LIVRE PREMIER. DEUX QUESTIONS SUR L'ÉPITRE AUX ROMAINS.
*PRÉFACE.
*LIVRE SECOND. QUESTIONS SUR LES LIVRES DES ROIS.
*PRÉFACE.
*PREMIÈRE QUESTION. — Quel est l'esprit dont l'Écriture nous représente animé le roi Saül ?
*II.— Dans quel sens est-il dit que Dieu s'est repenti d'avoir fait roi Saül ?
*III. — Comment Samuël a-t-il pu être évoqué par la pythonisse?
*IV. — Dans qu'elle posture faut-il prier?
*V. — Dans quel sens Elie se plaint-il à Dieu de la mort du fils de la veuve de Sarepta ?
*VI. — De l'esprit de mensonge envoyé pour tromper Achab.
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Oeuvres Complètes de Saint Augustin, Traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Tome Vème, Commentaires sur l'Écriture, Bar-Le-Duc, L. Guérins & Cie éditeurs, 1867. p. 490-508
J'ai reçu avec le plus grand plaisir et la plus intime satisfaction les questions que vous avez bien voulu m'adresser, Simplicien, mon père; et si je ne m'efforçais d'y répondre, je ferais acte non-seulement de résistance blâmable, mais d'ingratitude. Déjà nous avions discuté d'une manière quelconque, et même traité par écrit, les difficultés que vous proposez sur l'apôtre saint Paul. Cependant peu satisfait des recherches et des explications précédentes, j'ai étudié avec plus de soin et d'attention les paroles de l'Apôtre et l'ensemble de ses pensées. Car vous ne les soumettriez point à notre examen, si l'intelligence en était facile et à la portée de tous.
PREMIÈRE QUESTION. — Que pense saint Paul de la Loi ancienne? — 1. La première question dont vous m'avez demandé l'éclaircissement, s'étend de ces mots: " Que dirons nous donc ? La Loi est-elle péché ? Point du tout, " jusqu'à ceux-ci : " La Loi est donc un bien pour moi si je le veux, " et ce qui suit , y compris, je pense, ce passage Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort? La grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ?. " Ici l'Apôtre me semble avoir personnifié,en lui-même l'homme soumis à l'ancienne Loi, et en avoir adopté le langage pour son propre compte. Et comme il avait dit plus haut : " Nous sommes affranchis de la Loi de mort dans laquelle nous étions retenus, afin que nous servions dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre ; " et que ces paroles pouvaient passer pour un reproche à l'adresse de la Loi, il se hâte d'ajouter : " Que dirons-nous donc ? La Loi est-elle péché? Loin de là. Mais je n'ai connu le péché que par la Loi. Car je ne
1 Simplicien, évêque de Milan, avait succédé à saint Ambroise Voyez le lettre que lui adressa saint Augustin, tom. II, épit. XXXVII, pag. 22. — 2 Rom. VII, 1-26.
connaîtrais pas la concupiscence, si la Loi n'eût dit: Tu ne convoiteras pas. "
2. On pourrait objecter ici: Bien que la Loi ne soit pas péché, mais y donne seulement occasion, elle n'en est pas moins blâmée par ces paroles de l'Apôtre. Il faut donc comprendre que l'a Loi n'a été donnée ni pour produire ni pour détruire le péché, mais seulement pour le faire connaître, pour convaincre de sa culpabilité l'âme qui se croyait presque assurée de son innocence ; en sorte que le péché ne pouvant être vaincu que par la grâce, elle devint inquiète de sa faute et se tournât du côté de la grâce. Aussi l'Apôtre ne dit pas : " Je n'ai commis le péché que par la Loi, mais Je n'ai connu le péché que par la Loi. " Il ne dit pas non plus : Je n'aurais pas convoité, si la Loi n'eût dit : Tu ne convoiteras pas, mais : Je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la Loi n'eût dit : Tu ne convoiteras pas. a D'où il résulte que la Loi n'a pas produit, mais simplement fait connaître la concupiscence.
3. Or, puisqu'on n'avait pas encore la grâce pour résister à la concupiscence, il fallait donc qu'elle augmentât. En effet quand le crime de la résistance formelle s'y ajoute, quand elle agit contre la Loi, elle a plus de force que si elle n'était défendue par aucune loi. C'est pourquoi l'Apôtre ajoute : " Or, prenant occasion du commandement, le péché a produit en moi toute concupiscence. " La concupiscence existait déjà avant la Loi, mais non toute entière, parce qu'il n'y avait pas encore résistance formelle. Aussi saint Paul dit-il ailleurs : c Car où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de prévarication (1). "
4. Quant à ce qui suit: " Car sans la Loi le péché est mort, " c'est comme s'il disait: Le péché est caché, c'est-à-dire il est censé mort.
1 Rom. IV, 15.
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C'est ce qu'il exprimera clairement un peu plus bas. " Et moi, continue-t-il, je vivais autrefois . sans Loi; " c'est-à-dire, la mort, fruit du péché,ne m'épouvantait pas, parce que le péché ne paraissait pas, puisqu'il n'y avait pas de loi. " Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu, " c'est-à-dire c'est fait voir. " Et moi je suis mort, " c'est-à-dire j'ai compris que j'étais mort; je sais au moins que la prévarication me tient sous la menace d'une mort certaine. Evidemment ces paroles : " Quand est venu le commandement, le péché a revécu, " indiquent assez que le péché a vécu autrefois, c’est-à-dire, ce me semble, s'est montré dans la prévarication du premier homme, puisqu'il avait reçu lui-même un commandement (1). Car l'Apôtre dit ailleurs : " Mais la femme séduite tomba dans la prévarication (2) ; " et encore: " Par une prévarication semblable à celle d'Adam, qui est la figure de celui qui devait venir (3). " Car pour revivre il faut avoir vécu. Mais le péché était mort, c'est-à-dire caché, parce que les hommes, nés mortels, vivaient sans Loi et suivaient les convoitises de la chair sans s'en douter: car il n'y avait pas de défense. Donc : " Et moi je vivais autrefois sans loi, " nous dit l'Apôtre. Par là il montre clairement qu'il ne parle pas en son propre nom, mais en général et au nom du vieil homme. " Mais quand est venu le commandement, le péché a revécu. Et moi je suis mort ; il s'est trouvé que ce commandement, . qui devait me donner la vie, a causé ma mort. " En effet, si on obéit au commandement, c'est certainement la vie. Mais il s'est trouvé qu'il a causé la mort, parce que pécher contre le commandement ce n'est pas seulement pécher, ( on péchait déjà auparavant) mais c'est pécher avec plus de malice et de perversité, puis qu'on commet le mal sciemment et par désobéissance formelle.
5. " Car, continue l'Apôtre, le péché prenant occasion du commandement, m'a séduit et par lui m'a tué. " Le péché abusant de la Loi, pendant que la défense augmentait la convoitise, est devenu plus agréable et nous a séduits. Car c'est une douceur trompeuse, qui est suivie de supplices plus nombreux, plus grands et plus amers. Comme l'homme qui n'a pas encore reçu la grâce spirituelle a plus d'attrait pour une action défendue, le péché séduit par une fausse douceur; et la prévarication s'y ajoutant, il tue.
1 Gen. II, 17. — 2 I Tim. II, 14. — 3 Rom, V, 14.
6. " Ainsi la Loi est sainte et le commander saint, juste et bon. " En effet la Loi ordonne et défend ce qu'il faut. " Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort? Loin de là. " Le mal est dans celui qui abuse, et non dans le commandement lui-même qui est bon. Car la Loi est bonne, si on en use légitimement (1). Or celui-là en abuse quine se soumet pas à Dieu dans une pieuse humilité, pour pouvoir accomplir la Loi au moyen de la grâce. Ainsi celui qui n'use pas légitimement de la loi ne la reçoit que pourvoir, par sa prévarication, paraître son péché qui se tenait caché avant la défense. Et cela outre mesure; " parce que ce n'est plus simplement un péché, mais une désobéissance au commandement. L'Apôtre continue donc et ajoute : " Mais le péché, pour paraître péché a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort ; de sorte que le commandement a rendu coupable outre mesure le pécheur ou le péché. " Il explique par là le sens de ce qu'il a dit plus haut Car sans la Loi le péché est mort; " non qu'il n'existât pas, mais il ne paraissait pas; et dans quel sens il a dit aussi: " Le péché, a revécu, " ce qui ne signifie pas que le péché n'ait existé qu'après la loi, mais qu'alors seulement il a paru comme désobéissance à la loi; puisque dans ce même endroit l'Apôtre dit : " Mais le péché, pour paraître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort. " Il ne dit pas: Pour être péché, mais : " Pour paraître péché. "
7. Ensuite, il en donne la raison: " Car nous savons que la Loi est spirituelle, et moi je suis charnel. " Il fait assez voir ici que la Loi ne peut être accomplie que par les hommes spirituels, lesquels ne deviennent tels que par la grâce. En effet plus l'homme se rapproche de la Loi spirituelle, c'est-à-dire plus ses affections s'élèvent dans l'ordre spirituel, mieux il accomplit la Loi; parce qu'il y trouve un plus grand plaisir, vu qu'il n'est plus accablé sous son poids, mais fortifié de sa lumière; car le commande du Seigneur est lumineux et éclaire les yeux, sa loi est pure et convertit les âmes (2) : la grâce remettant les péchés et versant l'esprit de charité qui n'ôte pas seulement à la vertu ce qu'elle a de pénible, mais la rend agréable. Evidemment après avoir dit : " Et moi je suis charnel, " il a dû expliquer jusqu'à quel point. Car on appelle aussi charnels, en un certain sens, ceux qui sont déjà sous l'empire de la grâce,
1 I Tim.I, 8. — 2 Ps. XVIII, 8, 9.
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déjà rachetés du sang du Seigneur et nés à la vie de la foi, C'est à ceux-là que l'Apôtre dit : "Aussi, mes frères; je n'ai pu moi-même vous parler comme à des hommes spirituels, tuais comme à des hommes charnels, comme à de petits enfants en Jésus-Christ ; je vous ai abreuvés de fait, " Mais je rie vous ni point donné à manger (1). " il me faut voir par là qu'ils sont nés à la vie de la grâce, eux qui sont de petits enfants de Jésus-Christ et qu'il faut abreuver de lait, et cependant il les appelle encore charnels. Quant à celui qui n'est point encore sous l'empire de la grâce, mais sous celui de la Loi; il est charnel ente sens qu'il n'est point affranchi du péché, mais vendu comme esclave au péché vu qu'il recherche, comme prix d'une fatale volupté, la douceur même qui le séduit et qu’il a violé la loi, avec d'autant plus de plaisir que la défense est plus formelle. Or il ne peut accepter Cette douceur Comme récompense convenable à son état sans être forcé de subir le joug de la passion en esclave acheté. Il sent en effet qu'il est l'esclave de la passion qui le maîtrise; lui à qui une défense est faite, qui connaît parfaitement cette défense et pourtant la transgresse,
8. " Aussi ce que je fais, je ne le comprends pas: " Ces expressions: " Je ne le comprends pas, " ne veulent pas dire : J'ignore que je pèche; autrement l'Apôtre se contredirait, puisqu'il a dit: " Le péché, pour paraître péché, a, par une chose bonne; opéré en moi la mort; " et plus haut: " Je n'ai connu le péché que par la loi. " Comment le péché paraîtrait-il, comment le connaîtrait-il, s'il l'ignorait ? Mais il parle dans le même sens que le Seigneur, lorsqu'il dira un jour auto méchants : " Je ne vous connais pas (2): " Car rien n'échappe à Dieu, puisque il a les feux ouverts sur ceux qui font le mal, afin d'effacer leur souvenir ici-bas (3). " Quelquefois, pour nous-même, ignorer signifie ne pas approuver. Ainsi quand l'Apôtre dit: " Ce que je fais, je ne le comprends pas " cela veut dire je ne l'approuve pas. C'est ce que la suite démontre quand il ajoute : " Car ce que je veux, je ne le fais pas; mais ce que je hais, je le fais. " Je hais a ici le sens de j'ignore," comme de ceux à qui le le Seigneur dira: " Je ne vous connais pas, " il est écrit : " Vous haïssez, Seigneur; a tous ceux qui commettent l'iniquité (4).
9. " Or si je fais ce que je ne veux pas, j'acquiesce à la loi comme étant bonne. " En effet il ne veut pas ce que la loi ne veut pas, car la loi
1 1 Cor. III,1, 2. — 2 Matt. XXV,12. — 3 Ps. XXXIII, 17. — 4 Ps V, 7.
défend ce qu'il fait. Il acquiesce donc à la loi, non en tant qu'il fait ce qu'elle détend, mais en ce qu'il ne veut pas ce qu'il fait. Il est vaincu parce qu'il n'est pas encore délivré par la grâce, quoiqu'il sache déjà par ta loi qu'il fait le mal et qu'il ne veuille pas le faire. Quant à ce qui suit: " Maintenant donc, ce n'est plus moi qui fais cela, mais le péché qui habite en moi, " cela ne veut pas dire qu'il ne consent pas à faire le mal, quoiqu'il soit d'accord avec la loi pour le condamner. Car il parle encore au nom de1'homme établi sous l'empire de la loi (1) et non sous celui de la grâce; de l'homme par conséquent entraîné à mai faire par la concupiscence qui le domine et qui le séduit parla fausse douceur du péché défendu, bien qu'il le désapprouve, éclairé qu'il est par la loi. "Ce n'est pas moi qui le fais, " :signifie: je le fais parce que je suis vaincu. C’est en effet la passion qui agit ; on lui cède parce qu’elle est la maîtresse. Or pour ne pas céder, pour fortifier l’âme contre la passion, il faut la grâce, dont l’Apôtre va parler
10. " Car je sais, dit-il, que le bien n'habite pas en moi, c'est-à-dire dans ma chair.En tant qu'il le sait, il est d’accord avec la loi ; mais en tant qu’il agit, il cède au péché. Or d’où sait-il ce qu’il avance, à savoir que ce qui habite dans sa chair n’est pas le bien, mais le péché ? D’où le sait-il, sinon par la transmission de la mortalité de la mortalité et les continuels assauts de la volupté ? L’un est la punition du péché originel, l’autre la punition des rechutes fréquentes dans le péché. Nous l’apportons l’un en venant au monde, nous y ajoutons l’autre pendant notre vie. Ces deux choses, la nature et l’habitude, réunies, rendent la passion très-puissante, très-difficile à vaincre ; c'est ce que l’Apôtre appelle ici péché, et qu'il déclaré habiter dans sa chair, c'est-à-dire exercer une entière domination, une sorte d'empire. C'est dans ce sens qu'on lit dans le Psalmiste : " J'aime mieux être le dernier dans la maison du Seigneur que d'habiter dans les tentes des pécheurs (2)" comme si celui qui est méprisé, en quelque lieu qu'il soit, n'était pas considéré comme habitant; ce qui rattache au mot d’habitation l'idée d'une domination quelconque. Mais si la grâce produit en nous l'effet que l'Apôtre exprime ailleurs en ces termes : " Que le péché ne règne point dans notre corps mortel, jusqu'à nous faire obéir à ses convoitises (3), " on ne pourra plus dire proprement
1 Rét. l. I, ch. I. — 2 Ps. LXXXIII, 11. — 3 Rom. VI, 12.
que le péché habite en nous.
11. " En effet le vouloir réside en mai, mais accomplir le bien, je ne l'y trouve pas. " Ces paroles, pour ceux qui ne les comprennent pas bien, semblent presque détruire le libre arbitre. Mais comment cela serait-il, puisque l'Apôtre dit: " Le vouloir réside en moi? " Certainement le vouloir est en notre pouvoir, puisqu'il réside en nous; mais si nous ne pouvons pas accomplir le bien, la faute en est au péché originel. Ce n'est point là la nature primitive de l'homme, mais la peine du péché; d'où résulte la mortalité elle-même, la fragilité devenue comme une seconde nature, et dont nous sommes délivrés par la grâce du Créateur, quand nous nous soumettons à lui par la foi. Mais toutes ces expressions ne s'appliquent qu'à l'homme établi sous la loi, et non encore sous la grâce. En effet celui qui n'est point encore sous la grâce, ne fait pas le bien qu'il veut; mais il fait le mal qu'il ne veut pas, parce qu'il est dominé par la concupiscence fortifiée par le lien de la mortalité, et aussi par l'entraînement de l'habitude. Or s'il fait ce qu'il ne vent pas, ce n'est point lui qui le fait, mais le péché qui habite en lui, suivant ce qui a été dit et expliqué plus haut.
12. Je trouve donc, quand joyeux faire le bien, " une loi, qui s'y oppose, parce que le mal réside en moi; " c'est-à-dire je trouve que la loi est un bien pour moi quand je veux faire ce qu'elle commande, mais le mal réside en moi à cause de la facilité à le commettre. C'est cette facilité que l'Apôtre entend, quand il dit plus haut: "Le vouloir réside en moi. " En effet quoi de plus facile, pour l'homme établi sous la loi, chie de vouloir le bien et de faire le mal? Il veut le bien sans difficulté, quoiqu'il ait 'moins de facilité à le faire qu'à le vouloir; et il fait facilement le mal qu'il hait, bien qu'il ne le veuille pas; il est comme un homme violemment poussé qui arrive sans difficulté an fond du précipice, quoiqu'il ne le veuille pas. quoiqu'il le redoute extrêmement. Je dis cela à cause du mot de l'Apôtre: "Réside. " Donc l'homme établi sous la loi et non encore affranchi par la grâce, rend témoignage à la loi qu'elle est bonne : il le lui rend complètement par là même qu'il se reproche d'agir contre elle, et il trouve qu'elle est un bien pour lui, puisqu'il veut faire ce quelle lui commande, mais il ne le peut à cause de l'empire de la concupiscence ; il se voit ainsi coupable de prévarication, et forcé d'implorer la grâce du Libérateur.
13. " Je me complais, en effet, dans la loi de pieu, selon l'homme intérieur, dans la toi
qui dit ; tu ne convoiteras pas. Mais je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de ton esprit, et me captive sous la loi du péché, laquelle est dans mes membres ." Il appelle loi de ses membres le poids même de mortalité sous lequel nous gémissons (1), car le corps, qui se corrompt, appesantit l'âme (2). D'où il résulte souvent que ce qui n'est pas permis charme irrésistiblement. Ce fardeau accablant, écrasant, il l'appelle loi, parle que c'est une juste punition, un arrêt divin rendu et infligé par Celui qui avait prévenu l'homme en lui disant : " Du jour où vous mangerez de ce fruit, vous mourrez de mort (3). " Cette loi combat la loi de l'esprit qui dit: " Tu ne convoiteras pas, " et dans laquelle l'homme se complaît selon l'homme intérieur; et avant qu'il,soit sous l'empire de la grâce, elle combat tellement qu'elle le captive sous la loi du péché, c'est-à-dire sous son propre joug. Car en disant : "Laquelle est dans mes membres, " l'Apôtre fait assez voir que c'est la même que celle dont il a dit plus haut : " Je vois dans mes membres une autre loi. "
14. Or le but de tout ceci est de démontrer que l'homme ainsi captif rte doit point présumer de ses forces. C'était le moyeu de confondre l'orgueil des Juifs qui se glorifiaient des oeuvres de la Loi, alors même qu'ils étaient entraînés par la concupiscence à commettre toute sorte de mal, bien que la loi dont ils étaient si fiers leur dit : " Tu ne convoiteras pas. " Donc l'homme vaincu, condamné, prisonnier, prévaricateur plutôt que vainqueur, après même avoir reçu la loi, doit dire, doit s'écrier avec humilité : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? La grâce de Dieu par Jésus-Christ- Notre-Seigneur. " En effet tout ce qui reste au libre arbitre en cette vie mortelle, ce n'est pas d'accomplir la justice quand l'homme le veut, mais de recourir avec de pieuses supplications à Celui qui peut lui donner de l'accomplir.
