SERMONS DÉTACHÉS.

 

 

 

PASSAGES DÉTACHÉS DE SAINT MATTHIEU *

SERMON LI. LA DOUBLE GÉNÉALOGIE DE JÉSUS-CHRIST (1). *

SERMON LII. LA SAINTE TRINITÉ (1). *

SERMON LIII. LES BÉATITUDES (1). *

SERMON LIV. PURETÉ D'INTENTION (1). *

SERMON LV. SE DOMPTER SOI-MÊME (1). *

SERMON LVI. DE L'ORAISON DOMINICALE (1). *

SERMON LVII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1). *

SERMON LVIII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1). *

SERMON LIX.DE L'ORAISON DOMINICALE (1). *

SERMON LX. DE L'AUMÔNE (1). *

SERMON LXII. FESTINS IDOLATRIQUES (1). *

SERMON LXIII. LE SOMMEIL DE JÉSUS-CHRIST (1). *

SERMON LXIV. LE SERPENT ET LA COLOMBE (1). *

SERMON LXV. LA VIE DE L’AME (1). *

SERMON LXVI. JÉSUS-CHRIST ET SAINT JEAN (1). *

SERMON LXVII. DEUX SORTES DE CONFESSION (1). *

SERMON LXVIII. LA SAGESSE DU SIÈCLE (1). *

SERMON LXIX. LA VUE DE DIEU ET L'HUMILITÉ (1). *

SERMON LXX. DOUCEUR DU JOUG DIVIN (1). *

SERMON LXXI. DU PÉCHÉ CONTRE LE SAINT-ESPRIT (1). *

SERMON LXXII. LES BONS ARBRES (1). *

SERMON LXXIII. LE BON GRAIN ET L'IVRAIE (1). *

SERMON LXXIV. QUEL EST LE VRAI DOCTEUR DE LA LOI (1). *

SERMON LXXV. TEMPÊTE APAISÉE (1). *

SERMON LXXVI. NÉCESSITÉ DE L'HUMILITÉ *

SERMON LXXVII. LA CHANANÉENNE OU L'HUMILITÉ (1). *

SERMON LXXVIII. LA TRANSFIGURATION (1). *

SERMON LXXIX. LA TRANSFIGURATION (1). *

SERMON LXXX. DE LA PRIÈRE (1). *

SERMON LXXXI. LES SCANDALES PRÉSENTS (1). *

SERMON LXXXII. CORRECTION FRATERNELLE (1). *

SERMON LXXXIII. DU PARDON DES INJURES (1). *

SERMON LXXXIV. LES DEUX VIES (1). *

SERMON LXXXV. LES RICHES ET LES PAUVRES (1). *

SERMON LXXXVI. LE TRÉSOR CÉLESTE OU L'AUMONE (1). *

SERMON LXXXVII. LES OUVRIERS DE LA VIGNE OU LE DÉLAI DE LA CONVERSION (1). *

SERMON LXXXVIII. L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL (1). *

SERMON LXXXIX. LE FIGUIER MAUDIT (1). *

SERMON XC. Prononcé à Carthage dans la Basilique Restitute (1). LA ROBE NUPTIALE OU LA CHARITÉ (2). *

SERMON XCI. SAINTETÉ NÉCESSAIRE (1). *

SERMON XCII. JÉSUS, SEIGNEUR ET FILS DE DAVID (1). *

SERMON XCIII. LES DIX VIERGES OU LA PURETÉ D'INTENTION (1). *

SERMON XCIV. LE TALENT ENFOUI. (1). *

 

 

 

 

PASSAGES DÉTACHÉS DE SAINT MATTHIEU

 

 

SERMON LI. LA DOUBLE GÉNÉALOGIE DE JÉSUS-CHRIST (1).

ANALYSE.— Après avoir félicité ses auditeurs de ce qu'ils ont préféré au.spectacle profane le spectacle de la vérité évangélique, et après avoir plaint ceux que l'attachement aux divertissements publics retient éloignés de l'Église, saint Augustin aborde le sujet qu'il a promis de traiter le jour de Noël. Il s'agit d'expliquer pourquoi Jésus-Christ est né miraculeusement de Marie et pourquoi néanmoins sa double généalogie est la généalogie de Joseph. — I. Pour relever le courage et l'honneur du sexe qui nous a perdus, il convenait que Jésus-Christ naquit d'une femme. Comment savoir qu'il est né d'une femme? Par le témoignage de l'Église universelle et par le témoignage de l'Évangile ; car si l'on rencontre des difficultés dans l'Évangile, elles s'évanouissent bientôt quand on croit avec une hum soumission. Or l’Évangile rapporte expressément, non-seulement que le Fils de Dieu a pris chair dans la race de David et d'Abraham mais encore qu'il est né miraculeusement de la vierge Marie. En vain objecte-t-on que l'Évangile est dans l'erreur lorsqu'il rapporte le nombre des générations. Son calcul n'est pas erroné, et ce qu'il a d'étonnant figure d'une manière admirable comment le Sauveur convertissant les hommes devait être la pierre angulaire qui réunirait entre eux les Juifs et les païens devenus chrétiens. — II. Pourquoi la généalogie du Sauveur est-elle celle de Joseph et non celle de Marie? — C'est que Joseph est le père de Jésus-Christ. Ainsi l'enseigne l'Évangile à plusieurs reprises; ainsi le veut son titre véritable d'époux de Marie; ainsi l'exige la filiation adoptive. Si maintenant les Évangélistes attribuent deux pères à Joseph, c'est qu'il arrivait souvent chez les Juifs qu'un fils portait même temps le nom de son père légal et le nom de son père réel. Si d'un autre coté saint Matthieu compte les générations descendant, tandis que saisit Luc les énumère en remontant, si l'un en compte quarante et l'autre soixante dix-sept, c'est dans un but mystérieux, c'est pour faire connaître que le Fils de Dieu est descendu parmi nous pour se charger de nos péchés et qu’il est remonté vers son Père après les avoir effacés.

1. Dieu a excité l'attente de votre charité, qu'il daigne la remplir. Nous comptons, il est vrai que ce que nous allons vous adresser ne vient pas de nous mais de Lui ; nous disons cependant avec beaucoup plus de raison que l'Apôtre dans son

1. Matt. I ; Luc, III.

humilité, que " nous portons ce trésor dans vases d'argile, afin que la grandeur appartienne à la puissance de Dieu et ne vienne pas nous (1). " Je le vois, vous vous souvenez de notre engagement ; c'est en Dieu que nous l'avons contracté,

1. II Cor. IV, 7.

231

et c'est par lui que nous l'accomplissons. Nous le prions en vous promettant, et c'est lui qui nous donne de nous acquitter aujourd'hui. Votre charité n'a pas oublié que le matin de la Nativité du Seigneur, nous avons ajourné la solution de la question qui avait été proposée. C'est qu'en effet beaucoup de ceux qu'importune la parole de Dieu célébraient avec nous la solennité exigée par ce grand jour. Mais aujourd'hui il n'y a, je crois, que ceux qui désirent l'entendre, et nous ne parlons ni à des coeurs sourds ni à des âmes dégoûtées. Le désir que je vois en vous est de plus une prière en ma faveur.

Un autre motif m'encourage: le jour des jeux publics a emporté d'ici un grand nombre de malheureux, pour le salut desquels nous vous recommandons une sollicitude aussi empressée que la nôtre : priez Dieu avec ferveur pour eux, car appliqués comme ils sont- aux spectacles de la chair, ils ne connaissent point encore les doux spectacles de la vérité. Je sais et je sais avec certitude qu'à votre société appartiennent plusieurs de ceux qui nous délaissent aujourd'hui. Ils déchirent ainsi ce qu'ils ont cousu; car, les hommes changent et en bien et en mal: nous éprouvons chaque jour la joie et la tristesse de ces vicissitudes : joie, quand ils se corrigent ; tristesse, quand ils se perdent. Aussi le Seigneur n'assure pas le salut à celui qui commence : " celui qui persévèrera jusqu'à la fin, dit-il, celui-là sera sauvé (1). "

2. Mais était-il possible que Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le Fils de Dieu, qui a daigné se faire en même temps fils de l'homme, nous accordât rien de plus admirable, rien de plus magnifique, que de faire entrer dans son bercail, non-seulement les spectateurs de ces jeux frivoles, mais encore ceux qui s'y donnent en spectacle ? Car il poursuit pour les sauver ét les amis des gladiateurs et les gladiateurs eux-mêmes. Lui-même d'ailleurs n'a-t-il pas été donné en spectacle ? Apprends de quelle manière. Il a dit, il a prédit longtemps auparavant, il a annoncé, comme si la chose était déjà accomplie, il a dit expressément dans un psaume : " Ils ont creusé mes mains et mes pieds, ils ont compté tous mes os. " Voilà comment il a été donné en spectacle, ses os mêmes ont été comptés. Il exprime plus clairement encore cette idée de spectacle : " Ils m'ont regardé, dit-il, ils m'ont considéré attentivement (2). " Spectacle de

1. Matt. X, 22. — 2. Ps. XXI, 17, 18.

dérision, car on n'avait pour lui, même en ce moment, aucune bienveillance, on ne montrait que de la fureur. Ainsi voulut-il que dès l'origine ses martyrs fussent également livrés en spectacle. " Nous sommes en spectacle, dit l'Apôtre, au monde, aux anges et aux hommes (1). "

Or il y a pour cette dernière sorte de spectacles deux espèces de spectateurs; les spectateurs charnels et les spectateurs spirituels. Les spectateurs charnels regardent comme des misérables ces martyrs qui sont exposés aux bêtes, qui périssent ta tête tranchée ou consumés par la flamme ; ils les détestent, et les ont en horreur. Les autres spectateurs, comme les saints anges eux-mêmes, considèrent moins leurs chairs en lambeaux qu'ils n'admirent l'intègre vigueur de leur foi. Quel spectacle en effet pour les yeux du cœur qu'une âme montre ce que vous préférez invincible dans un corps en ruine! Ce sont ces spectacles que vous contemplez volontiers lorsqu'on en lit les actes dans l'Eglise ; car vous n'y entendriez rien si vous n'y voyiez rien; et aujourd'hui par conséquent vous ne renoncez point, aux spectacles vous montrez ceux que vous préférez.

Que Dieu donc voies accorde la grâce de rendre compte avec bonté de vos spectacles pieux, à ces amis que vous plaignez aujourd'hui d'avoir couru à l'amphithéâtre et d'avoir refusé de venir à l'église ; qu'ils commencent à mépriser ces jeux profanes dont l'amour les rend méprisables eux-mêmes, et qu'avec vous ils aiment ce Dieu dont ne peut rougir aucun de ceux qui l'aiment, car l'aimer c'est aimer l'invincible. Qu'avec vous ils aiment le Christ, le Christ qui a voulu paraître vaincu pour vaincre l'univers. Ne voyons-nous pas aujourd'hui, mes frères, qu'il l'a vaincu en effet ? Il a soumis toutes les puissances ; sans soldat superbe et avec sa croix chargée d'outrages, il a courbé les rois sous son joug ; il n'a point fait sang avec le glaive, il est resté attaché à la croix et en souffrant dans son corps il a triomphé des âmes. Ses membres s'élevaient sur le gibet et sous ce gibet il abaissait les coeurs. Et quel diamant brille avec plus d'éclat sur le diadème, que la croix du Christ sur le front des monarques? Non, en vous attachant à lui, vous n'avez jamais à rougir.

Combien reviennent de l'amphithéâtre, vaincus parce que sont vaincus ceux pour qui ils se sont pris d'une folle passion ? Ne seraient-ils pas plus vaincus encore si leurs partisans triomphaient ? Ils seraient alors livrés à une vaine joie, ils

1. I Cor. IV, 8.

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s'abandonneraient au plaisir inspiré par leur passion insensée. Aussi sont-ils défaits au moment même oit ils courent au théâtre. Combien n'y en a-t-il pas, mes frères, qui aujourd'hui ont hésité de savoir s'ils iraient là ou s'ils viendraient ici? Ceux d'entre eux qui dans ce moment de doute ont regardé le Christ et sont accourus à l'Eglise, ont triomphé,nonpas d'un homme quelconque mais du diable même, le plus méchant ennemi du genre humain. Ceux au contraire qui ont alors préféré courir au théâtre, ont été vaincus au lieu d'être vainqueurs avec les premiers. Or si ceux-ci ont vaincu, c'est en Celui quia dit: "Réjouissez" vous, car j'ai vaincu le monde (1). " Il est en effet comme le général qui s'est laissé attaquer pour former le soldat au combat.

3. Or c'est pour nous donner cette leçon que Jésus-Christ Notre-Seigneur s'est fait homme en naissant d'une femme. — L'eût-il moins donnée, s'il ne fût né de la vierge Marie, dira-t-on ? Il voulait être homme, il pouvait l'être sans avoir une mère ; le premier homme formé par lui n'en avait pas. — Voici ma réponse. Pourquoi, demandes-tu, a-t-il voulu naître d'une femme ? Et pourquoi, répliquerai-je, aurait-il refusé d'avoir une femme pour mère? Supposé que je ne puisse expliquer les motifs de son choix ; dis-moi d'abord ce qui lui défendait de naître d'une femme. N'a-t-on pas observé déjà qu'en fuyant un sein maternel il aurait comme reconnu qu'il pouvait en être souillé ? Plus il était par sa nature au dessus de toute souillure possible, moins il devait craindre de se souiller dans le sein de sa mère; de plus il a voulu en naissant d'elle, nous révéler quelques traits d'un mystère important.

Il est vrai, mes frères, et nous l'avouons, si le Seigneur avait voulu se faire homme sans naître d'une femme c'était chose facile à sa Majesté suprême. S'il a pu naître d'une femme sans le concours d'aucun homme, ne pouvait-il naître aussi sans l'intermédiaire d'aucune femme? Mais il nous a appris qu'aucun sexe, car il y en a deux dans le genre humain, ne doit désespérer. Si étant du sexe masculin, comme il devait en être, il ne s'était pas choisi une mère, les femmes tomberaient dans le désespoir au souvenir de leur premier péché, car c'est la femme qui a séduit le premier homme; elles croiraient qu'elles n'ont absolument aucun motif d'espérer au Christ. Le Christ a donc préféré pour lui le premier sexe, mais en naissant d'une femme il console les femmes et il semble

1. Jean, XVI, 33.

leur dire : Pour vous apprendre qu'aucune créature de Dieu n'est mauvaise par nature et qu'elle n'a été pervertie que par un plaisir coupable, lorsque j'ai créé l'homme au commencement du monde je l'ai créé mâle et femelle. Je ne condamne point ce due j'ai fait. Je suis homme, mais né d'une femme. Non, je ne condamne point la créature que j'ai faite, je condamne le péché que je n'ai pas fait. Que chaque sexe reconnaisse comment je l'honore ; mais aussi que chacun d'eux confesse son iniquité et espère le salut. La femme pour tromper l'homme lui a présenté une coupe empoisonnée; elle lui offrira pour le relever la coupe du salut, et la femme en devenant mère du Christ réparera la faute qu'elle a faite en séduisant l'homme. Aussi ce sont des femmes qui les premières apprirent aux Apôtres la résurrection du Seigneur. Une femme avait annonce la mort à son époux dans le paradis ; des femmes aussi ont annoncé le salut aux hommes dans l'Eglise. Les Apôtres devaient annoncer aux nations la résurrection du Christ ; ce sont des femmes qui l'ont annoncée aux Apôtres. Personne ne doit donc reprocher au Sauveur d'être né d'une femme : une telle nuisance ne pouvait le souiller, et il convenait que le Créateur honorât ce sexe.

4. Comment nous amener à croire, poursuivent-ils, que le Christ est né d'une femme? Je répondrai : Par l'Évangile, cet Évangile quia été prêché et qui l'est encore à tout l'univers. Mais ces aveugles essaient de révoquer en doute ce qui est admis par toute la terre; ils veulent communiquer leur aveuglement, et en cherchant à ébranler la certitude de ce qu'il faut croire, ils ne voient point ce qu'il faut voir.-Ne nous impose pas, s'écrient-ils, l'autorité de l'univers ; ouvrons les Écritures. Ne fais pas le populaire ; c'est la multitude séduite qui est pour toi. — La multitude séduite est avec moi? Mais cette multitude n'était-elle pas d'abord le petit nombre? Comment s'est formée cette multitude dont les accroissements ont été annoncés si longtemps d'avance? On n'a pas vu ces accroissements et on les a prédits. Eh quoi? Abraham n'était pas un petit nombre, il était seul. Remarquez-le, mes frères, Abraham était seul alors, seul dans tout le monde, seul dans tout l'univers, seul parmi tous les peuples ; néanmoins il lui fut dit: "Dans un rejeton de ta race toutes les nations seront bénies (1). " Et ce que seul alors il croyait de son unique

1. Gen. XXII, 18.

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héritier, un grand nombre le voient aujourd'hui réalisé dans la multitude de ses descendants. Il ne voyait pas et il croyait; on voit aujourd'hui et l'on conteste : ce que Dieu disait alors à un seul homme, ce que celui-ci croyait, est maintenant contesté par un petit nombre, tout réalisé qu'il est dans la multitude. Car Celui qui a fait de ses disciples des pêcheurs d'hommes, a pris dans ses réseaux tous les genres d'autorité. Faut-il ajouter foi au grand nombre ? Qu'y a-t-il de plus nombreux que l'Eglise, répandue dans tout l'univers ? Aux riches ? Combien de riches sont entrés dans son sein ! Aux pauvres? Combien de milliers d'entre eux l'on y compte ! Aux nobles ? La noblesse y est presque tout entière. Aux rois ? On les voit tous soumis au Christ. A l'éloquence, à la science, à la sagesse ? Combien d'orateurs, combien de savants, combien de philosophes du siècle entraînés dans les mailles de ces pêcheurs, retirés de l'abîme et placés sur les rivages du salut ! Tous ont les yeux fixés sur Celui qui est descendu pour guérir l'âme humaine de la grande maladie qui la dévore, de l'orgueil, et qui a choisi ce qui est faible pour confondre ce qui est fort ; ce qui est insensé pour confondre les sages, ou plutôt ceux qui le paraissent sans l'être ; ce qui est bas selon ce monde et ce qui n'est rien pour détruire ce qui est (1).

5. Dis tout ce qu'il te plaira, reprennent-ils, nous avons remarqué qu'à l'endroit même où ils vous rapportent la naissance du Christ, les Evangiles sont en contradiction ; or deux assertions contradictoires ne sauraient être également vraies. Donc après avoir montré cette contradiction, je dois rejeter ta foi ; on bien pour justifier ta foi, montre-moi l'accord des Evangiles. — Quelle contradiction me signaleras-tu? — Une contradiction manifeste et que personne ne saurait contester. — Je vous la ferai connaître sans crainte parce que vous êtes fidèles.

Remarquez, mes bien-aimés, combien est salutaire cet avertissement de l'Apôtre : " Marchez donc en Jésus-Christ notre Seigneur selon que vous l'avez reçu, enracinés en lui, édifiés sur lui et affermis dans la foi. " Nous devons en effet nous attacher fortement à lui, avec une foi simple et inébranlable; à cause de cette fidélité il nous découvrira ce qui est caché en lui, car, dit le même Apôtre, " en lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (2). " Or s'il les cache, ce n'est pas pour les refuser,

1. I Cor. 1, 27, 28. — 2. Coloss. II, 6, 7, 3.

c'est pour exciter le désir de les posséder. Telle est l'utile conséquence de ce qu'on garde sous le secret. Respectes-y ce que tu ne comprends pas encore, et respecte-le d'autant plus que plus de voiles le dérobent à tes yeux. Plus un personnage est honorable; plus sont nombreux les voiles appendus dans sa demeure. Ces voiles inspirent le respect pour ce, que l'on ne voit pas. Ils se lèvent pour ceux qui les honorent, tandis qu'on en éloigne ceux qui jettent sur eux le mépris. Aussi pour nous n'y a-t-il plus de voile depuis que nous avons passé au Christ (1).

6. Plusieurs donc nous accusent. Matthieu est-il sûrement un évangéliste, demandent-ils ? La piété sur les lèvres aussi bien que la religion dans le coeur, nous répondons avec une entière certitude : Matthieu est un Evangéliste. — As-tu foi en lui, reprennent-ils ? — Qui ne répondrait comme le fait entendre votre pieux murmure : J'ai foi en lui ? Eh bien, mes frères, si vous avez cette ferme foi, il n'est rien qui puisse vous faire rougir. Celui qui vous parle a été déçu pendant quelque temps. Tout jeune encore je voulais discuter les Ecritures avec subtilité plutôt que de les interroger avec piété, mes moeurs dépravées avaient fermé pour moi la porte de mon Maître et au lieu de frapper pour qu'elle s'ouvrit, je continuais à la fermer, car je cherchais avec orgueil ce qu'on ne peut découvrir qu'avec humilité. Ah! que vous êtes bien plus heureux aujourd'hui ! Vous apprenez avec tant de tranquillité et de sécurité, vous qui êtes encore comme des enfants dans le nid de la foi et qui recevez simplement la nourriture spirituelle ! Je me croyais capable de prendre mon essor, j'eus te malheur de quitter le nid et je tombai avant de m'élever. Pour m'épargner d'être foulé par les passants et m'arracher à la mort, la miséricorde du Seigneur m'a ramassé et replacé dans ce nid. Voici donc ce qui me tourmentait. Je vous en parle maintenant et je vous l'explique sans crainte au nom du Seigneur.

7. J'avais commencé de le dire, on nous accuse de la manière suivante. Matthieu est-il un évangéliste demande-t-on, et avez-vous foi en lui? — Nous confessons que Matthieu est un évangéliste et conséquemment nous avons confiance en lui. — Remarquez les générations du Christ, d'après Matthieu. " Livre de la généralogie de Jésus-Christ, fils de David, fils d'Abraham. " Comment est-il fils de David, comment fils d'Abraham ?

1. II Cor. III, I6.

234

On ne saurait le montrer qu'en traçant la suite des générations; car ni Abraham ni David n'étaient plus sûrement de ce monde, quand le Seigneur naquit de la vierge Marie. — Et tu le prétends fils de David, et en même temps fils d'Abraham ? Ainsi demandons à Matthieu de prouver ce qu'il dit; j'attends de lui la généalogie du Christ.

" Abraham, poursuit-il, engendra Isaac;Isaac engendra Jacob ; Jacob engendra Juda et ses frères ; Juda engendra de Thamar Pharés et Zara ; Pharés engendra Esron; Esron engendra Aram; Aram engendra Aminadab; Aminadab engendra Naasson ; Naasson engendra Salmon ; Salmon engendra Booz, de Rahab ; Booz engendra Obed, de Ruth ; Obed engendra Jessé ; Jessé engendra David, roi. "

Observez maintenant comment on va de David au Christ, qui vient d'être appelé fils d'Abraham et fils de, David : " David engendra Salomon, de celle qui fut femme d'Unie ; Salomon engendra Roboam ; Roboam engendra Abias ; Abias engendra Asa;Asa engendra Josaphat; Josaphat engendra Joram ; Joram engendra Osias; Osias engendra Joatham ; Joatham engendra Achaz ; Achaz engendra Ezéchias ; Ezéchias engendra Manassés; Manassés engendra Amon; Amon engendra Josias; Josias engendra Jéchonias et ses frères vers la transmigration de Babylone. Et après la transmigration de Babylone, Jéchonias engendra Salathiel ; Salathiel engendra Zorobabel; Zorobabel engendra Abiud ; Abiud engendra Eliachim ; Eliachim engendra Azor ; Azor engendra Sadoc; Sadoc engendra Achim ; Achim engendra Eliud ; Eliud engendra Eléazar ; Eléazar engendra Mathan ; Mathan engendra Jacob ; Jacob engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus qui est appelé le Christ. " Il suffît donc de suivre l'ordre et la série des générations pour comprendre que le Christ est en même temps fils de David et fils d'Abraham.

8. Ceci fidèlement établi, on appuie une première accusation sur les paroles suivantes de saint Matthieu. " Il y a donc en tout, d'Abraham jusqu'à David, quatorze générations; de David jusqu'à la transmigration de Babylone, quatorze générations; et de la transmigration de Babylone jusqu'au Christ, quatorze générations. " L'Évangéliste continue ensuite son récit, et. pour rapporter comment le Christ naquit de la Vierge Marie, il ajoute: " Telle était donc la généalogie du Christ. " Il a suffi en effet de parcourir la, férie de ses ancêtres pour comprendre qu'il est vraiment fils de David et fils d'Abraham.

Il faut relater maintenant comment il est né et comment il s'est révélé aux hommes; c'est sur ce récit que s'appuie notre foi quand elle nous montre que Jésus-Christ Notre-Seigneur est né du Père éternel, qu'il est coéternel lui-même à Celui qui l'a engendré avant tous les siècles, avant toute création, que tout a été fait par lui; quand de plus nous confessons également qu'il est né de la Vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit. Rappelez-vous en effet, car vous le connaissez, puisque je parle à des Catholiques, à mes frères, que telle est effectivement notre foi, celle que nous professons et publions hautement. Pour elle sont morts dans tout l'univers des milliers de martyrs.

9. Voici donc ce qu'ils veulent tourner en dérision pour ôter toute confiance aux livres évangéliques; ils prétendent que nous croyons trop légèrement ce qui suit : " Marie sa mère étant fiancée à Joseph, il se trouva qu'avant leur union elle avait conçu de l'Esprit-Saint. Mais Joseph son époux était un homme juste et ne voulait point la manifester; c'est pour" quoi il chercha à la laisser secrètement. " Etranger à cette conception, il en concluait quelle était adultère. " Il était juste, dit l'Ecriture, et ne voulait pas la manifester, " c'est-à-dire la diffamer, ainsi que portent plusieurs exemplaires. " Aussi voulut-il la laisser secrètement. " Il est époux et il se trouble; mais il est juste et il ne frappe pas. Telle est en effet la justice attribuée à cet homme, qu'il ne veut point conserver une adultère et qu'il n'ose la châtier en la diffamant. " II voulut la laisser secrètement, " est-il dit; car loin de la punir il ne voulait pas même la faire connaître.

Voyez combien sa justice était véritable! S'il voulait l'épargner, ce n'était point, un effet de la passion. En pardonnant à des épouses adultères beaucoup obéissent à l'amour charnel; ils veulent les conserver malgré leur crime pour assouvir leur honteuse convoitise. Mais le juste : Joseph ne veut point conserver sa femme; son affection n'est donc pas charnelle. Il ne veut pas non plus la punir; il a donc pour elle une vraie compassion. Que ce juste est admirable! Sans conserver l'adutère il ne lui pardonne point par affection charnelle; et toutefois il ne la châtie ni ne la fait connaître. N'a-t-il pas été bien (235) choisi pour rendre témoignage à la virginité de son épouse? Est-il étonnant que si la faiblesse humaine l'a fait chanceler, il ait été raffermi par une autorité divine?

10. Voici en effet ce .qui suit dans le récit évangélique: " Comme il s'occupait de ces pensées, un ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre avec toi Marie ton épouse; car ce qui a été engendré en elle est du Saint-Esprit. Elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus. " Pourquoi ce nom de Jésus? " Parce que, poursuit l'ange, c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (1). " Il faut ainsi entendre que le nom hébreu de Jésus signifie Sauveur, c'est l'explication même du céleste messager. En effet, comme si on lui avait demandé: Pourquoi s'appellera-t-il Jésus? Il ajoute en expliquant le sens de ce mot : " Parce que c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. " Notre foi pieuse, notre inébranlable conviction est donc que le Christ est né de la Vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit.

11. Et qu'objectent nos adversaires? — Si je découvre une erreur dans ce récit, tu ne saurais l'admettre avec certitude dans son intégrité. — Montre-m'en une, voyons. — Je compte les générations. — C'est à cela en effet que nous invitent, que nous entraînent nos adversaires par leurs accusations. Mais si -nous vivons dans la piété, si nous croyons au Christ, si nous ne cherchons point à sortir prématurément du nid, leurs efforts aboutissent à nous faire mieux connaître les mystères.

Que votre sainteté remarque ici de quelle utilité sont pour nous les hérétiques; j'entends de quelle utilité selon Dieu, qui tire le bien du mal même. Pour eux ils recevront ce que mérite leur volonté perverse, ils ne seront pas récompensés du bien que Dieu sait tirer de leurs actes. Citons Judas, quels heureux résultats Dieu a su faire découler de sa conduite ! les nations doivent leur salut à la passion du Sauveur; mais le Sauveur ne doit-il pas sa passion à la trahison de Judas? Dieu a donc sauvé les peuples par la passion de son Fils et il punit Judas de son crime. C'est ainsi qu'en se contentant de la simplicité de la foi, nul ne pénétrerait les mystères de l'Ecriture; et comme nul ne s'occuperait de les pénétrer s'il n'y était poussé par les accusateurs, on ne les éclaircirait point. Devant les calomnies

1. Matt. I, 1-21.

des hérétiques, les faibles se troublent ; en se troublant ils cherchent, et en cherchant ils font comme ces petits enfants qui frappent de la tête le sein de leur mère pour en faire couler autant de lait qu'il leur en faut. Les faibles une fois troublés cherchent donc; et ceux qui connaissent, ceux gui ont approfondi parce qu'ils ont médité et que Dieu a ouvert à leur persévérance, leur exposent à leur tour la vérité découverte par eux. Il est donc incontestable qu'en cherchant par leurs accusations à entraîner dans l'erreur, ces hérétiques servent à faire briller la vérité. On la chercherait avec plus de négligence, si elle ne rencontrait des ennemis menteurs. " Il faut, est-il écrit, qu'il y ait des hérésies. " Et comme si nous en demandions la raison : " Afin que l'on connaisse ceux qui sont éprouvés parmi vous, " continue aussitôt l'écrivain sacré (1).

12. Qu'objectent enfin nos adversaires ? — Matthieu résume le nombre des générations ; d'Abraham à David il en compte quatorze; quatorze depuis David jusqu'à la transmigration de Babylone; et depuis la transmigration de Babylone, jusqu'au Christ, quatorze encore. Multiplie quatorze par trois, tu obtiens quarante-deux. Pour eux, en additionnant ces générations, ils n'en trouvent que quarante-et-une, ce qui provoque leurs accusations, leurs dérisions et leurs insultes.

Mais pourquoi l'Evangile affirme-t-il qu'il y a trois fois quatorze générations, tandis qu'en les prenant toutes l'une après l'autre on en obtient, non pas quarante-deux, mais quarante-et-une? C'est assurément un profond mystère. Et nous sommes heureux, nous remercions le Seigneur de nous faire découvrir, à l'occasion des outrages lancés contre nous, une vérité d'autant plus agréable à saisir qu'elle était plus profondément ensevelie dans l'ombre. Nous le disions en commençant, nous donnons ici un spectacle tout spirituel.

D'Abraham à David, il y a donc quatorze générations. On reprend ensuite à Salomon, fils de David, et de Salomon on va jusqu'à Jéchonias, sous qui eut lieu la transmigration de Babylone. Or en comprenant Salomon, le chef de cette série et Jéchonias qui en est le terme, on compte encore quatorze générations. Pour la troisième série, elle commence à ce même Jéchonias.

13. Que votre sainteté goûte ici un mystère

1. I Cor. XL. 19.

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plein de douceur. Je vous avoue que mon coeur y trouve d'ineffables délices, et j'aime à croire que vous direz comme moi lorsque je vous aurai exposé et fait goûter ma pensée. Ecoutez donc.

De Jéchonias qui ouvre la troisième série, jusqu'à Jésus-Christ Notre-Seigneur, il y a quatorze générations; ainsi Jéchonias est compté deux fois, une fois pour fermer la deuxième série et une autre fois pour ouvrir la troisième. Pourquoi, demandera-t-on, Jéchonias est-il compté deux fois ? Rien n'arrivait chez le peuple d'Israël qui ne fût un mystère de l'avenir. La raison ne défend pas de compter deux fois Jéchonias. Voici la limite qui sépare deux propriétés, une pierre ou une cloison quelconque : chaque propriétaire ne part-il pas de cette borne quand il s'agit de mesurer?

Pourquoi néanmoins ne comptons-nous pas de la même manière les deux précédentes séries; la première, qui comprend quatorze générations depuis Abraham jusqu'à David, et la deuxième qui en comprend quatorze aussi, non pas depuis David inclusivement, mais depuis Salomon? Il en faut donner le motif : c'est ici le profond mystère. Que votre sainteté nous prête toute son attention.

La transmigration de Babylone eut lieu, lorsque le roi Jéchonias succéda à son père qui venait de mourir. La couronne fut enlevée à ce prince et un autre prit sa place; ce fut néanmoins de son vivant que le peuple de Dieu émigra parmi les gentils. On ne cite de Jéchonias aucune faute qui ait pu le faire détrôner, on parle plutôt des crimes de ses successeurs. Arrive donc la captivité, on va à Babylone. Les impies seuls n'en prennent pas la route, des saints mêmes vont avec eux en captivité et l'on y voit le prophète Ezéchiel, l'on y voit Daniel et ces trois enfants qu'illustrèrent les flammes de la fournaise. Tous suivaient les conseils du prophète Jérémie.

14. N'oubliez pas que Jéchonias fut réprouvé innocemment, qu'if cessa de régner et passa parmi les gentils à l'époque où eut lieu la transmigration de Babylone : voyez ici une image anticipée de ce qui devait arriver à Jésus-Christ Notre-Seigneur. Les Juifs ne voulurent plus que Notre-Seigneur Jésus-Christ régnât sur eux, et pourtant ils n'avaient trouvé en lui aucune faute. Il fut rejeté dans sa personne, rejeté dans la personne de ses serviteurs, qui passèrent alors à Babylone, c'est-à-dire parmi les gentils. Le prophète Jérémie commandait de la part de Dieu d'aller à Babylone, et les prophètes qui s'y opposaient étaient par lui traités de faux-prophètes. Vous qui lisez les Ecritures, vous savez que nous n'inventons pas ; ceux qui ne les lisent pas doivent nous croire. Jérémie donc faisait au nom du Seigneur des menaces à qui refusait d'aller à Babylone, et il promettait à ceux qui y allaient, le repos et l'espèce de bonheur que procurent la plantation des vignes, la culture des arbres et l'abondance des récoltes (1). Et comment en réalité et non plus en figure, le peuple d'Israël passât-il à Babylone? Mais d'où étaient les Apôtres? N'étaient-ils pas des Juifs? D'où était Paul lui-même ? " Je suis Israëlite, dit-il, de la race " d'Abraham, de la tribu de Benjamin (2). " Beaucoup de Juifs crurent donc en Jésus-Christ. Parmi eux furent choisis les Apôtres ; de leur nombre se trouvaient ces cinq cents frères et plus, qui méritèrent de voir le Seigneur après sa résurrection (3) ; parmi eux comptaient encore ces cent vingt disciples que le Saint-Esprit trouva assemblés dans une même demeure lorsqu'il descendit du ciel (4). Et lorsque les Juifs repoussèrent ensuite la prédication de la vérité, que leur dit l'Apôtre dans les Actes des Apôtres? " Nous étions envoyés vers vous; mais puisque vous rejetez la parole de Dieu, nous nous tournons à l'instant vers les gentils (5). " Ainsi se fit spirituellement, à l'époque de l'incarnation du Seigneur, la transmigration de Babylone figurée au temps de Jérémie.

Mais que disait des Babylonients Jérémie aux émigrants ? " Leur paix fera votre paix (6). " Et lorsque sous la conduite du Christ et des Apôtres Israël allait aussi à Babylone, en d'autres termes, lorsque l'Evangile passait aux gentils, que dit l'Apôtre comme pour interpréter Jérémie ? " Je demande avant tout qu'on fasse des prières, des demandes, des supplications, des actions de grâces, pour tous les hommes, pour les rois et tous ceux qui sont en dignité, afin que nous menions une vie paisible et tranquille, avec toute piété et chasteté (7). " Les princes n'étaient pas encore chrétiens et. il priait pour eux. Les prières d'Israël furent exaucées à Babylone. Les prières de l'Eglise ont été également exaucées; et les princes sont devenus chrétiens, et vous voyez l'accomplissement de cette prophétie figurative : " Leur paix fera votre paix. " Ils ont

1. Jérém. XXVII. — 2. Rom. XI, 1. — 3. I Cor. X, 6. — 4. Act. I, 15; II , 14. — 5. Act. XIII, 46. — 6. Jérém. XXIX, 7. — 7. I Tim, II, 1, 2.

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reçu effectivement la paix du Christ et ils ont cessé de persécuter les chrétiens. Aussi a-t-on

bâti des Églises à la faveur de cette paix, établi et cultivé de nouveaux peuples dans le champ de Dieu, et toutes les nations s'enrichissent par la foi, par l'espérance et par la charité qu'inspire le Christ.

15. La transmigration de Babylone eut lieu sous Jéchonias, à qui on ne permit plus de régner sur les Juifs : c'était un emblème du Christ dont les Juifs ne voulurent plus pour leur roi. Israël passa parmi les gentils, les prédicateurs de l'Evangile se tournèrent aussi vers les peuples païens. Est-il alors étonnant que l'on compte deux fois le nom de Jéchonias? Jéchonias figurait le Christ passant des Juifs aux gentils. Mais ainsi placé entre les. Juifs et les gentils, qu'est-ce que le Christ? N'est-il pas cette célèbre pierre angulaire ? Considère l'angle d'une maison : cet angle ne termine-t-il pas un mur pour en commencer un autre? On comprend également la pierre angulaire dans la mesure de l'un et de l'autre mur ; il unit les deux murs et on le compte deux fois. En figurant le Seigneur, Jéchonias le figurait donc comme pierre angulaire. Et de ni même qu'on ne laissa point ce prince régner sur les Juifs, et qu'il alla à Babylone ; ainsi " après avoir été rejeté parles architectes " le Christ " est devenu la pierre angulaire (1), " l'Evangile a été annoncé aux gentils.

Ne crains donc pas de compter deux fois cette première pierre angulaire; tu obtiendras le total de l'écrivain sacré, tu compteras jusqu'à trois fois les quatorze générations, sans néanmoins parvenir à la somme de quarante-deux, mais à la somme de quarante-et-une. Quand on compte des pierres placées en ligne droite, on ne copte chacune d'elles qu'une seule fois; mais si la ligne se brise pour former un angle, il faut compter deux fois la pierre qui forme cet angle; cette pierre appartient réellement et au mur qui se termine à elle et à celui qui par elle commence. Ainsi en est-il des générations évangéliques. Tant qu'on reste chez le peuple juif, on compte en ligne droite les quatorze; mais lorsqu'on.brise la ligne pour tourner du côté de Babylone, Jéchonias devient comme une pierre angulaire, et comme figure d'une autre pierre angulaire infiniment vénérable, il faut le compter deux fois.

16. Voici une autre de leurs accusations : c'est

1. Ps. CVII, 22.

qu'on compte , disent-ils, les générations du Christ par Joseph, et non par Marie. Je prie votre sainteté de se rendre encore un peu attentive. On ne devait pas, disent-ils donc, compter ainsi par Joseph. — Et pourquoi ne devait-on pas compter par Joseph? Joseph n'était-il pas l'époux de Marie ? — Non, répondent-ils. — Qui ose dire non, quand, appuyée sur l'autorité d'un ange, l'Ecriture enseigne le contraire ? " Ne crains pas, dit-elle, de prendre Marie pour " ton épouse ; car ce qui a été engendré en elle " vient du Saint-Esprit. " A Joseph encore elle commande de donner le nom à l'enfant, quoiqu'il ne soit pas né de lui. " Elle l'enfantera un fils et " tu lui donneras le nom de Jésus. " Ainsi tout en s'attachant à montrer que le saint Enfant n'est pas né de Joseph, tout en répondant, aux inquiétudes de Joseph, qu'il " vient du Saint" Esprit, " la même Ecriture ne lui ôte pas l'autorité paternelle, puisqu'elle lui commande de donner le nom à l'Enfant. Bien sûre enfin qu'elle ne lui doit pas la conception du Christ, la Vierge Marie le nomme père de son fils.

17. Observez dans quelles circonstances. Notre-Seigneur était âgé de douze ans, de douze ans comme homme; car en tant que Dieu il est au dessus et en dehors de tous les temps; et il resta séparé d'eux dans le temple, discutant avec les docteurs qui admiraient sa doctrine. Au sortir de Jérusalem ses parents le cherchèrent dans leur compagnie, c'est-à-dire parmi ceux qui marchaient avec eux ; et ne le trouvant point, ils rentrèrent tout alarmés dans Jérusalem, et le trouvèrent discutant dans le temple avec les anciens, quoiqu'il ne fût, comme j'ai dit, âgé que de douze ans. Qui pourrait néanmoins s'en étonner? Le Verbe de Dieu ne garde jamais le silence, quoiqu'on ne l'entende pas toujours. On le découvre donc dans le temple et sa mère lui dit : " Pourquoi avez-vous agi de la sorte envers nous? Votre père et moi nous vous "cherchions dans l'affliction. — Ignoriez-vous, reprit-il, que je dois être occupé des intérêts de mon Père (1) ? " Il répondit ainsi comme étant le Fils de Dieu et dans le temple de Dieu. Ce temple en effet n'était par le temple de Joseph, mais le temple de Dieu.

Donc, objectera quelqu'un, il ne dit point qu'il était le fils de Joseph. — Ecoutez avec un peu plus de patience; mes frères, car nous avons peu de temps et il faut achever ce discours. Marie

1. Luc, II, 42, 49.

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ayant dit : " Votre père et moi nous vous cherchions dans l'affliction, " il répliqua : " Ignoriez-vous que je dois être occupé des affaires de mon Père ? " Il ne voulait pas laisser croire que tout en étant leur fils il n'était pas en même temps le Fils de Dieu; car il est et il est toujours le Fils de Dieu, créateur de ses parents mêmes. Mais fils de l'homme dans le temps et né miraculeusement d'une vierge, il avait néanmoins un père et une mère. Comment le prouver ? Marie l'a déjà dit: " Votre père et moi nous vous cherchions dans l'affliction. "

18. En vue surtout de l'instruction des femmes, de nos sueurs, ne passons point sous silence, mes frères, cette sainte modestie de la Vierge Marie. Elle avait donné le jour au Christ, un ange était venu vers elle et lui avait dit : " Tu vas concevoir dans ton sein et tu enfanteras un fils. Il sera grand et sera appelé le Fils du Très-Haut (1). " Elle avait mérité de donner le jour au Fils du Très-Haut, et elle était si humble! Même en se nommant elle ne se préférait pas à son mari, elle ne disait pas : moi et votre père, mais : " votre père et moi. " Elle ne considère point sa dignité de mère, mais l'ordre du mariage. Ah! Jésus-Christ est trop humble pour avoir enseigné l'orgueil à sa mère. " Votre père et moi nous vous cherchions dans les larmes. — Votre père, et moi " ensuite; car l'homme est le chef de la femme (2). Combien moins doivent s'enorgueillir les autres femmes! Si ce nom a été donné à Marie, ce n'est point qu'elle ait perdu sa virginité, c'est pour suivre l'usage de sa nation. L'Apôtre a dit de Jésus-Christ Notre-Seigneur qu' " il est né d'une femme (3); " mais sans se mettre en contradiction avec notre foi, qui professe hautement qu'il est né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, car elle conçut Vierge, Vierge elle enfanta et elle demeura Vierge. La langue hébraïque, en effet, donne le nom de femme à toutes les personnes du sexe. En voici une preuve manifeste; c'est que la première femme, tirée par Dieu du côté d'Adam, portait ce nom avant de s'unir avec l'homme, ce qui n'arriva qu'après leur expulsion du paradis. L'Ecriture dit expressément : " Dieu en forma la femme (4). "

19. Ainsi donc, lorsqu'en répondant : " Je devais m'occuper des affaires de mon Père, " Jésus-Christ Notre-Seigneur indique que Dieu est son Père, il ne nie pas que Joseph le soit aussi.

1. Luc, I, 31, 32. — 2. Ephée. V, 23. — 3. Galat. IV, 4. — 4. Gen. II, 22.

Où en est la preuve ? Dans l'Écriture quand elle dit : " Et il leur répondit : Ignoriez-vous que je dois m'occuper des affaires de mon Père ? Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait; puis étant descendu avec eux il vint à Nazareth et il leur était soumis (1). " Il n'est pas écrit : Il était soumis à sa mère, ni : il lui était soumis ; mais " Il leur était soumis. " A qui ? N'est-ce pas à ses parents ? C'est à ses deux parents qu'il se soumettait avec la même condescendance qui le rendait fils de l'homme.

Nous venons de transmettre des règles de vie aux femmes; c'est maintenant au tour des.enfants d'en recevoir. Qu'ils apprennent donc à obéir à leurs parents, à leur être soumis. L'univers est soumis au Christ, et le Christ est soumis à ses parents !

20. Vous voyez donc, mes frères, qu'en disant " Il faut que je m'occupe des intérêts de mon Père; " il ne prétend pas dire: Vous n'êtes pas mes parents. Ils étaient ses parents dans le temps, son Père est son Père dans l'éternité. Eux sont les parents du Fils de l'homme ; le Père est le Père de son Verbe, de sa Sagesse et de cette Vertu suprême par laquelle il a tout formé. Si par elle il a tout formé, car elle atteint d'une extrémité à l'autre avec force et dispose tout avec douceur (2); " par le Fils de l'homme ont été formés aussi ces parents auxquels il devait plus tard se soumettre comme Fils de Dieu.

L'Apôtre le nomme fils de David : " Il lui est né, dit-il, de la race de David, selon la chair (3). " Le Sauveur néanmoins propose aux Juifs une question que l'Apôtre résout dans ces mêmes paroles. Si après ces mots : " Il lui est né de la race de David, " il ajoute : " selon la chair, " c'est pour faire entendre que selon sa divinité fi n'est pas fils de David, mais Fils de Dieu et Seigneur de David. Aussi en faisant ailleurs l'éloge de la race juive : " De leurs pères, dit le même Apôtre, est né selon la chair le Christ qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans tous les siècles (4). — Selon la chair; " par là il est fils de David; " au dessus de toutes choses, Dieu béni dans tous les siècles, " il est par là le Seigneur de David.

Le Seigneur demanda donc aux Juifs : "De qui dites-vous que le Christ est fils ? — De David, répondirent-ils. " Ils le savaient pour l'avoir saisi facilement dans les écrits des Prophètes. Et Jésus était réellement le fils de David,

1. Luc, II, 49-51. — 2. Sag. VIII, 1. — 3. Rom. I, 3. — 4. Ib. IX, 6.

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mais selon la chair qu'il devait à la Vierge Marie, l'épouse de Joseph. Après les avoir entendus répondre que le Christ est fils de David, le Sauveur ajouta : " Comment donc David l'appelle-t-il, en esprit, son Seigneur lorsqu'il dit: Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette vos ennemis sous vos pieds ? Et si David l'appelle, en esprit, son Seigneur, comment est-il son fils ? " Mais les Juifs ne purent répondre (1).

Voilà ce que nous lisons dans l'Évangile. En se disant fils de David, il ne voulut pas leur laisser ignorer qu’il était en même temps le Seigneur de ce prince. Ils reconnaissaient au Christ une origine temporelle, ils ne connaissaient pas son éternité. Ainsi pour leur enseigner sa divinité, il soulève une question relative à son humanité. C'est comme s'il eût dit : Vous savez que le Christ est fils de David ; expliquez-moi comment il est aussi son Seigneur. Et pour les empêcher de répondre : Il n'est pas le Seigneur de David, il en appela au témoignage de David même. Et que dit David ? Il dit la vérité, car voici ce qu'on lit dans un de ses psaumes : " Je placerai sur ton trône, lui dit l'Éternel, un fils qui naîtra de toi (2). " Voilà bien le Christ fils de David. Et comment est-il aussi son Seigneur ? " Le Seigneur, déclare David, a dit à mon Seigneur : Asseyez-vous à ma droite (3). "

Pourquoi vous étonner que David ait son fils pour Seigneur quand vous voyez Marie devenue mère de son Dieu ? Il est le Seigneur de David, parce qu'il est Dieu ; son Seigneur, car il est le Seigneur de tous ; et son fils, car il est fils de l'homme. Il est à la fois son Seigneur et son fils; son Seigneur, car " ayant la nature de Dieu, il n'a pas cru usurper en s'égalant à Dieu; " et son fils, car " il s'est anéanti lui-même en prenant la nature de serviteur (4). "

21. Ainsi donc, pour ne s'être pas uni à la mère du Seigneur, Joseph n'en demeure pas moins son père. Est-ce la passion, n'est-ce pas plutôt l'amour conjugal qui constitue l'épouse ? Je prie votre Sainteté de s'appliquer.

Un Apôtre du Christ devait dire bientôt dans l'Église : " Il faut que ceux mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant point (5). " Et nous savons qu'un grand nombre, de nos frères, pour porter des fruits de, grâce, s'abstiennent au nom du Christ et d'un mutuel consentement, de tout contact charnel, sans renoncer

1. Matt. XXII, 42-46. — 2. Ps. CXXXI, 11. — 3. Ps. CIX, 1.— 4. Philip. II, 6, 7. — 5. I Cor. VII, 29.

toutefois a la charité conjugale. Plus ils répriment la concupiscence et plus s'accroît leur amitié. Cessent-ils d'être époux en vivant ainsi, en ne demandant rien à la chair, en n'exigeant pas ce que pourrait réclamer la concupiscence ? La femme alors n'en est pas moins soumise à son mari, car ainsi le veut l'ordre même ; elle lui est même d'autant plus soumise qu'elle est plus chaste ; le mari de son côté a pour son épouse un amour véritable, un amour plein de respect de pureté, comme il est écrit (1) ; et il voit en elle une cohéritière de la grâce, et il l'aime " comme le Christ a aimé l'Église (2). " Si donc il y a union matrimoniale, si cette union n'est pas détruite parce qu'on s'abstient de ce qui peut se faire, quoique illicitement, en dehors du mariage; et plaise à Dieu que tous soient capables de ce genre de vie, mais il est au dessus des forces d'un grand nombre; pourquoi séparer ceux qui peuvent vivre ainsi ? Pourquoi nier qu'il n'y a ni mari ni femme, quand il n'y a point mélange charnel, mais étroite union des coeurs ?

22. Comprenez par là ce que pense l'Écriture de nos pieux ancêtres qui ne cherchaient dans le mariage que la génération d'une postérité. Conformément aux usages de l'époque où ils vivaient et de la nation dont ils faisaient partie, ils possédaient même plusieurs épouses: mais ils étaient si chastes que jamais ils ne s'en approchaient qu'en vue des enfants ; ils avaient pour elles un respect véritable. D'ailleurs, demander à une femme au delà de ce qu'exige ce besoin de la génération, c'est violer le contrat même du mariage. On lit ce contrat, on le lit en présence de tous les témoins, on y lit cette clause : pour engendrer des enfants ; voilà ce qui fait l'essence de ce qu'on appelle l'acte matrimonial. Eh ! si ce n'était dans ce but qu'on donne et qu'on accepte une épouse, quel père oserait livrer sa fille à la passion d'autrui ? Afin donc d'ôter toute honte aux parents, afin de leur rappeler qu'ils deviennent beaux-pères et non chefs de prostitution, on lit le contrat au moment où ils donnent leur fille. Et qu'y lit-on ? Pour la génération des enfants. Le front du père à ces mots s'éclaircit et devient serein. Et le front de celui qui reçoit cette femme ? Ah ! qu'il rougisse de la prendre pour un autre motif, puisque le père rougit de la lui remettre dans un autre dessein !

Si cependant, nous avons déjà dit cela quelque part, ils ne peuvent se restreindre à cette juste limite,

1. Thess. IV, 4. — 2. Ephès. V, 25.

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qu'ils exigent ce qui leur est dû; mais uniquement de ceux qui leur doivent ; que l'homme et la femme se soulagent ensemble dans leur faiblesse sans s'adresser à autrui, ce qui serait un adultère, comme l'indique l'étymologie même de ce mot. Adulterium, quasi ad alterum. S'ils passent les bornes du contract matrimonial, qu'ils ne franchissent par les limites du lit nuptial. N'y a-t-il pas péché à exiger au delà de ce qu'exige la procréation des enfants ? C'est un péché, mais véniel. C'est l'expression même l'Apôtre : " Je parle ainsi par condescendance, secundum veniam ; " dit-il sur ce sujet. " Ne vous refusez point l'un à l'autre ce devoir, si ce n'est, de concert pour un temps, afin de vaquer à la prière, et revenez ensuite comme vous étiez, de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence. " Que signifie ce langage de S. Paul ? Il veut dire : Ne vous chargez pas au dessus de vos forces ; vous pourriez, en vous abstenant l'un de l'autre, tomber dans l'adultère; Satan pourrait " vous tenter à cause de votre incontinence. " Néanmoins, comme autre chose est de donner un ordre à la vertu ou fine permission à la faiblesse, l'Apôtre ne veut point paraître commander ce qu'il permet seulement; c'est pourquoi il ajoute aussitôt: " Je parle ainsi par condescendance, secundum veniam, et non par commandement; car je voudrais que tous les hommes fussent comme moi (1): " en d'autres termes: je ne vous commande pas de le faire, je vous pardonne si vous le faites.

23. Maintenant, mes frères, soyez attentifs à cette conséquence. Il est de grands hommes qui ne prennent d'épouse que dans l'intention d'en avoir des enfants; tels furent les patriarches, nous pouvons en donner des preuves nombreuses et les livres sacrés l'attestent hautement, sans laisser le moindre doute. Si donc ces hommes qui ne prennent d'épouse que dans l'intention d'en avoir des enfants, pouvaient atteindre ce but sans recourir à l'union des sexes, avec quelle ineffable joie ils accueilleraient cette faveur ! avec quel immense plaisir ils la recevraient !

Deux sortes d'oeuvres charnelles maintiennent l'existence du genre humain; les hommes saints et prudents s'y prêtent par devoir; les imprudents s'y laissent entraîner par passion : ces deux motifs en effet sont bien différents l'un de l'autre. Quelles sont ces deux sortes d'oeuvres ? La première nous concerne directement, elle consiste

1. I Cor. VII, 5-7.

à prendre des aliments, ce qui ne peut se faire sans quelque délectation charnelle ; à manger et à boire, sans quoi il faut mourir. Le manger et le boire sont ainsi le premier soutien de la nature humaine, mais de la nature humaine considérée dans les hommes actuellement existants; car ce moyen ne pourvoit pas à la perpétuité de l'espèce, il y faut l'union conjugale. Pour entretenir l'existence du genre humain, il est d'abord nécessaire que les hommes vivent. Mais quelques soins que l'on donné au corps, il ne saurait exister toujours, il est donc indispensable que les naissances fassent contrepoids aux décès. Le genre humain, comme on l'a écrit, ressemble aux feuilles d'un arbre, mais d'un arbre toujours vert, tels que l'olivier, le laurier, d'autres encore. Ces arbres ne sont jamais dépouillés, mais ils n'ont pas constamment les mêmes feuilles, ils en perdent et en produisent (1) ; celles qui naissent remplacent celles qui tombent, et quoiqu'il en tombe toute l'année, l'arbre toute l'année en est couvert. Ainsi dans le genre humain les décès sont compensés par les naissances, et l'humanité se maintient ainsi tout entière. Comme toujours on voit des feuilles sur certains arbres, ainsi-la terre parait toujours peuplée : et s'il n’y avait que des trépas sans naissances, elle ressemblerait aux arbres qui perdent toutes leurs feuilles.

24. Ces deux moyens, dont nous venons de parler assez longuement, étant indispensables à la conservation du genre humain, l'homme sage, prudent et fidèle se prête par devoir à l'un et à l'autre, il ne s'y laisse point aller par passion. Combien hélas ! se jettent avec voracité à manger et à boire, faisant en cela consister toute la vie, comme s'ils ne vivaient que pour cela ! Parce qu'il faut manger pour vivre, ils s'imaginent vivre pour manger. Ils sont condamnables aux yeux de tout homme sage, aux yeux surtout des divines Écritures. Hommes de chair et de vin, gloutons " qui font leur Dieu de leur ventre (2), " ils vont à table pour satisfaire leur convoitise et, non pour réparer leurs forces. Aussi tombent-ils sur les aliments et sur les boissons. Ceux au contraire qui se prêtent alors à l'accomplissement d'un devoir, ne vivent pas pour manger, mais ils mangent pour vivre. Ce sont des hommes prudents, et tempérants, et si on leur offrait de vivre sans boire et sans manger, avec quelle joie ils accueilleraient le bonheur de n'être plus obligés de se prêter à des actes où ils n'ont pas

1. Eccli. XIV, 18-19. — 2. Philip.III, 19.

241

l'habitude de se jeter ! Toujours élevés jusqu'à Dieu, ils ne seraient point obligés de descendre

pour réparer les forces épuisées de leur corps. Dans quels sentiments pensez-vous que le saint prophète Élie reçut le verre d'eau et le petit pain qui devaient suffire à le nourrir durant l'espace de quarante jours (1)? Avec une grande ; joie, sans aucun doute, car il mangeait et buvait par devoir et non par passion. Essaie, si tu le peux, d'accorder la même faveur à cet homme qui semblable au troupeau de l'étable, place toute sa béatitude et sa félicité dans le plaisir de la bouche. Il repousse cette faveur, il la déteste et la regarde comme un châtiment.

Ainsi en est-il du devoir conjugal : les voluptueux ne contractent mariage que pour assouvir 1curspassions ; combien de fois même leur en conte-t-il de se contenter de leurs épouses! Ah! s'ils ne peuvent ou ne veulent se dominer, puissent-ils ne point franchir les bornes, celles même jusqu'où peut aller la faiblesse ! Dis à un homme semblable : Pourquoi t'unir à une femme ? Peut-être répondra-t-il en rougissant que c'est pour en obtenir des enfants. Mais si un homme qu'il croit absolument sur parole, ajoutait: Dieu peut t'accorder et il t'accordera certainement des enfants sans que tu accomplisses l'acte conjugal, on verrait aussitôt, il avouerait même qu'il n'avait pas en vue des enfants en cherchant une épouse. Qu'il convienne donc de sa faiblesse et qu'il reçoive par condescendance ce qu'il prétendait accepter comme devoir.

25. Ainsi les saints des premiers temps, ces, hommes de Dieu, cherchaient des enfants et voulaient en obtenir. Ils ne contractaient mariage que dans ce dessein ; ils ne s'unissaient aux femmes que pour engendrer des enfants ; aussi leur fut-il permis d'avoir plusieurs épouses. Si Dieu avait vu avec plaisir l'intempérance, il aurait aussi bien permis à une femme d'avoir plusieurs maris, qu'il promettait alors a un mari d'avoir plusieurs femmes. Mais si toute femme chaste n'avait qu'un mari, tandis qu'un mari avait plusieurs femmes, n'était-ce point parce que la pluralité des femmes contribue à multiplier la postérité et que la pluralité des hommes pour une même femme n'y saurait contribuer en rien ? Si donc, mes frères, le but de nos pères en s'unissant à des femmes, n'était, que d'engendrer des descendants, quel bonheur c'eût été pour eux d'en obtenir' sans accomplir cet acte

1. III Rois, XIX, 6-8.

charnel, auquel ils se prêtaient par devoir et en vue de leur postérité, loin de s'y précipiter avec fougue ?

Et pour avoir reçu un fils sans rien donner à la convoitise, Joseph n'était pas son père? Comment la pureté chrétienne concevrait-elle une opinion semblable, réprouvée même par la chasteté juive ? Aimez vos épouses; mais aimez-les chastement. Ne désirez l'oeuvre charnelle que pour engendrer des enfants ; puisque vous ne pouvez en obtenir que par ce moyen, prêtez-vous y avec douleur. C'est un châtiment d'Adam, notre premier père. Irons-nous nous glorifier d'un châtiment ? C'est le châtiment de celui qui dut engendrer des mortels pour avoir mérité la mort par son péché. Dieu ne nous a point affranchis de cette peine ; car il veut que l'homme se rappelle d'où il est retiré et où il est élevé, qu'il aspire enfin à cet embrassement divin où ne saurait se glisser aucune impureté.

26. Le peuple Juif devait se propager beaucoup jusqu'à l'avènement du. Christ, il devait être assez nombreux pour figurer tous les enseignements figuratifs de l'Église. Aussi le mariage y était-il un devoir ; il fallait que la multiplication de ce peuple représentât l'accroissement de l’Église.

Mais depuis la naissance du Roi de toutes les nations, la virginité a commencé à être en honneur; elle a commencé par la Mère de Dieu, qui a mérité d'avoir un fils sans aucune altération de sa pureté. De même donc que son union avec Joseph était un vrai mariage, quoique sans convoitise ; pourquoi de la même manière la chasteté de l'époux n'aurait-elle pas reçu ce qu'avait produit la chasteté de l'épouse ? Car si elle était, une chaste épouse, il- était, lui, un époux chaste ; et si elle unissait la maternité à la chasteté, pourquoi tout en demeurant chaste n'aurait-il pu être père ? Dire donc : Joseph ne doit pas porter le nom de père, puisqu'il n'a pas engendré de fils, c'est chercher dans la génération la concupiscence et non la tendresse de la charité. Ah ! son coeur accomplissait plus parfaitement ce devoir que d'autres aspirent à accomplir charnellement.

Lorsqu'on adopte des enfants que refuse la nature, le coeur ne les engendre-t-il pas aveu plus de pureté ? Considérez, mes frères, considérez les droits que donne l'adoption, voyez comment un homme devient le fils de celui qui ne lui a pas donné le jour, et comment la volonté de celui qui l'adopte acquiert sur lui plus (242) de droit que n'en a celui qui l'a mis au monde. Vous comprendrez par là qu'à Joseph et à Joseph surtout était dû le titre de père. Lorsqu'en dehors du mariage des hommes engendrent des enfants, on nomme ceux-ci fils naturels et on leur préfère les enfants légitimes. Au point de vue de l'oeuvre charnelle les uns et les autres sont égaux ; pourquoi préfère-t-on les enfants légitimes aux enfants naturels, sinon parce qu'il y a plus de chasteté dans l'amour conjugal qui les donne ? On ne considère point alors l'union des sexes, égale dans l'un et l'autre cas. En quoi donc l'emporte l'épouse ? N'est-ce point par ses sentiments de fidélité conjugale, par un amour et plus pur et plus chaste ; et s'il était possible à une épouse de donner à son mari des enfants sans qu'il y eût union charnelle, celui-ci ne devrait-il pas les recevoir avec une joie d'autant plus vive, que cette épouse est plus chaste et qu'il la chérit plus tendrement ?

27. De là concluez aussi qu'il est possible au même homme d'avoir non-seulement deux fils, mais encore deux pères: Il suffit d'avoir prononcé le terme d'adoption pour que vous saisissiez cette possibilité. On dit : Un homme peut bien avoir deux fils, il ne saurait avoir deux pères. En vérité e suffit-il pas, pour, avoir deux pères, qu'on soit engendré par l'un et adopté par l'autre? Et si tout homme peut avoir deux pères, Joseph ne l'a-t-il pu? N'a-t-il pu être engendré par l'un, être adopté par l'autre ? Mais s'il l'a pu, pourquoi chercher un grief contre nous dans les généalogies différentes de saint Matthieu et de saint Luc ? Il est bien vrai qu'elles sont différentes, puisque selon saint Matthieu, Joseph était fils de Jacob, et d'Héli selon saint Luc. On pourrait croire sans doute que le père de Joseph portait à la fois ces deux noms. Mais les aïeuls, les bisaïeuls et les autres ascendants étant différents et plus ou moins nombreux dans chacune des deux généalogies, c'est une preuve manifeste que Joseph avait deux pères. Cette accusation mise de côté, la raison montrant avec évidence que Joseph a pu avoir deux pères, un père selon la nature et un père adoptif, est-il étonnant que les aïeuls, bisaïeuls et les autres ascendants diffèrent ensuite de part et d'autre ?

28. Ne croyez pas que ce droit d'adoption soit inconnu aux Écritures; ne vous imaginez point qu'on en ait pris l'idée dans les lois humaines et qu'il soit absolument étranger à l'autorité des divins oracles. Un fait antique dont il est souvent question dans les livres sacrés, c'est que la bienveillance donne des fils aussi bien que la nature. On y voit des femmes qui n'avaient pas eu d'enfants adopter comme tels ceux que leurs maris avaient obtenus de leurs servantes; elles commandaient même à leurs époux d'en obtenir par ce moyen : telles furent Sara (1), Rachel et Lia (2). Ces époux ne commettaient point alors d'adultère, car ils obéissaient à leurs femmes en ce qui concerne le devoir conjugal, et l'Apôtre a dit " La femme n'a pas puissance sur son corps, " c'est le mari; de même le mari n'a pas puissance sur son corps, c'est la femme (3) . " Fils d'une mère Israélite et exposé par elle, Moïse aussi fut adopté par la fille de Pharaon (4). On n'observait point les mêmes formes légales qu'aujourd'hui; la volonté servait de loi. " Les gentils qui n'ont pas la foi font naturellement ce qui est selon la loi, " dit ailleurs l'Apôtre (5).

Or si les femmes pouvaient avoir des enfants sans qu'elles leur eussent donné le jour, pourquoi les hommes ne pourraient-ils pas obtenir aussi des enfants sans les avoir engendrés mais en les adoptant ? Ne lisons-nous pas que le patriarche Jacob, quoique père d'une si grande famille, voulut avoir pour fils les fils de son fils Joseph, et qu'il lui dit : " Ces deux enfants seront mes fils et ils partager ont la terre avec leurs frères; garde pour toi les autres que tu pourras engendrer (6). ",

Dira-t-on que le terme même d'adoption ne se rencontre point dans les saintes Écritures ? Mais ,qu'importe le nom, si la chose y est, si l'on voit des femmes avoir des enfants qu'elles n'ont pas mis au jour, et des hommes compter comme leurs fils ceux qu'ils n'ont pas engendrés ? Je ne m'oppose point à ce qu'on ne donne pas à Joseph le titre de fils adoptif, pourvu qu'on reconnaisse en sa faveur la possibilité d'avoir eu pour père un homme qui ne lui avait pas donné le jour, L'Apôtre Paul néanmoins emploie souvent et en lui donnant un sens non moins profond que sacré, ce terme d'adoption. L'Écriture atteste que Jésus-Christ Notre-Seigneur est le Fils unique de Dieu; cet Apôtre dit cependant que c'est par l'adoption de la grâce divine qu'il a daigné faire de nous ses -frères et ses cohéritiers. " Lorsqu'est venue la plénitude du temps, Dieu, dit-il, a envoyé son Fils, formé d'une femme, soumis à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi,

1. Gen. XVI, 1-5. — 2 Ib. XXX, 1-9. — 3. I Cor. VII, 4. — 4. Ex. II. — 5. Rom, II, 14. — 6. Gen. XLVIII, 5 ; 6.

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pour nous accorder l'adoption des enfants (1). — " Nous gémissons en nous-mêmes, dit-il ailleurs, attendant l'adoption, la rédemption de notre corps (2). " — Il disait aussi des Juifs : " Je désirais d'être moi-même anathème à l'égard du Christ, pour mes frères, mes proches selon la chair, c'est-à-dire les Israélites, auxquels appartiennent l'adoption, " remarquez ce mot, " la gloire, l'alliance et la législation, qui ont pour pères les patriarches et de qui est sorti selon la chair le Christ même, Dieu au dessus de toutes choses et béni dans tous les siècles (3). " N'est-ce pas indiquer que le mot ou l'acte même d'adoption étaient chez les Juifs aussi anciens que l'alliance et la législation qu'il rappelle en même temps?

29. Ajoutez qu'il y avait parmi les Juifs une manière spéciale de donner des fils à qui n'en avait pas obtenu de la nature. Quand quelqu'un était mort sans enfants, son plus proche parent épousait sa femme pour susciter des enfants à son parent défunt (4). L'enfant qui naissait alors était en même temps fils de celui qui lui donnait naissance, et fils de celui dont il devenait l'héritier. Pourquoi ai-je rappelé tout ceci ? C'est qu'en regardant comme impossible qu'un homme puisse avoir deux pères, on pourrait faussement et sacrilègement accuser de mensonge les Évangélistes qui rapportent ta double généalogie du Seigneur. Mais les expressions mêmes qu'ils emploient nous donnent à réfléchir. Matthieu semble faire connaître le père naturel de Joseph, et il compte les générations en disant : Un tel a engendré un tel, afin de pouvoir terminer par ces mots : " Jacob engendra Joseph. " Le terme d'engendré ne convient proprement ni au fils adoptif, ni au fils suscité à un mort pour devenir son successeur. Aussi saint Luc ne dit pas: Héli, engendra Joseph, ni : Joseph, qu'engendra Héli, mais : " Joseph qui fut le fils d'Héli (5), " soit par l'adoption, soit qu'il ait été engendré par le proche parent du défunt dont il devenait l'héritier.

30. Nous ne devons plus maintenant nous étonner que Joseph et non Marie figure dans la généalogie; nous avons traité assez longuement ce sujet. Si Marie est devenue mère sans aucun acte de convoitise, Joseph est devenu père sans union charnelle. Il peut donc servir de terme ou de point de, départ aux générations soit ascendantes soit descendantes; son inviolable pureté ne doit point le faire retrancher du nombre des

1. Galat. IV, 4, 5. — 2. Rom. VIII, 23. — 3. Ib. IX, 3-5. — 4. Deut. XXV, 5, 6 ;. Matt. XXII, 24. — 5. Luc, III, 23 : Matt.I, 16.

ancêtres du Sauveur; elle doit au contraire affermir en nous l'idée de sa paternité. Sainte Marie elle-même nous condamnerait s'il n'en était ainsi. Elle n'a point voulu se nommer avant son époux, elle a dit : " Votre père et moi nous vous cherchions dans l'affliction (1). " Méchants murmurateurs, ne faites point ce que n'a pas fait cette chaste épouse. Laissons Joseph dans les généalogies ; s'il est chaste mari, il est aussi père chaste. Suivant le droit naturel et le droit divin, faisons passer l'homme avant la femme. Si nous venions à l'éloigner pour donner, sa place à Marie, il nous dirait et nous dirait avec raison : Pourquoi m'écarter ainsi ? Pourquoi ne pas me laisser en tête des deux généalogies ? Lui répondrons-nous C'est que tu n'as pas engendré charnellement ? Et mon épouse, répliquerait-il, a-t-elle enfanté d'une manière charnelle? Ce que l'Esprit-Saint a opéré, il l'a opéré pour chacun de nous. — "C'était un homme juste, " est-il écrit. Il était juste époux, Marie de son côté était une épouse juste, et l'Esprit-Saint.prenant ses délices dans la justice de l'un et de l'autre leur donna à tous deux un fils. Mais en donnant à l'épouse d'enfanter, il voulut qu'elle enfantât pour son époux. Aussi l'ange invite-t-il l'un comme l'autre à donner le nom à l'enfant, ce qui était leur reconnaître à tous deux l'autorité dont jouissent les parents.

Zacharie était encore muet lorsque naquit son fils, et son épouse indiquait le nom que devait porter celui-ci. Ceux qui étaient là demandaient au père comment il voulait le nommer, et prenant des tablettes il écrivit le nom qu'avait déjà donné sa mère (2). Il est dit à Marie: " Vous allez concevoir un fils et vous lui donnerez le nom de Jésus (3) ; " il est dit de même à Joseph : " Joseph, fils de David ne craignez point de prendre avec vous Marie votre épouse; car ce qui a été engendré en elle est du Saint-Esprit. Or elle enfantera un fils et vous lui donnerez le nom de Jésus; c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (4). " Il est dit encore : "Et elle lui enfanta un fils (5); " ce qui prouve de nouveau que la charité et non la chair l'avait rendu véritablement père; c'est donc ainsi qu'il est père, et il l'est réellement. Ainsi les Évangéliste ont éminemment raison de compter par lui, soit les générations descendantes, comme saint Matthieu qui va d'Abraham au Christ, soit les générations ascendantes, comme saint Luc qui s'élève; par Abraham, du Christ jusqu'à Dieu.

1. Luc, II, 48. — 2 Ib. I, 60-63. — 3. Ibi. I, 31. — 4. Matt. I, 20, 21. — 5. Luc. II, 7.

244

L'un compte en descendant, l'autre en montant et tous deux comptent par -Joseph. Pourquoi ? Parce qu'il est père. Pourquoi père? Il l'est d'autant plus sûrement qu'il l'est avec plus de chasteté.

C'est dans un autre sens qu'on le croyait père de Notre-Seigneur Jésus-Christ; on estimait qu'il était père comme les pères ordinaires, qui engendrent selon la chair et à qui la seule affection spirituelle ne suffit pas pour donner des enfants. Saint Luc a dit : " On le croyait père de Jésus. (1) " Qu'est-ce à dire : ou le croyait ? L'opinion humaine était portée à le confondre avec les pères ordinaires. Mais le Seigneur n'est point issu de Joseph, quoiqu'on ait eu cette idée, et cependant la piété et la charité de Joseph a reçu de la Vierge Marie un fils qui est en même temps le Fils de Dieu.

31. Mais enfin, pourquoi l'un des Évangélistes compte-t-il en montant et l'autre en descendant ? Ecoutez ceci attentivement, je vous en prie, autant que le Seigneur vous en accordera la grâce, avec un esprit tranquille et débarrassé des importunes préoccupations que produisaient en vous ces accusations captieuses. Saint Matthieu suppute les générations en descendant, pour exprimer que Notre-Seigneur Jésus-Christ est descendu afin de se charger de nos péchés et afin que toutes les nations fussent bénies dans la postérité d'Abraham. Pour le même motif il ne commence ni par Adam, le père de tout le genre humain; ni par Noë, dont la famille a peuplé toute la terre après le déluge. Pour montrer l'accomplissement de la prophétie, il était inutile de rappeler que le Christ fait homme descendait d'Adam et de Noë, les deux pères de l'humanité; mais il fallait le faire remonter jusqu'à Abraham, puisque c'est à Abraham que fut donnée l'assurance que toutes les nations seraient bénies dans un rejeton de sa race, lorsque déjà la terre entière était peuplée. Saint Luc au contraire compte en montant, et ce n'est pas à la naissance du Sauveur qu'il suppute les générations, mais au moment où il rapporte son baptême par saint Jean. De même en effet que le Sauveur en s'incarnant se charge des péchés du genre humain pour en porter le poids, ainsi en recevant le baptême il entreprend de les effacer. Puisque le premier de ces Évangélistes nous mettait sous les yeux le Sauveur descendant du ciel pour se charger de nos fautes, il était convenable qu'il énumérât les générations en descendant; et puisque le second

1. Luc, III, 23.

nous présentait le Fils de Dieu remontant des eaux où il avait laissé, non pas ses péchés, mais les nôtres, il devait compter en montant. L'un descend par Salomon, dont la mère pécha avec David; et l'autre monte par Nathan, cet autre fils de David (1) qui purifia son père du crime commis par lui. Nous lisons en effet que Nathan fut envoyé vers ce prince pour lui reprocher son iniquité et le guérir par la pénitence. (2) Ces deux historiens se rencontrent dans David, celui-ci en descendant et celui-là en montant, et de David à Abraham ou d'Abraham à David- on ne voit dans leur récit aucune génération différente. Ainsi le Christ, fils à la fois de David et d'Abraham; s'élève à Dieu, où il faut que nous retournions avec lui après avoir effacé nos péchés et nous être renouvelés dans le baptême.

32. Ce qui frappe dans la généalogie de saint Matthieu, c'est le nombre quarante; car l'Écriture ne tient pas compte ordinairement de ce qui passe certains nombres déterminés. Ainsi elle fixe à quatre cents ans le temps qui devait s'écouler jusqu'à la sortie d'Egypte (3); et il y en a quatre cent trente. Ici donc quoiqu'il y ait une génération au dessus de quarante, nous ne devons pas laisser de voir dominer ce nombre de quarante. Or ce nombre exprime la vie laborieuse de cette terre où nous voyageons loin du Seigneur, et où nous avons provisoirement besoin qu'on nous prêche la vérité. Si en effet nous multiplions par quatre, en considération des quatre parties du inonde, ou des quatre saisons de l'année, le nombre dix qui signifie la béatitude parfaite, nous obtenons le chiffre de quarante. Aussi Moïse (4), Elie (5), et notre Médiateur lui-même, Jésus-Christ Notre-Seigneur (6), ont continué pendant quarante jours le jeûne destiné à nous rappeler qu'il est nécessaire de réprimer les convoitises sensuelles. Le peuple juif voyagea aussi quarante jours dans le désert (7) et le déluge dura quarante jours (8). Pendant quarante jours encore le Seigneur vécut avec ses disciples après la résurrection, pour les convaincre de la réalité de ce fait (9) ; il insinuait ainsi que durant cette vie où nous voyageons loin du Seigneur, et que rappelle la signification mystique du nombre quarante, Ainsi que nous venons de le dire, nous avons besoin, jusqu'à son avènement suprême, de célébrer, comme nous le faisons dans l'Église, la mémoire de son corps sacré (10),

1. Voir Rétr. liv. II, chap. 16 — 2. II Rois, XII. — 3. Gen. XV, 13; Act, VII, 6. — 4. Deut. IX, 9. — 5. III Rois, XIX, 8. — 6. Matt. IV, 2. — 7. Nomb. XXXII, 13. — 8. Gen. VII, 4. — 9. Act. I, 3 . — 10. I Cor. XI, 26.

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Jésus-Christ donc étant descendu dans cette vie, le Verbe s'étant fait chair afin de s'immoler pour nos péchés et de ressusciter pour notre justification (1), saint Matthieu s'est attaché au nombre quarante. La génération qui excède ce nombre ne le détruit pas plus, que les trente années dont noirs avons parlé ne détruisent le nombre de quatre cents. Peut-être aussi l'Évangéliste a-t-il voulu t'aire entendre que tout en descendant en cette vie pour y porter le fardeau de nos crimes, le Seigneur Jésus, dont le nom forme l'unité qui s'ajoute à quarante, Dieu et homme tout ensemble, y occupe un rang si élevé et si incomparable, qu'il ne semble pas en faire partie. De lui en effet l'on pont dire ce que jamais on n'a pu, ce Brion ne pourra dire jamais d'aucun homme, si saint, si sage, si juste et si parfait qu'il soit : " Le Verbe s'est fait chair (2). "

33. Saint Luc, après avoir rapporté le baptême du Seigneur, suppute les générations en montant, et atteint le nombre complet de soixante-dix-sept, à partir de Notre-Seigneur Jésus-Christ jusqu'à Dieu, et en comprenant Joseph et Adam. C'est que ce nombre désigne tons les péchés effacés dans le baptême. Le Sauveur sans doute n'avait rien à effacer, mais son humilité, en recevant le baptême, a voulu nous recommander cet utile remède. Ce n'était encore que le baptême de Jean; la Trinité s'y révéla toutefois d'une manière sensible; l'on y vit le Père, le Fils et l'Esprit-Saint consacrer ainsi le baptême institué par le Christ en faveur des chrétiens : le Père dans la voix qui se fit entendre du haut du ciel; le Fils dans l'humanité même du divin Médiateur; et l'Esprit-Saint dans la colombe (3).

34. Le nombre de soixante-dix-sept, avons nous dit, désigne tous les péchés effacés dans le baptême. En voici. la raison qui parait convaincante. Dix exprime la justice et la félicité parfaite; car elles consistent dans l'union de la créature, signifiée parle nombre sept, avec la Trinité aussi le Décalogue comprend-il-en dix préceptes toute la loi divine. En outrepassant, en transgressant dix, on arrive à onze; or le péché est une transgression, puisqu'il vient de ce que l'homme franchit tes règles de la justice en désirant plus qu'il rie doit, ce qui a fait dire à l'Apôtre que la cupidité est la racine de tous les maux (4); et ce qui permet d'adresser au nom du Seigneur les paroles suivantes à l'âme que la volupté entraîne loin de lui: Tu espérais davantage en te séparant de moi.

1. Rom. IV, 25. — 2. Jean, I, 14. — 3. Matt, III, 16,17. — 4. I Tim, VI, 10.

Le pécheur en cherchant son bien propre, rapporte donc à lui-même son péché ou sa transgression. C'est pourquoi l'Écriture, condamne ceux qui poursuivent leurs propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ (1), et loue au contraire la charité qui ne s'occupe pas d'elle-même (2). De là vient que ce nombre onze, qui signifie la transgression, n'est pas ici multiplié par dix, mais par sept, et produit soixante-dix-sept. Ce n'est pas, effectivement à la Trinité qui l'a créé, c'est à lui-même, c'est à la créature que l'homme rapporte ses transgressions, et le nombre sept rappelle ta créature, car il y a dans ce nombre, trois pour désigner son âme, qui a été formée il l'image d e la Trinité créatrice et où reluit cette image; et quatre pour désigner le corps, dont on courrait partout les quatre éléments constitutifs. Si toutefois quelqu'un de vous les ignorait, je l’invite à se rappeler que ce monde où se meut localement notre corps, a comme quatre parties principales dont il est fait souvent mention dans l'Écriture et qui sont l'orient et l'occident; le nord et le midi.

Et parce que les péchés se commettent ou dans l'âme, comme les péchés qui ne sortent pas de la volonté, ou dans le corps, comme les fautes extérieures, le prophète Amos exprime fréquemment en ces termes les menaces de Dieu : " Après trois et quatre crimes je ne me détournerai point (3), " c'est-à-dire je ne dissimulerai .pas. Les trois crimes sont ceux de l'âme; les quatre, ceux du corps, et l'homme est composé d'un corps et d'une âme.

35. Ainsi donc onze fois sept, ou, comme nous venons de l'expliquer, la,, transgression de la justice faite en vue du pécheur, donnent soixante dix-sept, et ce chiffre comprend toutes les fautes qu'efface le baptême. C'est pour ce motif que saint Luc s'élève jusqu'à Dieu en passant par les soixante dix-sept générations; il nous apprend ainsi que l'homme se réconcilie avec Dieu par l'expiation de ses péchés. C'est pour ce, motif aussi que Pierre demandant au Seigneur combien de fois il devait pardonner à son frère, le Seigneur lui répondit : " Non pas sept fois, mais jusqu'à soixante-dix-sept fois (4). "

Des esprits plus appliqués et plus, dignes sauront peut-être puiser autre chose dans ces profonds trésors des mystères divins. Pour nous, voilà ce qu'avec l'aide et le secours du Seigneur nous ont permis de dire notre faible intelligence et la brièveté du temps. Ceux de vous qui demandent

1. I Philip. II, 21. — 2. I Cor. XIII, 5. — 3. Amos, I, 11. — 4. Matt. XVIII, 22.

246

davantage peuvent insister auprès de Celui qui nous donne à nous-même ce que nous pouvons saisir et expliquer. Retenez par-dessus tout qu'il ne faut ni se troubler quand on n'entend pas encore l'Écriture, ni s'enfler d'orgueil quand on l'entend; il faut au contraire ajourner avec respect ce que l'on ne comprend pas, et ce que l'on comprend le garder avec amour.

 

 

 

SERMON LII. LA SAINTE TRINITÉ (1).

ANALYSE. — On venait de lire dans l'Évangile l'histoire du Baptême de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Saint Augustin saisit cette occasion, qu'il regarde comme toute providentielle, pour démontrer comment les trois personnes divines sont inséparables. Au Baptême du Sauveur on les croirait séparées; mais en réalité elles sont inséparables dans toutes leurs opérations, comme l'Écriture le prouve et comme on peut s'en faire une idée en interrogeant les opérations de l'âme humaine. —1° L'Écriture nous montre en effet que la création et le gouvernement de l'univers sont dus au Père, au Fils et par conséquent au Saint-Esprit. Si le Fils seul est né, si seul il a souffert, s'il est seul ressuscité et monté aux cieux; sa naissance et sa passion, sa résurrection et son ascension sont l'oeuvre de son Père comme la sienne. Ainsi en est-il de ses miracles et de tout ce qu'il a fait. — 2° on peut se former une idée de ce mystère en considérant, non pas la nature matérielle, mais l'âme spirituelle de l'homme. N'y a-t-il pas dans cette âme trois facultés distinctes : la mémoire, l'entendement et la volonté? Ces facultés sont toutefois si inséparables dans leurs actes, qu'on ne peut nommer une seule d'entre, elles sans le concours des trois ensemble. Saint Augustin proteste qu'il ne veut pas établir ici de comparaison entre ces trois facultés et les trois divines Personnes. Mais si la créature nous présente une telle simultanéité d'action, pourquoi nous étonner de rencontrer ce phénomène dans la Trinité créatrice?

1. La lecture de l'Évangile vient de nous faire connaître, en quelque sorte par l'ordre du Seigneur, ou plutôt et véritablement par son ordre, de quel sujet nous devons entretenir votre Charité. Mon coeur attendait de lui le mot d'ordre; je sentais qu'il me commandait de parler de ce qu'il voudrait qu'on récitât. Que votre zèle et votre piété se montrent donc attentifs ; aidez auprès du Seigneur notre Dieu le travail de mon esprit.

Voici sous nos yeux comme un divin spectacle; sur les rives du Jourdain notre Dieu se révèle à nous dans sa Trinité sainte.

Jésus vient et il est baptisé par saint Jean ; le Seigneur reçoit le baptême du serviteur afin de nous donner un exemple d'humilité, car l'humilité est la plénitude de la justice ; lui-même l'a enseigné, quand à ces paroles de Jean: " C'est moi qui dois être baptisé par vous, et c'est vous qui venez à moi! " il répondit: " Laisse maintenant, afin d'accomplir toute justice. " Lors donc que Jésus fut baptisé, les cieux s'ouvrirent, et l'Esprit-Saint descendit sur lui en forme de colombe. On entendit ensuite cette voix d'en haut: " Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes affections. " Ne voyons-nous pas ici la Trinité distinctement? Dans la voix nous entendons le Père, nous adorons le Fils dans l'homme qui reçoit le baptême, et l’Esprit-Saint dans la colombe. Il suffit de le rappeler ; rien

1. Marc. III, 13.

n'est plus facile à saisir. Quoi de plus évident? Quoi de plus indubitable? C'est bien ici la Trinité. En effet, celui qui vient vers Jean sous la forme de serviteur, Jésus-Christ Notre-Seigneur est sûrement le Fils de Dieu; on ne peut dire qu'il soit ni le Père ni l'Esprit-Saint. " Jésus vint, u dit le texte sacré; c'est sans aucun doute le Fils de Dieu. D'un autre côté, qui peut hésiter à propos de la colombe? Qui peut demander ce qu'elle est, quand l'Évangile dit expressément: " L'Esprit-Saint descendit sur lui en forme de colombe? " On ne saurait douter non plus que la voix ne fût celle du Père, puisqu'elle dit: " Vous êtes mon Fils (1). " La Trinité est donc ici distincte.

2. J'ose même dire, en considérant espace, j'ose dire, quoique je le fasse en tremblant, que cette auguste Trinité est en quelque sorte séparable. Jésus en venant vers le fleuve se transportait d'un lieu dans un autre; la colombe en descendant du ciel sur la terre allait aussi d'un lieu à l'autre; et la voix du Père ne se faisait entendre ni de dessus la terre, ni du sein des eaux, mais du haut du ciel. Il y a donc ici comme une triple séparation de lieux, de fonctions et d'oeuvres.

Mais, me dira-t-on, montre plutôt que la Trinité est inséparable. Souviens-toi que tu es catholique et que tu parles à des catholiques. Tel est en effet l'enseignement de notre foi, c'est-à

1. Marc. I, 11.

247

dire de la foi véritable, de la foi droite, de la foi catholique, de la foi qui ne repose pas sur les présomptions de l'esprit mais sur les témoignages de l'autorité, de la foi qui ne flotte pas incertaine au souffle téméraire des hérétiques, mais qui demeure fortement établie sur la vérité apostolique. Voilà donc ce qu'elle nous fait connaître, ce qu'elle nous donne à croire. Tant que la foi nous purifie encore, nous ne voyons cette vérité ni des yeux du corps ni des yeux du coeur. Cette même foi cependant nous assure avec une exactitude et une force incomparables que le Père, le Fils et le Saint-Esprit forment une inséparable 'trinité, un seul Dieu et non pas trois Dieux: un seul Dieu, sans que, toutefois, le Fils soit le Père et sans que le Père soit le Fils, sans que le Saint-Esprit soit le Père ou le Fils, car il est l'Esprit et du Père et du Fils. Cette ineffable Divinité, cette Trinité ineffable, qui demeure en elle-même et qui néanmoins renouvelle toutes choses ; qui crée et répare, qui envoie et rappelle, qui juge et absout, nous la savons non moins inséparable qu'elle est ineffable.

3. Mais quoi? Le Fils vient séparément avec son humanité; séparément l'Esprit-Saint descend du ciel sous forme de colombe, et séparément encore la voix du Père crie du haut du ciel: " Celui-ci est mon Fils bien-aimé. " Comment donc la Trinité est-elle inséparable

Dieu vient par moi de vous rendre attentifs. Priez pour nous, conjurez-le, en ouvrant votre coeur, de nous donner de quoi le remplir. Appliquons-nous ensemble. Vous voyez quelle est notre entreprise; vous connaissez et ce que nous projetons, et ce que nous sommes, de quoi nous voulons vous parler et où nous sommes placé ; placé hélas ! dans ce corps qui se corrompt et appesantit l'âme, dans cette maison de boue qui abat l'esprit, malgré tous ses efforts pour s'élever (1). Je rappelle cet esprit répandu sur tant d'objets, je veux l'appliquer au Dieu unique, à l'inséparable Trinité, pour chercher à vous en parler, pour essayer de vous entretenir convenablement d'un si grand sujet; mais pensez-vous que sous le lourd fardeau de ce corps je pourrai m'écrier: " C'est vers vous, Seigneur, que j'ai élevé mon âme (2)?" Ah! qu'il me vienne en aide et l'élève avec moi. Je suis trop faible et c'est un poids trop lourd pour moi.

4. Les frères les plus studieux proposent souvent la question suivante, les amis de la parole

1. Sag. IX, 15. — 2. Ps. LXXXV, 4.

de Dieu se demandent souvent et souvent on frappe au coeur de Dieu en disant: Le Père fait-il quelque chose sans le Fils et le Fils agit-il quelquefois sans le Père ? Restreignons-nous pour le moment au Père et au Fils, et lorsque nous serons tirés de cette difficulté par Celui à qui nous disons: " Soyez mon aide, ne me délaissez pas; " nous comprendrons que l'Esprit-Saint agit toujours aussi avec le Fils et le Père. Appliquez donc, mes frères, votre attention au Père et au Fils.

Le Père fait-il quelque chose sans le Fils? Nous répondons que non. En doutez-vous ? Mais que fait-il sans Celui par qui tout a été fait ? " Tout, dit l'Écriture, a été fait par lui. " Et pour ne rien laisser à désirer aux esprits lourds, aux intelligences lentes et difficiles, elle ajoute : " Et sans lui rien n'a été fait (2)".

5. Mais quoi, mes frères, tout en voyant dans ces paroles: " Tout a été fait par lui, " la preuve que le Père a fait par son Verbe, que Dieu a fait par sa Vertu et par sa Sagesse toutes les créatures qui ont été faites par le Fils; dirons-nous que tout a été fait par lui au moment de la création, mais que le Père aujourd'hui ne fait plus tout par lui? Non : que cette pensée s'éloigne du coeur des fidèles, qu'elle n'entre point dans l'esprit des hommes religieux, dans l'entendement des âmes pieuses. On ne saurait admettre que Dieu ait créé et ne gouverne point par son Fils. Comment ce qui a l'être serait-il dirigé sans lui, puisque c'est lui qui a donné cet être? Mais recourons au témoignage de l'Écriture. Elle enseigne, non-seulement que tout a été fait et créé par lui, comme nous l'avons rappelé en citant ces paroles de l'Évangile. " Tout a été fait par lui et sans lui rien n'a été fait; " mais encore que tout ce qu'il a fait est régi et gouverné par lui. Le Christ, vous venez de le reconnaître, est la Vertu de.Dieu, la Sagesse, de Dieu. Mais n'est-ce pas de la Sagesse qu'il est dit: " Elle atteint avec force d'une extrémité à l'autre et dispose tout avec douceur (3)? " Ainsi donc, gardons-nous d'en douter : Celui par qui tout a été fait, gouverne également tout, et conséquemment le Père ne fait rien sans le Fils ni le Fils sans le Père.

6. Ici se présente une question et nous entreprenons de la résoudre au nom du Seigneur et par sa volonté. — Si le Père ne fait rien sans le Fils, ni le Fils rien sans le Père, n'en devons-

1. Ps. XXVI, 9. — 2. Jean, I, 3. — 3. Sag. VIII, 1.

248

nous pas conclure que c'est le Père aussi qui est né de la Vierge Marie, le Père qui a souffert sous Ponce-Pilate, le Père qui est ressuscité et monté au ciel? — Non. Nous ne tenons pas ce langage, parée qu'il n'est pas conforme à notre foi. " J'ai cru, est-il dit; c'est pourquoi j'ai parlé; nous aussi nous croyons et c'est pourquoi nous parlons (1). " Que nous dit la foi ? Que le Fils, et non le Père, est né de la Vierge. Que dit-elle encore? Que le Fils, et non le Père, a souffert et est mort sous Ponce-Pilate.

J'oubliais de remarquer qu'il est des hommes, peu intelligents, connus sous le nom de Patripassiens. Ils affirment que c'est le Père qui est né d'une femme et qui a souffert, que le Fils n'est autre chose que le Père ; deux noms, mais une seule personne. Or pour les empêcher de séduire qui que ce soit, pour qu'ils ne pussent contester que hors de son sein, l'Eglise catholique les a retranchés de la communion des fidèles.

7. Rappelons maintenant à votre souvenir la difficulté de la question. Vous avez avancé, peut-on me dire, que le Père ne fait rien saris le Fils, ni le Fils sans le Père; vous avez cité l'Ecriture; le Père ne fait rien sans le Fils, avez-vous dit, car c'est par le Fils que tout a été fait; et rien n'est gouverné sans le Fils, car il est la Sagesse du Père, atteignant avec force d'une extrémité à l'autre et disposant tout avec douceur. Mais n'êtes-vous pas maintenant en contradiction avec vous-même? Le Fils, dites-vous, est né d'une vierge, et non le Père; le Fils a souffert, le Fils est ressuscité, mais non le Père. Ainsi le Fils fait quelque chose que ne fait pas le Père. De deux choses l'une: avouez que le Fils agit quelquefois sans le Père, ou bien avouez que le Père est né aussi, qu'il a souffert, qu'il est mort et qu'il est ressuscité. Il n'y a point de milieu, il faut l'un ou l'autre: — Eh bien! je neveux ni l'un ni l'autre. Je n'avouerai pas que le Fils fait quelque chose sans le Père, car ce serait mentir; je n'avouerai par non plus que le Père est né, qu'il a souffert, qu'il est mort et qu'il est ressuscité: ce serait mentir également. Comment, dira-t-on, vous tirer de cet embarras?

8. Vous aimez cette question telle qu'elle est proposée; que Dieu m'accorde la grâce que vous l'aimiez aussi telle qu'elle sera résolue. C'est-à-dire, qu'il nous tire de peine, vous et moi; car sous l'étendard du Christ nous avons la même foi, nous vivons sous le même Seigneur dans la

1. II Cor, IV, 13.

même maison; membres du même corps nous dépendons du même Chef et nous sommes animes du même souffle. Afin donc que le Seigneur délivre des embarras de cette difficile question, soit vous qui m'entendez, soit moi qui vous parle; voici ce que je dis : Le Fils, et non le Père, est né de la Vierge Marie ; mais cette naissance est l'œuvre du Père et du Fils. Le Père n'a point enduré la passion, c'est le Fils; mais cette passion est l'œuvre du Père et du Fils. Le Père n'est pas ressuscité, c'est le Fils; relais la résurrection aussi est l'œuvre du Père et du Fils. Il semble donc que la question soit résolue. Cependant l'est-elle dans l'Ecriture autant que dans mes paroles? Je dois donc démontrer, par le témoignage des livres saints, que la naissance du Fils, que sa passion et sa résurrection sont l'œuvre du Père et du Fils; que si le Fils seul a été le sujet de ces trois évènements, la cause en est, non pas uniquement dans le Père, ou dans le Fils uniquement, mais dans le Père et le Fils tout ensemble. Prouvons chacune de ces assertions, vous êtes juges, la cause dont il s'agit est expliquée, faisons paraître les témoins. Que votre tribunal me dise maintenant comme on dit aux plaideurs: Prouve ce que tu avances. Avec l'aide du Seigneur je le prouve clairement, je vais produire des passages du coite céleste; et si vous vous êtes montrés attentifs à la proposition, soyez plus attentifs encore à ce qui en fait voir la vérité.

9. Je dois m'arrêter d'abord à la naissance du Fils et démontrer qu'elle est l'œuvre du Père et du Fils, quoique le Fils seul en soit le sujet. Je produis ici l'autorité de Paul, cet habile docteur en droit divin. Il est aujourd'hui des avocats qui citent ce grand homme pour envenimer les disputes et non pour mettre fin aux contestations; je le cite, moi, pour établir la paix et non pour exciter la guerre. Montrez-nous, saint Apôtre, comment la naissance du Fils est l'œuvre du Père. " Lorsqu'est venue la plénitude du temps, dit-il, Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme, soumis à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi (1). " Vous avez entendu et vous avez compris, rien de plus clair, de plus évident. C'est le Père qui a fait naître son Fils d'une vierge. La plénitude du temps étant venue, " Dieu a envoyé son Fils, " le Père a envoyé le Christ. Comment l'a-t-il envoyé ? Il l'a envoyé " formé d'une femme, soumis à la Loi. " C'est

1. Galat, IV, 4, 5.

249

donc le Père qui l'a formé d'une femme et soumis à la loi.

10. Etes-vous surpris que j'aie dit : d'une vierge, et que Paul dise : d'une femme ? Ne vous en étonnez point, ne nous arrêtons pas à cela; je ne parle pas à des ignorants. L'Écriture emploie les deux expressions; elle dit: d'une vierge, et: d'une femme. D'une vierge: " Voici qu'une, Vierge concevra et enfantera un Fils (1). " D'une femme ; vous venez de l'entendre. Mais il n'y a aucune contradiction, car la langue hébraïque appelle femmes, non pas celles qui ont perdu .leur virginité, mais toutes les personnes du sexe. La Genèse en présente un exemple frappant, au moment même de la création d'Eve : de cette côte, dit-elle, " Dieu forma la femme (2). " Ailleurs encore l'Écriture rappelle que Dieu ordonna de séparer les femmes qui n'avaient point connu d'homme (3). Assez d'explication sur ce point; ne nous y arrêtons pas davantage, cherchons plutôt à expliquer avec la grâce de Dieu ce qui présente plus de difficultés.

11. Nous avons prouvé que la naissance du Fils est l'oeuvre du Père; démontrons aussi qu'elle est l'oeuvre du Fils. Le Fils est né de la Vierge Marie, qu'est-ce à dire? C'est-à-dire que dans le sein de cette vierge il a pris la nature de serviteur : la naissance dit Fils est-elle autre chose que cela? Mais le Fils en est l'auteur comme le Père; écoutez: " Il avait la nature de Dieu, dit l'Apôtre, et il ne croyait par usurper en s'égarant à Dieu; mais il s'est anéanti lui-même en prenant la nature de serviteur (4). " — " Lorsqu'est venue la plénitude du temps, Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme; son fils qui lui est né selon la chair, de la race de David (5). " Voilà la naissance du Fils produite par le Père ; mais comme le Fils " s'est anéanti lui-même en prenant la nature de serviteur, " sa naissance est aussi son oeuvre. La preuve est faite, passons, appliquez-vous à ce qui suit.

12. Démontrons que la passion du Fils est également l'ouvrage et du Père et du Fils. L'ouvrage du Père: " Il n'a point épargné son propre Fils, mais il l'a livré pour nous tous (6). " L'oeuvre du Fils : " Il m'a aimé et s'est livré lui-même pour moi (7). " Le Père a livré son Fils, le Fils s'est livré lui-même; cette passion n'a pesé que sur l'un des deux, mais elle est l'oeuvre de l'un et de l'autre; et, comme la naissance, elle n'a

1. Isaïe, VII, 14. — 2. Gen. II, 22. — 3. Nomb. XXXI, 17, 18. ; Juges, XXI, 11. — 4. Philip. II, 6, 7. — 5. Rom. I, 3. — 6. Ib. VIII, 32. — 7. Gal. II, 20.

pas été produite par le Père sans le Fils, ni par le Fils sans le Père. Le Père a livré son Fils, le Fils s'est livré lui-même. Qu'a fait ici Judas sinon le péché? Passons et arrivons à la résurrection.

13. C'est le Fils, et non le Père, qui ressuscite; mais la résurrection du Fils est l'oeuvre du Père et du Fils. L'oeuvre du Père: " C'est pourquoi il l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom (1). " En exaltant son Fils et en le tirant d'entre les morts, le Père l'a donc ressuscité. Le Fils aussi ne s'est-il pas ressuscité? Sans aucun doute, car il a dit de son corps, en style figuré: " Renversez ce temple, et je le relèverai en trois jours (2). " Autre preuve: Si la passion consiste à donner son âme, la résurrection consiste à la reprendre. Voyons donc si le Fils a bien pu donner son âme et s'il a fallu que le Père la lui rendit. Il est certain que le Père la lui a rendue, car il est dit dans un psaume: " Ressuscitez-moi et je les châtierai (3) " Mais pourquoi attendez-vous que nous vous montrions le Fils la reprenant de son coté? N'a-t-il pas dit lui-même : " J'ai le pouvoir de donner mon âme ? " — Mais ce n'est pas encore ce que je vous ai promis; j'ai dit seulement : " Le pouvoir de la donner; " et vous applaudissez, parce que vous devancez mes paroles. Formés à l'école du Maître du ciel, vous écoutez attentivement ses leçons, vous les reproduisez avec piété; aussi vous n'ignorez pas ce qui suit: " J'ai le pouvoir, dit-il, de donner mon âme, et j'ai le pouvoir de la reprendre. Personne ne me la ravit; mais je la donne et la reprends de moi-même (4). "

14. Nous avons rempli nos promesses; nous avons, je crois, prouvé nos propositions par les plus sûrs témoignages. Retenez ce que vous venez d'entendre. Je répète en peu de mots et je vous recommande de conserver dans vos esprits une vérité que je crois fort importante. Le Père n'est pas né de la Vierge, c'est le Fils; mais cette naissance est l'oeuvre du Père et du Fils. Le Père n'a point souffert sur la croix; mais la passion du Fils est l'oeuvre du Père et du Fils. Le Père n'est point ressuscité d'entre les morts; mais la résurrection du Fils est l'oeuvre du Père et du Fils. Voilà la distinction des personnes et l'unité des opérations. Gardons-nous donc de dire que le Père fait quelque chose sans le Fils ou le Fils quelque chose sans le Père. Demanderez-vous si parmi ses miracles Jésus n'en a pas fait quelques-uns sans le Père? Eh! que

1. Philip. II, 19. — 2. Jean, II, 19 — 3. Ps. XL. 11. — 4. Jean, X, 18.

250

deviendraient alors ces mots: " Mon Père, qui demeure en moi, fait lui-même mes oeuvres (1)?"

Ce que nous venons de dire était clair, il n'y avait qu'à l'énoncer; aucun effort n'était nécessaire pour le comprendre, il suffisait de le rappeler.

15. Je veux vous dire encore quelque chose; et ici je vous demande véritablement l'attention la plus active et l'union de vos coeurs avec Dieu. L'espace ne contient que des corps, au delà de l'espace est la divinité, il ne faut donc pas la chercher comme si elle était un corps. Elle est partout invisible et inséparable, sans avoir ici ou là plus ou moins d'étendue; car elle est partout tout entière, indivisible partout. Qui voit ce mystère? Qui le comprend? Modérons-nous; rappelons-nous qui nous sommes et de quoi nous parlons. Quelles que soient les perfections divines, croyons-les avec piété, méditons-les avec respect, et comprenons autant que nous en sommes capables, autant qu'il nous est donné, ce qui est ineffable. Ici point de paroles, point de discours; c'est le cœur qu'il faut exciter et élever vers Dieu. Ce n'est pas à Dieu de monter dans le cœur de l'homme, mais au coeur de l'homme de monter en Dieu.

Étudions la créature : " Les invisibles perfections de Dieu, rendues compréhensibles par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles (2). " Dans ces oeuvres de Dieu au milieu desquelles nous vivons, ne pourrait-on découvrir quelque ressemblance, quelque objet qui nous montre trois choses bien distinctes, mais dont les opérations sont inséparables?

16. Allons, mes frères, appliquez-vous de tout votre coeur. Rappelez-vous d'abord quel est mon dessein; comme le Créateur est infiniment élevé au dessus de nous, je veux savoir si dans la créature je ne trouverai pas quelque similitude.

Au moment où la vérité brille comme un éclair dans son esprit, quelqu'un d'entre nous pourrait peut-être s'approprier ces paroles : " J'ai dit dans le transport de mon âme, " Et qu'as-tu dit dans ce transport de ton âme? " J'ai été rejeté de devant vos yeux (3). " Il me semble en effet que celui qui parlait ainsi avait élevé son âme vers Dieu, qu'en s'entendant demander chaque jour " Où est ton Dieu (4)? " il avait répandu son âme au dessus d'elle-même, que d'une manière toute spirituelle il avait atteint à la Lumière immuable, sans que sa faiblesse en pût supporter la vue ; il

1. Jean, XIV,10 — 2. Rom. I, 20. — 3. Ps. XXX, 23. — 4. Ps. XLI, 4,11.

retombe alors de tout son poids sur son infirmité, et se mesurant avec cette vive splendeur de la sagesse divine, il sent que le regard de son esprit ne peut la supporter encore. C'est dans le transport de l'âme qu'il a vu tout cela, quand élevé au dessus de la vie des sens il était ravi en Dieu. Mais quand il quitte Dieu en quelque sorte pour rentrer en lui-même, il s'écrie : " J'ai dit dans le transport de mon âme; " j'ai vu alors je ne sais quoi ; il m'a été impossible de le supporter longtemps; et revenu à ce corps mortel qui appesantit l'âme et aux mille soucis des choses périssables qui naissent de lui, j'ai dit. Quoi ? " Je suis rejeté de devant vos yeux; " vous êtes trop haut et je suis trop bas.

Que pouvons-nous donc dire de Dieu, mes frères? Si l'on comprend ce que l'on veut dire de lui, ce n'est pas lui; ce n'est pas lui que l'on peut comprendre, c'est autre chose en place de lui; et si l'on croit l'avoir saisi lui-même, on est le jouet de son imagination. Il n'est pas ce que l'on comprend; il est ce que l'on ne comprend pas; et comment vouloir parler de ce que l'on ne saurait comprendre?

17. Cherchons par conséquent si nous ne découvrirons pas dans la créature trois choses qui s'énoncent séparément et qui agissent d'une manière inséparable. Mais où aller? Au ciel pour y considérer le soleil, la lune et les autres astres? Sur terre pour y étudier les -végétaux, les plantes et les animaux qui la remplissent ? Faut-il envisager le ciel même et la terre qui comprennent tout ce que nous y voyons ? Mais pourquoi, ô homme, chercher ainsi dans la créature ? Rentre en toi-même, considère-toi, étudie-toi, examine-toi en personne. Tu veux trouver dans la créature trois choses qui s'énoncent séparément, tout eu agissant d'une manière inséparable; s'il en est ainsi, contemple-toi d'abord. N'es-tu pas une créature? Tu veux une comparaison, la chercheras-tu parmi les bestiaux? C'est de Dieu qu'il est question, lorsque tu cherches cette similitude; c'est de l'ineffable Trinité de la Majesté suprême; et parce que tu es trop au dessous de ce qui est divin, parce que tu as dû avouer humblement ton impuissance, tu t'es rabattu sur ce qui est humain; c'est donc sur ceci que tu dois arrêter ta pensée.

Pourquoi chercher parmi les troupeaux, dans le soleil ou les étoiles ? Lequel de ces êtres est formé à l'image et à la ressemblance de Dieu? Il y a en toi quelque chose de bien préférable (251) de plus rapproché de ton Créateur. Dieu en effet n'a-t-il point formé l'homme à son image et à ski ressemblance ? Inspecte ton âme; vois si l'image de la Trinité ne t'offrira point quelque vestige de la Trinité ? Mais quelle image es-tu ? C'est une image bien distante du modèle ; c'est une ressemblance et une image bien imparfaite, et qui n'est pas égale à Dieu comme le Fils est égal au Père, dont il est l'image. Quelle différence entre l'image reproduite dans un fils, et l'image représentée par le miroir? Tu te vois toi-même en voyant ton image dans ton fils, car ton fils a la même nature que toi; et s'il est autre par sa personne, par sa nature il est le même. Ainsi clone l'homme n'est pas l'image de Dieu comme l'est le Fils unique du Père ; il est plutôt formé à son image et à une certaine ressemblance avec lui. Examine donc si tu ne pourras découvrir en toi trois choses qui s'énoncent séparément et qui agissent toujours ensemble. Examinons ensemble, chacun de nous en soi-même; examinons en commun et en commun étudions notre commune nature, notre commune substance.

18. Ouvre les yeux, ô homme, reconnais si je dis vrai. As-tu un corps, as-tu un corps de chair? — Oui, réponds-tu. Comment, sans cela, pourrais-je occuper une place ici, me transporter d'un lieu dans un autre? Ne me faut-il pas, pour entendre ce qu'on me dit, des oreilles de chair, et des yeux de chair pour voir qui me parle?- C'est une chose sûre, tuas un corps; il ne faut pas chercher longtemps ce qui est sous nos yeux. Autre chose : Qu'est-ce qui agit par le corps ? L'oreille entend, mais elle ne te fait pas entendre; il y a au dedans quelqu'un qui entend par elle. Tu vois par l'oeil; mais regarde l’oeil lui-même. Te contenteras-tu de considérer la maison sans t'occuper de celui qui l'habite? L'oeil voit-il par lui-même ? N'y a-t-il pas en lui quelqu'un qui voit par lui? Je ne dis pas L'oeil d'un mort ne voit point, quand il est sûr que l'âme a quitté le corps; je dis que l'oeil d'un homme occupé d'autre chose ne voit pas ce qui est devant lui. C'est donc l'homme intérieur qu'il faut considérer en toi. C'est là surtout qu'il faut chercher l'idée de trois choses qui s'énoncent séparément et qui agissent ensemble.

Qu'y a-t-il dans ton âme? Il est possible qu'en scrutant j'y découvre beaucoup de choses; mais tout d'abord il s'en présente une qui est facile à saisir. Qu'y a-t-il dans ton âme? Rappelle tes idées, réveille tes souvenirs. Je ne demande pas que tu me croies sur parole; n'accepte ce que je vais dire qu'autant que tu le reconnaîtras en toi. Regarde donc.

Mais, ce qui nous a échappé, voyons d'abord si l'homme est l'image du Fils seulement, ou du Père, ou bien s'il l'est à la fois du Père, et du Fils, et conséquemment du Saint-Esprit. Il est dit dans la Genèse : " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (1). " Ainsi le Père ne l'a point fait sans le Fils ni le Fils sans le Père. " Faisons l'homme à notre ressemblance. — Faisons ; " et non pas : je ferai, fais, qu'il fasse, mais " faisons à l'image, " non pas à ton image ou à la mienne, mais " à la nôtre. "

19. Je questionne donc et j'interroge ce qui est bien dissemblable. Ne dites pas : Comment! c'est ce qu'il compare à Dieu! Je l'ai dit et redit, je vous ai prévenus et j'ai pris mes, précautions les termes de comparaison sont à une distance infinie ; il y a entre eux la distance du ciel à la terre, de l'immuable au muable, du Créateur à la créature, du divin à l'humain. Retenez avant tout cette observation, et que personne ne m'accuse s'il y a tant d'éloignement entre les deux termes; que nul ne-me montre les dents au lieu de m'ouvrir l'oreille; tout ce que j'ai promis de faire voir c'est trois choses qui s'énoncent séparément et. qui agissent inséparablement. Quant à leur dissemblance plus ou moins considérable avec la Trinité toute puissante, il n'en est pas question pour le moment; ce que j'entreprends, c'est de montrer que dans cette créature infirme et muable il y a trois facultés qui se peuvent considérer séparément et qui agissent indivisiblement: O pensée charnelle! ô conscience opiniâtre et infidèle! pourquoi douter que cette ineffable Majesté possède ce que tu peux discerner en toi-même?

Voyons, ô homme, réponds-moi : As-tu de la mémoire ? Mais si tu n'en as point, comment as-tu retenu ce que j'ai dit? Peut-être as-tu oublié ce que tu viens d'entendre; mais cette parole : J'ai dit; mais ces deux syllabes, tu ne les retiens que par la mémoire. Comment saurais-tu qu'il y a en deux, si tu avais oublié la première quand je prononce la seconde ? Pourquoi d'ailleurs m'arrêter plus longtemps ? Pourquoi me presser, me forcer de prouver cela ? Il est clair que tu as de la mémoire.

1. Gen. I, 36.

252

Autre question : As-tu de l'entendement? Oui, réponds-tu. — De fait, si tu ne pouvais, sans la mémoire, retenir ce que j'ai dit; tu ne saurais le comprendre sans l'entendement. Tu as donc de l'entendement; cet entendement, tu l'appliques à ce que garde ta mémoire, tu comprends alors, et comprendre c'est savoir.

Troisième question : Tu as de la mémoire pour retenir ce qu'on te dit ; tu as de l'entendement pour comprendre ce que tu retiens; mais dis-moi : Est-ce volontairement que tu retiens et que tu comprends? Sans aucun doute, reprends-tu. — Donc aussi de la volonté.

Voilà les trois choses que j'avais promis de faire entendre à vos oreilles et à votre esprit. Elles sont toutes trois en toi, tu peux les compter sans pouvoir les séparer. Les voilà toutes trois mémoire, intelligence et volonté, remarque bien ; on les énonce séparément et elles agissent inséparablement.

20. Le Seigneur nous viendra en aide et déjà il y est venu : je le vois à la manière dont vous saisissez; car ces acclamations me font sentir que vous comprenez, et j'espère qu'avec sa grâce vous comprendrez également tout le reste. J'ai promis de montrer trois choses qui s'énoncent séparément et qui agissent inséparablement. J'ignorais ce qu'il y a dans ton âme; tu me l'as fait connaître en disant : la mémoire. Cette parole, ce son, ce trot a jailli de ton coeur à mes oreilles. Car avant de parler tu réfléchissais silencieusement à ce qu'on nomme- la mémoire. Tu le savais et tu ne me l'avais pas dit encore. Or afin de me le faire entendre, tu as prononcé ce mot, la mémoire. J'ai entendu, j'ai distingué les trois syllabes dont est composé ce terme, la mémoire. C'est en effet un mot de trois syllabes; ce mot a été prononcé, il a frappé mes oreilles et a révélé quelque chose à mon esprit. Le son s'est évanoui; la cause et l'effet du son demeurent.

