SERMONS DÉTACHÉS

SERMONS INÉDITS

Suite du Tome XIème Oeuvres complètes de Saint Augustin, traduites pour la première fois en français, sous la direction de M. Raulx, Bar-Le-Duc, L. Guérin et Cie Editeurs, 1868, p. 242 à 748

 

 

 

 

 

SERMONS INÉDITS *

VINGT-SIXIÈME SERMON. EXPOSITION DE FOI. *

VINGT-SEPTIÈME SERMON. SUR LE JUGEMENT DERNIER. *

VINGT -HUITIÈME SERMON. SUR LES TRIBULATIONS ET LES MISÈRES DE CE MONDE. *

VINGT-NEUVIÈME SERMON. SUR LA PÉNITENCE QUE TOUT CHRÉTIEN DOIT PRATIQUER, S'IL VEUT *

GUÉRIR SON AME DES PÉCHÉS QU'IL A COMMIS APRÈS LE BAPTÊME. *

TRENTIÈME SERMON. SUR LA CONFESSION. *

TRENTE ET UNIÈME SERMON. SUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS. I. *

TRENTE-DEUXIÈME SERMON. POUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS. *

TRENTE-TROISIÈME SERMON. POUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS. III. *

TRENTE-QUATRIÈME SERMON. PRIÈRE AU SAINT-ESPRIT. *

TRENTE-CINQUIÈME SERMON. OU PREMIER TRAITÉ DU COMBAT SPIRITUEL. *

TRENTE-SIXIÈME SERMON. OU DEUXIÈME TRAITÉ DE LA LUTTE CONTRE LES VICES. *

TROISIÈME TRAITÉ. SUR LES SEPT DEMANDES DU NOTRE PÈRE. *

PREMIER SERMON. DE LA CHUTE. *

DEUXIÈME SERMON. DU PREMIER HOMME. *

TROISIÈME SERMON. SUR JOSEPH. *

QUATRIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (VIII, 14) : " JÉSUS, ÉTANT ENTRÉ DANS LA MAISON DE PIERRE, VIT LA BELLE-MÈRE DE CELUI-CI ÉTENDUE SUR SA COUCHE ET ATTEINTE DE LA FIÈVRE ". GUÉRISONS ET DISCIPLES. *

CINQUIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XIII, 24-30) : JÉSUS DIT A SES DISCIPLES CETTE PARABOLE : " LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI SEMA DE BON GRAIN DANS SON CHAMP, ETC. " L'IVRAIE ET LE BON GRAIN. *

SIXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XIV, 1, 2). " HÉRODE LE TÉTRARQUE ENTENDIT LE BRUIT DE LA RENOMMÉE DE JÉSUS, ET IL DIT A SES SERVITEURS : " C'EST JEAN-BAPTISTE, C'EST LUI-MÊME QUI EST RESSUSCITÉ D'ENTRE LES MORTS, ET VOILA POURQUOI DES MIRACLES S'OPÈRENT PAR LUI, ETC. " LE MARTYRE. *

SEPTIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XV, 21-28) : " JÉSUS, ÉTANT PARTI DE LÀ, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON. ET VOICI QU'UNE FEMME CHANANÉENNE SORTIE DE CES CONTRÉES S'ADRESSA A LUI EN CRIANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, " AYEZ PITIÉ DE MOI ; MA FILLE EST CRUELLEMENT TOURMENTÉE PAR LE DÉMON, ETC. " LA CHANANÉENNE. *

HUITIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU XXII, 23 et SUIV. : " CE JOUR-LÀ, LES SADDUCÉENS, QUI PRÉTENDENT QU'IL N'Y A POINT DE RÉSURRECTION, VINRENT TROUVER JÉSUS, ETC. " LA RÉSURRECTION. *

NEUVIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR (Matth. XXIV, 19) " QUAND VOUS VERREZ L'ABOMINATION, ETC. " LA CUPIDITÉ *

DIXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XXV, 31, 32) : " QUAND LE FILS DE L'HOMME VIENDRA DANS SA MAJESTÉ, ET TOUS LES ANGES AVEC LUI, IL S'ASSIÈRA SUR LE TRONE DE SA MAJESTÉ, ET TOUTES LES NATIONS SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ETC. " L'AUMONE. *

ONZIÈME SERMON. DE L'ENFANT PRODIGUE (Luc, XV, 11 et suiv.) *

DOUZIÈME SERMON. LE PHARISIEN ET LE PUBLICAIN (Luc, XVIII, 10 et suiv.) *

TREIZIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT LUC (XIX, 1 ) : " JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS JÉRICHO, LE TRAVERSAIT ; ET VOICI QU'UN HOMME APPELÉ ZACHÉE, ET QUI ÉTAIT CHEF DES PUBLICAINS, ETC. " *

ZACHÉE. *

QUATORZIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (VI, 5-14). " JÉSUS AYANT DONC LEVÉ LES YEUX ET VOYANT QU'UNE GRANDE FOULE ÉTAIT VENUE A LUI, DIT A PHILIPPE, ETC. " MULTIPLICATION DES PAINS. *

QUINZIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (VIII, 1, 12) : " JÉSUS VINT EN LA MONTAGNE DES OLIVIERS, ET, AU COMMENCEMENT DU JOUR, IL PARUT DE NOUVEAU DANS LE TEMPLE, ET TOUT LE PEUPLE VINT VERS LUI; ET, S'ÉTANT ASSIS, IL LES INSTITRUISAIT ". LA FEMME ADULTÈRE. *

SEIZIÈME SERMON. SUR, CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (XIII, 16-32) : " JÉSUS DIT A SES APÔTRES : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : LE, SERVITEUR N'EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE, NI L'APÔTRE PLUS GRAND QUE CELUI QUI L'A ENVOYÉ ". TRAHISON DE JUDAS. *

DIX-SEPTIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (XVI, 23-30) : " JÉSUS DIT A SES DISCIPLES : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : SI VOUS DEMANDEZ QUELQUE CHOSE A MON PÈRE, EN MON NOM, IL VOUS LE DONNERA ". LA PRIÈRE. *

DIX-HUITIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'APOTRE (Ephés. III, 18) : " AFIN QUE VOUS PUISSIEZ COMPRENDRE QUELLE EST LA HAUTEUR, LA LARGEUR, LA LONGUEUR ET LA PROFONDEUR ". LARGEUR ET LONGUEUR. *

DIX-NEUVIÈME SERMON. SUR L'AVÈNEMENT DE NOTRE-SEIGNEUR. (1) *

VINGTIÈME SERMON. SUR L'AVÉNEMENT DU SAUVEUR. II. *

VINGT ET UNIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DIT SEIGNEUR. I. *

VINGT DEUXIEME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. II. *

VINGT-TROISIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR. III *

VINGT-QUATRIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR. ON Y EXPLIQUE CES PAROLES DU PSALMISTE : " IL DESCENDRA COMME LA PLUIE SUR L'HERBE DES CHAMPS ". (PS. LXXI, 6.) IV. *

VINGT-CINQUIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. V. *

VINGT-SIXIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. VI. *

VINGT-SEPTIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. VII. *

VINGT-HUITIÈME SERMON: POUR LA NAISSANCE DU SAUVEUR. VIII. *

VINGT-NEUVIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. IX. *

TRENTIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR. X. *

TRENTE ET UNIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XI. *

TRENTE-DEUXIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XII. *

TRENTE-TROISIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XIII. *

TRENTE-QUATRIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XIV. *

 

 

VINGT-SIXIÈME SERMON. EXPOSITION DE FOI.

ANALYSE. — 1. Le Fils est un seul Dieu avec le Père. — 2. Divinité du Saint-Esprit. — 3. Ces trois personnes ne son qu'un seul Dieu.

1. La foi en la substance unique de la Trinité, c'est-à-dire du Père, du Fils et du Saint-Esprit, est d'avant tous les temps : elle dépasse tous nos sens ; les paroles ne peuvent l'expliquer ; nul esprit ne saurait la comprendre. Une seule puissance, un seul Dieu, et trois noms. Le Verbe naît de la Vierge Marie ; il se revêt d'un corps matériel, mais il reste la pensée sublime de Dieu. Cette parole divine ne s'est pas assimilée à la chair, mais elle s'y est enfermée, elle lui est demeurée supérieure : c'était la parole impassible du Très-Haut, et, néanmoins, elle a souffert et subi les coups de la mort, pour communiquer la vie à sa créature, que sa désobéissance avait précipitée dans l'abîme.

O homme ! chercherais-tu à comprendre la Divinité ? Te blâmerais-je pour cela ? Si tu crois, tu fais bien ; mais si tu dis : Comment Dieu est-il Père? tu tombes dans les ténèbres. Si tu dis : Comment Dieu est-il Fils ? la lumière t'abandonne encore ; car: " Nul ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, et nul ne connaît le Fils, si ce n'est le Père (1) ". Supposer trois puissances , c'est confesser trois Dieux; pour nous, nous croyons trois personnes , mais une seule puissance, une seule divinité. En nommant le Père, tu glorifies le Fils, et en prononçant le nom du Fils, tu adores le Père. Si, de la Trinité nous ne faisons qu'une seule personne, nous

1. Matth, XI, 27.

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judaïsons, parce que les Juifs ne reconnaissent qu'une seule personne et confessent un seul Dieu. A reconnaître trois Dieux-, nous ressemblerions aux Gentils. Mais il n'en est pas ainsi ; nous confessons que le Père est dans le Fils, et que le Fils est dans le Père, avec le Saint-Esprit ;'nous ne divisons ni ne partageons la nature divine, Dieu de Dieu, puissance de puissance, lumière de lumière, vérité de vérité. Pour le constater, pas de témoins : ni le ciel, ni la terre, ni la mer, ni la lumière, ni les ténèbres, ni les anges, ni les chérubins, ni les séraphins ; car : " Au commencement le Fils était dans le Père (1) " . Personne ne connaît celui qui ne peut naître, si ce n'est celui qui est né, parce qu'il sait de qui il est né ; de même celui-là seul, qui a engendré, connaît celui qui peut naître; aussi le Père connaît-il le Fils, puisqu'il l'a engendré. L'engendré est pareil à son auteur; c'est le conseil et la sagesse du Père ; c'est, avec lui, une seule puissance, une même divinité. Tu cherches à comprendre la génération du Fils de Dieu? Depuis peu il a pris une origine particulière dans le sein de la Vierge Marie ; mais, quant à sa génération divine, on ne peut dire que ceci : " Dès le commencement il est dans le Père ". Je confesse un seul Dieu innascible, et je reconnais un seul Dieu né. Je proclame que le Père tout-puissant est sans commencement et sans fin, qu'il contient toute chose et n'est contenu en rien, qu'il gouverne tout et n'est gouverné par quoi que ce soit, qui voit tout et n'est vu de personne. J'avoue aussi que Jésus-Christ, Fils de Dieu, possède toute la sagesse et la puissance de Dieu, son Père. Autant le Père a de puissance, " autant en possède " le Fils. L'engendre n'est pas moindre que celui qui ne peut naître ; il n'a été ni fait ni créé.

2. Si je disais que l'Esprit est né, je déclarerais que le même Père a deux Fils, au lieu de dire qu'il a un Fils unique et qu'un seul Fils a été engendré par un seul Père. Il n'y a qu'un seul Père, et il a fait toutes choses, comme il n'y a qu'un seul Jésus-Christ, par qui toutes choses ont été faites. Si je dis que le Fils n'est pas né, je reconnais dès lors que le Père Tout. Puissant n'est pas seul innascible, et je confesse deux Tout-Puissants ; et si, d'un autre côté, j'avoue qu'il a été fait, je parle à la manière des Gentils, car ils adorent les oeuvres de

1. Jean, I, 2.

l'homme et n'adorent pas le Créateur du ciel et de la terre. Comment donc m'exprimer à son égard? Dirai-je que c'est un fantôme? Que Dieu m'en garde, car le Christ ne pardonnera jamais le blasphème. Supposez que deux morceaux de bois, liés ensemble, soient jetés dans une fournaise ardente, un seul jet de flammes s'échappe de tous les deux à la fois; ainsi, du Père et du Fils procède l'Esprit-Saint, et il possède, comme eux, la puissance et la divinité.

3. Le bienheureux apôtre Paul a parfaitement défini notre croyance: " Un Dieu ", dit-il, " médiateur entre Dieu et les hommes (1) ". Ce n'est pas en tant que Dieu de Dieu, qu'il est devenu médiateur; car il n'y a qu'un seul Dieu même jusque dans la Trinité: mais la vertu du Père s'étant incarnée dans le sein de la Vierge Marie, et revêtue du vieil homme qui était tombé par sa désobéissance, elle est devenue la médiatrice de l'humanité. Comme l'attestent les Evangiles, lorsque le Sauveur eut conduit ses Apôtres sur le Thabor, il leur manifesta la puissance de sa divinité, et voilà qu'une nuée lumineuse le couvrit (2). Cette nuée indiquait que la Vertu du Père se trouvait en lui. Il en est dont la doctrine est insensée; comment expliquent-ils trois personnes en une seule substance? Par trois personnes, ils en. tendent trois puissances. Pour nous, nous disons qu'il y a trois personnes en une seule et même puissance, trois noms et un seul Dieu, trois paroles exprimant le même sens, c'est-à-dire, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Ceux-là partagent et divisent encore la puissance et la divinité de la Trinité sainte; c'est, disent-ils, comme un empereur, un préfet et un comte. Non, et loin de vous enseigner une pareille doctrine ou cette exposition de foi, je l'anathématise; car il est écrit dans nos livres sacrés: " Les perfections invisibles de Dieu sont devenues visibles par la création de ce monde (3) ". Pour faire un empereur de la terre, il faut trois choses, mais la puissance impériale est une. Si l'empereur ôte son diadème de dessus sa tête, il est un César, mais n'est plus un empereur dans toute l'acception du mot; voilà pourquoi ceux qui blasphèment le Saint-Esprit ne sont pas chrétiens. Si l'empereur se dépouille de la pourpre, ce n'est plus qu'un homme: ainsi font les Juifs, en n'adorant qu'une seule personne.

1. I Tim. II, 5.— 2. Matth. XVII, 5.— 3. Rom. I, 10.

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Quant à nous, nous comparons le Maître du ciel à l'empereur de la terre: celui-ci est un homme dans la pourpre, et la pourpre se trouve en lui; mais la couronne placée sur sa tête, entraîne de droit pour lui la faculté de porter la pourpre, et signifie qu'en lui la puissance impériale est une. Ainsi en est-il de la Trinité: le Père est dans le Fils, et le Fils est dans le Père; pour le Saint-Esprit, il est le trait d'union entre l'un et l'autre : c'est la puissance et l'unité de la Trinité.

VINGT-SEPTIÈME SERMON. SUR LE JUGEMENT DERNIER.

ANALYSE. — 1. Les bons récompensés. — 2. Les méchants condamnés. — 3. Conclusion.

1. " Quand le Fils de l'homme viendra dans sa majesté, il s'assoiera sur le trône de sa gloire, et toutes les nations seront assemblées devant lui, et il séparera les uns d'avec les autres, comme le berger sépare les brebis a d'avec les boucs, et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors, il dira à ceux qui seront à sa droite: Venez, ô bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde (1)" ; où se trouve la lumière inextinguible, où l'on goûte éternellement le bonheur, où l'on puise la vie sans fin de l'immortalité, où l'on partage à toujours la joie des anges et des Apôtres, où habite la lumière de la lumière et la source de la lumière, où l'on voit la cité des saints, la Jérusalem céleste, où les martyrs et les patriarches sont réunis avec Abraham, Isaac, Jacob et tous les élus, où les joies ne sont point suivies de douleur et de tristesse, où l'on ne verra ni les ombres de la nuit, ni la caducité de la vieillesse, où chacun éprouvera un insatiable amour et une paix particulière, où l'on aura pour témoins les esprits bienheureux et toutes les puissances, où Dieu nous donnera la manne, c'est-à-dire, des aliments célestes, et nous rendra participants de la vie des anges, où, enfin, car je voudrais tout dire d'un seul mot, l'on ne ressentira ni mal , ni douleur , et où nous jouirons de tous les biens. A ces paroles du

1. Matth. XXV, 31-34.

Sauveur, les justes demanderont : Seigneur, pourquoi nous avez-vous préparé une si grande gloire, une gloire si parfaite? Et le Christ leur dira : Voici pourquoi : Vous avez eu la miséricorde et la foi, la charité et la patience, la longanimité, la douceur et la justice, la continence et l'humilité; vous vous êtes montrés hospitaliers, affables et joyeux pour les pèlerins et les étrangers, amis de la justice et de la vertu; les maux du prochain vous ont attristés, comme son bonheur vous a réjouis; vous avez ressenti de la joie à voir ceux à qui n'échappait pas même une parole inutile ; la crainte de Dieu vous a saisis à la vue de ceux mêmes qui ne transgressent point leurs obligations et n'oublient ni un iota, ni un point de la loi du Seigneur; vous n'avez reçu aucun présent pour opprimer les innocents et dire le mensonge au lieu de la vérité; de votre cœur et de votre corps vous avez retranché le vice, vous avez considéré comme rien ce bas monde; vous avez renoncé non-seulement au diable et à ses oeuvres, au monde et à ses pompes, mais encore à vous-mêmes, et vous avez pris sur vous la croix de Jésus-Christ, pour le suivre fidèlement. — Seigneur, reprendront les justes, quand avez-vous remarqué en nous tout ce bien ? Quand avons-nous fait aux autres ce qu'il vous appartient de leur faire? Et il leur dira: " En vérité, je vous le dis : ce que vous avez fait pour l'un des moindres de mes frères, vous (568) l'avez fait pour moi (1) ", et en ma présence. Et ce que vous avez fait en secret, je vous le rendrai en public.

2. Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa gauche : " Allez, maudits, au feu éternel, que mon Père a préparé pour le diable et pour ses anges (2) ", " où il y aura des pleurs et des grincements de dents (3) ", où l'on n'a des yeux que pour pleurer, où l'on désire la mort sans la recevoir, " où lever qui ronge ne meurt point, et le feu qui brûle ne s'éteint jamais (4) " ; où rien ne se prépare que des supplices, où nul maître n'est obéi de son serviteur, où le vieillard n'est pas respecté, où les jeunes gens manquent d'emploi, où il n'y a ni joie ni allégresse pour succéder au chagrin, où le travail ne se trouve point remplacé par les honneurs ou le repos; là, des ténèbres éternelles et des tourments horribles, l'ardeur de la soif et une terre d'oubli, la violence des flammes et la douleur causée par les vers; on n'y voit rien que des supplices, on n'y entend rien que des gémissements; on n'y éprouve aucune consolation, on n'y rencontre que l'enfer et les abîmes de la géhenne, dont le Prophète a dit : " Dans l'enfer, qui est-ce qui chantera vos louanges (5)? " c'est-à-dire personne. En ce lieu d'horreur, qui est-ce qui pourra chanter des cantiques au Seigneur? Ceux qui s'y trouvent renfermés n'ont plus le pouvoir de rien faire. Il y aura là des tortures de genres différents: là se trouvent " le dragon que Dieu a formé pour se jouer de lui (6) "

1. Matth. XXXV, 40. — 2. Ibid. 41. — 3. Id. VIII, 12. — 4. Marc, IX, 43. — 5. Ps. VI, 6. — 6. Id. CIII, 26.

Malheur à ceux parmi lesquels se trouve ce dragon dont le Sauveur a triomphé sur la croix, et qu'il a attaché, comme un passereau, à l'instrument de son supplice ! Si, en ce monde, les hommes ne peuvent supporter le joug de sa domination, comment le supporteront ceux qui se trouveront avec lui? Alors ces maudits lui répondront: Seigneur, pourquoi nous avoir préparé de si grandes peines, des tortures si insupportables? Et il leur dira: En voici le motif : c'est à cause de votre méchanceté, de vos ruses, de votre malignité, de votre avarice, de vos fautes, de vos injustices, de vos larcins, de vos mensonges, de vos insultes, de votre cupidité, de vos homicides et adultères, de vos colères, de vos fornications, de votre orgueil, de votre vaine gloire, de votre méchanceté pour le prochain, de cette tristesse qui engendre la mort; c'est parce que vous n'avez pas reçu les pèlerins et que vous vous êtes réjouis du mal qui survenait à vos frères, et attristés de leur bonheur; c'est pour vos blasphèmes et vos murmures, votre paresse et votre gourmandise, votre incontinence de parole et d'action, votre vaine gloire et vos bouffonneries, votre impudicité et votre colère.

3. Pour tous ces méfaits et autres semblables, les pécheurs et les impies iront au feu éternel; mais en raison de toutes leurs bonnes oeuvres que nous avons nominées et que nous avons omises, les justes iront dans la vie éternelle pendant les siècles des siècles (1). Ainsi soit-il.

1. Matth. XXV, 46.

VINGT -HUITIÈME SERMON. SUR LES TRIBULATIONS ET LES MISÈRES DE CE MONDE.

ANALYSE. — 1. Notre époque n'est pas plus mauvaise que les précédentes. — 2. on le prouve par des exemples.— 3. et par l'expérience actuelle. — 4. Quels jours peut-on appeler bons?

1. Toutes les fois que nous éprouvons quelque tribulation ou quelque misère, nous. devons y voir un avertissement et une correction. Nos saints Livres eux-mêmes ne nous promettent pas, en effet, la paix, la sécurité et le repas : ils nous annoncent, au contraire, (569) des tribulations, des misères et des scandales. L'Evangile ne s'en tait pas: " Mais ", dit-il, " celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (1) ". De quel bonheur l'homme a-t-il joui en cette vie, depuis le moment où notre premier père nous a mérité la mort et a reçu la malédiction de Dieu, malédiction dont le Seigneur Christ nous a délivrés? " Mes frères", dit l'Apôtre, " ne murmurez pas, comme quelques uns d'entre eux ont murmuré et ont trouvé la mort dans la morsure des serpents (2)". Aujourd'hui, mes frères, le genre humain est-il soumis à des épreuves inconnues jusqu'à nos jours, et que nos pères n'aient pas subies avant nous ? Ou plutôt, souffrons-nous seulement ce que, au dire de l'histoire, ils ont souffert en leur temps? Et tu rencontres des hommes qui murmurent de l'époque actuelle ! Quand est-ce que nos aïeux ont eu à se louer entièrement de leur existence ? Hé quoi ? Si l'on pouvait faire remonter ces hommes au temps de leurs pères, ils murmureraient encore. Parmi les siècles passés, lequel, à ton avis, a été bon ? Ils t'apparaissent bons, parce que tu n'y as pas vécu. Aujourd'hui, pourtant, tu as échappé à la malédiction, tu crois au Fils de Dieu, tu es imbu et instruit de là doctrine renfermée dans nos saints Livres. Je m'étonne de te voir supposer qu'Adam ait passé une vie paisible : or, tes parents n'ont-ils pas hérité d'Adam? C'est bien à lui que Dieu a adressé ces paroles : " Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front ; tu travailleras la terre d'où tu as été tiré, et elle te produira des ronces et des épines (3)". Il a mérité cette punition, il l'a reçue et ç'a été l'effet du juste jugement de Dieu.

2. Pourquoi donc t'imaginer que les temps anciens ont été meilleurs que le temps présent? Depuis le premier Adam jusqu'à l'Adam d'aujourd'hui, il y a eu travail et sueurs, ronces et épines. Il y a eu le déluge, des moments difficiles, des années de famine et de guerre, les annales de l'histoire en font mention; nous ne devons donc point prendre occasion des jours actuels, pour murmurer contre Dieu. Nos ancêtres ont vu jadis, et il y a de cela bien longtemps, de bien tristes choses: alors se vendait à poids d'or la tête d'un âne mort (4); on achetait à prix d'argent la fiente de pigeons (5) ; on vit même des femmes

1. Matth. X, 22.— 2. I Cor. X, 10.— 3. Gen. III, 18, 19.— 4. IV Rois, II, 25. — 5. ibid.

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s’engager mutuellement à faire mourir leurs enfants pour les manger': lorsqu'elles furent arrivées à bout du premier, la mère du second ne consentit point à tuer le sien: la cause fut donc portée au tribunal du roi, et celui-ci se reconnut plutôt comme coupable que comme juge. Mais à quoi bon rappeler les guerres et la famine de ce temps-là ? Qu'elles ont été terribles, les calamités d'alors ! A en entendre le récit, à le lire, nous frémissons tous d'horreur. En réalité, n'est-ce point pour nous un motif de remercier Dieu, au lieu de nous plaindre de l'époque où nous vivons ?

3. Quand le genre humain s'est-il trouvé à l'aise? En quel temps n'a-t-on pas vu régner la crainte et la douleur ? Le monde a-t-il jamais joui d'une félicité durable ? De trop vieilles misères n'ont-elles pas toujours été son partage ? Si tu ne possèdes pas, tu brûles d'acquérir ; et si tu possèdes, ne crains-tu point de perdre? et ce qu'il y a en cela de plus malheureux, c'est qu'en dépit de tes désirs et de tes craintes, tu te trouves bien. Tu vas épouser une femme: qu'elle soit mauvaise, elle fera ton supplice; qu'elle soit bonne, tu auras une peur incessante de la voir mourir. Avant de naître, les enfants sont une source de douleurs atroces; ils n'inspirent que des inquiétudes, une fois qu'ils sont nés. Qu'on est heureux à la naissance d'un enfant, et, toutefois, comme on redoute de le voir mourir et de le pleurer ! Où rencontrer une existence à l'abri du malheur ? La terre que nous habitons ne ressemble-t-elle pas à un immense navire? Ne sommes-nous pas, comme des nautonniers, ballottés au gré des flots, sans cesse exposés à perdre la vie, toujours battus par l'orage et la tempête, à chaque instant menacés du naufrage, et soupirant ardemment après le port; car ils ne sentent que trop qu'ils sont des passagers ? Par conséquent, peut-on vraiment appeler bons des jours remplis d'incertitude, qui passent avec la rapidité de l'éclair, dont on peut dire qu'ils ont fini avant de commencer, et qu'ils ne viennent qu'afin de cesser d'être ?

4. Donc, " où est l'homme qui souhaite vivre et désire voir des jours heureux ? (2)" Pour ce bas monde, il n'y a, à vrai dire, ni vie, ni jours heureux. Les seuls jours de bonheur sont ceux de l'éternité. Ce sont des jours,

1. IV Rois, VI, 46. — 2. Ps. XXXIII, 13.

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et des jours sans fin; le Prophète l'a dit : " J'habiterai pendant toute la durée des jours éternels (1), parce qu'un jour passé dans votre demeure vaut mieux que mille jours (2) ". Oui, un jour sans fin est. préférable à tous les autres. Voilà ce qu'il nous faut désirer: voilà ce qui nous est promis en termes ordinaires et se réalisera d'une manière ineffable. " Où est l'homme qui souhaite vivre ? " On dit tous les jours : Vie et vie; mais pour celle-ci, de quoi s'agit-il ? " Et désire voir des jours a heureux ? " Tous les jours, on parle même d'heureux jours; et, si on les examine de près, il n'y en a plus. Tu as aujourd'hui passé une bonne journée, si tu as rencontré ton ami, et si cet ami consentait à rester avec toi, quelle bonne journée tu passerais ! Après avoir rencontré son ami, l'homme ne se plaint-il pas d'avoir dû le quitter? Voilà comme est bon, pour toi, le jour qui te quitte

1. Ps. XXII, 9. — 2. Id. LXXXIII, 10.

après t'avoir visité. J'ai passé de bonnes heures : où sont-elles ? Ramène-les-moi. J'ai passé un moment agréable: tu t'en réjouis; plains-toi plutôt de ce qu'il n'est plus. " Quel est l'homme qui souhaite vivre et désire voir des jours heureux? " Et tous de s'écrier Moi ! Mais ce ne sera qu'après cette vie, après les jours présents. Il nous faut donc attendre; mais que nous recommande-t-on de faire pour parvenir à ce que l'avenir seul peut nous procurer ? Que ferai-je dans cette vie telle quelle, pour arriver à la vie et voir des jours heureux? Ce que dit ensuite le Psalmiste: " Préserve ta langue de la calomnie et tes lèvres des discours artificieux ; éloigne-toi du mal et pratique le bien (1) ". Fais ce qui est commandé, et tu recevras ce qui est promis. S'il y a des efforts à t'imposer et que tu aies peur de la peine, que, du moins, l'éclat de la récompense te ranime !

1. Ps. XXXIII, 14, 15.

VINGT-NEUVIÈME SERMON. SUR LA PÉNITENCE QUE TOUT CHRÉTIEN DOIT PRATIQUER, S'IL VEUT GUÉRIR SON AME DES PÉCHÉS QU'IL A COMMIS APRÈS LE BAPTÊME.

ANALYSE. — 1 . Plaise à Dieu que nous ressentions, pour la guérison de nos âmes, une sollicitude pareille à celle que nous ressentons pour la guérison de nos corps. — 2. Les remèdes pour les blessures spirituelles sont la pénitence et la confession.— 3. Conclusion.

1. Il serait à désirer, bien-aimés frères, que notre corps jouît d'une santé continuelle, qu'il ne souffrît jamais des atteintes de la, maladie et ne reçût pas de blessures. Si nous consultons les instincts naturels d'un esprit droit, personne d'entre nous ne consentira à se voir mutiler ou. à être cloué sur un lit de douleur. L'Apôtre en a fait la remarque : "Jamais personne n'a haï sa propre chair au contraire, il la nourrit et il en a soin (1) ". Qu'involontairement on souffre d'une maladie, ou qu'on reçoive un coup de flèche, je ne dirai pas dans une partie essentielle du corps,

1. Éphés. V, 29,

mais seulement à la superficie d'un membre, on emploie aussitôt, et avec un soin qui ne se dément pas, tous les remèdes possibles: on bande la plaie, on fait provision de simples de toute espèce, dont l'application sur le mal peut guérir, et, s'il le faut pour obtenir la cure, on va même à l'étranger chercher ce qui est nécessaire. La dépense est comptée pour rien, et la pauvreté n'entre pas en ligne de compte; les ressources de la vie se consacrent à la maintenir; on regarde comme cause de salut des choses même plus viles que le sel, on n'épargne non plus les soins préservatifs d'aucune sorte pour empêcher le mal de couver (571) en dessous et de s'aggraver, pour préserver le malade de plus cruelles souffrances. Donc, mes frères, vous prenez toutes les précautions possibles, afin de rétablir votre santé corporelle, quand elle se trouve compromise ; et, pourtant, ce corps doit mourir un jour, car sa condition le condamne à tomber plus tard en poussière. Sans doute, nous espérons qu'il ressuscitera, mais, en attendant, il faut qu'il subisse cette sentence : " Tu es terre, et tu retourneras en terre (1) ". De telles paroles montrent à l'homme le peu de valeur de son enveloppe mortelle, puisqu'elles lui apprennent que, s'il a été tiré de la terre, il y rentrera. Pourquoi donc, mes très-chers frères, attacher notre coeur aux choses d'un rang inférieur? Sachez-le bien, le corps est inférieur à l'âme par la dignité ; car l'âme, c'est la maîtresse du corps, les membres sont à son service, elle en dispose, à son gré, pour les usages qui, lui conviennent. Quant à elle, après avoir gouverné cet esclave soumis à ses ordres, elle reste à l'abri de la mort, même quand la mort brise les liens qui l'unissaient au corps. La condition de notre âme est donc infiniment supérieure à celle de notre corps; même dans notre façon ordinaire de parler, nous en rendons témoignage, lorsque nous disons le plus souvent: Pour le salut de notre âme, ne voulez-vous pas faire cela? La raison et l'opinion générale attribuant à l'âme la primauté d'honneur, que ne devons-nous pas faire pour conserver intact et dans toute son intégrité ce que nous a procuré notre première ou notre seconde naissance, c'est-à-dire la grâce sanctifiante ou l'innocente naturelle ? A les garder consiste la beauté de l'âme, l'intégrité de sa forme, sa santé, son élégance : comme, parmi les corps, il n'y a de beaux que ceux sur lesquels on n'aperçoit ni taches, ni cicatrices; ainsi les âmes ne conservent l'éclat e leur primitive beauté qu'autant qu'elles ne sont rendues hideuses ni par les souillures ni par les blessures du péché.