15. S'imaginerait-on, d'après le texte que nous venons d’exposer que l'Apôtre juge la loi mauvaise ? Il a dit en effet : " La loi est survenue pour faire abonder le péché (4); le ministère de mort a été gravé en, lettres sur des pierres (5) ; 1a force du péché, c'est la loi (6) ; vous êtes morts à la loi parle corps du Christ, a pour être à un autre, à Celui. qui est ressuscité
1 II Cor. V, 4. — 2 Sag. IX, 15. — 3 Gen. II, 17. — 4 Rom. V, 20. — 5 II Co. III, 7. — 8 I Cor. XV, 56.
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d'entre les morts (1) ; les passions du péché, qui étaient occasionnées par la loi, agissaient dans nos membres, jusqu'à leur faire produire des "fruits pour la mort ; mais maintenant nous sommes affranchis de la loi de mort dans laquelle nous étions retenus, pour que nous servions dans la nouveauté de l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre (2). " Il a dit cela, et d'autres choses du même genre; mais il faut se souvenir que ces expressions signifient simplement que la loi augmente la concupiscence par la défense, et qu'elle lie le coupable par la prévarication, en donnant des ordres que les hommes ne peuvent remplir à cause de leur infirmité, à moins qu'ils ne recourent humblement à la grâce de Dieu. Voilà pourquoi on dit que ceux qu'elle domine sont sous elle ; et elle domine ceux qu'elle punit, c'est-à-dire tous les prévaricateurs. Or ceux qui ont reçu la loi prévariquent contre elle, à moins que la grâce ne les mette à même d'exécuter ce qu'elle commande. C'est ainsi qu'elle ne domine point ceux qui sont sous la grâce, parce qu'ils l'accomplirent par amour, eux qui étaient condamnés quand ils étaient sous le joug de la crainte.
16. Sion est porté par ces textes de l'Apôtre à croire qu'il blâme la loi, que dira-t-on de ces paroles: " Je me complais dans la loi de Dieu, " selon l'homme intérieur ? " Evidemment c'est là un éloge de la loi. Mais à cela on répond qu'il parle ici d'une autre loi, c'est-à-dire de la loi du Christ, et non de celle quia été donnée aux Juifs. Nous demanderons alors de quelle loi l'Apôtre a dit : " La loi est survenue pour faire abonder le péché? " On dit sans hésiter que c'est de la loi juive. Vois alors si c'est aussi de celle-là qu'il est dit : " Or, prenant occasion du commandement, le péché a produit en moi toute concupiscence. " Ces expressions : " A produit en moi toute concupiscence, " signifient-elles autre chose que celles-ci : " Afin de faire abonder le péché ? " Voyez encore si ce n'est pas le sens de ces mots : " De sorte que le commandement a rendu coupable outre mesure le pécheur ou le péché. " En effet : " Pour rendre coupable le péché outre mesure " revient à : " Pour que le péché abondât. " Si donc nous démontrons que le commandement est bon, le commande ment dont le péché a pris occasion pour opérer toute concupiscence, au point de dépasser la mesure ; nous prouverons par là même que la
1 Rom. VII, 4. — 2 Ib. 5, 6.
loi est bonne, elle qui est survenue pour que le péché abondât, c'est-à-dire pour que le péché opérât toute concupiscence et dépassât toute mesure. Qu'on écoute donc le même Apôtre: " Que dirons-nous donc ? La loi est elle péché ? Loin de là. " Mais, nous dit-on, cela s'applique à la loi du Christ, c'est-à-dire à la loi de grâce. Qu'on nous dise alors comment on entend ce qui suit : " Mais je n'ai connu le péché que parla loi. Car je ne connaîtrais pas la concupiscence, si la loi n'eût dit : Tu ne convoiteras pas. Or, prenant occasion du commandement, le péché a opéré en moi toute concupiscence. " Le contexte montre assez de quelle loi il parle quand il dit: " La loi est-elle péché ? Loin de là. " Evidemment il s'agit de celle dont le commandement a fourni au péché l'occasion d'opérer toute concupiscence, par conséquent de celle qui est survenue pour que le péché abondât et qu'on prétend mauvaise.
Mais quoi de plus clair que les paroles ajoutées par l'Apôtre : " Ainsi la loi est sainte, et le commandement saint, juste et bon?" On nous dit encore qu'il s'agit de l'Evangile, et non de la loi juive: tant est grande, tant est aveugle la perversité manichéenne ! Ils ne font pas attention au passage si exprès, si évident, qui vient à la suite . " Ce qui est bon est donc devenu pour moi la mort ? Loin de là ; mais le péché, pour paraître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort, de sorte que le commandement a rendu coupable outre mesure le pécheur ou le péché ; " c'est-à-dire le commandement saint, juste et bon, qui est pourtant survenu pour que le péché abondât, c'est-à-dire dépassât toute mesure.
17. Pourquoi donc, si la loi est bonne, l'appelle-t-on " ministère de mort? " Parce que le péché, " pour paraître péché, a, par une chose bonne, opéré pour moi la mort. " Ne vous en étonnez point, puisqu'on a dit de la prédication même de l'Evangile : " Nous sommes pour Dieu la bonne odeur du Christ à l'égard de ceux qui se sauvent et à l'égard de ceux qui se perdent; " aux uns odeur de vie pour la vie, mais aux autres odeur de mort pour la mort (1). " La loi a été appelée ministère de mort à l'égard des Juifs, pour qui elle a été écrite sur la pierre, emblème de la dureté de leur coeur ; mais non pour ceux qui l'accomplissent par amour. Car l'amour est la plénitude de la loi. " En effet la loi, écrite
1 II Cor. 15, 16.
495
sur la pierre, dit: " Tu ne commettras point l'adultère; Tu ne seras point homicide ; Tu ne déroberas pas; Tu ne convoiteras pas, " toutes choses qui s'accomplissent par amour, au témoignage de l'Apôtre, qui nous dit : " Celui qui aime la prochain a accompli la loi. En effet, Tu ne commettras point l'adultère ; Tu ne tueras pas ; Tu ne déroberas pas; Tune convoiteras pas, et s'il est quelque autre commandement, tout se résume dans jette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (1), " parce que cette parole même est écrite dans la loi.
Si la loi est bonne, pourquoi est-elle " la force du péché ? " Parce que le péché a, par une chose bonne, opéré la mort, de sorte qu'il a dépassé la mesure, c'est-à-dire qu'il s'est fortifié par la prévarication.
Si la loi est bonne, " pourquoi sommes-nous morts par le corps du Christ ? " Parce que, délivrés de l'affection que la loi punit et condamne, nous sommes morts à la loi qui condamne. En effet c'est surtout quand elle menace, épouvante ou frappe, qu'on lui donne le nom de loi. Ainsi le même précepte est la loi pour ceux qui craignent, et la grâce pour ceux qui l'accomplissent avec amour. De là ce mot de l'Evangile La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ (2). " En effet la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ pour faire accomplir la loi même, qui avait été donnée par Moïse pour inspirer la crainte. Donc : " Vous êtes morts à loi, " veut dire : Vous êtes morts au supplice de la loi, " par le corps du Christ, " en vue duquel ont été pardonnés les péchés qui rendaient passible d'une juste punition.
Si la loi est bonne, pourquoi " les passions du péché qui sont occasionnées par la loi, agissaient-elles dans nos membres, jusqu'à leur faire produire des fruits de mort? " Parce que l'Apôtre entend ici par ces passions du péché dont il a été souvent parlé, l'augmentation de la concupiscence occasionnée par la défense, et la punition imposée à la prévarication : c’est-à-dire parce que le péché " a, par une chose bonne, opéré la mort, de sorte que le commandement a rendu coupable outre mesure le pécheur ou le péché. "
Si la loi est bonne, pourquoi " sommes-nous affranchis de la loi de mort dans laquelle nous étions retenus, afin que nous servions dans la
1 Rom. XIII, 8, 10. — 2 Jean, I, 17.
nouveauté de l'esprit, et non dans la vétusté de la lettre ? " Parce que la loi est seulement la lettre pour ceux qui ne l'accomplissent pas avec cet esprit de charité, qui est le but du nouveau Testament. Ainsi ceux qui sont morts au péché sont affranchis de la lettre dans laquelle sont retenus les coupables qui n'accomplissent pas ce qui est écrit. En effet qu'est-ce que la loi, sinon une simple lettre pour ceux qui savent la lire et ne peuvent l'accomplir? Car ceux pour qui elle a été écrite la connaissent; mais comme ils ne la connaissent qu'en tant qu'elle est écrite, et non pour l'aimer et l'accomplir, elle n'est bien pour eux que la lettre: lettre qui n'est d'aucun secours à ceux qui la lisent, mais qui rend témoignage contre ceux qui pèchent. Donc ceux qui sont renouvelés par l'Esprit sont affranchis de sa condamnation ; ils ne s'attachent plus à la lettre pour y trouver le châtiment, mais à l'intelligence par amour de la justice. De là le mot : " La lettre tue, mais l'esprit vivifie (1). " En effet la loi seulement Luc, mais non comprise ou non accomplie, tue certainement ; et c'est alors qu'on l'appelle lettre. " Mais l'esprit vivifie, parce que la plénitude de la loi c'est la charité, qui a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (2). "
II. — Doctrine de saint Paul sur la justification. — (1). Il est temps, je pense, de passer à l'autre question que vous nous avez proposée, c'est-à-dire d'expliquer tout le texte, à partir de ce verset : " Et non seulement elle, mais aussi Rebecca qui eut deux fils à la fois d'Isaac, notre père. Car avant qu'ils fussent nés, ou qu'ils eussent fait ni bien ni mal; " jusqu'à celui-ci : " Si le Seigneur des armées ne nous avait réservé un rejeton, nous serions devenus comme Sodome et semblables à Gomorrhe. " Ce passage est assurément plus obscur que l'autre. Mais, comme je vous connais, vous n'avez pu exiger de moi ce travail, sans demander à Dieu pour moi la grâce de pouvoir le faire. Enhardi par cette pensée, j'entre de suite en matière.
2. Tout d'abord je ne perdrai point de vue le but que se propose l'Apôtre dans toute son Epître, et je le prendrai pour guide. Or ce but est d'empêcher qu'on ne se glorifie du mérite de ses oeuvres, comme les Juifs qui osaient se vanter d'avoir observé la loi qu'on leur avait donnée, prétendaient avoir reçu la grâce évangélique comme une récompense due à leur mérite, à leur fidélité à cette
1 II Cor. III, 6. — 2 Rom. V, 5.
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loi et par conséquent, ne voulaient pas que la même grâce fût accordée aux Gentils, qu'ils en réputaient indignes, à moins qu'il ne fissent profession de Judaïsme, Cette question, élevée précédemment, a sa solution dans les Actes des Apôtres (1). Les Juifs ne comprenaient donc pas que ce bienfait étant la grâce évangélique, n'est point la récompense des oeuvres, " autrement la grâce ne serait plus grâce (2). " En beaucoup d'endroits saint Paul l'atteste, mettant toujours la grâce de la foi au dessus des oeuvres, non pour détruire celles-ci, mais pour montrer qu'au lieu de précéder la grâce, les bonnes oeuvres la suivent ; et que personne ne doit s'imaginer avoir reçu la grâce pour avoir fait le bien, mais comprendre qu'il ne peut faire le bien sans avoir reçu la grâce par la foi.
Or l'homme commence à recevoir la grâce quand, attiré à la foi par une voix du dedans ou du dehors, il commence à croire en Dieu. Mais il importe de distinguer dans quels moments, par la réception de quels sacrements la grâce descend plus pleine, plus manifeste. Les catéchumènes ne sont pas sans l'avoir ; ou il -faudrait dire que Corneille ne croyait pas à Dieu, lui qui, par ses prières et ses aumônes, se rendait digne d'être visité par un ange (3). Or il n'eût point agi ainsi, si d'abord il n'avait cru; et il n'eût point cru, s'il n'avait été appelé ou par quelques visions mystérieuses de l'âme et de l'esprit, ou par quelques manifestations extérieures et sensibles. Chez quelques-uns la grâce de la foi est à un degré insuffisant pour obtenir le royaume des cieux, comme chez les catéchumènes, par exemple, ou chez Corneille lui-même, avant qu'il ne fut incorporé à l'Eglise par la réception des sacrements; chez d'autres elle est si grande, qu'ils font partie du corps du Christ et deviennent le temple de Dieu. " Car le temple de Dieu est saint, dit l'Apôtre, et vous êtes ce temple (3). " Et le Seigneur lui-même: " Si quelqu'un ne renaît de l'eau et de l'Esprit-Saint, il ne peut entrer dans le royaume des cieux (4). " Il y a donc des commencements de foi, analogues à la conception; mais pour parvenir à la vie éternelle, il ne suffit pas d'être conçu, il faut naître. Rien cependant de tout cela n'a lieu sans la grâce de la miséricorde divine, parce que les bonnes oeuvres, s'il y en a, accompagnent la grâce, comme nous l'avons dit, mais ne la précèdent point.
1 Act XV. — 2. Rom. ( ?), 6 . — 3 Act. X, 1-4. — 3 Cor. III, 17. — 4 Jean, III, 5.
3. C'est ce que l'Apôtre veut persuader. Il dit ailleurs: " C'est la grâce de Dieu qui nous a sauvés par la foi, et cela ne vient pas de nous, car c'est un don de Dieu; ni des oeuvres, afin que nul ne se glorifie (1); " il applique ici ce principe à des enfants quine sont pas encore nés. Personne en effet ne peut dire que Jacob, avant sa naissance, ait mérité par ses oeuvres que Dieu dit de lui: " L'aîné servira sous le plus jeune. " Donc non-seulement elle, " dit l'Apôtre, (car Isaac a été promis, quand Dieu dit : " En ce temps je viendrai, et Sara aura un fils; " et ce fils n'avait certainement pas mérité par ses oeuvres que sa naissance fût promise, qu'en Isaac fût appelée race d'Abraham, c'est-à-dire que ceux-là partageassent le bonheur des saints dans le Christ, qui comprendraient qu'ils sont enfants de la promesse, ne s'enorgueilliraient point de leurs mérites, mais attribueraient à la grâce de la vocation l'avantage d'être cohéritiers du Christ, puisque, n'étant pas encore nés, ils n'avaient certainement rien mérité quand on promettait leur naissance;) mais aussi Rebecca qui eut deux fils à la fois d'Isaac, notre père, " Il a grand soin de dire : " à la fois, " car ils avaient été conçus ensemble, et c'est pour qu'on n'attribue rien aux mérites des parents et que personne ne s'avise de dire : Le fils est né tel, parce que le père ou la mère étaient affectés de telle ou telle manière, au moment de la conception. En effet le moment de la conception a été le même pour les deux. Voilà pourquoi l'Apôtre dit : " A la fois, " coupant court ainsi à toutes les observations des astrologues, ou plutôt de ces prétendus tireurs d'horoscopes, qui prédisent les moeurs et les destinées des hommes d'après les circonstances de leur naissance. En effet ils ne sauraient en aucune façon expliquer une si grande différence de sort entre ces a eux jumeaux, conçus dans le même instant, sous la même constellation, dans le même état du ciel, tellement qu'il est impossible de faire la moindre observation pour l'un qui ne puisse s'appliquer à l'autre. Ils peuvent aisément comprendre par là, s'ils le veulent, que les réponses qu'ils vendent à leurs crédules auditeurs, ne sont fondées sur aucun art, mais sur des hasards et des conjectures. Pour revenir à notre sujet : l'Apôtre ne cite ces exemples que pour confondre et humilier l'orgueil des hommes ingrats envers la grâce divine, qui osent se glorifier de leur propres mérites. " Car avant qu'ils
Eph. II, 8, 9.
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fussent nés ou qu'ils eussent fait aucun bien ou aucun mal, non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, il lui fut dit : " L'aîné servira sous le plus jeune. "
La grâce appartient donc à celui qui appelle; et ensuite les bonnes oeuvres sont à celui qui reçoit la grâce, non comme la source de cette grâce, mais comme son produit. En effet ce n'est pas pour être chaud que le feu échauffe, mais il échauffe parce qu'il est chaud; la roue ne court pas pour être ronde, mais parce qu'elle est ronde; ainsi personne ne fait le bien pour recevoir la grâce, mais le fait parce qu'il l'a reçue. Comment en effet celui qui n'a pas été justifié, pourrait-il vivre dans la justice ? Comment celui qui n'a pas été sanctifié, pourrait-il vivre saintement? Comment celui qui n'a pas été vivifié, pourrait-il vivre ? Or c'est ta grâce qui justifie, pour que celui qui est justifié puisse vivre dans la justice. La grâce rient donc on premier lien, et les bonnes oeuvres ensuite, ainsi que l'Apôtre le dit ailleurs: " Or à celui qui travaille, le salaire n'est point imputé comme une grâce; mais comme une dette (1); " comme l'est l'immortalité après les bonnes oeuvres, si toutefois elle est réclamée comme dette. C'est d'elle que le même Apôtre parle ainsi: " J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé ma course, j'ai gardé la foi; il me reste la couronne de justice, que le Seigneur, juste juge, me rendra un jour (2). " Peut-être en effet ce mot : " me rendra " suppose-t-il une dette. Mais quand : " Montant an ciel il a rendu la captivité captive, " il n'a pas rendu, mais " donné aux hommes. (3)" Comment, en effet l'Apôtre oserait-il réclamer le paiement d'une dette, s'il n'avait d'abord reçu la grâce gratuite qui, en le justifiant, l'a mis à même de combattre le bon combat? Car il avait été blasphémateur, persécuteur, outrageux; puis il obtint miséricorde, comme il l'atteste lui-même (4), en croyant en celui qui justifie, non l'homme pieux, mais l'impie (5), dans le but de le rendre pieux en le justifiant.