Dis-moi cependant: lorsque tu prononces ce mot : mémoire? remarques-tu qu'il n'y est question effectivement que de la mémoire? Les deux autres facultés ont leurs noms propres; l'une s'appelle l'intelligence, l'autre la volonté et aucune j'a mémoire. Et pourtant afin de prononcer ce dernier mot, afin de produire ces trois syllabes, quel moyen as-tu employé ? Ce mot qui ne désigne que la mémoire a été formé en toi par la mémoire, qui te faisait retenir ce que tu disais; par l'intelligence, qui te faisait comprendre ce que tu retenais; enfin par la volonté, qui te portait à proférer ce que tu comprenais. Grâces au Seigneur notre Dieu! Il a donné son secours à vous et à nous. Je le dis franchement à votre charité, je tremblais en commençant à discuter et à vous expliquer ce sujet. Je craignais qu'en faisant plaisir aux esprits plus avances, je ne vinsse à ennuyer fortement les intelligences plus lentes. Mais à votre attention et à l'activité de votre intelligence; je vois que votas avez compris et que même avant moi vous preniez votre essor pour vous écrier : Grâces au Seigneur.

21. Voyez encore : je reviens sans inquiétude sur ce que vous avez compris; je ne dis rien ale nouveau, je répète seulement, pour mieux Ici graver en vous, ce que vous avez parfaitement saisi.

De ces trois facultés nous en avons nommé une, nous avons prononcé seulement le nom de la Mémoire, et ce nom qui n'appartient qu'à la mémoire, a été formé par les trois facultés réunies, On n'a pu nommer la mémoire qu'avec le concours (le la volonté, de l'intelligence et de la mémoire. On ne saurait non plus nommer l'intelligence qu'avec le concours de la mémoire, de la volonté et de l'intelligence; ni nommer la volonté qu'avec le concours de la mémoire, de l'intelligence et de la volonté.

Je crois donc avoir expliqué ce que j'ai promis d'expliquer ; j'ai vu réuni dans ma pensée ce que j'ai énoncé séparément. Il a fallu les trois facultés pour former le nom de l'une d'entre elles, et ce nom formé par les trois n'appartient qu'à une seule. Les trois ont formé le nom de la mémoire; et ce nom n'appartient qu'à la mémoire. Les trois ont formé le nom de l'intelligence; et ce nom ne désigne que l'intelligence. Les trois ont formé le nom de la volonté; et ce nom n'appartient qu'à la volonté. Ainsi la Trinité a formé la chair du Christ; et cette chair n'est qu'au Christ. Ainsi la Trinité a formé la colombe descendue du ciel; et cette colombe ne désigne que l'Esprit-Saint. Ainsi la Trinité a fait entendre la voit d'en haut; et cette voix n'appartient qu'au Père.

22. Que nul maintenant ne me dise, que nul n'essaie de tourmenter tua faiblesse en s'écriant: De ces trois facultés que tu as montrées dans notre esprit ou plutôt clans notre âme, laquelle désigne le Père, c'est-à-dire la ressemblance du Père, laquelle désigne le Fils et laquelle le (253) Saint-Esprit? Je ne saurais le dire, je ne saurais l'expliquer. Laissons quelque chose à la méditation, laissons aussi quelque chose au silence. Rentre en toi, et te soustrais au bruit. Lis en toi-même, si toutefois tu as su te faire dans ta conscience connue un doux sanctuaire; ou tu ne produises ni bruit ni querelle, où tu tic cherches ni à disputer ni à contredire avec opiniâtreté. "Sois docile à écouter la parole, afin de la comprendre (1). " Peut-être diras-tu bientôt : " Vous ferez entendre à mon oreille la joie et l'allégresse, et mes os tressailleront dans l'humilité, (2) " et non dans l'orgueil.

23. C'est donc assez d'avoir montré ces trois facultés qui s'énoncent séparément et qui agissent inséparablement. Si tu as pu reconnaître ce phénomène dans ta personne, dans un homme, dans un homme qui marche sur la terre et qui porte un corps fragile dont le poids appesantit l'ante; crois donc que le Père, le Fils et le Saint-Esprit peuvent se montrer séparément sous des symboles visibles, sous des formes empruntées à la créature, et néanmoins agir inséparablement. C'est assez.

Je ne dis pas que la mémoire représente le Père, l'intelligence le Fils et la volonté l'Esprit

1. Eccli. V, 13. — 2. Ps. L, 10.

Saint; je ne dis pas cela, quelque sens que l'on y donne, je ne l'ose. Réservons ces mystères pour de plus grands esprits, et faibles expliquons aux faibles ce que nous pouvons. Je ne dis donc pas qu'entre ces trois facultés et la Trinité il y ait analogie, c'est-à-dire des rapports qui permettent une comparaison véritable; je ne dis pas cela non plus. Que dis-je, alors? Je dis qu'en toi j'ai découvert trois facultés qui s'énoncent séparément et qui agissent inséparablement car le nom de chacune est formé par les trois, sans toutefois convenir aux trois mais à une seule d'entre elles. Et si tu as entendu, si tu as saisi, si tu as retenu cela, crois en Dieu ce que tu ne saurais voir en lui. Tu peux connaître en toi ce que tu es; mais dans Celui qui t'a fait, comment, quoi qu'il soit, connaître ce qu'il est? Si tu le peux un jour, tu n'en es pas capable aujourd'hui; et lors-même que tu le pourras, te sera-t-il possible de connaître Dieu comme Dieu se connaît?

Que votre charité se contente de ce peu. Nous avons dit ce que nous avons pu; nous avons, à votre demande, acquitté nos promesses; ce qu'il faudrait ajouter encore pour élever plus haut votre entendement, demandez-le au Seigneur.

 

 

 

SERMON LIII. LES BÉATITUDES (1).

ANALYSE. — Ce discours comprend deux parties. Dans la première, saint Augustin explique d'abord brièvement en quoi consiste chacune des six premières béatitudes : il indique ensuite comment dans chacune la récompense est admirablement proportionnée au mérite; il rappelle enfin que tous les bienheureux verront Dieu, quoique la vision divine ne soit promise expressément qu'à ceux dont le coeur est pur. La seconde partie est consacrée à enseigner le moyen de parvenir à la vision de Dieu, c'est-à-dire à la pureté du coeur qui mérite de voir Dieu. Or 1° le grand moyen c'est la foi, non pas la foi sans les oeuvres, comme celle des démons, mais la foi qui agit par l'amour, et conséquemment la foi accompagnée d'espérance et de charité. 2° Cette foi doit avoir soin de ne pas se faire de Dieu des idées indignes et matérielles. 3° En s'attachant à comprendre qu'elles sont la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur représentées par la croix du Sauveur, c'est-à-dire en pratiquant le bien avec persévérance, avec des intentions toutes célestes et avec la grâce de Dieu, la foi sera, sûrement admise au bonheur de contempler Dieu.

1. La solennité de nette vierge sainte qui a rendu témoignage au Christ et qui a mérité que le Christ lui rendit témoignage, qui a été immolée en public et couronnée en secret, est pour nous un avertissement. Elle nous dit d'entretenir votre charité de ce discours évangélique où le Sauveur vient de nous faire connaître les voies diverses qui conduisent à la vie bienheureuse. Il n'est personne qui n'aspire à cette vie; on ne peut trouver personne quine veuille être heureux, Ah! si seulement on désirait mériter la récompense avec autant d'ardeur qu'on .soupire après la récompense elle-même ! Qui ne prend son essor quand on lui dit : Tu seras bienheureux ? Il devrait donc entendre avec plaisir aussi à quelle condition il le sera. Doit-on refuser la combat lorsqu'on cherche la victoire? La vue de

1. Matt. V, 3-8

254

la récompense ne devrait-elle pas enflammer le coeur pour le travail qui l'obtient? A plus tard ce que nous demandons; mais c'est maintenant qu'il nous est commandé de mériter ce que nous obtiendrons plus tard.

Commence à rappeler les divines paroles, les commandements et les récompenses évangéliques. — " Bienheureux les pauvres de gré, par" ce qu'à eux appartient le royaume des cieux. — Tu posséderas plus tard ce royaume des cieux; sois maintenant pauvre de gré. Veux-tu réellement posséder plus tard ce magnifique royaume? Vois quel esprit t'anime et sois pauvre de gré. Mais qu'est-ce qu'être pauvre de gré? Demandes-tu peut-être. Aucun orgueilleux n'est pauvre de gré; le pauvre de gré est donc l'homme humble. Le royaume des cieux est haut placé; mais " qui conque s'humilie s'élèvera " jusques là (1).

2. Considère ce qui suit : " Bienheureux ceux qui sont doux, car ils auront la terre pour héritage. " Tu veux posséder la terre? Prends garde d'être possédé par elle. Tu la posséderas si tu es doux; tu en seras possédé si tu ne l'es pas. Mais en entendant qu'on t'offre comme récompense la possession de la terre, n'ouvre pas des mains avares pour t'en emparer dès aujourd'hui, aux dépens même de ton voisin ; ne sois pas le jouet de l'erreur. Posséder la terre, c'est s'attacher intimement à Celui qui a fait le ciel et la terre. La douceur en effet consiste à ne pas résister à son Dieu, à l'aimer et non pas soi dans le bien que l'on fait; et dans le mal que l'on souffre justement, à ne pas lui en vouloir mais à s'en vouloir à soi-même. Il n'y a pas un léger mérite de lui plaire en se déplaisant et de se déplaire en lui plaisant.

3. Troisième béatitude : " Bienheureux ceux qui pleurent; car ils seront consolés. " Les pleurs désignent le travail, et la consolation, la récompense. Quelles sont, hélas ! les consolations de ceux qui pleurent d'une manière charnelle ? Aussi importunes que redoutables ; car en essuyant leurs larmes, ils craignent toujours d'en verser de nouvelles. Un père, par exemple, se désole d'avoir perdu son fils, la naissance d'un autre le réjouit; celui-ci remplace celui qui n'est plus, mais il est pour lui un sujet de crainte comme le premier a été un sujet de tristesse, et il ne trouve dans aucun d'eux consolation véritable. La vraie consolation sera de recevoir ce qu'on ne pourra perdre, et on mérite d'en jouir plus tard, lorsque maintenant on gémit d'être en exil.

1. Luc, XIV, II.

4. Quatrième devoir et quatrième récompense: " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. " Tu veux être rassasié? Comment le seras-tu? Si tu aspires au rassasiement du corps, une fois les aliments digérés, tu ressentiras de nouveau le tourment de la faim; car il est dit : " Quiconque boira de cette eau, aura soif encore (1). " Quand un topique étendu sur une plaie parvient à la guérir, toute douleur disparaît, mais la nourriture ne chasse la faim et ne restaure que pour un moment; car la faim succède au rassasiement; et en vain applique-t-on chaque jour le remède de la nourriture, il ne cicatrise point la faiblesse. Ayons donc faim et soif de la justice; c'est le moyen d'en être un jour rassasiés, car notre rassasiement viendra de ce qui maintenant provoque en nous et la faim et la soif. Que notre âme en ait faim et soif; pour elle aussi il y a une nourriture et il y a un breuvage. " Je suis, dit le Seigneur, le pain descendu du ciel (2). " Voilà le pain destiné à apaiser ta faim. Désire aussi le breuvage qui étanchera ta soif : " En vous, " Seigneur, " est, là source de vie (3). "

5. Autre maxime : " Bienheureux les miséricordieux, car Dieu leur fera miséricorde. " Fais-la et on la fera; fais-la envers un autre et on la fera envers toi. Tu es à la fois riche et pauvre, riche des biens temporels, pauvre des biens éternels. Tu entends un homme mendier.

tu mendies toi-même auprès de Dieu. On te demande, et tu demandes. Ce que tu feras envers ton solliciteur, Dieu le fera envers le sien. Plein d'un côté et vide de l'autre, remplis de ta plénitude le vide des pauvres, et le tien sera rempli de la plénitude de Dieu.

6. Nous lisons encore : " Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu. " Telle est la fin de notre amour; mais c'est une fin qui nous perfectionne et non une fin qui nous détruit. On finit un repas et on finit un vêtement; un repas, quand on a consumé la nourriture; un vêtement, quand on achève de le coudre. Ici et là on achève; ici de consumer, et là de perfectionner. Quels que soient maintenant nos actes et nos vertus, nos efforts et les louables et innocentes aspirations de notre coeur, une fois que nous verrons Dieu nous serons entièrement ; satisfaits. Que pourrait chercher encore celui qui possède Dieu, et de quoi se contenterait celui à qui Dieu ne suffit pas ? Ce, que nous voulons,

1. Jean, IV, 13. — 2 Ib. VI, 41. — 3. Ps. XXXV, 10.

ce que nous cherchons ce que nous ambitionnons, c'est de voir Dieu. Et qui n'aurait ce désir?

Mais considère ces paroles : " Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. " Donc, afin de le voir, prépare ton coeur. Pour me servir d'une comparaison toute matérielle, à quoi bon désirer voir le soleil à son lever, si les yeux sont fermés par la maladie? Qu'on les guérisse et ils seront heureux de voir la lumière; s'ils restent malades, elle fera leur tourment. De même tu ne pourras voir sans la pureté du coeur, ce que ne sauraient contempler que les coeurs purs. Tu seras repoussé, éloigné, tu ne pourras jouir. " Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu. "

Combien de fois déjà la Sauveur a-t-il répété ce mot Bienheureux? Quelles causes a-t-il assignées à la béatitude ? Quelles oeuvres et quels salaires, quels mérites et quelles récompenses a-t-il énumérés? Jamais jusqu'alors il n'avait dit : " Ils verront Dieu. — Bienheureux les pauvres de gré, car le royaume des cieux est à eux. Bienheureux ceux qui sont doux, car ils auront la terre en héritage. Bienheureux ceux qui pleurent; ils seront consolés. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice; " ils seront rassasiés. Bienheureux les miséricordieux; ils obtiendront miséricorde. " Il n'a pas encore été dit : " Ils verront Dieu. " Nous arrivons aux coeurs purs; c'est à eux qu'est promise la vue de Dieu, et ce n'est pas sans motif, car ils ont des yeux pour voir Dieu. C'est de ces yeux que parle l'Apôtre quand il dit: " Les yeux " éclairés de votre cœur." Maintenant donc ces yeux, parce qu'ils sont faibles, sont éclairés par la foi; devenus plus tard vigoureux, ils seront éclairés par la réalité même. " Tant que nous sommes dans ce corps, nous voyageons loin du Seigneur; car nous marchons dans la foi et non dans la claire vue (2). " Et tant que nous marchons ainsi dans la foi, que dit de nous l'Ecriture? Que " maintenant nous voyons à travers un miroir, en énigme, et qu'alors ce sera face à face (3). "

7. Loin d'ici la pensée de toute face corporelle. Si dans le désir enflammé de voir Dieu tu prépares ton visage à jouir de cette vue; tu désireras voir aussi la face divine. Si au contraire vous avez de Lui des idées au moins spirituelles, si vous croyez que Dieu n'est pas un corps, ainsi que

1. Eph. I,18, — 2. II Cor, V, 6, 7. — 3. I Cor. XIII, 12.

nous l'avons enseigné longuement hier, si toutefois nous l'avons enseigné; si dans vos coeurs,

comme dans les temples de Dieu, nous avons brisé tout simulacre de forme humaine, si vous vous souvenez exactement, si vous êtes bien pénétrés de ce passage où l'Apôtre réprouve ceux qui " se disant sages sont devenus insensés, et ont changé la gloire du Dieu incorruptible

contre un image représentant un homme corruptible (1) ; " si vous détestez cet égarement, si vous l'évitez, si vous purifiez le temple de votre Créateur, si vous voulez qu'il vienne en vous et y établisse sa demeure : " Ayez du Seigneur des sentiments dignes de lui et cherchez-le dans la simplicité du coeur (2); " voyez à qui vous vous adressez, si toutefois vous parlez sincèrement, quand vous vous écriez : " Mon cœur vous a dit: Je chercherai votre face. " Que ton cœur dise donc aussi : " Je chercherai votre visage, Seigneur, " car le chercher avec le coeur, c'est le chercher comme il convient.

On dit le visage de Dieu, le bras de Dieu, la main de Dieu, ses pieds, son trône et l'escabeau de ses pieds; lisais ne te figure, pas des membres humains; brise ces idoles de mensonge, si tu veux être le temple de la vérité. La main de Dieu désigne sa puissance; sa face, sa connaissance ; ses pieds, sa présence; et si tu le veux, tu peux devenir son trône. Nieras-tu que le Christ soit Dieu? Non, réponds-tu. Tu admets aussi que le Christ est la vertu et la sagesse de Dieu? — Je l'admets aussi. — Ecoute : " L'âme du juste est le trône de la sagesse (3). " Or où Dieu a-t-il son trône, sinon où il habite ; et où habite-t-il, si ce n'est dans son temple ? Mais " le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple (4). " Songe donc de quelle manière tu dois considérer le Seigneur. " Dieu est esprit et il faut l'adorer en esprit et en vérité (5). " Qu'aujourd'hui donc, si tu le promets, l'arche d'alliance entre dans ton coeur, et que Dagon tombe à la renverse (6). Ainsi prête l'oreille, apprends à désirer Dieu, apprends à désirer ce qui te rend capable de le voir. " Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu. " Pourquoi penser aux yeux du corps? S'ils servaient à voir Dieu, Dieu occuperait quelque espace. Mais quel espace occupe Celui qui est tout entier partout ? Purifie ce qui doit le voir.

8. Ecoute encore et comprends, si toutefois je puis avec son secours expliquer ma pensée;

1. Rom. I, 22-23. — 2. Sag. I, 1. — 3. Ibid. I, 2. — 4. I Cor. III, 17. — 5. Jean, IV, 24. — 6. Rois, V, 3.

256

qu'il nous aide à entendre ces devoirs et ces récompenses, à saisir comment les uns répondent aux autres. Quelle est en effet la récompense qui ne convienne, qui ne soit proportionnée au mérite? Les humbles semblent exclus du royaume, et il est dit : " Bienheureux les pauvres de gré, le royaume des cieux est à eux. " On exproprie facilement ceux qui sont doux; et il est dit : " Bienheureux ceux qui sont doux, car ils auront la terre en héritage. " Le reste est clair, évident, il se révèle de lui-même et il faut, non pas l'expliquer, mais le rappeler. "Bienheureux

ceux qui pleurent. " Qui ne désire la consolation quand il pleure? " Ils seront consolés. — Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. " Qui ne désire être rassasié quand il a faim et soif ? Aussi " seront-ils rassasiés. — " Bienheureux les miséricordieux. " Qui fait miséricorde, sinon celui qui même en l'exerçant demande que Dieu le paie de retour et fasse pour lui ce que lui-même fait pour le pauvre? "Bienheureux" donc " les miséricordieux, car Dieu leur fera miséricorde. " Voyez continent tout se correspond, comment la nature de la récompense est appropriée à la nature du précepte. Il est prescrit d'être pauvre de gré; la récompense est de posséder le royaume des cieux. Il est prescrit d'être doux; la récompense est de posséder la terre. Il est prescrit de pleurer; la récompense est d'être consolé. Il est:prescrit d'avoir faim et soif de la justice ; la récompense est d'en être rassasié. Il est prescrit d'être miséricordieux ; la récompense est d'obtenir miséricorde. De même il est prescrit d'avoir le coeur pur; et la récompense est de voir Dieu.

9. Garde-toi donc de raisonner sur ces préceptes et sur ces récompenses de la manière suivante. Quand on le dit : " Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu, " ne t'imagine point que la vue de Dieu ne sera octroyée ni aux pauvres de gré, ni à ceux qui sont doux, ni à ceux qui pleurent, ni à ceux qui ont faim et soif de la justice, ni à ceux qui sont miséricordieux. Ne te figure point qu'il n'y aura pour le voir que les coeurs purs et que les autres en seront privés. En effet, ceux qui ont le coeur pur ont aussi tous les autres mérites; mais s'ils voient Dieu, ce n'est ni pour être pauvres de gré, ni pour être doux, ni pour pleurer, ni pour avoir faim et soif de la justice, ni pour être miséricordieux; c'est pour avoir le coeur pur. C’est comme, si l'on rapprochait des membres du corps les actions auxquelles ils sont propres, comme si l'on disait, par exemple : Heureux ceux qui ont des pieds, car ils marcheront; heureux ceux qui ont des mains, car ils travailleront; heureux ceux qui ont de la voix, car ils crieront; Heureux ceux qui ont une bouche et une langue, car ils parleront; heureux ceux qui ont des yeux, car ils verront. En nous donnant en quelque sorte des membres spirituels, le Sauveur a indiqué à quoi chacun est propre. L'humilité est propre a posséder le royaume des cieux; la douceur, à posséder la terre; les larmes, à recevoir la consolation; la faim et la soif de la justice, à être rassasiés; la miséricorde, à obtenir miséricorde; le coeur pur enfin, à voir Dieu.

10. Si donc nous aspirons à voir Dieu, comment purifier cet oeil intérieur ? Qui ne s'appliquerait, qui ne chercherait à purifier son cœur pour voir Celui qu'il aime de toute son âme? Une autorité divine nous dit par quel moyen : " C'est par la foi, déclare-t-elle, qu'il purifie leurs coeurs (1). " La foi en Dieu purifie donc le coeur, et le coeur purifié voit Dieu.

Il est vrai, des malheureux qui se trompent eux-mêmes se font de la foi une étrange idée: ils se figurent qu'il suffit de croire; car il en est qui tout en vivant mal se promettent, parce qu'ils croient, d'arriver à la vision de Dieu et au royaume des cieux. Mais l'Apôtre saint Jacques s'enflamme contre eux dans son Epître, et rempli d'une charité toute céleste : " Tu crois qu'il y a un Dieu, " leur dit-il avec une sainte indignation. Tu t'applaudis de ta foi; tu considères qu'un grand nombre d'impies croient à la pluralité des dieux et tu es heureux de croire qu'il n'y en a qu'un. " C'est bien. Mais les démons croient aussi, et ils tremblent (2). " Ces démons verront-ils Dieu ? Les coeurs purs le verront. Mais qui oserait appeler des coeurs purs ces esprits immondes? " Ils croient " néanmoins, " et ils tremblent."

11. Il faut mettre de la différence entre notre foi et la foi des démons. La nôtre purifie le cœur, la leur les rend coupables, car ils font le mal et c'est pourquoi ils disent au Seigneur : " Qu'y a-t-il entre vous et nous? " Tu crois peut-être, en les entendant parler ainsi, qu'ils ne le connaissaient pas? " Nous savons, disent-ils, qui " vous êtes; vous êtes le Fils de Dieu (3). " Pierre est comblé d'éloges, quand il lui donne ce titre; le démon le donne aussi, et il est condamné. D'où

1. Act. XV, 9. — 2. Jacq. II, 19. — 3. Luc, IV, 34.

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vient cette différence ? Ne vient-elle pas de ce que les paroles étant les mêmes les dispositions du cœur Font loin de se ressembler ? Que notre foi diffère donc de la leur, ne nous contentons pas de croire. Leur foi ne saurait purifier le coeur ; et " c'est par la foi, est-il dit, que Dieu a purifié leurs cœurs. "

Or quelle est cette foi, sinon celle que définit l'Apôtre Paul quand il dit : " La foi qui agit par l’amour (1) ? " Cette foi distingue des démons, elle distingue des hommes perclus de crimes et de mœurs. " La foi. " Quelle foi? " La foi qui agit par l'amour. " Elle espère donc ce que, Dieu promet. Rien de plus exact, rien de mieux que celle définition. Aussi y voit-on trois choses essentielles. En effet, quand on a " la foi qui agit par l’amour, " on espère nécessairement aux promesses divines et la foi est accompagnée par l’espérance. Comment nous passer de l’espérance. Comment nous passer de l’espérance tant que nous croyons ce que nous ne voyons point encore? Sans voir et sans espérer, ne viendrions-nous pas à défaillir? Nous nous affligeons de ne pas voir, mais nous nous consolons dans l'espérance de voir un jour. Ainsi nous avons l'espérance et cette espérance accompagne la foi. Nous avons aussi la charité; c'est elle gui nous porte à désirer, à faire effort pour atteindre à quoi nous aspirons, à avoir faim et soif. Ainsi ajoutons cette vertu aux deux autres et nous avons la foi, l'espérance et la charité. Comment d'ailleurs n'aurions-nous pas la charité avec la foi telle que la définit l'Apôtre, puisqu'elle n'est autre chose que l'amour dont il parle quand il dit : " La foi qui agit par l'amour ? " Supprime la foi, tu ne crois plus rien; supprime la charité, tu n'agis plus. Car à la foi il appartient de croire, et à la charité, d'agir. Crois sans aimer, tu ne te portes à aucune bonne oeuvre, et si tu t'y portes, c'est en esclave et non en fils, c'est par crainte de la peine et non par amour de la justice. La foi qui purifie le cœur est donc bien celle qui agit par la charité.

12. Alois cette foi, que fait-elle? Que fait-elle avec de si imposants témoignages de l'Ecriture, avec de si nombreux enseignements, des exhortations si variées et si puissantes? Elle nous met en état de voir, maintenant à travers un miroir, en énigme, et plus tard face à face. Cette fois encore ne songe pas à ta face extérieure, mais à la face de ton coeur. Force ton cœur à s'appliquer aux choses divines, contrains-le, presse-le. Rejette

1. Galat. V, 6.

toute image corporelle. Tu ne saurais dire en la voyant : Dieu est cela , dis au moins : Il n'est pas cela. Quand pourras-tu dire de Dieu : C'est cela? Pas même quand tu le verras, car Celui que tu verras est ineffable. L'Apôtre publie qu'il a été ravi au troisième ciel et qu'il y a entendu des paroles ineffables. Si des paroles sont ineffables, que penser de Celui de qui elles viennent?

Tu penses donc à Dieu, et à ton esprit se présente sous forme humaine, une merveilleuse et immense étende. La voilà devant ta pensée ; c'est quelque chose de grand, de vaste, une immense étendue enfin. Mais, ou bien elle est limitée, et limitée elle n'est point Dieu; ou bien elle n'est pas limitée, et alors où en est la face? Tu te représentes cette stature immense, mais pour lui donner des membres il faut lui assigner des bornes; comment sans cela distinguer ces membres? Que fais-tu donc, pensée folle et charnelle ? Tu construis une masse énorme, tu lui donnes d'autant plus d'étendue que tu crois par là honorer Dieu davantage. Mais tout autre ne peut-il y ajouter une coudée et la rendre plus grande encore?

13. J'ai lu néanmoins, dis-tu. — Qu'as-tu lu? Tu n'y as rien compris. Dis cependant, qu'as-tu lu? Ne repoussons pas cet enfant qui joue avec les imaginations de son coeur. Qu'as-tu donc lu? — " Le ciel est mon trône et la terre l'escabeau de mes pieds (1). " C'est vrai; moi aussi j'ai lu cela. T'estimes-tu plus que moi parce qu'en lisant tu as cru ? Mais je crois aussi ce que tu viens de rappeler. Croyons donc ensemble. Et puis? Cherchons ensemble. Retiens bien ce que tu as lu et ce que tu crois. " Le ciel est mon trône, c'est-à-dire mon siège, car tel est le sens de ce mot dérivé du grec; " et la terre, l'escabeau de mes pieds. " Or n'as-tu pas lu aussi : " Qui a mesuré le ciel avec la paume de sa main (2)? " Tu l'as lu sans doute et tu confesses également que tu le crois. Ainsi nous avons lu tous deux et tous deux nous croyons ces passages. Réfléchis maintenant et enseigne-moi ; sois mon maître, je me fais ton élève. Enseigne-moi, je t'en prie. Est-il un homme qui siège sur la paume de sa main?

14. Tu viens de donner à Dieu des traits et dm, membres copiés sur le corps humain, et, peut-être l'imaginais-tu que c'est notre corps qui est fait à l'image de Dieu. Provisoirement j'accepte ton idée; mais pour l'examiner, pour la discuter,

1. Isaïe, LXVI, 6. — 2. Ibid. XL, 12.

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pour la sonder, et pour la réfuter en l'étudiant. Consens à m'entendre, puisque j'ai prêté l'oreille à ce qu'il t'a plu de me dire.

Dieu siège au ciel et en même temps il mesure le ciel avec la paume de sa main. Ainsi le ciel est à la fois large et étroit ; large puisque Dieu y est assis, étroit puisqu'il le mesure comme-il vient d'être dit ? Ou bien ne faut-il à Dieu pour s'asseoir que l’espace occupé par la paume de sa main ? S'il en est ainsi, il ne nous a point faits à son image, car nous avons la paume de la main bien plus étroite que l'espace occupé quand nous sommes assis ; et si en Dieu la paume de la main est aussi étendue que la place occupée par lui sur son siège, il nous a donné des membres bien différents des siens ; il n'y a point là de ressemblance. Qu'un cœur chrétien rougisse de se faire une telle idole.

Prends donc ici le ciel pour tous les saints ; car la terre s'entend aussi de tous ceux qui l'habitent : " Que toute la terre vous adore (1). " Or si en pensant aux habitants de la terre nous pouvons dire : " Que toute la terre vous adore ; " pourquoi ne pourrions-nous dire également, en pensant aux habitants du ciel: Que tout le ciel vous porte? Tout en habitant sur la terre, tout en foulant la terre aux pieds, les saints eux-mêmes ont le cœur fixé au ciel. Ce n'est pas en vain qu'on les invite à y tenir leur cœur élevé, ni en vain qu'ils affirment être fidèles à ce conseil; ce n'est pas en vain non plus que le chef de l'homme est élevé ; aussi est-il dit dans ce sens mystérieux

" Si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d'en haut, où le Christ siège à la droite de Dieu; goûtez les choses d'en haut et non les choses de la terre (2). " Considérés comme vivant au ciel, les saints portent Dieu, ils sont même le ciel puisqu'ils sont les trônes de Dieu; et considérés comme annonçant sa parole, ces " cieux racontent la gloire de Dieu (3). "

15. Reviens donc avec moi aux yeux du coeur et sache les préparer. C'est à l'homme intérieur que Dieu parle ; car il y a en nous un homme intérieur dont les oreilles, les yeux et les autres organes visibles ne sont que la demeure ou l'instrument. C'est aussi dans cet homme intérieur que le Christ habite provisoirement par la foie et qu'il fera sentir la présence de sa divinité, lorsque nous connaîtrons en quoi consistent la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur; lorsque nous connaîtrons aussi la charité du

1. Ps. LXV, 4. — 2. Coloss. III, 1, 2. — 3. Ps. XVIII, 2.

Christ, bien supérieure à toute science, pour être remplis de toute la plénitude de Dieu (1). Ainsi donc si tu aimes à comprendre dans ce sens, applique-toi à saisir ce que l'on entend par largeur et longueur, hauteur et profondeur. Mais ne laisse point courir ton imagination à travers les espaces de l'univers, à travers l'étendue finie de ce monde immense. Saisis dans toi-même ce que je vais dire.

La largeur consiste dans les bonnes oeuvres ; la longueur, dans la constance et la persévérance à les faire ; la hauteur est l'attente des récompenses célestes, c'est dans ce sens qu'on t'invite à élever ton coeur. Fais donc le bien et persévère à le faire dans l'espoir des dons de Dieu. Regarde comme rien les biens de la terre ; autrement, lorsqu'elle sera ébranlée sous les coups de l'éternelle Sagesse, tu serais exposé à dire qu'en vain tu as servi Dieu, fait le bien et persévère dans la pratique des bonnes oeuvres. Il y a donc en toi largeur, quand tu les pratiques, longueur, si tu y persévères ; mais tu manques de hauteur en convoitant les récompenses terrestres. Et la profondeur ? C'est la grâce de Dieu considérée dans le secret de sa volonté sainte. " Qui a connu la pensée du Seigneur ? qui lui a servi de conseiller (2) ? — Vos jugements sont comme un profond abîme (3). "

16. La vraie vie consiste donc à faire le bien et à y persévérer, à attendre les biens du ciel, à recevoir la grâce que Dieu donne secrètement, non pas à l'aventure mais avec sagesse, et à ne pas critiquer la manière différente dont il traite les hommes; car en lui il n'y a point d'injustice (4). Veux-tu rapprocher ce genre de vie de la croix de ton Seigneur ? Il dépendait de lui de mourir, ou de ne pas mourir, et ce n'est pas sans raison qu'il a choisi ce genre de mort. S'il pouvait mourir ou se préserver de la mort, ne pouvait-il pas aussi mourir d'une manière ou de l'autre? Non, ce n'est pas sans motif qu'il a préféré expirer sur la croix pour t'y crucifier à ce monde.

Sur la croix en effet la largeur est le bois transversal où sont attachées les mains; ce qui représente les bonnes oeuvres. La longueur est la partie qui part du bois transversal et s'étend jusques à terre. Là est appliqué et se tient comme debout le corps du crucifié; attitude qui désigne la persévérance. La hauteur est la partie qui s'élève au dessus des bras de la croix, et qui figure l'attente des biens célestes. Et la profondeur? N'est-

1. Ephés. III, 17-19. — 2. Rom. XI, 34. — 3. Ps. XXXV, 7. — 4. II Paralip. XIX, 7 ; Rom. IX, 14.

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ce, point le bas, fixé dans la terre? Ainsi est cachée et comme dérobée à la vue, la grâce divine. On ne la voit pas, mais c'est d'elle que part tout ce que l'on voit.

Maintenant donc, si tu fais entrer tout ceci non-seulement dans ton intelligence mais encore dans ta conduite, " et l'intelligence en est donnée à ceux qui s'y conforment (1); " travaille alors, si tu en es capable, à connaître cette charité du Christ, qui surpasse toute science; et lorsque tu la connaîtras, tu seras rempli de toute la plénitude de Dieu; et ce sera face à face. Oui tu seras rempli de toute la plénitude de Dieu, car Dieu

1. Ps. CX, 10.

même te remplira sans que tu le remplisses. Cherche donc maintenant, s'il est possible, quelque face corporelle? Loin d'ici les vains fantômes. Enfant, jette ces jouets et occupe-toi de choses sérieuses. Nous aussi nous sommes souvent des enfants, et lorsque nous l'étions davantage encore, nos aînés ont su nous supporter. " Recherchez avec tous la paix et la sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu (1). " Elle aussi purifie le coeur, parce qu'elle implique la foi qui agit par la charité. Ainsi donc " Bienheureux les coeurs purs, car ils verront Dieu. "

2. Hébr. XII, 14.

 

 

SERMON LIV. PURETÉ D'INTENTION (1).

ANALYSE. — Ce petit discours est simplement la conciliation de ces deux passages de l'Évangile : " Que votre lumière brille devant les hommes, " et : " Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes, (2). " Ce que Jésus-Christ commande, c'est d'édifier le prochain parles bonnes oeuvres; ce qu'il défend, c'est de chercher la gloire en faisant le bien. Saint Augustin montre par l'examen du texte même que tel est le sens de ces deux passages.

1. Plusieurs s'étonnent, mes amis, qu'après avoir dit dans le grand discours de l'Evangile " Que votre lumière brille devant les hommes, de " façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux ; " Jésus-Christ Notre-Seigneur ait dit en ensuite: " Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes pour en être considérés. " Ici se trouble un esprit peu ouvert et désireux d'obéir aux préceptes divins ; il flotte en sens divers et opposés. N'est-il pas aussi impossible d'obéir à un seul maître, donnant des ordres contraires, que de servir deux maîtres, comme le déclare le Sauveur dans ce même discours (3)? Que fera ici l'âme incertaine, partagée entre ce qu'elle croit l'impossibilité d'obéir et la crainte de n'obéir pas ? Si elle fait ses oeuvres au grand jour, si elle les fait voir aux hommes pour accomplir ce commandement : " Que votre lumière brille devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux ; " elle se croit coupable d'avoir violé le précepte suivant: " Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes pour en être

1. Matt. V, 16; VI, 1. — 2. Ibid. — 3. Ibid. VI, 24.

considérés." Si d'autre part, pour échapper à cette faute elle cache ses vertus, elle croit ne pas obéir à cet ordre: " Que votre lumière brille devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes oeuvres. "

2. Celui.néanmoins qui comprend le sens de ces deux préceptes, les accomplit tous deux ; il sert ainsi le Seigneur de l'univers, lequel ne condamnerait point le serviteur paresseux, s'il commandait l'impossible. Ecoutez Paul, écoutez ce serviteur de Jésus-Christ, appelé à l'apostolat et séparé pour l'Evangile de Dieu, il accomplit et enseigne l'un et l'autre commandement.

Voyez d'abord comment sa lumière brille devant les hommes, comment il montre à ceux-ci ses bonnes oeuvres. " Nous nous recommandons nous-mêmes, dit-il, à toute conscience d'homme, devant Dieu (1). " Il dit encore. " Nous tâchons de faire le bien, non-seulement devant Dieu mais aussi devant les hommes (2). " Et ailleurs : " Plaisez à tous en toutes choses, comme en toutes choses je plais à tous (3). " Voyez d'un autre côté comment il se garde de pratiquer sa justice devant les hommes, pour en

1. II Cor. IV, 2. — 2. Ibid. VIII, 21. — 3. I Cor. X, 33.

260

être considéré. " Que chacun, dit-il, éprouve ses oeuvres ; et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans autrui (1). " Il dit encore: " Car voici en quoi consiste notre gloire, dans le témoignage de notre conscience (2). " Il ajoute ailleurs ces paroles on ne saurait plus claires : " Si je plaisais ainsi aux hommes, je ne serais pas le serviteur du Christ (3). "

Ceux néanmoins qui trouvent contradictoires les paroles du Seigneur même, ne vont-ils pas s'étonner encore plus du langage de l'Apôtre et lui demander: Comment dites-vous : " Plaisez à tous en toutes choses, comme en toutes choses " je plais à tous ; " et d'autre part : " Si je plaisais ainsi aux hommes, je ne serais point le serviteur du Christ ? " Daigne nous assister le Seigneur lui-même. C'est lui qui parlait dans son serviteur, dans son Apôtre : qu'il nous fasse connaître sa volonté et nous accorde la grâce de lui obéir.

3. Les paroles mêmes de l'Evangile portent en soi leur explication ; si nous avons faim, elles ne nous ferment pas la bouche, car en cherchant nous y trouverons la nourriture de notre âme. Il faut donc examiner où se porte l'intention, ce qu'a en vue le coeur de l'homme. Si celui qui veut faire éclater ses bonnes oeuvres aux yeux des autres, fait dépendre d'eux sa gloire et ses avantages, s'il les cherche dans leur estime, il n'accomplit aucun des préceptes du Seigneur sur cette matière; car il veut pratique sa justice devant les hommes afin d'en être considéré, et il ne fait pas briller devant eux sa lumière dans le dessein qu'en remarquant ses bonnes oeuvres ils glorifient leur Père céleste. C'est soi-même que l'on veut glorifier alors.et non pas Dieu; on cherche ses intérêts propres, ce n'est pas à la volonté du Seigneur que l'on s'attache: Tels étaient ceux dont l'Apôtre dit : " Ils cherchent, tous, leurs propres avantages et non ceux de Jésus-Christ (4). "

Aussi le Sauveur ne terminé pas sa phrase à ces mots : " Que votre lumière brille devant les hommes, de façon qu'il voient vos bonnes oeuvres; " il ajoute immédiatement pour quel motif on doit agir ainsi: " Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. " Ainsi en faisant le bien devant les hommes, on doit garder pour sa conscience l'intention de bien faire et rapporter à la gloire de Dieu, à l'utilité du prochain, l'intention d'être connu. Il est bon en

1. Galat. VI, 4. — 2. II Cor. I, 12. — 3. Galat. I, 10. — 4. Philip. II, 21.

effet que le prochain aime Dieu comme l'auteur de nos vertus, et qu'ainsi il ne désespère pas de les obtenir de lui s'il les désire. Pour la même raison le précepte suivant : " Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes, " ne se termine qu'à ces mots : " pour en être considérés. " Le Sauveur n'ajoute pas ici: " pour qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux ; " il dit au contraire: " Autrement vous serez sans récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. " Il montre ainsi que le défaut interdit par lui à ses fidèles, consiste à chercher sa récompense dans l'approbation des hommes, à mettre là son bonheur, à y nourrir sa vanité, à y trouver en même temps la ruine et l'orgueil, l'enflure et la consomption. Pourquoi ne s'est-il point contenté de dire: "Gardez-vous de faire votre justice devant les hommes? " Pourquoi a-t-il ajouté : " Afin d'en être considérés ? " N'est-ce point parce qu'il est des âmes qui en accomplissant leur justice devant les hommes ne cherchent pas à s'en faire voir, mais à faire voir leurs bonnes oeuvres et à faire bénir le Père céleste, qui daigne accorder ses grâces à des impies justifiés ?

4. Ces âmes ne s'attribuent pas la justice qu'elles pratiquent, elles la rapportent à Celui dont la foi est leur principe de vie. Aussi l'Apôtre dit-il : " Afin de gagner le Christ et d'être trouvé en lui, possédant non pas ma propre justice qui vient de la loi, mais celle qui vient par la foi, dans le Christ, celle qui vient de Dieu, la justice par la foi (1). " Et ailleurs : " Afin qu'en lui nous devenions la justice de Dieu (2). " C'est ce qui le porte à reprocher aux Juifs " d'ignorer la justice de Dieu, de vouloir établir la leur, et " de n'être pas soumis à la divine justice (3). " Chercher donc à faire voir aux hommes ses bonnes oeuvres, afin de les porter à bénir Celui à qui on les doit, afin de les excitera imiter avec une foi pieuse les vertus dont ils sont témoins, c'est réellement faire briller sa lumière devant eux ; car c'est faire rayonner le feu de la charité, et non pas faire monter la fumée de l'orgueil, C'est aussi éviter de faire sa justice devant les hommes pour en être considéré ; car on ne s'attribue point cette ,justice, et on ne l'accomplit point pour être remarqué, mais pour élever l'esprit vers Celui que fait bénir l'homme justifié, pour porter Dieu à produire dans celui qui le loue

1. Philip. III. 8, 9. — 2. II Cor. V, 21, — 3. Rom, X, 3.

261

ce qui fait le sujet de ses louanges, c'est-à-dire se rendre lui-même digne d'éloges. Remarquez aussi qu'après ces mots : " Plaisez à tous en toutes choses, comme en toutes choses je plais à tous, " l'Apôtre ne s'arrête pas. C'eût été indiquer en quelque sorte qu'il n'avait d'autre intention que de plaire aux hommes, et Il lui eût été impossible dédire sans mensonge " Si je plaisais ainsi aux hommes, je ne serais point le serviteur du Christ. " Il fait donc connaître aussitôt pourquoi il plaît aux hommes. " Ne cherchant pas, dit-il, ce qui m'est avantageux, mais ce qui l'est au grand nombre pour leur salut (1). " Ainsi donc il ne plaisait pas aux homme, pour son propre avantage, t'eût été n'être pas serviteur du Christ; et il leur plaisait pour leur salut, afin d'être ainsi pour le Christ un dispensateur fidèle. Sa conscience lui suffisait devant Dieu; et devant les hommes éclatait en lui ce que les hommes devaient imiter.

1. I Cor. X, 33.

 

 

SERMON LV. SE DOMPTER SOI-MÊME (1).

ANALYSE. — Pour échapper à la damnation; il est nécessaire de dompter sa langue. Nul de nous cependant ne saurait la dompter. Donc il faut recourir à bleu, qui le peint sans aucun doute. Mais il faut nous abandonner à lui avec confiance, car il né veut nous dompter que pour nous rendre heureux.

1. Le passage que nous venons d'entendre lire dans le saint Evangile, a dû nous glacer de frayeur si nous avons la foi ; il faudrait ne pas l'avoir pour ne pas trembler. Ceux qui ne tremblent pas veulent jouir d'une fausse sécurité; ils ne savent point, hélas ! distinguer entre le temps où l'on doit craindre et le temps où l'on doit ne craindre pas. Maintenant donc que l'on mène une vie qui doit finir, il faut s'effrayer pour jouir dans l'autre vie d'une assurance qui ne finira point. Aussi nous avons tremblé.

Qui d'ailleurs ne redouterait la vérité même quand elle s'écrie: " Quiconque dira à son frère " Fou, sera condamné à la géhenne du feu (2) ? " Aucun homme en effet ne peut dompter sa langue. L'homme dompte un animal farouche, et il ne dompte point sa langue ; il dompte un lion et il ne dompte point sa parole ; il dompte, mais ne se dompte pas ; il dompte ce qu'il craint; et quand il s'agit de se dompter, il ne redoute point ce qu'il faudrait craindre par dessus tout. Ainsi qu'arrive-t-il? Cette sentence éminemment vraie est sortie de l'oracle de la vérité même : " Nul homme ne saurait dompter sa langue (3).

2. Que ferons-nous donc, mes frères ? Je vois ici une multitude; triais comme nous sommes tous un en Jésus-Christ, délibérons en quelque sorte secrètement. Aucun étranger ne nous entendra; nous sommes un, car nous sommes unis. Que

1. Matt. V, 22. — 2. Ibid. — 3. Jacq. III, 7, 8.

faire ? " Quiconque dira à son frère : Fou, sera condamné à la géhenne du feu. — Nul homme ne saurait dompter sa langue. " Tous iront donc à la damnation ? A Dieu ne plaise! "Seigneur, vous êtes devenu notre asile, de génération en génération (1). " Votre colère est juste, et vous ne perdez personne injustement. " De devant votre " esprit et de devant vous, où fuir, où aller,

si ce n'est vers vous (2) ?

Ainsi comprenons mes amis, que si nul homme ne peut dompter sa langue, il faut pour la dompter recourir à Dieu. En vain d'ailleurs essayerais-tu de la dompter, tu ne le pourras, car tu n'es qu'un homme. " Nul homme ne saurait dompter sa langue. " Soyez attentifs à cette comparaison tirée des bêtes farouches que nous domptons. Un cheval ne se dompte pas ; un chameau ne se dompte pas; un éléphant ne se dompte pas; un aspic ne se dompte pas; un lion ne se dompte pas : c'est ainsi que l'homme ne saurait non plus se dompter. Pour dompter un cheval; un boeuf, un chameau, un éléphant; un lion, an aspic, on recourt à l'homme. Pour dompter l'homme, qu'on recoure donc à Dieu.

3. Aussi, " Seigneur, vous êtes notre recours. " Nous recourons à vous et là nous serons bien. Nous faisons en nous-mêmes notre malheur. Pour nous punir de vous avoir laissé, vous nous laissez à nous. Ah ! retrouvons-nous en vous, car en

1. Ps. LXXXIX, 1. — 2. Ibid. CXXXVIII, 7.

262

nous nous sommes perdus. " Vous vous êtes fait, Seigneur, notre recours. " Et pourquoi craindrions-nous, mes frères, que rien ne puisse nous assouplir, si nous nous livrons entre ses mains pour être domptés? Tu as su dompter le lion que tu n'as pas créé; et Celui qui t'a créé ne te dompterait pas ? Comment d'ailleurs es-tu parvenu à dompter ces animaux terribles? As-tu autant de force corporelle ? Comment donc es-tu parvenu à les dompter ? Ce que nous appelons des bêtes de somme ne sont pas moins des animaux farouches; et on ne pourrait s'en servir si elles n'étaient apprivoisées. Mais parce qu'on ne les voit ordinairement que sous la main de l'homme, sous l'action du frein et de la puissance de l'homme, tu les crois douces de leur nature. Considère, donc les plus redoutables animaux féroces. Le lion rugit, qui ne tremblerait? Tu te crois cependant capable de le dompter. Par quel, moyen ? Ce n'est point par la force des organes, mais par la raison intérieure. Pour être formé à l'image de Dieu, tu es plus fort que le lion. C'est l'image de Dieu qui dompte cet animal terrible ; et Dieu ne dompterait point son image

4. En lui est notre espoir, soumettons-nous à lui et implorons sa miséricorde. Mettons en lui notre confiance, et jusqu'à ce que nous soyons domptés, entièrement domptés ou parfaits, supportons sa main. Souvent pour nous assujettir il emploie même le fouet. Si tu l'emploies à ton tour, si tu fais usage de la verge pour assouplir tes bêtes de charge; Dieu ne (emploiera-t-il pas pour nous dompter, nous qu'il veut élever de la vie animale à la dignité de ses enfants ? Tu entreprends de dompter ton cheval; et que lui donneras-tu quand il sera dressé, quand tu commenceras à le monter paisiblement, quand il obéira à ta voix, quand enfin il sera devenu ta bête de charge, le soutien de ta faiblesse : jumentum, adjumentum infirmitatis tuae ? Que recevra-t-il en retour ? Tu ne l'enterreras pas même après sa mort, mais tu l'abandonneras en pâture; aux animaux de proie. A toi au contraire, quand tu seras dompté, Dieu réserve un héritage qui n'est autre que lui-même; et après une mort de quelque temps il te ressuscitera. Il te rendra ton corps avec tous ses cheveux, et pour l'éternité il te placera avec les Anges. Là tu n'auras plus besoin d'être dompté, tu n'auras plus besoin que d'être la possession de ce Père infiniment doux. Dieu en effet sera tout en tous; (1) il n'y aura plus

1. I Cor. XV, 28.

d'infortune pour nous exercer, la seule félicité sera notre bonheur. Point d'autre pasteur que notre Dieu; point d'autre breuvage que lui ; il sera notre gloire; il sera nos richesses. Nous trouverons réuni en lui seul tout ce qu'ici nous cherchons de tout côtés.

5. C'est pour cet avenir qu'il dompte l'homme, et l'homme trouve sa main intolérable ! C'est pour cet avenir qu'il dompte l'homme, et si pour lui assurer ces immenses avantages il recourt quelquefois à la verge, l'homme murmure coutre lui ! Ne connaissez-vous pas ce conseil de l'Apôtre : " Si vous cherchez à vous soustraire au châtiment, vous êtes donc des bâtards, " le fruit de l'adultère, " et non des enfants légitimes. Quel est en effet le fils que son père ne châtie point? Quand nous recevions la correction des pères de notre chair, nous les révérions; ne nous soumettrons-nous pas beaucoup plus au Père des esprits, pour trouver la vie? (1) " Qu'a pu te donner ton père en te corrigeant, en te frappant, en te fouettant, en te meurtrissant ? Il n'a pu te communiquer une vie éternelle. Eh ! comment t'aurait-il donné ce qu'il ne pouvait se donner à lui-même ? S'il te châtiait à coups de fouets, c'était en vue des épargnes, si modiques qu'elles fussent, demandées par lui à l'usure et au travail; c'était pour t'empêcher de dissiper par ton inconduite les sueurs qu'il te laissait. S'il a meurtri son fils, c'était pour ne pas laisser perdre ses travaux; car il ne t'a laissé que ce qu'il ne pouvait ni garder ici, ni en emporter; il ne t'a rien laissé de ce qu'il pouvait conserver; il ne t'a cédé que pour avoir un successeur.

Mais lorsque ton Dieu, lorsque ton Rédempteur, lorsque ton Père véritable te châtie, te dompte, te forme, dans quel dessein agit-il! Afin de t'appeler à un héritage où tu ne dois pas perdre ton père, à un héritage qui sera ton Père lui-même. C'est dans ce dessein qu'il te corrige, et tu marin ares! Tu vas peut-être jusqu'au blasphème lorsque tu es éprouvé! Eh! où fuiras-tu, de devant son esprit? S'il te laisse sans te fouetter, s'il t'abandonne à tes blasphèmes, crois-tu échapper aux rigueurs de son jugement? Ne vaut-il pas mieux pour toi être châtié et accueilli, que d'être épargné et abandonné par lui?

6. Ainsi donc, disons au Seigneur notre Dieu; " Vous êtes, Seigneur, notre recours, de génération en génération. " Vous l'êtes dans la première et dans la secondé. Vous l'êtes, puisque

1. Héb. XII, 7-9.

263

vous nous avez fait naître quand nous n'étions pas; vous l'êtes, pour nous avoir fait renaître quand nous étions pécheurs. Vous l'êtes, pour nous avoir nourris quand nous vous abandonnions; et vous l'êtes, pour nous relever et nous conduire depuis que nous sommes vos enfants vous êtes vraiment notre recours. Ah! nous ne vous laisserons plus, quand vous nous aurez guéris de tous nos maux et enrichis de vos biens. Ici même vous nous faites du bien, vous nous caressez, pour nous empêcher de ressentir la fatigue de la route; et si vous nous corrigez, si vous nous châtiez, si vous nous frappez, si vous nous redressez, c'est pour nous empêcher de nous égarer. Ainsi donc, soit que vous nous caressiez pour nous épargner la fatigue, soit que vous nous frappiez pour nous préserver de l'égarement : " vous êtes, Seigneur, notre recours. "

 

 

 

SERMON LVI. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).

ANALYSE. — Avant d'admettre les Catéchumènes au Baptême, on leur apprenait et on leur expliquait le symbole; puis, huit jours seulement avant de leur conférer le sacrement de la régénération, l'oraison dominicale. Après avoir exposé pourquoi on enseignait le symbole avant l'oraison dominicale, saint Augustin rappelle qu'il y a deux écueils à éviter dans la prière : il est des êtres qu'il ne faut pas prier et il est des choses qu'il ne.faut pas demander dans la prière. C'est surtout pour régler nos désirs que le Sauveur nous a enseigné l'oraison dominicale. Saint Augustin explique ensuite chacun des articles qui la composent, il insiste particulièrement sur l'amour des ennemis.

1. En montrant que l'époque actuelle, l'époque où toutes les nations devaient croire en Dieu, avait été prédite par les prophètes, le bienheureux Apôtre cite le témoignage suivant : " Et il sera ainsi : Quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé. (2) " Autrefois en effet les seuls Israélites invoquaient le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre; et les autres peuples imploraient soit des idoles muettes et sourdes qui ne les entendaient point, soit des démons qui les écoutaient pour faire leur malheur. Mais depuis qu'est venue la plénitude des temps, on voit s'accomplir cette prophétie: " Et il sera ainsi : " Quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé. "

Mais les Juifs étaient jaloux devoir l'Évangile annoncé aux gentils; ceux-mêmes d'entre eux qui croyaient au Christ prétendaient qu'on ne devait pas porter la parole du Christ à quiconque n'était pas circoncis. C'est contre ces envieux que l'Apôtre Paul cite ce témoignage: " Et il sera ainsi : quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé; " afin même de démasquer davantage l'aveuglement de leur haine jalouse, il ajoute aussitôt : " Mais comment l'invoqueront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? Et comment y croiront-ils, s'ils n'en ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils

1. Matt, VI, 7-13. — 2. Joël, II, 32.

parler, si personne ne les prêche? Et comment les prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé? (1) " Ainsi donc, à cause de ces paroles : " Comment l'invoqueront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? " vous avez reçu d'abord, non pas l'oraison dominicale, puis le symbole; mais le symbole pour vous apprendre à croire, puis l'oraison pour vous apprendre à prier. Le symbole est l'expression de la foi, et l'oraison de la prière; car c'est celui qui croit qui est exaucé quand il prie.

2. Beaucoup néanmoins demandent ce qu'ils ne devraient pas demander, parce qu'ils ignorent ce qui leur est utile. D'où il suit qu'on doit dans la prière éviter deux écueils: et de solliciter ce qu'il ne faut pas, et d'implorer qui on ne doit pas. Il ne faut rien demander ni au diable, ni aux idoles, ni aux démons; mais à Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Dieu, lequel est en même temps le Dieu et le père des prophètes, des apôtres et des martyrs; mais au Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à Dieu qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent, il faut demander tout ce qu'on doit demander.

Qu'on se garde donc bien de solliciter de lui ce qu'on ne doit pas requérir. On doit demander la vie, mais que sert de la demander à des idoles sourdes et muettes ? Que te servirait aussi de demander à notre divin Père qui est dans les cieux,

1. Rom. X, 13-15.

264

la mort de tes ennemis ? N'as-tu pas entendu, n'as-tu pas lu, dans le psaume prophétique où il est question de l'affreux traître Judas, cette prédiction qui le concerne : " Que sa prière même devienne un crime (1) ? " Crois-le donc, si tu souhaites le malheur de tes ennemis, ta prière aussi deviendra une iniquité.

3. Peut-être avez-vous pensé, en lisant les psaumes, que l'auteur sacré y fait souvent des imprécations contre ses adversaires. Sans aucun doute, dit-on, celui qui parle dans ces cantiques est un homme juste : mais pourquoi appelle-t-il de si grands maux sur la tête de ses ennemis? Il n'appelle pas le mal, il le prévoit; il fa.t des prédictions et non des imprécations. Ces auteurs inspirés connaissaient d'avance le bien et le mal qui devaient arriver à celui-ci, à celui-là; et ils le prédisaient simplement sous une forme optative.

Mais toi, sais-tu si celui à qui tu désires du mal, ne sera pas bientôt meilleur que toi ? — Je sais qu'il est pécheur, reprends-tu. — Ne sais-tu pas que tu l'es aussi ? Tout en osant attribuer à autrui des dispositions que tu ignores, tu sais sûrement que tu es pécheur. N'entends-tu pas l'Apôtre dire de lui-même : " J'étais auparavant persécuteur, blasphémateur et outrageux; mais j'ai obtenu miséricorde, parce que j'ai agi par ignorance, dans l'incrédulité (2) ? " Quand donc cet Apôtre persécutait les chrétiens, les enchaînait partout où il les trouvait et les conduisait devant les tribunaux pour les faire châtier, l'Église alors, mes frères, priait-elle pour lui ou contre lui ? Instruite par son Seigneur, qui disait du haut de la croix où il était suspendu " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3), " l'Église demandait pour Paul, ou plutôt pour Saul, le changement qui s'est produit. " J'étais dit-il lui-même, inconnu de visage aux Églises de Judée qui croient au Christ. Seulement elles avaient oui dire: Celui qui naguère nous persécutait annonce main" tenant la foi qu'il s'efforçait de détruire; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet (4). " Pourquoi auraient-elles glorifié Dieu si auparavant elles n'avaient imploré la conversion de leur persécuteur?

4. Notre-Seigneur commence par supprimer les longs discours; il ne veut pas qu'on multiplie devant Dieu les paroles, comme si par ce moyen on cherchait à l'instruire. Ce qu'il faut dans la prière, c'est là piété et non la loquacité. " Car votre père sait vos besoins avant que vous

1. Ps. CVIII, 7. — 2. I Tim. I, 13. — 3. Luc, XXIII, 34. — 4. Galat. I, 22-24.

l'imploriez. " Puisqu'il sait vos besoins, ne parlez donc pas beaucoup.

Mais s'il tonnait nos besoins, dira ici quelqu'un, pourquoi parler peu ou beaucoup ? pourquoi prier ? Il sait ce qui nous est nécessaire, qu'il nous le donne. — Non, mais il veut que tu pries pour accorder à tes désirs, et pour éloigner le mépris de ses dons. C'est lui d'ailleurs qui inspire ces désirs, et l'oraison dominicale enseignée par lui en est la forme. Il n'est permis de demander que ce qui y est exprimé.

5. " Dites donc, ce sont ses paroles: Notre Père qui êtes aux cieux. " Ainsi, vous en êtes témoins, vous commencez à avoir Dieu pour Père. Mais après votre régénération il sera réellement votre Père, et maintenant même, avant votre naissance spirituelle, vous êtes conçus par sa vertu dans le sein de l'Église, qui doit vous enfanter sur les fonts sacrés. " Notre Père, qui êtes aux cieux. " Souvenez-vous donc que vous avez un Père dans les cieux, souvenez-vous qu'issus d'Adam pour mourir, vous devez être régénérés par Dieu pour vivre. Et ce que vous dites, dites-le du rond du coeur. Priez avec affection, et vous serez réellement exaucés.

" Que votre nom soit sanctifié. " Pourquoi de mander que le nom du Seigneur soit sanctifié! N'est-il pas saint ? Pourquoi prier pour ce qui est déjà saint ? De plus, en demandant que ce nom soit sanctifié, ne sembles-tu pas implorer Dieu pour lui-même et non pour toi ? — Mais comprends bien et tu verras que c'est aussi prier ; pour toi. Que demandes-tu en effet ? Que ce qui en soi est toujours saint, soit sanctifié en toi-même. Qu'est-ce à dire : soit sanctifié ? Soit traité comme étant saint et ne soit pas méprisé. Tu vois ainsi que cette prière te regarde. Car le mépris que tu ferais du nom divin serait un malheur pour toi et non pour Dieu.

6. " Que votre règne arrive. " A qui parlons-nous ? Et si nous ne faisions pas cette demande, est-ce que le règne de Dieu n'arriverait pas! Mais il est ici question du règne qui suivra latin des siècles. Dieu en effet règne toujours, et obéi par toutes les créatures, il n'est jamais sans empire. Le règne donc que tu désires, c'est celui dont il est écrit dans l'Évangile. " Venez, bénis de mon Père, recevez l'empire qui vous a été préparé dès le commencement des siècles. " Voilà le règne dont tu dis : " Que votre règne arrive. " Nous demandons à la fois, et que ce règne s'établisse en nous et qu'en lui nous ayons (265) place. Il arrivera sûrement; mais à quoi bon pour toi, si tu es à la gauche ? Ici donc encore c'est ton bien que tu demandes, c'est pour toi que tu pries. Ce que tu désires, ce que tu sollicites dans ta prière, c'est de vivre de façon à être du nombre des saints à qui doit être donné le royaume de Dieu; et c'est pour demander la grâce de vivre de la sorte, que tu répètes: " Que votre règne arrive; " faites que nous soyons de votre royaume ; que votre règne arrive pour nous, comme il doit arriver pour vos saints et vos justes.

7. " Que votre volonté soit faite. " Dieu ne fera-t-il pas sa volonté, si tu ne lui adresses cette prière? Rappelle-toi ce que tuas récité dans le symbole " Je crois en Dieu le Père tout-puissant. " S'il est tout-puissant, pourquoi demander que sa volonté s'accomplisse? Que veut donc dire: " Votre " volonté se fasse? " — Qu'elle s'accomplisse en moi, et que je ne lui résiste point. Ici donc aussi tu pries pour toi et non pour Dieu. Lors même que tu ne l'accomplirais pas, la volonté de Dieu s'accomplira en toi. Elle s'exécutera en effet, soit dans ceux à qui il dira : " Venez, bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde; " car justes et saints ils entreront dans ce royaume; soit dans ceux à qui il dira aussi : " Allez au feu éternel préparé au diable et à ses anges (1); " car ils seront jetés dans ces flammes inextinguibles, comme le mérite leur méchanceté.

Autre chose est donc que la volonté divine se fasse par toi, et ce n'est pas sans motif que sollicitant son accomplissement en toi, tu demandes que ce soit pour ton bonheur. Car pour ton bonheur ou pour ton malheur elle s'exécutera en toi. Seulement, qu'elle s'exécute aussi par toi; — Pourquoi dire alors : " Que votre volonté soit faite au ciel et sur la terre? " Ne devrait-on pas dire: Que votre volonté soit faite par le ciel et par la terre ? C'est que Dieu t'ait en toi ce que tu fais et jamais tu ne fais rien qu'il ne le fasse en toi; tandis qu'il fait quelquefois en toi-même ce que tu ne fais pas, jamais tu ne fais rien sans lui.

8. Que signifie: " Au ciel et sur la terre; " ou bien: " sur la terre comme au ciel? " — Les Anges exécutent votre volonté; exécutons-la comme eux. " Que votre volonté soit faite sur la terré " comme au ciel. " Le ciel, c'est l'esprit; la terre, c'est le corps. Ainsi donc, lorsque tu dis, mais le dis-tu ? avec l'Apôtre : " J'obéis par l'esprit à

1. Matt. XXV, 34, 41.

la loi de Dieu; par la chair à la loi du péché (1); " la volonté divine s'accomplit dans le ciel, mais pas encore sur la terre. Et lorsque la chair sera soumise à l'esprit, lorsque la mort sera abîmée dans sa victoire ? et que l'esprit n'aura plus à combattre aucun désir charnel; lorsqu'il n'y aura plus ni discorde sur la terre, ni guerre dans le coeur et qu'on ne pourra plus dire : " La chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair; ils sont en effet opposés l'un à l'autre et vous ne faites pas ce que vous voulez (3) ; " lors donc que cette lutte aura cesses et que toute concupiscence sera devenue charité, l'esprit ne trouvera plus dans le corps rien à arrêter, rien à dompter, rien à comprimer, rien à écraser; tout marchera avec accord dans les voies de la justice , la volonté divine s'accomplira au ciel et sur la terre.

" Que votre volonté se fasse au ciel et sur la terre. " C'est un souhait de perfection. " Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel " Dans l'Église les hommes spirituels sont le ciel, les hommes charnels sont la terre. " Que votre volonté se fasse, " donc " sur la terre comme au ciel. " Que les hommes charnels se convertissent et vous servent comme le font les hommes spirituels. " Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel. " Voici un autre sens fort pieux. Il nous est recommandé de prier pour nos ennemis. L'Église est le ciel, les ennemis de l'Église sont la terre. Que veut dire alors : " Que votre volonté se fasse sur la terre comme au ciel ? " Que nos ennemis croient en vous, comme nous y croyons; qu'ils deviennent nos amis et en finissent avec leurs haines. Ils sont la terre, c'est pourquoi ils nous sont opposés; qu'ils deviennent le ciel, et ils seront d'avec nous.

9. " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien " Il est clair ici que nous prions pour nous. Quand tu disais : " Que votre nom soit sanctifié; " nous avons dit t'expliquer que c'est pour toi que tu priais et non pour Dieu. Quand tu disais encore : " Que votre volonté se fasse " ; il a fallu te montrer encore que ce veau est à ton avantage et non à l'avantage de Dieu. Quand tu disais également : " Que votre règne arrive; " il a été nécessaire aussi de te faire observer que ce n'est pas dans l'intérêt de Dieu que tu demandais l'avènement de son règne. Mais à partir de ces paroles et jusqu'à la fin de l'oraison, il est évident que c'est pour nous que nous supplions.

1. Rom. VII, 26. — 2. I Cor. XV, 64. — 3. Galat. V, 17.

266

" Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien : " c'est avouer que tu es le pauvre (le Dieu. N'en rougis point : quelque riche que soit un homme sur la terre, il n'en est pas moins le pauvre de Dieu. Le mendiant frappe à la porte du riche; et ce riche frappe à son tour à la porte d'un plus riche. On lui demande et il demande. S'il n'avait besoin, il ne s'adresserait point à Dieu dans la prière. Mais de quoi le riche a-t-il besoin ? Je l'ose dire, il a besoin de son pain de chaque jour. Pourquoi possède-t-il de tout en abondance? Pourquoi, sinon parce qu'il a reçu de Dieu ? Et qu'aurait-il si Dieu retirait sa main ? Combien se sont endormis riches et se sont éveillés pauvres? Si donc il ne lui manque rien, il en est redevable à la miséricorde de Dieu, et non à sa propre puissance.

10. Toutefois, mes bons amis, ce pain que nous mangeons et qui chaque jour restaure notre corps, vous voyez que Dieu le donne, non-seulement à ceux qui le bénissent, mais encore à ceux qui le blasphèment; il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs. On le loue, il nourrit; on le blasphème, il nourrit encore. Il attend que tu fasses pénitence, mais si tu ne te convertis, il te condamne.

De ce que Dieu donne ce pain vulgaire aux bons et aux méchants, s'ensuit-il qu'il n'y a pas un pain spécial que les enfants savent demander et duquel le Seigneur disait dans l'Évangile : " Il n'est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens (2)? " Ce pain existe sans aucun doute. Mais quel est-il et pourquoi l'appeler quotidien? C'est que ce pain aussi est nécessaire; sans lui nous ne pouvons vivre; nous ne le pouvons sans ce pain: Il y aurait impudeur à demander à Dieu des richesses ; il n'y en a pas à lui demander le pain de chaque jour. Autre chose est de solliciter de quoi s'enorgueillir, autre chose est de demander de quoi vivre. Néanmoins, comme ce pain visible et sensible se donne aux bons et aux méchants, il est un autre pain quotidien que demandent tes enfants. Ce pain est la divine parole qui nous est distribuée chaque jour. Voilà, le pain quotidien dont vivent nos âmes et non pas nos corps. Ouvriers employés à la vigne, nous en avons besoin maintenant, c'est notre nourriture et non pas notre salaire. L'ouvrier a droit de recevoir deux choses de la part de Celui qui le fait

1. Matt. V, 46. — 2. Ibid. XV, 26.

travailler à sa vigne — la nourriture pour ne pas succomber et la récompense pour en jouir. Or notre nourriture de chaque jour sur cette terre est la divine parole constamment distribuée aux Églises; et la récompense de nos travaux se nomme la vie éternelle. Si de plus l'on entend; par ce pain quotidien ce que reçoivent les fidèles, ce qui vous sera donné après le baptême, nous avons encore raison de nous écrier : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; " c’est demander la grâce de nous conduire de manière à n'être pas éloignés de cet autel.

11. " Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Il n'est point nécessaire d'expliquer que cette demande est en notre faveur. Nous demandons en effet qu'on nous remette nos dettes; car nous avons des dettes, non pas d'argent, mais de péchés. Et vous? demande peut-être ici quelqu'un. — Et nous aussi, répondons-nous. — Quoi! saints évêques, vous aussi vous avez des dettes? — Nous aussi nous avons des dettes. — Vous aussi? Mon Monseigneur, ne vous faites pas injure. — Je ne me fais pas injure, je dis la vérité; nous ayons des dettes. " Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous (1). " Et nous sommes baptisés, et nous avons des dettes. Ce n'est pas que le Baptême ait laissé en nous aucune faute à effacer, c'est que dans le cours de la vie nous commettons des fautes pour lesquelles il nous faut le pardon chaque jour. En sortant de ce monde après le baptême on n'a plus de dette, on va sans aucune dette. Mais lorsqu'ensuite ou demeure dans cette vie mortelle, la fragilité même porte à des fautes qu'on a besoin de rejeter, si toutefois elles ne causent pas le naufrage; et si on n'a pas soin de s'en débarrasser, elles se multiplient bientôt jusqu'à faire sombrer le navire. En demander le pardon, c'est donc préserver du naufrage. Il ne suffit même pas de prier, il faut aussi faire l'aumône. Pour décharger le vaisseau et échapper à la ruine, n'emploie-t-on pas en même temps et les mains et la voix! Ainsi nous employons la parole quand nous disons : " Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Et nous employons nos mains lorsque nous accomplissons ce précepte : " Partage ton pain avec celui qui a faim, et reçois dans ta demeure l'indigent sans asile (2). — Enferme ton aumône

1. Jean, I, 8. — 2. Isaïe, LVIII, 7.

267

dans le coeur du pauvre, et elle priera pour toi le Seigneur (1). "

12. Quelles ne seraient pas nos angoisses, si après avoir obtenu la rémission de nos péchés dans le sacrement de la régénération, nous n'avions pas reçu la grâce de nous purifier chaque jour par une sainte prière? L'aumône et l'oraison nous purifient de nos fautes, si toutefois nous n'en commettons point qui nous condamnent à être privés du pain quotidien, si nous évitons les crimes auxquels sont sûrement réservés les derniers supplices. Ne vous prétendez pas justes; ne croyez pas être, dispensés de dire : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Tout en s'abstenant de l'idolâtrie, des pratiques de l'astrologie et des remèdes des enchanteurs; des séductions de l'hérésie et des divisions du schisme; de l'homicide, de l'adultère et de la fornication; du vol et de la rapine; du faux témoignage et des autres crimes que je ne nomme pas et dont les funestes effets vont jusqu'à faire éloigner de l'autel et lier à la fois sur la terre et dans le ciel, ce qui est fort dangereux, ce qui perd irrémédiablement, à moins qu'on ne soit absous en même temps sur la terre et dans le ciel; en évitant donc tous ces péchés, on ne laisse pas d'être exposé, à pécher encore.

On pèche en regardant avec plaisir ce qu'il faut ne pas voir. Mais qui peut maîtriser l'agilité du regard? Ne dit-on pas que c'est de là que l'oeil a pris son nom : oculus a velocitate ? Qui peut donc maîtriser l'ouïe ou la vue ? Il suffit de vouloir fermer les yeux, et ils se ferment; mais pour fermer les oreilles il faut des efforts et élever les mains jusqu'à elles. T'empêche-t-on d'y porter la main ? elles demeurent ouvertes et tu rie saurais les fermer aux paroles médisantes, impures, adulatoires et trompeuses. Or entendre, même sans le faire, ce qu'il ne faut pas, n'est-ce pas pécher, quand on écoute le mal avec plaisir? Que de fautes ne commet pas une mauvaise langue? Elles suffisent quelquefois pour éloigner de l'autel. C'est la langue qui est cause des blasphèmes; c'est elle qui dit une multitude de paroles vaines qui ne vont pas au but de la vie. Que la main s'abstienne du mal et que les pieds n'y courent pas ; que l'oeil ne se porte à aucune impureté; que l'oreille ne s'ouvre volontairement il aucune turpitude; que la langue ne profère rien d'indécent, mais qui peut comprimer ses

1. Eccli. XXIX, 15.

pensées? Très souvent, mes frères, nous pensons à autre chose dans la prière; on dirait que nous oublions devant qui nous sommes debout ou prosternés.

En amassant sur toi toutes ces fautes, si légères qu'elles soient, n'en seras-tu pas écrasé? Qu'importe d'être chargé de plomb ou de sable? Le plomb ne fait qu'une masse, le sable consiste dans des grains séparés, mais leur multitude accable. Tels sont les péchés légers. Ne vois-tu pas aussi que de petites gouttes d'eau suffisent pour gonfler les fleuves et entraîner les terres ? La légèreté est compensée par le nombre.

13. Disons donc chaque jour, disons du fond du coeur et en conformant nos oeuvres à nos paroles : " Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " C'est une espèce d'engagement, c'est un pacte, un contrat que nous faisons avec Dieu. Pardonne et je pardonne, te dit le Seigneur ton Dieu. Tu ne pardonnes pas? C'est toi alors et non pas moi qui plaides contre toi-même.

Ah! mes très-chers enfants, je sais ce qui vous convient dans cette divine prière et principalement cet article : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés : " écoutez-moi donc. Vous allez recevoir le baptême; pardonnez tout : que chacun pardonne de tout son coeur ce qu'il y ressent contre qui que ce soit. Entrez avec ces dispositions dans l'eau sainte et soyez sûrs que vous y serez purifiés de tous les péchés que vous avez contractés, soit en naissant de vos parents selon la chair avec le péché originel, péché qui nous fait recourir avec les petits enfants à la grâce du Sauveur; soit en ajoutant à ce. premier péché des péchés de paroles, d'actions et de pensées; oui, tout vous sera remis; et vous sortirez.du bain sacré déchargés de toutes vos dettes, comme si le Seigneur en personne vous les avait remises.

14. Quant à ces péchés quotidiens, dont je vous ai déjà parlé et des quels il est nécessaire de vous purifier en disant chaque jour : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; " que ferez-vous? Vous avez des ennemis; qui peut en effet vivre ici bas sans avoir d'ennemi? Appliquez-vous à les aimer. Non, aucun ennemi ne peut te nuire en te haïssant, autant que tu te nuis à toi-même en ne l'aimant pas. Il peut nuire à ta campagne, à tes troupeaux, à.ta maison, à ton serviteur, à ta servante, à ton fils, à ton épouse, et tout au (268) plus, s'il est puissant, à ta vie. Peut-il comme toi nuire à ton âme ? Atteignez à cette vertu; mes chère amis, je vous y engage.

Mais puis-je vous en faire la grâce? Celui-là seul vous l'a faite à qui vous dites : " Que votre volonté s'accomplisse sur la terre comme au ciel. " Ne croyez pas cependant la chose impossible; je sais et je sais par moi-même qu'il est des chrétiens qui aiment leurs ennemis. Si néanmoins vous estimiez ce devoir au dessus de vos forces; vous ne l'accompliriez pas. Mais persuadez-vous d'abord qu'il est possible de l'accomplir; priez ensuite pour que la volonté divine s'exécute en vous. Que te sert d'ailleurs le mal de ton ennemi? Il ne serait pas ton ennemi s'il n'y avait point de mal en lui. Désire-lui du bien, qu'il n'y ait plus de mal en lui, et il cessera de t'être opposé.

Ce n'est pas en effet la nature humaine; c'est la faute qui dans sa personne est ton ennemie. Est-il ton ennemi pour avoir une âme et un corps? Il est ce que tu es tu as une âme, il en a une; un corps, ii en a un; il est de même nature que toi, formé de la même argile, animé du même souffle divin: Il est ce que tu es; regarde en lui ton frère. N'avons-nous pas les deux mêmes premiers parents, le même père et la même mère, Adam et Eve? Donc nous sommes frères. Mais laissons là cette première origine. Nous avons également Dieu pour père et l'Église pour mère; donc à ce titre encore nous sommes frères. — Mais mon ennemi est un païen, un Juif, un hérétique, un de ceux pour qui j'ai dit : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " — O Église, Église, ton ennemi est un païen, un Juif, un hérétique ; il est donc terre. Et toi, si tu es ciel, implore ton Père qui est dans les cieux, et prie pour tes ennemis. Saul était aussi un ennemi de l'Église, on pria pour lui de cette manière et il devint un ami: Non-seulement il cessa de la persécuter, il travailla encore à la soutenir. Enfin, si tu veux savoir la vérité, on pria contre lui; mais contre sa méchanceté, non pas contre sa nature. Prie aussi contre la méchanceté de ton ennemi: qu'elle meure et qu'il vive. Si lui-même venait à mourir tu serais son ennemi, mais tu n'aurais pas en lui d'ami; au lieu que si c'est sa méchanceté qui meurt, en perdant en lui un ennemi tu retrouves un ami.

16. Qui est capable de ce devoir, dites-vous encore, qui l'a accompli ? Ah ! que Dieu mette en vos coeurs ces dispositions. Je le sais, peu d'hommes y sont fidèles; il n'y a pour l'être que les caractères vraiment grands et spirituels. Doit-on regarder comme tels tous ceux qui dans l'Église s'approchent de l'autel, y reçoivent le corps et le sang du Christ? Si tous n'ont pas ces sentiments, tous disent néammoins " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Si Dieu leur répondait alors: Pourquoi me demandez-vous d'accomplir ce que j'ai promis, puisque vous n'accomplissez pas ce que j'ai prescrite Qu'ai-je promis? De pardonner vos péchés. Qu'ai-je prescrit ? Que vous pardonniez aussi à ceux qui vous ont offensés. Et comment pouvez-vous leur pardonner, si vous n'aimez vos ennemis! Qu'allons-nous devenir, mes frères? Le troupeau du Christ va-t-il être réduit à cet extrême petit nombre?

Si pour pouvoir dire : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, " il n'y a que ceux qui aiment leurs ennemis, que vais-je faire ? que vais-je dire? Vous dirai-je : Puisque vous n'aimez pas vos ennemis, ne priez pas? Dieu m'en garde, — je dirai plutôt: Priez afin d'obtenir de les aimer, Vous dirai-je au moins : Puisque vous n'aimez pas vos ennemis, omettez ces paroles de l'oraison dominicale: " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés? " Qui supposera que je parle ainsi ? En ne prononçant pas ces mots, vous n'êtes point pardonnés; et en les prononçant sans faire ce qu'ils disent, vous ne l'êtes pas non plus. Pour obtenir le pardon, il faut donc prononcer et faire.

16. Voici un motif de consolation que je puis offrir, non pas au petit nombre, mais à la multitude des chrétiens, et je sais combien vous désirez l'entendre. " Pardonnez afin qu'on vous pardonne, " a dit le Christ (1). Et vous, que dites-vous dans la prière que nous expliquons! " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Pardonnez-nous, Seigneur, comme nous pardonnons. C'est-à-dire: ô Père qui êtes aux cieux; pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Voici en effet ce que vous devez faire, sous peine de vous perdre: pardonnez aussitôt que votre ennemi vous demande pardon. Est-ce encore trop pour vous ? C'était beaucoup pour toi

1. Luc, VI, 37.

268

d'aimer ton ennemi quand il te maltraitait: est-ce trop encore d'aimer un homme qui te supplie? Que réponds-tu ? Il me faisait du mal. Tu le haïssais alors. J'aimerais mieux que tu ne l'eusses pas fait; j'aimerais mieux qu'au moment où tu étais en proie à ses fureurs, tu te fusses rappelé cette prière du Seigneur : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1). " Je désirerais donc bien vivement qu'à l'époque même où tu ressentais les coups de ton ennemi, tu eusses arrêté les yeux sur le Seigneur ton Dieu prononçant ces paroles.

Il a fait cela, diras-tu peut-être; mais c'est comme Dieu, comme Christ, comme Fils de Dieu, comme son Fils unique, comme Verbe fait chair. Moi au contraire, méchant et faible, de quoi suis-je capable? — Il y a trop de disproportion entre ton Seigneur et toi ? Pense donc à cet homme qui fut, comme toi, son serviteur. On lapidait saint Etienne, et sous cette grêle de pierres il s'était agenouillé et priait pour ses ennemis. " Seigneur, disait-il, ne leur imputez point ce péché (2). " Ils lançaient des pierres, bien éloignés de demander pardon, et lui le sollicitait pour eux. Ressemble, efforce-toi de ressembler à cet homme. Pourquoi traîner toujours ton coeur sur la terre ? Elève, élève-le comme on te le dit; fais effort, aime tes ennemis. Si tu ne peux les aimer quand ils te frappent, aime-les au moins quand ils t'implorent. Aime l'infortuné qui te dit : J'ai mal fait, mou frère, pardonne-moi. En ne pardonnant pas alors, non-seulement tu effaces de ton coeur l'oraison dominicale, mais tu seras effacé du livre de Dieu.

17. Mais si tu pardonnes alors, si tu éloignes la haine, de ton coeur, tout en t'invitant à l'éloigner toujours, je ne demande pas que tu renonces à la justice. — Que faire, si je dois châtier cet homme qui implore ma clémence ? — Fais ce que tu voudras. N'aimes-tu pas ton fils, lors même que lit le punis? Parce que tu en veux faire ton héritier, tu t’inquiètes peu de ses larmes quand tu le frappes. Dépose donc tout ressentiment lorsque ton ennemi recourt à ton indulgence.

Il n'est pas sincère, il dissimule, dis-tu peut-être. O juge du coeur d'autrui! Apprends-moi aussi les pensées de ton père; peux-tu me dire celles mêmes que tu avais hier ? Cet ennemi te conjure, il le demande pardon. Pardonne, oui, pardonne. En refusant, tu ne lui fais pas de mal,

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Act. VII, 59.

mais à toi. Il sait en effet ce qu il a à faire. Serviteur toi-même, tu ne veux pas pardonner à celui qui est serviteur comme toi ; il ira vers votre commun Seigneur, et lui dira : Seigneur, j'ai prié mon compagnon de me pardonner, et il a refusé : pour vous, pardonnez-moi. Le Seigneur ne peut il remettre les offenses à son serviteur? Celui-ci reçoit donc le pardon et revient absous, tandis que tu demeures lié. Comment lié ? Bientôt il te faudra prier, il te faudra dire " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; " et le Seigneur te répondra : " Méchant serviteur, quand tu m'étais si redevable, tu m'as prié et je t'ai remis ta dette; ne fallait-il donc pas que tu prisses pitié de ton compagnon comme j’ai eu pitié de toi (1) " ? Ces paroles viennent de l'Evangile et non de moi.

Si au contraire tu accordes le pardon à qui te le demande, tu peux réciter la divine prière, et sans pouvoir aimer encore celui qui te blesse tu peux dire néanmoins : " Pardonnes-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Achevons

18. " Et ne nous induisez pas en tentation. Pardonnez-nous, nos offenses comme nous, pardonnons à cour qui nous ont offensés; " voilà ce que nous disons en vue des péchés commis, quand il ne dépend plus de nous qu’ils ne le soient pas. Tu peux travailler à ne réitérer pas ce que tu as fait. Mais ne fais-tu pas aussi quelque chose pour effacer le mal commis ? Pour effacer ce mal voici un moyen ; " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, " Et pour éviter de retomber, quel moyen ? " Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal, c'est-à-dire de la tentation même.

19. Ainsi ces trois demandes : " Que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, " concernent toute la vie de l'homme. Toujours en effet le nom du Seigneur doit être sanctifié en nous, nous devons être sous son empire et toujours nous devoirs faire sa volonté; ces devoirs sont éternels, Nous avons maintenant besoin du pain de chaque jour, et le reste de la prière, à partir de cet article, se rapporte aux nécessités de là vie présente. Nous avons dans cette vie besoin du pain de chaque jour ; besoin aussi qu'on nous pardonne nos péchés.

1. Matt. VIII, 3 , 33.

270

Il ne sera plus dans l'autre, question d'offenses; ici on est tenté, ici on est exposé au naufrage, ici la faiblesse laisse pénétrer dans le navire ce qu'il en faut rejeter. Mais lorsque nous serons devenus égaux aux Anges de Dieu, à Dieu ne plaise que nous lui demandions pardon de nos fautes, puisqu'il n'y en aura plus! Ici donc le pain quotidien; ici le pardon de nos péchés; ici la victoire sur la tentation qui ne pénètre pas dans cet autre inonde; ici encore la délivrance du mal, puisque là ne sera aucun mal, mais le bonheur éternel.

 

 

 

SERMON LVII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).

ANALYSE. — En expliquant la même prière, ce discours suit le même ordre que le précédent. Mais il en diffère par la rédaction et d'intéressants détails.

1. L'ordre à suivre dans votre éducation spirituelle est de vous enseigner d'abord ce que vous devez croire, ensuite ce que vous devez demander. Voici en effet ce que dit l'Apôtre : " Et il arrivera ainsi : quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. " Ce texte est emprunté par lui à un prophète, car un prophète a prédit cette époque où tous devaient invoquer Dieu : " quiconque implorera le nom du Seigneur sera sauvé. " L'Apôtre a même ajouté : " Mais comment l'imploreront-ils, s'ils ne croient pas en lui ? Comment y croiront-ils, s'ils n'en ont pas entendu parler? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne les prêche ? Et comment les prêchera-t-on, si l'on n'est pas envoyé (2) ? " On a donc envoyé des prédicateurs, ils ont annoncé le Christ, et les peuples les ont entendus parler de lui: en entendant ils ont cru et en croyant ils l'ont invoqué. Il était donc juste et souverainement exact de dire : " Comment l'imploreront-ils, s'ils ne croient pas en lui? Aussi vous a-t-on enseigné d'abord à croire, et vous apprend-on aujourd'hui même à invoquer Celui en qui vous croyez.

2. C'est le Fils de Dieu, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui nous a appris à prier. Il est le Seigneur même, comme vous l'avez appris et récité dans le Symbole, le Fils unique de Dieu, mais il ne veut pas rester seul. Il est unique, mais il ne veut pas- être seul, et il a daigné avoir des frères. A qui recommande-t-il de dire: " Notre Père qui êtes dans les cieux ? " A qui veut-il que nous donnions ce nom de Père, sinon à son propre Père ? Y a-t-il là jalousie à notre égard ?

1. Matt. VI, 9-13. — 2. Joël, II, 32; Rom. X, 13-16.

Après avoir mis au monde un, deux, trois enfants les parents quelquefois craignent d'en avoir encore, ils ont peur de réduire les premiers à la mendicité. Mais l'héritage que nous promet le Sauveur peut être partagé entre beaucoup, sain que personne y soit à l'étroit ; aussi invite-t-il les peuples gentils à devenir ses frères, et qui pourrait nombrer ceux qui ont le droit de dire avec ce Fils unique : " Notre Père qui êtes aux cieux ? " Combien l'ont dit avant nous ? Combien le diront après ? Combien donc ce Fils unique s'est donné de frères par sa grâce ? A combien fait-il part de son héritage? Pour combien a-t-il enduré la mort ? Nous avions sur la terre un père et une mère ; ils nous ont fait naître pour les fatigues et pour la mort : nous avons trouvé un autre Père et une autre mère, Dieu et l'Église ; ils nous donnent la vie éternelle. Songeons, mes chers amis, de qui nous commençons à être les fils et vivons comme il convient de vivre quand on a un tel Père. Considérez que notre Créateur même a daigné devenir notre Père.

3. Nous venons d'apprendre quel est Celui que nous devons prier et quel immortel héritage nous devons espérer de Celui que nous commençons à regarder comme notre Père: apprenons ce que nous lui devons demander. Que demander à un tel Père ? N'est-ce pas à lui qu'aujourd'hui, hier et avant-hier nous avons demandé la pluie? C'est peu de chose pour lui; et vous voyez néanmoins avec quels gémissements, avec quelle ardeur nous demandons la pluie, lorsque nous redoutons la mort, lorsque no craignons ce trépas auquel personne ne saurait (272) se soustraire. Car un peu plus tôt ou un peu plus lard chacun doit mourir ; mais pour retarder tant soit peu ce moment, nous gémissons, nous prions, nous soupirons, nous crions vers Dieu. Eh ! ne devons-nous pas crier bien plus encore pour obtenir d'arriver où jamais nous ne mourrons ?

4. Aussi poursuivons-nous : " Que votre nom soit sanctifié. " Nous lui demandons en effet que son nom soit sanctifié en nous ; car en lui il est toujours saint. Et comment, si ce n'est en nous rendant saints, sera-t-il sanctifié en nous? Nous n'avons pas été toujours saints, c'est son nom qui nous faits tels ; mais lui est toujours saint, son nom l'est toujours également, C'est donc pour nous et non pour Dieu que nous prions ici. Quel bien pouvons-nous lui souhaiter, puisqu'il n'est susceptible d'aucun mal ? C'est. à nous que nous voulons du bien, en demandant que son nom soit sanctifié, que ce nom, qui est toujours saint, soit sanctifié en nous.

5. "Que votre règne arrive, " Demandons, ne demandons pas, ce règne arrivera sûrement. Mais le règne de Dieu est éternel. Quand en effet le Seigneur n'a-t-il- pas régné ? Quand a-t-il commencé de régner ? Son règne n'a pas eu de commencement, il n'aura pas de fin. Sachez encore que c'est pour nous et non pas pour Dieu que nous prions ici. Nous ne disons pas: " Que votre règne arrive, " comme si nous lui souhaitions un royaume ; c'est nous qui serons son royaume, si nous faisons dans son amour des progrès par la foi ; et tous les fidèles rachetés par le sang de son Fils unique composeront son empire.

Or ce règne de Dieu arrivera après la résurrection des morts, car alors il viendra lui-même en personne. Et après cette résurrection des morts, il les séparera, comme il l'a annoncé, et placera les uns à sa droite, les autres à sa gauche. A ceux de droite il dira : " Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume (1). " C'est là le royaume que nous, demandons, que nous sollicitons par ces paroles : " Que votre règne are rive, " qu'il nous soit donné. Si nous étions du nombre des réprouvés, ce royaume serait pour d'autres et non pour nous ; il sera pour nous au contraire si nous comptons parmi les membres de son Fils unique. Il ne tardera même pas : reste-t-il autant de siècles qu'il s'en est écoulé ? " Petits enfants, dit l'Apôtre bien-aimé, voici la

1. Matt. XXV, 34.

dernière heure (1); " mais comparée môme au grand jour, cette heure est longue, et toute dernière qu'elle soit, de combien d'ans n'est-elle pas composée ? Soyez néanmoins comme un homme qui veille, qui s'endort, et qui s'éveille pour régner. Veillons maintenant, nous nous endormirons à la mort, à la fin nous ressusciterons pour régner sans fin.

6. " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " C'est la troisième demande " Que votre volonté soit fait sur la terré comme au ciel. " Elle est tout entière à notre avantage. Il est nécessaire en effet que la volonté de Dieu s'accomplisse, et cette volonté exige que les bons règnent et que les méchants soient damnés. Peut-elle ne pas s'exécuter ? Mais enfin quel avantage nous souhaitons-nous en disant : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ? " Écoutez. On peut comprendre cet article de bien des manières, et il y faut voir beaucoup de choses. Dire à Dieu : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, " c'est lui dire : Les Anges ne vous offensent pas; faites que nous ne vous offensions pas non plus. " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, " qu'est-ce dire encore? C'est dire : Tous les saints patriarches, tous les prophètes, tous les Apôtres, tous les hommes spirituels sont pour Dieu comme le ciel, et comparés à eux nous ne sommes que la terre. " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel : " en nous comme en eux. " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; " c'est dire encore : L'Église de Dieu est le ciel, ses ennemis sont la terre. Nous souhaitons à nos ennemis de croire aussi et de devenir chrétiens, afin que de cette manière la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel. " Que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel ; " c'est dire encore : Notre esprit est le ciel et notre corps la terre; de même donc que notre esprit se renouvelle en croyant, qu'ainsi notre corps se rajeunisse en ressuscitant, et que la volonté de Dieu s'accomplisse dans la terre comme au ciel. C'est dire aussi: Quand notre âme voit la vérité et s'y complaît, elle est le ciel; le ciel, c'est " de me complaire dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur. " Et la terre, c'est " de voir dans mes membres une autre loi qui résiste à la loi de mon âme (2). " Quand donc cette lutte aura cessé, quand il y aura pleine concorde entre la chair et l'esprit, la volonté de

1. I Jean, II, 18. — 2. Rom. VII, 22, 23.

272

Dieu s'accomplira dans la terre comme au ciel. Pensons à tout cela et sollicitons tout cela de notre Père, lorsque nous lui adressons cette demande.

Tout ce que je viens d'expliquer, mes chers amis, ces trois demandes ont rapport à l'éternelle vie. Car c'est pour l'éternité que le nom de notre Dieu doit être sanctifié en nous; pour l'éternité qu'arrivera son royaume où nous vivrons toujours; pour l'éternité enfin que sa volonté s'accomplira au ciel et sur la terre pie toutes les façons que j'ai expliquées.

7. Restent donc les demandes relatives au temps de ce pèlerinage. Voici la première : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. " Donnez-nous les biens éternels, donnez-nous aussi les choses temporelles. Vous nous avez promis un royaume, ne nous refusez pas de quoi subsister. Vous, nous donnerez près de vous une gloire éternelle, donnez-nous sur la terre la nourriture corporelle. De là ces mots: quotidien, aujourd'hui, c'est-à-dire pendant tout le temps actuel. Demanderons-nous encore après cette vie notre pain quotidien? Alors on ne dira plus chaque jour, mais aujourd'hui. Maintenant on dit chaque jour parce que les jours passent et se succèdent. Dira-t-on chaque jour, lorsqu'il n'y aura plus qu'un seul jour, le jour éternel ?

Il faut entendre de deux manières cette demande relative au pain quotidien; il faut y voir ce qui est nécessaire à la vie charnelle, et ce qui est nécessaire à la vie spirituelle. Ce qui nous est indispensable pour la vie de chaque jour regarde d'abord la nourriture corporelle, puis le vêtement. Mais on prend la partie pour le tout, et en demandant le pain nous entendons tout le reste. Les fidèles savent aussi qu'il y a un aliment spirituel qu'on vous fera connaître lorsque vous devrez le recevoir à l'autel de Dieu. Cet aliment sera aussi votre pain quotidien, car il est nécessaire dans cette vie. Recevrons-nous l’Eucharistie lorsque nous serons réunis au Christ et que nous commencerons à régner avec lui pour l'éternité ? Elle est donc notre pain quotidien; mais en prenant ce pain, ne nous contentons pas de nourrir notre corps, nourrissons principalement notre âme. La vertu propre à ce divin aliment est une force d'union; elle nous unit au corps du Sauveur et fait de nous ses membres, afin que nous devenions ce que nous recevons. Ce sera alors véritablement notre pain quotidien.

Ce que je vous explique maintenant est aussi notre pain quotidien; ce pain quotidien est encore dans les lectures que vous entendez chaque jour à l'Église, dans les hymnes que l'on chante et que vous chantez. Tout cela est nécessaire à notre pèlerinage. Lorsque nous serons parvenus au terme, lirons-nous encore des livres? Ne verrons-nous pas le Verbe, ne l'entendrons-nous pas, ne le mangerons-nous pas, ne le boirons-nous pas, comme font maintenant les Anges? Et les Anges ont-ils besoin de livres, de commentateurs ou de lecteurs? Nullement; car leur lecture consiste à regarder, et ils voient la vérité même; ils s'abreuvent à cette source profonde dont nous recevons quelques gouttes. C'est assez sur le pain quotidien ; cette demande est nécessaire durant la vie présente.

8. " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Cette demande est-elle nécessaire ailleurs qu'ici? Là en effet nous n'aurons plus de dettes ; et les dettes sont-elles autre chose que les péchés ? Vous allez être baptisés, et tous vos péchés seront effaces alors, sans qu'il vous en reste absolument aucun. Tout le mal que vous pouvez avoir fait par actions, par paroles, par désirs et par pensées, sera complètement anéanti. Mais si dans la vie que vous mènerez ensuite il n'y avait rien à craindre, on ne nous apprendrait pas à répéter: " Pardonnez-nous nos offenses. " Ayons soin toutefois d'accomplir ce qui suit : " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ". Vous donc, vous surtout qui allez entrer dans le bain sacré pour y recevoir le pardon entier de tous vos péchés, prenez garde de conserver dans vos coeurs du ressentiment contre autrui; travaillez à sortir du baptême avec paix, libres et déchargés de toute dette ; ne cherchez pas à vous venger des ennemis qui auparavant vous ont fait quelques torts. Pardonnez comme on vous par- u donne. Dieu n'a fait tort à personne; et sans rien devoir il pardonne. Comment ne doit pas pardonner celui à qui on pardonne, quand Celui qui n'a pas besoin de pardon, pardonne tout sans réserve ?

9. " Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. " Cette demande aussi sera-t-elle nécessaire dans cette autre vie? Pour dire : " Ne nous induisez pas en tentation, " il faut pouvoir être exposé à quelque tentation. Nous lisons au saint livre de Job : " La vie humaine n'est-elle pas une tentation sur la (273) terre (1)? " Que demandons-nous alors? Que demandons-nous ?

Écoutez. " Que nul, lorsqu'il est tenté, dit l'Apôtre saint Jacques, ne dise que c'est Dieu qui le tente (2). " La tentation est ici prise dans un mauvais sens, pour les déceptions et les chutes que cause le démon. Il est en effet une autre espèce de tentation qui porte le nom d'épreuve ; c'est d'elle qu'il est écrit : "Le Seigneur notre Dieu vous tente pour savoir si vous l'aimez (3). " Qu'est-ce à dire, pour savoir ? Pour vous faire savoir, car lui le sait. Dieu donc n'envoie à personne la tentation qui consiste à: tromper et à séduire; mais dans ses jugements aussi profonds que mystérieux, il est des hommes qu'il abandonne ; et quand il les abandonne le tentateur sait ce qu'il a à faire. Dans ce malheureux que Dieu abandonne, il ne trouve pas un ennemi qui lui résiste, mais un bien dont il s'empare. Afin donc de n'être pas abandonnés nous crions: " Ne nous induisez pas en tentation. "

" Chacun, dit l'Apôtre saint Jacques, est tenté par la concupiscence qui l'entraîne et le séduit; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort (4). " A quoi se réduit cet enseignement? À nous exciter, à combattre nos passions. Vous allez laisser vos péchés dans le saint baptême, mais vous conserverez vos passions pour les combattre après avoir été régénérés ; la guerre restera en vous. — Ne crains aucun ennemi extérieur; sache te vaincre et le monde est vaincu. Que peut sur toi le tentateur étranger, le démon ou son ministre, peu importe ? Un homme pour te séduire, fait briller à tes yeux l'appât du gain ; s'il ne trouve pas en toi d'avarice, que peut-il ? Mais s'il en trouve, cette passion s'enflamme à la vue du gain et tu te laisses prendre à ce perfide appât, au lieu que vainement il te serait présenté si tu n'avais pas d'avarice. Le tentateur te propose une femme remplie de beauté ; sois chaste intérieurement et tu triomphes de l'iniquité. Pour n'être pas séduit par les charmes d'une femme étrangère, lutte contre la convoitise. Tu ne sens pas ton ennemi, mais tu ressens l'impression mauvaise. Tu ne vois pas le diable, mais tu vois ce qui t'impressionne. Dompte cette impression secrète ; combats, combats. Celui qui t'a régénéré te jugera ; s'il veut la lutte, c'est pour te donner une couronne. Mais s'il ne te soutient, s'il t’abandonne, tu seras vaincu sans aucun doute

1. I Job, VII, 1. — 2. Jacq. I ,13. — 3. Deut. XIII, 3. — 4. Jacq. I, 14,15.

voilà pourquoi tu lui dis dans ta prière : " Ne nous induisez pas en tentation. " Il est des hommes que dans la colère de son jugement il a abandonnés à leurs passions ; c'est ce que dit l'Apôtre : " Dieu les a livrés aux convoitises de leur coeur (1). " Comment les a-t-il livrés? Non pas en leur faisant violence, mais en les laissant.

10. " Délivrez-nous du mal. " Cette demande peut faire partie de la précédente; et pour faire entendre qu'elle n'en fait qu'une avec elle, elle est ainsi exprimée : " Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. " La conjonction mais indique qu'il n'y a ici qu'une demande : " Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. " Comment ? Voyons chaque membre de la phrase : " Ne nous induisez pas en tentation; mais délivrez-nous du mal. " En nous délivrant du mal, il ne nous induit pas en tentation ; et en ne nous induisant pas en tentation, il nous délivre du mal.

11. Mais la grande tentation, mes chers amis, la grande tentation de cette vie, c'est quand on attaque en nous ce qui nous fait mériter le pardon des fautes où nous avons pu tomber. La tentation horrible, c'est quand on nous ôte le remède aux blessures produites par les autres tentations. Vous ne comprenez pas encore je le vois; appliquez-vous et vous comprendrez.

Par exemple, un homme est tenté par l'avarice et il finit par succomber sous quelque coup, car te bon combattant, le valeureux guerrier est blessé quelquefois. Un homme donc, après même avoir lutté avec courage, est vaincu par l'avarice, il a fait je ne sais quoi sous l'inspiration de l'avarice. Un mouvement d'impureté s'est fait sentir, il n'a conduit ni au viol ni à l'adultère. Le premier de ces crimes fût-il commis, il faudrait s'abstenir du second. Mais on a vu une femme avec convoitise, on a pensé à quelque chose avec trop de plaisir, on a accepté le combat, et si bon lutteur qu'on soit on est blessé. Cependant on n'a pas consenti, on a réprouvé le mouvement désordonné, on, lui a opposé une douleur amère et on l'a vaincu. Mais pour avoir molli d'abord on peut dire: " Pardonnez-nous nos offenses. " Ainsi en est-il des autres tentations, et toujours il est difficile que nous n'ayons pas besoin de nous écrier : " Pardonnez-nous nos offenses. "

Quelle est donc cette horrible tentation dont j'ai parlé, cette tentation funeste, redoutable, et qu’il faut éviter de toutes ses forces, avec tout

1. Rom, I, 24.

274

son courage? Quelle est-elle? C'est quand on nous pousse à nous venger. On s'enflamme de colère, on menace de sa vengeance : voilà la tentation horrible. C'est perdre, hélas! le moyen d'obtenir le pardon de ses autres iniquités. Tu t'étais laissé aller à d'autres impressions illicites, à d'autres passions coupables, et tu devais être guéri de ces blessures en disant : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " En te poussant à la vengeance, on te fait perdre le mérite de cette parole: " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; " et en perdant ce mérite, tu conserves tous tes péchés, tu n'es déchargé d'absolument aucun.

12. Notre Maître et Sauveur savait que cette tentation est la plus à craindre en cette vie. Aussi en nous enseignant les' six ou sept demandes de l'oraison dominicale, il n'a cherché à nous en expliquer aucune, à nous en recommander aucune avec autant d'instance que celle-ci. N'avons-nous pas dit : " Notre Père qui êtes dans les cieux? " Pourquoi donc, après cette prière, ne nous a-t-il rien expliqué de ce qu'il a mis au commencement, à la fin ou au milieu ? Pourquoi ne dit-il rien de ce qui vous arriverait si le nom du Seigneur n'était pas sanctifié en vous, si vous n'étiez pas admis dans son royaume, si sa volonté n'était pas faite en vous comme elle l'est au ciel, ou s'il ne veillait pas sur vous pour vous empêcher de succomber à la tentation? Que dit-il donc? " En vérité je vous le déclare, si vous pardonnez aux hommes leurs fautes; " ce qui se rapporte à ces mots : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui " nous ont offensés. " Sans donc s'arrêter aux autres demandes qu'il nous a enseignées, il insiste avec force sur celle-ci. De fait, il n'était pas si nécessaire d'appuyer sur les articles à la violation desquels le pécheur connaît le remède; mais il fallait insister- spécialement sur celui dont la transgression rend incurables tous les autres péchés. Tu dois dire : "Pardonnez-nous nos péchés. " Lesquels? Hélas! nous n'en avons que trop, car nous sommes des hommes. J'ai parlé un peu plus que je n'aurais dû, j'ai dit ce que je devais taire, j'ai ri plus qu'il ne fallait, j'ai mangé, j'ai bu au delà du nécessaire; j'ai écouté avec plaisir ce que je n'aurais pas dû; j'ai regardé volontiers ce que je ne devais pas et volontiers j'ai pensé à ce qui m'était interdit : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui " nous ont offensés. " Tu es perdu, si tu ne peux dire cela.

13. Réfléchissez, mes frères; réfléchissez, mes enfants; réfléchissez, enfants de Dieu; réfléchissez à ce que je vous dis. Luttez de toutes vos forces contre votre coeur ; et si vous, voyez votre colère se dresser contre vous, implorez contre elle le secours de Dieu. Que Dieu te rende vainqueur ; oui, que Dieu te rende vainqueur, non pas à l'extérieur, de ton ennemi, mais à l'intérieur, de ton âme. Prie, et il le viendra efficacement en aide. Il aime mieux nous voir lui demander cela que la pluie. Vous voyez en effet, mes chers amis, combien de demandes nous a enseignées le Christ notre Seigneur, et il en est une à peine qui concerne le pain quotidien. Il veut donc que nous rapportions tous nos desseins à l'éternelle vie. De quoi craignons-nous de manquer, puisqu'il s'est engagé envers nous par promesse, puisqu'il a dit : " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît; car votre Père sait que vous en avez besoin avant que vous les lui demandiez (1) ? " — " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. " Beaucoup en effet ont été éprouvés même par la faim, ils s'y sont montrés comme un or pur et n'ont pas été abandonnés de Dieu; au lieu qu'ils y auraient péri, si leur coeur n'avait pas été soutenu par le pain spirituel de chaque jour. Soyons surtout affamés de ce pain. " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (2). " Dieu peut jeter sur notre faiblesse un regard de miséricorde et répondre à cette prière: " Souvenez-vous que nous sommes poussière (3). " Celui donc qui a fait l'homme d'un peu de poussière, et qui a animé cette poussière, a livré pour elle son Fils unique à la mort. Ah! combien ne nous aime-t-il pas ? Qui pourrait l'exprimer? Qui pourrait même le concevoir dignement?

1. Matt. VI, 33, 32,8. — 2. Ib. V, 6. — 3. Ps. CII, 14.

 

 

 

SERMON LVIII. DE L'ORAISON DOMINICALE (1).

275

ANALYSE. — Ce discours ne se distingue du précédent que par des détails et des développements accidentels. On, ne peut néanmoins que gagner beaucoup à l'étudier encore.

1. Vous avez récité le Symbole, l'abrégé de notre foi. Déjà il y a quelque temps je vous ai rapporté ces paroles de l'Apôtre saint Paul " Comment l'invoquera-t-on, si l'on ne croit en lui (2)? " Puis donc qu'on, vous a appris, puisque vous avez retenu et répété la manière de croire en Dieu; écoutez aujourd'hui la manière de l'invoquer.

C'est le Fils de Dieu lui-même, vous l'avez entendu pendant la lecture de l'Évangile, qui a enseigné cette prière à ses disciples et à ses fidèles. Quel espoir n'avons-nous pas d'obtenir notre grâce, puisqu'un tel avoué nous a dicté la supplique! Assis à la droite du Père, comme vous l'avez publié, il est par conséquent l'assesseur du Père, et notre avocat doit être notre juge, car il viendra. juger les vivants et les morts.

Retenez donc bien cette prière, que vous devez répéter dans huit jours. Ceux d'entre vous qui ne savaient pas parfaitement le Symbole, ont ce temps encore pour l'apprendre, car samedi, ce grand jour de samedi prochain où vous devez recevoir le baptême, il vous faudra le réciter en présence de tous- ceux qui seront là; et dans huit jours, à partir d'aujourd'hui, vous répéterez l'oraison qu'on vous apprend aujourd'hui.

2. En voici le commencement : " Notre Père " qui êtes dans les cieux. " Dès que nous avons un Père au ciel, considérons comment il convient que nous vivions sur la terre. Car avec un tel Père on doit vivre de façon à se rendre digne d'être admis à son héritage. Nous disons tous : " Notre Père. " Quelle bonté! Ces paroles sont prononcées par l'Empereur et le mendiant, par le serviteur et son maître. Tous disent : " Notre Père qui êtes aux cieux. " Ils savent donc qu'ils sont frères, dès qu'ils ont le même Père. Et pourquoi un maître dédaignerait-il d'avoir pour frère son serviteur, puisque le Christ Notre-Seigneur veut bien aussi l'appeler son frère.

3. " Que votre nom soit sanctifié, " disons

1. Matt. VI, 9-13. — 2. Rom. X, 14.

nous encore; " que votre règne arrive. " Sanctifier le nom de Dieu c'est devenir saint, car ce nom est toujours saint en lui-même. Nous souhaitons aussi l'avènement de son règne. Il viendra, fût-ce malgré nous; mais désirer et demander que son règne arrive, c'est simplement désirer qu'ils nous rende dignes de son royaume, car, ce qu'à Dieu ne plaise, il pourrait se faire que son règne arrivât et non pas pour nous. Il viendra; mais pour un grand nombre il ne viendra pas. Il viendra pour ceux à qui il sera dit : " Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. " Et il ne viendra pas pour ceux à qui s'adresseront ces mots : " Allez loin de moi, maudits, au feu éternel (1). " Ainsi quand nous disons : " Que votre règne arrive, " nous demandons qu'il vienne pour nous. Qu'est-ce à dire, qu'il vienne pour nous? Que Dieu nous trouve bons pour lui. Nous le prions par conséquent de nous rendre bons, car alors il nous admettra dans son royaume.

4. Nous ajoutons: " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Les Anges vous servent dans le ciel, faites que nous vous servions sur la terre. Les Anges ne nous offensent pas dans le ciel, faites que nous ne vous offensions pas sur la terre. Accomplissons votre volonté comme ils l'accomplissent. Ici encore que demandons-nous, sinon de devenir bons? Dieu sans aucun doute fait toujours sa volonté, mais elle se fait en nous lorsque nous l'accomplissons.

Nous pouvons encore entendre ces mêmes paroles : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, " de la manière suivante. Nous recevons un ordre de Dieu, et il nous plait, il plait à notre esprit; car nous nous complaisons dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur (2). La volonté de Dieu s'accomplit alors dans le ciel; notre esprit se comparant au ciel et notre corps à la terre. Que veut donc dire : " Votre volonté

1. Matt. XXV, 34. 41. — 2. Rom. VII, 22.

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soit faite sur la terre comme au ciel? " Votre commandement est agréable à mon esprit ; que ma chair aussi s'y conforme et que disparaisse enfin cette lutte que décrit l'Apôtre en ces termes: "La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit contre la chair (1). " Quand l'esprit convoite contre la chair, c'est la volonté divine qui s'accomplit au ciel ; et quand la chair ne convoite plus contre l'esprit, déjà cette même volonté s'accomplit sur la terre. Or la paix sera parfaite quand Dieu le voudra; si maintenant il veut le combat, c'est afin de pouvoir donner la victoire.

On peut aussi faire une autre application de la même demande : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Figurons-nous l'Eglise comme le ciel, car elle porte Dieu; et voyons dans la terre les infidèles a qui il a été dit : "Tu es terre et tu retourneras en terre (2). " Par conséquent, lorsque nous prions pour nos ennemis, pour les ennemis de l'Église, pour les ennemis du nom chrétien, nous demandons à Dieu " que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel, " par ceux qui le blasphèment comme par ceux qui le servent, et que tous deviennent ciel.

5. " Donnez-nous aujourd'hui nôtre pain quotidien. " On peut entendre que par ces paroles noirs demandons simplement ce qui est nécessaire à la vie de chaque jour, pour l'avoir en abondance, ou au moins pour n'en pas manquer. Nous disons de chaque jour, pendant ce qui est appelé aujourd'hui (3). Chaque jour en effet nous vivons, nous nous éveillons chaque jour, nous mangeons et nous avons faim chaque jour. Que Dieu nous donne donc notre pain de chaque jour.

Pourquoi n'avoir point parlé du vêtement? Car nous avons besoin, pour vivre; du boire et du manger, et pour nous abriter, du vêtement et d'un asile. Ne désirons rien de plus. " Nous n'avons rien apporté dans ce monde, dit l'Apôtre, et nous n'en saurions emporter rien ; dès que nous avons le vivre et le vêtement, contentons-nous (4). " Qu'il n'y ait plus d'avarice et l'a nature est assez riche. Si dans ces mots : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. " nous pouvons entendre avec raison ce qui concerne la vie de chaque jour, pourquoi nous étonner que le pain comprenne aussi tous les autres aliments nécessaires? Que dit Joseph en invitant ses frères? " Ces hommes aujourd'hui

1. Galat. V, 17. — 2. Gen. III, 19. — 3. Héb. III, 13. — 4. I Tim. VI, 78.

mangeront le pain avec moi (1)." Ne devaient-ils manger que du pain ? Le pain comprenait tout le reste. Ainsi en demandant notre pain de chaque jour, nous demandons tout ce qui sur la terre est nécessaire à notre corps. Mais que dit le Seigneur Jésus? " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît (2). "

Cette même demande : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, " s'applique aussi parfaitement à votre Eucharistie, Seigneur, à cette nourriture de chaque jour. Les fidèles savent ce qu'ils reçoivent alors, et il leur est salutaire de prendre cet aliment quotidien, nécessaire à la vie présente. Ils prient donc pour eux-mêmes; ils demandent à devenir bons, persévérer dans l'innocence, dans la foi et les bonnes oeuvres. Voilà ce qu'ils ambitionnent, voilà ce qu'ils implorent, car s'ils ne persévéraient pas dans la pratique du bien, ils seraient privés de ce pain, mystérieux. Que signifie donc : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ? " Accordez-nous de vivre de façon à n'être pas éloignés de votre autel.