2. Mais les hommes ont rarement le bonheur d'avoir toujours conservé la santé de leur âme, de parcourir le chemin de la vie sans rencontrer de pierre d'achoppement, de n'être sujet à aucune illusion : qu'ils mettent donc, du moins, à obtenir leur guérison spirituelle, un zèle pareil à celui qu'ils mettent à

1. Gen. III, 19.

recouvrer la santé de leur corps. Qu'aux blessures de leur âme ils appliquent la main du conseil, et si elle a été transpercée par la lance du péché, qu'elle prenne le remède de la pénitence; et si elle gît malade, qu'on la réchauffe dans le bain des larmes. Le désespoir ne doit pas ôter à ceux qui veulent guérir l'espérance de sortir de leur maladie et la faculté de revenir à la santé. Le Prophète a dit, en effet : " Celui qui tombe ne cherchera-t-il jamais à se relever, et celui qui s'est éloigné ne se rapprochera-t-il point (1) ? " Sortons donc de l'abîme de fausse honte où nous sommes tombés, relevons-nous pour aller à Dieu, et après notre chute, ne restons pas misérablement couchés par terre. N'allons pas couvrir nos ulcères du voile de la confusion, car la corruption s'étendrait infailliblement plus loin et atteindrait bientôt les parties nobles. Laissons-nous relever par l'espoir de guérir le mal que la honte dérobe aux regards; ce sentiment de fausse pudeur est ridicule, car rien n'échappe à la vue de celui-là seul dont l'oeil est à craindre. A quoi bon des hommes cacheraient-ils ce que Dieu connaît par lui-même? Si le juge sait les fautes du coupable, de quel avantage sera pour celui-ci que tous les autres les ignorent? Ce juge est celui dont le Psalmiste a dit : " Dieu scrute les reins et les coeurs (1) ". " Il démêle ", ajoute l'Apôtre, " les pensées et les mouvements du coeur (2) ". " Aucune créature n'est invisible pour lui, mais tout est à nu et à découvert devant ses yeux (3) ". Pourquoi donc nous tromper au point de croire que nous pouvons lui dérober la connaissance de nos misères? De ce que les hommes ignorent nos fautes, s'ensuit-il que le voile épais dont nous les couvrirons suffira à les dérober à la vue de Dieu? Mes frères, rien de plus dangereux pour une âme pécheresse que de se refuser à avouer ses faiblesses, ou de s'étudier à les cacher. Comment, en effet, guérir celui . qui, malgré ses trop réelles blessures, veut paraître bien portant? C'est impossible, mais il est bien près de revenir à la santé celui qui, repoussant les appréhensions d'une fausse honte, va se montrer au médecin et lui dit: " Prenez pitié de moi, Seigneur, car je suis infirme : " guérissez-moi, parce que je vous ai offensé (4) " ; qui lui révèle la plaie hideuse de ses fautes,

1. Ps. XI, 9. —2. Id. VII, 10. — 3. Hébr. IV, 12. — 4. Ibid. 13.

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572

et en parle hautement en ces termes: " Je vous ai déclaré mon crime et n'ai point caché mon iniquité. Je confesserai contre moi mes prévarications; Seigneur, vous m'avez pardonné l'énormité de mon crime (1)". Voyez, mes bien-aimés frères, quels sont les fruits et les avantages de la confession de nos fautes ! " Seigneur, je confesserai contre moi mes prévarications ". Qu'est-ce que le Psalmiste ajoute immédiatement après ces paroles ? " Et vous m'avez pardonné l'énormité de mon crime ". Quel remède efficace ! Quelle rapide guérison ! Montrer ses plaies au médecin, et en recevoir aussi vite la santé ! Lui faire voir la cause du mal, et se trouver, au même instant, garanti contre la douleur ! A peine as-tu ouvert la bouche pour faire l'aveu de tes faiblesses, que déjà tu as obtenu ton pardon. Est-il à mépriser le médecin qui, sans tarder un moment, " guérit les coeurs brisés et cicatrise leurs blessures (2)", qui ne manifeste à ses malades aucun ennui de les entendre, et n'épouvante aucun de ceux qui ont recours à lui, en leur parlant de la gravité de leurs blessures ; qui les invite, au contraire, à s'approcher de lui, et leur adresse ces pressantes paroles par la bouche du

1. Ps. XXXI, 5. — 2. Id. CXLVI, 3.

prophète Isaïe : " J'effacerai moi-même tes iniquités ; je veux oublier tes crimes (1) ? " Mais toi, ne les oublie pas : " Confesse d'abord tes iniquités, et tu seras justifié (2) ". Admirable bonté de Dieu ! Que son indulgence est digne de nos louanges ! L'aveu de nos fautes sera suivi, non pas du châtiment, mais du pardon; il nous le promet, car il dit : " Confesse d'abord tes iniquités, et tu seras justifié ". Ce que les justes obtiennent en travaillant à l'oeuvre de leur sanctification, tu l'obtiendras toi-même en faisant pénitence.

3. Profitons avec empressement, mes très chers frères, de la bonté sans égale du médecin qui nous appelle à lui ; ne rougissons pas de lui dévoiler les plaies de nos égarements; ainsi pourrons-nous revenir à la santé. N'allons pas dissimuler les infirmités de notre âme et traîner longuement dans nos mauvaises habitudes; car, évidemment, nous tomberions en danger de mort. Daigne nous préserver d'un pareil danger celui qui a dit : " Je ne veux point la mort de l'impie, mais je veux qu'il se convertisse et qu'il vive (3) ". N'est-il pas le maître des destinées de l'homme? Gloire donc à lui, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il

1. Isaïe, XIII, 25. — 2. Ibid. 26. — 3. Ezéch. XXXIII, 11.

TRENTIÈME SERMON. SUR LA CONFESSION.

ANALYSE. — 1. Pour accorder aux hommes son pardon, Dieu les invite à se convertir, mais ils ne l'écoutent pas. — 2. Exhortation à ne plus vivre de la vie d'un monde qui passe. — 3. Excellence de la pénitence et de la conversion démontrée par l'exemple de Jonas et des Ninivites. — 4. Il nous faut pratiquer la pénitence pour être dignes de participer aux mérites de la mort que le Christ a soufferte pour nous.

1. Jamais le Dieu tout-puissant ne refusera sa miséricorde aux hommes qui obéiront avec foi à ses commandements, et toutes les fois que notre coeur sera prêt à reconnaître ses fautes, le Seigneur nous en accordera aussitôt le pardon. C'est son désir constant, pourvu que le pécheur ne se complaise pas dans le mal ; car voici ce qu'il dit par l'intermédiaire du Prophète : " Revenez à moi, et je reviendrai à vous (1) ". Il envoie des hérauts, on les méprise; il appelle à lui les pécheurs, et les pécheurs ne se convertissent pas. Viendra le jour du jugement, où ils demanderont et ne seront pas exaucés. Le Sauveur leur dit : " Revenez de vos voies criminelles (2) " ; ils

1. Zach. 1, 3. — 2. Ibid. 4.

répondent : Nous resterons dans le mauvais chemin. Ne sont-ce point d'impudents contempteurs du Très-Haut? aussi une condamnation à mort les attend. Puisse chacun de nous dire à Dieu: " J'ai péché (1) ", car aussitôt il répondra: J'ai pardonné. Par l'effet ordinaire de sa bonté, Dieu veut accorder aux pécheurs le pardon de leurs fautes, mais, par l'effet habituel de leur malice, les coupables sont tout prêts à refuser leur grâce.

2. La source du pardon est ouverte à quiconque veut vivre. Mes frères, vivons, et vivons bien; car la vie présente passera avec le temps, mais la vie future ne finira jamais. Mais on vous voit aimer cette vie terrestre de manière à réaliser en vous ce que dit Salomon : " Je me suis créé des musiciens et des musiciennes, des échansons et des femmes chargées de me verser à boire " (2), et le reste " et je n'ai rien trouvé de mieux que de boire et de manger (3) ". Tu choisis volontiers un pareil genre de vie ; pourquoi donc ne pas faire encore ce qu'il ajoute : " Je n'ai rien trouvé de mieux que de boire et de manger, et cela est vanité des vanités (4) ? " C'était justice, car il n'y a vraiment en cela que vanité. Vivre et bien faire, voilà ce qui s'appelle vivre ; mais vivre et mal agir, ce n'est pas réellement vivre. Vivons donc ce petit espace de temps, de manière à mériter de vivre beaucoup dans le séjour éternel qui nous attend. Ici-bas, en effet, ne sommes-nous pas comme en un lieu de passage ? un jour viendra où nous devrons en sortir, et tu nourris des désirs pareils à ceux que tu nourrirais, si tu ne savais pas d'où tu viens. Le monde est devenu la demeure de ton corps, et celui-ci le domicile de ton âme. Ton corps est comme un prolongement du monde, et ton âme lui est étrangère. Le séjour de ton corps est ici-bas; celui de ton âme, c'est le ciel; car " ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'esprit est esprit (5) ". La chair est venue de la terre et y retournera; l'esprit est venu du ciel, et quand se briseront les liens qui l'unissent au corps, il y rentrera. Mais quelle dure nécessité, sortir de ce monde ! Où iras-tu donc à ce moment-là ? tu sortiras du monde pour aller au ciel. On redoute de pénétrer dans la maison d'un grand personnage inconnu : par quel moyen gravir les

1. II Rois, XII, 13. — 2. Ecclé. II, 8. — 3. Id. VIII, 15. — 4. Id. 1, 2. — 5. Jean, III, 6.

573

degrés de l'échelle qui aboutit au ciel ? Malgré une conscience pure, on tremble en face d'un tribunal de la terre ; la voix et l'aspect d'un juge remplissent l'âme d'épouvante quelles seront donc les émotions des pécheurs, quand il leur faudra paraître devant Dieu, eux que la seule vue des Anges suffit à jeter dans le trouble?

3. Si je ne me trompe, mes frères, la comparaison que je viens d'employer ne manque pas de justesse; mais si la crainte a glacé nos coeurs, que la prière s'échappe vite de nos lèvres; que notre pénitence efface, en un clin d'oeil, les fautes que notre ignorance a été si longtemps à commettre. Croyez-moi, mes frères, puisqu'en agissant ainsi vous ajoutez foi, non pas à mes propres paroles, mais au commandement du Seigneur, que vous venez d'entendre. La population de Ninive vivait, mais elle ne vivait pas bien; c'est pourquoi le Seigneur dit au prophète Jonas : " Va dans la grande ville; là, prêche avec force contre elle, parce que le bruit de sa malice est monté jusqu'à moi (1) ". Sa mission avait été d'être un humble prédicateur, et, de fait, il se montra un grand contempteur. On l'avait envoyé à Ninive, et ce fut à Tarse qu'il se rendit. Il méprisa Dieu et s'enfuit dans un vaisseau, comme si la puissance de Dieu ne s'étendait pas jusque sur mer ! Alors il se mit à dormir; sa sécurité était telle que, durant son sommeil, il ronflait. Pendant ce temps-là, les nautonniers jetaient à l'eau tous les vases qui se trouvaient sur le navire, ils pleuraient, car ils se croyaient condamnés à périr misérablement. Lève-toi ! s'écrièrent-ils enfin; il faut que nous sachions par le fait de qui nous vient notre malheur. Désigné publiquement par les sorts , il ne chercha point à nier sa faute ; au contraire, il se condamna lui-même. " Prenez-moi ", dit-il, " jetez-moi dans la mer, et la tempête s'apaisera (2) ". Les matelots le précipitèrent du haut du vaisseau et, en-dessous des flots, se trouva une baleine qui l'engloutit. Au sein des abîmes son tombeau fut le ventre d'un poisson, et celui-ci le. garda intact, dans ses entrailles, l'espace de trois jours. Jonas en sortit aussi sain qu'il y était entré ; alors il se montra docile et accomplit les ordres divins qu'il avait d'abord méprisés et éludés; aussi le peuple et la ville tout entière firent-ils pénitence en versant des

1. Jonas, I, 2. — 2. Jean, I, 12.

574

larmes, tandis que Jonas attendait au loin que Dieu fît périr Ninive ; mais le feu, envoyé , pour la réduire en cendres, s'éteignit sous le torrent des larmes de ses habitants. Dieu leur pardonna donc leurs égarements, et, au même instant, le Prophète fut saisi de douleur. Seigneur, dit-il, je savais que vous êtes prompt à pardonner , voilà pourquoi je m'étais enfui à Tarse, au lieu d'exécuter vos ordres. Un peu de fatigue avait rempli son âme de tristesse, et nul sentiment de joie ne s'empara de son coeur, lorsque, à l'égard de Ninive, l'indulgence succéda aux menaces de la justice divine. Il en sortit donc et s'endormit bientôt; car il avait vu un grand concombre élever au-dessus de sa tête son épais feuillage, pour le défendre contre les ardeurs brûlantes du soleil: cet arbrisseau, sorti de terre par l'ordre du Seigneur, sécha bientôt après sous l'influence de la même volonté divine. subitement élevé, il disparut tout aussi vite. Il n'y avait pas d'autre nécessité à ce qu'il sortît de terre que celle-ci : Dieu avait promis,son pardon aux pécheurs, afin de les exciter à se convertir. — Mais, me diras-tu, qui est-ce qui t'autorise à parler ainsi ? — Lis le livre de Jonas, et tu verras que le Prophète pleure sur le sort du concombre ; puis, si tu pousses plus loin la lecture, le Seigneur t'apparaîtra, comme épargnant la ville. " Jonas ", dit-il, " tu gémis sur le sort d'une plante qui est venue sans toi, qui s'est accrue en une nuit et qui a péri le lendemain ; et moi, je n'épargnerais pas la grande ville de Ninive, où il y a plus de cent vingt mille hommes (1)? "

4. Mes frères, un seul : Pardonne, suffit à délivrer de la mort un grand nombre. Il y en a beaucoup (je dirais même qu'ils sont en énorme quantité) pour dire : " Mangeons et buvons (2) ", car c'est notre nature : une fois enfermés dans le tombeau, nous n'avons plus de vie, nous n'avons plus, de châtiment à redouter. Non, sans doute, tu n'éprouveras pas de châtiment, si tu te convertis et obtiens ton pardon. Avant la passion de ton Sauveur, ton premier père ne pleurait-il pas ? Ignores-tu donc que si Jésus-Christ n'était pas venu, Adam aurait pour toujours été enseveli dans l'enfer? Jésus-Christ homme est venu pour ce motif : il s'est anéanti à cause de toi, et afin de te trouver. D'abord , tu avais péché par ignorance, et il t'a purifié par l'effusion de son sang ; mais si, après avoir été instruit, tu recommences à pécher, il est sûr que tu éprouveras toute la sévérité de sa justice. Donc, en tout ceci, mes frères, obéissons à ses commandements, et nous deviendrons participants de la récompense qu'il nous a promise. Ainsi soit-il.

1. Jonas, IV, 10, 11. — 2. Isaïe, XXII, 13.

TRENTE ET UNIÈME SERMON. SUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS. I.

ANALYSE. — 1. Pouvoir de la pénitence. — 2. Prière à l’évêque pour l'engager à recevoir les pécheurs. — 3. Continuation de cette prière. — 4. Conclusion.

1. La fragilité humaine, empoisonnée par le venin du péché comme par la morsure d'un serpent, n'offrirait plus de ressource, si la pénitence ne venait y appliquer le remède, et si une humble confession ne lui obtenait la grâce de l'indulgence divine. Comme, dans le corps humain , les parties corrompues d'une plaie s'enlèvent au moyen de l'instrument du chirurgien, ainsi l'âme, blessée par le péché, se refait sous l'influence douloureuse de la pénitence : une douleur qui enlève les grandes douleurs, une peine salutaire,

1. Ce sermon appartient sans doute à l’époque où saint Augustin, encore prêtre, prêchait devant son évêque.

un chagrin de courte durée, préparent des joies éternelles; une tribulation nous garantit des autres tribulations, et l'inquiétude enfante pour nous la sécurité. En effet, le Dieu de miséricorde n'a jamais voulu la mort du pécheur, autant qu'il a voulu le voir se convertir et vivre : par une raison tout opposée, et parce qu'il est un juste juge, il ne veut point que le péché demeure impuni. Le pénitent s'inflige donc lui-même le châtiment qu'il mérite, et ainsi va-t-il au-devant de la main de Dieu, qui venait le frapper et ne viendra plus que pour le secourir. Il humilie donc son esprit dans la tristesse et les gémissements, dans la douleur et les larmes, il tire lui-même vengeance de ses iniquités, . et, par là, il ne laisse rien à la justice divine qu'elle puisse exiger de lui, il offre à la bonté paternelle du Très-Haut une belle occasion de pardonner. Dès lors donc, il exercé contre sa propre personne tous les droits de la justice, puisqu'il se déteste le premier comme pécheur. L'accord s'établit entre lui et Dieu, ne hait-t-il pas, en effet, ce que hait en lui le Seigneur ? Il se punit, mais que cette punition est, peu de chose ! Il s'irrite contre sa faiblesse, il se soumet aux rigueurs de la pénitence; mais qu'est-ce que cela? Que c'est peu de chose en comparaison des flammes éternelles ! Mais quand il en est encore temps, avant que luise le jour de la colère divine et de la manifestation des coeurs, qui doit se faire au jugement de la justice éternelle, si le pécheur, attaché en quelque sorte au pilori de sa conscience , s'irrite contre lui-même et se condamne aux déchirements de la pénitence, la colère de Dieu n'est plus allumée contre lui ; bien au contraire, il se réjouit plus de la conversion de ce seul pécheur, que de la persévérance dans le bien de quatre-vingt-dix-neuf justes qui ne sont point égarés (1). Il met d'autant plus d'empressement à pardonner les crimes des pécheurs repentants, qu'il a montré plus de patience à différer l'heure de les punir. Car " s'il fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et tomber la pluie sur les justes et sur les pécheurs (2) ", c'est afin que, tout en continuant à manifester sa miséricorde aux bons, il force les méchants à rougir de leur persistance dans le mal.

2. Aussi, vénérable pape, vois agenouillés,

1. Matth. XVIII, 18. — 2. Id. V, 45.

575

non-seulement en présence du Seigneur, mais encore à tes pieds, ceux que, dans sa patience, Dieu invitait à se repentir. Aujourd'hui, ils ne se détournent plus de lui et ne s'amassent plus des trésors de colère ; car ils sont convertis et crient miséricorde. Ils demandent leur pardon, ils le cherchent, ils frappent à la porte. Tu es rempli des dons de la grâce, accorde-les donc à leur repentante ; tu es éclatant de lumière, guide donc leurs pas vers le but où ils veulent parvenir; tu as les clefs en tes mains, ouvre-leur donc la porte puisqu'ils y frappent. Puissent tes entrailles de pasteur se sentir émues à la vue de ces brebis que l'Agneau a rachetées de sols sang, et qu'il a, par le secours mystérieux de sa grâce, arrachées à la dent des loups. Elles te montrent leurs blessures, elles mettent à nu devant toi leurs consciences déchirées par des bêtes féroces : jette sur elles tes regards, reçois-les dans tes bras. Elles ne diffèrent nullement de te manifester leurs plaies, ne diffère pas non plus d'y appliquer un prompt remède. Ces pécheurs se tenaient dans l'Eglise, comme s'ils eussent été au paradis l'antique ennemi en est devenu jaloux :. ils ont manqué une seconde fois de vigilance, et le serpent, se traînant sur sa poitrine et son ventre, est tombé sur eux, il les a de nouveau trompés, il en a fait de nouveau ses esclaves. Au souvenir de la condamnation de notre premier père, ils ont été saisis de crainte ; mais au lieu de fuir la présence du Très-Haut, au lieu de se cacher à l'ombre d'une excuse, loin de déguiser la honte de leurs désordres sous le voile inutile de paroles de justification, et de les envelopper comme d'un vêtement de feuilles (1), ils ouvrent devant toi leurs coeurs et répandent leurs âmes en ta présence. La crainte ne les éloigne pas; au contraire, ils se rapprochent, et, par ton intermédiaire, ils veulent revenir à Dieu. Essuie donc leurs larmes , guéris leurs pieds de leurs faux pas. Ils arrivent d'un pays lointain; va au-devant d'eux. En toi se trouve celui qui a ainsi agi à l'égard de son plus jeune fils, de ce fils pour qui ses désordres furent la source des souffrances de l'exil et des privations de la misère (2). Que ceux-ci se nourrissent, comme lui, du veau gras. Que d'eux on dise aussi: Ils étaient morts, et ils sont ressuscités; ils étaient perdus, et ils sont

1. Gen. III, 7. — 2. Luc, XV, 11 et suiv.

576

retrouvés (1). Laisse-toi attendrir par les larmes de leurs frères, par les sanglots de tous ces assistants qui prient, non pour leurs propres fautes, mais pour celles des pécheurs; néanmoins, ces fautes ne nous sont point complètement étrangères, car nous ne formons qu'un seul et même corps avec ces membres souffrants : nous avons le même chef, et nous compatissons à leurs maux. Nous sommes animés, à leur égard, de l'esprit de douceur, car nous craignons d'être nous-mêmes soumis à l'épreuve. Pourrions-nous nous croire dispensés de pleurer pour des frères tombés et repentants, quand le Christ nous a commandé de prier même pour nos ennemis?

3. Pour donner aux gémissements de tous une nouvelle force, joins-y les tiens; unis à leurs faibles mérites tes mérites bien plus grands, car ils sont comme les cheveux blancs de ton âme : prosterne-toi, en faveur de tes enfants, aux pieds de ton Dieu. Cette humiliation t'élèvera davantage ; ta douleur sera pour toi une source de joie; en te faisant esclave, tu règneras. Tu es la bonne odeur du Christ, joins-y le feu de la commisération, et brûle pour apaiser le Seigneur. Ils méritent pitié, ton coeur est rempli de miséricorde, mets-le donc sur l'autel de la charité. Tu es assis sur le trône élevé des Apôtres, que ton affection pour ces malheureux t'en fasse descendre jusque dans l'abîme où ils sont tombés. Imite le Père, dont la volonté est que pas un de ces petits ne périsse (2). Imite le Fils bien qu'il eût la forme de Dieu, il a pris la forme d'esclave (3), il est venu pour servir et non pour être servi (4). Imite le Saint-Esprit, qui, selon Dieu, intercède pour les saints (5). Il t'engage, lui aussi, à prier pour eux; car c'est par lui que la charité a été répandue dans ton coeur. Jadis, quand ils marchaient dans les voies de l'erreur, tu les rappelais au bon chemin; maintenant qu'ils y reviennent, offre les à Dieu et les lui réconcilie. Tu courais à leur recherche quand ils étaient perdus; aujourd'hui qu'ils sont retrouvés, prie pour eux. Constitués dans l'état du péché, ils se sont éloignés de la vraie vie et approchés des portes de l'enfer, qui ne prévaudront jamais contre celui dont tu tiens la place. Depuis quatre jours Lazare se trouvait enfermé dans le tombeau par une lourde pierre

1. Luc, XV, 21. — 2. Matth. XVIII, 14. — 3. Philipp. II, 6, 7. — 4. Matth. XX, 28. — 5. Rom. VIII, 34.

aussi son cadavre exhalait-il déjà une odeur insupportable; le Sauveur l'a rappelé du séjour de la mort et lui a commandé, d'une voix forte, de sortir de son sépulcre (1): mais, bien que déjà rendu à la vie, il se trouvait encore paralysé dans ses mouvements par ses funèbres liens; il n'appartenait donc pas encore à la société des vivants. " Déliez-le ", dit Jésus, " et laissez-le aller (2) ". Ainsi l'intervention de l'homme devait achever l'oeuvre bienfaisante de Dieu. Je comparerais ces pécheurs à Lazare. Leurs iniquités les avaient fait mourir; ils gisaient sans vie, écrasés par le désespoir , et répandaient autour d'eux l'odeur fétide de la corruption de leurs moeurs. Ramenés à la vie par la puissance divine, ils confessent leurs égarements et sortent déjà des profondeurs de leurs ténèbres; mais comme ils sont encore enveloppés dans l'étroit linceul de leur culpabilité, ils se trouvent toujours séparés de la communion des saints. Dieu les a ressuscités, mais nous te les présentons pour que tu les délies, surtout parce que tu occupes le siège de l'Apôtre à qui il a été dit : " Tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel (3) ". Sans doute, tes entrailles , qui sont celles de la sainteté et de la miséricorde, n'ont pas besoin de nos exhortations pour s'émouvoir ; ce que je demande en leur faveur sera moins le fruit de mes prières que celui de ta paternelle affection. Néanmoins, les bons offices que nous leur rendons aujourd'hui ne leur paraîtront pas hors de propos, puisque nos paroles leur feront estimer davantage les dons de Dieu, et mieux comprendre ce qu'ils devront à tes mérites. Notre Père, qui est au ciel, sait, en effet, ce qui nous est indispensable , avant même que nous le lui demandions (4) ; et, pourtant, il nous engage à le lui demander, et, quand nous le lui demandons, il nous l'accorde. A voir sa générosité répondre à nos demandes, nous l'aimons plus vivement, et nous reconnaissons mieux en lui notre Père; si, au contraire, il nous accordait ses bienfaits, avant que nous lui en ayons manifesté le désir, nous les regarderions, non comme des dons gratuits, mais comme des redevances obligées.

4. Voilà mon devoir accompli; j'ai parlé de mon mieux, et, toutefois, mes paroles ont à

1. Jean, XI, 1 et suiv.— 2. Ibid. 44 et suiv. — 3. Matth. XVIII, 18. — 4. Id. VI, 8.

577

peine été dignes que tu y prêtes une oreille favorable, bien que j'aie voulu aider à guérir les plaies de mes frères. A toi maintenant d'accomplir la tâche dont tu es redevable, comme pasteur, à l'égard de toutes tes brebis sans exception : à toi de céder aux aveux des coupables, aux gémissements des justes, aux supplications de tous. Daigne le Seigneur notre Dieu faire ce qu'il a promis, recevoir, comme un sacrifice agréable, le repentir de ces malheureux, ne point mépriser leur coeur contrit et humilié, écouter miséricordieusement leurs gémissements et leurs supplications, les épargner dans l'avenir, puisque, dans le présent, ils reviennent au bien, et les délier dans le ciel, puisque tu les auras déliés sur la terre.

TRENTE-DEUXIÈME SERMON. POUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS.

ANALYSE. — 1. Motifs pour lesquels l'évêque doit donner l'absolution aux pécheurs. — 2. Trompés d'abord par le diable, ils confessent maintenant leurs fautes et demandent leur pardon. — 3. Prières et gémissements des justes en leur faveur.

1. " Voici le temps favorable, voici les jours de salut (1) ". Puissent t'émouvoir, vénérable pape, les larmes des pénitents qui désirent obtenir, par ton intermédiaire, le pardon de celui qui habite en toi ! Ils viennent, ils se prosternent et ils pleurent devant le Dieu qui les a créés, afin qu'il anéantisse leurs couvres et répare en eux la sienne. Puisse-t-il détourner ses regards, non pas de leurs personnes, mais de leurs iniquités ! Qu'il ne jette plus ses yeux sur eux, comme sur des pécheurs, pour effacer de la terre jusqu'à leur souvenir (2), mais comme sur des pénitents qui ont soif de la justice, pour prêter l'oreille à leurs supplications (3). C'est leur corps qui a été, pour eux, l'instrument du péché ; aussi le châtient-ils sévèrement. Après avoir tiré vengeance de leur méchanceté, ils demandent au Dieu clément leur pardon. Pour l'apaiser , ils s'irritent contre eux-mêmes; ils se punissent, afin qu'il ne les punisse pas. Ils lui offrent en sacrifice un esprit repentant: ainsi lui font-ils agréer leur coeur humilié et contrit (4); car il résiste aux

1. II Cor. VI, 2. — 2. Ps. XXXIII, 17. — 3. Ibid. 16. — 4. Id. 1, 19.

superbes, et aux humbles il accorde sa grâce (1). Le baptême avait fait d'eux des hommes nouveaux; mais, puisqu'ils se sont blessés, poissent-ils trouver leur guérison dans la pénitence. Devenus infidèles à leurs promesses, puissent-ils ne point éprouver plus fard les supplices qu'ils ont fait profession de croire. Ils n'ont étendu sur personne leur bras vengeur : Dieu doit-il se venger d'eux? Puisqu'ils se sont montrés miséricordieux, ne méritent-ils pas d'obtenir miséricorde ? Ils ont pardonné, qu'on leur pardonne donc; ils ont été généreux, qu'on se montre tel à leur égard. A la voix du Christ s'est fendu le rocher de leurs instincts pervers, qui écrasait de son poids leurs ténébreuses consciences; et, par la vertu de leur confession, ils semblent sortir d'un tombeau et paraître au grand jour. Délie-les donc et laisse-les aller, car tu as les clefs, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel (2). Autrefois le péché régnait en maître sur leurs membres; aujourd'hui que la justice a triomphé d'eux, ils reviennent à elle. Ne vois-tu pas un torrent

1. Jacques, IV, 6. — 2. Matth. XVIII, 18.

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de larmes s'échapper de ces yeux qu'avaient fascinés les illusions du mal? Les gémissements et les sanglots qu'ils poussent en leur propre faveur ne retentissent-ils pas à leurs oreilles, jadis si facilement ouvertes à tous les propos condamnables? Les mains dont ils se sont servis pour faire le mal, ils les tendent maintenant suppliantes, pour obtenir le remède à leurs maux. Leurs pieds couraient dans le mauvais chemin ; ils ont changé de voie, et où sont-ils venus? Nous le voyons présentement; et, nous en sommes également témoins, leur corps, tout à l'heure vil instrument des plus sales jouissances, se roule maintenant dans la poussière et les larmes. Ces mouvements extérieurs ne sont-ils pas l'indice évident de la victoire que le Christ a intérieurement remportée sur eux? L'ennemi a été chassé de leur âme; qu'il soit torturé. Le fort a vu sa maison pillée parle plus fort (1); il a été enchaîné et forcé de rendre ceux qu'il avait fait esclaves. A entendre ces pécheurs confesser leurs égarements, on ne saurait, un instant, douter de leur repentir; mais Dieu est tout près de ceux qui ont le coeur brisé par la douleur. Cette douleur est un remède, et non un châtiment. Ah ! il désirait les soins du médecin, celui qui s'écriait : " Brûlez mes reins et mon coeur (2) ". Cette douleur fait disparaître la corruption et ne tue :pas, car " Dieu ne veut pas tant la mort du pécheur que sa conversion et sa vie (3)". " Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, mais les malades (4) ". Le Christ n'est pas venu appeler les justes à la pénitente, mais les pécheurs. Or, s'il les appelle, ce n'est point afin qu'ils se réjouissent d'être des pécheurs, mais c'est pour qu'ils gémissent de leurs prévarications et en fassent l'aveu. Qu'ils détestent donc-en leur propre personne ce qu'y déteste Dieu lui-même; par là ils se sauveront et mériteront' d'être agréables à ses yeux. De même que, loin de se complaire dans la pensée que ses clients sont malades, le médecin cherche, au contraire, à les guérir de leurs infirmités; ainsi le Christ sanctifie les pécheurs au lieu d'aimer leur état de péché. Qu'est-ce donc que faire pénitence ? C'est tirer vengeance de ses iniquités, afin d'éviter la vengeance divine : la pénitence est une peine qui préserve d'autres

1. Matth. XII, 29.— 2. Ps. XXV, 2.— 3. Ezéch. XXXIII, 2. — 4. Matth. IX, 12. — 5. Ibid. 13.

peines, un jugement qui va au-devant du jugement de Dieu, un châtiment qui adoucit la sévérité de celui qui sait tout, une sentence portée contre l'homme pour son bien, une accusation faite par le coupable pour empêcher sa condamnation.

