peut louer Dieu sans interruption, sinon les anges? Ils ne sont sujets ni à la faim ni à la soif, ni à la maladie ni à la mort. Nous aussi nous avons chanté l'Alleluia ; on l'a ici chanté ce matin et en paraissant parmi vous nous venions de le chanter encore. C'est comme un parfum qui s'exhale de cette patrie des divines louanges et du repos bienheureux pour arriver jusqu'à nous; mais comme le poids de notre mortalité nous accable bientôt ! Nous nous épuisons en chantant et nous cherchons à réparer nos forces; le fardeau de notre corps nous rendrait onéreuses les louanges divines, si nous les chantions longtemps. C'est seulement après cette vie et ses fatigues que de toutes nos forces et sans interruptions nous redirons l'Alleluia.

Que faire donc, mes frères ? Répétons ce chant autant que nous en sommes capables, afin de pouvoir le répéter toujours; et dans cet heureux séjour l’Alleluia sera tout à la fois notre nourriture et notre breuvage, notre repos actif et toute notre joie. Chanter l'Alleluia, c'est louer Dieu. Or, comment louer sans cesse, si on ne jouit sans aucun dégoût? Quelle ne sera donc pas l'énergie de notre âme, l'immortalité et la force de notre corps, pour que l'âme ne se lasse pas de contempler Dieu, et pour que le corps ne s'épuise pas en continuant à le louer ?

10. Pourquoi cinquante jours consacrés à célébrer ce mystère ? Au rapport des Actes des Apôtres, le Seigneur passa quarante jours avec ses disciples après sa résurrection; ces quarante jours écoulés, il monta au ciel, et le dixième jour qui suivit, il envoya l'Esprit-Saint. Quand furent remplis de lui les Apôtres et tous ceux qui s'étaient unis à eux, ils parlèrent diverses langues; et tout en annonçant la parole de Dieu avec une grande confiance, ils firent ces prodiges que nous lisons et que nous croyons de tout notre coeur (1). Le Sauveur passa donc encore quarante jours sur la terre avec ses disciples. Avant sa passion il avait jeûné quarante jours aussi (2). Il n'y a, pour avoir pratiqué ce jeûne de quarante jours, que le Seigneur, Moïse (3) et Elie (4) ; le Seigneur, comme représentant l'Evangile; Moïse, comme représentant la loi; Elie, comme représentant les prophètes; car l'Evangile est appuyé sur le témoignage de la loi et des prophètes (5), Voilà pourquoi, lorsque le Seigneur voulut montrer sa gloire sur la montagne, il était debout entre Moïse et Elie (6). Au milieu d'eue il recevait tous les honneurs; à ses côtés la loi et les prophètes lui rendaient témoignage.

Le nombre quarante désigne ainsi le temps présent, le temps où nous travaillons en ce monde, car la sagesse ne nous y est distribuée que partiellement. Ah ! on la voit autrement; cette sagesse immortelle, en dehors du temps; et dans le temps elle se communique autre. ment. Les patriarches ont paru ici et ils en ont disparu; leur ministère a été passager. Je ne dis pas que leur vie est passagère, car elle dure toujours et ils en jouissent avec Dieu; il n'en est pas moins vrai qu'ils n'ont publié qu'en passant la divine parole, car ils ne parlent plus au milieu de nous, quoiqu'on ait conservé leurs enseignements par écrit et qu'on les lise dans, le temps. Les prophètes également sont venus au temps marqué, puis ils sont partis,, Le Seigneur encore est venu à son heure. Sans doute, sa majesté n'a jamais cessé d'être pré. sente et comme Dieu, présent partout, jamais il ne nous quitte ; toutefois, ainsi que s'exprime l'Evangile ; " il était dans ce monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a point reconnu; il est venu chez lui, et, les siens ne l'ont point reçu (7) ". Comment était-il ici avant d'y venir, sinon parce qu'il y était dans sa nature divine et qu'il y est venu dans

1. Act. I, 11. — 2. Matt. IV, 2. — 3. Exod. XXXIV, 28. — 4. III Rois, XIX, 8. — 5. Rom. III, 21. — 6. Matt. XVII, 2, 3. — 7. Jean, I ,10,11.

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sa nature humaine? Or, s'il est venu avec une nature humaine, c'était pour nous servir partiellement la sagesse. La loi donc l'a distribuée partiellement, partiellement les prophètes, et les livres de l'Evangile partiellement aussi. Mais une fois les temps écoulés, nous verrons telle qu'elle est cette sagesse qui donne pour récompense le denier, le nombre dix; ce nombre où entrent celui de sept, symbole de la création, puisque Dieu a travaillé sept jours et s'est reposé le septième ; puis celui de trois, qui rappelle le Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit. C'est que la sagesse parfaite consiste à soumettre pieusement la créature au Créateur, à distinguer le Fondateur de ce qu'il a fondé, l'Artiste de son oeuvre. Confondre l'artiste avec ses oeuvres, c'est ne connaître ni l'art ni l'artiste; tandis que la sagesse parfaite consiste à les distinguer ; et cette sagesse parfaite est le denier même ou le nombre dix. Mais quand elle se communique dans le temps, le nombre quatre étant l'emblème de ce qui est temporel, en le multipliant par le nombre dix, ou le denier, on n'obtient que quarante. De fait, il y a dans l'année quatre saisons, le printemps, l'été, l'automne et l'hiver. Le temps en général est marqué surtout par quatre changements successifs. L'Ecriture parlé aussi des quatre vents; car l’Evangile qui se publie dans le temps, est répandu aux quatre points cardinaux; l'Eglise catholique n'occupe-t-elle pas également les quatre parties du globe? C'est ainsi que le denier ou le nombre dix parvient à former quarante.

11. Ces jeûnes de quarante jours étaient donc destinés à nous montrer que durant cette vieil faut nous abstenir de l'amour des choses temporelles; voilà bien la leçon donnée par ces jeûnes ininterrompus durant l'espace de quarante jours. Pour ce motif encore le peuple d'Israël fut conduit à travers le désert durant quarante années et avant d'entrer dans la terre promise où il devait établir son empire. Tel est notre état aussi durant cette vie, où nous rencontrons tant de soucis, de craintes et de dangers dans l'épreuve; nous sommes conduits comme à travers le désert par la Providence qui veille sur nous. Mais lorsque nous aurons bien rempli le nombre quarante ; en d'autres termes, lorsque nous aurons vécu saintement sous la conduite de Dieu durant le temps, en accomplissant ses préceptes, nous recevrons pour récompense le denier promis aux fidèles. N'est-ce pas le denier aussi qu'accorda le Seigneur aux ouvriers loués par lui pour travailler à sa vigne? Tous le reçurent, et ceux qu'il y avait conduits dès le matin, et ceux . qu'il y mena soit à midi, soit le soir (1). C'est ainsi que le recevront tous ceux qui se sont montrés fidèles dès le premier âge; ils le recevront, non comme on le reçoit dans le temps ; il sera pour eux cette sagesse qui discerne, à la lumière de l'éternelle contemplation , le Créateur de la créature, pour jouir du Créateur et le louer de ses oeuvres. Voici toutefois un jeune homme qui n'a pas été fidèle dès le début de sa vie, mais qui croit maintenant; lui aussi recevra ce denier. Voici,un vieillard qui se convertit, il semble conduit à la vigne au coucher du soleil et comme à la onzième heure ; lui encore recevra le denier.

Ainsi donc au nombre quarante bien rempli, ajoute ce denier, ce nombre dix, et tu obtiendras cinquante; ce nombre symbolise l'Eglise du ciel où toujours on louera Dieu. De plus, comme c'est au nom de la sainte Trinité que tous ont été appelés à vivre sagement sous le nombre quarante et à recevoir le denier, multiplie cinquante par trois, et tu obtiens cent cinquante. A cent cinquante ajoute encore le nombre qui rappelle la.Trinité, voilà cent cinquante-trois, le nombre précis des poissons pris à droite : mais ce nombre mystérieux comprend d'innombrables milliers de saints. De cette multitude on ne bannira aucun méchant, car il n'y en aura point; les filets ne se rompront pas non plus, attendu qu'ils seront de doux liens pour maintenir l'unité et la paix.

12. C'est assez d'explications, je crois, sur ce profond mystère. Vous savez, donc que notre devoir est de bien travailler durant la quarantaine pour mériter de louer Dieu pendant la cinquantaine. Aussi passons-nous dans le travail, le jeûne et l'abstinence, les quarante jours qui précèdent la veille sacrée, la nuit qui prépare au jour de Pâques (2) ; car ils sont l'emblème du temps présent. Quant aux jours qui suivent la résurrection du Seigneur, ils figurent l'éternelle félicité ; on n'y est pas encore, ces jours la figurent simplement; cette félicité est symbolisée, mais non réalisée; de même qu'on ne crucifie pas le Seigneur quand on célèbre la fête de Pâques, et qu'on représente seulement,

1. Matt. XX, 1-10. — 2. Voir ci-dessus, serm. CCXIX et suiv.

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par cette solennité de chaque année, des événements accomplis; ainsi figure-t-on d'avance ce qui doit être, sans être encore. Voilà pourquoi nous interrompons nos jeûnes durant cette époque, dont les jours mêmes rappellent par leur nombre le repos à venir.

Mais prenez garde, mes frères, de vous laisser aller à l'excès du vin, de vous répandre en quelque sorte vous-mêmes, de vouloir passer ce temps d'une manière charnelle et par conséquent de ne mériter pas de jouir éternellement avec les anges du bonheur dont il est l'indice. Un ami du vin me dira-t-il, si je le réprimande : Tu nous as montré que cette époque de l'année figure l'éternelle joie; tu nous as fait comprendre que les jours où nous sommes nous prédisent le bonheur du ciel et des anges; et je ne dois pas me récréer? — Ah ! si seulement tu te récréais bien et non pas en faisant le mal ! Oui, cette époque t'annonce la joie, mais à la condition que tu sois le temple de Dieu. Que si tu remplis ce temple des impuretés de ta débauche, écoute la voit tonnante de l'Apôtre : " Si quelqu'un profane le temple de Dieu, dit-il, Dieu le perdra (1) ". Gravez-le profondément dans vos coeurs : peu d'intelligence et une bonne conduite valent mieux que beaucoup d'intelligence avec une vie déréglée. La perfection sans doute et le bonheur parfait seraient la réunion d'une intelligence vive et d'une sage conduite :mais dans l'impossibilité d'avoir l'une et l'autre, mieux vaut la conduite sage que la vivacité de l'intelligence. En effet la bonne conduite mérite un accroissement d'intelligence, au lieu qu’en vivant dans le désordre on perdra même ce qu'on sait; car il est écrit : " A celui qui a, on donnera encore; pour celui qui n'a pas, on lui ôtera même ce qu'il semble avoir (2) ".

1. I Cor. III, 17. — 2. Matt. XXV, 29.

 

 

 

SERMON CCLIII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXIV. RÉHABILITATION DE SAINT PIERRE (1).

ANALYSE. — Saint Pierre ayant eu le malheur de renier son Maître jusqu'à trois fois, Jésus pour lui faire réparer sa faute lui demande une triple protestation d'amour. De plus il lui ordonne de paître son troupeau. Il l'invite enfin à le suivre jusqu'à la mort, en mourant crucifié comme lui, au lieu que saint Jean mourra d'une mort paisible et sans avoir le corps déchiré.

1. L'évangile de l'apôtre Jean, ou plutôt l'évangile selon saint Jean vient de finir avec l'histoire des apparitions du Seigneur à ses disciples après sa résurrection. Le Sauveur donc s'adresse à l'apôtre Pierre, qui l'a renié à la suite de sa présomption; il s'adresse à lui après avoir triomphé de la mort et recouvré la vie, il lui dit : " Simon, fils de Jean ", ainsi se nommait Pierre, "m'aimes-tu ? " Pierre répondait ce qu'il sentait dans son coeur. S'il répondait ce qu'il sentait au coeur, pourquoi le Seigneur le questionnait-il, puisqu'à ses yeux ce coeur était ouvert ? Aussi Pierre s'étonnait-il, et il s'entendait avec quelque peine interroger de la sorte par Celui qu'il savait instruit de tout. Une première fois il lui est dit: " M'aimes-tu? " Lui de répondre : " Je vous aime, Seigneur, vous le savez ". Une seconde fois : " M'aimes-tu ? " Et une seconde fois : " Vous connaissez tout, Seigneur, vous savez que je vous aime ". A cette troisième demande : " M'aimes-tu? " Pierre s'attriste. Pourquoi, Pierre, t'attrister de redire jusqu'à trois fois ton amour? As-tu oublié la triple manifestation de ta crainte? Laisse ton Seigneur te questionner; c'est ton médecin, il t'interroge pour te

1. Jean, XXI, 15-25.

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guérir. Ne te laisse pas aller à la peine; attends, redis assez de fois ton amour pour effacer tous tes reniements.

2. Chaque fois cependant, chaque fois, chacune des trois fois qu'il l'interroge et que Pierre proteste de son amour, le Seigneur Jésus lui recommande ses agneaux; il lui dit : " Pais mes agneaux, pais mes brebis ". N'est-ce pas comme s'il lui demandait : Que me rendras-tu pour cet amour que tu me portes? Eh bien ! déploie cet amour même en faveur de mes brebis ! Que me rendras-tu pour cet amour, puisque c'est moi qui te l'ai donné? Voici comment montrer, voici comment exercer cet amour que tu as pour moi : " Pais mes agneaux ".

Maintenant , comment paître ces chers agneaux du Seigneur? Avec quel amour paître des brebis qu'il a rachetées à si haut prix? La suite le montre. Après que Pierre a répondu par trois fois, comme il le devait, qu'il aimait le Seigneur, et après que Jésus lui a confié ses brebis, il lui parle des souffrances qui l'attendent, et il montre ainsi que tous ceux à qui il conte ses brebis doivent les aimer jusqu'à être disposés à mourir pour elles. C'est d'ailleurs ce que dit encore saint Jean dans une épître où il s'exprime ainsi : " De même que île Christ a donné pour nous sa vie, de même devons-nous donner la nôtre pour nos frères (1) ".

3. Avec une présomption superbe , Pierre avait répondu au Seigneur : " Je donnerai ma vie pour vous ". Il n'avait pas encore la force d'accomplir sa promesse. Afin de l'en rendre capable, le Seigneur le remplit donc de charité; voilà pourquoi il lui demande m'aimes-tu? " et pourquoi Pierre répond : " Je vous aime "; il n'y a en effet que la charité qui puisse être fidèle à une semblable promesse. Qu'avais-tu donc, Pierre, quand tu reniais? Que redoutais-tu? Tout ce que tu redoutais, c'était la mort. Mais Celui que tu as vu mort te parle maintenant plein de vie ; ne crains donc plus la mort ; cette ennemie tant redoutée de toi a été vaincue par lui. Il a été suspendu à la croix, attaché avec des clous, il a rendu l'esprit, reçu un coup de lance, puis on l'a mis au tombeau. Voilà ce que tu craignais pour toi en le reniant; tu tremblais d'endurer ce qu'il a enduré, et c'est en redoutant

1. I Jean, III, 16.

la mort que tu as renié la vie. Ouvre les yeux maintenant : N'es-tu pas mort en craignant de mourir?

Oui, il est mort en reniant son Maître, mais en pleurant il est ressuscité. Que lui dit encore le Sauveur? " Suis-moi ". C'est qu'il connaissait combien il avait mûri. Vous vous rappelez ce trait, sans doute, ou plutôt parce que ceux qui l'ont lu se le rappellent, apprenons-le à ceux qui ne l'ont pas lu et rappelons-le à ceux qui l'ont perdu de vue. Pierre donc avait dit : " Je vous suivrai partout où vous irez " ; et le Seigneur lui avait répondu: "Tu ne saurais me suivre maintenant, mais plus tard tu me suivras (1). —Tu ne le peux maintenant " ; tu le promets bien, mais je connais ta force; je vois les pulsations de ton coeur, et je dis à mon malade ce qu'il en est : " Tu ne " saurais maintenant me suivre ". En lui parlant ainsi le Médecin ne voulait pas le désespérer, car il ajouta aussitôt : " Mais plus tard tu me suivras ". Tu guériras et tu me suivras. Aujourd'hui, au contraire, c'est parce qu'il voit ce qui se passe dans son coeur et quel amour il lui a inspiré qu'il lui dit: " Suis-moi ". Je t'avais dit: " Tu ne le saurais maintenant " ; je te dis aujourd'hui : " Suis-moi ".

4. Il s'éleva alors une question que je ne dois pas passer sous silence. Quand le Seigneur eut dit à Pierre : " Suis-moi " , Pierre jeta les yeux sur le disciple que Jésus aimait, sur Jean, l'auteur même de cet Evangile, et il dit à Jésus : " Celui-ci, Seigneur, que deviendra- t-il? " Je sais que vous l'aimez; ne vous suivra-t-il pas comme moi ? Le Seigneur reprit : " Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne: toi, suis-moi ". Le même Evangéliste, celui qui a écrit ce trait et de qui il a été dit : " Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne ", rapporte aussitôt, en son nom, que cette parole fit courir parmi les frères le bruit que ce disciple ne mourrait point; et, pour détruire cette opinion, il ajoute: " Or, Jésus ne dit pas qu'il ne mourrait point, il dit seulement : Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne : toi, suis-moi ". C'est ainsi que pour dissiper le bruit qu'il ne mourrait point, Jean lui-même fait cette réflexion, et pour nous ôter cette idée : Ce n'est pas de telle manière, dit-il, que s'est exprimé le Sauveur, mais de telle autre.

1. Jean, XIII, 37, 36.

320

Pourquoi maintenant le Seigneur a-t-il ainsi parlé ? Jean ne l'explique pas; il nous invite donc à frapper pour nous faire ouvrir, s'il est possible.

5. Voici donc, autant que le Seigneur daigne me faire la grâce de le comprendre, de plus avancés comprennent mieux sans doute; voici comment il me semble qu'on peut résoudre cette difficulté. De deux manières, soit en rapportant au martyre de Pierre les paroles du Seigneur, soit en les appliquant à l'Evangile de saint Jean.

En les rapportant au martyre, " Suis-moi ", souffre pour moi, souffre ce que j'ai souffert. Le Christ a été crucifié; Pierre l'a été aussi, et comme lui il a ressenti les clous, il a eu le corps déchiré. Jean, au contraire, n'a point souffert cela ; et " je veux qu'il demeure ainsi " signifierait donc : Je veux qu'il s'endorme sans avoir été meurtri ni déchiré, et qu'il m'attende ainsi : " Toi, suis-moi " ; pour toi j'ai répandu mon sang, répands le tien pour moi. Voilà donc un premier sens qu'on peut donner à ces mots : " Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ce que je vienne; toi, suis-moi " ; je ne veux pas qu'il souffre, mais toi.

En les appliquant à l'Evangile de saint Jean, voici l'interprétation qu'on peut leur donner, me semble-t-il : Pierre a parlé du Seigneur dans ses écrits; les autres ont parlé de lui aussi , mais ils considèrent son humanité principalement. Le Seigneur Jésus est Dieu et homme. Qu'est-ce qu'un homme? Une âme et un corps. Et le Christ? Il est par conséquent Verbe, âme et corps. Quelle âme, puisque les bêtes mêmes ont des âmes? Le Christ est le Verbe, une âme raisonnable et un corps; il est tout cela. Il est bien question de sa divinité dans les écrits de Pierre, mais c'est surtout et éminemment dans l'Evangile de saint Jean; c'est lui qui a dit: " Au commencement était le Verbe ". Il s'élève au-dessus des nues, au-dessus des astres, au-dessus des anges, au-dessus de toute créature, il arrive jusqu'au Verbe qui a tout fait. " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui (1) ". Mais qui voit ce Verbe? Qui s'en fait une idée? Qui comprend bien ? Qui même prononce convenablement ces paroles? On les comprendra quand le Christ sera venu. " Je veux que cela reste ainsi jusqu'à ce que je vienne ". J'ai expliqué comme j'ai pu; il peut, lui, parler plus clairement à vos coeurs.

1. Jean, I, 1-3.

 

 

SERMON CCLIV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXV. TRISTESSE ET JOIE.

ANALYSE. — Dieu veut dans sa bonté que nous commencions par la tristesse pour aboutir à la joie. Or, de quoi nous attrister et de quoi nous réjouir ? I. La tristesse qui ne s'applique pas à l'objet pour lequel elle est faite, est comme le fumier qui lest point à sa place, une saleté. Pour n'être pas une saleté, un poison même, il faut que la tristesse pleure le péché et non pas lei vaines calamités du siècle; et le temps à donner à la tristesse est figuré par les quarante jours qui précèdent la résurrection. — II. Quant à la joie, figurée par les cinquante jours du temps pascal, elle doit être produite en nous par la foi aux divines promesses, non-seulement parce que Dieu est fidèle, mais encore parce que Dieu nu nous doit absolument rien, puisque n'ayant de nous-mêmes que le mal, nous n'avons pu lui rien donner. qui ne vienne de lui. Ah ! louons Dieu avec transports du bonheur immense qu'il nous réserve.