Quant à la parole de Dieu, que l'on vous explique chaque jour et que l’on vous rompt en quelque sorte, elle est aussi un pain quotidien. Le corps demande le pain vulgaire, l'esprit a besoin de ce pain spirituel. Aussi nous le demandons également, et le pain quotidien comprend tout ce qui nous est nécessaire dans cette vie, soit pour notre âme, soit pour notre corps.

6. Nous- disons encore : "Pardonnez-nous nos offenses ; " ne cessons.de le dire, car nous disons vrai. Eh.! quel homne vit dans ce corps sans avoir de péchés ? Quel homme vit de manière à n'avoir pas besoin de faire cette demande? On peut s'enfler, maison ne saurait se justifier; et il est bon d'imiter le publicain, sans s'enorgueillir comme le pharisien. Celui-ci monte au temple, il y vante ses mérites sans découvrir les plaies de son âme. L'autre en disant: " Seigneur ayez pitié de moi, pauvre pécheur (3), " savait mieux pourquoi il était venu, Considérez donc, mes frères, que c'est notre Seigneur Jésus, notre Seigneur Jésus lui-même qui a enseigné cette demande à ses disciples, à ses grands, à ses premiers Apôtres, les chefs du troupeau dont nous faisons partie. Mais si ces béliers implorent le pardon de leurs fautes, que doivent faire les

1. Gen. XLIII, 16. — 2. Matt. VI, 33. — 3. Luc, XVIII, 10-13.

277

agneaux dont :il est dit: " Offrez au Seigneur les petits des béliers (1). " Vous savez qu'il est question de cette vérité dans le. Symbole que vous avez récité, puisqu'entre autres choses vous y avez nominé la rémission des péchés. Or, il y a une rémission des péchés qui ne s'accorde qu'une fois, et il en est une autre qui se fait chaque jour. La rémission des péchés qui ne s'accorde qu'une fois, est celle qui se fait dans.le baptême; l'autre s'octroie durant toute cette vie, pendant qu'on récite l'oraison dominicale. C'est en vue de cette dernière que nous disons: " Pardonnez-nous nos offenses. "

7. Le Seigneur a de plus conclu avec mous un accord, un pacte, un solide contrat, en nous faisant dire : " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Pour dire avec fruit : " Pardonnez-nous nos offenses, " il faut dire avec vérité : " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " En ne prononçant pas ces dernières paroles ou en les prononçant à faux, on prononce inutilement les premières. C'est à vous principalement, à vous qui approchez du saint baptême, que nous disons: Pardonnez tout du fond du coeur. Et vous, fidèles qui profitez de cette occasion pour -entendre cette prière et l'explication que nous en faisons, pardonnez de bon coeur tout ce que vous avez contre autrui; mais pardonnez là même ors pénètre l'oeil de Dieu. Il arrive quelquefois que l'on pardonne de bouche et non de coeur. On pardonne de bouche, à cause des hommes; on ne pardonne pas de coeur, parce que l'on ne craint pas les regards de Dieu. Vous, pardonnez entièrement ; quelque ressentiment que vous ayez gardé jusqu'aujourd'hui, au moins aujourd'hui pardonnez tout. Le soleil ne devait pas se coucher sur votre colère, et combien de soleils s'y sont couchés! Que cette colère s'éteigne enfin.

Voici la fête du grand soleil, de ce soleil dont il est dit dans l'Ecriture : " Pour vous se lèvera le soleil de justice, et vous trouverez le salut sous ses ailes (2). " Sous ses ailes, c'est-à-dire sous sa protection. Aussi lisons-nous dans un psaume: " Protégez-moi à l'ombre de vos ailes (3). " Il est des malheureux qui feront, au jour du jugement suprême, une pénitence tardive, et qui se livreront à une douleur infructueuse. Le livre de la Sagesse nous les montre d'avance. Et que diront-ils au milieu de leurs regrets, parmi les gémissements qui s'exhaleront de leur âme

1. Ps. XXVIII, 1. — 2. Malach, IV, 9. —3. Ps. XVI, 2.

oppressée? " Que nous a servi l’orgueil? Que nous a procuré l'ostentation des richesses? — Ainsi, diront-ils encore, nous avons erré hors des voies de la vérité, la lumière de la justice n'a pas lui à nos yeux, et le Soleil ne s'est pas levé sur nous (1). " Ce Soleil se lève sur les justes; quant au soleil visible, Dieu le fait lever chaque jour sur les bons et sur les méchants (2). Il appartient aux, justes de voir ce premier Soleil; ils le portent maintenant par la foi dans leurs cœurs. Si donc tu te fâchés, que le soleil visible ne se couche pas sur ta colère. " Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, dit l'Apôtre (3) ; " autrement le Soleil de justice se coucherait aussi pour toi et tu resterais dans les ténèbres.

8. Gardez-vous de croire que la colère ne soit rien. " La colère m'a troublé l'oeil, " dit le prophète. L'oeil troublé ne saurait regarder le soleil; en vain il fait effort, il ne trouve que souffrance sans plaisir. Qu'est-ce que la colère? Le désir de la vengeance. Quoi! Un homme veut se venger, et le Christ n'est pas vengé encore, les martyrs ne le sont pas ! La patience divine attend encore que se convertissent les ennemis du Christ, que les ennemis des martyrs se convertissent, et nous, qui sommes-nous donc pour chercher à nous venger? Eh ! que deviendrions-nous si Dieu cherchait à se venger lui-même? Jamais il ne nous a manqué, cependant il ne veut pas se venger de nous, et nous qui l'offensons presque chaque jour, nous voulons nous venger? Pardonnez donc, et pardonnez de bon coeur. Tu es irrité, ne pèche pas. " Fâchez-vous, est-il écrit, mais gardez-vous de pécher (4). " Fâchez-vous comme hommes, si vous êtes vaincus; mais gardez-vous de pécher en nourrissant dans le coeur votre colère, ce qui serait la nourrir contre vous et vous exposer à être rejetés loin de la lumière. Oui, pardonnez.

Qu'est-ce que la colère? Un.désir de vengeance. Qu'est-ce que la haine? Une colère invétérée; car lorsque la colère est invétérée elle porte le nom de haine. C'est ce que semble exprimer le prophète déjà cité. Après avoir dit : " La colère m'a " troublé l'oeil ; " il ajoute: " J'ai vieilli au milieu de tous mes ennemis (5). " Ce qui d'abord n'était que de la colère est devenu de la haine, parce que cette colère a vieilli. La colère est un brin d'herbe, la haine un gros arbre. Parfois nous reprenons un homme qui s'irrite, et dans notre

1. Sag. V, 3. 8, 6. — 2. Matt. V, 45. — 3. Ephés. IV, 26. — 4. Ps. IV, 5. — 5. Ps. VI, 8.

278

coeur nous entretenons de la haine. C'est alors que le Christ nous crie : " Tu vois le brin d'herbe dans l'oeil de ton frère, et dans le tien tu ne vois pas la poutre (1). " Comment ce brin d'herbe a-t-il grossi jusqu'à devenir une poutre? Parce qu'on ne l'a pas arraché immédiatement. Tant de fois tu as laissé le soleil se lever et se coucher sur ta colère; ainsi tu l'as invétérée. Tu as cherché les mauvais soupçons, tu en as arrosé le brin d'herbe; en l'arrosant tu l'as nourri, et en le nourrissant tu en as fait une poutre. Tremble au moins devant ces mots : " C'est être homicide que de haïr son frère (2). " Tu n'as point tiré l’épée contre lui, tu ne l'as pas blessé, tu ne lui as fait aucune plaie dans le corps; tu en as seulement la pensée dans le coeur, et tu es regardé comme homicide, aux yeux de Dieu tu es vraiment coupable. Ton ennemi est vivant, et tu l'as tué; autant qu'il dépend de toi, tu tues celui que tu hais. Amende-toi donc, corrige-toi.

Si dans vos demeures il y avait des scorpions ou des aspics, comme vous travailleriez à les en délivrer afin d'y pouvoir habiter tranquillement!

Vous vous fâchez, et les colères s'invétérant dans vos coeurs deviennent autant de haines, autant de poutres, de scorpions et de serpents; et vous n'en voulez point purifier vos coeurs, c'est-à-dire la maison de Dieu! Accomplissez ce que vous dites : " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés; " et vous direz avec confiance : " Pardonnez-nous nos offenses; " car vous ne pouvez sur cette terre vivre sans péchés. Autres néanmoins sont les grands crimes qui vous seront heureusement remis dans le baptême et auxquels vous devrez être toujours étrangers; et autres les péchés de chaque jour dont on ne saurait s'exempter ici bas, pour lesquels il faut réciter chaque jour l'oraison dominicale, avec le pacte, le contrat qu'elle renferme, y prononçant avec joie : "Pardonnez-nous nos offenses; " et avec sincérité : " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. "

Voilà pour les péchés passés, mais pour l'avenir?

9. " Ne nous induisez pas en tentation : pardonnez les péchés commis et accordez-nous de n'en plus commettre : on en commet lorsqu'on se laisse vaincre par la tentation. L'Apôtre saint Jacques a dit en effet : " Que nul, lorsqu'il est tenté, ne prétende que c'est Dieu qui le tente; car Dieu ne tente point pour le mal et il ne

1. Matt. VII, 3. — 2. I Jean, III, 16.

tente lui-même personne; mais chacun est tenté par sa concupiscence, qui l'entraîne et le séduit; puis la concupiscence ayant conçu enfante le péché, et le péché consommé engendre la mort (1). " Ne te laisse donc pas entraîner par ta concupiscence; garde-toi d'y consentir. Elle ne peut concevoir que de toi. Y, consentir, c'est comme t'unir à elle intérieurement. Sitôt qu'elle se montre, refuse, ne la suis pas. Elle est coupable, elle est lascive; elle est humiliante, elle te sépare de Dieu. Pour n'avoir pas à pleurer sur son fruit, ne lui donne pas le baiser du consentement; car encore une fois elle conçoit si tu consens, si tu l'accueilles. Et " la concupiscence ayant conçu enfante le péché. " Tu ne trembles pas encore? " Le péché engendre la mort. " Crains au moins la mort. Si tu ne redoutes pas le péché, redoutes-en les suites. Si le péché est doux, la mort est amère.

Que les hommes sont misérables! Ils laissent ici, en mourant, ce qu'ils ont recherché par leurs péchés, et ils emportent leurs péchés avec eux. Tu pèches pour de l'argent, il faudra le laisser ici; pour une campagne, il faudra la laisser encore; pour une femme, tu la laisseras égale ment : ainsi en est-il de tout ce que tu convoites en péchant, tu le laisses ici quand la mort te ferme les yeux et tu emportes avec toi ce péché que tu commets.

10. Il faut donc effacer les péchés, les péchés passés, et cesser d’en commettre. Mais tu ne saurais dans cette vie en être entièrement exempt ne fussent-ils que faibles, petits ou légers. Ne méprise néanmoins ni les petits ni les légers, Les petites gouttes d'eau remplissent les fleuves, Ne dédaigne pas les péchés légers. L'eau pénètre à travers les plus légères fentes du navire, elle en remplit la cale, et si l'on n'y prend garde, le vaisseau s'engloutit. Aussi les matelots ne cessent-ils de travailler, leurs mains sont en mouvement, en mouvement pour enlever l'eau chaque jour. Ainsi tes mains doivent agir pour vider chaque jour ton esquif. Qu'est-ce à dire, doivent agir! Elle doivent donner, tu dois faire le bien, qu'elles agissent de la sorte : " Partage ton pain avec celui qui a faim; mène dans ta maison l'indigent sans asile; si tu vois un homme nu, donne-lui des vêtements (2). " Fais tous ce que tu peux et avec tous les moyens dont tu peux disposer; l'ai le bien avec joie et adresse la prière avec confiance. Elle s'élèvera sur deux ailes, deux sortes

1. Jacq. I.13-15. — 2. Isaïe, LVIII, 7.

279

d'aumônes. Quelles sont ces aumônes? " Pardonnez, et on vous pardonnera; donnez, et on vous donnera (1). " Une aumône se fait dans le cœur, lorsqu'on pardonne à son frère ses offenses; une autre se fait avec le bien, quand on donne du pain au pauvre. Fais les deux, pour qu'une aile ne manque pas à ta prière.

11. Aussi après avoir dit : " Ne nous induisez pas en tentation, " on ajoute: " Mais délivrez-nous du mal. " En demandant à être délivré du mal, on témoigne qu'on y est livré. C'est pourquoi l’Apôtre dit : " Rachetez le temps, car les jours sont mauvais (2). " Mais " qui veut la vie? qui soupire après les jours de, bonheur? " Eh! qui ne les désirerait, puisque dans cette vie il n'y a que des jours mauvais? Fais donc, ce qui suit : " Préserve la langue du mal, et tes lèvres des discours artificieux; évite le mal et pratique le bien, cherche la paix et la poursuis (3) ; " ainsi tu n'as plus de jours mauvais, et tu obtiens ce que tu as demandé : " Délivrez-nous du mal. "

12. Ainsi donc les trois premières demandes " Que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, que votre nom soit sanctifié, " concernent l'éternité; et à cette vie se rapportent les quatre suivantes : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. " demanderons-nous ce pain lorsque près de Dieu nous serons rassasiés? " Pardonnez-nous nos offenses : " dirons-nous cela dans ce royaume où nous n'aurons plus de péchés? " Ne nous livrez pas à la tentation : " quand- il n'y aura plus de tentation, quel sens auraient ces paroles? Et quand pour nous il n'y aura plus de mal, dirons-nous : " Délivrez-nous du mal? " Ces quatre demandes sont donc nécessaires pour noire vie de chaque jour, et les trois autres pour la vie éternelle. Mais faisons-les toutes pour parvenir à cette vie; prions ici pour n'en être pas exclus. Vous devrez, après votre baptême, réciter chaque jour cette oraison dominicale. On la dit chaque jour à l'autel du Seigneur où les

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. Ephés. V, 16. — 3. Ps. XXXIII, 11, 13, 14.

fidèles l'entendent. Aussi ne craignons-nous pas que vous ne la sachiez peu exactement; ceux d'entre vous qui ne pourraient la savoir encore parfaitement, l'apprendront en l'entendant chaque jour.

13. Samedi prochain, pendant les veilles que nous.célèbrerons par la miséricorde de Dieu, vous réciterez, non pas l'Oraison, mais le Symbole. Il faut que maintenant vous sachiez ce Symbole, car vous ne l'entendez pas chaque jour à l'église, dans l'assemblée sainte. Et afin ne pas l'oublier une fois que vous le savez, récitez-le chaque jour. En vous éveillant, en allant prendre votre sommeil, récitez votre symbole, récitez-le devant Dieu, rappelez vos souvenirs, ne vous lassez point de le répéter. Cette répétition est utile, elle est propre à empêcher l'oubli. Ne dites point : Je l'ai récité hier, je l'ai récité aujourd'hui, chaque jour je le récite et je le possède parfaitement. Remets-toi devant les yeux l'abrégé de ta foi, regarde-toi dans ce miroir, car ton Symbole doit être pour toi comme un miroir. Examine si tu crois sincèrement ce que tu fais profession de croire, et jouis chaque jour du bonheur d'avoir la foi. Que ce soient là tes richesses et comme les vêtements spirituels de ton âme. N'as-tu pas soin de t'habiller en te levant? Couvre aussi ton âme en te rappelant le Symbole; crains que l'oubli ne la mette à nu, que tu ne demeures sans vêtement, et, ce qu'à Dieu ne plaise, qu'il ne t'arrive ce que dit l'apôtre, d'être dépouillé plutôt que nu (1). Notre foi en effet nous servira de vêtement; pour nous elle sera à la fois et une tunique et une cuirasse; une tunique pour nous préserver de la confusion, et une cuirasse pour nous tenir en garde contre l'adversité. Mais quand nous serons arrivés au lieu où nous devons régner, nous n'aurons plus besoin de réciter le Symbole : nous verrons Dieu, Dieu même sera en face de nous, et cette vue de Dieu sera la récompense de notre foi.

1. II Cor. V, 3.

 

 

SERMON LIX.DE L'ORAISON DOMINICALE (1).

280

ANALYSE. — Cette nouvelle explication de l'oraison dominicale; adressée légalement aux Cathécumènes, est le résumé des précédentes.

1. Vous venez de réciter ce que vous croyez ; apprenez ce que vous devez demander. Vous ne sauriez prier Dieu.sans croire en lui, car l'Apôtre dit : " Comment l'invoqueront-ils s'ils ne croient pas en lui (2)? "Aussi vous a-t-on enseigné d'abord le Symbole qui contient la règle de votre foi; règle singulière, aussi courte qu'elle est grande, car elle est courte en paroles et grande en pensées. Quant à la prière qu'on vous a donnée à apprendre aujourd'hui et à répéter clans huit jours, vous l'avez vu pendant la lecture de l'Evangile, elle a été enseignée par le Seigneur lui-même à ses Apôtres et des Apôtres elle est parvenue jusqu'à nous, car leur voix a retenti par toute la terre (3).

2. Gardez-vous donc de vous attacher aux choses de la terre, puisque vous avez un Père dans les cieux...Vous allez dire : " Notre Père qui êtes aux cieux. " A quelle grande famille vous commencez à appartenir! Sous l'autorité de ce Père, le maître et le serviteur sont frères également ; sous lui sont frères, encore l'Empereur et le soldat; le riche et le pauvre sont aussi ses enfants. Tous les chrétiens fidèles ont sur la terre des pères différents, les uns nobles et les autres roturiers; mais tous invoquent un Père unique qui est dans les cieux. Or, si notre Père est là; c'est là qu'il nous préparé un héritage; car il veut que nous possédions avec lui ce qu'il nous donne. Il nous donne un héritage, mais ce n'est pas un héritage qu'il nous abandonne ne mourant. Il ne nous quitte pas, il reste où il est et nous appelle à lui.

Nous savons qui nous devons prier; sachons aussi ce que nous devons demander, pour ne pas offenser un tel Père par des suppliques inconsidérées.

3. Qu'est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ nous enseigne à demander à ce Père qui est dans les cieux? " Que votre nom soit sanctifié." Quel avantage y a-t-il pour nous de demander à Dieu que son nom soit sanctifié? Le nom du Seigneur est toujours saint, et demander qu'il soit sanctifié

1. Matt. VI, 9-13. — 2. Rom. X, 14. — 3. Ps. XVIII, 5.

n'est-ce pas demander que nous le soyons par lui? Nous demandons que ce qui est toujours saint soit sanctifié en nous; que ce nom soit sanctifié en vous quand vous recevrez le baptême. Vous le demanderez encore après avoir été baptisés : n'est-ce donc pas pour obtenir de conserver ce que vous recevrez alors?

4. Voici une autre demande : " Que votre règne arrive. " Que nous le demandions ou que nous ne le demandions pas, le règne de Dieu viendra. Pourquoi le demander, si ce n'est pour obtenir qu'il vienne pour nous comme pour tous les saints, et que Dieu nous mette au nombre de ses saints, pour qui viendra son règne?

5. Nous disons à la troisième demande " Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Qu'est-ce à dire! Faites que nous vous servions sur la terre comme vous servent les Anges dans le ciel. Ses Anges saints lui obéissent, ils ne l'offensent pas et exécutent ses ordres avec amour. Nous demandons aussi la grâce d'accomplir avec charité les divins commandements. On peut encore entendre autrement ces paroles " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " En nous le ciel est l'âme, la terre est le corps. Comment expliquer alors : " Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel? " Que notre chair nous obéisse, comme nous obéissons à vos préceptes; car si la chair et l'esprit luttaient contre eux, nous serions moins capables d'accomplir les divins commandements.

6. Nous lisons encore la même prière : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. " Que, nous entendions ici les choses dont le corps a besoin, comprenant dans le pain tout ce qui lui est nécessaire; ou que nous ayons en vue ce pain quotidien que vous irez recevoir à l'autel; nous avons raison de le demander à Dieu. Qu'implorons-nous en effet, sinon la grâce de ne faire aucun mal qui doive nous priver de ce pain?

La parole de Dieu que l'on vous prêche chaque jour est aussi du pain. Si elle n'est pas le pain du corps, il ne s'ensuit point qu'elle ne soit (281) pas le pain de l'esprit. Mais après cette vie, nous ne chercherons plus le pain que réclament les besoins du corps; nous n'aurons pas non plus à recevoir le sacrement de l'autel, puisque nous serons avec le Christ dont maintenant nous recevons la chair sacrée; il ne faudra plus enfin nous adresser des paroles comme nous vous en disons, ni lire aucun livre, puisque nous verrons le Verbe même de Dieu, par qui tout a été fait, ce Verbe qui nourrit les Anges, qui éclaire les. Anges, qui donne la sagesse aux Anges,, sans rechercher les termes d'une phrase embarrassée; car ils boivent en quelque sorte à ce Verbe unique, et remplis d'une sainte ardeur ils chantent ses louanges sans se lasser jamais. " Bienheureux, dit un psaume, ceux qui habitent dans votre maison; ils vous loueront aux siècles des siècles (1). "

7. Aussi nous demandons encore maintenant ce qui suit : " Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " En recevant le baptême, tous nos péchés absolument sont effacés Mais on ne saurait ici vivre sans péché. Ces péchés peuvent n'être pas de ces grands crimes qui excluent de la table sacrée; cependant personne ne saurait sur cette terre être exempt de fautes, et d'un autre côté nous ne pouvons recevoir qu'une seule fois le baptême. Aussi nous avons dans la prière le moyen de nous purifier chaque jour, d'obtenir chaque jour la rémission de nos péchés, mais à. la condition d'accomplir ce qui suit: " Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. " Vous donc, mes frères, qui êtes mes enfants dans la grâce de Dieu et mes frères sous

1. Ps. LXXXIII, 5.

son autorité paternelle, je vous donne. cet avis Lorsque quelqu'un vous a offensés, vous a manqué, s'il vient à vous et avoue sa faute, s'il vous demande pardon, pardonnez-lui aussitôt et pardonnez-lui du fond du coeur, afin de ne pas éloigner de vous le pardon que Dieu même vous envoie. Car si vous ne pardonnez pas, il ne vous pardonnera pas non plus; et si nous faisons cette demande en cette vie, c'est qu'ici l'on peut pardonner, puisqu'ici peuvent se commettre des péchés; tandis que dans l'autre monde on ne pardonne pas, 'puisque les péchés ne s'y commettent pas.

8. Nous ajoutons en effet : " Ne nous livrez pas à la tentation, mais délivrez-nous du mal. " Dans cette vie en effet il faut demander de n'être pas livrés à la tentation, car il y a ici des tentations; et d'être délivrés du mal, parce qu’il y a du mal ici.

Ainsi, de ces sept demandes, trois se rapportent à la vie éternelle et quatre à la vie présente. A la vie éternelle : " Que votre nom soit sanctifié, " car il le sera toujours; " Que votre règne arrive, " car ce règne sera éternel; " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, " car elle le sera éternellement. A la vie présente : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; " car nous n'en aurons pas besoin toujours; " Pardonnez-nous nos offenses; " ce qu'il ne faudra pas faire éternellement; " Ne nous livrez pas à ta tentation; " ce quine sera pas toujours à craindre : " Mais délivrez-nous du mal, " auquel nous ne serons pas toujours exposés. Ici seulement où se rencontre la tentation, où se rencontre le mal, on doit demander ces grâces.

 

 

 

 

SERMON LX. DE L'AUMÔNE (1).

ANALYSE. — En se reportant aux secousses douloureuses qui agitaient le monde Romain lorsque prêchait Saint Augustin, on comprendra mieux l'effet saisissant que dut produire ce discours. Dans les graves embarras de la vie, dit le saint Docteur, on aime prendre conseil. Or 1° tout aujourd'hui va mal dans le monde; tout est bouleversé. L'homme cependant cherche encore à acquérir des richesses, certain de n'en pouvoir jouir lui-même, puisqu'il ne les emportera pas en mourant; incertain même si sa postérité pourra en, profiler et si elles ne seront pas enlevées par la ruse ou la violence. Que faire dans an tel état de choses? Consulter Jésus-Christ, la sagesse même. — 2° Jésus-Christ veut que nous mettions, au ciel, nos richesses en sûreté en les distribuant aux pauvres Pour absoudre ou pour condamner au jugement dernier il ne fera mention que de l'aumône faite ou négligée; car l'aumône est le moyen de racheter nos péchés et de répondre à l'amour de Dieu pour nous. — Donc ayons soin, en donnant l'aumône, de faire de dignes fruits de pénitence.

1. Quiconque est dans la peine et embarrassé sur ce qu'il a à faire, s'adresse à un homme prudent, polir lui demander conseil et obtenir de lui mie règle de conduite. Considérons le monde entier comme un seul homme. Il cherche à se garantir du mal, il lui en coûte de faire le bien; ses tribulations augmentent alors et il ne sait que faire. Lui est-il possible, pour prendre conseil, de rencontrer quelqu'un qui soit plus prudent que le Christ ? Qui, s'il en trouve un meilleur, qu'il suive ses avis. Mais si la chose est impossible, qu'il vienne donc à lui, et qu'en quelque lieu qu'il le rencontre, il le consulte, accepte son sentiment et obéisse à ses salutaires préceptes pour échapper à de grands maux. Car les maux présents, ces maux temporels que les hommes redoutent si vivement, et sous le poids desquels ils murmurent, offensant ainsi Celui qui par ce moyen veut les corriger et l'empêchant d'être leur Sauveur; ces maux présents ne sont sans aucun doute que des maux passagers; car ils passent avant nous, ou nous passons avant eux; ils passent lorsque nous sommes encore en vie, ou nous y échappons en mourant. Mais quel mal peut-on appeler grand quand il doit durer si peu ? Toi qui te préoccupes du jour de demain, tu as donc oublié le jour d'hier ? Ce demain ne sera-t-il pas devenu hier, quand nous serons à après-demain ? Ah! si pour se soustraire à des souffrances temporelles qui passent ou plutôt qui s'envolent, les hommes se consument de tant de soucis ; que ne doit-on pas imaginer pour se dérober à des calamités qui persévèrent et durent éternellement ?

2. Cette vie mortelle est une grosse affaire. Qu'est-ce que naître, sinon entrer dans une carrière laborieuse, et les pleurs de l'enfant ne

1. Matt. VI, 19-21

témoignent-ils pas des peines qui nous y attendent! Personne n'est exempt de ce fâcheux breuvage; il faut boire la coupe présentée par Adam. Nous sommes l’oeuvre des mains de Dieu ; mais le péché nous a jetés sur un théâtre de vanité. Nous sommes faits à l'image de Dieu (1) ; mais la prévarication a défiguré en nous cette image. Aussi lisons-nous dans un psaume et ce que nous étions et ce que nous sommes devenus.

" Quoique l'homme, y est-il dit, marche à l'image de Dieu. " Voilà ce qu'il était. Mais qu'est-il devenu ? Écouté ce qui suit : " Il ne se troublera pas moins vainement. " Il marche avec l'image de la vérité, et il se trouble sous l'inspiration de la vanité. Et en quoi consiste son trouble ? Reconnais-le, et dans cette espèce de miroir regarde-toi avec confusion. " Quoique l'homme marche à l'image de Dieu ; " quoique l'homme soit ainsi une grande chose; " il ne s'en troublera pas moins vainement. " Et comme si nous disions : Mais de quoi, je te prie, se troublera-t-il vainement? " Il amasse des trésors, poursuit l'auteur sacré, et il ignore pour " qui 2. " Voilà l'homme, voilà, comme ii n seul homme, le genre humain tout entier qui faiblit dans son devoir, il perd l'esprit et s'égare loin du bon sens : " Il amasse des trésors sans savoir pour qui. " Est-il rien de plus déraisonnable, rien de plus malheureux ? Est-ce pour lui que l'homme amasse ? Non. Pourquoi non ? Parce qu'il doit mourir, parce que la vie est courte, parce que le trésor reste tandis que celui qui l'amasse disparaît rapidement. Aussi, pénétré de compassion pour ce malheureux qui marche à l'image de.Dieu, qui publie la vérité tout en s'attachant à la vanité ; " il se troublera vainement, dit le prophète. " Je le plains; " il amasse des

1. Gen. I, 27. — 2. Ps. XXXVIII, 7.

283

trésors sans savoir pour qui. " Est-ce pour lui? Non, car il meurt et laisse son trésor. Pour qui donc ?

Tu sais quel parti prendre ? Enseigne-le moi. Si tu ne peux me l'enseigner, c'est que tu ne le sais pas toi-même, et puisque nous ne le savons ni l'un ni l'autre, cherchons, apprenons et étudions tous deux. On se trouble donc, on amasse des trésors, on s'inquiète, on travaille, on se livre à des soucis qui éloignent le sommeil ; on se consume de fatigues pendant le jour et on se livre la nuit à toutes sortes de craintes; pour grossir son trésor on condamne son âme à la fièvre des soucis.

3. Je le vois donc et j'en gémis; tri te troubles, et comme s'exprime l'infaillible Vérité, tu te troubles en vain. En effet tu veux thésauriser, et pour réussir dans tout ce que tu entreprends, sans compter les pertes que tu fais, les dangers effroyables que tu cours et la mort que tu subis, non dans le corps mais dans l'âme, à chaque. gain réalisé par toi, pour acquérir de l'or tu perds la foi, pour un vêtement extérieur tu sacrifies les ornements de l'âme. Mais ne parlons pas de tout cela ni de plusieurs autres, choses; oublions les accidents et ne songeons qu'aux succès. Voilà donc que tu amasses des trésors, tu gagnes de tout côtés, l'on roule chez toi comme l'eau des fontaines, rien ne te manque et l'abondance est partout. N'as-tu.pas entendu cette parole : " Si vos richesses se multiplient, n'y attachez pas votre coeur (1) ? " Tu amasses donc et tu ne parais pas t'agiter inutilement; cependant tu te troubles en vain. — Et pourquoi, demanderas-tu ? Je remplis mes coffres, mes appartements ont peine à contenir ce que j'amasse; comment dire que je me trouble vainement ? C'est que tu amasses sans savoir pour qui. Et si tu le sais, dis-le moi, je t'en conjure ; je t’écouterai avec plaisir. Pour qui donc ? Oui, si ton agitation n'est pas vaine, dis-moi pour qui tu travailles. — Pour moi, réponds-tu. — Tu oses l'affirmer et tu dois mourir ? — C'est pour mes enfants, reprends-tu. — Tu oses l'affirmer et ils doivent mourir ? Quand un père amasse pour ses enfants, il fait preuve d'une grande bonté, ou plutôt d'une grande vanité : mortel il entasse pour des mortels.

Et qu'amasses-tu en amassant pour toi, puisque tu laisseras tout à la mort ? On en peut dire autant si c'est pour tes fils ; car ils doivent se

1. Ps. LXI, 11.

succéder et non posséder toujours. Je pourrais te demander encore : Sais-tu quels seront tes fils ? Sais-tu si la débauche ne dissipera point les épargnes de l'avarice? Si quelqu'un d'eux ne sacrifiera point dans la mollesse, ce que tu as acquis par torr travail ? Mais je n'en dis rien. Je suppose que tes fils seront bons et étrangers à la débauche; ils conserveront ce que tu leur as laissé, ils ajouteront à ce que tu leur as gardé, ils ne perdront point ce que tu leur as acquis. S'ils agissent ainsi, si en cela ils imitent leur père, ils sont aussi vains que toi et je leur dis ce que je te disais. A ce fils donc pour qui tu épargnes, je dirai : Tu amasses sans savoir pour qui. Père, tu l'ignorais, il ne le sait pas non plus; et s'il est vain comme toi, la Vérité ne le stigmatise-t-elle pas également ?

4. Je pourrais dire encore : Sais-tu si même durant ta vie un voleur n'enlèvera point ce que tu amasses ? Une nuit donc il vient et il rencontre sous sa main ce qui t'a demandé tant de jours et tant de nuits. N'est-ce pas pour un larron, n'est-ce pas pour un bandit que tu t'épuises ? C'est assez, je ne veux ni rappeler ni renouveler de cuisantes douleurs. Combien de choses réunies par une sotte 'vanité, sont tombées sous la main d'une brutale cruauté ! Loin de moi de pareils désirs ! Mais tous doivent craindre. Que Dieu éloigne de nous ces fléaux ; nous sommes assez frappés. Demandons-lui tous de les écarter. Ah! qu'il nous pardonne, nous l'en conjurons.

Si néanmoins il nous demande pour qui nous travaillons, que répondrons-nous ? Toi donc, mon ami, et ici j'entends tous les hommes, toi qui thésaurises en vain, quel conseil me donnes-tu, quand j'examine, quand je cherche avec toi ce que je dois faire dans cette difficulté qui nous est commune ? Tu répliquais tout-à-l'heure : J'amasse pour moi, pour mes enfants, pour ma postérité. N'ai-je pas indiqué déjà ce que l'on peut avoir à craindre pour les enfants mêmes? Je ne ferai.pas observer ici qu'ils peuvent vivre pour le tourment de leur père et réaliser ainsi les voeux de son ennemi. Je suppose qu'ils se conduisent au gré de ce père. Mais combien de riches ont été dépouillés ! J'ai rappelé leurs malheurs ; tu en as frémi, et sans en profiter. Qu'as-tu enfin à répondre ? Que peut-être tu n'éprouveras point leur sort ; tu ne saurais répondre autre chose. Moi aussi j'ai dit : Peut-être ; peut-être pour un voleur, pour un larron, pour un bandit. Je n'ai pas dit: Sûrement; j'ai dit : Peut-être. Peut-être (284) oui; peut-être non : tu ne sais donc ce qui arrivera ; et n'est-ce pas s'agiter en vain ? Ainsi tu comprends combien est vrai le langage de la Vérité et combien s'agite vainement la vanité. Tu le comprends, tu le saisis ; car en disant: C'est peut-être pour mes fils, et en n'osant dire: C'est assurément pour eux, tu ignores pour qui. Ainsi donc encore, comme je l'exprimais, lit ne sais comment te conduire, tu ne vois pas comment me répondre. Mais à mon tour je ne sais quelle réponse te faire.

5. Par conséquent cherchons tous deux, tous deux demandons conseil. Nous avons pris de nous, non pas un sage mais la Sagesse même. Écoutons le Christ : " Scandale pour les Juifs et folie pour les Gentils, il est pour ceux qui sont appelés, soit Juifs soit Gentils, le Christ de Dieu, la Vertu et la Sagesse de Dieu (1). " Pourquoi chercher des remparts afin de garder tes richesses? Écoute la Vertu de Dieu : rien n'est plus fort. Pourquoi chercher des arguments afin de les conserver ? Écoute la Sagesse de Dieu; rien n'est plus prudent.

Si je te parlais de moi-même, peut-être te scandaliserais-tu, peut-être ferais-tu le Juif, car pour le Juif le Christ est scandale. Peut-être encore, si je te parlais de moi même, mon langage te paraîtrait-il folie et ferais-tu le Gentil, puisque le Christ est folie pour les Gentils. Mais tu es Chrétien, tu es appelé; et.pour ceux qui sont appelés, Juifs ou Gentils, le Christ est la Vertu et la Sagesse de Dieu. Ne prenez pas en mal ce que je dirai, ne vous en scandalisez pas, n'insultez point avec dérision à ce que vous appelleriez mon extravagance. Prêtons l'oreille. C'est le Christ qui a dit ce que je vais répéter. Tu méprises le héraut, crains le juge.

Que vais-je donc dire ? Mais le lecteur de l'Évangile vient de m'ôter cet embarras. Je ne lis pas, je rappelle ce quia été lu. Dans la difficulté où tu te trouves, tu demandais conseil. Vois ce que t'apprend la source même du bon conseil, la source qui te jette ses flots sans que tu aies à craindre d'y puiser le poison.

6. " Ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la rouillé et les vers rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où n'entre pas le voleur, où les vers ne rongent pas. En effet, là où est ton trésor, là aussi est ton coeur (2). " Qu'attends-tu davantage? La chose est

1. I Cor. I, 23, 24. — 2. Matt. VI, 19-21.

claire. Le conseil est manifeste ; mais l'avarice se cache, ou plutôt, ce qui est plus déplorable, loin de se cacher elle se découvre. Elle ne cesse ni d'étendre ses rapines, ni de multiplier ses fraudes, ni de se parjurer avec fine infernale malice. Et pourquoi tout cela? Pour faire des trésors. Et où les placer ? Dans la terre. Il convient en effet que ce qui vient de la terre retourne à la terre. Quand eut péché cet homme à qui nous devons, comme je l'ai dit, la coupe d'amertume, Dieu lui dit : " Tu es terre et tu retourneras en terre (1). " Il est donc juste qu'ayant le coeur dans la terre tu y mettes ton trésor. Pourquoi dire alors que nous tenons ce coeur élevé vers Dieu!

Vous qui avez compris, gémissez; et si vous gémissez, corrigez-vous. Pourquoi toujours louer et ne rien faire? J'ai dit vrai, rien n'est plus vrai que ce que j'ai dit. Agissez donc, en conséquence, nous adorons le vrai Dieu et nous ne changeons pas! Ici encore ne voulons-nous pas nous agiter en vain ?

7. Ainsi , " ne vous amassez point de trésors sur la terre; " soit que vous ayez éprouvé déjà comment on perd ce que l'on y cache, soit que ne l'ayant pas éprouvé vous craigniez au moins de le ressentir. Si vous ne profitez, pas des avis, profitez de l'expérience. On ne sort pas, on ne fait pas un pas qu'on n'entende dire de tous cotés; Malheur à nous ! le monde s'écroule ! S'il s’écroule, pourquoi n'en sors-tu pas ? Si un architecte t'annonçait que ta maison va tomber, n'en sortirais-tu pas avant de te livrer aux murmures! L'architecte du monde te dit que ce monde ta finir, et tu ne le crois pas

Prête l'oreille à ses prédictions, prête l'oreille à ses conseils. Voici sa prédiction : " Le ciel et la, terre passeront ? " Voici son conseil : " Ne vous amassez point de trésors sur la terre. " Si donc tu crois à ces prédictions, si tu ne dédaignes pas ces conseils, fais ce que dit le Seigneur même. Il ne te trompe pas en te donnant a conseil. Tu ne perdras point ce que tu lui offre tu iras toi même où tu envoies tes trésors. Je t'en préviens donc : " Donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. " Tu n'en seras point privé ; mais ce que tu gardes avec inquiétude sur la terre, tu le posséderas avec pleine sécurité dans le ciel. Sors, suis mon conseil ; ainsi tu garderas tout sans rien perdre. " Tu auras, dit-il, un trésor dans le ciel ; viens ensuite et suis-moi (3). " car je te conduis vers loi

1. Gen III, 19. — 2 Matt. XXIV, 35. — 3. Ibid. XIX, 21.

285

trésor. Ce n'est point perdre, c'est gagner. O hommes, éveillez-vous, maintenant au moins que vous avez expérimenté ce que vous avez à craindre, écoutez et faites ce qui doit vous laisser sans aucune crainte, montez au ciel. Tu mets du blé sur la terre ; voici venir ton ami ; il sait quelle est la nature du blé et quelle est la nature de la terre, il te montre que tu as fait une faute, il le dit : Qu'as-tu l'ait ? Tu as placé ton blé sur la terre, dans un lieu bas ; cet endroit est humide, ton blé pourrit; tu vas perdre le fruit de tes travaux. — Que faire ? reprends-tu. — Change-le de place, réplique-t-il, mets-le au grenier. Tu suis ce conseil que te donne ton ami quand il s'agit de ton blé, et tu ne tiens pas compte de l'avis que Dieu même te donne quand il est question de ton cœur ! Tu crains de mettre ton blé sur la serre et tu y mets ton coeur pour le perdre ! C'est le Seigneur ton Dieu qui te dit en effet : " Là où est ton trésor, là aussi est ton coeur. " Élève, dit-il, ton coeur au ciel, et ne le laisse pas pourrir sur la terre. Ah ! c'est un conseil pour le conserver et non pour le perdre.

8. Cela étant ainsi, combien se repentent amèrement ceux qui n'ont pas suivi ce conseil ! Que se disent-ils aujourd'hui? Nous conserverions au ciel ce que nous avons perdu sur, la terre. L'ennemi a forcé l'entrée de nos maisons; forcerait-il l'entrée du ciel ? Il a tué le serviteur qui gardait nos richesses, tuerait-il également le Seigneur qui nous les conserverait ? " Près de lui le voleur n'a pas accès ni les vers ne corrompent. " Combien s'écrient : Là nous posséderions, là nous garderions nos trésors, pour les suivre bientôt avec sine entière sécurité! Pour quoi n'avons-nous méprisé les avis de notre Père, si près d'être envahis par un cruel ennemi ?

Ah ! mes frères, si c'est là un conseil et; un bon conseil, ne tardons pas à le suivre; et si nos biens doivent passer en d'autres mains, transportons-les dans ce sanctuaire où nous ne les perdrons pas. Que sont les pauvres à qui nous faisons l'aumône ? Ne sont-ils pas les portefaix que nous employons à porter nos richesses de la terre au ciel ? Faire l'aumône, c'est donner à ton portefaix, et il monte au ciel ce que tu lui remets — Mais comment, dis-tu, le porte-t-il au ciel ? Ne le vois-je pas manger et consumer ce qu'il reçoit ? Il est vrai, et ce n'est pas en le conservant, c'est en le mangeant qu'il le transporte. As-tu oublié : " Venez, bénis de mon Père, possédez le royaume ; car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger ? " As-tu oublié encore : " Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait ? " Si tu n'as point repoussé le mendiant, considère à qui a été remis ce que tu as donné. "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de mes petits, dit le Seigneur, c'est à moi que vous l'avez fait. " Ce que tu as donné a donc été reçu par le Christ, par Celui qui t'a donné de quoi donner; par Celui qui finalement se donnera lui-même à toi (1). "

9. Déjà, mes fières, j'ai fait cette considération à votre charité; je l'avoue, c'est une des vérités de l'Ecriture dont je suis le plus ému, et je dois vous la rappeler souvent. Réfléchissez donc je vous prie, à ce que dira Notre-Seigneur Jésus-Christ, lorsqu'il viendra pour nous juger à la fin des siècles. Il rassemblera sous ses yeux tous les peuples, il séparera tous les hommes en deux parties, plaçant les uns à sa droite et les autres à sa gauche: Aux premiers il dira : " Venez, bénis de, mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l’origine du monde. " Et aux seconds: " Allez au feu éternel, qui fut allumé pour Satan et pour ses anges. " Pourquoi une telle récompense: " Recevez le royaume}; " et pourquoi un tel supplice : " Allez au feu éternel? " Pourquoi les uns recevront-ils ce royaume? " C'est que j'ai eu faim, et vous m'avez donnée à manger. " Pourquoi les autres iront-ils au feu éternel? " C'est que j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger (2). " Méditons cela; je vous prie.

Ceux qui doivent recevoir le royaume, je le remarque, ont donné comme de bons et fidèles chrétiens; ils n'ont pas dédaigné les enseignement du Seigneur et il ont donné en espérant avec une ferme confiance l'accomplissement de ses promesses; s'ils n'avaient pas agi de la Sorte, leur stérilité n'eût pas été en rapport avec la régularité de leur vie. Sans doute ils étaient chastes, ne trompaient personne, ne s'adonnaient pas au vin et s'abstenaient de toute action mauvaise. En n'ajoutant pas à cela les bonnes oeuvres, ils n'en fussent pas moins demeurés stériles; Il auraient observé le précepte: "Abstiens-toi du mal; " mais non cet autre. " Et fais le bien (3) ". Le Christ toutefois ne leur dit pas: Venez, recevez le royaume, car vous avez été chastes, vous n'avez trompé personne, vous n'avez opprimé personne, vous n'avez pas envahi les droits d'autrui et nul n'a

1. Voir ci-dessus Serm. XVIII, n. 4 ; Serm. XXXVIII, n. 9. — 2. Matt. XXI, 31-42. — 3. Ps. XXXIII, 15.

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été victime de vos serments. Il ne dit pas cela, il dit: " Recevez le royaume; parce que j'ai eu faim et que vous m'avez donné à manger. " Combien cette oeuvre.est excellente, puisque sans rien dire de toutes les autres, le Seigneur ne fait mention que de celle-là!

Il dit de même aux autres: " Allez au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. " Que n'aurait-il pu reprocher à ces impies, s'ils lui avaient demandé: Pourquoi nous condamnez-vous au feu éternel? Que demandes-tu, adultère, assassin, fripon, sacrilège, blasphémateur, incrédule ? Rien de tout cela; mais " Parce que j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger. "

10. Je vous vois saisis comme je le suis moi-même. Et de fait il y a ici quelque chose d'étonnant. Or je cherche à pénétrer, autant que j'en suis capable, la raison de ce mystère, et je ne vous la cacherai pas.

Il est écrit: " Comme l'eau éteint le feu, ainsi l'aumône éteint le péché (1). " Il est écrit encore: " Renferme l'aumône dans le coeur du pauvre et elle priera le Seigneur pour toi (2). ". Il est également écrit: " Ecoute mon conseil, ô Roi, et rachète tes péchés par des aumônes (3). " Il y a dans les livres divins beaucoup de passages qui servent à prouver combien l'aumône a d'efficacité pour éteindre les pêches et les anéantir. Aussi quand il s'agit de condamner et plus encore lorsqu'il s'agit de couronner, le Seigneur ne prend en considération que les aumônes. C'est comme s'il disait: En vous examinant, en vous pesant, en sondant vos oeuvres avec une parfaite exactitude, il m'est difficile de ne pas vous trouver condamnables; mais " allez dans mon royaume, car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger. " Vous n'y allez donc pas pour n'avoir pas péché; mais pour avoir racheté vos péchés par des aumônes.

En s'adressant aux réprouvés: " Allez, leur dit-il, au feu éternel qui fut préparé pour Satan et pour ses anges. " Convaincus et coupables depuis longtemps, ils tremblent trop tard et trop tard font attention à leurs iniquités. Comment oseraient-ils avancer qu'ils sont condamnés injustement et qu'injustement cette sentence est lancée contre eux par le Juge qui est la justice même? En écoutant le cri de leurs consciences, en considérant toutes les blessures faites par eux à leur âme, comment oseraient-ils s'écrier: Nous

1. Eccli. III, 33. — 2. Ib. XXIX, 15. — 3 Dan. IV, 24.

sommes injustement condamnés? Longtemps auparavant il a été dit d'eux au livré de la Sagesse: " Leurs iniquités se soulèveront contre eux pour les accuser (1). " Sûrement donc ils reconnaîtront qu'il sont justement condamnés pour leurs péchés et leurs crimes. Mais il semble que le Seigneur leur dise: Non, ce n'est pas pour cela, ne le croyez pas; mais " c'est parce que j'ai eu faim et que vous ne m'avez pas donné à manger. " Si renonçant à ces actes coupables et vous unissant à moi, vous eussiez racheté par, des aumônes vos crimes et vos péchés, ces aumônes vous délivreraient aujourd'hui et vous déchargeraient du fardeau de tant d'iniquités. " Heureux en effet les miséricordieux, car il leur sera fait miséricorde (2). " Maintenant donc " allez au feu éternel. — Le jugement est sans miséricorde pour celui qui n'a pas exercé la miséricorde (3). "

11. Ce que je vaudrais vous recommander, mes frères, c'est de donner le pain de la terre el de solliciter le pain du ciel. Le Seigneur est ce pain. " Je suis, dit-il, le pain de vie (4). " Mais comment te donnera-t-il, si tu ne donnes pas à l'indigent? Un autre a besoin de toi et tu as besoin d'un autre; donc celui qui a besoin de toi a besoin d'un indigent, tandis que Celui dont lu as besoin n'a besoin de rien lui-même. Fais donc ce que tu veux que l'on fasse pour toi, Il arrive parfois à des amis de se reprocher en quelque sorte leurs bienfaits réciproques. Je t'ai rendu ce service, dit celui-ci; et moi cet autre, reprend celui-là. Mais Dieu ne veut pas que nous lui donnions pour le dédommager de ce qu'il nous 'a donné. Il n'a besoin de rien, ce qui le rend véritablement Seigneur. " J'ai dit au Seigneur: Vous êtes mon Dieu, parce que voies n'avez aucun " besoin de mes biens (5). " Il est donc Seigneur, véritablement Seigneur et n'a aucun besoin de nos biens. Afin toutefois que nous puissions faire pour lui quelque chose, il daigne souffrir de la faim dans la personne de ses pauvres. " J'ai eu faim, dit-il, et vous m'avez donné à manger, — Seigneur, quand vous avons-nous vu souffrir la faim? — Quand vous avez donné à l'un de mes petits, vous m'avez donné à moi-même. " Que l'on apprenne donc par ce peu de mots et que l'on considère avec l'attention convenable combien il y a de mérite à nourrir le Christ dans sa faim et combien on est coupable de ne pas le faire.

1. Sag. IV, 20. — 2. Matt, V, 7. — 3. Jacq. II, 13. — 4. Jean, VI, 36. — 5. Ps. XV, 2.

287

l2. On s'améliore, il est vrai, parle repentir de ses péchés ; mais la pénitence même semble inutile lorsqu'elle ne produit pas des oeuvres de miséricorde. C'est ce qu'atteste la Vérité même par la bouche de Jean. A ceux qui s'adressaient à lui, le Précurseur disait effectivement. " Race de vipères, qui vous a montré à fuir la colère qui vous menace? Faites donc de dignes fruits de pénitence; et ne dites pas: nous avons pour père Abraham. Car je vous déclare que de ces pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham. Déjà la cognée a été mise à la racine des arbres. Ainsi tout arbre qui ne porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. " Il a déjà parlé de ces fruits : " Faites de dignes fruits de pénitence. "

Si donc on ne porte pas de ces fruits, c'est à tort que l'on espère obtenir par une stérile pénitence la rémission de ses péchés. Mais quels sont ces fruits? Saint Jean le fait connaître ensuite. Comme les foules l'interrogeaient après son discours et lui demandaient: " Que ferons-nous donc? " c'est-à-dire : quels sont ces fruits que tu nous engages à produire, avec menaces? il leur répondait : " Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas; et que celui qui a de quoi manger fasse de même (1). " . Est-il rien, mes frères, de plus clair, de plus certain, de plus formel? Et ces paroles. " Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu, " ne rappellent-elles point ce qui sera dit aux réprouvés: " Allez au feu éternel; car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger? " C'est donc trop peu de renoncer au péché, il faut encore réparer le passé. Il est écrit: " Mon fils as4qpéché? Ne pèche plus désormais. " Et pour ne laisser pas croire que cela suffit, l'écrivain sacré ajouté: " Prie encore pour tes fautes anciennes, afin qu'elles te soient pardonnées. (2). " Or que te servira-t-il de prier si tu ne te rends digne d'être exaucé en faisant de dignes fruits de pénitence? Arbre stérile, tu seras coupé et jeté au feu. Si donc vous voulez être entendus lorsque voies priez pour vos péchés " Pardonnez et on vous pardonnera; donnez et on vous donnera. (3). "

1. Luc, III, 7-11. — 2. Eccli. XXI, 1. — 3. Luc, VI, 37, 38.

 

 

 

 

 

 

SERMON LXII. FESTINS IDOLATRIQUES (1).

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ANALYSE. — Ce discours parait avoir été prêché à Carthage (2). Saint Augustin entreprend de détourner les chrétiens de l'usage où ils étaient de prendre part aux festins célébrés par les païens en l'honneur des idoles; et il dirige dans ce sens l'explication qu'il donne de l'Evangile du Centurion; lu ce jour là dans l'assemblée des fidèles. — 1° Il est certain que le bonheur du Centurion ne vient pas de la présence corporelle de Jésus-Christ, mais de l'humilité de sa foi, et l'action du Sauveur en faveur de ce soldat et de son serviteur malade, figurait déjà les Gentils préférés aux Juifs. Or dans la foule des Chrétiens il en est qui touchent le Fils de Dieu par leur foi, et il en est qui le pressent, le fatiguent. Ceux-là entre autres le fatiguent qui prennent part aux festins célébré par les païens eu l'honneur de leurs idoles; car ces festins sont interdits par l'Apôtre comme étant scandaleux pour les faibles et injurieux à Jésus-Christ. — 2° Pour s'autoriser ou prétexte d'abord les égards que l'on doit aux supérieurs qui se formaliseraient si l'on n'y prenait part. Mais ne faut-il pas avant tout avoir des égards pour le Seigneur Jésus lui-même, dont on va quelquefois, par suite de ces festins, jusqu'à nier la divinité? On dit en second lieu qu'on ne se méprend pas sur la nature des idoles. Mais n'est-il pas i craindre qu'en voyant notre conduite les païens ne s'y méprennent, et' le meilleur moyen de les convertir ne serait-il pas de les laisser isolés et heureusement confus de voir leur petit nombre? On prétexte en troisième lieu les mauvais traitements dont menacent quelques chefs attardés de l'idolâtrie. Mais ces mauvais traitements ne feront qu'épurer la vertu; il est contre là raison même de se préférer pas une autorité supérieure à une autorité subalterne, l'autorité de Dieu à l'autorité humaine; nous sommes sûrs d'ailleurs que cette autorité humaine ne peut nous ôter que le superflu, ni rien faire sans la permission de la Providence qui veille sur tout. Veut-on enfin acquérir le ciel sans qu'il en coûte? — Gardons-nous toutefois de briser les idoles quand nous n'en avons pas le pouvoir et méprisons les vaines clameurs de nos ennemis lorsqu'ils se plaignent que nous brisons celles dont nous devenons le maîtres.

1. Nous avons entendu, pendant la lecture de l'Évangile, louer notre foi lorsqu'elle est pénétrée: d'humilité. Jésus en effet promettant d'aller dans la demeure du Centurion pour y guérir son serviteur, le Centurion. Répondit : " Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma maison; mais dites seulement une parole, et il sera guéri. " En se disant indigne, il se rendit digne de recevoir le Christ, non dans sa demeure, mais dans son coeur; il n’eût même point parlé avec tant d'humilité et de foi, s'il n'eût .porté dans son âme Celui qu'il redoutait devoir entrer dans son habitation. Son bonheur n'eût pas été grand si le Seigneur Jésus fût allé chez lui sans être dans son coeur. Ce Maître suprême, qui nous a enseigné l'humilité par sa parole et par son exemple, n'a-t-il pas mangé chez un pharisien orgueilleux, nommé Simon (3)? Et tout assis qu'il était dans sa maison, le Fils de l'homme ne trouvait point dans son âme où reposer sa tête.

2. Pour ce motif en effet, autant du moins qu'on peut en juger par les expressions mêmes du Sauveur, il rejeta du nombre de ses disciples un autre orgueilleux qui spontanément demandait à le suivre. " Seigneur, lui avait-il dit, je vous suivrai où que vous alliez. " Et témoin de ce qui était caché dans son âme : " Les renards; répondit le Sauveur, ont des tanières, et les oiseaux du ciel ont des nids; mais le Fils de l'homme n'a point où reposer la tête. " En

1. Matt. VIII, 8-12, — 2. Voyez ci-dessous, n. 10. — 3. Luc, VII, 36.

d'autres termes : Il y a en toi des ruses comme des ruses de renards, et l'orgueil t'emporte comme les oiseaux du ciel; mais le Fils de l'homme oppose la simplicité à la ruse, l'humilité à ton orgueil et il n'a point où reposer sa tête. Ce repos de la tête que l'on prend en l'abaissant, est une leçon d'humilité.

Pendant qu'il éloigne cet homme qui voudrait le suivre, il en attire un autre qui refuse. Alors en effet il dit à quelqu'un : " Suis-moi; " et celui-ci répondit : " Je vous suivrai; mais permettez-moi d'abord d'aller ensevelir mon père. " Cette excuse venait de la piété filiale; aussi mérita-t-elle d'être repoussée et d'affermir la vocation divine. Le futur disciple voulait faire une bonne oeuvre ; mais le Maître lui montra ce qu'il y devait préférer; car il prétendait faire de lui un prédicateur de la parole de vie pour ressuscita les morts; et il ne manquait pas d'hommes pour accomplir cet autre devoir. " Laisse " donc, lui dit-il, " les morts ensevelir leurs morts (1). " Quand des infidèles ensevelissent un cadavre, ce soul des morts qui ensevelissent un mort. Ce cadavre a perdu son âme et l'âme des autres a perdu son Dieu. Or, comme l'âme est la vie du corps, Dieu est la vie de l'âme; et comme le corps expire quand l'âme s'en va, ainsi expire l'âme lorsque Dieu la quitte. La perte de Dieu cause la mort à l'âme, de même que la perte de l'âme fait la mort du corps. Mais si la mort du corps est nécessaire, la mort de l'âme est volontaire.

1. Luc, IX, 57-60.

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3. Le Seigneur était donc à table dans la maison d'un pharisien orgueilleux. Je dis dans sa maison, car il n'était pas dans son coeur ; tandis que sans entrer dans la maison du Centurion, il habitait son âme, et que Zachée le reçut en même temps dans son palais et dans son coeur (1). Or c'est l'humilité que Jésus loue dans la foi de ce Centurion. Il avait dit : " Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure ; " et le Seigneur répondit : " En vérité je vous le déclare, je n'ai point rencontré une foi si grande dans Israël : " dans Israël selon la chair, ce soldat étant déjà Israélite selon l'esprit. Le Seigneur en effet était venu d'abord vers Israël selon la chair, c'est-à-dire vers les Juifs, pour y chercher les brebis perdues ; c'est au sein et du sang de ce peuple qui avait pris chair ; il dit néanmoins : " Là je n'ai point rencontré une foi si grande. " C'est comme homme seulement que nous pouvons mesurer la foi des hommes ; mais Celui dont le regard pénètre l'intérieur, Celui que personne ne saurait tromper, rendit témoignage aux dispositions de cet homme, et en entendant ses paroles d'humilité il prononça en sa faveur une sentence de guérison.

4. D'où lui en vint l'espoir? " Pour moi, dit-il, qui suis un homme soumis à la puissance d'un autre et qui ai sous moi des soldats, je dis à l'un : Va, et il va ; et à un autre : Viens et il vient ; et à mon serviteur : Fais cela et il le fait. " Autorité pour mes subalternes, je suis soumis à une autorité supérieure. Si donc tout homme et tout subordonné que je suis, j'ai le pouvoir de commander, de quoi n'êtes-vous pas capable; vous à qui obéissent toutes les puissances? — Cet homme était gentil. En effet il était centurion et déjà il y avait en Judée des soldats de l’empire Romain. C'est donc en Judée qu'il exerçait sur quelques troupes le commandement dévolu à sa charge ; qu'il était soumis et qu'il commandait ; qu'il obéissait avec soumission et qu'il commandait ses subordonnés.

Or le Seigneur, c'est ce que doit remarquer principalement votre charité, faisait entendre dès lors sans sortir du milieu des Juifs, que son Eglise se répandrait dans tout l'univers, où il enverrait ses Apôtres la fonder. Ainsi les, gentils ne le verraient pas et croiraient en lui, tandis que les Juifs en le voyant le mettraient à mort. Il n'entra point visiblement dans la demeure du Centurion, et quoique absent de corps il porta

1. Luc, XIX, 6.

Par la présence de sa majesté, la grâce dans son âme croyante et la santé dans sa famille. N'est-ce pas ainsi qu'il ne fut visible qu'au sein du peuple juif, et que sans être ailleurs né d'une vierge, sans avoir parmi les autres nations ni souffert ni marché, sans y avoir supporté l'infirmité humaine et déployé la puissance divine, sans y avoir en un mot rien fait de semblable, il a vu en lui-même l'accomplissement de cet oracle : " Le peuple que je ne connaissais pas, m'est soumis ? " Comment soumis, s'il ne le connaissait pas ? C'est qu’ " il m'a obéi en entendant ma voix (1). " La nation juive l'a donc vu et l'a crucifié ; l'univers a entendu sa parole et a cru en lui.

5. Cette absence corporelle et cette présence spirituelle du Sauveur parmi les gentils, dut été figurées aussi dans la personne de cette femme qui toucha la frange de son vêtement. "Qui m'a touché? " demande-t-il. Cette question ne semble-t-elle pas indiquer qu'il était absent? Mais, comme présent, il opère la guérison: " La foule vous presse, répondent les Apôtres, et vous dites: Qui m'a touché (2) ? " Car en disant: " Qui m'a touché? " il parlait comme si en marchant il ne devait être touché par aucun corps. " La foule vous presse, " crient les Apôtres. Mais c'est comme: si le Seigneur avait dit : Je cherche qui me touche et non qui me presse.

Ainsi en est-il aujourd'hui de l'Eglise, qui est son corps. Elle est comme touchée par la foi du petit nombre et pressée parla multitude. Enfants de l'Église, vous savez qu'elle est le corps du Christ, et si vous le voulez, vous .êtes ce corps vous-mêmes. L'Apôtre ne dit-il pas à différentes reprises: "Pour son corps, qui est l'Église (3) ; — " Vous êtes le corps du Christ et ses membres (4) ? " Si donc nous sommes son corps, son Eglise souffre aujourd'hui ce que souffrait alors son corps pressé par la foule. Elle est pressée par le grand nombre, et touchée par le petit ; pressée par la chair, et touchée par la foi. Levez donc les yeux, je vous en prie, vous qui pouvez voir. Voici un grand spectacle. Levez les yeux de la foi, touchez ainsi le bout des franges de son vêtement; ce sera assez pour votre salut.

6. Reconnaissez l'accomplissement de ce que vous avez vu prédit dans l'Evangile. " Je vous le déclare donc, " dit le Sauveur, " pour ce motif, " c'est-à-dire en considération de cette foi du Centurion, de cet homme étranger par la chair, mais

1. Ps. XVII, 45. — 2. Luc, VIII, 43-48. — 3. Coloss. I, 24. — 4. I Cor. XI, 27.

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rapproché par le coeur et qui a mérité mes éloges, " beaucoup viendront d'Orient et d'Occident. — Beaucoup " et non pas tous, viendront d'Orient et d'Occident; " ou de tout l'univers c'est ici le tout désigné par deux parties. " Beaucoup viendront d'Orient et d'Occident et auront place dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob; tandis que les enfants du royaume seront jetés dans les ténèbres extérieures. — Les enfants du royaume," c'est-à-dire les Juifs. D'où leur vient cette dénomination? De ce qu'ils ont reçu la loi, de ce que .les Prophètes leur ont été envoyés, de ce qu'ils possédaient le temple et le sacerdoce, de ce qu'ils célébraient figurativement tous les mystères futurs. Mais lorsque s'est présentée la réalité de ces mystères, ils ne l'ont point reconnue. Aussi ces " enfants du royaume seront-ils jetés dans les ténèbres extérieures, où il y aura pleur et grincement de dents. " Ne voyons-nous pas maintenant les Juifs réprouvés, les Chrétiens appelés, de l'Orient et de l'Occident, à un banquet céleste, pour avoir place avec Abraham, Isaac et Jacob, pour se nourrir de la justice et s'abreuver de la sagesse ?

7. Considérez bien, mes frères; voilà votre histoire : c'est vous qui faites partie de ce peuple annoncé alors et formé aujourd'hui. Vous êtes du nombre des ces hommes qui ont été appelés d'Orient et d'Occident à prendre place dans le royaume des cieux et non dans un temple d'idoles. Soyez.donc le corps du Christ et non la foule qui le presse. Pour vous guérir du flux de sang, en d'autres termes, de l'épanchement honteux des plaisirs charnels, vous pouvez toucher la frange de sa robe, oui, vous pouvez la toucher. Représentez-vous les Apôtres comme étant la robe même du Christ ; ils la forment, en s'attachant à lui comme un tissu merveilleusement uni; et parmi eux celui qui s'appelle "le plus petit des Apôtres (1), " forme en quelque sorte la frange, car la, frange est la plus faible partie et l'extrémité du vêtement. On regarde donc avec dédain cette frange mystérieuse, mais à son contact on trouve le salut. " Jusqu'à cette heure nous souffrons et la faim et la soif, nous sommes nus et déchirés à coups de poing (2). " Est-il rien de plus extrême, de plus méprisable ? Touche néanmoins, si tu es travaillé du flux de sang : de Celui à qui appartient cette robe il sortira une vertu qui te guérira.

Or on nous montrait cette frange à toucher lorsqu'on lisait de cet Apôtre: " Car si quelqu'un

1. I Cor. XV, 9. — 2. Ibid. IV, 11.

voit celui qui a la science assis dans un temple d'idoles, sa conscience, qui est faible, ne le portera-t-elle pas à manger des viandes sacrifiées ? Ainsi, avec ta science, périra ton frère encore faible, pour qui le Christ est mort (1) ? " Comment se fait-il que l'on soit encore dupe des idoles et qu'on les croie honorées par des Chrétiens? — Dieu connaît mon coeur, dit ce Chrétien. — Mais ton frère ne le connaît pas. Si tu es faible, crains de le devenir davantage; si tu ne l'es pas, prends soin de la faiblesse de ton frère. En te voyant on est porté à faire plus ; on désire bientôt, non seulement manger, mais sacrifier dans ce temple d'idoles. Et avec ta science péril ton frère encore faible. Ecoute, frère, tu ne faisais aucune attention à cet homme faible ; mais ton frère, le dédaigneras-tu également? Réveille-toi. Et si-tu allais jusqu'à offenser le Christ lui-même ? Tu ne saurais cependant le mépriser à aucun titre, fais-y attention. " Or, péchant de la sorte contre vos frères, poursuit l'Apôtre, et blessant leur conscience faible, vous péchez contre le Christ (2). " Allez maintenant, vous qui ne tenez aucun compte de cette défense, attablez-vous près des idoles. Ne serez-vous pas du nombre de ceux qui pressent le Christ au lieu de le toucher avec foi? De plus, après avoir mangé près de ces faux dieux, venez et remplissez l'église ; vous y ferez foule mais vous n'y recevrez pas le salut.

8. Je crains, diras-tu, d'indisposer un supérieur. — Oui, crains d'offenser un supérieur, el tu n'offenseras pas Dieu. Car en redoutant de manquer à un supérieur, examine si au dessus de celui-ci n'est pas un supérieur plus élevé, et prends garde de blesser ce dernier. Voilà la règle à suivre. N'est-il pas évident, en effet, que le plus grand doit être le moins outragé? Considère maintenant quels sont tes supérieurs.

Les premiers sont ton père et ta mère. S’ils t'élèvent bien, s'ils te donnent une éducation chrétienne, il faut les écouter en tout, obéir à tous leurs ordres. Qu'ils ne commandent rien contre un supérieur plus élevé, et qu'on leur soit soumis. — Et qui est au-dessus de celui qui m’a donné le jour ? — Celui qui t'a créé. L'homme engendre, et Dieu crée. L'homme ne sait ni comment il engendre ni ce qu'il engendre. Celui donc qui t'a connu pour te former et avant de te former, est plus grand que ton père.

La patrie elle-même doit être préférée à tes parents, et on ne doit pas leur obéir dans ce qu'ils

1. I Cor. VIII, 10, 11. — 2. Ibid. 12.

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pourraient commander contre elle; de même qu'on ne doit pas accomplir ce que la patrie pourrait commander contre Dieu. Veux-tu donc être guérie ? Veux-tu, après avoir éprouvé cette perte de sang, après avoir enduré cette maladie durant douze années, après avoir dépensé tout ton bien en remèdes sans avoir recouvré la santé, veux-tu être guérie, ô femme? et je m'adresse à toi comme figure de l'Eglise. Ton père te conseille une chose et ton peuple un autre. Mais le Seigneur te dit: "Oublie ton peuple et la maison de ton père. " Pourquoi ? En vue de quel profit ? de quelle récompense ? " Car le Roi s'est épris de ta beauté (1). " Il s'est épris de son oeuvre, et pour la rendre belle il l'a aimée dans sa laideur. Tu étais encore infidèle et souillée ; pour toi néanmoins il a répandu son sang, il t'a rendue belle et fidèle, et il a aimé en toi ses dons. Qu'as-tu en effet apporté à ton Epoux ? Quelle dot as-tu reçue de ton premier père et de ton premier peuple ? Les hontes et les ignominies du péché. Il t'a ôté ces haillons, il t'a dépouillée de ces lambeaux; il a eu pitié de toi afin de te parer, et il t'a parée afin de t'aimer.

9. Que faut-il, frères, ajouter encore? Chrétiens vous venez d'entendre qu' " en offensant vos frères et en blessant leur conscience encore faible, vous offensez le Christ lui-même. " Ne méprisez pas ce langage, si vous ne voulez être effacés du livre de vie. Pourquoi chercher des termes choisis et agréables pour vous dire ce que la douleur nous force à exprimer d'une manière quelconque et ne nous permet point de taire? Vouloir ne tenir aucun compte de cette vérité, c'est manquer au Christ; n'est-ce pas encore faire autre chose?

Nous voulons convertir ce qui reste de païens, et vous faites obstacle sur la route ; ils se heurtent et retournent quand ils ont dessein devenir à nous. Car ils disent en eux-mêmes : Pourquoi abandonner nos dieux, puisque les Chrétiens les adorent avec nous ? — Loin de moi, dis-tu, la pensée d'adorer les dieux des gentils. — Je le sais, je le comprends, je le crois. Mais pourquoi n'avoir point d'égard pour la conscience du faible, car tu la blesses ? Pourquoi, en méprisant ce qui est acheté, n'en estimer pas davantage le prix? Et vois quel est ce prix! " Par ta science, dit l'Apôtre, périra le faible; " il périra par cette science que tu prétends avoir, qui te montre que l'idole n'est rien, qui te fait penser à Dieu et

1. Ps. XLIV, 11, 12.

asseoir paisiblement aux banquets idolâtriques. Oui par cette science périra le faible. Or ne méprise pas ce faible, car l'Apôtre ajoute que " pour lui le Christ est mort (1). " Es-tu donc porté à n'en faire aucun cas? Apprécie ce qu'il coûte, et compare l'univers entier au sang de Jésus-Christ.

Dans la crainte toutefois que tu ne considères ton iniquité comme blessant le faible seulement, et que tu ne la regardes comme légère et peu digne d'attention, le texte sacré ajoute : " C'est contre le Christ que vous péchez. " On dit souvent : Offenser un homme est-ce donc offenser Dieu? — Nie que le Christ soit Dieu. L'oseras-tu ? Et néanmoins apprends-tu autre chose à ces festins où tu participes? Quelle différence entre la doctrine qu'on y entend et la doctrine du Christ? Où as-tu appris que le Christ n'est point Dieu ? Ce sont les païens qui le soutiennent. Voilà donc ce que produisent ces banquets détestables; voilà comment les pervers entretiens corrompent les bonnes moeurs (2) ! Tu ne saurais, là, parler de l'Evangile, et tu y entends discourir des idoles! Tu oublies que le Christ est Dieu, et ce que tu as bu alors tu le répands ensuite dans l'Eglise ! N'oses-tu pas dire, n'oses-tu pas murmurer ici au milieu de la foule : Le Christ n'était-il pas un homme? N'a-t-il pas été crucifié? C'est ce que les païens t'ont enseigné; voilà la perte de ton salut, la preuve que tu n'as point touché la frange sacrée. Touche ici cette frange divine et recouvre le salut. Nous t'avons montré comment tu dois la toucher pour comprendre ces paroles : " Quiconque voit son frère au festin des idoles; " touche-la aussi pour apprendre d'elle la divinité du Christ. Ne disait-elle pas effectivement, à propos des Juifs : " Leurs pères sont ceux de qui est sorti, selon la chair, le Christ qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni dans tous les siècles (3)? " Voilà le vrai Dieu que tu offenses en prenant part aux festins des faux dieux.

10. Il ne s'agit pas d'un Dieu, dit-on, mais du génie de Carthage. — Eh! il s'agirait donc d'un Dieu, s'il y était question de Mars ou de Mercure ? Il faut ici considérer, non la chose en elle-même, mais l'idée que s'en font les païens. Je sais comme toi que cette statue n'est qu'une pierre; car si par génie on entend une gloire, que les citoyens de Carthage vivent honorablement et ils seront eux-mêmes le génie de la ville. Et si par génie on veut entendre le démon, tu sais ce qui

1. I Cor. VIII, 11. — 2. Ibid. XV, 33. — 3. Rom. IX, 5.

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est écrit au même endroit : " Ce qu'immolent les gentils, ils l'immolent aux démons et non

à Dieu ; or je veux que vous n'ayez aucune société avec les démons (1). " Nous savons donc que cette statue n'est pas un Dieu. Puissent-ils le savoir aussi! Mais à cause des faibles qui l'ignorent, il faut éviter de blesser leur conscience. Tel est l'avertissement de l'Apôtre. L'autel que ces malheureux ont dressé ne témoigne-t-il pas qu'ils veulent y honorer quelque divinité et qu'à leurs yeux cette statue est une divinité réelle? Pourquoi un autel si l'on n'y voit pas de divinité? Que personne ne me dise : Il n'y a ni Dieu ni divinité. Je me suis écrié déjà : Puissent-ils le savoir aussi bien que nous tous! Mais, encore une fois, cet autel nous montre ce qu'ils voient là, quelle idée ils ont de la statue et ce qu'ils font. En condamnant ainsi tous ceux qui l'adorent, ah! que cet autel ne condamné point tous les convives.

11. Si les païens fatiguent! le corps du Christ, que les Chrétiens ne le fatiguent pas. Ne disions-nous pas effectivement que ce corps sacré était quelquefois pressé et non pas touché? Le Sauveur supportait ceux qui le pressaient et il cherchait à être touché. Ah ! plaise à Dieu, mes frères, que les païens seuls pressent ce corps, ainsi qu'ils en ont l'habitude, et que les Chrétiens ne le pressent pas! C'est à vous, mes frères, que nous devons parler; notre devoir est de nous adresser aux Chrétiens. " M'appartient-il, dit l'Apôtre lui-même, de juger ceux qui sont dehors (2)? " Nous avons pour eux un autre langage, nous les traitons comme infirmes. Pour les amener à la vérité, nous leur parlons avec douceur ; il s'agit en vous de percer un abcès. Voulez-vous apprendre ce qui convainc les païens, ce qui les éclaire, ce qui les amène au salut ? Cessez d'assister à leurs solennités, rompez avec leurs niaiseries, et s'ils n'admettent pas encore nos vérités, déjà ils rougiront de se voir en petit nombre.

12. Si ton chef est bon, il t'édifie; il te tente s'il est mauvais. Reçois avec bonheur l'édification et que ta tentation serve à t'épurer, sois de l'or. Figure-toi que ce monde est la vaste fournaise d'un orfèvre : partout, en si petit espace que ce soit, on peut distinguer trois choses de l'or, de la paille et du feu. Le feu prend à la paille et à l'or; la paille brûle et l'or s'épure. Un homme vient de fléchir devant les menaces, il s'est laissé conduire au banquet de l'idole: hélas!

1. I Cor. X, 20. — 2. Ibid. V, 12.

cet homme n'était qu'une paille, j'envois la cendre. Cet autre n'a molli ni devant les menaces, ni devant la terreur des supplices; on l'a conduit en présence du juge, il s'est montré ferme dans la foi, il n'a point fléchi devant l'idole. Que fait en lui la flamme? Ne l'épure-t-elle pas comme l'or?

Mes frères, soyez fermes dans le Seigneur; il vous a appelés et il est le plus fort. Ne redoutez pas les menaces des impies. Vous rencontrez des ennemis, c'est pour vous un sujet de prières et non un sujet de frayeur. Là est polir vous le salut, puisez, puisez à cette table sacrée ; buvez ici la sagesse et là ne buvez point la folie; demeurez fermes dans le Seigneur et si vous êtes de l'argent, vous deviendrez de l'or. Cette comparaison ne vient pas de nous, mais des divines Ecritures. Vous avez le en effet, ou entendu lire : "Il les a éprouvés comme l'or dans la fournaise et les a reçus comme un holocauste (1). " Voilà ce que vous deviendrez dans ; les trésors divins. Soyez riches de Dieu. Vous ne l'enrichirez pas, vous serez enrichis par lui. Ah! qu'il vous comble de lui-même; que votre coeur ne s'attache qu'à lui.

13. Est-ce vous inspirer de l'orgueil? Est-ce vous dire de mépriser les autorités établies? Non, assurément; et vous dont les idées ne sont pas saines à ce sujet, touchez encore la frange du vêtement sacré. " Que toute âme, dit l'Apôtre lui-même, soit soumise aux puissances supérieures; car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et celles qui sont, ont été établies de Dieu. Aussi résister à la puissance c'est résister à l'ordre de Dieu (2). " Mais si la puissance commande ce qui est interdit? Alors, sans hésiter, méprise la puissance par respect pour la puissance. Contemplez dans l'autorité humaine différents degrés hiérarchiques. Quand le préteur commande, ne faut-il pas obéir? Si néanmoins ses ordres étaient opposés à ceux du proconsul, on ne mépriserait pas l'autorité en ne les observant pas, on se soumettrait à l'autorité plus haute; et l'autorité moindre n'a pas lieu de se blesser, quand on lui préfère une puissance supérieure. Si de même le proconsul venait à donner un ordre et que l'Empereur en donnât un autre, faudrait-il hésiter de laisser le premier pour le second? Que faire maintenant, si les ordres de l'Empereur sont contraires aux ordres de Dieu? — Paie le tribut, obéis-moi, dit l'Empereur. — Oui, mais non pas en servant les

1. Sag. III, 6. — 2. Rom. XIII, 1, 2.

297

idoles. Ici je suis empêché. — Par qui? — Par une puissance supérieure. Pardonne, ô prince; tu me menaces de la prison, et elle, de l'enfer. — Ici donc, arme-toi de ta foi comme d'un bouclier, afin de pouvoir amortir tous les traits enflammés de l'ennemi (1).

14. Mais c'est un homme puissant qui conspire contre toi, qui essaie de te perdre : il aiguise un rasoir pour t'abattre la chevelure et non la tête. Ne venez-nous par de l'entendre dans ces paroles du psaume : " Comme un rasoir tranchant, tu prépares la fraude (2)? " Pourquoi comparer à un rasoir les projets insidieux du méchant? On ne fait usage du rasoir que pour abattre ce qui est en nous comme superflu. De même donc que sur notre corps les cheveux semblent une superfluité et s'enlèvent sans nuire à la chair : ainsi considère comme étant également superflu tout ce que peut contre toi la colère d'un homme puissant. Il te dépouille de ta pauvreté; te dépouille-t-il également de tes richesses? Pour toi la pauvreté et les richesses sont dans le coeur. On peut t'ôter le superflu, te faire essuyer des pertes, nuire même à ton corps. Mais avec la pensée d'une autre vie, la vie présente ne doit-elle pas être considérée elle-même comme quelque chose de superflu? Les martyrs ne l'ont-ils pas méprisée? Et pourtant ils n'ont pas perdu la vie, ils l'ont gagnée.

15. Soyez sûrs, mes frères, que Dieu ne laisse d'ennemis aux fidèles qu'autant qu'ils ont besoin d'être tentés et éprouvés. Soyez en sûrs, mes frères, et que personne n'affirme le contraire. Jetez tous vos soucis dans le Seigneur, jetez-vous en lui tout entiers; il ne s'écartera pas pour vous laisser tomber. Il nous a créés et il veut qu'au sujet même de nos cheveux nous nous reposions sur lui. " En vérité je vous le déclare, dit-il, les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés (3). " Dieu a compté nos cheveux; s'il compte ainsi nos cheveux, quel compte ne tient-il pas de nos oeuvres? Il ne dédaigne donc pas ce qu'il y a de moindre en nous; le créerait-il s'il le dédaignait? C'est bien lui qui a créé nos cheveux, et lui qui en tient compte.

Je les ai aujourd'hui, dis-tu, mais ne tomberont-ils pas? — Ecoute ce qu'il dit à ce sujet : " En vérité je vous le déclare, pas un cheveu ne tombera de votre tête (4). " Comment craindre encore l'homme, quand tu es, ô homme, placé sur le sein de Dieu ? Ne consens pas à te détacher

1. Ephés. VI, 16. — 2. Ps. LI, 4. — 3. Matt. X, 30. — 4. Luc, XXI,18.

de ce sein paternel; là tout ce que tu pourrais souffrir sera pour ton salut et non pour ta perte. Les martyrs ont souffert que leurs membres fussent déchirés, et à une époque chrétienne des chrétiens redoutent quelques injures! Mais aujourd'hui on ne t'injurie qu'en tremblant; on ne te dit pas nettement : Viens adorer l'idole; on ne te dit pas nettement : Viens devant mes autels, prends-y part au banquet. Lors même qu'on te parlerait ainsi, se plaindra-t-on si tu refuses, te poursuivra-t-on devant les tribunaux, y dira-t-on contre toi : Il n'a point consenti à s'approcher de mes autels, à entrer dans, le sanctuaire que j'honore? Tiendra-t-on ce langage? — On ne l'osera, mais on aura pour me perdre recours à la ruse — Prépare donc ta chevelure; c'est le rasoir qu'on aiguise; on va te dépouiller de ton superflu, t'enlever ce que tu dois laisser toi-même. Mais qui pourra t'ôter ce qui peut te rester? Que t'a enlevé l'homme puissant dans sa haine? Que t'a-t-il enlevé d'important? Ce qu'enlèvent un larron, un brigand et tout au plus un bandit. Enlève-t-il plus qu'un bandit s'il a le pouvoir d'ôter même la vie corporelle? Et n'est-ce pas trop encore.de parler ici de bandit? Quelqu'il soit, un bandit est un homme. Et la vie peut être ôtée par la fièvre, par un scorpion, par un champignon mauvais. Ainsi toute la puissance des persécuteurs se réduit à la puissance d'un champignon. On mange un champignon mauvais et l'on meurt. Telle est la fragilité de la vie humaine. Ah! puisqu'un jour tu dois la perdre, ne lutte pas pour la conserver jusqu'à te perdre toi-même.

16. Le Christ est notre vie réelle, considère le Christ. Il est venu pour souffrir, mais aussi pour jouir; pour être méprisé; mais aussi pour être glorifié; pour mourir, mais aussi pour ressusciter. Le labeur t'effraie? Vois le salaire. Pourquoi chercher à obtenir dans les délices ce que le travail seul peut procurer? Tu crains de perdre ton argent, parce que tu ne te l'es procuré qu'avec beaucoup de peine. S'il t'a fallu de la peine pour acquérir cet argent que tu laisseras un jour, ne fût-ce qu'à la mort; tu voudrais parvenir sans peine à l'éternelle vie? Estime-la davantage, puisqu'en y parvenant à la suite de tous tes travaux, tu ne la quitteras jamais. Si tu fais cas de ce que tu dois à tous tes.travaux, mais pour le laisser un jour; avec quelle ardeur ne devons-nous pas désirer ce qui doit nous demeurer éternellement?

17. N'ajoutez à leurs discours ni foi ni crainte. Ils nous disent ennemis de leurs idoles. Daigne (298) le Seigneur nous donner sur toutes le même pouvoir que sur celle qui vient d'être brisée. Nous recommandons à votre charité de ne rien faire quand vous n'en avez pas le pouvoir. C'est le fait des méchants, des Circoncellions emportés, de détruire sans l'autorité nécessaire, et de courir à la mort sans raison.

Vous tous qui étiez dernièrement aux Grottes (1), vous savez ce que nous y avons lu devant vous. " Lorsque ce pays vous sera soumis; " Vous sera soumis précède la règle de conduite qui va être tracée ; " vous renverserez leurs autels, vous abattrez leurs bois sacrés et vous briserez toutes leurs statues (2). " Faites cela après, avoir reçu le pouvoir vous-mêmes. N'avons-nous pas ce pouvoir? Nous n'agissons pas ainsi. Mais nous n'y manquons pas lorsque nous l'avons. Beaucoup de païens possèdent ces abominations dans leurs propriétés : y entrons-nous pour les mettre en pièces? Nous travaillons d'abord à renverser les idoles dans leurs coeurs, et quand ils sont chrétiens, ou bien ils nous invitent à cette bonne oeuvre, ou bien ils nous préviennent. Notre devoir maintenant est de prier pour eux, mais non de nous irriter contre eux. Si nous ressentons une douleur profonde, c'est contre des Chrétiens, c'est contre ceux de nos frères qui veulent entrer de corps à l'église pour avoir l'esprit ailleurs. On doit être ici tout, entier. Si l'on a ici ce que voit l'oeil de l'homme, pourquoi avoir dehors ce que voit l’œil de Dieu?

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18. Or sachez, mes chers, que par leurs murmures ils font cause commune avec les hérétiques et avec les Juifs. Les hérétiques, les juifs et les païens se sont unis contre l'unité. Il est arrivé en quelques lieux que les Juifs ont été châtiés pour leur rapacité; et ils nous accusent, ils croient ou feignent de croire que toujours nous sommes en quête de tels supplices à leur infliger. Il est arrivé aussi que pour leurs impiétés et leurs violences brutales, des hérétiques ont été punis par les lois ; ils répètent que nous ne sommes occupés qu'à leur susciter des tracasseries pour les perdre. On a cru devoir édicter des ordonnances contre les païens, ou plutôt pour les païens, s'ils veulent

1. Mappalia, le lieu où était enseveli le corps de saint Cyprien. — Deut. VII, 1, 5.

être sages. De même en effet qu'en rencontrant des enfants sans raison qui jouent à la boue et se souillent les mains, le maître prend un visage sévère, leur fait tomber la boue des mains et leur donne un livre; ainsi Dieu a voulu se servir des princes qui lui sont soumis pour jeter la terreur dans l'âme de ces grands enfants, les déterminer à jeter la boue et à faire quelque chose de sérieux. Et que peuvent-ils faire ainsi d'avantageux? " Partage ton pain avec celui qui

a faim, et conduis dans ta demeure l'indigent sans abri (1). " Les enfants toutefois échappent encore à l'oeil du maître, ils retournent secrètement à leur boue, et quand on les rencontré ils cachent leurs mains pour n'être pas convaincus. Tel est donc le dessein de Dieu sur eux : mais ils s'imaginent que nous sommes partout à la recherche de leurs idoles pour les briser partout où nous les trouvons. Eh! pourquoi les rechercher? Ne voyons-nous pas les lieux où elles sont? Ignorons-nous véritablement leurs demeures? Nous ne les brisons pas, néanmoins, parce que Dieu ne les a pas mises en notre pouvoir. Quand Dieu le fait il? Quand le possesseur devient chrétien.

Le maître d'une propriété vient de demander qu'on en détruise les idoles. Si au lieu de donner cette propriété à l'Église il voulait simplement les en faire disparaître, avec quelle généreuse ardeur les chrétiens ne devraient-ils pas venir en aide à cette âme chrétienne, qui veut dans son domaine témoigner à Dieu sa reconnaissance et n'y rien laisser qui l'outrage? Mais il a fait plus, il a donné à l'Église la propriété même. Et sur cette propriété appartenant à l'Église il fallait laisser des idoles ? Voilà, frères, ce qui déplait au païens. Peu satisfaits de voir que nous laissons sans les briser les idoles dans leurs campagnes, ils exigent que nous les conservions jusque dans les nôtres. Oui, nous prêchons contre les idoles et nous les ôtons du coeur; nous sommes les persécuteurs des idoles et nous le confessons. Devons-nous donc en être les sauveurs ? Je ne les renverse pas quand je ne le puis ; je ne les renverse pas quand le maître se plaint. Mais quand il le demande, quand il s'en montré reconnaissant, ne serais-je pas coupable de ne les renverser pas!

1. Isaïe LVIII, 7.

 

 

 

SERMON LXIII. LE SOMMEIL DE JÉSUS-CHRIST (1).

299

ANALYSE. — Jésus-Christ dort en nos coeurs lorsque nous ne pensons pas à lui; il s'y réveille lorsqu'au souvenir de sa personne et de ses enseignements nous repoussons la tentation.

1. Je vais, avec la grâce du Seigneur, vous entretenir de la lecture du saint Evangile que vous venez d'entendre, et avec sa grâce encore vous exciter à ne pas laisser la foi sommeiller dans vos coeurs en face des tempêtes et des vagues de ce siècle. Si le Christ notre Seigneur a été réellement le maître de la mort, n'a-t-il pas été aussi le maître du sommeil ? Serait-il vrai que le sommeil ait accablé malgré lui le Tout-Puissant sur les flots? Le croire serait une preuve qu'il dort en vous. S'il n'y dort pas, c'est que votre foi veille; car l'Apôtre enseigne que par " la foi le Christ habite en vos coeurs (2). " Le sommeil du Christ signifie donc aussi quelque mystère. Les navigateurs figurent les âmes qui traversent le siècle appuyées sur le bois sacré. La barque du Sauveur représente aussi l'Eglise, car chaque fidèle est comme le sanctuaire de Dieu; et le cœur de chacun est comme un esquif préservé du naufrage, s'il est occupé de bonnes pensées.

2. Tu as entendu une parole outrageuse, c'est un coup de vent; tu t'irrites, c'est le flot qui monte. Or quand le vent souffle, quand le flot s'élève, le vaisseau est en péril, ton cœur est exposé, il est agité par la vague. Tu désires te venger de cette injure, tu te venges en effet; tu cèdes ainsi sous le poids de la faute d'autrui et tu fais naufrage. Pourquoi? Parce que le Christ sommeille dans ton âme. Qu'est-ce à dire : le Christ sommeille dans ton âme ? C'est-à-dire que tu l'oublies. Réveille-le donc, rappelle son souvenir, que le Christ s'éveille en toi; arrête la vue sur lui. Que prétendais-tu? Te venger. Tu oublies donc qu'au moment où on le crucifiait il disait : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3) ? " Celui qui dort dans ton

1. Matt. VIII, 23-27. — 2. Ephés. III, 17. — 3. Luc, XXIII, 34.

cœur n'a point voulu se venger. Réveille-le, pense à lui. Son souvenir, c'est sa parole; son souvenir, c'est son commandement. Et quand il sera éveillé en toi tu diras. Qui suis-je pour vouloir me venger? Qui suis-je pour menacer un homme comme moi? Peut-être mourrai-je avant de m'être vengé. Et lorsque haletant, enflammé de colère et altéré de vengeance je quitterai mon corps, je ne serai pas reçu par Celui qui a refusé de se venger, je ne serai pas reçu par Celui qui a dit : " Donnez et on vous donnera; pardonnez et on vous pardonnera (1). " Aussi vais-je apaiser mon irritation et revenir au repos du coeur. Le Christ alors a commandé à la mer et le calme s'est rétabli.

3. Ce que j'ai dit de la colère, appliquez-le exactement à toutes vos tentations. Une tentation se fait sentir, c'est le vent qui souffle; tu t'émeus, c'est la vague qui s'élève. Réveille le Christ, qu'avec toi il élève la voix. " Quel est-il, puisque les vents et la mer lui sont soumis? " Quel est-il, puisque la mer lui obéit? La mer est à lui, c'est lui qui l'a faite (2). Tout a été fait par lui (3). Toi surtout imite les vents et la mer, obéis à ton Créateur. La mer s'incline à la voix du Christ, et tu restes sourd? La mer s'arrête, les vents s'apaisent, et tu souffles encore? Qu'est-ce à dire ? Parler, agir, projeter encore, n'est-ce pas souffler toujours et refuser de s'arrêter devant l'ordre du Christ? Que les flots ne vous submergent pas en troublant votre coeur. Si néanmoins, comme nous sommes des hommes, si le vent nous abat, s'il altère les affections de notre âme, ne désespérons point; réveillons le Christ, afin de poursuivre tranquillement notre navigation et de parvenir à la patrie.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (4).

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. Ps. XCIV, 5. — 3. Jean, I, 3, — 4. Voir ci-dessus, Serm. I.

 

 

 

SERMON LXIV. LE SERPENT ET LA COLOMBE (1).

300

ANALYSE. — Quelles armes le Sauveur met-il aux mains de ses Apôtres lorsqu'il les envoie comme des brebis au milieu des loups? Il leur recommande la prudence du serpent et la simplicité de la colombe. La prudence du serpent consiste principalement en ce qu'il sait se rajeunir et préserver sa tête en cas d'attaque. La simplicité de la colombe se manifeste surtout dans son amour pour la société de ses compagnes et dans la paix qui préside à ses petites querelles.

1. Vous avez entendu, mes frères, pendant la lecture du saint Evangile, comment Jésus-Christ Notre-Seigneur a su par sa doctrine encourager ses martyrs. " Voici que je vous envoie, dit-il, comme des brebis au milieu des loups (2). " Considérez bien cette conduite, mes frères. Si un loup se présente au milieu d'un grand troupeau de brebis, ces brebis fussent-elles au nombre de plusieurs, mille, seul il jettera l'effroi parmi elles; et si toutes ne deviennent pas sa proie, toutes sont néanmoins glacées de terreur. Pour quel motif donc, dans quel dessein et en vertu de quel pouvoir ose-t-on, non pas recevoir un loup au milieu des brebis, mais envoyer les brebis au milieu des loups? " Je vous envoie, dit le Sauveur, comme des brebis au milieu des loups; " non pas près des loups, mais " au milieu des loups. " Ces loups étaient nombreux et les brebis en petit nombre; mais après avoir égorgé ces brebis, les loups se sont changés et sont devenus brebis eux-mêmes.

2. Ecoutons donc les avis que nous donne Celui qui en promettant des couronnes impose le combat, et qui en attendant l'issue de la lutte soutient les combattants. Quelle espèce de combat ordonne-t-il? " Soyez, dit-il, prudents comme des colombes (3). " Comprendre et pratiquer cette recommandation, c'est mourir en paix, car c'est ne pas mourir. Nul en effet ne doit mourir en paix que celui qui voit dans la mort la fin de la mort même et le couronnement de la vie.

3. Aussi, mes très-chers, dois-je vous expliquer encore, après même l'avoir fait bien souvent, ce qu'on entend par être simples comme des colombes et prudents comme des serpents. Si la simplicité de la colombe nous est recommandée, pourquoi y ajouter la finesse du serpent? Ce qui me plaît dans la colombe, c'est qu'elle n'a point de fiel; ce que je redoute dans le serpent, c'est son venin. Tout cependant n'est pas redoutable dans le serpent; s'il y a sujet de le haïr, il y a aussi

1. Matt. X, 46. — 2. Ibid. — 3. Ibid.

sujet de l'imiter. Une fois accablé de vieillesse, et abattu sous le poids des ans, il se tire à travers les fentes de sa caverne, laissant ainsi sa vieille peau, afin de s'élancer tout rajeuni. Imite-le, chrétien, toi qui entends le Christ s'écrier; " Entrez par la porte étroite (1). " L'apôtre Paul ne dit-il pas aussi : " Dépouillez vous du vieil homme avec ses actes, et revêtez l'homme nouveau (2)? " II y a donc à imiter dans le serpent. Ne mourons pas de vieillesse, mourons pour la vérité. C'est mourir de vieillesse que de mourir pour quelque avantage temporel; et se dépouiller de toutes ces vieilleries, c'est imiter la prudence du serpent.

Imite-le aussi en préservant ta tête. Qu'est-ce à dire, en préservant ta tête ? En conservant en toi le Christ. Quelqu'un de vous n'a-t-il jamais remarqué en voulant tuer une couleuvre que pour préserver sa tête elle expose tout son corps aux coups de l'ennemi ? Ce qu'elle veut conserver principalement c'est la source de sa vie. Le Christ n'est-il pas notre vie ? N'a-t-il pas dit : " Je suis la voie, la vérité et la vie (3) ? " L'Apôtre n'a-t-il pas dit aussi : " Le Christ est la tête de l'homme (4)? " Conserver en soi le Christ, c'est donc se conserver la tête.

4. Qu'est-il besoin maintenant de parler Longuement de la simplicité des colombes? Il fallait se garder du venin dès serpents, l'imitation présentait là des dangers, quelque chose était à craindre; mais il n'y a aucun danger à imiter la colombe. Vois comme les colombes aiment à vivre en société ; partout elles volent ensemble, ensemble elles mangent ; elles ne veulent pas rester seules, elles aiment la vie commune, et sont fidèles à l'amitié ; leurs murmures sont des gémissements d'amour et leurs petits, le fruit de tendres baisers. S'il leur arrive, comme nous l'avons souvent remarqué, des rixes à propos de leurs nids, ne sont-ce pas comme des disputes

1. Matt. VII, 13. — 2. Coloss. III, 9, 10; Ephés. IV, 22,24. — 3. Jean XIV, 6. — 4. I Cor. XI, 53.

301

pacifiques ? Se séparent-elles à la suite de ces difficultés? Elles continuent à voler et à manger ensemble, leurs débats sont vraiment pacifiques.

Voici comment les imiter: " Si quelqu'un, dit l'Apôtre, ne se soumet pas à ce que nous ordonnons par cette lettre, notez-le et n'ayez point de commerce avec lui. " Voilà bien une dissension ; mais c'est une dissension de colombes et non de loups ; car l'Apôtre ajoute aussitôt : " Ne le considérez pas comme un ennemi, mais reprenez-le comme un frère (1). "

La colombe est affectueuse, même en disputant et le loup haineux, même en flattant.

Ornés ainsi de la simplicité des colombes et de la prudence des serpents, célébrez la fête des martyrs avec une sobriété toute spirituelle et non en vous plongeant dans l'ivresse. Chantez les louanges de Dieu; car nous avons pour Seigneur et pour Dieu le Dieu même des martyrs ; c'est lui aussi qui nous couronne : si nous avons bien combattu, nous serons couronnés par les mêmes mains qui ont déposai la couronne sur le front des vainqueurs, que nous aspirons à imiter.

1. II Thess. III, 14,15.

 

 

 

SERMON LXV. LA VIE DE L’AME (1).

ANALYSE. — Ce discours n'est que l'explication de ces paroles évangéliques : " Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; mais craignez Celui qui peut mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne (2). " En effet 1° ceux qui vous menacent n'ont-ils pas autant à craindre que vous? 2° Tout ce qu'ils peuvent, se réduit a ôter à votre corps une vie qui lui sera plus tard rendue magnifiquement. 3° En ne craignant pas Dieu vous perdriez à tout jamais la vie de votre âme et seriez condamnés à la mort éternelle et de l'âme et du corps.

1. Les divins oracles que l'on vient de lire nous invitent à ne pas craindre en craignant et à craindre en ne craignant pas. Vous avez remarqué, à la lecture du saint Évangile, qu'avant de mourir pour nous le Seigneur notre Dieu a voulu nous affermir; il l'a fait en nous recommandant de ne pas craindre et en nous recommandant de craindre. " Ne craignez pas, dit-il, ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme. " C'est l'invitation â ne rien craindre. Et voici l'invitation à craindre : " Mais craignez Celui qui peut mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne. " Ainsi craignons pour ne craindre pas. La crainte paraît être une lâcheté, le caractère des faibles et non des forts. Remarquez néanmoins ce que dit l'Écriture: " La crainte du Seigneur est l'appui des forts (3). " Craignons pour ne craindre pas, en d'autres termes, craignons sagement pour ne pas craindre follement. Ces saints martyrs dont la fête nous a procuré d'entendre ces paroles évangéliques, ont ainsi craint en ne craignant pas ; car en craignant Dieu, ils ont méprisé la crainte des hommes.

2. Qu'est-ce en effet qu'un homme peut avoir à craindre des hommes ? Qu'y a-t-il dont un homme puisse faire peur à un autre homme ?

1. Matt. X, 28. — 2. Ibid. — 3. Prov. XIV, 26.

Pour t'effrayer il te dit: Je te tue ; et il ne redoute pas, en te menaçant, de mourir avant toi ! Je te tue, dit-il. Qui tient ce langage? A qui s'adresse-t-il ? Je vois ici deux hommes ; l'un épouvante, l'autre est épouvanté ; l'un est puissant, l'autre faible ; mais tous deux sont mortels. Pourquoi donc le premier s'enfle-t-il de ses honneurs et de sa puissance lorsque par son corps il est aussi faible que le second ? S'il ne craint pas la mort, qu'il menace de la mort; mais s'il craint le sort dont il menacé autrui, qu'il rentre en lui-même et qu'il se compare à qui il fait peur. Qu'il reconnaisse dans celui-ci une situation égale à la sienne et qu'avec lui il implore la miséricorde divine. C'est un homme qui menace un homme, une créature qui veut faire trembler une autre créature ; mais l'une s'élève insolemment sous la main de son Créateur et l'autre cherche un asile dans son sein.

3. Ce courageux martyr, cet homme debout devant un homme peut donc dire hardiment Parce que je le crains, je ne te crains pas. En vain tu menaces, s'il s'y oppose tu ne feras rien ; tandis que nul n'entrave l'exécution de ses desseins. Lors même, d'ailleurs, qu'il te permettrait d'agir, jusqu'où iras-tu ? Jusqu'à tourmenter le corps, mais l'âme est à l'abri de tes coups. Tu ne saurais

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mettre à mort ce que tu ne vois pas, et tu ne peux effrayer que ce qui est visible comme toi. Nous avons, toi et moi, un Créateur invisible que nous devons craindre ensemble; il a composé l'homme d'une partie visible et d'une partie invisible ; la partie visible est formée de terre, et l'invisible est animée par son souffle. Aussi cette nature invisible, cette âme qui a redressé et qui tient debout la partie terrestre, ne redoute rien lorsque tu frappes celle-ci. Tu peux abattre la maison; mais celui qui l'habite ? Tu brises ses liens, il s'échappe et va se faire couronner dans un autre monde. Pourquoi donc ces menaces, impuissantes contre l'âme ?

Par les mérites de celle contre qui tu ne peux rien, ressuscitera bientôt celui contre qui tu peux quelque chose. Oui le corps ressuscitera, grâce aux mérites de l'âme; la demeure sera rendue à celui qui l'habite, pour ne plus tomber en ruines mais pour subsister toujours. Ainsi, poursuit le martyr, ainsi pour mon corps lui-même, je ne redoute point tes menaces. Il est en ton pouvoir : mais le Créateur tient compte des cheveux de ma tête (1). Comment craindre pour mon corps, quand je ne puis perdre un seul cheveu? Comment ne prendrait pas soin de ma chair Celui qui s'occupe de ce qu'il y a de moindre en elle ? Ce corps que tu peux frapper et mettre à mort sera provisoirement réduit en poussière, mais éternellement il sera immortel. Or à qui appartiendra-t-il ? A qui sera rendu pour l'éternelle vie ce corps mis à mort, déchiré et dispersé? A qui sera-t-il rendu ? A celui là même qui n'a point redouté de perdre la vie en ne craignant point le meurtre de sa chair.

4. On dit, mes frères, que l'âme est immortelle; elle l'est effectivement sous certain rapport ; car elle est un principe de vie dont la présence anime le corps. L'âme en effet fait vivre le corps. A ce point de vue elle ne peut mourir; aussi est-elle immortelle. Mais pourquoi ai-je dit : sous certain rapport ? Le voici. Il y a une immortalité véritable, une immortalité qui est l'immortalité même. C'est d'elle que parle l'Apôtre quand il dit de Dieu: " Seul il possède l'immortalité et habite une lumière inaccessible ; nul homme ne l'a vu ni ne le saurait voir; à lui honneur et gloire dans les siècles des siècles. Amen (2). " Or si Dieu .seul possède l'immortalité, l'âme est mortelle assurément. Voilà pourquoi j'ai dit qu'elle est immortelle à sa manière; car elle peut

1. Matt. X, 30. — 2 1 Tim. VI, 16.

mourir aussi. Que votre charité s'applique à comprendre et il rue restera rien de douteux. J'ose donc assurer que l'âme peut mourir et qu'elle peut-être tuée. Oui, elle est immortelle. J'ose dire encore : Elle est immortelle et elle peut être tuée. Aussi ai-je remarqué qu'il y a une immortalité, ou l'immutabilité même, que Dieu seul possède, lui dont il est dit : " Il possède seul l'immortalité. " Eh ! si l'âme ne pouvait être tuée, le Seigneur lui-même aurait-il dit pour nous inspirer une salutaire frayeur: " Craignez Celui qui peut mettre à mort l'âme et le corps dans la géhenne ? "

5. Je n'ai fait qu'augmenter, je n'ai pas résolu la difficulté. J'ai prouvé que l’âme peut être mise à mort. L'impie seul peut contredire l'Évangile. Ceci me suggère la manière de répondre. Qu'y a-t-il de contraire à la vie, sinon la mort ? L'Évangile est la vie, l'impiété et l'infidélité sont la mort de l'âme. — Ainsi l'âme peut mourir, tout immortelle, qu'elle soit. Et comment est-elle immortelle? Parce qu'il y a en elle une vie qui ne s'éteint jamais. Comment meurt-elle ? Non pas en cessant d'être une vie, mais en perdant la vie; car si elle est la vie du corps, elle a aussi sa vie.

Admire ici l'ordre établi dans la création. L'âme est la vie du corps, et Dieu est la vie de l'âme. Comme le corps a besoin de la présence de sa vie, c'est-à-dire de l'âme, pour ne pas mourir; ainsi pour ne mourir pas, l'âme a besoin de l'action de sa vie ou de Dieu. Comment meurt le corps ? Quand l'âme le quitte. Oui, lorsque l'âme le quitte, le corps meurt, et ce n'est plus qu'un cadavre ; quels qu'aient été ses charmes, c'est maintenant un objet d'horreur. Il a encore ses membres, ses yeux, ses oreilles; ce sont comme les fenêtres d'une demeuré inhabitée, et plaindre un mort, c'est crier en vain aux fenêtres d'une maison où il n'y a plus personne qui puisse entendre. A quels sentiments, à quels retours, à quels souvenirs s'abandonne la plainte ; à quels excès de douleur ne se laisse-t-elle pas aller ? Vous diriez qu'elle se croit entendue, et elle parle à un absent. Elle rappelle sa vie, elle redit les témoignages de.sa tendresse. C'est toi qui m'as fait ce don, qui m'as rendu tel et tel service, c'est de toi que j'ai reçu telle et telle marque d'amour. — Mais si tu réfléchissais, si tu comprenais, si tu commandais à cette douleur déréglée, tu verrais que ton ami n'est plus là, et qu'en vain tu frappes à la porte d'une maison où il n'y a personne.

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6. Revenons au sujet que nous traitions. Le corps est mort. Pourquoi ? C'est que l'âme ou la vie l'a quitté. Cet autre corps est vivant, mais c'est le corps d'un impie, d'un infidèle, d'un homme qui résiste à la foi et qui se montre de fer quand il s'agit de se corriger quoique ce corps soit vivant, l'âme qui le fait vivre est une âme morte. Quelle merveille que cette âme, puisque toute morte qu'elle soit, elle peut encore donner la vie au corps ! Quelle merveille, quelle excellence dans cette créature, puisqu'après sa mort elle peut animer la chair ! En effet l'âme de l'impie, l'âme de l'infidèle, l'âme du débauché et de l'insensible est une âme morte, et toutefois elle fait vivre le corps. Aussi est-elle en lui : c'est elle qui applique les mains au travail et qui met les pieds en mouvement ; elle ouvre l'œil pour voir et l'oreille pour entendre ; elle juge des saveurs, fuit la peine et cherche le plaisir. Ces actes sont des indices que le corps vit, mais il vit par la présence de l'âme. Je demande à ce corps s'il est vivant, et il me répond: Tu vois un homme marcher et travailler, tu l'entends parler ; sous tes yeux mêmes il fuit et recherche et tu ne comprends pas que son corps est vivant ? Ces actes inspirés par l'âme qui le meut intérieurement me font donc comprendre que le corps réellement vit.

Je demande maintenant à l'âme elle-même si elle est vivante. Elle aussi fait des oeuvres qui rendent témoignage à sa vie. Ces pieds marchent et je comprends que le corps est vivant et que l'âme est en lui. Mais l'âme elle-même est-elle vivante ? Ces pieds marchent ; je ne parle que de ce mouvement, et je veux connaître par là quelle est la vie du corps et quelle est celle de l'âme. Les pieds donc marchent, preuve que le corps est vivant. Mais où vont-ils? A un adultère, m'est-il répondu — L'âme est donc morte. L'infaillible Écriture ne dit-elle point: " La veuve qui vit " dans les délices est morte (1) ? " Vu l'énorme différence des délices à l'adultère, comment pourrait vivre dans l'adultère l'âme qui est morte dans les délices ? Elle est morte assurément et néanmoins elle n'est pas morte uniquement dans ce cas.

J'entends parler quelqu'un ; le corps est donc vivant, car la langue ne serait pas en mouvement dans la bouche, elle n'y formerait pas, en s'agitant diversement, des sons articulés, si l'âme n'était dans le corps et n'employait la langue

1. I Tim. V, 6.

comme le musicien emploie son instrument. — Je saisis parfaitement. Voilà comment parle, comment vit le corps. Mais je demande si l'âme aussi est vivante. — Le corps parle, preuve qu'il vit. De quoi parle-t-il ? Je disais des pieds : Ils marchent, c'est que le corps est vivant ; et j'a joutais : Où vont-ils? comme moyen de savoir si l'âme vivait aussi. De la même manière je juge en entendant parler que le corps est vivant, et pour savoir si l'âme: vit également je cherche de quoi parle le corps. Il profère un mensonge. S'il profère un mensonge, c'est que l'âme est morte. Comment le prouver? Questionnons la Vérité même ; elle dit: " La bouche qui ment donne la mort à l'âme (1). " Pourquoi cette âme est-elle morte? Je demandais également, tout à l'heure, pourquoi le corps était mort? et je répondais.: C'est que l'aine ou sa vie l'a quitté. Pourquoi l'âme est-elle morte? C'est que Dieu, qui est sa vie, l'a abandonnée.

7. Après ces courtes explications, sachez et soyez sûrs que comme le corps est mort quand il est séparé de l'âme, ainsi l'âme est morte lorsqu'elle est séparée de Dieu, et tout homme éloigné de Dieu a sûrement l'âme morte. Tu pleures un mort; pleure plutôt le pécheur, pleure l'impie, pleure l'infidèle. Il est écrit " On pleure un mort durant sept jours ; mais l'insensé et l'impie doivent être pleurés tous les jours de leur vie (2). " N'as-tu pas les entrailles de la miséricorde chrétienne ? Comment pleures-tu le corps séparé de l'âme, sans pleurer l'âme séparée de Dieu ?

Appuyé sur cette vérité, que le martyr réponde donc au tyran qui le menace : Pourquoi me contraindre à renier le Christ ? Tu veux donc que je renie la vérité? Que feras-tu si je m'y refuse? Tu frapperas mon corps pour en éloigner mon âme; mais le corps est fait pour l’âme. Cette âme n'est ni imprudente ni insensée. Or en voulant frapper mon corps, prétends-tu me faire craindre tes coups et l'éloignement de mon âme, pour me déterminer à la frapper moi-même et à en éloigner mon Dieu? Ne crains donc pas, ô martyr, l'épée de ton persécuteur ; redoute plutôt ta langue, crains de te blesser toi-même et de mettre à mort, non pas ton corps mais ton âme. Crains de faire mourir ton âme dans la géhenne du feu.

8. Aussi le Seigneur dit-il qu' " il a le pouvoir de mettre à mort le corps et l'âme dans la géhenne du feu. " Comment ? Est-ce que l'impie jeté dans cette géhenne brûlante, son âme brûlera comme son corps ? La mort du corps est le supplice

1. Sag. I, 11. — 2. Eccli. XXII, 13.

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éternel, et la mort de l'âme, la privation de Dieu. Veux-tu savoir en quoi consiste cette mort de l'âme ? Entends le prophète: " Loin d'ici l'impie, dit-il, et qu'il ne voie point la gloire de Dieu (1). "

Que l'âme donc craigne de mourir et qu'elle ne redoute pas la mort de son corps. Car en craignant de mourir et en vivant unie à son Dieu, sans l'offenser et sans l'éloigner, elle méritera

1. Isaïe, XXV, 10.

de recouvrer son corps à la fin des siècles, non pour subir la peine éternelle, comme les impies, mais pour jouir, comme les justes, de l'éternelle vie. Les martyrs ont craint cette mort et aimé cette vie; et en attendant l'accomplissement des divines promesses, en méprisant les menaces de leurs persécuteurs, ils ont mérité la couronne auprès de Dieu et nous ont laissé ces solennités à célébrer.

 

 

 

SERMON LXVI. JÉSUS-CHRIST ET SAINT JEAN (1).

ANALYSE. — Après avoir rappelé les éloges que Jean avait faits de Jésus et les témoignages que Jésus avait rendus à Jean, saint Augustin se demande comment et pourquoi le Précurseur envoya vers le Sauveur deux de ses disciples pour lui demander s'il était le Messie. En doutait-il après l'avoir montré comme tel au peuple d'Israël? Il n'en doutait pas, mais il voulait confirmer les siens dans la foi à Jésus-Christ. — Recommandation en faveur des pauvres.

1. La lecture du saint Évangile a soulevé devant nous une question relative à Jean-Baptiste. Que le Seigneur nous accorde de la résoudre à vos yeux comme il l'a résolue aux nôtres.

Le Christ, vous l'avez entendu, a rendu témoignage à Jean, et il l'a loué jusqu'à dire de lui que nul ne l'a surpassé parmi les enfants des femmes. Mais au dessus de lui était le fils de la Vierge. Et de combien au dessus? Le héraut nous dira lui-même quelle distance entre lui et le Juge qu'il annonce. Sans doute Jean a devancé le Christ par sa naissance et ses prédications ; mais il l'a devancé pour le servir et non pour se préférer en lui. Tous les officiers du juge ne le précédent-il pas? Ils lui sont inférieurs, quoiqu'ils marchent devant lui. Or, quel témoignage Jean n'a-t-il pas rendu au Christ? Il est allé jusqu'à proclamer qu'il n'était pas digne de dénouer la courroie de sa chaussure. Quoi encore? " Nous avons, dit-il, reçu de sa plénitude (1). " II se donnait comme un flambeau allumé à sa lumière; aussi se prosternait-il à ses pieds; il craignait en s'élevant de s'éteindre au souffle de l'orgueil. Il était si grand qu'on le prenait pour le Christ, et que si lui-même n'eût publié qu'il ne l'était point, l'erreur se serait accréditée et on aurait cru qu'il Pétait. Quel homme humble! Le peuple lui rendait de tels hommages, et il les dédaignait. On se trompait sur la nature de sa grandeur, et il s'abaissait davantage. Ah ! c'est

1. Matt. XI, 2-11. — 2. Jean, 26, 16.

que rempli du Verbe de Dieu, il ne voulait point de l'élévation que confère la parole des hommes.