2. L'antique ennemi a porté plus d'envie à ces pécheurs déjà rachetés par le Christ, qu'il n'en a porté au premier homme avant sa chute : il a déployé plus de malice et de ruse dans l'Eglise qu'au paradis. Dans ce lieu de délices, il était facile à Adam de se laisser tromper; car, n'ayant point encore perdu son innocence, il n'avait devant les yeux aucun exemple qui pût le détourner du mal; comme il n'avait pas encore fait l'expérience de la mort, il ne pouvait se figurer qu'il fût exposé à ses coups. Aujourd'hui, il est tombé: parce que nous sommes ses descendants, nous avons été condamnés, par le fait même de notre naissance, à mourir corporellement ; quant à la mort de notre âme, le dangereux serpent, voulant nous séduire, nous a fait croire aussi. qu'elle ne nous atteindrait pas, et il a osé nous dire encore . Si tu désobéis à Dieu, tu ne mourras pas de mort (1). Ce tentateur, homicide dès le commencement (2), a renouvelé son mensonge; on l'a cru encore une fois; il a frappé l'homme à nouveau et précipité dans la mort les pécheurs en faveur desquels le Christ avait triomphé de la mort même. Ceux-ci se montrent plus prudents; au lieu d'excuser leurs égarements, ils s'en accusent; aussi reviennent-ils à la vie. Loin de se dérober aux regards de l'Eternel, loin de se mettre à l'abri derrière des paroles inutiles comme derrière un rideau de feuilles, ils versent des larmes salutaires, ils montrent au grand jour ce qu'ils ont fait, ils offrent à leurs propres regards le spectacle de leurs crimes. Par leur aveu, ils préviennent les accusations que leur ennemi dirigerait plus tard contre eux, et ainsi triomphent-ils de lui; car, dans sa miséricorde, le Seigneur aime mieux céder à la prière du Christ et les délivrer, puisqu'ils confessent leurs iniquités, que de les punir quand le démon viendrait les attaquer et de les convaincre à son tribunal. Il s'entendent et accomplissent cette parole du Prophète : " Confessez-vous à Dieu , parce qu'il est bon (3) ". Pourquoi a-t-on peur d'avouer ses crimes à un juge de ce monde? C'est qu'un

1. Gen. III, 4. — 2. Jean, VIII, 44. — 3. Ps. CXVII, 1.

pareil aveu serait immédiatement suivi d'une condamnation; -tandis que, auprès du Dieu bon, à qui l'on ne peut rien cacher, il suffit de confesser ses égarements pour en être purifié. Insiste donc, en leur faveur, auprès de celui dont tu es le représentant, afin qu'il se montre indulgent pour toutes leurs faiblesses. Qu'il guérisse leurs langueurs, qu'il délivre leur vie de la corruption, qu'il redresse ceux qui sont courbés, qu'il brise les chaînes des captifs, qu'il justifie les pécheurs (1) et chérisse les justes, qu'il daigne intercéder auprès du père de famille , qui menaçait d'arracher l'arbre stérile. Tu les as excommuniés, et, par là, tu n'as pas inutilement creusé autour d'eux un fossé profond, pour le remplir de sales mais fertiles ordures, comme tu aurais fait d'une corbeille de fumier; ils te donneront lieu de te réjouir des résultats heureux de ton travail ; tu seras heureux d'avoir demandé leur pardon.

8. Beaucoup de sacrifices s'offrent pour eux; une foule immense d'assistants présentent à Dieu l'offrande d'un esprit tourmenté par le chagrin : ils ne sont pas restés fidèles aux promesses de leur baptême, mais de nouvelles eaux baptismales coulent sur leurs

1. Ps. CXLV, 8.

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têtes; ce sont les larmes abondantes de leurs proches : en effet, " que ceux qui se croient fermes prennent garde de tomber (1) ". Les uns associent leur douleur aux souffrances des autres, afin de se réjouir avec ceux-ci de leur guérison. Les uns s'abaissent pour relever les autres, car ceux-ci ne se prosternent que pour se relever. Et parce que Dieu est charité, il opère en eux tous. Puisses-tu donc te sentir ému à l'égard de tous par les sentiments de la charité qui habite en toi d'une manière si admirable; que, par ton intercession, le Seigneur prête une oreille favorable aux prières et aux gémissements de ceux qui pleurent leurs propres péchés et de ceux qui pleurent les péchés de leurs frères. Qu'il daigne accorder à tous le salut, puisque tous pleurent également les mêmes fautes. Puisse la société des membres du Christ goûter la joie après avoir ressenti la douleur ! Tous, sans doute, n'ont pas péché; mais parce que tous sont unis dans les liens d'une mutuelle charité, ils éprouvent un chagrin égal. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l'honneur pendant les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. I Cor. X, 12.

TRENTE-TROISIÈME SERMON. POUR LA RÉCONCILIATION DES PÉCHEURS. III.

ANALYSE. — 1. Les pécheurs sont là qui gémissent. — 2. Appel à la pitié de l'évêque, dont le coeur doit se laisser émouvoir par les larmes de tous les assistants — 3. Efficacité de la pénitence et de la confession. — 4. Allocution aux pénitents — 5. et à l'évêque.

1. La foule des malheureux pécheurs se tient prosternée à terre. Son grand désir est qu'on prie pour elle; aussi s'adresse-t-elle au coeur apostolique du vénérable Pontife, qui est une autre demeure habitée par la miséricorde. Cette foule, bienheureux pape, tu l'as reçue toute belle, rachetée sur le démon, digne de fixer tes espérances de pasteur ; elle t'est venue du Saint des saints, du Pasteur des pasteurs, du Rédempteur des captifs, de Celui qui retrouve les égarés et guérit les malades ; du haut de son trône céleste, il te l'a donnée, car au lieu de t'élever à de hautes considérations, tu t'abaisses au niveau des (580) humbles (1) ; loin de prendre en dégoût les infirmités de tous, ta paternelle bonté se met au service de quiconque se trouve atteint d'une mauvaise maladie, non pour lui adresser des reproches, mais pour lui procurer la guérison. Ton désir n'est pas d'être servi par les pécheurs, mais de les servir ; tu ne cherches nullement ton plaisir à les voir prosternés à tes genoux ; ce que tu souhaites, c'est de prier pour eux et de voir tes prières exaucées. Je viens solennellement intercéder pour eux auprès de toi ; si je t'adresse la parole, c'est que je connais ta bonne volonté ; c'est qu'en cela je ne te ferai point violence pour t'extorquer leur pardon. Ceux que je recommande à ton indulgence par mes paroles, tu cours au-devant d'eux par charité. De ma bouche sort maintenant en leur faveur un ardent appel à ta pitié, et de ton coeur s'élèvent aussi pour eux vers Dieu des supplications non moins pressantes. Voilà ces pécheurs ; leur âme est souillée de crimes, mais ils en gémissent ; ils ont, en quelque sorte, écarté la pierre de leur endurcissement, et sortent des ténèbres de leurs péchés, comme du séjour de la mort, pour se montrer à la lumière de la pénitence; à eux s'appliquent ces paroles prononcées par le Sauveur au sujet de Lazare : " Délie-le, et laisse-le aller (2) ". Le grand cri poussé par le Christ les a ébranlés; loin de vouloir périr en excusant leurs fautes, ils prétendent revenir à la vie en les accusant, et, après avoir aperçu la lueur de l'espérance, sortir des ombres profondes d'une conscience plongée dans l'état de mort. Brise donc les chaînes qui paralysent leurs mouvements, car tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel (3) ; dans ce ciel, vers lequel n'osait lever les yeux ce pécheur qui frappait sa poitrine en disant : " Seigneur, ayez pitié de moi, car j'ai péché (4) ". Comment, en effet, aurait-il pu lever les yeux au ciel, dès lors qu'il y apercevait la chaîne de ses iniquités? Pourtant, il descendit justifié du temple du Seigneur, et non pas le Pharisien (5) ; et le principe de sa justification fut, non pas l'innocence de sa vie, mais uniquement son humilité. Ainsi arriva-t-il que Dieu s'approcha de préférence de celui qui se tenait le plus éloigné de l'autel. " Pour nous ", dit l'Apôtre, " nous

1. Rom. XII, 16. — 2. Jean, XI, 44. — 3. Matth. XVIII, 18. — 4. Luc, XVIII, 13. — 5. Luc, XVIII, 14.

sommes les temples du Dieu vivant (1) ". Si cela est vrai de tous les bons fidèles, ainsi, et à bien plus forte raison, en est-il de toi, qui présides au gouvernement des fidèles, en cet endroit surtout où préside celui à qui le Christ a dit: " Je te donnerai les clefs du royaume des cieux (2)".

2. Ces pécheurs se trouvent donc dans le temple de Dieu, c'est-à-dire dans son Eglise; nous les y voyons prosternés loin de l'autel; ils voudraient demander à être réconciliés avec Dieu par la réception du corps et du sang de Jésus-Christ. Puissent leurs désirs, passant par ton coeur et venant de son saint temple, être accueillis de lui (3). Ils veulent lui offrir un sacrifice expiatoire pour leurs péchés ; mais, pour cela, ils ne lui apportent, ni la graisse des boucs, ni la chair des taureaux, ni de nombreux chevreaux gras, ni les fruits premiers-nés de leurs entrailles; leurs dons consistent en des âmes brisées de douleur, en des coeurs contrits et humiliés (4) ; jamais le Seigneur n'a dédaigné de pareils dons. Place-les donc, ô bon prêtre, place-les en leur faveur sur l'autel de ton âme, où brille la flamme du saint amour : que des entrailles de ta charité s'élève pour eux vers le trône de l'Eternel la fumée d'un encens d'agréable odeur. Ils se sont fatigués dans les gémissements ; toutes les nuits, leur couche a été baignée de leurs pleurs et leurs lits humectés de leurs larmes (5). Maintenant encore, ils en arrosent le pavé de cette basilique, et ils ne sont pas seuls à le faire; car ceux qui n'ont point partagé leur culpabilité, partagent leur douleur. Tous sont rangés autour de toi, pleins de sollicitude, les uns pour eux-mêmes, les autres pour le salut de . leurs frères ; tous n'ont pas de prévarications à confesser, mais tous gémissent et pleurent. Y a-t-il dans un même corps un seul membre qui ne compatisse pas aux souffrances d'un autre membre, qui n'en partage pas les douleurs, qui ne pourvoie pas à sa sûreté à l'heure du péril, qui ne travaille pas à le soulager au moment de l'épreuve ? " Car, que " celui qui croit être ferme, prenne garde de tomber (6) ". Que chacun, réfléchissant sur soi-même, craigne d'être tenté comme lui (7) . Portez les fardeaux les uns des autres (8), et vous accomplirez ainsi la loi de Jésus-Christ,

1. II Cor. VI, 16.— 2.Matth. XVI, 19.— 3. Ps. XVII, 7.— 4. Ps. L,19. — 5. Id. VI, 7. — 6. I Cor. X, 12. — 7. Galat. VI, 1. — 8. Ibid. 2.

581

qui n'a commis aucun péché (1), qui a appelé les pécheurs, a prié pour eux, et leur a pardonné leurs fautes. De tous ses membres, les uns appartiennent à son corps, les autres sont tombés à terre ; les premiers sont attachés aux seconds, et ceux-ci se prosternent pour se relever. Un homme sage qui n'oublie point sa condition humaine peut-il voir tomber un de ses semblables et s'enorgueillir de ce que lui-même reste debout? Ici, tous ne sont point dans l'état de péché, mais, pour tous, la faiblesse est la môme; ils sont unanimes à demander afin que les pécheurs reçoivent, et à frapper pour qu'on leur ouvre; ceux-ci se trouvent dans l'affliction, et tous éprouvent de la douleur, et, quand ils seront revenus à la santé, tous se réjouiront.

3. Puisse l'ennemi caché du genre humain éprouver avec ses anges, en voyant ces pécheurs se relever, un tourment pareil à la joie qu'il a ressentie en les voyant tomber ! Pour commettre l'iniquité, ils se sont mis d'accord avec lui ; mais ils ne l'ont pas fait en ce sens qu'ils veuillent encore tirer leur gloire de leur chute ; ils ont été blessés, mais ils ne refusent pas le remède; ils se sont éloignés de leur Maître, mais ils n'ont pas la volonté de ne point revenir à lui. Par conséquent, celui qu'ils n'ont point su vaincre parla morti6cation,la pénitence les en a rendus victorieux; elle seule triomphe de l'ennemi, même quand il triomphe, et, par elle seule, l'accusateur est réduit à l'impuissance, non pas quand on nie ses propres fautes, mais quand on les avoue. La pénitence enlève la douleur à la douleur, et préserve de la vengeance en affligeant. Pour ne point rencontrer dans notre juge un vengeur de nos fautes, mais pour trouver un Dieu Père qui nous reçoive dans ses bras, nous nous punissons par les oeuvres de la pénitence, et, par là, nous tirons vengeance de nous-mêmes. Ainsi a-t-il, en quelque sorte, puni sa prévarication, ainsi a-t-il porté contre lui-même un jugement sévère celui qui, revenant d'un pays lointain, a dit à son père : " Je ne suis pas digne d'être appelé votre fils (2) ". Et son père l'a regardé comme d'autant plus digne de porter ce titre, qu'il s'en était reconnu plus indigne. La pénitence torture le coeur, mais, en un rien de temps, elle écarte toute condamnation aux tourments éternels. Ineffable bonté

1. I Pierre, II, 22. — 2. Luc, XV, 19.

581

de Dieu ! En niant nos fautes, nous ne réussirons jamais à lui donner le change ; il nous suffit d'en faire l'aveu pour l'apaiser. Nous aurons beau garder le silence sur nos iniquités, jamais nous ne les déroberons à sa vue ; confessons-les, et il nous les pardonnera. Sans doute, nous n'apprenons rien à Dieu en confessant nos faiblesses, mais par cela que nous nous déplaisons sous le même rapport qu'à lui, nous faisons de grands efforts pour nous en approcher. Ainsi s'exprime le Psalmiste : " J'ai dit : Je confesserai contre moi mes prévarications au Seigneur, et vous m'avez pardonné l'énormité de mon crime (1) " . Je confesserai, non pas d'une manière quelconque, mais contre moi, mes prévarications au Seigneur. Telle est la vertu de la pénitence, qu'en parlant contre lui-même, le pécheur agit dans son propre intérêt. Dieu déteste, en effet, le pécheur; aussi aime-t-il l'homme qui se déteste comme pécheur, car celui-ci hait ce que hait Dieu lui-même.

4. Prenez courage, vous tous qui demandez pardon au Seigneur; que la joie et la consolation rentrent en vos coeurs, que votre foi s'affermisse, que votre espérance se ranime, que votre charité s'enflamme. Celui qui, sans avoir commis de péché, a bien voulu mourir pour vous, vous accordera le pardon de vos fautes ; puisqu'il a consenti à mourir pour vous procurer la vie, il ne permettra point que vous périssiez. " Approchez-vous de Dieu, et il s'approchera de vous (2). Résistez au démon, et il fuira loin de vous (3) ". Rappelez-vous qu'on vous retire de la gueule d'un lion rugissant; souvenez-vous qu'on vous arrache aux griffes de celui qui croyait vous voir éternellement tourmentés avec lui. Le Seigneur entend vos sanglots, car il. habite dans le coeur du pontife qui préside cette assemblée : puissent les prières adressées en votre faveur à Dieu, par votre évêque, suppléer à ce qui pourrait manquer aux vôtres !

5. O le meilleur des prélats, réjouis-toi donc ; car les enfants que tu avais engendrés par l'Evangile (4) " étaient morts, et ils sont ressuscités; ils étaient perdus, et ils sont retrouvés (5) ". Qu'on déchire le cilice dont ils étaient enveloppés, et qu'ils se revêtent d'allégresse (6). Admets-les de nouveau au

1. Ps. XXXI, 5. — 2. Jacques, IV, 8. — 3. Ibid. 7. — 4. I Cor. IV, 15.— 5. Luc, XV, 24. — 6. Ps. XXIX, 12.

582

festin du veau gras (1) ; arrache leurs âmes à la mort ; essuie leurs larmes, préserve leurs pieds de l'abîme, afin qu'ils marchent en la

1. Luc, XV, 33.

présence du Seigneur dans la terre des vivants (1).

1. Ps. CXIV, 8, 9.

TRENTE-QUATRIÈME SERMON. PRIÈRE AU SAINT-ESPRIT.

ANALYSE. — 1. Invocation à l'Esprit de miséricorde. — 2. Suite. — 3. Saint Augustin continue à prier l'Esprit de toute bonté.

1. Esprit-Saint, mon Dieu, j'éprouve le désir de parler de vous, et, néanmoins, je crains pour moi de le faire, car je ne trouve en moi rien qui me le permette. Pourrais-je, en effet, dire autre chose que ce que vous m'inspirerez? Pourrai-je prononcer un seul mot, si vous ne venez en moi pour vous substituer à moi et vous parler de vous-même ? Donnez-vous donc à moi pour commencer, ô généreux bienfaiteur , ô don parfait; car, quant à vous, vous m'appartenez; rien ne peut m'appartenir, je ne puis m'appartenir moi-même, si je ne vous possède d'abord. Soyez à moi, et ainsi serai-je à moi, et aussi à vous : si je ne vous possède pas, rien ne m'appartiendra. Près de qui aurai-je le droit de vous posséder? Près de personne, si ce n'est près de vous. Il faut donc que vous vous donniez à moi, afin que je puisse faire auprès de vous votre acquisition. Prévenez-moi donc, préparez mon âme à vous recevoir, et quand vous y serez entré, parlez-vous pour moi et écoutez-vous en moi. Ecoutez-vous en mon lieu et place, ô vous qui êtes si bienveillant ! Ecoutez une bonne fois, et ne vous irritez pas. Voyez de quel esprit s'inspirent mes paroles pour moi, je l'ignore, mais je sais pertinemment que, dépourvu de votre assistance, je ne puis rien dire. Je m'en souviens : il vous a suffi jadis de toucher un homme adultère et assassin pour en faire le psalmiste ; vous avez délivré l'innocente Suzanne ; vos regards se sont abaissés sur une femme possédée par sept démons, sur Madeleine, et la charité surabondante dont vous l'avez remplie en a fait l'apôtre des Apôtres : le larron a été visité par vous, pendant qu'il était en croix, et, le même jour, vous l'avez placé dans le ciel pour l'y faire jouir de la gloire du Christ. Sous votre influence, l'apostat a versé des larmes de repentir, et vous l'avez préparé à recevoir le souverain pontificat. N'est-ce point à votre appel que le publicain est devenu un évangéliste? N'avez-vous point terrassé le persécuteur, et, quand il s'ert relevé, n'était-il point devenu un docteur hors ligne ? N'êtes-vous pas venu du ciel pour visiter les Juifs orgueilleux, et en les voyant consumés par les ardeurs de la plus audacieuse doctrine, ne les avez-vous pas délaissés? Dieu de sainteté, quand je réfléchis à ce que vous avez inspiré à tous ces personnages, je me sens encouragé, par leur exemple, à vous parler ainsi, et je sais, à n'en pas douter un instant, que vous m'avez appris à vous répondre de la sorte : voilà aussi pourquoi je soupire vers vous et me jette dans vos bras. Ecoutez-moi, bonté sans limites, et que votre misérable créature n'encoure point votre indignation. Si mes crimes surpassent, par leur nombre, les crimes de tous ces personnages qui me rappellent vos miséricordes, votre indulgence dépasse de beaucoup en étendue ma culpabilité ; car n'est-elle pas infinie? Il lui est facile de pardonner un péché ! Ne lui est-il pas aussi aisé d'en pardonner des centaines de mille? A l'un il a suffi d'un seul péché mortel pour se voir réservé à la (583) damnation, quand il est sorti de ce monde : avec des milliers de fautes, un autre a été réservé par Dieu, comme étant prédestiné à la vie. Qu'y a-t-il en cela, ô très-doux Esprit ? C'est que, d'un côté, se manifeste votre miséricorde, et, de l'autre, votre justice. Ces deux hommes, bien différents l'un de l'autre, se trouvent également destinés après une multitude de crimes énormes et pour la fin du monde, celui-ci à entrer dans la vie, celui-là à tomber dans d'affreux tourments. Qu'en conclure, ô Dieu plein de bonté? C'est qu'en tout cela votre miséricorde sans bornes reste toujours égale à elle-même, bien que vous agissiez diversement. Le petit nombre des péchés ne donne pas plus la certitude d'arriver à la vie éternelle, que la grandeur et la multiplicité des fautes ne doit donner lieu au désespoir. Mais parce que votre miséricorde est préférable à toutes les vies, je l'invoque, je la désire, il m'est doux de m'y attacher. Donnez-vous à moi par son intermédiaire, et donnez-la moi par vous : que je la possède en vous, et qu'elle vous serve de chemin pour venir en moi. C'est elle qui m'inspire le confiant courage de vous parler; elle rend mon âme supérieure à elle-même : en la possédant je vous possède. Je ne demande donc rien que vous, car vous êtes le docteur et la science, le médecin et le remède, vous voyez l'état des âmes , et vous les préparez, vous ôtes l'amour et l'amant, la vie et le conservateur de la vie. Que dire de plus? Vous êtes tout ce qu'on peut appeler bon. Car si nous ne sommes point anéantis, c'est l'effet de votre indulgence : elle seule nous soutient eu nous attendant ; elle seule nous conserve en ne nous condamnant pas, nous rappelle sans nous faire de reproches, nous renvoie sans nous juger, nous accorde la grâce sans nous la reprendre, et nous sauve par sa persévérance.

2. Ame pécheresse, ô mon âme, lève-toi donc, redresse-toi, sois attentive à ces consolantes paroles, ne refuse pas un secours qui peut t'aider si puissamment à te réformer. Remarque-le bien : pour ta restauration, cette personne divine est la seule qui te soit nécessaire. Lève - toi donc tout entière, ô mon âme, et, puisqu'en cette personne seule se trouve ton salut, consacre-lui toutes tes forces, prépare-toi à lui servir de demeure; reçois-la, afin qu'elle te reçoive à son tour. Venez donc, très-doux Esprit ; étendez votre doigt, aidez-moi à me lever. Que ce saint doigt s'approche de moi, m'attire vers vous, se pose sur mes plaies et les guérisse. Qu'il fasse disparaître l'enflure de mon orgueil ; qu'il ôte la pourriture de ma colère; qu'il arrête en moi les ravages du poison de l'envie ; qu'il en retranche la chair morte de la nonchalance; qu'il y calme la douleur de la cupidité et de l'avarice; qu'il en ôte la superfluité de la gourmandise, et y remplace l'infection de la luxure par les parfums odorants de la plus parfaite continence. Puisse-t-il me toucher, ce doigt qui fait couler sur les blessures le vin, l'huile et la myrrhe la plus pure t Puisse-t-il me toucher, ô Dieu plein de bonté ! Alors disparaîtra toute ma corruption , alors je reviendrai à ma primitive innocence, et quand vous viendrez habiter en moi, qui ne suis maintenant qu'un sac déchiré, vous y trouverez une demeure en bon état, fondée sur la vérité de la foi, bâtie sur la certitude de l'espérance et parachevée avec une charité ardente. Bien que nous ne vous désirions pas depuis longtemps, venez, hôte aimable; oui, venez. Demeurez avec nous, car si vous n'y restez pas, il se fera tard, et le jour baissera (1). Frappez et ouvrez,car si vous ouvrez la porte, personne ne la fermera : entrez et fermez-la derrière vous, et personne ne l'ouvrira (2). Tout ce que vous possédez est en paix (3), et, sans vous, il n'y a point de paix possible, vous, le repos des travailleurs, la paix des combattants, le plaisir de ceux qui souffrent, la consolation des malades, le rafraîchissement de ceux que la chaleur accable, la joie des affligés, la lumière des aveugles, le guide de ceux qui doutent, le courage des timides; car personne ne goûte la tranquillité, s'il ne travaille pour vous : celui-là seul jouit de la paix, qui combat pour vous; souffrir pour vous, c'est le comble du bonheur; pleurer pour vous, c'est la suprême consolation. Quand mon âme gémit pour vous, alors, à vrai dire, elle se livre au vice et aux plaisirs. Ineffable bonté vous ne pouvez souffrir qu'on souffre, qu'on pleure ou qu'on travaille à cause de vous; car, au même moment commencent le travail et le repos, le combat et la paix, la peine et le bonheur. Etre en vous, c'est être dans l'éternelle félicité.

1. Luc, XXIV, 29. — 2. Apoc. III, 7. — 3. Luc, XI, 21.

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3. O mon bien-aimé, touchez donc, oui, touchez mon âme; cette âme que vous avez créée et choisie pour votre demeure au jour de mon baptême. Mille fois, hélas ! vous avez été honteusement et injurieusement chassé de cette maison qui vous appartenait en propre, et voilà que votre misérable hôtesse vous rappelle à grands cris ; car c'est pour elle le plus grand des malheurs de se trouver privée de vous. Revenez, ô Esprit bon, prenez pitié de cette séditieuse qui vous a chassé de chez elle. Maintenant, ah ! maintenant, elle se rappelle vivement tout le bonheur qu'elle éprouvait à se trouver auprès de vous. Tous les biens lui étaient venus à cause de vous (1); sitôt que vous vous êtes retiré d'elle, ses ennemis l'ont dépouillée; ils ont emporté avec eux tous les trésors que vous lui aviez apportés, et, non contents de l'appauvrir, ils l'ont accablée de coups et de blessures et laissée presque morte (2). Revenez donc , Seigneur bien-aimé; descendez à nouveau dans votre maison , avant que votre hôtesse insensée rende le dernier soupir. Aujourd'hui je vois, aujourd'hui je sens combien je suis malheureuse en vivant séparée de vous: je rougis et tombe dans une confusion extrême de ce que vous vous êtes éloigné de moi; mais les inénarrables faiblesses dont votre absence a été pour moi le principe me forcent à vous rappeler. Précieux gardien, venez dans la maison de votre misérable Marthe, et gardez-la dans la vérité, " pour qu'elle ne s'endorme pas un jour dans la mort et que son ennemi ne dise point: J'ai prévalu contre elle (3) ". Mes oppresseurs triompheront si je suis ébranlée (4). Mais, avec votre secours, j'espérerai dans votre miséricorde, je m'y attacherai, j'y mettrai ma confiance : en elle sera la part de mon héritage, et, ainsi, je ne craindrai pas ce que peut contre moi un homme mortel (5). Il vous est impossible de ne pas me faire

1. Sag. VII, 11. — 2. Luc, X, 30. — 3. Ps. XII, 5.— 4. Ibid. 6. — 5. Ps. LV, 5.

miséricorde, car la miséricorde vous est consubstantielle. Voyez ma pauvreté, voyez mes pressants besoins, et prenez pitié de moi selon votre infinie grandeur, et non selon mes iniquités. Daigne votre commisération montrer qu'elle est au-dessus de toutes vos oeuvres (1). Que la malice du péché ne prévale pas sur la grandeur de votre bonté. C'est par indulgence que vous dites: " Je ne veux pas la mort du pécheur, mais je veux qu'il se convertisse et qu'il vive (2) ". Car vous voulez la miséricorde et non le sacrifice (3). Très-généreux bienfaiteur, étendez votre droite, cette sainte main qui n'est jamais vide, qui ne sait point refuser, qui ne cesse de donner à l'indigent: étendez donc, aimable bienfaiteur , étendez cette main toute pleine de vos dons : c'est la main des pauvres. Donnez à votre pauvre, ou plutôt à la pauvreté elle-même, ces armes ou ces trésors qui enrichissent l'indigent sans lui laisser rien à craindre. Achevez, Seigneur, ce que votre bras a commencé (4). Car, je le vois, si vous nous sauvez, c'est, non pas à cause des oeuvres de justice que nous avons faites, mais par votre miséricorde (5). Donc, très-sainte communication, accordez-moi le don de piété, dont le propre est d'inspirer la douceur, comme aussi de conserver et de rendre celui à qui il a été départi libre de toute attache aux biens de la terre ; ainsi pourrons-nous dire avec l'Apôtre Pierre

" Voilà que nous avons tout abandonné et que nous vous avons suivi (6) ". Dès lors que nous aurons renoncé à ce qui est de ce monde passager, votre esprit secourable nous conduira dans la voie droite (7), jusqu'à la terre des vivants, et par l'affectueuse piété qu'il nous inspirera, il nous introduira dans ce séjour où nous pourrons éternellement jouir de vous pendant la suite sans fin des siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Ps. CXLIV. 9. — 2. Ezéch. XXXIII, 11. — 3. Matth. IX, 13.— 4. Ps. LXVII, 29.— 5. Tit. III, 5. — 6. Matth. XIX, 27.— 7. Ps. CXLII, 10.

TRENTE-CINQUIÈME SERMON. OU PREMIER TRAITÉ DU COMBAT SPIRITUEL.

ANALYSE. — 4. Les bons chrétiens ont été conduits de la terre d'Egypte dans la terre promise. — 2. Néanmoins, ils doivent non pas s'endormir crans le repos, mais lutter contre leurs passions. — 3. Il leur faut détruite ces passions, comme, d'après l'ordre de Dieu, les Israélites devaient faire disparaître les nations étrangères.— 4. Combien la paresse des moines est blâmable. — 5. Motifs de l'avancement spirituel. — 6. Pourquoi Dieu ne veut pas que nous triomphions de nos ennemis sans combat.— 7. Exhortation finale aux moines.

1. Frères bien-aimés, si nous voulons considérer avec attention notre point de départ et notre destinée, nous serons, faute de forces, impuissants à remercier Dieu. Nous sommes, en effet, les enfants d'Israël : nous avons subi, en Egypte, le joug de Pharaon , et la puissance de ce roi orgueilleux a lourdement pesé sur nous. Car le prince de ce monde ne trouvait-il pas sa joie à nous écraser sans relâche sous l'insupportable fardeau de l'esclavage, et à nous accabler incessamment d'occupations et d'oeuvres serviles? Il nous obligeait à faire cuire des briques : si, seulement, nous avions eu à construire un temple au Seigneur avec les pierres précieuses des vertus ! Mais non; il nous fallait, par ordre, élever un édifice purement terrestre. Voilà, néanmoins, que le Dieu de nos pères, le Dieu béni de tous les siècles , nous a tirés de l'Egypte, c'est-à-dire des ténèbres où vivait le vieil homme ; il a brisé les chaînes dont nous tenait chargés une domination tyrannique, et nous a fidèlement introduits dans la terre promise. Nous sommes entrés dans ce pays de répromission, du moment où nous avons renoncé aux convoitises mondaines pour placer nos confiantes et solides espérances dans l'éternité : et déjà nous possédons en espérance les biens futurs dont la grâce divine nous accordera plus tard la réelle jouissance. La grâce de l'espérance n'avait-elle pas déjà mis en possession de cette terre des vivants ceux à qui l'Apôtre Pierre adressait ces paroles: " Vous êtes la race choisie, le sacerdoce royal, la nation sainte, le peuple conquis, pour annoncer les grandeurs de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière (1)? "

2. Mais de ce que nous ayons été introduits dans cette terre promise, sous la conduite de la grâce divine , il ne suit nullement que nous devions nous livrer au repos et céder à la nonchalance ou à la paresse : succomber au sommeil, s'abandonner à une imprudente sécurité, est chose malsaine. Il est donc utile pour nous de ne jamais nous coucher sans être revêtus des armes des vertus, afin de ne point rester un seul instant sans défense : il nous faut combattre avec acharnement les dangereux et cruels ennemis de notre salut; car c'est par la guerre qu'on arrive à la paix; c'est aussi par le travail qu'on parvient au repos. En' effet, point de victoire sans combat, point de triomphe sans victoire. Nous avons des ennemis au-dedans de nous-mêmes ; si nous ne voulons point périr avec eux, c'est pour nous une impérieuse nécessité de lutter contre eux sans faiblesse comme sans relâche. Les ennemis qui nous ont déclaré la guerre, avec lesquels nous sommes toujours en lutte, ne se trouvent point séparés de nous par de larges- fossés, par des remparts flanqués de tours, par des rivières profondes ; d'abruptes montagnes ne s'opposent pas à leur marche en avant. Ils sont toujours avec nous, parce qu'ils se tiennent dans les secrets replis de notre âme. Les vices principaux sont au nombre de sept, et de cette race de vipères sortent, comme d'une source fétide, toutes les autres passions, pareilles à autant de rejetons venimeux. Voici leurs noms : L'orgueil,

1. Pierre, II, 9.

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l'avarice, la vaine gloire, la colère, l'envie, la luxure et la haine. Nous omettons d'en parler d'une manière plus expresse, car la plupart de ceux qui ont traité de la parole divine nous ont laissé à cet égard une foule de réflexions; pour le moment , il nous suffira d'affirmer ceci : c'est que quiconque aura négligé de les combattre, quiconque, avec l'aide de Dieu, ne les aura pas vaincues, ne pourra jamais ni triompher dans les luttes spirituelles , ni , par conséquent , mériter la couronne de la victoire: " On ne sera couronné qu'après avoir combattu vaillamment (1) ".