4. " Non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, il lui fut dit: L'aîné servira sous le plus jeune. " Ce que l'Apôtre a dit plus haut : " Car avant qu'ils fussent nés,ou qu'ils eussent fait ni bien ni mal, " était une préparation à ceci : " Non a cause de leurs oeuvres, " mais par la volonté de Celui qui appelle : " ce qui fait qu'on est tenté de demander pourquoi il a dit : " Afin que le décret de Dieu demeurât
1 Rom IV, 4. — 2 I Tim. IV, 7, 8. — 3 Eph. IV, 5. — 4 Tim I, 13. — 5 Rom. IV, 5.
ferme selon son élection ? " Comment en effet une élection est-elle juste, comment même y a-t-il une élection quelconque, là où il n'existe aucune différence? Car si Jacob a été élu avant de naître, sans avoir mérité, sans avoir rien fait, il n'a pu l'être puisqu'il n'y avait aucune différence pour déterminer le choix. De même si Esaü a été réprouvé sans l'avoir mérité, puisqu'il n'était pas né et n'avait encore rien fait quand on disait de lui : " L'aîné servira sous le plus jeune, " comment peut-on dire qu'il l'ait été justement ? Quelle distinction ferons-nous donc, comment entendrons-nous raisonnablement ces paroles : " J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü ? " Elles se lisent, il est vrai, dans un prophète qui a écrit longtemps après la naissance et la mort de Jacob et d'Esaü; cependant il semble que ce n'est qu'un souvenir de l'arrêt: " Et l'aîné a servira sous le plus jeune ; " arrêt porté avant qu'ils fussent nés et qu'ils eussent agi. D'où provient donc l'élection ? On comment a-t-elle pu être, puisqu'il n'y a aucune différence de mérites entre deux hommes qui ne sont pas nés et qui n'ont encore rien fait ? Serait-ce la différence des natures ? Mais cela serait difficile à comprendre puisqu'il n'y a eu qu'un père, qu'une mère, qu'une conception, qu'un Créateur. Serait-ce que, comme le même Créateur a tiré de la même terre, différents genres d'animaux et de reproducteurs; il aurait aussi créé, du même couple, dans deux jumeaux conçus ensemble, des enfants d'une nature assez différente pour que l'un attirât son amour et l'autre sa haine ? Il n'y avait donc pas de choix, avant que celui qui devait être choisi, existât. Si en effet Jacob a été créé, afin de plaire ; comment a-t-il plu avant Esaü, pour devenir bon ? Il n'a donc pas été choisi pour devenir bon, mais ayant été créé bon, il a pu être choisi.
5. " Selon son élection " signifierait-il que Dieu, qui prévoit tout, aurait vu d'avance la foi de Jacob avant qu'il fût né ? Alors, bien que personne ne puisse être justifié par ses oeuvres, puisqu'il faut être justifié pour faire le bien, cependant comme c'est par la foi que Dieu justifie les nations (1), et que personne ne croit que par un acte de sa libre volonté, Dieu prévoyant cette foi libre et volontaire, aurait choisi, dans sa prescience, un homme qui n'était pas encore né, afin de le justifier. Mais si l'élection se fait, par prescience et que Dieu ait su d'avance la foi de Jacob ;
1 Gal. III, 8.
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comment prouverez-vous qu'il ne l'a pas élu à raison de ses oeuvres ? Si, parce qu'ils n'étaient pas encore nés, ils n'avaient fait ni bien ni mal, ils ne croyaient non plus ni l'un ni l'autre. — Mais la prescience prévoyait que l'un croirait ?Elle pouvait aussi prévoir qu'il agirait ; et si l'on dit que Dieu l'a élu en prévision de sa foi future, un autre pourra prétendre que Dieu l'a plutôt élu à raison de ses oeuvres futures qu'il ne prévoyait pas moins. Comment donc l'Apôtre fait-il voir que ce n'est pas à cause des oeuvres qu'il a été dit: " L'aîné servira sous le plus jeune ? " Si c'est parce que les enfants n'étaient pas encore nés, il n'a donc pas pu parler de la foi plutôt que des oeuvres, puisque la foi comme les oeuvres manque à qui n'est pas né. Il n'a donc pas voulu faire entendre que le plus jeune ait été élu et rainé asservi, en raison de la prescience. Car c'est pour montrer que l'élection ne provenait point des oeuvres qu'il a dit : " Avant qu'ils fussent nés ou qu'ils eussent fait ni bien ni mal. " Autrement on aurait pu lui objecter : Mais Dieu savait ce que chacun d'eux devait faire. — On demande donc quelle est l'origine de, ce choix? s'il n'est le fruit ni des oeuvres, qui n'existaient point, ni des hommes qui n'étaient pas encore nés; s'il n'est point le résultat de la foi, qui n'existait pas davantage : d'où vient-il donc ?
6. Faut-il dire qu'il n'y a pas eu de choix, puisqu'il n'y avait entre eux, dans le sein maternel, aucune différence sous le rapport de la foi, des oeuvres, ni de mérites quelconques ? Mais l'Apôtre dit: " Afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection. " Et c'est précisément parce qu'il a employé ce mot que nous nous faisons la question. Peut-être pourrait-on lire autrement: l'Apôtre n'avait pas voulu faire entendre que s'il fût dit: " Non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, l’aîné servira sous le plus jeune" c'est "afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection ; " mais en citant ces enfants qui n'étaient pas nés, qui n'avaient rien fait, il aurait plutôt voulu écarter l'idée d'une élection quelconque, et ces mots : Car avant qu'ils fussent nés ou qu'ils eussent fait ni bien ni mal, afin que le décret de Dieu demeurât ferme selon son élection, " signifieraient :avant qu'ils eussent fait ni bien ni mal, pour déterminer par là l'élection de celui qui aurait fait le bien ; et comme il n'y aurait pas eu de choix fondé sur les oeuvres, et propre à affermir le décret de Dieu, ce n'est donc point à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, " c'est-à-dire de celui qui justifie l'impie par sa grâce, en l'appelant à la foi, " qu'il lui fut dit : L'aîné servira sous. le plus jeune. " Le décret de Dieu ne demeure donc point ferme d'après l'élection, mais l'élection d'après le décret ; c'est-à-dire ce n'est pas parce que Dieu trouve dans les hommes des bonnes oeuvres pour fixer son choix, que le décret de la justification subsiste ; mais c'est parce que le décret subsiste pour justifier ceux qui ont la foi, que Dieu rencontre des oeuvres dignes de l’élection pour le royaume des cieux. En effet, s'il n'y avait pas d'élection, il n'y aurait pas d'élus, et l'Apôtre ne pourrait dire : " Qui accusera les . élus de Dieu (1) ? " Cependant l'élection ne précède point la justification; mais la justification, l'élection. Car personne n'est élu s'il n'est déjà à distance de celui qu'on rejette. Aussi ne vois-je pas qu'on ait pu dire, autrement qu'en admettant la prescience : " Dieu nous a élus avant la fondation du monde (2). " Et ici, quand l'Apôtre dit : " Non à cause de leurs oeuvres, mais par la volonté de Celui qui appelle, il lui fut dit : " L'aîné servira sous le plus jeune ; " il n'entend point parler de l’élection fondée sur des mérites qui ne se produisent qu'après la sanctification de la grâce, mais de la libéralité du don de Dieu ; et cela afin que personne ne se glorifie de ses oeuvres. " En effet c'est la grâce de Dieu qui nous sauve, et cela ne vient pas de nous, mais de Dieu, car c'est un don de Dieu ; ni des oeuvres, afin que personne ne se glorifie (3). "
7. Mais on demande si la foi, du moins, mérite la justification de l'homme; ou si la miséricorde de Dieu précède les mérites de la foi, en sorte que la foi même soit comptée parmi les bienfaits de la grâce? Or, après avoir dit : " Non à cause de leurs oeuvres, " l'Apôtre n'ajoute pas : à cause de la foi " il lui fut dit : L'aîné servira sous le plus jeune ; " mais par la " volonté de Celui qui appelle. " Car personne ne croit, s'il n'est appelé. Or Dieu appelle dans sa miséricorde, et non en considération de la foi ou du mérite; parce que les mérites suivent la vocation, plutôt qu'ils ne la précèdent. Car comment croiront-ils à celui qu'ils n'ont pas entendu ? Et comment entendront-ils si personne ne les prêche (4)? " Si donc la miséricorde de Dieu ne prévient en appelant, personne ne peut croire de
1 Rom. VIII, 33. — 2 Eph. I, 4. — 3 Ib. II, 8, 9. — 4 Rom. X, 14.
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manière à obtenir le commencement de sa justification, et à recevoir la faculté de faire le bien. Donc la grâce précède tout mérite. " Aussi le Christ est-il mort pour les impies (1). " C'est donc par la volonté de Celui qui appelle, et non par les mérites de ses oeuvres, que le plus jeune a eu l'avantage de voir son aîné servir sous lui; comme aussi ce qui est écrit: " J'ai aimé Jacob " doit s'expliquer par la volonté de Dieu qui appelle et non parles bonnes oeuvres de Jacob.
8. Que dire maintenant d'Esaü ? Puisqu'il n'était pas encore né, qu'il n'avait fait ni bien ni mal, quand on disait: " L'aîné servira sous le plus jeune, "par quel crime a-t-il mérité de servir sous plus jeune que lui, et qu'il fût écrit : " J'ai haï Esaü ? " Serait-ce que, comme Jacob a été aimé sans avoir rien fait de bien, Esaü est devenu odieux sans avoir rien fait de mal? Si en effet Dieu l'a prédestiné à servir le plus jeune, en prévision de ses mauvaises actions; il aura aussi prédestiné Jacob à dominer son aîné, en prévision de ses futures bonnes oeuvres, et alors le mot de l'Apôtre : " Non à cause de leurs oeuvres " cesse d'être vrai. Mais s'il est vrai que ce n'est pas à cause de leurs oeuvres, et l'Apôtre le prouve, puisqu'il parle d'hommes qui ne sont pas encore nés et n'ont encore rien fait, ni à cause de la foi, puisque la foi n'existait chez aucun d'eux : pour quelle raison Esaü est-il haï avant de naître ? Que Dieu ait fait des choses pour les aimer, cela ne souffre aucune difficulté. Mais dire qu'il a fait des choses pour les haïr, c'est une absurdité, au témoignage même de l'Ecriture qui nous dit
" Vous n'avez rien créé par un sentiment de haine, et vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait (2). " Qu'avait fait le soleil pour mériter d'être soleil ? En quoi la lune avait-elle démérité pour lui être si inférieure ? Et qu'avait-elle fait à son tour pour être plus brillante que les autres astres ? Mais tout cela a été créé bon dans son espèce. Et Dieu ne dirait pas : J'ai aimé le soleil et j'ai haï la lune; ou: J'ai aimé la lune et j'ai haï les étoiles, comme il a dit: " J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü. " Il a aimé toutes ces choses, en proportion de leur excellence; puisque, après avoir créé d'un mot, il a vu que tout était bon (3); mais haïr Esaü, à moins que pour injustice, ce serait injustice de sa part. Si nous accordons cela, il faudra aussi admettre que Jacob n'a été aimé tout d'abord qu'en vue de sa justice. Or s'il en est ainsi, le mot de l'Apôtre : " Non à cause
1 Rom. V, 6. — 2 Sag. XI, 25. — 3 Gen. I.
de leurs oeuvres, " devient faux. Serait-ce qu'il a été aimé à cause de la justice de la foi? Mais alors que ferez-vous de ces paroles: " Avant qu'ils fussent nés, " puisque la justice de la foi ne saurait exister dans un homme q ai n'est pas né?
9. Aussi l'Apôtre a prévu l'effet que ces paroles pourraient produire sur l'esprit de l'auditeur ou du lecteur, et il s'est hâté d'ajouter : " Que dirons-nous donc? Ya-t-il en Dieu de l'injustice ? Nullement. " Et comme pour nous apprendre combien l'injustice est loin de Dieu, il continue : " Car il dit à Moïse : J'aurai Pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde. " Mais est-ce là une solution, ou une aggravation de la difficulté ? Car là est le noeud de la question : Si Dieu a pitié de qui il a pitié, s'il fait miséricorde à qui il fait miséricorde, pourquoi cette miséricorde a-t-elle fait défaut à Esaü, puisque par elle il serait devenu bon comme Jacob ? Ou bien le sens de ces mots : " J'aurai pitié de qui j'aurai pitié, et je ferai miséricorde à qui je ferai miséricorde, " serait-il celui-ci: celui dont Dieu a eu pitié pour l'appeler, il en a pitié pour l'amener à croire; et celui à qui il a fait miséricorde pour l'amener à croire, il lui fera miséricorde, c'est-à-dire il le rendra miséricordieux, pour l'amener à faire le bien ? Par là nous serions avertis que personne ne doit se glorifier ni s'enorgueillir des oeuvres de miséricorde, comme si, par elles, on pouvait mériter Dieu de soi-même ; alors qu'on n'est miséricordieux que par le don de Dieu, qui fait miséricorde à qui il fait miséricorde. Et si quelqu'un se vante d'avoir mérite cette miséricorde en croyant, qu'il sache que sa foi est un don de Celui qui manifeste sa pitié en inspirant la foi à celui dont il a eu pitié en l'appelant, quand il est encore infidèle. Car c'est ainsi que le fidèle est distingué de l'impie. " En effet: qu'as tu que tu n'aies reçu ?Et si tu l'as reçu pourquoi t'en glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu (1)? "
10. Très bien. Mais pourquoi cette miséricorde a-t-elle été refusée à Esaü ? Pourquoi n'a-t-il pas été appelé de manière à recevoir la foi, et, ayant la foi, à devenir miséricordieux, pour faire le bien ? Serait-ce qu'il n'a pas voulu? Mais si Jacob a cru parce qu'il a voulu, Dieu ne lui a donc pas donné la foi ? Il se l'est donc procurée par sa volonté, et il a eu quelque chose qu'il n'a pas reçu ? Serait-ce parce que personne ne peut croire sans le vouloir, ni le vouloir sans être appelé ; et que
1 I Cor. IV, 7.
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personne ne pouvant se donner la vacation, Dieu donne la foi en appelant, en sorte que personne ne puisse croire sans vocation, bien que personne ne croie malgré soi ? " Car comment croiront-ils à celui qu'ils n'ont pas entendu ? Ou comment entendront-ils, si personne ne les prêche ? " Personne ne croit donc sans être ; mais on peut être appelé sans croire. " Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus (1); " et les élus sont certainement ceux qui n'ont point méprisé celui qui les appelait, mais l'ont suivi en croyant, et ont cru, sans doute, par l'acquiescement de leur volonté. Que signifient, alors, les paroles qui suivent : " Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde ? " Serait-ce que nous ne pouvons pas même vouloir à moins d'être appelés, et que notre volonté est sans effet, si Dieu ne nous aide à agir ? Il faut donc vouloir et courir. Car ce n'est pas en vain qu'il est dit : " Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2) ; " et encore : " Courez donc de manière à arriver (3); " Cependant " il ne dépend pas de celui qui veut ni de celui qui court, mais du Dieu qui fait miséricorde, " que nous obtenions ce que nous désirons et que nous atteignions le but auquel nous tendons. Esaü ne voulut doue pas et ne courut pas ; mais s'il eût voulu et s'il eût couru, il serait arrivé avec l'aide de Dieu, qui, en l'appelant, lui aurait donné la faculté de vouloir et de courir, à moins qu'il ne fût infidèle à sa vocation et, par suite, réprouvé. Car autre chose est que Dieu nous donne de vouloir, autre chose qu'il nous donne ce que nous voudrions. En effet il a voulu que notre vouloir soit tout à la fois à lui et à nous ; à lui, par, la vocation, à nous, par l'obéissance. Quant à ce que sous désirons, il nous le donne seul, à savoir le pouvoir de faire le bien et de vivre toujours heureux. Pourtant Esaü, qui n'était pas encore né, n'a pu ni vouloir cela, ni ne pas le vouloir. Pourquoi a-t-il été reprouvé dès le sein maternel ? Nous voilà revenus aux mêmes difficultés ; déjà si obscures par elles-mêmes, elles sont aggravées encore par nos continuelles répétitions.
11. Pourquoi en effet Esaü a-t-il été réprouvé, lui qui n’était pas né, qui n'avait pu ni croire ni résister à l’appel, ni rien faire de bien ou de mal? Si c'est parce que Dieu prévoyait sa future mauvaise volonté, pourquoi Jacob n'aurait-il pas été agréé en prévision de sa bonne,volonté future?
1 Matt. XX, 16. — 2 Luc, II, 14. — 3 I Cor. IX, 24.
Si une fois vous accordez que quelqu'un peut être agréé ou rejeté pour quelque chose qui n'est pas encore en lui, mais que Dieu sait devoir y être un jour ; il en résulte que Jacob a pu être agréé à cause de ses oeuvres, que Dieu prévoyait, bien qu'il n'eût encore rien fait. Peu vous importera alors que les deux enfants ne fussent pas encore nés, quand il fut dit : " L'aîné servira sous le plus jeune ; " vous ne pourrez pas en conclure que si on n'a pas dit à cause de ses oeuvres, c'est parce que Jacob n'était pas encore né.
12. De plus, si vous faites bien attention à ces mots : " Cela ne dépend donc aide celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, " vous verrez que l'Apôtre n'a pas seulement voulu dire que nous ne parvenons à notre but qu'avec l'aide de Dieu ; mais qu'il a eu aussi la pensée qu'il exprime ailleurs en ces termes : " Opérez votre salut avec crainte et tremblement ; car c'est Dieu qui opère en vous le vouloir et le faire, salon sa bonne volonté (1) "; par où il fait assez voir que c'est par l'opération de Dieu que la bonne volonté se forme en nous. En effet si, en disant ; " Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, " il avait seulement voulu faire entendre que la volonté de l'homme ne suffit pas, à elle saute, pour mener nus vie juste et sainte, quarté la miséricorde de pieu ne lui vient pas en aide ; on pourrait dire de la même manière : cela ne dépend donc pas de Dieu qui fait miséricorde, mais de l'homme qui veut, puisque la miséricorde de pieu ne suffit pas, à elle seule, à moins que notre volonté n'y joigne son consentement. Or il est évident que notre vouloir est impuissant, si Dieu ne fait miséricorde; " Car je ne sais comment on pourrait dire que la miséricorde de Dieu est vaine, si nous ne voulons pas. Au fond, si Dieu nous fait miséricorde, nous voulons ; puisque notre volonté elle-même fait partie de cette miséricorde : " Car c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et la faire, selon sa bonne velouté. " En effet, supposé que nous demandions si la bonne volonté est un don de Dieu, ce serait merveille que quelqu'un osât le nier. Comme la bonne volonté, ne précède pas la vocation, mais la vocation la bonne volonté, on a raison d'attribuer cette bonne volonté à Dieu qui appelle ; mais on ne peut nous attribuer la vacation. Ainsi ces paroles : " Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde " ne signifient
1 Phil.II, 12, 18.
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pas que nous ne pouvons, sans l'aide de Dieu, obtenir ce que nous désirons, mais plutôt que, sans sa vocation, nous ne pouvons pas même vouloir.