1. Il ressort, mes frères, il ressort de la misère de notre condition et de la miséricorde de Dieu que le temps de la tristesse précède celui de la joie; qu'on se réjouisse d'abord

pour s'attrister ensuite, qu'on travaillé pour ensuite se reposer, qu'on souffre pour ensuite être heureux. C'est ce qui vient, nous le répétons, de la misère de notre condition et de la (321) miséricorde divine ; car ce temps de tristesse, de travail et de misère, est l'oeuvre de nos péchés; tandis que le moment de la joie, du repos et de la félicité. n'est pas le fruit de nos mérites, mais de la grâce du Sauveur. Nous méritons l'un , nous espérons l'autre ; nous méritons le mal, nous espérons le bien, le bien que nous accordera la miséricorde de Celui qui nous a créés.

2. Mais à l'époque de nos souffrances, ou, comme dit l'Ecriture , durant les jours de notre nativité, nous devons savoir de quoi il faut nous attrister. La tristesse est une espèce de fumier. Or, quand le fumier n'est pas à sa place, c'est une saleté, une saleté qui soulève, dans la maison où il est, tandis que bien placé il féconde les champs. Voyez où le divin Agriculteur veut qu'on place le fumier. " Et qui aurai-je pour me réjouir, dit l'Apôtre, sinon celui qui s'attriste à cause de moi (1) ? " Ailleurs encore : " La tristesse qui est selon Dieu, dit-il, produit la pénitence pour un salut sans repentance". Etre triste comme Dieu le demande, c'est s'affliger de ses péchés par esprit de pénitence. Or, cette tristesse causée par l'iniquité produit la justice propre à l'âme. Rougis de ce que tu es, afin de pouvoir être ce que tu n'es pas.

" La tristesse qui est selon Dieu produit la a pénitence pour un salut sans repentance. — "Produit la pénitence pour un salut ". Pour quel salut? "Pour un salut sans repentance ". Sans repentance? Qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'il est absolument impossible de se repentir de ce salut. Nous avons mené, hélas! une vie dont nous avons dû nous repentir, une vie à nous en repentir. Mais nous ne saurions arriver à une vie sans repentance, sans nous repentir de notre vie coupable. Trouvera-t-on, mes frères, j'avais commencé à le dire, du fumier dans un tas de blé bien nettoyé? Toutefois, c'est par le moyen du fumier que le blé parvient à cette pureté, à cette beauté qui réjouit l'oeil : ainsi la laideur conduit à la beauté.

3. C'est donc avec raison que le Seigneur parle ainsi, dans l'Evangile, d'un arbre stérile : " Voilà trois ans déjà que je viens chercher du fruit sur cet arbre, et je n'en trouve point; je vais le couper pour qu'il n'embarrasse point mon champ ". Le vigneron intervient,

1. II Cor. II, 2. — 2. Ib. VII, 10.

il intervient quand la hache est déjà levée sur ce tronc ingrat et que déjà elle le touche; il intervient comme Moïse intervint près de Dieu, et il s'écrie : " Ah ! Seigneur, laissez-le cette année encore, je vais creuser autour de lui et y jeter une mesure de fumier, s'il porte ensuite du fruit, tant mieux ! dans le cas contraire, vous le couperez (1) ". Cet arbre désigne le genre humain. Dieu l'a visité à l'époque des patriarches; c'est comme la première année. Il l'a visité à l'époque de la loi et des prophètes; c'est comme la seconde. Avec l'Evangile parait la troisième. L'arbre devrait être abattu déjà; mais un Miséricordieux intercède près d'un Miséricordieux. Celui qui est venu faire miséricorde ne s'est-il pas fait intercesseur? Qu'on le laisse, dit-il, cette année encore; qu'on creuse une fosse autour de lui, symbole d'humilité; qu'on y mette une corbeille de fumier, peut-être donnera-t-il du fruit. Ou plutôt, comme il en donne d'un côté sans en donner de l'autre, le Maître viendra et le coupera en deux. Le coupera en deux ? Pourquoi ? Parce qu'il y a dans le monde des bons et des méchants, et que, mêlés maintenant, ils font en quelque sorte partie du même corps.

4. J'ai donc eu raison de le dire, mes frères, le fumier bien placé produit du fruit, tandis qu'ailleurs il n'est que saleté. Voici un homme triste, je rencontre un homme plongé dans la tristesse; c'est une espèce de fumier. Où est ce fumier? Dis-moi, mon ami, pourquoi es-tu triste ? — J'ai perdu de l'argent. — Lieu sale, fruit nul. Ecoute l'Apôtre: " La tristesse de ce monde produit la mort (2) ". Donc il n'y a pas seulement absence de fruit, il y a encore d'horribles dégâts. Je pourrais en dire autant de tout ce qui inspire les joies du siècle, mais ce serait trop long.

Je vois un autre homme affligé, gémissant et pleurant; c'est beaucoup de fumier. Quelle place occupe-t-il? Tout en le voyant triste et versant des larmes, je remarque de plus qu'il prie. Je ne sais quelle bonne idée il me suggère en priant; je cherche pourtant à savoir encore à quoi s'applique sa tristesse. Et s'il allait, dans sa prière, au milieu de ses gémissements et de ses sanglots, solliciter la mort de son ennemi? Oui, s'il pleure, s'il supplie, s'il prie de la sorte, lieu sale, fruit nul. Il y a

1. Luc, XIII, 6-9. — 2. II Cor. VII, 10.

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même plus dans nos Ecritures : en demandant la mort de son ennemi, il tombe sous le coup de cette malédiction qui pèse sur Juda : " Que sa prière devienne un crime (1) ! "

J'en aperçois un autre qui gémit, qui pleure, qui prie aussi; il y a du fumier; où est-il? je prête l'oreille à sa prière, je lui entends dire : " Seigneur, prenez pitié de moi, guérissez mon âme, car j'ai péché contre vous (2)". Cet homme déplore son péché; c'est le fumier placé dans le champ, j'ai droit d'espérer. Grâces à Dieu, ce fumier est bien placé, il n'est pas inutile, il produira. Nous voici réellement au moment de nous livrer à une tristesse salutaire, de déplorer notre assujettissement à la mort, la multitude de nos tentations, nos faiblesses coupables, les résistances de nos passions, les luttes de nos convoitises toujours mutinées contre nos inspirations saintes; affligeons-nous de tout cela.

5. Ce temps destiné pour nous à la misère et aux gémissements est figuré par les quarante jours qui précèdent Pâques; comme le temps destiné à la joie qui suivra, au repos, à la félicité, à l'éternelle vie, à ce règne éternel dont nous ne jouissons pas encore, est symbolisé par ces cinquante jours où nous chantons les louanges de Dieu. Deux époques en effet nous sont montrées : l'une qui précède la résurrection du Seigneur, l'autre qui vient après; l'une où nous sommes, l'autre où nous espérons être. L'époque de tristesse que rappellent les jours du Carême est pour nous figurée et actuelle; quant à l'époque de joie, de repos et de règne représentée par ces jours-ci, nous la figurons par le chant de l'Alleluia, mais nous ne possédons point encore l'objet de nos louanges, nous soupirons seulement après l'Alleluia véritable. Que signifie Alleluia ? Louez Dieu. Mais nous ne te possédons point encore pour le. louer; et si dans l'Eglise on multiplie ses louanges après la résurrection du Seigneur, c'est qu'après notre résurrection nous les chanterons sans nous interrompre. La passion du Sauveur rappelle le temps actuel, ce temps où coulent nos pleurs. Eh ! que rappellent en effet ces verges, ces chaînes, ces outrages, ces crachats , cette couronne d'épines, ce vin mêlé de fiel, ce vinaigre au bout d'une éponge, ces insultes, ces opprobres, cette croix enfin, ces membres sacrés qui y

1. Ps. CVIII, 7. — 2. Ps. XL, 5.

sont suspendus, sinon nos jours présents, nos jours de deuil, nos jours de mort, nos jours d'épreuves? Ainsi le temps est laid ; puisse cette laideur être celle du fumier étendu dans la campagne et non laissé dans la maison! Gémissons de nos péchés et non des déceptions de nos vains désirs. Le temps est laid, mais il sera fertile si nous en faisons bon usage. Est-il rien de plus laid qu'un champ couvert de fumier? Il était plus beau avant de recevoir l'engrais; pour devenir fertile, il a dû s'enlaidir. Cette laideur rappelle le temps pré. sent; puisse-t-elle être pour nous une époque de fécondité !

Tournons nos yeux vers le prophète; que dit-il? " Nous l'avons vu ". En quel état? " Sans éclat ni beauté (1) ". Pourquoi? Demande-le à un autre. prophète : " Ils ont compté tous mes os (2) ". Ils les ont comptés pendant qu'il était suspendu à la croix. Quel affreux spectacle que celui d'un crucifié ! Mais cet opprobre conduit ici à la beauté. A quelle beauté? A la beauté de la résurrection. Aussi " est-il le plus beau des enfants des hommes (3) ".

6. Donc, mes frères, louons le Seigneur; louons-le de ce qu'il nous a fait de fidèles promesses, quoique nous n'en ayons point reçu l'accomplissement encore. Estimez-vous peu ces promesses qui font de Dieu notre débiteur? Si ses promesses l'ont rendu notre débiteur, c'est l'effet de sa bonté et non le résultat d'aucune avance de notre part. Que lui avons-nous donné pour qu'il nous doive? Ne vous rappelez-vous point qu'il est dit dans un psaume: " Que rendrai-je au Seigneur? " Ces mots: " Que rendrai-je au Seigneur ", dénotent un débiteur et non un créancier qui exige d'être payé. Des avances ont donc été faites; " Que rendrai-je au Seigneur? — Que rendrai-je au Seigneur " ne signifie-t-il pas : Comment m'acquitter envers lui ? Et pour quoi? " Pour tout ce qu'il m'a donné ". Je n'étais pas, il m'a créé ; je me suis perdu, il m'a cherché; en me cherchant, il m'a trouvé; captif, il m'a racheté ; vendu, il m'a délivré, et d'esclave que j'étais il a fait de moi son frère. " Que rendrai-je au Seigneur?" Tu n'as pas de quoi lui rendre. Que lui rendre, dès que tu attends tout de lui ? Mais, un instant ! Que veut-il dire? Pourquoi demande-t-il: " Que rendrai-je au Seigneur pour tout ce qu'il

1. Isaïe, LIII, 2. — 2. Ps. XXI, 18. — 3. Ps. XLIV, 3.

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m'a donné? " Il regarde de tous côtés, et il semble avoir trouvé de quoi rendre. Qu'a-t-il donc trouvé? " Je recevrai le calice du salut ". Tu songeais à rendre et tu veux recevoir encore ! Réfléchis, je t'en prie. En voulant recevoir encore, tu augmentes tes dettes, quand les éteindras-tu? Oui, quand les éteindras-tu, si tu ne cesses d'en contracter? Tu ne le pourras jamais, puisque jamais tu n'auras rien qui Devienne de lui.

7. Ainsi donc, ces mots: " Que rendrai-je? " ne rappellent-ils pas que " tout homme est menteur (1) ", comme tu le dis toi-même? Prétendre qu'on rendra à, Dieu quoi que ce soit, c'est être menteur, puisque nous devons tout attendre de Dieu, et que sans lui nous n'avons de nous que le péché peut être ; c'est, de plus, parler de son propre fond. L'homme, hélas! ne possède que trop par lui-même; il y a en lui le mensonge, un trésor de mensonges. Qu'il emploie toutes ses forces à mentir, la source du mensonge ne tarit pas en lui : il peut sans l'épuiser feindre et mentir autant qu'il pourra. Pourquoi? Parce que c'est de lui que vient tout ce qui est pour lui sans mérite, il ne l'a point acheté. Mais pour embrasser la vérité et s'y conformer, il lui faut autre chose que lui-même.

Par lui-même Pierre fut menteur. Comment le fut-il? Le Seigneur promettait de souffrir pour nous. " A Dieu ne plaise ! reprit Pierre; que cela ne vous arrive point ! " C'était un homme menteur. Ecoute le Seigneur même : " Tu ne goûtes pas, lui dit-il, ce qui vient de Dieu, mais ce qui vient de l'homme ". Pierre pourtant dit aussi une vérité. Quand ? Quand il s'écria: "Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant". Comment ce menteur pouvait-il exprimer cette vérité? C'est bien un homme qui dit: " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu

1. Ps. CXV, 11-13.

vivant ". En effet, qui a dit cela? Pierre. Qu'était-ce que Pierre? Un homme qui a dit cette vérité. Assurément " tout homme est menteur ". Voilà, voilà bien ce qu'il est dans son langage, voilà bien ce que fait de lui sa langue. Comment " tout homme est-il menteur ? " Ecoute : " Tout homme est menteur " par son propre fond. Comment donc Pierre put-il dire alors la vérité ? Ecoute la Vérité même: "Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas ". D'où lui vient ce bonheur? Est-ce de lui ? Nullement. " Car ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux (1) ".

8. Ainsi donc, mes bien-aimés, louons le Seigneur, louons notre Dieu, répétons Alleluia. Représentons durant tous ces jours le jour qui sera sans fin; donnons une idée du séjour de l'immortalité, de ce que sera le temps de l'immortalité; hâtons notre marche vers l'éternelle demeure. " Heureux ceux qui habitent en votre maison, Seigneur; ils vous loueront durant les siècles des siècles (2) ". Ainsi parle la loi, ainsi parle l'Ecriture, ainsi s'exprime la Vérité. Nous entrerons dans cette maison de Dieu qui est placée au ciel. Là nous louerons Dieu, non pas cinquante jours, mais, comme il est écrit, " durant les siècles des siècles ". Nous verrons, nous aimerons, nous louerons; et ce que nous verrons ne s'évanouira pas, et ce que nous verrons ne nous échappera pas, et ce que nous verrons ne se taira jamais: tout sera éternel, tout sera sans fin. Louons, louons; mais ne louons pas seulement de la voix, louons aussi par nos oeuvres; que nos lèvres bénissent, que notre vie bénisse aussi, mais qu'elle soit animée de la charité qui ne.s'éteint pas.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

1. Matt. XVI, 22, 23, 16, 17. — 2. Ps. LXXXIII, 5.

 

 

 

 

 

 

 

SERMON CCLV. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVI. LE BONHEUR DU CIEL.

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ANALYSE. — Si pour nous consoler durant les fatigues du voyage nous chantons maintenant les louanges de Dieu, un jour viendra où, dans le ciel, nous n'aurons d'autre occupation que celle-là. En effet le bonheur du ciel est figuré, non par la vie active de Marthe, mais par la vie contemplative de Marie. Or, qu'est-ce que Dieu nous donnera une fois parvenus à cette vie ? Il se montre si bon envers ses ennemis mêmes et les animaux ; que ne donnera-t-il donc pas à ses amis ? Il les fera participer à son propre bonheur, il leur accordera un plein et éternel rassasiement. Aussi Notre-Seigneur disait-il à Marthe qu'on ne doit tendre qu'à cette félicité. Craindrait-on de ne trouver pas dans cette union avec Dieu la satisfaction de tous les désirs que l'on éprouve ? Comme les désirs d'un malade s'évanouissent quand il recouvre la santé, ainsi s'évanouiront dans la pleine santé du ciel toutes les vaines aspirations de la terre.

1. Le Seigneur ayant voulu que nous voyons votre charité pendant qu'on chante l'Alléluia, c'est de l'Alléluia que nous devons vous entretenir. Que je ne sois pas un importun, si je vous rappelle ce que vous connaissez: n'éprouvons-nous pas chaque jour du plaisir à répéter l'Alléluia ? Vous savez effectivement que dans notre langue Alléluia signifie Louez Dieu ; ainsi, en redisant ce mot avec l'accord sur les lèvres et dans le coeur, nous nous excitons mutuellement à louer le Seigneur. Ah ! il est le seul que nous puissions louer avec sécurité, puisqu'il n'y a rien en lui qui puisse nous déplaire. Sans doute, à cette époque où s'accomplit notre pèlerinage, nous chantons l'Alléluia pour nous consoler des fatigues de la route; c'est pour nous le chant du voyageur; mais en traversant nos laborieux sentiers, nous cherchons le repos de la patrie, et là, toute autre occupation cessant, nous n'aurons plus qu'à redire l'Alléluia.

2. C'est le doux lot qu'avait choisi Marie, lorsque dans son loisir elle s'instruisait et bénissait Dieu, tandis que Marthe, sa soeur, s'appliquait à tant de soins. A la vérité, ce qu'elle faisait était nécessaire, mais ne devait pas durer toujours. c'était bon pour la route et non pour la patrie, bon pour le temps du pèlerinage et non pour le temps du séjour. Elle donnait l'hospitalité au Seigneur et à ceux de sa suite; car le Seigneur avait un corps, et dans sa condescendance il voulait avoir faim et soif, comme il avait voulu s'incarner dans osa bonté; dans sa bonté encore il voulait que sa faim et sa soif fussent apaisées par ceux qu'il avait enrichis, et quand il recevait, ce n'était pas par besoin, c'était par bienveillance. Ainsi donc Marthe s'occupait de préparer ce que réclamaient la faim et la soif; elle pourvoyait, avec un pieux empressement, à ce que devaient manger et boire, dans sa maison, les saints et le Saint des saints lui-même (1). C'était là une belle oeuvre, mais une oeuvre passagère. Aura-t-on faim et soif toujours? Dès que nous serons intimement unis à cette pure et parfaite Bonté, nous n'aurons plus besoin d'aucun service; nous serons heureux, ne manquant de rien ; nous posséderons beaucoup, n'ayant rien à chercher. Et qu'aurons-nous, pour ne chercher rien? Je l'ai dit. Vous verrez alors ce que vous croyez maintenant. Mais comment posséderons-nous beaucoup sans avoir rien à chercher, sans manquer de quoi que ce soit? Qu'est-ce donc que nous aurons? Qu'est-ce que Dieu donnera à ceux qui le servent et qui l'adorent, qui croient en lui, qui espèrent en lui et qui l'aiment?

3. Nous voyons combien il donne durant cette vie à ceux mêmes qui se défient, qui se désespèrent, qui s'éloignent de lui et qui le blasphèment; de quels biens ne les comble-t-il pas? Il leur accorde d'abord la santé, bien si doux que nul ne le prend à dégoût jamais. Que manque-t-il au pauvre quand il en jouit? Que servent au riche tous ses trésors quand il ne l'a pas ? C'est de lui, c'est du Seigneur notre

1. Luc, X, 38-42.

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Dieu, du Dieu que nous adorons, du vrai Dieu à qui s'attachent notre foi, notre espérance et notre amour, c'est de lui que vient ce don précieux de la santé. Considérez avec soin que si précieux que soit ce don, il l'accorde aux Gons et aux méchants, à ceux qui le blasphèment et à ceux qui le louent. Pourquoi néanmoins s'en étonner autant? Les uns et les autres, après tout, ne sont-ils pas des hommes? Or, si méchant que soit un homme, il vaut mieux encore que tous les animaux. Eh bien ! aux animaux encore, aux bêtes de somme et aux dragons, aux mouches mêmes et aux vermisseaux Dieu donne la santé ; il la donne à tout ce qu'il a créé.

Ainsi donc, sans parler d'autres bienfaits, et comme nous n'en trouvons point de supérieurs icelui-là, Dieu donne la santé, non-seulement aux hommes, mais aux troupeaux mêmes, comme il est dit dans ces paroles d'un psaume: " Aux hommes et aux animaux, Seigneur, vous rassurerez la santé, en proportion de l'étendue immense de votre miséricorde, ô mon dieu ". Comme vous êtes Dieu, votre bonté ne saurait rester en haut sans descendre en bas; elle va des anges aux derniers et aux plus petits des animaux. En effet la Sagesse atteint avec force d'une extrémité à l'autre, et elle dispose tout avec douceur (1). Or, c'est en disposant ainsi tout avec douceur, qu'elle donne à tous le doux bienfait de la santé.

4. Si Dieu fait à tous, aux bons et aux méchants, aux hommes et aux animaux, ce don si précieux, que ne réserve-t-il pas, mes frères, à ses serviteurs fidèles? Aussi, après avoir dit: " Aux hommes et aux animaux, Seigneur, vous assurerez la santé , d'après l'étendue immense de votre miséricorde ", l'écrivain sacré ajoute : " Mais les enfants des hommes (2)". Que signifient ces expressions? Entre les hommes dont il vient de dire: " Aux hommes et aux animaux vous assurerez la santé ", et les enfants des hommes, y aurait-il une différence? Les hommes ne sont-ils pas des enfants des hommes, et les enfants des hommes ne sont-ils pas des hommes? Pourquoi ces termes différents? Ne serait-ce pas pour faire entendre que ces hommes sont du parti de l'homme, et que les enfants des hommes sont du parti du Fils de l'homme; oui, que les hommes sont unis à l’homme, et au Fils de l'homme les

1. Sag. VIII, 1. — 2. Ps. XXXV, 7, 8.

enfants des hommes ? N'y a-t-il pas un homme qui n'est point fils de l'homme ? Le premier homme, en effet, ne doit sa naissance à aucun homme. Eh bien ! qu'avons-nous reçu de cet homme et qu'avons-nous reçu du Fils de l'homme?