2. Voilà ce que Jean dit du Christ; mais le Christ, que dit-il de Jean? Nous l'avons entendu tout à l'heure. " Il commença à dire de Jean à la multitude : Qu'êtes-vous allés voir dans le désert? Un roseau agité par le vent? " Assurément non, Jean en effet ne flottait pas à tout vent de doctrine. " Mais qu'êtes-vous allés voir? Un prophète ? Oui, et plus qu'un prophète. Pourquoi plus qu'un prophète? Les prophètes ont prédit le futur avènement du Seigneur; ils ont désiré de le voir et ne l'ont pas vu; mais Jean a obtenu ce qu'ils ont vainement cherché. Il a vu le Seigneur, il l'a vu, il l'a montré du doigt en s'écriant : " Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui efface le péché du monde (1), " le voici. — Déjà le Christ était venu, mais on ne le connaissait pas ; de là les fausses idées répandues sur Jean. Voici Celui que les prophètes ont désiré de voir, Celui qu'ils ont prédit, Celui que figurait la Loi. " Voici l'Agneau de Dieu, voici Celui qui ôte le péché du monde. " Tel est le témoignage glorieux rendu par lui au Seigneur.

Et de son côté : " Parmi les enfants des femmes, dit le Seigneur, il ne s'en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste. Mais Celui qui vient après lui dans le royaume des cieux est plus grand que lui; " par l'âge il vient après lui, pansa majesté il est plus grand que lui,

1. Jean, I, 29.

305

C'est de lui-même que le Seigneur parlait ainsi. Combien donc Jean est grand parmi les hommes, puisque parmi les hommes le Christ seul est au dessus de lui!

On peut encore donner aux mêmes paroles cette autre interprétation. " Parmi les enfants des femmes, il ne s'en est point élevé de plus grand que Jean-Baptiste ; mais le plus- petit dans le royaume des cieux est plus grand que lui. " A ces mots : " Celui qui est plus petit que lui dans le royaume des cieux est plus grand que lui, " donnez un sens différent de celui qui précède, et entendez ici le royaume des cieux où sont les Anges. Il s'ensuit que le moindre des Anges l'emporte sur Jean. Quelle idée Jésus nous donne de ce royaume que nous devons ambitionner ; de cette cité dont nous devons aspirer à devenir les citoyens! Quels ne sont pas ceux qui l'habitent? Qui pourrait mesurer leur grandeur, puisque le moindre d'entre eux est supérieur à Jean? A quel Jean ? A celui que nul ne surpasse parmi les enfants des femmes. 3. Après ces glorieux et véridiques témoignages rendus au Christ par Jean et à Jean par le Christ, pourquoi du sein de sa prison, où il doit subir bientôt la mort, Jean envoie-t-il ses disciples vers le Christ en leur adressant ces mots : " Dites-lui: Etes-vous, Celui qui doit venir, ou bien est-ce un autre que nous attendons ? Comment! c'est à cela que se réduisent toutes ses louanges ? Doute-t-il de lui après l'avoir tant glorifié? Que dis-tu, Jean? A qui parlés-tu et qui es tu toi-même ? C'est au Juge que tu parles et tu es son héraut. Tu l'as, montré du doigt, tu l'as montré et tu as dit : " Nous avons tous reçu de sa plénitude. " Tu 'as dit aussi : " Je ne suis pas, digne de dénouer la courroie de sa chaussure ; " et maintenant tu demandes : " Est-ce vous qui devez venir, ou est-ce un autre que nous attendons ? " N'est-ce pas lui-même ? Et toi? n'es-tu pas son précurseur? N'es-tu pas celui dont il a été prédit : " Voici que j'envoie mon Ange devant ta face et il te préparera la voie? " Comment lui préparer la voie si tu t'égares ?

Les disciples de Jean s'en allèrent donc, et Jésus leur dit : " Allez, dites à Jean : Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les pauvres évangélisés, et bienheureux qui ne se scandalisera point à mon sujet. " Ne vous imaginez point que Jean se soit scandalisé au sujet du Christ. Ces mots : " Etes-vous Celui qui doit venir ? " semblent l'indiquer; mais interroge mes oeuvres : "Les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiées, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés ; " et tu demandes qui je suis? Mes oeuvres sont des paroles. " Allez, annoncez. Comme ils retournaient, " et pour empêcher de dire: Jean était d'abord un homme de bien, mais l'Esprit de Dieu l'a abandonné, Jésus attendit leur départ, il attendit pour louer Jean, le départ des disciples de Jean.

4. Comment donc résoudre cette obscure question ? Répands sur nous ta lumière, ô Soleil où s'est allumé ce flambeau.

La réponse est d'une incontestable évidence. Jean avait des disciples à part, ce n'était pas pour se séparer du Christ mais pour être prêt à lui rendre témoignage. Il fallait qu'il en eût pour rendre témoignage au Christ qui en avait et pour voir par eux les merveilles de Celui dont il aurait pu se montrer jaloux. Ces disciples de Jean avaient donc une haute idée de leur maître ; ils s'étonnaient de ce que celui-ci disait du Christ, et Jean pour ce motif voulut avant sa mort que le Christ lui-même confirmât son témoignage. Ces disciples se disaient sans doute Notre Maître fait de Jésus un si pompeux éloge, Jésus ne le ratifiera point. " Allez, demandez-lui : " je ne doute pas, mais je veux vous instruire. " Allez, demandez-lui ; " entendez de sa bouche ce que je ne cesse de répéter. Après le héraut, entendez le juge. " Allez, demandez-lui:

êtes-vous Celui qui vient ou en attendons-nous un autre ? " Ils allèrent, et pour eux-mêmes, non pas pour Jean, ils interrogèrent le Christ, et pour eux encore le Christ répondit : " Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les lépreux sont purifiés, les morts ressuscitent, les pauvres sont évangélisés. Vous me voyez, connaissez-moi; vous voyez mes œuvres, connaissez Celui qui les fait. " Et bienheureux qui ne se scandalisera point à mon sujet. " C'est de vous que je parle et non de Jean. — Pour prouver en effet qu'il ne parlait pas de Jean, " Comme ils s'en retournaient, Jésus commença à dire de Jean à la multitude; " à faire de lui un éloge vrai, étant lui-même véridique et la vérité même.

5. Cette question me semble suffisamment éclaircie. Il convient donc de terminer ici ce discours. Mais songez aux pauvres. Vous qui (306) n'avez pas fait encore votre offrande, faites-la ; croyez-moi, ce n'est pas une perte. Que dis-je? Vous ne perdez que ce que vous ne mettez point sur le char de la charité. Nous allons distribuer aux pauvres ce que vous avez donné, je parle à ceux qui ont donné. Mais nous avons beaucoup moins que d'ordinaire; secouez votre indolence. Je me fais mendiant pour les mendiants. Que m'importe? Ah! que je sois mendiant pour les mendiants, pourvu que vous comptiez au nombre des enfants!

 

 

 

SERMON LXVII. DEUX SORTES DE CONFESSION (1).

Les termes confesser et confession ne signifient pas seulement l'aveu des péchés, ils désignent aussi la célébration des divines louanges, quoique, à vrai dire, l'aveu de nos iniquités implique nécessairement la glorification de Dieu qui nous rend la vie de la grâce. Or il faut vous appliquer à louer Dieu : c'est le moyen d'échapper aux traits de l'ennemi, d'obtenir d'abondantes bénédictions, au lieu que s'attribuer quelque bien que ce soit, c'est se rendre coupable de ce pernicieux orgueil que Dieu maudit.

1. Pendant la lecture du saint Evangile, nous avons vu le Seigneur Jésus tressaillir dans l'Esprit-Saint et s'écrier : " Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avec caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux petits. " Si d'abord nous considérons ces paroles du Seigneur avec respect, avec soin et principalement avec piété, nous remarquerons bientôt que le terme de confession ne désigne pas toujours dans les Ecritures l'aveu du pécheur. Ce qui nous oblige surtout à vous, rappeler cette vérité et à donner à votre charité cet avis, c'est qu'au moment où le lecteur prononçait ce mot, quand vous avez entendu dire au Seigneur : " Je vous confesse, mon Père, " on vous a entendus vous-mêmes vous frapper en même temps la poitrine. Vous vous l'êtes frappée à cette parole : "Je vous confesse. " Qu'est-ce en effet que se frapper la poitrine, sinon accuser ce qui est caché dans le coeur, et se punir visiblement des péchés secrets? Pourquoi vous êtes-vous ainsi frappés, sinon parce que vous avez entendu : " Je vous confesse, mon Père ? " Vous avez bien entendu: " Je vous confesse; " mais vous n'avez point observé quel est Celui qui confesse. Remarquez-le maintenant; et puisque " Je vous confesse " a été proféré par le Christ, par le Christ si éloigné de tout péché, ce terme ne rappelle pas toujours le péché, mais quelque fois aussi la louange. Ainsi nous confessons quand nous louons Dieu et quand nous nous accusons nous mêmes; et tu fais acte de piété soit quand tu te reprends toi-même de

1. Matt, XI, 25.

n'être pas sans péché, soit quand tu loues le Seigneur qui n'en peut avoir aucun.

2. Et même à bien prendre les choses, en t'accusant tu loues Dieu. Pourquoi en effet confesses-tu ton péché ? Pourquoi t'accuses-tu ? N'est-ce point parce que tu es revenu de la mort à la vie? L'Ecriture dit en effet : ". Un mort ne peut confesser, car il est comme s'il n'était pas (1). " Mais si un mort ne peut confesser, celui qui confesse est vivant, et s'il confesse son péché, c'est qu'assurément il n'est plus mort. S'il n'est plus mort, qui l'a ressuscité ? Aucun mort ne se ressuscite, et Celui-là seul a pu le faire qui n'était point mort quand son corps l'était. Car i1 a ressuscité ce qui était mort en lui, et s'il s'est ainsi ressuscité, c'est qu'il vivait réellement, quoique mort dans la chair qu'il devait ranimer, Le Père seul en effet n'a pas ressuscité ce Fils dont parle l'Apôtre quand il dit . " C'est pourquoi Dieu l'a exalté (2) ; " le Fils aussi s'est ressuscité, ou plutôt a ressuscité son corps; delà ces paroles : " Renversez ce temple et je le relèverai en trois jours (3). "

Or le pécheur est un homme mort, surtout lorsqu'il est accablé sous le poids de l'habitude, comme Lazare sous le poids de la pierre sépulcrale. C'était peu à celui-ci d'être mort, il était de plus enseveli; et quiconque est chargé du fardeau d'une habitude mauvaise, d'une vie coupable, c'est-à-dire des passions terrestres, jusqu’à réaliser dans sa personne ce malheur exprimé dans un psaume : " L'insensé a dit dans son coeur : Il n'y a point de Dieu (4) ; " celui-là ressemble

1. Eccli. XVII, 26. — 2. Philip. II, 9. — 3. Jean, III, 19. — 4. Ps. XIII, 1.

307

semble à celui dont il est écrit : " Un mort ne peut confesser, car il est comme s'il n'était

pas. " Qui le ressuscitera sinon Celui qui après avoir fait enlever la pierre du tombeau s'écria ; " Lazare, viens dehors ? " Mais venir dehors, n'est-ce point manifester ce qui était caché? Celui qui confesse vient dehors. Il ne pourrait venir dehors s'il ne vivait, et il ne pourrait vivre. s'il n'était ressuscité. Ainsi donc c'est louer Dieu que de se confesser coupable.

3. A quoi sert 1'Eglise, dira-t-on, si c'est la voix du Seigneur qui ressuscite le pécheur sortant du péché par la confession? A quoi sert pour celui-ci cette Eglise à qui le Seigneur a dit " Ce que vous délierez sur la terre sera délié aussi dans le ciel (1)? " Considère encore Lazare; il sort avec ses liens. Il vivait alors puisqu'il confessait; mais enveloppé de liens il né marchait pas encore librement. Que fait donc l'Eglise, cette Eglise à qui il a été dit : " Ce que vous délierez sera délié ? " Ne fait-elle pas ce qu'aussitôt après le Seigneur commanda à ses disciples : " Déliez-le et le laissez aller (2) ? "

4. Ainsi donc, soit que nous accusions, soit que nous louions Dieu, toujours nous louons le Seigneur. Oui, c'est louer Dieu que de nous accuser avec piété. Le louer, c'est en quelque sorte célébrer Celui qui est sans péché; et nous accuser, c'est rendre gloire à celui qui nous a ressuscités. Fais cela et l'ennemi ne trouvera aucun moyen de te circonvenir devant le Juge. Si en effet tu es ton propre accusateur et que Dieu soit ton Libérateur, cet ennemi sera-t-il autre chose que calomniateur ?

C'est avec raison que cet ancien a cherché ici un appui contre des ennemis, non pas contre des ennemis visibles, contre la chair et le sang, qui sont plutôt à plaindre qu'à redouter ; mais contre ces ennemis en face de qui l'Apôtre nous invite à courir aux armes. " Nous n'avons pas, dit-il, à combattre contre la chair et le sang; " c'est-à-dire contre les hommes que vous voyez sévir contre vous : ce sont des vaisseaux employés par autrui, des instruments de musique touchés par d'autres mains. " Pour livrer le Seigneur, dit le texte sacré, le diable s'introduisit dans le cœur de Judas (3). "

Où est alors ma culpabilité, diras-tu ? Ecoute l'Apôtre : " Ne donnez point lieu au diable (4). " Mais par ta volonté mauvaise tu lui as donné lieu; il est entré, il te possède, il te dirige, et si

1. Matt. XVI, 19. — 2. Jean, XI, 14, 17, 43, 44. — 3. Jean, XIII, 2. — 4. Ephés. IV, 27.

tu ne lui donnais pas lieu, il ne te maîtriserait pas.

5. A nous donc cet avertissement : " Nous n'avons pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances. Serait-ce contre les rois de la terre, contre les puissances du siècle? Non. Pourquoi? Ne sont-ils pas chair et sang? et il a été dit : " Ni contre la chair ni contre le sang. " Loin d'ici donc la pensée des hommes. Quels sont alors nos ennemis ? " Contre les princes et les puissances de malice spirituelle, contre les dominateurs du monde. " N'est-ce pas attribuer trop au diable et à ses anges ? C'est leur attribuer trop que de les nommer simplement les dominateurs cru monde. Mais pour écarter toute idée fausse, l'Apôtre explique quel est ce monde dont ils sont les dominateurs. " Dominateurs de ce monde de ténèbres; dit-il (1). " Qu'est-ce à dire: " De ce monde de ténèbres? " Du monde rempli de ceux: que gouverne le monde, de ceux qui l'aiment et qui sont sans foi. Voilà ceux que saint Paul appelle ténèbres, c'est de ces ténèbres que le démon et ses anges sont les gouverneurs.

Ces ténèbres ne sont pas des ténèbres naturelles et immuables; elles changent et deviennent lumière, elles croient et la foi les pénètre de clartés. On leur dira, après ce changement heureux : " Vous étiez ténèbres, et vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur (2). " Quand vous étiez ténèbres, vous ne l'étiez pas dans le Seigneur; depuis que vous êtes lumière, ce n'est pas en vous, c'est en lui que vous l'êtes. Qu'as-tu en effet.que tu ne l'aies reçu (3)?

Nos ennemis étant donc invisibles, il faut les attaquer invisiblement. On triomphe d'un ennemi visible en le frappant; d'un invisible, en croyant. L'homme est un ennemi visible ; visibles aussi sont les coups qu'on lui porte. Lé diable est l'invisible ennemi, aussi la foi est invisible, et c'est ainsi que la lutte est invisible contre d'invisibles ennemis.

6. Comment donc cet ancien se met-il en garde contre eux? J'avais commencé de l'expliquer, puis il m'a fallu traiter avec quelques détails de la nature de ces ennemis. Maintenant que nous les connaissons, cherchons à nous défendre.

" Je louerai, j'invoquerai le Seigneur, et je serai délivré de mes ennemis (4). " Voilà ce qu'il te faut faire ; loue, invoque, mais c'est le Seigneur que tu dois louer, invoquer; car si tu te

1. Ephés. VI,12. — 2. Ib. V, 8. — 3. I Cor. IV, 7. — 4 Ps. XVII, 4.

308

louais toi-même, tu n'échapperais pas à tes ennemis. Que dit en effet le Seigneur? " Le sacrifice de louange est celui qui m'honorera, c'est la voie par laquelle je manifesterai mon salut (1). " Où est cette voie ? Dans le sacrifice de louange. N'en sors pas d'un pied. Restes-y, ne t'en éloigne pas ; ne t'écarte des louanges de Dieu ni d'un pied ni d'un pouce. Car en cherchant à t'en écarter et à te louer au lieu de louer Dieu, tu ne seras point délivré de tes ennemis ; c'est d'eux effectivement qu'il est écrit : " Près, de la voie " ils m'ont caché des pièges (2). " Quel que soit donc le bien que tu t'attribues, tu quittes la voie du salut. Et pourquoi t'étonner d'être séduit par l'ennemi, .puisque tu te séduis toi-même? Prête l'oreille à l'Apôtre : " S'estimer quelque chose, quand on n'est rien, c'est se séduire soi-même (3). "

7. Considère donc cette confession du Seigneur. "Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre. — Je vous confesse, " je vous loue. Je vous loue, je ne m'accuse pas. L'union de l'humanité avec le Verbe n'est-elle pas tout entière une grâce, une grâce incomparable, une grâce parfaite ? Sans la grâce, sans cette grâce unique qui devait faire du Christ une seule personne et la personne que nous connaissons, qu'a mérité cette humanité que nous voyons dans le Christ? Ote cette grâce, le Christ sera-t-il autre chose qu'un homme, autre chose que toi? Il a pris une âme, il a pris un corps, il a pris une humanité entière; il se l'unit, il fait une même personne du Seigneur et du serviteur. Quelle grâce! Je vois le Christ au ciel et sur la terre, au ciel et sur la terre en même temps ; et ce ne sont pas deux Christs, mais sur la terre et dans le ciel un seul et même Christ. Le Christ est dans le sein du Père et le Christ est dans le sein de la Vierge; le Christ est sur la croix; le Christ est dans les enfers où il porte secours à plusieurs, et le Christ, le même jour, est en paradis avec le larron qui confesse. Comment aussi a mérité ce larron, si ce n'est pour avoir suivi la voie où le Très-Haut manifeste son salut? Ah! ne t'en écarte pas d'un pied. N'est-ce pas en s'accusant que le larron a loué Dieu et s'est acquis le bonheur ? Il espérait au Seigneur et lui disait : " Souvenez-vous de moi, Seigneur, lorsque vous serez entré dans votre royaume. " Il envisageait ses iniquités et se serait estimé bienheureux de finir par obtenir son pardon. Mais à ces mots:

1. Ps. XLIX, 23. — 2 Ps. CXXXIX, 6. —3. Gal. VI, 31.

" Souvenez-vous de moi : " quand ? " quand vous serez entré dans votre royaume; " le Seigneur répondit sans tarder : " En vérité je te le déclare, aujourd'hui même tu seras avec moi dans le paradis (1). " Ainsi la miséricorde présentait ce qu'ajournait le malheur.

8. Prête donc l'oreille à cette confession du Seigneur: "Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre. " Pourquoi vous confesser? De quoi vous louer? car il s'agit ici, je l'ai dit déjà, d'une confession de louange. " Parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et que vous les avez découvertes aux petits. " Que signifie ceci, mes frères? Comprenez-le par les paroles opposées à celles-ci. " Vous les avez découvertes aux petits, " dit le Sauveur, et non pas : vous les avez découvertes aux insensés et aux imprudents. " Vous les avez cachées aux sages et aux prudents, et vous les avez révélées aux petits. " Aux sages et ails prudents ridicules, aux arrogants qui revendiquent une fausse grandeur et qui n'ont que du vent, il oppose, non les insensés ni les imprudents, mais les petits. Quels sont ces petits? Les humbles. Ainsi "vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents; " aux sages et aux prudents, c'est-à-dire aux superbes, comme le fait entendre le Seigneur même en ajoutant: " Vous les avez découvertes aux petits. " Vous les avez donc cachées à ceux qui ne sont pas petits. Qu'est-ce à dire? A ceux qui ne sont pas humbles. Or, qu'est-ce que n'être pas humble, si ce n'est être orgueilleux ?

O voie du Seigneur ! Ou elle, n'était point tracée, ou elle était cachée, pour nous être un jour dévoilée. D'où viennent les transports du Sauveur ? De ce qu'elle a été découverte aux petits. Nous devons être petits; car si nous voulons être grands, nous réputer prudents et sages; la lumière divine ne nous sera point montrée, Quels sont les grands? Des sages et des prudents, Mais " en se disant sages ils sont devenus insensés. " Pour trouver le remède, fais le contraire. Si tu es devenu insensé en te disant sage, pour devenir sage, dis-toi insensé. Mais dis-le, dis-le bien, dis-le du fond du coeur, car la réalité est conforme à ta parole. Et en le disant, ne le dis pas seulement devant les hommes et point devant Dieu. Car en ce qui te concerne, en ce qui t'appartient, tu n'es vraiment que ténèbres. Et qu'est-ce qu'être insensé, sinon avoir le coeur

1. Luc, XXIII, 42, 43.

309

rempli de ténèbres? L'Apôtre: s'écrie donc : " En se disant sages, ils sont devenus insensés. " Qu'étaient-ils avant de se dire tels? " Leur coeur impertinent était obscurci (1). "

Dis donc que tu n'es pas la lumière; tout au plus est-il l'oeil, tu n'es pas la lumière. Que sert, sans lumière, d'avoir l'oeil bon et ouvert? Dis donc que.tu n'as pas en toi la lumière, et écrie-toi avec, le Prophète : " C'est vous, Seigneur, qui allumerez mon flambeau ; c'est vous, Seigneur, qui par votre lumière éclairerez mes ténèbres (2). " Je n'ai à moi que ténèbres ; mais vous êtes la lumière qui dissipe les ténèbres, la lumière qui m'éclaire. Par moi je ne suis pas la lumière et je ne puis en emprunter qu'à vous.

9. Jean, l'ami de l'Epoux, passait pour le Christ, on le prenait pour la lumière. " Il n'était pas la lumière, mais pour rendre témoignage à la lumière véritable. " Quelle est la lumière ? " La lumière véritable. " Quelle était la lumière véritable ? " Celle qui éclaire tout homme, " et conséquemment Jean lui-même; qui disait et confessait avec tant de raison : " Nous avons tous reçu de sa plénitude (3). " N'était-ce pas dire : " C'est vous Seigneur, qui allumerez mon flambeau ? " Une fois éclairé, il rendait témoignage ;

1. Rom. I, 22, 21. — 2. Ps. XVII, 29. — 3. Jean, I, 8, 9, 10.

oui, à cause des aveugles, ce flambeau rendait témoignage au jour, N'est-il pas un flambeau? " Vous avez envoyé vers Jean, dit le Sauveur, et vous avez voulu, un moment, vous réjouir à sa lumière; il était un flambeau ardent et luisant (1). " Un flambeau, c'est-à-dire quelque chose d'allumé pour éclairer.

Ce qui peut s'allumer peut aussi s'éteindre. Pour ne pas s'éteindre, il faut se mettre à l'abri du vent de l'orgueil. Aussi " je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, " à ceux qui se croyaient lainière et n'étaient que ténèbres, et qui ne pouvaient être éclairés, parce qu'étant ténèbres ils se croyaient lumière. Pour ceux qui étant ténèbres aussi se confessaient ténèbres, c'étaient des petits et non des grands, des humbles et non des orgueilleux. Aussi avaient-ils droit de dire

" C'est vous, Seigneur, qui allumerez mon flambeau. " Ils se connaissaient, louaient le Seigneur et ne s'écartaient pas de la voie du salut. Ils louaient, ils invoquaient le Seigneur, et se trouvaient délivrés de leurs ennemis.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (2).

1. Jean, V, 33, 35. — 2. Voir ci-dessus, Serm. I.

 

 

 

 

SERMON LXVIII. LA SAGESSE DU SIÈCLE (1).

310

ANALYSE. — Quels sont les prudents et, les sages à qui le Père n'a point révélé les vérités chrétiennes, la divinité de son Fils? Il y en a de deux sortes. Ce sont d'abord ceux qui en s'appliquant à l'étude de la créature ne se sont point élevés jusqu'à la connaissance du Créateur. Ce sont ensuite ceux qui après avoir connu Dieu ne l'ont point glorifié par une humble soumission, mais se sont laissés aller aux vaines fumées de l'orgueil.

1. Nous avons entendu le Fils de Dieu s'écrier: " Je vous confesse, moi Père, Seigneur du ciel et de la terre. " Pourquoi le confesse-t-il ? De quoi le loue-t-il ? " Parce que, dit-il, vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez découvertes aux petits. " Quels sont ces sages et ces prudents ? Quels sont ces petits ? Quelles sont les vérités cachées aux sages et aux prudents, révélées aux petits?

Le Sauveur nomme ici sages et prudents ceux dont Paul a dit : " Où est le sage ? Où est le Scribe? Où est l'investigateur de ce siècle? Dieu

1. Matt. XI, 25.

n'a-t-il pas convaincu de folie les sages de ce monde (1) ? " Cherches-tu néanmoins à. savoir encore quels sont ces derniers ? Ce sont peut-être ces esprits qui ont beaucoup parlé de Dieu pour en dire des faussetés, qui enflés de leurs connaissances n'ont pu s'élever jusqu'à la connaissance de Dieu, et ont vu Dieu, dont la nature est incompréhensible, dans l'air, dans l'éther, dans le soleil, ou dans quelqu'autre partie distinguée de l'univers. En contemplation devant la grandeur, la beauté et la force des créatures, ils se sont arrêtés là sans découvrir le Créateur.

1. Cor. I, 20.

310

2. Voici leur condamnation dans ces paroles du livre de la Sagesse : " S'ils ont eu assez de force pour connaître l'univers, comment n'en ont-ils pas trouvé le Maître plus facilement (1) ?" Leur crime est d'avoir consumé leur temps, leurs travaux et leurs raisonnements à sonder et pour ainsi dire à mesurer la créature; ils ont étudié la marche des astres, la distance respective des étoiles, la route des corps célestes, et à l'aide de certains calculs ils sont parvenus à connaître et à prédire les éclipses de soleil et de lune avec une telle précision, qu'elles arrivent à l'époque, au jour, à l'heure, de la manière et selon les dimensions qu'ils ont annoncées d'avance. Il faut pour cela beaucoup de travail et de pénétration; mais en cherchant si loin le Créateur, ils ne l'ont pas trouvé, car il était près d'eux-mêmes; et s'ils l'avaient trouvé, c'est qu'ils l'auraient eu dans leurs coeurs. Si donc ils ont pu découvrir ainsi les rapports des astres, la mesure des temps, savoir et prédire les éclipses, n'est-ce pas à bon droit, n'est-ce pas avec une souveraine justice qu'ils sont accusés de n'avoir pas connu, pour avoir négligé de le chercher, Celui qui a formé et ordonné tous ces êtres?

Pour toi ne t'inquiète pas beaucoup si tu ignores les courbes que décrivent les astres et les relations réciproques des corps célestes et des corps terrestres. Contemple la beauté du monde et loue les desseins du Créateur. Contemple et aime Celui qui t'a fait. Sois surtout fidèle à ce point : Aime Celui qui t'a fait, parce qu'il t'a fait à son image pour l’aimer.

3. Mais s'il est étonnant qu'à ces sages occupés de la créature, qu'à ces sages qui ont cherché le Créateur avec négligence et sans pouvoir le trouver, aient été cachées les vérités dont parlait le Christ quand il disait : " Ces choses ont été cachées aux sages et aux prudents;" il est plus étonnant encore que des sages et des prudents se soient rencontrés qui aient pu connaître Dieu. " La colère de Dieu, est-il écrit, éclate du ciel sur l'impiété et l'injustice de ces hommes qui retiennent la vérité dans l'injustice. " Quelle est cette vérité qu'ils retiennent dans l'injustice ? " C'est que ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux. " Manifeste par quel moyen? Le voici : " Dieu le leur a manifesté. " Mais comment le leur a-t-il manifesté, puisqu'il ne leur a pas donné sa toi? Comment? " En effet, ses perfections invisibles, rendues compréhensibles,

1. Sag. XIII, 9.

depuis la création du monde, par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles. "

Il y eut donc des hommes, qu'il ne faut comparer ni à Moïse, le serviteur de Dieu, ni à ces nombreux prophètes qui contemplaient et saisissaient ces merveilles, avec le secours de l'Esprit-Saint, de cet Esprit qu'ils avaient puisé à longs traits avec leur foi et leur piété, et dont ils s'étaient nourris intérieurement ; il y eut, dis-je, des hommes différents qui purent s'élever par le moyen de la créature à la connaissance du Créateur et dire des œuvres de Dieu : Voilà ce qu'il a fait, ce qu'il gouverne, ce qu'il maintient; et après avoir tout créé il remplit tout de sa présente. Ils ont pu tenir ce langage ; car c'est d'eux que saint Paul rappelle le souvenir dans les Actes des Apôtres. Après avoir dit que nous avons en Dieu la vie, le mouvement et l'existence, comme il parlait à ces Athéniens parmi lesquels avaient vécu ces savants illustres, l'Apôtre ajoute aussitôt : " Ainsi que l'ont dit quelques-uns d'entre vous. " Or ce qu'ils ont dit n'est pas de peu d'importance, c'est que " nous avons en Dieu la vie, le mouvement et l'existence. (1) "

4. D'où vient donc qu'il ne faut pas les comparer aux prophètes, et qu'ils sont justement blâmés et accusés? Ecoute les paroles de l'Apôtre que j'avais commencé de rapporter : " La colère de Dieu éclate du haut du ciel sur toute l'impiété, " sur l'impiété de ceux mêmes qui n'ont pas reçu la loi : " sur toute l'impiété et sur l'injustice de ces hommes qui retiennent la vérité dans l'injustice. " Quelle vérité? " Que ce qui est connu de Dieu est manifeste en eux. " Qui l'a rendu manifeste ? " Car Dieu le leur a manifesté. " Comment? " Ses perfections invisibles, rendues compréhensibles, depuis la création du monde, par les choses qui ont été faites, sont devenues visibles, aussi bien que son éternelle puissance et sa divinité. " Pourquoi les.a-t-il manifestées? " Afin que" ces hommes " soient inexcusables. " Mais en quoi sont-ils coupables, s'il a voulu les rendre inexcusables? " En ce que connaissant Dieu ils ne l'ont point glorifié comme Dieu. "

5. Que dites-vous : " Ils ne l'ont point glorifié comme Dieu ? — Ils ne lui ont point rendu grâces. " — Glorifier Dieu, c'est donc lui rendre grâces? — Sans aucun doute. Qu'y a-t-il de pire que l'ingratitude envers Dieu dans un être qui est créé à son image et qui le connaît? Oui

1. Act. XVII, 28.

311

sûrement, glorifier Dieu, c'est lui rendre grâces. Les fidèles savent en quel lieu et à quel moment on dit : Rendons grâces au Seigneur notre Dieu. Or qui rend grâces à Dieu, sinon celui qui élève son coeur vers le Seigneur ? Aussi ces hommes déclarés inexcusables sont réellement coupables, parce que connaissant Dieu ils ne l'ont pas glorifié comme Dieu ni ne lui ont rendu grâces. Et qu'est-il arrivé ? " Ils se sont évanouis dans leurs pensées. " Pourquoi se sont-ils évanouis, sinon pour avoir été orgueilleux? La fumée aussi s'évanouit en montant, et le feu brille et chauffe d'autant plus qu'il s'alimente plus près de terre. " Il se sont évanouis dans leurs pensées, et leur coeur insensé s'est obscurci. " Quoique plus élevée que le feu, la fumée n'est-elle pas noire?

6. Considère enfin ce qui suit, voici le point capital : " En se disant sages, ils sont devenus fous (1). " Ils se sont arrogé ce qu'ils avaient reçu de Dieu, et Dieu leur a repris ses dons. Il s'est caché à ces orgueilleux, lui qui s'était révélé clairement à eux pendant qu'ils cherchaient le Créateur dans la créature.

Le Sauveur dit avec raison : " Vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents; " soit à ceux qui dans leurs investigations multipliées

1. Rom. I, 18-22.

et leurs actives recherches sont parvenus à connaître la créature mais nullement le Créateur; soit à ceux qui connaissant Dieu ne l'ont pas glorifié comme Dieu, ne lui ont pas rendu grâces et n'ont pu le voir qu'imparfaitement et sans utilité, à cause de leur orgueil. " Vous avez donc caché ces choses aux sages et aux prudents, et vous les avez révélées aux petits. " A quels petits? Aux humbles. " Sur qui repose mon Esprit ? Sur l'homme humble et paisible qui redoute mes paroles (1). " Pierre a redouté ces paroles; elles n'ont pas été redoutées par Platon. Conserve donc, pécheur, ce qu'a perdu le grand philosophe. " Vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et vous les avez découvertes aux petits. " Vous les avez cachées aux superbes et révélées aux humbles.

Quelles sont ces choses? Quand le Sauveur parlait ainsi, il n'avait en vue ni le ciel ni la terre ; il ne les montrait pas du doigt en tenant ce langage. Qui ne voit en effet le ciel et la terre ? Les bons les voient comme les méchants; car Dieu fait lever son soleil sur les méchants comme sur les bons (2). Quelles sont donc ces vérités? C'est que " toutes choses m'ont été données par mon Père (3). "

1. Isaïe, LXVI, 2. — 2. Matt. V, 45. — 3. Ib. XI, 27.

 

 

SERMON LXIX. LA VUE DE DIEU ET L'HUMILITÉ (1).

ANALYSE. — Après avoir établi que les fondations d'un édifice doivent être d'autant plus profondes que l'édifice lui-même doit être plus élevé, saint Augustin en conclut que nous devons travailler beaucoup à nous humilier, car nous sommes appelés à voir Celui, qui, nous voit, à vivre dans son intimité. En vain plusieurs s'imaginent que Dieu ne nous regarde ni ne s'intéresse à nous Dieu Dons voit, Dieu veille sur nous lors même que nous sommes pécheurs, et notre consolation doit être de nous réfugier maintenant dans ses bras, en attendant que nous le contemplions face à face. Afin de nous rendre dignes de cette vocation sublime, affermissons-nous de plus en plus dans l'humilité.

1. L’Evangile nous a montré le Seigneur transporté en esprit et disant à Dieu son Père : " Je vous confesse, mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux petits. Oui, mon Père, car il vous a plu ainsi. Toutes choses m'ont été données par mon Père, et nul ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, comme nul ne connaît

1. Matt. XI, 28, 29.

le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le révéler. " Nous avons de la peine à crier et vous à écouter. Donc entendons Celui qui dit, en continuant : "Venez à moi, vous, tous qui êtes dans la peine. " Pourquoi en effet sommes-nous tous dans la peine? N'est-ce point parce que nous sommes des hommes mortels, fragiles, infirmes et chargés de ces corps de boue qui se froissent les uns les autres? Mais s'ils se trouvent ici trop à l'étroit, élargissons (312) l'étendue de notre charité. Pourquoi dire : " Venez à moi, vous tous qui souffrez? " N'est-ce pas afin de nous donner le moyen de n'être plus dans la peine ? Aussi voyez la promesse qui vous est faite aussitôt. Le Sauveur appelle à lui ceux qui sont dans la peine. Ils pourraient demander quelle récompense leur est offerte. " Et je vous soulagerai, " dit le Seigneur.

2. " Prenez mon, joug sur vous et apprenez de moi; " non pas à construire l'univers, non pas à créer tout ce qui est visible ou invisible, non pas à faire des miracles dans ce monde ni à y ressusciter des morts; apprenez " que je suis doux et humble de coeur. " Tu veux devenir grand, commence par être petit. Tu songes à élever un haut bâtiment, pense d'abord à lui donner pour fondement l'humilité. Plus on veut exhausser une construction, plus important doit être un édifice, plus aussi le fondement doit être profond. On s'élève en construisant une demeure, on s'abaisse en creusant les fondations. Aussi peut-on dire que la maison descend avant de monter, et que la grandeur ne vient qu'après l'humiliation.

3. Quel est le faîte de l'édifice que nous entreprenons de construire? Jusqu'où doit s'en élever le comble? Je m'empresse de le dire : c'est jusqu'à la vue de Dieu. Vous voyez donc quelle grandeur, quelle élévation il y a à voir Dieu. Ah! celui qui désire ce bonheur saisit ce que je dis et ce qu'il entend. Il nous est promis de voir Dieu, de voir le vrai Dieu, le Dieu suprême : car notre félicité est de voir ce Dieu qui nous voit. Les adorateurs des faux dieux les voient facilement. Mais que voient-ils ? Ceux qui ont des yeux et qui ne voient pas. A nous, au contraire, il est promis de voir le Dieu vivant et voyant. Cette promesse doit nous enflammer du désir de contempler Celui dont il est dit dans l'Ecriture : " Celui qui a formé l'oreille n'entendra-t-il pas? Celui qui a fait l'oeil ne verra-t-il point? " Quoi! lui qui t'a donné le moyen d'entendre, n'entend pas? Lui qui t'a créé la puissance de voir, ne voit point ? Aussi ces paroles du psaume sont à bon droit précédées de celles-ci : " Comprenez donc, vous qui êtes insensés parmi le peuple; ô stupides, devenez enfin sages (1). "

Beaucoup en effet commettent la mal en s'imaginant que Dieu ne les voit point. Il leur serait difficile de croire qu'il h'en a pas le pouvoir, mais il n'en a pas la volonté, disent-ils.

1. Ps. XCIII, 9, 8.

Il est très-peu d'hommes assez impies pour qu'on puisse leur appliquer ces mots : " L'insensé a dit dans son coeur : Il n'y a pas de Dieu (1). " Une telle folie est rare. La grande piété ne se rencontre pas souvent; ainsi en est-il de l'impiété profonde. Mais voici ce que le vulgaire répète fréquemment : Dieu s'occupe bien à l'heure qu'il est de savoir ce que je fais chez moi? Il prend bien souci de ce que je veux faire sur ma couche? — Quel langage ? " Comprenez, vous, "qui êtes insensés parmi le peuple; ô stupides, devenez enfin sages! " Comment, parce que tu n'es qu'un homme, parce que il t'en coûte de connaître tout ce qui se fait dans ta maison, de, surveiller toutes les paroles et toutes les actions de tes serviteurs, tu te figures que Dieu se fatiguerait également à t'observer ? S'est-il fatigué à te créer? Celui qui t'a donné la vue n'arrêtera pas la sienne sur toi? Quand tu n'étais pas, il t'a donné l'existence; et maintenant que tu l'as reçue, il ne ferait aucune attention à toi? Ne nomme-t-il point ce qui n'est pas comme ce qui est (2) ? Ne te fais donc pas illusion. Bon gré, malgré toi, Dieu te regarde et tu ne saurais te soustraire à sa vue. Si tu montes au ciel, il y est; si tu descends aux enfers, tu l'y trouves (3). Tu te fatigues à ne vouloir pas renoncer au crime, et à chercher à n'être pas vu de Dieu. Quel supplice! Tu veux chaque jour faire le -mal et tu t'imaginés n'être pas vu! Ecoute donc l'Ecriture : " Celui qui a formé l'oreille n'entendra pas? Celui qui a fait l'oeil ne verra pas? " Comment parvenir à dérober tes iniquités aux regards de Dieu? et quelle rude entreprise si tu ne veux pas y renoncer!

4. Prête l'oreille à la voix du Seigneur : " Venez à moi, vous tous qui vous fatiguez. " Est-ce mettre fin à la fatigue que de prendre la fuite? Quoi! tu veux fuir loin de Dieu plutôt que de t'enfuir vers lui! Sache où tu dois fuir et prends ton élan. Et s'il est impossible de s'éloigner de Dieu, puisqu'il est présent partout; avance-toi vers lui, puisqu'il est tout près, puisqu'il est au même lieu que toi. Fuis dans cette direction En vain d'ailleurs tu t'élèves jusqu'aux cieux, il y est; en vain descends-tu jusqu'aux enfers, il y est encore; quelques déserts que tu parcoures, partout se trouve Celui qui a dit : " Je remplis le ciel et la terre (4). " Si donc il remplit le ciel et la terre, s'il est impossible d'aller où il n'est pas, pourquoi t'épuiser? jette-toi dans son sein

1. Ps. XIII, 1. — 2. Rom. IV, 17. — 3. Ps. CXXXVIII, 8. — 4. Jérém. XXIII, 24.

si près de toi, pour ne pas sentir les rigueurs de son terrible avènement, Compte qu'en vivant saintement tu parviendras â voir cet incorruptible témoin de tes désordres. Malgré ces désordres il peur te voir, tu ne saurais le voir toi-même, tandis qu'en pratiquant la vertu, tu le verras comme tu es vu de Lui. S'il t'a regardé avec tant de compassion pour t'appeler malgré ton indignité, avec quelle tendresse plus grande te contemplera-t-il quand il couronnera tes mérités ?

Sans connaître encore le Seigneur, Nathanaël lui disait : " D'où me connaissez-vous? — Je t'ai vu lorsque tu étais sous le figuier, " répondit-il (1). Le Christ te voit à l'ombre où tu es et il ne te verrait pas dans sa lumière? Que signifie en effet : " Lorsque tu étais sous le figuier, je t'ai vu? " Quel est le sens, le sens mystique de ces mots? Rappelle-toi le péché originel d'Adam, en qui nous mourons tous. Après sa première faute, le coupable se fit une ceinture de feuilles de figuier (2), montrant ainsi à quelle honte le péché

1. Jean, I, 48. — 2. Gen. III, 7.

l'avait conduit. Telle est, hélas! la source de notre origine; nous naissons dans une chair de péché, que peut seule guérir la ressemblance de cette chair criminelle. Aussi Dieu a-t-il envoyé son Fils prendre une chair semblable à celle du péché (1). Il est venu de cette chair, mais il n'est pas venu comme nous. La Vierge l'a conçu non pas avec concupiscence, mais par la foi. Il est descendu en elle, mais il était avant elle. Il l'a choisie après l'avoir créée, mais il l'avait créée digne de son choix. Sans lui ôter l'intégrité, il lui a donné la fécondité. C'est ainsi que venu avers toi sans la passion que dérobent les feuilles de figuier, il t'a vu sous cet arbre. Puisqu'il t'a vu dans sa miséricorde, dispose-toi à le contempler dans sa grandeur. Quelle haute destinée Songe donc à t'asseoir sur un bon fondement. Quel fondement, diras-tu ? Apprends de lui qu'il est doux et humble de coeur. Creuse en toi ce fondement d'humilité et tu t'élèveras au faite de la charité.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc. (2).

1. Rom. VIII, 3. — 2. Voir ci-dessus, Serm. I.

 

 

 

SERMON LXX. DOUCEUR DU JOUG DIVIN (1).

ANALYSE. — Le Seigneur dit que son joug est doux. Tout, au contraire, ne semble-t-il pas nous enseigner qu'il est dur et pesant? — On voit partout des hommes se livrer avec bonheur aux plus rudes travaux, tandis que d'autres s'en trouvent accablés. Les premiers souffrent facilement parce qu'ils aiment, et les derniers difficilement parce qu'ils n'aiment pas. C'est aussi l'amour qui rend doux le joug de Jésus-Christ et son fardeau léger.

1. Plusieurs s'étonnent, mes frères, d'entendre dire au Seigneur : " Venez à moi, vous tous qui fatiguez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous et apprenez a de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez du repos pour vos âmes; car mon joug est doux et mon fardeau léger. " Ceux qui sans frémir se sont courbés sous ce joug et qui ont avec une docilité parfaite présente leurs épaules à ce fardeau, leur semblent tourmentés et éprouvés par tant de difficultés dans ce siècle, qu'ils les considèrent comme étant appelés, non pas du travail au repos, mais du repos au travail, l'Apôtre disant lui-même : "Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront persécution (2)."

1. Matt. XI, 28-30. — 2 II Tim. III, 12.

Comment donc, s'écrie-t-on, le joug du Seigneur serait-il doux et son fardeau léger, puisque porter ce joug et ce fardeau n'est autre chose que de vivre pieusement en Jésus-Christ? Comment aussi le Sauveur dit-il : " Venez à moi, vous tous qui fatiguez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai? " Ne devrait-il pas dire au contraire : Vous qui êtes en repos, venez travailler? Ainsi trouva-t-il en repos les ouvriers qu'il loua et qu'il envoya à sa vigne pour y porter le poids de la chaleur (1). Et sous ce joug si doux, sous ce fardeau si léger, l'Apôtre nous dit encore : " Montrons-nous en toutes choses comme des ministres de Dieu par une grande patience dans les tribulations, dans les nécessités, dans les angoisses, sous les coups (2). " Ailleurs encore,

1. Matt. XX, 3-7. — 2. II Cor. VI, 4.

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dans la même Epître : " Cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouet moins un; j'ai été trois fois déchiré de verges, lapidé une fois; trois fois j'ai fait naufrage, j'ai été un jour et une nuit au fond de la mer (1). " Combien d'autres dangers encore qu'il est facile d'énumérer, mais que l'on ne saurait affronter qu'avec l'aide de l'Esprit-Saint!

2. L'Apôtre ressentait donc souvent et abondamment les travaux et les angoisses dont il parle : mais il était sans aucun doute soutenu par l'Esprit de Dieu; et pendant que l'homme extérieur s'usait, cet Esprit renouvelait l'homme intérieur de jour en jour, il le comblait de saintes délices, lui faisait goûter ainsi le repos de l'âme ; et l'espoir du bonheur futur aplanissait toutes les aspérités de la vie, et relevait toutes les pesanteurs. Voilà comment le joug du Christ devenait doux et son fardeau léger. Paul allait même, jusqu'à nommer tribulation légère toutes ces afflictions et toutes ces extrémités dont on ne saurait entendre le récit sans frémir. Ah! son oeil intérieur saisissait parfaitement à quel prix on doit acheter, dans te temps, cette vie future où l'on est exempt des éternelles souffrances des impies, et où l'on jouit sans inquiétude de l'éternelle félicité des justes.

On se laisse tailler et brûler' les chairs afin d'échapper, par ces douleurs aigües, à d'autres douleurs qui ne sont pas éternelles, mais qui viennent d'un mal dont la durée se prolonge un peu plus. Dans l'espoir incertain d'obtenir un court et languissant repos sur la fin de ses jours, le soldat usé sa vie au milieu des guerres les plus horribles; exposé à passer plus d'années dans l'agitation et la fatigue que dans la paix et le repos. A quelles tempêtes, à quels écueils, à quelles affreuses et redoutables colères du ciel et de la mer ne s'exposent pas, les négociants pour acquérir de volages richesses, des richesses d'où s'échapperont plus de dangers et de tempêtes qu'il n'en a fallu braver pour les acquérir? A quelles chaleurs, à quels frimas, à quels périls ne s'exposent pas les chasseurs? Chevaux, fossés, précipices, fleuves et bêtes sauvages, tout est pour eux plein de dangers. Comme ils souffrent la faim et la soif, comme ils se contentent des aliments les plus vils et de la plus insuffisante quantité, quand il s'agit de s'emparer d'un animal, dont parfois, malgré tout ce qu'ils endurent, la chair ne saurait être offerte sur leurs

1. II Cor. XI, 24, 25.

tables! Il faut même le reconnaître, s'il leur arrive de prendre un sanglier ou un cerf, la pensée de l'avoir pris les flatte plus que le plaisir de le manger. A quels tourments et à quels coups ne sont pas exposés chaque jour les plus tendres .enfants? A combien de veilles, à combien de dures abstinences on les condamne,dans les écoles, non pour les former à la sagesse, mais pour les préparer aux vaines richesses et aux vains honneurs, pour leur enseigner le calcul et les lettres, pour leur apprendre les détours trompeurs de l'éloquence!

3. Observons-le néanmoins : quand on n'aime pas on trouve tout cela difficile, et la difficulté disparaît quand on aime; car l'amour rend léger, il ne laisse presque pas sentir ce qui est en soi lourd et accablant. Quelle fermeté donc, et quelle facilité bien plus grandes ne donne pas la charité pour faire en vue de l'éternelle béatitude ce que fait la concupiscence en vue de la misère présente! Avec quelle aisance on endure toutes les peines temporelles pour échapper aux éternels châtiments et parvenir à l'éternel repos! Ce n'est pas sans motif que ce Vaisseau d'élection s'écriait avec de si vifs transports : " Les souffrances de ce temps ne sont point comparables à la gloire future qui sera révélée en nous (1). "

Voilà ce, qui rend ce joug doux et ce fardeau léger. S'il en coûte au petit nombre de le prendre sur leurs épaules, l'amour le fait supporter à tous aisément. " A cause des paroles de vos lèvres, dit le Psalmiste, j'ai gardé de dures voies (2). " Mais ce qui est dur en soi, s'adoucit par l'amour. Aussi admirez la sage économie de la bonté divine. Elle veut qu'affranchi de la loi et déchargé par la grâce du poids de ces innombrables observantes qui faisaient du joug divin un joug réellement lourd, quoiqu'il dût être tel pour les opiniâtres qui le portaient alors, l'homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour (3), trouve allégées par la joie intérieure, par la facilité de pratiquer la foi pure, l'espérance qui soutient et la sainte charité, toutes les vexations produites contre l'homme extérieur par le prince rebelle qui a été mis dehors. Rien ne pèse moins à la bonne volonté que cette volonté même, et Dieu s'en contente.

Quelles que soient donc les persécutions du monde, c'est avec une incontestable vérité que les Anges s'écrièrent après la naissance temporelle

1. Rom. VIII, 18. — 2. Ps. XVI, 4. — 3. II Cor. IV, 16.

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du Seigneur: " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et, sur la terre, paix aux hommes de bonne volonté; " car l'Enfant nouveau-né n'apportait qu'un joug doux et un fardeau léger ; d'ailleurs, comme s'exprime l'Apôtre : " Dieu est fidèle, il ne souffre pas que nous soyons tentés au dessus de nos forces; mais il nous fait tirer profit de la tentation même, afin que nous puissions persévérer (1). "

1. I Cor. X, 13.

 

 

 

SERMON LXXI. DU PÉCHÉ CONTRE LE SAINT-ESPRIT (1).

ANALYSE. — Saint Augustin explique d'abord que le péché contre le Saint-Esprit, déclaré irrémissible par Notre-Seigneur lui-même, n'est autre chose que l'impénitence finale; il expose ensuite pour quel motif l'impénitence finale est nommée spécialement péché contre le Saint-Esprit. — I. Saint Augustin explique d'abord les paroles de Notre-Seigneur qui précédent la phrase relative au péché irrémissible contre l'Esprit-Saint. Il constate ensuite que par ce péché irrémissible il, est impossible d'entendre tous les péchés commis contre le Saint-Esprit. Il faut donc, continue-t-il, y voir quelque péché particulier commis contre l'Esprit-Saint, ce qui s'accorde parfaitement avec le texte des Évangélistes et avec le langage ordinaire de l'Écriture. Or le Saint-Esprit étant le lien qui unit les fidèles entré eux, comme il est l'Esprit commun et au Père et au Fils, c'est lui qui efface les péchés par, la pénitence, et qui répand la charité dans les coeurs, et pécher contre lui d'une manière irrémissible c'est s'obstiner dans l'impénitence finale; mais ce n'est pas, comme l'ont imaginé quelques hérétiques, une preuve que le Saint-Esprit soit plus grand que le Père ou que le Fils. — II. Mais le Père et le Fils ne remettent-ils pas les péchés comme le Saint-Esprit? Ils y contribuent sans aucun doute, comme le Fils et l'Esprit-Saint contribuent aux actes particulièrement attribués au Père, comme le Père et le Saint-Esprit contribuent aux actions propres du Fils. Si donc, la rémission des fautes est spécialement l'oeuvre du Saint-Esprit, c'est que l'Esprit-Saint anime l'Église qui seule a reçu ce pouvoir. Aussi les textes sacrés relatifs à cette grave question contribuent tous à démontrer que le péché irrémissible coutre le Saint-Esprit n'est autre chose que l'impénitence finale.

1. Cette lecture de l'Évangile soulève une grande question. Nous sommes, pour ce qui nous concerne, incapables de la résoudre, mais nous en deviendrons capables si nous pouvons recevoir ou saisir le secours de Dieu.

Considérez donc d'abord, l'importance de ce sujet, et lorsque vous enverrez le fardeau peser sur nos épaules, vous unirez vos prières à nos efforts, et en venant à notre aide, la grâce divine portera l'édification dans vos âmes.

On verrait de présenter au Seigneur un démoniaque aveugle et muet: le Seigneur l'avait guéri; il parlait, il voyait, tout le monde était saisi d'admiration et on disait: " N'est-ce point là le Fils de David? Or les Pharisiens, entendant cela, répliquaient : Celui-ci ne chasse les démons que par Béelzébud, le prince des démons. Mais Jésus, connaissant leurs pensées, leur dit : Tout royaume divisé contre lui-même sera ruiné, a et toute ville ou maison divisée contre elle même ne subsistera plus. Que si Satan est divisé contre Satan, comment subsistera-t-il? " Ce raisonnement avait pour but de montrer que, d'après leur propre aveu, les Pharisiens, en ne croyant pas au Sauveur, avaient pris le parti de rester dans le royaume de Satan, et que ce royaume

1. Matt. XII, 22-32.

divisé contre lui-même, ne pouvait que tomber. Choisissez, Pharisiens, ce que vous voudrez. Si Satan ne peut chasser Satan, vous ne sauriez trouver à dire quoi que ce soit contre le Seigneur; et si Satan peut chasser Satan, prenez plus vite encore vos précautions et quittez cet empire, menacé de tomber, par ses divisions mêmes.

2. Par qui donc le Christ Notre-Seigneur chasse-t-il les démons ? Écartez ici toute idée du prince des démons, soyez attentifs aux paroles suivantes " Et si moi, dit Jésus, je chasse les démons par Béelzébud, par qui vos enfants les chassent-ils ? Aussi seront-ils eux-mêmes vos juges. " Il appliquait ceci à ses disciples, issus de ce peuple; ah! ces disciples de Notre-Seigneur savaient parfaitement que ce bon Maître ne leur avait point enseigné des actes coupables pour chasser les démons au nom du prince des démons. " Aussi, poursuit-il, seront ils eux-mêmes vos juges. " Eux-mêmes, observe-t-il, eux-mêmes, ce qu'il y a de bas et de méprisable en ce monde, eux en qui se révèle, non pas la fourberie et la méchanceté, mais la simplicité sainte de ma vertu, ils sont mes témoins et ils seront vos juges. Il ajoute : " Mais si je chasse les démons par l'Esprit de Dieu, le royaume de Dieu est donc parvenu jusqu'à vous. " Qu'est-ce à dire? " Si (316) je chasse les démons par l'Esprit de Dieu, " et si vos enfants, initiés par moi, non pas à des pratiques perverses, mais à la simplicité de la foi, ne peuvent les chasser autrement, c'est une preuve incontestable que parmi vous est arrivé ce royaume de Dieu, qui renverse le trône du diable avec lequel vous tombez vous-mêmes.

3. Il avait dit : " Par qui vos enfants les chassent-ils ? " Afin donc de montrer que c'est par la grâce et non par leur propre mérite, il ajoute : " Comment d'ailleurs peut-on entrer dans la maison du fort et enlever ce qu'il possède, si auparavant on ne lie le fort ? C'est alors qu'on dépouillera sa demeure. " En d'autres termes : " vos enfants eux-mêmes, " ces enfants qui déjà ont cru ou qui croiront en moi et qui chassent les démons, non pas au nom du prince des démons, mais par la simplicité et la sainteté ; ces enfants qui étaient assurément ou qui peut-être sont encore ce que vous êtes, c'est-à-dire des impies et des pécheurs et conséquemment des habitants de la demeuré du diable, les instruments du démon; comment pourraient-ils échapper à la dure tyrannie que le règne de l'iniquité lui permettait d'exercer sur eux, si je ne l'étreignais sous les chaînes de ma justice, si je ne lui enlevais ses vaisseaux, dès vaisseaux de colère, pour en faire des vaisseaux de miséricorde?

Tel est aussi le reproche que le saint Apôtre adresse aux superbes qui se glorifient en quelque sorte de leurs mérites. " Qui donc te distingue ? " leur dit-il: qui te distingue, soit de la masse de perdition issue d'Adam, soit des vaisseaux de colère? Ne dis pas que c'est ta justice: " Qu'as-tu en effet que tu ne l'aies reçu (1) ? ". Aussi disait-il encore de lui-même : " Nous étions par nature enfants de colère comme les autres (2). " Au moment donc où il persécutait l'Église, la blasphémait, l'outrageait et cédait, comme il l'avoue, aux entraînements de la méchanceté et de l'envie (3), l'Apôtre était aussi un vase d'ignominie dans la demeure de ce fort cruel. Mais Celui qui a su enchaîner le fort a su lui enlever encore ce vase de perdition et en faire un vase d'élection.

4. Aux incrédules et aux impies, ennemis du nom chrétien, il fallait ôter ensuite la pensée que les hérésies diverses et que les schismes de ces malheureux qui rassemblent au nom du Christ des bandes d'hommes perdus, divisent aussi le

1. I Cor. IV, 7. — 2. Ephés. II, 3. — 3. I Tim. 13.

royaume du Christ contre lui-même. C'est pourquoi le Sauveur continue : " Qui n'est pas avec moi, est contre moi, et qui ne recueille pas avec moi, dissipe. " Il ne dit pas : Qui n'est pas à l'ombre de mon nom ou de mon sacrement mais : " Qui n'est pas avec moi, est contre moi. " Il ne dit pas non plus : Qui ne recueille pas à l'abri de mon nom, mais: "Qui ne recueille pas avec moi, dissipe. " Ainsi donc, le royaume du Christ n'est pas divisé contre lui-même seulement, il est des hommes qui travaillent à diviser ce que le Christ à acheté au prix de son sang. " Le Seigneur tonnait effectivement ceux qui sont à lui, et quiconque invoque son nom, doit s'éloigner, dit-il, de toute iniquité (1). " En vain implore-t-on le nom du Christ, on n'est pas de son royaume, si l'on n'évite toute iniquité.

Voici quelques exemples : l'esprit d'avarice et l'esprit de débauche sont divisés, puisque l'un retient tandis que l'autre dissipe, et ces deux esprits règnent dans l'empire du diable. On voit chez les idolâtres l'esprit de Junon et celui d'Hercule également opposés entre eux, tous deux néanmoins appartiennent aussi au même empire. Il en est de même des païens et des juifs, ennemis du Christ; des Ariens et des Photiniens, hérétiques les uns et les autres; des Donatistes et des Maximianistes, également hérétiques ; de tous les vices et de toutes les erreurs des mortels : si contraires et si opposés qu'ils soient entre eux, tous font partie du royaume du démon; aussi ce royaume ne tiendra pas. Au contraire, le juste et l'impie, le fidèle et l'incrédule, le catholique et l'hérétique sont à la vérité divisés entre eux, mais il n'appartiennent pas également au royaume du Christ : " Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui. " Qu'on ne présumé pas du nom que l'on porte; et pour trouver un appui dans le nom du Seigneur, " que celui qui l'invoque s'écarte de toute iniquité. "

5. Mais s'il y avait, dans ces paroles évangéliques, quelques difficultés qu'il me semble avoir éclaircies, avec l'aide du Seigneur; il y en avait certes moins que dans les paroles suivantes " C'est pourquoi je vous le déclare : Tout péché et tout blasphème contre l'Esprit ne sera point remis. Et quiconque aura dit un mot contre le Fils de l'homme, il lui sera remis; mais si c'est contre l'Esprit-Saint, il ne lui sera remis ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir, "

1. II Tim. II, 19.

317

Que deviendront alors ceux que l'Église désire s'attacher ? Leur promet-on vainement la rémission des péchés, s'ils se corrigent et laissent tous leurs égarements? Qui d'entre eux, hélas ! n'est convaincu d'avoir parlé contre l'Esprit-Saint, avant de devenir chrétien ou catholique.

Les païens d'abord, les adorateurs des idoles et des faux dieux, en attribuant aux arts magiques les miracles du Christ Notre-Seigneur, ne ressemblent-ils pas à ceux qui l'accusaient de ne chasser les démons qu'au nom du prince des démons, et en blasphémant chaque jour contre nos pratiques de sanctification, font-ils autre chose que de blasphémer contre le Saint-Esprit? Et les Juifs qui reprochèrent au Seigneur ce qui a fait le commencement de ce discours, ne parlent-ils pas encore aujourd'hui contre le Saint-Esprit, puisqu'ils soutiennent qu'il n'est pas dans les chrétiens, comme leurs prédécesseurs soutenaient qu'il n'était pas dans le Christ ? Ceux-ci en effet n'outragèrent point le Saint-Esprit en niant son existence, ni en prétendant qu'il n'était qu'une simple créature ou qu'il fût incapable de chasser les démons; il ne se permirent contre lui ni ces injures ni rien de semblable. Les Sadducéens, à la vérité, niaient le Saint-Esprit, mais à l'encontre de cette hérésie, les Pharisiens soutenaient son existence (1); ils prétendaient seulement qu'il n'était point avec Jésus-Christ Notre-Seigneur, c'est pourquoi ils l'accusaient de chasser les démons au nom du prince des démons, quoiqu'il les chassât réellement au nom de l'Esprit-Saint. D'où il suit qu'en reconnaissant le Saint-Esprit, mais en niant qu'il soit dans le corps du Christ, c'est-à-dire dans son Eglise unique, car il n'y a qu'une seule Église, l'Église catholique, les juifs et les hérétiques qui l'admettent, ressemblent assurément à ces Pharisiens qui tout en reconnaissant alors le Saint-Esprit, le refusaient à Jésus-Christ, dont la puissance à chasser les démons était attribuée par eux au prince des démons.

Je ne parle pas de certains hérétiques qui considèrent le Saint-Esprit non pas comme Créateur mais comme créature : tels sont les Ariens, le Eunomiens, les Macédoniens; ou qui le nient par là même qu'ils nient la Trinité, affirmant qu'il n'y a que Dieu le Père, et qu'il prend quelquefois le nom de Fils et parfois le nom de d'Esprit-Saint: tels sont les Sabelliens, appelés par quelques uns Patripassiens, parce qu'ils attribuent la passion

1. Act. XXIII, 8.

au Père; en niant que le Père ait un Fils ils nient aussi l'existence du Saint-Esprit. Les Photiniens également, en ne reconnaissant que Dieu le Père, et en ne voyant dans le Fils que la nature humaine, nient aussi d'une manière absolue l'existence de la troisième personne, du Saint-Esprit.

6. Il est donc évident que les païens, que les juifs et que les hérétiques blasphèment contre le Saint-Esprit. Faut-il pour cela les abandonner, les désespérer, puisqu'il est écrit d'une manière irrévocable qu'il " ne sera pardonné ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir à quiconque aura dit une parole contre l'Esprit-Saint ? " Faut-il ne regarder comme exempts de ce crime, affreux que ceux 'qui sont catholiques depuis leurs plus jeunes années? Ceux en effet qui ont ajouté foi à la parole de Dieu pour se faire catholiques, ont quitté les rangs des païens, des juifs ou des hérétiques, pour entrer en grâce et en paix avec le Christ; et s'ifs n'ont pas reçu le pardon de ce qu'ils ont dit contre l'Esprit-Saint, c'est en vain que l'on fait des promesses aux hommes, qu'on leur prêche de se convertir au Seigneur et de venir recevoir dans le baptême ou au sein de l'Église, la paix et le pardon de leurs péchés. Car le Christ ne dit pas que ce péché ne sera remis que dans le baptême, mais qu'il ne sera remis " ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir. "

7. Plusieurs se figurent qu'il n'y a de péché contre le Saint-Esprit que pour ceux qui, après s'être purifiés au sein de l'Église dans le bain de régénération et avoir reçu le Saint-Esprit, ont poussé contre le Sauveur l'ingratitude de ses bienfaits jusqu'à se plonger dans quelque péché mortel; tels que l'adultère, l'homicide, et même l'apostasie absolue du nom chrétien ou au moins de l'Église catholique. J'ignore comment on pourrait prouver ce sentiment, car il n'est point de crimes auxquels soit fermée dans l'Église la porte de la pénitence; et 1e motif pour lequel il est recommandé par l'Apôtre de reprendre les hérétiques eux-mêmes, " c'est que Dieu leur donnera peut-être l'esprit de pénitence pour qu'ils connaissent la vérité et qu'ils se dégagent des filets du diable qui les tient captifs sous sa volonté. (1) " A quoi servirait en effet la réprimande, s'il n'y avait aucune espérance de pardon ? De plus, le Seigneur ne dit pas: Si un fidèle, si un catholique profère un mot contre l’Esprit-Saint; mais : " Si quelqu'un, " quel qu'il soit,

1. I Tim. II, 25, 26.

318

prononce ce mot, " il ne lui sera remis ni dans ce siècle, ni dans le siècle à venir. " Qu'il soit païen, juif, ou chrétien, qu'il soit un hérétique sorti des rangs des juifs ou des rangs des chrétiens, quelle que soit enfin l'erreur qu'il professe, rien n'est spécifié, il n'y a aucune restriction, mais il est dit d'une manière générale : " Quiconque aura proféré un mot, " en d'autres termes, aura blasphémé " contre l'Esprit-Saint, il ne lui sera remis ni dans ce siècle, ni dans le siècle à venir. "

Si donc, comme nous l'avons constaté précédemment, toute doctrine opposée à la vérité et à la paix catholique s'attaque au Saint-Esprit, si d'un autre côté l'Église ne cesse de redresser toutes les erreurs et d'appeler à elle tous les égarés pour leur conférer la rémission de leurs péchés, pour leur donner même cet Esprit-Saint contre qui ils ont blasphémé, ne s'ensuit-il pas que notre grande question parait de plus en plus profonde? Afin d'en pénétrer les replis, demandons au Seigneur la lainière nécessaire.

8. Ainsi mes frères, ouvrez vos oreilles à ma parole, et vos esprits â l'action du. Seigneur. Je l'affirme devant votre charité : peut-être n'est-il pas possible de rencontrer, dans toutes les Écritures, de question plus importante, plus difficile à résoudre. De là vient, pour vous faire, un aveu personnel, que dans les discours que j'ai adressés au peuple, j'ai constamment évité les embarras et les obscurités de ce problème. Non pas que je n'eusse quelques idées sur ce sujet; il est si sérieux que pour l'approfondir je ne pouvais négliger de demander, de chercher, de frapper; mais je ne me croyais pas capable de trouver sur le moment les expressions convenables pour faire comprendre ma pensée lorsqu'elle s'éclaircissait quelque peu. Cependant obligé aujourd'hui de vous entretenir des leçons sacrées, je me suis senti, quand on lisait l'Évangile, le coeur tellement ému, que j'ai cru y reconnaître un témoignage de la volonté de Dieu, demandant à mon ministère de vous dire quelque chose sur cette matière.

9. Remarquez-le donc d'abord et comprenez-le bien: le Seigneur n'a pas dit: aucun blasphème contre l'Esprit-Saint ne sera pardonné, ni : Quelque parole que l'on profère contre le Saint-Esprit, elle ne sera point remise; mais : " Quiconque dira une parole. " S'il s'était exprimé de la sorte, il ne nous resterait absolument rien à examiner. Si effectivement il n'y avait de pardon ni pour aucun blasphème, ni pour aucune parole émise contre l'Esprit-Saint, jamais l'Église ne sauverait aucun de ceux qui résistent aux grâces du Christ et aux pratiques qui la sanctifient, quelle que soit d'ailleurs la nature de leur impiété, qu'ils soient païens ou juifs, qu'ils appartiennent à une secte quelconque ou qu'ils soient même des catholiques ignorants. Mais à Dieu ne plaise que la Vérité suprême ait déclaré impardonnables pour ce siècle et pour le siècle futur tous les blasphèmes et toutes les paroles qui attaquent l'Esprit-Saint.

10. Il a bien voulu la difficulté de la question pour nous exercer, mais non pas la fausseté de la pensée pour nous induire en erreur. Il ne faut donc pas croire irrémissible tout blasphème ou toute parole contre le Saint-Esprit: mais il est incontestablement nécessaire d'admettre qu'il y a quelque blasphème ou quelque parole contre l'Esprit-Saint, qui ne sera jamais ni remis ni pardonné. Qui pourra se sauver, s'il s'agit ici de tout blasphème ? Et s'il n'est question d'aucun, c'est nous mettre en contradiction avec le Sauveur. Il existe donc quelque parole ou quelque blasphème dont on ne recevra point le pardon, si on les profère contre le Saint-Esprit.

Or, quelle est cette parole ? Le Seigneur veut que nous la cherchions, c'est pourquoi il ne l'a pas désignée formellement. Il veut, dis-je, qu'on la cherche, il ne veut pas nous la refuser. Une règle d'interprétation pour l'Écriture, c'est qu'il n'est pas, nécessaire d'admettre comme universelle, c'est qu'on peut prendre comme partielle une proposition qui n'est exprimée ni comme partielle ni comme universelle. La proposition qui nous occupe serait universelle, si le Sauveur avait dit : Aucun blasphème contre le Saint-Esprit ne sera pardonné; ou bien encore : Quiconque aura prononcé une parole, quelle qu'elle soit, contre le Saint-Esprit, n'en recevra la rémission ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir. Elle serait partielle s'il était dit: Il est un seul blasphème qui ne sera point remis. Ici donc elle n'est ni universelle ni partielle, puisqu'il n'est dit, ni; aucun blasphème, ni quelque blasphème, mais, d'une manière indéfinie: "Le blasphème contre le Saint-Esprit ne sera point pardonné; " il n'y est pas dit non plus: Celui qui profèrera une parole quelconque; ni : Celui qui profèrera quelque parole particulière: mais, d'une manière également indéfinie : " Celui qui prononcera une parole. " Par conséquent il n'est pas nécessaire (319) de comprendre qu'il est ici question de toute parole ou de tout blasphème, mais d'après la pensée du Seigneur nous devons voir quelque blasphème ou quelque parole; et s'il n'a point voulu nous la faire connaître expressément, c'est pour nous exciter à demander, à chercher, à frapper et pour nous empêcher de mépriser la vérité que Dieu nous aura fait connaître par ces moyens.

11. Afin de mieux saisir cette règle, remarquez ce que le Sauveur dit aussi des Juifs : " Si je n'étais point venu et que je ne leur eusse pas parlé; ils n'auraient point de péché (1). " Il ne veut pas faire entendre ici que les Juifs seraient absolument sans péché, si lui-même n'était venu et ne leur eût parlé ; tait ils étaient, à son arrivée, chargés et accablés d'iniquités. Aussi leur dit-il: " Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés (2). " De quoi, sinon du fardeau de vos péchés et des violations de la loi, puisque " la loi est survenue pour faire abonder le péché (3) ? " Le Seigneur dit d'autre part : " Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (4). " Comment alors seraient-ils sans péché s'il n'était venu? N'est-ce point parce que cette proposition n'est ni universelle ni partielle, mais indéfinie, et qu'on n'est point forcé à y voir toute espèce de péché ? Ce serait néanmoins réputer fausse cette même proposition, que Dieu nous en préserve ! si nous n'entendions ici quelque péché particulier dont les Juifs seraient exempts sans l'avènement et les discours du Sauveur.

Jésus ne dit donc pas: Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils seraient sans aucun péché ; ce serait faire mentir la Vérité même. Il ne dit pas non plus, dans un gens déterminé: Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse pas parlé, ils seraient sans un certain péché; t'eût été restreindre l'exercice et l'application de la piété; et si, dans toute l'étendue des Écritures, ce qui est clair nourrit l'âme, les passages obscurs servent à l'exercer; ce qui est clair apaise la faim, ce qui ne l'est pas prévient le dégoût. Jésus donc n'ayant pas dit: Ils seraient sans aucun péché, ne nous étonnons pas de rencontrer, en dehors même de l'avènement du Seigneur, des péchés dans les Juifs. Et toutefois comme il est dit: " Si je n'étais pas venu ils n'auraient point de péché, " il faut bien reconnaître qu'ils se sont rendus coupables, à l'arrivée du Sauveur, non pas de toute espèce de péchés, mais d'un péché particulier dont ils étaient exempts.

1. Jean, XV, 22. — 2. Matt. XI, 28. — 3. Rom. V, 20. — 4. Matt. IX,13.

Ce péché, sans aucun doute, est de n'avoir pas cru en lui quand il était au milieu d'eux et qu'il les instruisait, de l'avoir même considéré comme un ennemi et de l'avoir mis à mort parce qu'il leur disait la vérité. Ce grand et horrible crime, ils ne s'en seraient pas rendus coupables si le Sauveur n'était venu et ne leur eût parlé.

De même donc qu'en entendant ces mots : " Ils seraient sans péché," nous ne comprenons pas qu'ils eussent été exempts de tout péché, mais de quelque péché particulier; ainsi en entendant lire aujourd'hui: "Le blasphème contre le Saint-Esprit ne sera point pardonné; — Quiconque dit une parole contre l'Esprit-Saint n'en recevra point la rémission, " nous devons sentir qu'il est question, non pas de tout blasphème onde toute parole riais de quelque blasphème et de quelque parole en particulier. .

12. Il en est de même de cette expression de notre texte : " contre l'Esprit: " car il est nécessaire de voir ton pas un blasphème contre tout esprit en général, mais un blasphème contre l'Esprit-Saint; et si l'auteur sacré ne le disait ailleurs plus expressément, qui aurait assez peu de sens pour ne le pas comprendre ?

C'est d'après la même règle qu'on explique encore : " Si l'on ne renaît de l'eau et de l'Esprit (1). " Le texte ne porte pas: de l'Esprit-Saint; c'est lui néanmoins que l'on entend ici, et quoiqu'il soit dit: " de l'eau et de l'Esprit, " rien ne détermine à prendre le mot Esprit dans un sens universel. Ainsi donc pour ces paroles : " Le blasphème contre l'Esprit ne sera point pardonné ; " comme on ne parle pas de fout esprit, on ne parle pas non plus de tout blasphème.

13. Puisqu'il n'est pas ici question de tout blasphème, quel est, demandez-vous maintenant, le blasphème particulier qui ne sera point pardonné? Et puisqu'il ne s'agit pas non plus de toute parole, quelle est donc la parole qui ne sera remise ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir, si elle est proférée contre l'Esprit-Saint? Je voudrais à mon tour vous donner la réponse si ardemment désirée ; mais permettez que j'examine encore un peu de temps et avec plus de soin, jusqu'à ce que avec l'aide du Seigneur, j'aie résolu toutes les autres questions qui se présentent.

Pour nous faire sentir qu'il ne s'agit pas de tout blasphème on de toute parole, mais de quelque parole, deux autres évangélistes, saint Marc et saint Luc, n'ont pas dit blasphème ni parole.

1. Jean, III, 5.

320

Qu'ont-ils dit? Nous lisons dans saint Marc : " En vérité je vous le déclare: on remettra aux enfants des hommes tous leurs péchés et les blasphèmes qu'ils auront proférés ; mais celui qui aura blasphémé contre l'Esprit-Saint n'obtiendra point de pardon ; il sera coupable d'un péché éternel (1). " Et dans saint Luc: " Quiconque profère une parole contre le Fils de l'homme en obtiendra le pardon; mais il n'y aura point de pardon pour celui qui aura blasphémé contre l'Esprit-Saint (2). " Quelque différence dans les mots suffit-elle pour altérer la vérité et l'identité de la pensée? Si les Évangélistes rapportent diversement les mêmes choses, c'est uniquement pour nous apprendre à préférer la pensée à l'expression et non l'expression à la pensée, et à ne chercher dans celui qui parle que le dessein pour lequel il parle. Qu'importe en effet à la pensée même de dire: " Le blasphème contre l'Esprit ne sera point remis, " ou de dire: " Celui qui aura blasphémé contre l'Esprit-Saint n'en recevra point le pardon? " Peut-être seulement que la même pensée est exprimée ici plus clairement que là; et qu'un Évangéliste explique l'autre, loin de le contredire. Dans cette phrase : " Le blasphème de l'Esprit, " le sens n'éclate pas, car il n'est pas dit de quel esprit il est question; le blasphème de l’Esprit pourrait aussi s'entendre du blasphème fait par l'esprit, comme on appelle prière de l'Esprit la prière faite par l'esprit même. Delà ces paroles de l'Apôtre : " Je prierai de l'esprit, je prierai aussi avec l'intelligence (3). " Mais dans ces mots: " Quiconque aura blasphémé contre l'Esprit-Saint, " ces équivoques disparaissent. Et ces expressions: " Il n'obtiendra jamais de pardon mais il sera coupable d'un péché éternel, " disent-elles autre chose que ce que noirs lisons dans saint Matthieu : " Il ne lui sera pardonné ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir ? " C'est la même pensée sous d'autres paroles et avec une autre construction. Quand saint Matthieu dit encore : " Quiconque aura proféré une parole contre l'Esprit-Saint, " les autres Évangélistes, pour nous faire comprendre plus aisément qu'il ne s'agit ici que de blasphème, écrivent en propres termes : " Quiconque aura blasphémé contre l'Esprit-Saint. " C'est néanmoins la même idée exprimée par tous; aucun de ces écrivains ne s'écarte de la volonté de Celui qui parle, et c'est pour nous le faire saisir qu'ils

1. Marc, III, 28, 29. — 2. Luc, XII, 40. — 3. I Cor. XIV, 15.

emploient de vive voix ou par écrit les paroles que nous lisons et entendons.

14. Je comprends parfaitement, dira-t-on, que le mot de blasphème sans être uni à tout ou à quelque, peut s'appliquer à tout blasphème ou à quelque blasphème; il n'est pas nécessaire de l'appliquer ici à tout blasphème, et si on ne l'applique à aucun, le texte est menteur. Ainsi en est-il du terme parole : s'il n'est joint ni à toute ni à quelque, il n'est pas nécessaire de l'entendre de toute parole et si on ne l'entend d'aucune, il est impossible que la phrase soit vraie. Mais quand on lit : " Quiconque aura blasphémé, " comment voir là quelque blasphème particulier ou quelque parole particulière, puisqu'on ne lit ni le mot de blasphème ni le terme de parole, et que la proposition semble être générale : " Quiconque aura blasphémé? "

A cette objection voici notre réponse : S'il était dit dans ce passage: Quiconque aura blasphémé de quelque manière que ce soit contre l'Esprit-Saint, il n'y aurait pas lieu de chercher à déterminer quelque blasphème particulier, puisqu'il serait parlé de tout blasphème sans exception. Mais il ne peut être question de tout blasphème en général; car ce serait ôter tout espoir de pardon s'ils se convertissent, aux païens, aux juifs, aux hérétiques et à tous les hommes qui par leurs erreurs et leurs oppositions à la vérité, blasphèment contre l'Esprit-Saint. Il faut donc dans cette proposition : " Quiconque aura blasphémé contre le Saint-Esprit, n'en obtiendra jamais le pardon, " voir non pas tout blasphème, mais l'espèce spéciale de blasphème qui est à jamais irrémisible.

15. Quand l'Écriture dit : " Dieu ne tente personne (1); " nous :ne prenons pas l'expression tenter dans tous ses sens mais dans un sens particulier ; autrement il y aurait fausseté dans ces autres paroles: " Le Seigneur votre Dieu vous, tente (2); " de plus nous nierions la divinité du Christ ou nous accuserions l'Évangile d'erreur, puisqu'il y est écrit que Jésus interrogeait un disciple " pour le tenter, car il savait parfaitement ce qu'il avait à faire (3). " De fait, il est une espèce de tentation qui pousse au péché, à celle-là Dieu est étranger; il en est une autre destinée à éprouver la foi, Dieu daigne y recourir de temps en temps. Donc aussi quand nous lisons: " Quiconque aura blasphémé contre l'Esprit-Saint, " nous ne devons pas plus y voir toute

1. Jacq. I, 13. — 2. Deut. XIII, 3. — 3 Jean, VI, 5, 6.

321

espèce de blasphème que nous ne voyons là toute espèce de tentation.

16. Quand également nous lisons : "Qui croira et sera baptisé, sera sauvé (1), " nous ne prenons pas le verbe croire dans le sens dont il est dit " Les démons croient et ils tremblent (2), " et nous ne confondons pas ceux qui ont reçu le baptême avec Simon le magicien et ses semblables, lequel a pu être baptisé et n'a pu être sauvé (3). De même donc qu'en disant: "Qui croira et sera baptisé, sera sauvé, " le Sauveur avait en vue non pas tous les croyants et tous les baptisés, mais quelques-uns, c'est-à-dire ceux-là seulement qui possèdent cette foi spéciale dont parle l'Apôtre, laquelle " agit par la charité (4); " ainsi en prononçant ces paroles: " Quiconque aura blasphémé contre " l'Esprit-Saint, n'obtiendra jamais son pardon, " il considérait non pas tous les blasphèmes contre le Saint-Esprit, mais un blasphème particulier qui ne sera jamais remis à quiconque s'en est rendu coupable.

17. Quel sens donner encore à cette autre sentence : " Celui qui mange ma chair et boit mon sang, demeure en moi et moi en lui (5)? " Pouvons-nous y comprendre ceux mêmes dont l'Apôtre déclare qu'ils mangent et boivent leur condamnation ? Et toutefois ils mangent et boivent réellement la chair et le sang du Sauveur. Cet impie Judas, qui a vendu et trahi son Maître, a reçu avec les autres disciples le sacrement du corps et du sang divins, lorsque le Seigneur le consacra la première fois dans ses mains adorables; l'Évangéliste saint Luc le dit assez clairement (6) : s'ensuit-il qu'il demeura dans le Christ et que le Christ demeura en lui ? Lorsque tant d'autres reçoivent hypocritement ce, corps et ce sang précieux, ou apostasient après s'en être nourris, demeurent-ils dans le Christ et le Christ demeure-t-il en eux ? Il est donc une manière de manger ce, corps et de boire ce sang, qui fait que le Christ demeure dans celui qui les prend comme celui qui les prend demeure dans le Christ; et conséquemment il ne nous suffit pas, pour que nous demeurions dans le Christ et pour que le Christ demeure en nous, de manger sa chair et de boire son sang d'une manière quelconque; il est une manière spéciale de le recevoir, que lui-même avait en vue lorsqu'il tenait ce langage. Quand il dit également : " Quiconque aura blasphémé contré l'Esprit-Saint, ne sera jamais absous, " il ne s'ensuit pas qu'un blasphème

1. Marc, XVI, 16. — 2. Jacq. II, 19. — 3. Act. VIII, 13. — 4. Gal. V, 6. — 5. Jean, VI, 57. —6. Luc, XXII, 21.

quelconque rende coupable de ce crime irrémissible; il faut entendre un blasphème particulier, dont l'auteur de cette sentence, aussi vraie que terrible, veut que nous recherchions et comprenions la nature.

18. Quelle est cette espèce, ou plutôt ce monstre de blasphème ? Quelle est aussi cette parole contre le Saint-Esprit? L'ordre logique demande, je crois, que nous vous les fassions connaître, et que nous: ne différions pas plus longtemps de satisfaire votre attente, déjà si longuement, quoique nécessairement, tenue en suspens.

Vous savez, mes très-chers frères, que dans cette invisible et incorruptible Trinité que croit notre foi et que célèbre l'Église catholique, Dieu le Père n'est pas le Père de l'Esprit-Saint, mais du Fils; que Dieu le Fils n'est pas le Fils du Saint-Esprit, mais du Père ; et que Dieu le Saint-Esprit n'est pas exclusivement l'Esprit du Père ni exclusivement l'Esprit du Fils, mais l'Esprit du Père et du Fils en même temps. Vous savez aussi que malgré la distinction et la subsistance de chacune des personnes, cette Trinité ne forme pas trois dieux mais un seul Dieu, parce qu'en elle la nature ou l'essence de l'éternité, de la vérité, et de la bonté, est indivise et inséparable. Autant donc que nous pouvons comprendre ces mystères en les regardant à travers le miroir et en énigme, surtout dans l'état où nous sommes encore aujourd'hui, nous entrevoyons l'autorité dans le Père, la naissance dans le Fils, dans le Saint-Esprit l'union commune du Père et du Fils, l'égalité souveraine dans les trois personnes. Aussi ont-elles voulu nous unir entre nous et avec elles par ce qui unit le Père et le Fils, et nous attacher à l'unité par le Don qui leur est commun, c'est-à-dire par l'Esprit-Saint qui est Dieu et en même temps le Don de Dieu.

C'est par lui en effet que nous nous réconcilions avec la divinité et que nous en jouissons. Que nous importerait, sans l'amour, la connaissance de quelque bien que ce fût? Or, de même que la vérité nous éclaire, la charité nous embrase, afin de perfectionner nos connaissances et de nous rendre heureux à la vue du bien. Mais la charité a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (1); et comme nos péchés nous éloignaient de la possession des biens véritables, la charité couvre la multitude des péchés (2). Ainsi donc le Père est pour le Fils ou la Vérité le véritable Principe; le Fils est la

1. Rom. V, 5. — 2. I Pierre, IV, 8.

322

Vérité issue du Père infiniment vrai; et l'Esprit-Saint est la Bonté émanant du Père et du Fils l'un et l'autre infiniment bons; mais la divinité des trois personnes est la même identiquement et leur unité inaltérable.

19. Or, pour nous préparer à l'éternelle vie que nous recevrons à la tin de nos jours, la première grâce que nous confère la Bonté de Dieu, en nous initiant à la foi, est la rémission des péchés. Tant qu'ils demeurent en nous effectivement, nous sommes en quelque sorte ennemis de Dieu et séparés de lui, ce qui vient de notre fond dépravé : " Vos péchés, dit l'Écriture infaillible, vous éloignent de Dieu (1). " Aussi Dieu ne nous communique ses biens qu'en nous délivrant de nos maux; nous nous enrichissons d'autant plus de ceux-là que ceux-ci diminuent, et nous n'aurons les uns dans toute leur perfection que si nous sommes entièrement affranchis des autres.

Or, c'est par l'Esprit-Saint que le Seigneur Jésus remet les péchés, comme c'est par l'Esprit-Saint qu'il chasse les démons. Ce qui peut le faire entendre, c'est qu'ayant dit à ses disciples, après sa résurrection : " Recevez le Saint-Esprit, " il ajouta sur-le-champ : " Les péchés seront remis à qui vous les remettrez, et retenus à qui vous les retiendrez (2). " Ce qui le prouve encore c'est que cette régénération spirituelle où s'effacent tout les péchés, s'opère aussi par le Saint-Esprit, car le Seigneur dit expressément : " Si l'on ne renaît de l'eau et de l'Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu. (3). " Remarquez néanmoins que naître de l'Esprit n'est pas se nourrir de l'Esprit; comme naître de la chair, ce qui a lieu quand on quitte le sein maternel, est autre chose que de se nourrir de la chair, ce qui se voit quand la mère allaite son enfant, quand celui-ci s'attache à boire avec plaisir à la source même où il a puisé la vie, afin d'y alimenter le principe d'existence qu'il en a reçu.

Le premier bienfait que nous recevions de la Bonté divine par le Saint-Esprit, est donc, il le faut croire, la rémission de nos péchés. Aussi c'est par là que commencèrent les prédications de Jean-Baptiste, envoyé pour préparer les voies au Seigneur. Voici en effet ce qui est écrit : " Or, en ces jours-là vint Jean-Baptiste, prêchant dans le désert de Judée et disant : Faites pénitence, car le royaume des cieux approche (4). " Par là commença aussi le Seigneur

1. Is. LIX, 2. — 2. Jean, XX, 22, 23. — 3. Ibid. III, 6. — 4. Matt. III, 1, 2.

" A dater de ce moment, est-il écrit, Jésus commença à prêcher et à dire : Faites pénitence, car le royaume des cieux approche (1). " Jean disait encore, entre autres choses, à ceux qui venaient lui demander le Baptême : " Moi, à la vérité, je vous baptise dans l'eau pour la pénitence ; mais Celui qui doit venir après moi, est plus puissant que moi, et je ne suis pas digne de porter sa chaussure : lui-même vous baptisera par l'Esprit-Saint et par le feu (2). " Le Seigneur disait aussi : " Jean a baptisé dans l'eau, mais vous, vous serez baptisés par l'Esprit-Saint sous peu de jours, d'ici à la Pentecôte (3). "

Quant à l'expression de Jean : Et par le feu, on peut sans doute y voir les persécutions que devaient endurer les fidèles pour le nom du Christ; il importe toutefois de remarquer que le même Esprit-Saint est représenté aussi sous le symbole du feu. Aussi est-il dit au moment de sa descente : " Alors leur apparurent comme des langues de feu; et ce.feu se reposa sur chacun d'eux (4). " Le Seigneur disait de son côté : " Je suis venu mettre le feu à la terre (5). " Et l'Apôtre dans le même sens : " Embrasés par l'Esprit (6). " C'est lui en effet qui allume la charité; car elle est répandue dans nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné, et ce qui lui est contraire, c'est, comme dit le Seigneur, que " la charité d'un grand nombre se refroidira (7). "

La charité parfaite est le don parfait de l'Esprit-Saint. Mais il doit être précédé par celui de la rémission des péchés : bienfait immense qui nous arrache à la puissance des ténèbres (8), et met dehors, au moyen de notre foi, le prince de ce monde (9), qui agit sur les fils de la défiance (10) en les associant et. en les enchaînant au péché, Or c'est par l'Esprit-Saint, qui unit le peuple de Dieu, que se chasse l'esprit impur divisé contre lui-même.

20. Contre ce don gratuit, contre cette grâce de Dieu parle le coeur impénitent. L'impénitence est ainsi le blasphème contré l'Esprit, qui ne sera effacé ni dans ce siècle, ni dans le siècle i venir. En effet, on parle d'une façon bien perverse et bien impie, de la bouche ou du coeur, contre cet Esprit en qui l'on est baptisé pour la rémission de tous les péchés et qui a été donné à l'Eglise pour qu'elle puisse effacer tous les crimes ;

1. Matt. IV, 17. — 2. Ibid. III, 11. — 3. Act. I, 5. — 4. Ibid. II, 3. — 5. Luc, XI, 49. — 6. Rom. XII, 11. — 7. Matt. XXIV, 12. — 8. Colos. I, 13. — 9. Jean, XII, 31. — 10. Ephés. II, 2.

323

quand invité à la pénitence par la patience divine, on se laisse aller à la dureté et à l'impénitence de son coeur et qu'on s'amasse un trésor de colère pour le jour de la colère et de la manifestation du juste jugement de Dieu, qui rendra à chacun selon ses oeuvres (1). Or cette impénitence, car nous pouvons appeler de ce nom unique et le blasphème et la parole contre le Saint-Esprit; celte impénitence contre laquelle s'élevaient et le héraut et le jute lorsqu'ils disaient l'un et l'autre : " Faites pénitence, car le royaume des cieux approche; " contre laquelle le Seigneur commença ses prédications évangéliques et contre laquelle il prédit que son Evangile serais publié par tout l'univers, lorsque après sa résurrection il parla ainsi à ses disciples " Il fallait que le Christ souffrit, et qu'il ressuscitât d'entre les morts le troisième jour, et qu'on prêchât en son nom la pénitence et la rémission des, péchés à toutes les nations, en commençant par Jérusalem (2); " cette impénitence est absolument irrémissible, et dans ce siècle et dans le siècle futur, car la mission de la pénitence est d'obtenir dans ce siècle un pardon qui serve dans le siècle à venir.

21. Mais on ne saurait se prononcer sur cette impénitence ou sur ce cœur impénitent, tout le temps que le pécheur vit dans ce monde. Car il ne faut désespérer du salut de personne, tant que la patience divine invite à la pénitence et que l'impie n'est pas tiré de cette vie par Celui qui ne veut pas sa mort, mais plutôt sa conversion et sa vie (3). Cet homme est païen aujourd'hui : comment peux-tu savoir si demain il ne sera pas chrétien? Le Juif est aujourd'hui incroyant : et si demain il s'attache au Christ? Tel est aujourd'hui hérétique: et s'il embrasse demain la vérité catholique? Il est schismatique : et s'il rentre demain dans la paix de l'Église? Si enfin tous ces hommes que tu vois entraînés dans différentes sortes d'égarements et que tu condamnes comme des désespérés, font pénitence avant de quitter la terre et parviennent dans l'autre monde à la vie véritable? Aussi, mes frères, que ces paroles de l'Apôtre vous servent de règle : " Gardez-vous de juger avant le temps (4). " On ne saurait en effet, comme nous l'avons dit, constater dans aucun vivant ce blasphème à tout jamais irrémissible contre le Saint-Esprit; ce blasphème qui, nous l'avons compris, n'est pas toute espèce de blasphème, mais un blasphème particulier,

1. Rom. II, 4-6. — 2. Luc, XXIV, 46-47. — 3. Ezéch. XVIII, 23. — 4. I Cor. II, 6.

et qui consiste, nous l'avons dit, nous croyons même l'avoir clairement démontré dans l'opiniâtre dureté d'un cœur impénitent.

22. N'objectez point que le pécheur continuant à vivre, jusqu'à la fin de sa carrière, dans cette indomptable impénitence, parle souvent et longtemps contre cette grâce de l'Esprit-Saint, et qu'il serait absurde à l'Évangile de représenter cette longue rébellion du cœur impénitent comme quelque chose de court, comme une simple parole, puisque nous lisons : " Quiconque aura dit une parole contre le Fils de l'homme sera pardonné : mais quiconque aura dit une parole contre le Saint-Esprit ne sera pardonné ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir. " Ce blasphème, sans doute, est prolongé, et se traduit par un grand nombre de paroles; mais l'usage de l'Écriture n'est-il pas de désigner par le singulier un grand nombre de paroles? Aucun prophète ne s'est contenté de prononcer une seule parole; nous lisons toutefois : " Parole adressée à tel ou tel prophète. " L'Apôtre dit aussi: " Que les prêtres soient regardés comme dignes d'un double honneur, surtout ceux qui s'appliquent à la parole et à l'enseignement (1). " Il ne dit pas : Aux paroles, mais : " à la parole. " Et saint Jacques : " Pratiquez, dit- il, la parole, sans vous contenter de l'entendre (2). " Il ne dit pas non plus : Les paroles; mais : " La parole : " et pourtant combien de paroles tirées des divines Ecritures ne lit-on pas, ne prononce-t-on pas, n'écoute-t-on pas publiquement et solennellement dans l'Église?

Quel que soit le temps que nous nous fatiguions à prêcher l'Évangile, on nous appelle les prédicateurs, non pas des paroles, mais de la parole divine : et quelque soit le temps que vous vous appliquiez vous-mêmes à entendre avec soin nos prédications, on vous nomme auditeurs attentifs, non pas des paroles mais de la parole sacrée. Ainsi conformément au langage habituel des Ecritures, que reproduisent les usages de l'Église; quelle que soit la longueur de cette vie mortelle, et quelque nombreuses que soient en pensée ou de vive voix, les paroles prononcées par un coeur impénitent, durant tous le cours de son existence terrestre, à l'encontre de la rémission des péchés qui s'accorde dans l'Église, ce cœur profère une parole contre le Saint-Esprit.

23. Si maintenant on peut être absous, non seulement de toute parole prononcée contre le

1. I Tim. V, 17. — 2. I Jacq. I, 22.

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Fils de l'homme, mais encore de tout autre péché et de tout autre blasphème, c'est que toujours les iniquités sont remises partout où n'est point ce péché d'opiniâtre impénitence contre le Saint-Esprit, à qui l'Eglise doit le pardon de tout faute. Et comment pourrait se remettre le péché qui fait obstacle à la rémission de tous les autres ?

Si donc on peut obtenir le pardon de toute parole prononcée contre le Fils de l'homme, mais non de la parole proférée contre l'Esprit-Saint; ce n'est pas, que dans la Trinité le Saint-Esprit l'emporte sur le Fils, ce qui n'a jamais été avancé, même par aucun hérétique; mais c'est qu'après avoir résisté contre la vérité, c'est-à-dire contre le Christ, depuis même qu'il s'est révélé avec tant d'éclat devant le genre humain, lorsque, Verbe, il s'est fait chair et a habité parmi nous comme Fils de l'homme ou comme Christ; si le coeur ne prononcé point cette parole d'impénitence opposée à l'Esprit-Saint, dont il est dit : " Si l'on ne renaît de l'eau et de l'Es-prit, (1) " et encore : " Recevez le Saint-Esprit; les péchés seront remis à qui vous les remettrez (2) ; " en d'autres termes, si le coeur se repent, il recevra par ce don du repentir, la rémission de tous ses péchés, et par conséquent du blasphème proféré contre le Fils de l'homme. La raison en est qu'au péché d'ignorance, d'opiniâtreté ou de blasphème, quel qu'il soit, il n'a pas ajouté le péché d'impénitence rebelle au don de Dieu et à la grâce de la régénération ou de la réconciliation qui s'opère au sein de l'Eglise par l'Esprit-Saint.

24. De là il suit encore qu'il ne faut pas adopter le sentiment d'après lequel, si l'on est absous de la parole élevée contre te Fils de l'homme, et non pas de la parole proférée contre le Saint-Esprit, c'est parce que le Christ en prenant une chair est devenu Fils de l'homme, et que l'Esprit-Saint l'emporte sur l'humanité, puisque par sa nature il est égal au père et au Fils considéré comme Dieu, c'est-à-dire comme Fils unique de Dieu égal au 'Père et à l'Esprit-Saint. Si en effet cette raison était la véritable, il ne serait fait mention ici d'aucun autre blasphème et on ne présenterait comme rémissible que celui qui attaque le Fils de l'homme considéré uniquement comme homme. Mais il a été dit auparavant : " Tout péché et tout blasphème seront remis aux hommes; " un, autre Evangéliste dit dans

1. Jean, III, 6. — 2. Ibid. XX, 22.

le même sens: " On pardonnera aux hommes " tous les péchés et tous les blasphèmes qu'ils " auront commis; " et des termes aussi généraux comprennent sans aucun doute aussi les blasphèmes proférés contre Dieu le Père. Néanmoins on ne déclare irrémissible que le blasphème contre le Saint-Esprit. Le Père a-t-il donc pris aussi la nature de serviteur pour être inférieur à l'Esprit-Saint? Non assurément; et si après avoir rappelé d'une manière générale tous les péchés et tous les blasphèmes, le Sauveur a parlé spécialement du blasphème qui s'adresse au Fils de l'homme, c'est pour faire entendre que fût-on coupable du péché particulier dont il a parié en ces termes : " Si je n'étais pas venu et que je ne les eusse point enseignés, ils seraient sans péché (1); " de ce péché dont il a montré, dans le même Evangile selon saint Jean, l'affreuse gravité lorsqu'il disait du Saint-Esprit qu'il promettait d'envoyer : " Il convaincra le monde en ce qui touche le péché, la justice et le jugement; le péché, parce qu'ils n'ont pas cru en moi (2) : " si néanmoins le coeur impénitent n'a point prononcé dans sa dureté cette parole contre le Saint-Esprit, il obtiendra même le pardon de ce qu'il aura dit contre le Fils de l'homme.

25. Peut-être demandera-t-on, en cet endroit, s'il n'y a que le Saint-Esprit pour remettre les péchés, et sire Père et le Fils ne les remettent pas également. Nous répondons que le Père et le Fils les remettent aussi. Le Fils en effet dit de son Père : " Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père aussi vous remettra les vôtres; " nous lui disons nous-mêmes dans l'oraison dominicale : " Pardonnez-nous nos péchés (3)." Pour le Fils, il dit de lui-même: " Afin de vous apprendre que le Fils de l'homme possède sur la 'terre le pouvoir de remettre les péchés (4). "

Mais, diras-tu, si le Père, te Fils et le Saint-Esprit remettent les péchés, pourquoi représenter comme un blasphème qui attaque seulement le Saint-Esprit, l'impénitence dont on n'obtiendra jamais le pardon: comme si cette impénitence n'était une résistance qu'au don du Saint-Esprit qui efface les péchés?

Je demanderai à mon tour: Le Christ seul chassait-il les démons? Le Père et l'Esprit-Saint les chassaient-ils également? Si le Christ seul les chassait, comment peut-il dire : " Mon Père, qui demeure

1. I Jean, XV, 22. — 2. Ibid. XVI, 8, 9. — 3. Matt. VI, 14, 9, 12 — 4. Ibid. IX, 6.

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en moi, fait lui-même les oeuvres (1) ? " Ces expressions: " Fait lui-même les oeuvres, " Seul

Ment indiquer que le Fils n'en est pas l'auteur, mais le Père demeurant dans le Fils. Cependant pourquoi dit-il ailleurs : " Mon Père agit sans cesse, et moi j'agis avec lui, " et un peu plus loin : " Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement (2) ? " Quand ailleurs il dit encore : " Si je n'avais pas fait parmi eux des oeuvres que nul autre n'a faites, (3) " il s'exprime comme s'il agissait seul. Or si ce langage suppose que les oeuvres du Père et du Fils sont inséparables; que penser du Saint-Esprit, sinon qu'il agit en même temps? Le Fils ne dit-il pas, dans le passage qui a soulevé le problème que nous discutons, et qui représente le Sauveur chassant les démons : " Si je chasse les démons dans l'Esprit-Saint, c'est une preuve que le royaume de Dieu est arrivé parmi nous? "

26. Ici peut-être on objectera que l'Esprit-Saint est plutôt donné par le Père et le Fils qu'il n'agit de lui-même; et qu'en disant : " Je chasse les démons dans l'Esprit-Saint, " le Christ veut faire entendre qu'il les chassait par l'Esprit-Saint. " Je chasse les démons dans l'Esprit-Saint, " aurait alors le même sens que : Je les chasse par l'Esprit-Saint. Une des locutions habituelles de l'Ecriture est de dire en effet : " Ils ont tué dans le glaive, " au lieu de par le glaive : " Ils ont embrasé dans le feu, " au lieu de par le feu (4); " Jésus prit les couteaux de pierre dans lesquels il voulait circoncire les fils d'Israël (5), " c'est-à-dire avec lesquels il voulait circoncire les fils d'Israël. Avant néanmoins ale nier pour ce motif que le d'Israël, ait une puissance propre, on fera bien de remarquer ces paroles du Seigneur " L'Esprit souffle où il veut (6). " Quant à ces autres de l'Apôtre : " C'est le seul et même Esprit qui produit tous ces dons, " il est à craindre qu'elles ne donnent à penser que le Père et le Fils né les produisent pas également; et néanmoins l'Apôtre a compté parmi ces dons les grâces de guérir et d'opérer des miracles, parmi lesquelles on doit comprendre sûrement l'expulsion des démons. Mais en ajoutant : " Les distribuant à chacun comme il veut (7), " Saint Paul ne montre-t-il par aussi dans l'Esprit-Saint une puissante particulière, inséparable pourtant de la puissance du Père et du Fils?

Si donc ces autorités différentes nous enseignent que les opérations de la Trinité sont des

1. Jean, XII, 10. — 2. Ibid. V, 17, 19. — 3. Ibid. XV, 24. — 4. Ps. LXXIII, 7. — 5. Josué, V, 2, 3. — 6. Jean, III, 8. — 7. II Cor. XII, 11.

opérations inséparables; si l'on ne peut attribuer une opération au Père sans l'attribuer également au Fils et à l'Esprit-Saint, ni une opération au Fils sans qu'elle appartienne au Père et au Saint-Esprit, ni une opération au Saint-Esprit sans la rapporter au Père et au Fils; il est manifeste aux yeux de ceux qui ont la vraie foi ou même quelque intelligence de ces matières, qu'en disant de son Père : " Lui-même fait les oeuvres, " Jésus-Christ rappelle que le Père en est le principe, comme il est le principe des personnes qui agissent avec lui; le Fils, en effet, est né du Père et le Saint-Esprit procède premièrement de ce même Père qui engendre le Fils avec qui l'Esprit-Saint lui est commun. Il est manifeste aussi que ces autres paroles du Sauveur : " Si je n'avais pas fait parmi eux des oeuvres que nul autre n'a faites, " ne signifient pas que le Père et le Saint-Esprit n'agissaient pas alors de concert avec lui, mais, qu'aucun des hommes qui sont représentés comme ayant fait beaucoup de miracles n'a fait ce qu'a fait le Fils de Dieu. Il est manifeste encore que ce témoignage de l'Apôtre : " C'est le seul et même Esprit qui produit tous ces dons, " n'ont pas pour but de montrer que le Père et le Fils ne les produisent pas avec lui; saint Paul veut seulement faire entendre que ces dons ne sont pas l'oeuvre de plusieurs esprits, mais d'un seul, et que malgré la diversité de ses opérations il ne diffère pas de lui-même.

27. Toutefois ce n'est pas sans motif, c'est au contraire avec raison et avec vérité qu'on attribue au Père, et non au Fils ni au Saint-Esprit, d'avoir dit : " Vous êtes mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances (1). " Mais tout en reconnaissant là la voix du Père, nous ne nions pas que le Fils et l'Esprit-Saint aient contribué à former en même temps ce bruit miraculeux descendu du ciel. Car, de ce que le Fils était alors revêtu d'un corps et conversait avec les hommes sur la terre, il ne s'ensuit pas qu’au moment où cette voix divine perça la nuée, il p'était plus dans le sein où son Père l'engendre comme son Verbe unique : il ne serait ni sage ni spirituel de croire que Dieu le Père a produit, sans la coopération de sa Sagesse et de son Esprit, le bruit de ces paroles bientôt évanoui.

Nous avons droit de dire aussi que ce n'est ni le Père ni le Saint-Esprit, mais le Fils qui a marché sur la mer (2); car c'est à lui seul qu'appartenaient

1. Luc, III, 22. — 2. Matt. XIV, 25.

326

et ce corps et ces pieds qui se soutenaient sur les flots. Qui nierait cependant la coopération du Père et du Saint-Esprit à un miracle aussi frappant? Nous disons encore avec autant de vérité que le Fils seul s'est incarné, et non le Père ni l'Esprit-Saint; on aurait tort néanmoins -de nier que le Père et le Saint-Esprit aient contribué à cette incarnation qui n'est que l'incarnation du Fils. Nous enseignons également que ce n'est ni le Père ni lé Fils, mais uniquement le Saint-Esprit qui s'est montré sous forme de colombe et sous forme de langues de feu, et qui a donné à ceux sur qui il s'était reposé, la grâce de publier les grandeurs de Dieu en beaucoup de langues diverses (1) : et pourtant, quoique ce miracle soit propre à l'Esprit-Saint, nous ne saurions y contester la coopération du Père et de son Fils unique.

Ainsi donc et partout la Trinité entière concourt aux oeuvres de l'une des divines personnes ; l'une d'elles agit, les deux autres coopèrent; il y a dans les trois harmonie parfaite d'action, et dans aucune la puissance ne fait défaut pour compléter son oeuvre.

On comprend maintenant pourquoi le Seigneur Jésus chasse les démons par l'Esprit-Saint. La force ne lui manquait pas et il n'implorait pas, comme incapable de réussir tout seul, un secours étranger ; il convenait seulement que l'esprit divisé contre lui-même fût mis en fuite par cet Esprit divin que le Père et le Fils possèdent en eux-mêmes, comme un Esprit unique et sans division aucune.

28. Il convenait donc aussi que les péchés n'étant effacés qu'au sein de l'Église, ils ne le fussent que par le même Esprit qui fait l'union de l'Église. Qu'un homme, en dehors de l'Église, se repente de tous ses péchés, mais non du péché formidable qui le tient éloigné de cette Eglise de Dieu; à quoi lui sert son repentir, puisqu'il suffit, pour pécher contre le Saint-Esprit, de demeurer étranger à cette Eglise, qui a reçu le pouvoir de remettre les péchés dans son sein par la grâce du Saint-Esprit ? Bien que la Trinité entière accorde cette rémission, elle est cependant l'oeuvre propre de l'Esprit-Saint. Cet Esprit est en effet " l'Esprit d'adoption des fils, en qui nous crions : Père, Père, (2) " afin de pouvoir dire à Dieu : " Pardonnez-nous nos péchés (3). — Et nous savons, dit l'Apôtre Jean, " que le Christ demeure en nous, par l'Esprit

1. Matt. III, 16 ; Act. II. 3, 4. — 2. Rom. VIII, 15. —3. Matt. VI, 12.

qu'il nous a donné (1). — Ce même Esprit rend " à notre esprit le témoignage que nous sommes, " les enfants de Dieu (2) ; " car il est l'auteur de la société sainte qui fait de nous le corps unique du Fils unique de Dieu. C'est pourquoi il est écrit : " S'il est donc quelque consolation dans le Christ, " quelque douceur dans la charité, quelque société dans l'Esprit (3)."

C'était pour figurer cette société que l'Esprit-Saint fit parler les langues de tous les peuples aux premiers disciples sur lesquels il descendit. De même en effet que les langues contribuent à l'union des sociétés humaines; ainsi convenait-il que cette société des enfants et des membres du Christ, qui devait s'étendre partout, fût désignée par les langues de toutes les nations; et comme en parlant les divers idiomes on témoignait alors qu'on avait reçu l'Esprit-Saint, ainsi on doit croire l'avoir reçu aujourd'hui, quand on est attaché par le lien de la paix à cette même Eglise qui se répand de tous côtés. Aussi l'Apôtre dit-il : " Appliquez-vous à conserver l'unité d'Esprit par le lien de la paix (4). "

29. Cet Esprit est l'Esprit du Père, car le Sauveur a dit : " Il procède du Père (5) ; " et ailleurs : " Ce n'est pas vous qui parlez, c'est l'Esprit de votre Père qui parle en vous (6). " Il est aussi l'Esprit du Fils. " Dieu, dit l'Apôtre, a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils ; il y crie : Père, Père (7) ; " c'est-à-dire qu'ils nous fait crier : car c'est nous qui crions; mais par lui, par lui répandant la charité dans nos coeurs, puisque sans la charité tout cri n'est qu'un vain cri. C'est ce qui fait dire au même Apôtre : " On n'est pas au Christ, quand on n'a pas son Esprit (8). " Ainsi donc à laquelle des trois adorables Personnes attribuer spécialement l'union de cette grande société, sinon a l'Esprit-Saint qui est commun au Père et au Fils.

30. Ceux qui sont étrangers à l'Église ne possèdent pas cet Esprit ; l'Apôtre Jude l'exprime sans détour quand il dit : " Ce sont des gens qui se séparent eux-mêmes, hommes de vie animale, n'ayant pas l’Esprit (9). " Aussi en s'élevant contre ces esprits, qui, pour des noms d'hommes vivant même dans l'unité de l'Église, fomentaient des schismes, l'Apôtre dit-il entre autres choses : " L'homme animal ne perçoit pas et qui est de l'Esprit de Dieu; c'est folie pour lui

1. I Jean, III, 24. — 2. Rom. VIII, 16. — 3. Philip. II, 1. — 4. Ephés. IV, 3 — 5. Jean, XV, 26. — 6. Matt. X, 20. — 7. Galat. IV, 6. — 8. Rom. VIII, 8. — 9. Jud.19.

et il ne le peut comprendre, parce que c'est par l'Esprit qu'on en doit juger (1)." Il ne perçoit

plus; c'est-à-dire, comme l'explique l'auteur sacré, il n'en a point l'intelligence. Ces sortes de chrétiens sont dans l'Eglise comme de petits enfants ; ils ne sont point spirituels encore, mais charnels; il leur faut du lait et non pas une nourriture solide. " Comme de petits enfants en Jésus-Christ, dit saint Paul, je vous ai abreuvés de lait, je ne vous ai point donné à manger car vous n'en étiez pas capables encore, vous ne l'êtes pas encore non plus. " Cette expression encore n'est pas un terme de désespoir, mais il faut faire effort pour devenir ce qu'on n'est pas encore. " Vous êtes encore charnels, " est-il dit. Pourquoi le sont-ils encore ? " Puisqu'il y a pariai vous jalousie et contention, poursuit l'Apôtre, n'êtes-vous pas charnels et ne vivez-vous pas humainement? " Et mettant la plaie de plus en plus à nu : " Puisque l'un dit : Je suis à Paul ; un autre : Et moi à Apollo ; n'êtes-vous pas des hommes ? Qu'est donc Apollo ? et qu'est Paul ? Des ministres de Celui en qui vous avez cru (2). "

Paul donc et Apollo vivaient de concert dans l'unité de l'Esprit et le lien de la paix. Cependant pour avoir voulu les désunir, en faire des hommes de parti, s'enflammer pour l'un aux dépens de l'autre, ces Corinthiens sont traités à la fois d'hommes charnels, de vie animale, incapables de percevoir ce qui est de l'Esprit de Dieu. Comme, toutefois, ils ne sont pas séparés de l'Église, ils sont traités de petits enfants en Jésus-Christ. L'Apôtre aurait voulu les voir des Anges ou des dieux; et il leur reprochait de n'être que des hommes, c'est-à-dire de rechercher dans leurs disputes, non pas les choses divines, mais les choses humaines. Mais à ceux qui sont séparés de l’Eglise, il ne dit pas qu'ils ne perçoivent point ce qui est de l'Esprit de Dieu; il craindrait qu'on n'entendit ici le défaut d'intelligence, il dit seulement qu'ils ne possèdent pas l’Esprit. Car de ce qu'on possède une chose, il ne s'ensuit pas qu'on en ait en même temps l'intelligence.

31. L'Esprit-Saint est donc dans ces petits enfants en Jésus-Christ, qui demeurent dans l'Eglise, dont la vie est encore animale, charnelle, qui sont incapables de percevoir, en d'autres termes, de savoir et de comprendre ce qu'ils possèdent. Eh! comment seraient-ils enfants en

1. Cor. II, 14. — 2. I Cor. III, 1-5.

Jésus-Christ, s'il ne leur était arrivé de renaître de l'Esprit-Saint

Qu'on ne s'étonne pas d'ailleurs si l'on ne sait pas toujours ce que l'on possède. Sans parler ici de la divinité et de l'unité de la toute puissante et immuable Trinité, est-il si facile à chacun de comprendre scientifiquement la nature de l'âme? Qui pourtant n'a pas d'âme? Pour connaître enfin de la manière la plus indubitable que les petits enfants en Jésus-Christ possèdent l'Esprit de Dieu saris percevoir néanmoins ce qui est de l'Esprit de Dieu, considérons comment l'Apôtre Paul les réprimande un peu plus loin : " Ignorez-vous, dit-il, que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous (1). " Assurément il ne parlerait pas de la sorte aux membres séparés de l'Église, puisqu'il a dit d'eux qu'il n'avaient pas cet Esprit.