13. Mais si cette vocation produit la bonne volonté de telle façon que tout homme qui est appelé la suive, comment sera-t-il vrai de dire, " Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus?" Et si cela est vrai, et que l'appelé 'ne cède pas nécessairement à la vocation, mais qu'il soit fibre d'y résister, on pourra aussi dire avec raison : Donc cela ne dépend pas de Dieu qui fait miséricorde, mais de l'homme qui veut et qui court, puisque la miséricorde de celui qui appelle ne suffit pas, si l'obéissance de celui qui est appelé ne s'y joint. Serait-ce par hasard que ceux qui sont appelés de telle façon et n'obéissent pas, pourraient être appelés d'une autre manière et soumettre leur volonté à la foi, ce qui rendrait vraies ces paroles. " Beaucoup sont appelés et peu sont élus; " en sorte que quoique beaucoup soient appelés de la même manière, et tous cependant n'étant pas dans les mêmes dispositions, ceux-là seuls répondraient à l'appel qui se trouveraient capables de le saisir? Dans ce sens il ne serait pas moins vrai de dire: " Donc cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde " et qui a appelé de la manière qui convenait à ceux qui ont répondu à l'appel. Les autres ont bien entendu l'appel; mais comme il n'était pas de nature à les émouvoir et qu'ils n'étaient pas capables de le comprendre, on a pu dire qu'ils étaient appelés et non élus. Dès lors il n'est plus vrai de dire. Donc cela ne de pend pas de Dieu qui fait miséricorde, mais de l'homme qui veut et qui court; puisque l'effet de la miséricorde de Dieu ne peut pas être tellement au pouvoir de l'homme qu'il soit nul si l'homme n'y consent. Car si Dieu voulait faire miséricorde à ceux-là, il les appellerait d'une manière accommodée à leur nature, en sorte qu'ils seraient touchés, qu'ils comprendraient et obéiraient. Donc il est vrai de dire : "Beaucoup d'appelés, peu d'élus. " Car les élus sont ceux qui sont appelés d'une manière convenable à leur caractère ; quant à ceux qui ne sont point de nature à s'accommoder de la vocation et à y répondre, ils sont appelés, mais non élus, puisqu'ils n'ont pas répondu à l'appel. Il est donc vrai de dire: " Cela ne dépend pas de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, " puisque, bien que Dieu en appelle un grand nombre, il fait cependant miséricorde à ceux qu'il appelle comme il faut qu'ils soient appelés pour répondre à sa voix. Mais Il est faux de dire: Donc cela ne dépend pas de Dieu qui fait miséricorde, mais de l'homme qui veut et qui court, puisque Dieu ne fait miséricorde à personne inutilement; et qu'il appelle celui à qui il fait miséricorde de la façon qu'il sait lui convenir, pour qu'il ne résiste pas à l'appel.
14. Ici quelqu'un dira peut-être: Pourquoi Esaü n'a-t-il pas été appelé de manière à vouloir répondre à l'appel ? Nous voyons en effet, les mêmes vérités et les mêmes faits déterminer différemment les hommes à croire. Par exemple Siméon crut en notre Seigneur Jésus-Christ encore tout petit enfant, parce ,qu'il le connut par l'inspiration de l'Esprit-Saint (1). A ce seul mot entendu de la bouche du Sauveur: " Avant que Philippe t'appelât, lorsque tu étais sous le figuier, je t'ai vu, " Nathanaël répondit. "Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d'Israël (2), " Pour en avoir fait la confession longtemps plus tard, Pierre mérita de s'entendre appeler bienheureux et de se voir confier les clefs du royaume des cieux (3). Lors du miracle de Cana en Galilée, le premier que fit Jésus au rapport de saint Jean l'évangéliste, quand l'eau fut changée en vin, ses disciples Crurent en lui (4). Le Christ en attira beaucoup à la foi par ses paroles, et beaucoup ne crurent pas en le voyant ressusciter des morts. Effrayés de sa croix et de sa mort les disciples mêmes chancelèrent, et à cet instant le larron crut, sans le voir rien faire d'extraordinaire, mais simplement partager son supplice (5). Un de ses disciples encore, après sa résurrection, crut moins sur le témoignage de ses membres vivants qu'à la vue ses cicatrices toutes récentes (6). Beaucoup de ceux qui l'avaient crucifié,, et l'avaient dédaigné lorsqu'ils le voyaient faire ses prodiges, ont cru aux apôtres lorsqu'ils le prêchaient et faisaient des miracles en son nom (7). Donc l'un étant porté à croire pour tel motif, l'autre pour tel autre ; la même chose faisant impression quand elle est dite de telle façon, et n'en faisane point quand elle est dite de telle autre ; touchant celui-ci, et ne touchant point celui-là qui oserait dire que Dieu manquait d'un genre d'appel qui eût déterminé Esaü à croire, et à apporter le concours de cette bonne volonté par laquelle Jacob fut justifié? Et si l'obstination de
1 Luc, II, 25. — 2 Jean, I, 48, 49. — 3 Matt. XVI, 16-19. — 4 Jean, II, 11. — 5 Luc, XXIII, 40-42. — 6 Jean, XX, 27. — 7 Act. II, IV.
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la volonté peut aller jusqu'à un tel point d'endurcissement que l'âme résiste à tous les genres d'appel, on demande si cet endurcissement est une punition de Dieu, puisque le signe de l'abandon de Dieu c'est quand il n'appelle pas de manière à exciter à la toi? Qui pourrait dire en effet que le Tout-puissant lui-même ne peut trouver un moyen de décider une âme à croire?
15. Mais à quoi bon cette question, quand l'Apôtre lui-même ajoute : " Car l'Ecriture dit à Pharaon: Voici pourquoi je t'ai suscité : c'est pour faire éclater en toi ma puissance et pour que mon nom soit annoncé par toute la terre?" L'Apôtre dit cela en preuve de ce qu'il a avancé plus haut, que cela ne dépend ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. " Comme si on lui eût demandé : d'où tenez-vous cette doctrine ? il répond : " C'est que l'Ecriture dit à Pharaon: Voici pourquoi je t'ai suscité : c'est pour faire éclater en toi ma puissance et pour que mon nom soit annoncé par toute la terre. " Evidemment il fait voir par là que " cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. " D'ou il conclut: " Donc il a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut : " deux choses qu'il n'avait pas énoncées plus haut. S'il a dit: " Cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, " il n'a pas également dit: cela ne dépend pas de celui qui ne veut pas, qui dédaigne, mais de Dieu qui endurcit. Par là il donne à entendre que les deux pensées qu'il exprime plus bas: " Donc il a pitié de qui il veut, " s'accordent avec ce qu'il a dit plus haut en ce sens que, de la part de Dieu, endurcir c'est ne vouloir pas faire miséricorde ; ce n'est pas donner quelque chose pour rendre pire, mais ne pas accorder ce qui pourrait rendre meilleur. Et si cela arrive sans aucune différence de mérite, qui ne fera aussitôt l'objection que se fait l'Apôtre: " Certainement tu me diras: de quoi se plaint-il encore ? Car qui résiste à sa volonté? " En effet on voit par d'innombrables passages de l'Ecriture que Dieu se plaint souvent de ce que les hommes ne veulent pas croire et bien vivre. Aussi dit-on des fidèles et de ceux qui font la volonté de Dieu qu'ils marchent sans reproche (1), parce que l'Ecriture ne se plaint pas d'eux. Mais de quoi se plaint-il ? dit l'Apôtre; car qui résiste à sa volonté, puisqu'il a pitié de qui il veut et en
1 Luc, I, 6.
durcit qui il veut? " Cependant reprenons les choses de plus haut, afin de pouvoir, avec l'aide de Dieu, former notre sentiment.
16. L'Apôtre a écrit tout à l'heure : " Que dirons-nous donc ? Y a-t-il eu Dieu de l'injustice ? Nullement. " Que ce point reste donc fixe et immuable dans toute âme que la piété anime et qui est ferme dans sa foi : il n'y a aucune injustice en Dieu. Par conséquent il faut croire très-solidement, très-fermement que si Dieu a pitié de qui il veut et endurcit qui il veut, " c’est-à-dire a pitié de qui il veut et n'a point pitié de qui il ne veut pas, c'est l'effet d'une certaine équité mystérieuse, inaccessible à la faiblesse humaine, que l'on peut d'ailleurs remarquer dans les choses mêmes de ce monde et dans les contrats terrestres. Car si nous n'y trouvions les traces et comme le cachet d'une justice supérieure, jamais notre infirmité n'oserait lever les yeux ni aspirer à pénétrer dans le saint et très-pur sanctuaire des préceptes spirituels. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés (1). Dans cette vie aride, dans notre condition mortelle, nous serions desséchés avant même d'avoir soif, si nous n'étions comme rafraîchis par le souffle, si léger soit-il, de la justice d'en haut.
Ainsi donc comme la société humaine repose sur un commerce de mutuel échange, qu'on donne et qu'on reçoit ce qui est dû comme ce qui n'est pas dû ; qui ne voit qu'on ne peut accuser d'injustice celui qui exige ce qui lui est dû, encore moins celui qui le remet à qui il lui plait ; et que cela dépend, non du débiteur, mais du créancier? Or c'est une empreinte, ou, comme je l'ai dit plus haut, un vestige de l'équité suprême, imprimé sur les choses humaines. Tous les hommes, et c'est l'Apôtre qui nous le dit : " Tous "meurent dans Adam (2), " de qui le péché originel a passé dans tout le genre humain; donc tous les hommes ne forment qu'une seule masse de péché, redevable d'une punition à la divine et souveraine justice : punition qui peut être exigée ou remise sans ombre d'injustice. Les débiteurs, dans leur orgueil, jugent de qui elle doit être exigée, à qui elle doit être remise, absolument comme ces ouvriers loués pour travailler à la vigne qui s'indignaient injustement qu'on donnât à d'autres le salaire qu'ils avaient reçu (3). Or c'est cette curiosité insolente que l'Apôtre réprime en disant : " O homme, qui es-tu, pour contester avec Dieu? "
1 Matt. V, 6. — 2 I Cor. XV, 22. — 3 Matt, XX, 11.
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Car c'est contester avec Dieu que de trouver mauvais qu'il se plaigne des pécheurs, comme s'il forçait quelqu'un à pécher, quand il se contente de ne point accorder à certains pécheurs la grâce de sa justification; et que, pour cela, on dit de lui qu'il les endurcit, non en les excitant à pécher, mais en ne leur faisant pas miséricorde. Or il ne fait point miséricorde à qui il juge à propos de la refuser, pour des raisons profondément mystérieuses et tout à fait inaccessibles à l'intelligence humaine. Car ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables (1). Et il a raison de se plaindre des pécheurs, puisqu'il ne les force point à pécher. Son but est aussi d'exciter par ces plaintes ceux à qui il fait miséricorde à maintenir leur vocation, à gémir en leur cœur et à recourir à sa grâce. Il se plaint donc avec justice, et même avec miséricorde.
17. Sion s'étonne de ce que, personne ne résistant à sa volonté, il secourt qui il veut et abandonne qui il veut; de ce que celui qu'il secourt et celui qu'il abandonne sont de la même masse de péché; de ce que, bien que tous les deux soient redevables de la même peine, il l'exige de l'un et en fait reluise à l'autre: si, dis-je, on s'étonne de cela: " O homme, " répondrons nous, " qui es-tu pour contester avec Dieu ? " Je pense en effet que le mot " homme " à le même sens ici que dans cet autre passage : " N'êtes-vous pas hommes et ne marchez-vous pas selon l'homme ? " Car ici sous ce nom on désigne l'homme charnel et animal, ceux à qui l'Apôtre dit : " Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels, " puis : " Vous ne le pouviez pas encore, et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels (2); " et ailleurs: " L'homme animal ne perçoit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu (3). " C'est donc à ceux-là qu'il dit : " O homme, qui es-tu, pour contester avec Dieu ? Le vase dit-il au potier: Pourquoi m'as-tu fait ainsi ? Le potier n'ait-il pas le pouvoir de faire, de la même masse d'argile, un vase d'honneur et un autre d'ignominie ? " Ces paroles prouvent assez, ce me semblé, que l'Apôtre s'adresse à l'homme charnel : car il indique la matière dont le premier homme a été formé, et comme selon le même Apôtre, ainsi que je l'ai fait remarquer plus haut, " tous meurent en Adam, " tous aussi forment ici une même masse d'argile. Et bien que l'un soit
1 Rom. XI, 33. — 2 I Cor. III, 1, 4. — 3 Ib. II ,14.
un vase d'honneur et l'autre un vase d'ignominie, cependant le vase d'honneur a nécessairement commencé par être charnel, avant d'arriver à l'âge spirituel. Les Corinthiens étaient déjà vases d'honneur et régénérés dans le Christ; cependant l'Apôtre leur parle comme à de petits enfants, les appelle même charnels et leur dit ; " Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore; et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels. " Quoiqu'il les appelle charnels, cependant il dit qu'ils sont régénérés dans le Christ, petits enfants dans le Christ et qu'ils doivent être abreuvés de lait. En ajoutant : " Et à présent même vous ne le pouvez pas, " il donne à entendre que, s'ils font des progrès, ils le pourront plus tard, puisqu'ils sont déjà spirituellement régénérés et que la grâce a commencé à opérer en eux. Donc ils étaient destinés à être des vases d'honneur, et pourtant on aurait eu raison de leur dire : " O homme, qui es-tu pour contester avec Dieu? " Or si on pouvait tenir ce langage à de tels hommes, à bien plus forte raison peut-on l'adresser à ceux qui ne sont pas encore régénérés, ou qui sont des vases d'ignominie. Seulement regardons comme incontestable, qu'il ny a point d'injustice en Dieu. Soit qu'il remette la dette soit qu'il l'exige, celui de qui il l'exige ne peut l'accuser d'injustice, celui à qui il la remet ne peut se glorifier de ses mérites. L'un ne paie que ce qu'il doit, et l'autre n'a que ce qu'il a reçu.
18. Mais nous devons tâcher ici, avec l'aide du Seigneur, de concilier la vérité de ce texte : " Vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait, (1) " avec celle de cet autre texte : " J'ai aimé Jacob et j'ai haï Esaü (2). " Si en effet Dieu a haï Esaü parce qu'il était un vase d'ignominie, et que ce soit le même potier qui fasse les vases d'honneur et les vases d'ignominie, comment sera-t-il vrai de dire : " Vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait ? " Car Dieu hait Esaü, dont il a fait lui-même un vase d'ignominie. Pour résoudre cette difficulté, il faut comprendre que Dieu est l'auteur de toutes les créatures. Or toute créature de Dieu est bonne (3); et tout homme une créature en tant qu'il est homme, mais non en tant qu'il est pécheur. Dieu étant donc le créateur du corps
1 Sag. XI, 26. — 2 Mal. I, 2, 3. — 3 I Tim. IV, 4.
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et de l'âme de l'homme , ni fun ni l'autre n'est mauvais, et Dieu ne hait ni l'un ni l'autre : car il ne hait rien de ce qu'il a fait. Mais l'âme l'emporte sur le corps; et Dieu sur l'âme et sur le corps. lui qui les a créés tous les deux ; et il ne hait dans l'homme que le péché. Orle péché dans l'homme est un désordre, un acte de perversité; c'est-à-dire un éloignement du Créateur qui est plus parlait; et un rapprochement de la créature. Ce n'est donc pas l'homme, mais le pécheur, que Dieu hait dans Esaü. C'est ainsi qu'on dit du Seigneur : " Il est venu chez lui et les siens ne l'ont pas reçu (1); " et qu'il dit lui-même aux Juifs : " Si vous n'écoutez point, c'est parce due vous n'êtes point de Dieu (2). " Pourquoi les appeler " siens, " et pourquoi dire qu'ils ne sont point de Dieu, " sinon parce que, dans le premier cas, il est parlé des hommes que le Seigneur lui-même avait faits, et que dans le second il s'agissait des pécheurs qu'il reprenait ? Et pourtant ces hommes et ces pécheurs ne faisaient qu'un; mais ils étaient hommes par la création de Dieu, et pécheurs par leur propre volonté.
Or, de ce que Dieu a aimé Jacob, faut-il conclure que Jacob n'était pas pécheur? Non ; mais Dieu a aimé en lui la grâce qu'il accordait, et non le péché qu'il effaçait. Car le Christ est mort pour les impies (3); non pour qu'ils demeurassent impies, mais afin que, justifiés de leur impiété, ils se convertissent en croyant en celui qui justifie l'impie (4) : car Dieu hait l'impiété. Ainsi donc il la punit chez les uns par la damnation, il la détruit chez les autres par la justification, selon qu'il le trouve bon dans ses impénétrables jugements. Et quoique, des impies qu'il ne justifie pas, il fasse des vases d'ignominie, il ne hait cependant point en eux son ouvrage. Sans doute, en tant qu'impies, ils sont dignes d'exécration ; mais en tant que vases, ils ont une utilité; Celle de tourner au profit des vases d'honneur, par leurs justes châtiments. Dieu ne les hait donc ni comme hommes, ni comme vases, c'est-à-dire qu'il ne hait en eux ni ses créatures, ni les instruments de sa Providence; cari il ne liait rien de ce qu'il a fait. Mais en faisant d'eux des vases de perdition, il en fait aussi des moyens de correction. Il hait en eux l'impiété, qui n'est point son ouvrage. Ainsi le juge hait le vol dans l'homme, mais non la condamnation du voleur aux mines; car le vol est le fait du voleur, et la condamnation celui du juge. De même Dieu en faisant, de
1 Jean, I, 11. — 2 Ib. VIII, 47 . — 3 Rom. V, 6. — 4 Ib. IV, 5.
la masse des impies, des vases de perdition, ne hait point ce qu'il fait, c'est-à-dire l'oeuvre de sa Providence dans la juste punition des réprouvés, qui devient une occasion de salut pour ceux dont il a pitié. C'est ainsi qu'il a été dit à Pharaon : " Voici pourquoi je t'ai suscité; c'est pour faire éclater en toi ma puissance et pour que ton nom soit annoncé dans toute la terre. " Cette manifestation de la puissance de Dieu et la prédication de son nom par faute la terre profitent à ceux chez qui la vocation est efficace, en ce qu'elles lent impriment la crainte et les excitent à redresser leur voies.
C'est pour cela que l'Apôtre dit : " Que Dieu, voulant manifester sa colère et signaler sa puissance, a supporté avec une patience extrême, les vases de colère propres à être détruits, " sous-entendu : " Qui es-tu, pour contester avec Dieu ? " Ces dernières paroles se rattachant à celles qui précédent, le sens serait donc : si Dieu, voulant manifester sa colère, a supporté des vases de colère; qui es-tu pont contester avec lui ? Et non-seulement, dit l'Apôtre, c'est en " voulant manifester sa colère, et signaler sa puissance qu'il a supporté avec une patience extrême des vases de colère; propres à être détruits; " mais encore, ajoute-t-il, " c'est afin de manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde. " Que sert en effet aux vases de perdition que Dieu les supporte avec patience pour les détruire en leur temps, et s'en servir comme d'instruments de salut à l'égard de ceux dont il a pitié? Mais cela est utile à ceux qu'il se propose de sauver ainsi ; afin que, comme il est écrit, le juste lave ses mains dans le sang du pécheur (1), c'est-à-dire se purifie des oeuvres mauvaises par la crainte de Dieu; à l'aspect du supplice des pécheurs: Donc si a Dieu voulant manifester sa colère; a supporté des vases de colère, " c'est pour inspirer aux autres une crainte salutaire, et " afin de manifester les richesses de sa gloire sur les vases de miséricorde, qu'il a préparés pour la gloire. " En effet cet endurcissement des impies montre deux choses : d'abord ce qu'il faut craindre, afin que chacun se tourne pieusement vers Dieu; puis quelles actions de grâces il faut rendre, à la divine miséricorde qui fait voir, par la punition des uns, ce qu'elle accorde aux autres. Cependant, si la punition qu'elle exige des uns n'est pas juste, en ne l'exigeant pas des autres elle ne
1 Ps. LVII, 11.
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leur donne rien. Maïs comme cette punition est juste et qu'il n'y a pas d'iniquité dans la vengeance divine, qui pourra rendre de dignes actions de grâces à celui qui remet ce qu'il pourrait exiger, sans que personne pût dire : Je ne dois rien?