Pour rappeler ce que nous devons à l’homme, je cite les termes de l'Apôtre "Par un homme, dit-il, le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort; ainsi la mort a passé à tous les hommes, " par celui en qui tous ont péché (1) ". Voilà le breuvage que nous a présenté le premier homme, voilà ce que nous a fait boire notre père, et ce qu'il nous est si difficile de digérer. Si c'est là ce que nous devons à l'homme, que devons-nous au Fils de l'homme? Dieu " n'a pas épargné son propre Fils ", est-il dit. S'il " n'a pas épargné son propre Fils, s'il l'a livré pour nous tous, est-il possible qu'il ne nous donne pas toutes choses avec lui (2) " ? Il est dit encore : " De même que par la désobéissance d'un seul homme beaucoup ont été constitués pécheurs, ainsi beaucoup sont constitués justes par l'obéissance d'un seul (3) ". Donc à Adam nous devons le péché, et la justice au Christ; et c'est ainsi que tous les pécheurs sont unis à l'homme, et au Fils de l'homme tous les justes.

Pourquoi maintenant vous étonner que ces pécheurs, que ces impies, que ces injustes, que ces blasphémateurs de Dieu, que ces hommes qui se détournent de lui, qui aiment le siècle, qui prennent parti pour l'iniquité, qui haïssent la vérité, en d'autres termes que ces hommes qui imitent l'homme; pourquoi vous étonner qu'ils jouissent de la santé , quand vous savez qu'il est dit dans le psaume " Aux hommes et aux animaux vous assurerez " la santé, Seigneur? " Ah ! que ces hommes ne soient pas fiers de cette santé temporelle, puisque les animaux l'ont comme eux ! Eh ! pourquoi feu glorifier, mon ami? N'est-ce pas un bien que tu partages avec ton âne, avec ta poule, avec tout autre animal domestique , avec ces passereaux mêmes? N'est-ce pas avec tous ces animaux que t'est commune cette santé du corps?

5. Cherche donc quelle promesse est faite aux enfants des hommes; écoute ce qui suit " Mais les enfants des hommes espéreront à

1. Rom. V, 12. — 2. Ib. VIII, 32. — 3. Ib. V, 19.

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l'ombre de vos ailes ". Ils espéreront tant qu'ils seront voyageurs. " Les enfants des hommes espéreront à l'ombre de vos ailes. — Car c'est en espérance que nous sommes sauvés (1) ". Ce ne sont ni les hommes ni les animaux qui peuvent espérer de la :orle à l'ombre des ailes de Dieu. Or, cette espérance nous allaite en quelque sorte, elle nous nourrit, nous fortifie et nous soulage durant cette vie laborieuse; c'est elle qui nous fait chanter 1'Alleluia. De quelle joie elle est la source? Que ne sera donc pas la réalité? Tu veux le savoir? Ecoute ce qui suit : " Ils seront enivrés de l'abondance de votre maison (2) ". C'est là notre espoir. Nous avons faim et soif, nous avons besoin d'être rassasiés; mais la faim nous suivra durant tout le voyage, dans la patrie seulement nous serons rassasiés. Comment le serons-nous ? " Je serai rassasié lorsque se manifestera votre gloire (3) ". Aujourd'hui est voilée la gloire de notre Dieu, la gloire de notre Christ, et la nôtre est cachée avec la sienne; mais " lorsqu'apparaîtra le Christ, votre vie, vous aussi vous apparaîtrez avec lui dans la gloire (4) ". Ce sera l'Alleluia dans la réalité, au lieu que nous ne l'avons maintenant qu'en espérance. Cette espérance chante maintenant la réalité, l'amour la chante aussi et la chantera plus tard; mais c'est aujourd'hui un amour affamé, tandis que ce sera alors l'amour rassasié. En effet, mes frères, que signifie le mot Alleluia ? Je l'ai déjà fait observer, il signifie Louange à Dieu. Quand aujourd'hui vous entendez ce mot, vous y trouvez plaisir, et le plaisir fait éclater la louange sur vos lèvres. Ah ! si vous aimez tant une goutte d'eau , comment n'aimerez-vous pas la source même? Comme le bien-être corporel vient de l'appétit satisfait, ainsi jaillit la louange quand le coeur est content. Si nous louons ce que nous croyons, comment ne louerons-nous pas quand nous verrons?

Tel est le sort que Marie avait choisi; mais elle donnait seulement une idée de cette vie céleste, elle ne la possédait pas encore.

6. Il y a deux vies: l'une regarde les jouissances de l’esprit et l'autre s'occupe des besoins du corps. Celle-ci est une vie de travail, l'autre une vie de délices. Mais rentre en toi-même, ne cherche pas le plaisir au dehors;

1. Rom. VIII, 24. — 2. Ps. XXXV, 7, 9. — 3. Ps. XVI, 15. — 4. Colos. III, 4.

prends garde aussi de t'enfler d'orgueil et de ne pouvoir entrer par la porte étroite. Considère comment Marie voyait le Seigneur dans son corps et comment, en l'entendant ainsi, elle le voyait en quelque sorte à travers ut voile, ainsi que le disait l'épître aux Hébreux qu'on vient de lire (1). Mais il n'y aura plus de voile quand nous le contemplerons face à face. Marie donc était assise, c'est-à-dire en repos; de plus elle écoutait et louait le Seigneur, tandis que Marthe s'appliquait à des soins nombreux. Le Seigneur lui dit alors : " Marthe, Marthe, tu t'occupes de bien des choses; mais il n'en est qu'une de nécessaire (2) ". Non, il n'y en aura qu'une; les autres ne le seront pas. Mais avant de parvenir à cette uni. que, de combien d'autres n'avons-nous pas besoin maintenant? Que cette unique toute fois nous entraîne, pour que les autres ne nous en séparent pas en nous attirant à elles. L'Apôtre saint Paul disait de cette unique qu'il n'y était point parvenu encore. " Je ne crois pas l'avoir atteinte, dit-il; mais oubliant pour cette unique ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant ". Il ne se dissipe pas, il s'étend; aussi bien le but unique attire à lui, il ne divise pas; c'est la pluralité qui divise, c'est l'unité qui attire. Pendant combien de temps ce but unique nous attire-t-il? Durant toute notre vie; car une fois que nous l'aurons atteint, il ne nous attirera plus, il nous tiendra. " Oubliant donc, pour ce but unique, ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant ". Voilà bien l'Apôtre qui s'élance sans se répandre. " Je tends au terme, à la palme que me présente la vocation céleste de Dieu par le Christ Jésus (3) " . Le texte signifie réellement tendance vers le but unique : unum sequor. Nous finirons donc par arriver et par jouir de l'unique nécessaire; mais cet unique sera tout pour nous.

Que disions-nous, mes frères, en commençant cet entretien ? Nous demandions ce que nous posséderons de si précieux pour n'avoir plus aucun besoin; nous voulions connaître ce bien incomparable. Il s'agissait donc de savoir ce que Dieu nous donnera, ce qu'il ne donnera pas aux autres. " Que l'impie disparaisse, pour qu'il ne voie point la gloire de Dieu (4) ". Dieu donc nous donnera sa gloire

1. Héb. X, 20. — 2. Luc, X, 38, 42. —3. Philip. III, 13,14. — 4. Isaïe, XXVI, 10.

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pour que nous en jouissions; et c'est pour ne pas la contempler que sera emporté l'impie. Dieu sera ainsi tout ce que nous posséderons. Avare, que voulais-tu de lui ? Que demander à Dieu, quand Dieu ne suffit pas ?

7. Ainsi donc nous posséderons Dieu et nous nous contenterons de lui, nous trouverons en lui seul tant de délices que nous ne chercherons rien au delà. C'est de lui que nous jouirons en lui, de lui encore que nous jouirons en nous réciproquement. Eh ! que sommes-nous sans Dieu ? Devons-nous aimer en nous autre chose que Dieu, soit pour l'y adorer, soit pour l'y attirer ? Mais en apprenant que nous serons dépouillés de tout le reste et que nous ne jouirons que de Dieu, l'âme se resserre en quelque sorte, habituée quelle est à trouver des jouissances dans tant d'objets; âme charnelle, âme attachée à la chair, âme enveloppée dans des désirs charnels, âme dont les ailes sont prises à la glu des passions coupables et qui ne peut s'élever vers Dieu, elle se dit : Eh ! qu'aurai-je encore lorsque je ne mangerai ni ne boirai plus, lorsque je serai éloigné de mon épouse? Quelle joie me restera-t-il ? — Ah ! cette sorte de joie vient de la maladie et non de la santé. Dis-moi, n'es-tu pas maintenant quelquefois malade de corps et quelquefois bien portant? Redoublez d'attention, afin que je puisse vous faire comprendre par un exemple une vérité que je ne puis expliquer autrement.

Les malades ont des désirs particuliers; ils soupirent ou après l'eau de telle fontaine, ou après le fruit de tel arbre et ils s'imaginent dans l'ardeur qui les tourmente, combien ils seraient heureux, s'ils étaient guéris, de contenter l'appétit qu'ils éprouvent. La santé revient, plus de ces désirs; ce qu'on convoitait n'inspire plus que dégoût; c'est que le désir n'était excité que par la fièvre. Quelle est pourtant cette santé qui n'empêche pas l'âme d'être convalescente et malade? Qu'est-ce que cette santé dont jouissent ceux qu'on dit se bien porter? Elle servira toutefois à nous instruire.

Cette santé, avons-nous dit, fait disparaître bien des désirs que nourrissaient les malades; de la même manière l'immortalité les anéantit tous, car l'immortalité même sera alors notre santé. Rappelez-vous l'Apôtre, considérez ce qu'il annonce : " Il faut, dit-il, que corruptible ce corps se revête d'incorruptibilité, et que mortel il se revête d'immortalité (1) ". Nous serons alors égaux aux anges. Mais les anges sont-ils malheureux de ne pas manger? Ne sont-ils pas plus heureux pour n'avoir pas cette sorte de besoin? Quel riche sera jamais comparable aux anges? Les anges sont les vrais riches. Qu'appelle-t-on richesses? Les richesses sont des ressources. Or les anges ont d'immenses ressources puisqu'ils ont des facilités immenses. Quand on fait l'éloge d'un riche, on dit de lui : Qu'il est heureux ! c'est un seigneur, c'est un homme riche, c'est un homme puissant. Qu'il est heureux pour aller où il veut ! Combien de montures, d'équipages, de serviteurs, d'esclaves! Ce riche possède tout cela, et sans fatigue il va où il veut. L'ange aussi ne va-t-il pas où il veut, et sans dire : Attèle, arrête, comme ces opulents du siècle qui s'enorgueillissent de pouvoir répéter ces mots? Malheureux que tu es, ce langage est l'indice de ta faiblesse et non de ta puissance.

Nous donc nous n'aurons besoin de rien, et c'est ce qui sera notre bonheur. Nous serons pleinement satisfaits, mais de notre Dieu, et il nous tiendra lieu de tout ce que nous convoitons ici avec tant d'ardeur. Tu soupires après la nourriture? Dieu sera ta nourriture. Après des embrassements charnels? " Mon bonheur est de m'unir à Dieu (2) " . Après des richesses? Comment ne posséderais-tu pas tout, puisque tu jouiras de Celui qui a fait tout? Pour te rassurer enfin par les paroles mêmes de l'Apôtre, c'est lui qui a dit de cette vie que " Dieu y est tout en tous (3) ".

1. I Cor. XV, 53. — 2. Ps. LXXII, 28. — 3. I Cor. XV, 28.

 

 

 

 

SERMON CCLVI. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVII. LA LOUANGE DIVINE.

ANALYSE. — Pour bien chanter l'Alleluia, il faut que tout en nous loue Dieu. Donc ce chant ne convient parfaitement qu'au ciel. Ne laissons pas toutefois de le répéter sur la terre : premièrement, parce que Dieu nous y délivre du mal en nous délivrant de nos penchants funestes; secondement, parce qu'il nous rendra un jour notre corps tout purifié et tout transformé; troisièmement enfin, parce qu'en permettant des épreuves il nous aide à en triompher.

1. C'est au Seigneur notre Dieu que je dois d'être présent de corps parmi vous et de chanter l'Alleluia avec votre charité. Alleluia signifiant Louez Dieu, louons le Seigneur, mes frères, louons-le par notre conduite et par nos paroles, par nos sentiments et par nos discours, par notre langage et par notre vie. Dieu ne veut aucun désaccord dans celui qui répète ce chant. Commençons donc par mettre d'accord en nous la langue avec la vie, la conscience avec les lèvres; oui , mettons d'accord nos moeurs avec nos paroles, dans la crainte que nos bonnes paroles ne rendent témoignage contre nos mauvaises moeurs. Oh ! que l'Alleluia sera heureux dans le ciel, où les anges sont le temple de Dieu. Là, que l’accord parfait en louant Dieu ! quelle allégresse assurée en le chantant ! Là encore, point de loi dans les membres pour résister à la loi de l'esprit; point de lutte dans la convoitise pour menacer la charité d'une défaite. Afin donc de pouvoir chanter alors l'Alleluia avec sécurité , chantons-le maintenant avec quelque sollicitude.

Pourquoi avec sollicitude ? Tu ne veux pas que j'en aie lorsque je lis : " La vie humaine n'est-elle pas sur la terre une épreuve (1)? " Tu ne veux pas que j'en aie lorsqu'on me crie " Veillez et priez pour que vous n'entriez point en tentation (2) ? " Tu ne veux pas que j'en aie quand les tentations sont tellement nombreuses, que la prière même nous prescrit de dire : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ? " Hélas! nous demandons chaque jour, et chaque jour nous contractons des dettes. Tu

1. Job. VII, 1. — 2. Marc, IV, 38.

ne veux pas que j'en aie, lorsque j'implore chaque jour le pardon de mes péchés et du secours dans mes dangers? Car si je dis, en vue de mes péchés passés: " Pardonnez-nous nos offenses comme nous-mêmes pardonnons à ceux qui nous ont offensés ", j'ajoute aussitôt, en vue des périls dont je suis menacé: " Ne nous induisez pas en tentation (1) ". Comment de plus le peuple chrétien est-il au sein du bonheur, puis qu'il crie avec moi: " Délivrez-nous du mal ? "

Toutefois, mes frères, au milieu même de ce mal, chantons l'Alleluia, en l'honneur de ce Dieu bon qui nous en délivre. Pourquoi regarder autour de toi en cherchant de quoi il te délivre, puisque réellement il te délivre du mal ? Ne va pas si loin, ne porte pas de tous côtés le regard de ton esprit. Rentre en toi. même, regarde-toi ; c'est en toi qu'est le mal, et Dieu te délivre de toi lorsqu'il te délivre du mal. Ecoute l'Apôtre et comprends de quel mal tu as besoin d'être délivré. " Je me complais, dit-il, dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon esprit, et qui m'assujettit à la loi du péché, laquelle est ". Où est-elle? " M'assujettit à la loi du péché, laquelle est dans mes membres ". Il me semble te voir captif de je ne sais quels peuples barbares ; il me semble te voir captif de je ne sais quelles nations étrangères ou de je ne sais quels autres maîtres parmi les hommes. "Laquelle est dans mes membres ". Crie donc avec lui : " Malheureux homme que je suis ! qui me délivrera ? " De quoi? dis-le. L'un demande à être délivré du bourreau ;

1. Matt. VI, 12, 13.

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un autre , de la prison ; celui-ci, de l'esclavage chez les barbares ; celui-là, de la fièvre et de la maladie. Dites-nous, ô Apôtre, Don pas où nous pouvons être envoyés ou conduits, mais ce que nous portons avec nous, ce que nous sommes; dites donc : " Du corps de cette mort ". Du corps de cette mort ? Oui, " du corps de cette mort ".

2. Ce corps de mort, dit un autre, ne fait point partie de moi ; il est pour moi une prison provisoire, une chaîne qui me retient pur quelque temps; je suis dans ce corps de mort, je ne le suis pas. — Raisonner ainsi est un obstacle à ta délivrance. — Je suis esprit, dit-on, et non pas chair, seulement là chair me sert d'habitation; une fois donc que j'en serai sorti , n'y serai-je pas étranger ? — Voulez-vous, mes frères, que ce soit l’Apôtre ou moi qui réponde à ce raisonnement ? Mais si c'était moi, peut-être que l'indignité du ministre rejaillirait sur la valeur de la réponse. Je me tais donc. Prête avec moi l'oreille au Docteur des gentils; pour en finir,avec ton objection, écoute avec moi ce Vase d'élection. Ecoute, mais répète d'abord ce que tu viens de dire. Tu disais donc ceci: Je ne suis pas chair, mais esprit. Le corps est une prison où je gémis; une fois rompues ces chaînes et ce Cachot tombé en ruines, je suis libre et je m'échappe. La terre reste à la terre et l'esprit rentre au ciel; je m'en vais donc, je laisse ici ce qui n'est pas moi. N'est-ce pas là ce que tu disais ? — C'est bien cela. — Je ne répondrai pas; répondez, ô Apôtre, répondez, je vous en conjure. Vous avez prêché pour qu'on vous attende; vous avez écrit pour qu'on vous lise, tout nous invite à vous croire. Répétez : " Qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur ". De quoi vous délivre-t-elle ? " Du corps de cette mort " . Mais vous n'êtes pas le corps de cette mort ? Il répond : " Ainsi par l’esprit j'obéis moi-même à la loi de Dieu , et par le corps à la loi du péché (1) ". — " Moi-même? " Comment vous-même feriez-vous des choses si différentes ? — Si j'obéis par l'esprit, c'est que j'aime; par la chair, c'est que je convoite ; il est vrai, je suis vainqueur si je ne consens pas au mal; mais je lutte, car l'ennemi me presse vigoureusement. — Mais une fois délivré de cette chair, ô Apôtre, est-il

1. Rom. VII, 22-25.

vrai que tu ne seras plus qu'un esprit ? — En face de la mort, à laquelle nul n'échappe , l'Apôtre répond : Je ne laisse pas pour toujours mon corps, je le dépose pour quelque temps. — Vous reviendrez donc dans ce corps de mort ? Mais quoi? Ecoutons plutôt ses propres paroles. Comment donc rentrerez-vous dans ce corps de mort d'où vous avez demandé à être tiré , avec un accent si religieux ? — Il est vrai , reprend-il, je rentrerai dans ce corps, mais ce ne sera plus le corps de cette mort. — Ecoute donc, ignorant, écoute,toi qui fermes l'oreille à ce qu'on te lit chaque jour ; écoute comment il rentrera dans ce corps, sans que ce corps soit le corps de cette mort. Sans doute ce ne sera pas un autre corps ; mais " il faut que, corruptible, ce corps se revête d'incorruptibilité, et que mortel, il se revête d'immortalité ". Mes frères, lorsque l'Apôtre prononçait ces mots : Ce corps corruptible, ce corps mortel, ne semblait-il pas toucher sa chair avec sa parole ? Il n'aura donc pas un autre corps. — Non, dit-il, je ne dépose pas ce corps de terre pour reprendre en place un corps aérien ou un corps éthéré. C'est le même corps que je reçois, mais il ne sera plus " de cette mort ". Il faut donc " que corruptible, ce corps " , et non pas un autre, " se revête d'incorruptibilité, et que mortel, ce corps ", et non pas un autre, " se revête d'immortalité. Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture: " La mort a été anéantie dans sa victoire ". Chantez l'Alleluia. " Alors s'accomplira cette parole de l'Ecriture ", ce cri de triomphe et non ce chant du combat : " La mort a été anéantie dans sa victoire " . Chantez l’Alleluia. " O mort, où est ton aiguillon ? " Chantez Alleluia. " Or l'aiguillon de la mort est le péché (1) ". Tu chercheras sa place, mais sans même la trouver (2).

3. Ici encore, au milieu de tant de dangers et de tentations, nous et les autres, chantons l'Alleluia. " Car Dieu est fidèle, et il ne permettra pas, est-il dit, que vous soyez tentés au-dessus de vos forces ". Ici donc, pour ce motif, répétons Alleluia. L'homme est encore coupable, mais Dieu est fidèle. Il n'est pas dit de lui qu'il ne permettra pas que vous soyez tentés, mais : " Il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces; il vous fera une issue dans la tentation, afin que

1. Cor. XV, 53-56. — 2. Ps. XXXVI, 10.

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vous puissiez persévérer (1) ". Tu es entré dans cette tentation ; Dieu te ménage une issue afin que tu ne succombes pas; afin que si la prédication te façonne, la tribulation te durcisse comme le vase du potier. Donc en y entrant, songe à cette issue, car Dieu est fidèle ; " il a veillera sur ton entrée et sur ta sortie (2)".