32. Mais il faut bien se garder de considérer comme appartenant à l'Église, à cette grande société que forme l'Esprit-Saint, celui qui se mêle extérieurement, mais hypocritement, aux brebis du Christ. " Car l'Esprit-Saint, qui enseigne la sagesse, fuit le déguisement (2). " De là vient qu' après avoir reçu le baptême dans les communions, ou plutôt dans les désunions hérétiques ou schismatiques, mais sans avoir pu renaître de l'Esprit, ressemblant ainsi à Ismaël, fils d'Abraham selon la chair, et non à Isaac, son fils selon l'Esprit, parce qu'il était le fils de la promesse ; lorsqu'on rentre dans l'Église catholique et qu'on se réunit à cette société formée par l'Esprit divin, que sans doute on ne possédait pas en dehors, on ne réitère point le baptême extérieur ; car on avait, même dans la séparation, cette forme de religion; mais on reçoit ce qui ne peut se donner qu'au sein de l'Église, l'unité de l'Esprit par le lien de la paix. Telle était, avant qu'ils devinssent catholiques, la situation de ces hommes dont l'Apôtre dit : " Qu'ils avaient une forme de religion, mais qu'ils en repoussaient la vertu (3). " Une branche peut avoir la forme extérieure du sarment sans appartenir réellement à la vigne; peut-elle puiser ailleurs que sur le cep la sève intérieure que communique la racine? Ainsi peut-on voir dans les Sacrements visibles qu'emportent avec soi et que célèbrent ceux mêmes qui sont séparés du corps de Jésus-Christ, le signe extérieur de la piété chrétienne; mais il est aussi impossible à ces hommes d'avoir en eux la vertu intérieure

1. II Cor. III, 16. — 2. Sag. I, 15. — 3. Ga1at. VI, 28, 29. — 4. II Tim. III, 5.

328

et spirituelle de la religion, qu'à un membre séparé du corps de demeurer sensible.

33. Ceci une fois constaté, comme la rémission ne se donne que par le Saint-Esprit, il en résulte qu'elle ne s'obtient que dans l'Église qui possède le Saint-Esprit. La rémission des péchés fait réellement que le prince du péché, que l'esprit divisé contre lui-même, ne règne plus en nous; que délivrés de la tyrannie de l’esprit impur, nous devenons ensuite le temple de l'Esprit Saint, et que Celui qui nous purifie en nous octroyant le pardon, devient notre hôte pour nous aider à pratiquer, à accroître et à accomplir la justice dans toute sa perfection. Aussi, dès son premier avènement, lorsque ceux qui l'avaient reçu parlaient les langues de tous les peuples et que Pierre s'adressait aux témoins étonnés de cette scène, " ils furent touchés de componction en leur coeur, et ils dirent à Pierre et aux autres Apôtres : Que ferons-nous, frères? Montrez-le nous. Pierre alors leur répondit : Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom de Jésus-Christ pour la rémission de vos péchés; et vous recevrez le don de l'Esprit Saint (1). "

On vit donc ces deux choses dans 1'Eglise, savoir, la rémission des péchés et la réception du don qui communiquait le Saint-Esprit. Si ce fut au nom du Christ, c'est que lui-même avait dit, en promettant l'Esprit-Saint : " Le Père l'enverra en mon nom (2). " L'Esprit-Saint, en effet, n'habite nulle part sans le Père et le Fils, comme le Fils ne réside nulle part sans le Père et l'Esprit, ni le Père nulle part sans les autres personnes. Elles ne sauraient habiter séparément puisque toujours elles agissent ensemble. On les énonce séparément, néanmoins, à l'aide des signes créés, et non en les considérant dans leur nature; par exemple, en articulant l'une après l'autre des syllabes qui occupent des temps déterminés, sans que les divines personnes soient elles-mêmes séparées par aucun laps de temps. On ne peut en effet les nommer jamais ensemble, bien que jamais elles ne puissent être qu'ensemble.

Mais, comme nous l'avons remarqué déjà plusieurs fois, si la rémission des péchés qui renverse et dissipe la tyrannie de l'esprit divisé contre lui-même, si la société formée par l'unité de l'Église de Dieu, en dehors de laquelle il n'y a point pardon des fautes, sont considérées

1. Act. II, 37, 38. — 2. Jean, XIV, 26.

comme l'oeuvre produite spécialement par le Saint-Esprit, avec le concours du Père et du Fils; c'est que l'Esprit-Saint est en quelque sorte le lien spécial du Père et du Fils. Le Père effectivement n'est pas commun au Fils et au Saint-Esprit, puisqu'il n'est pas le Père de l'un et de t'autre ; le Fils à son tour n'est pas commun au Père et à l'Esprit-Saint, puisqu'il n'est pas le Fils de tous deux; au lieu que le Saint-Esprit étant l'Esprit du Père et du Fils, est commun au Père et au Fils.

34. Ainsi donc, tout homme coupable d'impénitence contre l'Esprit à qui l'Église doit son unité et son harmonie, n'en obtiendra jamais lé pardon, parce qu'il s'est fermé la demeure oit le pardon s'octroie; il mérite d'être condamné avec l'Esprit toujours divisé contre lui-même, pour s'être opposé à l'Esprit-Saint en qui ne règne jamais aucune division. C'est ce que nous enseignent les textes mêmes de l'Evangile, si nous les méditons avec soin.

D'après saint Luc effectivement, ce n'est pas en répondant à l'accusation de ne chasser les démons que par le prince des démons, que notre Seigneur déclare irrémissible le blasphème contre le Saint-Esprit; ce qui prouve qu'il a enseigné cela plus d'une fois. Il n'en faut pas moins examiner avec soin en quelle circonstance il a tenu ce langage. Il parlait de ceux qui le confesseraient ou qui le renieraient devant les hommes. " Je vous l'assure, dit-il, quiconque m'aura confessé devant les hommes, le Fils de l'homme aussi le confessera devant les Anges de Dieu; mais qui m'aura renié devant les hommes, sera renié devant les Anges de Dieu. " Afin toutefois de ne pas désespérer l'Apôtre Pierre qui l'a renié jusqu'a trois fois devant les hommes, il ajoute aussitôt : " Si quelqu'un parle contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné; mais il ne sera point pardonné à celui qui aura blasphémé contre l'Esprit-Saint (1) ; " c'est-à-dire qui se sera rendu coupable de ce blasphème d'impénitence qui empêche la rémission des, péchés accordée dans l'Église par le Saint-Esprit, Tel ne fut pas le blasphème de Pierre, puisqu'il se repentit bientôt en pleurant amèrement (2); puisqu'il triompha de l'esprit de division qui avait demandé à le tourmenter et contre qui le Seigneur le protégea en, demandant que sa foi ne défaillît point (3); puisqu'enfin il reçut sans résistance l'Esprit-Saint qui lui accorda, outre

1. Luc, XIII, 8-10. — 2. Matt. XXVI, 69-75. — 3. Luc, XXII, 31, 32,

329

son pardon, la grâce de prêcher et d'accorder la rémission des péchés.

35. Mais d'après le récit des deux autres Evangélistes, ce qui amena le Sauveur à exprimer cette pensée sur le blasphème contre le Saint-Esprit, c'est qu'il venait de parler de l'esprit impur divisé contre lui-même. Où avait effectivement accusé le Seigneur de chasser les démons au nom du prince des démons; il répondit qu'il les chassait au nom de l'Esprit-Saint ; de cette sorte, l'Esprit d'union vainc et met en fuite l'esprit de division, tandis qu'on se perd éternellement avec ce dernier en refusant la paix offerte par l'Esprit d'unité. Voici le texte de saint Marc : " En vérité je vous le dis, tous les péchés seront remis aux hommes, et même les blasphèmes dont ils se seront rendus cou" gables ; mais celui qui aura blasphémé contre " l'Esprit-Saint, n'en aura jamais le pardon, " il demeurera chargé d'un péché éternel (1). " Après avoir rapporté ces paroles du Seigneur, l'historien ajoute en son nom propre : " C'est qu'on disait: Il est possédé d'un esprit impur (2). " Cette réflexion est destinée à montrer que le motif pour lequel Jésus parla ainsi, venait de ce qu'on l'avait accusé de chasser les démons au nom de Béelzébud leur prince. Ce blasphème, sans doute, n'était pas irrémisible, puisqu'on en obtient le pardon en en faisant bonne pénitence; mais ce qui porta, comme je l'ai remarqué, le Sauveur à exprimer ce sentiment, c'est qu'il avait été question de l'esprit immonde que le Seigneur montre divisé contre lui-même, au lieu que le Saint-Esprit non-seulement ne l'est. point, mais encore unit entre eux tous ceux qu'il attire à lui en leur remettant leurs péchés et.en habitant en eux après les avoir purifiés; afin de réaliser ce qui est écrit aux Actes des Apôtres : " La multitude des croyants n'avait qu'un coeur et qu'une âme (3). "

On ne résiste à cette offre du pardon qu'en y opposant la dureté d'un coeur impénitent. Ailleurs en effet les Juifs ayant encore accusé le Seigneur d'être possédé par le démon (4), il ne leur dit rien du blasphème contre le saint-Esprit, parce que leur langage sur cet esprit impur ne pouvait servir à leur prouver qu'il était divisé contre lui-même, comme ce qu'ils dirent de Béelzébud, à qui ils attribuaient le pouvoir de chasser les démons,

1. Marc, III, 28, 29. — 2. Ib. 30. — 3. Act. IV, 3l. — 4. Jean, VII, 20 ; VIII, 48.

36. Mais on voit bien plus clairement, en lisant saint Matthieu, ce que voulait faire entendre le Seigneur, savoir qu'on parle contre l'Esprit-Saint quand on résiste avec un coeur impénitent à l'unité de l'Eglise où s'accorde par le Saint-Esprit la rémission des péchés. Ceux-là en effet, je l'ai déjà dit, n'ont pas l'Esprit-Saint, qui emportant avec eux et administrant les sacrements du Christ, sont séparés de son Eglise. Le Sauveur donc, après avoir observé que Satan serait divisé contre Satan et que lui-même ne chassait les démons qu'au nom du Saint-Esprit qui n'est pas divisé contre lui-même comme l'esprit mauvais, ajoute aussitôt dans l'intention de montrer que, malgré les sectes qui se forment sous son nom en dehors de son bercail, son royaume n'est pourtant pas divisé contre lui-même: " Qui n'est pas avec moi est contre moi, et qui ne recueille pas avec moi dissipe. " Ainsi donc renie comme lui appartenant tous ceux qui en recueillant sans lui ne recueillent pas mais dissipent. Il poursuit : " Aussi je vous le déclare, on pardonnera aux hommes toute espèce de péché et de blasphème mais non le blasphème contre le Saint-Esprit." Que veut dire ceci ? Que le seul blasphème contre l'Esprit-Saint ne sera pas effacé, parce que n'être pas avec le Christ c'est être contre, et ne recueillir pas avec lui c'est dissiper ? Oui certainement; car ne pas recueillir avec lui, quoiqu'on l'entreprenne sous son nom, c'est n'avoir pas l'Esprit-Saint.

37. Voilà, voilà ce qui nous fait voir absolument que la rémission de tout péché et de tout blasphème n'est possible qu'au sein de la société chrétienne qui ne dissipe point, parce qu'elle est formée par l'Esprit-Saint qui n'est pas divisé comme l'est l'esprit immonde. Aussi ces autres communions ou plutôt ces autres désunions qui se nomment les Eglises du Christ, qui sont divisées et opposées l'une à l'autre et de plus ennemies de la société où règne l'unité, c'est-à-dire de la véritable Eglise, n'appartiennent pas à la communauté formée par le Fils de Dieu, quoiqu'elles semblent porter son nom. Elles lui appartiendraient si l'Esprit-Saint qui forme cette société, était un Esprit de division. Mais il n'en est point ainsi, puisque n'être pas avec le Christ c'est être contre lui, et que ne pas recueillir avec lui, c'est dissiper. Il s'ensuit qu'on obtiendra la rémission de tout péché et de tout blasphème dans la société que forme le Christ par l'Esprit-Saint, l'Esprit d'union.

330

Quant au blasphème contre l'Esprit-Saint lui-même, quant à ce blasphème qui fait que l'on résiste avec un coeur impénitent jusqu'à la fin de cette vie, à ce Don ineffable et divin, il est irrémissible. Fût-on rebelle à la vérité jusqu'à lutter contre l'enseignement que Dieu nous adresse non par le ministère des prophètes mais par l'organe de son Fils unique, à qui il a ordonné de devenir Fils de l'homme pour nous parler par sa bouche ; on en obtiendra le pardon pourvu que l'on se repente et que l'on s'attache à la divine Bonté. Plus désireux en effet de la conversion et de la vie du pécheur que de sa mort (1), le Seigneur a donné l'Esprit-Saint à son Eglise afin que les péchés fussent remis à qui elle les remettrait en son nom. Mais avoir en aversion cette grâce jusqu'à ne la demander point avec un coeur pénitent, jusqu'à y opposer même l'opiniâtreté de l'impénitence, c'est un crime impardonnable, non point précisément parce que c'est un crime, si grand qu'il soit, mais parce que c'est un mépris du pardon, une résistance même à cette grâce, une parole contre le Saint-Esprit.

On pèche ainsi contre lui, lorsque jamais on ne quitte une secte pour rentrer dans la société qui a reçu l'Esprit-Saint, afin d'effacer les péchés. Mais fut-on reçu dans cette société par un mauvais ecclésiastique, par un réprouvé et un hypocrite, pourvu néanmoins qu'il soit ministre

1. Ezéch. XXXIII, 11.

catholique et que soi-même on agisse avec sincérité, on y reçoit par la vertu du Saint-Esprit le pardon de ses péchés. Car aujourd'hui même, que la sainte Eglise est foulée comme le serait l'aire où la paille se mêle au bon grain, l'Esprit de Dieu y agit de manière à ne rejeter aucun aveu sincère; à n'être dupe d'aucune hypocrisie et à fuir les réprouvés sans laisser toutefois d'employer leur ministère à recueillir les élus.

Le seul moyen d'empêcher le blasphème de devenir impardonnable, est donc d'éviter l'impénitence du coeur et de ne croire à l'efficacité du repentir qu'au sein de l'Eglise, où s'accorde le pardon dès péchés et où l'on maintient l'union de l'Esprit par le lien de la paix.

38. Autant que je l'ai pu, si toutefois j'ai pu quelque chose, j'ai traité par la miséricorde et avec le secours du Seigneur, cette ardue question. Ce que toutefois je n'ai su comprendre parmi tant de difficultés, on doit l'attribuer, non pas à la vérité, qui exerce avec fruit, même en se cachant, les esprits religieux ; mais à ma faiblesse, qui aura manqué de comprendre ou de bien exprimer. S'il est néanmoins des vérités que nous avons pu saisir par là pensée et expliquer parla parole, rendons en grâces à Celui à qui nous avons demandé, près de qui nous avons cherché et frappe, afin d'obtenir de quoi nous nourrir dans la méditation et de quoi vous servir dans le discours.

 

 

 

 

SERMON LXXII. LES BONS ARBRES (1).

ANALYSE. — Notre-Seigneur veut que nous travaillions à devenir de bons arbres. Ce qui fait comprendre la nécessité de ce commandement, c'est que 1° un arbre mauvais ne saurait porter de bons fruits. Aussi, 2° Jésus-Christ est venu travailler à nous rendre bons. 3° Il nous menace de la mort éternelle si pour le devenir, nous ne profitons pas des délais que nous accorde sa bonté. 4° N'est-il pas incompréhensible que l'homme ne veuille rien avoir que de bon et que toutefois il ne cherche pas à devenir bon lui-même? Qu'il, s'attache donc à Dieu, source de bonté. 5° Les calamités présentes doivent nous servir d'avertissement sérieux.

1. Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a avertis d'être de bons arbres afin de pouvoir porter de bons fruits. " Ou rendez l'arbre bon et son fruit bon, dit-il; ou rendez l'arbre mauvais et son fruit mauvais; car c'est par le fruit qu'on connaît l'arbre. " Dans ces mots : " Ou rendez l'arbre bon et son fruit bon, " il y a, non point un avis; mais un précepte salutaire que nous sommes obligés d'accomplir. Et dans ces autres : " Rendez l'arbre

1. Matt. XII, 33.

mauvais et son fruit mauvais, " il n'y a pas un précepte à accomplir, mais l'avis d'être sur ses gardes. Car cet avis s'adresse à. ces hommes qui croyaient, tout mauvais qu'ils étaient, pouvoir bien parler ou bien agir. Cela ne se peut, dit le Seigneur Jésus. Pour changer la conduite, il faut d'abord changer l'homme. Si celui-ci reste mauvais, il ne peut bien agir : et s'il est bon, il ne saura agir mal.

2. Or qui a été trouvé bon par le Seigneur, (331) lorsque le Christ est mort pour les impies (1) ? Il n'adonc rencontré que des arbres mauvais; mais il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu s'ils croyaient en son nom (2). Ainsi quiconque est bon aujourd'hui, c'est-à-dire est un bon arbre, a d'abord été trouvé mauvais et est devenu bon. Ah. ! s'il avait voulu, en venant parmi nous, arracher tous les mauvais arbres, en resterait-il un seul qui ne méritât d'être déraciné? Mais il est venu l'aire miséricorde, afin d'exercer ensuite la justice, ainsi qu'il est écrit " Je chanterai, Seigneur, votre miséricorde et votre justice (3). " Aussi a-t-il accordé aux croyants la rémission de leurs péchés sans vouloir même revenir avec eux sur les comptes passés. Il a fait d'eux de bons arbres ; il a détourné la cognée et apporté la paix.

3. C'est de cette cognée que parle Jean quand il dit : " Déjà la cognée est mise à la racine des arbres. Tout arbre qui ne produit pas de bon fruit, sera coupé et jeté au feu (4)." C'est de cette cognée que menace le père de famille, lorsqu'il dit dans l'Evangile : " Voilà trois ans que je viens voir cet arbre, sans y trouver de irait. Je dois maintenant rendre libre la place. Qu'on le coupe donc. " Le vigneron intercède : " Seigneur, dit-il, laissez-le encore cette année; je vais creuser tout autour et y mettre une charge de fumier. Vous serez content, s'il porte du fruit ; s'il n'en porte pas, vous viendrez et l'abattrez (5).

Le Seigneur, en effet, a visité le genre humain comme pendant trois ans, c'est-à-dire à trois époques déterminées. La première époque précède la loi; la seconde est celle de la loi, et la troisième est l'époque actuelle de la grâce. Si le Seigneur n'avait point visité le genre humain avant la loi, comment expliquerait-on la justice d'Abel, d'Enoch, de Noë, d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, dont il a voulu être nommé le Seigneur, comme s'il n'était le Dieu que de ces trois hommes, lui à qui toutes les nations appartiennent ? " Je suis, dit-il, le Dieu d'Abraham, et d'Isaac et de Jacob (6). " Et s'il ne nous avait point visités sous la loi, aurait-il donné cette loi ? Ce père de famille est venu aussi après la loi ; il a souffert, il est mort, il est ressuscité, il a fait prêcher l'Evangile dans tout l'univers ; et il reste encore quelque arbre stérile! Il est encore une portion de l'humanité qui ne se corrige point! Le jardinier se fait médiateur ; l'Apôtre prie

1. Rom. V, 6. — 2. Jean, I, 12. — 3. Ps. C, 1. — 4. Matt. III, 10. — 5. LUC, XII, 7-9. — 6. Exod. III, 14.

pour le peuple: " Je fléchis pour vous, dit-il, les genoux devant le Père, afin qu'enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre, avec tous les saints, quelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la profondeur, et acquérir aussi la science suréminente de la charité du Christ, pour être remplis de toute la plénitude de Dieu (1). " En fléchissant ainsi les genoux devant le Père de famille, il demande que nous ne soyons pas déracinés.

Puisque ce Père de famille viendra nécessairement, faisons en sorte qu'il trouve en nous des arbres féconds. On creuse autour de l'arbre par l'humilité d'un coeur pénitent, attendu qu'on ne peut creuser sans descendre. Le fumier figure l'abjection à laquelle se livre le repentir. Est-il en effet rien de plus abject que le fumier.

Et pourtant, est-il rien qui rapporte plus, si l'on en fait bon usage?

4. Que chacun donc devienne un bort arbre, et qu'on ne s'imagine pas porter de bons fruits en restant arbre mauvais. Il n'y a de bons fruits que sur les bons arbres. Change ton coeur et tu changeras de conduite. Arraches-en la cupidité et plantes-y la charité. De même que la cupidité est la racine de tout mal (2), la racine de tout bien est la charité.

Pourquoi alors, pourquoi des hommes murmurent-ils, disputent-ils entre eux et disent-ils Qu'est-ce que le bien ? — Ah! si tu savais ce que c'est que le bien! Le bien véritable n'est pas ce que tu voudrais avoir, mais ce que tu ne veux pas être. Tu voudrais avoir la santé du corps; c'est un bien sans doute, mais ce n'est pas un grand bien, car le méchant l'a aussi. Tu veux avoir de l'or et de l'argent ; j'en dis autant, c'est un bien, vrais à la condition que tu en feras un bon usage. Et tu n'en feras pas un bon usage, si tu n'es bon toi-même. D'où il suit que l'or et l'argent sont un mal pour les méchants et un bien seulement pour les bons. Ce n'est pas que l'or et l'argent rendent ceux-ci bons; mais ils ne sont employés à.un bon usage que pour être tombés entre les mains des bons. Tu veux de l'honneur; c'est un bien, ruais à condition encore que tu en feras un sage emploi. Combien y ont trouvé leur ruine ! Et pour combien a-t-il été un instrument de bonnes oeuvres !

5. Ainsi donc, s'il est possible, sachons mettre de la différence entre ces diverses sortes de biens, puisqu'il est aujourd'hui question de bons arbres.

1. Ephés. III, 14-19. — 2. I Tim. VI, 10.

332

Or il n'est rien dont chacun doive ici s'occuper davantage que de tourner ses regards sur lui-même, de s'examiner, de se juger, de se sonder, de se chercher et de se trouver; que de détruire ce qui lui déplait, que de souhaiter et de planter ce qui lui plait. Comment être avide des biens extérieurs, lorsqu'on est vide des biens meilleurs ? Qu'importe d'avoir la bourse pleine, quand la conscience est vide? Tu veux des biens sans vouloir être bon ! Ne comprends-tu pas que tu dois rougir de ce que tu possèdes, si dans ta maison tout est bien excepté toi ? Que veux-tu avoir de mauvais? Dis-le moi. Rien absolument; ni épouse, ni fils, ni fille, ni serviteur, ni servante, ni campagne, ni tunique, ni même chaussure. Et tu veux toutefois mener une mauvaise vie ! Je t'en conjure, élève ta vie au dessus de ta chaussure. Tout ce que rencontrent tes regards autour de toi, est élégant, beau et agréable pour toi : toi seul restera laid et, hideux Ah ! si ces biens dont ta maison est pleine, si ces biens dont tu as convoité la possession et dont tu redoutes la perte, pouvaient te répondre, ne te crieraient-il pas: Tu veux que nous soyons bons et nous aussi nous voulons avoir un bon traître? Mais ils crient silencieusement contre toi devant ton Seigneur : Vous lui avez, disent-ils, accordé de bonnes choses, et lui reste mauvais! Que lui importe ce qu'il a, puisqu'il n'a pas l'auteur de tout ?

6. Ces paroles touchent ici quelque coeur; livré peut-être à la componction il demande ce que t'est que le bien, quelle en est la nature, l’origine. Tu l'as donc bien compris, c'est de cela que tu dois t'enquérir. Eh bien ! je répondrai à ta question et je dirai : Le bien est ce que tu ne saurais perdre malgré toi. Tu peux, malgré toi, perdre ton or, et ta demeure et tes honneurs et la santé même ; mais le bien qui te rend bon, tu ne peux ni l'acquérir, ni le perdre malgré toi.

Quelle est maintenant la nature de ce bien? Nous trouvons dans un psaume un grand enseignement, c'est peut-être ce que nous cherchons. " Enfants des hommes, y est-il dit, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? " Jusques à quand cet arbre demeurera-t-il stérile ? " Enfants des hommes, jusques à quand serez vous appesantis de cœur ? " Que signifie, " Appesantis de cœur ? — Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez vous le mensonge? " Venant ensuite au fond même de la question " Sachez que le Seigneur a glorifié son Saint (1). " Déjà en effet le Christ est venu, déjà il est glorifié, il est ressuscité et monté au ciel, déjà son nom est célébré par tout l'univers : " Jusques à quand serez-vous appesantis de coeur? N'est-ce pas assez du passé? Et maintenant que ce Saint est glorifié, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti ? " Les trois ans écoulés, qu'avez-vous à attendre, sinon la cognée? " Jusques à quand serez-vous appesantis de cœur ? Pourquoi aimez-vous la vanité et recherchez-vous le mensonge ? " Même après la glorification du Saint, du Christ, on s'attache encore à la vanité, encore à l'inutilité, encore à l'ostentation, encore à la frivolité! La vérité se fait entendre et l'on court encore après la vanité ! " Jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti? "

7. C'est avec justice que le monde endure de si cruels fléaux; car il connaît aujourd'hui la parole de son Maître. " Le serviteur qui ne sait pas la volonté de son maître, est il écrit, et qui fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups. " Pourquoi ? Afin de l'exciter à rechercher cette volonté. Tel était le monde avant que le Seigneur glorifiât son Saint; c'était un serviteur ignorant la volonté de son Maître; aussi recevait-il peu de coups. Mais aujourd'hui et depuis que Dieu a glorifié son Saint, le serviteur qui connaît la volonté de son Maître et qui ne l'accomplit point, recevra un grand nombre de coups. Est-il donc étonnant que le monde soit si fort châtié ? C'est un serviteur qui connaît les intentions de son maître et qui fait des choses dignes de châtiment. Ah! qu'il ne se refuse pas aux nombreuses afflictions qu'il mérite (2) ; car s'il ne veut pas écouter son précepteur, Il trouvera justement en lui un vengeur. Qu'il ne murmure pas contre la main qui le frappe, qu'il se reconnaisse digne de châtiment ; c'est le moyen de mériter la miséricorde divine, par Jésus-Christ, qui vit et règne avec Dieu le Père et avec l'Esprit-Saint dans les siècles des siècles. Amen.

1. Ps IV, 3, 4. — 2. Luc XII, 48, 47.

 

 

 

SERMON LXXIII. LE BON GRAIN ET L'IVRAIE (1).

ANALYSE. — Saint Augustin avait expliqué, la veille, la parabole de la semence. Il dit aujourd'hui que la parabole de l'ivraie et du bon grain a le même sens; car les paraboles permettent de représenter la même idée sous des termes différents. Il termine en engageant l'ivraie, c'est-à-dire les mauvais chrétiens, à devenir de boit grain, et en invitent les bons chrétiens à la patience.

1. Hier et aujourd'hui nous avons entendu, de la bouche de Notre-Seigneur Jésus-Christ, une parabole de semeur. Vous qui étiez présents hier, réveillez aujourd'hui vos souvenirs. Il était question hier de ce semeur qui, en répandant sa semence, en laissa tomber une partie dans le chemin, ou elle fut recueillie pair les oiseaux; une antre dans les endroits pierreux, où elle fut desséchée par la chaleur; une autre au milieu des épines, où elle fut étouffée sans pouvoir porter d'épis; unie antre enfin dans la bonne terre, où elle rapporta cent, soixante, et trente pour un (2). C'est encore aujourd'hui une parabole de semeur, le Seigneur nous y montre un homme qui a semé de bon grain dans son champ. Or pendant que l'on dormait, l'ennemi vint et sema de l'ivraie par dessus. On ne s'en aperçut point quand tout était en herbe; mais sitôt qu'on put distinguer les bons épis, on reconnut aussi l'ivraie à la vue de cette ivraie mêlée en grand nombre au bon grain, les serviteurs du père de famille se fâchèrent, et voulurent l'arracher; on ne le permit pas, mais on leur dit: " Laissez croître à l'un et l'autre jusqu'à la moisson. "

Cette nouvelle parabole a été également expliquée par Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le semeur de bon grain, c'est lui-même ; le diable est l'homme ennemi qui a semé l'ivraie; la fin du siècle est le temps de la moisson, et le champ, le monde tout entier. Mais qu'ajoute-t-il ? "A l'époque de la moisson je dirai aux moissonneurs : amassez d'abord l'ivraie pour la brûler; puis recueillez mon grain et le mettez au grenier. " Pourquoi cet empressement, ô serviteurs pleins de zèle ? Vous voyez l'ivraie parmi le froment, les mauvais chrétiens parmi les bons et vous voulez les extirper. Cessez, nous ne sommes pas à la moisson. Elle viendra, et puissiez-vous alors être de bons grains! Pourquoi vous lâcher ? Pourquoi souffrir avec peine que les méchants soient mêlés aux bons? Ils peuvent être

1. Matt. XIII, 24-30, 38-43. — 2. Matt. XIII, 2-23.

confondus avec venus ducs le champ, ils ne le seront pas au grenier.

2. Vous savez qu'il a été parlé hier de trois endroits où ne profite point la semence; le chemin, les pierres et les épines. Voilà l'ivraie, c'est dans une autre parabole un autre nom donné à la même chose. Car, lorsqu'il est question de similitudes et non du sens propre, on n'exprime que la ressemblance de la vérité, et non la vérité même. Je n'ignore point que quelques uns savent cela ; mais nous parlons pour tous.

Ainsi donc dans les choses sensibles un chemin est un chemin, un endroit pierreux est un endroit pierreux et des épines sont des épines; il n'y faut voir que cela, car les mots sont pris ici dans leur sens propre. Mais dans les paraboles et les comparaisons, un même objet peut être désigné par des noms différents, et c'est ce que m'a permis de vous dire que le chemin dont il est parlé dans l'Évangile, ainsi que l’endroit pierreux et l'endroit couvert d'épines désignent les mauvais chrétiens, désignés aussi par l'ivraie. Le Christ ne porte-t-il pas à la fois les noms d'agneau et de lion ? S'il s'agit de troupeaux et d'animaux sauvages, on ne doit voir dans l'agneau qu'un agneau et dans le lion qu'un lion mais le Christ est l'un et l'autre. Dans la première acception, c'est le sens propre : c'est le sens figuré dans celle-ci.

Il arrive même que dans ce sens figuré les êtres les plus opposés portant le même nom. Qu'y a-t-il de plus opposés entre eux que le Christ et le démon ? Le Christ et le démon, néanmoins, sont appelés l'un et l'autre lion. Au Christ est donné ce nom : " Le lion de la tribu de Juda a vaincu (1). " Au démon également : " Ne savez-vous que votre ennemi, le diable, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant à dévorer. (2) " Ce nom désigne ainsi le Christ et le diable : le Christ, à cause de sa force, le diable à cause de sa férocité; le Christ à cause de ses victoires, le

1. Apoc. V, 5. — 2. I Pierre, V, 8.

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diable à cause de ses ravages. Ce même démon est encore représenté comme un reptile, c'est l'antique serpent (1) : s'ensuit-il que notre Pasteur nous ordonne d'imiter ce serpent quand il nous dit: " Soyez simples comme des colombes et rusés comme des serpents (2) ? "

3. Hier donc je me suis adressé au chemin, aux lieux pierreux et aux lieux couverts d'épines, et je leur ai dit: Changez puisque vous le pouvez, retournez avec la charrue ce terrain durci, jetez les pierres de ce champ, arrachez-en les épines. N'ayez point ce coeur endurci où meurt aussitôt la parole de Dieu. Ne soyez point cette terre légère où la charité ne saurait enfoncer ses racines. Gardez-vous, d'étouffer par les soins et les passions du siècle, la bonne semence que nous répandons en vous par nos travaux. Car c'est le Seigneur qui sème et nous ne sommes que ses ouvriers. Soyez une bonne terre, vous disions-nous hier, et aujourd'hui nous répétons à tous: Que l'un donne cent, l'autre soixante et l'autre trente pour un. L'un produit plus que l'autre, mais tous ont droit au grenier.

Voilà ce que nous disions hier. Je m'adresse aujourd'hui à l'ivraie. Cette ivraie désigne des brebis du troupeau. O mauvais chrétiens ! ô vous qui fatiguez par votre mauvaise conduite l'Église que vous remplissez! corrigez-vous avant l'époque de la moisson, ne dites pas : " J'ai péché, et que m'est-il advenu de fâcheux ? (3) " Dieu n'a rien perdu de sa puissance ; mais il exige que tu fasses pénitence. C'est ce que je dis aux pécheurs, qui pourtant sont chrétiens; c'est ce que je dis à l'ivraie. Car ils sont dans le champ du Père de famille, et il peut se faire qu'ivraie aujourd'hui, demain ils soient bon grain. Pour ce même motif je m'adresse aussi au froment.

4. O chrétiens qui vivez saintement! vous êtes en petit nombre et vous soupirez, vous gémissez au sein de la multitude. L'hiver passera, viendra

1. Apoc. XII, 9. — 2. Matt. X, 6. — 3 Eccli. V, 4.

l'été et voici bientôt la moisson. Les Anges viendront avec le pouvoir de faire la séparation et dans l'impuissance de se tromper. Pour nous, nous ressemblons aujourd'hui à ces serviteurs qui disaient: " Voulez-vous que nous allions l'arracher ? " Nous voudrions en effet, s'il était possible, qu'il ne restât aucun méchant parmi les bons. Mais il nous a dit: " Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson. " Pourquoi ? Parce que vous pourriez vous tromper. Aussi écoutez " Dans la crainte qu'en voulant arracher l'ivraie vous n'arrachiez aussi le froment. " Que faites-vous avec cette noble ardeur ? N'allez-vous point ravager ma moisson ? Les moissonneurs viendront, c'est-à-dire les Anges, comme l'a expliqué le Sauveur. Nous sommes des hommes, les Anges sont les moissonneurs. Il est vrai, si nous achevons notre course, nous serons égaux aux anges de Dieu; mais aujourd'hui que nous noirs fâchons contre les méchants, nous sommes encore des hommes, et nous devons prêter l'oreille à ces mots : " Que celui donc qui se croit debout prenne garde de tomber (1). "

Croyez-vous, mes frères, que l'ivraie ne s'élève pas jusqu'à l'abside (2)? Croyez-vous qu'il n'y en ait qu'en bas et point en haut? Plaise à Dieu que nous n'en soyons pas nous-même! " Mais peu m'importe d'être jugé par vous (3). " Oui, je le déclare à votre charité : il y a dans les absides du froment et de l'ivraie, du froment aussi et de l'ivraie parmi le peuple. Que les bons supportent donc les méchants, mais que les méchants se convertissent et imitent les bons. Devenons tous, sil est possible, les serviteurs de Dieu, et tous, par sa miséricorde, échappons à la malice de ce siècle, Cherchons les jours heureux, puisque nous sommes dans les jours malheureux; mais pour arriver à ces heureux jours, ne blasphémons point en traversant les jours malheureux.

1. Cor. X, 12. — 2. D'où les Évêques parlaient au peuple. — 3. I Cor. IV, 3.

 

 

SERMON LXXIV. QUEL EST LE VRAI DOCTEUR DE LA LOI (1).

335

ANALYSE. — Ce discours n'est que l'explication de ces paroles de saint Matthieu : " Tout scribe.instruit de ce qui touche le royaume des cieux, est semblable au père de famille qui tare de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. Qu'entend-on ici par Scribe? On entend les docteurs de la toi divine. — Pourquoi dit-on qu'il tire de son trésor? C'est qu'il est des docteurs qui ne font pas ce qu'ils enseignent : ceux-là ne tirent pas de leur trésor ou de leur coeur, mais uniquement du trésor de la révélation. — Quelles sont enfin ces choses nouvelles, et ces choses anciennes? Lés doctrines révélées dans l'ancienne loi et mises en lumière dans l'Évangile.

1. La lecture de l'Évangile nous invite à examiner et à expliquer à votre charité, autant que le Seigneur nous en fera la grâce, quel est " le Scribe instruit de ce qui louche le royaume de Dieu et semblable au père de famille qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes ; " quelles sont encore ces choses nouvelles et ces choses anciennes que produit au grand jour ce scribe instruit; car c'est par là que s'est terminée la lecture de l'Évangile.

On sait d'abord quels sont ceux que, conformément au style de l'Écriture, les anciens appelaient Scribes; ce sont ceux qui faisaient profession de connaître la Loi. Tel est le sens que le peuple juif donnait à ce terme. Les scribes ne signifiaient donc point alors, comme aujourd'hui parmi nous, ceux qui écrivent au palais sous l'autorité des juges ou dans les villes pour le public. Gardons-nous de fréquenter inutilement une école, et sachons le sens que l'Écriture attache aux expressions qu'elle emploie ; car autrement en entendant des paroles de l'Écriture prises dans une acception différente de l'acception ordinaire, nous pourrions nous égarer et, pour nous laisser aller à nos pensées habituelles, ne comprendre pas ce qui nous est enseigné. Les 'Scribes donc étaient des hommes qui faisaient profession de connaître la loi, et c'est à eux qu'appartenait le soin de garder les livres, de les expliquer, de les transcrire et de les étudier.

2. C'est à eux que Notre-Seigneur Jésus-Christ reproche d'avoir les clefs du royaume des cieux sans y entrer eux-mêmes et sans y laisser entrer personne; ce reproche en effet s'adresse aux Pharisiens et aux Scribes, les docteurs de la loi parmi les Juifs. C'est d'eux encore qu'il parle ainsi ailleurs : " Faites ce qu'ils disent; mais gardez-vous de faire ce qu'ils font; car ils disent et ne

1, Matt XIII, 52.

font pas. (1) " Et pourquoi, ces mots: " Es di" sent et ne font pas, " sinon parce qu'ils sont du nombre de ceux en qui on voit ce que dit l'Apôtre : " Toi qui prêches de ne point dérober, tu dérobes; toi qui défends l'adultère, tu commets l'adultère; toi qui as en horreur les idoles, tu fais des sacrilèges; toi qui te glorifies de la loi, tu déshonores Dieu par la violation de la loi ; car à cause de vous le nom du Seigneur est blasphémé parmi les nations ? (2) " Il est sûr et évident qu'à cette sorte de docteurs s'appliquent ces paroles du Seigneur. " Ils disent et ne font pas. " Ce sont des Scribes, mais ils ne sont pas réellement instruits en ce qui touche le royaume de Dieu.

Néanmoins, dira quelqu'un d'entre vous, comment un mauvais homme peut-il enseigner une bonne doctrine, puisqu'il est écrit et que le Seigneur dit lui-même : " L'homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son coeur, et du mauvais trésor de son cœur l'homme mauvais tire des choses mauvaises ? Hypocrites, comment pouvez-vous faire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais (3) ? " Ici donc il est dit : " Comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais? " Et là : " Faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de " faire ce qu'ils font; car ils disent et ne font point. " S'ils disent sans pratiquer, ils sont mauvais; mais s'ils sont mauvais, ils ne peuvent dire de bonnes choses : comment faire alors ce qu'ils nous enseignent, puisqu'ils ne sauraient nous enseigner rien de bon?

Voici la solution de cette difficulté; que votre sainteté s'y rende attentive. Tout ce que l'homme mauvais tire de lui-même est mauvais; tout ce que l'homme mauvais tire de son cœur est mauvais; car dans son cœur est son mauvais trésor. D'où vient donc que ces méchants enseignaient

1. Matt. XXIII, 3. — 2. Rom. II, 21-23. — 3. Matt. XII, 35, 34. .

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le bien? C'est qu'ils étaient assis sur la chaire de Moïse, et si le Seigneur n'avait dit auparavant: " Ils sont assis sur la chaire de Moïse (1); " jamais il n'aurait commandé d'écouter ces méchants. Ce qu'ils tiraient du mauvais trésor de leur coeur était différent de ce que du haut de la chaire de Moïse ils faisaient entendre comme étant les hérauts du juge. Jamais on n'attribuera à un héraut ce qu'il dit, quand il parle en présence du juge. Autre chose est ce qu'il dit dans sa maison, et autre chose ce qu'il transmet de la part du juge. Bon gré, mal gré, il faut que ce héraut publie la condamnation de son ami même; et bon gré, mal gré, il publie aussi l’acquittement de son ennemi. Laissez parler son coeur, c'est son ami qu'il acquittera et son ennemi qu'il condamnera. Laissez parler le coeur des Scribes, ils diront : " Mangeons et buvons, car demain nous mourrons (2). " Faites parler la chaire de Moïse, elle dira : " Tu ne tueras point, tu ne commettras point d'adultère; tu ne déroberas point ; tu ne rendras point de faux témoignage; honore ton père et ta mère; tu aimeras ton prochain comme toi-même. (3) " frais ce que dit la chaire par la bouche des Scribes, et non ce que dit leur coeur; et embrassant ainsi les deux pensées exprimées par le Seigneur, tu ne suivras point l'une au détriment de l'autre; tu comprendras qu'elles s'accordent parfaitement et que s'il est vrai de dire : " L'homme bon tire de bonnes choses du bon trésor de son coeur, et de son mauvais trésor, l'homme mauvais tire des choses mauvaises ; " c'est que le bien qu’enseignaient ces Scribes ne venait pas du mauvais trésor de leur coeur, mais il ne pouvait venir que du trésor de la chaire de Moïse.

4. Tu ne seras donc plus étonné de ces autres paroles du Seigneur : " Chaque arbre se reconnaît à son fruit. Cueille-t-on des raisins sur les a épines et des figues sur les chardons (4) ? " Les Scribes et les Pharisiens sont ainsi comparés aux épines et aux chardons; toutefois " faites ce qu'ils disent, mais gardez-vous de faire ce qu'ils font. " Mais, comme Dieu vous l'a fait comprendre par les réflexions précédentes, n'est-ce pas cueillir le raisin sur des épines et la figue sur des chardons? Quelquefois aussi on voit des branches de vigne s'entrelacer dans une haie d'épines et des grappes suspendues au buisson. Laisseras-tu ce raisin parce que tu le vois au milieu des épines? Recherche attentivement quelle est la tige de

1. Matt. XXIII, 2. — 2. Isaïe, XXII, 13. — 3. Exod. XX,12-16; Lévit. XIX, 16. — 4. Luc, VI, 44.

ces épines et tu reconnaîtras ce qui les porte. Suis aussi la tige de la grappe suspendue, et reconnais d'où vient cette grappe. Tu comprendras par là qu'autre chose vient du coeur du Pharisien et autre chose de la chaire de Moïse (1).

5. Mais pourquoi ce triste état des Pharisiens? C'est qu'ils ont " un voile placé sur leur coeur; " et ils ne voient pas que " les choses anciennes ont passé et que tout est devenu nouveau (2). " Voilà ce qui fait leur malheur et le malheur de quiconque leur ressemble. Pourquoi dire choses anciennes? C'est qu'on les enseigne depuis longtemps. Et choses nouvelles ? C'est qu’elles sont du royaume de Dieu. L'Apôtre même enseigne comment s'enlève ce voile: " Il s'enlèvera, dit-il, lorsque tu te convertiras au Seigneur. " Mais en ne s'attachant pas au Seigneur, le juif ne dirige point son regard vers le but; et c'est ainsi que les enfants d'Israël, figurant autrefois ce malheur, ne portaient pas non plus leurs yeux sur le but, en d'autres termes, sur la face de Moïse. L'éclat de cette face symbolisait l'éclat de la vérité; mais un voile la couvrit, parce que les fils de Jacob ne pouvaient encore en contempler la splendeur.

Cette figure a disparu, selon ces expressions de l'Apôtre: " Ce qui doit disparaître (3). " Pourquoi disparaît-elle ? Parce qu'à l'arrivée du souverain on fait disparaître ses images. Quand le souverain n'est point là, on regarde son portrait; est-il présent ? on l'enlève. Avant l'avènement de Jésus-Christ, Notre-Seigneur et notre souverain, on montrait donc ses images ; mais ses images disparaissent et on ne voit plus que lui. Et c'est ainsi que le voile tombe quand on s'attache au Sauveur. A travers le voile on pouvait entendre la voix de Moïse, mais on ne voyait point sa face, Ainsi les Juifs entendent maintenant la voix du Christ dans les Écritures anciennes, mais ils ne voient pas la face de Celui qui leur parle. Veulent ils, encore une fois, faire tomber ce voile? Qu'ils viennent au Seigneur. Ils ne perdront point les anciennes richesses, il les enfermeront dans leur trésor pour devenir des scribes instruits de qui concerne le royaume de Dieu, et tirant de leur trésor, non ce qui est seulement ancien ou .ce qui est seulement nouveau, car alors ils ne ressembleraient point à ce scribe instruit de ce qui touche le royaume de Dieu et tirant de son trésor le nouveau en même temps que l'ancien.

Mais si l'on se contente de dire sans pratiquer,

1. Bossuet a emprunté cette ingénieuse comparaison à saint Augustin : Vaines excuses des pécheurs; 1er. ser. pour le Dim. de la pass. Ed. Bar. tom. 2 pag. 355. — 2 II Cor. V, 17. — 3 II Cor. III, 13-16.

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on puise dans la chaire et non dans le trésor de son coeur.

Nous l'attestons devant votre sainteté : ce qui vient de l’ancien Testament s'éclaircit par le Nouveau; et c'est ainsi qu'on vient au Seigneur pour être débarrassé du voile.

 

 

 

SERMON LXXV. TEMPÊTE APAISÉE (1).

ANALYSE. — Le but de saint Augustin est d'expliquer la signification mystique de ce fait et de ses circonstances diverses. Les voyageurs qui passent la mer sur le navire, nous apprennent que nous sommes tous voyageurs et que nous ne pouvons nous sauver que sur le bois de la croix. La montagne où le Christ s'est retiré pour prier, rappelle le ciel où il est monté avant nous et qu’il intercède pour nous. La tempête, représente les orages soulevés contre l'Église; cette tempête est excitée en l'absence du Sauveur, c'est-à-dire quand l'âme est vaincue par quelque passion; elle est excitée vers la fin de la nuit, maintenant même que le Christ presse de son pied vainqueur les vagues écumantes du siècle. On le prend pour un fantôme : c'est ainsi que les Manichéens ne croient pas à la réalité de son incarnation et que d'autres hérétiques n'ajoutent pas foi à là réalité de ses menaces. Pierre à son tour marche sur les flots où le soutient le bras de Celui qui soutient et soutiendra son Église, sans l'abandonner jamais.

1. La lecture de l'Évangile que nous venons d'entendre avertit l'humilité de chacun de nous de rechercher et de savoir oit nous sommes, où nous devons tendre et nous empresser d'arriver. Ne croyez pas en effet qu'il n'y a aucune signification relevée dans ce vaisseau qui portait les disciples et qui luttait sur les flots contre le vent contraire. Ce n'est pas sans motif non plus que laissant la foule le Seigneur gravit la montagne pour y prier seul, ni que venant et marchant sur la mer il trouva ses disciples en danger, les rassura en montant sur la barque et apaisa les vagues. Faut-il s'étonner que Celui qui a tout créé puisse apaiser tout? De plus, quand il fut dans le vaisseau, les passagers vinrent à lui en disant: " Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. " Mais avant de le reconnaître avec tant d'éclat, ils s'étaient troublés en le voyant sur la mer et avaient dit: " C'est un fantôme. " Pour lui, montant sur là barque il fit cesser l'incertitude de leurs coeurs, incertitude qui mettait plus leur âme en.danger que les vagues n'y mettaient leur corps.

2. Il est bien vrai, le Seigneur, dans toutes ses actions, nous trace des règles de vie. Tous ne sont-ils pas étrangers dans ce siècle, quoique tous ne désirent pas leur retour dans la patrie Nous rencontrons dans le voyage des flots et des tempêtes; il nous faut donc au moins un navire, et si sur le navire même nous courons des dangers, en dehors du navire notre perte serait certaine. Quelques vigoureux que soient les bras d'un homme qui nage, sur l'Océan, il finit par être vaincu, entraîné et submergé dans les vastes

1. Matt. XIV, 24-33.

abîmes. Afin donc de traverser cette mer, il nous faut être sur un navire, appuyés sur le bois. Et ce bois qui soutient notre faiblesse, est la croix même dit Seigneur, dont nous sommes marqués et qui nous préserve des gouffres de ce monde. Les flots se soulèvent contre nous ; mais le Seigneur est Dieu et il nous vient en aide.

3. Si le Seigneur laisse la toute et va seul sur la montagne pour y prier, c'est que cette montagne figure le.haut des cieux. Ainsi, en effet, le Sauveur après sa résurrection, laissa les hommes et monta seul au ciel, où il intercède pour nous, comme dit l'Apôtre (1). Il y a donc un mystère dans cet abandon de la multitude et cette ascension sur la montagne pour y prier solitaire. Seul encore aujourd'hui il est le premier-né d'entre les morts et, depuis sa résurrection, placé à la droite de son Père pour y être notre pontife et l'appui de nos supplications. Ainsi le Chef de l'Église est élevé afin que tous ses membres le suivent jusqu'au terme suprême; et s'il va pour prier au sommet de la montagne, c'est qu'élevé au dessus des plus nobles créatures, il prie réellement seul.

4. Cependant le navire qui porte les disciples, ou l'Église, est ballotté par la tempête et secoué par les tentations. Le vent contraire ne cesse pas, parce que le diable, son ennemi, travaille à l'empêcher de parvenir au repos. Mais notre Intercesseur l'emporte; car au milieu des secousses qui nous tourmentent, il nous inspire confiance, en venant à nous et en nous fortifiant. Ayons soin seulement de ne pas nous troubler, sur le

1. Rom. VIII, 34.

338

vaisseau, de ne pas nous renverser ni de nous jeter à la mer. Le vaisseau peut s'agiter; mais c'est un vaisseau, un vaisseau qui seul porté les disciples et reçoit le Christ. Il est exposé sur les vagues; sans lui néanmoins la mort serait prompte. Reste donc dans ce vaisseau et prie Dieu. Lorsqu'on ne sait plus que faire, lorsque le gouvernail ne peut plus diriger et que le déploiement des voiles 'contribue à accroître le danger plutôt que de pourvoir au salut, on laisse de côté tous les moyens et toutes les forces humaines, et les nautonniers n'ont plus d'autre soin que de prier Dieu et d'élever la voix jusqu'à lui. Or Celui qui donne aux navigateurs ordinaires d'arriver au port, laissera-t-il son Église sans la mettre en repos?

5. Cependant, mes frères, les grandes secousses qu'éprouve ce navire ne se font sentir qu'en l'absence du Seigneur. — Quoi ! le Seigneur peut-il être absent pour qui est dans l'Église? Quand arrive cette absence ? — Quand on est vaincu par quelque passion. Il est dit quelque part, et on peut l'entendre d'une façon mystérieuse: " Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, et ne donnez point lieu au diable (1). " Ceci s'entend non pas de ce soleil qui paraît si grand parmi les corps célestes et qui peut-être regardé par les animaux comme par nous; mais de cette lumière que peuvent contempler les coeurs purs des fidèles seulement, ainsi qu'il est écrit : " Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (2); " au lieu que la lumière de ce visible soleil éclaire aussi les plus petits et les derniers des insectes. La lumière véritable est donc celle de la justice et de la sagesse; l'esprit cesse de la voir lorsque le trouble de la colère l'offusque comme d'un nuage et c'est alors que le soleil se couche sur la colère. C'est ainsi qu'en l'absence du Christ, chacun sur ce navire est battu par la tempête, par les péchés et les passions auxquelles il s'abandonne. La loi dit par exemple : " Tu ne feras point de faux témoignage (3). " Si tu es attentif à la vérité qui réclame ta déposition, la lumière brille dans ton esprit; mais si entraîné par la passion d'un gain honteux, tu te détermines intérieurement à rendre un faux témoignage, tu vas être, en l'absence du Christ, battu par la tempête, emporté par les vagues de ton avarice, exposé aux tourments de tes passions, et, toujours en l'absence du Christ, sur le point d'être submergé.

1. Ephés. IV, 28-27. — 2. Jean, I, 9. — 3. Exod. XX, 16.

6. Qu'il est à craindre que ce vaisseau ne se retourne et ne regarde en arrière ! C'est ce qui arrive lorsque,-renonçant à l'espoir des célestes récompenses, on se laisse aller à la remorque de ses passions pour s'attacher aux choses qui se voient et qui passent. Il ne faut pas désespérer si fort de celui que troublent les tentations et qui néanmoins tient le regard attaché sur les choses invisibles, demandant pardon de ses péchés et s'appliquant à dompter et à traverser les flots courroucés de la mer. Mais celui qui s'oublie jusqu'a dire dans son coeur: Dieu ne me voit pas; il ne pense pas à moi et ne se soucie point si je pèche, celui-là tourne la proue de son vaisseau, se laisse aller à l'orage et emporter d'où il venait. Combien effectivement sont nombreuses les pensées qui s'.élèvent dans le coeur de l'homme! Aussi quand le Christ. n'y est plus, les flots du siècle et des tempêtes sans cesse renaissantes se disputent son navire.

7. La quatrième veille est la fin de la nuit, car chaque veille est de trois heures. Cette circonstance signifie donc que vers la fin des temps le Seigneur vient secourir son Église et semble marcher sur les eaux. Car, bien que ce vaisseau soit en butte aux attaques et aux tempêtes, il n'en voit pas moins le Sauveur glorifié marcher sur toutes les élévations de la mer, c'est-à-dire sur toutes les puissances du siècle. A l'époque où il nous servait dans sa chair de modèle d'humilité, et, où il souffrait pour nous, il était dit de lui que les flots s'élevèrent contre sa personne et que pour l'amour de nous il céda volontairement devant cette tourmente afin d'accomplir cette prophétie : " Je me suis jeté dans la profondeur de la mer, et la tempête m'a submergé (1). " En effet il n'a point repoussé les faux témoins ni confondu les cris barbares qui demandaient qu'il fût crucifié (2). Il n'a point employé sa puissance à comprimer la rage de ces coeurs et de ces bouchés en fureur, mais sa patience à l'endurer. On lui a fait tout ce qu'on a voulu, parce qu'il s'est fait lui-même obéissant jusqu'à la mort de la croix (3).

Mais lorsqu'après sa résurrection d'entre les morts il voulut prier seul pour ses disciples, placés dans l'Église comme dans un vaisseau, appuyés sur le bois, c'est-à-dire sur la foi de sa croix et menacés par les vagues des tentations de ce siècle; son nom commença à être honoré dans ce monde même, où il avait été méprisé, accusé,

1. Ps. LXVIII, 3. — 2. Matt. XXVII, 23. — 3. Philip. II, 8.

339

mis à mort; et lui qui en souffrant dans son corps s'était jeté dans la profondeur de la mer et y avait été englouti, foulait les orgueilleux ou les flots écumants, aux pieds de sa gloire. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore nous le voyons marcher en quelque sorte sur la mer, puisque toute la rage du ciel expire à ses pieds.

8. Aux dangers des tempêtes se joignent encore les erreurs dies hérétiques. Il est des hommes qui pour attaquer les passagers du vaisseau mystique publient que le Christ n'est point né de la Vierge, qu'il n'avait pas un corps véritable et qu'il paraissait ce qu'il n'était point. Ces opinions perverses viennent de naître, maintenant que le Christ marche en quelque sorte sur la mer, puisque son nom est glorifié parmi tous les peuples. " C'est un fantôme, " disaient les disciples épouvantés. Mais lui, pour nous rassurer contre ces doctrines contagieuses : " Ayez confiance, dit-il, " c'est moi, ne craignez point. "

Ce qui a contribué à former ces opinions trompeuses, c'est la vaine crainte dont on s'est trouvé saisi à la vue de la gloire et de la majesté du Christ. Comment aurait pu avoir une telle naissance Celui qui a mérité tant de grandeur ? On croyait le voir encore avec saisissement marcher sur la mer, car cette action prodigieuse est la marque de sa prodigieuse. élévation, et c'est, elle qui a donné lieu de croire qu'il était un fantôme. Mais en répondant : " C'est moi, " le Sauveur ne veut-il pas qu'on ne voie point en lui ce qui n'y est point ? Si donc il montra en lui de la chair, c'est qu'il y en avait; des os, c'est qu'il y avait des os; des cicatrices enfin, c'est qu'il en avait aussi. " Il n'y avait pas en lui, comme s'exprime l'Apôtre, le oui et le non; mais le oui était en lui (1). " De là cette parole : " Ayez " confiance, c'est moi; ne craignez point. " En d'autres termes : N'admirez pas ma grandeur jusqu'à vouloir me dépouiller de ma réalité. Il est bien vrai, je marche sur la mer, je tiens sous mes pieds, comme des flots écumants, l'orgueil et le faste du siècle; je me suis montré néanmoins véritablement homme, et mon Évangile dit vrai quand il publie que je suis né d'une Vierge, que je suis le Verbe fait chair, que j'ai dit avec vérité : " mouchez et voyez, car un esprit n'a point d'os comme vous en voyez en moi (2); " enfin que mon Apôtre dans son doute constata de sa propre main la réalité de mes cicatrices. Ainsi donc : " C'est moi; ne craignez point. "

1. II Cor. I, 19. — 2. Luc, XXIV, 39.

9. En s'imaginant que le Seigneur était un fantôme, les disciples ne rappellent pas seulement les sectaires qui lui refusent une chair humaine et qui vont quelquefois dans leur aveuglement pervers jusqu'à ébranler les voyageurs présents dans le navire; ils désignent- aussi ceux qui se figurent que le Sauveur n'a pas dit vrai en tout et qui ne croient pas à l'accomplissement des menaces faites contre les impies. Il serait donc en partie véridique et en partie menteur, espèce de fantôme dans ses discours où se trouveraient le oui et le non.

Mais qui comprend bien cette parole : " C'est moi; ne craignez point, " ajoute foi à tout ce qu'a dit le Seigneur, et s'il espère les récompenses qu'il a promises, il redoute également les supplices dont il a menacé: C'est la vérité qu'il fera entendre aux élus placés à sa droite, quand il leur dira: " Venez, les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde; " c'est aussi la vérité qu'entendront les réprouvés placés à sa gauche : " Allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges (1). " Aussi bien le sentiment de la fausseté des menaces adressées par le Christ aux impies et aux réprouvés, vient de ce que l'on voit soumis à son nom des peuples nombreux et d'innombrables multitudes : et si le Christ semblait être un fantôme parce qu'il marchait sur la mer, aujourd'hui encore on ne croit pas à la réalité des peines dont il menace, on ne le croit pas capable de perdre des peuples si nombreux qui l'honorent et se prosternent devant lui. Qu'on l'entende dire, néanmoins : " C'est moi. " Rassurez-vous donc, vous qui le croyez véridique en tout et qui fuyez les supplices dont il menace, comme vous aspirez aux récompenses qu'il promet. Car s'il marche sur la mer, si toutes les parties de l'humanité lui sont soumises dans ce siècle, il n'est pas un fantôme et il ne ment pas quand il s'écrie : " Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux (2). "

10. Que signifie encore la hardiesse de Pierre à venir à lui en marchant sur les eaux? Pierre représente souvent l'Église ; et ces mots : " Si c'est vous, Seigneur, ordonnez-moi de venir à vous sur les eaux, " ne reviennent-ils pas à ceux-ci : Seigneur, si vous dites vrai, si vous ne mentez jamais, glorifiez votre Église dans le

1. Matt.XXV, 34, 41. — 2. Matt. VIII, 21.

340

monde, par les prophètes ont prédit que vous le feriez ? Qu'elle marche donc sur les eaux et qu'elle parvienne ainsi jusqu'à vous, puisqu'il lui a été dit : " Les opulents de la terre imploreront tes regards (1). " Le Seigneur n'a rien à craindre des louanges humaines, tandis que dans l'Église même les éloges et les honneurs sont souvent pour les mortels un sujet de tentation. Et presque de ruine. Aussi Pierre tremble sur les flots, il redoute l'extrême violence de la tempête. Eh ! qui ne craindrait devant cette parole : " Ceux qui vous disent heureux vous trompent et font trembler le sentier où vous marchez (2) ? "

L'âme résiste donc au désir des louanges humaines; aussi convient-il, au milieu de ce danger, de recourir à l'oraison et à la prière; car il pourrait bien se faire de charme des applaudissements des hommes on succombât sous leur blâme. Que

1 Ps. XLIV, 13. — 2. Isaïe, III, 12.

Pierre s'écrie, en chancelant sur l'onde: " Sauvez-moi, Seigneur. " Le Seigneur étend la main, et quoiqu'il le réprimande en lui disant: " Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté? " pourquoi, les yeux fixés directement sur Celui vers qui tu marchais, ne t'es tu pas glorifié uniquement dans le Seigneur? il ne laisse pas de le tirer des flots sans le laisser périr, parce qu'il a confessé sa faiblesse et sollicite son secours.

Le Seigneur enfin est entré dans le navire, la foi est affermie, il n'y a plus de doute, la tempête est apaisée et l'on va mettre en paix le pied sur la terre ferme. Tous alors se prosternent Pro s'écriant : " Vous êtes vraiment le Fils de Dieu. " C'est l'éternelle joie, joie produite par la connaissance et l'amour de la vérité contemplée dans tout son éclat, du Verbe de Dieu et de sa Sagesse par laquelle tout a été fait, et de son infinie miséricorde.

 

 

 

SERMON LXXVI. NÉCESSITÉ DE L'HUMILITÉ

ANALYSE. — Le thème de ce discours est emprunté au même fait miraculeux que le discours précédent. Seulement saint Augustin ne s’arrête ici qu'à la circonstance de Pierre marchant sur les eaux. La mer agitée, dit-il, représente le monde, et Pierre qui se montre à la fois si parfait et si imparfait, si fort et si faible, représente l'Eglise, où l'on distingue toujours et des forts et des faibles Or de même que lierre n'est fort et ne marche sur les eaux qu'autant qu'il s'appuie sur la puissance et sur le bras de Dieu, ainsi nul de nous n'a de vertus et ne fait le bien que par la grâce de Dieu. Heureux qui sait imploser cette grâce pour résister aux séductions de la fortune, comme pour lutter contre les dangers de l'adversité.

1. L'Évangile dont on vient de faire lecture représente le Christ Notre-Seigneur marchant sur les eaux et l'Apôtre Pierre y marchant aussi, mais tremblant quand il craint, enfonçant quand il se défie et surnageant quand il confesse sa faiblesse et sa foi. Cet Évangile nous invite donc voir dans la mer le siècle présent et dans l'Apôtre Pierre le type de l'Église qui est unique. Pierre en effet tient le premier rang parmi les Apôtres, il est le plus ardent à aimer le Christ, et souvent il répond seul au nom de tous. Le Seigneur Jésus-Christ ayant demandé pour qui on le prenait, les disciples firent connaître les différentes opinions qu'on se formait de lui, mais le Seigneur les interrogeant de nouveau et leur disant: " Et vous, qui dites-vous que je suis? " Pierre répondit : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. " Seul il fait cette réponse au nom de

1. Matt. XIV, 24-33.

tous, c'est l'unité dans la pluralité. Et le Seigneur alors: " Tu es bienheureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux. " Puis il ajoute : " Et moi je te déclare, " c'est-à-dire: Puisque tu m'as dit : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je te dis à mon tour : Tu es Pierre. " Auparavant en effet il s'appelait Simon, et ce nom de Pierre lui a été donné par le Seigneur, afin qu'il pût figurer et représenter l'Église. Effectivement, puisque le Christ est la Pierre, Petra (1), Pierre, Petrus, est le peuple chrétien. Pierre, Petra, est.le radical, et Pierre, Petrus, vient de Petra, et non pas Petra de Petrus; de même que Christ ne vient pas de chrétien, mais chrétien de Christ. Donc, dit le Sauveur, " Tu es Pierre, Petrus, et sur cette Pierre " que tu as confessée, sur cette Pierre que tu as connue en

1. I Cor. X, 4.

341

t'écriant : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant, je bâtirai mon Église (1); " en d'autres termes : je bâtirai mon Église sur moi-même, qui suis le Fils du Dieu vivant; je te bâtirai sur moi et non pas moi sur toi (2).

2. Il y eut des hommes qui voulaient s'appuyer sur des hommes et ils disaient: " Moi je suis à Paul, et moi à Apollo, et moi à Céphas, " c'est-à-dire à Pierre. D'autres ne voulaient point s'établit sur Pierre, mais sur la Pierre, et ils ajoutaient : "Et moi je suis au Christ. " Or quand l'Apôtre Paul sut qu'on s'attachait à lui au détriment du Christ: " Est-ce que le Christ est di" visé? s'écria-t-il ; est-ce que Paul a été crucifié pour vous ? Ou est-ce au nom de Paul que vous " avez été baptisés (3)? " Si ce n'est pas au nom de Paul, ce n'est pas non plus au nom de Pierre, mais c'est au nom du Christ; et de cette sorte Pierre s'appuie sur la Pierre et non la Pierre sur Pierre.

3. Or ce même Pierre que la Pierre venait de déclarer bienheureux, ce même Pierre qui représente l'Église et qui est le Chef de l'Apostolat, presqu'aussitôt après avoir appris qu'il était bienheureux, qu'il était Pierre et qu'il serait établi sur la Pierre, entendit le Sauveur prédire sa passion et l'annoncer comme devant arriver prochainement. Ce discours lui déplut et il craignit de se voir rani par la mort Celui qu'il venait de confesser comme étant la source de la vie. Il s'émut donc et cria: " A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne sera point.. " Épargnez-nous, ô Dieu, je ne veux pas que vous mouriez. Pierre disait au Christ : Je ne veux pas que vous, mouriez; mais le Christ disait beaucoup mieux : Je veux mourir pour toi; et après l'avoir loué il le reprit aussitôt et traita de Satan celui qu'il venait de proclamer bienheureux. " Retire-toi de moi, Satan; tu es pour moi un scandale, car tu ne goûtes pas ce qui est de Dieu, mais ce qui est des hommes (4). "

Que veut faire de nous Celui qui nous reproche ainsi d'être des hommes ? Voulez-vous le savoir? Écoutez ce Psaume; " j'ai dit: Vous êtes tous des dieux et les fils du Très-Haut ; " mais en goûtant les choses humaines " vous mourrez comme des hommes (5). " C'est pourquoi en si peu de temps, après quelques mots, le même Apôtre qui a été proclamé bienheureux est traité de Satan. Tu t'étonnes de la différence de ces

1. Matt. XVI, 13-18. — 2. Le lecteur doit savoir qu'en regard de cette interprétation, qui n'a aucun fondement dans la langue syriaque parlée par Notre-Seigneur, saint Augustin en donne aussi une autre bien plus naturelle et plus généralement admise. V. Rét. I, ch. 21. — 3. I Cor. I, 12, 13. — 4. Matt. XVI, 22, 23. — 5. Ps. LXXXI, 6, 7.

appellations ? Considère combien sont différents les motifs. Pourquoi être surpris d'entendre sitôt appeler Satan, celui qui vient d'être nommé bienheureux? Voici pourquoi il est déclaré bienheureux. " Car ni la chair ni le sang ne te l'ont révélé; mais mon Père qui est dans les cieux. " Ainsi, il est bienheureux parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui le lui ont révélé. Si c'était la chair et le sang qui te l'eussent révélé, la révélation viendrait de toi; et comme " ce n'est ni la chair ni le sang, mais mon Père qui est dans les cieux, " elle vient de moi. Pourquoi de moi? Parce que " tout ce que possède mon Père est à moi (1). " Voilà donc le motif pour lequel l'Apôtre est bienheureux et pour lequel il est Pierre. Pourquoi maintenant cette autre appellation qui nous fait horreur et que nous ne voulons point répéter? Pourquoi, sinon parce que tu as parlé de toi-même, et " parce que tu goûtes, non pas les choses qui sont de Dieu; mais les choses qui sont des hommes ? "

4. Membres de l'Église, considérons cette vérité et distinguons ce qui vient de Dieu et ce qui vient de nous. Nous ne chancellerons point alors, mais nous résisterons avec fermeté aux vents, aux orages, aux soulèvements des flots, c'est-à-dire aux tentations de ce siècle. Contemplez donc Pierre, car il nous figurait à cette époque. Tantôt il est ferme et tantôt il tremble; tantôt il confesse l'immortalité du Sauveur et tantôt il craint qu'il ne meure. Dans l'Église aussi il y a des forts et des faibles ; elle ne peut exister sans les uns et sans les autres, ce qui fait dire à l'Apôtre Paul : " Nous devons, nous qui sommes forts, a soutenir les fardeaux des faibles (2). " Pierre représente donc les forts quand il dit au Seigneur " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant ; " et quand il tremble, quand il chancèle, quand il s'oppose aux souffrances du Christ, quand il craint qu'il fie meure sans plus reconnaître en lui le principe de la vie, il figure les faibles dans l'Église. Ainsi ce même Apôtre en qui se personnifiait l'Église et qui occupait la première et la plus grande place dans le collège apostolique, devait représenter deux sortes de chrétiens, les forts et les faibles, parce que l'Église n'est jamais sans les uns et sans les autres.

5. C'est ce qui explique aussi ce qu'an vient de lire : " Si c'est vous, Seigneur, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. — Si c'est vous ordonnez-moi; " car je ne le puis par moi, mais

1. Jean, XVI, 15. — 2. Rom. XV, 1.

342

avec vous j'en suis capable. Il reconnaît donc ce qu'il peut par Celui dont il croit la volonté suffisante pour le rendre capable de faire ce que ne saurait aucune faiblesse humaine. Oui, " si c'est vous, ordonnez, " car votre commandement s'accomplira. Ce que je ne puis malgré ma présomption, vous le pouvez avec une parole. " Viens, " reprit alors le Seigneur. Et sans aucune hésitation, animé parla voix du commandement, par la présence de Celui dont la puissance le soutient et le dirige, il se jette incontinent au milieu des eaux et commence à marcher. Il peut ainsi, non par lui, mais parle Seigneur, ce que peut le Seigneur même. " Vous étiez ténèbres autrefois, vous êtes maintenant lumière, " mais " parle Seigneur (1). " Ce que nul ne peut ni par Paul ni par Pierre ni par aucun des Apôtres, on le peut par le Seigneur. De là ces belles paroles d'heureux mépris pour soi et de gloire pour le Seigneur " Est-ce que Paul a été crucifié pour vous? ou est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés? " Donc vous n'êtes pas sur moi ni sous moi, mais sous le Christ avec moi.

6. Ainsi Pierre a marché sur les eaux à la voix du Seigneur, et sachant bien que ce pouvoir ne venait pas de lui-même. La foi l'a rendu capable de ce que ne peut la faiblesse humaine. Tels sont les forts de l'Église.

Soyez attentifs, écoutez, comprenez, pratiquez. Jamais il ne faut traiter avec les forts pour les rendre faibles, mais avec les faibles pour les rendre forts. Ce qui empêche un grand nombre de devenir forts, c'est la confiance qu'ils le sont. Car Dieu ne rendra fort que celui qui se sent faible. " O Dieu ! vous réservez à votre héritage une pluie toute gratuite. " Pourquoi me devancer, vous qui connaissez ce qui suit ? Modérez votre ardeur, afin que les moins vifs puissent nous suivre. Voici donc ce que j'ai dit et ce que je répète : écoutez, saisissez, pratiquez. Dieu ne rend fort que celui qui se sent faible. " Vous réservez, comme s'exprime le Psaume, une pluie toute volontaire, " une pluie dûe à votre bonne volonté et non à nos mérites. Cette " pluie volontaire, vous la réservez, ô Dieu! à votre héritage ; car cet héritage s'est senti en défaillance et vous lui avez rendu une complète vigueur (2); " en lui réservant une pluie volontaire, sans égard à ce que méritaient les hommes, et ne considérant que votre bonté et votre miséricorde. Cet héritage est tombé en défaillance, et pour se

1. Ephés. V, 8. — 2. Ps. LXVII, 10.

fortifier par vous, if s'est reconnu faible en lui-même. Il ne se fortifierait point, s'il ne s'affaiblissait pour se fortifier en vous et par vous.

7. Considère une portion bien mince de cet héritage, considère Paul, mais Paul dans sa faiblesse. Il a dit: " Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre, puisque j'ai persécuté l'Église de Dieu. " Comment donc es-tu Apôtre ? " C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. " — Je ne suis pas digne, " mais " c'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. " Paul est faible, mais vous, Seigneur, l'avez fortifié.

Maintenant, que par la grâce Dieu il est ce qu'il est, écoutons ce qu'il ajoute : " Et la grâce de Dieu n'a pas été stérile en moi, car j'ai travaillé plus qu'eux tous. " Prends-garde de perdre par ta présomption ce que tu as mérité par ton humilité. C'est bien, très-bien d'avoir dit: " Je ne suis pas digne du nom d'Apôtre; c'est par sa grâce que je suis ce que je suis ; et sa grâce n'a pas été stérile en moi: " tout cela est irréprochable. Mais en ajoutant: " J'ai travaillé plus qu'eux tous, " ne commences-tu pas à revendiquer pour toi ce que tu viens d'attribuer à Dieu? Néanmoins poursuivons. " Ce n'est pas moi, dit-il, c'est la grâce de Dieu avec moi (1). " C'est bien, homme faible ; Dieu t'élèvera et te fortifiera, puisque tu n'es pas ingrat envers lui. Tu es vraiment ce petit Paul, petit en soi, mais grand dans le Seigneur. C'est bien toi qui à trois reprises as demandé au Seigneur d'éloigner de toi l'aiguillon de la chair, l'ange de Satan qui te souffletait. Que t'a-t-il été répondu? Qu'a-t-il été répondu à cette prière? " Ma grâce te suffit, car la vertu se fortifie dans la faiblesse (2). " Il a donc reconnu sa faiblesse ; mais vous l'avez rendu fort.

8. Ainsi en est-il de Pierre. " Ordonnez-moi, dit-il, d'aller à vous sur les eaux. " Je ne suis qu'un homme pour cette entreprise hardie, mais j'implore Celui qui est plus qu'un homme. Commandez, ô Dieu-homme, et un homme pourra ce qu'il ne peut. " Viens, " reprend le Seigneur; et Pierre descendit, il commença à marcher sur les eaux et à pouvoir ce que lui avait ordonné la pierre.

Voilà ce que peut Pierre par le Seigneur mais par lui-même ? " Voyant la violence du vent, il eut peur; et comme il commençait à enfoncer, il s'écria : Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi. — " Sa confiance en Dieu l'avait rendu puissant ; il tremble dans sa faiblesse

1. I Cor. XV, 9, 10. — 2. II Cor. XII. 7-9.

343

humaine et recourt de nouveau au Seigneur. " Si je disais : mon pied chancèle. " Ainsi parle un psaume, ainsi s'exprime un saint cantique; ainsi nous nous exprimerons nous-mêmes si nous avons l'intelligence ou plutôt la volonté. " Si je disais: mon pied chancèle: " Pourquoi chancèle-t-il, sinon parce qu'il est mon pied ? Et puis ? " Votre miséricorde, Seigneur; me soutenait (1). " J'étais soutenu non par ma force, mais par " votre miséricorde. " Dieu en effet a-t-il jamais laissé tomber celui qui chancèle et qui l'invoque? Que deviendrait alors cet oracle : " Qui a imploré Dieu et s'en est vu délaissé (2) ? " Et celui-ci : " Quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé (3) ? " Présentant alors l'appui de sa droite, il le tira des eaux où il descendait; et lui reprochant sa défiance: "Homme de peu de foi, dit-il, pourquoi as-tu douté? " Pourquoi cette défiance après tant de confiance ?

9. Allons, mes frères, il faut terminer ce discours. Considérez ce monde comme une vaste mer; le vent y est grand et la tempête violente. Qu'est-ce que cette tempête, sinon la passion de chacun? Aime-t-on Dieu? On marche alors sur la mer et on foule aux pieds l'orgueil du siècle. Aime-t-on le siècle ? On y sera englouti ; car il dévore ses amis au lieu de les porter. A-t-on le coeur agité par la passion ? Il faut, pour la dompter, recourir à la divinité du Christ.

1. Ps. XCIII, 18. — 2. Eccli. II, 12. — 3. Joël, II, 32.

Mais croyez-vous, mes frères, que le vent n'est contraire que quand souffle l'adversité temporelle ? Oui, quand arrivent les guerres, les révoltes, la famine, la peste, quand des afflictions même privées se font sentir, on croit le vent contraire et on pense alors qu'il faut recourir à Dieu. Mais lorsque tout sourit dans le monde, on ne regarde point le vent comme étant contraire. Ah ! que la félicité temporelle ne soit pas pour toi un témoignage de la sérénité de l'air. Cherche à connaître cette sérénité ; mais regarde tes passions. Vois si tout est tranquille dans ton âme, si quelque souffle ennemi ne t'ébranle pas au dedans : c'est à cela qu'il faut faire attention. Il faut une grande vertu pour lutter contre la prospérité, pour ne se laisser ni séduire, ni corrompre, ni renverser par elle. Oui, il faut une grande vertu pour lutter contré la prospérité, et c'est un grand bonheur de n'être pas vaincu par le bonheur.

Apprends donc à mépriser le monde, à mettre ta confiance au Christ. Et si ton pied chancèle, si tu trembles, si tu ne t'élèves pas au dessus de tout, si tu commences à enfoncer, dis: " Je suis perdu Seigneur, sauvez-moi. " Dis: " Je suis perdu, " pour ne l'être pas. Car il n'y a pour te délivrer de la mort de la chair que Celui qui dans sa chair est mort pour toi.

Attachons-nous au Seigneur, etc. (1).

1. Serm. II.

 

 

 

 

SERMON LXXVII. LA CHANANÉENNE OU L'HUMILITÉ (1).

ANALYSE. — Si Notre-Seigneur a différé d'exaucer l'ardente prière de cette femme qui n'était pas d'Israël, c'est qu'il voulait nous donner en elle un beau modèle d'humilité. — Mais avant de contempler cette humilité, examinons dans quel sens le Sauveur dit qu'il n'est envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël. Evidemment c'est en ce sens, que personnellement il voulait évangéliser les Juifs afin de sauver par eux les Gentils, du nombre desquels était la Chananéenne. — Foi merveilleuse que celle de cette femme! C'est surtout l'humilité qui en fait le mérite, comme ce fut l'humilité du Centurion qui attira sur lui les louanges et les bénédictions du Sauveur. — Ne vous représentez pas comme un festin matériel le banquet promis par le Sauveur aux élus qui partageront la foi du Centurion. Nos aliments et nos richesses ne sont que des moyens de retarder notre inévitable mort. Mais au ciel plus de mort à craindre. C'est le bonheur parfait. — Pour le mériter prenons modèle sur l'humilité de la Chananéenne et gardons-nous de l'orgueil qui perdit les Juifs incrédules.

1. Cette femme Chananéenne dont l'Évangile vient de nous faire l'éloge, est pour nous un exemple d'humilité et un modèle de piété; elle nous apprend à nous élancer de bas en haut. Elle était, comme on voit, non pas du peuple d'Israël, dont faisaient partie les patriarches, les prophètes,

1. Matt. XV, 21-28.

les ancêtres de Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont faisait partie la Vierge Marie elle-même, la mère du Christ. Cette femme n'appartenait donc pas à ce peuple mais aux gentils. En effet, comme nous venons de l'entendre, le Seigneur s'étant retiré du côté de Tyr et de Sidon, une femme sortit de ces contrées et lui demandait avec les plus (344) vives instances une grâce; la guérison de sa fille cruellement tourmentée par le démon. Tyr et Sidon n'étaient pas des villes d'Israël, mais de la gentilité, quoique fort rapprochées du peuple juif. Cette femme criait donc avec un ardent désir d'obtenir la grâce qu'elle demandait. Le Seigneur feignait de ne pas l'entendre, mais ce n'était point pour lui refuser sa miséricorde, c'était pour enflammer encore son désir; et non-seulement pour enflammer son désir, mais encore, je l'ai déjà dit, pour mettre en relief son humilité. Elle criait donc comme si le Seigneur ne l'eût pas entendue; mais le Seigneur préparait en silence ce qu'il allait faire. Les disciples mêmes intercédèrent pour elle auprès de lui. " Renvoyez-la, dirent-ils, car elle crie derrière nous. " Mais lui : " Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël."

2. Ici, à, propos de ces paroles, s'élève une question: Si le Christ n'a été envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël, comment sommes-nous entrés de la gentilité dans son bercail ? Que signifie un si profond mystère ? Le Seigneur savait pour quel motif il venait, c'était pour établir son Église parmi tous les gentils ; et il dit n'être envoyé que pour les brebis perdues de la maison d'Israël !

Ceci nous fait comprendre qu'il devait montrer à ce peuple sa présence corporelle, sa naissance, ses miracles et la puissance qu'il fit éclater à sa résurrection ; ainsi le voulaient les dispositions antérieures, l'arrêt éternel, les anciennes prophéties. C'est aussi ce qui se réalisa, car Jésus-Christ Notre-Seigneur vint au milieu du peuplé juif, pour s'y faire voir, être mis à mort et gagner les âmes connues de sa prescience: Cette nation ne fut point réprouvée, mais secouée. Il y avait là beaucoup de paille, mais aussi de précieux grains méconnus ; il y avait de quoi brûler, mais aussi de quoi remplir le grenier. Eh ! d'où viennent les Apôtres, sinon de là ? D'où vient pierre? D'où viennent les autres ?

3. D'où vient aussi Paul; Paul, c'est-à-dire l’humble, car auparavant il se nommait Saül, ou le superbe? Ce nom de Saul en effet lui venait de Saül, roi orgueilleux qui persécutait l'humble David dans ses Etats (1). Lors donc que Paul portait le nom de Saul; lui aussi était arrogant, persécutait les innocents et dévastait l'Église. Enflammé de zèle pour la synagogue et de haine contre 1e nom Chrétien, il avait reçu des prêtres l'autorisation

1. Rois, XVIII- XXIV.

écrite de livrer aux supplices tous les Chrétiens qu'il pourrait rencontrer. Il court, il respire la mort, il a soif de sang; mais du haut du ciel la voix du Christ abat ce persécuteur qui se relève Apôtre (1). Ainsi se vérifie cette prédiction : " Je frapperai et je guérirai (2). " Dieu frappe dans l'homme ce qui s'élève en lui contre la majesté suprême. Un médecin est-il dur quand il porte dans un abcès ou le fer ou le feu ? Il fait souffrir, oui; mais c'est pour rendre la santé. Il est importun; mais s'il ne l'était, quel service rendrait-il ?

D'un mot donc; le Christ renversa Saul et releva Paul, en d'autres termes, renversa l'orgueilleux et releva l'humble. Quel autre motif avait celui-ci de vouloir changer de nom et substituer le nom de Paul à celui de Saul, si ce n'est la connaissance que ce nom de Saul porté par lui à l'époque où il était persécuteur, était un nom d'orgueil? Il préféra pour cela prendre un nom d'humilité et s'appeler Paul, c'est-à-dire petit; car Paul vient de parvus, petit. Aussi, heureux de ce nom, il nous donnait un bel exemple d'humilité en disant: " Je suis le plus petit des Apôtres (3). "

Mais d'où est sorti cet Apôtre, sinon du sein du peuple juif ? C'est de là aussi qu'avec Paul sont issus les autres Apôtres et ceux dont Paul assiste qu'ils ont vu le Seigneur après sa résurrection. Il dit en effet qu' " environ cinq cents frères le virent ensemble, dont beaucoup vivent encore aujourd'hui et dont quelques-uns se sont endormis (4). "

4. De ce peuple étaient issus encore ceux qui entendant Pierre, tout rempli de l'Esprit-Saint, prêcher la passion, la résurrection et fa divinité du Christ, au moment même où après avoir reçu l'Esprit de Dieu, les disciples parlaient les langues de tous les peuples, se sentirent touchés de componction et cherchèrent des moyens de salut. Ils comprenaient qu’ils étaient coupables du sang du Christ; coupables pour avoir crucifié 'et mis à mort Celui au nom duquel ils voyaient s'accomplir de tels prodiges et descendre visiblement le Saint-Esprit.

5. Ils cherchaient donc des moyens de salut et il leur fut répondu : " Faites pénitence et que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et vos péchés vous seront remis. " Qui désespérerait du pardon quand le pardon est accordé aux meurtriers mêmes du

1. Act. IX. — 2. Deut. XXXII, 39. — 3. I Cor. XV, 9. — 4. I Cor. XV, 6

345

Christ? Ces Juifs se convertirent donc, ils se convertirent et furent baptisés. Ils s'approchèrent de la table sainte et burent avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur. Combien d'ailleurs leur conversion rie fut-elle pas sincère et parfaite? On peut s'en l'aire une idée par le livre des Actes. On y voit qu'ils vendirent tous leurs biens et en apportèrent la valeur aux pieds des Apôtres. On distribuait à chacun suivant les besoins de chacun; personne ne réclamait rien en propre et tout était commun entre eux. " Et ils n'avaient, est-il écrit, qu'une âme et qu'un coeur en Dieu (1). "

Voilà les ouailles dont le Sauveur disait : " Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël. " C'est à eux qu'il se montra, pour eux qu'il pria du haut de la croix où on l'outrageait. " Mon Père, disait-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2). " Médecin généreux, il avait en vue ces frénétiques qui dans leur aveuglement tuaient leur médecin et qui sans le savoir se préparaient un remède dans la mort qu'ils lui faisaient subir. C'est à la mort du Seigneur que nous sommes tous redevables de notre guérison, nous sommes rachetés par son sang et l'aliment de son corps sacré apaise notre faim.

Le Christ donc se montra visiblement aux Juifs, et en disant: " Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël; " il faisait entendre qu'il leur devait sa présence corporelle, sans mépriser toutefois et sans délaisser les brebis qu'il possédait parmi les gentils.

5. Il ne visita pas lui-même les gentils, mais, il leur envoya ses disciples; et ce fut l'accomplissement de cette prophétie : " Le Peuple que je n'ai pas connu m'a servi (3). " Remarquez combien cette prédiction est profonde, évidente et expresse. " Le peuple que je n'ai pas connu; " c'est-à-dire que je n'ai pas visité corporellement, " m'a servi. " Comment? Le voici : " Il m'a prêté une oreille docile (4) : " en d'autres termes : ils ont cru, non pas en voyant mais en entendant. C'est la grande gloire des gentils. Les Juifs ont vu le Christ et l'ont mis à mort : les gentils ont entendu parler de lui et y ont cru.

Or, ce fut pour répondre à ces paroles que nous venons de chanter : " Rassemblez-nous du milieu des gentils, afin que nous célébrions votre nom et que nous mettions notre bonheur à publier vos louanges (5) ; " pour appeler

1. Act, II, IV. — 2. Luc, XXIII, 34. — 3. Ps. XVII, 46. — 4. Ibid. — 5. Ps. CV, 47.

et rassembler les gentils, que le même Apôtre Paul fut envoyé. Ce petit devenu grand, non par sa propre puissance, mais par la grâce de Celui qu'il avait persécuté, fut envoyé vers les gentils, et de larron il devint pasteur, brebis, de loup qu'il était. Ce dernier des Apôtres fut adressé aux gentils, il travailla immensément parmi eux et les amena à la foi, comme l'attestent ses Epîtres.

6. Il y a de ceci une figure auguste dans l'Evangile même. La fille d'un chef de Synagogue était morte; son père suppliait le Seigneur de venir près d'elle, car il l'avait laissée malade et en danger. Le Seigneur allait donc visiter et guérir cette malade. Pendant ce temps on annonce sa mort et on dit à son père : " Cette enfant est morte, ne tourmentez plus le Maître. " Le Seigneur se sentait capable de ressusciter les morts, et rassurant ce père désespéré : " Ne crains pas, lui dit-il, crois seulement; " et il poursuivit sa route. Mais voilà que sur le chemin une femme se glissa comme elle put au milieu des foules. Elle souffrait d'une perte de sang et durant cette longue maladie elle avait dépensé vainement tout son bien pour les médecins. Or, dès qu'elle eut touché la frange de la robe du Sauveur, elle fut guérie. " Qui m'a touché?" demanda le Seigneur. Les disciples surpris, ignorant ce qui venait d'arriver, voyant d'ailleurs que leur Maître était pressé par la foule et qu'il s'occupait d'une femme qui l'avait touché légèrement, répondirent : " La foule vous presse, et vous demandez : Qui m'a touché ? — Quelqu'un m'a touché, " reprit-il. C'est qu'en effet les uns le pressent et une autre le touche. Beaucoup pressent importunément le corps du Christ et peu le touchent utilement. " Quelqu'un m'a touché; car j'ai connu qu'une vertu était sortie de moi. " — Reconnaissant alors qu'elle était découverte, cette femme tomba à ses pieds et avoua ce qui s'était fait. Jésus poursuivit ensuite sa route, arriva où il allait et trouvent morte la fille du Chef de Synagogue, il la ressuscita (1).

7. Ce faitout lieu tel qu'il est rapporté. Cependant les actions mêmes du Seigneur sont comme clés paroles qui se voient et signifient quelque chose. Ce qui te montré surtout, c'est qu'un joui-, quand ce n'en était pas la saison, il alla chercher des fruits sur un arbre, et n'en trouvant point il jeta sur lui une malédiction qui le

1. Luc, VIII, 41-56

346

fit sécher (1). Si ce trait ne renfermait pas quelque signification mystérieuse, n'y aurait-il pas eu folie, premièrement, à chercher des fruits sur un arbre lorsque ce n'en était pas la saison? Et d'ailleurs, quand même t'eût été le temps des fruits, comment reprocher à un arbre de n'en avoir pas produits? Mais le Seigneur, voulait faire sentir qu'il demandait, non-seulement des feuilles, mais encore des fruits, non-seulement des paroles, mais encore des actes, et en desséchant l'arbre où il ne rencontre que des feuilles, il indique à quels châtiments sont réservés ceux qui peuvent bien dire sans vouloir bien faire.

Ainsi en est-il ici; car ici encore il y a un mystère. Celui qui sait tout d'avance demande " Qui m'a touché? " Le Créateur n'a-t-il pas l'air d'un ignorant? Il questionne quand il sait ce qu'il demande et que d'avance il connaît même tout le reste? Le Christ veut assurément nous apprendre quelque chose par ce mystère.

8. Cette fille du Prince de Synagogue représentait donc le peuple juif pour qui était venu le Christ, lui qui a dit : " Je ne suis envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. " Et la femme qui souffrait d'une perte de sang figurait l'Eglise des gentils, que le Christ ne devait pont faire jouir de sa présence corporelle. Il allait vers la première, avait en vue son salut; la seconde intervient, elle touche la frange de son vêtement sans qu'il paraisse s'en apercevoir; elle est donc guérie comme par un absent. " Qui m'a touché? " demande le Seigneur. C'est comme s'il eût dit : Je ne connais pas ce peuple. " Un peuple que je n'ai pas connu m'a servi. — Qui m'a touché? Car j'ai senti qu'une vertu s'échappait de moi, " c'est-à-dire que l'Evangile allait au loin et remplissait tout l'univers.

La frange touchée est le bord et une mince partie du vêtement. Faites des Apôtres comme le vêtement du Christ. Paul en était la frange; il était le dernier et le moindre d'entre eux, comme il le confesse lui-même: " Je suis, dit-il, le dernier des Apôtres ? " Effectivement, il fut appelé et il crut après tous les autres et néanmoins travailla plus qu'aucun d'eux.

Le Seigneur n'était donc envoyé que vers les brebis égarées de la maison d'Israël. Mais comme il devait être servi par un peuple qu'il n'avait pas connu, comme ce peuple devait lui prêter une oreille docile, il ne l'oublia pas non plus

1. Marc, XI, 13, 14 — 2. I Cor. XV, 9.

au milieu des Juifs, car il -dit quelque part J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de ce bercail; il faut que je les amène aussi, afin qu'il n'y ait qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur (1). "

9. De ce nombre était la Chananéenne; aussi Jésus ne la dédaignait pas, mais il différait de l'exaucer. " Je ne suis envoyé, disait-il, qu'aux brebis égarées de la maison d'Israël. " Et elle insistait par ses cris, elle continuait et elle frappait comme si déjà il lui eût été dit : Demande et reçois; cherche et tu trouveras; frappe et il te sera ouvert. Elle insista, elle frappa.

Avant de dire : " Demandez et vous recevrez; frappez et il vous sera ouvert; " le Seigneur avait dit : " Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, dans la crainte qu'ils ne les foulent aux pieds et que se retournant ils ne vous déchirent (2); " dans la crainte qu'après avoir méprisé vos perles ils ne vous tourmentent vous-mêmes. — Gardez-vous, donc de jeter devant eux ce qu'ils n'apprécient pas.

10. Mais comment distinguer, dira-t-on, les pourceaux et les chiens? Nous le voyons dans l'histoire de la Chananéenne. Comme elle insistait, le Seigneur lui répondit: " Il n'est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. " Tu es une chienne, tu es du nombre des gentils, tu adores les idoles. Or l'habitude des chiens n'est-elle pas de lécher les pierres? " Il n'est donc pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux chiens. " Si elle s'était éloignée, après ces paroles, elle se serait retirée chienne comme elle était venue; mais en frappant elle cessa d'être un chien pour devenir un homme, Car elle redoubla ses demandes et l'humiliation même qu'elle endura fit éclater son humilité et lui obtint miséricorde. Elle ne s'émut point, elle ne se fâcha point d'avoir été traitée de chienne quand elle demandait une grâce, quand elle implorait la miséricorde. " C'est vrai, Seigneur, " répondit-elle; vous m'avez traitée de chienne; je le suis réellement, je reconnais mon nom, c'est la vérité même qui parle; je ne dois pas pour cela être exclue de vos faveurs. Hélas! oui, je suis une chienne; " mais les chiens eux-mêmes mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. " Je ne désire qu'une faveur bien petite et bien mince, je ne me jette pas sur la table, je cherche seulement des miettes.

1. Jean, X, 16, — 2. Matt. III, 7, 6.

11. Voyez combien cette humilité ressort. Le Seigneur l'avait traitée de chienne; elle ne renie pas ce titre, elle dit : c'est vrai. Et pour cet aveu " O femme! dit aussitôt le Seigneur, ta foi est grande! Qu'il te soit fait comme tu as demandé. " Tu reconnais que tu es urne chienne, et moi je déclare que tu es un homme. " O femme! que ta foi est grande! " Tu as demandé, tu as cherché, tu as frappé; reçois, trouve, qu'il te soit ouvert.

Remarquez bien, mes frères, comment dans cette femme qui était Chananéenne, c'est-à-dire issue de la gentilité et qui était un type ou une figure de l’Eglise, ressort surtout l'humilité. Si le peuple juif a été exclu de l'Evangile, c'est qu'il était enflé d'orgueil, pour avoir mérité de recevoir la loi, d'être la souche des patriarches, des prophètes, de Moïse même, ce .grand serviteur de. Dieu qui fit en Egypte les prodiges éclatants dont nous parlent les psaumes, qui conduisit le peuple à travers la mer Rouge après en avoir fait retirer les eaux, et qui enfin reçut de Dieu même la loi qu'il donna à sa nation (1). Voilà de quoi s'enorgueillissait le peuple juif, et ce fut cet orgueil qui l'empêcha de se soumettre au Christ, l'auteur de l'humilité et l'ennemi de la fierté, le médecin divin qui s'est fait homme, tout Dieu qu'i était, afin d'amener l'homme à s'avouer homme. Quel remède! Ah! si ce remède ne guérit pas l'orgueil, je ne sais qui pourra y mettre lin terme. Jésus est Dieu et il se fait homme! Il écarte sa divinité, c'est-à-dire il met de côté, il cache sa propre nature pour montrer sa nature empruntée. Tout Dieu qu'il est il se fait homme, et l'homme ne se reconnaît pas homme, c'est-à-dire ne se reconnaît pas mortel, ne se reconnaît pas fragile, ne se reconnaît pas pécheur, ne se reconnaît pas malade pour recourir au moins comme tel à son médecin, mais ce qui est fort dangereux, il croit jouir de la santé !

12. Voilà donc le motif, motif d'orgueil, pour lequel ce peuple ne s'est point attaché au Sauveur, et pour lequel les rameaux naturels, c'est-à-dire les Juifs que rendait stériles l’esprit d'orgueil, ont été retranchés du tronc de l’olivier ou du peuple des gentils. L'Apôtre enseigne effectivement que l'olivier sauvage a été enté sur l'olivier véritable, d'oit les rameaux naturels ont été abattus. L'orgueil a fait abattre ceux-ci et l'humilité a fait enter celui-là (2).

Cette humilité éclatait dans la Chananéenne

1. Ps. CV. — 2. Rom. XI, 17-21.

347

quand elle disait : Oui, Seigneur, je suis une chienne, et je cherche à ramasser des miettes. Cette humilité encore fit le mérite du Centurion. Il désirait que le Seigneur guérit son valet, et le Seigneur répondant : " J'irai et je le guérirai; Seigneur; répliqua-t-il, je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri. " Je ne suis pas digne de vous recevoir dans ma demeure, et déjà il l'avait reçu dans son coeur. Plus il était humble, plus aussi il avait de capacité et plus il était rempli. L'eau tombe

des collines et remplit les vallées. Mais après que le Centurion eût dit : " Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure, " qu'est-ce que le Seigneur adressa à ceux qui le suivaient? " En vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé tant de foi dans Israël. " Tant de foi, c'est-à-dire une foi si grande. Et qui la rendait si grande? La petitesse, c'est-à-dire l'humilité. " Je n'ai pas trouvé tant de foi; " elle ressemble au grain de sénevé, d'autant plus actif qu'il est plus petit.

Déjà donc alors le Seigneur greffait le sauvageon sur l’olivier véritable; il le faisait au moment où il disait: " En vérité je vous le déclare, je n'ai pas trouvé tant de foi dans Israël. "

13. Voyez enfin ce qui suit. " Aussi, " parce que " Je n'ai pas trouvé dans Israël; " tant d'humilité dans la foi, " pour cela donc je vous le déclare, beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et auront place avec Abraham, Isaac et Jacob au festin du royaume des cieux (1). — Ils auront place au festin, " ils reposeront. Car nous ne devons point nous figurer, dans ce royaume, de banquets charnels ni y désirer rien de semblable; ce serait, non pas changer nos vices en vertus, mais nous appuyer sur eux. Autre chose est de désirer le royaume des cieux en vue de là sagesse et de l'éternelle vie; et autre chose d'y aspirer en vue de la félicité terrestre qu'on y attendrait plus abondante et plus grande. Compter sur l'opulence dans ce royaume, ce n'est pas détruire la cupidité, c'est lui donner un autre objet.

On y sera riche, toutefois, on ne sera même riche que là: N'est-ce pas l'indigence qui mendie tant ici? Pourquoi les riches possèdent-ils beaucoup? Parce que leurs besoins sont nombreux. Plus la pauvreté est grande, plus elle cherche. Là au contraire il n'y aura plus de pauvreté; on

1. Matt. VIII, 5, II.

348

y sera vraiment niché parce qu'on n'y aura besoin de rien. Parce que l'ange ne possède ni montures, ni équipages, ni domestiques, ne le crois pas pauvre en comparaison de toi. Pourquoi? C'est qu'il n'a aucun besoin, c'est qu'il manque d'autant moins qu'il est plus fort. Là donc sont les richesses et les richesses véritables. N'y transporte par les festins de la terre. Ces festins en effet ne sont que des remèdes à prendre chaque jour et indispensablement nécessaires à une sorte de maladie que nous apportons en naissant, et que chacun sent s'il vient à laisser passer l'heure de son repas. Veux-tu savoir combien cette maladie est sérieuse? Considère que comme une fièvre aigüe elle donne la mort dans l'espace de sept jours: Ne crois pas que tu jouisses de la santé. La santé véritable c'est l'immortalité, et la santé actuelle n'est qu'une longue maladie. Parce que tu luttes contre cette infirmité par des remèdes de chaque jour, tu n'y crois pas : mets de côté ces remèdes et tu sauras ce dont tu es capable.

14. Dès notre naissance il est nécessaire que nous mourions. C'est une maladie qui conduit fatalement à la mort. En examinant l'état des malades, il arrive souvent aux médecins de dire, par exemple: C'est un hydropique, il est condamné à mort, ce mal est incurable. C'est un lépreux; incurable également; un phtisique, qui. entreprendra de le guérir? Il est nécessaire qu'il succombe, il mourra inévitablement. Mais lors même que le médecin à dit : C'est un phtisique, il ne peut que mourir, il arrive quelquefois que la phtisie, que l'hydropisie même et que la lèpre ne sont pas suivies de la mort; au lieu que la naissance y mène nécessairement. C'est donc une maladie dont on meurt et dont on meurt inévitablement. L'ignorant le prédit comme le médecin ; et lors même que la mort se ferait attendre, s'ensuit-il qu'elle ne viendra point?

Où donc se trouve la vraie santé, sinon où se rencontre l'immortalité véritable? Mais l'immortalité véritable est exempte d'altération et de défaillance. Qu'a-t-elle alors besoin d'aliments? C'est pourquoi, lorsque tu entends : " Ils auront place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob, " ne pense pas à ton corps, mais à ton âme. Tu seras rassasié, car l'âme aussi a sa nourriture, et c'est de l'âme qu'il est dit : " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés (1); " si bien rassasiés que jamais plus ils ne ressentiront la faim.

15. Déjà donc le Seigneur entait-le sauvageon quand il disait: " Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident et prendront place avec Abraham Isaac et Jacob ait festin du royaume des cieux; " c'est-à-dire qu'ils seront entés sur l'olivier véritable, dont les racines sont Abraham, Isaac et Jacob ; tandis que " les enfants du royaume, " ou les Juifs incrédules, " iront dans les ténèbres extérieures (2). " Rameaux naturels ils seront coupés afin de faire place à l'olivier sauvage.

Comment ont-ils mérité d'être ainsi abattus ? Par leur orgueil. Et n'est-ce pas l'humilité qui leur a substitué le sauvageon ? Aussi la Chananéenne disait-elle : " Oui, Seigneur, car les chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. " Ce qui lui mérite cet éloge : " O femme ! ta foi est grande ! " Le Centurion disait aussi : " Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure, " et il lui fut également répondu : " Je vous le déclare en vérité, je n'ai pas rencontré tant de foi dans Israël."

Formons-nous donc ou conservons-nous dans l'humilité. Si nous ne l'avons pas encore, acquérons-la, et ne la perdons point si nous l'avons, Acquérons-la, si nous ne l'avons pas, afin d'être greffés ; et pour n'être pas retranchés, conservons-la si nous l'avons.

1. Matt. V, 6. — 2. Matt, VIII, 12.

 

 

 

SERMON LXXVIII. LA TRANSFIGURATION (1).

349

ANALYSE. —Jésus-Christ a voulu nous donner dans cet évènement une idée de son royaume. Ses vêtements, transfigurés comme lui, désignent son Église qu'il doit associer à sa gloire et où règne l'unité représentée par Moïse et Elie. Aussi ne faut-il qu'une tente sur la sainte montagne; Jésus seul est appelé le Fils unique de Dieu et il indique en relevant ses Apôtres qu'il ressuscitera ses fidèles pour leur faire partager sa félicité suprême. Mais ils doivent d'abord travailler à la mériter.

1. Il nous faut contempler, mes bien-aimés, et expliquer le spectacle saint due le Seigneur présenta sur la sainte montagne. C'est de cet évènement qu'il avait dit : ", 1e vous le déclare "en vérité, il y en a quelques-uns ici présents qui ne goûteront pas la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme dans son royaume (2). "

Voici le commencement de la lecture qui vient de nous être faite. " Six jours après avoir prononcé ces paroles, il prit avec lui trois disciples, Pierre, Jean et Jacques, et alla sur la montagne. " Ces disciples étaient ceux dont il avait dit : " Il y en a ici quelques-uns qui ne goûteront point la mort qu'ils n'aient vu le Fils de l'homme dans son royaume. " Qu'est-ce que ce royaume? Question assez importante. Car l'occupation de cette montagne n'était pas la prise de possession de ce royaume. Qu'est-ce en effet qu'une montagne pour qui possède le ciel ? Non-seulement les Écritures nous enseignent cette différence, mais nous la voyons en quelque sorte des yeux de notre coeur.

Or Jésus appelle son royaume ce que souvent il nomme le royaume des cieux. Mais le royaume des cieux est le royaume des saints ; car il est dit : " Les cieux racontent la gloire de Dieu; " et aussitôt après : " Il n'y a point de langues ni d'idiomes qui n'entendent leurs voix; " les voix de ces mêmes cieux. " L'éclat s'en est répandu sur toute la terre, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de l’univers (3). " N'est-ce donc pas des Apôtres et de tous les prédicateurs fidèles de la parole de Dieu qu'il est fait ici mention ? Ces mêmes cieux régneront avec le Créateur du ciel, et voici ce qui s'est fait pour le démontrer.

2. Le Seigneur Jésus en personne devint resplendissant comme le soleil, ses vêtements blancs comme la neige, et avec lui s'entretenaient Moïse et Elie. Jésus toi-même, Jésus en personne

1. Matt. XVII, 1-8. — 2. Ibid. XVI, 28. — 3. Ps. XVIII, 4,5.

parut resplendissant comme le soleil, marquant ainsi qu'il était la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde (1). Ce qu'est ce soleil pour les yeux de la chair, Jésus l'est pour les yeux du coeur; l'un est pour les âmes ce que l'autre est pour les corps.

Ses vêtements représentent ici son Eglise; car ils tombent s'ils ne sont portés et maintenus. Paul était dans ces vêtements comme l'extrémité de la frange; aussi dit-il. " Je suis le moindre des Apôtres (2); " et ailleurs : " Je suis le dernier des Apôtres (3). " Or la frange est ce qu'il y a de moindre et d'extrême dans le vêtement. Aussi, comme cette femme qui souffrait d'une perte de sang fut guérie en touchant la frange de la robe du Seigneur (4); ainsi l'Église des gentils se convertit à la prédication de Paul. Eh ! qu'y a-t-il d'étonnant que l'Église soit figurée par de blancs vêtements, puisque nous entendons le prophète Isaïe s'écrier: " Vos péchés fussent-ils rouges comme l'écarlate, je vous blanchirai comme la neige (5) ? "

Que peuvent Moïse et Elie, la loi et les prophètes, s'ils ne communiquent avec le Seigneur? Qui lira la loi? qui lira les prophètes, s'ils ne rendent témoignage au Fils de Dieu? C'est ce que l'Apôtre exprime en peu de mots. " La loi dit-il, fait seulement connaître le péché, tandis qu'aujourd’hui, saris la loi, la justice de Dieu a été manifestée : " voilà le soleil; " annoncée par la loi et les prophètes : " voilà l'aurore.

3. Pierre est, témoin de ce spectacle, et goûtant les choses humaines à la manière des hommes : " Seigneur, dit-il, il nous est bon d'être ici. " Il s'ennuyait de vivre au milieu de la foule, il avait trouvé la solitude sur une montagne où le Christ servait d'aliment à son âme. Pourquoi en descendre afin de courir aux travaux et aux douleurs, puisqu'il se sentait envers

1. Jean, I, 9. — 2. I Cor. XV, 9. — 3. Ibid. IV, 19. — 4. Luc, VII, 44. — 5. Isaïe, I,18.

350

Dieu un saint amour et conséquemment des moeurs saintes? Il cherchait son propre bien ; aussi ajouta-t-il. " Si vous voulez, dressons ici trois tentes : une pour vous, une pour Moïse et une autre pour Elie. " Le Seigneur ne répondit rien à cette demande, et toutefois il y fut répondu.En effet, comme il parlait encore, une nuée lumineuse descendit et les couvrit de son ombre. Pierre demandait trois tentes; et la réponse du ciel témoigna que nous n'en avons qu'une, celle que le sens humain voulait partager. Le Christ est la parole de Dieu, la Parole de Dieu dans la loi, la Parole de Dieu dans les prophètes. Pourquoi, Pierre, chercher à la diviser ? Cherche plutôt à t'unir à elle. Tu demandes trois tentes comprends qu'il n'y en a qu'une.

4. Pendant que la nuée les couvrait et formait comme une seule tente au dessus d'eux, une voix sortit de son sein et fit.entendre ces paroles " Celui-ci est mon Fils bien-aimé. " Là se trouvaient Moïse et Elie. La voix ne dit pas: Ceux-ci sont mes Fils bien-aimés. Autre chose est d'être le Fils unique, et autre chose, des enfants adoptifs. Celui qui se trouve aujourd'hui signalé est Celui dont se glorifient la loi et les prophètes : " Voici, est-il dit, mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes douces complaisances; écoutez-le; " car c'est lui que vous avez entendu dans les prophètes, lui aussi que vous avez entendu dans la loi, et où ne l'avez-vous pas entendu ? Ils tombèrent à ces mots la face contre terre.

Voilà donc dans l'Eglise le royaume de Dieu. Là en effet nous apparaissent le Seigneur, la loi et les prophètes : le Seigneur dans la personne du Seigneur même, la loi dans la personne de Moïse et les prophètes dans celle d'Elie. Ces deux derniers figurent ici comme serviteurs et comme ministres, comme des vaisseaux que remplissait une source divine ; car si Moïse et les prophètes parlaient et écrivaient, c'est qu'ils recevaient du Seigneur ce qu'ils répandaient dans autrui.

5. Le Seigneur ensuite étendit la main et releva ses disciples prosternés. " Ils ne virent plus alors que Jésus resté seul. " Que signifie cette circonstance?

Vous avez entendu, pendant la lecture de l'Apôtre, que " nous voyons maintenant à travers un miroir, en énigme, mais que nous verrons alors face à face, " et que les langues cesseront lorsque nous posséderons l'objet même de notre espoir et de notre foi (1). Les Apôtres en

1. I Cor. XIII, 12, 8, 9.

tombant symbolisent donc notre mort, car il a été dit à la chair : " Tu es terre et tu retourneras en terre (1); " et notre résurrection quand le Seigneur les relève. Mais après la résurrection, à quoi bon la loi? à quoi bon les, prophètes? Aussi ne voit-on plus ni Elie ni Moïse. Il ne reste que Celui dont il est écrit : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu (2). " Il rie reste plus que Dieu, pour être tout en tous (3). Là sera Moïse, mais non plus la loi. Nous y verrons aussi Elie, mais non plus comme prophète. Car la loi et les prophètes devaient seulement rendre témoignage au Christ, annoncer qu'il devrait souffrir, ressusciter d'entre les morts le troisième jour et entrer ainsi dans sa gloire (4); dans cette gloire où se voit l'accomplissement de cette promesse adressée à ceux qui l'aiment : " Celui qui m'aime, dit-il, sera aimé de mon Père, et moi aussi je l'aimerai. " Et comme si on lui eût demandé : Que lui donnerez-vous en témoignage de votre amour? " Et je me montrerai à lui, " poursuit-il (5). Quelle faveur ! Quelle magnifique promesse! Dieu te réserve pour récompensé, non pas- quelque don particulier, mais lui-même., Comment, ô avare, ne pas te contenter des promesses du Christ? Tu te crois riche, mais qu'as-tu si tu n'as pas Dieu, et si ce pauvre l'a, que ne possède-t-il point?

6. Descends, Pierre, tu voulais te reposer sur la montagne, descends, annonce la parole, insiste à temps, à contre-temps, reprends, exhorte, menace, en toute patience et doctrine (6); travaille, sue, souffre des supplices afin de parvenir par la candeur et la beauté des bonnes oeuvres accomplies avec charité, à posséder ce que figurent les blancs vêtements du Seigneur. L'Apôtre ne vient-il pas de nous dire, à la gloire de la charité : " Elle ne cherche point son propre intérêt (7) ? "

Il s'exprime ailleurs autrement, et il est fort dangereux de ne pas le comprendre. Expliquant donc les devoirs de la charité aux membres fidèles du Christ : " Que personne, dit" il, ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui. " Or en entendant ces mots, l'avare prépare ses artifices; il veut dans les affaires, pour rechercher le bien d'autrui, tromper le prochain, et ne pas chercher son bien propre, mais celui des étrangers. Arrête, ô avarice, justice, montre-toi : écoutons et comprenons. C'est la charité qu'il a été dit : " Que personne ne

1. Gen. III, 19. — 2. Jean, I, 1. — 3. I Cor. XV, 28. — 4. Luc, XXIV, 44- 47. — 5. Jean, XIV, 21. — 6. II Tim. IV, 2. — 7. I Cor. XIII, 6.

cherche son bien propre, mais le bien d'autrui. " Toi donc, ô avare, si tu résistes à ce conseil, si tu veux y trouver l'autorisation de convoiter le bien d'autrui, sacrifie d'abord le tien. Mais je te connais, tu veux à la fois et ton bien et le bien étranger. Tu emploies l'artifice pour t'approprier ce qui n'est pas à toi; souffre donc que le vol te dépouille de ce qui t'appartient. Tu ne veux pas? chercher ton bien, mais tu prends le bien d'autrui. Cette conduite est inique Ecoute, ô avare, prête l'oreille. Ces mots: " Que personne ne cherche son bien propre, mais le bien d'autrui, " te sont expliqués ailleurs plus clairement par le même Apôtre. Il dit de lui-même : " Pour moi je cherche, non pas ce qui m'est avantageux, mais ce qui l'est au grand nombre, afin de les sauver (1). "

C'est ce que ne comprenait pas encore Pierre, lorsqu'il désirait rester avec le Christ sur la montagne. Le Christ, ô Pierre, te réservait ce bonheur après la mort. Pour le moment il te dit : Descends travailler sur la terre, servir sur 1a terre, et sur la terre être livré aux mépris et à la croix. La Vie même n'y est elle pas descendue pour subir la mort, le Pain, pour endurer la faim, la Voie, pour se fatiguer dans la marche, la Fontaine éternelle pour souffrir la soif? Et tu refuses le travail ? Ne cherche pas ton intérêt propre. Aies la charité, annonce la vérité, ainsi tu parviendras à l'inaltérable paix de l'éternité.

1. I Cor. X, 24, 33.

 

 

 

SERMON LXXIX. LA TRANSFIGURATION (1).

ANALYSE. — Cette allocution que saint Augustin a dû abrèger le plus possible, parce qu'on devait lire le récit de miracles dus à un martyr, n'est guère que l'analyse du discours précédent.

Nous venons d'assister, pendant la lecture du saint Evangile, au grand spectacle que présenta la montagne, lorsque Jésus Notre-Seigneur se manifesta à trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean. " Son visage resplendit comme le soleil; " c'était pour indiquer l'éclatante lumière de l'Evangile. " Ses vêtements devinrent blancs comme la neige. " Ce trait désigne la pureté l'Eglise, à qui il a été dit par un prophète.