3. Voilà bien les nations que Moïse ordonnait au peuple israélite de faire disparaître de la surface de la terre, sans avoir jamais contracté avec elles aucune alliance ! Il s'exprimait ainsi: " Lorsque le Seigneur, ton Dieu, t'aura introduit dans la terre que tu vas posséder, et qu'il aura exterminé plusieurs nations devant toi, les Héthéens, les Gergézéens, les Amorrhéens, les Chananéens, les Phérézéens, les Hévéens et les Jébuzéens, sept nations beaucoup plus nombreuses et plus puissantes que toi, et que le Seigneur, ton Dieu, te les aura livrés, tu les frapperas jusqu'à la mort. Tu ne feras pas d'alliance avec eux et tu n'auras pas pitié d'eux (2) ". Vous venez de l'entendre, frères bien-aimés, le Dieu tout-puissant a livré en nos mains les nations acharnées à notre perte, et, par une disposition particulière de sa providence, il les a fait disparaître de devant nous. Pourquoi, alors, dégénérer et croupir dans la langueur ? Pourquoi ne pas nous saisir de la victoire qui nous est envoyée du ciel ? Puisque le Seigneur a décrété la défaite de nos ennemis, pourquoi ne point nous acquitter de la part d'action qui nous est dévolue? Si nous pesons bien les unes après les autres toutes les paroles précitées, nous voyons que, dans les desseins de l'Éternel, ces nations sont déjà jetées par terre et qu'il nous ordonne de les frapper et de les détruire nous-mêmes. Voici les termes dont se sert Moïse: " Lorsque le Seigneur, ton Dieu, t'aura introduit dans la terre que tu vas posséder, et qu'il aura exterminé les nations " ; puis il ajoute bientôt : " Tu les frapperas ". De là, il est plus clair que le jour que, dans sa prescience, le Dieu tout-puissant en a déjà fini avec nos adversaires;

1. II Tim. II, 5. — 2. Deut. VII, 1, 2.

mais il a décidé que leur extermination se fera par notre intermédiaire. Il combat lui-même et il nous invite à vaincre. Il détruit les forces ennemies, et il nous réserve l'honneur du triomphe. Il veut que son courage nous fasse remporter la victoire, afin de pouvoir accorder à nos succès la couronne de myrte. Ne laissons donc pas notre courage se briser sous l'effort du désespoir, puisque la force d'en haut nous exhorte vivement à lutter avec énergie. Que la faiblesse inhérente à la nature humaine ne vienne en rien nous arrêter, puisque nous combattrons sur l'ordre de Dieu et appuyés sur son autorité. Écoutons, comme s'appliquant à nous, ces paroles adressées aux Israélites par Moïse: " Ne crains point, mais souviens-toi de ce qu'a fait le Seigneur, ton Dieu, contre Pharaon et tous les Egyptiens, et de ces grandes plaies que tes yeux ont vues, et de ces prodiges, et de ces miracles, et de cette puissante main, et de ce bras étendu pour te tirer de l'Égypte. Ainsi tu traiteras tous les peuples que tu redoutes (1) ". Pourquoi donc nous défier de notre faiblesse, quand nous avons pour éclaireur et pour guide dans nos luttes Celui-là même qui inspire le courage? Il suscite le combat, il nous y mène, il nous promet le succès, et il ne nous l'accorderait pas ! Il y est tenu. Que notre âme s'enflamme donc d'une ardeur guerrière ; qu'elle se précipite sur le champ de bataille, pour mettre en déroute les masses ennemies, puisque les lâches eux-mêmes brûlent du feu des combats ! Pas d'alliance entre nous et nos adversaires ! Pas d'arrangements qui nous forcent à la paix !

4. Ne pas aller au combat, c'est une honte; y aller et agir avec mollesse, c'est s'exposer à un danger certain de mort. " Mieux vaut, en effet, ne pas connaître la voie de la justice, que de retourner en arrière après l'avoir connue (2)". Plusieurs, ayant reçu l'instruction nécessaire pour exercer le métier des armes spirituelles, tombent dans une telle tiédeur d'âme, deviennent si mous que, s'ils ont encore la force de ne pas faire le mal, ils n'ont pas le courage de travailler à leur avancement dans le bien. Pour eux, le moindre des soucis est de vaincre la faim par la diète, de résister aux plaisirs de la table, de supporter les rigueurs du froid, de s'imposer les veilles

1. Deut. VII, 18, 19. — 2. II Pierre, II, 21.

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les plus ordinaires. Ils seraient bien fâchés d'empiéter sur le terrain des choses défendues, mais ils sont tout aussi portés à jouir des choses permises. Vous les voyez engagés dans les rangs de la sainte milice, mais ce que c'est que le combat spirituel, ils l'ignorent complètement. Leurs noms sont inscrits sur la liste des soldats, et les devoirs de l'état militaire leur sont évidemment inconnus : la preuve en est qu'ils ne craignent pas de marcher sans armes dans les rangs d'hommes armés; ils ne rougissent nullement de s'avancer avec nonchalance et dépourvus de leurs ceinturons, au milieu de guerriers cuirassés ; aussi se laissent-ils ébranler par le premier coup de n'importe quel javelot, et tomber par terre, parce qu'ils ne sont point protégés par le bouclier d'une prudente circonspection. Il eût mieux valu pour eux de vivre ignominieusement à l'ombre de leur toit domestique, que de venir mourir peu militairement et sans aucun titre de gloire au milieu de cellules monacales. Quiconque, en effet, cherche à jouir, dans l'état monastique, des plaisirs du corps, ressemble à un homme qui voudrait tirer du suc d'un bois desséché ; car, de cette vie molle et relâchée, il résulte pour beaucoup que, sachant beaucoup de choses, ils s'ignorent eux-mêmes, et qu'ils seraient incapables de dire ce qu'ils peuvent ou ce qu'ils ne peuvent point endurer en fait d'épreuve : de là il arrive aussi que ceux à qui il a été donné de connaître ce qu'on pourrait appeler l'écorce du soldat, ont encore besoin de s'essayer pour apprendre ce qu'ils sont eux-mêmes. Parmi les hommes engagés depuis longtemps dans le saint ordre, nous en avons rencontré un bon nombre qui ne savaient pas encore ce qu'ils pouvaient supporter en fait de jeûnes, de veilles et d'autres pratiques indiquées par les règles de la discipline céleste. L'Ecriture dit formellement : " Quiconque ignore sera lui-même ignoré (1) ". Alors , comment serait-il connu de Dieu , comment le connaîtrait-il à son tour, celui qui, étant à sort service, est convaincu de s'ignorer soi-même ? Or, quand un guerrier ardent assiège des remparts, il s'efforce d'en approcher en creusant des fossés , il essaie de s'emparer des retranchements, et au milieu d'une grêle épaisse de traits il cherche à savoir par quel endroit il pourra monter à l'assaut.

1. I Cor. XIV, 38.

Pour celui qui veut se vaincre lui-même, c'est donc une honte de ne point se connaître, et, par conséquent , d'ignorer la mesure de ses forces. Voilà pourquoi le Sauveur a dit : " Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite (1) ". Il n'avait pas encore fait l'expérience de lui-même, ce soldat de Dieu , à qui s'appliquent ces paroles de l'Ecriture : " Il mit un casque d'airain sur sa tête (2) ", et le reste; mais il se connaissait suffisamment, " lorsqu'il prit l'épée du philistin Goliath (3) ", et le reste.

5. Voulez-vous des preuves qui attestent qu'un homme fait des progrès sur le champ de bataille spirituel? Les voici: il avance, si les efforts que les vices tentent contre lui sont plus mous, s'il réprime aisément les révoltes de la chair, s'il apaise avec moins de difficulté le tumulte soulevé par le choc de ses pensées, s'il arrache, aussitôt qu'elles se montrent, les naissantes épines des convoitises charnelles ; si, avec le glaive de la crainte de Dieu, il tranche incontinent la tête orgueilleuse de la superbe, de la luxure et de tous les autres vices. A quoi bon, d'ailleurs, faire partie de la sainte milice, si, comme au début de son apprentissage militaire, on doit laisser tomber ses bras à l'heure de la bataille et trembler sur ses genoux encore mal affermis? C'était pour les garantir de ce nonchalant laisser-aller, que l'éloquent prédicateur Paul adressait à ses disciples les paroles que voici: " Relevez vos mains languissantes et fortifiez vos genoux affaiblis; marchez d'un pas ferme dans la voie droite, et si quelqu'un vient à chanceler, qu'il prenne garde de s'écarter du chemin (4) ". Une main habile à combattre parvient facilement au triomphe, et un corps qui s'accommode de la cuirasse se porte vivement au combat. Si un moine n'est pas encore capable de réprimer son orgueil, d'arrêter son avarice, d'éteindre les flammes de son envie, de conserver son âme à l'abri des atteintes de la luxure, de se débarrasser du venin de toute méchanceté envers celui qui s'est rendu coupable d'offense à son égard, de supporter une injure sous prétexte de conserver à la justice tous ses droits, pourra-t-on lui tenir un langage autre que celui-ci : Eu égard à ta profession, tu as, il est vrai, donné ton nom peur servir dans la

1. Matth. VII, 13. — 2. I Rois, XVI, 38. — 3. Ibid. 51 .— 4. Hébr. XII, 12, 13.

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milice sacrée; mais ce que c'est que le combat spirituel, tu n'en sais pas le premier mot? Pour ceux qui tendent à la perfection, il faut, autant que possible, leur persuader de conserver une sévérité salutaire, et d'apprendre plutôt à ignorer le vice qu'à le vaincre. Puissent ces hommes, qui font profession d'être morts avec le Christ, éprouver une véritable honte d'avoir encore à dompter les mouvements rebelles de la chair et les passions effrénées de l'esprit, contre lesquelles il faut lutter comme si l'on se trouvait toujours au début du combat ! Autrement, quand ils auraient déjà acquis, par leur valeur, le droit de se reposer, ils se retrouveraient encore dans les rangs de ceux qui commencent seulement à exercer le métier des armes. Lorsqu'un soldat du Christ est encore novice, il doit donc apprendre à en venir aux mains, et, suivant l'occasion, s'opposer à tous les vices qui pourraient se manifester en lui. Qu'il soit donc prévoyant , qu'il porte de tous côtés les regards éveillés d'une attentive circonspection, qu'il se tourne de çà de là et oppose à tous les traits qu'on lui envoie le bouclier d'une habile défense; c'est ainsi que, par l'humilité, il viendra à bout de l'orgueil, qu'il réfrénera la gourmandise par la sobriété, qu'il écrasera la colère parla douceur, qu'il domptera l'avarice par ses largesses, que la crainte du feu éternel éteindra l'ardeur de ses passions honteuses, et qu'enfin la poutre de la haine sera consumée par la flamme de son ardente charité. Il se plaît à contempler une pareille lutte, le Dieu qui sonde les profondeurs de l'âme et à qui rien n'échappe de ce qui s'y passe. Ce spectacle réjouit aussi les anges, puisque la nature humaine profite des combats qui se livrent contre elle, pour devenir meilleure et rentrer avec eux dans cette société dont elle avait été exclue; puisqu'en luttant, elle tend à rentrer en possession de cette paix véritable qu'elle avait perdue jadis pur s'être écoutée et n'avoir pas résisté à ses convoitises.

6. Mes frères, ne nous plaignons point de ce qu'il ne suffit pas de nos désirs pour remporter immédiatement une victoire complète sur nos ennemis : ne nous chagrinons nullement de nous voir toujours en butte aux chagrins, aux peines, aux soucis et aux insupportables ennuis qu'engendrent de continuelles fluctuations d'esprit. En cela se voit la preuve de l'action providentielle de Dieu; une victoire remportée trop vite gonflerait d'orgueil notre âme; tombant des hauteurs où elle se serait élevée, elle ne ferait qu'une plus lourda chute, et elle attribuerait l'honneur de son triomphe non à Dieu, son véritable auteur, mais uniquement à elle-même. Telle est la raison de ces paroles adressées par Moïse au peuple juif: "Après t'avoir éprouvé et puni, le Seigneur a pris enfin pitié de toi, afin que tu ne dises point dans ton coeur : Ma puissance et la force de mon bras m'ont donné tous ces biens, mais pour que tu te souviennes que le Seigneur, ton Dieu, t'a lui-même donné toute ta force (1) ". Voilà aussi pourquoi il arrive souvent qu'une âme, après avoir remporté sur elle-même de grandes et nombreuses victoires, cède en face d'un obstacle, peut-être de minime importance, bien qu'elle ne néglige point les précautions d'une vigilance minutieuse: c'est là l'effet d'une disposition de la Providence; car un homme, brillant de l'éclat de toutes les vertus, se laisserait aller à l'enflure de l'orgueil; se voyant, au contraire, et malgré ses longs efforts, au-dessous d'une mince tentation, après en avoir victorieusement supporté de très-violentes, il attribue son triomphe, non pas à lui-même, mais au Dieu dont la grâce l'a aidé à dominer les ennemis qu'il a vaincus. Voilà pourquoi il est écrit: " Telles sont les nations que le Seigneur a laissé subsister, afin de s'en servir pour l'instruction d'Israël ". Israël est instruit par les nations qui n'ont point péri ; et aussi, par les faibles tentations qui lui font échec, notre âme apprend que, d'elle-même, elle n'est jamais venue à bout des plus grandes.

7. Frères bien-aimés, ce qui nous a principalement décidés à quitter le monde, ce qui doit fixer toute notre attention, puisque nous avons le bonheur d'appartenir à la sainte milice, le voici: Notre âme, revêtue de l'armure des vertus, doit s'exercer toujours au combat spirituel et tâcher d'en finir avec ces vices hideux qui rôdent sans cesse autour de nous pour nous corrompre ; employons à cette lutte toute l'ardeur dont nous sommes capables. De quel avantage aurait-il été aux Juifs de sortir de la terre d'Egypte et de s'en tenir là, sans pouvoir écraser la puissance de leurs ennemis dans une guerre d'extermination? Auraient-ils ensuite joui paisiblement de la

1. Deut. VIII, 16, 18.

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possession de la terre promise? Evidemment, non. Seraient-ils parvenus à ce buttant désiré, si, après s'être dérobés à la tyrannie de Pharaon, sous le joug de laquelle on leur permettait de mener encore une vie telle quelle, ils avaient, par leur indolente incurie, engagé les Chananéens à leur mettre l'épée sur la gorge? Secouons donc, frères bien-aimés, secouons une torpeur indigne de nous, torpeur d'une âme paresseuse et sans énergie; car, ne voulons-nous point parvenir à la couronne par de vaillants et généreux combats ? Soyons toujours prêts à repousser loin du champ de notre coeur les bataillons des vices et les bêtes sauvages qui voudraient y pénétrer; ne leur permettons pas de mettre le pied dans ce qui est de notre domaine et d'y établir leur détestable pouvoir. Dieu daigne nous en faire la grâce ! Que nos ennemis ne nous voient jamais céder lâchement devant eux ! Que jamais ils ne puissent se vanter et se réjouir de nous avoir fait reculer l Nous avons à notre tête, pour nous diriger dans les combats, un chef invincible; nous pouvons et devons lui dire: " Seigneur, jugez ceux qui me persécutent, combattez ceux qui me combattent; prenez vos armes et votre bouclier, levez-vous pour me secourir (1) ". Il est bienheureux, le guerrier spirituel qui marche à la suite d'un tel chef sur les champs de bataille, et mérite d'obéir aux ordres d'un pareil général ; car Dieu accorde l'audace à ce hardi champion , il lui donne la victoire comme récompense de ses efforts, et après la victoire la couronne du triomphe. Que dis-je? Le Dieu béni dans tous les siècles n'est-il pas lui-même la largesse accordée aux combattants, la récompense réservée au mérite, l'éternelle couronne qu'attendent les triomphateurs?

1. Ps. XXXIV, 1, 2.

TRENTE-SIXIÈME SERMON. OU DEUXIÈME TRAITÉ DE LA LUTTE CONTRE LES VICES.

ANALYSE. — 1. Le diable s'attaque de préférence aux commençants : un soldat du Christ. doit lui résister.— 2. Trois vertus conviennent particulièrement à la vie érémitique. — 3. Eloge de ce genre de vie. — 4, 5, 6, 7. Continuation de cet éloge.

1. Quiconque entre dans une cellule pour lutter contre le diable, et se jette avec l'ardeur d'un généreux courage dans l'arène du combat spirituel, doit n'avoir pas d'autre intention que celle de ne plus ressentir, même pour un moment, les convoitises de la chair, et de mourir tout à la fois à lui-même et au monde. Qu'il se prépare donc à souffrir toutes sortes de calamités et de misères; qu'il se dévoue à la mort pour le Christ, garnisse son carquois des traits de toutes les vertus et se propose d'affronter toutes les difficultés et tous les obstacles; ainsi arrivera-t-il que, quand il les rencontrera, il y sera préparé, et loin d'y succomber lâchement, il y résistera avec égalité d'âme. A l'endroit où un fleuve sort de terre, ce n'est qu'un simple filet d'eau ; mais à mesure qu'il avance et prolonge son cours, des ruisseaux viennent de çà et de là le gonfler ; ainsi en est-il de notre homme intérieur, il est presque imperceptible et semble être à sec au moment où nous débutons dans la sainte carrière ; mais peu à peu, les vertus venant s'y adjoindre de côté et d'autre, comme des ruisseaux, il prend du corps. Pour rétrécir le lit du fleuve ou en arrêter les eaux, il faut nécessairement remonter jusqu'à la source, afin d'y établir une digue; n'étant encore là qu'un ruisseau au lieu d'être déjà un fleuve, ce cours d'eau peut être facilement dompté par des obstacles. Autre comparaison : celui qui veut entrer dans un palais (590) royal, sort de sa propre maison, accompagné d'un cortége peu considérable, mais le nombre de ses compagnons s'accroît peu à peu le long du chemin. Par conséquent, un ennemi qui voudrait lui tendre des embûches n'attendrait pas, pour cela faire, qu'il fût éloigné de son logis : il profiterait, au contraire, du moment où cet homme n'est pas encore environné d'un nombreux cortège, et le mettrait ainsi dans l'impossibilité d'échapper à une attaque subite. Pour nous, nous nous mettons vainement en route pour nous approcher de notre roi, quand, ignorants encore et novices dans l'art de la guerre spirituelle, nous prêtons le serment militaire; mais comme nous ne sommes pas encore versés dans les rangs de ceux qui connaissent à fond le métier des armes spirituelles, notre vieil ennemi nous tend des piéges à la porte même du vestibule de notre maison ; c'est là qu'il dispose toutes les ressources de sa malice, tous les fils et toutes les ficelles de sa méchanceté, toutes les machines à tromper les hommes, tous les raisonnements qu'il peut mettre au service de sa fourberie venimeuse ; il emploie tout cela à obstruer, dans sa victime, le ruisseau encore petit que forment en quelque sorte les bonnes oeuvres, et pendant sa marche, alors qu'elle se trouve presque seule et dépourvue de bon nombre de compagnons, il cherche ainsi à la faire périr. Mais au milieu de la grêle de traits qui tombe sur lui, en dépit de la furie des combats qui lui faut supporter, le soldat du Christ ne doit ni se laisser paralyser par l'épouvante, ni succomber à la fatigue ; mais il lui faut se munir d'avance du bouclier d'une invincible foi: alors, plus violentes seront les attaques de ses ennemis conjurés, plus vives devront être ses aspirations vers Dieu, plus solide et plus ferme devra être son espérance dans le secours d'en haut; plus il sera certain, la première tentation victorieusement déjouée, que ses forces et son énergie ne tarderont pas à doubler, que ses ennemis lui tourneront incessamment le dos, et que bientôt il triomphera d'eux. L'esprit tentateur vomit donc contre les novices tout le fiel de sa méchanceté, il distille contre eux le venin de son artificieuse et mensongère finesse; en voici la .raison: il n'ignore pas que s'il perd alors son temps et si ses méchants efforts n'aboutissent pas, l'occasion de faire du mal lui échappera pour toujours. J'ajouterai même que, n'ayant pu dominer, il succombera forcément, et que n'ayant point prévalu contre un novice, il périra sous les coups de son adversaire, quand celui-ci se sera aguerri.

2. Toutefois, remarquons bien ceci: si toutes les vertus sans exception doivent être le partage de tous ceux qui se hâtent de gagner le ciel, il en est trois, parmi elles, qui conviennent particulièrement à la vie solitaire et dont les ermites doivent mettre la pratique au nombre de leurs devoirs spirituels. Ce sont : le repos, le silence et le jeûne. Pour observer les règles de la justice, il suffit généralement d'avoir la dévotion et de porter l'habit religieux ; mais les trois vertus précitées doivent se pratiquer avec soin et faire partie des habitudes ordinaires de l'ermite. La fonction spéciale du prêtre est de vaquer à l'oblation du sacrifice, comme celle du docteur est de prêcher. Quant à l'ermite, il n'en a pas d'autre que de chercher son repos dans l'exercice du jeûne et du silence. C'est pourquoi les anciens maîtres de la vie érémitique disaient avec raison à leurs disciples: " Reste assis dans ta cellule, mets un frein à ta langue et à ta gourmandise, et tu te sauveras ". Oui, il faut arrêter les appétits grossiers, car si l'on remplit immodérément son estomac d'aliments et de viandes, il est sûr que tous les autres membres s'abandonneront à leur tour à leurs propres convoitises. Pour la langue, il n'est pas moins indispensable de la retenir; lâchez-lui la bride, laissez-la tourner sans règle et sans frein, votre âme perdra toute la vigueur que lui avait communiquée la grâce divine, et elle décherra de l'état de salutaire énergie dans lequel elle se trouvait. Il y a, néanmoins, mode et discrétion à employer en tout cela ; si, en effet, d'une oeuvre indifférente en elle-même on fait une chose obligatoire, le fardeau deviendra bientôt insupportable, et, pour ne point s'en charger, on s'en, débarrassera par pusillanimité.

3. Mais je voudrais en tout ceci faire un choix, vous dire quelques mots sur les mérites de la vie solitaire, et vous ouvrir ma pensée sur la perfection des vertus qu'elle exige, en faisant brièvement l'éloge de la vie érémitique, plutôt qu'en engageant à cet égard une longue discussion. Il est hors de doute que la vie solitaire est l'école de la (591) céleste doctrine, elle enseigne les arts divins. On y trouve le Dieu qui indique la voie par laquelle on tend et on parvient à la souveraine connaissance de la vérité. Le désert est comme un paradis de délices où les vertus, belles comme les bois de teinture les plus odorants, ou pareilles aux fleurs empourprées des aromates, exhalent leurs agréables parfums. Ici se rencontrent, en effet, les roses de la charité, aux teintes de feu, les lis de la chasteté, blancs comme la neige, et la violette de l'humilité, qui ne redoute point les tempêtes, parce qu'elle ne se plaît pas sur les hauteurs : là, c'est la myrrhe de la parfaite mortification, qui s'épanche abondamment, et l'encens d'une prière assidue qui monte sans cesse. Mais pourquoi rappeler en détail toutes ces merveilles, puisque toutes les plantes des saintes vertus y brillent de l'éclat de toutes les nuances, et font le perpétuel ornement de la solitude qu'elles ombragent toujours de leur gracieuse verdure. O désert, vraies délices des âmes pures, source inépuisable des plaisirs du cœur ! n'est-ce point là cette fournaise de Chaldée, où de saints enfants arrêtent, par leurs prières, la fureur de l'incendie, et, par la vivacité de leur foi, éteignent les flammes qui pétillent autour d'eux ; c'est-à-dire, où les chaînes tombent en cendres, et où les membres ne sentent aucune chaleur, parce que les péchés y sont déliés et que l'âme, portée à chanter l'hymne de louange, s'écrie : " Seigneur, vous avez brisé mes chaînes, je vous offrirai un sacrifice de louange (1) " Tu es la fournaise au sein de laquelle se forment les vases destinés au service du souverain Roi, où, frappés par le marteau de la pénitence et polis par la lime d'une salutaire mortification, ils acquièrent un brillant qu'ils conserveront toujours : la rouille spirituelle y disparaît sous l'action du feu, et l'âme s'y dépouille des rugosités de ses fautes. La fournaise n'éprouve-t-elle pas les vases que fabrique le potier? Ainsi en est-il de la solitude permanente à l'égard de l'ermite. Sa cellule est le rendez-vous des négociants célestes; on y enferme la masse des marchandises avec lesquelles on acquiert la possession de la terre des vivants. L'heureux commerce que celui en vertu duquel on échange les bien célestes contre des biens terrestres, les biens éternels contre des biens passagers !

1. Ps. CXV, 7.

L'heureux marché que celle où l'on vous propose l'achat d'une vie sans fin, d'une vie dont vous pouvez devenir le possesseur, pourvu que vous donniez ce que vous avez, si minime qu'en soit la valeur ! Une légère souffrance du corps suffit pour vous y procurer les célestes festins; quelques larmes y donnent droit à vivre éternellement ; on s'y débarrasse des propriétés d'ici-bas pour devenir maître de l'héritage éternel. O cellule, admirable atelier où s'exercent les ouvriers spirituels, où l'âme de l'homme rétablit certainement en elle-même l'image de son Créateur et récupère son innocence originelle, où les sens émoussés retrouvent la finesse de leur tranchant primitif, où, enfin, la nature corrompue en revient aux azymes de la sincérité ! Chez toi, le jeûne donne de la pâleur au visage, mais l'âme prend de l'embonpoint et se nourrit de la grâce divine; chez toi, l'homme dont le coeur est pur aperçoit Dieu, tandis qu'enveloppé , auparavant , de ses propres ténèbres, il ne s'apercevait pas lui-même. Sous ton influence, il revient à son principe, et des humiliantes profondeurs de son exil, il remonte jusqu à la hauteur de sa dignité antique. A l'abri de la forteresse de son âme, il voit les flots de ce fleuve terrestre s'éloigner bien loin de lui, et, dans cet écoulement général, il s'aperçoit que lui-même est entraîné par la rapidité du courant.

4. O cellule , je reconnais en toi la tente des soldats du Christ, l'armée du triomphateur toute prête à combattre, le camp de Dieu, la tour de David flanquée de forts détachés: à tes murs sont appendus mille boucliers et toutes les armes des guerriers vaillants. Tu es le champ des divines batailles, l'arène où se livre le combat spirituel; les anges te contemplent comme l'amphithéâtre dans lequel se trouvent réunis de courageux lutteurs, où l'âme en vient aux prises avec le corps, et où le faible l'emporte sur le fort. Tu es le rempart des soldats en campagne, le retranchement qui protège les héros, la forteresse où se tiennent à l'abri ceux qui ne savent point reculer devant l'ennemi. Que les barbares ennemis, qui l'entourent, entrent en fureur, qu'ils s'approchent avec leurs beffrois et lancent leurs javelots ; que la forêt de leurs épées s'élève impénétrable, ceux qui mènent la vie d'ermites se trouvent protégés par la cuirasse de la foi; ils trépignent sous (592) l'invincible égide de leur chef, et, sûrs de la défaite de leurs adversaires, ils en triomphent déjà. C'est à eux, en effet, que s'adressent ces paroles: " Le Seigneur combattra pour toi, et tu demeureras dans le silence (1) ". Quand même il n'y aurait là qu'un seul guerrier, il pourrait encore s'appliquer cet autre passage: " Ne crains pas, car il y a plus de soldats avec nous qu'avec eux (2) ". O désert, tu donnes la mort aux vices ! tu fais naître et vivre les vertus ! La loi t'exalte, les Prophètes t'admirent, et quiconque est parvenu au sommet de la perfection sait ton éloge. A toi Moïse est redevable des deux tables du Décalogue ; c'est par toi qu'Elie a connu le passage et les traces du Seigneur; c'est par toi qu'Elisée a reçu le double esprit de son maître. A cela dois-je ajouter quelque chose ? non; car, dès le début de sa carrière réparatrice, le Sauveur du monde a voulu que son héraut fût ton hôte à l'aurore du siècle futur, l'étoile du point du jour devait sortir de la solitude, et, à la suite, le plein soleil devait en venir pour dissiper, par l'éclat de ses rayons, les ténèbres de ce monde. Tu es l'échelle de Jacob, puisque tu aides les hommes à monter au ciel et que, par toi, les anges en descendent, leur apportant le secours d'en haut. Tu es la voie d'or, qui ramène dans la patrie la race d'Adam, l'arène où les habiles coureurs méritent la couronne. O vie érémitique, bain des âmes, tombeau des crimes, piscine dont les eaux purifient ceux qui se trouvent souillés ! Tu ôtes ce qu'il y a d'impur dans le secret des consciences, tu fais disparaître les taches du péché, tu aides les âmes à acquérir l'éclatante pureté des anges ! Dans la cellule se réunissent à la fois et Dieu, et les hommes qui accomplissent encore leur pèlerinage terrestre, et les esprits célestes. Là se rendent, en effet, les habitants de la Jérusalem éternelle, afin de converser avec les hommes; mais, dans ces entretiens, on n'entend pas de paroles proférées par une langue charnelle ; la conversation s'y fait sans bruit, et les secrets des âmes s'y dévoilent silencieusement. Enfin, la cellule est le témoin des communications secrètes qui s'échangent entre Dieu et les hommes. Admirable et merveilleuse chose ! Quand le frère, dans sa cellule, psalmodie pendant les heures de la nuit, il est comme un soldat en faction, chargé de faire vedette

1. Exod. XIV, 14. — 2. IV Rois, VI, 16.

autour du camp divin. D'une part, les astres fournissent leur course dans le ciel, et, d'autre part, se déroule sur les lèvres de l'ermite, et dans un ordre parfait, la suite des psaumes. De même que les étoiles, se succédant les unes aux autres, prennent la place de celles qui les précèdent, jusqu'au moment où parait le jour; ainsi les psaumes sortent de la bouche du solitaire comme d'un autre Orient, et, marchant d'un pas en quelque sorte égal à celui des astres, s'avancent insensiblement vers leur terme. Le moine accomplit le devoir de son état de dépendance, les étoiles s'acquittent de l'office qui leur a été confié. L'un, en psalmodiant, s'avance intérieurement vers la lumière inaccessible; en se succédant mutuellement, le autres renouvellent le jour que contemplent les yeux charnels; et tandis que tous tendent à leur fin par des routes différentes, les éléments eux-mêmes se trouvent, d'une certaine manière, d'accord avec le serviteur de Dieu, tout en lui rendant service. Enfin la cellule sait de quel feu d'amour divin brûle le coeur de celui qui l'habite; elle sait avec quel empressement, dans quel degré de perfection il cherche à s'approcher de Dieu; elle sait quand la rosée de la grâce céleste pénètre l'âme de l'homme, quand les nuages de la componction versent sur elle les abondantes ondées des pleurs et des larmes, quand, enfin, l'amertume du coeur ne détruit pas le fruit des larmes, bien que les yeux du corps restent secs ; en effet, si le rameau des. séché des yeux extérieurs ne porte aucun fruit, la racine se conserve néanmoins toujours vivace dans le terrain humide du coeur. Peu importe qu'un homme ne puisse jamais pleurer; il suffit que son âme soit sensible. La cellule, c'est l'atelier où se polissent les pierres précieuses: sortant de là, elles n'auront plus besoin, pour entrer dans la construction du temple, de passer sous le marteau bruyant de l'ouvrier.