Or, quand ce corps sera devenu immortel et incorruptible, quand il n'y aura plus aucune tentation, attendu que le corps aura passé parla mort; pourquoi? " A cause du péché"; — " l'esprit sera plein de vie " ; pourquoi? " A cause de la justification ". Laisserons-nous donc ce corps mort? Non, écoute : " Si l'Esprit de Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ d'entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels (3) ". Notre corps maintenant est un corps animal, il sera alors tout spirituel. Car si " le premier homme a été fait pour être une âme vivante, le dernier l'a été pour être un esprit vivifiant (4)". Voilà pourquoi " il vivifiera aussi vos corps mortels, à cause de son Esprit qui habite en vous ".

1. I Cor. X, 13. — 2. Ps. CXX, 8. — 3. Rom. VIII, 10, 11. — 4. I Cor. XV, 44, 45.

Oh ! que l'on sera heureux, que l'on sera tranquille alors en chantant l’Alleluia ! Là, point d'adversaire; et quand il n'y a point d'ennemi, on ne perd aucun ami. Là nous chanterons les louanges de Dieu. Ici encore nous les chantons; mais ici c'est au milieu de nos sollicitudes; ce sera là sans inquiétude; ici nous devons mourir, là vivre toujours; id nous n'avons que l'espérance, là la réalité;ici nous sommes en voyage, et là dans notre patrie. Maintenant donc, mes frères, chantons, non pour égayer notre repos, mais pour alléger notre travail. Chante, mais comme chanterai les voyageurs ; avance donc en même temps; charme tes fatigues en chantant, garde-toi d'aimer la paresse; chante et marche. Marche ! qu'est-ce-à-dire? Fais des progrès, mais des progrès dans le bien, car il en est, dit l'Apôtre, qui en font dans le mal (1). Tu marcheras dont en faisant des progrès ; mais que ce soit dam le bien, que ce soit dans la bonne foi, que ce soit dans les bonnes moeurs ;chante et avance, Ne t’égare pas, ne retourne pas, ne reste pas en chemin.

Tournons-nous avec un coeur pur, etc.

 

 

 

 

SERMON CCLVII. POUR LA SEMAINE DE PAQUES. XXVIII. LE MENSONGE (1).

ANALYSE. — D'une part l’Ecriture dit que tout homme est menteur, et d'autre part que Dieu fera périr tous les mention C'est que par nous-mêmes nous ne saurions éviter le mensonge, mais nous le pouvons avec le secours de Dieu. On le voit dans les paroles adressées par Notre-Seigneur à saint Pierre.

1. Le terme hébreu Alleluia signifie Louez le Seigneur. Louons donc le Seigneur notre Dieu, louons-le non-seulement de bouche mais encore de coeur ; car la louange du coeur est la louange de l'homme intérieur. La voix qui

1. Ps. CXV, 11.

frappe l'homme est un bruit, la voix que Dieu entend est l'affection du coeur.

2. Quelqu'un a dit dans un moment d'extase, vous l'avez lu, vous l'avez entendu: " Tout homme est menteur ". Tel fut l'Apôtre qui ne croyait point qu'il n'eût touché le corps du Seigneur. Il regardait comme mensonge la vérité

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que lui annonçaient ses condisciples; peu content d'entendre la vérité, il voulait la toucher, ce que lui accorda le Seigneur, comme on le voit dans la suite de notre Evangile, et comme on le lira plus tard (1).

A ces paroles: "Tout homme est menteur", on doit éviter de s'affermir dans le mensonge sans le vouloir quitter, de faire en soi-même cette espèce de raisonnement aussi vain que menteur, et de dire : Quand ne serai-je plus homme? Si je dois être menteur tant que je serai homme, mieux vaut rester menteur que de faire mentir cet oracle de l'Ecriture : " Tout homme est menteur ". Point de milieu, si je ne suis pas menteur, l'Ecriture l'est. Mais l'Ecriture ne saurait l'être, je le serai donc.

On se croit, avec ce vain babil, en sûreté dans le mensonge comme dans un port tranquille; mais c'est pour faire naufrage. Tu voulais être en repos, tu voulais être au port, regarde l'écueil contre lequel tu vas te briser : " Vous perdrez, Seigneur, tous ceux qui profèrent le mensonge (1) ". C'est de Dieu aussi que vient cet oracle : " Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge ". Tout homme étant menteur, s'ensuit-il que Dieu va perdre tous les hommes? Voyons plutôt le sens de ce qui nous est dit, l'avertissement qui nous est donné: c'est que le mensonge vient de notre fond et que pour n'être plus menteurs, linons faut recourir à Dieu. Menteurs par nous-mêmes, avec Dieu nous serons véridiques.

3. En voici la preuve dans un exemple aussi

1. Jean, XX, 25-27. — 2. Ps. V, 7.

grand qu'il est court. Il est court, parce qu'il s'énonce en peu de mots; il est grand à cause des leçons de sagesse qu'il renferme. L'Apôtre Pierre suffit pour démontrer tout ce que je veux prouver. Quand il dit à Notre-Seigneur le Christ: " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant " ; que lui répondit le Sauveur? " Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux ". Tu as dit la vérité, mais ce n'est point par toi-même. Par qui ? " C'est mon Père qui est dans les cieux qui te l'a révélée ". Ainsi es-tu heureux avec l'aide de Dieu, au lieu que par toi tu n'es que malheureux. — Cependant, après lui avoir dit : " Tu es bienheureux parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux " , le Seigneur Jésus commença à prédire sa passion et sa mort. Pierre aussitôt de s'écrier — " Gardez-vous en bien, Seigneur ". Ah! " tout homme est menteur ". Pierre vient de dire la vérité, et le voilà qui tombe dans le mensonge. Comment a-t-il dit la vérité? " Ce n'est ni la chair ni le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux ". Comment a-t-il dit le mensonge? "Arrière, Satan, car tu ne goûtes point ce qui vient de Dieu, mais ce qui vient des hommes (1). Tout homme est menteur ".

Si donc il nous est dit que " tout homme est menteur ", c'est pour nous engager à nous éviter nous-mêmes et à recourir à Dieu, qui seul est véridique.

1. Matt. XVI, 16, 17, 22, 23,

 

 

 

SERMON CCLVIII. PRONONCÉ A CARTHAGE, DANS LA GRANDE BASILIQUE. LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXIX. LE JOUR DU SEIGNEUR, OU L'ÉGLISE (1).

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ANALYSE. — Ce n'est pas évidemment d'un jour ordinaire qu'il est dit dans l'Écriture: "Voici le jour qu'a fait le Seigneur " Jésus-Christ est représenté dans le même psaume, comme étant une tête d'angle. Pourquoi? Parce qu'en lui viennent s'unir les juifs et les Gentils devenus chrétiens, comme deux murs viennent se réunir à l'angle. Eh bien ! voilà le jour qu'a fait le Seigneur; ce jour est l'Eglise, y compris le chef et les membres. Quand on vient recevoir le baptême, n'est-on pas éclairé d'une divine lumière? Et qui fait briller cette lumière, sinon Celui qui la fit briller dans lame de Thomas, d'abord incrédule? .

1. Nous venons de chanter à la gloire de Dieu: " Voici le jour qu'a fait le Seigneur " ; disons sur ce texte ce que Dieu même nous accordera.

C'est ici une prophétie et nous devons y voir, non pas un jour vulgaire, non pas ce jour qui frappe les yeux, qui se lève et qui se couche, mais un jour qui a pu se lever et qui ne se couchera point.

Considérons ce qui vient d'être dit dans le même psaume: " La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la tête de l'angle. C'est le Seigneur qui l'a faite, et c'est pour nous une oeuvre merveilleuse". Viennent ensuite ces paroles: " Voici le jour qu'a fait le Seigneur ". Voyons dans la pierre angulaire le lever de ce jour.

Quelle est cette pierre angulaire rejetée par les docteurs des Juifs ? Ne sait-on pas que ces habiles docteurs l'ont rejetée lorsqu'ils criaient : " Cet homme ne vient pas de Dieu, puisqu'il viole le sabbat (2). " Il ne vient pas de Dieu, dites-vous, parce qu'il viole le sabbat? " La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la première pierre de l'angle ". Comment est-elle la première pierre de l'angle ? Comment dire que le Christ est une pierre angulaire ? Parce que tout angle unit en soi deux murailles venant de directions différentes. Or c'est du milieu du peuple Juif, c'est de la circoncision que sont venus les Apôtres du Christ; de là sont venues aussi ces multitudes qui précédaient et suivaient sa monture en

1. Ps. CXVII, 24. — 2. Jean, IX, 16.

chantant ces paroles du même psaume: " Béni Celui qui vient au nom du Seigneur (1) "; de là sont venues encore toutes ces Églises que rappelle l'apôtre saint Paul quand il dit: " J'étais inconnu de visage aux Églises de Judée qui sont unies en Jésus-Christ; seulement elles entendaient répéter que Celui qui les persécutait naguère, prêche maintenant la foi qu'il voulait détruire alors; et à mon sujet elles glorifiaient Dieu (2)". C'étaient des Juifs, mais attachés au Christ, comme les Apôtres, venant d'où ils venaient, croyant au Christ comme eux et ne formant avec lui qu'une muraille. Il en fallait une autre, c'était l'Église formée par les Gentils : ces deux murailles se sont rencontrées pour jouir de la paix et de l'union dans le Christ, lequel des deux n'en a fait qu'une (3).

Tel est le jour qu'a fait le Seigneur. Vois ici le jour tout entier, la tête et le corps; la tête, ou le Christ; le corps, ou l'Église. Tel est le jour qu'a fait le Seigneur.

2. Rappelez-vous la première formation du monde. " Les ténèbres étaient au-dessus de l'abîme, et l'Esprit de Dieu était porté au-dessus des eaux. Or, Dieu dit: Que la lumière soit, et la lumière fut. Et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres; et il donna à la lumière le nom de jour et le nom de nuit aux ténèbres (4) ". Rappelez-vous aussi les ténèbres où étaient plongés ces enfants avant de venir recevoir la rémission de leurs péchés. C'étaient bien, avant cette rémission, les

1. Matt. XXI, 9 ; Ps. CXVII, 26. — 2. Gal. I, 22-24. — 3. Ephés. II, 11-22. — 4. Gen. I, 2-5.

333

membres au-dessus de l'abîme. Mais l'Esprit de Dieu était aussi porté sur les eaux; ces enfants sont descendus dans ces eaux, et comme l'Esprit de Dieu était au dessus, les ténèbres du péché se sont évanouies. Tel est le jour qu'a fait le Seigneur. C'est à ce jour que l'Apôtre dit: " Vous tétiez ténèbres autrefois, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (1) ". Dit-il: Vous étiez ténèbres dans le Seigneur? Non, vous étiez ténèbres en vous-mêmes; " vous êtes lumière dans le Seigneur ". Or " Dieu a donné à la lumière le nom de jour " , attendu que ce changement est l'oeuvre de sa grâce. Ces enfants pouvaient, hélas ! être ténèbres par eux-mêmes; ils n'ont pu devenir lumière que par l'action de Dieu. Aussi sont-ils le jour qu'a fait le Seigneur, et non le jour qui s'est fait lui-même.

3. Saint Thomas, l'un des disciples, n'était-il pas un homme, un homme du vulgaire en quelque sorte ? En vain ses condisciples lui disaient-ils: " Nous avons vu le Seigneur. — Si je ne le touche, si je ne mets mon doigt dans son côté, répondait-il, je ne croirai point". Quoi ! ce sont les prédicateurs de l'Évangile qui te l'annoncent, et tu ne crois pas? L'univers a cru sur leur témoignage, et tu n'y ajoutes pas foi? C'est d'eux qu'il est dit: " Leur voix a retenti par toute la terre et leurs paroles jusqu'aux extrémités du globe (2) " ; ainsi leurs paroles vont loin puisqu'elles ne s'arrêtent que là où finit le monde, et le monde entier embrasse la foi: et quand tous réunis s'adressent à un seul homme, cet homme ne croit pas? C'est qu'il n'était pas encore le jour fait par le Seigneur ; il y avait encore des ténèbres

1. Eph. V, 8. — 2. Ps. XVIII, 5.

sur cet abîme, des ténèbres au-dessus des profondeurs de ce coeur d'homme. Vienne donc, vienne le principe de ce jour sacré; qu'il dise avec patience, avec douceur et sans colère, car il est le médecin des âmes : Approche, approche, touche et crois. Tu disais: " Si je ne touche, si je ne mets mon doigt, je ne croirai point " ; viens, touche, " mets ton doigt et ne sois plus incrédule, mais fidèle ". Viens, mets ici ton doigt. Je savais combien tu es blessé, et pour toi j'ai conservé cette large cicatrice.

Mais aussi quand il y mit son doigt, sa foi fut complète. En quoi consiste la plénitude de la foi? A croire que le Christ n'est pas seulement homme et n'est pas Dieu seulement, mais Dieu et homme tout à la fois. La plénitude de la foi, c'est que " le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (1) ". Lors donc que le Sauveur lui eut offert de toucher ses cicatrices et ses membre sacrés, et que ce disciple les eut touchés réellement, il s'écria: " Mon Seigneur et mon Dieu (2) ! " Il touchait un homme, et dans cet homme il reconnaissait Dieu; il touchait une chair humaine, mais il y voyait le Verbe, car " le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous ". Ce Verbe a permis que sa chair fût suspendue au gibet, qu'elle y fût fixée avec des clous, qu'elle fût percée par une lance, et qu'elle fût déposée dans un sépulcre; mais aussi il l'a ressuscitée et présentée à ses disciples pour qu'ils la vissent de leurs yeux et pour qu'ils la touchassent de leurs mains. Ils la touchent donc et ils s'écrient: " Mon Seigneur et mon Dieu ! " Ah ! ils sont le jour qu'a fait le Seigneur.

1. Jean. I, 14. — 2. Jean. XX, 25-28.

 

 

 

 

SERMON CCLIX. POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXX. LES OEUVRES DE MISÉRICORDE.

334

ANALYSE. — Deux idées principales sur les oeuvres de miséricorde: pourquoi les faire? comment les faire? — I. Il faut exercer la miséricorde d'abord en vue de Dieu et pour mériter le bonheur qu'il promet à ses fidèles serviteurs, soit sur la terre soit au ciel ; ensuite pour effacer nos fautes de chaque jour ; enfin pour obéir à ce sentiment de compassion que nous éprouvons engin ceux dont nous avons partagé on dont nous pouvons partager l'infortune. — II. Comment faire miséricorde? L'Evangile recommande de pardonner en même temps que de donner. Il faut donc exercer la miséricorde avec charité d'abord. Je vous engage aussi à la faire par vous-mêmes, en vous rapprochant du pauvre, en mettant votre main dans la sienne, ce qui est très-agréable à Dieu. Donnez enfin avec joie. En vous engageant à ne pas exiger avec sévérité ce qui vous est dû, je demande que vous v forciez à m'acquitter de la promesse que je vous ai faite.

1. Ce huitième jour est pour nous un symbole profond et sacré de l'éternel bonheur. Car la vie qu'il nous rappelle ne passera point comme il passera lui-même. Aussi, mes frères, au nom de Notre Seigneur, au note de Jésus-Christ qui a effacé nos péchés, qui a voulu donner son sang pour notre rançon, qui a daigné faire de nous -ses frères, quand nous ne méritions même pas d'être ses serviteurs, nous vous exhortons et nous vous conjurons, puisque vous êtes chrétiens, puisque vous portez le nom du Christ et sur votre front et dans votre coeur, de diriger tous vos désirs exclusivement sur cette vie bienheureuse que nous devons partager avec les Anges , et où règnent un repos perpétuel, une éternelle joie, une interminable félicité, sans aucun trouble, sans aucune tristesse, sans mort aucune. Or, on ne peut la connaître qu'en y étant admis, et on n'y sera admis que si l'on a la foi. En vain nous demanderiez-vous de vous montrer ce que Dieu nous a promis ; nous ne le pouvons. Vous avez entendu ce qui vient d'être dit en finissant la lecture de l'Evangile selon saint Jean: " Heureux ceux qui croient sans voir (1) !". Vous voudriez voir, je le voudrais aussi. Eh bien ! croyons également et nous verrons ensemble. Ne résistons pas à la parole de Dieu. Convient-il, mes frères, que le Christ descende maintenant du ciel et nous montre ses cicatrices sacrées ? S'il les a montrées au disciple incrédule, c'était pour réprimander

1. Jean, XX, 29.

le doute et pour former les futurs croyants.

2. Je le répète, ce huitième jour figure la vie nouvelle qui suivra la fin des siècles, comme le septième désigne le repos dont jouiront les saints sur cette terre ; car le Seigneur y règnera avec ses saints, comme le disent les Ecritures, et dans son Eglise n'entrera alors aucun méchant; elle sera purifiée et éloignée de toute souillure et de toute iniquité, et c'est ce que désignent ces cent cinquante, trois poissons dont, il m'en souvient, nous avons déjà parlé plusieurs fois (1).

C'est sur cette terre effectivement que l'Eglise apparaîtra d'abord environnée d'une gloire immense, revêtue de dignité et de justice. Point de déceptions alors, point de mensonge, point de loup caché sous une peau de brebis. " Le Seigneur viendra, est-il écrit, il éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, il manifestera les secrètes pensées des coeurs, et chacun alors recevra de Dieu sa louange (2) ". Dans ce moment donc il n'y aura plus de méchants, ils seront séparés d'avec les bons; et, semblable à un monceau de froment qu'on voit sur l'aire encore, mais parfaitement nettoyé, la multitude des saints sera placée en. suite dans les célestes greniers de l'immortalité. Ne vanne-t-on pas le froment dans le lieu même où on l'a battu ? et l'aire où on l'a foulé pour le séparer de la paille ne s'embellit-elle point de la beauté de ce froment que

1. Jean, XXI, 11 ; Voir ci-dev. serm. CCXLVIII , etc. — 2. I Cor. IV, 5.

335

rien ne dépare? Si nous y voyons encore, quand on a vanné, la paille amoncelée d'un côté, nous y voyons d'autre part le blé entassé; mais nous savons à quoi est destinée cette paille et avec quelle allégresse le laboureur contemple ce froment. De même donc qu'on voit sur l'aire d'abord et avec une joie immense à la suite de tant de travaux, des monceaux de froment séparés de la paille où ils étaient cachés, où on ne les voyait pas même pendant que l'on battait, et qu'ensuite ils seront mis au grenier pour y être conservés et dérobés aux regards ; ainsi dans ce monde mime où vous voyez avec quelle ardeur on foule cette aire, comment la paille est mêlée tu bon grain, comment il est difficile de l'en distinguer parce qu'on ne l'a pas vannée encore, on contemplera, après la séparation faite au grand jour du jugement, la multitude des saints tout éclatante de beauté, comblée de grâces et de mérites, et toute rayonnante de la miséricorde de son Libérateur (1) !

On sera alors au septième jour du monde, coron peut compter comme premier jour le temps qui s'est écoulé depuis Adam jusqu'à Noé; comme second, depuis Noé jusqu'à Abraham ; adoptant ensuite les divisions établies dans l'Evangile selon saint Matthieu, le troisième jour ira d'Abraham à David ; le quatrième, de David à la captivité de Babylone ; le cinquième, de la captivité de Babylone à l'avènement de Jésus-Christ Notre-Seigneur (2). Il s'ensuit que le sixième jour s'écoule, que nous sommes au sixième jour depuis cet avènement du Sauveur; et de même que d'après la Genèse, c'est le sixième jour que l'homme a été formé à l'image de Dieu (3), ainsi c'est maintenant et comme au sixième jour du monde, que nous recevons dans le Baptême une vie nouvelle pour graver en nous de nouveau l'image de notre Créateur. Et quand ce sixième jour sera écoulé, quand aura été faite la grande séparation, viendra le repos et le sabbat mystérieux des saints et des justes de Dieu. A la suite de ce septième jour, quand on aura contemplé sur l'aire même cette belle récolte, à gloire et les mérites des saints, nous entrerons dans cette vie et dans cette paix dont il est dit que l'oeil n'a point vu, que l'oreille n'a point entendu, que dans le coeur de

1. Cette opinion empruntée aux Millénaires a été plus tard abandonnée par saint Augustin (Cité de Dieu, liv. XX, ch. 7 ; XXI, ch. 30. — 2. Matt. I, 17. — 3. Gen. I, 26, 27.

l'homme n'est point monté ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment (1) ".