Si les péchés fussent-ils comme l'écarlate, je te blanchirai comme la neige (1). " Elie et Moïse s'entretenaient avec Jésus. C'est que la loi et les prophètes rendent témoignage à la grâce évangélique; car Moïse représente la loi et Elie les prophètes.

Si nous nous exprimons avec tant de concision, c'est que nous avons à lire des bienfaits de Dieu accordés par la médiation d'un saint Martyr (2). Attention nouvelle !

Pierre aurait voulu qu'on dressât trois tentes,

1. Matt. XVII, 1-8. — 2. Isaïe, I, 48. — 3. Voir au vol. suiv. les disc. relatifs à Saint Etienne.

une pour Moïse, une pour Elie et une pour 1e Christ. Il aimait la solitude de la montagne et se sentait fatigué du tumulte des choses humaines. Mais eût-il demandé ces trois tentes, s'il eût connu déjà l'unité qui régnait entre la loi, les prophètes et l'Évangile ? Aussi la nuée descendue lui fit changer de sentiment. " Comme il parlait encore, est-il dit, une nuée lumineuse les enveloppa. " La nuée ne fait qu'une tente ; pourquoi, Pierre, en voulais-tu trois ?

" Et du sein de la nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, dit une voix, en qui j'ai mis mes complaisances : écoutez-le. " Ecoutez-le, quand Elie parle ; écoutez-le, quand parle Moïse. Que les prophètes ou que la loi parlé, écoutez-le, car il.est la voix de la loi et la langue des prophètes. Il s'est expliqué par eux et quand il a daigné, il s'est montré en personne. Ecoutez-le, écoutons-le. Figurez-vous que l'Évangile qu'on lisait était comme la nuée d'où se faisait entendre sa voix. Ecoutons-le ; faisons ce qu'il enseigne, espérons ce qu'il promet.

 

 

 

SERMON LXXX. DE LA PRIÈRE (1).

ANALYSE. — Pour obtenir de ne mériter plus le reproche d'incrédulité que leur adresse Jésus-Christ, les Apôtres recourent à la prière. Un mot de son objet, de son efficacité, de sa nécessité. — Son objet. Dieu sait ce qu'il nous faut; il est donc nécessaire de nous abandonner complètement à lui lorsque nous demandons les biens temporels, et de solliciter les biens spirituels avec une persévérante confiance. — Son efficacité. Jésus rencontre deux sortes de malades : des malades qui veulent être guéris, et des malades si désespérés qu'ils ne se croient même pas malades. Or, telle est l'efficacité de sa prière, qu'il obtient la guérison de ces désespérés eux-mêmes. — Sa nécessité. Donc prions à l'exemple de Pierre marchant sur les eaux. Demandons avec une certaine réserve les biens temporels, car ils peuvent nous être nuisibles aussi bien qu'avantageux, et pour échapper sûrement aux maux qui nous affligent, soyons bons, et parfaitement soumis à Dieu.

1. Notre-Seigneur Jésus-Christ reproche à ses disciples mêmes leur incrédulité : nous l'avons vu pendant la lecture de l'Évangile. Comme ses disciples lui demandaient : " Pourquoi n'a" wons-nous pu chasser ce démon ? — C'est à " cause de votre incrédulité, " leur répondit-il. Ah ! si les Apôtres sont incrédules, qui sera fidèle ? Et que deviendront les agneaux, si les brebis chancèlent ?

Toutefois, la miséricorde divine ne les abandonne point dans leur incrédulité, elle les reprend, elle les instruit, elle les élève à la perfection et les couronne. Aussi, pénétrés de leur faiblesse, ils disent quelque part, nous l'avons lu dans l'Évangile : " Seigneur, augmentez notre foi (2). " — Oui, " Seigneur, s'écrient-ils, augmentez notre foi. " Leur premier avantage est de savoir ce qui leur manque ; et un avantage plus considérable, de savoir à qui le demander. " Seigneur augmentez notre foi. " N'était-ce pas porter leurs coeurs à la source et frapper afin d'obtenir qu'elle s'ouvrit pour les remplir ? Le Seigneur veut qu'on frappe à sa porte, non pour-la tenir fermée, mais pour exciter les désirs.

2. Croyez-vous donc, mes frères, que Dieu ignore ce qu'il vous faut ? Il le sait, il connaît notre pauvreté et prévient nos désirs. Aussi, lorsqu'il apprend à prier et qu'il avertit ses Apôtres dune point parler beaucoup dans la prière, " Gardez-vous, dit-il, de parler beaucoup en priant ; car votre Père céleste sait de quoi " vous avez besoin avant que vous le lui demandiez (3). "

Le Seigneur cependant dit autre chose. Qu'est-ce? Pour nous défendre de parler beaucoup dans la prière: " Ne parlez pas beaucoup, a-t-il dit, lorsque vous priez; car votre Père sait de quoi vous " avez besoin avant que vous le lui demandiez. "

1. Matt. XVII,18-20. — 2. Luc, XVII, 6. — 3. Matt. VI, 7, 8.

Mais si notre Père sait de quoi nous avons besoin avant que nous le lui demandions, pourquoi parler, si peu même que ce soit ? A quoi bon même la prière, si notre Père sait de quoi nous avons besoin ? Il dit à chacun : Ne me prie pas longuement ; je sais ce qu'il te faut. — Si vous savez ce qu'il me faut, Seigneur, pourquoi vous prier même tant soit peu ? Vous ne voulez pas que ma supplique soit longue, vous exigez -même qu'elle soit presque nulle.

Mais qu'enseigne-t-il ailleurs différemment! Il dit bien: " Ne parlez pas longuement dans la prière " Cependant il dit encore dans un autre endroit : " Demandez et vous recevrez. " Et pour ôter la pensée qu'il n'aurait recommandé la prière que d'une manière accidentelle, il ajoute. " Cherchez et vous trouverez. " Dans la crainte encore que ces derniers mots ne paraissent prononcés qu'en passant, voici ceux qu'il y j oint, voici comment il conclut: " Frappez et il vous sera ouvert (1). " Ainsi donc il veut que l'on demande pour recevoir, que l'on cherche Pour trouver et que pour entrer on frappe. Mais puisque notre Père sait d'avance de quoi nous avons besoin, pourquoi demander ? pourquoi chercher? pourquoi frapper ? pourquoi, en demandant, en cherchant et en frappant, nous fatiguer à instruire plus savant que nous? Ailleurs encore le Seigneur parle ainsi: " Il faut prier toujours sans jamais se lasser (2). " S'il faut prier toujours, comment dire : " Gardez-vous de parler beaucoup? " Comment prier toujours quand on finit sitôt? D'un côté vous me commandez de terminer promptement; d'autre part vous m'ordonnez de "prier toujours sans me " lasser; " qu'est-ce que cela signifie?

Eh bien! prie aussi pour comprendre, cherche et frappe à la porte. Si ce mystère est profond,

1. Matt. VII, 7. — 2. Luc, XVIII, 1.

353

ce n'est pas pour se rendre impénétrable, c'est pour nous exercer.

Ainsi donc, mes frères, nous devons vous exhorter tous à la prière, et nous avec vous. Au milieu des maux innombrables de Ce, siècle, nous n'avons d'autre espoir que de frapper par la prière, que de croire invariablement que notre Père ne nous refuse que ce qu'il sait ne pas nous convenir. Tu sais bien ce que tu désires, mais lui connaît ce qu'il te faut. Figure-toi que tu es malade et entre les mains d'un médecin, ce qui est incontestable. Notre vie en effet n'est qu'une maladie et une longue vie n'est qu'une maladie longue. Figure-toi donc que tu es malade entre les mains d'un médecin. Tu voudrais boire du vin nouveau, tu voudrais en demander à ce médecin. On ne t'empêche pas d'en demander, car il pourrait se faire qu'il ne te nuisit pas, qu'il te fût même bon d'en prendre. Ne crains doue pas d'en demander, demande sans hésitation; mais ne t'attriste point si on t'en refuse. Voilà ta confiance à l'homme qui soigne ton corps; et tu n'en aurais pas infiniment plus envers Dieu, qui est à la fois le médecin, le créateur et le réparateur de ton corps aussi bien que de ton âme?

3. Le Seigneur dans ce passage nous invite donc à la prière; car après avoir dit: " C'est à cause de votre incrédulité que vous n'avez pu chasser ce démon; " il termine ainsi

" Cette espèce ne se retire que devant les jeûnes et les prières. " Mais si l'on prie pour chasser un démon étranger, ne le doit-on pas beaucoup plus pour se délivrer de sa propre avarice, pour se guérir de l'ivrognerie, pour renoncer à l'impureté, pour se purifier de toute souillure ? Combien hélas! de défauts qui excluent du royaume des cieux, si l'on ne s'en dépouille?

Considérez, frères, avec quelles instances on demande à un médecin la santé du corps ! Qu'un homme soit atteint d'une maladie mortelle, rougira-t-il, lui en coûtera-t-il de se jeter aux pieds d'un médecin habile, de les arroser de ses larmes? Et suce médecin lui dit : Impossible de te guérir, à moins de te lier et d'employer sur toi le fer et le feu? — Fais ce que tu voudras, répond le malade, guéris-moi seulement. — Avec quelle ardeur on désire recouvrer une santé éphémère qui s'évanouit comme la vapeur, puisqu'afin de la réparer on ne craint ni les chaînes, ni le fer, ni le feu et qu'on consent à être surveillé pour ne pas manger, pour ne pas boire ce qui plaît ni quand on le voudrait! Pour mourir un peu plus tard il n'est rien qu'on ne souffre et on ne veut rien souffrir pour ne mourir jamais! Si notre céleste Médecin, si Dieu venait à te demander: Veux-tu être guéri? que lui répondrais-tu, sinon: Je le veux ? Et si tu ne lui faisais pas cette réponse, c'est que tu ne te croirais pas malade, et tu le serais bien davantage.

4. Suppose ici deux malades; l'un qui supplie son médecin avec larmes, et l'autre qui dans l'excès et l'aveuglement de son mal, se moque de lui: le médecin donne espoir au premier ; il déplore le sort du second. Pourquoi ? C'est que celui-ci est d'autant plus dangereusement attaqué, qu'il ne se croit pas malade. Tels étaient les Juifs.

Le Christ est venu visiter des malades et tous les hommes étaient malades. Que personne ne se flatte d'avoir la santé ; qu'il craigne d'être abandonné du médecin. Tous donc étaient malades, c'est un Apôtre qui l'atteste. " Tous ont péché, dit-il, et ont besoin de la gloire de Dieu (1)." Mais parmi tous ces malades on pouvait distinguer deux catégories. Les uns cherchaient le médecin, s'attachaient au Christ, l'écoutaient, l'honoraient, le suivaient, se convertissaient. Il les recevait tous avec plaisir pour les guérir, et il les guérissait gratuitement, car il les guérissait par sa toute-puissance. Aussi tressaillaient-ils de joie, lorsqu'il les accueillait et se les attachait pour les délivrer de leurs maux.

Quant aux autres malades à qui l'iniquité même avait fait perdre la raison et qui ne se croyaient point malades, ils lui reprochèrent avec outrage de recevoir les malheureux et dirent à ses disciples: " Quel Maître avez-vous là? Il mange avec " les pécheurs et les publicains ! " Et lui, qui savait ce qu'ils valaient et qui ils étaient, leur répondit : " Le médecin n'est pas nécessaire à " qui se porte bien, mais aux malades. " Puis il leur montra qui était en.bonne santé et qui était malade. " Je ne suis pas venu, dit-il, appeler les justes, mais les pécheurs (2). " En d'autres termes: Si les pécheurs n'approchent point de moi, pour quel motif et pour qui sais-je venu? Si tous se portent bien, était-il nécessaire qu'un tel médecin descendit du ciel ? Pourquoi nous a-t-il fait, non pas des remèdes ordinaires, mais un remède de son sang?

Ainsi donc les moins malades ceux qui sentaient leur mal, s'attachaient au Médecin pour obtenir leur guérison ; tandis que ceux dont la

1. Rom. III, 23. — 2. Matt. IX, 11-13.

354

maladie était plus dangereuse lui insultaient et accusaient les malades. Et jusqu'où alla leur fureur? Jusqu'à arrêter le médecin, le garroter, le flageller, le couronner d'épines, l'attacher au gibet et le faire mourir sur une croix. Pourquoi s'en étonner? Le malade tue le médecin : mais le médecin par sa mort guérit le malade.

5. Sur la croix en effet il n'oublia point son rôle, ruais il nous montra sa patience et nous apprit pas son exemple à aimer nos ennemis. Car voyant frémir autour de lui ces infortunés dont il connaissait la maladie, puisqu'il était leur médecin et dont il savait que la fureur avait aveuglé l'esprit, il commença par dire à son Père: " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1). " Penserez-vous que ces Juifs n'étaient ni méchants, ni cruels, ni sanguinaires, ni emportés, ni ennemis du Fils de Dieu ? Penserez-vous que fut vaine et sans effet cette supplication: " Mon Père, pardonnez-leur " car ils ne savent ce qu'ils font ? " Il les voyait tous et en connaissait parmi eux qui devaient s'attacher à lui. Il mourut, il est vrai, mais c'est que sa mort devait servir à tuer la mort. Dieu est donc mort, afin que par une compensation toute céleste l'homme ne mourût pas.

Le Christ, en effet, est Dieu; mais il n'est pas mort comme Dieu. Il est à la fois Dieu et homme, le même Christ est en même temps homme et Dieu: Il est devenu homme pour nous rendre meilleurs, mais sans faire rien perdre à Dieu. Il a pris ce qu'il n'était pas, sans rien laisser de ce qu'il était. Etant donc ainsi Dieu et homme, il est mort dans notre nature, pour nous faire vivre de la sienne. Il n'avait pas dans sa nature le pouvoir de mourir, ni nous dans la nôtre la faculté de vivre. Et qu'était-il, s'il ne pouvait mourir? "Au commencement il était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. " Qu'on cherche comment Dieu.pourrait mourir; on ne le découvrira point. Mais nous, nous mourons parce que nous sommes chair, parce que nous sommes des hommes portant une chair de péché. Or comment pourrait vivre le péché? Impossible. Le Christ donc ne pouvait trouver la mort dans sa nature, ni nous la vie dans la nôtre; mais comme nous avons puisé la vie dans la sienne, il a, dans la nôtre, puisé la mort. Ah ! quel échange! Qu'a-t-il donné et qu'a-t-il reçu?

Les négociants font des échanges, et dès l'antiquité le commerce n'était qu'un échange de biens.

1. Luc, XXXIII, 34.

L'un donnait ce qu'il avait et recevait ce qu'il n'avait pas. Ainsi l'un avait du Moment et n'avait pas d'orge; un autre avait de l'orge et point de froment. Le premier donnait du froment qu'il possédait et recevait de l'orge qu'il ne possédait pas. Et combien ne fallait-il pas de ce qui était moins précieux pour équivaloir à ce qui l'était davantage? Ainsi l'un donne de, l'orge pour avoir du froment; un autre, du plomb en échange de l'argent; mais pour peu d'argent combien de plomb! Un autre enfin donne la laine pour le vêtement. Qui pourrait tout dire? Personne néanmoins ne donne sa vie pour recevoir la mort.

La prière du Médecin suspendu à la croix n'a donc pas été sans effet. Comme le Verbe ne pouvait mourir pour nous, afin d'y parvenir il "s'est fait chair et a habité parmi nous (1). " Il a été suspendu à la croix, mais dans son humanité, Là se trouvaient l'humble nature, méprisée des Juifs, et la charité, libératrice d'autres Juifs. Car pour eux il disait. " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (2); " et ce cri ne fut pas vain. Le Sauveur effectivement mourut, il fût enseveli, ressuscita, monta au ciel après avoir passé quarante jours avec ces disciples et envoya le Saint-Esprit, qu'il avait promis, à ceux qui l'attendaient.

Or après l'avoir reçu, les disciples en furent remplis, et commencèrent à parler les langues de tous les peuples. En entendant parler, au nom du Christ, toutes les langues, à des ignorants, à des hommes sans instruction qu'ils savaient avoir été élevés au milieu d'eux dans la connaissance d'une seule langue, les Juifs qui étaient là furent étonnés et frappés de frayeur. Pierre leur apprit d'où venait cette grâce. On en était redevable à Celui qu'on avait attaché au gibet. On en était redevable à Celui qui voulut être outragé sur la croix, afin d’envoyer l'Esprit-Saint du haut du ciel. Pierre fut entendu avec foi de ceux pour qui il avait été dit: " Mon Père, par" donnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. " Ils crurent donc, furent baptisés et se convertirent. Mais quelle conversion ! Ils buvaient avec foi le sang qu'ils avaient répandu avec fureur.

6. Afin donc de finir ce discours par où nous l'avons commencé, prions et confions-nous en Dieu; vivons suivant ses préceptes, et si nous chancelons en chemin, invoquons-le comme l'invoquaient ses disciples quand ils dirent: " Seigneur, augmentez en nous la foi (3). " Pierre aussi

1. Jean, I, I, 14. — 2. Luc, XXIII, 34. — 3. Ibid. XVII, 6.

355

chancela après avoir mis en lui sa confiance. Cependant il ne fut ni délaissé ni englouti, mais relevé et sauvé. D'où venait en effet sa confiance? Non pas de ses propres forces, mais de la puissance du Seigneur. Comment ? " Si c'est vous, " Seigneur ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. " Le Seigneur alors marchait sur les eaux. " Si c'est vous, ordonnez-moi d'aller à vous sur les eaux. " Car si c'est vous, je sais qu'ordonner c'est faire. " Viens, " reprit le Seigneur. A cette parole Pierre descendit, mais son infirmité le fit trembler. " Seigneur, s'écria-t-il aussitôt, " sauvez-moi. " Le Seigneur le prit par la main. " Homme de peu de foi, lui dit-il, pourquoi t’es-tu défié? " Ainsi c'est le Seigneur qui l'appela à lui, et le Seigneur encore qui le raffermit au moment où il chancelait et tremblait (1), et de cette manière s'accomplit cette parole d'un psaume " Quand je disais: mon pied chancelle, votre miséricorde, Seigneur, me soutenait (2). "

7. Il y a donc deux sortes de bienfaits, les bienfaits temporels et les bienfaits éternels. Les bienfaits temporels sont la santé, la richesse, l'honneur, les amis, la maison, les enfants, l'épouse et tous les autres avantages de cette vie où nous sommes voyageurs. Considérons-nous donc ici comme dans une hôtellerie où nous ne faisons que passer, sans en être les vrais possesseurs. Quant aux biens éternels, ce sont d'abord l'éternelle vie elle même, l'incorruptibilité et l'immortalité du corps et de l'âme, la société des anges, une habitation céleste, une couronne inaccessible, un Père et une patrie qui ne connaissent ni mort ni ennemi. Voilà les biens qu'il nous faut désirer de tout notre coeur, demander avec une infatigable persévérance et moins par de longs discours que par de sincères gémissements. La langue fût-elle immobile, le désir est toujours une prière, désirer toujours c'est toujours prier. Quand la prière s'assoupit-elle? C'est quand s'est refroidi le désir. Ainsi donc sollicitons de toute notre ardeur ces biens éternels, cherchons-les avec toute l'application possible, demandons-les sans crainte. Ils ne sauraient nuire et ils ne peuvent qu'être utiles à qui les possède; au lieu que les biens temporels peuvent être nuisibles aussi bien qu'avantageux. Combien n'ont pas profité de la pauvreté, et souffert des richesses; profité dans la vie privée et souffert dans les grands emplois? D'autres au contraire ont tiré avantage de l'opulence

1. Matt. XIV, 25-31 . — 2 Ps. XCIII,18.

et des honneurs. Il en ont profité quand ils en faisaient bon usage, et en en faisant mauvais usage, ils ont plutôt trouvé leur perte à les posséder. D'où il suit, mes frères, que nous devons demander ces choses temporelles avec modération et avoir confiance, si nous les obtenons, qu'elles nous viennent de Celui qui sait ce qui nous convient.

Tu as demandé, dis-tu, sans obtenir. Aie confiance à ton Père, crois qu'il t'accorderait ce que tu demandes si c'était pour ton bonheur. Juges en par toi-même. Tu es devant Dieu pour l'inexpérience des choses divines, comme ton enfant est près de toi pour l'inexpérience des choses humaines. Cet enfant te tourmente et pleure pendant un jour entier, pour obtenir un couteau ou une épée. Tu refuses de le lui donner, et tu méprises ses pleurs pour n'avoir pas à pleurer sa mort. Il gémit maintenant, il s'afflige et se frappe en demandant que tu le places sur ton cheval; tu n'en fais rien, car il est incapable de le conduire, le cheval le renverserait et le tuerait. Si tu lui refuses si peu, c'est pour lui conserver le tout; et pour qu'il grandisse et possède sans danger toute ta fortune, tu rejettes maintenant ses insignifiantes mais dangereuses demandes:

8. Nous vous le disons donc, mes frères, priez autant que vous le pouvez. Les maux se multiplient et Dieu l'a voulu ainsi. Ah! ils ne se multiplieraient pas autant, si les méchants n'étaient pas si nombreux! Les temps sont mauvais, les temps sont difficiles, répète-t-on partout. Vivons bien et les temps seront bons. C'est nous qui faisons le temps; il est tel que nous sommes. Mais que faisons-nous ? Nous ne pouvons amener au bien la masse des hommes. Soyez bons, vous qui m'entendez en si petit nombre ; que le petit nombre des bons supporte le grand nombre des méchants. Ces bons sont le grain, le grain sur l'aire, ils peuvent sur l'aire être mêlés à la paille ce mélange n'aura point lieu sur le grenier. Qu'ils tolèrent ce qui leur déplaît, afin d'arriver à ce qu'ils cherchent.

Pourquoi nous désoler et accuser Dieu ? Les maux se multiplient dans le monde, pour nous préserver de l'amour du monde. Les grands hommes, les saints et les vrais fidèles ont méprisé le monde dans son éclat; et nous ne saurions le dédaigner dans ses tristesses! Le monde est mauvais, oui il l'est; et on l'aime comme s'il était bon ! Or, qu'est-ce que ce monde mauvais?

356

Ce qu'il y a de mauvais; ce m'est ni le ciel ni la terre ni les eaux, ni ce qui s'y trouve renfermé, oiseaux, poissons, végétaux. Tous ces êtres sont bons, et ce sont les hommes mauvais qui rendent mauvais le mande. Néanmoins, comme il est impossible que nous ne rencontrions des hommes mauvais dans tout le cours de cette vie, élevons nos gémissements, je l'ai déjà dit, vers le Seigneur notre Dieu, et supportons le mal pour arriver au bien. Ah! ne blâmons point le Père de famille, car il est bon. C'est lui qui nous porte; ce n'est pas nous qui le portons. Il sait comment gouverner son oeuvre. Fais seulement ce qu'il commande et espère ce qu'il promet.

 

 

SERMON LXXXI. LES SCANDALES PRÉSENTS (1).

ANALYSE. — A l'époque du sac de Rome parles Goths, vers l'an 410, des clameurs s'élevaient de toutes parts contre le Christianisme; on lui attribuait les désastres de l'empire, et c'était pour plusieurs une occasion de scandale. Saint Augustin prémunit son troupeau contre ce danger. Il montre d'abord que s'il y a des afflictions il n'y a point de scandale proprement dit pour le disciple fidèle du Sauveur, attendu que la loi de Dieu lui fournit toujours d'efficaces moyens de résister à la tentation. Il met surtout en scène Job et un chrétien de qui on voudrait obtenir un faux témoignage. Abordant ensuite la question actuelle, comment, dit-il, se scandaliser de ce qui arrive aujourd'hui? Jésus-Christ n'a-t-il pas prédit ces calamités, et les temps antérieurs au Christianisme ne nous en présentent-ils pas d'aussi formidables, ne fût-ce que la ruine de Troie, mère de Rome?

1. Nous venons d'entendre de divines leçons elles nous avertissent de nous fortifier par la vertu, de nous armer d'un courage chrétien contre les scandales qui doivent arriver; et de recourir pour cela à la miséricorde de Dieu. " Que serait l'homme en effet; si vous ne vous souveniez de lui (2)? "

" Malheur au monde à cause des scandales! " dit le Seigneur, dit la Vérité même. Il nous effraie, il nous avertit, il veut que nous soyons sur nos gardes, attendu qu'à ses yeux nous ne sommes point dans un état désespéré. Pour nous préserver de ce malheur, malheur terrible, redoutable, épouvantable, il nous offre des consolations, des encouragements et des leçons dans ces paroles de l'Ecriture : " Paix abondante à ceux qui aiment votre loi; pour eux il n'y a point de scandale (3). " Si donc il nous fait voir l'ennemi à éviter, il nous montre aussi un rempart inexpugnable. A ces mots: " Malheur au monde à cause des scandales ! " tu te demandais où fuir en dehors du monde pour y échapper. Mais où fuir hors du monde, pour se préserver des scandales, sinon vers Celui qui a fait le monde? Et comment fuir vers Celui qui a fait le monde, sinon en écoutant sa loi publiée partout? Que dis-je? en l'écoutant? Il nous faut l'aimer. Car en nous rassurant contre les scandales, la Sainte Ecriture ne dit pas: Paix abondante à ceux qui écoutent sa loi ; puisqu'il ne suffit pas de l'entendre pour être justifié devant

1. Matt. XVIII, 7-9. — 2. Ps. VIII, 5. — Ibid. CXVIII, 166.

Dieu. Ce sont les observateurs de la loi qui seront justifiés (1); et la foi agit par la charité (2). C'est pourquoi il est écrit : " Paix abondante à ceux qui aiment votre loi; pour eux il n'y a point de scandale. "

A cette pensée se rapporte ce que nous avons entendu et répondu en choeur : " Les doux hériteront de la terre et ils se réjouiront dans l'abondance de la paix (3); " car il y a " paix abondante en ceux qui aiment votre loi. " Les doux en effet sont ceux qui s'attachent à la loi de Dieu. " Heureux l'homme que vous instruisez, Seigneur; vous lui enseignez votre loi pour le rendre doux en présence des jours mauvais, quand la fosse se creusera pour le pécheur (4). " Que les expressions du texte sacré sont différentes ! Toutes cependant formulent la même pensée, et quoiqu,on puise à cette source intarissable, il faut y avoir confiance, s'attacher à la vérité avec amour, avec une paix profonde, avec un charité embrasée et être prêt à résister au scandale.

2. Il s'agit de considérer, d'examiner ou d'apprendre comment nous devons être doux, et ce que je viens de rappeler du texte sacré, nous indique la solution de cette question. Que votre charité prête un peu attention. Il nous importe singulièrement d'être doux; la douceur est nécessaire dans l'adversité. Les adversités

1. Rom. II. 13. — 2. Galat. V, 6. — 3. Ps. XXXVI, 11. — 4. Ps. XCIII.12, 13.

357

temporelles, en effet, ne sont point des scandales. Qu'est-ce que le scandale ? Attention !

Un homme, par exemple, éprouve quelque affliction, il est opprimé. Être opprimé n'est pas être scandalisé; ainsi les martyrs ont été opprimés, mais non pas oppressés. Qu'on se préserve donc du scandale ; il est moins nécessaire d'échapper à l'affliction ; l'affliction opprime et le scandale oppresse. Quelle différence y a-t-il donc entre l'affliction et le scandale ? Sous le poids de l'affliction, on se disposait à pratiquer la patience, à conserver la constance, et à être ferme dans la foi, à repousser le péché. Si l'on a été ou si l'on est fidèle à cette résolution, l'affliction ne nuira point; elle fera ce que fait le pressoir, il ne cherche point à déchirer l'olive, mais à en exprimer l'huile. Et si l'on va alors jusqu'à louer Dieu, combien l'adversité est avantageuse, puisqu'elle sert à former ces divines louanges!

Les Apôtres étaient arrêtés et enchaînés, et sous le poids de cette épreuve ils chantaient ;des hymnes au Seigneur. Voilà bien le pressoir et ce qui s'en exprime. Job aussi fut soumis à une cruelle épreuve, jeté sur un fumier, dépouillé de sa fortune, sans ressources, sans aucun bien, sans enfants, et aiche seulement des vers qui le dévoraient. Tel était en lui l'homme extérieur, mais intérieurement il était rempli de Dieu ; aussi louait-il le Seigneur, et cette affliction cruelle n'était pas pour lui un scandale. Où commença le scandale ? Quand son épouse s'approcha de lui en disant : " Blasphème contre Dieu et meurs. " Le démon lui avait tout enlevé ; mais, dans son épreuve, Eve lui fut laissée, laissée pour le tenter et non pour : le consoler. Voilà le scandale. Elle lui représente son malheur et sa propre infortune attachée à celle de son époux, essayant ainsi de le porter au blasphème. Mais Job était doux, car Dieu l'avait instruit de sa loi, il l'avait rendu doux pour les jours mauvais; Job aimait la loi divine, une paix abondante remplissait son coeur ; aussi n'y eut-il point pour lui de scandale. Il y en eut, du scandale, mais pas pour lui. Sa femme fut un scandale, mais pas pour son époux. Considère donc combien il était doux, combien il était instruit de la loi de Dieu. Je dis de la loi éternelle; car à l'époque du patriarche, la loi n'avait pas été encore donnée aux Juifs sur des tables de pierre et il n'y avait dans les coeurs pieux que l'éternelle loi dont la loi publiée devant Israël était un extrait. La loi de Dieu avait ainsi adouci Job pour les jours mauvais; il aimait cette loi et jouissait d'une paix abondante. Aussi vois ce qu'il répond dans sa douceur, et apprends ici, selon mon dessein, quels sont les hommes doux : " Tu as parlé, dit-il à sa femme, comme une insensée. Si nous avons reçu des biens de la main du Seigneur, pourquoi n'en souffririons-nous pas des maux (1)? "

3. Cet exemple nous a appris quelles sont les âmes douces; donnons maintenant, s'il nous est possible, une définition de la douceur. Les hommes doux sont ceux à qui rien ne plait que Dieu dans tout ce qu'ils font, dans toutes leurs bonnes oeuvres, et à qui Dieu ne déplaît jamais, quelques 'maux qu'il endurent. Allons, mes frères, appliquez-vous à bien comprendre cette définition, cette règle : cherchons à nous y conformer et acquérons ce qui nous manque pour nous y adapter. Eh! que nous sert de planter et d'arroser si Dieu ne donne l'accroissement ? " Ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu de qui vient la croissance (2). " Ecoute bien cela, toi qui veux être doux, toi qui prétends t’adoucir contre les jours mauvais et qui aimes la loi Dieu pour n'être pas victime du scandale, pour goûter unie paix abondante, pour posséder la terre et jouir des délices de la paix; écoute donc, toi qui veux être doux. Quelque bien que tu fasses, garde-toi de te plaire; car " Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (2). " Ainsi, quelque soit le bien que tu fais, que Dieu seul te plaise ; et que jamais il ne te déplaise, quelques maux que tu endures. Qu'ajouter encore? Rien ; fais cela et tu vivras. Tu ne périras point pendant les jours mauvais et tu échapperas à nette menace : " Malheur au monde à cause des scandales ! (3)" Et à quel monde, sinon au monde dont il est écrit: " Et le monde ne l'a point connu (4) ? " Ce n'est sûrement pas à celui dont il est dit : " Dieu était dans le Christ pour se réconcilier se monde (5). "

Il y a donc un monde méchant et un monde honnête. Le monde méchant, ce sont tous les méchants que renferme le monde, et le monde honnête en comprend tous les bons. N'avons-nous pas remarqué souvent quelque chose de semblable sur la terre ? Ce champ est tout couvert; de quoi? de froment. Nous disons pourtant aussi, et sans mentir, qu'il est tout couvert de

1. Job. II , 9, 10. — 2. Cor. III, 7. — 3. Jacq. IV, 6. — 4. Jean, I, 10. — 5. II Cor. V, 19.

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paille. Voici un arbre chargé de fruits, dit l'un; chargé de feuilles, dit l'autre; et tous deux disent vrai ; car ni l'abondance des feuilles n'ôte la place aux fruits, ni la multitude des fruits n'est incompatible avec la multitude des feuilles. L'arbre est à la fois chargé de feuilles et de fruits ; mais le vent emporte les unes et le jardinier recueille les autres. Ne t'effraie donc point lorsqu'on te dit: " Malheur au monde à cause des scandales (1) " Aime la loi de Dieu et pour toi il n'y aura point de scandale.

4. Cependant voici ta femme qui accourt pour t'entraîner dans je ne sais quelle faute. Tu l'aimes comme tu dois aimer ta femme, c'est un membre de ton corps. Mais " si ton oeil te scandalise, si ta main, si ton pied te scandalisent, te disait tout à l'heure l'Evangile, coupe et les jette loin de toi. " Si cher qu'on te soit, si grand qu'on te paraisse, on ne doit être grand, ni être à tes yeux un membre chéri, qu'autant qu'on n'est pas une cause de scandale, qu'on ne te conseille point le mal. Sachez que c'est bien en ceci que consiste le scandale.

Nous avons cité Job et sa femme, mais dans cet exemple ne se trouve point le mot même de scandale. Prête l'oreille à l'Evangile. Comme le Seigneur annonçait sa passion, Pierre se mit à l'en détourner. " Arrière, Satan, répondit le Sauveur, tu es pour moi un scandale. " Celui donc qui a voulu nous servir de modèle nous apprend ainsi et la nature du scandale et la manière de l'éviter. En disant : " Tu es bienheureux, Simon fils de Jonas (2) " il venait de représenter Pierre comme l'un de ses membres. Mais il retranche ce membre, dès qu'il veut être pour lui un scandale. Ensuite pourtant il le guérit et le remet à sa place.

Tu regarderas donc comme étant un scandale pour toi quiconque entreprendra de te porter au mal. Et je prie votre charité de remarquer que ces conseils funestes viennent plus souvent d'une bienveillance aveugle que de la malveillance. Un de tes amis, un ami qui t'aime aussi sincèrement que tu l'aimes à ton tour, ton père, ton frère, ton fils, ton épouse, te voient dans le mal et ils veulent te rendre méchant. Qu'est-ce à dire, ils te voient dans le mal? Ils te voient dans quelque affliction, dans une affliction que tu souffres peut-être pour la cause de la justice : ainsi tues persécuté parce que tu refuses de faire un faux témoignage. C'est un exemple que je suppose. Et le

1. Matt. XVI, 28, 17.

Monde est plein de faits qui vérifient cette sentence : "Malheur au monde à cause des scandales!" Ainsi donc un homme puissant, pour cacher ses déprédations et ses rapines demande que tu lui rendes le service de faire un faux témoignage. Tu refuses; tu refuses le faux pour ne pas manquer au vrai. Abrégeons ; cet homme puissant s'irrite et t'opprime. Vient ton ami ; il ne peut te voir dans l'affliction, il ne peut te voir dans le mal. Je t'en prie, dit-il, fais ce qu'on te demande; est-ce difficile? Peut-être même va-t-il imiter Satan, disant au Seigneur : " Il est écrit: Il vous a confié à ses Anges, pour que vous ne heurtiez point votre pied contre quelque pierre (1). " Oui, il est possible que cet ami, te voyant chrétien, recoure à la loi pour essayer de te porter à ce qu'il prétend que tu dois faire, Fais ce qu'il dit, s'écrie-t-il. — Mais quoi ? — Ce que veut cet homme puissant. — Mais il veut de moi un mensonge, une fausseté. — Eh ! n'as-tu point lu que tout homme est menteur (2) ? " Cet ami est donc un scandale. Toi, que feras-tu? C'est ton oeil, c'est ton bras droit. " Arrache-le et le jette loin de toi. " Qu'est-ce à dire ? Ne consens pas. Ne consens pas, c'est ce que signifie : " Arrache-le et le jette loin de toi. " C'est parleur accord en effet que nos membres font l'unité dans notre corps, ils vivent par leur accord et par leur accord ils communiquent les uns aux autres. Y a-t-il malaise ? C’est qu'il y a maladie ou blessure.

Ainsi donc cet ami est comme un membre de ton corps ; aime-le. Mais s'il te scandalise, " Coupe-le et le jette loin de toi. " Ne consens pas à ce qu'il dit, éloigne-le, ferme-lui ton oreille peut-être que cette réprimande te le ramènera; avec des sentiments meilleurs.

5. Néanmoins comment feras-tu pour couper, rejeter et corriger peut-être, ainsi que je viens de le dire ? Comment t'y prendras-tu? réponds : C'est par la loi qu'il a voulu te persuader le mensonge. Dis ce qu'on te demande, s'écriait-il, Peut-être n'osait-il proférer le mot de mensonges; aussi répétait-il : Dis ce qu'on te demande. Mais c'est un mensonge, répliquais-tu. Et lui, pour te disculper d'avance : " Tout homme est menteur. " Donc, mon frère, réponds de ton côté: " La bouche qui ment, tue l'âme (3). " Remarque bien, cet arrêt n'est pas de mince importance: " La bouche qui ment tue l'âme (3)." Que peut contre moi cet ennemi puissant qui m'accable? Pourquoi prendre pitié de moi et de la situation qui m'est

1. Matt. IV, 6. —2. Ps. CXV, 11. — 3. Sag. I, 11.

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faite? Pourquoi ne vouloir pas que j e souffre quel que mal et chercher à me rendre mauvais ? Qu peut-il enfin contre moi ? Sur quoi frappe-t-il Sur ma chair. — Oui, dis-tu, il accablera ton corps — Je suppose qu'il lui donne la mort. Ne serait il pas encore meilleur envers moi que je ne le serais en proférant le mensonge ? Il donne la mort à mon corps ; mais je la donne à mon âme. Ce puissant dans sa colère m'ôte la vie du corps; mais " la bouche qui ment tue l'âme. " Il donne la mort à mon corps; mais ne la lui donnât on pas, ce corps doit mourir; tandis que si l'âme n'est point tuée par l'iniquité, elle vivra éternellement au sein de la vérité. Conserve ainsi ce que tu peux conserver, et laisse périr ce qui doit périr quelque jour.

Voilà une réponse, mais ce n'est point la solution de cette difficulté : " Tout homme est " menteur. " Réponds aussi à ce passage ; autrement il pourrait croire avoir trouvé en faveur du mensonge, un argument dans la loi même et t’avoir porté par la loi à violer la loi. — Or, dans, la loi il est écrit : " Tu ne feras point de faux témoignage (1); " il y est écrit également : " Tout homme est menteur. Rappelle-toi maintenant ce que j'ai dit tout-à-l'heure lorsque j'ai donné, comme je l'ai pu, la définition de l'homme doux. L'homme doux est celui à qui rien ne plaît que Dieu, dans tout le bien qu'il fait, et à qui Dieu ne déplaît pas, quelque mal qu'il endure. A cet homme qui te presse de mentir, parce qu'il est écrit que " tout homme est menteur, " réponds donc: Moi je ne mens pas, car il est écrit aussi: " La bouche qui ment tue l'âme; " moi je ne mens pas, car il est écrit : " Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge; (2) " je ne mens pas enfin, car il est écrit: " Tu ne feras point de faux témoignage." Qu'il m'accable le corps, celui à qui il déplaît que je dise la vérité; j'entends mon Seigneur me dire : "Gardez-vous de craindre ceux qui tuent le corps (3). "

6. — Comment alors tout homme est-il menteur? N'est-tu pas un homme? — Réponds sans hésiter et selon la vérité : Puisse-je donc n'être pas homme pour n'être pas menteur! — Écoutez en effet : " Le Seigneur, du haut du ciel, a jeté un regard sur les enfants des hommes, pour voir s'il en est un qui ait de l'intelligence et qui cherche Dieu. Tous se sont égarés, tous sont devenus inutiles ; il n'en est pas un qui fasse

1. Deut. V, 20. — 2. Ps. V, 7. — 3. Matt. X, 28.

le bien ; il n'en est pas même un seul (1). " Pourquoi? Parce qu'ils ont voulu être les enfants des hommes. Mais pour les délivrer de ses iniquités, pour les traiter, pour les racheter, pour les guérir, pour les changer, il a donné à ces enfants des hommes le pouvoir de devenir les enfants de Dieu (2). Pourquoi s'étonner alors ? Si vous étiez enfants des hommes, vous étiez hommes ; tous vous étiez hommes et par conséquent menteurs, puisque tout homme est menteur. Mais vous avez reçu la grâce de Dieu, elle vous a fait le pouvoir de devenir les enfants de Dieu. Écoute la voix de mon Père : " Je l'ai déclaré, dit-il, vous êtes tous des Dieux et les fils du Très-Haut (3). " Oui, les hommes étant enfants des hommes s'ils ne sont pas devenus enfants de Dieu, sont menteurs, puisque tout homme est menteur. S'ils sont au contraire les enfants du Très-Haut, s'ils sont délivrés parla grâce du Sauveur et rachetés par son sang précieux, s'ils ont reçu une nouvelle génération de l'eau et de l'Esprit-et qu'ils soient prédestinés à l'héritage du ciel, enfants de Dieu, ils sont sûrement des Dieux. Qu'ont-ils alors de commun avec le mensonge? Adam n'était qu'un homme, le Christ est un homme-Dieu, Dieu est le Créateur de tout. Adam était un homme, le Christ est un homme médiateur auprès de Dieu, le Fils unique du Père, un Dieu-homme. L'homme est bien éloigné de Dieu et Dieu est bien éloigné de l'homme. Un homme-Dieu s'est placé entre les deux. Chrétien, reconnais le Christ et par cet homme élève-toi vers Dieu.

7. Changez donc, et si nous avons pu quelque chose, devenez doux, et attachons-nous à notre inviolable profession de foi. Pour échapper à cette menace : " Malheur au monde à cause des scandales, " aimons la loi de Dieu.

Parlons maintenant des scandales qui remplissent le monde ; disons comment les scandales se multiplient avec les afflictions. Le monde est dévasté; c'est le pressoir qui se foule. Allons, chrétiens, allons, race céleste, vous qui êtes étrangers sur la terre et qui cherchez au ciel une patrie avec le désir d'être associés aux saints Anges, comprenez que vous n'êtes venus ici que pour en sortir. Vous traversez le monde en cherchant avec effort Celui qui a créé le monde. Ne vous laissez pas troubler parles amis du monde, par ceux qui veulent y demeurer, et bon gré mal gré sont forcés de le quitter; ne vous laissez ni tromper ni séduire par eux. Ces afflictions ne sont pas

1. Ps. XIII, 2, 3. — 2. Jean, I, 12. — 3. Ps. LXXXI, 6.

360

des scandales; soyez justes et pour vous elles ne seront qu'un exercice. Voici venir une tribulation ; elle sera pour toi ce que tu voudras, une épreuve ou ta condamnation. Elle sera ce que tu seras toi-même. La tribulation est un feu. Es-tu de l'or? Elle te purifie. De la paille? Elle te réduit en cendre. C'est ainsi que les afflictions qui se multiplient ne sont point des scandales.

Où sont les scandales? Dans ces discours, dans ces propos qui nous répètent: Voile ce que valent les temps chrétiens! Là est le scandale ; car on ne te parle ainsi que pour te porter à blasphémer contre le Christ, si tu aimes le monde. Celui qui t'adresse ce langage de ton ami, ton conseil; c'est donc comme ton oeil. Il est ton serviteur, ton auxiliaire dans tes entreprises ; c'est donc ta main. C'est peut-être ton protecteur, celui qui t'élève au-dessus des derniers de la terre; il est ainsi comme ton pied. " Arrache, coupe, jette loin de toi, " ne suis, pas ces conseils. Réponds à ces hommes ce que répondait cet autre à qui on conseillait un faux témoignage. Oui, réponds ainsi, et quand on te dit: C'est depuis le christianisme qu'il y a tant de maux et que le monde est dévasté, réponds: Le Christ me l'avait annoncé avant l'évènement.

8. Pourquoi te troubler ? Les calamités publiques agitent ton cœur comme était agitée la barque où dormait le Christ. Voilà bien, ô homme sensé, voilà la cause du trouble de ton coeur. Cet esquif où sommeillait le Christ est un coeur où la foi est endormie. Que t'apprend-on en effet, chrétien, que t'apprend-on de nouveau ? Sous le règne du Christianisme le monde est dévasté, le monde touche à sa fin. Ton Maître ne l'avait-il pas dit que le monde serait dévasté ? Ne t'avait-il pas dit que le monde aurait une fin ! Tu le croyais quand il le prédisait, et maintenant que se vérifient ses prédictions, tâte troubles? Ainsi la tempête gronde dans ton coeur; prends donc garde au naufrage, réveille le Christ. " Par la foi, dit l'Apôtre, le Christ habite dans vos coeurs. (1) " Le Christ, par la foi, habite dans ton coeur. Si donc tu as la foi, tu possèdes le Christ, cette foi est-elle vigilante? le Christ veille aussi est-elle endormie ? c'est le Christ qui sommeille. Réveille-toi donc, ranime-toi, dis: " Nous périssons, Seigneur (2) ". Ah! que ne nous disent pas les païens, et ce qui est plus brave, que ne nous disent pas les mauvais chrétiens?Levez-vous, Seigneur, nous sommes perdus. Que ta foi s’éveille,

1. Ephés. III,17. — 2. Matt. VIII, 24-26.

et le Christ commence à t'adresser ainsi la parole. Pourquoi te troubler, dit-il? Ne t'ai-je pas prédit tout cela ? Or je te l'ai prédit pour te porter, à avoir bon espoir quand viendraient les épreuves et à n'y succomber pas. Tu t'étonnes de voir le monde toucher à sa fin ? Etonne-toi plutôt de le hoir parvenu à cet âge avancé. Le- monde, est un homme qui naît, qui grandit et qui vieillit. Que de chagrins dans la vieillesse ? La toux, le dérangement des humeurs, la faiblesse de la vue, l'inquiétude, la fatigue, tout est réuni. Dans sa vieillesse l'homme est donc rempli de misères, et le monde dans sa vieillesse est aussi rempli de calamités.

Mais pour toi Dieu a-t-il fait peu; lorsque dans la vieillesse du monde il a envoyé le Christ pour te rajeunir quand tout tombe de vétusté ? Ignores-tu que ce fait a été signalé d'avance dans la race d'Abraham, dans Celui de la race d'Abraham que l'Apôtre appelle le Christ ? " L'Écriture ne dit point: " A ceux de ta race, comme s'ils étaient plusieurs; mais, parce qu'il n'est question que d'un seul, à Celui de ta race, c'est-à-dire au Christ (1). " De même donc qu'Abraham a eu un fils dans sa vieillesse, ainsi le Christ devait venir à l'époque de la décrépitude du monde. Il est venu effectivement au moment où tout vieillissait, et il t'a rajeuni. La création, l'univers, ce qui doit périr courait à sa ruine, et les calamités ne pouvaient que se multiplier. Le Christ est donc venu te consoler au milieu de ces douleurs et te promettre un éternel repos. Ah! garde-toi de vouloir t'attacher à ce vieux monde et ne refuse pas de te renouveler dans le Christ. Le Christ te dit : Le monde s'en va, le monde est vieux, le monde succombe, le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien, ta jeunesse se renouvellera comme celle de l'aigle (2).

9. C'est, dit-on, sous le Christianisme que Rome est détruite. Peut-être ne l'est-elle point: peut-être est-elle frappée et non ruinée, châtiée et non renversée: Est-elle détruite d'ailleurs si les Romains ne le sont pas? Or ceux-ci ne périront point s'ils louent Dieu, tandis qu'ils périront s'ils le blasphèment. Qu'est-ce en effet que Rome, sinon les Romains? Car il ne s'agit pas ici d'amas de pierres ni de monceaux de bois, de palais qui ressemblent à des îles entières ni de remparts immenses. Tout cela était construit pour tomber en ruines 'quelque jour. La main de l'homme en bâtissant mettait pierre sur pierre,

1. Gal. III, 16. — 2. Ps. CII, 5.

361

et la main de l'homme en démolissant ôtait pierre de dessus pierre. Ce qu'un homme a fait, un autre l'a détruit.

Est-ce d'ailleurs un outrage pour Rome de dire qu'elle tombe ? Ce n'en est pas un pour Rome, c'en serait un, tout au plus, pour son fondateur. Or faisons-nous injure à son fondateur même quand nous disons: Rome tombe, Rome l'oeuvre de Romulus ? Mais le monde créé par Dieu doit être réduit en cendres. Mais les oeuvres de l'homme ne succombent que quand il plait à Dieu, et l'oeuvre de Dieu ne se détruit également que quand il lui plait. Or si les oeuvres humaines ne tombent point sans la volonté divine, comment la volonté humaine pourrait-elle suffire à anéantir les oeuvres de Dieu ? N'est-il pas vrai encore que Dieu n'a fait pour toi qu'un monde périssable et que tu es toi-même destiné à la mort? Oui, l'homme qui fait l'ornement de là cité, qui habite la cité, qui la régit et qui .la gouverne, n'est venu que pour s'en aller, il est né pour mourir, il est entré pour sortir. Le ciel et la terre passeront ; est-il alors étonnant qu'une ville cesse d'exister ? Si d'ailleurs elle ne cesse pas aujourd'hui, elle cessera sûrement un jour.

Mais pourquoi cette ruine de Rome pendant que les chrétiens offrent leurs sacrifices ? Pourquoi aussi l'embrasement de Troie, sa mère, pendant que les païens offraient les leurs ? Les dieux qui ont la confiance des Romains, les dieux qui sont réellement les dieux Romains et en qui les païens de Rome ont placé leurs espérances, ces dieux ont quitté les cendres de Troie pour venir fonder Rome. Ces dieux de Rome étaient primitivement les dieux de Troie. Troie fut brûlée ;

1. Matt. XXIV, 36.

Enée en emporta ses dieux fugitifs, ou plutôt il emporta dans sa fuite ses dieux insensibles. Il pouvait les porter, mais eux n'auraient pu fuir. Et abordant avec eux en Italie, il établit Rome avec ces faux dieux.

Il serait trop long d'entrer dans tous ces détails; je rapporterai seulement en peu de mots ce que disent des auteurs Romains. L'un d'eux connu de tout le monde, s'exprime ainsi : " La ville de Rome fut fondée et occupée d'abord, comme je l'ai appris, par des Troyens qui fuyaient sous la conduite d'Enée, et s'en allaient de pays en pays sans pouvoir se fixer (1). " Ces Troyens donc avaient avec eux leurs dieux; ils bâtirent Rome dans le Latium et y proposèrent à la vénération les mêmes dieux qu'adorait Troie. Un poète romain introduit encore sur la scène Junon irritée contre Enée et ses Troyens fugitifs. " Une nation que j'abhorre, dit-elle, fait voile sur la mer de Toscane, portant en Italie Ilion et ses pénates vaincus (2); " c'est-à-dire ses dieux vaincus. Or quand ces dieux vaincus entraient en Italie, était-ce un triomphe ou un présage?

Aimez donc la loi de Dieu et que pour vous il n'y ait pas de scandale. Nous vous en prions, nous vous en conjurons, nous vous y exhortons, soyez compatissants pour ceux qui souffrent, accueillez les malheureux; et maintenant ; qu'on voit tant d'étrangers, tant de pauvres, tant de malades, donnez largement l'hospitalité, multipliez vos bonnes oeuvres. Que les chrétiens fassent ce que commande le Christ et les -païens en blasphémant ne nuiront qu'à eux-mêmes.

1. Sallust. Guerre de Catil. chap. 4. — 2. Virg. En. liv. 1. vers 67, 68.

 

 

 

 

SERMON LXXXII. CORRECTION FRATERNELLE (1).

ANALYSE. — Trois idées principales dans ce discours. Premièrement saint Augustin établit que nous sommes obligés de reprendre le prochain des fautes que, nous voyons, et de l'en reprendre pour l'amour de lui, et non par haine ni pour l'amour de nous. Il établit en second lieu que cette réprimande doit être secrète quand la faute est secrète, et publique si la faute est publique. Troisièmement, pratiquant lui-même le devoir de la correction fraternelle, il montre la gravité du péché de la chair, insiste sur la nécessité de se corriger au plus tôt et termine en disant qu'un pasteur n'est heureux que des progrès que font ses ouailles dans la vertu.

l. Notre-Seigneur nous interdit l'insouciance sur nos fautes réciproques; il veut que sans chercher matière à censure nous reprenions ce dont nous sommes témoins. On est, selon lui, propre à écarter l'herbe de l'œil de son frère, quand on n'a pas une poutre dans le sien. Qu'est-ce à dire ? Je vais l'expliquer en, peu de mots à votre

1. Matt. XVIII, 15-18.

362

charité. Le brin d'herbe dans l'œil, c'est la colère, et la poutre, la haine. Quand donc un coeur livré à la haine réprimande un homme irrité, il cherche à ôter l'herbe de l'oeil de son frère, mais il en est empêché par la poutre qu'il porte dans le sien (1). Le brin d'herbe est l'origine de la poutre, car la poutre en naissant n'est que de l'herbe. En arrosant cette herbe on en fait une poutre, et en nourrissant la colère de mauvais soupçons; on en fait de la haine.

2. Il y a une grande différence entre le péché de colère et le crime de haine. Nous nous irritons contre, nos propres enfants; mais qui de nous les hait ? Parmi les animaux mêmes on voit parfois une génisse fatiguée de son veau qui le tourmente le repousse avec colère : en a-t-elle moins pour lui l'affection d'une mère ? Il l'ennuie quand il l'a secoue en tettant, et s'il n'est point là elle le cherché. Corrigeons-nous nos enfants sans un peu de colère et d'indignation ? Et pourtant sans amour pour eux nous ne les corrigerions pas. La colère est si peu la haine, que le défaut de colère est plutôt en certains cas une preuve de haine. Suppose un enfant qui veut jouer dans un fleuve dont la rapidité l'expose à périr. Tu le vois et le laisses faire patiemment n'est-ce pas une preuve de haine ? Ta patience lui donne la mort. Ne vaudrait-il pas beaucoup mieux te fâcher et le corriger, que de le laisser périr en ne te fâchant pas ?

Il faut donc avant tout éviter la haine, rejeter la poutre de son oeil. Car il y a une grande différence entre celui qui outrepasse tant soit peu la mesure du langage dans l'émotion de la colère et qui en fait ensuite pénitence, et celui qui cache de noirs desseins dans son coeur. Il y a enfin une grande différence entre ces mots de l'Écriture : " Mes yeux sont obscurcis par la colère (2); " et ces autres paroles: " Qui hait son frère est homicide (3). " Grande différence aussi entre l'oeil obscurci et l'œil éteint; il est obscurci par le fétu, éteint par la poutre.

3. Ce dont il faut par conséquent nous persuader d'abord, c'est l'indispensable nécessité de n'avoir pas de haine, afin de pouvoir accomplir parfaitement l'obligation qui nous est enjointe aujourd'hui. Si la poutre ne te ferme pas l'oeil, tu peux voir clairement ce qu'il y a dans l'œil de ton frère, et tu éprouves le vif besoin d'en ôter ce qui lui est nuisible. La lumière qui t'éclaire ne te permet pas l’insouciance sur ce qui peut

1. Matt. VIII, 3-6. — 2. Ps. VI, 8. — 3. I Jean, III, 15.

éclairer ton frère. Mais si tu le hais et que tu veuilles le reprendre, comment peux-tu, sans plus voir clair, lui émonder la vue ? C'est ce qu'enseigne manifestement l'Écriture dans le passage où elle dit: " Qui hait son frère est homicide. — " Qui hait son frère, ajoute-t-elle, est encore dans les ténèbres (1). " Les ténèbres sont donc la haine.

Mais il est impossible de haïr autrui sans se nuire auparavant. On blesse à l'extérieur et on perd tout à l'intérieur. Plus néanmoins l'âme l'emporte sur le corps, plus aussi nous devons prendre garde de la blesser. Or on la blesse en haïssant autrui. Que peut-on en effet contre celui qu'on hait, que peut-on ? On lui ôte son argent, ruais peut-on lui ôter sa foi ? On ternit sa réputation, ternit-on sa conscience ? On ne saurait lui faire de dommage qu'à l'extérieur, mais observez où on s'en fait à soi-même. Celui qui hait son prochain, se hait lui-même dans l'âme. Mais comme il ne sent pas quel mal il se fait, il continue à frapper sur autrui, d'autant plus exposé au danger, qu'ils sent moins combien il se blesse, puisqu'en frappant au dehors il a perdu le sens intime. Tu te mets en fureur contre ton ennemi et dans ta fureur tu le dépouilles, mais tu te livres à l'iniquité. Quelle différence entre un homme dépouillé et un homme criminel ! Il a perdu sa fortune, mais toi, ton innocente. Lequel des deux a perdu davantage ? Il n'a perdu que ce qu'il devait perdre tu t'es condamné à périr toi-même.

4. Ainsi donc nous devons reprendre par amour; non pas chercher à nuire mais chercher it corriger. Avec cette heureuse disposition nous accomplirons merveilleusement le précepte qui nous est rappelé aujourd'hui. " Si ton frère a péché contre " toi, reprends-le entre toi et lui seul. " Pourquoi le reprendre ? Est-ce parce que tu es peiné d'avoir été offensé par lui ? Dieu t'en garde; car si tu agis pour l'amour de toi, tu ne fais rien; au lieu que si c'est par amour pour lui, ton acte est excellent. Distinguo dans ces paroles mêmes par quel principe tu dois agir, si c'est pour l'amour de toi ou pour l'amour de lui. " S'il t'écoute, dit le Sauveur, tu auras gagné ton frère. " Agis donc dans l'intention de le gagner. Mais si tu le gagnes en remplissant ce devoir, n'est-ce pas une preuve que sans lui il était perdu?

Comment, maintenant, un si grand nombre d'hommes font-ils si peu d'attention à ces sortes

1 I Jean, II, 9.

363

de péchés? Quel si grand mal ai-je fait, disent-ils? Je n'ai manqué qu'à un homme. N'en sois

pas sans souci. Tu n'as manqué qu'à un homme ! Veux-tu savoir qu'en lui manquant tu t'es perdu toi-même? Si celui à qui tu as manqué t'avait repris entre toi et lui seul, et que tu l'eusses écouté, il t'aurait gagné. Et pourquoi t'aurait-il gagné, sinon parce que sans lui tu étais perdu ? Car si tu n'étais perdu, comment aurait-il pu te gagner ? Que nul donc ne reste indifférent après avoir manqué à son frère. L'Apôtre ne dit-il pas quelque part : " En péchant de la sorte contre vos frères et en blessant leur conscience faible, vous péchez contre le Christ (1) ? " C'est qu'effectivement nous sommes devenus les membres du Christ. Or, comment ne pécher pas contre le Christ, quand on pèche contre ses membres?

5. Loin donc de tous ce langage : Puisque je n'ai pas péché contre Dieu, mais seulement contre mon frère, contre un homme, ce péché est léger, si même c'est un péché. Dis-tu qu'il est léger parce qu'il est bientôt effacé ? Eh bien ! quand tu as manqué à ton frère, fais une réparation suffisante, et tues guéri. Tu as fait en un moment un acte mortellement coupable, mais aussi tu n'as pas été long à y trouver le remède. Eh! mes frères, qui de nous espèrera le royaume des cieux en face de ces mots de l'Évangile : " Celui qui traitera son frère de fou sera condamné à la géhenne du feu ? " Quel sujet d'épouvante! mais voici qui. nous rassure : " Si tu présentes ton offrande à l'autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande devant l'autel. " Dieu ne se mécontentera point de ton retard à présenter ton offrande, c'est toi qu'il cherche plutôt que tes dons. Si tu viens à lui l'offrande à la main, mais le coeur ulcéré contre ton frère, il te répondra : Tu es mort, que peux tu m'offrir ? Tu apportes ton offrande à ton Dieu, sans t'offrir toi-même à lui? Le Christ est plus avide de ce qu'il a racheté par son sang, que de ce que tu tires de ton grenier. Ainsi donc " laisse-là ton présent devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; revenant alors tu offriras ton don (2). " Que cette condamnation, à la géhenne a été promptement levée ! Tu étais sous le poids de cette condamnation, avant de t'être réconcilié; une fois réconcilié, tu peux, offrir tranquillement tes dons à l'autel.

6. Mais hélas ! on se laisse aller, facilement à l'outrage et on se porte difficilement à rétablir

1. II Cor. VIII, 12. — 2. Matt. V, 22-24.

la paix. Demande pardon à cet homme que tu as offensé, à cet homme que tu as blessé, dit-on. — Je ne m'humilierai pas, répond le coupable. — Si tu dédaignes ton frère, écoute au moins ton Dieu : " Qui s'abaisse sera élevé (1). " Tu ne veux pas t'humilier et tu t'es laissé tomber ? Quelle différence toutefois entre un homme qui s'incline et un homme qui est tombé! Tu es tombé et tu ne veux pas t'abaisser ! Tu pourrais dire : Je refuse de descendre, si tu avais refusé de te laisser tomber.

7. Tel est le devoir de celui qui a fait injure à autrui. Mais que doit faire celui qui l'a soufferte? Ce qui nous a été rappelé aujourd'hui : " Si ton frère a péché contre toi, reprends-le entre toi et lui seul. " Il deviendra plus méchant, si tu négliges de le reprendre. Il t'a manqué, et en te manquant il s'est fait une profonde blessure : tu n'as aucun souci de la blessure de ton frère ? Tu le vois périr, peut-être.est-il déjà mort, et tu ne t'en inquiètes pas ? Tu fais plus de mal par ton silence qu'il n'en a fait en t'outrageant.

Quand donc quelqu'un nous blesse, soyons attentifs et vigilants, mais non pas dans notre intérêt, car il est glorieux d'oublier les outrages. Oublie donc l'injure qui t'est faite, mais non pas la blessure dont souffre ton frère. " Reprends-le entre toi et lui seul; " cherchant à le ramener et lui épargnant la honte. Peut-être en effet la honte le porterait-il à prendre la défense de sa faute, et l'aggraverait-il au lieu de s'en corriger. " Reprends-le donc entre toi et lui seul. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère, " puisque sans toi il était perdu. Mais s'il ne t'écoute

pas, " s'il soutient son péché comme un acte de justice, " prends avec toi deux ou trois personnes, parce que sur la parole de deux ou trois témoins tout est, avéré. Si même il ne les écoute point, réfères-en à l'Église. Si enfin il n'écoute pas l'Église qu'il te soit comme un

païen et un publicain. " Ne le mets plus au nombre de tes frères. On ne doit pas toutefois négliger son salut. Sans doute, nous ne comptons point parmi nos frères les gentils et les païens ; nous cherchons cependant à procurer leur salut.

Voilà donc les avertissements que vient de nous donner le Sauveur, et il tient à l'observation de ces préceptes jusqu'à dire aussitôt après : " En vérité je vous le déclare, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié aussi dans le ciel; et tout

1. Luc, XIV, II.

364

ce que vous délierez sur la terre sera dans le ciel également délié. " En commençant à regarder ton frère comme un publicain, tu le lies sur la terre: mais prends garde de ne pas le lier injustement, car les liens injustes sont rompus par la justice. Au contraire, lorsque tu le reprends et que tu fais la paix avec lui, c'est ton frère que tu délies sur la terre; et lorsque tu l'auras délié sur la terre, il sera également délié dans le ciel. Quel service tu rends alors, non pas à toi mais à lui, car c'est à lui qu'il a fait du mal et non à toi.

8. Puisqu'il en est ainsi, que veut dire Salomon par ces paroles d'une première leçon que nous avons entendue aujourd'hui ? L'oeil flatteur est une source de chagrins; mais reprendre en public, c'est établir la paix (1). " Mais s'il est vrai que reprendre publiquement ce soit établir la paix, comment est-il dit: " Reprends-le entre loi et lui seul ? " N'est-il pas à craindre que ces divins préceptes ne soient opposés l'un à l'autre ?

Comprenons au contraire qu'ils sont entr'eux du plus parfait accord; n'imitons pas ces hommes vains qui s'imaginent faussement qu'il y a opposition entre les livres des deux Testaments, l'Ancien et le Nouveau; et ne nous figurons pas que ces deux pensées soient contraires parce que l'une est tirée d'un livre de Salomon, et l'autre de l'Évangile.

Supposons en effet qu'un accusateur ignorant des divines Écritures vienne à dire : Voici une contradiction manifeste entre les deux Testaments. " Reprends-le entre toi et lui seul, " dit le Seigneur. Salomon au contraire : " Reprendre en public, c'est établir la paix. " Ne s'ensuit-il Vas que le Seigneur ignorait la pensée de Salomon? Celui-ci veut briser le front superbe du pécheur; le Christ veut au contraire qu'on lui épargne la honte. L'un dit : " Reprendre en public, c'est établir la paix; et l'autre: Reprends-le entre toi et lui seulement; " non pas en public, mais en particulier et en secret. — Eh bien ! toi qui fais ces réflexions, veux-tu savoir que ces deux sentences, l'une de Salomon et l'autre de l'Évangile, ne prouvent point l'opposition des deux Testaments? Écoute l'Apôtre, il est sûrement un ministre du Testament nouveau. Écoute-le donc, il écrit et il donne ce précepte à Timothée : " Reprends ceux qui pèchent, devant tout le monde, afin que les autres en conçoivent

1. Prov. X, 10, Sel. LXX.

souvent de la crainte (1). " Ce n'est plus ici un livre de Salomon, c'est une épître de l'Apôtre Paul qui semble en contradiction avec l'Évangile. Pour le moment, et sans mépris, mettons de côté Salomon; puis prêtons l'oreille au Christ Notre-Seigneur et à son serviteur Paul.

Que dites-vous donc, Seigneur? " Si ton frère pèche contre toi, reprends-le entre toi et lui seulement. " Et vous Apôtre? " Reprends ceux qui pèchent, devant tout le monde, afin que tous les autres en conçoivent de la crainte. "" Que conclure ? Entendre ce débat pour le juger? Dieu nous en préserve. Soyons plutôt soumis an juge et frappons pour obtenir qu'il nous ouvre, réfugions-nous sous les ailes du Seigneur notre Dieu. Il n'a rien dit qui fût contraire à ce qu'a dit depuis son Apôtre, car c'est lui qui parlait par la bouche de celui-ci. " Voulez-vous, dit Paul, éprouver celui qui parle en moi, le Christ (2)? " Le Christ parle dans l'Évangile et il parle dans son Apôtre : de lui viennent donc les deux propositions; il a exprimé l'une par sa bouche, et l'autre par la bouche de son héraut. Lorsque parmi nous le héraut parle du haut du tribunal, on n'écrit point dans les Actes : Le héraut a dit; on attribue les paroles à celui qui a commandé au héraut de les prononcer.

9. Essayons donc, mes frères, de bien comprendre ces deux préceptes et de nous entendre avec chacun d'eux. Soyons en paix avec notre conscience et nous ne découvrirons nulle part de contrariété dans les Saintes Écritures. Oui ces deux commandements sont également et absolument bons, mais il faut savoir la nécessité d'observer tantôt l'un et tantôt l'autre. Parfois donc il faut reprendre son frère entre soi et lui seulement; parfois aussi il le faut reprendre devant tout le monde, afin que les autres en conçoivent de la crainte. En agissant ainsi nous ne nous écarterons point du sens des Écritures et nous ne nous tromperons pas en les prenant pour guides. On me demande : A quels moments divers accomplir chacun de ces préceptes ? Je crains de faire la correction secrète quand elle doit être publique, et publique quand il faut qu'elle soit secrète.

10. Votre charité comprendra vite le devoir de chaque moment; et puissions-nous ne pas différer de l'accomplir ! Appliquez-vous et saisissez. " Si ton frère pèche contre toi, dit le Sauveur, reprends-le entre toi et lui seulement. " Pourquoi le reprendre? Parce qu'il a péché contre toi.

1 I Tim, V, 20. — 2. II Cor. XIII, 3.

365

Qu'est-ce à dire il a péché contre toi? C'est-à-dire que tu sais qu'il a péché. C'est en secret qu'il

a péché contre toi, tu dois l'en reprendre en secret. Puisque seul tu connais son péché contre toi, il est sûr que le reprendre devant tout le monde, ce ne serait pas le corriger, mais le diffamer.

Considère avec quelle bonté l'homme juste pardonna le crime énorme dont il soupçonna son épouse avant de savoir comment elle avait conçu. Joseph la voyait enceinte, il savait de plus ne l'avoir pas approchée: Pouvait-il n'être pas sûr d'un adultère? Mais il était seul à s'apercevoir, à connaître. Aussi, que dit de lui l'Évangile ? " Comme Joseph était un homme juste et ne " voulait pas la diffamer. " Sa douleur d'époux ne chercha point à se venger. Au lieu de punir la coupable, il voulut la servir. Donc, " comme il ne voulait point la diffamer, il eut la pensée de la laisser secrètement. " Mais comme il s'occupait de ce dessein, un, Ange du Seigneur lui apparut en songe; il lui révéla la vérité et lui apprit que Marie n'avait point violé là foi conjugale, mais qu'elle avait conçu, du Saint-Esprit, le Seigneur même des deux époux (1).

Ton frère donc a péché contre toi; il n'a vraiment péché que contre toi, si seul tu connais sa faute. Mais s'il t'a manqué devant plusieurs, il a aussi péché contre eux, puisqu'il en a fait les témoins de son iniquité. Je vais en effet, mes très-chers frères, vous faire un aveu que chacun de vous pourrait me faire de son côté. Si devant moi on outrage mon frère, je n'ai garde de me considérer comme étranger à cette injure; elle me blesse sûrement aussi, elle me blesse même davantage, puisqu'en la faisant on croyait que j'y prendrais plaisir. Qu'on reprenne donc devant tout le monde les fautes commises devant tout le monde, et plus secrètement, les fautes plus secrètes. Distinguez les temps, et l'Écriture s'accorde avec elle-même.

11. Agissons ainsi, car c'est ce que nous devons faire, non-seulement lorsqu'on nous offense, mais encore lorsqu'on pèche en secret. C'est en secret qu'il nous faut alors corriger et re.prendre; nous pourrions, en cherchant à réprimander publiquement, diffamer le coupable. Nous voulons, disons-nous, le corriger, le reprendre: mais si un ennemi cherche à savoir sa faute parle faire alunir? Ainsi, par exemple, l'évêque connaît l'auteur d'un meurtre, et nul autre que

1. Matt. I, 19, 20.

lui ne le connaît. J'entreprends de le censurer publiquement, mais tu veux, toi, le dénoncer à la justice. Je prends donc le parti de ne pas le diffamer et toutefois je ne le laisse pas en repos sur son crime : je le réprimande en particulier, je lui mets sous les yeux le jugement divin, je cherche à effrayer sa conscience coupable, je le porte à faire pénitence. Telle est la charité qui doit nous animer.

On nous reproche quelquefois de ne pas flageller le vice: c'est qu'on suppose que nous savons ce que nous ignorons ou que nous ne disons rien de ce que nous savons. Je sais peut-être ce que tu sais, mais je n'en reprends pas devant toi, parce que je veux panser et non pas accuser. Il est des hommes qui commettent l'adultère dans leurs propres demeures, ils pèchent en secret. Il arrive que leurs épouses nous en avertissent; c'est souvent par jalousie et quelquefois pour le salut de leurs .époux. Nous n'avons garde de parler de cela en public, nous en faisons de secrets reproches. Que le mal s'éteigne là où il s'est allumé. Ah ! nous n'oublions pas cette plaie profonde; nous montrons d'abord au coupable, dont la conscience est si malade, que ce péché est mortel. Car il est hélas! des hommes si étrangement pervertis, qu'ils ne s'en inquiètent pas après l'avoir commis. Sur quels frivoles et vains témoignages s'appuient-ils pour affirmer que Dieu ne s'occupe pas des péchés charnels? Ont-ils oublié ce qui nous a été répété aujourd'hui : " Dieu juge les fornicateurs et les adultères ? " Attention ! pauvre malade. Écoute ce que Dieu t'enseigne et non ce que te disent ni ton coeur pour te porter au crime, ni ton ami, ou plutôt ni un homme qui est ton ennemi comme le sien propre et qui est chargé des mêmes chaînes d'iniquité que toi. Écoute donc ce que te dit l'Apôtre : " Que le mariage soit honorable en toutes choses et le lit nuptial sans souillure. Dieu juge les fornicateurs et les adultères. "

12. Allons, mon frère, corrige-toi. Tu crains d'être dénoncé par ton ennemi, et tu ne crains pas d'être jugé par Dieu ? Où est ta foi ? Crains quand il y a lieu de craindre. Le jour du jugement est loin encore ; mais le dernier jour de chacun de nous ne saurait être éloigné, parce que la vie est de courte durée. Et comme cette durée est non-seulement courte, mais toujours incertaine, tu ne sais quand viendra ton dernier jour. Corrige-toi aujourd'hui à cause de l’incertitude

1. Hébr. XIII, 4.

366

de demain. Profite à l'instant de la réprimande que je te fais en secret. Je parle en public, il est vrai, mais je reprends secrètement. Mes paroles vont à toutes les oreilles, mais quelques consciences seulement en sont frappées. Si je disais : Toi, tu es un adultère, corrige-toi, je dirais d'abord ce que je puis ignorer; peut-être aussi serait-ce un soupçon fondé sur ce que j'ai entendu avec légèreté. Je ne dis donc pas : Tu es un adultère, corrige-toi; je dis : Quiconque est ici adultère doit se corriger. L'avertissement est public, la réprimande est secrète, et je sais que si on a la crainte de Dieu on se corrige.

13. Qu'on ne, dise donc pas en son coeur : Dieu ne s'occupe pas des péchés charnels. " Ne savez-vous, dit l'Apôtre, que vous êtes le temple de Dieu et.que l'Esprit de Dieu habite en vous? Quiconque profane le temple de Dieu, Dieu le perdra (1). " Qu'on ne se fasse pas illusion.

On dira peut-être encore: Mon âme et non mon corps est le temple de Dieu; on s'appuiera même sur cette autorité : " Toute chair n'est que de l'herbe, et toute sa gloire n'est que la fleur de l'herbe (2). ". Interprétation malheureuse! coupable pensée! La chair est comparée à l'herbe, parce qu'elle meurt comme elle: mais ce qui meurt pour un temps doit-il ressusciter couvert de crimes ? Veux-tu fine proposition claire tirée de la même Épître ? " Ne savez-vous, dit encore l'Apôtre, que vos corps sont le temple du Saint-Esprit, qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu? " Comment mépriser désormais les péchés charnels, puisque vos corps sont les temples de l'Esprit-Saint, qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu ? " Tu ne t'inquiétais pas d'un péché charnel; seras-tu sans crainte pour, avoir profané un temple? Et c'est ton corps qui est en toi le temple de l'Esprit de Dieu. Réfléchis donc à ta conduite envers ce temple divin: Qu'y aurait-il de plus sacrilège que toi, si dans cette église, si dans ce sanctuaire tu te déterminais à commettre un adultère ? Et pourtant tu es toi-même le temple de Dieu. Que tu entres ici ou que tu en sortes, que tu sois en repos ou en mouvement dans ta maison, partout tu es un temple. Prends-garde, prends-garde d'offenser l'hôte de ce temple, crains qu'il ne t'abandonne et ne te laisse tomber en ruine. " Ne savez-vous pas, " l'Apôtre tenait ce langage à propos de la fornication et pour apprendre à ne mépriser pas les péchés de la chaire; " ne savez-vous

1. I Cor. III, 16, 47. — 2. I Pierre, I, 24.

pas que vos corps sont, en vous, le temple de l'Esprit-Saint, que vous avez reçu de Dieu, et que vous n'êtes plus à vous-mêmes ? Car vous avez été achetés à haut prix (1). " Si tu méprises ton corps, estime au moins ce que tu as coûté.

14. Je le sais, et quiconque réfléchit tant soit peu attentivement le sait comme moi: quand on craint Dieu et qu'on ne se corrige pas en entendant sa parole, c'est qu'on pense avoir encore à vivre. Ce qui perd un grand nombre d'hommes, c'est qu'ils répètent : Demain, demain, et tout-à-coup la porte se ferme. On reste dehors en imitant le corbeau, parce qu'on n'a pas gémi comme la colombe. Le corbeau en effet dit: Demain, demain, cras, cras. Gémis donc comme la colombe, frappe-toi la poitrine; mais en la frappant corrige-toi, sinon tu semblerais moins réveiller ta conscience, que l'endurcir à coups de poing, la rendre insensible plutôt que de la corriger. Gémis donc, mais ne gémis pas en vain

Peut-être dis-tu en toi même : Dieu a promis de me pardonner quand je me corrigerai; je suis tranquille, car je lis dans la divine Écriture " Le jour où le pécheur se convertira de ses iniquités et accomplira la justice, j'oublierai toutes ses iniquités (2). " Je suis tranquille; Dieu me pardonnera toutes mes fautes quand je me serai corrigé. — Pour moi, que répondrai-je ? Réclamerai-je contre Dieu ? Lui dirai-je : Gardez-vous de lui pardonner? Objecterai-j.e que cette promesse n'est pas écrite, que Dieu ne l'a pas faite? Si je tiens ce langage, ce ne sera que faussetés. Eh bien ! oui, tu dis vrai, Dieu a promis de pardonner à ta conversion, je ne le saurais nier. Mais réponds, je t'en prie. J'y consens, j'accorde et je reconnais que Dieu t'a promis le pardon; mais qui t'a promis de vivre demain ? Tu me montres bien que le pardon t'est assuré si tu te corriges; mais là aussi montre-moi combien tu as encore à vivre. — Je ne l'y vois pas, dis-tu. — Tu ignores donc ce qu'il te reste de vie. Ah! sois toujours converti et toujours préparé.

Ne t'expose pas à redouter le dernier jour, comme un voleur qui percerait la muraille durant ton sommeil; veille et aujourd'hui même corrige-toi. Pourquoi attendre à demain? — J'aurai une longue vie. — Si elle est longue; qu'elle soit bonne. On ne remet pas un long et, bon festin, et tu veux une vie mauvaise et longue? Oui, si elle est longue, elle gagnera à être bonne; et si elle est courte, n'a-t-on pas raison de la prolonger

1. I Cor. VI, 19, 20. — 2. Ezéch. XVIII, 21, 22..

367

en la rendant bonne ? Telle est, hélas! l'insouciance des hommes pour leur propre vie, qu'ils ne veulent rien de mauvais qu'elle. Si tu achètes une terre, tu la veux bonne ; si tu, prends une épouse, tu la choisis bonne également; désires-tu des enfants ? c'est à la condition qu'ils soient, bons; tu neveux pas même de mauvaises chaussures et tu te contentes d'une vie mauvaise ? Que t'a fait cette vie, pour ne vouloir rien de mauvais qu'elle, pour vouloir que de tout ce que tu possèdes il n'y ait rien de mauvais que toi ?

15. Je le crois, mes frères, si je prenais à part quelqu'un d'entre vous, pour le réprimander, il m'écouterait sans doute ; je reprends en public plusieurs d'entre -vous, tous m'applaudissent ; qu'il y ait au moins quelqu'un pour m'écouter. le n'aime pas qu'on loue des lèvres et qu'on méprise dans le cœur. Car en me louant sans te corriger tu déposes contre toi. Si donc tu es pêcheur et que mon enseignement te plaise, déplais-toi à toi-même; en te déplaisant ainsi, tu te corrigeras et tu seras heureux, comme je l'ai dit, si je ne me trompe, il y a trois jours.

Mes paroles sont comme un miroir que je présente à tous; et ce ne sont pas mes paroles; je ne fais en parlant qu'obéir au Seigneur, sa crainte ne me permet point de me taire. Eh! qui ne préfèrerait se tare sans rendre compte de vous? Mais c'est un fardeau que nous avons pris sur nos épaules, nous ne pouvons ni ne devons le rejeter.

367

Lorsqu'on lisait l'Épître aux Hébreux, vous avez entendu, mes frères, cet avertissement " Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis; car ils veillent sur vos âmes, et doivent rendre compte de vous ; afin qu'ils le fassent avec joie et non avec tristesse : ce qui ne vous serait pas avantageux (1). " Quand accomplissons-nous ce devoir avec joie? Lorsque nous voyons qu'on, profité de la parole de Dieu. Quand travaille-t-on avec joie dans un champ ? Lorsqu'en regardant les arbres on' y voit du fruit; lorsqu'en jettant les yeux sur la plaine on y distingue de riches moissons: ce n'est pas en vain qu'on a travaillé, ce n'est pas en vain qu'on s'est courbé, ce n'est pas en vain qu'on s'est fatigué les mains, ce n'est pas en vain qu'on a supporté le froid et la chaleur. Voilà ce que signifient ces mots : " Afin qu'ils le fassent avec joie et non avec tristesse: ce qui ne vous serait pas avantageux. " Est-il dit: Ce qui ne leur serait point avantageux? Non; mais: " Ce qui ne vous serait point avantageux, à vous. " Lorsqu'ils s'attristent de vos maux, cette tristesse leur est avantageuse, elle leur sert, mais elle ne vous sert pas.

Nous ne voulons rien d'avantageux pour nous, qui ne le soit pour vous. Ensemble donc, frères, travaillons dans le champ du Seigneur, afin de recueillir ensemble l'heureuse récompense.

1. Hébr. XIII, 17.

 

 

 

 

SERMON LXXXIII. DU PARDON DES INJURES (1).

ANALYSE — Après avoir rappelé la parabole du serviteur qui était redevable à son maître de dix mille talents, et constaté que nous sommes désignés parce serviteur, puisque, comme lui, nous sommes en même temps débiteurs et créanciers, saint Augustin demande s'il faut prendre à la lettré le nombre de septante sept fois qui figure dans la parabole. Il prouve d'abord par d'autres passages de l'Écriture qu'il faut pardonner absolument tous les torts. II montre ensuite que le sens mystique des nombres septante-sept, dix mille et cent, qui paraissent dans la parabole, peuvent s'entendre à merveille de l'universalité des fautes. Il termine en disant que le pardon ne préjudicie en rien à la correction nécessaire.

1. Le saint Evangile nous avertissait hier de n'être pas indifférents aux péchés de nos frères. " Si ton frère te manque, y est-il dit, reprends le entre toi et lui seulement. S'il t'écoute, tu auras gagné ton frère. Mais s'il te méprise, prends avec toi deux ou trois personnes, afin que sur la parole de deux ou trois témoins tout soit avéré. S'il les méprise aussi, dis-le à l'Eglise,

1. Matt, XVIII, 21-22.

et s'il méprise l'Eglise, qu'il te soit " comme un païen et un publicain (1). " A ce sujet se rapporte encore le passage qu'on a lu aujourd'hui et que nous venons d'entendre. En effet, Notre-Seigneur Jésus ayant ainsi parlé à Pierre, celui-ci poursuivit et demanda, à son Maître combien de fois il devrait pardonner à qui l'aurait offensé. Suffira-t-il de pardonner

1. Matt. XIII, 16-17.

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sept fois, dit-il? " Non seulement sept fois, reprit le Seigneur, mais septante sept fois. " Il rapporta ensuite une parabole effroyable. Le royaume des cieux, disait-il, est semblable à un père de famille qui voulut compter avec ses serviteurs. Il en trouva un qui lui devait dix mille talents, et lorsqu'il eut donné l'ordre de vendre pour payer cette dette, tout ce que possédait ce malheureux, de vendre toute sa famille et de le vendre lui-même, celui-ci se jeta aux genoux de son Maître, demanda un délai et mérita la remise de sa dette. Car ce maître, touché de compassion, lui remit tout ce qu'il devait, ainsi qu'il a été dit. Déchargé de sa dette mais esclave du péché, ce serviteur, après avoir quitté sou maître, rencontra à son tour quelqu'un qui lui était redevable, non pas de mille talents, le chiffre de sa dette, mais de cent deniers. Il se luit à le serrer, à l'étouffer, et à lui dire : " Paie ce que tu me dois. " Ce dernier suppliait son compagnon, comme le compagnon avait lui-même supplié son Maître; mais il ne trouva point dans ce compagnon ce que celui-ci avait trouvé dans le Maître. Non-seulement il refusa de lui remettre sa dette, il ne lui laissa même aucun délai; et acquitté généreusement par son Seigneur, il le traînait avec violence pour le contraindre à payer. Cette conduite fâcha les autres serviteurs et ils rapportèrent à leur Maître ce qui venait de se passer. Le Maître fit comparaître ce misérable et lui dit: " Méchant serviteur, " quand tu m'étais redevable d'une telle somme, par compassion " je t'ai remis le tout. Ne devais-" tu donc pas prendre pitié de ton compagnon comme j'ai eu pitié de toi ? " Et il commanda qu'on lui fit payer tout ce qui lui avait été remis.

2. Cette parabole est destinée à notre instruction, c'est un avertissement pour nous détourner de nous perdre. " C'est ainsi, dit le Sauveur, que vous traitera aussi votre Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son coeur, " Ainsi, mes frères, le précepte est clair, l'avertissement utile ; et il -ne peut y avoir que grand profit à obéir, à faire avec perfection ce qui est ordonné. Tout homme, en effet, est débiteur à l'égard de Dieu, et créancier à l'égard de son frère. Quine doit à Dieu, sinon celui qui est absolument sans péché? Et à qui n'est-il pas dû, sinon à celui que personne n'a jamais offensé? Pourrait-on découvrir dans tout le genre humain un seul individu qui ne fût redevable à son frère à cause pour quelque faute ? Ainsi chacun est à la fois débiteur et créancier; et pour ce motif Dieu t'oblige de faire envers ton débiteur ce qu'il fera lui-même envers le sien.

Il y a deux espèces d'oeuvres de miséricorde qui peuvent servir à nous décharger et que le Seigneur a exprimé en peu de mots dans son Evangile : " Pardonnez, dit-il, et on vous par" donnera; donnez, et on vous donnera (1). " — Pardonnez, et on vous pardonnera, voilà pour l'indulgence. Donnez, et on vous donnera, voilà pour la bienfaisance. Il dit donc, à propos de l'indulgence : Tu veux qu'on te pardonne tes fautes, il est aussi des fautes que tu dois pardonner ; et à propos de la bienfaisance : Un pauvre mendie près de toi, et toi tu mendies près de Dieu. Que sommes-nous quand nous prions, sinon les pauvres de Dieu? Nous nous tenons, ou plutôt nous nous prosternons, nous supplions et nous gémissons devant la porte du grand Père de famille; nous lui demandons quelque chose, et ce, quelque chose est Dieu même. Que te demande un mendiant? Du pain. Et toi, que demandes-tu au Seigneur, sinon son Christ, lui qui a dit : " Je suis le pain vivant descendu du ciel (2)? " Vous voulez qu'on vous pardonne ? Pardonnez. " Pardonnez, et on vous pardonnera. " Vous demandez quelque chose? " Donnez, et on vous donnera. "

3. Qu'y a-t-il, dans des commandements aussi clairs, qui puisse fournir matière à difficulté! Le voici. A propos de ce pardon qui se demande et qu'on doit accorder, on peut se poser la question que se posa Pierre. " Combien de fois dois-je pardonner ? demanda-t-il. Suffit-il de sept fois ? " Non, reprit le Seigneur, " je ne te dis pas : sept fois, mais : septante-sept fois. " — Compte maintenant combien de fois ton frère t'a manqué. Si tu trouves en lui septante-huit fautes, s'il en fait contre toi plus de septante-sept, tu peux donc travailler à te venger ? Est-il bien vrai, est-il bien sûr que tu dois pardonner si ont offense septante-sept fois, et que tu n'y sois plus obligé, si on te manque septante huit fois? Je l'ose dire, je l'ose dire, t'eût-on offensé septante-huit fois, pardonne. Oui, par donne si on t'offense septante-huit fois. Et si c'était cent? Pardonne encore. A quoi bon fixer un nombre et un autre nombre ? Pardonne, quel que soit la quantité des torts.

Ainsi donc, j'ose ne m'en pas tenir au nombre

1. Luc, VI, 37, 38. — 2. Jean, VI, 51.

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fixé par mon Seigneur? Il fixe à septante sept fins la limite du pardon, et j'oserai, moi, franchir cette limite? — Non, et je ne demande pas plus que lui. Je lui ai entendu dire, par l'organe de son Apôtre, et sans déterminer ni limite ni mesure : " Vous pardonnant les torts que l'un pourrait avoir envers l'autre, comme Dieu vous a pardonné par le Christ (1). " Voilà le modèle. Si le Christ ne t'a pardonné que septante sept péchés, n'outrepassant pas cette limite, adopte-la aussi et ne pardonne pas davantage. Mais si le Christ a trouvé en toi des milliers de péchés et les a pardonnés tous; ne cesse pas de faire miséricorde et cherche à égaler ce nombre de pardons.

Ce n'est pas sans motif qu'il a dit: " Septante-sept fois, " puisqu'il n'est absolument ancune faute qu'osa ne doive pardonner. Ce serviteur qui était à la fois débiteur et créancier, redevait dix mille talents. Or dix mille talents me semblent figurer pour le moins dix mille péchés; car je ne veux pas dire qu'un talent comprenne toutes les sortes de fautes. Et combien lui redevait- on ? Cent deniers. Cent n'est-il pas plus que septante sept? Le Seigneur néanmoins s'irrita qu'il n'eût pas remis cette dette. C'est qu'il ne faut pas s'arrêter à voir que cent font plus que septante sept; cent deniers représentent peut-être mille sous. Mais qu'est-ce que cette somme devant dix mille talents ?

4. Nous devons par conséquent être disposés à pardonner toutes les fautes qui se commettent contre nous, si nous voulons qu'on nous pardonne les nôtres. En considérant nos péchés et en comptant tous ceux que nous avons faits par action, par regard, par l'ouïe, par la pensée et par des mouvements sans nombre, je ne sais si avant de nous endormir nous ne nous trouverons pas chargés d'un talent tout entier. Aussi nous supplions chaque jour, chaque jour nous frappons de nos prières les oreilles divines, clous nous prosternons et nous disons chaque jour.

" Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (2). " Quelles offenses ? Toutes, ou une partie ? — Toutes, répondras-tu. Donc aussi pardonne tout à qui t'a offensé. Telle est la règle, telle est la condition que tu établis; voilà le pacte, voilà le contrat que tu rappelles lorsque tu dis dans ta prière : " Pardonnez-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.

1. Coloss. III, 13. — 2. Matt. VI, 12.

5. Que signifie alors te nombre de soixante sept? Prêtez l'oreille, mes frères, voici un mystère profond, un secret admirable. C'est au moment où le Seigneur a reçu le baptême que l'Evangéliste saint Luc, montre la succession, la série, l'arbre des générations qui conduisent jusqu'à la naissance du Christ (1). Saint Mathieu commence à Abraham et vient en descendant jusqu'à Joseph (2). Saint Luc, au contraire, faits on énumération en montant. Pourquoi l'un descend-il, tandis que l'autre remonte ? C'est que Saint Matthieu appelait l'attention sur cette naissance qui fit descendre le Christ jusqu'à nous; aussi est-ce à la naissance du Christ qu'il commence sa généalogie descendante. Mais Saint Luc commence au moment du baptême du Christ, baptême qui commence à nous relever; c'est pourquoi sa généalogie est ascendante.

On y compte soixante sept générations. Par où commence-t-il ? Remarquez, il commence par le Christ et remonte jusqu'à Adam, jusqu'à Adam qui a péché le premier, et nous a engendrés dam le péché. Il va donc jusqu'à Adam et énumère septante sept générations. Ainsi du Christ à Adam et d'Adam au Christ, voilà nos septante sept générations. Si donc il n'y en a aucune d'omise, nous ne devons laisser aucune faute non plus sans la pardonner. C'est pour ce motif qu'on trouve dans ces générations le nombre même que le Seigneur a consacré à propos du pardon des fautes; pour ce motif encore la généalogie se fait au moment du baptême, qui efface tous les péchés.

6. Ici encore, mes frères, admirez quelque chose de plus merveilleux. Le nombre de septante sept, avons-nous dit, figure la rémission des péchés, et on le rencontre dans les générations qui remontent du Christ à Adam. Maintenant, examine avec un peu plus d'attention encore les mystères de ce nombre, sondes-en les profondeurs; frappe plus vivement pour te les faire ouvrir.

La justice consiste dans la loi de Dieu, c'est incontestable, et cette loi est comprise dans dix préceptes. Voilà pourquoi le nombre de dix dans les dix mille talents que redevait le premier serviteur, comme dans ce décalogue mémorable qui fut écrit par le doigt de Dieu et donné au peuple par le ministère de Moïse, le serviteur fidèle. Les dix mille talents qui étaient dus, figurent donc tous les péchés commis contre les dix commandements.

1. Luc, III, 21-38. — 2. Matt. I, 1-16.

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L'autre serviteur était redevable de cent deniers : c'est encore le nombre dix; car cent fois cent égalent dix mille, et dix fois dix égalent cent. L'un doit dix mille talents, et l'autre dix dizaines de deniers. C'est partout le nombre légal; et de part et d'autre il exprime les péchés de chacun. Les deux serviteurs sont donc endettés l'un et l'autre; l'un et l'autre sollicitent, implorent leur grâce. Mais le premier est méchant, il est ingrat; il est cruel, il refuse de donner ce qu'il a reçu, il s'obstine à ne pas accorder ce qui lui a été octroyé quoiqu'il en fût indigne.

7. Attention, mes frères. Un homme vient de recevoir le baptême, il en sort acquitté, on lui a remis sa dette de dix mille talents; et il lui arrive de rencontrer son compagnon qui est son débiteur. Mais qu'il prenne garde au péché!

Le nombre onze figure le péché ou la transgression de la loi, comme le nombre dix représente la loi même, composée dix préceptes. Mais pourquoi y a-t-il onze dans le péché? Parce qu'en outrepassant dix, ou la règle établie par la loi, on arrive à onze, qui symbolise ainsi le péché. Ce profond mystère apparut quand Dieu commanda la construction du tabernacle. Bien des nombres figurent alors, et tous marquent de grandes choses. Faites particulièrement attention aux couvertures de poil de chèvre ; il est ordonné d'en faire, non pas dix, mais onze (1), parce que cette sorte de voile rappelle comme l'aveu des fautes.

N'est-ce pas dire assez? Veux-tu savoir comment tous les péchés sont compris dans ce nombre de septante sept? Sept exprime souvent la totalité. Cela vient de ce que le temps roule dans l'espace de sept jours, et que ce nombre écoulé, le temps recommence pour suivre toujours le même cours. Ainsi se passent les siècles, et jamais en dehors de ce nombre de sept. Septante sept désigne donc tous les péchés, puisque sept fois onze donne septante sept; et en employant ce nombre à propos du pardon des fautes, le Christ a voulu qu'on les remit toutes sans exception.

Ah! que personne ne soit donc assez ennemi de lui-même pour les retenir en ne pardonnant pas; ce serait forcer à ce qu'on ne lui remette pas les siennes, quand il prie. Pardonne, s'écrie le Seigneur, et tu obtiendras ton pardon. Le premier, je t'ai pardonné, pardonne au moins

1. Exod. XXVI, 7

le dernier. Si tu ne pardonnes pas, je te citerai de nouveau et j'exigerai tout ce que je t'ai remis. — La Vérité ne ment pas, mes frères, le Christ ne se trompe ni ne se laisse tromper. Or il a terminé en disant: " C'est ainsi que vous traitera votre Père qui est dans les cieux. " C'est ton Père, imite-le donc. En ne l'imitant pas tu cherches à être déshérité par lui. " Ainsi vous traitera votre Père qui est aux cieux, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son coeur. (1)" Ne dis pas du bout des lèvres : Je pardonne, sans le faire dans le cœur à l'instant même. Vois de quel supplice te menace la vengeance divine, Dieu sait avec quelle sincérité tu parles. L'homme entend ta voix, mais le Seigneur lit dans ta conscience. Si donc tu dis : Je pardonne, pardonne réellement. Mieux valent encore des reproches sur les lèvres et le pardon dans le coeur, que des paroles flatteuses et la haine dans l'âme.

8. Mais quel sera maintenant le langage de ces enfants indisciplinés, leur horreur pour la discipline ! Quand nous voudrons les châtier, ne diront-ils pas en se prévalant d'une autorité sainte: J'ai manqué, pardonnez-moi? — Je pardonne. Mais on manque encore. — Pardonne de nouveau. — Je le fais. On pèche une troisième fois. — Une troisième fois, pardon. — A la quatrième faute, qu'il soit châtié. Ne dira-t-il pas alors : T'ai-je offensé septante sept fois? Si cette obligation endort la rigueur de la discipline, où s'arrêteront les désordres désormais sans frein? Que faut-il donc faire ?

Corrigeons par la parole, corrigeons même avec la verge, s'il est nécessaire; mais pardonnons la faute, rejetons de notre cœur tout ressentiment. Aussi quand le Seigneur disait: " Du fond du coeur, " il voulait que si la charité même exigeait le châtiment du coupable, la bienveillance intérieure ne fût jamais altérée. Est-il rien de plus charitable qu'un médecin armé du fer? A la vue du fer et du feu le malade pleure et se lamente. Le fer et le feu ne lui sont pas moins appliqués. Est-ce de la cruauté? On ne traite pas ainsi la rigueur du médecin. Elle s'attaque à la plaie pour sauver le malade, car si on épargne l'une on perd l'autre. Voilà, mes frères, ce que je voudrais que nous fissions envers nos frères coupables. Aimons-les de toute manière; ne perdons jamais de notre cœur la charité que nous leur devons, et châtions-les quand il en est besoin. La discipline ne se (371) relâcherait qu'au profit du désordre et nous mériterions d'être accusés devant Dieu, car on vient de nous lire encore ces mots : " Reprends, devant tout le monde, ceux qui pèchent, afin que les autres en conçoivent de la crainte (1) ".

1. I Tim. V, 20.

Il faut et il suffit, pour être dans le vrai, de distinguer les temps. Si la faute est secrète, corrige secrètement;, et; publiquement si elle est publique et manifeste. Ainsi le coupable s'amendera et les autres seront saisis de crainte.

 

 

 

 

SERMON LXXXIV. LES DEUX VIES (1).

ANALYSE. — Des misères et du peu de durée de la vie présente, que néanmoins on aime beaucoup, saint Augustin conclut combien nous devons nous attacher à la vie bienheureuse et éternelle.

1. Le Seigneur disait à un jeune homme : " Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements. " Il ne disait pas: Si tu veux parvenir à l'éternelle vie; mais : " Si tu veux parvenir à la vie : " c'est qu'il n'entend par vie que celle qui dure éternellement. Commençons donc par en inspirer l'amour.

Quelle que soit la vie présente, on s'y attache, et malgré ses chagrins et ses misères, on craint, on tremble d'arriver au terme de cette chétive vie. Puisqu'on aime ainsi une vie pleine de tristesses et périssable, ne doit-on pas comprendre, ne doit-on pas considérer combien la vie immortelle est digne de notre amour? Remarquez attentivement, mes frères, combien il faut s'attacher à une vie où jamais l'on ne cesse de vivre. Tu aimes cette vie où tu as tant à travailler, tant à courir, à te hâter, à te fatiguer. Comment nombrer tous les besoins que nous y éprouvons? Il y faut semer, labourer, défricher, voyager sur mer, moudre, cuire, tisser et mourir après tout cela. Combien d'afflictions dans cette misérable vie que tu aimes! Et tu crois vivre toujours et ne mourir jamais? On voit tomber les temples, la pierre et le marbre, tout scellés qu'ils sont avec le fer et le plomb ; et l'homme s'attend à ne pas mourir?

Apprenez donc, mes frères, à rechercher la vie éternelle où vous n'aurez à endurer aucune de ces misères, où vous régnerez éternellement avec Dieu. " Celui qui veut la vie, dit le prophète, aime à voir des jours heureux (2). " Quand en effet les jours sont malheureux, on désire moins la vie que la mort. Au milieu des afflictions et des

1. Matt. XIX, 17. — 2. Ps. XXXIII,13.

angoisses, des conflits et des maladies qui les éprouvent, n'entendons-nous pas, ne voyons-nous pas les hommes répéter sans cesse : O Dieu, envoyez-moi la mort, hâtez la fin de mes jours? Quelque temps après on se sent menacé : on court, on ramène les médecins, on leur fait des promesses d'argent et de cadeaux. Me voici, dit alors la mort, c'est moi que tu viens de demander à Dieu; pourquoi me chasser maintenant ? — Ah ? tu es dupe de toi-même et attaché à cette misérable vie.

2. C'est du temps que nous parcourons que l'Apôtre a dit : " Rachetez le temps car les jours sont mauvais (1). " Et ils ne seraient pas mauvais, ces jours que nous traversons au milieu de la corruption de notre chair, sous le poids accablant d'un corps qui se dissout, parmi tant de tentations et de difficultés, quand on ne rencontre que de faux, plaisirs, que des joies inquiètes, les tourments de la crainte, des passions qui demandent et des chagrins qui dessèchent ? Ah ! que ces jours sont mauvais! Et personne ne veut en voir la fin ? et l'on prie Dieu avec ardeur pour obtenir une vie longue? Eh ! qu'est-ce qu'une longue vie, sinon un long tourment? Qu'est-ce qu'une longue vie, sinon une longue succession de jours mauvais?

Lorsque les enfants grandissent, ils croient que leurs jours se multiplient, et ils ignorent qu'ils diminuent. Le calcul de ces enfants les égare, puisqu'avec l'âge le nombre des jours s'amoindrit plutôt que d'augmenter. Supposons, par exemple, un homme âgé de quatre-vingts ans: n'est-il pas vrai que chaque moment de sa vie est pris sur

1. Ephés. , 10.

Ce qu’il lui en reste? Et des insensés se réjouissent à mesure qu'ils célèbrent les retours de leur naissance ou de celle de leurs enfants! Quelle vue de l'avenir ! Quand le vite baisse dans ton outre, tu t'attristes, et tu chantes quand s'écoule le nombre de tes jours ? Oui, nos jours sont mauvais, ils le sont d'autant plus qu'on les aime davantage. Les caresses du monde sont si perfides, que personne ne voudrait voir la fin de cette vie d'afflictions.

Mais la vraie vie, la vie bienheureuse est celle qui nous attend lorsque nous ressusciterons pour régner avec le Christ. Les impies ressusciteront aussi, mais pour aller au feu. Il n'y a donc de vie véritable que la vie bienheureuse. Or, la vie ne saurait être heureuse si elle n'est éternelle en même temps que les jours ou plutôt que le jour y est heureux; Car il n'y a point là plusieurs jours, mais un seul. Si nous disons plusieurs, c'est par suite d'une habitude contractée dans cette vie. Ce jour unique ne connaît ni soir ni matin; il n'est pas suivi d'un lendemain, parce qu'il n'avait pas d'hier. C'est ce jour ou ces jours, c'est cette vie et cette vie véritable qui nous est promise. Récompense, elle suppose le mérite. Ah! si nous aimons cette récompense, ne nous lassons pas de travailler, et durant l'éternité nous règnerons avec le Christ.

 

 

 

SERMON LXXXV. LES RICHES ET LES PAUVRES (1).

ANALYSE. — On distingue dans l'Évangile les commandements et les conseils. Il y a des commandements que tous doivent observer ; il en est qui sont propres aux riches, dont te salut est si difficile; il en est aussi qui conviennent plus spécialement aux pauvres, L'Apôtre recommande aux riches d'éviter l'orgueil et la présomption, d'espérer en Dieu et de multiplier leurs bonnes œuvres. Il veut que les pauvres, d leur tour, se livrent à la piété en se contentant du nécessaire, et se gardent avec soin de l'avarice ou du désir des richesses. Ainsi les pauvres et les riches vivront en paix sous l’empire de leur commun Seigneur.

1. Le passage de l'Évangile qui vient de frapper nos oreilles, demande plutôt à être écouté et pratiqué, qu'à être expliqué. Quoi de plus clair que ces paroles: " Si tu veux parvenir à la vie, observe les commandements ? " Qu'ai-je donc à dire ? " Si tu veux parvenir, à la vie observe les commandements. " Qui ne vent point parvenir à la vie ? Mais aussi, qui veut observer les commandements? Si tu ne veux pas les observer, pourquoi prétends-tu à la vie? Si tu es lent au travail, pourquoi si empressé à la récompense ?

Ce jeune nomme riche assurait qu'il avait été fidèle aux commandements, et on lui a fait connaître des préceptes plus élevés. " Si tu veux être parfait, lui a dit le Sauveur, va, vends tout ce que tu possèdes et le donne aux pauvres;" tu ne le perdras point, mais " tu auras un trésor dans le ciel; viens ensuite et suis-moi. " En effet que te servirait de donner, si tu ne me suivais pas ? — Il s'éloigna tout triste et tout chagrin, comme vous venez de l'entendre ; car il possédait de grandes richesses. Ce qui lui a été dit, nous a été dit également. L'Évangile est comme la bouche du Christ. Le Christ siège au ciel, mais

1. Matt. XIX, 17-25.

il ne cesse de parler sur la terre. Ne soyons pas sourds, car il crie ; ne soyons pas des morts, car il tonne. Si tu ne veux pas de ses conseils de perfection, observe au moins les préceptes indispensables. Les premiers sont pour toi un lourd fardeau, charge-toi au moins des seconds. Pour quoi cette indifférence pour les tins et pour les autres ? Pourquoi leur être également opposé!

Voici les premiers : " Vends tout ce que.tu possèdes, donne le aux pauvres et suis-moi. " Voici les seconds : " Tu ne seras point homicide; tu ne commettras point d'adultère; ne cherche point de faux témoignage ; ne dérobe point; honore ton père et ta mère ; tu aimeras ton prochain comme toi-même. " Accomplis ceux-ci. Eh! pourquoi te crier de vendre ton propre bien, si je ne puis obtenir que tu ne ravisses pas le bien d'autrui ? On t'a dit : " Ne dérobe pas; " et tu ravis. Sous les yeux même d'un si grand Juge je te surprends, non plus à dérober, mais à voler. Epargne-toi, prends pitié de toi. Cette vie te laisse encore un peu de temps, ne repousse pas la réprimande. Tu étais hier un larron; ne le sois plus aujourd'hui. Peut-être l'as-tu été aujourd'hui même ; ne le sois plus demain. Mets

373

enfin un terme au mal et pour ta récompense appelle le bien. Tu veux le bien, sans vouloir être bon! ta vie est opposée à tes désirs! Si c'est un grand bien d'avoir une bonne campagne quel malheur d'avoir une âme mauvaise ?

2. Le riche s'éloigna tout chagrin. " Qu'il est difficile à qui possède des richesses, dit alors le Seigneur, d'entrer dans le royaume des cieux ! " Jusqu'où va cette difficulté? La comparaison suivante montre qu'elle va jusqu'à l'impossibilité. Prête l'oreille; voici la difficulté : "En vérité je vous le, déclare, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux. " A un chameau de passer par le trou d'une aiguille ? S'il y avait ici un puceron, ce serait déjà l'impossibilité.

Aussi les disciples turent consternés de ces paroles et ils s'écrièrent : " S'il en est ainsi, qui pourra être sauvé ? " Qui le pourra parmi les riches ? ô pauvres, écoutez le Christ. Je m'adresse ici au peuple de Dieu, car les pauvres font ici la majorité. Vous au moins, ô pauvres, entrez dans ce royaume, et pourtant écoutez. Vous qui vous glorifiez de votre pauvreté, prenez garde à l'orgueil, vous seriez vaincus par des riches qui sont humbles; prenez garde à l'impiété, la piété de certains riches l'emporterait sur vous; gardez-vous de l'amour du vin, vous seriez au dessous des riches qui sont sobres. Si ceux-ci ne doivent pas se glorifier de leur opulence, gardez-vous de vous enorgueillir de votre indigence.

3. Que les riches, si toutefois il en est ici, écoutent à leur tour, qu'ils écoutent l'Apôtre: " Commande aux riches de ce siècle; " dit-il ; c'est qu'il y a des riches d'un autre siècle ; et les riches de cet autre siècle sont les pauvres, ce sont les Apôtres qui disaient: " Nous sommes comme n'ayant rien, et nous possédons tout (1). " Afin donc de vous apprendre de quels riches il parle, il a eu soin d'ajouter : " De ce siècle. " Que ces riches du siècle écoutent donc l'Apôtre: " Commande, dit-il, aux riches de ce siècle, de ne point s'élever d'orgueil. " L'orgueil est le premier ver rongeur qu'engendrent les richesses, ver terrible qui dévore tout et réduit tout en cendres : " Commande-leur donc de ne point s'élever d'orgueil, de ne point se confier aux richesses incertaines. " Il craint que tu ne t'endormes riche pour t'éveiller pauvre. " De ne pas se confier aux richesses incertaines, " ce sont les propres paroles de l'Apôtre; " mais au Dieu vivant, " dit-il encore. Le larron t'enlève ton or, qui t'enlève ton Dieu ? Qu'a donc le riche, s'il n'a pas Dieu, et si le pauvre le possède, de quoi manque-t-il ? " De ne pas se confier aux richesses, dit donc l'Apôtre, mais au Dieu vivant qui nous donne abondamment toutes choses pour en jouir, " et lui-même avec toutes choses.

4. Ils ne doivent pas espérer dans leurs richesses ni s'y confier, mais au Dieu vivant: que feront-ils alors de leur fortune ? Le voici : " Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres. " Qu'est-ce à dire ? Expliquez-vous, ô Apôtre. Plusieurs refusent de comprendre ce qu'ils refusent de faire. Expliquez-vous donc, Apôtre ; n'occasionnez pas le mal par l'obscurité de votre enseignement. Dites-nous ce que signifie: " Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres. " Qu'on écoute donc, qu'on saisisse; qu'on n'ait pas lieu de s'excuser, qu'on commence à s'accuser plutôt et à dire ce que nous venons d'entendre dans un psaume : " Je reconnais mon péché (1). " Encore une fois, sue veulent dire ces mots : " Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres. "

" Qu'ils dominent de bon coeur, " Qu'est-ce à dire encore : " Qu'ils donnent de bon coeur ? " Quoi! ne comprend-on pas cela non plus? " Qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils partagent. " Tu as du bien, un autre n'en a pas; partage avec lui, afin qu'on partage avec toi. Partage ici, et là tu recevras. Donne ici du pain, et tu recevras là du pain. Quel est le pain d'ici? Celui que l’on recueille à force de sueurs et de travaux, après la malédiction du premier homme. Et là, quel est le pain ? Celui qui a dit — " Je suis le pain vivant descendu du ciel (2). " Ici: tu es riche, mais là tu es pauvre. Tu as ici de l'or, mais tu ne pouls pas encore de la présence du Christ. Donne ce que tu possèdes, pour recevoir, ce que lu n'as pas. " Qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils partagent. "

5. Alors ils perdront leurs biens? L'Apôtre a dit : " Qu'ils partagent, " et non pas : qu'ils donnent le tout. Qu'ils retiennent pour leurs besoins et même au delà. Donnons une partie. Laquelle ? La dixième ? C'est ce que donnaient les Scribes et les Pharisiens (3). Ah! rougissons, mes frères. Ils donnaient la dixième partie; et pour eux le Christ n'avait point encore répandu son sang. Ces Scribes et ces Pharisiens donnaient le dixième. Et tu croirais faire quelque chose de

1. Ps. L, 6. — 2. Jean, VI, 61. — 3. Luc, XVIII,12.

374

grand, lorsque tu partages ton pain avec le pauvre ! Est-ce la millième partie de ce que tu possèdes ? Je ne t'en blâme pourtant pas ; fais au moins cela. J'ai si faim, j'ai si soif, que je serais heureux de recueillir ces miettes.

Que dit néanmoins ce Dieu vivant qui est mort pour nous ? Je ne le tairai pas. " Si votre justice n'est plus abondante que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux (1). " Ce n'est pas là nous endormir ; c'est un médecin qui va jusqu'au vif. " Si votre justice n'est plus abondante que celle de Scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. " Les Scribes et les Pharisiens donnaient le dixième. Et puis? Examinez-vous; voyez ce que vous faites, et ce que vous avez; ce que vous donnez et ce que vous vous réservez ; ce que vous répandez en charités et ce que vous consacrez au luxe. Ainsi, " qu'on donne de bon coeur, qu'on partage, qu'on se fasse un trésor qui soit un bon fondement pour l'avenir, afin d'acquérir la vie éternelle."

6. J'ai parlé aux riches; maintenant, pauvres, écoutez. Vous, donnez; et vous, gardez-vous de ravir. Vous, donnez de vos biens; et vous, mettez un frein à vos passions. Ecoutez donc, pauvres, 1e même Apôtre: " C'est un grand gain. " Le gain est un profit. " C'est un grand gain, dit-il, que la piété avec ce qui suffit. " Le monde vous est commun avec les riches ; vous n'avez pas la même maison, mais vous avez le même ciel, une même lumière. Cherchez ce qui suffit, cherchez-le, rien davantage. Car le reste est une charge et non un soulagement; un fardeau, non pas un honneur.

" C'est un grand gain que la piété avec ce qui suffit. " La piété avant tout. La piété est le culte de Dieu. " La piété avec ce qui suffit; car nous " n'avons rien apporté dans ce monde. " Y as-tu apporté quelque chose ? Et vous, riches, qu'y avez-vous apporté ? Vous y avez tout trouvé, et comme les pauvres, vous êtes nés dans la nudité. Vous étiez, comme eux, bien faibles de corps, et comme les leurs vos vagissements témoignaient de vos souffrances. " Car nous n'avons rien apporté dans ce monde ; " ce langage s'adresse

1. Matt. V, 20.

à des pauvres; "et nous n'en saurions emporter rien. Avec la nourriture et le vêtement, contentons-nous. Parce que ceux qui veulent devenir riches " — Ceux qui veulent le devenir, et non pas ceux qui-le sont. Laissons ceux-ci, ils savent ce qui les concerne : " qu'ils soient riches en bonnes oeuvres, qu'ils donnent de bon coeur, qu'ils partagent. "

Voilà ce qui les concerne. Vous qui n'êtes pas riches encore, prêtez l'oreille. " Ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans des filets, dans des désirs multipliés et funestes. " Vous ne craignez pas ? Ecoutez ce qui suit: " Qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. " Et tu ne trembles pas? " Car la racine de tous les maux est l'avarice. " Or il y a avarice à vouloir être riche, non pas à l'être. En cela consiste l'avarice. Et tu ne crains pas d'être plongé dans la ruine et la perdition? Tu ne redoutes point la racine de tous les maux ? Tu arraches de ton champ la racine des épines; et de ton coeur tu n'arraches pas la racine des passions mauvaises? Tu nettoies ton champ pour nourrir ton corps; et tu lie purifies pas ton coeur pour y recevoir ton Dieu? " La racine de tous les maux est l'avarice; aussi quelques-uns en s'y laissant aller ont dévié de la foi et se sont engagés dans beaucoup de chagrins (1). "

7. Vous savez maintenant ce que vous avez à faire, vous connaissez ce que vous devez redouter; vous savez comment on achète le royaume des cieux et vous savez comment on est exclus. Conformez-vous tous à la parole de Dieu. Dieu a fait le riche et le pauvre. " Le riche et le pauvre se sont rencontrés, dit l'Écriture, c'est le Seigneur qui les a faits l'un et l'autre (2). — Le riche et le pauvre se sont rencontrés. " Où, sinon en celle vie? Le riche est né, le pauvre est né aussi. Vous vous êtes rencontrés sur la même route. Toi, garde-toi d'opprimer, et toi, de tromper. L'un a besoin, l'autre est dans l'abondance. " Le Seigneur les a faits tous deux. " Par celui qui possède, il aide celui qui a besoin, et par celui qui n'a rien il éprouve celui qui a. Après avoir ainsi entendu ou parlé, craignons et prenons garde, prions et arrivons.