5. O cellule, tu n'as presque rien à envier au tombeau du Christ, puisque tu reçois des hommes que le péché a fait mourir, et que, sous le souffle de l'Esprit-Saint, tu les rends à Dieu pleins de vie. Tu es le tombeau où viennent expirer les étourdissantes tentations de cette vie mondaine, mais où s'ouvrent les portes de la vie céleste : en toi trouvent un port tranquille ceux qui échappent à la fureur des flots du siècle. Tu es le séjour du (593) médecin habile aux soins duquel ont recours tous ceux qui ont été blessés dans le combat et qui ont échappé aux périls de la bataille; car, aussitôt qu'on se réfugie à l'ombre de son toit, la pâleur des âmes blessées disparaît, et toutes les plaies de l'homme intérieur se trouvent parfaitement guéries. Jérémie t'avait aperçue; quand il disait :" Heureux celui qui attend en silence le salut de Dieu ! Heureux l'homme qui porte le joug dès sa jeunesse ! Il s'assiéra solitaire et il se taira, parce que Dieu a posé ce joug sur lui (1) ". Celui qui t'habite s'élève au-dessus de lui-même. Quand, en effet, une âme affamée s'élève au-dessus des choses de la terre et se suspend à la voûte de la contemplation des choses divines, elle se sépare du monde, elle s'éloigne de ses influences et s'élance dans les régions célestes sur les ailes de ses désirs. Dès lors qu'il cherche à contempler celui qui domine toutes les choses créées, l'homme s'élève au-dessus de lui-même en même temps qu'il s'élève au-dessus de ce bas monde et de ce qu'il renferme.

6. O cellule, séjour vraiment spirituel, où les orgueilleux deviennent humbles, où les gourmands deviennent sobres, où la cruauté se change en dévouement charitable et la colère en douceur, où, enfin, la haine fait place à une affection toute céleste et ardente. La langue oiseuse trouve en toi un frein, et la blanche ceinture de la chasteté y vient serrer les reins que tourmente la luxure. A respirer ton atmosphère, les étourdis reprennent l'habitude de la gravité, les amateurs de plaisanteries renoncent à leurs airs bouffons, et ceux qui parlent trop se renferment sévèrement dans les bornes étroites du silence. Sous ton toit, on triomphe de la fatigue, du jeûne et des veilles, on conserve la patience, on apprend l'innocente simplicité, on ignore complètement la duplicité et la fourberie; les vagabonds y sont retenus en place par les chaînes du Christ, et ceux dont les moeurs ne connaissent pas de règle mettent un terme à leur dépravation. Tu sais élever les hommes au sommet de la perfection et les conduire jusqu'au faîte de la plus sublime sainteté; à ton ombre, l'homme devient joyeux et agréable, et l'égalité de son caractère le rend toujours semblable à lui-même. Tu fais de lui une pierre carrée, toute prête à entrer dans

1. Lament. III, 26-28.

la construction de la Jérusalem céleste; la légèreté de ses moeurs ne l'exposera point à rouler en un autre endroit, mais le poids de ses sentiments sincèrement religieux le tiendra fixément à la même place. Sous ton influence, les hommes étrangers à eux-mêmes rentrent en possession de leur propre personne, et les vertus fleurissent en des vases où l'on n'avait encore vu que des vices. " Tu es noire, mais tu es belle comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon (1). Tu es le lavoir des brebis tondues (2), tu ressembles aux fontaines d'Hésébon (3) ". Tes yeux sont comme des colombes sur la rive des eaux, lavées dans le lait, et qui habitent les bords des ruisseaux paisibles. Tu es le miroir des âmes; l'âme humaine s'y contemple à l'aise; elle y voit parfaitement les défectuosités auxquelles elle doit pourvoir, les superfluités qu'il lui faut retrancher, les obliquités qu'elle doit redresser, les difformités qu'elle doit faire disparaître. Tu es le lit nuptial où se donnent les arrhes de l'Esprit-Saint, où l'âme heureuse fait alliance avec le céleste Epoux. Les hommes droits te chérissent, et quiconque s'éloigne de toi se prive de la lumière de la vérité et ne sait plus où diriger ses pas. " Que ma langue s'attache à mon palais si je ne me souviens pas de toi, si Jérusalem n'est pas toujours ma première joie (4) ! " C'est pour moi un vrai plaisir de m'unir au même Prophète et de te dire encore : " Elle sera mon repos à jamais; je l'habiterai; elle est l'objet de tous mes désirs (5) ". " Que tu es belle, que tu es ravissante, délices de mon âme (6) " ! Rachel, qui était grande et belle, te préfigurait (7) ; " et Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée (8) ". Tu es la colline des parfums, la fontaine des jardins, le fruit du grenadier. A en juger par ton écorce, ceux qui ne te connaissent pas te croiraient remplie d'amertume; mais, qu'on pénètre jusqu'au coeur, on y trouvera caché un inépuisable trésor de douceur.

7. O désert, tu nous sers d'abri contre les persécutions du monde; les travailleurs trouvent en toi leur repos et les âmes leur consolation; ton ombre tempère les ardeurs du soleil; chez toi, nous divorçons avec le péché et recouvrons la liberté de nos coeurs ! Ecrasé

1. Cant. I, 4. — 2. Id. IV, 2. — 3. Id. VII, 4. — 4. Ps. CXXXVI, 6. — 5. Id. CXXXI, 14.— 6. Cant. VII, 6. — 7. Gen. XXIX, 17.— 8. Luc, X, 41.

594

sous le poids des épreuves de cette vie, le coeur accablé d'ennuis à cause de sa timidité et des ténèbres où il se voyait plongé, David désirait s'enfoncer dans ta solitude: " Voilà ", disait-il, " que j'ai précipité ma fuite; j'ai établi ma demeure dans le désert (1) ". Que dire de plus, quand je vois le Rédempteur du monde daigner te visiter lui-même au commencement de sa vie publique et te consacrer en faisant de toi son séjour? L'Evangile en fournit la preuve certaine : Quand Jésus eut purifié l'eau du baptême par cela même qu'il lui permit de couler sur sa tête, " l'Esprit le poussa dans le désert, et il demeura dans le désert quarante jours et quarante nuits, et il était tenté par Satan, et il demeurait avec les bêtes sauvages (2) ". Que le monde se reconnaisse pour ton obligé, puisqu'il sait que le Sauveur lui est venu de toi pour prêcher son Evangile et opérer ses miracles. O désert, séjour redouté des esprits malins, pareilles aux tentes d'un camp rangées en ordre, semblables aux tours de Sion et. aux forteresses d'Israël, les cellules des moines s'y élèvent contre les Assyriens et en face de Damas. Dans ces cellules, le même esprit fait remplir des devoirs bien différents les uns des autres; car on y psalmodie, on y récite des prières, on y écrit, on s'y occupe de travaux manuels de toutes sortes ; pourquoi, alors, ne pas appliquer en toute justesse au désert ces paroles divines : " Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob ! Que tes tentes sont belles, ô Israël ! Elles sont comme des vallées couvertes d'arbres, comme des jardins le long des fleuves, comme des tentes dressées par Jéhovah, comme des cèdres sur le bord des eaux (3)? " Que dire de plus à ton sujet, ô vie érémitique, vie sainte, vie angélique, vie bénie, vivier des âmes, trésor des pierres précieuses destinées au ciel, palais habité par les sénateurs spirituels ! Le parfum que tu

1. Ps. LIV, 8. — 2. Marc, I, 12.— 3. Nomb. XXIV, 5, 6.

répands surpasse de beaucoup la suave odeur de tous les aromates; le miel qui coule des rayons de la ruche ne t'égale pas en douceur; tu flattes bien mieux le palais d'un coeur éclairé par la grâce que ne pourraient le faire les sucs réunis de toutes les fleurs; par conséquent, tout ce qu'on peut dire de toi ne sera jamais à la hauteur de tes mérites, car une langue de chair est impuissante à exprimer ce qu'éprouvent invisiblement les esprits; ce que tu ressens dans ton palais intérieur, dans les secrets replis de ton coeur, jamais l'organe de la voix du corps ne sera capable d'en donner une idée. Ils te connaissent bien ceux qui t'aiment; ils savent ce que tu mérites de louanges ceux qui trouvent leur repos dans les embrassements de ton amour. Au reste, comment l'homme, qui ne se connaît pas lui-même, pourrait-il se vanter de te connaître? Moi-même, je reconnais que je ne puis faire ton éloge ; mais, ô vie bénie, il y a une chose que je sais bien et que j'affirme sans hésiter; la voici : Quiconque fait ses efforts pour persévérer dans le désir de t'aimer, finira par habiter en toi, et Dieu habitera en lui. Le diable lui devient utile par les tentations dont il le poursuit, et il gémit de le voir tendre vers le séjour d'où il s'est vu lui-même chassé. Le vainqueur des démons entre donc dans la société des Anges; celui qui s'est exilé du monde devient l'héritier du paradis; en se renonçant soi-même, on est disciple du Christ, et, parce qu'aujourd'hui on marche sur ses traces, on sera certainement élevé, après le voyage, à l'honneur de régner avec le Sauveur. Enfin, et j'ajoute ceci en toute confiance, quiconque, par amour pour Dieu, passera sa vie jusqu'à la fin dans la solitude, sortira de cette maison de boue pour entrer dans la construction de l'édifice éternel et céleste qui ne sera point fait de main d'homme (1).

1. II Cor. V, 1.

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TROISIÈME TRAITÉ. SUR LES SEPT DEMANDES DU NOTRE PÈRE.

ANALYSE. — 1. Dans les Ecritures, nous trouvons cinq fois le nombre sept : que désigne-t-il ? - 2. Il y a sept vices principaux. — 3. Sept demandes opposées à ces sept vices, et, d'accord avec elles, sept dons du Saint-Esprit et sept béatitudes. — 4. La première demande est contre l'orgueil. — 5. La seconde contre l'envie. — 6. La troisième contre la colère. — 7. La quatrième contre la paresse. — 8. La cinquième contre l'avarice. — 9. La sixième contre la gourmandise. — 10. La septième contre la luxure.

1. Mon frère, je trouve cinq fois le nombre sept dans la sainte Ecriture. Suivant tes désirs; et autant que cela me sera possible, je veux en énumérer le détail, afin que tu sois à même d'en distinguer les différentes parties ; puis je reprendrai chaque chose l'une après l'autre et t'aiderai,.par mes explications, à bien saisir la concordance qui se trouve entre elles. Il est d'abord question des sept vices : 1° de l'orgueil ; 2° de l'envie; 3° de la colère; 4° de l'ennui, ou, en d'autres termes, de la paresse ; 5° de l'avarice ; 6° de la gourmandise ; 7° de la luxure. A ces vices sont, en second lieu, opposées les sept demandes que nous lisons dans la prière du Seigneur : 1° Celle par laquelle nous adressons à Dieu cette supplique : " Que votre nom soit sanctifié (1) "; 2° celle où nous lui disons : " Que votre règne arrive " ; et ainsi de suite. En troisième lieu viennent les sept dons du Saint-Esprit : 1° l'esprit de crainte; 2° l'esprit de piété, et le reste. Quatrièmement, nous lisons les noms des sept vertus : 1° la pauvreté d'esprit, c'est-à-dire l'humilité; 2° la mansuétude ou la bonté; 3° la componction ou la douleur; 4° la soif de la justice ou le désir du bien ; 5° la miséricorde ; 6° la pureté du coeur ; 7° la paix. Enfin, et en cinquième lieu, se présentent les sept béatitudes: 1° le royaume des cieux ; 2° la possession de la terre ; 3° la consolation; 4° le rassasiement en fait de justice; 5° la miséricorde; 6° la vue de Dieu; 7° l'adoption accordée par lui. Distingue et comprends bien ceci : les sept vices sont les maladies de l'âme ; l'homme est le malade, Dieu le médecin, les dons du Saint-Esprit le

1. Matth. VI, 9.

remède, les vertus la santé, les béatitudes la joie que l'on goûte au sein du bonheur.

2. Il y a donc sept vices principaux, qui sont comme autant de sources d'où sortent tous les autres ; les fleuves de Babylone y puisent leurs eaux, et vont ensuite conduire et répandre sur toute la terre un déluge d'iniquités. Aussi le Psalmiste a-t-il dit : " Près des fleuves de Babylone ", etc. Parlons donc de ces vices qui portent de tous côtés leurs ravages, qui détruisent totalement notre innocence naturelle et produisent, en même temps, le germe de tous nos maux. Ils sont au nombre de sept : les trois premiers dépouillent l'homme de tout ce qu'il a ; le quatrième lui donne le fouet ; une fois flagellé, l'homme est chassé par le cinquième, puis séduit par le sixième, et enfin, le septième le réduit en servitude. En effet, l'orgueil ôte à l'homme son Dieu ; l'envie lui enlève son prochain, la colère l'arrache à lui-même ; une fois dépouillé de tout, il se voit flagellé par l'ennui, puis l'avarice le met dehors, puis la gourmandise le séduit, et, enfin, la luxure en fait un esclave. L'orgueil est l'amour de sa propre excellence; car l'âme qui en est infectée aime le bien qu'elle possède, exclusivement et indépendamment de celui à la générosité duquel elle le doit. Pernicieux orgueil, que fais-tu ? Pourquoi conseiller au rayon de se séparer du soleil, et au ruisseau de se rendre indépendant de la source ? Est-ce qu'en se privant des eaux de la source, le ruisseau ne se dessèche pas ? Est-ce qu'en refusant la lumière du soleil, le rayon ne se confond pas avec les ténèbres ? Est-ce qu'en refusant de recevoir ce qu'ils n'ont pas (596) encore, l'un et l'autre ne perdent pas aussitôt même ce qu'ils avaient déjà? Comme tout bien a sa vraie source en Dieu, ainsi, en dehors de Dieu, on ne peut utilement posséder aucun bien ; aussi l'envie suit-elle toujours de près l'orgueil ; car si on n'a point porté ses affections jusqu'à la source de tout bien, on se tourmente d'autant plus vivement du bonheur d'autrui, qu'on se laisse injustement exalter par le sien propre. Le châtiment, résultat infaillible de l'envie, est donc, de toute justice, infligé à l'enflure du coeur ; il est juste, en effet, que n'ayant point voulu aimer le principe de tout bien, on sèche d'ennui à la vue du bonheur d'autrui ; car, évidemment, on ne souffrirait pas de voir la réussite heureuse du prochain, si l'on possédait par l'amour Celui de qui tout bien procède. Se regarderait-on comme dépouillé de la félicité d'autrui, si on plaçait ses affections là où l'on posséderait avec son propre bien le bien de tous ses semblables ? Certainement non. Autant donc l'orgueil nous élève contre le Créateur, autant la jalousie nous rend inférieurs au prochain ; plus factice est, d'un côté, notre élévation, plus réelle est, de l'autre, notre chute. Néanmoins, la corruption, une fois en marelle, ne peut pas même s'arrêter là. Sitôt, en effet, que l'orgueil a enfanté l'envie, celle-ci donne naissance à la colère ; car il est naturel qu'on prenne en dégoût ce qu'on possède en soi-même, quand on ne peut reconnaître ce qu'on possède en la personne des autres ; aussi perd-on du même coup et ce dont la charité nous assurait la possession en Dieu, et ce que l'orgueil s'efforçait de posséder en dehors de Dieu. L'envie nous fait perdre le prochain, la colère nous dérobe à nous. mêmes. Ayant tout perdu, où la malheureuse conscience irait-elle puiser la joie et le bonheur ? Elle se trouve comme étouffée en elle-même par la tristesse ; elle n'a pas voulu se réjouir charitablement du bien d'autrui ; ses propres maux peuvent-ils aboutir à autre chose qu'à la déchirer? A la suite de l'orgueil, de l'envie et de la colère, qui ôtent à l'homme tout ce qu'il a, vient immédiatement la tristesse: celle-ci, le trouvant dépouillé, lui donne le fouet pour le mettre dehors, l'avarice succède à la tristesse ; c'est justice, car s'il ne goûte plus les joies célestes, il lui faut chercher au dehors sa consolation; puis vient la gourmandise, qui le séduit ; dès lors que l'âme s'adonne aux objets extérieurs, ce vice se trouve en quelque sorte dans son voisinage ; il la tente, et, par l'intermédiaire de l'appétit naturel, il l'entraîne aux excès de la bouche ; enfin, voici la luxure, qui, le trouvant séduit, jette violemment l'homme dans l'esclavage. Quand une fois la crapule a allumé l'incendie dans son corps, le feu de la débauche survient à son tour et désagrège ses forces, en sorte que son esprit ne peut plus faire un pas, faute d'énergie et de fermeté. Voilà donc l'âme honteusement subjuguée et condamnée au plus dur esclavage; à moins que le Sauveur ne prenne pitié d'elle, c'en est, pour toujours, fini de sa liberté.

3. A l'encontre des sept principaux vices, viennent les sept demandes, par lesquelles nous supplions Celui qui nous a appris à prier, de venir à notre secours; car il a promis de donner son bon esprit à ceux qui le prieraient. L'orgueil enfle le coeur; l'envie le dessèche : il se déchire sous l'influence de la colère : la tristesse le broie et le réduit, pour ainsi dire, en poussière; l'avarice le jette aux quatre vents : il devient humide et se corrompt au contact de la gourmandise ; enfin, la luxure le foule aux pieds et le réduit en boue, en sorte que ce malheureux peut s'écrier : " Je suis plongé dans la vase de l'abîme (1) ". Il est incapable d'en sortir, s'il ne crie vers Dieu pour lui demander son secours, ce secours dont le Prophète a dit : " J'ai attendu , j'ai attendu le Seigneur ; il s'est abaissé vers moi, il a entendu mes cris, il m'a retiré de l'abîme de la misère et du milieu de la fange (2) ". Le Sauveur nous a donc appris à prier, afin que nous sachions qu'il est la source de tout bien.

4. " Que votre nom soit sanctifié ". Cette première demande , que nous adressons à Dieu, est contre l'orgueil ; car, par là, nous le supplions de nous inspirer la crainte et le respect de son nom. L'orgueil nous a rendus rebelles et entêtés à son égard ; nous le conjurons donc de nous accorder l'humilité, qui fera de nous des hommes soumis à ses ordres. Cette demande a pour effet d'obtenir le don de l'esprit de crainte de Dieu : en venant dans notre coeur, cet esprit y allumera la vertu d'humilité, qui, à son tour, fera disparaître la maladie de l'orgueil : alors, l'homme, devenu humble, pourra parvenir au royaume

1. Ps LXIII, 5. — 2. Ps. XXXIX, 1, 2.

des cieux, d'où la superbe a précipité l'ange rebelle.

5. A l'envie nous opposons la seconde demandé, qui est ainsi conçue : " Que votre règne arrive ". Le règne de Dieu c'est le salut de l'homme. On dit que Dieu règne sur les hommes, quand ils lui sont soumis, maintenant, en s'unissant à lui par la foi, plus tard, en le contemplant face à face. Aussi, celui qui demande au Seigneur que son règne arrive, lui demande-t-il le salut des hommes, et, par cela même qu'il demande le salut de tous, déclare-t-il qu'il réprouve la jalousie méchante. Cette prière obtient l'esprit de piété, qui doit embraser le cœur du feu de la charité et aider l'homme à mériter lui-même l'héritage éternel qu'il souhaite à ses semblables.

6. Contre la colère, nous disons à Dieu " Que votre volonté soit faite ". Car, pour dire : " Que votre volonté soit faite ", il faut ne pas vouloir engager de discussion. Par ces paroles, nous donnons à entendre que nous acceptons de grand cœur les desseins de Dieu sur nous ou sur les autres. Elles nous obtiennent l'esprit de science, qui, par sa venue en nos coeurs, nous instruira et nous inspirera intérieurement une salutaire componction alors nous saurons que les maux qui nous affligent sont le résultat de nos fautes, et que le bien qui nous échoit est l'effet de la miséricorde divine ; ainsi, et quelles que soient les circonstances, heureuses ou malheureuses, où nous nous trouvions, nous apprendrons, non pas à nous irriter contre le Créateur, mais à nous montrer toujours résignés à faire sa volonté ! Comme conséquence de la componction du coeur, qui naît de l'humilité de l'âme sous l'influence de l'esprit de science, l'esprit se calme et s'adoucit, la colère et l'indignation disparaissent, tandis que l'emportement ôte la raison et tue celui qui s'y abandonne. Pour cette vertu de componction, la consolation vient à la suite afin de la récompenser, sans qu'elle ait eu néanmoins à souffrir la moindre douleur ; et, de la sorte, il arrive que quiconque s'afflige et se lamente volontairement ici-bas en présence de Dieu, méritera de jouir au ciel de la vraie joie, de la véritable allégresse.

7. Voici contre la tristesse, c'est la quatrième demande : " Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ". La tristesse est l'ennui (597) d'une âme dégoûtée : elle a lieu, quand cette âme, en quelque sorte remplie de répugnance et d'amertume par suite de ses infirmités, ne ressent plus aucun goût pour les biens intérieurs. Aussi, pour obtenir la guérison de ce vice, peut-on prier le Dieu miséricordieux de se souvenir, de son habituelle bonté et d'accorder à cette âme languissante l'aliment intérieur qui lui rendra ses forces épuisées par le manque d'appétit : par là, ce qu'elle ne saurait désirer, faute de goût, elle commencera à l'aimer dès qu'il sera présenté devant elle. A cette demande Dieu octroie l'esprit de force, qui ranimera cette âme épuisée et qui, en lui rendant sa vigueur primitive, lui rendra aussi le désir et le goût des aliments intérieurs. La force communique donc au cœur la faim de la justice ; et celui qui brûle ici-bas du désir ardent de la piété, recevra, comme récompense dans le ciel, la plénitude du bonheur.

8. Cinquième demande: a Accordez-nous", etc. : elle est dirigée contre l'avarice. Celui qui remet aux autres leurs dettes ne doit pas éprouver d'inquiétudes pour lui-même, puisqu'il ne veut pas se montrer exigeant : c'est de toute justice. Dès lors que Dieu, par sa grâce, nous délivre de l'avarice, il nous impose une condition pour notre salut et nous indique le moyen par lequel nos dettes doivent s'éteindre. Comme résultat de cette prière, nous recevons donc l'Esprit de conseil; il doit nous apprendre à pardonner volontiers en ce monde à ceux qui nous offensent, afin que nous méritions d'obtenir miséricorde au moment où il nous faudra, en l'autre, rendre compte de nos fautes.

9. La sixième demande concerne la gourmandise : " Ne nous induisez pas en tentation " ; c'est-à-dire, ne permettez pas que nous soyons induits en tentation. Ne sommes-nous pas réellement tentés, quand, sous prétexte d'appétit naturel, les convoitises de la chair s'efforcent de nous entraîner en des excès coupables? Ces convoitises ne cachent-elles point, dans leurs flancs, la volupté, puisqu'elles profitent de la nécessité pour nous flatter? Jamais nous ne sommes induits en cette sorte de tentation, quand nous subvenons à la nature dans la mesure de ses besoins, de manière à empêcher toujours notre appétit de dégénérer en convoitises de la chair. Pour nous y aider, Dieu nous donne (598) l'esprit d'intelligence; alors l'aliment spirituel de sa parole retient en de justes bornes notre appétit sensuel ; il fortifie notre âme, et, ainsi, la faim corporelle ne peut plus briser ses forces, et la volupté devient incapable de la dompter. Voilà pourquoi le Sauveur lui-même a répondu à celui qui le tentait : "L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (1) ". Il voulait, par là, nous montrer clairement que ce pain intérieur répare les forces épuisées de l'âme, et qu'il ne faut pas se tourmenter, si, pour un temps, l'on souffre de la faim matérielle. Pour combattre la gourmandise, nous recevons donc l'esprit d'intelligence : cet esprit débarrasse notre cœur de toutes ses souillures et le purifie : il applique sur notre oeil intérieur, en guise de collyre, la connaissance de la parole divine; il le guérit et le rend si clairvoyant, que celui-ci devient assez perspicace pour contempler l'éclat de la divinité même. Le remède à la gourmandise, c'est donc l'Esprit d'intelligence qui produit dans le cœur la pureté : et cette pureté du cœur mérite à son tour de jouir de la vision de Dieu, selon qu'il est écrit : " Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu (2) !

10. " Délivrez-nous du mal ". Telle est la

1. Matth. IV, 3. — 2. Id. V, 9.

septième prière qui a trait à la luxure. Il est éminemment convenable que l’esclave demande sa liberté ; aussi cette prière a-t-elle pour résultat d'obtenir l'esprit de sagesse, qui doit rendre aux captifs la liberté qu'ils ont perdue, et les délivrer du joug d'une infâme servitude. Sagesse dérive de saveur : en effet, l'âme, attirée par les charmes de l'éternelle douceur, se recueille déjà en elle-même, ne fût-ce que par ses désirs, et ne trouve plus au-dehors,. dans les voluptés de la chair, le principe dissolvant qui l'énervait. Dès que, par son onction , l'esprit de sa. gesse se met en contact avec notre coeur, il tempère l'ardeur de la concupiscence de nos membres, et, après l'avoir calmée et assoupie, il fait naître en nous la paix intérieure; notre âme tout entière se renferme dans la jouissance des plaisirs spirituels , et en l'homme se rétablit pleinement et parfaitement l'image de Dieu, suivant cette parole de l'Ecriture : " Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1) " . Puisqu'il nous a ordonné de le devenir, puisse cette grâce nous être accordée par Notre-Seigneur Jésus-Christ Dieu, qui vit et règne, avec le Père et l'Esprit-Saint, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Matth. V, 9.

 

 

PREMIER SERMON. DE LA CHUTE.

ANALYSE.— 1. Enseignement du démon, diamétralement opposé aux enseignements de la foi. — 2. Adam et Eve cruellement trompés par le tentateur. — 3. Leur chute les rend plus pauvres et plus dénués que les animaux. — 4. Dieu avait apporté remède à ces maux : nos pères ont abusé de ce nouveau bienfait.

1. Le genre humain, mes bien chers frères, jouirait d'un bonheur sans mélange, s'il savait comprendre les paroles de Dieu, ou s'il voulait les observer. Dieu, en effet, dit aux hommes : " Si vous écoutez mes préceptes et si vous les observez, vous vous nourrirez des biens de la terre; si vous agissez autrement, le glaive vous dévorera (1) ". Mais le démon, toujours acharné à pervertir la foi, persuade aux hommes de juger suivant les lumières naturelles; et par là, il rend semblables aux animaux ceux que Dieu avait créés semblables à lui-même; quand il leur propose de sacrifier la foi divine à la raison, il ne leur promet en retour que les jouissances les plus viles et les plus méprisables, et c'est néanmoins par ces jouissances viles et méprisables qu'il se les attache. Dieu dit aux hommes : " Ne faites point le mal, et ne vous en rendez point les esclaves " ; le démon, au contraire, excite les hommes à se dire les uns aux autres : Ne vous souciez point de Dieu, puisque vous vivez. Autrement, en effet, les hommes ne mèneraient point une vie coupable, et les bons n'auraient point à souffrir des faits et gestes des méchants. Et ils acquiescent à ce langage inspiré par le démon,

1. Isaïe, I, 19, 20.

plutôt qu'à la parole divine, bien qu'ils aient vu les méchants châtiés et mis à mort par le glaive. Dieu a dit aux hommes que son Fils est né d'une Vierge ; le démon, au contraire, par la voix de ses suppôts, déclare que, à moins de contredire à la fois la raison et la nature, on ne peut admettre la coexistence dans une même personne de la virginité et de la maternité. Dieu dit aux hommes que les hommes ressusciteront avec la même chair qu'ils auront eue autrefois; le démon, au contraire, leur enseigne que la nature peut bien engendrer des corps nouveaux, mais qu'elle ne peut rétablir dans leur harmonie première les organes que la mort a séparés et dissous. Quel moyen pour moi de vous ramener dans le sentier de la vérité, ô hommes, puisque c'est précisément de la raison que le démon s'est servi pour vous égarer dans le chemin de l'erreur ?

2. Considérez et voyez combien sont spécieuses et vraisemblables les raisons auxquelles il a eu recours pour attaquer les préceptes de Dieu et pour tromper Adam et Eve. Il est écrit : " Le Seigneur appela Adam et lui dit : Vous mangerez du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis; mais quant au fruit de l'arbre qui est dans le milieu du (600) paradis, vous n'en mangerez point et vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez (1) ". Voilà une loi ; elle ne devait pas être transgressée; car Dieu, en créant nos premiers parents, les avait rendus tellement heureux qu'ils devaient à tout jamais ignorer l'existence même du mal; leur simplicité était tellement parfaite que leur nudité innocente ne devait jamais être polir eux un sujet de honte ou de confusion. " Adam et son épouse étaient nus, et ils ne rougissaient point de leur nudité (2). Mais le démon était la plus rusée de toutes les bêtes que le Seigneur Dieu avait créées. Et le serpent dit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu de manger du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ? Et la femme dit au serpent : Nous mangeons du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ; mais par rapport au fruit de l'arbre qui est au milieu du paradis, Dieu nous a dit : Vous n'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas, de peur que vous ne mouriez. Et le serpent répondit à la femme : Non, certes, vous ne mourrez point; Dieu sait au contraire que, le jour où vous en mangerez, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (3) ". Voyez maintenant avec quel art le démon s'attache à ruiner aux yeux de ces hommes simples l'autorité de la parole de Dieu : grâce à cette interprétation perfide, il leur persuade que Dieu a pu envier aux hommes leur immortalité. Il s'adresse d'abord à la femme, c'est-à-dire à la faiblesse même , dans l'espérance de réussir plus facilement à porter la persuasion dans son esprit. En même temps, il se transforme en serpent. Mais telle était, dans leur innocence première, la sécurité des auteurs du genre humain que, bien loin de trembler et de frémir à la vue d'un horrible serpent, ils n'éprouvent pas même un sentiment de crainte. " Et la femme prit de ce fruit, elle en mangea et en donna à son mari. Et ils en mangèrent, et les yeux de l'un et de l'autre furent ouverts , et ils connurent qu'ils étaient nus (4) ". O nudité trop longtemps innocente à ton gré, tes désirs sont enfin satisfaits, tu as appris à rougir !

3. " Et le Seigneur fit à Adam et à son épouse des tuniques de peaux, et il les en

1. Gen. II, 16, 17. — 2. Ibid. 25. — 3. Id. III,1-5. — 4. Ibid. 6, 7.

revêtit; puis il dit : Voici qu'Adam est devenu comme l'un d'entre nous, connaissant le bien et le mal (1) ". Le Seigneur ne leur dissimule point qu'ils sont perdus; mais il les raille de s'être laissé persuader, par le démon, qu'ils pouvaient devenir dieux. Oui, ils sont devenus dieux, mais des dieux semblables au démon, puisqu'ils sont maudits de Dieu et revêtus à la fois de peaux et du péché qu'ils ont commis. Le Seigneur donc dit, mais en les raillant : " Voici qu'Adam est devenu comme l'un d'entre nous, connaissant le bien et le mal ". O nature ! ô maîtresse achevée dans l'art d'assouvir la convoitise et de commettre tous les crimes, où est maintenant cet antique serpent, ton digne et trop fidèle ministre? où sont ses discours enchanteurs? où est cette immortalité promise par toi aux hommes comme une chose dont la jalousie de Dieu seule les avait privés jusqu'alors? Ah ! s'il n'est pas en ton pouvoir d'accomplir ta promesse et de guérir les hommes des maux que tu leur as causés, rends-leur du moins cette immortalité première que tu leur as fait perdre. Voyez maintenant où en sont réduits ces hommes qui ont pris la nature pour guide. Voyez-les chassés du paradis, pareils à de pauvres naufragés ayant à peine quelques feuilles de plantes marines et quelques peaux pour se couvrir. O nature ! donne, si tu le peux, à ces malheureux, des vêtements capables de remplacer ceux que Dieu leur avait donnés primitivement, et qui n'étaient pas autre chose que leur sainte nudité. Les brebis portent dès leur naissance une toison élégante qui leur tient lieu de vêtement et les protège contre l'intempérie des saisons; les chèvres portent une chevelure qui, tout inculte qu'elle est, leur sert à la fois de couverture et d'ornement; les chevaux, les lions, les taureaux, les autres animaux domestiques ou sauvages sont revêtus d'une robe de poils tendres et flexibles qui abrite leur peau, et dont les couleurs savamment nuancées brillent parfois d'un éclat splendide. Quoi de plus varié et de plus magnifique que le plumage dont les oiseaux sont couverts ? le serpent lui-même, qui a été condamné avec vous, dépouille chaque année sa tunique d'écailles; et en même temps qu'il dépose l'ancienne, il en revêt une nouvelle. Vous seuls, ô hommes, vous êtes formés et exposés par la

1. Gen. III, 21, 22.

601

nature dans un état de nudité complète ; pour vous seuls la nature est une marâtre, non point une mère. C'est la libéralité des brutes qui vous donne la nourriture et le vêtement, et qui supplée ainsi à votre indigence de toutes choses : les brebis vous donnent leur laine, les, chèvres; les boeufs et les autres animaux sans raison vous procurent les aliments dont vous avez besoin ou vous offrent avec joie leur travail et leurs sueurs. Ce n'est point une servitude qu'ils remplissent à votre égard, c'est un bienfait qu'ils vous octroient ; et si vous prétendez arguer de ce fait que vous les nourrissez, que vous les gardez, que vous éloignez d'eux les bêtes fauves, que vous leur procurez soit des pâturages, soit des étables; je vous répondrai encore que vous ne pouvez vous dire leurs maîtres, puisque, sans le service de votre, or, vous ne pourriez acquérir le droit de vous servir d'eux.