Ne sera-ce pas alors revenir en quelque sorte au commencement ? Quand aujourd'hui sont passés les sept jours de la semaine, le huitième jour redevient le premier d'une semaine nouvelle ; ainsi, quand seront écoulés et terminés les sept âges de ce siècle où tout passe, nous rentrerons dans cette immortalité bienheureuse d'où l'homme s'est laissé tomber. Aussi est-ce le huitième jour que finit la fête des nouveaux-baptisés. Aussi est-ce en multipliant sept par sept que l'on obtient quarante-neuf pour arriver à cinquante en y ajoutant cette unité qui recommence tout. On sait que ce n'est pas sans des raisons mystérieuses que jusqu'à la Pentecôte on solennise ce nombre de cinquante, qui se reproduit également lorsque, pour un autre motif, à quarante on ajoute dix, le denier de la récompense. Ces deux calculs nous conduisent donc au nombre cinquante. Or, en le multipliant par trois, en l'honneur de l'auguste Trinité, on parvient à cent cinquante, et en ajoutant trois à ce dernier nombre, pour avertir qu'il a été multiplié par trois, l'image des divines personnes, on retrouve l'Eglise dans nos cent cinquante-trois poissons.

3. Mais en attendant et jusqu'à ce que nous parvenions à ce repos heureux ; maintenant que nous nous fatiguons en quelque sorte durant la nuit, puisque nous ne voyons rien de ce que nous espérons ; maintenant que nous marchons dans le désert pour arriver à la Jérusalem du ciel, à cette terre promise où coulent le lait et le miel ; maintenant que les tentations ne cessent pas de nous assaillir, appliquons-nous à faire le bien. Ayons toujours près de nous un remède, pour guérir nos blessures de chaque jour. Ce remède n'est-il pas dans les bonnes oeuvres de miséricorde? Veux-tu, en effet, obtenir de Dieu miséricorde? Exerce la miséricorde. Si tu refuses , tout homme que tu es, d'être humain envers ton semblable, Dieu refusera à son tour de te rendre divin, c'est-à-dire de t'accorder cette incorruptible immortalité qui fait de nous des dieux.

En effet, Dieu n'a aucunement besoin de toi; c'est toi qui as besoin de Dieu. Pour être heureux il ne te demande rien ; et s'il ne te donne,

1. I Cor. II, 9.

336

tu ne saurais l'être. Or, que te donne-t-il ? Oserais-tu te plaindre, si lui qui a tout créé t'offrait ce qu'il a créé de plus parfait ? Et pourtant ce n'est rien de ce qu'il fait, c'est lui même qu'il te donne pour que tu jouisses de lui, de lui le Créateur de toutes choses. Eh ! peut-il y avoir dans toutes ses oeuvres rien de meilleur et de plus beau que lui ? De plus, pourquoi se donnera-t-il ainsi ? Est-ce pour couronner tes mérites? Mais si tu cherches ce que tu mérites, considère tes péchés ; écoute cet arrêt divin porté contre l'homme coupable " Tu es terre et tu iras en terre (1) ". C'est d'ailleurs la menace qui avait été faite au moment où Dieu avait imposé la défense : " Le jour où vous y toucherez, avait-il dit, vous mourrez de mort (2) ". Que mérite le péché, dis-moi, sinon le châtiment ? Ah ! oublie donc ce que tu mérites, pour n'avoir pas le cœur glacé de frayeur ; ou plutôt ne l'oublie pas, de peur de repousser la miséricorde par ton orgueil. Ce sont, mes frères, les oeuvres de miséricorde qui nous recommandent à Dieu. "Bénissez le Seigneur, parce qu'il est bon, parce que sa miséricorde est éternelle (3) ". Confesse que Dieu est miséricordieux et qu'il est disposé à pardonner les fautes à qui s'en accuse. Mais aussi offre-lui un sacrifice; homme que tu es, prends pitié de l'homme, et Dieu prendra pitié de toi.

Toi et ton frère, vous êtes deux hommes, deux malheureux. Quant à notre Dieu, il n'est pas malheureux, mais miséricordieux. Or, si un malheureux n'a point compassion d'un malheureux, comment peut-il implorer la miséricorde de Celui que ne saurait atteindre l'infortune? Comprenez ma pensée, mes frères. Un homme se montre-t-il dur envers un naufrage, par exemple ? Attendez qu'il ait fait naufrage. S'il a éprouvé ce malheur, la vue d'un naufragé lui rappelle ce qu'il a souffert, il ressent en quelque sorte son malheur d'autrefois; et la communauté d'infortune le touche de compassion, quand n'a pu le faire la communauté de nature. Comme on plaint vite un esclave , quand on a été esclave ! Comme on est porté à plaindre le mercenaire privé de son salaire, lorsqu'on a été mercenaire soi-même ! Quelle consolation pour un père pleurant amèrement son fils, quand on a eu à déplorer une perte semblable ! C'est ainsi que la communauté

1. Gen. III, 19. — 2. Ib. II, 17. — 3. Ps. CXVII, 29.

d'infortune attendrit le cœur humain le plus insensible. Or, tu as été malheureux ou tu crains de l'être, attendu que durant tout le cours de ta vie, tu dois à la fois redouter ce que tu n'as point enduré, te rappeler ce que tu as souffert , et te représenter ce que tu éprouves. Si donc avec ce souvenir de tes afflictions anciennes, avec cette crainte des maux qui peuvent te frapper, et sous le poids de les douleurs actuelles, tu ne prends point pitié d'un homme tombé dans l'infortune et quia besoin de toi, tu compteras sur la compassion de Celui qui ne saurait atteindre la moindre souffrance ? Tu ne donnes rien de ce que Dieu t'a donné, et tu prétends recevoir de Dieu ce que Dieu n'a point reçu de toi ?

4. Vous irez, mes frères, bientôt dans va domaines, et à partir de ce moment nous nous verrons à peine, si ce n'est pour célébrer quel que solennité; de grâce, faites des oeuvres de miséricorde, parce que les péchés se multiplient. Il n'y a point pour nous d'autre moyen d'être en repos, d'autre chemin pour nous conduire à Dieu, pour nous réintégrer dans ses bonnes grâces, pour nous réconcilier avec lui; et pourtant, quel effroyable danger nous courons en l'offensant ! Nous devons paraître devant lui; ah ! que nos bonnes oeuvres y défendent notre cause, qu'elles y parlent plus haut que nos péchés. La sentence sera déterminée parce qui l'emportera: sentence vengeresse, si ce sont nos crimes; sentence heureuse, si ce sont nos bonnes oeuvres.

Il y a dans l'Eglise deux sortes de miséricorde; l'une se fait sans dépense et sans fatigue, l'autre exige du travail ou de l'argent, Celle qui ne demande ni dépense ni fatigue se fait dans le coeur et consiste à pardonner à qui t'a offensé. Oui, dans ton coeur est placé le trésor nécessaire pour faire cette oeuvre de miséricorde; c'est là que tu te mets à nu sous 1'œil de Dieu. On ne te dit point: Apporte ta bourse, ouvre ton trésor, lève les scellés de ton grenier. On ne te dit pas non plus: Viens, marche, cours, hâte-toi, intercède, parle, visite, travaille. Sans quitter ta place tu rejettes de ton cœur quelque ressentiment contre ton frère; c'est un acte de miséricorde accompli sans frais et sans peine; il ne t'a fallu que de la bonté et une pensée de miséricorde. Nous paraîtrions durs si nous vous disions: Distribuez vos biens aux pauvres. Mais ne sommes nous pas doux et faciles en vous disant: Accordez (337) sans vous priver de rien, pardonnez pour qu'on vous pardonne?

Nous devons néanmoins dire encore: Donnez et on vous donnera; car le Seigneur a compris ces deux devoirs dans le même précepte ce sont deux actes de miséricorde qu'il prescrit également. " Pardonnez, et on vous pardonnera " , c'est la miséricorde exercée par l'oubli des injures; " donnez et on vous donnera (1) ", c'est la miséricorde pratiquée par la distribution des aumônes. Mais Dieu ne fait-il pas pour nous davantage? Que pardonnes-tu à ton frère? Une offense d'homme à homme. Qu'est-ce que Dieu te pardonne, à toi ? L'offense faite par un homme à Dieu même. N'y a-t-il aucune différence entre offenser un homme et offenser Dieu? Dieu donc fait pour toi davantage; au lieu que tu pardonnes simplement l'outrage fait à un homme, il pardonne, lui, l'injure faite à la majesté divine. Il en est ainsi quand il s'agit de la miséricorde qui consiste à donner. Toi, tu donnes du pain, et lui, donne le salut; tu donnes à un homme altéré, une boisson quelconque, il te donne, lui, le breuvage de sa sagesse. Y a-t-il même une comparaison à établir entre ce que tu donnes et ce que tu reçois? Voilà comment il faut prêter à usure. Veut-on être usurier? Je ne m'y opposerai nullement, mais à la condition qu'on prêtera à Celui qui ne saurait s'appauvrir en rendant beaucoup plus, et à qui appartient encore le peu que tu lui donnes pour recevoir infiniment mieux.

5. Je veux prévenir aussi votre sainteté qu'on fait doublement miséricorde lorsqu'on remet soi-même l'aumône aux pauvres. On ne doit pas seulement se montrer bon en leur donnant, on doit aussi se montrer humble en les servant. N'est-il pas vrai, mes frères, qu'en mettant sa main dans la main de l'indigent à qui il donné, le coeur du riche semble ressentir davantage les infirmités communes à l'humanité? A la vérité l'un donne et l'autre reçoit, mais ils se montrent unis parce que l'un sert l'autre; car ce n'est pas le malheur précisément, c'est l'humilité qui nous rapproche.

Vos richesses, s'il plaît à Dieu, vous resteront, à vous et à vos enfants. Mais faut-il.même parler de ces richesses terrestres que vous voyez exposées à tant d'accidents? Le trésor

1. Luc, VI, 37, 38.

est en paix dans la maison, mais il ne laisse pas en paix celui qui le possède. On craint le larron, on craint les brigands, on craint le serviteur infidèle, on craint un voisin mauvais et puissant; plus on a, plus on craint. Ah ! si tu donnais à Dieu en donnant aux pauvres, tu ne perdrais rien et tu serais tranquille; car Dieu même te conserverait ton trésor dans le ciel, tout en te donnant sur la terre ce qui t'est nécessaire. Aurais-tu peur que le Christ ne vînt à perdre ce que tu lui confierais? Mais chacun ne cherche-t-il point, parmi ses serviteurs, un dépensier fidèle pour lui confier son argent? Si ce dépensier peut ne rien dérober, il ne dépend pas également de lui de ne rien perdre. Qu'y a-t-il de comparable à la fidélité du Christ? Qu'y a-t-il de plus divin que sa toute-puissance? Il ne saurait ni te rien dérober, puisque c'est lui qui t'a tout donné dans l'espoir que tu lui donnerais à ton tour; ni rien perdre, parce qu'il garde tout avec sa toute-puissance.

Ce qui console le coeur, quand vous donnez des repas de charité, c'est qu'alors on nous voit donner nous-mêmes. Oui, nous donnons alors notre bien et nous le donnons par nous-mêmes, quoique nous ne donnions que ce que nous avons reçu de Dieu. Ah ! mes frères, qu'il est bon, qu'il est agréable à Dieu que vous donniez de vos propres mains ! C'est lui qui reçoit, lui encore qui te rendra, bien qu'avant de te devoir il t'ait donné pour que tu pusses donner. Au devoir de donner alliez donc le devoir de servir. Pourquoi perdre l'une des deux récompenses, quand tu peux les avoir toutes deux? Ne peut-on donner à tous les pauvres? Qu'on leur donne selon ses moyens, mais avec joie : " car Dieu aime qui donne avec joie (1) ". On nous propose d'acheter le royaume des cieux à quelque prix que ce soit; et celui qui n'a que deux deniers ne saurait dire qu'il ne peut en faire l'acquisition. N'est-ce pas le prix que l'a acheté la veuve de l'Evangile (2) ?

6. Voilà finis nos jours de fête; ils vont être suivis des jours de traités, de réclamations et de procès : examinez, mes frères, comment vous devez vous conduire alors. Le repos des jours que nous venons de célébrer a dû vous inspirer de la douceur et non des desseins de procès. Il est, hélas ! des hommes qui n'ont

1. II Cor. IX, 7. — 2. Luc, XXI, 2.

338

gardé ces jours de fête que pour réfléchir au mal qu'ils pourront faire ensuite. Pour vous, vivez comme ayant à rendre compte à Dieu de votre vie entière et non pas seulement de ces quinze derniers jours (1).

Je me reconnais votre débiteur à propos des questions tirées de l'Ecriture que j'ai abordées hier et que le défaut de temps m'a empêché de résoudre. Mais comme le droit civil et public permet de réclamer, même de l'argent, pendant les jours qui succèdent à ceux-ci; contraignez-moi plutôt encore, au nom du droit chrétien, à vous payer ma dette. Les solennités suffisent pour amener ici maintenant tout le monde; que l'attachement à la

1. La semaine qui précédait et la semaine qui suivait Pâques, durant lesquelles une loi de l'empereur Théodose avait ordonné la fermeture des tribunaux.

loi vous y ramène bientôt pour réclamer ce que je vous ai promis. Car c'est par moi que vous donne Celui qui nous donne à tous; et je connais ces paroles de l'Apôtre : "Rendez à tous ce qui leur est dû : le tribut à qui vous devez le tribut; l'impôt à qui l'impôt; l'honneur, à qui l'honneur; la crainte à qui la crainte; ne devez rien à personne, sinon de vous aimer réciproquement (1) ". L’affection est la seule dette qu'on ait toujours à acquitter, et dont nul n'est exempt. Or, ce que je vous dois , mes frères, je vous le paierai avec la grâce du Seigneur; mais, je vous l'avoue , ce sera seulement lorsque vous vous montrerez ardents pour l'exiger.

1. Rom. XIII, 7, 8.

 

 

 

SERMON CCLX. POUR LE DIMANCHE DE L'OCTAVE DE PAQUES. XXXI. AVERTISSEMENTS AUX NOUVEAUX BAPTISÉS.

ANALYSE. — Saint Augustin leur rappelle : premièrement, qu'ayant reçu par le baptême la circoncision du coeur, ils ne doivent pas s'abandonner à tous leurs penchants; en conséquence et secondement, qu'ils ne doivent pas imiter les mauvais chrétiens qu'ils vont rencontrer dans le monde, mais se montrer chastes, chacun dans sa condition, probes, sérieux et charitables envers le prochain.

Nous avons beaucoup à faire, et pour ne pas retarder ces enfants qui viennent d'être régénérés dans les eaux du baptême et qui vont se mêler au peuple, je leur donnerai en peu de mots des avertissements importants.

Vous qui venez d'être baptisés et qui terminez aujourd'hui la fête de vos deux octaves, écoutez et comprenez rapidement que la circoncision de la chair, qui n'était qu'une figure, est devenue la circoncision du coeur. Si, d'après l'ancienne loi, cette circoncision de la chair avait lieu le huitième jour (1), c'était en vue de Jésus Notre-Seigneur, lequel est ressuscité après le septième jour du grand repos, le

1. Gen. XVII, 12.

huitième jour, le dimanche. Si la circoncision devait se faire aussi avec des couteaux de pierre (1), c'est que le Christ était la pierre (2).

On vous appelle enfants, parce que vous venez d'être régénérés, parce que vous entrez dans une nouvelle vie, parce que vous venez de renaître pour la vie éternelle, si toutefois vous n'étouffez point, en vous conduisant mal, le germe de salut qui vient d'être déposé en vous.

Vous allez rentrer dans la foule, vous réunir au peuple fidèle; ah ! prenez garde d'imiter les mauvais fidèles, ou plutôt les faux fidèles, ceux qui . semblent fidèles à cause de la foi

1. Josué, V, 2. — 2. I Cor. X, 4.

339

qu'ils professent, et qui sont infidèles par la vie qu'ils mènent. Voyez, c'est devant Dieu et devant ses anges que je vous parle : gardez la chasteté, la chasteté conjugale ou la continence absolue. Que chacun soit fidèle à ses voeux.Vous qui êtes sans épouse, vous pouvez en prendre une, mais parmi celles dont les maris ne vivent pas. Les femmes sans époux peuvent prendre aussi un époux, mais pourvu que celui-ci n'ait pas d'épouse vivante. Vous qui êtes unis par le mariage, ne péchez pas en dehors du mariage. Rendez ce que vous exigez d'autrui. On vous doit la fidélité et vous la devez. Le mari la doit à son épouse, l'épouse la doit à son époux; et tous deux la doivent à Dieu.

Pour vous qui avez fait voeu de continence, soyez fidèles à ce voeu. Si vous n'aviez pas fait ce voeu, vous n'y seriez pas astreints; ce qui pouvait vous être permis ne l'est plus; non que les noces soient condamnables, mais parce qu'on se damne en regardant derrière soi.

Evitez toute fraude dans vos affaires; évitez les mensonges et les parjures; évitez la loquacité et la débauche. Ne faites ni aux hommes ni à Dieu ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse. Pourquoi vous surcharger? "Agissez ainsi, et le Dieu de paix sera avec vous (1) ".

1. Philip. IV, 9.

 

 

 

 

SERMON CCLXI. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. I. PRÊCHÉ A CARTHAGE, DANS LA BASILIQUE DE FAUSTE. ATTACHEMENT A JÉSUS-CHRIST.

ANALYSE. — Nous devons monter en esprit au ciel avec le Sauveur, premièrement parce qu'il est Dieu et secondement parce qu'il est homme. — 1° Il est Dieu; Dieu éternel, égal à son Père. Il faut donc pour le connaître nous purifier le coeur en renonçant aux passions désordonnées. — 2° Il est homme, la nature humaine ne fait en lui qu'une seule et même personne avec la nature divine ; ainsi nous ne pouvons l'aimer sans aimer à la fois notre Dieu et notre prochain. Témoignons-lui notre amour par nos oeuvres de miséricorde ; répondons de cette manière à la charité qu'il nous fait aujourd'hui.

1. La résurrection du Seigneur est notre espérance; son ascension, notre gloire. Nous célébrons aujourd'hui la solennité de l'Ascension; si donc nous célébrons cette fête du Seigneur avec droiture , avec fidélité , avec dévotion, avec sainteté et avec piété, montons avec lui et tenons en haut notre coeur. Or, en montant, gardons-nous de nous élever et de présumer de nos mérites comme s'ils nous étaient propres. Notre coeur doit être en haut, mais attaché au Seigneur, sans quoi il y serait livré à l'orgueil, au lieu qu'en demeurant sous l'aile de Dieu il est dans un sûr asile; car en le voyant monter nous disons au Seigneur : " Vous êtes pour nous un asile (1) ".

Il n'y a pour ressusciter que ce qui meurt; le Seigneur est donc ressuscité pour nous inspirer confiance, pour nous empêcher de désespérer à la mort et de nous croire alors au terme de toute notre vie. Nous étions inquiets sur le sort même de l'âme, et le Sauveur, en ressuscitant, nous a rassurés sur le sort de la chair elle-même. Ainsi il est monté. Qui est monté? Celui qui est descendu. Il est descendu pour te guérir; il est monté pour t'élever. Tu tombes si tu t'élèves toi-même; tu restes élevé si c'est lui qui t'élève : d'où il suit qu'élevé près du Seigneur, le coeur est dans un asile, et qu'élevé autrement, il est en proie à l'orgueil. Disons donc au Seigneur quand il ressuscite : " Vous êtes, Seigneur, mon espérance " ; et quand il monte au

1. Ps. LXXXIX, 1.

340

ciel : " Vous avez établi bien haut notre refuge (1) ". Et comment serions-nous orgueilleux en tenant notre coeur élevé jusqu'à lui, puisqu'il s'est fait humble en notre faveur pour nous empêcher de demeurer orgueilleux

2. Le Christ est Dieu , il le sera toujours ; jamais il ne cessera de l'être, parce que jamais il n'a commencé. Si sa grâce peut donner un être éternel à ce qui a commencé, comment ne serait-il pas éternel; lui qui n'a commencé jamais? Qu'est-ce donc qui commence sans devoir finir ? Notre immortalité; elle aura un commencement, elle n'aura point de fin. Nous ne la possédons pas encore; mais une fois que nous la tiendrons, nous ne la perdrons pas. Donc, à plus, forte raison, le Christ sera toujours Dieu. Mais quel Dieu? quel Dieu? Dieu égal à son Père. Ne cherche pas à savoir quel Dieu quand il s'agit de l'Eternel; occupe-toi plutôt de sa félicité. Quel Dieu est le Christ? Comprends-le, si tu en es capable. Je vais te le dire néanmoins, je ne tromperai pas ton attente.