19. " Et nous qu'il a de plus appelés, non-seulement d'entre les Juifs, mais d'entre les gentils, " c'est-à-dire, nous, vases de miséricorde qu'il a préparés pour la gloire. Il n'a point appelé tous les Juif, tuais d'entre les Juifs; ni tous les gentils, mais d'entre les gentils. C'est la même masse de pécheurs et d'Impies, née d'Adam, et dans laquelle, sauf la grâce de Dieu, Juifs et Gentils ne font qu'un. Si en effet le potier fait, de la même masse, un vase d'ignominie et un vase d'honneur, il est clair que, parmi les Juifs comme parmi les gentils, Dieu fait des vases d'honneur et des vases d'ignominie, et que, par conséquent, tous doivent être considérés comme appartenant à la même masse. Saint Paul, cite ensuite les témoignages des prophètes relatifs aux deux espèces de races, mais en intervertissant l'ordre; car il avait dit en premier lieu : " d'entre les Juifs, puis d'entre les Gentils. " Mais maintenant il cite d'abord ce qui regarde les gentils, et ensuite ce qui concerne les Juifs. " Comme il dit dans Osée : J'appellerai celui qui n'est pas mon peuple, mon peuple; " celle qui n'est pas bien-aimée, bien-aimée ; et il arrivera que dans le lieu même où il leur fut dit: vous n'êtes point mon peuple, ils seront appelés enfants du Dieu vivant. " Ce texte s'applique aux gentils qui n'avaient point de lieu désigné pour les sacrifices,comme les Juifs avaient Jérusalem. Or les apôtres ont été envoyés aux gentils, afin que chacun pût croire là même où il était, et qu'en quelque lieu qu'ils fussent, ceux à qui Dieu a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu, pussent lui offrir un sacrifice de louange. L'Apôtre continue : " Et Isaïe s'écrie à l'égard d'Israël. " Pour qu'on ne croie pas que tout Israël est allé à sa perte, il nous apprend que, là aussi, il y a eu des vases d'honneur et des vases d'ignominie. " Le nombre des enfants d'Israël, dit le prophète, fût-il comme le sable de la mer, il y aura un reste de sauvé. " Tous les autres sont donc des vases destinés à la perdition. " Car le Seigneur accomplira et abrégera sa parole sur la terre; " c'est-à-dire que dans sa miséricorde il sauvera les croyants par le moyen abrégé de la foi, et non au moyen des pratiques
1 Jean, I,12.
innombrables dont le peuple Juif était servilement accablé et comme écrasé. Le Seigneur, en effet, n'a-t-il pas accompli et abrégé par la grâce sa parole sur la terre, quand il a dit : " Mon joug est doux et mon fardeau léger (1) ? " C'est ce que l'Apôtre rappelle aussi un peu plus bas : " Près de toi, dit-il, est la parole, dans ta bouche et dans ton coeur; c'est la parole de la foi que nous annonçons; parce que, si tu confesses de bouche le Seigneur Jésus, et si en ton coeur tu crois que Dieu l'a ressuscité d'entre les morts, tu seras sauvé. Car on croit de crieur pour être justifié, et on confesse de bouche pour être sauvé (2). " C'est là la parole que Dieu a accomplie et abrégée sur la terre; c'est par cet accomplissement et au moyen de cet abrégé; que le larron a été justifié, Attaché à la croix par tous ses membres, n'ayant de libres que le crieur et la bouche, il a cru de crieur pour être justifié, confessé de bouche pour être sauvé, et a mérité aussitôt de s'entendre dire : " Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis (3). " Sans doute si, après avoir reçu la grâce, il eût longtemps vécu sur la terre, les bonnes oeuvres auraient suivi sa conversion. Mais elles ne l'ont point précédée, de manière à lui mériter cette grâce, puisqu'il passa du brigandage à la croix et de la croix en paradis.
L'Apôtre continue : " Et comme Isaïe avait dit auparavant : Si le Seigneur des armées ne nous avait réservé un rejeton, nous serions devenus comme Sodome et semblables à Gomorrhe. " Ici ne nous avait réservé un rejeton a revient à ce qu'il a dit plus haut: " Il y aura un reste de sauvé. " Les autres ont péri, comme vases de perdition, par un châtiment mérité. Et si tous n'ont pas péri comme les habitants de Sodome et de Gomorrhe, ils ne l'ont point dû à leurs mérites, mais à la grâce de Dieu qui a laissé des rejetons, pour produire une nouvelle moisson dans tout l'univers. C'est ce que l'Apôtre exprime un peu plus bas: " De même donc, en ce temps aussi, un reste a été sauvé, par l'élection de la grâce. Mais si c'est par la grâce, ce n'est donc point par les oeuvres ; autrement la grâce ne serait plus grâce. Qu'est-il donc arrivé ? Ce que cherchait Israël, il ne l'a point trouvé; mais ceux qui ont été choisis l'ont trouvé; les autres ont été aveuglés (4). " Les vases de miséricorde ont trouvé, les vases de colère ont été aveuglés; et tous cependant étaient
1 Matt. XI, 30. — 2 Rom. X, 8-10. — 3 Luc, XXIII, 43. — 4 Rom. XI, 5, 7.
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de la même masse, comme dans la multitude des gentils.
20. Il y a dans l'Ecriture un passage qu'il est indispensable de citer pour le sujet que nous traitons, et qui confirme merveilleusement tout ce que nous avons exposé. Il se trouve dans le livre appelé par les uns Jésus Sirach, par les autres Ecclésiastique; on y lit: " Tous les hommes viennent de la boue, et Adam a été fait de terre. Dans la grandeur de sa sagesse, le Seigneur les a séparés et il a changé leurs voies. Il a béni et élevé quelques-uns d'entre eux, il les a sanctifiés, il s'est uni à eux; il en a maudit et humilié quelques autres, et il les a dispersés quand ils se sont séparés de lui. " Comme l'argile dans la main du potier qui la façonne et la forme à son gré, ainsi toutes les voies de l'homme sont en la disposition du Seigneur; ainsi l'homme est dans la main de celui qui l'a fait et qui lui rendra selon son jugement. Le bien est contraire au mal, la vie à la mort, et le pécheur au juste. Considérez toutes les oeuvres du Très-Haut, elles sont ainsi deux à deux, et l'une opposée à l'autre. "
D'abord on y fait l'éloge de la sagesse de Dieu: " Dans la grandeur de sa sagesse, le Seigneur les a séparés. " Et de quoi les a-t-il séparés, si ce n'est du bonheur du paradis? Et il a changé leurs voies, " afin qu'ils vécussent comme sujets à la mort. Alors tous ensemble n'ont formé qu'une masse, ayant le péché pour origine et la mort pour punition, quoique tout ce qui est bon soit créé et formé par Dieu. Car tous ont la beauté du corps, et l'union de leurs membres est tellement harmonique que l'Apôtre en tire une comparaison pour recommander la charité (1). Tous ont aussi l'esprit vital qui anime les membres matériels, et toute cette nature humaine si merveilleusement pondérée par la domination de l'âme et l'obéissance du corps. Mais la concupiscence charnelle, punition du péché, ayant pris le dessus, avait confondu tout le genre humain en une seule et même masse, la tâche originelle ayant tout envahi. Et cependant nous lisons ensuite : " Il a béni et élevé quelques-uns d'entre eux; il les a sanctifiés et il s'est uni à eux; il en a maudit et humilié quelques autres, et il les a dispersés quand ils se sont séparés de lui. " Ce qui revient à ce mot de l'Apôtre : " Le potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire, de la
1 I Cor. XII, 12.
même masse d'argile, un vase d'honneur et un autre d'ignominie? " La suite du texte présente une idée semblable : " Comme l'argile dans la main du potier qui la façonne et la forme à son gré, ainsi toutes les.voies de l'homme sont en la disposition du Seigneur, ainsi l'homme est dans la main de celui qui l'a fait. " Et comme l'Apôtre ajoute : " Y a-t-il en Dieu de l'injustice? " voici ce que dit l'autre écrivain : " Il lui rendra selon son jugement. " Mais comme les réprouvés sont justement punis, et que leur punition tourne au profit de ceux à qui il fait miséricorde, faites attention à ceci : " Le bien est contraire au mal, la vie à la mort, et le pécheur au juste. Considérez ainsi toutes les oeuvres du Très-Haut; elles sont deux à deux, et l'une opposée à l'autre; " évidemment pour que le contraste des méchants fasse briller et profiter les bons. Cependant cette amélioration étant l'effet de la grâce, comme pour dire : " Il y aura un reste de sauvé, " l'écrivain ajoute, au nom même de ceux qui sont sauvés : " Et moi j'ai été suscité, le dernier, et je suis comme celui qui recueille les grappes après les vendangeurs. " Et comment prouve-t-il qu'il le doit à la miséricorde de Dieu, et non à ses mérites ? J'ai espéré moi-même, dit-il, enta bénédiction du Seigneur, et, comme celui qui vendange, j'ai rempli le pressoir (1). " Bien qu'il ait été suscité le dernier, cependant, comme il est écrit que les derniers seront les premiers (2), le peuple recueilli des restes d'Israël, en espérant la bénédiction de Dieu, a rempli le pressoir d'une récolte surabondante, qui s'est produite par tout l'univers.
21. Le but de l'Apôtre, comme celui de tous les justifiés par qui les mystères de la grâce nous ont été révélés, est donc d'amener celui qui se glorifie à se glorifier dans le Seigneur (3). En effet, qui discutera avec le Seigneur quand, de la même masse, il condamne l'un et justifie l'autre? Le libre arbitre peut beaucoup; il existe certainement; mais que peut-il chez des hommes vendus comme esclaves au péché (4) ? La chair, " dit l'Apôtre, convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez (5). " On nous ordonne de bien vivre, en nous proposant pour récompense le bonheur éternel; mais qui peut bien vivre et bien agir, s'il n'est justifié par la foi ? On nous ordonne de croire, afin de recevoir le don
1 Eccli. XXXIII, 10-17. — 2 Matt. XX, 16. — 3 II Cor. X, 17. — 4 Rom. VII, 14. — 5 Gal. V,17.
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du Saint-Esprit et de faire le bien par l'amour; mais qui peut croire sans être appelé de quelque manière, c'est-à-dire excité par quelque témoignage ? Qui est le maître de se procurer le signe qui éclairera son esprit, et déterminera sa volonté à croire ? Qui s'attache de coeur à ce- qui ne lui plait pas? Qui a la faculté ou de rencontrer l'objet qui peut le charmer, ou d'en être charmé quand il le rencontrera? Donc quand nous trouvons du plaisir dans ce qui peut nous faire avancer vers Dieu, c'est un don et une inspiration de la grâce, et non le résultat de notre volonté, de notre talent ou du mérite de nos oeuvres; parce que c'est lui qui donne et distribue et le consentement de la volonté, et les ressources du talent, et les oeuvres animées du feu de la charité. On nous ordonne de demander pour recevoir, de chercher pour trouver, et de frapper pour qu'on nous ouvre (1). Mais notre prière n'est-elle pas quelquefois tiède, ou plutôt froide, presque nulle et même absolument nulle, au point que nous ne nous en apercevons même pas pour en gémir ? Car gémir en pareil cas, ce serait encore prier. Que voyons-nous donc par là, sinon que celui-là seul qui nous ordonne de prier, de chercher, de frapper, peut nous accorder le pouvoir de le faire ? " Cela ne dépend donc ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde, " puisque nous ne pouvons ni vouloir ni courir, s'il ne nous touche et ne nous excite lui-même.
22. S'il y a ici quelque élection, comme semble l'indiquer ce texte : " Un reste a été sauvé par l'élection de la grâce (2) : " c'est-à-dire élection de ceux qui doivent être justifiés, et non élection de ceux qui sont justifiés, pour la possession de la vie éternelle, cette élection est tellement mystérieuse qu'elle nous échappe complètement au sein de la même masse ; ou du moins, si quelques-uns l'y découvrent, j'avoue sur ce point mon impuissance. En effet si ma pensée se permet d'examiner cette question, je n'aperçois que trois motifs qui puissent déterminer le choix de ceux qui doivent parvenir à la grâce du salut : un génie au dessus du vulgaire, ou une culpabilité moindre, ou les deux réunis ; ajoutez-y, si vous le voulez, des connaissances honnêtes et utiles. Par conséquent quiconque n'aura contracté que de très légères souillures, ( car qui est absolument innocent ?) sera doué d'un génie vif et
1 Matt. VII, 7. — 2 Rom. XV, 5.
poli par la culture des arts libéraux, celui-là paraîtra digne d'être choisi pour la justification. Eh bien ! à peine ai-je posé ce principe, que je me vois pris en pitié par Celui qui choisit ce qui est faible selon le monde, pour confondre ce qui est fort, et ce qui est insensé selon le monde pour confondre les sages (1) ; et levant les yeux sur lui et tout couvert de honte, je prends moi-même en pitié un grand nombre d'hommes plus purs que certains pécheurs et plus éloquents que certains pêcheurs. Ne voyons-nous pas beaucoup de nos fidèles marcher dans les voies de Dieu, bien que, au point de vue du génie, ils soient fort au dessous, je ne dis pas de certains hérétiques, mais même de certains comédiens ? Ne voyons-nous pas également des personnes de l'un et l'autre sexe vivre sans reproche dans la chasteté conjugale, et néanmoins entachées d'hérésie ou de paganisme, ou, si elles sont dans la vraie foi et dans la véritable Eglise, tellement tièdes que nous sommes étonnés de voir des courtisanes et des histrions, subitement convertis, les surpasser, non-seulement en patience et en modération, mais même en foi, en espérance, en charité ? Reste donc que le choix soit déterminé par les volontés. Mais la volonté elle-même ne s'ébranle pas, si elle ne rencontre quelque chose qui soit capable de charmer et d'attirer l'esprit ; et cette rencontre n'est pas au pouvoir de l'homme. Que voulait Saul, sinon attaquer, traîner, garrotter, tuer les chrétiens ? Quelle volonté furieuse, forcenée, aveugle ! Et cependant, terrassé par un seul mot, et frappé de la vue d'un objet propre à briser sa colère, à changer et à retourner son esprit et sa volonté vers la foi, il devient tout à coup, de persécuteur extraordinaire, prédicateur bien plus extraordinaire, de l'Evangile (2).
Et pourtant, que dirons-nous? " Y a-t-il en Dieu de l'injustice, " parce qu'il fait payer qui il lui plaît, et remet la dette à qui bon lui semble; qu'il n'exige que ce qu'on lui doit, et ne donne que ce qui lui appartient ? " Y a-t-il en Dieu de l'injustice ? Loin de là. " Cependant, pourquoi ainsi traiter l'un, et non l'autre ? " O homme, qui es-tu ? " Si on te remet ta dette, tu peux te féliciter ; si on l'exige, tu ne peux pas te plaindre. Croyons seulement, bien que nous ne puissions le comprendre, que Celui qui a tout créé, esprit et corps, a tout fait avec nombre, poids et mesure (3). Mais
1 I Cor. I, 27. — 2 Act. VIII, 3 ; IX, 1. — 3 Sag. XI, 21.
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ses jugements sont 1ntômpréhensibles et ses voies impénétrables (1). Chantons Alleluia, il entonnons un cantique et gardons-nous de dire : Pourquoi ceci, ou pourquoi cela ? Car toutes choses ont été créées en leur temps (2).
1 Rom. XI, 39.
2 Éccl. XXXIX, 19-26.
Ces deux livres ont été traduits par M. l'abbé DEVOILLE.
Oeuvres Complètes de Saint Augustin, Traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Tome Vème, Commentaires sur l'Écriture, Bar-Le-Duc, L. Guérins & Cie éditeurs, 1867. p. 508-520
J'ai suffisamment répondu, ce me semble, aux questions que vous m'avez proposées sur quelques textes de l'Apôtre. Maintenant j'aborde, dans un second volume, celles que vous me faites sur les livres des Rois. Comme beaucoup, comme presque tous les livres de l'ancien Testament, ils sont pleins de figures et enveloppés de l'ombre du mystère. Et bien que le voile ait été enlevé, depuis, que nous nous sommes attachés au Christ (1), cependant nous ne voyons encore qu'en énigme, en attendant de voir face a face. En effet un voile ôte absolument la vue de l'objet ; mais l'énigme produit l'effet d'un miroir, selon les termes du même Apôtre : " Nous voyons maintenant à travers un miroir et en énigme (2). " C'est-à-dire qu'elle ne laisse point voir la vérité clairement, sans néanmoins la cacher tout à fait. J'aborderai donc le sujet, sous la conduite du Seigneur, et aidé de vos prières plutôt qu'incommodé de vos ordres, d'autant plus que j'ai cru voir par votre lettre que vous ne demandez point le sens prophétique de ces textes: en quoi il me serait bien difficile de vous satisfaire, parce qu'il faudrait déduire le sens de ces livres d'après tout leur contexte: tâche dont l'étendue m'effraierait, à supposer que mon intelligence pût y suffire, et qui demanderait d'ailleurs un temps et des loisirs prolongés. Mais vous voulez bien me demander simplement quel est le sens propre que je donne au faits que vous mentionnez, et vous me priez de vous l'exposer par écrit.
1. La première explication que vous demandez sur le premier livre des Rois, est cette de ces mots : " L'Esprit du Seigneur saisit subitement Saül, "
1 II Cor, III, 16. — 2 I Cor. XIII, 12.
quand il dit ailleurs : " L'esprit mauvais du Seigneur agitait Saül (1). " Car voici le texte : " Et il arriva que comme il se détournait pour s'éloigner de Samuël; Dieu changea le coeur de Saül et lui en donna un autre, et tous les signes vinrent ce jour-là: il passa de la sur la colline, et voilà qu'un choeur de prophètes vint au devant de lui, et l'Esprit du Seigneur se saisit de lui aussitôt, et il prophétisa au milieu d'eux (2). " Samuël lui avait prédit tout cela, après lui avoir donné l'onction par ordre de Dieu. Jusque-là, je pense, point de difficulté. L'Esprit souffle où il veut (3), et il n'est pas d'âme dont le contact puisse souiller l'Esprit de prophétie. Car il pénètre partout, à cause de sa pureté (4). Mais il n'affecte point tout le mande de la même manière : chez les uns, il dispose l'esprit de façon à lui faire voir les images des choses qu'il veut révéler; à d'autres il en fait goûter l'intelligence comme un fruit ; à ceux-ci il accorde ces deux inspirations; il agit sur ceux-là même à leur insu.