4. Dieu porta ensuite remède à ces maux et vous consacra à lui d'une manière particulière ; mais, à tant de bonté vous ne répondîtes que par votre ingratitude, et vous perdîtes ce second bienfait. Dieu avait fait pleuvoir du ciel pour vous une manne capable de

satisfaire tous les désirs et tous les goûts; toutes les fois que vous aviez eu à souffrir de la soif, il vous avait donné une eau jaillissant spontanément des rochers et vous dispensant ainsi d'ouvrir le sein de la terre pour y chercher des sources ou pour y creuser des puits; il vous avait donné une terre où coulait le lait et le miel, et où vous n'aviez besoin de pressurer ni les rayons formés par les abeilles, ni les mamelles des animaux; il vous avait donné des raisins produits par des ceps non cultivés et tels que deux hommes pouvaient avec peine en porter un sur leurs épaules à l'aide d'une perche. Vous nous avez envié tant de bonheur, à nous, votre postérité : car nous aurions pu, nous aussi, participer à ces biens, si, par vos crimes et par vos sacrilèges, vous n'aviez mis obstacle à l'exercice de la sainte puissance de Dieu. Et maintenant, puisque nos ancêtres ont eu le malheur de s'avilir et de se dégrader; s'il vous reste une lueur de sagesse, un sentiment quelconque de pudeur, songez du moins qu'un sage repentir a succédé à leur faute, et croyez au Fils de Dieu. Puisse cette foi vous aider à obtenir la vie et le salut!

DEUXIÈME SERMON. DU PREMIER HOMME.

ANALYSE. — 1. L'homme avait reçu de Dieu les instructions et tout ce dont il avait besoin pour résister au démon ; mais il céda aux sollicitations de la femme et succomba ainsi à la tentation. — 2. Tristes effets de cette chute de nos premiers parents. — 3. Enormité du péché d'Adam et suites déplorables de ce péché. — 4. Dieu, après avoir obtenu de l'homme qu'il rougît et confessât son péché, se dispose à lui accorder son pardon : nécessité de l'humilité et de la componction extérieures. — 5. Le pécheur qui retombe après un premier pardon, se rend bien plus coupable qu'Adam, puisqu'il abuse du bienfait de la rédemption. — 6. Nous devons rendre à Dieu des actions de grâces sans fin pour tant et de si grands bienfaits. — 7. Cette reconnaissance doit se manifester surtout par des actes, par l'imitation du Christ, qui conduit au ciel ceux qui le suivent.— 8. Conclusion.

1. Personne n'ignore que l'homme avait été primitivement formé par Dieu pour être une créature éclairée des lumières de la prudence et de la sagesse ; l'usage de la raison devait être un des bienfaits de la divine providence à son égard; la prudence, dis-je, devait le rendre capable d'échapper aux pièges de son ennemi ; la sagesse devait lui apprendre quels mystères devaient être l'objet de ses investigations ; la raison devait lui faire comprendre que la soumission aux ordres du Dieu créateur était le premier de ses devoirs. En effet, le Seigneur Dieu donna à l'homme, dès que celui-ci fut sorti de ses

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mains, les instructions, les avertissements, les armes dont il avait besoin pour conserver son innocence ; car, puisqu'il devait lutter contre le démon, il avait besoin d'être muni de certaines armes, je veux dire, de la prudence, de la sagesse, de la raison. Le Seigneur y ajouta une loi qui lui faisait connaître la volonté divine et qui lui apprenait quelles seraient les conséquences immédiates de la désobéissance à cette volonté. Car, à l'instant même où l'homme, par un oubli également fatal et incompréhensible, préféra les suggestions du démon aux ordres de Dieu, il perdit à la fois la vie qu'il possédait, et il reçut la mort qu'il n'avait pas encore appris à connaître. Adam se trouvait en présence de son épouse et du démon, en présence d'Eve et de leur ennemi commun, en présence de la femme et du serpent. Le démon employa les artifices de sa ruse perfide : Eve consentit aux suggestions diaboliques et se perdit ; le démon, par sa fourberie et son astuce mensongère, tendit un piège à la femme; la femme donna tête baissée dans ce piège; le démon, désespérant de séduire Adam directement, eut recours à l'intermédiaire de la femme; et celui qui, après avoir été créé le premier par Dieu, devait trouver dans la personne d'Eve une épouse et une aide, ne trouva dans cette même personne que la mort.

2. O douleur ! ce qui devait être une cause de félicité devient un sujet de larmes; il trouve sa perte là où il devait trouver un secours et un appui. Le trait qui cause à Adam la blessure la plus profonde vient non pas du côté de son ennemi, mais d'une main amie; il succombe sous son propre fer plutôt que sous le fer de son adversaire ; un glaive étranger ne lui eût point fait une blessure aussi meurtrière que celle qu'il reçoit de son épouse. Le rusé serpent s'avance pour exercer sa fourberie ; il s'avance pour insinuer son venin, non pas à l'homme, irais à la femme : disons mieux, il s'avance pour les entraîner l'un et l'autre à leur perte par le consentement d'un seul. Il suggère l'accomplissement d'une action qui sera fatale à tous deux; tous deux subiront les tristes conséquences de la faute commise par celle qui, la première, aura laissé infecter son esprit par ses suggestions également perfides et venimeuses. Enfin, dès qu'elle adonné son consentement, la femme remplit vis-à-vis de son mari le même rôle que le perfide serpent a rempli vis-à-vis d'elle-même. Eve s'est laissé persuader, et elle persuade; un venin mortel lui a été communiqué, et elle le communique à son tour; elle a été trompée, et elle trompe. Aussi est-elle vouée à un double châtiment, l'un personnel, l'autre commun : par le premier, elle est condamnée à enfanter dans la douleur ; par le second, elle est condamnée à mourir et à voir le même sort réservé à Adam ; l'un de ces châtiments lui est infligé parce qu'elle a cédé aux sollicitations du serpent, l'autre, parce qu'elle a sollicité ensuite elle-même son mari. Parce qu'elle a donné son consentement, elle entend prononcer contre elle une sentence de mort ; et elle a mérité d'enfanter dans la douleur, parce qu'elle a exercé à son tour l'office de tentateur. Comment ignorer la réalité de cette sentence, puisqu'elle s'exécute dans la personne de chacun de nous ! Quant à ceux qui refusent de croire à la vérité de ce récit, la conviction pénétrera malgré eux dans leur esprit le jour où ils disparaîtront de ce monde ; et par rapport à ceux qui ignorent ces mêmes faits, ils apprendront à les connaître, quand cette sentence s'accomplira dans leur personne.

3. O crime ! ô impiété sacrilège ! on méprise un commandement de Dieu, et on prête une oreille attentive aux paroles du serpent. On dédaigne les préceptes d'une Providence infiniment miséricordieuse, et on accueille favorablement les discours trompeurs du plus astucieux de tous les animaux. On foule aux pieds des avertissements salutaires, et l'on prend conseil de son plus mortel ennemi. Aussi a-t-on dit que la mort est le triste fruit du mépris par lequel l'homme a préféré obéir aux suggestions du serpent. Adam et Eve sont dépouillés de leur gloire, ils sont privés de leur dignité. Ils deviennent ce qu'ils n'étaient point, en même temps qu'ils perdent les qualités brillantes qu'ils avaient reçues de la libéralité divine. Le serpent se réjouit d'avoir réussi dans l'accomplissement de son dessein ; il se félicite d'avoir porté à l'homme un coup mortel, ainsi qu'il le désirait. Il tressaille, il triomphe en présence du succès de son entreprise abominable, en voyant que les hommes ont été complètement trompés par lui ; et il ignore, le malheureux, qu'il s'est percé du trait dont il a percé les

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autres; il ignore qu'en donnant la mort aux hommes, il se l'est donnée à lui-même. Le Seigneur, d'autre part, regrette que l'homme ait mérité une sentence de mort plutôt qu'une sentence de vie ; il regrette que l'homme ait mérité de périr plutôt que d'être sauvé; que celui-ci, enfin, ait repoussé la gloire plutôt que la mort. Mais il est plus ému toutefois de la malice du serpent que du mépris dont l'homme s'est rendu coupable; il éprouve un sentiment d'horreur profonde pour la cruauté de l'ennemi et un sentiment de compassion miséricordieusement paternelle pour l'homme séduit et trompé. Il maudit à tout jamais celui qui, le premier, a savouré le plaisir de nuire, et il prend pitié de l'homme qui a été victime de la plus atroce perfidie.

4. Le Seigneur Dieu dit ensuite : " Où es-tu, Adam ? " Par cette interrogation il provoque un aveu. Il désire que celui qu'il sait être devenu criminel confesse sa faute. Il cherche le moyen d'exercer sa miséricorde; il s'entretient avec le coupable de son péché. Il songe à pardonner, en même temps qu'il se plaint du motif pour lequel sa loi a été méprisée. Il adresse des reproches sévères, accablants, afin de pouvoir accorder le pardon aux coupables : ceux qu'il n'a pas voulu rendre impeccables en les créant, il veut du moins pouvoir les purifier en les amenant à confesser leur iniquité. Ils reçoivent des vêtements de peau, afin qu'après avoir avoué leur crime, ils méritent, par l'humilité de leur extérieur, d'en recevoir le pardon. Le Seigneur montre ici par quels moyens on peut être purifié de ses péchés. II montre que la confession d'abord, et ensuite la rudesse et l'austérité dans la manière de se vêtir, nous aident à obtenir notre pardon très-facilement. Car si c'est un orgueil et une opiniâtreté criminels de vouloir cacher une mauvaise action commise sous les yeux de Dieu, il n'est pas moins dangereux de chercher à dissimuler la laideur d'une âme coupable et flétrie par la richesse et l'éclat de la parure extérieure. Que personne donc, qu'aucun pécheur ne couvre ses fautes du voile d'une joie apparente qui ne serait pas autre chose qu'un désespoir réel : si votre coeur se trouve infecté par la contagion des plaisirs coupables, n'y insinuez pas encore le poison de la dissimulation. Que la tristesse de votre corps témoigne hautement du mal auquel votre âme est en proie. Une blessure faite à celle-ci doit provoquer les larmes de celui-là; car, toutes les fois que le corps éprouve une douleur, une souffrance quelconque, l'âme est aussitôt pénétrée d'un sentiment d'amertume et de compassion. Une lésion n'existe jamais dans le corps, sans provoquer dans l'âme un sentiment d'affectueuse condoléance, et les flétrissures de l'âme doivent se manifester par la douleur du corps. La tristesse doit être commune à l'un et à l'autre, afin que tous deux aient également part au pardon; car il faut nécessairement qu'ils reçoivent les mêmes faveurs et les mêmes biens, ou qu'ils soient en proie à des souffrances et à des tortures communes. L'homme, en effet, n'est pas autre chose que la réunion d'un corps et d'une âme. Autant ce corps et cette âme diffèrent et sont éloignés l'un de l'autre par leur essence, autant est étroite l'union qui s'opère entre eux pour former l'homme. Non-seulement ils ne sauraient être séparés durant le cours de la vie ; mais, durant l'éternité même, ils partageront ensemble la même récompense ou le même châtiment. Le corps pur ne sera jamais séparé de l'âme à laquelle il aura été uni ; et le corps flétri se trouvera fatalement associé à la destinée de l'âme coupable. Si donc, au jour du jugement, ils participeront l'un et l'autre aux biens immenses que la divine miséricorde dispensera à l'homme juste, pourquoi dès cette vie la tristesse ou la joie ne serait-elle pas aussi commune à tous deux?

5. C'est pourquoi, ô chrétien, tu ne saurais plus trouver absolument aucune excuse, toi qui, après avoir été esclave , es redevenu libre; que dis-je? toi qui, après avoir été délivré de ta captivité, guéri de tes blessures, absous et relevé de la sentence prononcée contre toi, as reçu encore, pour servir de règle à ta conduite, les avertissements les plus explicites et les plus solennels; toi, enfin, dont le zèle doit s'enflammer au souvenir des exemples terribles dont tu as entendu le récit. Adam ne connaissait point la fourberie du démon, il n'avait point pleuré sur le malheur d'une créature quelconque devenue la victime de cette fourberie; il semble donc moins coupable d'avoir succombé en luttant le premier contre un tel ennemi. Mais toi, tu as reçu de la bouche du Seigneur les instructions (604) les plus minutieuses et les plus détaillées, il t'a proposé les exemples les plus éloquents : " Voici ", dit-il, " que tu es guéri; ne commets plus aucun péché, de crainte qu'il ne t'arrive quelque chose de pis (1) ". Ne commets plus aucun péché, dit-il, après que tu as obtenu ton pardon ; ne t'expose plus à recevoir des blessures , après que tu as été guéri ; ton âme est en ce moment purifiée , ornée de la grâce, prends garde de la souiller, de la flétrir désormais. Songe , ô homme , qu'une faute est plus griève, quand elle est commise après un premier pardon ; une blessure renouvelée après guérison cause des douleurs bien plus vives; une souillure paraît d'autant plus odieuse qu'elle est imprimée à une âme plus pure et plus sainte. Aussi celui-là perd tout droit à l'indulgence, qui pèche après avoir obtenu une première fois son pardon ; celui-là est indigne de recouvrer jamais la santé, qui se blesse lui-même après avoir été guéri une première fois; et celui-là mérite de ne redevenir jamais pur, qui se souille lui-même après avoir reçu une première fois le bienfait de la grâce. Celui, au contraire, qui, après avoir été absous, ne retombe plus dans le péché, mérite de recevoir une récompense; celui qui, après sa guérison, se montre vigilant, possède le don de la sainteté; celui (lui aura conservé la grâce et l'amitié de Dieu en observant sa loi, recevra le royaume éternel. Tout homme, en effet, est gravement coupable, quand il transgresse une loi dont il a une connaissance pleine et entière; mais ce même homme devient bien plus coupable encore, quand il retombe dans le péché après avoir été absous une première fois. Celui-là devient plus vil et plus méprisable qu'un esclave qui, après avoir été affranchi, offense le patron de, qui il a reçu sa liberté; celui-là abuse indignement d'un bienfait, qui méprise, avec un orgueil plein d'arrogance celui de qui il l'a reçu. Cherchez votre salut dans les exemples qui vous sont proposés : il faut, ou bien que vous l'y trouviez, ou bien que vous vous attendiez à subir le même sort que les coupables dont on vous rapporte l'histoire. Et ne considérez point comme un juge sévère Celui dont vous aurez méprisé les exhortations tendres et paternelles . " Car Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils

1. Jean, V, 14.

unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais reçoive, au contraire, la vie éternelle (1) ". Oui, il est grand, il est immense, l'amour de Dieu le Père; il est digne d'être célébré par des louanges continuelles, il mérite d'être glorifié à tous les instants du jour et de la nuit ; pour nous racheter de la mort éternelle, l'auteur de la vie nous a envoyé son Fils tout-puissant et éternel, son Fils qui a possédé et qui possédera éternellement la même puissance que le Père et le Saint-Esprit; il nous l'a envoyé, dis-je, en lui donnant pour mission de nous rendre dans son intégrité première la vie que nous avions perdue; de même que Dieu avait, au commencement, créé le monde par lui, il a voulu aussi le renouveler par lui, quand il a vu ce monde perverti, dégradé et gisant misérablement dans le bourbier du péché. Par son saint avènement, en effet, le Fils de Dieu a allumé dans son Eglise le flambeau de la divine lumière que les hommes ne connaissaient plus depuis longtemps, et en rendant à ceux-ci l'espérance de la vie céleste, il a arraché de leur coeur ces affections indignes qui les tenaient misérablement courbés vers la terre, et il les a élevés au-dessus d'eux-mêmes. Cette Eglise a passé des ténèbres à la lumière aussitôt que Jésus-Christ, le vrai Soleil de justice, s'est montré à la terre; les peuples qui avaient faim et soif de la vérité, ont pu se désaltérer aux sources de la divine doctrine qu'il leur a révélée, et trouver le plus doux, le plus délicieux de tous les aliments dans les saints exemples qu'il leur a donnés ; doctrine et exemple à l'aide desquels nous pouvons tous éviter les flammes de l'enfer et mériter d'entrer en possession des biens invisibles qui ne finiront jamais.

6. Nous devons donc rendre grâces au Dieu tout-puissant pour tous ces bienfaits, et considérer sans cesse combien a été grande la miséricorde et l'amour que notre Créateur nous a témoignés. Nous tous, en effet, nous sommes venus de la gentilité. Nos pères, il y a quelques siècles, adoraient des idoles; après avoir abandonné le Dieu par qui ils avaient été créés, ils offraient leur encens et leurs hommages à des dieux façonnés par eux-mêmes. Nous, au contraire, par la grâce du Dieu tout-puissant, nous avons été ramenés

1. Jean, III 16.

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des ténèbres à la lumière. Ayons donc constamment présent à l'esprit le souvenir de cette région de ténèbres d'où nous sommes sortis, de ce poids immense de crimes dont nous avons été délivrés, et montrons-nous reconnaissants pour cette lumière de là foi que nous avons reçue; témoignons, dis-je , par nos couvres, de notre gratitude pour le bienfait de cette foi saine, de cette intelligence pure, pour toutes les grâces enfin qui nous ont été conférées au jour de notre baptême. Celui-là ne comprend point l'immensité de l'amour et de la miséricorde divine, qui oublie l'immensité de sa propre misère. De là ces paroles que le Psalmiste adressait à Dieu : " Faites-moi connaître l'immensité de vos miséricordes, ô vous qui sauvez ceux qui espèrent en vous(1)". Le meilleur moyen pour nous de comprendre combien est admirable l'immensité de la divine miséricorde, c'est de rappeler souvent à notre esprit l'immensité et la profondeur de notre misère. C'est pourquoi nous devons aimer de toute la tendresse et de toute l'énergie de nos âmes celui qui nous a retirés du sentier de l'erreur et qui nous a ramenés dans la voie de la vérité et de la vie. Voici que nous sommes venus de différentes contrées du monde, pour entendre la parole de Notre-Seigneur et pour embrasser sa foi; autrefois divisés par la diversité même des passions brutales qui nous dominaient, nous nous trouvons aujourd'hui réunis dans le sein d'une même Eglise et confondus dans une unité dont la sainteté forme les noeuds ; de telle sorte que nous voyons de nos yeux l'accomplissement éclatant de cette prophétie d'Isaïe relative à l'Eglise : " Le loup habitera avec l'agneau, et le léopard dormira à côté du chevreau (2)". Par la grâce de la charité, le loup habite avec l'agneau ; car ceux qui étaient autrefois des ravisseurs cruels et inhumains vivent maintenant en paix et dans une sainte fraternité, avec ceux qui étaient les plus doux et les plus timides; le léopard dort à côté du chevreau, car celui à qui ses propres péchés formaient un manteau de couleurs également hideuses et variées, consent à s'humilier avec celui qui rougit de lui-même et qui confesse avec larmes les péchés de sa vie. Le Prophète a ajouté : " Le veau, le lion et la brebis demeureront ensemble (3) " ; parce que celui

1. Ps. XVI, 7. — 2. Isaïe, XI, 6. — 3. Ibid.

qui, le coeur pénétré d'un sincère repentir, s'offre à Dieu chaque jour en sacrifice, et celui dont la cruauté était insatiable comme celle du lion, et celui qui, pareil à une brebis innocente, a toujours persévéré dans la simplicité et la droiture, tous ces différents personnages sont entrés ensemble dans le bercail de la sainte Eglise. Telle est la vertu toute-puissante de la charité : elle embrasse, elle liquéfie en quelque sorte les âmes les plus différentes et les transforme en une seule espèce d'or.

7. Mais en même temps que le feu d'un amour mutuel s'allume dans le coeur des élus, un attrait plus puissant encore les attire vers Dieu et les excite à se rendre dignes de les contempler dans le ciel et de jouir éternellement de sa présence. Un seul et même Seigneur, un seul et même Rédempteur réunit dès ici-bas le coeur de ses élus dans la communauté des mêmes sentiments et, par les désirs qu'il fait naître en eux, les porte à l'amour des choses d'en haut. De là ces autres paroles que le Prophète ajoute ensuite : " Et un petit enfant viendra à leur secours (1)". Quel est cet enfant, sinon celui dont il est écrit : " Un petit enfant nous est né, et un Fils nous a été donné (2)? " Cet enfant vient en aide à ceux qui habitent ensemble; car, de peur que nos coeurs ne demeurent attachés aux choses de la terre, il les enflamme chaque jour par des désirs intérieurs ; il nous vient en aide, dis-je, en entretenant ainsi constamment dans nos coeurs la flamine de son amour, puisqu'il empêche que cet exil, où nous nous aimons ainsi les uns les autres, ne nous paraisse un séjour trop agréable, et que le repos de la vie présente ne nous séduise et ne nous charme jusqu'à nous faire oublier les joies de la patrie ; il empêche notre âme de s'énerver et de s'amollir en savourant avec trop d'ardeur ces délices passagères. Aussi le voyons-nous faire succéder des châtiments à ses bienfaits et mélanger d'amertume toutes les jouissances que nous pourrions goûter ici-bas, afin d'allumer dans nos âmes le feu de l'amour et du désir des choses célestes. Ce petit enfant donc nous vient en aide, quand, parla charité qu'il répand lui-même en nous, le Dieu tout-puissant nous empêche de demeurer courbés vers les choses de ce monde;

1. Isaïe, XI, 6. — 2. Id. IX, 6.

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et qu'il nous invite, au contraire, à nous élever jusqu'à lui par la sincérité de notre repentir, par la correction de nos moeurs et par la confession de nos fautes. Conformément à cette parole du Psalmiste : " Entrez dans son sanctuaire en confessant vos fautes (1), etc.; quand nous confessons nos fautes avec larmes, nous entrons par la porte de la voie étroite; mais lorsqu'ensuite nous aurons le bonheur ineffable d'être introduits dans le séjour de la vie éternelle, nous franchirons le seuil de notre patrie en confessant la gloire et la puissance du Très-Haut ; car il n'y aura plus pour nous de porte étroite le jour où nous entrerons en possession du bonheur et de la joie éternels. Alors nous célébrerons

1. Ps. XCIC.

par nos louanges Celui que nous savons s'être humilié jusqu'à se revêtir d'une chair semblable à la nôtre, jusqu'à devenir notre frère, afin de nous préparer à tous une place dans le royaume éternel.

8. Tous nos désirs donc doivent avoir pour objet suprême d'être réunis-le plus prochainement possible à Celui en qui nous trouverons tous les biens; à Celui qui, de toute éternité, habite les demeures éthérées, qui possède avec le Père la même puissance, le même éclat et la même splendeur; à qui sont dus les mêmes hommages et des adorations identiques; à qui appartient la même autorité; près de qui enfin les plus hantes puissances ne sont que néant, et dont le règne subsiste dans les siècles des siècles.

TROISIÈME SERMON. SUR JOSEPH.

ANALYSE. — 1. Après la mort de Joseph, les Juifs sont réduits à l'état de captivité.— 2. Interprétation allégorique de l'histoire de ce patriarche.— 3. Interprétation également allégorique de la délivrance accomplie par Moise et Aaron. — 4. Il faut d'abord fuir l'Egypte, si l’on veut offrir à Dieu un sacrifice de louanges véritables.

1. Ainsi que la lecture de l'Ancien Testament nous l'a appris, mes bien-aimés, le trône d'Egypte fut, après la mort de Joseph, occupé par un nouveau roi qui n'avait point connu ce patriarche et qui entreprit d'anéantir la multitude des enfants d'Israël. Il les exerçait à préparer l'argile , à confectionner des briqués, à battre les grains, et il les contraignait à se livrer à ces travaux jusqu'à l'épuisement de leurs forces. C'est pourquoi, fatigués d'un long esclavage et accablés sous le poids de travaux hors de proportion avec les forces humaines, ils adressèrent, par la bouche de Moïse et d'Aaron, cette prière à Pharaon . " Laissez-nous sortir d’Egypte ; après trois jours de marche nous serons dans le désert et nous pourrons offrir des sacrifices à notre Dieu (1) ".

1. Exod. V, 1-3.

2. Cette histoire, mes bien-aimés, si l'on veut s'en tenir à la surface de la lettre, présente un sens très-clair et très-manifeste; elle est si belle, elle brille par elle-même d'un tel éclat, qu'il suffit de la lire simplement pour en être édifié. Mais vos esprits en seront bien plus grandement édifiés encore, si, écartant l'écorce de la lettre qui tue, nous pénétrons jusqu a la moelle, c'est-à-dire jusqu'à l'interprétation spirituelle ; ou , pour revêtir ma pensée d'une autre forme, si, posant comme fondement les faits historiques rapportés dans ce passage de l'Écriture, nous élevons dessus l'édifice sublime d'une interprétation allégorique. Et d'abord , mes bien chers frères, nous sommes nous-mêmes les enfants d'Israël, nous qui, par la faute de nos premiers parents, avons été tristement expulsés du paradis de délices, de la région de lumière et de (607) félicité éternelle dans cette vallée des misères et des larmes, dans cette région ténébreuse et couverte des ombres de la mort comme dans une vraie terre d'Egypte. Tant que Joseph régna en Egypte, Pharaon ne persécuta point le peuple de Dieu. Joseph représente ici Jésus-Christ que ses frères , c'est-à-dire les Juifs, ont vendu uniquement par un sentiment de haine, et qui, après avoir été emmené en Egypte, n'y a point été reconnu par ses frères; car Jésus-Christ a était dans le monde, et le " monde avait été créé par lui, et le monde ne le reconnut point (1)". Aussi longtemps que Joseph conserva le pouvoir sur l'Egypte, le peuple n'éprouva aucun effet de la colère de Pharaon. Et, en effet, tant que le véritable Joseph règne sur nous, tant que le Christ demeure maître absolu de nos âmes, Pharaon, c'est-à-dire le démon et les puissances ennemies, ne sauraient nous percer de leurs traits ni nous causer aucun dommage. Mais après la mort de Joseph un nouveau prince s'asseoit sur le trône d'Egypte, et ce prince ne connaît point Joseph, et il contraint les enfants d'Israël à se livrer sans relâche au rude labeur de la préparation de l'argile et de la fabrication des briques. Ce nouveau roi, mes biens chers frères, n'est autre que le démon qui règne en maître absolu sur tous les hommes livrés à l’orgueil et qui ne connaît point Joseph , c'est-à-dire Jésus-Christ. " Car il a dit en son coeur : Il n'y a point de Dieu (2) " ; et après la mort de Joseph, il opprime le peuple. Si le Christ vient à mourir en nous , si son souvenir vient à disparaître de notre esprit, alors le nouveau roi, je veux dire le démon, commence à exercer sur nous son pouvoir tyrannique, il nous condamne aux pénibles travaux de la préparation de l'argile et de la confection des briques; il nous voue au hideux et ignoble esclavage des voluptés charnelles ; il nous contraint de livrer notre coeur " au monde et aux choses qui sont dans le monde (3) " ; il enchaîne notre esprit et le tient, aussi bien que notre corps, constamment courbé vers les choses de la terre ; de telle sorte que la méditation des choses célestes devient pour nous une oeuvre tout à fait impossible.

3. Mais Dieu, qui se plaît avant tout à exercer sa miséricorde et qui cherche à pardonner à

1. Jean, I, 10. — 2. Ps. XIII, 1. — 3. Jean, II, 15.

ses fidèles serviteurs bien plutôt qu'à les punir, compatissant à leur misère et à leur affliction, choisit et délégua Moïse et Aaron, c'est-à-dire la loi et le sacerdoce, pour délivrer son peuple et pour châtier Pharaon. C'est pourquoi; s'étant présentés devant ce prince, ils lui dirent : " Voici ce que dit le Seigneur Dieu : Laissez aller mon peuple, afin qu'il m'offre des sacrifices dans le désert. Après trois jours de marche nous serons dans la solitude, et là nous offrirons des sacrifices à notre Dieu (1) ". Remarquons ici, mes frères, que les enfants d'Israël, demeurant sur la terre d'Egypte, ne pouvaient offrir à Dieu aucun sacrifice. Le mot Egypte, en effet, signifie ténèbres et désigne ici le monde; car ce monde fait de tous ses amateurs autant d'enfants de ténèbres, en les enveloppant dans les ténèbres de l'ignorance et dans la nuit du péché. Condamnés à la meule, aveuglés par leurs péchés qui recouvrent leurs yeux comme un voile impénétrable, on les voit s'agiter dans un cercle sans fin, lutter contre des flots qui les reportent constamment au rivage, travailler toujours sans trouver jamais le repos, courir avec effort sans parvenir au but; égarés dans la nuit de la plus épaisse ignorance, ils dépensent une activité surhumaine sans réussir à rencontrer même la porte de la vérité. Dans cette région donc des ténèbres et de la mort, les enfants d'Israël ne sauraient offrir aucun sacrifice ; car le coassement des grenouilles retentirait dans un tel sanctuaire, des légions de mouches, s'élevant de ce sol fangeux, se précipiteraient dans les yeux des assistants : l'odeur même de l'encens serait étouffée sous les émanations pestilentielles qui remplissent ces lieux consacrés aux vices les plus divers et où chaque démon a un autel.