Tu demandes quel Dieu est le Christ ? Ecoute-moi, ou plutôt écoute avec moi; écoutons l'un et l'autre; apprenons tous deux. Si je parle et si vous écoutez, en concluez-vous que je n'écoute pas avec vous? En m'entendant dire que le Christ est Dieu, tu veux donc savoir quel Dieu il est? Apprends-le avec moi , je ne te dis pas de m'écouter, mais d'écouter avec moi. A cette école, nous sommes tous condisciples ; le ciel est la chaire de notre Maître. Apprends enfin quel Dieu est le Christ. " Au commencement était le Verbe ". Où était-il? " Et le Verbe était en Dieu ". Mais chaque jour n'entendons-nous pas des verbes? Ne t'arrête pas à des idées pareilles, à ces idées communes, car " le Verbe était Dieu (2) ". Je cherche à savoir quel il était. Je crois bien maintenant qu'il est Dieu ; mais quel Dieu est-il? C'est ce que je cherche: " Cherchez constamment sa face (3) ";. Qu on ne perde pas, qu'on gagne en le cherchant. On y gagne quand on le cherche avec pinté. Qu'est-ce que le chercher avec piété ? Qu'est-ce que le chercher par vanité ? La piété le cherche en croyant, la vanité en disputant. Si tu voulais contester avec moi et me dire : Quel est, quel est le Dieu que tu adores? Montre-moi le Dieu

1. Ps. XC, 9. — 2. Jean, I, 1. — 3. Ps. CIV, 4.

que tu sers, je te répondrais: Je pourrais le montrer, mais à qui ?

3. Je n'oserais me vanter moi-même d'avoir compris ce que tu cherches. Je voudrais seulement, dans la mesure de lues forces, marcher sur les traces de ce grand athlète du Christ, de cet apôtre Paul qui disait : " Je n'estime pas, mes frères, avoir atteint le but moi-même ". Moi-même? Qu'y a-t-il dans ce moi-même? Moi-même qui " ai travaillé plus qu'eux tous ". Je le sais, ô Apôtre ; tu parles ainsi pour exprimer la vérité, ce n'est point par orgueil. Veux-tu te convaincre, mon frère, de l'esprit qui l'anime? Après ces mots : " J'ai travaillé plus qu'eux tous", il semble supposer que nous lui demandons : Mais qui es-tu ? Et il répond: " Or ce n'est pas moi, mais la grâce de Dieu avec moi (1) ". Eh bien ! cet Apôtre en qui la grâce de Dieu affluait si abondamment, qu'appelé le dernier il a travaillé plus que tous ceux qui l'avaient été avant lui, n'hésite pas à dire : " Je n'estime pas, mes frères, avoir atteint le but moi-même ". Voilà ce qu'il y a dans ce moi-même, il n'atteint pas, il ne comprend pas ; car la faiblesse humaine ne saurait comprendre. Lorsqu'ensuite élevé jusqu'au troisième ciel il y entendit des paroles qu'un homme ne saurait répéter, il ne dit pas moi-même; que dit-il? " Je sais un homme qui, il y a quatorze ans (2) ". Je sais un homme; il était lui-même cet homme ; et en semblant parler ainsi d'un autre, il ne perd rien.

Donc aussi, garde-toi de contester, de disputer en me demandant quel Dieu j'adore. Mon Dieu n'est pas une idole, pour que je puisse te dire en étendant le doigt: Voilà le Dieu que je sers; il n'est non plus ni un astre, ni une étoile, ni le soleil, ni la lune, et je ne puis te le montrer du doigt ni te dire : Voilà le Dieu que j'adore. Il ne s'agit pas ici d'étendre le doigt, mais de tendre l'esprit. Considère cet Apôtre qui ne le comprend pas, mais qui pourtant le cherche, le poursuit, soupire après lui, le désire et le convoite; considère-le, vois ce qu'il tourne du côté de son Dieu; si c'est son doigt ou son âme. Que dit-il? " Je n'estime pas l'avoir atteint. Mais oubliant ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant, je tends à ce terme unique, à cette palme que m'offre la céleste vocation " de Dieu par le Christ (3) ". Je tends, je marche,

1. I Cor. XV, 10. — 2. II Cor. XII, 2-4. — 3. Philip. III, 13, 14.

341

je suis en route. Suis-le, si tu le peux; allons ensemble dans cette patrie où tu n'auras rien à me demander, ni moi à toi. Maintenant donc cherchons l'un et l'autre en croyant, afin de jouir plus tard l'un et l'autre en voyant.

4. Qui néanmoins t'a montré quel Dieu est le Christ? — Eh bien ! ce qu'il a daigné nous révéler par un de ses serviteurs; que par ce serviteur aussi il le révèle à mes confrères, à ses serviteurs comme moi. Il t'a été dit: " Au commencement était le Verbe ". Tu as demandé où il était, et on t'a répondu : " Le Verbe était en Dieu ". Pour t'empêcher de prendre ici le mot verbe dans le sens vulgaire que lui donne le langage humain, on a ajouté : " Le Verbe était Dieu ". Ce n'est pas assez pour toi, et tu demandes : Quel Dieu? " Tout a été fait par lui ". Aime-le ; tout ce que tu aimes vient de lui. N'aimons pas la créature en laissant de côté le Créateur; mais considérons la créature pour bénir le Créateur. Je ne saurais te montrer mon Dieu, mais je te montre, je te rappelle ce qu'il a fait : " Tout a été fait par lui ". Sans être nouveau, il a fait des choses nouvelles; éternel, des choses temporelles ; immuable, des choses muables. Regarde ces oeuvres, loues-en l'Auteur, et crois pour être purifié.

Tu voudrais le voir? C'est un bon, c'est un grand désir; je t'engage à l'avoir toujours. Tu voudrais le voir? " Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (1) ". Ainsi, songe d'abord à purifier ton coeur; prends à coeur cette affaire, applique-toi à cette oeuvre, insiste pour l’accomplir. Celui que tu veux voir est la pureté même, et pour le voir tu as 1'œil impur. Tu te représentes Dieu comme une lumière immense et infinie, mais de la nature de cette lumière sensible; tu la supposes étendue à ton gré, sans rencontrer de limites que celles qu'il te plaît de lui fixer. Ah ! ce sont dans ton coeur de vains, d'impurs fantômes; bannis-les et les rejette. S'il te tombait de la poussière dans les yeux et que tu me demandasses à voir la lumière, ne faudrait-il pas auparavant te purifier la vue ? Il n'y a pas moins d'impureté dans ton cœur ; et l'avarice n'y est-elle pas quelque chose de bien impur? A quoi bon amasser ce que tu n'emporteras pas? Ignores-tu qu'amasser ainsi, c'est traîner

1. Matt. V, 8.

de la boue dans ton coeur ? Comment alors voir Celui que tu cherches ?

5. Tu me dis : Montre-moi ton Dieu. Je te dis à mon tour : Regarde un peu dans ton coeur. Montre-moi ton Dieu, reprends-tu. Regarde un peu dans ton coeur, répliqué je, et fais-en disparaître tout ce que tu y vois pour déplaire à Dieu. Ce Dieu voudrait venir en toi; écoute le Seigneur lui-même, écoute le Christ : " Moi et mon Père, dit-il, nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure (1) ". Voilà ce que Dieu te promet. Si je te promettais d'aller dans ta maison, tu l'approprierais; et lorsque Dieu veut venir dans ton coeur, tu es si indolent pour le lui purifier?

Il n'aime pas à habiter avec l'avarice, avec cette femme impure et insatiable dont tu suivais les ordres tout en cherchant à voir Dieu. Qu'as-tu fait de ce que Dieu t'a commandé? Que n'as-tu pas fait de ce que t'a commandé l'avarice? Qu'as-tu fait de ce que Dieu t'a commandé? Je vais te montrer ce qu'il y a dans ton coeur, dans ce coeur qui voudrait contempler Dieu. Je l'avais déjà insinué en disant: Je pourrais le montrer, mais à qui? Qu'as-tu fait,dis-je, de ce que Dieu t'a ordonné? Qu'as-tu différé de ce que t'a prescrit l'avarice ? Dieu t'a commandé de donner des vêtements à qui n'en a pas; tu as frémis : l'avarice t'a ordonné de les enlever à qui en avait; tu t'y es porté avec une sorte de frénésie. Te dirai-je qu'en obéissant à Dieu tu aurais obtenu ceci et cela ? C'est Dieu même que tu posséderais; oui, c'est Dieu que tu aurais si tu avais suivi ses ordres. Maintenant que tu as exécuté les ordres de l'avarice, qu'as-tu ? Je sais que tu vas me répondre : J'ai tout ce que j'ai enlevé. Tu possèdes ainsi pour avoir dérobé. Mais que peux-tu posséder chez toi quand tu t'es perdu toi-même? — Pourtant je possède. — Où? où? je t'en prie. Dans une chambre, sans douté, dans une bourse ou dans un coffre ; je n'en veux pas dire davantage. Où que ce soit enfin, tu ne l'as pas maintenant sur toi. Tu crois l'avoir dans ton coffre ; peut-être n'y est-il plus, et tu l'ignores; peut-être qu'en rentrant chez toi tu n'y trouveras plus ce que tu y as laissé. C'est ton coeur que j'ai en vue; qu'y possèdes-tu? Dis-le-moi. Quoi ! tu as rempli ton coffre-fort, et tu as mis ta conscience en lambeaux. Voici un homme rempli de biens; apprends à t’enrichir

1. Jean, XIV, 23.

342

comme lui : " Le Seigneur a donné, dit-il, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : que le nom du a Seigneur soit béni (1) ". S'il avait tout perdu, où puisait-il ces perles précieuses qu'il offrait à son Dieu ?

6. Ainsi donc, purifie ton coeur autant que tu en es capable ; travaille, applique-toi à cette oeuvre. Afin d'obtenir que Dieu même le purifie pour y demeurer, prie, conjure, humilie-toi. " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu; il était en Dieu dès le commencement. Tout a été fait par lui, et sans lui rien ne l'a été. Ce qui a été fait était vie en lui; et la vie était la lumière des hommes; et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise ". Tu ne comprends pas cela. Voici pourquoi tu ne le comprends pas; c'est que " la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise ". Que sont ces ténèbres, sinon les mauvaises actions? Que sont ces ténèbres, sinon les passions désordonnées, l'orgueil, l'avarice, l'ambition, l'envie? Ténèbres que tout cela; c'est pourquoi tu ne comprends pas. Quand la lumière luit dans les ténèbres, qui peut la voir?

7. Examine donc si tu ne pourrais pas saisir de quelque manière ces paroles: " Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous (2) ". C'est par l'humanité du Christ que tu -t'approcheras de sa divinité. Dieu est si élevé au-dessus de toi ; mais Dieu s'est fait homme; ainsi l'homme a rapproché ce qui était placé à une si grande distance. C'est dans la divinité que tu dois demeurer; et par l'humanité que tu dois y aller. Le Christ est ainsi et le terme et la route. Voilà pourquoi " le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous ". Il s'est uni à ce qu'il n'était pas, sans perdre ce qu'il était. En, lui l'humanité était visible, la divinité cachée. L'humanité a été mise à mort, et la majesté divine outragée; mais l'humanité est ressuscitée et la divinité s'est révélée. Songe à tout ce que le Christ à fait comme Dieu, à tout ce qu'il a souffert en tant qu'homme. S'il a été mis à mort, ce n'est pas comme Dieu, et pourtant c'est le Christ lui-même. La divinité et L'humanité ne font pas en lui deux personnes; autrement nous n'aurions plus la Trinité, nous

1. Job, I, 21. — 2. Jean, I, 1-14.

ferions une quaternité. L'homme est homme, et Dieu est Dieu ; mais le Christ est à la fois Dieu et homme; l'humanité et la. divinité ne forment en lui qu'une personne. N'es-tu pas un corps et une âme ? C'est ainsi que le Christ est homme et Dieu en même temps; ou bien encore il est tout à la fois corps, âme, et Dieu.

Lui-même d'ailleurs parle tantôt comme étant Dieu, tantôt comme ayant une âme, tan. tôt comme ayant un corps; et toujours comme étant une même personne. Comme Dieu, que dit-il? "De même que mon Père possède la vie en lui-même, ainsi a-t-il donné à son Fils d'avoir en lui-même la vie. Tout ce que fait le Père, le Fils le fait semblablement (1). — Moi et ton Père nous sommes un (2)". Que dit-il comme ayant une âme ? " Mon âme est triste jusqu'à la mort (3) ". Que dit-il comme ayant un corps ? " Renversez ce temple, et je le relèverai en trois jours (4). Touchez et voyez, car un esprit n'a ni chair ni os, comme vous m'en voyez (5)" . Il y a là des trésors de sagesse et de science.

8. La loi tout entière se résume sûrement dans ces deux préceptes : " Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit ; de plus, tu aimeras ton prochain comme toi-même. A ces deux commandements se rapportent toute la loi et les prophètes (6) ". Eh bien ! dans le Christ tu trouves tout cela. Veux-tu aimer, ton Dieu? Tu le peux dans le Christ: " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ". Veux-tu aimer ton prochain? Avec le Christ tu le peux encore: " Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous ".

9. Ah ! qu'il nous purifie par sa grâce; qu'il nous purifie par ses secours et ses consolations. Par lui et en lui je vous conjure, mes frères, de multiplier les bonnes oeuvres, la miséricorde, les actes de libéralité, de bonté. Pardonnez promptement à qui vous offense. Que nul ne garde de colère contre autrui, pour ne pas s'interdire la prière devant Dieu. Nous avons besoin de tous ces avertissements, parce que nous sommes dans le mondé, parce que tout en avançant dans la vertu et en vivant dans la justice, nous ne sommes point ici sans péché. Par péchés nous n'entendons pas seulement les désordres qu'on appelle des crimes,

1. Jean, V, 26, 19. — 2. Ib. X, 30. — 3. Matt. XXVI, 38. — 4. Jean, II, 19. — 5. Luc, XXIV, 39. — 6. Matt. XXII, 37-40.

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tels que les adultères, les actes de fornication, les sacrilèges, le vol, le larcin, les faux témoignages; il est d'autres péchés que ceux-là. Ainsi il y a péché à regarder ce que tu ne devais pas voir; péché à écouter avec plaisir ce que tu ne devais pas entendre ; péché à arrêter ta pensée sur ce qui ne devait pas l'occuper.

10. Aussi Notre-Seigneur nous a-t-il donné, après le bain régénérateur, d'autres remèdes à prendre chaque jour. L'oraison dominicale est destinée à nous purifier chaque jour. Disons donc, mais disons avec sincérité, car c'est aussi un acte de charité : " Remettez-nous ce que nous vous devons, comme nous remettons, nous aussi, à ceux qui nous doivent (1).

Faites des aumônes, et pour, vous tout est pur (2) ". Rappelez-vous, mes frères, ce que le Seigneur dira à ceux qui seront à sa droite. Il ne les louera pas d'avoir fait telles et telles actions d'éclat: " J'ai eu faim, dira-t-il, et vous m'ayez donné à manger ". A ceux de la gauche il ne dira pas non plus: Vous avez fait tels et tels maux; mais ; " J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger (3) ". Ainsi donc les uns pour leurs aumônes obtiendront la vie éternelle; et les autres, les éternelles flammes pour n'avoir pas fait l'aumône. Choisissez aujourd'hui ou la droite ou la gauche.

1. Matt. VI, 12. — 2. Luc, XI, 41. — 3. Matt. XXV, 35, 42.

Quel espoir de salut peut nourrir celui qui tombe si fréquemment malade sans vouloir user de remède ?

Mais ce sont des maladies légères? — Elles n'en accablent pas moins par leur ruasse. — Je n'ai que des péchés légers. — Ne sont-ils pas en grand nombre? Combien de choses légères écrasent et font périr ? Qu'y a-t-il de plus léger que les gouttes de pluie ? Elles remplissent le lit des fleuves. Qu'y a-t-il de plus petit que les grains de blé ? Ils surchargent les greniers. Tu considères bien que tes péchés sont légers; tu ne remarques pas combien ils sont nombreux. Tu sais peser chacun d'eux; pourrais-tu les compter ? Dieu cependant nous a donné un remède de chaque jour.

11. Quelle miséricorde nous fait " Celui qui est monté au ciel et qui a rendu captive la captivité même (4) " Comment a-t-il rendu la captivité captive? En tuant la mort. La captivité est devenue captive ; la mort est morte. Mais n'a-t-il fait pour nous que monter au ciel et que rendre captive la captivité même? Nous a-t-il ensuite laissés à nous-mêmes?

Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation du siècle (1) ". Considère donc " les dons qu'il a faits aux hommes (2) ". Répands tes largesses et reçois le bonheur.

1. Matt. XXVIII, 28. — 2. Ps. LXVII, 19.

 

 

 

SERMON CCLXII. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. II. JÉSUS-CHRIST ET SA GLOIRE (1).

ANALYSE. — C'est bien aujourd'hui, la tradition en fait foi, que le Sauveur est monté au ciel. D'ailleurs ces paroles d'un psaume : " Elevez-vous, ô Dieu, au-dessus des cieux ", ne sauraient s'appliquer qu'à lui, puisque il est la seule personne divine qui soit descendue et qui conséquemment puisse s'élever. Donc aussi les mots suivants : " Et que votre gloire couvre toute la terre ", ne peuvent s'entendre que de son Eglise. Vraie Eglise de Jésus-Christ, elle est catholique par conséquent, ce qui suffit pour faire condamner les sociétés rivales qui ne le sont pas.

1. Fils unique du Père et coéternel à Celui qui l'engendre, invisible comme lui, comme lui immuable, tout-puissant comme lui et comme lui Dieu, vous le savez, on vous l'a appris, et vous le croyez fermement, le Seigneur Jésus s'est fait homme pour l'amour de nous; il a pris la nature humaine sans quitter sa divine nature, cachant sa puissance et montrant

1. Ps. LVI, 12.

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sa faiblesse. Vous le savez encore, s'il est né, c'était pour nous faire renaître, s'il est mort, c'était pour nous empêcher de mourir éternellement. Aussitôt après, c'est-à-dire le troisième jour, il est ressuscité; promettant de ressusciter nos corps à la fin des siècles. Il s'est montré à ses disciples, pour qu'ils le vissent de leurs yeux et le touchassent de leurs mains; il voulait ainsi les convaincre de ce qu'il s'était fait dans le temps sans rien perdre, de ce qu'il est dans l'éternité. Il vécut alors quarante jours avec eux, comme on vous l'a enseigné, allant et venant, mangeant et buvant, non plus par besoin, mais uniquement par puissance, et les convainquant de la réalité de sa chair qu'ils avaient vue faible sur la croix et qu'ils voyaient immortelle, depuis qu'elle était sortie du sépulcre.

2. C'est donc aujourd'hui que nous célébrons la solennité de son Ascension. Aujourd'hui encore il y a pour cette Eglise une solennité particulière, l'anniversaire de l'inhumation de saint Léonce, qui en est le fondateur. Mais que cette étoile veuille bien se laisser obscurcir par le soleil; parlons plutôt du Seigneur, comme nous avons commencé; un bon serviteur n'est-il pas heureux d'entendre louer son Maître?

3. Aujourd'hui donc, c'est-à-dire le quarantième jour qui suit la résurrection, le Seigneur est monté au ciel. Nous ne l'avons pas vu, croyons-le. Ceux qui l'ont vu l'ont publié, ils ont répandu ce fait dans tout l'univers. Vous connaissez ces témoins qui nous ont instruits, c'est d'eux qu'il avait été prédit . " Il n'est ni langue ni idiôme où on n'entende leur voix. Son éclat a retenti par toute la terre et leurs paroles se sont répandues jusqu'aux extrémités du monde (1) ". C'est ainsi qu'elles sont arrivées jusqu'à nous et nous ont fait sortir de notre sommeil. Aussi ce jour est-il une fête dans l'univers entier.

4. Rappelez-vous le psaume chanté. A qui y est-il dit : ". Elevez-vous, ô Dieu , au-dessus des cieux?" A qui s'adressent ces mots? Est-ce à Dieu le Père qu'il serait dit : " Elevez-vous ", puisque jamais il n'a été dans l'abaissement? Ah ! c'est à vous de vous élever, vous qui avez été enfermé dans le sein de votre Mère, vous qui avez été formé dans les entrailles de Celle que vous avez formée; vous

1. Ps. XVIII, 4, 5.

qui avez été couché dans une crèche; vous qui avez, comme les petits enfants, puisé un lait véritable dans le sein maternel; vous qui portez le monde et vous laissiez porter par votre Mère; vous dont le vieillard Siméon reconnut les abaissements et loua les grandeurs; vous que la veuve Anne vit boire à la mamelle tout en vous proclamant le ToutPuissant; vous qui pour nous avez eu faim et soif et qui vous êtes fatigué pour nous, (pourtant est-il permis au Pain de souffrir de la faim, à la Fontaine d'endurer la soif et à la Voie de se fatiguer?) vous qui avez supporté tout cela pour l'amour de nous ;vous qui avez dormi sans toutefois sommeiller jamais, en veillant sur Israël; vous enfin que Judas a vendu et que les Juifs ont acheté, mais sans vous posséder; vous qui avez été saisi, garrotté, flagellé, couronné d'épines, suspendu au gibet, percé d'un coup de lance, mort et enseveli, " ô Dieu, élevez-vous au-dessus des cieux ".