Or son action sur l'esprit peut avoir lieu de deux manières : ou en songe, comme nous le voyons, non-seulement chez la plupart des saints, mais même chez Pharaon et chez le roi Nabuchodonosor, qui virent l'un et l'autre en songe ce que ni l'un ni l'autre ne put comprendre (5) ; ou par la révélation extatique, que quelques auteurs latins appellent stupeur, par analogie, sans doute, plutôt qu'avec exactitude, puisque l'esprit devient alors étranger aux sens, de telle sorte que l'intelligence, ravie par l'Esprit divin, est absorbée par la vue et la contemplation des images. C'est ainsi que Daniel vit ce qu'il ne comprenait pas, et que Pierre eut sous les yeux une grande nappe suspendue par les quatre coins, et qui descendait
1 Rois, XVI, 14. — 2 Ib. X, 9, 10. — 3 Jean, III, 3. — 4 Sag, VII, 24. — 5 Gen. LXI; Dan. III, IV.
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du ciel (1): car il sut plus tard ce que cette figure signifiait.
L'intelligence qui nourrit l'âme n'a lieu que d'une manière : quand on apprend par révélation le sens et le but des images qu'on a sous les yeux; ce qui est le genre le plus sûr et celui à qui l'Apôtre donne proprement le noie de prophétie (2). C'est ainsi que Joseph mérita de comprendre ce que Pharaon n'avait pu que voir, et que Daniel expliqua au roi ce que celui-ci avait vu sans le comprendre. Mais lorsque l’esprit est affecté de telle sorte qu'il n'en est plus réduit aux conjectures sur le sens des images qui le frappent, mais saisit les objets mêmes et les comprend, comme se comprennent la sagesse, la justice, ou toute autre perfection immuable et divine; ce n'est plus alors la prophétie dont nous parlons.
Quant au double don de prophétie, il est accordé à ceux qui voient en esprit les images des choses et en comprennent en même temps la signification, ou au moins les entendent expliquer avec clarté, comme on en voit quelques exemples dans l'Apocalypse.
D'autres sont inspirés de l'esprit de prophétie à leur insu, comme nous le voyons dans Caïphe qui, étant pontife, prophétisa, à l'occasion du Seigneur, qu'il était avantageux qu'un homme mourût pour tout le peuple (3), bien qu'il eût une autre intention dans ce qu'il disait. Mais il ne s'apercevait pas qu'il ne parlait pas de lui-même. Du reste les exemples de ce genre abondent dans les saints Livres, et ce que je dis là, votre prudence is sait parfaitement. Car ce n'est point moi qui vous instruis; c'est une épreuve que vous rue faites subir, m'adressant e-te questions ; vous voulez savoir si j'ai profité, et vous êtes prêt en même temps redresser mes erreurs.
Quant à cette expression : " L'esprit se saisit de lui, " elle indique un souffle subit, sorti des mystérieuses profondeurs de la divinité. Mais lequel de ces genres de prophétie fut celui de Saül ? Nous le voyons assez par ce qui est écrit : Dieu changea le coeur de Saül, et lui en donna un autre. " Ce qui veut dire que Dieu lui donna une autre disposition de coeur et, par ce changement, le rendit capable de voir les images expressives et figuratives destinées à prédire l'avenir.
2 Or il y a autant de distance entre le genre de prophétie d'Isaïe, de Jérémie ou d'autres prophètes semblables, et le souffle passager qui se manifesta dans Saül, qu'il y en a entre le
1 Act. X, 11. — 2 I Cor. XIII, 2. — 3 Jean, II, 49, 50
langage ordinaire de l’homme et les paroles que prononça, par un miracle de Circonstance, l'ânesse que montait Balaam (1). En effet cet animal fut doué, pour un moment, de la faculté de parler, non pour offrir l'exemple d'un animal parlant parmi ires hommes, mais pour révéler le dessein de pieu: Que si cet exemple est à pue trop grande distance du sujet, encore doit-on moins s'étonner de voir un réprouvé saisi, pour un instant, de l'esprit prophétique, quand cet esprit est un don de Celui qui a pu à son gré faire parler une ânesse. Car il y a plus loin d'un animal à un homme, que d'un homme réprouvé aux élus, qui, après tout, sont des hommes. On ne doit pas être regardé comme sage, pour ravoir dit quelques mots de sagesse. De même il ne faut pas compter parmi les prophètes un homme qui aura prophétisé un jour, quand le Seigneur lui-même nous dit dans l'Évangile qu'il en est qui reçoivent la parole avec joie ; mais que, comme elle n'a pas en eux de profondes racines, ils ne se maintiennent pas longtemps (2), aussi, comme le texte l’indique ensuite, passa-t-il en proverbe de dire : " Saül est-il aussi prophète (3) " Cessons donc de nous étonner de voir quelque chose de divin se manifester chez des hommes qui ne le méritent point d'ailleurs et y semblent peu propres, quand Dieu veut se servir de ce fait comme d’un moyen pour révéler quelque chose.
3 Qu’on ne s'étonne pas davantage que ce même Saül, qui avait reçu l'esprit de prophétie, ait été plus tard envahi et tourmenté par le mauvais esprit. Dans le premier cas la Providence l'employait comme instrument pour manifester quelque chose, dans le second elle exerçait sur lui sa vengeance. Or ces alternatives ne doivent pas nous surprendre dans une âme humaine, c'est-à-dire, dans une créature, changeante, Surtout pendant qu'elle porte le poids d'une chair corruptible et mortelle. Ne voyons-nous pas dans l’Evangile Pierre faire une si belle confession qu'il mérite d’entendre ces paroles : " Tu es heureux, Simon fils de Jona : car ni la chair ni le sang ne t’ont révélé ceci, mais mon Père qui est dans les cieux, " et, peu après, ce même Pierre avoir des idées si charnelles de la Passion du Seigneur qu'il s’entend dire: " Retire-toi de moi, satan ; tu es un scandale pour moi, parce que tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu mais ce qui est des hommes (4) ? " Peut-être, pour ceux qui ont quelque intelligence des choses
1 Nomb. XXII, 28. — 2 Matt. XIII, 20, 21. — 3 I Rois, X, 12. — 4 Matt. XVI, 17, 23.
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intérieures, y a-t-il la même distinction à faire entre la pensée de Pierre qui, éclairé par le Père, confesse que le Christ est le Fils de Dieu, et craint ensuite de mourir, qu'entre les visions qui se produisent dans l'imagination d'un homme, entre le souffle prophétique qui remplit Saül et l'action du mauvais esprit qui l'obsède plus tard.
4. Que si ce mauvais esprit est appelé esprit du Seigneur, il faut entendre cela dans le sens où il est dit : " La terre est au Seigneur (1) , " en tant qu'elle est sa créature et dépend de son pouvoir. Ou si cette comparaison ne convient pas, parce que la terre n'est pas mauvaise, car toute créatures de Dieu est bonne (2), disons du moins que ce même Saül, déjà réprouvé, criminel et ingrat envers le pieux David, son persécuteur même quand la noire envie le tourmentait, était cependant encore appelé l'Oint du Seigneur, et que David lui donna ce nom au moment où il vengeait sa mort (3).
Mais je pense que la raison principale pour laquelle le mauvais esprit qui agitait Saül est appelé esprit du Seigneur, c'est qu'il ne tourmentait ce prince que par un secret jugement de Dieu. Car Dieu se sert même des esprits mauvais comme d'instruments pour punir les méchants et pour éprouver les bons, mais non de la même manière dans les deux cas. En effet quoique un esprit méchant soit méchant par cela même qu'il cherche à nuire, cependant il n'en a le pouvoir que par la permission de Celui sous qui tout est rangé à sa place et par ordre de mérite. Si aucune mauvaise volonté ne vient de Dieu, tout pouvoir vient de Dieu (4). Et si chacun est le maître de sa volonté, il ne l'est cependant pas de rien faire. à qui il lui plaît ou de souffrir ce qu'il lui plaît. Le Fils de Dieu lui-même, sur le point de subir sa passion, répondait humblement à un homme orgueilleux qui s'attribuait le pouvoir de le mettre à mort ou de le renvoyer: " Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir, s'il ne t'avait été donné d'en haut (5). " Le démon voulant nuire au saint homme Job, (c'était certainement sa volonté,) en demandait cependant le pouvoir à Dieu, en disant : " Etendez la main et frappez-le dans sa chair s, " bien qu'il dût le faire lui-même, dès qu'il en aurait la permission. C'était sa manière de demander cette permission ; il appelait main de Dieu sa propre main, libre d'agir, le pouvoir
1 Ps. XXIII, 1. — 2 1 Tim. IV, 4. — 3 II Rois, I, 14, 15. — 4 Rom. XIII, 1. — 5 Jean, XIX, 11. — 6 Job, II ,15.
même qu'il désirait obtenir: C'est aussi dans ce sens que le Seigneur dit à ses disciples dans l'Evangile : " Voilà que Satan vous a demandés cette nuit pour vous cribler, comme le forment (1). " Si donc on appelle l'esprit mauvais esprit de Dieu, c'est qu'il est ministre de Dieu pour exercer contre Saül le châtiment décrété par le Juge tout-puissant. En tant qu'il voulait le mal, il n'était point l'esprit de Dieu ; mais il l'était en tant que sa créature et armé d'un pouvoir qu'il ne terrait point de lui-même, mais de la justice du Maître universel.
L'Ecriture elle même s'exprime ainsi : " Et Samuël se leva et s'en alla à Ramatha. Et l'Esprit du Seigneur se retira de Saül, et l'esprit mauvais se saisit de lui par ordre du Seigneur et le tourmentait. Et les serviteurs de Saül lui dirent Voici le mauvais esprit du Seigneur qui vous tourmente (2). " Ces paroles du serviteur du Roi Le mauvais esprit du Seigneur, " s'expliquent par ceux du texte : " L'esprit mauvais se saisit de lui par ordre du Seigneur. " Dit Seigneur ou par ordre du Seigneur, c'est le même sens. L'esprit mauvais était libre de vouloir nuire à Saül, c'est-à-dire s'emparer de lui: mais il n'avait pas le pouvoir de le faire sans la permission de la souveraine Justice. En effet si Dieu exerce une juste vengeance en livrant, comme dit l'Apôtre, les hommes aux désirs de leur coeur (3) ; il n'est pas étonnant qu'il les livre aussi, par une vengeance non moins juste, aux désirs de ceux qui veulent leur nuire, et, cela, sans sortir de son immuable équité.
5. Sans doute il faut remarquer qu'aux mots esprit de Dieu, " on ajoute l'épithète mauvais. Or quand on dit simplement l'esprit de Dieu, " sans ajouter bon, on comprend par là même que c'est du bon qu'il s'agit. D'où il résulte clairement qu'on l'appelle bon à cause de sa substance, et mauvais quand on veut désigner son office. On pourrait d'ailleurs encore demander si, quand il est simplement appelé esprit de Dieu, et que par la même on entend qu'il est bon, on entend aussi parler de l'Esprit-Saint, consubstantiel au Père et au Fils, et dont on dit : " Ou est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (4) ; " et ailleurs : " Dieu nous a révélé par son Esprit, " et encore : " Ce qui est en Dieu personne ne le connaît que l'Esprit de Dieu (5). " En beaucoup d'autres en droits on nomme ainsi l'Esprit de Dieu, et on
1 Luc, XXII, 31. — 2 I Rois, XVI, 13-15. — 3 Rom. I, 24. — 4 II Cor. III, 17. — 5 I Cor. II, 10,11.
l'entend de l'Esprit-Saint, sans que le mot saint soit exprimé, parce que le contexte indique assez de quoi il s'agit, au point que même quand ce mot de Dieu " n'y est pas, on l'entend encore de l'Esprit de Dieu, principe de toute sainteté. Car à quel autre pourraient s'appliquer ces paroles : " L'Esprit lui-même rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu ; " et celles-ci : " L'Esprit lui-même aide notre faim blesse (1) : " et ces autres : " Tous ces dons, c'est le même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut ; " et encore; " Il y a des grâces diverses, mais c'est le même Esprit (2)? " Dans tous ces passages on ne dit ni l'Esprit de Dieu, ni l'Esprit-Saint, et pourtant on comprend que c'est de lui qu'il est question. Je ne sais même si l'on pourrait produire un seul texte clair, où il soit parlé de l'Esprit de Dieu sans épithète, et où il ne s'agisse pas de l'Esprit-Saint lui-même, mais de quelque esprit bon, quoique créé.
Tous ceux qu'on cite là dessus sont outeux, manquent de clarté, comme celui-ci par exemple : " L'Esprit de Dieu reposait sur l'eau (3). " Car je ne vois pas ce . qui empêche d'entendre cela de l'Esprit-Saint. En effet comme, sous le nom 'eau, on semble désigner ici cette matière informe qui avait été tirée du néant, et de laquelle tout devait être formé. : qu'est-ce qui empêche d'admettre que l'Esprit-Saint du Créateur reposait sur cette matière, non d'une manière locale, circonscrite ou graduée, ce qui ne peut se dire d'aucun être incorporel, mais par sa puissante et excellente volonté dominant tout, pour tout créer ? Surtout quand cette façon de parler a, selon l'usage de 1'Ecriture, un certain sens prophétique, et figure d'avance le baptême mystérieux qui devait un jour régénérer le monde par l'eau et l'Esprit-Saint. Donc ces paroles : " Et l'Esprit de Dieu reposait sur l'eau " ne doivent pas nécessairement s'entendre, comme le veulent quelques-uns, d'un esprit qui eût été comme l'âme du monde matériel, destiné à favoriser la production de toute créature, chacune selon son espèce. Car un esprit de ce genre serait une créature. Et cet autre texte : " Parce que l'Esprit du Seigneur a rempli toute la terre (4), " est aussi interprété par quelques-uns dans le sens de quelque invisible créature qui contiendrait et animerait de son souffle toute la création visible. Mais, ici encore, je ne vois pas ce qui nous empêche d'appliquer ces paroles à
1 Rom. VIII, 16-26. — 2 I Cor. XII,11, 4. — 3 Gen.I, 2. — 4 Sag. I, 7.
l'Esprit-Saint, quand Dieu nous dit lui-même par un prophète: " Moi, je remplis le ciel et la terre (1) . " Car si Dieu remplit le ciel et la terre, ce n'est pas sans. son Esprit-Saint. Qu'y aurait-il donc d'étonnant à ce qu'on dit de l'Esprit-Saint lui-même : " Il a rempli toute la terre ? " Autre chose est qu'il remplisse en sanctifiant, comme il remplissait Étienne, de qui il est dit : " Il était rempli de l'Esprit-Saint (2), " et d'autres semblables; autre chose, dis-je, qu'il remplisse par la grâce sanctifiante, comme il remplit quelques saints ; autre chose qu'il remplisse par sa présence, pour tout voir et tout régler dans l'univers.
Ainsi je ne sais s'il est possible de démontrer d'une manière certaine par aucun texte de l'Écriture qu'il ne s'agisse pas de l'Esprit-Saint, quand il est dit simplement et sans addition l'Esprit de Dieu ou l'Esprit du Seigneur. Mais quoique ma mémoire ne me présente pas pour le moment de preuve à l'appui, je ne crois certainement pas trop m'avancer en disant que toutes les fois que les saintes Écritures parlent de l'Esprit de Dieu, soit qu'on l'entende de l'Esprit-Saint, consubstantiel au Père et au Fils, soit qu'on y veuille voir quelque créature invisible, on ne doit jamais supposer qu'il soit question d'un mauvais esprit, si le mot mauvais n'y est pas ajouté. Car, comme Dieu emploie le mauvais esprit, pour exécuter ses jugements, on lui donne aussi le nom d'esprit. de Dieu, chargé de punir les méchants et d'instruire ou d'éprouver les bons.
6. Dès lors nous ne pouvons plus nous étonner quand nous lisons que le même Saül prophétisa par l'inspiration de l'Esprit de Dieu; ensuite, que l'esprit mauvais reprit chez lui la place du bon, puis le bon la place du mauvais. Ce n'est point là une preuve d'inconstance de la part de l'Esprit-Saint, qui est immuable avec le Père et le Fils ; mais un effet de la mobilité de l'âme humaine et de la justice distributive en Dieu, qui condamne et corrige les méchants selon leurs mérites, ou prodigue aux bons les dons de sa grâce. Dira-t-on que c'est toujours chez Saül le même Esprit de Dieu, mais qu'il devient mauvais pour lui, parce qu'il n'est pas assez saint pour le recevoir? Cette interprétation ne me parait pas juste. Il est plus sûr et plus conforme à la vérité de dire que, à raison de l'inconstance de l'âme humaine, l'Esprit
1 Jér. XXIII, 24. — 2 Act. VI, 5 ; VII, 55.
de Dieu est bon et inspire pour le bien soit le don de prophétie, soit toute autre oeuvre conforme aux vues de sa Providence ; mais que le mauvais esprit inspire le mal, et est néanmoins appelé esprit de Dieu, parce qu'il sert d'instrument à la justice qui règle tout et tourne tout au bien. Et ce qui le prouve surtout c'est le texte même : " L'Esprit de Dieu se retira, et l'esprit mauvais s'empara de lui, par l'ordre du Seigneur. " On ne peut absolument admettre que le même esprit se soit retiré et emparé de Saül tout à la fois. Or dans quelques exemplaires, et notamment dans ceux qui paraissent littéralement traduits de l'hébreu, on lit : L'Esprit de Dieu, sans addition ; et on applique le surnom de mauvais è celui qui s'emparait violemment de Saül, et dont David atténuait les funestes impressions en touchant de la harpe. Il est clair que, si on n'ajoute pas l'expression mauvais, c'est parce qu'on l'a énoncée Un peu plus haut, et que, par le même, il était facile de la sous-entendre. Voici en effet ce qu'on lit dans ces exemplaires : " Toutes les fois que l'Esprit du Seigneur s'emparait de Saül, David prenait la harpe et la touchait de sa main, et Saül était soulagé, et en recevait de l'adoucissement : Car l'esprit mauvais se retirait de lui. " Ainsi donc, soit parce qu'on ne dit pas ici l'Esprit de Dieu, mais seulement l'esprit mauvais, pour éviter une répétition, soit parce qu'il était écrit plus haut : " Et les serviteurs de Saül lui diront : Voici le mauvais esprit de Dieu qui vous agite ; que notre Seigneur commande et vos serviteurs qui sont devant vous chercheront un homme sachant jouer de la harpe, afin qu'il en joue quand l’esprit mauvais du Seigneur vous aura saisi, et que vous en receviez de l'adoucissement (1) : " pour l'une ou l’autre de ces raisons, dis-je,il n'était pas besoin de répéter le mot mauvais, quand on disait: " Toutes les fois que l'esprit de Dieu s'emparait de Saül, " puisqu'on voyait clairement de quoi il s'agissait.
7. Cependant il y a une question plus grave et sur laquelle il ne faut pas passer légèrement , c'est que quand Saül, plein d'envie et égaré par la jalousie, persécutait David innocent , l'Esprit de Dieu descendait sur lui, et il cheminait et prophétisait. " Ici en effet il ne peut être question que du bon Esprit, de celui par qui les saints prophètes apprenaient l'avenir en mages et en visions; ce qui ne résulte pas
1 I Rois, XVI, 23, 15, 16.
seulement de cette parole : " Et il prophétisait; " car dans les exemplaires traduits sur l'hébreu on lit également du mauvais esprit: " Or, le jour suivant, le mauvais esprit envoyé de Dieu, s'empara de Saül et il prophétisait au milieu de sa maison (1). " Souvent encore, en d'autres endroits de l’Ecriture , le mot esprit s'entend en mauvaise comme en bonne part, et des prophètes sont appelés prophètes de Baal (2); on reproche aussi à quelques-uns de prophétiser au nom de Baal (3). Ce n'est donc pas de ces mots :
" Et il cheminait et prophétisait, " qu'il faut rigoureusement conclure que l'esprit descendu sur Saül était bon, mais de ce qu'il est dit sans addition : " L'Esprit de Dieu descendit sur lui. " Car on ne dit pas ici, comme dans l'autre passage: " Le Mauvais esprit envoyé de Dieu, " en sorte qu'il soit possible de le sous-entendre dans ce qui suit. An contraire, tout ce qui précède prouve de plus en plus que cet esprit de Dieu était bon et vraiment prophétique.