1. I Tim. VI, 17-19; 6-10. — 2. Prov. XXII. 2.

 

 

 

SERMON LXXXVI. LE TRÉSOR CÉLESTE OU L'AUMONE (1).

375

ANALYSE. — Ne croyez pas qu'en nous pressant de donner aux pauvres Dieu nous commande de perdre ce que nous possédons. C'est au contraire un moyen de conserver, d'augmenter même considérablement nos richesses; car Dieu se charge alors de les garder, c'est à lui que nous prêtons et il nous rendra le tout avec de magnifiques intérêts. — L'aumône est donc le secret de contenter et d'accorder entre elles deux passions bien contraires, l'avarice et la sensualité. L'avarice veut que l'on conserve, que l'on amasse pour soi ou pour ses enfants. Combien il lui arrive souvent d'être déçue dans ses calculs ! Mais en faisant l'aumône on conserve sûrement; elle est même un moyen d'assurer aux enfants un immortel héritage. Quant à la sensualité, combien elle se trompe encore en voulant jouir de ce qu'elle possède, puisqu'elle est destinée à un si douloureux avenir ! Ne vaudrait-il pas mieux donner aux pauvres et s'assurer l'éternel bonheur?

1. Dans le passage que nous venons d'entendre, l'Évangile nous invite à entretenir votre charité du trésor céleste.

Les infidèles avares s'imaginent que notre Dieu exige de nous le sacrifice de ce que nous possédons ; il n'en est rien. Ah! si on saisissait bien, si on avait une foi pieuse, si on écoutait avec dévotion ce qui nous est recommandé, on verrait que Dieu n'exige pas que nous perdions nos biens, mais que plutôt il nous montre où les mettre en sûreté. Personne ne saurait se dispenser de songer à son trésor, de courir après ses richesses par un chemin connu du coeur. Si donc elles sont enfouies dans la terre, le mur y descend, et si elles sont serrées au ciel, le coeur y montera. Tous les Chrétiens ne comprennent pas ce qu'ils répondent, et plaise à Dieu que ceux qui le comprennent, ne le comprennent pas en vain! Si donc ils veulent faire ce qu'ils assurent, et avoir le coeur élevé au ciel, qu'ils y placent, qu'ils y placent ce qu'ils aiment; que, le corps sur la terre, ils habitent avec le Christ; et de même que l’Eglise est précédée de son Chef, que le Chrétien soit devancé par son coeur. Comme les membres doivent aller où le Christ est monté le premier, ainsi en ressuscitant à son tour l'homme montera où maintenant son coeur le devance. Ainsi donc sortons d'ici autant que nous le pouvons; et le tout en nous suivra la partie. Notre demeure terrestre tombe en ruines; nous avons au ciel une demeure éternelle. Visitons d'avance le lieu que nous nous proposons d'habiter.

2. Nous avons entendu un riche demander au bon Maître un conseil pour arriver à l'éternelle vie. Ce qu'il aimait était digne de son amour, et te qu'il refusait de mépriser était méprisable. Aussi n'écoutant qu'avec des dispositions perverses Celui que déjà il avait appelé le bon Maître,

1. Matt. XIX, 21.

la bassesse de ses affections l'emporta et il perdit le trésor de la charité. S'il ne voulait point de la vie éternelle, il n'aurait pas cherché les moyens de l'obtenir. Comment donc, mes frères, a-t-il pu repousser l'enseignement salutaire de Celui que déjà il avait salué du titre de bon Maître ? Il est bon Maître avant d'enseigner, et mauvais après !

Le Sauveur en effet avait été appelé bon avant d'avoir parlé : mais le jeune homme ayant entendu, non ce qu'il voulait, mais ce qu'il devait entendre, s'éloigna avec tristesse après être venu le coeur rempli de désirs. Qu'eût-il donc fait si on lui avait dit : Consens à perdre tout ce que tu as, puisqu'il fut si chagrin quand on lui conseilla de le conserver avec soin ? " Va, lui dit en effet le Seigneur, vends tout ce que tu possèdes et le donne aux pauvres. " Peut-être crains-tu de le perdre? Écoute ce qui suit: " Et tu auras un trésor dans le ciel. " Tu pouvais avoir la pensée de confier la garde de tes richesses à un petit esclave Dieu lui-même veillera sur ton or. Celui qui te l'a donné sur la terre le conserve au ciel. Ce riche aurait-il hésité de confier ses biens au Christ ? Si donc il s'attriste quand on lui dit : " Donne-les aux pauvres, " c'est qu'il se disait en lui-même : Si le Seigneur me les demandait pour les conserver dans le ciel, je ne balancerais pas de les remettre à ce bon Maître ; mais il vient de me dire : " Donne-les aux pauvres ! "

3. Que nul ne craigne de donner aux pauvres ; que nul ne s'imagine que la main qu'il voit est celle qui reçoit. Celui qui reçoit est celui qui t'a commandé de donner. Nous l'affirmons, non point d'après nos inspirations personnelles ni d'après d'humaines conjectures. Prête l'oreille au Sauveur lui-même; voici ses conseils et les garanties qu'il te donne par écrit. " J'ai eu faim, dit-il, et vous m'avez donné à manger ; " et comme on lui répondait, après avoir entendu (376) l'énumération des services rendus: "Quand vous avons-nous vu souffrir de la faim? " il poursuit " Chaque fois que vous avez fait quelque chose pour l'un de ces plus petits d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait. " Celui qui mendie est pauvre mais Celui qui reçoit est riche. Tu donnes à l'un pour manger, un autre accepte pour te rendre; et il ne rendra pas ce qu'il reçoit: il veut emprunter à intérêt, il te promet plus que tu ne lui donnes. Montre maintenant ton avarice, considère-toi comme usurier. Si tu l'étais réellement, l'Eglise te réprimanderait, tu serais confondu par la parole de Dieu et tous tes frères t'auraient en horreur comme un usurier cruel qui cherche à s'enrichir des larmes d'autrui. Eh bien! sois usurier; personne ici ne t'en détourne. Au lieu de prêter à un pauvre qui pleurera lorsqu'il lui faudra payer; donne à un Solvable qui va même jusqu'à te pousser à recevoir ce qu'il t'a promis.

4. Donne à Dieu, et assigne-le; ou plutôt donne à Dieu, et il t'assignera pour te forcer à recevoir. Sur la terre tu cherchais ton débiteur, et lui cherchait aussi, mais à se cacher devant toi. Tu t'étais adressé au juge et tu lui avais dit: Faites poursuivre cet homme qui me doit. A cette nouvelle le débiteur s'éloigne; ah! il ne cherche plus à te saluer; et peut-être néanmoins l'avais-tu sauvé en lui prêtant dans son indigence.

Mais voici quelqu'un à qui tu peux prêter. Donne au Christ; c'est lui qui te poursuivra pour te forcer à recevoir, au moment même où tu t'étonneras de lui avoir donné. Car à ceux qui seront placés à sa droite, il dira de si bon coeur; " Venez, les bénis de mon Père. " Où? " Venez, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. " Et pourquoi? " J'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; soif, et vous m'avez donné à boire; j'étais nu, et vous m'avez vêtu; sans asile, et vous m'avez recueilli; malade et en prison et vous m'avez visité. — " Seigneur, diront-ils, quand vous avons-nousvu? " Quel langage! C'est le débiteur qui poursuit et les créanciers qui se disculpent ! Débiteur fidèle, il ne veut pas que ses créanciers se trompent. Vous craignez d'accepter, leur dit-il? Mais j'ai reçu de vous, c'est que vous l'ignorez. Il leur explique de quelle manière. " Toutes les fois, dit-il, que vous avez fait quelque chose à l'un de ces moindres d'entre les miens, c'est à moi que vous l’avez fait (1). " Je n'ai pas reçu par moi-

1, Matt. XXV, 34-40.

même, j'ai reçu par les miens. Ce que vous leur avez donné est parvenu jusqu'à moi; soyez tranquilles, vous n'avez rien perdu. Vous vous attendiez sur la terre à avoir affaire à des hommes peu solvables; vous avez au ciel quelqu'un qui l'est. C'est moi qui ai reçu et c'est moi qui paierai.

5. Mais qu'ai-je reçu et que rendrai je? " J'ai eu faim, continue-t-il, et vous m'avez donné à manger, " et le reste. J'ai reçu de la terre, je vous rendrai le ciel; j'ai reçu des choses temporelles, je vous donnerai les biens éternels; j'ai reçu du pain, c'est la vie que je vous rends. Disons même : J'ai reçu du pain, et du pain je vous donne aussi; j'ai reçu à boire, et à boire aussi je vous donne; j'ai reçu l'hospitalité, voici une demeure; vous m'avez visité dans ma maladie, recevez la santé; vous êtes venus me voir en prison, acceptez la liberté. Le pain que vous avez donné à mes pauvres est consommé, le pain que je vous donnerai nourrit sans s'épuiser. Ah! qu'il nous donne ce pain, lui qui est le pain descendu du ciel; car en le donnant il se donnera lui-même!

Que voulais-tu en prêtant à intérêts? Donner de l'argent et en recevoir; en donner moins pour en recevoir davantage. Pour moi, dit le Seigneur, je changerai à ton avantage tout ce que tu m'as donné. De quelle joie ne serais-tu pas transporté, si tu donnais une livre d'argent pour recevoir une livre d'or? Regarde et consulte l'avarice. Quoi! j'ai donné, dirait-elle, une livre d'argent et je recueille une livre d'or! Quelle différence entre l'or et l'argent ! Ne puis je donc pas dire encore mieux. Quelle différence du ciel à la terre! L'avare devait laisser ici son or et son argent; ici encore tu ne devais pas, toi-même, demeurer toujours. Mais je te donnerai autre chose, je le donnerai davantage, je te donnerai mieux, et je te donnerai pour jamais. Qu'ainsi donc, mes frères, s'éteigne notre avarice, pour laisser s'enflammer une avarice toute sainte. 'Oui c'est une séductrice que celle qui vous empêche de faire le bien; c'est une dure maîtresse, et vous ne voulez la servir que parce que vous méconnaissez le bon Maître. Quelquefois même il y a deux maîtresses dans le coeur, et elles déchirent en sens contraires, le mauvais serviteur qui a mérité de subir leur tyrannie.

6. Oui, l'homme est possédé quelquefois par deux passions contraires, par L'avarice et la sensualité. Conserve, dit l'avarice; dépense, dit la sensualité. Sous l'empire de ces deux maîtresses dont (377) les ordres sont différents et qui poussent en sens divers, que feras-tu ? Chacune a son langage et quand tu commenceras à secouer le joug et à revendiquer ta liberté, incapables de commander, elles recourront aux caresses. Ah! leurs caresses sont bien plus dangereuses que ne l'étaient leurs exigences.

Que dit donc l'avarice ? Garde pour toi, garde pour tes enfants. Qui te donnera, si tu es dans le besoin? Ne vis pas au jour le jour; pourvois à l'avenir. Et la sensualité? Jouis de la vie, fais-toi du bien. Tu dois mourir, et mourir tu ne sais quand, et tu ignores si ton héritier pourra profiter. Tu te retranches et tu te prives; peut-être qu'à ta mort on ne déposera point de coupe sur ta tombe (1); ou bien, si l'on en dépose, qu'on s'enivrera sans que tu profites absolument de rien. Fais toi donc du bien quand et toutes les fois que tu le peux. Le langage de la sensualité est ainsi différent du langage de l'avarice. L'une disait : Garde pour toi, prévois l'avenir; et l'autre : Dépense, fais-toi du bien.

7. Ne te lasseras-tu point ô homme libre! Ô homme appelé à la liberté ! du joug honteux lie ces deux maîtresses? Reconnais, dans ton Rédempteur, Celui qui est venu t'affranchir. Obéis-lui; ses ordres sont plus faciles et jamais contradictoires. Je dis plus encore. L'avarice et la sensualité te donnaient des conseils si opposés, que tu ne pouvais obéir à toutes deux; l'une disait en effet : Garde pour toi et pourvois à l'avenir; et l'autre : Dépense, fais-toi du bien. Vois ton Seigneur, vois ton Rédempteur, il te tiendra le même langage sans pourtant se contredire. Si tu n'en veux pas, sache que sa maison n'a pas besoin d'esclave. Considère donc ton Rédempteur, considère ta rançon. Il est venu pour te racheter, il a répandu son sang. Ah ! tu étais bien cher à son coeur, puisqu'il t'a payé si cher! C'est lui qui t'a racheté, mais de quoi? Silence sur les autres vices qui dominaient en toi si fièrement; tu étais soumis à des maîtres aussi mauvais qu'innombrables. Je fie parle que de ces deux dont les ordres étaient divers et qui t'entraînaient en sens contraires, l'avarice et la sensualité. Arrache-toi de leurs mains et viens à ton Dieu. Si tu étais esclave de l'iniquité, deviens le serviteur de la justice. Toutes contraires que fussent leurs inspirations, ton Seigneur te les adresse sans qu'elles soient opposées. Il ne leur ôte pas la voix mais le pouvoir. Que te disait l'avarice? Garde pour toi, pourvois

1. Allusion à un usage emprunté aux païens et que saint Augustin abolit à Hippone. Voir sa lettre XXIX, tom. 1er. pag 556 et suiv.

à l'avenir. Le Sauveur ne dit pas autrement, mais le coeur est changé. Compare en effet deux conseillers, s'il te plaît. L'un est l'avarice, l'autre sera la justice.

8. Examine combien leurs discours sont opposés. Garde pour toi dit l'avarice. Fais semblant de vouloir lui obéir et demande en quel endroit. Elle va te montrer un lieu solidement construit, une chambre environnée de fortes murailles, un coffre de fer. Prends toutes les précautions; il se peut qu'un larron domestique entre avec effraction dans l'intérieur de ton logis et tout en pourvoyant à la conservation de ton or, tu trembleras pour ta vie. Il se peut qu'en le gardant avec grand soin, tes jours soient menacés par des projets de vol. Quelles que soient enfin les défenses qui protègent ton trésor et tes vêtements, peux-tu les préserver de la rouille et des vers? Que feras-tu alors? Il n'y a point au dehors d'ennemi qui enlève, mais il en est qui consument au dedans.

9. Le conseil de l'avarice ne vaut donc rien. Elle t'ordonnait de garder, et elle n'a pu te montrer un endroit sûr: Examinons la suite. Pourvois à l'avenir, dit-elle. Quel avenir? Un avenir aussi court qu'incertain. Pourvois à l'avenir; elle dit cela à un homme qui peut-être né vivra pas jusqu'à demain. Mais qu'il vive autant que le présume l'avarice ; car elle n'a ni preuve ni autorité ni confiance véritable ; qu'il vive donc autant qu'elle se l'imagine et qu'il parvienne jusqu'à l'extrême vieillesse. Quoi! ce vieillard déjà courbé et appuyé sur un bâton cherche encore à s'enrichir et il écoute l'avarice qui lui crie : Pourvois à l'avenir? A quel avenir? Ce vieillard semble déjà rendre l'âme en parlant. A1'avenirde tes enfants, répond-elle.

Puissions-nous ne pas trouver d'avarice, au moins dans ces vieillards qui n'ont point de postérité ! Mais c'est à eux encore, oui à eux-mêmes tout incapables qu'ils soient de colorer leur inique passion sous des dehors d'humanité, qu'elle ne cesse de crier : Pourvois à l'avenir.

Ceci peut-être suffit pour les faire rougir. Adressons-nous à ceux qui ont des enfants, examinons s'il peuvent être sûrs que leur postérité profitera de ce qu'ils lui laisseront. Qu'ils considèrent donc, avant de quitter la terre, ce que deviennent les enfants des autres; les uns sont victimes de l'injustice et perdent ce qu'ils possédaient, d'autres sacrifient ce qu'ils avaient à leurs passions, et l'on voit les enfants des riches demeurer (378) sans ressources. Pourquoi donc naître, ô esclave de l'avarice? — Mes enfants, continue cet avare, auront mon bien. — C'est douteux. Je ne dis pas qu'il est faux, je dis qu'il est incertain qu'ils le possèdent. Mais supposons que la chose soit certaine; que veux-tu leur laisser? Ce que tu as gagné. Si tu l'as gagné, donc on ne te l'avait pas laissé et pourtant tu le possèdes. Or si tu as pu te procurer ce qu'on ne t'avait pas laissé, ne pourront-ils pas à leur tour posséder ce que tu ne leur laisseras point?

10. Ainsi sont réfutés les conseils de l'avarice. Que le Seigneur, maintenant, nous les donne; que la justice prenne la parole; elle s'exprimera comme l'avarice, sans néanmoins dire la même chose.

Garde pour toi, dit le Seigneur ton Dieu, pourvois à l'avenir. — Demande-lui aussi : Mais où pourrai-je garder? " Tu auras, dit-il, un trésor dans le ciel, " où n'entrera pas le voleur, où les vers ne rongent pas. — A quel avenir pourvoiras-tu? " Venez les bénis de mon Père, recevez le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. " Et combien durera ce royaume? C'est ce que montre la conclusion même du jugement. En parlant de ceux qui seront à sa gauche, le Sauveur disait : " C'est ainsi qu'ils iront aux flammes éternelles; " et de ceux qui seront à sa droite : " Mais les justes dans l'éternelle vie (1). " Voilà qui est pourvoir à l'avenir; voilà un avenir qui n'en attend point d'autre; voilà des jours sans fin. On les nomme à la fois des jours et un jour. " Pour habiter dans la maison du Seigneur, disait quelqu'un, pendant toute la durée des jours (2), " et il parlait des jours éternels. On les appelle aussi un jour. "Je vous ai engendré aujourd'hui (3). " Si ces jours sont appelés un jour, c'est qu'il n'y a plus de temps, c'est que ce jour n'est point précédé d'un hier et suivi d'un lendemain. Ainsi donc pourvoyons à cet avenir, et tout en rencontrant ici les mêmes paroles que t'adressait l'avarice, nous aurons vaincu l'avarice.

11. Tu pourrais dire encore : Et que ferai-je de mes enfants? Sur ce point donc écoute aussi le conseil de ton bon Maître. S'il te disait : Moi qui les ai créés, je m'en occupe mieux que toi, qui les as engendrés seulement, peut-être n'aurais-tu rien à répondre. Mais tu penserais à ce riche qui se retira avec tristesse et qui est blâmé dans l'Evangile; tu ajouterais peut-être en toi-même : S'il a mal fait de ne pas tout vendre

1. Matt. XXV, 34, 46. — 2. Ps. XXII, 6. — 3. Ps. II, 7.

pour le donner aux pauvres, c'est qu'il n'avait pas d'enfants ; pour moi j'en ai, je dois garder pour eux. A cette faiblesse encore, te voici arrêté par ton Seigneur.

J'oserai donc le dire par sa grâce, oui j'oserai le dire non pas en m'appuyant sur moi, mais sur sa miséricorde : Garde aussi pour tes enfants, mais écoute-moi. Je suppose que, comme il nous arrive trop souvent, un homme ait perdu quelqu'un de ses enfants. Remarquez, mes frères, remarquez combien l'avarice est inexcusable, soit dans ce siècle soit dans le siècle futur. Voici donc ce qui peut se produire; ce n'est pas un voeu que nous formons, mais une supposition souvent réalisée. Un chrétien est mort père, tu as perdu un enfant chrétien; que dis-je? non tu ne l'as point perdu, tu l'as envoyé devant toi, car il n'a pas rompu avec toi, mais il te précède. Demande-le à ta foi : tu le suivras sûrement là où il est parvenu. Or, voici en peu de mots une pensée à laquelle nul, je crois, ne saurait répondre. Ton fils est-il vivant ? Qu'en pense ta foi? Mais s'il est vivant, pourquoi son héritage est-il envahi par ses frères? — Quoi! répliqueras-tu, doit-il revenir et en prendre de nouveau possession? — Qu'on lui envoie donc sa part où il est: il ne saurait venir la chercher, mais elle peut aller à lui.

Considère de plus avec qui il est. Si ton fils servait au palais, s'il devenait l'ami de l’Empereur et qu'il te dit : Vends ma portion et envoie-la moi; trouverais-tu aucune objection à faire? Ton fils est maintenant avec l'Empereur de tous les Empereurs, avec le Roi de tous les Rois et avec le Seigneur de tous les Seigneurs : envoie-lui sa part. Je ne dis pas! qu'il en ait besoin lui-même, je dis que son Seigneur, que Celui près de qui il se trouve, en a besoin sur la terre. Il veut recevoir ici ce qu'il rend au ciel. Fais donc comme certains avares, fait passer ton argent; donne-le à des voyageurs pour le recevoir dans ton pays.

12. Assez sur toi, parlons de ton fils. Tu hésites quand il faut donner ton bien; tu hésites aussi quand il faut rendre le bien d'autrui: preuve certaine que tu ne gardais pas pour tes enfants. Evidemment tu ne leur donnes pas, puisque tu leur ôtes : n'ôtes-tu pas à celui qui est mort? Serait-il indigne de recevoir, depuis qu'il vit avec le plus digne Souverain? Je te comprendrais si comblé de tes biens et de ses biens célestes, ce Souverain ne voulait rien recevoir.

379

Loin donc de moi la pensée de te dire : Donne ce que tu possèdes! Je te dirai. plutôt : Rends ce que tu dois. —Mais ses frères en jouiront, répliques-tu? — O langage pervers! n'apprend-il pas à tes enfants à souhaiter la mort à leurs frères ? S'ils doivent s'enrichir du bien de leur frère défunt, attention à leurs rapports dans ta demeure! Où en viendras-tu? A enseigner le fratricide en partageant un héritage.

13. Ne parlons plus de ce cas de mort, évitons de paraître menacer de quelques malheurs. Parlons d'une manière plus heureuse et plus agréable. Je ne suppose plus que tu as perdu un fils; suppose .au contraire que tu en as un de plus. Donne au Christ une place au milieu de tes enfants; que ton Seigneur devienne un membre de ta famille, que ton Créateur fasse partie de ta postérité, que ton frère devienne l'un de tes enfants. Quelle que soit en effet son incomparable majesté, il a daigné devenir ton frère, et quoiqu’il soit le Fils unique du Père, il a voulu avoir des cohéritiers. En lui donc quelle générosité, et en toi quelle ladrerie! Tu as deux fils, compte-le pour le troisième; si tu en as trois, qu'il devienne le quatrième, le sixième, si tu en as cinq, et le onzième si tu en as dix. N'allons pas plus loin donne à ton Seigneur la place de l'un de tes enfants. Car ce que tu lui donneras, te profitera ainsi qu'il tes fils; au lieu que ce que tu leur réserves criminellement te nuira ainsi qu'à eux. Tu lui donneras donc une portion égale à celle de l'un de tes enfants, suppose que tu en as un de plus.

14. Est-ce beaucoup, mes frères? Je vous donne un conseil; mais je ne vous serre pas à la gorge " Je parle ainsi dans votre intérêt, comme s'exprime l'Apôtre, et non pour vous tendre un piège (1). " Je crois donc, mes frères, qu'il en coûte peu, qu'il est facile à un père de se figurer qu'il a un fils de plus et d'acheter des domaines qu'il pourra posséder éternellement, lui et ses enfants. L'avarice n'a rien à répondre. — Vous applaudissez à ce que je dis. Elevez-vous donc contre cette avarice; qu'elle ne triomphe pas de vous, et que dans vos coeurs elle n'ait pas plus d'empire que votre Rédempteur. Qu'elle n’y ait pas plus d'empire que Celui qui nous avertit d'élever nos coeurs jusqu'à lui. Laissons donc l'avarice.

15. Et que dit la sensualité? que dit-elle? Fais-toi du bien. Le Seigneur dit aussi : Fais-toi du bien. La justice te tient le même langage que l'adressait la sensualité. Mais distingue le sens qui s'y attache.

1. I Cor. VII, 35.

Si tu veux te faire du bien, rappelle-toi ce riche qui conseillé par l'avarice et la mollesse, prétendait aussi se faire du bien. Il eut une récolte si abondante, qu'il ne savait où placer ses fruits. " Que ferai-je? dit-il. Je n'ai pas où loger. Voici ce que je ferai. Je détruirai mes vieux greniers, et j'en construirai de nouveaux, et je les remplirai; puis je dirai à mon âme: Tu as beaucoup de biens, réjouis-toi. " Apprends ce qui se méditait contre cette sensualité : " Insensé, cette nuit-même on t'enlèvera ton âme, et ce que tu as amassé, à qui sera-t-il (1) ? " Et où ira cette âme qu'on lui enlèvera? Cette nuit même on la lui enlève, et il ignore où elle se rendra.

16. Voici un autre riche, à la fois sensuel et orgueilleux. Il faisait chaque jour grande chère, était vêtu de pourpre et de fin lin; tandis qu'un pauvre couvert d'ulcères gisait à sa porte, demandant vainement les miettes qui tombaient de sa table, nourrissant les chiens de ses plaies, sans être nourri lui-même par ce riche. Tous deux moururent, et l'un d'eux fut enseveli. Qu'est-il dit de l'autre? " Il fut emporté par les Anges dans le sein d'Abraham. " Le riche voit le pauvre, ou plutôt le riche devenu pauvre voit le riche; et à celui qui désirait une miette de sa table il demande de laisser tomber de son doigt une goutte d'eau sur sa langue. Que les rôles sont changés ! C'est en vain que parle ainsi ce riche défunt; pour nous, qui sommes encore vivants, ne l'entendons pas en vain. Il voulait remonter sur la terre, et on ne le lui permit pas; il voulait qu'on envoyât vers ses frères quelqu'un d'entre les morts, ceci ne lui l'ut pas non plus accordé. Que lui dit-on : " Ils ont Moïse et les prophètes. " Et lui? " Ils n'écouleront, que si quelqu'un ressuscite d'entre les morts. — S'ils n'écoutent ni Moïse ni les prophètes, ils ne croiront pas non plus quand quelqu'un reviendrait d'entre les morts (2). "

17. Ainsi donc, pour nous engager à faire l'aumône et à nous préparer pour l'avenir le repos de l'âme, Moïse et les prophètes nous disent dans un bon sens ce que la sensualité nous répète avec des intentions si perverses, de nous faire du bien. Écoutons-les pendant que nous sommes en vie. Si on méprise aujourd'hui leurs avertissements en les entendant, c'est en vain que plus tard on voudra les entendre. Attendons-nous que quelqu'un ressuscite d'entre les morts et nous dise de nous faire dit bien ? Mais cette résurrection a déjà eu lieu : ce n'est pas toit père, c'est ton Seigneur qui est sorti vivant du

1. Luc, XII, 16-20. — 2. Luc, XVI,19-31.

380

tombeau. Écoute-le, accueille ses sages conseils. Ne ménage pas tes trésors, donne autant que tu te peux. Ce que te disait la sensualité, le Seigneur te le répète. Distribue suivant les ressources, fais-toi du bien dans la crainte que cette nuit même on n'enlève ton âme.

Voilà, je crois, un discours que je viens de vous adresser, au nom du Christ, sur la nécessité de l'aumône. Vos témoignages d'approbation seront agréables au Seigneur, s'il y voit vos oeuvres conformes.

 

 

 

 

 

SERMON LXXXVII. LES OUVRIERS DE LA VIGNE OU LE DÉLAI DE LA CONVERSION (1).

ANALYSE. — Non-seulement nous honorons Dieu ou nous le, cultivons, comme disent les Latins, mais lui aussi nous cultive, puisqu'il nous appelle sa vigne. Les ouvriers qu'il emploie à la culture de cette vigne désignent ses différents ministres; ils désignent même chacun de nous, et le dernier donné à tous pour salaire figure l’éternité du bonheur. Pourquoi ne pas répondre à son appel immédiatement? Dirons-nous que nous ne l'avons pas entendu ? Mais l'univers entier est plein du bruit et de l'éclat de l'Évangile. Dirons-nous que nous avons toujours le temps, puisque la même récompense est assurée à tous, quelle que soit l'heure où ils commencent à travailler? Le désespoir est à craindre; la présomption n'est pas moins redoutable. Tremblerons-nous devant la désapprobation de certains amis puissants? Mais ils ne nous empêcheraient pas de réclamer les soins d'un médecin habile qu'ils n'aimeraient pas et par qui nous sérions sûrs de recouvrer la santé. Courons tous au grand Médecin des âmes, gardons-nous, si nous ne le connaissons pas encore, de nous mettre en fureur contre lui; prenons garde aussi à la léthargie ou à l'indifférence spirituelle et considérons comme un grand service les importunités pressantes qui ont pour but de nous en faire sortir.

1. On vient de vous lire dans le saint Évangile une parabole convenable à cette saison. Il y est question d'ouvriers qui travaillent dans une vigne, et nous sommes au temps des vendanges, des vendanges matérielles; car il y a aussi des vendanges spirituelles, durant lesquelles Dieu se réjouit de voir le fruit de sa vigne.

Si nous rendons à Dieu un culte, Dieu aussi nous cultive. Nous ne le cultivons pas pour le rendre meilleur, puisque notre culte consiste dans l'adoration et non dans le labour. Mais lui nous cultive comme fait un laboureur de son champ; aussi cette culture nous améliore comme celle du laboureur rend son champ plus fertile; et le fruit que Dieu nous demande consiste dans son culte même. Il montre qu'il nous cultive en ne cessant, d'arracher par sa parole, de nos meurs les germes funestes, de nous ouvrir l'âme avec le soc de ses instructions, et d'y répandre ta semence de ses préceptes pour en attendre des fruits de piété. Quand en effet nous laissons ce laboureur céleste travailler nos coeurs et que nous lui rendons le culte qui lui est dû, nous ne nous montrons pas ingrats;. envers lui et nous lui présentons des fruits qui sont sa joie; ces fruits ne le rendent pas plus riche, mais ils accroissent notre bonheur.

1. Matth. XX, 1-16

2. Voici maintenant la preuve que Dieu nous cultive, ainsi que je me suis exprimé. Il n'est pas nécessaire de démontrer devant vous que nous rendons un culte à Dieu; chacun répète que l'homme rend à Dieu ce culte. Mais on est tout surpris d'entendre dire que Dieu cultive les hommes; le langage humain ne se sert pas habituellement de ces termes, -tandis qu'on répète souvent que les hommes rendent un culte à Dieu. Montrons par conséquent que Dieu cultive les hommes ; on pourrait croire, sans cela, qu'il nous est échappé un mot inexact et murmurer intérieurement contre nous, nous accuser même, pour ne savoir pas ce que nous disons. Je veux donc et je dois vous montrer que Dieu nous cultive et qu'il nous cultive comme on cultive une terre, afin de nous rendre meilleurs. Le Seigneur dit dans l'Évangile : " Je suis le cep, vous en êtes les branches et mon Père est le vigneron (1). " Que fait un vigneron? A vous qui l'êtes, je demande: Que fait un vigneron? Sans doute il cultive sa vigne. Si donc Dieu notre Père est vigneron, il a sûrement une vigne qu'il cultive et dont il attend la récolte.

3. Il a planté cette vigne, ainsi que le dit notre Seigneur Jésus-Christ lui même, et il l'a louée à des vignerons qui devaient lui en rendre les fruits aux époques convenables. Afin donc

1. Jean, XV, 5, 1

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de les leur réclamer, il envoya vers ceux ses serviteurs. Les vignerons les outragèrent, en

tirèrent même quelques-uns et dédaignèrent de payer. Il en envoya d'autres : mêmes traitements. Ce père de famille qui avait cultivé le champ, planté et loué sa vigne, se dit alors

" Je leur enverrai mon Fils unique ; peut-être au moins le respecteront-ils. Et il leur envoya son Fils en personne. Voici l'héritier, dirent-ils en eux-mêmes, venez, mettons-le à mort, et son héritage sera pour nous. " Effectivement ils le mixent à mort, et le jettent hors de la vigne. Que fera, en venant, le Manne de la vigne à ces mauvais vignerons ? On répondit à cette question : " Il fera mourir misérablement ces misérables et louera sa vigne à d'autres vignerons en recevoir le fruit eu son temps.(1) "

Cette vigne fut plantée lorsque la loi fut gravée dans le coeur des Juifs. Dieu ensuite envoya les Prophètes pour en recueillir tes fruits, pour exiger la sainteté; les Prophètes furent couverts d'outrages et mis à mort. Le Fils unique du Père de famille, le Christ vint ensuite; c'est l’héritier qu'ils ont tué. Aussi ont-ils perdu son héritage; leur dessein criminel a tourné contre eux-mêmes. Ils ont tué l'héritier pour accueillir sa succession et pour l'avoir tué ils ont tout perdu.

4. Tout à l'heure encore vous avez entendu dans le saint Évangile cette autre parabole. " Il en est du royaume des cieux comme d'un père de famille qui sortit afin de louer des ouvriers pour sa vigne. " Il sortit le matin, prit ceux qu'il trouva et convint avec eux du salaire d'un denier. Il sortit encore à la troisième heure et il en trouva d'autres qu'il conduisit travailler à sa vigne. A la sixième et à la neuvième heure il en fit autant. Il sortit enfin à la onzième heure, presque au déclin du jour, il rencontra quelques hommes debout dans l'oisiveté. Pourquoi restez-vous ici? leur dit-il; pourquoi ne travaillez-vous pas à la vigne ? Parce que personne ne nous a loués, répondirent-ils. Vous aussi, venez, ajouta le Père de famille, et je vous donnerai ce qui conviendra. Il s'agissait d'un denier pour salaire. Mais comment ces derniers, qui ne devaient travailler qu'une heure, auraient-ils osé l'espérer? Ils étaient heureux néanmoins de compter encore sur quelque chose; et pour une heure on les mena au travail.

1. Matth. XXI, 33-41.

Le soir venu, le Père de famille ordonna de payer tout le monde, des derniers aux premiers. Il commença donc par ceux qui étaient venus à la dernière heure, et il leur fit donner un denier. En les voyant recevoir et denier, dont on avait convenu avec eux, les premiers arrivés comptèrent sur davantage; en arriva enfin à eux, et ils reçurent un denier. Ils murmurèrent alors contre le Père de famille. Nous avons, dirent-ils, porté le poids du jour et de la chaleur brûlante, et vous ne nous traitez que comme ceux qui ont travaillé une bure seulement dans votre vigne? Le Père de famille, s'adressant à l'un d'eux, lui fit cette réponse pleine de justice: Mon ami, dit-il, je ne viole pas ton droit, c'est-à-dire je ne te trompe pas : je te donne ce qui est convenu. Je ne te trompe pas, puisque je suis fidèle à mon engagement. Je n'ai pas dessein de payer celui-ci, mais de lui donner. Ne puis-je faire de mon bien ce que je veux? Ton oeil est-il jaloux, parce que je suis bon ? Si je prenais à quelqu'un ce qui ne m’appartient pas, je serais avec raison traité de voleur et d'homme injuste; je mériterais également d'être accusé de friponnerie et d'infidélité si je ne payais pas ce que je dois. Mais quand j'acquitte mes dettes et que de plus je donne à qui il me plaît, celui que je paie ne saurait me reprocher rien, et celui à qui je donne doit ressentir une joie plus vite. — Il n'y avait, rien à répliquer. Tous ainsi furent égaux ; des derniers devinrent les premiers et les premiers les derniers, c'est-à-dire qu'il y eut égalité et non primauté. Que signifie en effet : Les premiers furent les derniers et les derniers les premiers ? Qu'ils reçurent autant les uns que tes autres.

5. Pourquoi, alors, commença-t-on par payer les derniers ? N'avons-nous pas lu que la récompense sera donnée à tous en même temps? Car d'après un autre passage de l’Évangile que nous avons lu aussi, le Sauveur dira à tous ceux qui seront placés à sa droite : " Venez, les bénis de mon Père, recevez le Royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde (1). " Si donc tous les élus le doivent recevoir en même temps, comment expliquer que les ouvriers de la onzième heure ont été récompensés avant ceux de la première ? Vous rendrez grâces à Dieu si je parviens à m'exprimer de manière à vous le faire bien saisir. C'est à lui en effet que vous devez rendre grâces, puisque c'est lui qui vous donne par votre

1. Matth. XXV, 34.

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ministère, ce que nous distribuons ne venant pas de nous.

Si deux hommes avaient reçu une grâce, l'un après une heure d'attente, et l'autre après douze, lequel des deux aurait reçu le premier? Chacun répondrait que celui qui l'a reçue après une heure seulement, l'a reçue avant celui à qui elle n'a été octroyée qu'après douze heures. Ainsi donc, quoique tous aient été récompensés au même moment, si les uns l'ont été après une heure et les autres après douze, on peut dire que ceux qui n'ont attendu qu'un instant ont été servis avant les autres. Les premiers justes, tels qu'Abel et Noë, ont été en quelque sorte appelés à la première heure; mais ils ne parviendront qu'avec nous à la gloire de la résurrection. Les autres justes qui les suivirent, Abraham, Isaac, Jacob et leurs contemporains, ont été appelés à la troisième heure, et ce n'est qu'avec nous encore qu'ils seront heureusement ressuscités. Avec nous seulement aussi ressusciteront, dans la félicité, d'autres justes, Moïse, Aaron et tous les autres qui avec eux ont été invités vers la sixième heure. Au même moment encore ressusciteront glorieusement les saints Prophètes, appelés à la neuvième heure; et à la fin du monde, tous les Chrétiens, appelés à la onzième heure seulement, jouiront avec eux du même bonheur. Tous le recevront en même temps; mais voyez combien auront attendu les premiers. Ceux ci auront attendu beaucoup et nous bien peu; et tout en recevant à la même heure, ne semblera-t-il point que notre récompense ne souffrant aucun retard, nous la recevrons les premiers ?

6. Sous ce rapport donc nous serons tous égaux, les premiers au niveau des derniers et les derniers au niveau des premiers. Le denier d'ailleurs est la vie éternelle, et l'éternité est égale pour tous. La diversité des mérites établira sans aucun doute une diversité de gloire; la vie éternelle cependant, considérée en elle-même, ne saurait être inégale pour personne. Il n'y a ni plus ni moins de longueur dans ce qui est également éternel; ce qui n'a pas de fin n'en a ni pour toi ni pour moi. Mais la chasteté conjugale brillera d'une autre manière que la pureté des vierges, et la récompense des bonnes oeuvres paraîtra autrement que la couronne du martyre. La forme sera diverse; mais en ce qui concerne l'éternelle durée, l'un n'aura pas plus que l'autre; puisque tous vivent sans fin, quoique chacun avec la gloire qui lui est propre, et cette vie sans fin est le denier de l'éternelle vie. Ainsi donc celui qui l'a reçu plus tard ne doit pas murmurer contre celui qui l'a reçu plutôt. On rend à l'un ce qui lui est dû, on fait un don à l'autre et pour tous deux le don a le même objet.

7. Il y a aussi dans la vie présente quelque chose d'analogue, et sans préjudice à l'interprétation qui nous montre Abel et ses contemporains appelés à la première heure, Abraham et les siens appelés à la troisième, à la sixième Moïse, Aaron et les autres justes de cette époque, à la neuvième les Prophètes et les justes de ce temps, à la onzième, c'est-à-dire à la dernière époque du monde, tous les Chrétiens; sans préjudice donc à cette interprétation, la même parabole peut s'appliquer aussi à notre vie actuelle. A la première heure paraissent appelés ceux qui deviennent chrétiens au sortir du sein maternel; les enfants à la troisième; à la sixième les jeunes gens ; ceux qui ont passé l'âge mûr à la neuvième, et à la onzième seulement les vieillards entièrement épuisés : tous néanmoins recevront le même denier de la vie éternelle.

8. Mais observez et, comprenez, mes frères, que personne ne doit différer de se rendre à la vigne, sous prétexte qu'à quelque moment qu'il y vienne, il est sûr de recevoir ce denier mystérieux. Il est sûr que ce denier lui est offert; mais lui ordonne-t-on d'ajourner? Quand le Père de famille sortait pour chercher des ouvriers, est-ce que ceux-ci différèrent ? Ceux qu'il appela à la troisième heure, par exemple, lui répondirent-ils : Attendez, nous n'irons qu'à la sixième? Ceux qu'il trouva à la sixième lui dirent-ils : Nous irons à la neuvième ? Et ceux de la neuvième reprirent-ils : A la onzième seulement nous irons ? Puisqu'il doit donner à tous le même denier, pourquoi nous fatiguer plus longtemps.

Dieu a déterminé dans son conseil, ce qu'il doit donner et ce qu'il doit faire ; pour toi, viens quand il t'appelle. Oui, la même récompense est assurée à tous; mais le moment de se rendre au travail est singulièrement décisif. Faisons une supposition. On appelle à la sixième heure ces jeunes gens dont l'ardeur est aussi bouillante que la chaleur au milieu du jour; s'ils répondaient : Attendez; l'Évangile nous apprend que tous nous recevrons une même récompense, nous irons donc à la onzième heure, quand nous serons parvenus à la vieillesse; pourquoi tant (383) travailler, puisqu'il n'est pas question de recevoir davantage? On leur dirait sans aucun doute : Tu refuses le travail ; sans savoir si tu arriveras à la vieillesse? On t'appelle à la sixième heure, viens. Le Père de famille t'a promis le denier, lors même que tu ne viendrais qu'à la onzième heure; mais personne ne t'a assuré que tu vivrais une heure encore ; je ne dis pas, que tu vivrais jusqu'à onze heure, mais jusqu'à sept. Et sûr de la récompense mais incertain de la vie, tu remets à plus tard l'invitation qui t'est faite! Ah! prends garde de perdre en différant ainsi ce, que t'assure la divine promesse.

On peut parler ainsi, soit à la première enfance appelée à la première heure; soit à la seconde, invitée à la troisième; soit à la jeunesse, qui a toute la chaleur de la sixième ; à l'extrême veillesse on peut donc dire avec bien plus de raison encore : Il est onze heures, et tu restes dans l'oisiveté? et tu hésites de venir?

9. Le Père de famille ne serait-il pas sorti pour t'inviter? Mais s'il n'est pas sorti, comment parlons-nous? Car nous sommes les serviteurs de la maison, et c'est nous qu'il envoie chercher des ouvriers. Pourquoi rester là ? Tu es au terme de tes ans; hâte-toi de mériter le denier.

En effet, le Père de famille sort quand il se fait connaître. N'est-il pas vrai que celui qui reste dans sa demeure n'est pas vu de ceux qui sont dehors; et que ceux-ci le voient quand il en sort? Ainsi le Christ semble rester dans son sanctuaire lorsqu'on ne le connaît pas; mais il le quitte pour louer des ouvriers, lorqu'on commence à le connaître, puisqu'il passe en quelque sorte du connu à l'inconnu. Or il est connu maintenant, on le prêche partout, et tout sous le ciel publie sa gloire. Il fut pour les Juifs un objet de dérisions et de blâmes; on le vit, au milieu d'eux, humble et couvert de mépris; il cachait alors sa majesté et montrait la faiblesse hautaine; et l'on outrageait ce que l'on voyait, sans connaître ce qu'il tenait dans le mystère. S'ils l'avaient connu, ils n'auraient point crucifié "le Seigneur de la gloire (1). " Aujourd'hui qu'il trône au ciel, peut-on le dédaigner comme il fut dédaigné quand il était suspendu à une croix ! Ses bourreaux secouaient la tête, et debout devant sa croix, allant à lui comme au fruit qu'y avait attaché leur cruauté barbare, ils lui disaient pour l'outrager : " S'il est le Fils .de Dieu, qu'il descende de la croix. Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même? Qu'il descende

1. I Cor. II, 3.

de la croix, et nous croyons en lui (1) ". Il n'en descendait point, parce qu'il restait caché. S'il put sortir vivant du sépulcre, il pouvait bien plus facilement descendre de la croix. Mais pour notre instruction il souffrait avec patience, ajournait l'exercice de sa puissance et il resta méconnu. C'est qu'alors il ne sortait point pour louer des ouvriers, il ne sortait point, ne se manifestait point. Trois jours après, il ressuscita, se montra à ses disciples, monta au ciel, et le cinquantième jour après sa résurrection, le dixième qui suivit son ascension, il envoya l'Esprit-Saint. Dans un seul cénacle se trouvaient réunies cent vingt personnes; l'Esprit-Saint les remplit toutes (2); et comblés de ses dons, ces hommes se mirent à parler les langues de tous les peuples. C'était l'invitation qui se faisait, le Père de famille qui allait chercher des ouvriers. Tous alors commencèrent à connaître la puissance de la vérité. On voyait un seul et même homme parler toutes les langues, et aujourd'hui encore l'unité, qui fait de l'Eglise comme un seul homme, les parle toutes. En quelle langue ne s'exprime pas la religion chrétienne ? A quelles extrémités du monde n'est-elle point parvenue? Il n'est plus personne qui se dérobe à la chaleur de ses rayons (3); et ce vieillard parvenu à la onzième heure diffère encore!

10. C'est donc une chose évidente, mes frères, et entièrement indubitable, croyez-la, soyez-en bien sûrs : lorsque renonçant à une vie inutile ou profondément, corrompue, un homme se convertit à la foi chrétienne, Jésus-Christ notre Dieu lui remet tous ses anciens péchés, et effaçant en quelque sorte toutes ses dettes, il fait avec lui comme table rase. Tout lui est pardonné, et personne ne doit craindre qu'il reste quoique ce soit sans l'être. Mais aussi personne ne doit se laisser aller à une sécurité funeste. Une espérance téméraire tue l'âme aussi bien que le désespoir. Un mot sur ces deux vices.

Comme une saine et légitime espérance contribue au salut, ainsi nous abuse une espérance déréglée. Comprenez d'abord comment on est victime du désespoir.

Il est des hommes qui en réfléchissant au mal qu'ils ont fait, estiment le pardon impossible, et en regardant le pardon comme impossible, ils laissent aller leur âme, ils périssent de désespoir et disent en eux-mêmes: Nous n'avons plus d'espérance; il est impossible qu'on nous remette ou qu'on nous pardonne tant de péchés commis

1. Matth. XXVII, 39-42 — 2. Act. I, 15. — 3. Ps. XVIII, 7.

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par nous; pourquoi, alors, ne pas satisfaire nos passions? Sans récompense à attendre dans l'avenir, jouissons au moins de tous les plaisirs du temps présent. Faisons ce qui nous convient, fût-il défendu, afin de goûter au moins quelques délices passagères, puisque nous n'en méritons point d'éternelles. Le désespoir les fait ainsi périr, soit avant d'être parvenu complètement à la foi, soit après que devenus chrétiens ils sont tombés clans quelques fautes ou dans quelques crimes attirés par leur négligence.

Devant eux se présente le Maître de la vigne, et pendant que livrés au désespoir ils lui tournent le dos, il les appelle, il frappe et crie parla bouche du prophète Ezéchiel : " En quelque jour qu'un homme renonce à ses désordres, j'oublierai toutes ses iniquités (1). " En entendant ces paroles et en y ajoutant foi, ils se sauvent de leur désespoir et se relèvent au dessus du sombre et profond abîme où ils étaient plongés.

11. Ils ont maintenant à craindre de tomber dans un autre précipice et de mourir d'une espérance déréglée après avoir résisté à la mort du désespoir. Leurs pensées deviennent bien différentes, mais non moins pernicieuses; ils disent donc de nouveau en eux-mêmes : S'il est vrai qu'en quelque jour que je renonce à mes désordres, la miséricorde de Dieu doive oublier mes iniquités, ainsi que me l'a promis par le bouche du Prophète son infaillible véracité, pourquoi me convertir aujourd'hui et non pas demain? Pourquoi aujourd'hui et non pas demain? Qu'aujourd'hui se passe comme s'est passé hier, qu'il se jette dans la débauche, se plonge dans le gouffre des passions, se roule dans les plaisirs qui donnent la mort : je me convertirai demain et ce sera fini. — Qu'est-ce qui sera fini? — Le cours de mes iniquités. — C'est bien, sois heureux de ce que demain auront fini tes iniquités. Et si avant le jour de demain tu avais fini toi-même? J'en conviens, tu as raison de te réjouir en voyant que Dieu a promis de te pardonner tes fautes lorsque tu te convertirais; mais personne ne t'a promis d'aller jusqu'à demain. Peut-être cependant un astrologue t'a-t-il donné cette assurance, mais nn astrologue, ce n'est pas Dieu! Combien ont été trompés par les astrologues et ont perdu quand ils comptaient gagner!

Devant ces malheureux, livrés à un fol espoir, se présente aussi le Père de famille. En s'adressant aux premiers qui s'étaient malheureusement

1. Ezéc. XVIII, 21, 22.

abandonnés au désespoir et y avaient rencontré leur perte, il les a rappelés à l'espérance; et en paraissant devant les seconds qui cherchent aussi la mort dans une espérance déréglée, il leur dit par l'organe d'un autre livre sacré ; " Ne tarde pas de te convertir au Seigneur. " Il a dit aux uns : " En quelque jour que l'impie renonce à ses désordres, j'oublierai toutes ses iniquités; " et il les a sauvés du découragement où ils s'étaient laissés aller pour leur perte, désespérant complètement du pardon; et en s'avançant vers les autres, qui cherchent leur ruine dans la présomption et le délai, il leur dit d'un air de réprimande : " Ne tarde pas de te convertir au Seigneur, et ne diffère pas de jour en jour; car sa colère éclatera soudain, et au jour de la vengeance il te perdra (1). " Ainsi ne remets pas et ne ferme pas la porte, ouverte devant toi. C'est l'auteur même du pardon qui t'ouvre cette porte ; que tardes-tu ? Tu devrais être comblé de joie si tu frappais et qu'il t'ouvrît enfin; tu ne frappes pas, il l'ouvre, et tu restes dehors ? N'hésite donc pas. L'Écriture dit quelque part, à propos des oeuvres de miséricorde : " Ne réponds pas : Va et reviens, demain je te donnerai; quand à l'instant même tu peux rendre service (2) ; " tu ignores en effet ce qui peut arriver le lendemain. Tu connais ce commandement, de ne pas ajourner la miséricorde envers autrui, et en différant tu te montres cruel envers toi-même? Tu ne dois mettre aucun retard lorsqu'il s'agit de donner du pain, et tu en mets lorsqu'il s'agit de recevoir ton pardon? Si tu n'ajournes point ta pitié pour autrui, prends aussi, pour plaire à Dieu, compassion de ton âme (3). Fais aussi l'aumône à cette âme, non pas précisément en lui donnant, mais en ne repoussant pas la main qui lui donne.

12. Ce qui fait quelquefois le grand malheur de beaucoup d'hommes, c'est qu'ils craignent de déplaire à d'autres hommes. Il y a de grandes ressources dans les bons amis pour le bien, et dans les mauvais pour le mal. Aussi pour nous engager à mépriser, en vue de notre salut, l'amitié des puissants, le Seigneur n'a pas fait son choix parmi les sénateurs, mais parmi les pêcheurs. Quel témoignage de miséricorde dans l'auteur de notre être! Il savait qu'en choisissant le sénateur, il le porterait à dire : C'est ma dignité qui est préférée; que s'il choisissait d'abord des riches, les riches diraient : à ma fortune la

1. Eccli. V, 8, 9. —2. Prov. III, 24. — 3. Eccli. XXX, 28.

385

préférence; que si son choix tombait d'abord sur l'Empereur, celui-ci dirait-on a égard à ma

puissance; et que de même, s'il appelait en premier lieu des orateurs ou des philosophes, l’orateur dirait : voilà le fruit de mon éloquence; et le philosophe: voilà le mérite de ma sagesse.

Remettons à plus tard ces orgueilleux, dit alors le Sauveur, en eux quelle enflure! Il ne faut pas confondre l'enflure avec la grandeur. L'une et l'autre occupent beaucoup de place, mais elles ne sont pas également saines. Qu'on ajourne donc ces orgueilleux; il faut, pour les guérir, leur donner plus de consistance. A moi d'abord ce pêcheur, dit Jésus. Viens, pauvre, suis-moi. Tu n'as rien, lune sais rien, suis-moi. Suis-moi, pauvre ignorant; il n'y a rien en toi qui effraie, mais il y a beaucoup a remplir. La source est abondante, qu'on y présente ce vaisseau vide. Le pêcheur alors abandonna ses flets, le pécheur reçut sa grâce et il devint un orateur divin. Voilà l'ouvrage de Dieu, et l'Apôtre en parle en ces termes : " Dieu a choisi ce qui est faible pour confondre ce qui est fort; Dieu a choisi ce qui est vil et ce qui n'est pas, comme s'il était, afin de détruire les choses qui sont (1). " Aujourd'hui enfin, pendant qu'on lit ce qu'ont écrit ces pêcheurs, on voit se soumettre les épaules des orateurs. Ah! qu'on se débarrasse de tous ces vents stériles; qu'on se débarrasse de cette fumée qui s'évanouit en montant; que pour se sauver on foule aux pieds tout cela.

13. Supposons qu'il y ait dans une ville un malade et en même temps un fort habile médecin, ennemi des amis puissants. du malade ; supposons que quelqu'un soit atteint dans une ville d'une maladie dangereuse et qu'il y ait dans cette même ville un médecin fort habile, mais ennemi, comme je l'ai remarqué, des amis puissants du malade; supposons que ceux-ci disent à leur ami : N'emploie pas ce médecin, il ne sait rien; supposons que ce ne soit pas le jugement, mais l'envie qui leur dicte ce langage : ce malade, pour recouvrer la santé, n'enverrait-il pas promener ces vains propos de ses puissants amis, et pour vivre quelques jours de plus ne recourrait-il pas, au risque de les offenser, et pour se délivrer de son mal, à celui que l'opinion lui a représenté comme le plus capable ?

Le genre humain est aujourd'hui malade, non du corps mais de l'âme. Je vois ce grand malade gisant dans tout l'univers, de l'Orient à l'Occident,

1. I Cor. I, 27, 28

et pour te guérir un médecin tout-puissant est descendu du ciel. Pour approcher en quelque sorte du lit du malade, il s'est abaissé jusqu'à prendre une chair mortelle. Il donne des avis salutaires : les uns le méprisent et ceux qui l'écoutent sont guéris. Ceux qui le méprisent sont ces amis puissants qui répètent : Il ne sait rien. Ah! s'il ne savait rien, il ne remplirait pas le monde de sa puissance. Ah! s'il ne savait rien, il n'existerait pas avant de s'être montré parmi nous. Ah! s'il ne savait rien, il n'aurait pas envoyé levant lui les Prophètes. Et ne voyons-nous pas aujourd'hui l'accomplissement de ce qu'ils ont prédit? Ce médecin, en accomplissant leurs promesses, ne témoigne-t-il pas de la puissance de son art? N'est-il pas vrai que dans tout l'univers succombent de funestes erreurs et que les châtiments qui pèsent sur le monde en abattent les passions? Que nul ne dise : Le monde autrefois était meilleur qu'aujourd'hui: et depuis que ce médecin commence à y exercer,-nous y voyons une multitude de choses affreuses. Ne t'en étonne pas. Si, près du médecin, le sang ne paraissait pas, c'est qu'il n'avait pas entrepris encore la guérison du malade. A ce spectacle donc, renonce aux vaines délices et cours au médecin; voici le temps de se guérir et non de s'abandonner à la volupté.

14. Soignons-nous donc, mes frères. Si nous ne connaissons pas encore le mérite du médecin, ne nous emportons pas contre lui comme des furieux, et comme des léthargiques ne nous eh éloignons pas. Beaucoup en effet se sont perdus en s'emportant contre lui, et beaucoup en s'endormant. Appelons furieux ceux qui ne s'endorment pas mais s'emportent, et léthargiques ceux qui se laissent accabler sous un sommeil de plomb. Combien d'hommes sont ainsi malades! Les uns voudraient frapper sur ce médecin, et comme il est au ciel sur son trône, ils persécutent sur la terre ses membres ou les fidèles. Il sait guérir 'cette espèce de malades; beaucoup d'entre eux se sont convertis, et d'ennemis, ils sont devenus ses amis, de persécuteurs, les prédicateurs de son nom. Tels étaient les Juifs acharnés contre sa personne pendant, qu'il vivait sur cette terre; il guérit ces furieux et c'est pour eux qu'il pria du haut de la croix : " Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1). " Dans beaucoup donc, d'entre eux la fureur se calma, comme une agitation.

1. Luc, XXXIII, 34.

386

phrénétique qui s'arrête, et ils reconnurent Dieu, ils reconnurent le Christ. Lorsqu'après l'ascension il envoya l'Esprit-Saint, ils s'attachèrent à Celui qu'ils avaient crucifié et ils burent avec foi, dans son sacrement, le sang qu'ils avaient répandu dans leur fureur.

15. Nous ne manquons pas d'exemples. Le Sauveur était déjà assis dans le ciel, et Saul persécutait ses membres; il les persécutait avec une fureur de phrénétique, un aveuglement étrange, une passion sans bornes. " Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu? " Ces seuls mots descendus du ciel abattirent ce furieux, le guérirent et le relevèrent : le persécuteur était mort et un ardent prédicateur venait de recevoir la vie (1).

Beaucoup de léthargiques guérissent aussi. Ce sont ces malades qui sans s'emporter contre le Christ ni faire de mal aux Chrétiens, diffèrent leur conversion avec une sorte de langueur qui se révèle dans des paroles d'assoupissement; ils sont indolents à ouvrir les yeux à la lumière, et on leur devient importun en cherchant à les éveiller. Laisse-moi, dit ce léthargique dans sa langueur, je t'en conjure, laisse-moi. — Pourquoi? — Je veux dormir. — Mais ce sommeil te fera mourir. — Et, par attrait pour le sommeil

1. Act. IX, 4.

Je veux mourir, répond-il. — Et moi je ne le, veux pas, reprend plus haut la charité.

Il n'est pas rare de voir un fils donner ces témoignages d'affection à son père déjà vieux, et dont la mort viendra dans quelques jours, puisqu'il est au terme de sa carrière. Ce père est en léthargie, le fils apprend du médecin que telle est la maladie qui accable son père; le médecin lui dit même : Réveille-le et si tu veux prolonger sa vie, ne le laisse pas dormir. Voyez ce jeune homme près du vieillard : il le secoue, il le pince, il le pique, son affection le tourmente, il ne veut pas le laisser mourir si vite quoique la vieillesse doive le lui enlever bientôt : et s'il parvient à le rappeller à la vie, ce jeune homme est heureux de passer quelques jours encore avec ce père qui doit lui laisser sa place.

Avec combien plus de charité ne devons-nous pas importuner nos amis, puisqu'il s'agit de vivre avec eux, non pas quelques jours dans ce monde, mais éternellement dans le sein de Dieu ! Qu'ils nous aiment donc, qu'ils fassent ce que nous leur disons et qu'ils cultivent celui que nous cultivons afin de recevoir aussi ce que nous espérons.

Tournons-nous vers le Seigneur, etc.(1).

1. Serm. I.

 

 

 

 

 

SERMON LXXXVIII. L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL (1).

ANALYSE. — Pour nous amener à la foi et nous guérir de nos maux, le Christ a dû faire pendant sa vie des miracles corporels. Il fait aujourd’hui beaucoup plus de miracles dans l'ordre spirituel et toute notre occupation doit être d'obtenir qu'il daigne nous guérir en particuliers de notre aveuglement spirituel. Afin de savoir comment peut s'opérer cette guérison, étudions les circonstances de la guérison des deux aveugles de Jéricho. — Jésus passait quand ils eurent recours à lui; il fallait aussi, pour se mettre à notre portée, qu'il fit des choses transitoires, c'est-à-dire des actions humaines. Ces aveugles à guérir étaient au nombre de deux : Jésus avait à agir également sur deux peuples distincts, les Juifs et les Gentils. Les aveugles crient vers le Sauveur: nous devons crier, nous, par nos bonnes actions. La foule les empêche; mais ils n'en crient pas moins : la foule, même des chrétiens censure aussi la vie qui veut devenir sainte; il faut dédaigner ce blâme. Jésus s'arrête devant les aveugles et cet arrêt figure sa divinité toujours immuable et éternelle; c'est aussi à elle qu'il faut nous attacher pour obtenir de pouvoir contempler cette lumière dont l'éclat tourmente 1'œil malade. — Courage ! En persévérant dans le bien on obtiendra même les éloges de ceux qui ont commencé par critiquer. Il y aura toujours dans le monde des bons et des méchants. S'il est dit aux bons de se séparer des méchants, ce n'est pas comme l'entendent les Donatistes, qu'il faille les quitter corporellement. On doit ne pas consentir au mal qu'ils font, les en reprendre, les en reprendre avec humilité. Est-ce que les prophètes se sont jamais séparés extérieurement du peuple dont ils censuraient les désordres?

1. Votre sainteté tonnait parfaitement, comme nous, que notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ est notre médecin pour le salut éternel, et que s'il s'est revêtu des infirmités de notre nature, c'est pour empêcher les nôtres de durer

1. Matt. XX, 30-34.

toujours. Il a pris un corps mortel afin de tuer la mort; " et quoiqu'il ait été crucifié selon " notre faiblesse, il vit néanmoins par la puissance de Dieu (1), " ainsi que s'exprime l'Apôtre. Le même Apôtre dit aussi " qu'il ne meurt

1. II Cor. XIII, 4.

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plus et que la mort n'aura plus sur lui d'empire (1). " Votre foi connaît parfaitement ces vérités.

Donc aussi nous devons savoir que tous les miracles qu'il a faits sur les corps ont pour but de nous instruire et de nous faire parvenir à ce qui ne passe pas, à ce qui n'aura jamais de fin. Il a rendu les yeux aux aveugles, et la mort devait encore les leur fermer ; il a ressuscité Lazare, et Lazare devait encore mourir. Tout ce qu'il a fait pour la guérison des corps ne tendait pas à les rendre immortels, quoique néanmoins il doive finir par assurer aux corps mêmes une éternelle santé : mais comme on ne croyait pas aux invisibles réalités, il a voulu, par le moyen d'actions visibles et passagères, élever la foi vers les choses invisibles.

2. Que nul donc, mes frères, ne s'avise de dire que Notre-Seigneur Jésus-Christ rie fait maintenant rien de semblable, et que pour ce motif les premiers temps de l'Eglise étaient préférables à ceux-ci. Notre-Seigneur lui-même ne préfère-t-il pas quelque part ceux qui croient ans avoir vu à ceux qui croient parce qu'ils voient ? Telle était durant sa vie la faiblesse chancelante de ses disciples que non contents de l'avoir vu ressuscité, ils voulaient encore, pour croire à sa résurrection, le toucher de leurs mains. Le témoignage de leurs yeux ne leur suffisait pas, ils voulaient de plus palper son corps sacré et toucher les cicatrices encore fraîches de ses blessures : et ce n'est qu'après s'être assuré par lui-même de la réalité de ces cicatrices, que l'apôtre incrédule s'écria: " Mon Seigneur et mon Dieu! "

Ainsi les traces de ses plaies le révélaient et il avait guéri toutes les blessures d'autrui. Ne pouvait-il ressusciter sans ces marques sanglantes ? Ah ! c'est qu'il voyait, dans le coeur de ses disciples, des plaies qu'il voulait fermer en conservant les cicatrices de son corps. Et quand Thomas eut enfin confessé sa foi en s'écriant : " Mon Seigneur et mon Dieu! C'est pour m'avoir vu, dit le Seigneur, que tu as cru : heureux ceux qui croient sans voir (2). " N'est-ce pas nous, mes frères, que regardent ces dernières paroles ? N'est-ce pas nous et ceux qui nous suivront ? Peu de temps en effet après qu'il se fut dérobé aux regards mortels pour affermir la foi dans les coeurs, ceux qui croient en lui le firent sans avoir vu, et le mérite de leur foi fut considérable, et afin

1. Rom. VI, 9. — 2. Jean XX, 25-29.

d'acquérir cette foi ils approchèrent de lui leur coeur pour l'aimer et non la main pour le toucher.

3. Les oeuvres miraculeuses du Sauveur étaient donc une invitation à la foi. Cette foi brille aujourd'hui dans l'Eglise répandue par tout l'univers ; y produisant ces guérisons d'un ordre plus élevé qu'il avait en vue quand il ne dédaignait point de s'abaisser à des guérisons moins considérables. Car autant l'âme l'emporte sur le corps, autant la santé spirituelle est préférable à la santé corporelle. Si maintenant le corps d'un aveugle n'ouvre pas les yeux sous la main puissante du Seigneur; combien de coeurs non moins aveugles ouvrent les yeux à sa parole ! Si l'on ne voit pas aujourd'hui ressusciter un cadavre, de nouveau destiné à la mort ; combien ressuscitent d'âmes ensevelies dans un cadavre vivant ! Si les oreilles d'un sourd ne s'ouvrent pas aujourd'hui ; combien de coeurs fermés s'épanouissent à l'action pénétrante de la parole de Dieu, et passent de l'incrédulité à la foi, du désordre à une vie réglée, de l'insubordination à l’obéissance !

Un tel est devenu croyant, disons-nous ; et nous sommes dans l'admiration, car il est du nombre de ceux dont nous connaissions la dureté. Mais pourquoi t'étonner de sa foi, de son innocence et de sa fidélité à Dieu ? N'est-ce point parce que tu vois éclairé celui que tu savais aveugle, vivant celui que tu savais mort; n'est-ce pas aussi parce que ce sourd entend ? Considérez en effet ces autres morts dont parlait le Seigneur, quand à un jeune homme qui différait de le suivre afin de pouvoir ensevelir son père, il répondait : " Laisse les morts ensevelir leurs morts. (1) " Pour ensevelir les morts il ne faut pas assurément être mort soi-même ; comment un cadavre pourrait-il ensevelir un cadavre ? Le Sauveur néanmoins suppose que des morts peuvent ensevelir: comment sont-ils morts, suce n'est spirituellement ? De même en effet qu'on voit souvent, dans une maison où rien ne manque, le maître de la maison étendu sans vie ; ainsi est-il beaucoup d'hommes dont le corps est sain et dont l'âme est morte. Ce sont ces morts que cherche à réveiller l'Apôtre quand il dit : " Toi qui dors, lève-toi ; lève-toi d'entre les morts et le Christ t'éclairera (2). " Il l'éclairera en le ressuscitant ; car c'est sa voix que fait retentir l'Apôtre aux oreilles du mort : " Toi qui dors, lève-toi. " Ce mort en ressuscitant ouvrira les yeux à la

1. Matt. VIII, 22. — 2. Ephés. V, 14.

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lumière. Combien aussi le Seigneur ne voyait-il pas de sourds devant lui lorsqu'il disait : " Entende, celui qui a des oreilles pour entendre (1) " Eh ! qui donc était alors sans oreilles devant lui? Il demandait, par conséquent, l'attention de l'oreille intérieure.

4. De quels yeux parlait-il aussi en s'adressant à des hommes qui corporellement n'étaient pas aveugles? " Seigneur, lui disait Philippe, montrez-nous votre Père et cela nous suffit. " Ah ! il avait bien raison de dire que la vue du Père pourrait nous suffire! Comment toutefois le Père lui aurait-il suffi, puisque l'Egal du Père ne lui suffisait point? Pourquoi ? Parce qu'il ne le voyait pas. Et pourquoi ne le voyait-il pas ? C'est que l'oeil qui aurait pu le lui découvrir n'était pas encore suffisamment guéri. Il voyait dans l'humanité du Seigneur ce qui se révélait aux yeux du corps, ce que voyaient en lui, non-seulement les fidèles disciples, mais encore les Juifs ses bourreaux. Mais Jésus demandait qu'on le vit autrement; il cherchait d'autres regards. Aussi après avoir entendu ces mots : " Montrez-nous votre Père et cela nous suffit ; " il répondit : " Je suis depuis si longtemps avec tous, et vous ne me connaissez pas? Philippe, celui qui me voit, voit aussi mon Père. " Afin donc de guérir les yeux de la foi, il adresse à la foi des avertissements qui pourront la mettre en état d'arriver à la claire vue. Car pour détourner de Philippe l'idée qu'il y a en Dieu ce qu'il voyait dans le corps de Jésus-Christ Notre-Seigneur, il ajouta aussitôt: " Ne crois-tu pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi (2). "

Il avait dit auparavant : " Eu me voyant on voit mon Père ; " mais l'œil de Philippe n'était pas encore en état de voir le Père; ni par conséquent de voir le Vils égal au Père ; et le regard de son âme étant malade encore et incapable de fixer une si vive lumière, le Seigneur entreprenait de le guérit et de le fortifier en y appliquant le remède et le collyre de la foi. Dans ce but il disait : " Ne crois-tu pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi? "

Ainsi donc; si l'on est incapable encore de contempler ce que le Seigneur doit mettre à découvert, au lieu de chercher d'abord à voir pour croire, il faut s'appliquer à croire et à guérir par ce moyen l'oeil qui permettra de voir. Le regard corporel ne voyait dans le Sauveur que sa nature d'esclave. Egal à Dieu sans avoir rien

1. Matt. XI, 16. — 2. Jean, XIV, 8-10.

usurpé, s'il avait pu être considéré dans cette égalité même par les hommes qu'il venait guérir, quel besoin aurait-il eu de s'anéantir et de prendre cette nature de serviteur (1) ?

Mais incapables devoir Dieu nous pouvions voir l'homme ; c'est pourquoi celui qui était Dieu s'est fait homme, afin que ce qu'on voyait en lui mit en état devoir ce qu'on n'y voyait pas. Aussi bien dit-il ailleurs : " Heureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu (2). "

Philippe aurait pu répondre sans doute : Mais je vous vois, Seigneur; le Père est-il donc comme ce que je vois en vous ? Pourquoi alors avez-vous dit : " Qui me voit, voit aussi mon Père ? " Avant donc que Philippe fit cette réponse ou même en eut l'idée, le Sauveur après avoir dit " Qui me voit voit; aussi mon Père, " ajouta incontinent : " Ne crois-tu pas que je suis dans mon Père et que mon Père est en moi ?" L'oeil intérieur de l'Apôtre ne pouvait voir ni le Père, ni le Fils égal au Père, et pour l'en rendre capable il fallait le laver avec l'eau de la foi.

Toi donc aussi, afin de voir un jour ce dont tu es incapable aujourd'hui, crois ce que tu ne vois pas encore. Pour arriver à la claire vue, marche par la foi ; car si la foi ne nous soutient sur la route, la claire vue ne fera pas notre bonheur dans la patrie. " Tant que nous sommes dans ce corps, dit en effet l'Apôtre, nous voyageons loin du Seigneur: " et pour expliquer comment nous voyageons loin du Seigneur, tout croyants que nous sommes, il ajoute aussitôt : "Car c'est par la foi que nous marchons et non par la claire vue (3). "

5. Aussi, mes frères, toute notre application durant cette vie doit être de nous mettre en état de voir Dieu, en guérissant l'œil du coeur. Tel est le but qu'on se propose dans la célébration des saints mystères, dans la prédication de la parole de Dieu, dans les exhortations morales; c'est-à-dire dans les exhortations adressées par l'Eglise pour porter à l'amendement des moeurs, à la correction des convoitises charnelles et pour déterminer à renoncer au siècle non-seulement de vive voix, mais aussi par le changement de la vie; tout le dessein que poursuivent les divines Lettres est de purifier notre intérieur de tout ce qui nous empêche d'arriver à contempler Dieu. L'oeil du corps est destiné à voir cette lumière sensible, lumière céleste sans doute, mais pourtant matérielle et sensible ; l'œil est destiné à voir cette

1. Philip. II, 6. 7. — 2. Matt. V, 8. — 3. II Cor. V, 6, 7.

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lumière, non seulement l'œil des hommes, mais encore l'oeil des plus vils animaux, c'est bien pour cela qu'il est formé. Si néanmoins on y jette ou s'il y tombe quelque chose qui l'obscurcisse, il devient étranger à la lumière. La lumière en vain l'environne et se presse autour de lui ; il s'en détourne, il en est comme séparé. Non-seulement il y devient alors étranger, il y trouve même un supplice ; et pourtant il a été formé pour la contempler. C'est ainsi qu'une fois obscurci et blessé, l'oeil du coeur se détourne de la lumière de justice, sans oser, sans pouvoir même la considérer.

6. Qu'est-ce qui trouble l'oeil du coeur ? Cet œil est troublé, fermé, éteint par la cupidité, l'avarice, l'injustice, l'amour du siècle : et quand il est blessé, comme on court au médecin, comme on s'empresse de le faire ouvrir, nettoyer et guérir afin de pouvoir jouir encore de la lumière! Qu'une petite paille vienne à y tomber, plus de repos, on court et on s'empresse. C'est Dieu assurément qui a fait ce soleil que nous cherchons à voir quand nous n'avons pas les yeux malades. L'auteur de cet astre est donc beaucoup plus brillant; mais sa splendeur, destinée à l'œil de l'âme, n'est pas de même nature que l'éclat du soleil. Cette divine lumière est l'éternelle sagesse.

O homme ! Dieu t'a fait à son image. Quoi ! il t'a fait à son image, et en t'accordant de voir ce soleil qu'il a fait, il ne te donnerait point de le voir, lui, l'auteur de ton être ? Non, il ne t'a pas refusé non plus ce pouvoir, il t'a donné l'un et l'autre. Hélas ! néanmoins, autant tu tiens à tes yeux extérieurs, autant tu négliges le regard intérieur il est en toi flétri et blessé ; et c'est pour toi un supplice que ton Créateur veuille se montrer : oui c'est un supplice pour ton oeil avant d'être pansé et guéri. Après avoir péché dans le paradis même, Adam ne se cacha-t-il pas loin de la face de Dieu ? Ah ! quand il avait le coeuret la conscience pure, la présence de Dieu faisait son bonheur. Mais quand le péché eut flétri son oeil intérieur, il se mit à redouter la lumière divine, s'enfonçant dans les ténèbres et dans l'épaisseur des bois, transfuge de la vérité et passionné pour les ombres.

7. Conclusion, mes frères : puisque c'est de lui que nous descendons, puisque, d'après l'Apôtre, " tous meurent en Adam (1); " tous étant en effet issus de deux premiers parents ; si nous avons refusé d'obéir au médecin pour nous préserver du mal, obéissons-lui pour en être délivrés. Quand

1. I Cor. XV, 22.

nous avions la santé, il nous a donné des conseils, il nous a fait des prescriptions pour pouvoir nous passer de lui. " Le médecin, dit le Seigneur, n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui sont malades (1). " Avant de tomber malades, nous avons dédaigné ses conseils, et une douloureuse expérience nous a fait sentir combien ce mépris tournait à notre malheur. Maintenant donc nous sommes malades, nous souffrons, nous sommes sur un lit de douleur mais pas de désespoir.

Nous ne pouvions aller au médecin; il a daigné venir à nous. Avant d'être malades nous l'avions méprisé; lui ne nous a pas méprisés dans notre malheur, et il a fait de nouvelles prescriptions à cet infirme qui n'avait pas tenu compte des premières, destinées à le préserver de l’infirmité. Ne semble-t-il pas qu'il lut tient ce langage ! Tu sens certainement aujourd'hui combien j'avais raison de te dire : Ne touche pas à cela. Ah! guéris donc enfin et reviens à la vie. Je me charge de ton mal : prends cette coupe. Elle est amère ; mais c'est toi qui as rendu si difficiles ces préceptes, qui étaient si doux quand je te les ai donnés et que tu avais la santé. Tu les as foulés aux pieds et tu es tombé malade; et maintenant tune saurais guérir sans boire cette coupe amère, cette coupe des épreuves, car cette vie en est pleine, cette coupe d'afflictions, d'angoisses et de douleurs. Bois donc, poursuit-il, bois pour recouvrer la vie. Et pour détourner le malade de lui répondre : Je ne le puis, j'en suis incapable, je ne boirai point ; pour l'engager à boire sans hésitation, ce Médecin compatissant a bu le premier tout en jouissant d'une pleine santé.

Qu'y a-t-il, en effet, qu'y a-t-il d'amer en cette coupe qu'il ne l'ait bu ? Est-ce l'outrage ? Mais n'est-il pas le premier qui en chassant les démons ait entendu crier qu'il était possédé par le démon (2), et qu'il les chassait au nom de Béelzébud (3) ? De là vient qu'il disait à ses malades, pour les consoler: " S'ils ont appelé Béelzébud le père de famille, combien plus ceux de sa maison (4)? " Est-ce là souffrance qui est amère ? Mais il a été enchaîné, et flagellé, et cloué à la croix. Est-ce la mort ? Il est mort aussi. Est-ce un genre particulier de mort que redoute notre faiblesse ? Rien alors n'était plus ignominieux que la mort de la croix ; et ce n'est pas sans raison que pour célébrer son obéissance l'Apôtre faisait cette remarque: "Il s'est montré obéissant

1. Matt. IX, 12. — 2. Luc, VII, 33. — 3. Ibid. XI, 15. — 4. Matt. X, 26.

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jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix (1). "

8. Néanmoins, comme il devait à la. fin des siècles glorifier ses fidèles, il a mis dans ce .siècle même sa croix en honneur ; et les princes de la terre qui croient en lui ont interdit de condamner aucun coupable au supplice de la croix ; et l'instrument de mort auquel les Juifs ses bourreaux ont attaché le Seigneur avec tant d'insolence, est porté maintenant sur le front et avec beaucoup de gloire par ses serviteurs et par les rois mêmes ; en sorte que l'on ne voit plus autant combien était humiliante la mort qu'il daigna endurer pour nous et à laquelle fait allusion l'Apôtre quand il dit : " Pour nous il s'est fait a malédiction (2)." Lorsque l'aveugle fureur des Juifs lui insultait jusque sur la croix, il pouvait sans doute en descendre, puisque s'il ne l'avait voulu, on ne l'y aurait point attaché : mais il était mieux de sortir vivant du tombeau que de descendre de la croix.

Par ces oeuvres divines et ces souffrances humaines, par ces miracles sensibles et cette patience dans les douleurs corporelles, le Sauveur nous presse de croire et de nous guérir, afin de pouvoir contempler ces invisibles réalités, étrangères à l'oeil de la chair. C'est dans ce but qu'il a guéri les aveugles dont il vient d'être question dans la lecture de l'Evangile. Mais voyez ce qu'enseigne cette guérison à l'âme malade.

9. Observez d'abord le fait en lui-même et la suite des circonstances. Ces deux aveugles étaient assis sur le chemin et entendant passer le Seigneur ils criaient pour éveiller sa compassion. Mais la foule qui l'accompagnait leur imposait silence ; ce qui, croyez-le bien, n'est pas sans mystère. Et plus la foule leur imposait silence, plus ils continuaient de crier. Ils voulaient être entendus du Seigneur, comme si lui-même n'eût connu d'avance leurs pensées- mêmes. Ainsi ces deux aveugles criaient pour se faire entendre de lui, et les.efforts de la foule ne purent les empêcher. Le Seigneur passait, et eux criaient ; le Seigneur s'arrêta, et ils furent guéris ; car il est écrit : " Le Seigneur Jésus s'arrêta, puis il les appela et leur dit : Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Que nos yeux s'ouvrent, répondirent-ils. " Le Seigneur fit ce que demandait leur foi et leur rendit des yeux.

Si déjà nous avons vu une âme malade, ne âme sourde, une âme morte, examinons si elle n'est

1. Philip. II, 8. — 2. Gal. III, 13.

pas aveugle aussi. L'oeil du coeur est donc fermé, et Jésus passe pouf nous exciter à crier. Jésus passe, qu'est-ce à dire ? C'est-à-dire qu'il fait des choses temporelles. Jésus passe, qu'est-ce à dire! C'est-à-dire qu'il fait des actes passagers. Examinez et reconnaissez combien de ses actes sont de cette nature.

Il est né de la Vierge Marie; en naît-il toujours! Enfant il a pris son lait ; le prend-il encore? Il a grandi à chaque âge jusqu'à la maturité; sou corps se développe-t-il toujours ? En lui la seconde enfance a succédé à la première, l'adolescence à la seconde et la jeunesse à l'adolescence; ses âges ont passé, ils ont disparu. Ses miracles mêmes ont passé. On les lit et on y croit, et à a fallu les écrire pour permettre de les lire, c'el qu'ils passaient en s'accomplissant. Mais ne nous arrêtons pas à tout : il a été crucifié ; est-il toujours attaché à la croix ? Il a été enseveli, il est ; ressuscité, il est monté au ciel, il ne meurt plus, et la mort n'aura plus d'empire sur lui, et sa divinité demeure éternellement, et l'immortalité même de son corps n'aura jamais de fin. Il n'en est pas moins vrai que tout ce qu'il a fait dans le temps est passé. On l'a écrit pour le faire lire et on le prêche pour amener à y croire. Dans tout cela donc c'est Jésus qui passe.

10. Et que représentent ces deux aveugles près du chemin, sinon les deux peuples que Jésus est venu guérir ? Montrons ces deux peuples dans les saintes Ecritures.

" J'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerie, est-il dit dans l'Evangile ; il faut aussi que je les amène, afin qu'il n'y ait qu'un troupeau et qu'un pasteur (1). " Quels sont donc ces deux peuples ? L'un est le peuple juif, et l'autre le peuple des gentils. " Je ne suis envoyé, dit encore le Sauveur, que vers les brebis égarées de la maison d'Israël. " A qui parlait-il ainsi? A ses disciples, et cela au moment même où cette femme de Chanaan qui avoua qu'elle n'était qu'un chien, criait pour obtenir les miettes tombées de la table de ses maîtres. Elle les obtint : d'est-ce pas ce qui fait connaître les deux peuples que venait sauver Jésus ? Le peuple juif n'est-il pas désigné pas ces mots : " Je ne suis envoyé que vers les brebis perdues de la maison d'Israël? " Et la gentilité n'était-elle pas représentée par cette femme que le Seigneur avait d'abord repoussée en lui disant : " Il ne convient pas de jeter aux chiens le pain des enfants; " et qui lui

1. Jean, X, 16.

avait répondu : " Il est vrai Seigneur ; mais les chiens se nourrissent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres ; " pour entendre ensuite : " O femme ! ta foi est grande ; qu'il te soit " fait comme tu désires (1). " De la gentilité faisait aussi partie ce Centurion de qui le Seigneur disait : " En vérité je vous le déclare, je n'ai pas rencontré autant de foi dans Israël. " C'est que ce Centurion s'était écrié : " Je ne suis pas digne que vous entriez dans ma demeure : mais dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri (2). "

Ainsi donc avant même sa passion et la diffusion de sa gloire, le Seigneur désignait ces deux peuples. Vers l'un il était venu par suite des promesses adressées aux Patriarches; et sa miséricorde ne lui permettrait pas de repousser l'autre c'était encore l'accomplissement de cette parole " Dans ta race, avait-il été dit à Abraham, toutes les nations seront bénies (3). " C'est pour ce motif qu'après la résurrection du Seigneur et son ascension, l'Apôtre se voyant méprisé par les Juifs s'adressa aux gentils, sans toutefois garder le silence devant les Eglises formées par les Juifs devenus croyants. " J'étais, dit-il, inconnu de visage aux Eglises de Judée qui sont dans le Christ. Seulement elles avaient ouï dire : Celui qui autrefois nous persécutait, annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet, poursuit-il (4). "

C'est dans ce sens que Jésus-Christ est appelé la pierre angulaire, car de deux choses il en a fait une (5). La pierre angulaire, en effet, réunit deux murs qui vont en sens divers. Et qu'y a-t-il de plus divers que la circoncision et la gentilité ? Ce sont deux murs qui viennent, l'un de la Judée, et l'autre du milieu des nations, et ils se joignent à la pierre angulaire ; à cette pierre " qui fut d'abord repoussée par les constructeurs et qui est devenue la pierre de l'angle (6). " Mais il n'y a d'angle dans un édifice qu'autant que se joignent, pour constituer fine espèce d'unité, deux murailles de direction différente. Or ces deux murailles sont figurées par les deux aveugles qui criaient vers le Seigneur.

11. Remarquez maintenant, mes bien-aimés. Le Seigneur passait et les aveugles criaient. Il passait, qu'est-ce à dire ? Il faisait des oeuvres passagères, ainsi que nous l'avons déjà observé, et par ces oeuvres passagères il construisait l'édifice de notre foi. Car nous ne croyons pas

1. Matt. XV, 22-28. — 2. Ibid. VIII, 10, 8. — 3. Gen. XXII, 18. — 4. Galat. I, 22-34. — 5. Ephés. II, 20, 14. — 6. Ps. CXVII, 22.

seulement au Fils de Dieu considéré comme Verbe de Dieu et Créateur de toutes choses. Si toujours il était resté avec sa nature divine et son égalité avec Dieu, il ne se serait pas anéanti en prenant la forme d'esclave, et les aveugles, ne sentant point sa présence, n'auraient pas pu crier. Mais quand il s'appliquait à des oeuvres qui passent, en d'autres termes, quand il s'humiliait et se faisait obéissant jusque la mort, et la mort de la croix, les deux aveugles crièrent : " Ayez pitié de nous, Fils de David. " C'est que déjà, Seigneur et Créateur de David, Jésus voulut devenir en même temps son fils : c'était encore une oeuvre du temps, une oeuvre qui passait.

12. Maintenant, mes frères, qu'est-ce que crier vers le Christ, sinon répondre par ses bonnes oeuvres à la grâce du Christ? Ce que je remarque, mes frères, afin que nous évitions d'être bruyants en paroles et silencieux en bonnes actions. Quel est donc celui qui crie vers le Christ pour obtenir d'être guéri de l'aveuglement intérieur à son passage ? A son passage, c'est-à-dire pendant que nous distribuons les sacrements qui passent et qui portent à s'attacher aux choses qui ne passent point. Quel est, dis-je, celui qui crie vers le Christ? Crier vers le Christ, c'est mépriser le monde. Crier vers le Christ, c'est fouler aux pieds les plaisirs du siècle. Crier vers le Christ, c'est dire, non en parole, mais par toute sa vie : " Le monde m'est crucifié, et je le suis au monde (1). " Distribuer et donner aux pauvres pour obtenir la justice qui subsiste à jamais (2), c'est aussi crier vers le Christ. Car entendre et entendre sans être sourd ce divin conseil : " Vendez vos biens et les donnez aux pauvres. Faites-vous des bourses que le temps n'use point, un trésor qui ne vous fasse pas défaut dans le ciel (3); " c'est en quelque sorte entendre le bruit que fait le Christ en passant. Ah! c'est alors qu'il faut crier vers lui, c'est-à-dire suivre cet avis. Que la voix de chacun soit dans sa conduite, que chacun se mette à mépriser le monde, à donner son bien à l'indigent, à regarder comme un néant ce qui passionne les mortels, à dédaigner les injures, sans aucun désir de vengeance, à présenter la joue aux soufflets, à prier pour ses ennemis, à ne réclamer pas ce dont on a été dépouillé, et si on a dépouillé quelqu'un, à lui rendre quatre fois autant.

13. Mais commence-t-on à vivre de la sorte ?

1. Galat. VI, 14. — 2. Ps. CXI, 9. — 3. Luc, XII, 33.

Bientôt s'émeuvent les parents, les alliés, les amis. Quelle folie! s'écrient-ils. Quel homme extrême! Les autres ne sont-ils pas chrétiens? C'est une vraie folie, c'est de la démence. Voilà les propos que crie la foule pour empêcher les aveugles de crier. Là foule aussi voulait alors imposer silence, mais elle n'étouffait pas les cris de ces aveugles. Vous qui voulez guérir, apprenez ici ce que vous avez à faire.

D'un côté sont ceux qui honorent Dieu du bout des lèvres, tandis que leur coeur est loin de lui (1). D'autre part je vois près du chemin des coeurs blessés à qui le Seigneur fait ses prescriptions. Toutes les fois en effet qu'on lit devant nous les actions temporelles du Seigneur, nous voyons en quelque sorte passer Jésus, et jusqu'à la fin du monde il y aura de aveugles assis près du chemin. C'est à ceux-ci de crier. La, foule qui accompagnait le Seigneur voulait empêcher de crier ces malheureux qui demandaient la guérison de leurs yeux. Mes frères, comprenez-vous ma pensée? Je ne sais comment m'exprimer; moins encore je ne sais comment me taire. Voici donc ma pensée, et je l'énonce hautement; car je crains Jésus, soit qu'il passe, soit qu'il demeure, et pour ce motif je ne saurais me taire.

Les bons chrétiens, les chrétiens vraiment zélés qui cherchent à accomplir les divins préceptes consignés dans l'Évangile, rencontrent un obstacle dans les chrétiens mauvais et tièdes. C’est la foule, accompagnant le Seigneur, qui les empêche de crier, c'est-à-dire qui les empêche de faire le bien, de persévérer et conséquemment de guérir. Mais qu'ils crient, sans se lasser, sans se laisser entraîner par l'autorité de la foule, sans imiter ces mauvais chrétiens qui les précèdent et qui leur portent envie à cause de leurs vertus. Qu'ils se gardent de dire : Vivons comme eux, ils sont en si grand nombre! — Pourquoi ne vivre pas plutôt comme le veut l'Évangile Pourquoi vouloir écouter les reproches de la foule qui arrête et ne marcher pas sur les traces du Seigneur qui passe? Ils t'insulteront, ils te blâmeront, ils te détourneront; mais crie, crie jusqu'à ce que tu sois entendu de Jésus. Si en effet l'on continue à pratiquer ce qu'a prescrit le Sauveur, sans faire attention aux clameurs de la multitude, sans s'inquiéter de ce qu'on y semble suivre le Christ, puisque l'on y porte le nom de chrétiens; si d'ailleurs on estime la

1. Isaïe, XXIX, 13.

lumière que doit rendre le Sauveur, plus qu'on ne redoute le blâme du public; non, Jésus ne délaissera point, il s'arrêtera et guérira.

14. Mais comment guérir cet oeil intérieur? — La foi nous montre le Christ passant pour la dispensation temporelle de ses grâces, que la foi nous le montre aussi s'arrêtant dans l'immuable éternité. La guérison de la vue intérieure consiste donc à fixer la divinité du Christ. Que votre charité le comprenne bien, remarquez d'ailleurs le mystère profond que je vais indiquer.

Toutes les actions temporelles de Jésus-Christ Notre-Seigneur contribuent à nous donner la foi. Nous croyons au Fils de pieu; nous voyons en lui, non-seulement le Verbe qui a tout fait, mais encore le Verbe fait chair pour habiter au milieu de nous, le Christ né de la Vierge Marie; nous croyons aussi tous les évènements que la foi nous enseigne de lui et qui se sont accomplis ostensiblement comme pour nous montrer le Christ à son passage et afin qu'en entendant le bruit de ses pas, les aveugles se mettent à crier par leurs oeuvres, à répondre par leur vie à leur profession de foi. Jésus alors s'arrête pour les guérir; car c'est voir Jésus s'arrêter que de dire : " Eussions-nous connu le Christ selon la chair; maintenant nous ne le connaissons plus ainsi (1) ; " car c'est voir sa divinité autant qu'il est possible en ce monde.

Dans le Christ en effet il y a la divinité et il y a l'humanité. La divinité s'arrête, l'humanité passe. La divinité s'arrête; qu'est-ce à dire? C'est-à-dire qu'elle ne change point, que rien ne l’ébranle, que rien ne l'altère. En venant à nous elle ne s'est pas éloignée du Père et en remontant vers lui, elle n'a pas changé de lieu. Le Christ considéré dans sa chair a changé de lieu; mais la divinité qui s'est unie au corps n'en a point changé, puisqu'aucun lieu ne saurait la circonscrire. Que le Christ donc s'arrête ainsi et nous touche pour nous rendre la vue. Nous rendre la vue, pourquoi? Parce que nous crierons à son passage, c'est-à-dire parce que nous ferons le bien, éclairés par cette foi qui a été annoncée dans le temps pour l'instruction des petits.

15. Et ces yeux une fois guéris, nous sera-t-il possible, mes frères, de posséder jamais un plus riche trésor? On est heureux de voir cette lumière créée qui tombe du ciel ou que répandent les flambeaux; combien semblent malheureux ceux

1. II Cor. V, 6.

393

qui ne sauraient en jouir! Mais pourquoi vous parler ainsi, pourquoi vous faire cette réflexion,

si ce n'est pour vous exciter à crier, au passage de Jésus. Je voudrais faire aimer à votre sainteté une lumière que peut-être vous ne voyez pas encore. Croyez donc, puisque vous ne la voyez pas, et criez pour obtenir de la voir. On déplore l'infortune d'être privé de la vue de cette lumière sensible. Un homme est-il aveugle ? On dit aussitôt: Il a Dieu contre lui, il a fait quelque méchante action. C'est ce que répétait à Tobie son épouse. Tobie criait pour un chevreau, craignant qu'il n'eût été dérobé; il ne voulait pas souffrir dans sa maison l'idée même du larcin. Son épouse, pour se défendre, outrageait son mari. L'un disait: S'il est mal acquis, rendez-le; et l'autre avec insulte : Que sont devenues tes bonnes oeuvres (1) ? Comme elle était aveugle, de défendre son larcin ! Et comme lui voyait clair en commandant de restituer ! Extérieurement elle marchait à la lumière du soleil; et lui, intérieurement, à la lumière de la justice. Laquelle des deux lumières était préférable ?

16. C'est, mes frères, à l'amour de cette lumière que nous exhortons votre charité. Quand le Seigneur passe, criez par vos bonnes oeuvres, faites entendre votre foi, afin que Jésus s'arrête, afin que la Sagesse divine, toujours immuable, afin que le Verbe de Dieu, qui a fait toutes choses, vous ouvre enfin les yeux. C'est l'avis que donnait ce même Tobie à son Fils; il l'invitait à crier, c'est-à-dire à faire de bonnes œuvres. Il lui recommandait de donner aux pauvres, il lui ordonnait de faire l'aumône aux indigents et lui disait : " Les aumônes, mon fils, ne laissent pas tomber dans les ténèbres (2). " Ainsi un aveugle donnait le moyen de voir la lumière et d'en jouir. " Les aumônes, disait-il, ne laissent pas tomber dans les ténèbres. "

Mais si le fils étonné lui eût répondu : Quoi ! mon père, n'avez-vous pas fait l'aumône ? et pourtant... Vous geai me dites : " Les aumônes ne laissent pas tomber dans les ténèbres, " n'y êtes-vous point ? Mais le père savait de quelle lumière il parlait à son fils, il connaissait la lumière qui brillait dans son âme, et si le fils donnait la main au père pour le conduire sur la terre, le père la donnait au fils pour le conduire au ciel.

17. En deux mots, mes frères, car il faut conclure ce discours par ce qui nous touche et

1. Tob. II, 21, 22. — 2. Tob. IV, 11.

nous tourmente le plus, reconnaissez qu'il y a une foule pour s'opposer aux cris des aveugles; et vous tous qui, dans cette foule, cherchez votre guérison, ne vous laissez pas effrayer. Beaucoup portent le nom de chrétiens et mènent la conduite d'impies; que ceux-là ne vous détournent pas de faire le bien. Criez au milieu de cette foule qui vous impose silence, qui vous rappelle en arrière, qui vous insulte et qui vit dans le désordre ; car ce n'est pas de la voix seulement que les mauvais chrétiens tourmentent les bons, c'est aussi par leurs actions perverses.

Un bon Chrétien refuse d'aller au théâtre, et par ce refus même qui met un frein à sa passion, il crie après le Christ, il crie pour obtenir d'être guéri. D'autres y courent; mais ce sont peut-être des païens ou des juifs; que dis-je? ils se trouveraient si peu nombreux au théâtre que la honte même les en ferait sortir, si des chrétiens ne s'y rendaient avec eux. Ces chrétiens y courent donc aussi et y portent pour leur malheur un caractère sacré. Pour toi, crie en n'y allant pas; comprime en ton coeur cette passion volage, et criant toujours avec autant de force que de persévérance, approche-toi de l'oreille du Sauveur, détermine Jésus à s'arrêter et à te guérir. Au milieu même de la foule, crie, sans désespérer d'être entendu de lui. Est-ce que nos aveugles criaient du côté où n'était pas la foule, pour être entendus où ne se rencontrait aucun obstacle ? Ils criaient au sein de la multitude, et le Seigneur ne laissa pas de les entendre. Vous aussi, du milieu même des pécheurs et des voluptueux, du milieu des hommes, passionnés pour les folies du siècle, criez, criez pour obtenir votre guérison du Seigneur. N'allez pas d'un autre côté crier vers lui, n'allez pas vous mêler aux hérétiques pour crier de là vers le Sauveur. Songez, mes frères, que les aveugles furent guéris au sein de la foule qui les empêchait vainement de crier.

18. Votre sainteté remarquera aussi ce qu'obtient la persévérance à crier de cette sorte. Ecoutez ce que plusieurs ont expérimenté avec moi par la grâce du Christ, car l'Eglise ne cesse de lui donner de tels fils. Un chrétien se met-il à mener une vie réglée, à être zélé pour les bonnes oeuvres, et à mépriser le monde? Dès le début il rencontre dans les chrétiens glacés des opposants et des contradicteurs. Mais persévère-t-il? triomphe-t-il d'eux pansa patience et sans se relâcher de ses bonnes oeuvres ?Bientôt ils l'encouragent au (394) lieu de le détourner comme auparavant. Ils le censurent donc, l'inquiètent et le tourmentent, tout le temps qu'ils espèrent pouvoir le gagner. Et s'ils sont vaincus parla constance qu'on met à avancer, les voilà qui changent de langage. C'est un grand homme, un saint homme, répètent-ils ; homme heureux que Dieu favorise. Ils l'honorent et le félicitent, ils le louent et le bénissent. Ainsi faisait encore la foule qui accompagnait le Seigneur.

Elle empêchait d'abord les aveugles de crier, mais une fois que ceux-ci eurent crié, jusqu'à mériter d'être exaucés et d'obtenir miséricorde du Seigneur, la même foule commença à leur dire: " Jésus vous appelle. " Les voici donc excités par ceux mêmes qui auparavant leur imposaient silence. Et qui n'est pas appelé par le Seigneur ? Celui-là seulement qui ne souffre pas dans ce siècle. Mais qui ne souffre en cette vie de ses fautes et de ses iniquités ? Si donc tous ont à souffrir, c'est à tous qu'il a été dit : " Venez à moi, vous tous qui souffrez (1)? " Et si ce langage s'adresse à tous, pourquoi rejeter ta faute sur Celui qui t'appelle ainsi ? Viens donc. Ne crains pas d'être à l'étroit dans sa demeure ; le royaume de Dieu est possédé tout entier par tous et par chacun. Le nombre de ceux qui en jouissent n'en diminue pas l'étendue, car il ne se partage pas; chacun le possède tout entier, car tous y vivent dans une heureuse concorde.

19. Cependant, mes frères, nous découvrons, dans les mystérieuses profondeurs de l'Evangile de ce jour, une vérité qui brille d'un vif éclat dans d'autres parties des livres sacrés; c'est qu'il y a dans l'Eglise des bons et des méchants, du froment et de la paille, comme souvent nous disons. Que personne ne quitte l'aire prématurément, qu'on souffre d'être mêlé à la paille pendant que se fait le battage; qu'on souffre d'y être mêlé sur l'aire, car au grenier on n'aura plus rien à souffrir. Viendra le grand Vanneur et il séparera les méchants d'avec les bons, car il y aura alors, pour les corps-mêmes une séparation que prépare aujourd'hui la division des esprits. Toujours séparez-vous des méchants à l'intérieur, mais extérieurement conservez avec prudence l'union avec eux. Ne négligez pas toutefois de reprendre ceux qui relèvent de vous, ceux qui sont, à quelque titre, commis à votre sollicitude ; ayez soin de les avertir, de les instruire, de les encourager et de les effrayer. Agissez sur

1. Matt, XI, 28.

eux de toutes les manières possibles; et puisque vous rencontrez, dans les Ecritures ou dans la vie des saints antérieurs ou postérieurs à l'avènement du Seigneur, qu’au sein de l'unité les bons ne se sont point souillés au contact des méchants, ne négligez point de corriger ceux-ci.

Pour n'être pas souillé par le méchant, il faut deux choses : ne pas consentir et réprimander. Ne pas consentir, c'est ne pas prendre part à ses oeuvres, car on y prend part en s'y associant par la volonté ou en les approuvant: Voici l'avertissement que donne l'Apôtre à ce sujet : " Gardez-vous de prendre part aux oeuvres stériles des ténèbres ; " et comme il ne suffirait point de n'y pas consentir si on négligeait de les réprimer "Reprochez-les plutôt. " continue l'Apôtre. " Observez le double devoir tracé ici : Gardez-vous d'y prendre part; reprochez-les plutôt. " Qu'est-ce à dire : " Gardez-vous d'y prendre part ? " Gardez-vous d'y consentir, de les louer de les approuver. Et que signifie : " Reprochez-les plutôt? " Réprimandez-les, corrigez-les et les réprimez.

20. Il faut aussi, en corrigeant ou en réprimant les fautes d'autrui, éviter de s'enorgueillir, et méditer cette sentence apostolique : " Ainsi donc, que celui qui se croit debout, prenne garde de tomber (2). " Faites retentir avec force et avec terreur le bruit de la réprimande; mais conservez intérieurement la douceur de la charité. " Si un homme est tombé par surprise dans quelque faute, dit encore le même Apôtre, vous qui êtes spirituels, instruisez-le en esprit de douceur, regardant à toi-même pour éviter, toi aussi, d'être tenté. Portez les fardeaux les uns des autres, et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ (3). " Il dit encore ailleurs: "Il ne faut pas que le serviteur de Dieu dispute, mais qu'il soit doux envers tous, capable d'enseigner, patient, reprenant avec modestie ceux qui pensent différemment, dans l'espoir que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour qu'ils connaissent la vérité et se dégagent des liens du diable qui les tient captifs sous sa volonté (4)."

Ainsi donc ne soyez ni complices des méchants pour les approuver, ni négligents pour les réprimander, ni orgueilleux pour les censurer avec hauteur.

21. Mais quitter l'unité c'est rompre la charité, et si grands dons que l'on possède, quand on

1. Ephès. V, 11. — 2. I Cor. X, 12. — 3. Gal. V, 1, 2. — 4. II Tim. II, 24-26.

395

a rompu la charité, on n'est rien. On parlerait en vain les langues des hommes et des anges, on

connaîtrait en vain tous les mystères ; en vain aurait-on toute la foi, jusqu'à transporter les montagnes, distribuerait-on aux pauvres tous ses biens et livrerait-on son corps aux flammes; si l'on n'a pas la charité, on n'est rien (1). Inutilement on possèderait tout, si l'on manquait de la seule chose qui rend le reste utile.

Embrassons donc la charité, en nous appliquant à maintenir l'unité d'esprit avec le lien de la paix (2). Ne nous laissons pas séduire par ceux qui ont des idées trop charnelles et qui en provoquant une séparation matérielle se séparent eux-mêmes, par un sacrilège spirituel, du pur froment de l'Eglise répandu par tout l'univers. Ce pur froment en effet, a été semé par tout le monde. C'est Je Fils de l'homme qui l'a répandu non seulement en Afrique mais aussi partout; et c'est l'ennemi qui est venu ensuite semer l’ivraie. Or, que dit le Père de famille ? "Laissez, croître, l'un et l'autre jusqu'à la moisson. " Croître, où ? Sans doute dans le champ. Et quel est ce champ ? L'Afrique ? Non. Quel est-il donc? Ne le disons pas nous-même, laissons le Seigneur interpréter sa pensée, et que personne ne se permette de soupçons arbitraires.

Les disciples dirent donc à leur Maître : " Expliquez-nous la parabole de l'ivraie. " Et le Seigneur l'expliqua ainsi: " La bonne semence désigne les fils du royaume, et l'ivraie, les enfants du mal. " Qui a semé cette ivraie? " L'ennemi qui a. semé l'ivraie, c'est le diable. " Quel est le champ? "Le champ, c'est le monde. " Et la moisson ? " La moisson est la fin du siècle. " Et les moissonneurs? " Les moissonneurs sont les anges (3). " Mais l'Afrique est-elle le monde ! Sommes-nous au temps de la moisson et Donat est-il le moissonneur? Oui, c'est partout l'univers qu'il vous faut attendre la moisson c'est par tout l'univers qu'il vous faut croître pour mûrir, c'est par tout l'univers qu'il vous faut laisser l'ivraie jusqu'à l'époque de la moisson. Ah! ne vous laissez point séduire parles méchants, pailles légères qui s'envolent de l'aire avant l'arrivée du divin Vanneur : ne vous laissez pas séduire par eux; arrêtez-les à cette parabole de l'ivraie, elle suffit pour les confondre et ne leur laissez plus dire.

Un tel a livré les Écritures. — Non, c'est celui-là qui les a livrées. Quel que soit d'ailleurs celui qui les a livrées, est-ce que l'infidélité de ces traditeurs

1. I Cor. XIII,13. — 2. Ephés. IV, 3. — 2. Matt. XIII, 24-30, 36-43.

rendra vaine la fidélité de Dieu? Et quelle est cette fidélité de Dieu ? Celle que Dieu a promise à Abraham quand il lui a dit: " Dans ta race seront bénies toutes les nations. " Quelle est-elle encore? " Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson. " Croître, où? Dans le champ. Qu'est-ce à dire, dans le champ ? C'est-à-dire dans le monde.

22. Ici on nous arrête. On avait vu, dit-on, le bon grain et l'ivraie croître dans le monde; mais il n'y a plus guère de froment; il n'y en a plus que dans notre pays et au milieu de nous, si peu nombreux que nous soyons. — Le Seigneur ne te permet pas de donner l'interprétation qui te plaît. C'est lui qui t'a expliqué cette parabole, et il te ferme la bouche, bouche sacrilège, bouche impie, bouche souillée, bouche qui se contredit et qui contredit en même temps le divin Testateur, les dispositions qui t'appellent à son héritage.

Comment te ferme-t-il la bouche ? En disant: " Laissez l'un et l'autre croître jusqu'à la mois" son. " Si donc le temps de la moisson est arrivé, croyons qu'il n'y a plus guère de froment; et pourtant même alors on ne pourra dire qu'il n'y en a guère puisqu'il sera serré dans le grenier. Voici en effet ce qui est écrit : " Recueillez d'abord l'ivraie et mettez-la en gerbes pour la brûler; quant au froment enfermez-le dans mon grenier. " Mais s'ils doivent croître jusqu'à la moisson et être ensuite enfermés, quand donc, tête opiniâtre et impie, les verra-t-on diminuer? Comparé en même temps à l'ivraie et à la paille, le bon grain, je l'accorde est en petite quantité; cependant il croît jusqu'à la moisson aussi bien que l'ivraie. Lors en effet que l'iniquité se multiplie, la charité se refroidit dans un grand nombre, l'ivraie croît et la paille aussi. Mais le bon grain ne saurait manquer partout, puis qu'en persévérant jusqu'à la fin il assure sa conservation (2); il s'ensuit que jusqu'à la moisson il croît avec l'ivraie.

D'autre part, si la multitude des méchants a fait dire : " Penses-tu que le Fils de l'homme, en venant sur la terre, y trouvera encore de la foi (3)? " (et ce mot de terre désigne tous ceux qui en violant la loi se rendent les imitateurs de celui à qui il a été dit: " Tu es terre, et tu retourneras " en terre (4) ; " ) il est dit aussi, à cause du grand nombre des bons et en considération du patriarche à qui s'adressait cette promesse : " Ta postérité se multipliera comme les étoiles du ciel et comme

1. Gen. XXII, 18. — 2. Matt. XXIV, 12-13. — 3. Luc, XVIII, 8. — 4. Gen. III,19.

396

le sable de la mer (1) ; " il est donc dit que " beaucoup viendront d'Orient et d'Occident et prendront place avec Abraham et Isaac dans le royaume de Dieu (2). " Donc, encore une fois, le bon grain et l'ivraie croissent jusqu'à la moisson; et s'il y a dans les Ecritures des passages particuliers qui s'appliquent à l'ivraie ou à la paille, il en est d'autres pour le bon grain. Ne pas les comprendre, c'est tout confondre et mériter d'être confondu; c'est se laisser tellement emporter aux aboiements d'une passion aveugle, que l'éclat même de la vérité ne saurait imposer silence.

23. Voici, reprennent-ils, des paroles d'un prophète : " Eloignez-vous, sortez de là, ne touchez point ce qui est impur (2). " Comment souffrir les méchants pour conserver la paix, puisqu'il nous est commandé de sortir, et de nous éloigner, d'eux pour ne toucher pas ce qui est impur?

Nous, mes frères, nous entendons cet éloignement dans un sens spirituel, et eux, dans un sens matériel. Moi aussi je crie avec le prophète; quoique nous soyons, Dieu nous emploie comme des instruments à votre service, et nous vous crions, nous vous disons: " Eloignez-vous, sortez de là, ne touchez pas ce qui est impur; " évitez de le toucher, non de corps, mais de coeur. Qu'est-ce que toucher ce qui est impur, sinon consentir aux péchés d'autrui ? Et qu'est-ce qu'en sortir, sinon faire ce que réclame la correction des méchants, et autant que chacun en est capable dans sa dignité et son rang, et sans altérer la paix ? Tu es fâché de voir cet homme pécher : tu n'as point touché ce qui est impur. Tu l'as réprimandé, tu l'as corrigé, tu l'as averti, tu as même eu recours, selon le besoin, à un châtiment convenable mais sans rompre l’unité: tu en es sorti.

Examinez ce qu'ont fait les saints, car nous ne voulons point paraître vous donner ici notre interprétation particulière, et nous devons entendre ce passage comme ils l'ont entendu. " Sortez de là, " dit le prophète. J'explique d'abord cette parole d'après le sens qu'on lui donne habituellement; je montre ensuite que ce n'est pas un sentiment qui me soit personnel.

Il arrive souvent que des hommes soient accusés, et qu'étant accusés ils se défendent. Or lorsqu'un accusé s'est défendu en s'appuyant sur la raison et sur la justice, ceux qui l'ont entendu se disent: Il en est sorti. Comment est-il sorti?

1. Gen. XV, 5 ; XXII,17. — 2. Matt. VIII, 11. — 3. Isaïe, LII, 11.

En s'appuyant sur la raison, en faisant une défense pleine de justice. N'est-ce pas ce que faisaient les saints en secouant la poussière de leurs pieds contre ceux qui n'acceptaient point la paix qu'ils leur annonçaient (1) ? Elle en est sortie cette sentinelle à qui il avait été dit: " Je t'ai établi comme une sentinelle pour la maison d'Israël. Si tu parles à l'impie et qu'il ne renonce ni à l'iniquité, ni à sa voie, cet impie mourra dans son iniquité et tu délivreras ton âme (2). " Si elle agit ainsi, elle en sort, non en se séparant extérieurement, mais en faisant ce qui lui sert de défense. Cette sentinelle a rempli son devoir, bien que l'impie n'ait pas obéi comme il aurait dû. La sentinelle en est donc sortie.

24. Ainsi nous crient de sortir et Moïse, et Isaïe, et Jérémie et Ezéchiel. Voyons si eux-mêmes sont sortis en abandonnant le peuple de Dieu et en se réfugiant au milieu des autres nations. Combien de fois et avec quelle véhémence Jérémie ne s'est-il pas élevé contre les pécheurs et coutre les impies dans Israël! Il vivait néanmoins au milieu d'eux, entrait dans le même temple et célébrait les mêmes mystères ; oui, il vivait au milieu de ce mélange d'hommes pervers; mais il en sortait en criant contre leurs désordres. Sortir de là, ne pas toucher ce qui est impur, signifie donc que la volonté ne doit pas consentir au mal, ni la bouche l'épargner. Que dirai-je de Jérémie, d'Isaïe, de Daniel, d'Ezéchiel et des autres prophètes ? Ils n'ont pas quitté ce peuple pervers; craignant de se séparer des bons mêlés aux méchants, parmi lesquels eux-mêmes aussi étaient parvenus à se sanctifier.

Au moment même où Moïse recevait la loi au sommet de la montagne, vous savez, mes frères, que le peuple resté au bas se fit une idole. C'était le peuple de Dieu, le peuple conduit à travers les flots dociles de la mer rouge qui avait englouti l'armée égyptienne poursuivant Israël: eh bien! après tant de prodiges et de si étonnants miracles qui avaient semé en Egypte des châtiments et la mort, protégé et sauvé les Hébreux, ceux-ci ne laissèrent pas de demander une idole, de l'obtenir par violence, de la fabriquer, de l'adorer, de lui sacrifier même. Dieu fait connaître ce crime à son serviteur et lui annonce en même temps qu'il va faire disparaître les coupables de devant sa face. Moïse intercède avant de rejoindre ce peuple. C'était bien l'occasion de s'éloigner de ce milieu, comme disent les Donatistes,

1. Luc, X, 11. — 2. Ezéch. III, 17-19.

397

afin de ne pas toucher ce qui est impur, de ne vivre pas au milieu des coupables: mais il

n'en fit rien. Et pour empêcher de croire que sa conduite fût inspirée par le besoin plutôt que par la charité, Dieu lui offrit un autre peuplé : " Je ferai de toi, lui disait-il, une grande nation; " afin de pouvoir anéantir cette race coupable. Moise n'accepte point, il demeure uni à ces pécheurs, il prié pour eux. Et comment prie-t-il? Ah ! mes frères, quel témoignage d'affection ! Comment prie-t-il? Reconnaissez ici cette charité en quelque sorte maternelle dont il a été entre nous si souvent question. En entendant le Seigneur menacer ce peuple sacrilège, les tendres entrailles de Moïse s'émurent, et il s'offrit pour eux à la colère divine. " Seigneur, dit-il, si vous voulez leur pardonner cette faute, pardonnez-la ; sinon effacez moi de votre livre que vous avez écrit (1). " Quelles entrailles paternelles et maternelles tout à la fois ! Avec quelle tranquillité il parlait ainsi, l'oeil fixé sur la justice et la miséricorde de Dieu; car Dieu étant juste il ne pouvait perdre le juste, et miséricordieux; il devait pardonner aux pécheurs.