4. Il faut donc sortir d'Egypte de peur que, par leur coassement, les grenouilles ne troublent le repos des Israélites, de peur que " les mouches en mourant ne cessent de répandre une odeur suave " et ne souillent le sacrifice. Encouragés donc par l'exemple du bienheureux Abraham, " sortons de la terre qui nous a vus naître et qu'habitent encore nos proches; sortons de la maison de notre père (2) ", et venons dans la terre que le Seigneur nous aura montrée. Avec le bienheureux Joseph abandonnant son manteau entre

1. Exod. V, 1-3. — 2. Gen. XII, 1.

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les mains d'une adultère, précipitons-nous dehors; avec le jeune homme de l'Evangile laissant là le suaire, suivons le Seigneur sans considérer même de quelle manière nous sommes vêtus, et marchons pendant trois jours pour nous rendre dans le désert et pour y sacrifier à notre Dieu. Cette voie par laquelle il nous est ordonné de nous rendre dans la solitude, c'est précisément le Christ, qui a dit : " Je suis la voie, la vérité et la vie (1)"; et ailleurs : " Personne ne vient au Père, si ce n'est par moi (2)" . Il faut donc marcher dans cette voie, non point par des mouvements corporels, mais par des désirs intérieurs, afin de parvenir à la solitude de l'esprit et au repos de la conscience. Car la connaissance de la loi divine s'acquiert et se perfectionne dans le repos et le silence. Aussi longtemps que le bruit tumultueux du péché frappe nos oreilles, aussi longtemps que la tempête et l'ouragan du vice font éclater au-dessus de nos têtes la voix formidable de son tonnerre, nous n'approchons point de la solitude ; mais lorsque, cet horrible tumulte ayant cessé, nous jouissons de la paix et de la tranquillité de la vertu, c'est alors seulement que nous pouvons offrir à Dieu un sacrifice de louanges. Or, on ne parvient à cette bienheureuse solitude que par trois étapes. Par la première de ces étapes, l'âme fidèle entre dans le jardin; par la seconde, elle pénètre dans le cellier rempli de vin ; par la troisième, elle est introduite dans la chambre à coucher du roi. Il faut, en effet, que l'âme, autrefois esclave des plaisirs charnels dont elle aimait à s'enivrer, il faut, dis-je, que cette âme, délivrée de l'Egypte et fatiguée du chemin, trouve d'abord des consolations et des douceurs dans le jardin du Christ; il faut que ce jardin lui offre des arbres chargés de fruits spirituels et des fleurs exhalant un parfum délicieux de vertu, afin que, grâce à ce puissant réconfort, elle oublie bientôt les jouissances grossières dans lesquelles elle se complaisait et ne recherche plus que les joies et les délices de la vertu. De là cette invitation qui lui est adressée dans les cantiques : " Venez dans mon jardin, ô ma soeur, ô mon épouse (3) ! " A la seconde étape, le roi l'introduit dans le cellier rempli de vin.: Ce cellier

1. Jean, XIV, 6. — 2. Ibid. — 3. Cant V, 1.

n'est pas autre chose que la divine Ecriture, dans laquelle se trouve renfermé ce vin spirituel qui enivre l'esprit des fidèles et qui réjouit le coeur de l'homme intérieur. Après donc que l'âme, occupée d'abord à savourer les douceurs sensibles de la vertu, a pu satisfaire complètement cette curiosité, elle pénètre dans ce cellier rempli de vin, elle s'applique à l'étude des saintes Ecritures, et la loi de Dieu devient l'objet de ses méditations du jour et de la nuit. De là ces autres paroles du même livre des cantiques : a Le roi m'a introduit dans son cellier au vin (1)". A la troisième étape, enfin, l'âme entre dans la chambre à coucher du roi. Cette chambre, c'est le sanctuaire de la contemplation, une sorte de tabernacle mystérieux où l'âme médite plus à son aise. Car l'âme fidèle, après que le jardin des vertus l'a détachée de l'amour des choses temporelles et que le cellier rempli de vin l'a initiée à la connaissance des divines Ecritures, l'âme fidèle se retire et s'enferme dans la solitude de l'esprit comme dans une chambre secrète, et là, s'enflammant des feux du divin amour par la méditation assidue des vérités éternelles, elle contemple et adore son Père comme sur une montagne inaccessible à tout profane, et offre à Dieu un sacrifice de louange.

5. Vous donc, ô mes bien-aimés, vous qui êtes de vrais Israélites, non point par un effet de votre génération charnelle, ni par suite d'une circoncision faite dans votre chair, mais par l'effet de votre fidèle observation des commandements de Dieu, fuyez l'Egypte, à l'exemple de vos ancêtres d'autrefois, secouez le joug de Pharaon, renoncez aux ouvrages de terre et de boue qui vous ont occupés jusqu'ici. Mettez fin à ces relations, à ces conversations avec les Egyptiens, qui vous souillent et vous corrompent; et, criant avec force vers le Seigneur, venez avec Moïse et Aaron, dégagés de toute entrave et libres de tout fardeau, par une marche de trois jours, c’est-à-dire par de bonnes pensées, par de bonnes paroles, par de bonnes actions, venez au repos et à la solitude de l'esprit, et offrez un sacrifice de dévotion et de louange au Seigneur votre Dieu, qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Cant. XI, 4.

QUATRIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (VIII, 14) : " JÉSUS, ÉTANT ENTRÉ DANS LA MAISON DE PIERRE, VIT LA BELLE-MÈRE DE CELUI-CI ÉTENDUE SUR SA COUCHE ET ATTEINTE DE LA FIÈVRE ". GUÉRISONS ET DISCIPLES.

ANALYSE. — 1. La belle-mère de Pierre, modèle d'infidélité. — 2. Que signifient les guérisons accomplies sur le soir? — 3. Pourquoi le Sauveur ordonne-t-il aux Apôtres de passer vers l'autre rivage ? — 4. Du scribe qui veut s'attacher au Christ et le suivre partout où il ira.— 5. En quel sens il a été dit : " Laissez les morts ensevelir leurs morts ".

1. L'attachement de la belle-mère de Pierre à l'infidélité est considéré comme coupable, parce qu'il était un effet de sa libre volonté nous avons, nous aussi, une volonté libre qui s'identifie avec l'essence même de notre être. Le Seigneur donc entre dans la maison de Pierre, c'est-à-dire dans le corps de Pierre, et cet homme est guéri aussitôt de son infidélité, c'est-à-dire de ses péchés. En proie à la fièvre brûlante de l'iniquité, la belle-mère de Pierre était vouée à une mort prochaine et inévitable: à peine a-t-elle reçu sa guérison également soudaine et imprévue, qu'elle s'empresse de faire l'office de servante. Pierre, en effet, a reçu le premier le bienfait de la foi, il est devenu le prince des Apôtres, et la parole de Dieu ayant ranimé en lui une ardeur et une énergie qui allaient s'éteignant chaque jour de plus en plus, il se dévoue avec un zèle admirable au grand oeuvre de la guérison et du salut de ses frères. Quand le moment sera venu d'interpréter le passage relatif à la belle-fille et à la belle-mère , nous démontrerons que l'attachement volontaire à l'infidélité est bien réellement figuré ici par la maladie de la belle-mère de Pierre ; présentement nous parlerons de l'infidélité de celle-ci sans vouloir, par ce mot, désigner autre chose, sinon que cette femme, tant qu'elle n'eut pas la foi, demeura tristement esclave de sa propre volonté.

2. " Le soir étant venu, on lui présenta un grand nombre de démoniaques, et il chassait les esprits immondes (1) ". Dans ces guérisons multiples accomplies après la chute du

1. Matth. VIII, 16.

jour, nous reconnaissons le concours de ceux que le Sauveur enseigna après sa Passion. Après avoir procuré à tous le pardon de leurs péchés, après avoir effacé la souillure de leurs iniquités et éteint le foyer des convoitises coupables et des inclinations dangereuses, il a, suivant l'expression des prophètes, absorbé et fait disparaître les infirmités et les faiblesses de la nature humaine.

3. " Or, Jésus voyant autour de lui une foule nombreuse, ordonna à ses disciples de passer vers le rivage opposé. Et un scribe s'approchant de lui : Maître, lui dit-il, je vous suivrai partout où vous irez, etc. (1) ". Il se présente fréquemment des passages qui peuvent alarmer plus ou moins notre manière ordinaire de juger, et nous n'avons pas alors la témérité de donner à ces passages une interprétation puisée dans notre imagination, mais notre exégèse est basée uniquement sur les faits et sur les circonstances des faits. Car notre intelligence doit s'accommoder aux choses, et non pas les choses à notre intelligence. Il y a une foule nombreuse, et le Seigneur ordonne à ses disciples de passer de l'autre côté de la mer; je ne pense pas que la bonté du Sauveur lui eût permis de chercher à abandonner ceux qui se pressaient autour de sa personne; je crois, au contraire, que dans cette circonstance il avait en vue quelque moyen secret de leur procurer la grâce du salut. Nous voyons ensuite un scribe déclarant hautement qu'il suivra le Maître partout où il ira; et nous ne découvrons de la part du Sauveur ni la moindre action, ni la moindre parole, qui

1. Matth. VIII, 18, 19.

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soit de nature à le froisser et à le déconcerter dans sa résolution généreuse. Le Seigneur lui répond seulement que les renards ont des tannières et les oiseaux du ciel des nids pour se reposer, mais que le Fils de l'homme n'a pas un endroit quelconque où il puisse appuyer sa tête. Et quand un autre disciple vient demander qu'on lui laisse le temps d'aller ensevelir son père, nous voyons que cette faveur lui est refusée et qu'il ne lui est pas permis de remplir ce devoir de piété filiale. Il nous faut donc faire connaître ici la raison de ces choses si sublimes et si diverses; et, en respectant scrupuleusement l'ordre du texte sacré, donner une explication qui soit en même temps conforme à la plus rigoureuse vérité et propre à donner une intelligence claire et précise de ce qu'il y a de plus profond dans ces passages. Il faut d'abord considérer que le mot disciples ne désigne pas seulement les douze Apôtres. Car, outre ceux-ci, il y avait un grand nombre de disciples, d'après la teneur même du texte évangélique. Il semble donc que, parmi toute cette multitude, le Seigneur fait un certain choix, savoir, de ceux qui devaient le suivre au milieu des périls et des épreuves sans nombre de la vie présente. L'Eglise, en effet, ressemble à un vaisseau (et c'est le nom qu'on lui donne en plusieurs endroits) ; elle ressemble, dis-je, à un vaisseau qui, chargé de passagers des races et des nations les plus diverses, vogue au milieu des gouffres, exposé à la fureur des vents et des tempêtes, toujours à la veille de se voir inopinément englouti : tel est le sort de l'Eglise au milieu de ce monde, où elle est de plus en butte aux incursions des esprits impurs. Quand nous entrons dans ce vaisseau, c'est-à-dire dans le sein de l’Eglise, nous n'ignorons pas les écueils et les périls sans nombre auxquels nous allons être exposés, nous savons parfaitement jusqu'où peut aller la fureur de la mer et des vents que nous affrontons. Afin donc de rendre tout à fait facile et rationnelle l'interprétation allégorique de ces faits, le Seigneur rapproche ici la conduite du scribe et celle du disciple, ce dernier figurant les fidèles qui montent sur le vaisseau, et le premier figurant la multitude des infidèles qui restent sur le rivage.

4. Et d'abord le scribe, en d'autres termes un des docteurs de la loi, demande s'il doit

suivre, comme s'il croyait n'être pas réellement en présence du Christ auquel il reconnaît qu'il est utile de s'attacher. Son interrogation, bien qu'elle lui soit inspirée par la défiance, n'en est pas moins un hommage rendu à la fidélité des croyants; mais pour embrasser la foi, il ne faut pas interroger, il faut suivre. Et pour que cette interrogation si contraire à la simplicité de la foi reçoive le juste châtiment qu'elle mérite, le Seigneur répond que les renards ont des tannières et les oiseaux du ciel des nids où ils peuvent se reposer; mais que le Fils de l'homme n'a pas même un endroit où il puisse appuyer sa tête. Le renard est un animal plein de fourberie, se cachant dans les tannières creusées par lui autour des maisons, et toujours occupé à surprendre les oiseaux domestiques : nous avons vu quelque part les faux prophètes désignés sous ce nom. Nous savons aussi que très-souvent, sous le nom d'oiseaux du ciel, on entend désigner les esprits immondes. Le Fils de Dieu, voulant donc confondre la multitude de ceux qui ne le suivaient point, et en particulier ce docteur de la loi qui lui demandait, dans un esprit de défiance, s'il pouvait le suivre, le Fils de Dieu répond sur le ton du reproche que les faux prophètes mêmes ont des tannières et les esprits immondes des nids pour se reposer; en d'autres termes, que ceux qui sont restés hors du vaisseau, c'est-à-dire ceux qui ne sont point entrés dans le sein de l'Eglise, sont devenus de faux prophètes et des réceptacles de démons; que le Fils de l'homme, au contraire, c'est-à-dire celui qui a Dieu pour chef, ne trouve pas un endroit où il puisse se reposer après y avoir apporté la connaissance de Dieu : tous ont été invités, mais un petit nombre suivront, montant courageusement dans ce vaisseau de l'Eglise, exposé aux flots tumultueux de la mer de ce siècle.

5. Vient ensuite un disciple qui n'interroge pas pour savoir s'il doit suivre; car il croit fermement que tel est son devoir , mais qui demande seulement la permission d'aller ensevelir son père. L'auteur même de l'Oraison dominicale nous a appris à commencer ainsi notre prière : " Notre Père , qui êtes aux a cieux (1)". Le peuple croyant est donc, dans la personne de ce disciple, averti de se souvenir toujours qu'il a dans les cieux un Père

1. Matth. IV, 9.

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invisible. Il est ordonné à ce même disciple de suivre le Seigneur, parce qu'il avait la volonté bien arrêtée de le faire; il lui est ordonné aussi de laisser les morts ensevelir un mort. Mais je ne vois pas qu'on puisse attendre des morts un office quelconque; comment ce mort pourra-t-il être inhumé par des morts? Le Seigneur veut montrer d'abord que la perfection de la religion ne consiste pas à accomplir aucun office temporel vis-à-vis des autres hommes ; ensuite que, lorsqu'il s'agit d'un fils fidèle et d'un père infidèle, le soin d'ensevelir celui-ci n'incombe pas nécessairement à celui-là. Le Sauveur ne nie pas que l'action de rendre les derniers devoirs à un père ne soit bonne en elle-même; mais en ajoutant : " Laissez aux morts le soin d'ensevelir leurs morts ", il nous avertit que le souvenir des morts infidèles ne doit point trouver de place dans l'esprit des saints; il nous apprend aussi que l'on doit considérer comme morts ceux qui vivent en dehors de Dieu, et que, par rapport aux derniers devoirs qu'il s'agit de rendre aux hommes de cette sorte, on doit les laisser ensevelir par ceux qui sont morts comme eux; ceux qui ont le bonheur de vivre de la foi divine ne devant affectionner que ceux qui vivent de la même vie.

CINQUIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XIII, 24-30) : JÉSUS DIT A SES DISCIPLES CETTE PARABOLE : " LE ROYAUME DES CIEUX EST SEMBLABLE A UN HOMME QUI SEMA DE BON GRAIN DANS SON CHAMP, ETC. " L'IVRAIE ET LE BON GRAIN.

ANALYSE.— 1. Exposition et interprétation de la parabole.— 2. Que celui qui est encore ivraie devienne bientôt froment. — 2. Il ne faut pas s'étonner de rencontrer de la zizanie partout, même dans le lieu saint.

1. Nous avons entendu la lecture du saint Evangile et les paroles du Seigneur qui y sont rapportées. Parlons sur ce sujet et disons ce que Jésus-Christ lui-même nous suggérera. Il nous eût peut-être été difficile, mes frères, d'interpréter cette parabole ; ruais notre tâche a été rendue facile par l'auteur même de cette parabole; car, après l'avoir proposée, il a pris soin de l'expliquer lui-même. Celui qui vient de remplir l'office de lecteur a lu jusqu'à l'endroit où le Seigneur dit : " Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler; mais quant au froment, rassemblez-le dans mon grenier (1)". Mais ses disciples, ainsi qu'il est écrit, a s'approchèrent ensuite a de lui et lui dirent : Expliquez-nous la a parabole de l'ivraie(2)". Et celui qui demeure dans le sein du Père leur donna cette explication :

1. Matth. XIII, 30. — 2. Ibid. 36.

" Celui qui sème la bonne semence est le Fils de l'homme ", dit-il en parlant de lui-même. " Le champ, c'est le monde; la bonne semence, ce sont les enfants du royaume; l'ivraie n'est pas autre chose que les enfants du malin esprit. L'ennemi qui répand cette dernière, c'est le démon; la moisson, c'est la fin du siècle; les moissonneurs sont les anges. Quand donc le Fils de l'homme viendra, il enverra ses anges, et ceux-ci enlèveront de son royaume tous les scandales, et ils en enverront les auteurs dans la fournaise du feu ardent où il y a pleur et grincement de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume " de leur Père (1)". Je vous cite ici des paroles de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qu'on ne vous a point lues, mais qui sont rapportées mot

1. Matth. XIII, 37-42.

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pour mot dans l'Evangile. Ainsi le Seigneur nous a expliqué cette parabole après nous l'avoir proposée. Voyez maintenant ce que nous devons désirer d'être dans son champ. Voyez en quel état il faut que nous soyons trouvés au jour de la moisson. Car si le champ est le monde, il est aussi, et par là même, l'Eglise qui est répandue par tout le monde. Que celui qui est froment persévère jusqu'à la moisson. Que ceux qui sont ivraie se transforment en froment. Voilà précisément la différence qui existe entre les hommes, d'une part, et d'autre part les épis et l'ivraie proprement dits, qui croissent dans la terre. Ce qui est épi demeure épi; ce qui est ivraie des meure ivraie. Dans le champ du Seigneur, au contraire, c'est-à-dire dans l'Eglise, ce qui était d'abord froment se change parfois en ivraie, et parfois aussi ce qui était ivraie devient froment, et nul ne sait ce qui adviendra demain soit de l'un, soit de l'autre. C'est pourquoi, lorsque les ouvriers indignés veulent arracher l'ivraie, le père de famille ne leur permet point de le faire. Ils voudraient faire disparaître l'ivraie, mais on ne leur permet point de la séparer du bon grain. Leur activité doit avoir pour limite la limite même de leurs aptitudes: aux anges maintenant d'accomplir l’oeuvre de la séparation de l'ivraie. A la vérité, les ouvriers n'auraient point voulu réserver aux anges le soin d'accomplir cette séparation ; mais le père de famille, qui connaissait les uns et les autres, et qui savait que cette séparation devait être remise à un temps plus éloigné, ordonna à ses ouvriers de laisser subsister l'ivraie, et de ne point la séparer. " Non ", leur répondit-il, quand ils lui firent cette demande: " Voulez-vous que nous allions et que nous arrachions l'ivraie? Non, de peur qu'en voulant arracher l'ivraie, vous n'arrachiez peut-être le bon grain en même temps (1)". Donc, Seigneur, l'ivraie même sera avec nous dans votre grenier ? " Quand le temps de la moisson sera venu, je dirai aux moissonneurs: Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler (2) ". Laissez subsister dans le champ ce que vous n'aurez point avec vous dans mon grenier.

2. Ecoutez, ô grains bien-aimés du Christ; écoutez, ô très-chers épis, ô très-cher froment du Christ. Recueillez toute votre attention et portez-la sur vous-mêmes et sur votre

1. Matth. XIII, 29. — 2. Ibid. 30.

conscience. Interrogez votre foi, interrogez votre charité. Discutez votre conscience. Et si vous reconnaissez en vous le vrai froment, sou, venez-vous de cette parole: " Celui qui aura persévéré jusqu'à la fin, c'est celui-là qui sera sauvé (1) ". Quiconque, au contraire, après cet examen de sa conscience, reconnaît être de l'ivraie, qu'il ne craigne point d'être transformé: l'ordre de le couper n'a point encore été donné, le jour de la moisson n'est point encore venu. Cessez aujourd'hui d'être ce que vous étiez hier, ou du moins ne soyez plus demain ce que vous êtes aujourd'hui. A quoi vous sert-il de dire parfois que vous changerez ? Dieu vous a promis d'être indulgent au jour de votre conversion, mais il ne vous a point promis le jour de demain. Tel vous sortirez de votre corps, tel vous serez moissonné. Un homme vient de mourir, ne me demandez pas son nom, je ne le connais point; cet homme était de l'ivraie au moment de sa mort, pensez-vous qu'il lui soit encore possible de devenir du froment? C'est dans ce champ seulement que l'ivraie se transforme en froment et le froment en ivraie. Cette transformation est possible ici-bas; ailleurs, c'est-à-dire après la vie présente, c'est le temps de recueillir le fruit des oeuvres accomplies, non point d'accomplir celles que l'on a omises. Quiconque aura voulu être ici-bas de l'ivraie et se séparer soi-même du champ du Seigneur Jésus-Christ, ne sera point alors du froment. Peu importe, du reste, que l'ivraie demeure mêlée avec le bon grain, celui-ci n'a rien à craindre de ce mélange. Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson, dit le père de famille; oui, qu'ils croissent ensemble. Les moissonneurs ne se tromperont point, ils sauront ce qu'ils devront lier en gerbes destinées à être jetées au feu. Le froment ne pourra point être ni lié en gerbes, ni. jeté au feu. Les gerbes rendront toute erreur et toute confusion impossibles.

3. Il y a la gerbe d'Arius, la gerbe d'Eunomius, la gerbe de Photin, la gerbe de Donat, la gerbe de Manès, la gerbe de Priscillien. Tous les disciples de chacun de ces hommes sont jetés au feu avec eux. Le froment pur, au contraire, n'a absolument rien à craindre, il est assuré de se réjouir éternellement dans le grenier. Mais en quel endroit cet ennemi n'a-t-il point semé l'ivraie? Quelle espèce,

1. Matth. X, 22.

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quel champ de froment a-t-il rencontré sans y répandre cette semence pernicieuse? Est-ce qu'il l'a répandue parmi les laïques, et non point parmi les clercs, ou parmi les évêques? L'a-t-il répandue parmi les époux, et non point parmi les vierges consacrées à Dieu? Dans les maisons des laïques, et non point dans les familles monacales? Il a répandu partout, il a semé partout cette semence maudite. Citez-moi une terre qui en soit exempte? Mais ce qui doit nous consoler de tout le reste, c'est que Celui qui daignera opérer la séparation est incapable de se tromper. Votre charité n'ignore pas que l'ivraie se rencontre jusque dans les moissons les plus élevées et les plus sublimes, même parmi les personnes qui ont embrassé la vie religieuse; et vous dites. Il y a des hommes pervers dans cet endroit, et encore dans cet autre. Oui, sans doute, il se rencontre partout des hommes pervers, mais les méchants ne régneront pas toujours avec les bons. Pourquoi vous étonner de rencontrer des hommes pervers dans le lieu saint ? Ne savez-vous pas que le premier péché fut un acte de désobéissance accompli dans le Paradis? L'ange tomba par un acte de ce genre, est-ce qu'il souilla le ciel pour cela? Adam tomba de la même manière : est-ce qu'il souilla le Paradis ? Un des enfants de Noé tomba à son tour, est-ce que la maison du Juste fut souillée pour cela? Quand enfin Judas est tombé, est-ce que sa chute a souillé le choeur des Apôtres ? Parfois aussi les hommes considèrent comme froment ce qui est en réalité de l'ivraie, et d'autres fois ils considèrent comme ivraie ce qui est du froment véritable. C'est à cause de ces mystères cachés que l'Apôtre dit : " Ne jugez de quoi que ce soit avant le temps, jusqu'à ce que le Seigneur vienne et expose à la lumière ce qui est caché dans les ténèbres; au jour où il manifestera les pensées les plus secrètes du coeur, et alors chacun recevra de Dieu sa louange(1)". La louange sortant de la bouche des hommes passe; parfois aussi les hommes accusent les saints sans les connaître. Que le Seigneur pardonne aux ignorants et vienne au secours de ceux qui souffrent.

1. I Cor. IV, 5.

SIXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XIV, 1, 2). " HÉRODE LE TÉTRARQUE ENTENDIT LE BRUIT DE LA RENOMMÉE DE JÉSUS, ET IL DIT A SES SERVITEURS : " C'EST JEAN-BAPTISTE, C'EST LUI-MÊME QUI EST RESSUSCITÉ D'ENTRE LES MORTS, ET VOILA POURQUOI DES MIRACLES S'OPÈRENT PAR LUI, ETC. " LE MARTYRE.

ANALYSE.— 1. Jean-Baptiste a été martyr.— 2. Nous pouvons tous être martyrs avec lui. — 3. Il ne faut point craindre un ennemi, alors même qu'il nous menace de la mort.— 4. Ce n'est point le supplice, mais la cause pour laquelle on meurt, qui fait le martyr. — 5. Il faut résister au démon et combattre pour la vérité jusqu'à la mort. — 6. Exhortation à bien vivre.

1. Ce chapitre du saint Evangile que le Seigneur a daigné nous enseigner, mes bien chers frères, ne permet pas à l'Eglise chrétienne de douter en aucune manière que Jean doive être considéré comme un martyr et qu'il ait mérité cette couronne avant la passion du Seigneur. Sa naissance, sa passion ont été antérieures à la passion du Christ, et toutefois il n'a pas été l'auteur de notre salut, mais seulement le précurseur de notre Juge. Il précédait le Seigneur en s'attribuant à lui-même une humble sujétion et en réservant à son Maître céleste tout honneur et toute gloire. Mais pourquoi disons-nous que (614) Jean a été martyr ? Est-ce qu'il a été saisi par les persécuteurs des chrétiens et emmené par eux; puis interrogé par des juges devant lesquels il aurait confessé le Christ, et qui l'auraient ensuite envoyé au supplice? Car ce sont là les circonstances qui ont concouru à faire les martyrs depuis la passion de Jésus-Christ. Comment donc Jean peut-il recevoir le titre de martyr ? Parce qu'il a eu la tête tranchée ? Mais c'est la cause pour laquelle on meurt, et non pas le supplice même, qui fait le martyr. Parce qu'il offensa une femme puissante ? Mais alors pour quel motif, à quelle occasion l'offensa-t-il ? Il l'offensa en disant la vérité au roi qui était devenu son mari incestueux; en déclarant à ce roi qu'il ne lui était point permis d'avoir pour femme l'épouse de son frère. Il mérita la haine de cette femme en parlant le langage de la vérité, et en méritant cette haine il obtint d'être supplicié et de recevoir la couronne et tous les biens qui nous sont promis pour le siècle futur. Enfin la luxure danse, et l'innocence est condamnée; mais en même temps que l'innocence est condamnée par les hommes, elle est couronnée par le Dieu tout-puissant.

2. Que personne donc ne dise : Je ne puis être martyr, puisque les chrétiens ne sont plus persécutés. "Vous venez d'entendre que Jean a souffert le martyre; il vous est facile maintenant de comprendre qu'il a été réellement mis à mort pour Jésus-Christ. Comment, allez-vous me dire, a-t-il été mis à mort pour Jésus-Christ, puisqu'on ne l'a point interrogé sur sa foi en Jésus-Christ, et qu'on ne l'a point obligé à renier son titre de chrétien? Entendez Jésus-Christ qui vous dit lui-même : " Je suis la voie, la vérité et la vie (1)". Si le Christ est la vérité, on souffre donc pour lui dès que l'on est condamné pour la vérité, et par là même on adroit à la couronne du martyre. Ainsi, que personne ne cherche à s'excuser ; dans tous les temps on peut être martyr. Et qu'on ne vienne pas me répondre que les chrétiens ne sont plus persécutés. La maxime de l'apôtre saint Paul ne saurait être révoquée en doute, étant le langage de la vérité même. Le Christ, qui parlait par la bouche de cet homme, n'a point enseigné un mensonge. Or, voici cette maxime : " Tous ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ, souffriront persécution (2) ", il parle de tous,

1. Jean, XIV, 6. — 2. II Tim. III, 12.

sans aucune exception ni réserve en faveur de qui que ce soit. Si vous voulez éprouver la vérité de cette parole, commencez par vivre pieusement dans le Christ, et la conviction, qui naît de l'expérience, ne tardera pas à pénétrer dans votre esprit. Parce que les rois de la terre ont laissé tomber le glaive et éteindre les bûchers de la persécution, s'ensuit-il que le démon a cessé de sévir ? La haine de cet ancien ennemi est toujours éveillée contre nous ; prenons garde de nous endormir. Tantôt il fait briller devant nos yeux des charmes séducteurs, ou il tend devant nos pas des piéges habilement dissimulés; tantôt il insinue dans notre esprit des pensées mauvaises ; il a recours successivement aux promesses, aux menaces; mais son but constant est de nous précipiter dans un abîme de plus en plus profond. Parfois même il se pré. sente des circonstances également favorables aux projets du démon, et périlleuses pour l'homme ; des circonstances où il faut repousser avec un courage vraiment héroïque les suggestions mauvaises et accepter librement la mort qui se présente. Je m'explique, mes frères. Si un personnage quelconque, par exemple un homme d'un rang élevé, ayant en main l'autorité nécessaire pour vous envoyer à la mort, prétendait vous obliger à porter un faux témoignage, sans pourtant vous dire en termes exprès: Reniez le Christ; quel parti choisiriez-vous, dites-moi ? Consentiriez-vous à rendre un témoignage contraire à la vérité, ou bien aimeriez-vous mieux mourir pour cette même vérité?Sachez d'abord que, sauf les mots, ce persécuteur d'un nouveau genre vous dirait réellement : Reniez le Christ. Car si, comme l'Evangile nous l'a appris tout à l'heure, si le Christ est la vérité, il s'ensuit nécessairement que nier la vérité, c'est nier le Christ. Or, tout homme qui ment, nie une vérité. Mais celui qui porte un faux témoignage, pourquoi le porte-t-il? Est-ce par crainte ? Oui, certainement. Comment donc tous les chrétiens auraient-ils cessé d'être en butte à la persécution, alors que tous, au contraire, ont à lutter et à combattre pour la vérité? Quel est celui qui n'a aucune épreuve à subir, aucune tentation, aucune souffrance à supporter ?

3. Mais enfin, cet homme qui vous menaçait de la mort et qui avait soif de votre sang, cet homme enflé de sa puissance et aveuglé (615) par son orgueil insensé, cet ennemi qui vous a contraint à commettre un parjure et à porter un faux témoignage, que vous aurait-il fait en réalité? J'entends déjà votre faiblesse répondre: Il m'aurait tué. — Non, il ne vous eût point tué. — Je sais parfaitement, moi, qu'il m'aurait tué. — Eh bien, s’il en est véritablement ainsi, je vous répliquerai à mon tour : Vous, mon frère, vous avez tué votre âme, quand vous avez rendu un témoignage contraire à la vérité. Votre ennemi, lui aussi, aurait tué, mais il aurait tué votre corps seulement. Qu'eût-il pu faire à votre âme ? Il aurait peut-être renversé la maison, mais il n'eût réussi qu'à procurer une couronne à l'habitant de cette maison. Voilà ce que votre ennemi vous eût fait, si vous aviez persévéré dans la vérité, si vous aviez résisté et refusé un faux témoignage. Oui, il aurait tué, mais il aurait tué votre corps, non point votre âme. Ecoutez votre Seigneur, daignant vous apprendre le moyen de vivre toujours dans une sécurité parfaite : " Ne craignez point ", dit-il, " ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent plus nuire ensuite; mais craignez celui qui a le pouvoir de tuer le corps et l'âme et d'envoyer l'un et l'autre dans la géhenne. Oui, je vous le répète : Craignez celui-là (1) ". Jean le craignit, c'est pourquoi il ne voulut point taire la vérité, et il fut victime de la fureur des méchants. Une femme impudique attira sur lui la haine du roi, et il obtint la palme du martyre.

4. " Tous ceux donc qui veulent vivre pieu" serrent en Jésus-Christ " sont en butte à des persécutions de ce genre. A la vérité, personne ici-bas n'est à l'abri de la persécution : le travail et les fatigues au prix desquelles on acquiert les biens de ce monde, la crainte qu'on éprouve de les perdre, les souffrances et les maladies inséparables de la vie présente, le spectre de la mort toujours dressé devant nous, voilà autant de persécutions dont nul homme n'est exempt. Mais il faut savoir distinguer quel est celui qui souffre et quel est le motif de ses souffrances. Ceux-là sont de vrais martyrs, qui combattent pour la vérité, en d'autres termes, pour Jésus-Christ, et ils recevront certainement la couronne due à leurs mérites. Ceux, au contraire, qui souffrent persécution pour l'amour de ce siècle, lequel est sous la puissance du malin esprit, ceux-là

1. Luc, XII, 5.

ne trouvent dans leurs souffrances temporelles qu'un châtiment juste et légitime.

5. Ainsi, mes frères, le passage de l'Evangile dont vous venez d'entendre la lecture, nous apprend à combattre jusqu'à la mort pour la vérité, à ne point porter de faux témoignage, à ne point violer nos serments, à affronter les périls les plus extrêmes, pour la défense des droits de la justice. Car il n'y a pas grand mérite à défendre la justice, quand cette défense ne trouble point notre sécurité, ou quand elle nous procure même des avantages temporels. Considérons que le démon, cotre tentateur et notre persécuteur, veille constamment pour nous perdre, et au nom et avec le secours du Seigneur notre Dieu, veillons, nous aussi, avec plus de ferveur, pour nous mettre en garde contre lui, de peur qu'il ne réussisse à nous rendre plus ou moins les malheureux esclaves de cette cupidité par laquelle il cherche ordinairement à nous entraîner dans l'abîme; car où est celui qui n'a jamais cédé à la cupidité et à la crainte, ces deux traits les plus dangereux de l'ennemi ? Les hommes qui placent leurs espérances dans les choses de ce monde se trouvent enlacés dans des filets divers, et il leur devient impossible de découvrir la vérité. Il y a, pour ainsi dire, deux portes auxquelles le démon vient frapper et par lesquelles il cherche à entrer: la cupidité d'abord, et ensuite la crainte. S'il trouve ces deux portes tenues soigneusement fermées parles fidèles, il passe. Qu'est-ce donc que la cupidité? me direz-vous. Qu'est-ce que la crainte? Ecoutez bien cette réponse

La première consiste à ne point porter vos désirs vers les choses qui passent; la seconde, à ne point craindre ce qui est sujet à défaillir et à périr avec le temps. Quand nous agissons ainsi, le démon ne trouve plus dans notre coeur aucun nid où il puisse établir sa demeure. Notre destinée, en effet, c'est de combattre jusqu'à la fin; non-seulement nous qui, debout ou assis, occupons ici un siège supérieur et vous enseignons la parole divine, mais tous les membres de Jésus-Christ sont appelés à combattre.