En effet, David était avec Samuël, et Saül envoya des hommes pour s'emparer de David. Or, comme Samuel était parmi les prophètes, dans l’assemblée de ceux qui prophétisaient en ce temps-là les envoyés de Saül furent saisis du même esprit et se minent à prophétiser. Ou en envoya une seconde troupe, puis une troisième, à qui il en arriva autant. Enfin Saül étant venu lui-même, " l'Esprit de Dieu fondit sur lui, et il cheminait, et il prophétisait: " Mais quand on dit que " l'Esprit de Dieu descendit sur eux et qu'eux-mêmes prophétisaient, " c'était évidemment le même esprit que celui qui était dans les prophètes, au milieu desquels ils trouvèrent Samuel (4), et nécessairement il faut admettre que cet esprit était bon. La question à discuter est donc celle-ci : comment ces hommes envoyés pour saisir David et le mener à la mort, ont-ils mérité de recevoir cet esprit ? et comment Saül qui les avait envoyés et qui venait ensuite lui-même pour chercher à répandre un sang innocent, mérita-t-il la même faveur et celle de prophétiser
8. Ici se présente le passage or l'apôtre saint Paul s'exprime avec .une si grande clarté, en montrant une voie plus excellente: " Quand je parlerais la langue des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Et quand j'aurais le don de prophétie, que je connaîtrais
I Rois, XVIII, 10. — 2 III Rois, XVIII, 19, 22, 25. — 3 Jér. II, 8. — 4 I Rois, XIX, 20-28.
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tous les mystères et toute la science; quand j'aurais toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tout mon bien, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité cela ne me sert de rien. " Evidemment l'Apôtre parle ici des dons qui sont distribués par les diverses opérations du Saint-Esprit, et dont il a dit plus haut: " Or à chacun est donnée la manifestation de l'Esprit pour l'utilité. Car à l'un est donné par l'Esprit la parole de sagesse; à un autre la parole de science, selon le même Esprit; à un autre la foi, par le même Esprit; à un autre la grâce de guérir, par le même Esprit; à un autre, la vertu d'opérer des miracles; à un autre, la prophétie; à un autre, le discernement des esprits; à un autre, le don des langues diverses. Or tous ces dons c'est le seul et même Esprit qui les opère, les distribuant à chacun comme il veut. " Il est donc clair que la prophétie est rangée parmi les dons du Saint-Esprit; et cependant l'avoir sans la charité, c'est n'être rien. D'où il faut conclure que certains hommes, bien qu'indignes de la vie éternelle et du royaume des cieux, peuvent cependant recevoir quelques dons du Saint-Esprit ; mais, parce qu'ils n'ont pas la charité, ces dons, quoique ayant une valeur par eux-mêmes, leur sont inutiles. En effet, comme nous l'avons déjà prouvé, la prophétie sans la charité ne mène point au royaume de Dieu, tandis que la charité sans la prophétie y conduit certainement. Car quand l'Apôtre, parlant des membres dit Christ, demande : " Tous sont-ils Apôtres? Tous sont-ils prophètes? " il indique clairement qu'on peut compter parmi les membres du Christ, sans avoir le don de prophétie. Mais comment y serait compté celui qui n'aurait pas la charité, sans laquelle l'homme n'est rien ? En parlant des membres qui complètent le corps du Christ, jamais l'Apôtre n'a tirait dit: Tous ont-ils la charité ? comme il a dit : " Tous sont-ils Apôtres ? Tous sont-ils prophètes? Tous opèrent-ils des miracles? Tous ont-ils la grâce de guérir (1)? " et ainsi de suite.
9. On dira peut-être qu'il est possible d'avoir la charité et d'être compté parmi les membres du Christ, sans avoir le don de prophétie, mais qu'on ne saurait avoir le don de prophétie sans la charité, puisque ce n'est rien de l'homme qui
1 Cor. XII, 7-11, 29 ; XII, 3.
a la prophétie sans la charité. A peu près comme si nous disions que ce n'est rien d'un homme qui a une âme sans intelligence; non qu'on en puisse trouver un, mais parce que s'il y en avait un ce ne serait rien. Comme s'il l'on disait aussi: Un corps qui aurait une figure sans couleur, né serait pas visible; non qu'il y ait des corps sans couleurs, mais parce que s'il y en avait on ne les verrait pas. Ce serait donc en ce sens que l'on attrait dit : Si quelqu'un a le don de prophétie et n'a pas la charité, il n'est rien; non qu'on puisse avoir le don de prophétie sans la charité, mais parce que, si cela était, le don ne servirait à rien.
Il faut donc, pour résoudre la question, montrer que quelque réprouvé a eu le don de prophétie. Or, à défaut d'autre, Saül nous en offrirait un exemple. Mais voilà Balaam, le réprouvé; car l'Ecriture ne nous laisse pas ignorer qu'il a été condamné par le jugement de. Dieu. Cependant il avait le don de prophétie; et parce que la charité lui manquait, il avait la volonté de maudire le peuple d'Israël, volonté que l'ennemi avait achetée, en le payant pour maudire. Néanmoins, saisi de l'esprit prophétique, il bénit malgré lui (1). A l'appui de ce que nous disons, nous trouvons une preuve assez frappante dans ce passage de l'Evangile : " Beaucoup diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons mangé et bu, en votre nom que nous avons prophétisé et, fait beaucoup de miracles? " Le Seigneur leur dira cependant : " Je ne vous connais pas; retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité (2). " Car nous ne pensons pas qu'ils mentiront en parlant ainsi, au ,jour du jugement où il n'y aura plus moyen de tromper; et nous ne lisons pas non, plus qu'aucun d'eux dira: Mous vous avons aimé. Ils pourront donc, quoique méchants et réprouvés, dire : " Nous avons prophétisé en votre nom, " mais ils ne pourront pas dire : Nous avons gardé fidèlement la charité, que vous nous commandiez. Car, s'ils le disaient, on ne leur répondrait point : " Je ne vous connais pas, " Puisque Jésus-Christ dit : " C'est en cela qu'on connaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres (3). "
10. L'exemple de Saül réfute donc certains hérétiques pleins d'orgueil, qui nient qu'aucun don du Saint-Esprit puise être accordé à ceux qui n'appartiennent pas à la communion des
1 Nomb. XXII-XXIV. — 2 Matt. VII, 22, 23. — 3 Jean, XIII, 35.
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Saints, nous disons, nous, que ces hommes peuvent avoir le baptême; qu'on doit le respecter en eux, quand ils entrent dans l'Eglise catholique, et non le réitérer, comme s'ils ne. l'avaient pas. Nous ajoutons que, si nous ne désapprouvons pas ce qu'ils ont réellement reçu, ainsi que nous en convenons, ils ne doivent cependant pas compter sur leur salut; mais qu'ils sont obligés aussi de reconnaître cette société fondée sur l'unité et resserrée par le lien de la charité, sans laquelle ils ne sont rien, eussent-ils d'ailleurs tout ce qu'il y a de plus saint et de plus vénérable. Ils sont même d'autant plus indignes des récompenses de la vie éternelle qu'ils ont abusé des dons qu'ils ont reçus dans cette vie passagère. Or la charité seule sait en user, et la charité supporte tout (1); c'est même pour.cela qu'elle ne scinde pas l'unité, dont elle est le lien le plus fort. Le serviteur de l'Evangile n'avait-il pas reçu un talent ? et, par talent, on n'entend pas autre chose ici qu'un don divin quelconque; mais, " on donnera à celui qui a, et, à celui qui n'a pas, même ce qu'il a, sera ôté (2). " Ce qu'on n'a pas ne saurait être enlevé; mais ce serviteur manque de quelque chose, qui lui fait mériter d'être privé de ce qu'il a :il lui manque la charité qui sait user, c'est pourquoi on lui enlèvera tout ce qu'il peut avoir, tout ce qui est inutile sans la charité.
11. Il n'est donc pas étonnant que le roi Saül ait reçu l'esprit de prophétie au moment où il fut ,sacré, et que plus tard il ait été saisi du malin esprit par l'ordre de Dieu, quand il fut réprouvé à cause de sa désobéissance et que l'Esprit du Seigneur ,se retira de lui. Si cet esprit mauvais est aussi appelé esprit du Seigneur, c'est à cause du ministère qu'il remplit; puisque le Seigneur se sert de tout; même des mauvais esprits, pour le bien, pour.la condamnation des uns, et le profit on l'épreuve des autres ; car si la méchanceté ne vient pas du Seigneur, il n'y a cependant pas de puissance qui ne vienne de Dieu (3). On appelle bien aussi sommeil du Seigneur celui qui s'était emparé des soldats de ce même Saül, quand David lui enleva sa lance et sa coupe pendant qu'il dormait (4) ; non que le Seigneur fut assoupi ou endormi, mais parce que le sommeil s'était emparé des soldats par la permission de Dieu, afin qu'on ne s'aperçut pas de la présence de David son serviteur. Il n'y a non plus rien d'étonnant à ce que Saül reçut encore
1 I Cor. XIII, 7. — 2 Matt. XXV, 29. — 3 Rom. XIII, 1. — 4 I Rois, XXVI, 12
ce même esprit de prophétie, quand il persécutait le juste et que, dans l'intention de le prendre et de le tuer, il était venu au lieu où étaient rassemblés les prophètes. Voilà qui prouve assez que personne lie doit se reposer sur un tel doit, ni se persuader qu'il en est plus agréable à Dieu,à moins qu'il n'ait la charité; puisque ce don à pu être accordé même à Saül, pour quelque dessein 'mystérieux sans doute, mais, après tout, à un homme réprouvé, jaloux, ingrat, rendant le mal pour le bien, et que la présence de l'Esprit ne put pas même corriger ni changer.
1. Maintenant voyons quel est le sens de ces paroles: " Je me repens d'avoir établi Saül roi (1). " Vous me demandez en effet, (non parce que vous ne comprenez pas la valeur de ces expressions, mais votre affection paternelle et votre bienveillante sollicitude veulent mettre mon inexpérience à l'épreuve, ) vous me demandez, comment Dieu peut se repentir de quelque chose, lui en qui la prescience est parfaite. Pour moi je trouverais ce langage indigne de Dieu, s'il était possible de parler de lui dignement. Mais sa vertu et sa divinité dépassent toujours infiniment toute parole humaine, tout ce qui compose le langage de l'homme; par conséquent quoiqu'on puisse dire de lui à la façon humaine, même quand l'expression emporte un sens peu honorable chez nous, notre faiblesse est avertie que les paroles mêmes des saintes Ecritures qui paraissent s'appliquer convenablement à Dieu, sont plutôt appropriées à l'intelligence humaine qu'aux perfections divines; qu'il faut donc s'élever au dessus d'elles dans la sérénité de l'intellect, comme toute intelligence s'élève au dessus de celles qui semblent offensantes.
2. Quel homme ne comprend pas qu'il ne peut y avoir de repentir en Dieu qui prévoit tout? Comme nous croyons que, de ces deux expressions, repentir et prescience, l'une convient à Dieu, nous disons que l'autre ne peut avoir en lui son application. Mais en se livrant à un examen plus attentif, on se demande s'il y a vraiment prescience en Dieu, et on trouve que cette expression est infiniment au dessous de la perfection infinie; on ne s'étonne plus alors que ces deux expressions, impropres au point de vue de la divinité, aient été employées par égard pour l'humanité.
1. Rois, XVI, 1.
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En effet qu'est-ce que la prescience, sinon la science de l'avenir? Et où est l'avenir pour Dieu, ni est au dessus de tous les temps ? Or si la science de Dieu embrasse toutes choses, il n'y a plus d'avenir pour lui, mais tout lui est présent; par conséquent ce n'est plus prescience, mais science qu'il, faut dire. Mais si ce qui n'est pas encore n'existe pas plus pour lui que pour les créatures qui suivent l'ordre du temps, et qu'il les connaisse seulement d'avance, s'ensuit qu'il connaît les choses futures de deux manières: d'abord par prescience comme futures, puis par science comme présentes. Le temps ajoute donc quelque chose à la science divine : proposition qui est le comble de l'erreur et de l'absurdité. Dieu ne pourrait alors connaître comme présent ce qu'il prévoit comme futur, qu'au moyen d'une double connaissance : en prévoyant les choses avant qu'elles soient, et en les voyant quand elles sont. D'ou résulterait cette erreur: que le temps ajouterait à la science de Dieu, puisqu'il connaîtrait comme présentes les choses qu'il connaissait comme futures, et qu'il ne les verrait pas avant qu'elles fussent, mais les prévenait seulement. Or si les choses prévues n'ajoutent rien à la science de Dieu quand elles arrivent, et que la prescience reste en lui comme elle était d'abord peut-on encore l'appeler prescience, puisque ce n'est plus la science des choses à venir? En effet ce qu'elle voyait dans l'avenir lui est déjà présent, et sera bientôt passé. Or il n'y a pas de prescience pour le passé ni pour le présent. Il faut donc revenir à dire que ce qui était prescience quand les choses étaient à venir, devient science quand elles sont présentes; et comme ce qui était d'abord prescience, devient ensuite science en Dieu, il y aurait en lui changement, dépendance du temps, tandis qu'étant la Vérité même et la souveraine perfection, il est immuable en tout et ne subit point le cours du temps. Nous sommes donc d'avis qu'il ne faut pas parler de prescience en Dieu, mais seulement de science. Voyons maintenant comment il sait. Ordinairement chez nous le mot science signifie que la mémoire retient ce que nous avons senti ou compris, et que - nous nous en souvenons quand cela nous plaît. S'il en était ainsi de Dieu, et que l'on pût dire : il comprend et il a compris, il sent et il a senti, ce serait supposer en lui succession de temps, et revenir indirectement à l'opinion qu'il est sujet à changement: ce qui est absolument inconciliable avec sa nature.
Mais s'il est impossible d'expliquer comment Dieu sait et prévoit, il ne l'est pas moins de dire comment il se repent. En effet bien que la science de Dieu surpasse tellement celle de l'homme qu'il soit ridicule d'établir entre elles une comparaison, on leur donne cependant à toutes deux le nom de science. Celle de l'homme est même de telle nature que l'Apôtre n'hésite pas a en dire: " La science sera détruite (1): " ce quine peut en aucune façon se dire de la science de Dieu. Ainsi la colère chez l'homme est pleine de trouble et accompagnée de souffrance morale; mais, en Dieu, cette colère dont l'Evangile nous dit : " La colère de Dieu demeure sur lui (2), " et l'Apôtre: " On y découvre la colère de Dieu éclatant du ciel contre toute impiété (3); " cette colère, dis-je, exerce la vengeance sur toute créature avec une admirable équité, sans que son éternelle tranquillité en soit troublée. La miséricorde chez l'homme suppose aussi quelque souffrance du coeur, ainsi que l'indique l'étymologie du mot latin, misericordia ; ce qui fait que l'Apôtre nous invite non-seulement à nous réjouir avec ceux qui se réjouissent, mais encore à pleurer avec ceux qui pleurent (4). Or quel homme raisonnable avancera jamais que Dieu souffre de coeur? Et cependant l'Ecriture nous dit partout qu'il est miséricordieux. De même encore chez l'homme la jalousie ne se comprend pas sans le venin de l'envie. Mais il n'en est pas ainsi chez Dieu; le mot est le même: le sens est différent.
3. Il serait long de parcourir les expressions de ce genre, ( et elles sont innombrables ) qui s'appliquent également aux choses divines et aux choses humaines, malgré l'immense distance qui les sépare. Et cependant ce n'est point là un usage inutile, puisque la connaissance des choses habituelles et d'une expérience quotidienne aide quelque peu à comprendre des vérités sublimes. En effet, si j'ôte à la science humaine son caractère changeant, la succession qui se produit dans nos pensées quand nous nous recueillons, pour voir ce que nous ne voyions pas d'abord, et que nous passons ainsi de souvenir en souvenir, ce qui fait dire à l'Apôtre que nous ne connaissons qu'en partie (5) : si, dis-je, j'ôte tout cela et que je laisse simplement subsister l'idée vivante d'une vérité certaine, immuable, qui pénètre tout d'un regard unique et éternel; si même je me contente de me l'imaginer suivant mes forces, puisque la science humaine
1 I Cor. XII1, 8. — 2 Jean, III, 36. — 3 Rom. I, 18. — 4 Ib., au, 16. — 5 Cor. XIII, 9.
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ne saurait la posséder : j'ai alors une connaissance quelconque de la science de Dieu, et ce nom de science qui signifie pour l'homme que telle ou telle chose ne lui est plus cachée, peut s'appliquer à Dieu et à lui.
Toutefois on distingue ordinairement dans l'homme la sagesse de la science, au témoignage même de l'Apôtre qui nous dit : " A l'un est donnée par l'Esprit la parole de sagesse; à un autre la parole de science, selon le même Esprit (1)." Mais, dans Dieu, ces deux choses n'en font qu'une. Ce qui probablement les distingue chez l'homme, c'est que la sagesse se rapporte à l'intelligence des choses éternelles, tandis que la science a pour objet ce que nous connaissons par l'expérience des sens. Mais quelles que soient là dessus les opinions, il faut qu'il y ait une différence: autrement l'Apôtre n'établirait pas la distinction. Or, s'il était vrai de dire que le nom de science s'applique aux connaissances acquises parles sens, il n'y aurait pas de science en Dieu. Car Dieu n'est pas, comme l'homme, composé d'un corps et d'une âme. Il est donc plus juste de dire que la science de Dieu est différente de celle de l'homme, qu'elle n'est point du même genre; comme l'idée de Dieu elle-même est bien éloignée du sens qu'on y attache dans ces paroles du Psalmiste: " Il se tient dans l'assemblée des Dieux (2). " Cependant toujours le mot science suppose que quelque chose n'est plus inconnu. De même si j'ôte à la colère de l'homme son agitation turbulente, pour lui laisser le caractère d'une vengeance pleine de fermeté, je me forme une idée quelconque de ce qu'on appelle colère en Dieu. Otez également à la miséricorde sa compassion, c'est-à-dire la douleur qu'elle ressent de la souffrance d'autrui, pour ne lui laisser que sors calme et bienveillant désir de subvenir au. malheur et de le faire disparaître, et vous aurez une connaissance telle quelle de la divine miséricorde. Ne repoussons, ne méprisons pas davantage le mot de jalousie, quand l'Ecriture l'applique à Dieu ; mais dépouillons cette passion humaine de la douleur qui consume, du trouble maladif de l'esprit; laissons-lui seulement le jugement qui ne supporte pas de voir impunément la vertu flétrie, et nous commencerons à avoir quelque idée, de la jalousie de Dieu.