25. Maintenant donc, sans aucun doute, votre prudence voit manifestement quel sens il faut donner à tous ces passages tirés des Ecritures ; et que l'Ecriture nous criant de nous éloigner des méchants, c'est simplement l'ordre de nous éloigner d'eux par les dispositions du coeur; car en nous séparant des bons nous ferions plus de mal que nous n'en éviterions en demeurant au milieu des méchants; témoin les Donatistes. Ah S'ils étaient vraiment bons, si par conséquent ils faisaient des observations eux méchants au

1. Exod. XXXII, 31, 32.

lieu de diffamer méchamment les bons, qui donc ne supporteraient-ils pas, après qu'ils ont reçu comme parfaitement innocents les Maximinianistes, auparavant condamnés par eux comme de grands coupables ?

Oui, sans aucun doute, un prophète a dit: " Eloignez-vous et sortez de là, ne touchez pas ce, qui est impur. " Mais pour comprendre ses paroles, j'interroge sa conduite; celle-ci m'explique celles-la. " Eloignez-vous, " dit-il. A qui parle-t-il? Aux justes certainement. De qui veut-il qu'ils s'éloignent? Des pécheurs et des impies. Mais lui, s'en est-il éloigné ? Je le cherche et je découvre que non. Par conséquent, il comprenait différemment. N'aurait-il pas fait le premier ce qu'il exigeait? Mais il s'est séparé de coeur, il a adressé des observations, des reproches; en s'abstenant de consentir au mal, il n'a point touché ce qui est impure et en faisant des réprimandes, il est sorti innocent aux yeux de Dieu; et si Dieu ne lui a point reproché de péchés personnels, c'est qu'il n'en a pas fait; les péchés d'autrui, c'est qu'il ne les a pas approuvés; de négligence, c'est qu'il n'a pas omis de parler ; d'orgueil enfin, c'est qu'il a demeuré dans l'unité.

Vous donc aussi, mes frères, tout ce que vous connaissez au milieu de vous d'hommes encore appesantis sous l'amour du siècle, d'avares, de parjures, d'adultères; de passionnés pour les vains spectacles; ceux qui consultent les astrologues, les fanatiques; les augures; les aruspices ; tous ce que vous connaissez d'ivrognes, de voluptueux, tous ceux enfin qui font le mal au milieu de vous, désapprouvez-les de toutes vos forces afin de vous séparer d'eux par le coeur, reprenez-les, afin d'en sortir; et gardez-vous de consentir, afin de ne pas toucher ce qui est impur.

 

 

 

SERMON LXXXIX. LE FIGUIER MAUDIT (1).

ANALYSE. — Ce figuier maudit par Notre-Seigneur désigne la partie stérile de la Synagogue réprouvée par lui, comme la montagne qu'il donne à ses Apôtres le pouvoir de jeter dans la mer, figure la foi chrétienne qui devait s'implanter au sein des vagues de la gentilité. La preuve que Jésus avait en vue autre chose que le figuier, c'est que la malédiction lancée sur cet arbre serait autrement inexplicable, car si Jésus n'y trouva pas de fruits, un Évangéliste, observe que la saison des fruits n'était pas arrivée. — Il ne faut donc pas prendre à la lettre ce qui est dit du Sauveur, qu'il alla vers cet arbre pour y cueillir du fruit. J'oserai affirmer qu'il feignit de vouloir cri cueillir, comme il feignit, devant les disciples d'Emmaüs, de vouloir aller plus loin. De même en effet qu'il y a des paroles que l'on.doit prendre dans le sens littéral, d'autres qui ne s'expliquent que dans le sens figuré, d'autres enfin qui comportent l'on et l'autre sens; ainsi il y a des actions qui s'expliquent par elles-mêmes, il en est d'autres que fou doit regarder uniquement comme des symboles, et d'autres enfin qui sont à la fois historiques et figurées. Celles qui sont simplement symboliques peuvent être nommées des fictions. Telles sont la recherche des fruits sur le figuier et la volonté d'aller plus loin, à Emmaüs.

1. La dernière lecture qu'on vient de nous faire, du saint Evangile, est une invitation formidable à ne pas porter des feuilles sans fruits. Si le fait est rapporté en peu de mots, c'est sans doute afin qu'il n'y ait pas abondance de paroles et disette d'actions! Quel sujet de frayeur ? Et qui ne craindrait en voyant des yeux du coeur, dans le récit sacré, un arbre desséché tout-à-coup, et desséché au point qu'on lui dit : " Que jamais; qu'éternellement fruit ne naisse de toi ? " Que cette frayeur nous corrige et une fois corrigés portons des fruits: Sans aucun doute, effectivement, le Christ Notre Seigneur avait en vue une espèce d'arbre qui méritait d'être desséché pour avoir porté des feuilles sans fruits. Cet arbre est la Synagogue, non pas la Synagogue élue, mais la Synagogue réprouvée. Car c'est de la Synagogue que sortait le vrai peuple de Dieu, ce peuple qui attendait réellement et sincèrement le salut de Dieu, Jésus-Christ prédit dans les prophètes. Aussi pour l'avoir fidèlement attendu, mérita-t-il de jouir de sa présence. De là venaient les Apôtres et toute cette foule qui précédaient le Seigneur sur sa monture et qui s'écriaient : " Hosanna au Fils de David ! Béni Celui qui vient au nom du Seigneur (2) ! " Car il y avait un grand nombre de Juifs fidèles, oui un grand nombre de Juifs qui croyaient au Christ avant même que pour eux il eut versé son sang. Etait-ce en vain qu'il n'était venu en personne que vers les brebis perdues de la maison d'Israël (3) ?

D'autres lui offrirent, quand il fut crucifié et monté au ciel, des fruits de pénitence. Il ne dessécha point ceux-là, au contraire il les cultiva avec soie dans son champ et les arrosa de l'eau

1. Matt. XXI, 19-21. — 2. Matt. XXI, 9. — 3. Ibid. XV, 24.

de sa parole. De ce nombre étaient les quatre mille Juifs qui crurent en lui au moment où ils virent ses disciples et ceux qui les accompagnaient, remplis du Saint-Esprit et parlant les langues de tous les peuples ; don des langues qui annonçait en quelque sorte la future propagation de l'Eglise dans tout l'univers. Ces Juifs crurent donc alors ; aussi faisaient-ils encore partie des brebis perdues de la maison d'Israël que le Fils de l'homme retrouva également, parce qu'il était venu chercher et sauver ce qui était perdu (1). Au milieu de quels buissons n'avaient elles pas été entraînées et cachées par les loups ravissants? Aussi le Sauveur ne parvient à les découvrir qu'en se faisant déchirer parles épines de la passion. Il y parvint cependant, il les trouva et les racheta. Ces malheureux dans leur fureur s'étaient donné la mort autant qu'à lui : ils durent leur salut au sang répandu pour eux. Car ils furent contrits en entendant les Apôtres ; ils avaient percé le Sauveur d'une lance, ils se sentirent blessés dans la conscience. Sous ce sentiment de componction ils demandèrent conseil, ce conseil leur fut donné, ils le reçurent, firent pénitence, trouvèrent grâce et burent avec foi le sang versé par eux avec fureur. (2)

C'est ce qui reste aujourd'hui de cette race, maudite et stérile jusqu'à la fin des siècles, qui a été figuré par cet arbre. Tu viens à eux et tu y trouves tous les écrits des prophètes. Mais ce ne sont que des feuilles. Le Christ a faim, le Christ cherche du fruit; mais il n'en trouve point là, parce qu'il ne s'y trouve pas. Car c'est être sans fruit que de n'être pas attaché au Christ; et c'est n'être pas attaché au Christ que de n'être pas attaché à l'unité du Christ, que de n'avoir

1. Luc, XIX, 10. — 2. Act. II.

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pas la charité ; d'où il suit que de manquer de charité, c'est être sans fruit. Ecoute l'Apôtre : " Le fruit de l'Esprit, dit-il, c'est la charité. " Il la montre comme une belle grappe, comme un beau fruit. " Le fruit de la charité, dit-il donc, est la charité, la joie, la paix, la patience (1). " Après avoir vu la charité venir la première, ne t'étonne pas de ce qui la suit.

2. Aussi voyant ses disciples surpris en présence de cet arbre desséché tout-à-coup, il leur recommanda la foi et leur dit : " Si vous aviez une foi qui n'exceptât rien; " en d'autres termes : Si pour tout vous aviez foi en Dieu, sans dire: Il peut ceci, il peut cela; si vous aviez confiance en la toute-puissance du Tout-Puissant; non-seulement vous feriez cela, mais encore " vous diriez à cette montagne : Lève-toi et te jette dans la mer, et elle le ferait. De plus, tout ce que vous demanderiez dans la prière avec foi, vous l'obtiendriez. "

Nous lisons que les disciples du Sauveur ont lait des miracles, ou plutôt que le Sauveur en a faits par eux, puisqu'il leur a dit : " Vous ne pouvez rien faire sans moi (2). " Le Seigneur en effet pouvait beaucoup sans ses disciples, mais sans lui ses disciples ne pouvaient rien; et lorsqu'il travailla à les former, il ne fut pas certainement aide par eux. Or en parcourant les miracles des Apôtres, nous ne voyons nulle part ni qu'ils aient desséché un arbre, ni qu'ils aient transporté une montagne dans la mer. Cherchons donc comment cette promesse s'est accomplie, attendu que les paroles du Seigneur ne sauraient être vaines.

Or, si l'on ne considère que les arbres ordinaires et les montagnes connues, la promesse ne s'est point exécutée. Mais si l'on considère l'arbre mystérieux dont j'ai parlé, et cette montagne du Seigneur dont un prophète a dit : " On verra dans les derniers jours la montagne du Seigneur à découvert (3); " si dis-je, l'on considère et l'on comprend ce sens, la promesse s'est accomplie et accomplie par les Apôtres. L'arbre donc désigne la nation juive, mais je le répète, la partie de cette nation réprouvée et non élue ; cet arbre ainsi rappelle la nation juive; et la montagne, d'après l'autorité du prophète, figure le Seigneur même. L'arbre desséché, c'est le peuple Juif sans la gloire du Christ ; et la mer est le monde de la gentilité tout entière. Écoute maintenant les Apôtres s'adressant à cet arbre

1. Galat, V, 22. — 2. Jean, XV, 6. — 3. Isaïe, II, 4.

pour le dessécher et lançant la montagne en pleine mer. On les voit, au livre des Actes, parler aux Juifs contradicteurs et rebelles à la parole de vérité; en d'autres termes à l'arbre chargé de feuilles mais dépouillé des fruits. " Il fallait, leur disent-ils, vous annoncer la divine parole; mais puisque vous la repoussez; " puisque vous répétez les paroles des prophètes sans reconnaître Celui qui fut annoncé par eux, c'est-à-dire puisque vous n'avez que des feuilles : " Voici que nous nous tournons du côté des gentils (1). " Le prophète d'ailleurs l'avait prédit ainsi : " Voici que je t'ai établi pour être la lumière des gentils et leur salut jusqu'aux extrémités de la terre (2). " Ainsi l'arbre est desséché, et le Christ annoncé aux nations est la montagne transportée dans la mer. Comment d'ailleurs l'arbre ne sècherait-il point, attendu qu'il est placé, dans une vigne dont il a été dit : " Je défendrai à mes nuées de répandre la pluie sur elle (3)? "

3. Le Seigneur a voulu nous montrer avec évidence qu'il agissait ainsi d'une manière prophétique, qu'il n'entendait pas simplement l'aire un miracle sur cet arbre, mais faire un miracle qui présageât l'avenir. Plusieurs circonstances nous disent, nous prouvent, nous forceraient même à avouer malgré nous que telle fut son intention.

Et d'abord, cet arbre avait-il péché pour n'être pas alors couvert de fruits ? Fût-on au temps des fruits, il n'était point répréhensible de n'en point porter. Quelle faute peut-on reprocher à un arbre insensible? Ajoutez, comme le rapporte expressément un autre Évangéliste, que " ce n'était pas le temps des figues (4). " C'était le moment où le figuier pousse ces feuilles délicates qui précèdent toujours les fruits, nous le savons et ce qui le démontre, c'est d'une part que l'on était proche de la passion, et nous savons d'autre part à quelle époque le Seigneur l'endura; mais ne fissions-nous pas attention à cette circonstance, nous devons croire à l'Évangile ; or l'Évangile dit : " On n'était pas au temps des figues. " Ah ! si le Seigneur n'avait voulu faire qu'un miracle, s'il n'avait pas eu dessein de nous donner une figure prophétique de quelque évènement futur, il eût agi d'une manière beaucoup plus douce et plus digne de sa miséricorde, et s'il avait rencontré un arbre mort, il lui eût rend a la vie, comme il se plaisait à guérir les malades, à purifier les lépreux, à ressusciter les morts.

1. Act, XIII, 46. — 2. Isaïe XLIX, 6. — 3. Ibid. V, 6. — 4. Marc, XI, 13.

400

Comment expliquer ici une conduite en apparente aussi contraire aux règles ordinaires de sa bonté ? Il rencontre un arbre bien vert; cet arbre ne porte pas encore de fruits; mais ce n'en est pas la saison, mais il n'en refuse pas à celui qui le cultive, et le Seigneur le dessèche! N'était-ce pas dire à chacun de nous : Je n'ai pas pris plaisir à faire mourir cet arbre, mais j'ai voulu t'avertir que je n'ai pas agi sans motif et te porter à réfléchir avec plus de soin à ce que je viens de faire ? Je n'ai pas maudit cet arbre, je n'ai pas entendu infliger de châtiment à un être insensible; mais j'ai voulu t'inspirer une frayeur salutaire et te porter, si tues attentif, à ne mépriser pas le Christ quand il a faim et à chercher plutôt à être couvert de fruits que chargé d'un sombre feuillage.

4. Voilà une première circonstance destinée à nous montrer que le Seigneur avait en vue quelque signification mystérieuse. En est-il une autre ? — Il a faim, il s'approche de l'arbre et il y cherche du fruit. Ignorait-il que ce n'en était pas encore la saison ? Le Créateur de cet arbre ne savait-il pas ce que savait le jardinier? Le voilà donc qui cherche sur cet arbre un fruit qui n'y est pas encore. Cherche-t-il réellement, ou plutôt ne feint-il pas de chercher? Car s'il cherche réellement, il se trompe, et loin de nous une idée semblable ! Alors il feint? Mais tu crains de l'avouer. Tu confesses donc qu'il se trompe? Tu ne peux l'admettre encore et tu. te rejettes sur la feinte. Nous voici tourmentés, agités, nous nous desséchons. Dans cette fièvre d'anxiété, demandons la pluie du ciel pour nous rendre la vie, et gardons-nous de rien dire qui soit indigne du Seigneur, ce serait nous vouer à la mort.

Le texte de l'Évangile porte : " Le Seigneur alla vers cet arbre et n'y trouva pas de fruit. " Nous ne lirions pas cette expression : " Il n'y trouva point, " s'il n'y avait cherché ou feint de chercher les fruits qu'il savait n'y être pas. Point de doute à cet égard, le Christ assurément ne s'est point trompé. Il a donc feint ? Mais le dirons-nous et comment sortir de cet embarras? Voyons si quelque Évangéliste n'a pas dit ailleurs ce que de nous-mêmes nous n'oserions affirmer. Reproduisons d'abord ce qu'a dit cet Évangéliste, et travaillons à le comprendre après l'avoir reproduit. Mais pour le comprendre croyons-le d'abord. " Si vous ne croyez, vous ne comprendrez pas, " dit en effet un prophète (1).

1. Isaïe VII, 9, sel. LXX.

Le Seigneur Jésus, après sa résurrection, voyageait avec deux de ses disciples, et saris en être encore reconnu, il cheminait avec eux comme un troisième voyageur. On arriva à l'endroit où allaient les deux premiers; mais Jésus dit l'Evangéliste, " feignit d'aller plus loin. " Eux le retenaient par politesse, lui disaient qu'il était déjà tard et le priaient de rester avec eux. Il accepte l'hospitalité, prend du pain, le bénit, le rompt; et on le reconnaît. Pourquoi donc craindre de dire qu'il feignit de chercher du fruit, puisqu'il est écrit qu'il feignit d'aller plus loin?

Mais voici surgir une autre question. Nous avons hier soutenu pendant longtemps la véracité des Apôtres; et dans le Seigneur lui-même nous rencontrerions aujourd'hui quelque feinte? Ici donc, mes frères, nous devons vous exposer, vous expliquer, dans la faible mesure des forces que Dieu.nous donne pour vous servir; nous devons enfin vous faire comprendre la règle qui doit vous diriger dans l'interprétation de toutes les Écritures.

Toute parole ou toute action y doit être entendue soit dans un sens propre, soit dans un sens figuré, soit en même temps dans l'un et l'autre sens. Voilà une triple distinction; appuyons-la sur des exemples, et des exemples tirés des Lettres divines. Expressions prises dans le sens propre : Le Seigneur a souffert, il est ressuscité et monté au ciel ; nous ressusciterons aussi à la fin des siècles, et si nous ne le dédaignons pas, nous règnerons éternellement avec lui voilà un langage qu'il faut prendre à la lettre; prends-le dans le sens propre sans y chercher de figures; les choses sont réellement telles qu'elles sont exprimées. Voici des faits : l'Apôtre monta à Jérusalem pour y voir Pierre; il y monta réellement, cet acte doit être aussi entendu dans le sens propre (1); c'est le récit d'un fait, d'un fait où il n'y a rien de figuré.

Voici maintenant du figuré: " La pierre rejetée par les constructeurs est devenue la tête de l'angle (2). " Si nous prenons à la lettre ce terme de pierre, de quelle pierre est-il dit que rejetée par les constructeurs elle est devenue la pierre de l'angle ? Et si à la lettre encore nous entendons le terme d'angle, de quel angle cette pierre est-elle devenue la tête ? En supposant au contraire qu'il y a un sens figuré et en s'y attachant, on voit le Christ dans cette pierre angulaire et dans cette tête d'angle le Chef de l'Église.

1. Galat. I, 18. — 2. Ps. CXVII, 22 ; Matt. XXI, 42.

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Mais comment l'Église est-elle comparée à un angle? Parce qu'elle attire à elle, d'un côté les Juifs et d'un autre côté les Gentils; ils sont comme deux murs qui viennent de directions différentes, qui se réunissent en elle et dont elle maintient l'union par la grâce qui produit la paix dans son sein. " Car le Christ est notre paix, et de deux choses il en a fait une seule (1). "

5. Voilà donc des actes et des expressions dans le sens propre, ainsi que des paroles dans le sens figuré. Vous demandez maintenant des exemples d'actions figuratives. Il en est beaucoup. Citons provisoirement le trait que nous rappelle ce que nous venons de dire de la pierre angulaire. C'est l'onction que fit Jacob à la pierre qu'il avait placée sous sa tête durant ce sommeil mystérieux où il vit des échelles qui allaient de la terre au ciel, des hommes qui montaient et descendaient, et le Seigneur debout au sommet de ces échelles. Cette dernière circonstance lui fit comprendre ce que devait signifier cette pierre, et pour nous démontrer qu'il n'était point étranger au sens de cette vision (1), de cette révélation sublime, il répandit sur cette pierre l'onction destinée à rappeler qu'elle figurait le Christ (2). Pourquoi t'étonner de cette onction? N'est-ce pas d'onction que vient en grec le nom de Christ ?

Ce même Jacob est donc appelé dans l'Écriture un homme sans artifice; il y porte aussi le nom d'Israël, vous le savez. N'est-ce pas pour cela qu'il est écrit dans l'Évangile qu'en voyant Nathanaël le Seigneur s'écria : " Voici vraiment un Israélite en qui il n'y a point d'artifice ? " Mais ne sachant encore qui lui adressait la parole, cet Israélite répliqua : " D'où me connaissez-vous? " — Lorsque tu étais sous le figuier, répondit le Seigneur, je t'ai vu; " c'est-à-dire, lorsque tu étais encore dans les ombres du péché, je t'ai prédestiné. Mais lui, se rappelant avoir été sous un figuier quand le Seigneur n'était point présent, reconnut sa divinité et s'écria: " C'est vous le Fils de Dieu, c'est vous le Roi d'Israël. " C'est ainsi, c'est ainsi qu'en reconnaissant le Christ, il n'était point devenu une figue sèche tombée sous le figuier. Le Seigneur ajouta : " Parce que j'ai dit t'avoir vu lorsque tu étais sous le figuier, tu crois : tu verras de plus grandes choses. " Quelles sont-elles ? Rappelle-toi d'un côté qu'il s'agit ici d'un Israélite sans artifice; souviens-toi aussi qu'il est dit de Jacob qu'il était également sans artifice, et que le Seigneur fait allusion à la

1. Ephès. II, 14. — 2. Gen. XXVIII, 11-18.

pierre qu'il avait sous la tête, à ce qu'il vit dans son sommeil, aux échelles qui allaient de la terre au ciel, et aux anges qui montaient et qui descendaient. Tu comprendras alors le sens de la réponse que fait le Sauveur à cet Israélite sans artifice. " En vérité je vous le déclare, dit donc Jésus; vous verrez le ciel ouvert : " Nathanaël, sans artifice, écoute bien ce que rit Jacob, sans artifice également: " vous verrez le ciel ouvert, et les anges montant et descendant : " vers qui ? " Vers le Fils de l'homme (1). " Le Fils de l'homme était donc la pierre mystérieuse, qui soutenait le chef de Jacob; et de fait si l'homme est le chef de la femme, le Christ à son tour est le chef de l'homme (2). Si le Sauveur ne dit pas que les Anges montaient au dessus du Fils de l'homme et descendaient vers lui, c'est pour ne pas laisser croire qu'il fût seulement au ciel et seulement sur la terre. " Ils monteront et descendront vers le Fils de l'homme. " Car il est au ciel et c'est lui qui crie : " Saul, Saul. " Il est aussi sur la terre, et c'est pourquoi il ajoute

" Pourquoi me persécutes-tu (3)? "

6. J'ai cité des expressions à prendre dans le sens propre : nous ressusciterons; des actes pris également à la lettre : Paul monta à Jérusalem pour y voir Pierre; des expressions figurées : la pierre réprouvée par les constructeurs; un acte figuratif aussi : l'onction de la pierre placée sous la tête de Jacob. Je dois maintenant, pour vous satisfaire, produire un trait qui soit en même temps littéral et figuré.

Nous savons tous qu'Abraham eut deux fils, l'un de la servante, et l'autre de la femme libre voilà tout à la fois un évènement et un récit à entendre dans le sens propre. Mais qu'y a-t-il de figuré ? " Ce sont là les deux alliances (4). "

Des expressions figurées sont donc des espèces de fictions. Mais comme elles finissent par avoir une signification, et une signification conforme à la vérité, on ne saurait les accuser de mensonge. Un semeur s'en alla semer, et pendant qu'il semait, la semence tomba une partie dans le chemin, une partie dans des endroits pierreux, une autre au milieu des épines, une autre enfin sur une bonne terre. Quel est ce semeur? Quand s'en alla-t-il ? Quelles sont les épines? Quelles sont les pierres? Quel est le chemin ? Quel est le champ où il jeta sa semence? Si tu vois ici une fiction, comprends assurément qu'elle signifie quelque chose. Or, c'est bien une fiction. Si d'ailleurs il

1. Jean, 1, 47-52. 2. — 2. I Cor. XI, 3. — 3. Act. IX, 4. — 4. Galat. IV, 22, 24

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s'agissait ici d'un semeur véritable qui eût répandu sa semence dans les différents endroits dont il vient d'être parlé, ce ne serait pas à la vérité une fiction, mais ce ne serait pas non plus un mensonge. Il y a ici fiction, mais il n'y a pas non plus de mensonge. Pourquoi ? Parce que c'est une fiction qui désigne quelque chose et qui ne trompe pas. Elle demande à être comprise, mais n'induit pas en erreur.

C'est ce qu'avait en vue le Christ lorsqu'il chercha des fruits sur le figuier; c'était une fiction, mais une fiction figurative et non pas trompeuse, et conséquemment une fiction honnête et irrépréhensible; une fiction qui ne jette point dans l'erreur si on l'examine, mais qui découvre la vérité lorsqu'on en approfondit le sens.

7. Je sais ce qu'on demandera encore : Explique-nous, dira quelqu'un, ce que voulait faire entendre le Sauveur, lorsqu'il feignit d'aller plus loin; car s'il n'avait pas prétendu faire connaître quelque chose, c'eût été tromper et mentir. — Les principes et les règles qui nous guident avec tant d'exactitude serviront à vous faire comprendre ce que signifiait cette feinte, de vouloir aller plus loin.

Le Sauveur feint donc de vouloir aller plus loin et on le retient, on l'en empêche. N'est-il pas vrai qu'on le croyait absent de corps? Or cette absence présumée était comme l'éloignement du Seigneur Jésus. Pour toi, retiens-le fidèlement, retiens-le au moment de la fraction du pain. Que dirai-je encore? La connaissez-vous? Si vous la connaissez, vous savez que le Christ est là. Mais il ne faut pas en dire davantage du sacrement redoutable. Ceux qui diffèrent de s'en instruire, laissent le Seigneur bien éloigné d'eux. Ah! qu'ils l'apprennent au plus tôt et ne perdent pas le trésor; qu'ils offrent l'hospitalité, et on les invite au ciel.

 

 

 

SERMON XC. Prononcé à Carthage dans la Basilique Restitute (1). LA ROBE NUPTIALE OU LA CHARITÉ (2).

ANALYSE. Ce discours comprend deux parties distinctes: I° nécessité indispensable de la charité ; 2° conditions dont la charité doit être revêtue. — I. Il y a dans chacun des fidèles et du bien et du mal; chacun est donc en même temps bon et mauvais. Est-ce dans ce sens qu'il est dit que les mauvais entrèrent avec les bons dans la salle du banquet? Evidemment non; et le convive qui fut chassé du festin et précipité dans les ténèbres extérieures, représente le grand nombre des chrétiens qui méritent d'être exclus du royaume des cieux pour n'être pas revêtus de la robe nuptiale. Or la robe nuptiale est sans aucun doute la charité chrétienne, dont l'Apôtre a proclamé en termes si énergiques l'incomparable nécessité. La charité est donc réellement indispensable pour qui veut être sauvé. — II. Or 1° cette charité doit s'étendre à tous les hommes, puisque tous viennent d'un même père, soit dans l'ordre de la nature soit dans l'ordre de la grâce, et que la foi qui nous rend chrétiens n'est pas une telle foi telle quelle, mais la foi agissant par la charité. La charité doit 2° embrasser les ennemis et prier pour eux. Est-il d'ailleurs rien de plus convenable, puisque prier pour eux c'est demander qu'ils soient délivrés des vices qui les rendent nos ennemis? 3° Enfin cette charité doit entraîner tout; rapporter tout à Dieu : c'est le tribut légitime et nécessaire dont nous sommes redevables au Souverain de l'univers.

1. Tous les fidèles connaissent les noces et le festin du fils du Roi; on sait aussi que cette table divine est dressée pour quiconque est de bonne volonté. Mais si rien n'empêche d'en approcher, il faut faire grande attention aux dispositions qu'on y apporte. Les saintes Écritures nous enseignent effectivement que le Seigneur a deux banquets l'un où se rendent les méchants avec les bons, et l'autre d'où sont exclus les méchants. Voilà pourquoi il y a des méchants comme des bons au festin sacré dont il vient d'être question dans l'Évangile. Tous ceux qui se sont excusés d'y venir,

1. Voir ci-dessus, Serm. XIX. — 2. Matt. XXI, 1-14.

sont méchants; mais il ne faut pas considérer comme bons tous ceux qui s'y sont rendus. C'est à vous donc que j'adresse la parole, vous, bons convives, qui prenez au sérieux ce grave enseignement : " Celui qui mange et qui boit indignement, mange et boit sa propre condamnation (1); " à vous tous qui êtes bons j'adresse donc la parole et je vous dis : Ne cherchez pas les bons en dehors, et en dedans souffrez les méchants.

2. Votre charité voudrait savoir sans doute quels sont ceux à qui je m'adresse et à qui je

1. I Cor. XI, 29.

403

recommande de ne pas chercher les bons en dehors et de tolérer en dedans les méchants; car

à qui me serais je adressé s'il n'y avait pas de bons, et si tous l'étaient, comment aurais-je pu inviter à souffrir les méchants ? Commençons doué avec l'aide du Seigneur, à résoudre cette question.

A prendre la bonté dans toute sa perfection, il n'y a réellement que Dieu pour être bon. Le Seigneur le dit de la manière la plus expresse " Pourquoi m'interroger sur ce qui est bon ? Dieu seul est bon (1). " Mais s'il n'y a que Dieu pour être bon, comment se trouve-t-il à ces noces divines des bons avec les méchants ?

Sachez d'abord que sous certain rapport nous sommes tous mauvais. Oui, sous un rapport nous sommes tous mauvais; et sous un autre rapport nous ne sommes pas tous bons. Pouvons-nous en effet nous comparer aux Apôtres? Et pourtant le Seigneur leur disait : "Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants. " Il y avait sans doute, au témoignage des Écritures, un Apôtre mauvais parmi les douze ; c'est à lui que le Sauveur faisait allusion dans ces mots : " Vous êtes purs, mais non pas tous (2). " Quand néanmoins il s'adresse à tous en général, il leur dit: " Si vous qui êtes mauvais. " Alors étaient présents et Pierre, et Jean, et André, et tous les autres qui faisaient partie des onze Apôtres fidèles; c'est à eux qu'il fut dit: " Si, tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les cieux en donnera-t-il de bonnes à ceux qui les lui demandent (3) ? " Ils devaient se décourager, en s'entendant dire qu'ils étaient mauvais; mais aussi devaient-ils respirer, en entendant que dans les cieux ils avaient Dieu pour père. " Tout mauvais que vous êtes, " dit le Sauveur. Mais quand on est mauvais, que peut-on attendre autre chose que des châtiments? " Combien plus, poursuit-il, votre Père qui est dans les cieux ! " Mais un enfant ne doit-il pas espérer des encouragements de son père ? Ainsi la qualification de mauvais inspire la crainte des supplices, et le titre d'enfants ranime l'espérance d'un héritage.

3. En quoi donc étaient mauvais ces Apôtres qui sûrement étaient bons à quelque point de vue? Car s'il leur fut dit : " Tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants ; " il fut ajouté immédiatement : " Combien plus votre Père qui est dans les cieux; "

1. Matt. XIX, 17. — 2. Jean, XIII, 10. — 3. Matt. VII, 11.

403

et si Dieu a des enfants mauvais, il ne faut pas désespérer de leur sort, car il est aussi médecin pour les guérir. Oui donc ils étaient mauvais sous certain rapport; j'estime toutefois que si ces convives, admis par le Père de famille aux noces du Roi son fils, comptaient parmi ceux dont il est écrit. " On invita les bons et les méchants; " toutefois on ne doit pas les confondre avec ces mauvais que nous avons vu chasser du festin dans la personne de ce malheureux qui n'avait point la robe nuptiale. En quoi, dis-je, étaient mauvais ces bons ? et en quoi bons ces mauvais ?

Écoute Jean, il t'apprendra en quoi ils étaient mauvais: " Si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est pas en nous. " Voilà ce qui les rendait mauvais, c'est qu'ils n'étaient pas sans péché. En quoi maintenant étaient-ils- bons ? " Si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les pardonner, et pour nous purifier de toute iniquité (1). "

Mais pouvons-nous appliquer ici cette interprétation qui s'appuie, vous le voyez sans doute, sur l'autorité de l'Ecriture, et dire que les mêmes hommes étaient à la fois bons et mauvais, bons sous un rapport et mauvais sous un autre ? Pouvons-nous expliquer dans ce sens ces paroles : " On invita les bons et les méchants, " c'est-à-dire des hommes qui étaient à la fois bons et méchants? Non, ce sens n'est pas admissible; car il y a ici un convive qui fut découvert sans la robe nuptiale et non-seulement éloigné du festin, mais encore condamné, dans les ténèbres, à l'éternel supplice.

4. Quoi ! dira-t-on; mais il ne s'agit ici que d'un homme ; et qu'y a-t-il d'étrange, qu'y a-t-il de surprenant que les serviteurs du Père de famille aient par mégarde laissé entrer dans la foule un homme qui n'avait point l'ornement nuptial ? La présence de cet homme suffirait-elle pour justifier ces expressions: " On invita les bons et les méchants ? " — Appliquez-vous, mes frères, et saisissez bien ma pensée.

Cet homme représentait toute une catégorie; car il y en avait beaucoup comme lui (2). — Je me soucie peu de tes conjectures, m'objectera ici un auditeur attentif : prouve-moi qu'un faisait plusieurs. —Le Seigneur m'aidera et je le prouverai clairement, sans même chercher loin mes preuves ; car avec la grâce de Dieu je porterai la lumière dans sa parole et lui-même vous fera connaître par moi la vérité avec évidence. Voyons.

1 Jean, 1, 8, 9. — Ci-dessous, serm. XCV.

404

" Le Père de famille étant entré pour examiner ceux qui étaient à table. " Ainsi, mes frères, le rôle des serviteurs n'était que d'inviter et d'amener les bons et les méchants ; il n'est pas dit : Les serviteurs considérèrent les convives, ils trouvèrent parmi eux un homme qui n'avait pas le vêtement nuptial et ils lui dirent. Cela donc n'est pas écrit. C'est le Père de famille en personne qui regarde, gui découvre, qui distingue et qui chasse le coupable. Voilà ce qui est écrit. Mais ce que nous avons entrepris de prouver, c'est qu'un seul en faisait plusieurs.

" Le Père de famille entra pour examiner les convives; il rencontra parmi eux un homme qui n'avait pas le vêtement nuptial et lui dit : " Comment es-tu entré ici sans la robe nuptiale ? " Et lui resta muet. " Ah ! c'est qu'il ne pouvait en imposer à Celui qui le questionnait. L'ornement nuptial devait être dans le coeur et non pas recouvrir le corps ; car s'il se fût agi d'un vêtement extérieur, les serviteurs eux-mêmes ne s'y seraient pas mépris. Apprenez en effet où doit se porter ce vêtement mystérieux: " Que vos prêtres, est-il écrit; soient revêtus de la justice (1) ; " et l'Apôtre dit aussi en parlant du même vêtement : " Si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus (2). " Aussi bien c'est le .Seigneur lui-même qui découvre ce qu'ignoraient ses serviteurs; et le coupable interrogé gardant le silence, c'est lui encore qui le fait lier, jeter et condamner par tous les autres.

Mais j'ai avancé, Seigneur, que c'est un avertissement adressé par vous à tous les hommes. Donc, mes frères, rappelez-vous avec moi les paroles que vous venez d'entendre et bientôt vous découvrirez; vous comprendrez que dans ce convive il y en a beaucoup d'autres. Le Seigneur, sans aucun doute, n'en avait interrogé qu'un, c'est à un seul qu'il avait dit: "Mon ami, comment es-tu entré ici? " Il n'y en eut qu'un non plus pour rester muet et c'est de lui seul qu'il l'ut dit : " Liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres extérieures : là il y aura pleur et grincement de dents. " Et pourquoi ? " Parce qu'il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus. " Qui pourrait résister à cet éclat de la vérité ? " Jetez-le, dit le Seigneur, dans les ténèbres extérieures. " Qui, lui ? Ce seul convive à propos duquel il est déclaré qu' " il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. " Il s'ensuit donc que c'est le petit nombre qui n'est pas jeté dehors.

1. Ps. CXX, 9. — 2. II Cor. V, 3.

Oui, encore une fois, il n'y en avait qu'un pour ne porter pas la robe nuptiale. " Celui-là jetez-le. " Pourquoi le jeter? " Parce qu'il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus. " Laissez ici le petit nombre, jetez le grand. Non, il n'yen avait qu'un ; mais ce seul convive en représentait un grand nombre, un nombre qui l'emportait sur le nombre des bons. Les bons aussi sont en grand nombre; ce nombre toutefois est petit, comparé à celui des méchants. Si multipliés que soient les grains de froment, que sont-ils en quantité comparés à la paille ? Ainsi en est-il des justes : nombreux en eux-mêmes, ils ne le sont point en face des méchants.

Comment prouver qu'en eux-mêmes, ils sont nombreux? " Beaucoup viendront de l'Orient et de l'Occident, " Où viendront-ils ? Est-ce au banquet où sont confondus les méchants avec les bons? C'est d'un autre banquet qu'il est question, car le Seigneur ajoute : " Et ils seront à table avec Abraham et Isaac et Jacob dans le royaume des cieux (1). " A ce dernier banquet les méchants ne sont pas admis, et il faut pour y parvenir, s'asseoir dignement au festin actuel.

Ainsi donc les élus sont à la fois en grand et en petit nombre; en grand nombre, si, on les considère en eux-mêmes, et en petit nombre, si on les compare aux méchants. Quel.est alors l'enseignement que nous donne le Seigneur? En rencontrant le seul convive gui n'ait pas la robe nuptiale : Qu'on jette dehors la multitude, dit-il, et qu'on conserve le petit nombre seulement. Déclarer en effet qu' " il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus, " n'est-ce pas évidemment faire connaître quels sont les convives digues d'être admis à cet autre banquet où ne s'asseoiront point les méchants?

5. Qu'en conclure ? Vous tous qui prenez part au festin sacré dans la vie présente, ah! Gardez-vous de la multitude qui doit être rejetée, soyez plutôt du petit nombre qui doit être conservé. Quel moyen employerez-vous ! Revêtez-vous de la robe nuptiale. — Mais qu'est-ce, dira-t-on, que la robe nuptiale? - La robe nuptiale est, sans aucun doute, une robe qui n'appartient qu'aux bons, qu'à ceux qui doivent rester au festin et qui sont destinés à cet autre banquet où nul méchant ne doit être admis : ceux donc qui par la grâce de Dieu doivent être conduits à ce banquet possèdent la robe nuptiale. Maintenant, mes frères, examinons quels sont, parmi les fidèles,

1. Matt. VIII, 11.

405

ceux qui possèdent ce que n'ont pas les méchants ce sera là la robe nuptiale.

Dirons-nous que les sacrements sont cette robe nuptiale ? Mais vous voyez que les méchants y sont admis aussi bien que les bons. Dirons-nous que c'est le baptême ? Sans le baptême, à la vérité, nul n'arrive à la jouissance de Dieu; mais cette jouissance est loin d'être assurée à quiconque a reçu le baptême; et la robe du baptême se trouvant portée par des méchants comme par les bons, le sacrement de baptême n'est pas assurément la robe nuptiale. Serait-ce l'autel ou plutôt ce qu'on y reçoit? Mais nous savons que beaucoup y mangent et y boivent leur condamnation. Qu'est-ce donc? Le jeûne? Mais les méchants jeûnent aussi. La fréquentation de l'Eglise? Les méchants y viennent également. Serait-ce enfin le don des miracles ? Non-seulement les méchants en font comme les bons; il arrive quelquefois aux bons de n'en pas faire. Voyez l'histoire de l'ancien peuple : les Mages de Pharaon nous y sont représentés faisant des miracles (1), tandis que les Israélites n'en faisaient pas ; car parmi eux il n'y avait pour en faire que Moïse et Aaron ; le reste du peuple se contentait de les regarder, de trembler et de croire. S'imaginera-t-on que les Mages de Pharaon, en faisant des miracles, valaient mieux que le peuple d'Israël qui ne pouvait en faire et qui ne laissait pas d'être le peuple de Dieu? Au sein de l'Eglise même, que dit l'Apôtre ? " Tous, sont-ils prophètes ? Tous ont-ils la grâce de guérir? Tous parlent-ils les langues (2) ? "

6. Qu'est-ce donc que la robe nuptiale? Le voici: " La fin des préceptes est la charité qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère (3). " Voilà la robe nuptiale. Ce n'est pas une charité telle quelle ; car il est beaucoup d'hommes qui paraissent s'aimer, quoique leur conscience soit en mauvais état. Ainsi ceux qui commettent ensemble des brigandages, qui exercent ensemble des maléfices, qui courent ensemble les histrions et; qui ensemble applaudissent des cochers et des gladiateurs, s'affectionnent souvent: mais ils n'ont pas " la charité qui vient d'un coeur pur, d'une bonne conscience et d'une foi sincère, " et cette charité est la robe nuptiale.

" Quand je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n'ai pas la charité, est-il dit, je suis comme un airain sonnant ou une cymbale retentissante. " On a reçu le don des

1. Exod. VII, VIII. — 2. I Cor. XII, 29, 30. — 3. I Tim. I, 5.

langues; ce don seul n'empêche donc pas de dire Pourquoi êtes-vous entrés ici,sans la robe nuptiale? " Et quand j'aurais le don de prophétie, que je connaîtrais tous les mystères et toute la science; quand j'aurais toute la foi, au point de transporter les montagnes, si je n'ai point la charité, je ne suis rien. " Ne voit-on pas ici les miracles de ces hommes qui souvent n'ont pas la charité ? En vain, dit l'Apôtre, je pourrais les opérer tous, je ne suis rien si je lie suis pas uni au Christ. " Je ne suis rien. " S'ensuit-il que la prophétie ne soit rien? que la science des mystères ne soit rien? Non assurément; mais c'est moi qui ne suis rien, si je possède ces dons sans posséder la charité. Que de biens inutiles s'il en manque un, un seul? Je puis, sans la charité, distribuer mes biens aux pauvres, confesser le nom du Christ jusqu'à verser mon sang et me faire consumer par la flamme, car on peut faire tout cela par amour de la gloire ; mais alors tout cela est vain. Et comme l'amour de la gloire peut rendre vaines toutes ces actions, que la divine charité aurait rendues si riches, l'Apôtre en parle aussi ; voici ses paroles : " Quand je distribuerais tous mes biens pour être la nourriture des pauvres, et que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, cela ne me sert de rien (1). " Voilà bien la robe nuptiale.

Examinez-vous: si vous l'avez, soyez en paix au festin du Seigneur. Il y a deux choses dans l'homme : la charité et l'amour de soi. Si tu n'as pas encore la charité, fais-la naître ; et si tu l'as, nourris-la, développe-la, fais-la croître. Quant à l'amour-propre, on ne peut sans doute l'anéantir complètement en cette vie; " car si nous prétendons être sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes et la vérité n'est point en nous. " Mais si la mesure de notre amour-propre est la mesure de nos péchés, faisons croître la charité et décroître l'amour-propre, menons l'une à sa perfection et l'autre à son anéantissement. Revêtez-vous donc de la robe nuptiale, vous, dis-je, qui ne l'avez pas encore. Vous êtes déjà dans la salle du festin, vous vous approchez de la table sainte, et vous ne portez point le vêtement que réclame l'honneur de l'époux ! vous cherchez encore vos intérêts et non ceux de Jésus-Christ! La robe nuptiale est destinée à honorer l'union conjugale, à honorer l'époux et l'épouse. Vous connaissez l'époux, c'est le Christ; l'épouse, c'est l'Eglise. Soyez pleins d'égard pour l’un et

1. I Cor. XIII, 1-3.

406

pour l'autre, et vous deviendrez leurs enfants. Voici donc en quoi vous devez faire des progrès : Aimez le Seigneur, et apprenez par là à vous aimer vous-mêmes; et lorsqu'en aimant le Seigneur vous serez parvenus à vous aimer, vous pourrez en toute sécurité aimer votre prochain comme vous-mêmes. Quand en effet je rencontre un homme qui ne s'aime pas, comment lui permettrai-je d'aimer son prochain comme lui-même? - Mais qui ne s'aime soi-même, dira-t-on? Voici: " Aimer l'iniquité, c'est haïr, son âme 1. " Est-ce en effet s'aimer que d'idolâtrer sa chair et de haïr son âme, et cela à son détriment, au détriment de l'âme et de la chair même ? Mais quand on amie Dieu de tout son coeur et de tout son esprit, je permets alors d'aimer le prochain. — Aimez ainsi votre prochain comme vous-mêmes.

7. Qui est mon prochain, demandera-t-on ? — Tout homme est ton prochain. Tous en effet ne sommes-nous pas descendus de deux premiers parents ? On voit parmi les animaux les individus de chaque espèce se rapprocher; la colombe se rapproche de la colombe, le léopard du léopard, l'aspic de l'aspic, la brebis de la brebis, et l'homme ne serait pas le prochain de l'homme? Rappelez-vous la création du monde. Dieu dit, et les eaux produisirent; elles produisirent des animaux qui nagent, de grands cétacés, des poissons, des oiseaux mêmes et d'autres êtres semblables. Mais tous les oiseaux descendent-ils d'un oiseau ? Tous les vautours d'un premier vautour ? Toutes les colombes d'une même colombe? Tous les serpents d'un seul serpent ? Toutes les dorades d'une même dorade ? Enfin toute les brebis d'une première brebis ? Non, la terre a produit en même temps toutes les espèces d'animaux. Mais quand il s'est agi de l'homme, la terre ne l'a point produit ainsi. Dieu nous a donné un même père remarquez, il ne nous a pas donné d'abord un père et une mère; non, il nous a donné un père seulement et non pas un père et une mère. La mère a été tirée du père, et le père n'a été tiré de personne; c'est Dieu qui l'a fait de rien, tandis que de lui il a formé la mère. (2).

Considérez donc notre race ; nous sortons tous d'une même source, et parce que cette source primitive s'est aigrie, nous avons dégénéré et nous ne sommes que des oliviers sauvages. Mais la grâce est venue ensuite. Un premier père nous avait engendrés pour le péché et pour la mort, sans nous empêcher toutefois de former la même

1. Ps. X, 6. — 2. Gen. I, II.

famille, d'être proches les uns des autres; non-seulement de nous ressembler, mais encore d'être parents. Un autre vint réparer l'oeuvre du premier. L'un avait dispersé, l'autre vint recueillir l'un avait donné la mort, l'autre vint donner la vie. Car " de même que tous nous mourons en Adam, ainsi nous serons tous vivifiés en Jésus-Christ (1). " Quiconque naît d'Adam est destiné à la mort ; quiconque aussi croit en Jésus-Christ recouvre la vie, mais à condition qu'il aura la robe nuptiale et qu'il sera invité au festin pour y rester et non pour en être chassé.

8. Ainsi donc, mes frères, ayez la charité. Je viens de vous faire connaître en quoi consiste la robe nuptiale, le vêtement proprement dit. On loue la foi, sans aucun doute, on la loue. Mais laquelle? C'est ce que précise l'Apôtre. Quelques-uns se glorifiaient de leur foi, sans avoir des moeurs qui y répondissent : l'Apôtre saint Jacques les réprimande en ces termes : " Tu crois qu'il n'y a qu'un Dieu, tu fais bien. Les démons croient aussi, et ils tremblent (2). " Pourquoi les félicitations données à Pierre? Pourquoi fut-il appelé bienheureux? Rappelons-le ensemble ; c'est qu'il avait dit : " Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant (3). " Mais en déclarant cet Apôtre bienheureux, le Christ avait en vue, non les paroles elles-mêmes, mais l'affection du coeur qui les inspirait. Voulez-vous vous convaincre en effet que le bonheur de Pierre ne vint pas de les avoir prononcées? Considérez que les démons les prononcèrent également: " Nous savons qui vous êtes, disaient-ils, vous êtes le Fils de Dieu (4). " Pierre confessa que Jésus était le Fils de Dieu; les démons le confessèrent aussi. — Ah! Seigneur, ne confondez pas l'un avec les autres. — Je ne les confonds pas ensemble. Pierre parlait avec amour, et les démons par crainte. L'un disait: " Je vous suis jusqu'à la mort (5) ; " et les autres : " Qu'y a-t-il entre nous et vous (6)? "

Toi donc qui te présentes au festin, garde-toi de te glorifier de ta foi si elle est seule. Il y a une distinction à faire entre foi et foi, c'est le moyen de porter la robe nuptiale. Or apprenons de l'Apôtre cette distinction importante: " Ni la circoncision, dit-il, ni l'incirconcision ne servent de rien, mais la foi. " — Quelle foi? N'est-il pas vrai que les démons mêmes ont la foi et qu'ils tremblent? — Je vais préciser, reprend-il, écoutez; voici, voici la distinction : " Mais la

1. I Cor. XV, 22. — 2. Jacq. II, 19. — 3. Matt. XVI, 16, 17. — 4. Marc, I , 24. — 5. Luc, XXII, 38. — 6. Matt. VIII, 29.

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foi qui agit par la charité (1). " Quelle est donc cette foi, quelle est-elle? Celle " qui agit par la charité. " — Car, " lors même que j'aurais toute la science et toute la foi jusqu'à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. " Ayez donc la foi avec l'amour; car sans la foi vous ne pouvez avoir l'amour. Je vous en préviens, je vous y exhorte, et au nom du Seigneur je vous répète de joindre l'amour à la foi. Vous pouvez en effet posséder la foi sans l'amour, et je ne vous exhorte pas précisément à avoir la foi, mais la charité; puisque sans la foi vous ne sauriez avoir la charité, la charité même envers Dieu et envers le prochain. Comment en effet concevoir cette charité sans la foi? Est-il possible d'aimer Dieu si l'on ne croit en lui? Est-il possible à un insensé de l'aimer quand il dit dans son coeur. " Il n'y a point de Dieu (2)? " Il peut se faire que tu croies à l'avènement du Christ sans aimer le Christ; mais il ne t'est pas possible d'aimer le Christ sans reconnaître qu'il est venu.

9. Ainsi donc à la foi joignez la charité; la charité est la robe nuptiale. Vous qui aimez le Christ, aimez-vous les uns les autres, aimez vos amis, aimez vos ennemis mêmes, et que ce dernier devoir ne vous semble pas trop rigoureux. Est-ce perdre en effet que d'acquérir beaucoup? Pourquoi tenir tant à demander à Dieu la mort de ton ennemi ? Ce n'est point là le vêtement nuptial. Considère l'Epoux lui-même; il est pour toi suspendu à la croix et pour ses ennemis il prie son Père : " Mon Père, dit-il, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (3). " C'est l'Epoux même qui tient ce langage. Ecoute maintenant un ami de l'Epoux, un convive revêtu de la robe nuptiale, le bienheureux Etienne.

Aux reproches qu'il adresse aux Juifs on croirait d'abord qu'il est indigné et irrité. " Durs de tête et incirconcis de coeur et d'oreilles, vous avez résisté à l'Esprit-Saint. Lequel des prophètes vos pères n'ont-ils pas persécuté ? " Quelles paroles énergiques! Tu es disposé à les imiter contre le premier venu, et plaise à Dieu que tu les répètes contre quiconque a offensé le Seigneur et non pas contre celui qui t'a offensé ! oui, on offense Dieu et tu ne dis rien; mais tu cries quand on t'offense : est-ce là la robe nuptiale? Mais après avoir entendu la sainte indignation d'Etienne, écoute son amour. Il a blessée ses ennemis en leur adressant de justes reproches,

1. Galat. V, 6. — 2. Ps. XIII, 1. — 3. Luc, XXIII, 34.

et ils le lapident. Or pendant que de toutes parts ces furieux se jettent sur lui, le saisissent et le broient à coup de pierres : " Seigneur Jésus-Christ, s'écrie-t-il d'abord, recevez mon esprit. " Puis, après avoir ainsi prié debout pour lui-même, il s'agenouille et prie pour ceux qui le lapident : " Seigneur, ne leur imputez pas ce péché : " j'accepte la mort du corps, préservez-les de la mort de l'âme; et en parlant ainsi, il s'endormit (1); il n'ajouta rien à ces derniers mots, il les prononça et s'en alla; sa dernière prière fut pour ses ennemis. Apprenez à porter ainsi la robe nuptiale.

Comme lui donc, ploie le genoux, jette-toi le front contre terre, et avant d'approcher de la table sainte, du banquet des Ecritures, garde-toi de dire : Ah! si mon ennemi mourait! mettez-le à mort, Seigneur, si je puis quelque chose près de .vous. Ne craindrais-tu pas, en tenant ce langage; que le Seigneur ne vînt à te répondre : Si je voulais perdre ton ennemi, ne devrais-je pas te perdre d'abord? T'applaudis-tu de ce que tu viens d'être invité? Mais songe à ce que tu étais naguère avant devenir ici. Ne blasphémais-tu pas contre moi? Ne me tournais-tu pas en dérision? N'aurais-tu pas voulu effacer mon nom de dessus la terre? Et tu te glorifies d'être venu sur mon invitation? Ah! si je t'avais mis à mort quand tu étais mon ennemi, comment aurais-je pu faire de toi mon ami? Pourquoi donc, par tes prières exécrables, me porter à faire à autrui ce que je n'ai pas fait contre toi? Ecoute-moi plutôt, dit le Seigneur, je vais t'apprendre à m'imiter. Attaché à la croix, je disais : " Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. " Voilà ce que j'ai appris à mon soldat. Toi aussi apprends à lutter contre le démon : mais tu ne deviendras invincible dans cette guerre qu'en priant pour tes ennemis.

J'y consens toutefois, demande aussi, demande la mort de ton ennemi; mais demande la avec prudence, demande-la avec discernement. Ton ennemi est un homme; mais, dis-moi, par où est-il ton ennemi? La haine qu'il te porte vient-elle de ce qu'il est homme ? Non. — D'où? — De ce qu'il est mauvais. — Ainsi sa nature d'homme, sa nature que j'ai formée n'est pas ton ennemie. Effectivement, poursuit le Seigneur, je n'ai pas fait l'homme mauvais, il l'est devenu par son insubordination, pour avoir obéi au, diable plutôt qu'à Dieu; et son inimitié contre toi vient de

1. Act. VII, 5l-59.

409

ce qu'il a fait; elle vient de sa méchanceté, non de sa nature. Dans lui en effet je vois deux choses : l'homme et l'homme mauvais; à sa nature il doit d'être homme, et à sa faute, d'être mauvais : or j'efface la faute et je conserve la nature. Le Seigneur ton Dieu ajoute encore : Je vais te venger, je vais mettre à mort ton ennemi; je le délivre de sa méchanceté et je conserve sa nature. Est-ce qu'en le rendant bon je n'anéantis pas ton ennemi pour en faire ton ami ? Prie ainsi quand tu pries: demande, non pas la destruction de l'homme, mais l'extinction de toute inimitié. Si en effet tu sollicitais la mort de l'homme lui-même, que serait-ce, sinon la prière d'un méchant contre un méchant; et quand tu dirais : A mort ce méchant, ne répondrait-on, pas : Lequel de vous deux?

10. Ainsi donc, ne vous contentez pas d'embrasser dans votre affection vos épouses et vos enfants. Ne voit-on pas dans le bétail et dans les passereaux une affection semblable? Vous savez effectivement comment s'aiment les couples de passereaux et d'hirondelles, comment ils couvent ensemble leurs veufs et nourrissent ensemble leurs petits, combien leur tendresse est gratuite et naturelle, combien ils sont étrangers à toute idée de récompense. Le passereau ne dit pas, je vais élever mes petits, afin qu'à leur tour ils me nourrissent dans ma vieillesse. Il n'a aucune idée pareille; son amour et ses soins sont désintéressés; il déploie une affection vraiment paternelle sans avoir en vue aucun salaire. Vous aussi, je le sais, j'en suis sûr, vous avez pour vos enfants une affection semblable; " puisque les enfants ne doivent point thésauriser pour " les parents, mais les parents pour leurs enfants (1). " C'est même ce qui dans beaucoup excite l'avarice; car on se dit qu'on amasse pour ses enfants, qu'on garde pour eux. Etendez, étendez cet amour; l'affection entre époux et l'affection pour des enfants n'est pas encore la robe nuptiale.

Soyez fidèles à Dieu, aimez Dieu avant tout, élevez jusqu'à lui votre amour; puis entraînez vers lui tous ceux que vous pourrez. Voici ton ennemi? Entraîne-le jusqu'à Dieu. C'est ton fils, ton

1. II Cor. XII, 14.

épouse, ton serviteur ? Entraîne-les encore. C'est un étranger? Entraîne-le aussi. Mais entraîne, entraîne surtout ton ennemi; il ne sera plus ton ennemi si tu l'entraînes.

Voilà comment doit progresser, comment doit se nourrir et se perfectionner la charité; comment on doit se revêtir de la robe nuptiale, comment il faut tailler de nouveau et rendre de plus en plus ressemblante l'image de Dieu formée en nous par la création. Le péché avait terni et flétri cette image ; et comment s'était-elle flétrie et ternie? En traînant contre terre. Qu'est-ce à dire en traînant contre terre? En se laissant froisser par les passions terrestres. Car, " bien que l'homme passe comme une image, il se laisse troubler par la vanité (1). " Or ce n'est pas la vanité, c'est la vérité qu'on recherche dans l'image de Dieu; puisque c'est en aimant la vérité que cette divine image, à laquelle nous sommes créés, reçoit une nouvelle empreinte, et que nous rendons à notre souverain la monnaie qui lui est due. N'est-ce pas ce que vous avez entendu le Seigneur répondre aux Juifs qui le tentaient? " Hypocrites, leur dit-il, pourquoi me tentez-vous? Montrez-moi la monnaie du tribut, " c'est-à-dire l'image et l'inscription qui y sont gravées. Montrez-moi ce que vous payez, ce que vous vous préparez à payer, ce qu'on vous demande, montrez-le moi. Ils lui montrèrent un denier; et il ajouta : " De qui en sont l'image et l'inscription? De César, répondirent-ils (2). "

César donc réclame aussi son image; César ne veut pas laisser périr ce qu'il a ordonné de frapper; et Dieu voudrait perdre ce qu'il a fait! Ce n'est pas César, mes frères, qui frappe lui-même sa monnaie; ce sont des monnayeurs, des artistes et des serviteurs à qui il intime ses ordres; et ceux-ci y impriment une image, ils y impriment l'image de César. César toutefois réclame ce que d'autres ont fait; César le met dans son trésor et il n'entend pas qu'on lui refuse ce tribut. L'homme aussi est la monnaie du Christ, et je vois sur cette monnaie l'image, le nom, les bienfaits du Christ et les devoirs qu'il impose.

1. Ps. XXXVIII, 7. — 2. Matt. XXII,18-21.

 

 

 

 

 

SERMON XCI. SAINTETÉ NÉCESSAIRE (1).

409

ANALYSE. — Quand Jésus-Christ demanda aux Juifs comment le Messie pouvait être appelé le Seigneur de David puisqu'il était son Fils ils auraient pu répondre facilement par les témoignages de l'Écriture. Mais ils étaient trop attachés à la terre, ils n'aimaient pas Dieu assez purement pour mériter de, connaître l'incarnation merveilleuse du Verbe. Aussi le Sauveur leur reproche-t-il aussitôt leur ambition et leur vanité. Afin donc de comprendre les mystères et d'arriver à la vision intuitive, il faut s'attacher à Jésus-Christ pour ne faire avec lui qu'une seule personne morale et s'exercer aux oeuvres de charité envers le prochain.

1. Nous venons d'entendre, à la lecture de l'Evangile, que le Sauveur demandé aux Juifs comment Jésus Notre-Seigneur, peut être le fils de David, puisque David l'appelle son Seigneur, et ils ne pouvaient répondre. Ils connaissaient bien dans le Seigneur ce qu'ils voyaient; ils voyaient en lui le Fils de l'homme, mais ils n'y voyaient pas le Fils de Dieu. Voilà pourquoi ils se crurent capables de triompher de lui et pourquoi ils le raillèrent quand il était suspendu à la croix : " S'il est le Fils de Dieu, disaient-ils, qu'il descende de la croix et nous croyons en lui (2). " Ils voyaient donc en lui une nature et en ignoraient une autre; car s'ils l'avaient connu réellement, jamais ils n'auraient crucifié le Seigneur de la gloire (3).

Ils savaient toutefois que le Christ serait fils de David, et aujourd'hui encore ils l'attendent sous ce titre. Ils ignorent qu'il est venu, mais leur ignorance est volontaire ; car s'ils ont pu le méconnaître quand il était suspendu au gibet, ils ne doivent pas le méconnaître, maintenant que son règne est établi. Au nom de qui en effet toutes les nations sont-elles appelés et bénies, si ce n'est au nom de celui-là même qu'ils ne regardent pas comme le Messie? Fils de David, descendant selon la chair de la race de David, Jésus est sans aucun doute fils d'Abraham. Mais puisqu'il a été dit à Abraham : " Toutes les nations seront bénies dans un membre de ta race (4); " puisqu'ils voient aujourd'hui toutes ces mêmes nations bénies dans notre Christ, pourquoi l'attendre encore? pourquoi l'attendre, quand il est venu, et ne pas craindre plutôt ses menaces? Notre-Seigneur Jésus-Christ, en effet, s'est appliqué, pour se faire connaître, le témoignage d'un prophète qui le compare à une pierre, à une pierre qui brise quiconque se heurte contre elle, et qui broie celui sur qui elle tombe (5). Pour qu'on se heurte contre lui, il faut qu'il soit

1. Matt. XXII, 42-46. — 2. Matt. XXVII, 40, 42. — 3. I Cor. II, 8. — 4. Gen. XXII, 17. — 5. Luc, XX,17,18.

descendu, et c'est dans cette humiliation qu'il brise; mais if broie les' superbes quand il vient dans sa gloire. Déjà les Juifs en se heurtant se sont brisés contre lui; il ne leur reste plus qu'à être broyés au moment de son avènement solennel, à moins toutefois que pour échapper à la mort, ils ne le reconnaissent de leur vivant. Dieu en effet est patient, et chaque jour il les appelle à, la foi.

2. Les Juifs donc ne purent résoudre la question que leur adressait le Seigneur. Jésus leur avait demandé de qui le Messie était fils ; de David, avaient-ils répondu; et poursuivant ses interrogations il avait ajouté : " Comment donc David, au moment de l'inspiration, l'appelle-t-il son Seigneur en ces termes : Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette vos ennemis sous vos pieds ? Si donc David inspiré l'appelle son Seigneur, comment est-il son fils? " Le Sauveur ne dit point: Il n'est pas son fils, mais : " Comment est-il son fils? " Comment n'est pas une négation, mais une interrogation, et les paroles du Seigneur reviennent à celles-ci : Vous avez raison de regarder le Messie comme étant fils de David; mais David même le nomme son Seigneur; comment donc celui qu'il nomme ainsi son Seigneur pourrait-il être son fils? Si les Juifs étaient instruits de la foi chrétienne qui est la nôtre; s'ils ne fermaient pas leurs cœurs à l'Evangile et s'ils aspiraient à la vie spirituelle, ils trouveraient dans le trésor de la foi catholique la réponse à cette question, et ils diraient : C'est qu'au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu : " ce qui explique pourquoi il est le Seigneur de David. Mais il est vrai aussi que le Verbe s'est fait chair et a habité parmi nous (1); " ce qui fait comprendre comment il est aussi son fils. Les Juifs ne savaient point cela, et ils gardèrent le silence;

1. Jean, I, 1 , 14.

410

pour eux ce fut même peu d'avoir la bouche fermée, ils fermèrent encore l'oreille, et par là ils n'apprirent point la réponse à la question qui venait de leur être adressée inutilement.

3. Mais c'est une grande grâce de pénétrer ce mystère; de comprendre comment le Christ est à la fois le Seigneur et le fils de David; comment dans ce Dieu fait homme il n'y a qu'une seule personne; comment à cause de sa nature humaine il est inférieur à son Père, et comment il est son égal à cause de sa divine nature; comment il dit en même temps, d'un côté: " Mon Père est plus grand que moi (1); " et d'autre part : " Mon Père et moi nous sommes " un z. " Or, plus ce mystère est grand, plus il faut, pour le comprendre, savoir régler ses moeurs. Il est fermé pour ceux qui en sont indignes, et ouvert seulement à ceux qui méritent de le connaître; et ce n'est ni avec des pierres ou des pieux, ni avec le poing où le pied que nous frappons à la porte du Seigneur; la vie elle-même se charge de frapper, et on lui ouvre si elle est bonne. C'est donc le coeur qui demande, le tueur qui cherche, le coeur qui frappe, et c'est au coeur que l'on ouvre.

Mais pour bien demander, pour bien chercher et pour bien frapper, il faut au coeur de la piété. Il faut d'abord aimer Dieu pour lui-même, c'est en cela que consiste la piété; il faut ne placer en dehors de lui aucune récompense ni l'attendre de sa main, car rien ne lui est préférable. D'ailleurs que peut-on demander à Dieu de précieux quand Dieu même ne suffit pas? Quoi ! s'il te donne une terre, tu te livres à des transports de joie! O ami de la terre, n'es-tu pas changé en terre? Si néanmoins tu te réjouis alors qu'il te fait don d'une terre, combien plus ne dois-tu pas te réjouir quand il se donne lui-même à toi, lui qui a fait le ciel et la terre? Il faut donc aimer Dieu pour lui-même. Ce qui le prouve encore, c'est qu'ignorant ce qui se passait dans l'âme du saint patriarche Job, le démon éleva contre lui cette grave accusation : " Est-ce pour Dieu même que Job sert Dieu?"

4. Ah! si l'adversaire a fait cette accusation contre lui, comment ne pas craindre qu'il la fasse aussi contre nous? Car nous avons affaire avec ce grand calomniateur; et s'il né craint pas d'imaginer ce qui n'est point, ne craindra-t-il pas encore moins de reprocher ce qui est? Réjouissons-nous toutefois, parce que notre Juge ne saurait

1. Jean, XIV, 28. — 2. Ibid. X, 30.

être trompé par notre accusateur. Si nous avions pour juge un homme, cet ennemi pourrait feindre devant lui tout ce qui lui plairait. Personne, pour feindre, n'est plus rusé que lui; et maintenant encore, n'est-ce pas lui qui répand contre les saints toutes ces accusations mensongères? Considérant en effet que ses calomnies n'ont aucune valeur devant Dieu, il les sème au milieu du monde. Mais, hélas! quel avantage y trouve-t-il encore ? L'Apôtre ne dit-il pas : " Notre gloire, la voici : c'est le témoignage de notre conscience (1) ? "

N'en concluez pas toutefois, qu'il ne met aucune adresse dans ces fausses imputations. Il sait le mal qu'elles produisent, quand une foi vigilante ne sait pas y résister. Si en effet il répand du mal sur le compte des bons ; c'est pour persuader aux faibles qu'il n'y a pas d'hommes de bien; c'est pour les porter à se livrer à leurs passions, à s'y perdre et à se dire en eux-mêmes: Qui donc observe les commandements de Dieu? qui donc garde la continence ? Et en croyant qu'il n'y a personne, ils deviennent ce qu'ils croient. Tels sont les desseins du démon.

Or il était impossible de rien persuader contre Job ; sa conduite était trop connue et trop éclatante. Cependant à cause de ses grandes richesses, le démon lui reproché un crime qui n'aurait pu être que dans le coeur, sans se manifester dans la conduite, lors même qu'il eût été réel. Job servait Dieu et faisait des aumônes; mais quelles étaient ses intentions ? Nul ne le savait, pas même le diable; il n'y avait que Dieu pour les connaître. Dieu donc rend témoignage à son serviteur; mais le diable calomnie le serviteur de Dieu. Dieu permet de le tenter, la vertu de Job est éprouvée, et le démon confondu. Il est ainsi constaté que Job sert et aime Dieu purement pour Dieu même; il le sert, non pas parce que Dieu lui a donné quelque chose, mais parce que Dieu ne refuse pas de se donner lui-même. " Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait : que le nom du Seigneur soit béni (2). " Le feu de la tentation s'est allumé : mais il a rencontré de l'or et non de la paille ; et sans le réduire en cendres, il a délivré cet or de ses scories.

5. Ainsi donc pour comprendre le grand mystère de Dieu, pour savoir comment le Christ est à la fois Dieu et homme, il faut se purifier le coeur, et on le purifie en purifiant ses moeurs et sa vie,

1. I Cor. I, 12. — 2. Job. 1.

411

en pratiquant la chasteté, la sainteté, la charité et la foi qui agit par amour (1). Remarquez en passant que toutes ces vertus sont comme un arbre dont les racines sont fixées dans le coeur, car les actes ne sont produits que par les sentiments du coeur; et en y établissant l'amour-propre, on n'obtient que des épines; il en sort au contraire de bons fruits si l'on y cultive la charité. Afin donc de faire sentir cette nécessité de purifier le coeur, le Seigneur voyant les Juifs réduits à l'impuissance de répondre à la question qu'il venait de leur adresser, parla aussitôt de leur conduite. Il voulait leur montrer ainsi ce qui les rendait indignes de comprendre le problème qu'il venait de leur soumettre.

En effet, ces misérables orgueilleux auraient dû dire, en se voyant incapables de répondre Nous ne le savons; Maître, instruisez-nous. Mais non contents de ne rien répondre ils ne demandèrent rien. C'est alors que stigmatisant leur orgueil: "Prenez-garde, dit le Seigneur, aux Scribes qui aiment à présider dans les Synagogues et qui recherchent la première place dans les festins (2)." Leur crime n'est pas de l'accepter, mais d'y tenir. C'était donc ici accuser leurs sentiments secrets. Mais Jésus les eût-il dénoncés, s'il n'en eût été le témoin ? La première place est due dans l'Église au serviteur de Dieu qui est revêtu d'une dignité; mais ce n'est pas dans son intérêt.ll est donc nécessaire que dans l'assemblée des fidèles, les chefs du peuple occupent des sièges plus élevés, il est nécessaire que le siège même soit une distinction pour eux et mette suffisamment en relief leurs fonctions; mais ce n'est pas pour leur inspirer de l'orgueil, c'est pour les faire songer à la charge dont ils doivent rendre compte. Or qui sait s'ils aiment ou n'aiment pas ces distinctions ? C'est une affaire qui se passe dans le coeur, elle ne saurait avoir que Dieu pour juge.

Le Seigneur donc avertissait ses disciples de s'éloigner de ce mauvais levain. " Gardez-vous, dit-il encore ailleurs, du levain des Pharisiens et des Sadducéens. " Et comme ils s'imaginaient qu'il faisait allusion à ce qu'ils n'avaient pas apporté de pains; " Avez-vous oublié, reprit-il, combien de milliers d'hommes ont été rassasiés avec cinq pains ? Ils comprirent alors que par levain il entendait la doctrine " de ces Pharisiens et de ces Sadducéens (3). Ceux-ci en effet aimaient ces sortes de biens temporels, et ils n'aimaient ni ne craignaient soit les biens soit les

1. Gal. V, 6. — 2. Matt. XXIII, 6 ; Marc, XII, 38, 39. — 3. Matt. XVI, 12.

maux éternels. Leur coeur était fermé de ce côté, et ils ne pouvaient comprendre ce que leur demandait le Seigneur.

6. Que doit donc faire l'Église de Dieu pour comprendre ce que la première elle a mérité de croire ? Quelle rende le coeur capable de recevoir ce qui lui sera donné. Or, c'est pour le rendre tel que sans anéantir ses promesses, le Seigneur notre Dieu en a suspendu l'exécution. Et s'il l'a suspendue, c'est pour que nous nous haussions, et qu'en nous haussant nous grandissions, et qu'en grandissant nous y atteignions. Vois comme s'étend, pour y atteindre, l'Apôtre Saint Paul : " Ce n'est pas, dit-il, que j'y aie atteint jusques là ou que je sois parfait. Non, mes frères, je ne pense pas y avoir atteint; mais seulement, oubliant ce qui est en arrière et m'étendant vers ce qui est en avant, je poursuis mon dessein, je cours à la palme de la céleste vocation de Dieu dans le Christ Jésus (1). " Il courait donc sur la terre, et la palme était suspendue au ciel. Il courait sur la terre, mais il montait en esprit. Vois comme il s'élève, vois comme il s'élance vers le prix suspendu sous ses yeux. " Je cours, dit-il, vers la palme de la vocation que Dieu me donne au ciel dans le Christ Jésus. "

7. Il faut donc marcher, mais sans se chausser les pieds, sans chercher de monture, sans équiper de vaisseaux. C'est l'affection qui doit courir, l'amour qui doit marcher, la charité qui doit monter. A quoi bon chercher la route? Attache-toi au Christ, car en descendant et en remontant il s'est fait notre voie. Veux-tu monter ? Attache-toi à lui quand il monte. Car tu ne saurais t'élever par toi-même, " personne ne montant au ciel que Celui qui est descendu du ciel, que le Fils de l'homme qui demeure au ciel (2). " Mais si nul autre n'y monte que Celui qui en est descendu, et si Celui qui en est descendu est le Fils de l'homme, Jésus Notre-Seigneur, comment dois-tu faire pour y monter si tu en as le désir? Devenir membre de Celui qui seul y est monté. Car il est le chef et avec ses membres il ne forme qu'un seul homme. Et personne ne pouvant monter si l'on n'est devenu membre de son corps, on voit l'accomplissement de cette parole : "Nul ne monte que Celui qui est descendu. " On ne sautait donc dire : " Si nul ne monte que Celui qui est descendu; " pourquoi Pierre, par exemple, y est-il monté? pourquoi Paul, pourquoi les Apôtres y sont-ils montés? Car on pourrait

1. Philip. III, 12-14. — 2. Jean, III, 13.

répondre: Eh! que sont, au témoignage de l'Apôtre, Pierre et Paul, tous les Apôtres et tous les fidèles ? " Vous êtes, leur dit-il, le corps du Christ, et les membres d'un membre (1). " Si donc le corps du Christ et ses membres ne font qu'une même personne, garde-toi d'en faire deux. N'a-t-il pas laissé soir père et sa mère pour s'attacher à son épouse et être deux dans une même chair (2) ? Il a laissé son Père, parce qu'il ne s'est point montré sur la terre égal à lui, parce qu'il s'est anéanti en prenant une nature d'esclave. Il a aussi laissé sa mère, la Synagogue, d'où il est né selon la chair. Il s'est enfin attaché à son épouse, c'est-à-dire à son Église.

Or en rappelant lui-même un passage de la Genèse (3), le Seigneur prouva que cette union doit être indissoluble. " N'avez-vous pas lu, dit-il, qu'en les formant dès le principe, Dieu les forma homme et femme ? Ils seront deux dans une seule chair, est-il écrit. Que nul donc ne sépare ce que Dieu a uni. " Mais que signifie " Deux dans une seule chair? " Le voici dans les paroles suivantes : " Ainsi donc ils ne sont plus deux, mais une seule chair (4). " Tant il est vrai que " nul ne monte au ciel, sinon Celui qui en est descendu ! "

8. Sachez donc que selon l'humanité et non pas selon la divinité, le même homme, le même Christ est à la fois époux et épouse. Je dis selon l'humanité, car selon la divinité nous ne saurions être ce qu'il est; puisqu'il est le Créateur et nous la créature; l'ouvrier et nous son oeuvre; l'architecte et nous l'édifice; et pour nous unir à lui et en lui, il a voulu devenir notre chef en prenant notre chair et afin de mourir pour nous. Sachez donc, je le répète, que le Christ est en même temps tout cela: aussi a-t-il dit par Isaïe : " Il m'a couronné comme l'époux et orné comme l'épouse (5). " Il est ainsi époux, et épouse; époux, comme chef, et épouse, dans son corps. N'est-ce pas ce que signifiaient ces mots : " Ils seront deux dans une seule chair; " et conséquemment, " non pas deux chairs mais une seule ? "

9. Conclusion, mes frères: puisque nous sommes

1. I Cor. XII, 27. — 2. Ephès. V, 31, 32. — 3. Gen. II, 24. — 4. Matt. XIX, 4-6.— 5. Is. LXI, 10.

ses membres et puisque nous désirons pénétrer ce mystère, vivons avec piété, comme je l'ai dit, aimons Dieu pour lui-même. Si pour le temps de notre pèlerinage, il fait paraître devant nous sa nature de serviteur, il se réserve de nous montrer sa nature divine quand nous serons parvenus au repos de la patrie. La première nature sera notre chemin, nous trouverons une patrie dans la seconde. Et comme il nous en coûte beaucoup plus de comprendre ce mystère que de le croire; comme on ne peut comprendre avant d'avoir cru, dit Isaïe (1), marchons à l'aide de la foi, tant que nous voyageons loin du Seigneur et jusqu'à ce que nous soyons parvenus au sein de là lumière où nous le verrons face à face (2).

Or en marchant par la foi, faisons le bien, et pour faire le bien, ayons envers Dieu une affection gratuite et envers le prochain une affection bienfaisante. Nous n'avons rien à donner à Dieu, mais nous pouvons donner au prochain, et nous mériterons, en lui donnant, de posséder Celui qui est l'abondance même. Que chacun donc donne de ce qu'il a ; que chacun verse dans le sein de l'indigent ce qu'il a de superflu. L'un a de l'argent; qu'il nourrisse le pauvre, donne des vêtements à qui n'en a pas, bâtisse une église, fasse enfin avec son argent tout le bien qu'il peut faire. Un autre a de la prudence; qu'il dirige son prochain et dissipe, à la lumière de la piété, les ombres du doute. Un autre encore est instruit; qu'il puise dans les trésors du Seigneur, qu'il distribue de quoi vivre à ses collègues dans le service de Dieu ; qu'il affermisse les fidèles, ramène les égarés, cherche ceux qui sont perdus et fasse enfin tout ce qu'il peut. Les pauvres mêmes peuvent se donner l'un à l'autre. Que celui-ci prête ses pieds au boiteux, que celui-là serve de guide à l'aveugle; que l'un visite les malades et que l'autre ensevelisse les morts. Ces services sont à la portée de tous, et il serait fort difficile de rencontrer quelqu'un qui n'eût rien à donner. Chacun peut accomplir enfin ce grand devoir rappelé par l'Apôtre : " Portez les fardeaux les uns des autres, et vous exécuterez ainsi la loi du Christ (3). "

1. Is. VII, 9. Sept. — 2. II Cor V, 6, 7; 1 Cor. XIII, 12. — 3. Galat. VI, 9.

 

 

 

 

 

SERMON XCII. JÉSUS, SEIGNEUR ET FILS DE DAVID (1).

413

ANALYSE. — Ce discours n'est autre chose que là solution du problème proposé en vain par Notre-Seigneur aux Juifs, lorsqu'il leur demanda comment le Messie pouvait être nommé le Seigneur de David, puisqu'il était le fils de ce prince. Saint Augustin montre donc avec l'Écriture, que comme Dieu, le Messie est Seigneur de David; et qu'en tant qu'homme, il est son fils. Nous devons ainsi reconnaître en lui deux natures et une seule personne.

1. C'est aux Chrétiens à résoudre la question proposée aux Juifs. Car en la proposant aux Juifs, Jésus Notre-Seigneur ne la résolut pas; il l'a néanmoins résolue pour nous. Je ne ferai que rappeler ses paroles à votre charité et vous reconnaîtrez que réellement il l'a résolue. Remarquez d'abord le noeud de cette question.

Le Seigneur demanda aux Juifs, ce qu'ils pensaient du Christ, de qui le Christ devait être fils. C'est qu'eux aussi espèrent le Christ. Les prophètes leur en ont parlé, et après avoir attendu son avènement, ils l'ont mis à mort après son arrivée. Chose remarquable ! En lisant dans les Écritures que le Messie devait venir, ils lisaient aussi qu'eux-mêmes lui donneraient là mort : mais en espérant sa venue promise par les prophètes, ils ne voyaient pas dans ces mêmes prophètes le forfait qu'ils devaient commettre. Voilà pourquoi en les interrogeant à propos du Christ, le Sauveur ne suppose ni que le Christ leur soit inconnu, ni que jamais ils n'aient entendu son nom, ni que jamais il n'aient espéré son avènement. De fait, ils l'espèrent encore aujourd'hui, et c'est leur erreur. Nous aussi nous comptons que le Messie viendra, mais pour juger et non pour être jugé; et ce sont les saints prophètes qui ont prédit qu'il viendrait ainsi deux fois, une première pour être injustement condamné, et une seconde pour juger avec justice.

" Quelle idée, donc, dit le Seigneur aux Juifs, avez-vous du Christ ? De qui est-il fils ? — De David, " répondirent-ils; ce qui est parfaitement conforme aux Écritures. " Comment alors, reprit Jésus, David inspiré l'appelle-t-il son Seigneur en ces termes : Le Seigneur a dit à mon Seigneur: Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette vos ennemis comme un escabeau sous vos pieds ? Or, si David inspiré l'appelle son Seigneur, comment est-il son fils?"

2. Qu'on se garde bien de croire ici que Jésus

1. Matt. XXII, 42-46.

prétend n'être pas le fils de David. Il ne nie pas qu'il soit le fils de David, mais il demande comment. Vous répondez, semble-t-il dire; qu'il est fils de David; je ne le conteste pas. Mais David même le nomme son Seigneur expliquez-moi donc comment étant sein Seigneur, il peut en même temps être son fils; expliquez-moi cela. Ils ne l'expliquèrent pas et ils gardèrent le silence. Pour nous, expliquons ce mystère, ou plutôt reproduisons l'explication de Jésus lui-même.

Mais ou la trouverons-nous? Dans son Apôtre. Et comment prouver d'abord qu'elle vient de lui ? Par le témoignage de l'Apôtre même : " Voulez-vous éprouver; dit-il, le Christ qui parlé de moi (1) ? " Oui, c'est par le ministère de cet Apôtre que le Christ a résolu notre question.

Et premièrement, que dit-il par lui à Timothée ? " Souviens-toi que Jésus-Christ, de la race de David, est ressuscité d'entre les morts, selon mon Évangile (2). " Voilà bien le Christ fils de David. Mais comment est-il aussi le Seigneur de David? Dites-le nous, ô Apôtre! " Etant de la nature de Dieu, il n'a pas regardé comme une usurpation de se faire égal à Dieu. " N'est-il pas ici le Seigneur de David ? Mais si tu reconnais en lui le Seigneur de David et le nôtre, le Seigneur du ciel et de la terre, le Seigneur même des anges et l'égal de Dieu puisqu'il est de sa nature; comment est-il devenu fils de David ? Vois ce qui suit. L'Apôtre te l'a montré comme étant le Seigneur de David quand il t'a dit : " Etant de la nature de Dieu, il n'a point cru usurper en se faisant égal à Dieu. " Comment donc est-il fils de David ? " Mais il s'est anéanti lui-même en prenant la nature d'esclave; en devenant semblable aux hommes et en paraissant homme à l'extérieur; il s'est de plus humilié en se faisant obéissant jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix. C'est pourquoi Dieu l'a exalté (3). " Ainsi, issu de David et fils de David, le Christ est ressuscité parce qu'il s'était

1. II Cor. XIII, 3. — 2. II Tim. II, 8. — 3. Philip. II, 6-9.

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anéanti. Comment s'est-il anéanti ? En s'unissant à ce qu'il n'était pas, sans se séparer de ce qu'il était. Il s'est donc anéanti, il s'est humilié. Tout Dieu qu'il était, il s'est montré homme. Lui, le créateur du ciel, a été méprisé en voyageant sur la terre; il a été méprisé comme un homme, comme un homme sans valeur presque aucune. Et non-seulement il a été méprisé, il a été, de plus, mis à mort. Il était comme une pierre tombée; les Juifs s'y sont heurtés et s'y sont brisés. N'avait-il pas dit en personne? " Celui qui se heurtera contre cette pierre sera brisé, et celui sur qui elle tombera sera broyé (1) ? " Elle a commencé par rester à terre, et ils se sont heurtés, brisés; elle tombera ensuite du haut du ciel, et ils seront broyés.

3. Vous comprenez donc que Jésus est à la fois le fils et le Seigneur de David; le Seigneur de David, de toute éternité; le Fils de David, dans le temps; comme Seigneur de David, il est né de la substance du Père, et comme fils de David, il est né de la vierge Marie, après avoir été conçu du Saint-Esprit. Tenons à cette double nature. L'une nous servira de demeure durant l'éternité; et l'autre sera notre délivrance durant le

1. Matt. XXI, 44.

pèlerinage. Si en effet Jésus-Christ Notre-Seigneur ne s'était fait!homme, c'en était fait de l'homme. Pour ne pas laisser périr son oeuvre, il est donc devenu ce qu'il avait fait. Il est en même temps vrai Dieu et vrai homme; la divinité et l'humanité sont toute sa personne. Telle est la foi catholique. Nier la divinité, c'est être Photinien; son humanité, c'est être Manichéen. Pour être catholique, il faut confesser que le Christ est Dieu, égal à son Père, et qu'il est en même temps homme véritable, qu'il a souffert réellement et qu'il a répandu un sang réel. Ah! la Vérité même ne nous aurait point rachetés en donnant pour nous une fausse rançon. Il faut donc, pour être catholique, confesser ces deux natures.

Mais alors on a une patrie et on est dans la voie qui y mène. On aune patrie, car " Au commencement était le Verbe; " on a une patrie, car " Etant de la nature de Dieu, il n'a pas cru usurper en se faisant égal à Dieu. " On est dans la voie, car " Le Verbe s'est fait chair; " on est dans la voie, car " Il s'est anéanti lui-même en prenant une nature d'esclave. " Il est ainsi et la patrie où nous aspirons et la voie qui nous y mène. Avec lui donc allons à lui et nous ne nous égarerons pas.

 

 

 

SERMON XCIII. LES DIX VIERGES OU LA PURETÉ D'INTENTION (1).

ANALYSE. — La parabole des dix vierges ne saurait s'entendre à la lettre des vierges proprement dites ou des religieuses, mais de toute âme chrétienne qui s'abstient du péché et qui s'adonne aux bonnes oeuvres figurées par les lampes que toutes ces vierges ont à la main. Quelques unes seulement ont eu soin de remplir d'huile leurs lampes : cette huile désigne la charité proprement dite ou la pureté d'intention qui les anime dans leurs bonnes oeuvres, tandis que les vierges folles pratiquent le bien dans des vues humaines, par amour des louanges. Toutes s'endorment du sommeil de la mort; mais quand il faut paraître devant Dieu, c'en est fait des louangea humaines, l'huile manque, la lampe s'éteint, la vierge folle est réprouvée. En vain elle implore la compassion des vierges sages. Celles-ci ne peuvent rien pour leurs malheureuses compagnes; elles ont assez de leurs propres affaires. Ayons donc soin d'agir par un motif de charité véritable et n'attendons pas le réveil de la mort pour nous convertir : ce serait trop tard.

1. A vous qui étiez hier ici nous avons fait une promesse, et nous voulons, avec l'aide du Seigneur, nous acquitter aujourd'hui devant vous et devant toute cette multitude réunie.

Il n'est pas facile de découvrir quelles sont ces dix vierges parmi lesquelles il y en a cinq de folles et cinq de sages. En m'en tenant, toutefois, au texte qu'aujourd'hui encore je vous ai fait lire et autant qu'il plaît à Dieu de m'ouvrir l'intelligence, je ne crois pas que cette parabole on similitude concerne exclusivement les vierges qui sont proprement et éminemment consacrées à Dieu dans l'Église et que plus habituellement nous nommons les religieuses; cette parabole, si je ne me trompe, regarde l'Église tout entière, D'ailleurs, en l'appliquant uniquement aux religieuses, pourrions-nous dire qu'elles ne sont que dix ? Comment réduire à un si petit nombre une telle quantité de vierges? Dira-t-on que

1. Matt. XXV, 1-49

nombreuses quant au nom elles sont rares en réalité et qu'on pourrait à peine en compter dix? Ce serait se tromper, puisqu'en ne considérant que les bonnes sous ce nombre de dix, on ne saurait où placer les cinq folles. De plus, s'il est dans le monde tant d'âmes qu'on appelle vierges, comment se fait-il que les portes de la grande maison ne soient fermées qu'à cinq?

2. Comprenons donc, mes bien-aimés, que cette parabole concerne absolument toute l'Eglise ; elle ne regarde pas uniquement les supérieurs dont nous parlions hier, ni les simples fidèles uniquement, mais les uns et les autres, tous absolument. Et pourquoi cinq vierges d'un côté et cinq vierges de l'autre? Ces cinq vierges d'une part et d'autre part ces cinq autres représentent tous les chrétiens sans exception. Voulez-vous toutefois que nous vous exprimions un sentiment que Dieu nous inspire? Outre les âmes vulgaires, il y a dans l'Eglise de Dieu des âmes qui ont la foi catholique et qu'on voit s'exercer aux bonnes oeuvres : parmi elles cependant il y en a de sages et il y en a d'insensées.

Mais considérons avant tout pourquoi ces âmes sont appelées vierges et pourquoi ces vierges sont divisées en deux groupes de cinq chacun; nous étudierons ensuite les autres circonstances.

Ce qui fait que toute âme unie à un corps est figurée par le nombre cinq, c'est qu'elle a cinq sens à son service, car toutes les impressions sensibles entrent en nous par quelqu'une de ces cinq portes, la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût ou le toucher. D'où il suit que s'abstenir de tout ce qui est illicite pour la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher, c'est rester pur et conséquemment mériter le titre de vierge.

3. Je le veux, il est bon de s'abstenir de toute sensation coupable et c'est avec raison que chaque âme chrétienne porte le nom de vierge. Mais pourquoi en admettre cinq et en repousser cinq? — Eh bien! elles sont vierges, et on les repousse; c'est peu qu'elles soient vierges, elles ont même des lampes. En se préservant des sensations mauvaises elles méritent le nom de vierges, et ce sont leurs bonnes oeuvres qui leur mettent la lampe à la main ; car c'est de ces œuvres que parle le Seigneur en ces termes " Que vos bonnes oeuvres luisent devant les hommes, en sorte qu'ils voient vos bonnes actions et glorifient votre Père qui est dans les cieux (1). " C'est d'elles encore qu'il dit à ses disciples

1. Matt. V, 16.

" Ceignez-vous les reins et que vos lampes soient allumées (1). " Se ceindre les reins, c'est pratiquer la virginité; avoir des lampes allumées, c'est s'exercer aux bonnes oeuvres.

4. Il est vrai on n'emploie pas le terme de virginité quand il est question des personnes mariées; elles ont toutefois la virginité de la: foi qui produit la chasteté conjugale. Pour vous convaincre effectivement que considéré du côté de son âme, et par rapport à l'intégrité de la foi qui préserve aussi du mal et fait faire le bien, chaque chrétien ou chaque âme peut être appelée vierge; votre sainteté doit se souvenir que l'Eglise en général, toute composée qu'elle soit de vierges et d'enfants, de maris et de femmes, est désignée sous le nom de vierge au singulier. Comment, le prouver ? Ecoute l'Apôtre; il s'adresse, non pas seulement aux religieuses, mais à cette Eglise tout entière : " Je vous ai fiancés, dit-il, à un époux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure. " Mais comme il faut se garder avec soin du corrupteur de cette espèce de virginité, c'est-à-dire du diable, ces paroles: " Je vous ai fiancés à un époux unique, au Christ, pour vous présenter à lui comme une vierge pure, " sont suivies immédiatement de ces autres du même Apôtre : " Or je crains que comme le serpent séduisit Eve par son astuce, ainsi vos esprits ne se corrompent et ne dégénèrent de la chasteté qui est dans le Christ (2). " Peu possèdent sans doute la virginité du corps, mais tous doivent conserver la virginité du coeur. — Mais enfin s'il est bon de s'abstenir des sensations coupables, si cette abstinence même donne à la virginité son nom, si de plus les bonnes oeuvres, marquées parles lampes, sont sûrement dignes d'éloges, comment- voyons-nous cinq vierges admises et cinq autres repoussées ? Quoi ! cette âme est vierge, elle porte sa lampe, et elle n'entre point ! Que devient alors cette autre qui n'a pas soin de conserver sa virginité en s'éloignant du mal, et qui marche dans les ténèbres pour ne vouloir point s'exercer aux bonnes oeuvres?

5. C'est donc de cela, mes frères, c'est de cela surtout que nous devons traiter. Ne consentir ni à voir, ni à entendre ce qui est mal, se détourner des odeurs coupables et des coupables aliments des sacrifices païens, éviter tout contact avec une étrangère, partager son pain avec celui qui a faim, donner l'hospitalité au voyageur, et des vêtements à qui n'en a pas, apaiser les querelles,

1. Luc, XII, 36. — 2. II Cor. XI, 2, 3.

416

visiter les malades et ensevelir les morts, c'est être vierge et avoir la lampe à la main. Que nous faut-il de plus ? — Je veux pourtant quelque chose encore. — Quoi? dira-t-on. — Quelque chose, car le saint Evangile a excité mon attention. Oui, c'est parmi les vierges et les vierges qui portent des lampes qu'il en distingue de sages et d'insensées. Mais d'où vient cette distinction? Comment discerner les unes des autres ? Par l'huile; cal l'huile signifie quelque chose de grand et de très-grand. Ne serait-ce point la charité ? Mais c'est plutôt une question de ma part, qu'une affirmation précipitée. Je vous dirai donc pourquoi l'huile me semble être le symbole de la charité.

" Voici, dit l'Apôtre, une voie encore plus élevée. " Quelle est cette voie plus élevée ? " Quand " je parlerais les langues des hommes et des Anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain sonnant ou une cymbale retentissante. " La charité est donc cette voie plus élevée, et ce n'est pas sans motif qu'elle est désignée par l'huile, puisque l'huile surnage au dessus de tous les liquides. Mets dans un vase de l'eau d'abord et de l'huile ensuite : c'est l'huile qui prend le dessus. Au contraire, mots l'huile d'abord et l'eau après: c'est encore l'huile qui surnage. Elle surnage donc toujours, quelque ordre que tu suives. Ainsi " la charité ne succombe jamais (1)."

6. Maintenant donc, mes frères, considérons ce que font les cinq vierges sages et les cinq vierges folles. Elles veulent aller au devant de l'époux. Que signifie aller au devant de l'époux? C'est y aller de coeur, c'est attendre son arrivée. Mais il tardait de venir: ce fut alors que toutes s'endormirent. " Qui, toutes ? Et les folles et les sages " toutes s'assoupirent et s'endormirent. " Faut-il prendre ce sommeil dans un bon sens? Que faut-il en penser ? Ne devrions-nous pas l'entendre dans ce sens que l'iniquité se multipliant pendant que l'époux diffère de venir, la charité se refroidit ? Je n'aime pas cette interprétation et voici pourquoi : c'est qu'il est parlé dans la parabole de vierges sages, c'est qu'après avoir dit : " Et l'iniquité se multipliant, la charité se refroidit dans beaucoup, " le Sauveur ajoute: " Or celui qui persévèrera jusqu'à la fin sera sauvé (2). " Où donc voulez-vous placer les vierges sages? N'est-ce point parmi ceux qui ont persévéré jusqu'à la fin? Non, mes frères, non elles ne sont admises à entrer dans le palais, que pour avoir

1. I Cor. XII, 31; XIII, 1, 8. — 2. Matt. XXV, 12, 18.

persévéré jusqu'à la fin. II s'ensuit que leur charité n'a rien perdu de son ardeur, qu'elle ne s'est point refroidie et qu'elle a brûlé jusqu'à la fin. Et c'est parce qu'elle a brûlé jusqu'à la fin que l'époux a fait ouvrir ses portes, et que les, vierges ont été invitées à entrer, comme le fut cet excellent serviteur à qui il fut dit: " Entre dans la joie de ton Seigneur (1). "

Que signifie alors : " Elles s'endormirent toutes? " C'est qu'il est un autre sommeil auquel nul n'échappe. Ne vous souvenez-vous point de ces paroles apostoliques : " Mais je neveux pas, mes frères, que vous soyez dans l'ignorance au sujet de ceux qui dorment (2): " c'est-à-dire au sujet de ceux qui sont morts ? Et pourquoi dire qu'ils sont endormis, si ce n'est pour rappeler qu'il ressusciteront en leur jour? Dans ce sens donc " toutes s'endormirent. " Crois-tu que la vierge prudente ne doit pas mourir? Vierges folles ou vierges sages, nous serons tous appesantis par le sommeil de la mort.

7. On se dit parfois : Voici bientôt le jour du jugement; il se fait tant de mal, de si douloureuses afflictions se multiplient ! Voilà presque entièrement accompli tout ce qui a été prédit par les prophètes; nous touchons au jugeaient.

Si ceux qui parlent ainsi parlent en vrais fidèles, ces pensées les mènent en quelque sorte au devant de l'Époux. Mais nous voyons guerre sur guerre, désolation sur' désolation, mouvement de terre sur mouvement de terre, famine sur famine et les peuples tombant sur les peuples, sans que l'Époux arrive encore. Et tout en attendant son avènement, on voit s'endormir tous ces hommes qui répètent: Il vient, le jour du jugement nous trouvera encore en vie. Mais puisqu'on s'endort en tenant ce langage, qu'on ait donc devant les yeux la perspective de ce sommeil, que jusqu'à ce moment on persévère dans la charité, et qu'on l'attende jusqu'à ce qu'il arrive. Figure-toi que ce sommeil de la mort est lui-même endormi. Mais " celui qui dort ne s'éveillera-t-il jamais (3)? " — " Toutes donc s'endormirent; " ceci doit s'entendre des vierges sages aussi bien que des vierges folles.

8. " Voilà qu'au milieu de la nuit un cri se fit entendre " Qu'est-ce à dire, au milieu de la nuit? C'est- à dire au moment où on ne s'y attendait point, quand on n'en avait pas la moindre idée. La nuit est ici synonyme d'ignorance. On fait donc son calcul. Voilà, dit-on, tant d'années

1. Matt. XXV, 21, 23. — 2. I Thess. IV, 12. — 3. Ps. XC, 9.

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écoulées depuis Adam; nous voici au terme de six mille ans, et bientôt, d'après les supputations de quelques interprètes, arrivera le jour du jugement. Mais ces supputations passent aussi, et l'Epoux ne vient point, et ces vierges qui allaient au devant de lui s'endorment comme les autres. Et quand on ne s'y attend plus, quand on répète On croyait que ce serait au bout de six mille ans, elles six mille ans sont écoulés, comment savoir maintenant à quelle époque il viendra? il viendra tout-à-coup au milieu de la nuit. Qu'est-ce à dire, ait milieu de la, nuit? Il viendra quand tu ne l'attendras point. Et pourquoi viendra-t-il alors? Interroge le Seigneur lui-même: " Ce n'est pas à vous, dit-il, de connaître les temps et les moments que le Père a réservés en sa puissance (1). " — " Le jour du Seigneur, dit " encore l'Apôtre, viendra comme un voleur pendant la nuit (2). " Donc aussi veille durant la nuit, afin de n'être pas surpris par le voleur, car bon gré, mal gré, le sommeil de la mort finira par venir, après toutefois qu'un cri se sera fait entendre au milieu de la nuit.

9. Quel est ce cri, sinon celui dont il est question dans ces paroles de l'Apôtre: " En un clin d'oeil, au son de la dernière trompette; car la trompette sonnera, et les morts ressusciteront, et nous serons transformés (3) ? " Et après que ce cri se sera fait entendre au milieu de la nuit, quand on aura crié: " Voici venir l'Epoux, " qu'arrivera-t-il? " Toutes se lèveront, " est-il écrit. Qu'est-ce à dire? " Viendra le moment, dit le Seigneur lui-même, où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et en sortiront (4). " Ainsi c'est au son de la dernière trompette que " toutes se lèveront. Or les " prudentes prirent de l'huile avec elles dans leurs vases, tandis que les folles n'en prirent point. " Que signifie: " Elles n'emportèrent point d'huile avec elles dans leurs vases? " — Dans leurs vases signifie dans leurs coeurs ; ce qui a fait dire à l'Apôtre: " Voici notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience (5). " Là en effet se trouve une huile, une huile mystérieuse qui vient de la bonté de Dieu; car les hommes peuvent bien mettre de l'huile dans un vase, mais ils ne sauraient créer une olive. — J'ai de l'huile, dis-tu. — Est-ce toi qui l'as créée? Elle est due à la bonté de Dieu. Tu as de l'huile? Emporte-la avec toi. Qu'est-ce à dire ? Garde-la dans ton âme; applique ton âme à plaire à Dieu.

1. Act. I, 7. — 2. I Thess. V, 2. — 3. I Cor. XV, 52. — 4. Jean, V, 98, 29. — 5. II Cor. I, 12.

10. Vois ces vierges qui n'ont point emporté d'huile avec elles. En gardant l'abstinence qui leur a fait donner le titré de vierges, en s'employant aux bonnes oeuvres qui font briller comme des lampes dans leurs mains, c'est aux hommes qu'elles veulent plaire. Mais si elles veulent plaire aux hommes, si c'est dans ce dessein qu'elles se livrent à tant d'oeuvres dignes d'applaudissements, elles ne portent point d'huile avec elles. Ah ! sois plus sage et portes-en, portes-en dans ton âme, dans ce sanctuaire que fixe 1'œil de Dieu; porte-là le témoignage d'une bonne conscience.

C'est ne pas porter d'huile, que de dépendre du témoignage et de l'opinion d'autrui. Et si c'est en vue des louanges des hommes que tu t'abstiens du mal et que tu fais le bien, tu ne portes pas d'huile dans ton coeur, et ta lampe s'éteindra lorsque ces louanges viendront à te manquer. Que votre charité fasse bien attention à cette circonstance.

Avant que ces vierges s'endormissent, il n'est pas dit que leurs lampes se fussent éteintes. Ce qui entretenait les lampes des sages, c'était l'huile intérieure, la paix de la conscience, la gloire invisible, l'intime charité. Les lampes des folles brillaient aussi. Pourquoi brillaient-elles ? C'est que les louanges humaines ne leur faisaient pas défaut. Après le réveil, c'est-à-dire à la résurrection des morts, elles commenceront à préparer leurs lampes, à se disposer à rendre compte à Dieu de leurs oeuvres. Mais alors plus personne pour les louer, chacun s'occupe de soi, chacun pense à soi; et il n'y a plus de vendeurs d'huile. Les lampes alors commencent à s'éteindre et les vierges folles se tournent vers les cinq vierges prudentes: " Donnez-nous de votre huile, disent"elles, car nos lampes s'éteignent. " Elles cherchent ainsi ce qu'elles ont cherché toujours, à brûler l'huile d'autrui, à vivre des louanges d'autrui. " Donnez-nous de votre huile, car nos lampes s'éteignent. "

11. " De peur qu'il n'y en ait pas assez pour nous et pour vous, répondent les sages, adressez-vous plutôt à ceux qui en vendent et achetez-en pour vous. " Ce n'est pas un conseil, c'est une dérision. Pourquoi cette dérision? Ces vierges étaient sages, la sagesse était en elles, car elles n'étaient point sages par elles-mêmes, elles ne l'étaient que par l'impression de cette Sagesse dont parlé un de nos livres sacrés et qui dit à ses contempteurs accablés des maux dont elle (418) les a menacés: " Moi aussi je me rirai de votre ruine (1). " Comment donc s'étonner que les vierges sages tournent les folles en dérision ? Que veut dire cette dérision?

12. " Adressez-vous à ceux qui en vendent, et " achetez-en pour vous : " car vous ne faisiez ordinairement le bien qu'autant qu'on vous louait, qu'on vous vendait de l'huile, en d'autres termes, qu'on vous vendait des louanges.. Et qui vend des louanges sinon les flatteurs? Ah! qu'il eût bien mieux valu ne pas vous fier à ces flatteurs, porter l'huile en vous-mêmes, et faire toutes vos bonnes oeuvres pour avoir la paix d'une bonne conscience! Qu'il eût été préférable de dire alors : Le juste me corrigera et me reprendra dans sa miséricorde, mais l'huile du pécheur ne pénètrera point dans ma tête (2). " Je préfère que le juste m'accuse, que le juste me soufflette, que le juste me corrige, plutôt que de sentir l'huile du pécheur sur ma tête. Et qu'est-ce que cette huile du pécheur, sinon les flatteries de l'adulateur?

13. " Adressez-vous à ceux qui en vendent: " c'était votre habitude. Quant à nous, nous ne vous en donnerons point. Pourquoi? " De peur qu'il n'y en ait pas assez pour nous et pour vous. " Pourquoi dire: " Qu'il n'y en ait pas assez? " Ce n'est pas du désespoir, c'est une juste et pieuse humilité. Si bonne en effet que soit la conscience d'un homme de bien, peut-il savoir comment1il est jugé par Celui que ne trompe personne ? Sa conscience est bonne; le souvenir d'aucun crime ne lui tourmente le coeur; mais en considérant certaines fautes où il tombe chaque jour en cette vie, et qui pourtant ne troublent pas sa conscience, il ne laisse pas de dire " Pardonnez-nous nos offenses; " et il parle avec confiance parce qu'il pratique ce qui suit: " Comme nous pardonnons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés (3). " C'est de bon coeur qu'il a partagé son pain avec celui qui avait faim, et donné des vêtements à qui n'en avait pas; l'huile intérieure a alimenté ses bonnes oeuvres ; mais en face du grand jugement une bonne conscience ne peut que trembler.

14. Considère bien ce que signifie: " Donnez-nous de l'huile. " On répond: " Adressez-vous plutôt à ceux qui en vendent. " Habituées à faire le bien en vue des louanges humaines, vous ne portez pas d'huile avec vous; nous n'en donnons pas non plus, " de peur qu'il n'y en ait pas assez

1. Prov. I, 26. — 2. Ps. CXL, 6. — 3. Matt. VI, 12.

Pour vous et pour nous. " Nous avons peine à nous rassurer nous-mêmes; comment pouvons-nous vous rassurer ? Que veut dire: Nous avons peine à nous rassurer nous-mêmes? C'est qu'au moment où le Roi juste sera assis sur son trône, qui pourra se glorifier d'avoir le coeur pur (1) ? " Peut-être ne découvres-tu aucune tache dans ta conscience; mais peut-être aussi qu'il s'en découvre aux yeux de Celui dont la vue est plus perçante, dont le regard divin plonge dans les profondeurs extrêmes. Celui-là ne voit-il pas, ne voit-il pas quelque tache en ton âme? Ah ! qu'il vaut bien mieux lui dire: " N'entrez pas en jugement avec votre serviteur ? ; " ou mieux encore: " Pardonnez-nous nos offenses; " car en considérant ces flambeaux, ces lampes allumées, il te dit de son côté: J'ai en faim et tu m'as donné à manger (3).

Mais quoi! les folles n'ont-elles pas fait la même bonne oeuvre? Elles ne l'ont pas faite en vue de lui. Comment donc? Elles l'ont faite comme le Seigneur a défendu de la faire. " Gardez-vous, a-t-il dit en effet, d'accomplir votre justice devant les hommes dans l'intention d'en être remarqués; autrement vous ne recevrez point de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux. Ne soyez pas non plus, quand vous priez, semblables aux hypocrites. Car ils " aiment à se tenir debout dans les places publiques et à y prier pour qu'on les observe. En vérité je vous le déclare, ils ont reçu leur récompense (4). " Ils ont acheté de l'huile, ils l'ont payée, on ne leur a pas refusé les louanges humaines ; ils les ont cherchées et les ont obtenues. Mais que leur serviront-elles au jour du jugement?

Comment au contraire ont agi les vierges sages! Comme il est prescrit dans ces paroles: " Que vos bonnes, oeuvres luisent devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes actions et qu'ils glorifient votre Père qui est aux cieux (5); " votre Père et non pas vous. L'huile en effet ne vient pas de toi. Vante-toi, écrie-toi : J'en ai. Tu en as, mais elle vient de lui. Qu'as-tu que tu ne l'aies reçu (6)? Telle fut donc la conduite différente et des unes et des autres.

15. Mais quand les insensées vont acheter de l'huile ; lorsqu'elles cherchent, mais en vain, qui les loue et qui les console; il n'est pas étonnant que la porte s'ouvre, que l'Epoux vienne avec l'épouse, c'est-à-dire avec l'Eglise déjà glorifiée

1. Prov. XX, 8, 9. — 2. Ps. CXLII, 2. — 3. Matt. XXV, 36. — 4. Matt. VI, 1, 6. — 5. Ibid. V, 18. — 6. I Cor. IV, 7.

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avec le Christ, et que chaque membre se réunisse à tout le corps. Les sages, est-il dit, " entrèrent avec lui dans la salle des noces, et la porte fut fermée. " Les folles vinrent ensuite; mais sans avoir acheté de l'huile, sans avoir même découvert à qui en acheter. Aussi trouvèrent elles les portes fermées; elles commencèrent à frapper, mais c'était trop tard.

16. Il est écrit, et rien n'est plus vrai, plus infaillible : " Frappez, et on vous ouvrira (1); " mais c'est maintenant qu'il faut frapper, c'est à l'époque de la miséricorde et non pas au moment du jugement. On ne saurait effectivement confondre ces deux époques, puisque l'Eglise chante, devant le Seigneur, la miséricorde et le jugement (2). Nous voici au temps de la miséricorde ; fais pénitence. Veux tu différer jusqu'au jour de la justice? Ce serait éprouver le sort de ces vierges devant qui la porte s'est fermée. .

" Seigneur, Seigneur, ouvrez-nous. " N'est-ce pas se repentir de n'avoir pas porté de l'huile avec elles ? Mais de quoi leur sert cette pénitence tardive, en face des dérisions que verse sur elles la Sagesse véritable ? " La porte " donc " est fermée. " Et que leur dit-on ? " Je ne vous connais pas. " Quoi? Elles ne sont pas connues de Celui qui connaît tout? Que signifie donc : " Je ne vous connais pas ? " Cela signifie: Je vous désapprouve, je vous réprouve. Je ne vous reconnais pas comme conformes à ma règle ; car cette règle ignore les vices, et chose remarquable ! elle les juge tout en les ignorant. Elle les ignore, parce qu'elle ne s'y livre pas; elle les

1. Matt. VII, 7. — 2. Ps. C, 1.

juge, parce qu'elle les censure. C'est dans ce sens que " je ne vous connais pas. (1)"

17. Les cinq vierges prudentes se mirent en marche et entrèrent. Combien n'êtes-vous pas, mes frères, qui portez le nom de Chrétiens? Je voudrais voir parmi vous ces cinq vierges sages. Je ne dis pas : Je voudrais que vous fussiez cinq seulement; mais je voudrais voir parmi vous ces cinq vierges prudentes, ces âmes prudentes que figure le nombre cinq. Car l'heure du jugement viendra, et elle viendra nous ne savons quand, puisqu'elle viendra au milieu de là nuit. Veillez donc, c'est la conséquence que tire l'Evangile. " Veillez, dit-il, car vous ne savez ni le jour ni l'heure. "

Mais comment veiller, puisque nous sommes obligés de dormir ? C'est le coeur, c'est la foi, c'est l'espérance, c'est la charité, ce sont les bonnes oeuvres qui doivent veiller en nous. Du reste le sommeil du corps doit être suivi du réveil. Or à ton réveil, prépare tes lampes. C'est alors qu'il faut ne pas les laisser s'éteindre, mais les ranimer avec l'huile mystérieuse d'une bonde conscience; alors qu'il te faut mériter les spirituels embrassements de l'Epoux, et la grâce d'être introduit par lui dans ce palais où il n'y a plus de sommeil, où ta lampe ne pourra plus s'éteindre, au lieu qu'aujourd'hui nous nous fatiguons encore, pendant que les vents et les tentations de ce siècle agitent la flamme de nos lampes. Ah! Nourrissons si bien cette flamme, que le souffle de la tentation l'active plutôt que de l'éteindre.

 

 

 

 

SERMON XCIV. LE TALENT ENFOUI. (1).

ANALYSE. — Plusieurs évêques étaient réunis à Hippone. Tous refusèrent de prêcher devant saint Augustin. Le grand docteur s'en plaint d'une manière charmante, et il invite avec un aimable à-propos tous les chefs de famille à faire chez eux les évêques, plutôt que de laisser oisif le talent qu'ils ont reçu.

Ces Seigneurs, mes frères et collègues dans l'épiscopat, ont daigné nous honorer et nous réjouir de leur présence; mais je ne sais pourquoi ils refusent de m'aider dans mes fatigues. Je tiens à le dire à votre charité devant eux, afin que votre attention et votre désir intercèdent en quelque sorte en ma faveur, et qu'eux aussi consentent à prêcher quand je les en supplie. Qu'ils donnent de ce qu'ils ont reçu et qu'ils veuillent bien travailler plutôt que de s'excuser. Pour moi effectivement je suis épuisé et à peine capable de parler; je ne vous dirai donc que quelques mots et vous les recevrez avec plaisir. Nous avons

1 Matt. XXV, 24-30

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d'ailleurs un mémoire des bienfaits que Dieu vient d'accorder par un saint martyr : tous ensemble nous écouterons ce mémoire avec plus de bonheur encore.

Que vais-je donc vous dire? L'Evangile vient de vous parler de la récompense des bons serviteurs et dit châtiment des mauvais. Or tout le crime du serviteur réprouvé et condamné à d'affreux supplices, fut d'avoir refusé de donner. Il conserva intégralement ce qu'il avait reçu ; mais Dieu voulait qu'il le fit profiter; car Dieu est avare quand il s'agit de notre salut. Or si telle fût sa condamnation pour n'avoir pas donné, à quoi doivent s'attendre ceux qui dissipent?

Pour nous, vous le voyez, nous distribuons, nous donnons et vous recevez; nous cherchons votre intérêt; vivez donc sagement, car c'est en cela que consiste le profit que nous cherchons en donnant. N'estimez pas toutefois que vous ne devez pas donner aussi. Sans doute, il ne vous appartient pas de donner, du haut de cette chaire, mais vous pouvez donner partout. On attaque le Christ ? Défendez-le. On murmure contre lui? Répondez. On le blasphème ? Reprenez et éloignez-vous de la compagnie de ces malheureux. C'est ainsi qu'en donnant vous pourrez gagner quelques-uns d'entre eux.

Remplacez-nous dans vos maisons. Le mot d'évêque signifie celui qui surveille, celui qui exerce une soigneuse surveillance. A chacun donc, à chaque chef de maison il appartient d'y faire l'évêque, de voir quelle est la foi des siens, d'examiner si quelques-uns d'entre eux ne tombent pas dans l'hérésie, si ce n'est ni l'épouse, ni le fils, ni la fille, ni même le serviteur, car il a été racheté à un bien haut prix.

La doctrine de l'Apôtre met le maître au dessus du serviteur et le serviteur au dessous du maître (1). Le Christ toutefois a donné la même rançon pour l'un et pour l'autre. Ne méprisez donc pas les derniers d'entre vous, veillez avec tout le soin possible au salut des' membres de votre famille. Ainsi vous donnerez, ainsi vous ne serez point de paresseux serviteurs et vous n'aurez pas à craindre cette horrible condamnation.

1. Ephés. VI, 6; Tite, II, 9.