Oui, élevez-vous, élevez-vous au-dessus des cieux, puisque vous êtes Dieu. Siégez dans le ciel, vous qui avez été attaché à la croix. Nous vous attendons pour nous juger, vous qu'on a attendu quand vous avez été jugé. Mais qui croirait cela, sans l'action de Celui qui tire l'indigent de la poussière et qui élève le pauvre au-dessus de la boue? Aussi est-ce lui qui élève aujourd'hui son corps jadis si pauvre et qui le place au milieu des princes de son peuple (1), avec lesquels il doit venir juger les vivants et les morts. Avec eux donc il place ce corps jadis indigent et il leur dit: " Vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël (2)".

5. " Elevez-vous , ô Dieu , au-dessus des cieux ". C'est un fait accompli. Nous ajoutons : Nous n'avons pas vu et nous croyons cependant l'événement prédit autrefois par ces paroles : " Elevez-vous, ô Dieu, au-dessus des cieux "; mais n'avons-nous pas sous les yeux ce qui suit : " Et que votre gloire couvre toute la terre (3) ? " Qu'on ne croie pas le premier événement , si l'on n'est pas témoin du second. Que signifie cette " gloire qui couvre toute la terre ", sinon que sur toute la terre s'étend votre Eglise , que sur toute la terre s'est répandue votre épouse avec sa majesté, votre bien-aimée , votre colombe, votre compagne ? Elle est: votre gloire. " L'homme, dit

1. Ps. CXII, 7, 8. — 2. Matt. XIX, 28. — 3. Ps. LVI, 12.

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l'Apôtre, ne doit point se voiler la tête, puisqu'il est l'image et la gloire de Dieu ; tandis que la femme est la gloire de l'homme (1)". Si la femme est la gloire de l'homme, l'Eglise assurément est la gloire du Christ.

Cette Eglise est la sainte Eglise catholique ; test elle qui est répandue par tout l'univers ; elle est la moisson qui grandit au milieu de l’ivraie. Ah ! regardez-la du haut du ciel, vous qui, pour l'amour d'elle, avez été raillé sur le gibet. Les Juifs alors se moquaient de vous, et vous priiez pour eux. Si en vous persécutant ils ont mérité cette faveur , que n'ont pas mérité ceux qui croient en vous ? Aussi avez-vous daigné leur faire cette promesse : " Et vous recevrez la vertu du Saint-Esprit survenant en vous, et vous me servirez de témoins ". Où? " A Jérusalem ", où j'ai été mis à mort. A Jérusalem ? C'est trop peu; Tous n'avez pas donné une rançon si précieuse pour cette seule cité. Ajoutez donc à

1. Cor. XI, 7.

Jérusalem, cette ville est trop étroite pour contenir votre gloire. " A Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre ". Nous voilà aux limites de la terre, pourquoi ne pas finir tes disputes?

Qu'on ne me dise plus: L'Eglise est ici. Tais-toi, parole humaine; écoute la divine parole " A Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre ". C'est à ces traits que le Seigneur nous signale son Eglise, à nous qui sommes les derniers de ses serviteurs. C'est pourtant une mère qu'il recommande à ses enfants. Il prévoyait de futures querelles parmi ces fils ingrats; il voyait d'avance les hommes qui se partageraient le bien d'autrui. Pourquoi ne pas s'abstenir de partager ce qu'ils n'ont pas acheté ?

L'Eglise du Christ est donc, je le répète, mes très-chers frères, cette sainte Eglise catholique qui est répandue partout, cette Eglise qui conserve sa virginité et qui chaque jour donne la vie à des enfants.

 

 

 

 

SERMON CCLXIII. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. III. L'ASCENSION, NOTRE ESPÉRANCE.

ANALYSE. — Il est certain que par sa mort et par sa résurrection le Sauveur nous a délivrés en faisant perdre au démon les droits qu'il avait acquis sur nous. Mais s'il monte au ciel avec son corps de chair qui n'en est pas descendu, c'est pour nous faire entendre que nous y monterons à sa suite, puisque nous sommes ses membres; c'est pour nous exciter à prendre courage. En vue donc du bonheur, figuré par les quarante jours qu'il a passés sur la terre après sa résurrection, supportons généreusement les fatigues et les travaux que rappellent les quarante jours de jeûne qui ont précédé sa passion.

1. C'est en ressuscitant et en montant au ciel que Notre-Seigneur Jésus-Christ a fait briller sa gloire dans tout son éclat. Nous avons célébré sa résurrection le dimanche même de Pâques; nous célébrons son ascension aujourd'hui.

Ces deux jours sont pour nous des jours de tête; car si le Sauveur est ressuscité, c'était pour nous apprendre à ressusciter comme lui; et s'il est monté, c'était pour nous protéger du haut du. ciel. Jésus-Christ est donc également notre Seigneur.et notre Sauveur, soit quand il est attaché à la croix, soit quand il règne au ciel comme aujourd'hui. Sur la croix, il versait notre rançon; au ciel, il rassemble ce qu'il a acheté; et lorsqu'il aura réuni tous ceux qu'il doit attirer à lui dans le cours des siècles, il viendra à la fin des temps, et, comme il est écrit, " il viendra en Dieu, avec éclat (1) ". Il ne viendra pas en se cachant, comme la

1. Ps. XLIX, 3.

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première fois, mais " avec éclat ", comme dit le prophète.

Il devait, pour être jugé, se voiler d'abord; mais pour juger, il viendra avec gloire. Qui aurait osé le juger s'il était venu la première fois dans toute sa majesté ? Aussi l'apôtre Paul dit-il : " S'ils l'avaient connu, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (1) ". Mais s'il n'avait été mis à mort, la mort ne serait pas morte. C'est donc en triomphant que le diable a été vaincu. Il tressaillait, lorsqu'il réussit par ses séductions à faire condamner à mort le premier homme. Il lui donna la mort en le séduisant; mais en mettant à mort le second Adam, il délivra le premier , de ses chaînes. Voilà pourquoi cette victoire de Jésus-Christ Notre-Seigneur, ressuscitant et montant au ciel; c'est ainsi que s'est accompli l'oracle que vous venez d'entendre lire dans l'Apocalypse : " Le Lion de la tribu de Juda a vaincu (1) ". Il porte le nom de Lion, et il a été immolé comme un agneau ; Lion à cause de sa force, Agneau à cause de son innocence; Lion, parce qu'il est invincible, Agneau; parce qu'il en a la douceur. Or cet Agneau, quand on l'a mis à mort, a vaincu par sa mort même le lion qui rôde cherchant quelqu'un à dévorer. Car le diable aussi a été appelé lion, non pas à cause de sa force, mais pour sa férocité. Voici comment s'exprime saint Pierre : " Il faut vous tenir en éveil contre les tentations , car le démon, votre ennemi , rôde en cherchant quelqu'un à dévorer ". Et comment rôde-t-il? " Il rôde comme un. lion rugissant, cherchant quelqu'un à dévorer (3) ". Eh ! qui ne tomberait sous les dents de ce lion, si un autre lion, le Lion de la tribu de Juda, ne l'avait vaincu? Voilà donc le Lion contre le lion, l'Agneau contre le loup. A la mort du Christ, le diable tressaillit de joie, et c'est cette mort qui l'a vaincu. Elle a été pour lui comme une amorce, il était heureux de cette mort, en sa qualité de roi de la mort; mais cette mort qui le remplissait de joie a été pour lui un piège; il s'est laissé prendre à la croix du Seigneur; la mort du Sauveur a été pour lui l'hameçon fatal. Voilà en effet que ressuscite Jésus-Christ Notre-Seigneur. Où est la mort qu'on a vue suspendue à la croix? Où sont les dérisions des Juifs? Que sont devenus l'arrogance et l'orgueil qui

1. I Cor. II, 8. — 2. Apoc. V, 5. — 3. I Pier. V, 8.

secouaient la tête devant la croix et qui disaient : " S'il est le Fils de Dieu, qu'il descende de la croix (1) ? " N'a-t-il pas fait plus que ne demandaient ces railleries sacrilèges? N'a-t-il pas fait plus en sortant du tombeau qu'il n'eût fais en descendant de la croix?

2. Et maintenant, quelle gloire pour lui de monter au ciel et de siéger à la droite de son Père ! Si nous ne le voyons pas de nos yeux, nous ne l'avons pas vu non plus suspendu à la croix. C'est la foi qui nous rend certains de tout cela, c'est avec les yeux du coeur que nous le contemplons.

En effet, mes frères, vous l'avez appris, Notre-Seigneur Jésus-Christ est monté au ciel en ce jour : que notre coeur y monte avec lui, Ecoutons l'Apôtre : " Si vous êtes ressuscités avec le Christ, dit-il, cherchez les choses d'en haut, où le Christ est assis à la droite de Dieu; goûtez les choses d'en haut et non les choses de la, terre (2) ". De même qu'il est monté au ciel sans nous quitter, ainsi l'y accompagnons-nous avant même que se réalisent les promesses faites à notre corps. Il est, lui, élevé au-dessus des cieux; et s'il a dit: " Nul ne monte au ciel que Celui qui en est descendu, le Fils de l'homme qui est au ciel (3) "; ce n'est pas pour nous une raison de n'espérer point habiter, avec les anges, leur magnifique et céleste demeure. Ces paroles sont destinées à rappeler l'unité qui fait de lui notre Chef et de nous son corps. S'il monte au ciel, ce n'est pas pour se séparer de nous; car il en est descendu et il n'a garde de nous l'envier. Au contraire, il semble nous crier: Soyez mes membres, si vous voulez monter ici. Pour y arriver, déployons donc toute notre vigueur, aspirons-y de tous nos voeux. Songeons sur la terre qu'on compte sur nous dans le ciel. C'est alors que nous dépouillerons cette chair mortelle, dépouillons le vieil homme dès aujourd'hui. Le corps s'élèvera facilement au plus haut des cieux, pourvu que l'esprit ne soit pas accablé sous le fardeau de ses iniquités.

3. Je sais bien que, frappés des objections faites par les hérétiques, plusieurs se demandent comment le Seigneur, descendu du ciel sans corps, y est remonté avec son corps, ce qui semble contraire à ces paroles sorties de sa propre bouche: " Nul ne monte au ciel que

1. Matt. XXVII, 40. — 2. Coloss. III, 1, 2. — 3. Jean, III, 13.

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" Celui qui en est descendu". Or, prétendent-ils, son corps n'est point descendu du ciel, comment donc a-t-il pu y monter (1) ? Mais Jésus n'a point dit : Rien ne monte au ciel que ce qui en est descendu; il a dit.: "Nul ne monte au ciel que Celui qui en est descendu" ; ce qui a rapport à la personne même et non à son vêtement. Le Seigneur est descendu du ciel sans le vêtement de son corps, il y est remonté avec ce vêtement. N'est-ce pas toujours la même personne qui est descendue et qui est remontée? Si, en nous unissant à lui comme ses membres, il n'a pas cessé pour ce motif d'être le même; à combien plus forte raison le corps qu'il a pris dans le sein de la Vierge ne saurait-il avoir en lui une personnalité différente. Quand un homme gravit une montagne, un mur ou tout autre lieu élevé, ne dit-on pas que celui qui y monte ainsi est le même que celui qui en est descendu, lors même qu'il serait descendu sans vêtements et qu'il remonterait couvert de ses habits; lorsqu'il serait descendu sans armes et qu'il remonterait tout armé? Or, de même qu’on peut dire de lui alors : Nul ne monte que celui qui est descendu, quoiqu'il remonte avec ce qu'il n'avait pas en, descendant; ainsi nul ne monte au ciel que le Christ, parce que nul autre que lui n'en est descendu, quoiqu'il ensuit descendu sans son corps et qu'il y remonte avec son corps, quoique nous devions y monter nous-mêmes; non pas en vertu de notre propre force, mais en vertu de l'unité contractée entre lui et nous. N'est-on pas deux, dans l’unité d'une seule chair? grand sacrement considéré dans le Christ et dans l'Eglise (2). Aussi le Christ dit-il lui-même : " Ainsi donc ils ne sont plus deux, mais une seule chair (3) ".

4. Pourquoi a-t-il jeûné au moment de la tentation, avant sa mort, et quand il avait besoin encore de nourriture; tandis qu'il a mangé et qu'il a bu après sa résurrection, aux jours de sa gloire, et quand il n'avait plus besoin d'aliments? C'est qu'il voulait en jeûnant nous montrer ce que nous devons souffrir, et en ne jeûnant pas nous donner une idée des

1. Voir Comb. chrét. chap. XXV. — 2. Eph. V, 31, 32. — 3. Matt. XI, 6.

délices qu'il goûte. Ces deux périodes de sa vie ont duré l'une et l'autre quarante jours. Ce fut en effet pendant quarante jours qu'il jeûna, lorsqu'avant sa mort il fut tenté dans le désert, ainsi qu'il est écrit dans l'Evangile (1); et pendant quarante jours aussi il vécut avec ses disciples après sa résurrection , allant et venant, mangeant et buvant, comme s'exprime saint Pierre dans les Actes des Apôtres (2). Ce nombre de quarante jours semble désigner ce qu'ont à parcourir de ce siècle ceux qui sont appelés à la grâce par Celui qui n'est pas venu abolir, mais compléter la loi. Cette loi contient effectivement dix préceptes. De plus la grâce de Jésus-Christ est répandue dans tout l'univers, et l'univers est divisé en quatre parties. Or dix multiplié par quatre donne quarante. Aussi " ceux que le Seigneur a rachetés ont-ils été rassemblés par lui de tous les pays, de l'Orient et de l'Occident, du Nord et du Midi (3) ". Ainsi donc lorsqu'avant sa mort il jeûna l'espace de quarante jours, il semblait crier : Abstenez-vous des désirs de ce siècle; et lorsque durant quarante jours encore il mangeait et buvait après sa résurrection, il semblait dire hautement : " Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation du monde (4)". Le jeûne s'unit en effet aux fatigues de la lutte, attendu que celui qui combat sur l'arène s'abstient de tout (5) ; et la nourriture se prend avec l'espoir de parvenir à cette paix qui ne sera parfaite qu'au moment où se sera revêtu d'immortalité ce corps dont nous attendons la rédemption. Nous ne nous glorifions pas encore de l'avoir obtenue, mais nous vivons dans cette espérance. Pour montrer en nous ce double mouvement, l'Apôtre a dit : " Que l'espoir vous porte à la joie, que l'affliction vous trouve patients (6) " ; joie désignée par la nourriture, affliction rappelée par le jeûne. Sitôt en, effet que nous sommes entrés dans la voie du Seigneur, jeûnons aux vanités du siècle présent; et nourrissons-nous des promesses du siècle à venir, n'attachant point ici notre coeur et puisant là haut ce qui doit l'alimenter.

1. Matt. IV, 1, 2. — 2. Act. I, 3, 4, 21. — 3. Ps. CVI, 2, 3. — 4. Matt. XXVIII, 20. — 5. I Cor. IX, 25. — 6. Rom. XII, 12.

 

 

 

SERMON CCLXIV. POUR LE JOUR DE L'ASCENSION. IV. POURQUOI L'ASCENSION.

ANALYSE. — Jésus-Christ en montant an ciel semble s'être proposé deux motifs. I. Ses Apôtres avaient pour lui une affection un peu trop humaine; ils voyaient plutôt en lui l'humanité que la divinité. Afin d'élever plus haut leur esprit et leur en, Jésus voulut disparaître du milieu d’eux et les habituer à considérer en lui le Seigneur plutôt que le frère. Car il est véritablement égal à Dieu; tant de passages de l'Ecriture le prouvent d'une manière péremptoire. II. Pour les confirmer dans la foi de sa résurrection il n'était pas nécessaire qu'il vécût avec eux quarante jours précisément. S'il n'est monté au ciel qu'après ce laps de temps, c'est que ces quarante jours. désignent toute la vie et que durant notre vie tout entière nous devons être fidèle à la foi de l'incarnation pour monter au ciel avec Jésus-Christ, pour y avoir comme lui, à la fin des siècles, notre corps glorifié. Gardons-nous donc de croire que Jésus-Christ soit réellement inférieur à son Père ; croyons pour être sauvés le mystère de la Trinité sainte.

1. Les divines Ecritures renferment de nombreux mystères; il en est que nous-mêmes devons étudier encore; il en est aussi que le Seigneur a daigné découvrir à notre humilité; mais nous n'avons point assez de temps pour les exposer aux regards de votre sainteté. Je sais que durant ces jours de fête principalement l'église est remplie d'hommes qui voudraient sortir avant d'être entrés, qui nous trouvent fatigants si nous prêchons un peu plus de temps qu'à l'ordinaire; et qui pourtant, quand il s'agit de leurs festins, se hâtent d'arriver, ne se plaignent pas d'y rester jusqu'au soir, n'en refusent aucun et n'en sortent jamais avec la moindre confusion. Nous ne voulons pas toutefois priver ceux qui viennent ici tout affamés, et tout en nous expliquant brièvement, nous dirons pour quel motif mystérieux Notre-Seigneur Jésus-Christ est monté au ciel avec le corps qu'il a fait sortir avec lui du tombeau.

2. Parmi les disciples mêmes du Sauveur, le démon ne manquait pas d'en porter quelques-uns à l'infidélité; il y en eut même un qui pour croire le Seigneur ressuscité avec le corps qu'il lui avait vu, ajouta plutôt foi à ses cicatrices encore toutes fraîches qu'à ses membres vivants (1). Par compassion pour leur faiblesse et pour les affermir, Jésus daigna, après sa résurrection, vivre avec eux durant quarante jours entiers, depuis le jour de sa passion jusqu'au jour actuel, allant et venant,

1. Jean,XX, 25.

mangeant et buvant, comme le dit l'Ecriture (1); et leur prouvant que ce qu'ils voyaient da leurs yeux après la résurrection était bien ce qui avait expiré sur la croix. Cependant il ne voulut pas les laisser dans la chair ni les retenir plus longtemps par les liens d'une affection charnelle. Les mêmes sentiments qui avaient porté Pierre à redouter pour lui les souffrances, portaient les Apôtres à désirer qu'il demeurât toujours corporellement au milieu d'eux. Ils voyaient avec eux un Maître qui les encourageait, un Consolateur et un Protecteur humain, de même nature qu'eut. Quand ils ne le voyaient pas de cette manière sensible, ils le croyaient absent, quoique néanmoins il remplisse tout de sa majesté, Sans aucun doute il les couvrait de sa protection, comme la poule abrite ses poussins sous ses ailes, ainsi qu'il a daigné s'exprimer lui même (2); car il s'est rendu semblable à la poule qui partage les faiblesses de ses poussins. Rappelez vus souvenirs : combien ne voyons-nous pas d'oiseaux se reproduire? Nul autre que la poule cependant ne s'affaiblit avec ses poussins, et c'est pour ce motif que le Sauveur s'est comparé à elle, lui qui en s'incarnant a daigné prendre sur-lui nos infirmités. Il fallait toutefois élever un peu plus haut l'esprit des disciples, les habituer à se faire de lui des idées plus spirituelles, à le considérer comme le Verbe du Père, Dieu en Dieu, et le Créateur de toutes choses. Le corps qu'ils voyaient

1. Act. I, 3, 4, 21. — 2. Matt. XXIII, 37.

était pour eux un voile. Sans doute ils avaient besoin d'être affermis dans la foi en vivant avec lui durant quarante jours; mais pour eux il était préférable encore qu'il se dérobât à leurs yeux, que du haut du ciel il leur vînt en aide comme leur Seigneur, après avoir vécu avec eux sur la terre comme leur frère, et qu'il les accoutumât à le voir comme étant Dieu même. C'est d'ailleurs ce que fait entendre l'Evangéliste saint Jean à quiconque l'écoute avec attention et intelligence : " Que votre coeur ne se trouble pas, fait-il dire au Seigneur. Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père, parce que mon Père est plus grand que moi (1). — Mon. Père et moi, dit-il ailleurs , nous sommes un (2) ". Il s'attribue même, non pas en l'usurpant, mais parce qu'elle lui est naturelle, une telle égalité avec Dieu, qu'un disciple lui ayant dit " Seigneur, montrez-nous votre Père, et il nous suffit ", il répondit : " Philippe, il y a si longtemps que je suis avec vous, et vous ne connaissez pas mon Père? Qui me voit, voit aussi mon Père (3) ". Qui me voit? Mais ceux qui l'ont crucifié ne l'ont-ils pas vu de leurs propres yeux? Qui me voit ne signifie-t-il donc pas : Qui me connaît, qui me contemple de l'oeil du coeur ? S'il y a en nous une ouïe intérieure qu'éveillait le Seigneur quand il disait "Entende, qui a des oreilles pour entendre (4) ", car il n'y avait alors aucun sourd devant lui; il. y a aussi dans notre coeur un oeil secret qui a vu le Père quand il a vu le Sauveur, car le Sauveur est égal à son Père.