4. Ainsi donc quand nous entendons Dieu dire dans l'Écriture : " Je me repens, " examinons
1 I Cor. XII, 8. — 2 Ps. LXXXI, 1.
ce que c'est que le repentir dans l'homme. Sans aucun doute nous y trouverons la volonté de changer ce qui est; mais cette volonté, chez l'homme, est accompagnée de douleur : car il se reproche à lui-même ce qu'il a fait imprudemment. Écartons donc ce point, résultat de l'infirmité et de l'ignorance humaine, laissons seulement subsister le désir qu'une chose ne soit plus comme elle était ; et notre esprit pourra alors comprendre jusqu'à un certain point comment Dieu se repent. En effet quand on dit qu'il se repent, c'est qu'il veut qu'une chose ne soit pas comme il l'avait fait être; et cependant quand elle était ainsi, c'est qu'elle devait être ainsi ; et dès qu'il ne la laisse plus être ainsi, c'est qu'elle ne doit plus être telle. Mais Dieu juge tout cela de ce jugement éternel, calme et juste, par lequel son immuable volonté règle tout ce qui est sujet à changement.
5. Cependant, parce que nous louons dans l'homme la prescience et la science;que le genre humain redoute, plutôt qu'il ne blâme la colère chez les potentats, il nous semble que de telles expressions peuvent aussi s'appliquer à Dieu.
Quant à la jalousie et au repentir, comme l'une est généralement jugée coupable, que l'autre suppose nue faute à réparer, et que p)r conséquent l'une et l'autre sont des reproches à l'adresse de l'homme, nous sommes choqués de les voir imputer à Dieu. Mais en ceci l'Ecriture sainte, qui pourvoit à tout, a principalement en vue de nous empêcher de juger de ce qui nous plait en Dieu, d'après ce qui nous plaît dans les hommes. En effet, par là même que, dans les choses qui nous déplaisent, nous n'osons pas raisonner de Dieu comme de l'homme, nous apprenons à en faire autant pour ce qui nous plaît. Car si nous ne pouvons pas dire telle ou telle chose de Dieu parce qu'elle nous déplaît dans l'homme, nous n'oserons plus l'appeler immuable, puisqu'il est dit des hommes en forme de reproche: " Il n'y a pas de changement en eux (1). " De même il y a des choses qui sont louables dans l'homme et ne le sont plus dans Dieu, comme la pudeur, par exemple, principal ornement de la jeunesse; comme la crainte de Dieu, recommandée non-seulement dans l'ancien Testament, mais aussi par l'Apôtre qui nous dit : " Achevant notre sanctification dans la crainte de Dieu (2), " laquelle ne peut exister en Dieu. De même donc que certaines choses louables dans
1 Ps. LIV, 20. — 2 II Cor. VII, 1.
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l'homme ne le sont plus dans Dieu, ainsi certaines choses semblables dans l'homme ne le sont pas dans Dieu, parce qu'on les entend d'une autre façon et dans un autre sens et que le mot seul reste le même. Aussi le même prophète Samuël à qui le Seigneur avait dit : " Je me repens d'avoir établi Saül roi, " dit lui-même à Saül : " Dieu ne ressemble pas à l'homme pour se repentir (1). " Par là il fait voir que, quand Dieu dit: " Je me repens, " il ne faut pas entendre ces expressions dans le sens humain, ainsi que nous l'avons expliqué du mieux que nous avons pu.
1. Vous demandez si l'esprit impur qui était dans la pythonisse a pu taire que Samuel apparût à Saül et s'entretint avec lui (2). Mais il est bien plus étonnant que Satan, le prince des esprits immondes, ait pu parler à Dieu, et lui demander permission de tenter Job, le plus juste des hommes (3), comme il a demandé aussi à cribler les apôtres (4). Or, là n'est pas la difficulté : car la vérité, présente partout, peut parler par l’intermédiaire de quelle créature elle veut, et à quelle créature il lui plaît, et cela ne suppose pas grand mérite en celui à qui Dieu parle : ce qu'il dit offre seul de l'intérêt. Il est bien des Innocents à qui l'empereur ne parle pas, quoiqu'il veille sur leur vie avec le plus grand soin, tandis qu'il parte à beaucoup de coupables dont il ordonne l'exécution. S'il n'y a point, là, de. difficulté, il n'y en a pas davantage à ce qu'un esprit immonde ait pu s'entretenir avec l'âme d'un saint homme: car Dieu créateur et sanctificateur est bien au-dessus de tous les saints.
Si maintenant on s'étonne que le malin esprit ait eu la permission d'évoquer l'âme d'un saint du mystérieux séjour des morts, ne doit-on pas s'étonner davantage que Satan ait transporté le Seigneur lui-même et l'ait placé sur le faite du temple (5) ? De quelque manière que ceci se soit fait, l'évocation de Samuël est également mystérieuse. Dira-t-on que Satan a obtenu plus facilement la permission de saisir le Seigneur vivant et de le placer où il lui a plu, que de faire sortir l'âme de Samuël, après sa mort, du lieu où elle était? Mais si nous ne sommes pas troublés de ce passage de l'Evangile, parce que le Seigneur a voulu et permis ce fait sans rien perdre de sa puissance ni de sa majesté, comme il s'est laissé saisir, garrotter, tourner en dérision, crucifier
1 I Rois, XV, 29. — 2 Ib. XXVIII, 7-19. — 3 Job, I, 11. — 4 Luc, XXII, 31. — 5 Matt. IV, 5
et mettre à mort parles Juifs eux-mêmes, quoique pervers, impurs et faisant les oeuvres du démon; il n'est pas déraisonnable de croire qu'en vertu de quelque secrète disposition de la volonté divine, et non par force ni pour obéir à l'ordre irrésistible d'une puissance magique, mais secrètement et pour se conformer au dessein de la Providence, qui restait cachée pour la pythonisse et pour Saül, l'âme du saint prophète ait consenti à se montrer aux yeux du prince pour lui signifier l'arrêt de Dieu. Pourquoi en effet l’âme d'un juste, évoquée par des méchants du séjour des morts, perdrait-elle sa dignité, quand les hommes de bien, même pendant leur vie, se rendent souvent près des méchants, à leur appel, remplissent près d'eux les devoirs de de la justice, traitent les maladies de leur âme, selon l'usage ou le besoin du moment, et cela, sans rien perdre de l'éclat de leur vertu ?
2. Il y aurait du reste, une solution plus facile, une explication plus simple de ce fait : ce serait de dire que l'esprit évoqué n'était point réellement celui de Samuël, mais un fantôme, une figure imaginaire formée par le démon et que L’Ecriture appelle Sain uël, parce qu'on donne ordinairement aux images le nom des êtres qu'elles représentent. C'est ainsi qu'on applique le nom de l'objet représenté aux tableaux, aux statues de métal, de bois, ou de toute autre matière propre à la sculpture ; aux êtres même imaginaires qui apparaissent dans les songes, et à peu près à tout ce qui est image. Qui hésite en effet à donner le nom d'homme au portrait. d'un homme ? Dès que nous voyons une figure représentée par le pinceau,nous lui appliquons immédiatement un nom propre; ainsi en présence;d'un tableau ou d'une galerie de portraits, nous disons :Voilà Cicéron, voici Salluste, Achille, Hector, voilà le fleuve Simoïs, voilà Rome, quand en réalité, il n'y a que des images peintes. Les Chérubins sont des puissances célestes ; cependant les statues de métal placées par ordre de Dieu et pour des vues profondes sur l'Arche du Testament, ne portent pas d'autre nom que celui de Chérubins (1). De même celui qui a un songe rie dit pas : J'ai vu l'image d'Augustin ou de Simplicien, mais: J'ai vu Augustin on Simplicien, bien que dans le moment nous ignorions ce qu'il voyait : tant il est évident que ce qu'il a vu ce ne sont pas les personnes mêmes, mais leurs
1 Ex. XXV, 18.
images. Pharaon dit qu'il a vu en songe des épis et des vaches (1), et non des images d'épis ou de vaches. Si donc il est constant que nous donnons aux images le nom des objets qu'elles représentent, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'Ecriture appelle Samuël ce qui a pu n'être qu'une image de Samuël, façonnée par celui qui se transforme lui-même en ange de lumière et ses ministres en ministres de justice (2).
3. Maintenant si l'on s'étonne que le malin esprit ait prédit la vérité à Saül, on pourra aussi s'étonner que les démons aient reconnu le Christ (3) que les Juifs ne reconnaissaient pas. Quand Dieu veut manifester la vérité à quelqu'un en ce qui regarde seulement les choses temporelles et relatives à notre humanité, et qu'il emploie pour cela des esprits de rang inférieur et réprouvés, on peut facilement et sans inconvenance admettre qu'étant juste et tout-puissant et voulant punir ceux à qui ces prédictions s'adressent, en leur faisant subir par avance le châtiment qui les menace, il accorde à dé, tels esprits par une secrète opération de sa Providence, la faculté de prévoir jusqu'à un certain point, afin qu'ils annoncent aux hommes ce qu'ils ont appris des anges. Or ils n'apprennent que dans la mesure où le permet Dieu, le maître et le régulateur suprême. C'est ainsi que dans les Actes des Apôtres un esprit de python rend témoignage à l’Apôtre saint Paul et travaille à évangéliser (4).
Cependant le mensonge se mêle à leurs paroles, et c'est moins pour éclairer que pour tromper qu'ils prédisent. C'est sans doute ainsi qu'on s'explique que l'ombre de Samuël en prédisant à Saül qu'il mourrait, ajouta : " Tu seras avec moi : " ce qui était faux. Car nous.lisons dans l'Evangile qu'une grande distance sépare les bons des méchants après la mort, puisque le Sauveur attesté qu'il y a un vaste abîme entre le riche orgueilleux subissant déjà le supplice de l'enfer, et le pauvre couvert d'ulcères qui languissait naguères à sa porte (5). Cependant si ces paroles de Samuël à Saül : " Tu seras avec moi, " indiquent non une égalité de bonheur, mais l'égalité dans la mort, puisque tous les deux, en tant qu'hommes, ont pu mourir, et qu'elles n'aient été qu'une prédiction de mort faite à un homme vivant : votre prudence comprend, ce me semble, que ces expressions peuvent s'interpréter de deux manières qui n'ont rien de contraire à la foi. Peut-être, du reste, un examen plus approfondi
1 Gen. XLI, 17-28. — 2 II Cor. XI, 14, 15. — 3 Matt. VIII, 29. — 4 Act. XVI, 17. — 6 Luc, XVI, 26.
et plus scrupuleux que ne me le permettent mes forces et mon temps, éclaircirait-il cette autre question, à savoir; si l'âme humaine, une fois hors de cette vie, peut, ou ne peut pas être évoquée par des incantations magiques et apparaître aux regards, avec des formes corporelles, de manière à être, non-seulement visible, mais,reconnaissable ; et dans le cas où cela serait possible, si l'âme d'un juste ne pourrait aussi se faire voir, non forcément et en vertu de la magie, tuais par obéissance à l'ordre mystérieux du souverain législateur. Dans le cas où cela serait reconnu impossible, on n'admettrait plus les deux explications de ce passage, mais on en rejetterait une, et l'on considérerait l'apparition de Samuël comme celle d'un fantôme fabriqué par Satan. Mais, dans l'une et l'autre hypothèse, comme la ruse de Satan et son habileté à créer des figures imaginaires prennent toutes les formes pour tromper les sens humains, procédons avec lenteur et sans préjudice de recherches plus approfondies; tant qu'il ne nous sera pas donné de trouver une explication plus satisfaisante, pensons qu'il y a eu ici quelque opération diabolique, par l'intermédiaire de cette méchante phythonisse.
Quant à la question que vous posez sur ce passage de l'Ecriture : " Le roi David entra et s'assit devant le Seigneur (1), " que peut-on voir dans ces paroles sinon que David s'assit en présence du Seigneur soit dans le lieu où était l'arche du Testament, qui rendait cette présence plus vive et plus sensible ; soit ailleurs dans l'intention de prier, ce qui ne peut se faire que sous les yeux de Dieu, c'est-à-dire dans le fond du coeur ? On peut aussi attacher tin autre sens à ces expressions "En présence du Seigneur, " signifierait sans aucun homme pour témoin. Soit donc à cause de l'arche du Testament, soit à cause de l'absence de tout témoin, soit pour exprimer que la ferveur de celui qui priait était renfermée au plus profond de son coeur, on a eu raison de dire : " Il s'assit devant le Seigneur. " S'étonnerait-on que David ait prié assis, quand on en lit autant du saint prophète Elie, lorsqu'il demanda de la pluie et l'obtint (2) ?
Ces exemples nous apprennent qu'aucune posture n'est prescrite pour prier, pourvu que l'esprit soit en présence de Dieu et maintienne son attention. En effet nous prions debout, comme on le lit dans l'Evangile : " Mais le publicain se
II Rois, VI, 18. — 2 III Rois, XVIII, 42-45.
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tenant debout dans l'éloignement (1); " et à genoux, ainsi qu'on le voit dans les Actes des Apôtres (2); et assis, comme David et Elie. Nous pouvons même prier couchés, autrement on ne lirait pas dans les psaumes : " J'arroserai mon lit chaque nuit, et je tremperai ma couche de mes larmes (3). " En effet quand quelqu'un veut prier, il choisit, selon la circonstance où il se trouve, la position la plus convenable pour exciter en lui la ferveur. Mais quand le désir de la prière vient de lui-même, sans effort, c'est-à-dire saisit l'âme subitement; lui inspire, par des gémissements inénarrables, les émotions de la piété, en quelque situation qu'on soit, il ne faut pas, pour chercher un lieu retiré, ou la facilité de se tenir debout ou prosterné, différer l'oraison. Car alors par le recueillement l'âme se crée une solitude, et souvent elle oublie dans quel lieu ou dans quelle posture cette inspiration l'a surprise.
Si on les prononçait comme on le doit, on ne s'étonnerait plus de ces paroles d'Elie : " O Seigneur, témoin des bontés de cette veuve chez qui j'habite, vous avez eu tort de faire mourir son fils. " Ce langage supposerait qu'Elie ne pensait pas que le Seigneur pût ainsi maltraiter, surtout pendant qu'il était là, la veuve qui l'avait si bien accueilli, qui avait mis à sa disposition le peu de vivres qu'elle possédait au milieu d'une extrême disette. Mais c'est comme si le prophète avait dit : " O Dieu, témoin des bontés de cette veuve, chez qui j'habite, avez-vous donc eu tort de faire mourir son fils ? " Ce qui laisse entendre que le Seigneur, connaissant le bon cœur de cette femme, témoin de sa grande piété, et à qui il avait lui-même adressé Elie, n'avait pas fait mourir son fils pour lui causer de la peine, mais en vue d'un miracle qui devait glorifier son nom et rendre son prophète illustre chez ses contemporains et dans la postérité. C'est ainsi que le Sauveur dit que la maladie de Lazare ne va. pas à la mort, mais qu'elle a lieu pour que Dieu soit glorifié en son Fils (4). On voit du reste par la suite et par la confiance même d'Elie, que l'événement n'avait pas eu lieu pour plonger son hôtesse dans le deuil, mais pour faire mieux éclater aux yeux de cette veuve la dignité de son serviteur qu'elle avait si bien accueilli. Le texte en effet continue ainsi : " Il souffla trois fois sur l'enfant, invoqua le Seigneur et dit: Seigneur mon Dieu, faites
1 Luc, XVIII, 13. — 2 Act. VII, 59; XX, 36. — 3 Ps. VI, 7. — 4 Jean, XI, 4.
que l'âme de cet enfant retourne en son corps. " Et il fut fait ainsi. " Cette prière si courte et si pleine de confiance, par laquelle Elie demande la résurrection de l'enfant, indique assez le sens de ce qu'il a dit plus haut. La mère elle-même fait voir qu'elle comprenait la mort de son fils de la même manière qu'Elie, et que le prophète avait parlé dans le sens négatif plutôt qu'affirmatif. Car, en recevant son fils ressuscité, elle dit Je reconnais maintenant que vous êtes un homme de Dieu, et que la parole du Seigneur est très vraie en votre bouche (1). "
Il y a beaucoup de passages dans les Ecritures où le défaut de prononciation produit ainsi un contre sens, comme par exemple, dans celui-ci Qui accusera les élus de Dieu? c'est Dieu qui les justifie (2). " Si la réponse est ici affirmative, elle confient une erreur pernicieuse. Il faut donc prononcer comme s'il y avait: Est-ce Dieu qui justifie ? Et sous-entendre : non certainement. Ceci, je pense, explique suffisamment les paroles d'Elie, qu'une prononciation fautive rendait obscures.
Appliquons à l'esprit de mensonge par qui Achab fut trompé (3) 1e principe que j'ai, ce me semble, exposé plus haut assez clairement, à savoir :que Dieu, tout-puissant et juste distributeur des peines et des récompenses, se sert, non-seulement des bons et des saints pour des oeuvres dignes de leur ministère, mais aussi des méchants pour des fins en rapport avec leur nature, quand ces êtres pervers désirent faire le mal conformément à leurs mauvais penchants et en obtiennent la faculté, autant que le juge bon Celui qui dispose tout avec mesure, poids et nombre (4). Or le prophète Michée a indiqué par quelle voie il avait eu connaissance de-ce qui se passait. En effet les images mêmes servent comme de paroles pour révéler aux prophètes, autant que le permet l'intelligence humaine, les choses mystérieuses, profondément cachées. Mais dire comment Dieu agit en ce cas, lui qui est présent partout et tout entier; comment les saints anges, comment ces esprits sublimes et très purs qu'il a créés, consultent sa simple, immuable et éternelle vérité, et exécutent, dans le temps et selon les nécessités de ce bas-monde, les décisions dont ils voient en lui l'éternelle équité ; comment aussi les esprits déchus, qui n'ont point été fidèles à la vérité, et qui ne peuvent plus, à raison de leur
1 III Rois, XVII, XX, 21-24. — 2 Rom. VIII, 33. — 3 III, Rois XXII, 20, 23. — 4 Sag. XI, 21
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impureté et de leur faiblesse, tristes effets de leurs convoitises et de leurs supplices, contempler en elle-même et consulter cette même vérité, attendent des signes extérieurs de la part de quelque créature pour se déterminer à agir ou à ne pas agir; comment liés et enchaînés, ils sont obligés, par la loi éternelle qui régit l'univers, d'attendre la permission de Dieu ou d'obéir à ses ordres: oui, embrasser et expliquer ces questions, serait une tâche ardue et très-longue à remplir.
Je crains même que ce que j'ai dit ne satisfasse pas votre attente et n'ait causé de l'ennui à votre gravité : vu qu'en réponse à toutes vos questions vous ne me demandiez qu'un petit traité et que je vous en ai envoyé deux, et deux très-longs, qui ne renferment peut-être même pas de solutions exactes et claires aux difficultés que vous avez proposées. Aussi sollicité-je de votre part de nombreuses et ferventes prières pour expier mes erreurs , et je vous supplie de me dire en peu de mots, mais sérieusement, votre opinion sur cet ouvrage. Quelque sévère que puisse être votre jugement, je m'y soumets, pourvu qu'il soit votre vrai jugement.
Ces deux livres ont été traduits par M. l'abbé DEVOILLE.