3. Ecoute l'Apôtre : il veut mettre en relief celte immense miséricorde qui l'a porté à se rendre infirme pour l'amour de nous et pour réunir ses petits sous ses ailes ; enseignant à tous ses disciples de compatir aux faiblesses des faibles, quand ils se sont élevés tant soit peu au-dessus des communes faiblesses, attendu que lui-même est descendu du haut du ciel pour se charger de nos infirmités. " Ayez en vous, dit donc l'Apôtre, les sentiments qu'avait en lui le Christ Jésus ". Daignez imiter le Fils de Dieu par votre compassion pour les petits. " Il avait la nature de Dieu " ; c'était dire qu'il était égal à Dieu, la nature n'étant pas au-dessous de celui qui la possède, autrement elle ne serait pas sa nature. Afin toutefois d'écarter toute espèce de doute, saint Paul

1. Jean, XV, 1, 28. — 2. Ib. X, 30. — 3. Ib. XIV, 8, 9. — 4. Matt. XI, 15.

continue et emploie le mot qui doit empêcher de s'ouvrir les bouches sacrilèges. " Il avait la nature de Dieu, dit-il, et il n'a pas cru usurper en se faisant égal à Dieu ". — " Il n'a pas cru usurper? " Que signifient ces mots, mes très-chers frères? Que par nature il est l'égal de Dieu. Qui donc a usurpé l'égalité divine? Le premier homme, celui à qui il fut dit: " Goûtez et vous serez comme des dieux (1) ". Il voulut par usurpation s'élever jusqu'à la divine égalité, et par un juste châtiment il perdit son immortalité. Celui donc pour qui cette égalité était naturelle " ne crut pas usurper en se faisant égal à Dieu " ; et dès qu'il ne l'usurpa point, dès qu'elle était en lui naturelle, il était avec son Père dans l'union la plus intime, il l'égalait au degré suprême.

Cependant qu'a-t-il fait ? " Il s'est anéanti lui-même, continue l'Apôtre, en prenant une nature d'esclave; et devenu semblable aux hommes, reconnu pour homme dans son extérieur, il s'est abaissé en se faisant obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix (2) ". Ce n'était pas assez de dire jusqu'à la mort, saint Paul indique encore le genre de mort. Pourquoi l'indiquer? Le voici. Beaucoup sont prêts à la mort; beaucoup disent : Je ne crains pas de mourir ; je voudrais seulement expirer dans mon lit, entouré de mes fils, de mes petits-fils et des larmes de mon épouse. Ce langage semble ne pas repousser la mort; mais s'ils choisissent un genre de mort spécial, c'est qu'ils éprouvent une peur qui les tourmente. Le Sauveur aussi a choisi sa mort, mais la plus horrible de toutes. Au lieu que les hommes cherchent la mort la plus douce, il a cherché, lui, la mort la plus cruelle, celle que tous les Juifs avaient en exécration. , Il n'a pas craint d'être conduit à la mort par de fausses dépositions et par sentence judiciaire, lui qui viendra juger les vivants et les morts: il n'a pas craint de mourir au milieu des ignominies de la croix, afin de délivrer tous les croyants de toute ignominie. Voilà pourquoi " il s'est fait obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix ". Par nature néanmoins il est l'égal de Dieu : fort de la puissance de la suprême majesté, il est devenu faible par compassion pour l'humanité ; fort pour tout créer, il est devenu faible pour tout,restaurer.

1. Gen. III, 5. — 2. Philip. II, 5-8

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4. Revenons à ce qui est dit dans saint Jean " Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père ; car mon, Père est plus grand que moi ". Où est donc l'égalité dont parle l'Apôtre , dont parle le Seigneur même, soit en disant : " Mon Père et moi nous sommes un " ; soit en disant encore et ailleurs : " Qui me voit, voit aussi mon Père? " Comment expliquer ces mots: "Car mon Père est plus grand que moi ? " — Autant que le Seigneur daigne me le montrer, mes frères, ces paroles sont tout à la fois un reproche et une consolation. Les disciples étaient comme fixés dans l'humanité du Sauveur, et ils ne pouvaient penser à sa divinité. Pour qu'ils vissent Dieu en lui; il fallait éloigner l'humanité d'eux et de leurs regards, afin que rompant la familiarité qu'ils avaient avec l'humanité visible, ils apprissent, au moins en son absence, à s'occuper de la divinité. Voilà pourquoi il leur dit: " Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père". — Pourquoi nous en réjouir? — Parce qu'en me voyant aller à lui, vous pourrez me considérer comme étant son égal (1). C'est pourquoi je vous rappelle qu' " il est plus grand que moi ". Oui, tant que vous me voyez dans mon corps, mon Père est sous ce rapport plus grand que moi. —Avez-vous compris ? N'oubliez pas que les Apôtres ne savaient guère penser qu'à l'humanité du Sauveur.

En considération de ceux de nos frères dont l'esprit est moins vif, je vais m'expliquer plus clairement. Que ceux qui ont compris supportent leur lenteur et imitent " ce Seigneur qui s'est humilié, quand il avait la nature de Dieu, et qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort ".

" Si vous m'aimiez " ; que veulent dire ces mots? " Si vous m'aimiez; vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père. — Si vous m'aimiez" , ne signifie-t-il donc pas: Vous ne m'aimez point? Mais alors qu'aimez-vous? La chair que vous voyez et que, pour ce motif, vous, ne voulez pas perdre de vue. Mais " si vous m'aimiez ", moi, moi-même qui suis le Verbe existant dès le principe, existant en Dieu et Dieu même (2), comme le dit encore saint Jean; " si donc vous m'aimiez " en tant que je suis le Créateur de toutes choses, "vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon

1. Voir De la Trinité, liv. I, ch. 7. — 2. Jean, I, 1.

Père ". Pourquoi ? " Parce que mon Père est plus grand que moi ". Tant que vous me voyez sur la terre, mon Père est à vos yeux plus grand que moi. Je veux donc me dérober à vos regards, soustraire à votre vue cette chair mortelle que j'ai prise pour partager votre mortalité, vous empêcher de voir ce vêtement dont je me suis couvert par humilité, mais en l'élevant au ciel pour vous montrer ce que vous devez espérer. Le Sauveur effectivement n'a point laissé ici la tunique dont il a voulu s'y revêtir. Eh ! s'il l'y avait laissée, qui espérerait la résurrection de la chair? Aujourd'hui même qu'elle est montée au ciel avec lui, il y a des hommes qui doutent encore de cette résurrection. Comment ! si Dieu est ressuscité; il ne ressusciterait pas l'homme? Qu'on, ne l'oublie pas, c'est par compassion que Dieu a pris un corps, tandis que le corps fait partie de la nature humaine. Nonobstant, Dieu a repris ce corps, il a confirmé ses disciples dans cette croyance, puis il l'a porté au ciel. Une fois donc ce corps sacré soustrait à leurs regarde, ils n'ont plus vu l'homme dans le Seigneur. Ce qui pouvait rester dans leurs coeurs d'affection charnelle s'est senti attristé. Mais ils se sont réunis et se sont mis à prier.

Jésus, dix jours après, devait leur envoyer le Saint-Esprit, afin que le Saint-Esprit les embrasât d'un amour tout spirituel en les délivrant de leurs regrets trop charnels. Ainsi leur apprenait-il alors à considérer le Christ comme étant le Verbe de Dieu, Dieu en Dieu et le Créateur de toutes choses ; ce qu'ils n'au. raient pu saisir tant que l'objet de leur amour trop sensible n'aurait point disparu de leurs yeux. Pour ce motif donc le Sauveur disait: " Si vous m'aimiez; vous vous réjouiriez de ce que je vais à mon Père, car mon Père à plus grand que moi ". Il est au-dessus de moi, considéré comme homme; comme Dieu, il est mon égal ; égal par nature et supérieur si on a égard seulement à l'humanité à laquelle s'est uni le Fils par miséricorde. Dieu, à la vérité, l'a abaissé, non-seulement au-dessous de lui, mais encore au-dessous des Anges, comme le dit l'Ecriture (1). Il n'est pas toutefois inférieur à son Père vainement croiriez-vous qu'en s'incarnant il a perdu quelque chose de son égalité avec lui, il n'en arien perdu, et en prenant une chair, en s'unissant à

1. Ps. VIII, 6.

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l’humanité, il n'a éprouvé aucun changement en lui-même. Quand on se revêt d'un habit, on ne devient point cet habit, on reste intérieurement tout ce que l'on était. Supposé qu'un sénateur prenne un vêtement d'esclave, parce qu'il ne lui serait point permis d'entrer dans an cachot avec son costume de sénateur pour y consoler un prisonnier; le voilà couvert du vêtement de la prison ; c'est par humanité qu'il se montre sous ces vils lambeaux ; mais son caractère de sénateur ne brille-t-il pas en lui avec d'autant plus d'éclat que par un sentiment de compassion plus vive il s'est plus abaissé? Ainsi en est-il de Notre-Seigneur: il et toujours Dieu, toujours le Verbe, la Sagesse et la Vertu de Dieu ; toujours occupé à gouverner le ciel, à diriger la terre et à remplir les Anges de bonheur ; tout entier partout, tout entier dans le monde, tout entier dans les prophètes, tout entier dans les patriarches, tout entier dans tous les saints, tout entier dans le sein d'une Vierge pour s'y revêtir de chair, pour s'unir à cette chair comme à une épouse, afin d'en sortir comme un époux du lit nuptial et de se fiancer l'Eglise comme ce vierge immaculée. C'est ainsi qu'en tant qu'homme il est inférieur à son Père, tout en restant son égal en tant que Dieu.

Ah ! défaites-vous donc de vos désirs trop humains. Il semble que le Seigneur ait dit à ses Apôtres : Vous ne voulez pas me quitter ; tous êtes comme celui qui ne veut pas se séparer de son ami et qui lui dit en quelque verte: Restez avec nous encore un peu de temps, car notre âme se ravive en vous voyant; mais il vous sera plus avantageux de ne plus voir ce corps et de songer davantage à ma divinité. Je m'éloigne de vous extérieurement ; mais intérieurement je vais vous remplir. Est-ce comme ayant un corps et avec son corps que le Christ entre dans le coeur ? C'est par sa divinité qu'il occupe le coeur ; c'est par son corps qu'il parle aux yeux et aux oreilles pour aller au coeur. Il est au dedans de nous pour nous convertir sincèrement à lui, pour nous donner sa vie et nous modeler sur lui, car il est le modèle incréé et universel.

5. Si donc il a vécu avec ses: disciples quarante jours après sa résurrection, ce n'est pas mus motif. Vingt, trente jours lui auraient suffi peut-être; mais quarante jours figurent le cours entier de ce monde, nous l'avons montré quelquefois, parce qu'ils sont le pro duit de dix multiplié par quatre. Je ne ferai que vous le rappeler, puisque vous m'avez entendu.

Le nombre dix, denarius, symbolise la sagesse dans sa plénitude. Mais cette sagesse est prêchée aux quatre parties du monde, partout l'univers. De plus le temps est divisé en quatre parties ; car il y a quatre saisons dans l'année, comme il y a dans le monde les quatre points cardinaux. Multipliez maintenant dix par quatre, voilà quarante. Aussi bien est-ce durant quarante jours que le Seigneur a jeûné, pour nous montrer que les fidèles doivent éviter toute espèce de corruption, pendant tout le temps qu'ils passent en cette vie (1). Pendant. quarante jours encore a duré le jeûne d'Elie (2), le représentant des prophètes, pour montrer aussi qu'ils enseignent le même devoir. Quarante jours aussi a jeûné Moïse (3), en qui se personnifiait la loi, pour rappeler également que la loi trace la même obligation. La marche du peuple d'Israël dans le déserta duré quarante ans. L'arche ou l'Eglise a flotté quarante jours sur les flots du déluge. Elle était formée de bois incorruptible ; ce sont les âmes des saints et des justes. Elle renfermait des animaux purs et impurs; c'est que durant toute cette vie et pendant que l'Eglise se purifie dans les eaux du baptême comme dans les.eaux du déluge, il est impossible qu'il n'y ait en elle des bons et des méchants. C'est donc pour cela que l'arche contenait des animaux purs et des animaux impurs ; mais une fois sorti de l'arche, Moïse n'offrit en sacrifice à Dieu que des animaux purs (4); ce qui doit nous faire entendre que si dans l'arche mystérieuse il y a maintenant des méchants mêlés aux bons, Dieu n'acceptera, après le déluge, que ceux qui se seront purifiés.

Considérez donc, mes frères, tout le temps actuel comme une période de quarante jours. Durant tout le temps que nous passons ici-bas, l'arche est battue par les flots du déluge ; elle semble voguer sur les eaux où elle a vogué quarante jours, pendant tout le temps. qu'il y a des chrétiens pour recevoir le baptême et se purifier. Or, en demeurant avec ses disciples l'espace de quarante jours, le Seigneur a daigné nous faire entendre que durant toute cette vie la foi à son incarnation est nécessaire à tous, à tous à cause de leur faiblesse. Si l'oeil

1. Matt. IV, 2. — 2. III Rois, XIX, 8. — 3. Exod. XXXIV, 28. — 4. Gen. VI-VIII.

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avait pu voir ici le Verbe qui était au commencement (1) ", le voir, le saisir, l'embrasser, jouir de lui, il n'eût pas été besoin que ce Verbe se fit chair et habitât parmi nous ; mais la poussière de l'iniquité s'étant répandue dans l'oeil du coeur pour le fermer, l'empêcher de saisir le Verbe, de jouir de lui et conséquemment de le connaître ; il a daigné se faire homme afin de purifier cet oeil qui ne saurait le contempler aujourd'hui: L'incarnation du Christ est ainsi nécessaire aux fidèles durant cette vie, afin de les élever jusqu'à Dieu ; et il n'en sera pas ainsi lorsque nous contemplerons, ce Verbe dans sa gloire. Si donc il a vécu dans son corps quarante jours après sa résurrection, c'est qu'il fallait nous apprendre que la foi à son incarnation est nécessaire durant tout le temps que l'arche sacrée flotte en cette vie comme sur les eaux du déluge.

Voici toute ma pensée, mes frères : Croyez-en Jésus-Christ, le Fils de la Vierge Marie; croyez qu'après avoir été crucifié il s'est rendu la vie. Quel besoin de le questionner après la vie présente? La foi nous a tout appris, elle nous rend sûrs de tout; son enseignement est indispensable à notre faiblesse. Représentez-vous donc l'affection de cette poule mystérieuse qui abrite nos défaillances, comme la monture sur laquelle a été placé, par le compatissant voyageur, le malade meurtri (2). Où ce voyageur a-t-il placé le malade? Sur sa monture. La monture du Seigneur est sa propre chair. Une fois ce siècle écoulé, que te sera-t-il dit? Puisque tu as cru comme il fallait l'incarnation du Christ, jouis maintenant de la majesté et de la divinité du Christ. Quand tu étais faible je devais pour toi être faible; maintenant que tu es fort tu auras besoin de me voir dans ma force.

6. Aussi bien dois-tu à ton tour quitter ta faiblesse, ainsi que te l'a dit l'Apôtre en ces termes : " Il faut que corruptible ce corps se revête d'incorruptibilité, et que mortel il se revête d'immortalité. Car ni la chair ni le sang ne posséderont le royaume de Dieu (3)". Pourquoi ne le posséderont-ils point? Est-ce que la chair ne ressuscitera pas? Loin d'ici cette idée; elle ressuscitera, mais qu'arrive-t-il ? Elle est changée, elle devient un corps tout céleste, tout angélique. Les anges ont-ils donc un corps de chair? Mais distinguons. La

1. Jean, I, 1. — 2. Matt. XXIII , 37; Luc, X, 30-34. — 3. I Cor. XV, 53, 50.

chair qui ressuscitera sera cette chair qu'oc ensevelit, qui meurt; cette chair que l'on voit, que l'on touche, qui a besoin, pour s'entretenir, de manger et de boire; qui est malade, en proie à bien des souffrances; oui, c'est elle qui doit ressusciter pour l'éternel supplice des méchants et pour se transformer dans les bons. Et une fois transformée? Ce sera un corps céleste, et non plus une chair mortelle; car " il faut que corruptible ce corps revête l'incorruptibilité et que mortel il revête l'immortalité". On s'étonne que Dieu fasse; de cette chair un corps céleste, quand il a fait. tout de rien? Quand il vivait ici-bas, le Seigneur a changé l'eau en vin, et on s'étonnait qu'il pût changer la chair en corps céleste? Ne doutez donc pas que Dieu en soit capable. Avant d'avoir reçu l'existence, les Anges n'étaient rien; c'est à la Majesté suprême qu'ils doivent d'être ce qu'ils sont. Quoi ! Celui qui a pu te former quand tu n'étais pas, ne pourrait te rendre ce que tu étais, ni glorifier ta foi par égard pour son incarnation même?

Aussi, lorsque ce monde aura passé pour nous, se réalisera cette parole de saint Jean : " Mes bien-aimés, nous sommes les enfants de Dieu, et ce que nous serons ne paraît pas encore; nous savons seulement que quand le Seigneur apparaîtra, nous lui serons semblables, parce que nous le verrons tel qu'il est (1) ". Préparez-vous à jouir de cette vue; et en attendant, croyez au Christ incarné et croyez-y sans redouter d'être dupes de la moindre erreur. La vérité ne ment jamais; eh ! si elle mentait, près de qui irions-nous prendre conseil? Que ferions-nous? A qui aurions-nous fui? C est donc la Vérité même, le Verbe véritable, la véritable Sagesse, la véritable Vertu de Dieu; c'est " le Verbe qui s'est fait chair (2) " , chair véritable. " Touchez et ? voyez, dit-il lui-même, car un esprit n'a ni os ni nerfs comme vous m'en voyez (3)". Tout en lui était vrai, les os, les nerfs, les cicatrices, tout ce qu'on touchait et tout ce que révélait l'intelligence. — Si on touchait en lui l'humanité on y découvrait la divinité; si on touchait la: chair, on sentait la sagesse ; si on touchait la faiblesse, on adorait la puissance; tout était vrai: Ensuite pourtant sa chair est montée au ciel; mais il est notre Chef et ses membres le suivront. Pourquoi? C'est que ces membres

1. I Jean, III, 2. — 2. Ib. I, 14. — 3. Luc, XXIV, 39.

353

ont besoin de s'endormir pour quelque temps, afin de ressusciter tous ensemble au moment fixé. Si le Seigneur aussi n'avait voulu ressusciter qu'à cette époque, en qui croirions-nous? Quand donc il a voulu offrir à Dieu dans sa personne les prémices de ceux qui dorment, c'était pour que la vue de ce qu'il a reçu te fît compter sur ce qui t'est promis. Le peuple entier de Dieu sera par conséquent alors égal et associé aux anges. Ah ! mes frères, que nul ne s'avise de vous dire: Ces insensés de chrétiens croient la résurrection de la chair; mais qui ressuscite? qui est ressuscité? qui est revenu des enfers pour vous dire ce qui s'y passe? C'est le Christ qui en est revenu. O malheureux, ô pervers, ô inexplicable coeur humain ! Si un aïeul ressuscitait, on le croirait; le Seigneur du monde est ressuscité, et on refuse de le croire !

7. Ainsi donc, mes frères, attachez-vous à la foi véritable, pure, catholique. Le Fils est égal au Père; au Père est égal aussi le Don de Dieu, l'Esprit-Saint; voilà pourquoi le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont pas trois dieux, mais un seul Dieu; ils ne sont pas élevés graduellement au-dessus l'un de l'autre, ils sont unis par une même majesté et ne sont qu'un seul Dieu. Pour nous cependant, le Fils, " le Verbe, s'est fait chair et il a habité parmi nous ". Mais, " il n'a pas cru usurper en se faisant égal à Dieu; au contraire il s'est; humilié en prenant une nature d'esclave, et par son extérieur il a été reconnu pour homme (1)".

Voulez-vous vous convaincre encore, mes frères, qu'il y a dans la sainte Trinité égalité véritable, et que c'est uniquement en vue de son incarnation que le Seigneur a dit : " Mon Père est plus grand que moi (2)? " Pourquoi n'est-il dit nulle part de l'Esprit-Saint qu'il est inférieur au Père, sinon parce qu'il ne s'est point incarné? Réfléchissez à cela , sondez toutes les Ecritures , déroulez-en toutes les pages, lisez-en tous les versets, jamais vous n'y découvrirez que le Saint-Esprit soit au-dessous de Dieu. Si donc il y est dit que le Fils est au-dessous du Père, c'est que pour l'amour de nous il s'est amoindri, amoindri pour nous grandir.

1. Philip. II, 6, 7. — 2. Jean, XIV, 28.