6. C'est pour cette raison que jusqu'aujourd'hui l'usage est, en Numidie, d'adjurer les serviteurs de Dieu par ces mots: Si tu remportes la victoire. Vous voyez que ce n'est point là une vaine formule, n'ayant rapport à aucun combat. Ici, à Carthage, où nous (616) parlons, dans toute la province proconsulaire et dans la Byzacène, à Tripoli même, les serviteurs de Dieu ont coutume de s'adjurer réciproquement en ces termes: Par votre couronne. Personne, assurément, ne recevra cette couronne, sans avoir auparavant remporté la victoire. Je vous adjure donc, moi aussi, par votre couronne, et je vous convie à combattre de tout votre coeur contre le démon, et si nous remportons ensemble la victoire, ensemble aussi nous recevrons la couronne. Comment osez-vous nous dire: Par votre couronne, alors que votre conduite et votre vie sont mauvaises? Que votre vie, que votre conduite soient conformes à la vertu, que tous vos actes, intérieurs et extérieurs, soient irrépréhensibles, et vous-mêmes vous

serez notre couronne. C'est la pensée que l'Apôtre, s'adressant au peuple de Dieu, c’est-à-dire à vous-mêmes, exprimait en ces termes: " O vous qui êtes ma joie et ma couronne, persévérez dans le Seigneur (1) ". Si la fortune et les circonstances vous sourient, persévérez dans le Seigneur; si, au contraire, vous n'éprouvez que déception et revers, demeurez encore inébranlables dans le Seigneur. Ne vous séparez jamais de celui qui demeure toujours debout et qui rend invincibles comme lui ceux qui combattent sous ses yeux, et avec son secours vous demeurerez fermes et invulnérables, et vous mériterez de vous approcher enfin de lui pour recevoir la couronne promise aux vainqueurs.

1. Philipp. IV, 1.

SEPTIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XV, 21-28) : " JÉSUS, ÉTANT PARTI DE LÀ, SE RETIRA DU CÔTÉ DE TYR ET DE SIDON. ET VOICI QU'UNE FEMME CHANANÉENNE SORTIE DE CES CONTRÉES S'ADRESSA A LUI EN CRIANT : SEIGNEUR, FILS DE DAVID, " AYEZ PITIÉ DE MOI ; MA FILLE EST CRUELLEMENT TOURMENTÉE PAR LE DÉMON, ETC. " LA CHANANÉENNE.

ANALYSE. — 1. Aveuglement et endurcissement des Juifs. — 2. Foi de la chananéenne. — 3. Explication de la prière adressée par elle à Jésus-Christ. — 4. Réponse du Sauveur exauçant cette prière. Conclusion.

1. La miséricorde de notre Seigneur et Sauveur montre à tous également la voie du salut; il ne veut pas que personne soit délaissé, mais il exhorte chacun à venir à lui, et il ne cesse de rappeler ceux qui se perdent. Et cependant l'endurcissement du coeur de ceux-ci est devenu tel qu'ils refusent de suivre celui qui désirait si ardemment les ramener de leur erreur, celui qui est descendu afin précisément de les empêcher de périr. Le Seigneur, ô peuple juif, n'a pas encore cessé de veiller sur toi et de courir à ta poursuite avec une sollicitude paternelle, et toi, tu refuses de chercher un Dieu qui te cherche lui-même avec tant de tendresse. Ils sont perdus sans ressource, ceux qui ne sentent pas que leur perte est un fait déjà en voie d'accomplissement; il faut avoir l'esprit singulièrement troublé et abruti, pour ne plus reconnaître même que l'on est dans le chemin de l'erreur, et pour mépriser les avertissements de celui qui nous rappelle à la voie de la vérité. Votre Dieu pouvait-il faire davantage pour vous, que de venir personnellement pour vous retirer de l'abîme de perdition où vous étiez plongé? Il a compris que la perversité de votre coeur était extrême, qu'il n'était au pouvoir d'aucune créature de la guérir, et il n'a point voulu envoyer un autre que lui-même, afin qu'il ne vous fût pas possible de douter de (617) l'efficacité du remède. Il est venu en personne, et vous ne croyez point; vous criez que vous êtes tombé au fond de l'abîme, et vous ne voulez point en sortir. Voyez donc combien est immense la miséricorde du Sauveur. A quoi tendaient tous les efforts de l'Homme-Dieu,sinon à obtenir que son peuple, déjà dispersé, ne pérît pas entièrement? Il voulait le rétablir dans sa gloire et sa puissance d'autrefois; mais, ne pouvant l'amener à lui par les avertissements et les exhortations, il employa, pour le rappeler, les miracles les plus éclatants. Et cependant, ce moyen ne les touche pas davantage. " C'est un Samaritain, " disaient-ils, et un possédé du démon (1)". O longanimité inépuisable de la divine miséricorde ! Il reçoit les outrages les plus injurieux, et il ne s'émeut point. Qui ne reconnaît à ce trait la grandeur d'âme, le dévouement d'un vrai libérateur? Il ne te suffit pas, ô multitude en délire, de refuser opiniâtrement de reconnaître ton Seigneur; tu ne veux pas même voir un bienfait dans cette longanimité inépuisable ! Telle est la mesure de ton ingratitude ! C'est bien avec raison que le Prophète s'écriait: " O race méchante et perverse, voilà a comment vous témoignez au Seigneur votre reconnaissance (2) ". Où trouver une malice, une perversité aussi grande ! Ils se sont égarés de leur chemin; ils ont abandonné Dieu, et ils repoussent la main qui leur présente le remède.

2. Il faut donc laisser de côté ce peuple qui veut persévérer éternellement dans sa perfidie. Il est une autre race d'hommes à qui il est plus urgent d'annoncer la bonne nouvelle. Voici venir une femme chananéenne qui, adoucissant la férocité habituelle à sa race barbare , confesse la vérité. Oubliant soudainement sa férocité naturelle, elle s'écrie: " Ayez pitié de moi, fils de David (3) ? " Elle confesse hautement que, dans sa croyance, il n'existe aucun autre moyen pour obtenir la délivrance de sa fille. Née d'un sang barbare, elle proclame Fils de David Celui que le peuple refusait de reconnaître comme tel, et, dans l'ardeur de sa foi, cette femme ne demande pas autre chose que d'entendre une parole de la bouche du Sauveur. Elle estime que sa fille pourra être guérie par cette seule parole. Car elle dit : " Ma fille ne pourra être a guérie, à moins que je n'aie le bonheur

1. Jean, VIII, 48. — 2. Deut, XXXII, 5. — 3. Matth. XV, 22.

d'obtenir une réponse de votre bouche ". Jésus ne lui adresse d'abord aucune parole; mais il ne méprise pas, pour cela, sa confiance et sa foi. Il veut, au contraire, que cette foi s'accroisse en elle de plus en plus. Enfin, après un long silence, Jésus laisse s'échapper de ses lèvres ces paroles : " Il n'est pas convenable de prendre le pain des a enfants et de le jeter aux chiens (1)". Dans cette réponse le mot enfants désigne le peuple d'Israël; car, dans le langage sacré, le peuple de Dieu conservait encore ce titre, bien qu'il eût depuis longtemps perdu cette qualité et l'affection immense dont cette qualité le rendait l'objet. Israël perd le nom même de fils, le jour où il refuse de reconnaître son Père. Vous ne savez point, ô peuples insensés; vous laisser vaincre par cette parole qui guérit et qui sauve. En reniant votre Père, vous renoncez à la qualité de fils, alors même que vous prétendriez en conserver le nom. Jésus a déclaré que ses pains ne doivent pas être jetés aux chiens. Dès que vous aurez perdu le nom de fils, les chiens se trouveront être meilleurs que vous. Voyez combien est grande la miséricorde du Seigneur : il conserve en vous le trésor de la foi. Prenez garde de vous laisser vaincre par les chiens. Le Seigneur a donné ce nom à une femme de Chanaan ; et celle-ci , cependant, n'a point rougi outre mesure de cette qualification ; car la nature elle-même ne forme pas tous les chiens de la même sorte. Il existe, parmi les différentes variétés d'animaux de cette espèce, telle race plus douce et plus intelligente, qui reconnaît son maître et, parfois, suit ses traces sans se laisser dérouter par quoi que ce soit; si cet animal sent qu'il est l'objet d'une certaine affection, il garde le seuil de son maître avec une attention qui ne se dément point, avec un zèle que la faim ne refroidit pas et que les coups ne sauraient éteindre. Il pousse, en recherchant son maître, des cris que l'on croirait salariés; il est obéissant à sa manière il ne saurait traduire ses impressions dans un langage articulé, mais il sait bien se faire comprendre par son regard humble et son attitude suppliante. " Ayez pitié de moi " , s'écrie celle que le Seigneur qualifie du nom de cet animal.

2. Elle ajoute ensuite: " Pourquoi, de votre a bouche adorable, m'adressez-vous une

1. Matth. XV, 26.

618

réprimande aussi rigoureuse ? Les chiens, du moins , peuvent ordinairement jouir du bienfait des restes de leurs maîtres; car de la table de ceux-ci tombent des miettes que les chiens, aussi attentifs qu'ils sont affamés, ne laissent pas parvenir jusqu'à terre. Vous me qualifiez du nom de ces animaux ; je ne réclame point le pain des enfants, mais je désire seulement recevoir quelques paroles de votre miséricorde; je ne suis point en proie à un transport furieux qui me pousse à tourner contre Dieu le venin qui me dévore. Le nom de chien me convient, je l'avoue; l'écho de mes aboiements a dû bien des fois, déjà, arriver jusqu'à vous; j'abois, mais sans rien obtenir, quoique la lumière de mon intelligence ne soit point obscurcie par un accès de rage violente ; je ne demande pas, comme vous l'avez dit, le pain de vos enfants ". C'est ici, en effet, le cas de répéter cette parole du Prophète : " J'ai engendré et élevé des enfants, et ces enfants m'ont méprisé (1)" ; car les hommages que ces enfants rendent au Seigneur consistent à oublier tant et de si grands bienfaits qu'ils ont reçus de lui, et à porter le mépris et l'arrogance jusqu'à nier l'autorité et la puissance de leur père. Cette femme donc parle ainsi : "Aussi longtemps qu'il vous plaira, Seigneur, appelez-moi chienne; vous n'aurez pas moins à subir l'impudence de mes aboiements, vous ne serez pas moins obligé d'assouvir ma faim par une parole de votre bouche; et, si vous me méprisez à cause de la race à laquelle j'appartiens, je ne cesserai pas, néanmoins, de brûler pour vous de cet amour qui n'a jamais pu vous déplaire. Alors même que vous me repousseriez, je ne cesserais de m'attacher à vos pas. Je vous invoquerai alors sous le titre de Maître de toute la nature; je proclamerai votre divinité ;

1. Isaïe, I, 2.

et si ma langue était impuissante à exprimer les sentiments de mon coeur, je m'efforcerais encore de vous offrir intérieurement l'hommage de ma foi, de mes adorations, de ma vénération profonde et de mon ardente prière. C'est déjà par un effet de votre miséricorde que je continue à solliciter un bienfait de votre part, que je n'ai point encore cessé d'aboyer. Je ne réclame qu'un mot de votre bouche; ce mot seul pourra éteindre le feu de mes désirs. Je vous prie, je vous supplie avec une confiance sans bornes; ma fille est en proie à une vive douleur. Votre divinité est pour moi une chose tellement certaine, que je ne doute point qu'une seule parole tombée de vos lèvres ne rende la santé à celle que la science d'aucun homme n'a pu guérir. Les exemples de votre miséricorde m'encouragent et me contraignent à me montrer importune. Je me souviens que vous avez dit : " Demandez , et il vous sera donné (1). Après de telles promesses , qui n'aurait recours à vous? qui ne solliciterait les récompenses promises par vous à la prière? Je vous en supplie donc, accordez-moi l'objet de ma demande".

4. Notre-Seigneur, donc, et Sauveur, touché de cette prière et voyant la foi de celle qui la lui adressait, se contenta de lui donner cette réponse : " O femme, votre foi est grande, qu'il vous soit fait selon votre foi (2) ". Le Seigneur ne dit point : Je vous donnerai ce que vous demandez ; il ne met d'autres bornes à sa libéralité que les bornes mêmes que cette femme a mises à ses désirs; elle reçoit tout ce que sa foi l'a déterminée à demander. Et nous aussi, mes frères, croyons avec une foi telle que nous méritions d'obtenir tout ce que nous demanderons avec de semblables dispositions.

1. Matth. III, 7. — 2. Id. XV, 28.

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HUITIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU XXII, 23 et SUIV. : " CE JOUR-LÀ, LES SADDUCÉENS, QUI PRÉTENDENT QU'IL N'Y A POINT DE RÉSURRECTION, VINRENT TROUVER JÉSUS, ETC. " LA RÉSURRECTION.

ANALYSE.— 1. Réfutation de la doctrine des Sadducéens niant la résurrection. — 2. L'ignorance des Pharisiens est ensuite confondue.

1. Les Sadducéens rejettent la foi à la résurrection , et entendant le Sauveur prêcher cette vérité, ils saisissent cette occasion pour essayer de jeter le ridicule sur les choses divines ; ils demandent au Seigneur de vouloir bien leur dire quel sera, au jour de la résurrection, le mari d'une femme qui a épousé successivement sept frères : c'est une opinion généralement admise, ajoutent-ils, que les livres des Prophètes ne s'expliquent point touchant les conditions dans lesquelles s'accomplira la résurrection. Mais le Seigneur leur dit : " Vous errez, ne connaissant ni les Ecritures, ni la puissance de Dieu (1)" . Donc les Ecritures ne sont point muettes à cet égard, et toute hésitation, tout doute doit cesser, comme étant condamné parleur autorité sainte. Plusieurs, en effet, ont coutume de proposer cette difficulté, savoir en quel état les femmes ressusciteront et si les corps qu'elles reprendront auront les mêmes formes et les mêmes organes. On trouvera peut-être que c'est de notre part une grande témérité de vouloir interpréter un passage que presque tous les auteurs ont passé sous silence : nous dirons, pour toute réponse, que l'on avait demandé au Seigneur quel serait, après la résurrection, le mari de cette femme, parmi les sept qu'elle avait eus ici-bas ; et que le Seigneur leur reprocha d'abord d'être dans une erreur aussi grossière, par suite de leur ignorance des Ecritures et de la puissance de Dieu ; alors, dit-il, " les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris (2)". Il suffisait sans doute, pour réfuter

1. Matth. XXII, 29. — 2. Ibid. 30

la doctrine des Pharisiens, de retrancher ainsi le principe même des convoitises charnelles et de supprimer à la fois tout mouvement et toute volupté dans les organes de la chair. Mais le Sauveur ajoute : " Ils seront a semblables aux anges de Dieu (1)". Ainsi l'autorité sainte des Ecritures et l'immensité de la puissance divine nous obligent à croire que les femmes seront alors semblables aux anges de Dieu ; d'où il suit que nous devons nous reporter au portrait que ces mêmes Ecritures nous font des anges, si nous voulons nous former une idée exacte de ce que les femmes seront au jour de la résurrection. Telle est la réponse donnée par le Seigneur, relativement à la condition des corps ressuscités. Par rapport au fait même de cette résurrection qu'ils n'admettaient point, il s'exprime en ces termes : " N'avez-vous point lu ce qui vous a été dit par Dieu : Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ? Or Dieu n'est point le Dieu " des morts, mais le Dieu des vivants (2)". Ces paroles avaient été adressées à Moïse par le Dieu de ces saints patriarches, à une époque où ceux-ci étaient morts depuis longtemps déjà. Mais si ces mêmes patriarches n'étaient plus rien alors, ils ne pouvaient donc rien avoir, puisqu'il est métaphysiquement nécessaire d'exister avant de pouvoir posséder quelque chose; d'où il suit que, pour que Dieu soit le Dieu de quelqu'un, il faut que ce quelqu'un soit vivant; d'autant plus que, Dieu étant éternel , il serait deux fois absurde de supposer que des âmes mortes peuvent

1. Matth, XXII, 30. — 2. Ibid. 31, 32.

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posséder un être qui est éternel de sa nature. Et comment nier que ceux-là doivent vivre toujours, à qui il est dit que l'éternité appartient ?

2. " Les Pharisiens apprenant qu'il avait imposé silence aux Sadducéens, s'assemblèrent contre lui (1)". De nouveaux docteurs de la loi succèdent aux Sadducéens pour exercer à son égard l'office de tentateurs. A ceux-là il avait été répondu avec beaucoup d'opportunité qu'ils trouveraient dans la loi acceptée par eux comme base d'argumentation des témoignages très-explicites pour établir leur foi et leur espérance en la résurrection. Mais les Pharisiens se glorifiaient de connaître

1. Matth. XXII, 34.

la loi où se trouvaient annoncées sous des figures prophétiques les événements futurs. Considérant donc la méditation parfaite que le Christ avait faite de la loi, ils lui demandent quel est le plus grand commandement de cette loi. Le Sauveur confond leur ignorance et leur insolence par les termes mêmes de cette loi ; sa réponse est comme une vaste synthèse de toute la doctrine de la vérité. Car l'objet de la mission de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est d'apprendre à connaître Dieu et de faire comprendre la majesté adorable de son nom et l'étendue infinie de sa puissance. Envoyé de toute éternité par Dieu, il accomplissait ce qui était agréable à celui-ci.

NEUVIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR (Matth. XXIV, 19) " QUAND VOUS VERREZ L'ABOMINATION, ETC. " LA CUPIDITÉ

ANALYSE. — 1. Nécessité des tribulations. — 2. L'âme devient enceinte par l'effet de la cupidité : exemple à l'appui de cette vérité. — 3. Les âmes de cette sorte ont sujet de craindre les châtiments de la justice divine. — 4. Exhortation à bien vivre.— 5. Dieu est fidèle dans ses promesses.

1. Nous devons savoir et comprendre, mes très-chers frères, que le chrétien, tant qu'il est revêtu de ce corps, ne saurait être exempt de tribulation ; car l'Apôtre, ainsi que vous venez de l'entendre, nous affirme " que tous " ceux qui veulent vivre pieusement en Jésus" Christ souffrent persécution (1)". Et ailleurs " C'est ", dit-il, " par beaucoup de tribulations " que nous devons mériter d'entrer dans le " royaume des cieux (2) ". Il viendra des jours de tribulation, des jours remplis de tribulations mauvaises ; oui, ces jours viendront, ainsi qu'il est déclaré dans l'Ecriture ; et à mesure que ces jours approchent, le poids de ces tribulations augmente. Que nul homme ne se promette ce que l'Evangile ne lui promet point. De même que, pour emprunter le langage de l'Evangile, la fin du monde

1. II Tim. III, 12. — 2. Act. XIV, 21.

approchant, " l'iniquité est devenue plus abondante et la charité se refroidit (1) " ; de même aussi, parce que l'iniquité subsistera toujours, l'adversité ne cessera jamais. Il faut donc que nous nous préparions intérieurement non-seulement à la pénitence... (Quelques mots font ici défaut.) Je vous en supplie, mes frères, méditez les saintes Ecritures avec un soin scrupuleux ; dès lors qu'elles disent une chose, il faut de toute nécessité que cette chose s’accomplisse, jusqu'à la fin et de la manière qu'elle est annoncée. Les Ecritures ne vous promettent pas autre chose, dans la vie présente, que des tribulations, des souffrances, des angoisses, des douleurs multipliées et des tentations sans nombre ; car le Seigneur dit lui-même dans l'Evangile : " Vous aurez des tribulations dans le monde (2)". Et ailleurs :

1. Matth, XXIV, 12. — 2. Jean, XVI, 33.

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" Le monde sera dans la joie, et vous dans la tristesse; mais votre tristesse se changera en joie (1) ".

2. C'est à cela surtout qu'il faut nous préparer, si nous ne voulons pas être surpris et vaincus. Vous venez en effet d'entendre l'Evangile parlant des tribulations en ces termes : " Malheur aux personnes qui seront en" ceintes et à celles qui nourriront (2)". Ceux-là sont en état de grossesse, que l'espérance enfle chaque jour de plus en plus ; et ceux-là nourrissent ou allaitent, qui ont obtenu la possession de ce qu'ils désiraient. Car, une femme enceinte s'enfle de l'espoir d'un enfant qu'elle ne voit point encore ; et celle qui allaite embrasse enfin ce qu'elle espérait. On est en état de grossesse quand on convoite le bien d'autrui ; on nourrit quand on a déjà ravi ce que l'on convoitait. Et pour rendre cette vérité sensible aux intelligences les moins exercées, qu'on nous permette de recourir ici à un exemple. Quelqu'un convoite la ferme d'autrui, et dit : Cette ferme de mon voisin est excellente ; ô si elle m'appartenait ! ô si je la réunissais à la mienne pour n'en former plus qu'une seule ! L'avarice, elle aussi, aime l'unité ; elle aime une chose qui est bonne en soi, mais ce qu'elle ignore, c'est la manière dont cette chose doit être aimée. Peut-être cependant que le voisin, propriétaire de cette ferme excellente, est un homme riche, et notre avare soupçonne qu'il ne lui sera pas possible de s'en emparer impunément, parce que le propriétaire est un homme puissant et qui saura bien la défendre envers et contre tous ; il ne la convoite point alors, et on ne peut pas dire qu'il soit en état de grossesse ; il ne convoite point parce qu'il ne lui est pas possible d'espérer, et son âme n'est point enceinte. Si, au contraire, ce voisin se trouve être un homme pauvre, que la nécessité déterminera à vendre son héritage, ou que l'on pourra, par des procédés vexatoires, contraindre à s'en défaire malgré lui, alors ce même avare jette un regard de convoitise sur cette propriété , il espère qu'il pourra s'emparer soit de la maison de campagne, soit de la métairie de son voisin pauvre, et il recourt aux procédés vexatoires; par exemple, il agit secrètement auprès des dépositaires du pouvoir, afin que les collecteurs des deniers publics le condamnent à quelque service bas et

1. Jean, XVI, 20. — 2. Matth. XXIV, 19.

humiliant, et que, réduit à contracter d'abord des dettes énormes pour obtenir sa délivrance, il se voie ensuite dans la triste nécessité de vendre le modeste héritage qui servait à son entretien ou à celui de ses enfants. Pressé donc par ce besoin extrême, le malheureux vient trouver celui par la perversité de qui il se voit ainsi poursuivi et persécuté ; et ne soupçonnant pas qu'il s'adresse à l'auteur même de ses maux, il lui dit : Donnez-moi, seigneur, quelques pièces d'or ; je suis dans la nécessité, mon créancier me presse et me poursuit à outrance. L'autre lui répond : Je n'ai absolument rien entre les mains pour le moment. Il déclare n'avoir rien entre les mains, afin que la victime de sa fourberie atroce soit réduite à la nécessité de vendre. Celle-ci ayant répliqué que l'embarras extrême où il se trouve l'oblige à se défaire de son bien, il lui dit aussitôt : Quoique je n'aie pas une pièce de monnaie à moi appartenant, je m'efforcerai cependant d'en emprunter d'une manière quelconque pour vous venir en aide en qualité d'ami ; et, s'il est nécessaire, j'aliénerai même mon argenterie, pour vous empêcher d'être dépouillé injustement d'une partie de votre avoir. Quand le malheureux lui demandait un bienfait gratuit, il a déclaré n'avoir absolument rien ; mais depuis qu'il entend parler de vendre l'héritage, il s'offre généreusement à venir au secours de celui qu'il appelle son ami. Et quand il a obtenu ou extorqué le consentement de celui-ci, il lui dit qu'il faut qu'il vende même sa petite maison, dont peut-être il lui offrait précédemment une somme de cent sous, je suppose ; et en considération de l'embarras extrême où il voit son ami, il ne consent pas même à lui donner actuellement la moitié de ce prix.

3. C'est pour les hommes de cette sorte, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'il est écrit dans l'Evangile : " Malheur aux personnes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront " ; le jour du jugement sera pour eux un jour de malheur, ils ne pourront échapper à cette sentence de condamnation: "Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges; car j'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez point donné à boire (1)". Que votre charité considère attentivement ces paroles: Si celui qui

1. Matth. XXV, 41, 42.

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n'a point donné son bien propre est envoyé au feu, où sera envoyé, dites-moi, celui qui aura ravi le bien d'autrui? Si celui qui n'a point vêtu son frère nu doit brûler avec le démon, avec qui, je vous prie, brûlera celui qui l'aura dépouillé? C'est pourquoi toutes les fuis que vous entendrez lire ces paroles de l'Évangile: " Malheur aux personnes qui seront enceintes et à celles qui nourriront en ces jours (1) ", vous devrez croire qu'elles ne s'appliquent point aux femmes qui portent dans leur sein un fruit légitime. Quel mal, en effet, a pu commettre une femme, en tant qu'elle a eu des rapports avec son mari? Comment pourra-t-elle être châtiée au jour du jugement, pour avoir fait ce que Dieu lui commandait de faire? Ces menaces donc ne s'appliquent pas aux femmes qui conçoivent et qui enfantent légitimement, mais à ceux qui, comme nous venons de l'expliquer tout à l'heure, conçoivent injustement le bien du prochain et semblent être dans un état de grossesse déshonnête. C'est de ceux-là qu'il est dit ailleurs : " Il a conçu la douleur et il a enfanté l'iniquité (2) ". Tout homme, en effet, conçoit et nul ne saurait ne pas concevoir; mais les uns conçoivent du Christ, et les autres conçoivent du démon. De même qu'il est dit de ces derniers : " Il a conçu la douleur et il a enfanté l'iniquité ", de même aussi il est dit de ceux qui conçoivent du Saint-Esprit: " Votre crainte nous a fait concevoir dans notre sein, et nous avons enfanté l'Esprit de votre salut (3) ".

4. Que celui donc, mes frères bien-aimés, qui après un examen attentif reconnaît que les maux dont nous venons de parler ont existé ou peut-être existent encore en lui-même, que celui-là se corrige bien vite; les maux passés cessent de nuire dès qu'ils cessent de plaire; il est encore temps de se repentir et de se corriger; la séparation des uns à droite et des autres à gauche n'a point encore été faite; nous ne sommes point encore dans les enfers avec ce riche torturé par la soif et soupirant après une goutte d'eau. Ecoutons, tant que nous vivons; corrigeons-nous. Ne convoitons point les biens d'autrui, ne nous laissons point enfler par l'espoir de les posséder, ne cherchons point à nous en rendre les maîtres, et quand ils nous arrivent, ne les embrassons point comme une mère embrasse ses enfants. Quand un homme convoite le bien d'autrui,

1. Matth. XXIV, 19. — 2. Ps. VII, 16. — 3. Isaïe, XXVI, 18.

ainsi que nous l'avons déjà dit, il semble que son âme a conçu ; mais dès que, par fourberie ou par violence, il a réussi à s'emparer de ce qu'il convoitait, on le voit embrasser sa propriété nouvelle et la presser sur son coeur comme un enfant nouveau-né. Donc, mes frères, n'aimons point les choses de la terre de telle sorte que nous perdions les choses du ciel. C'est notre coeur qu'il faut changer; n'habitons plus désormais ici-bas par notre coeur et par nos affections : c'est une mauvaise région que la région de l'amour du monde; qu'il nous suffise de paraître seulement vivre dans cette chair mortelle. Ecoutons ces paroles de l'Apôtre : " Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, recherchez les choses d'en haut, non point les choses qui sont sur la terre (1) ". Les biens qui nous sont promis ne paraissent point encore; ils sont préparés, mais on ne les voit point. Vous voulez absolument convoiter et concevoir; concevez donc en convoitant la vie éternelle à laquelle Dieu vous convie ; que cette vie soit l'unique objet de votre espérance ; votre enfantement sera assuré ; il ne s'accomplira point avant le temps et d'une manière infructueuse ; vous n'embrasserez point dans le temps ce que vous aurez enfanté, mais vous le posséderez éternellement. Car ce qui a été promis sera donné infailliblement; mais le moment n'est pas encore venu ; cela sera donné plus tard, non pas maintenant.

5. Voyez combien de choses ont été déjà données , mes frères ; qui pourrait seulement les compter? De tous lesbiens qui nous ont été promis dans les Écritures, un seul n'a pas encore été accordé; or, si Dieu a exécuté fidèlement tant d'autres promesses qu'il vous avait faites, il ne vous trompera point dans celle que le moment n'est point encore venu d'accomplir. L'Écriture avait annoncé l'établissement d'une Eglise, et nous voyons que cette Eglise existe ; l'Écriture avait annoncé que les idoles cesseraient de recevoir les adorations et les hommages des peuples, et nous voyons ces idoles renversées et détruites. Il était écrit que les Juifs perdraient leur autonomie politique, et nous voyons le sceptre de Juda passé en des mains étrangères. L'Ecriture parle également du jour du jugement; elle parle des récompenses réservées aux saints et des châtiments qui attendent les

1. Coloss. III, 1.

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méchants. Que personne ne cherche à se tromper soi-même, mes frères : de même que nous voyons de nos yeux l'accomplissement de toutes ces prophéties, nous verrons aussi l'accomplissement de celles relatives au jour du jugement, au châtiment des méchants et à la récompense des justes. C'est pourquoi, que chacun d'entre nous, tant que Dieu nous accorde le pouvoir et la grâce nécessaires, s'efforce d'éviter le péché et de pratiquer ce qui est bien; afin qu'en ce jour terrible et si redoutable nous ne soyons point précipités, avec les impies et les pécheurs, dans les flammes éternelles, mais que nous méritions de participer, avec les âmes justes et craignant Dieu, à la récompense éternelle. Puissions-nous obtenir cette faveur de celui à qui appartiennent l'honneur et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

DIXIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT MATTHIEU (XXV, 31, 32) : " QUAND LE FILS DE L'HOMME VIENDRA DANS SA MAJESTÉ, ET TOUS LES ANGES AVEC LUI, IL S'ASSIÈRA SUR LE TRONE DE SA MAJESTÉ, ET TOUTES LES NATIONS SERONT RASSEMBLÉES DEVANT LUI, ETC. " L'AUMONE.

ANALYSE. — 1. Le précepte de l'aumône prouvé par les paroles du jugement.— 2. On doit faire l'aumône pour mériter le ciel.— 3. L'aumône est un prêt à usure parfaitement légitime.

1. Nous avons entendu, mes frères bien-aimés, quand on nous a lu le saint Evangile, une parole de Notre-Seigneur qui est capable d'exciter à la fois notre terreur et nos désirs, notre crainte et notre amour. Elle est terrible en tant qu'elle est formulée en ces termes: " Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (1) " ; elle est capable d'exciter nos désirs, parce qu'elle est formulée aussi en ces autres termes: " Venez, vous qui êtes les bénis de mon Père, recevez le royaume (2) ". Qui pourrait, en entendant ce langage, ne pas éprouver un sentiment de terreur et un sentiment de joie? Un sentiment de joie, parce que le Christ daigne promettre un royaume aux chrétiens,ses serviteurs; un sentiment de terreur, parce qu'il menace les pécheurs des flammes éternelles. Je vous prie, mes frères, d'écouter toujours la lecture de ces paroles avec un coeur attentif et avec toute la vigilance d'esprit dont vous êtes capables; et parce qu'il n'est pas difficile de les graver dans la mémoire, n'en perdez jamais de vue le souvenir,

1. Matth. XXV, 41. — 2. Ibid. 34.

méditez-en au contraire toute la force et la sublime énergie. Quiconque lira ce passage avec une attention soutenue, alors même que le reste de l'Ecriture lui serait complètement inconnu, y trouvera un motif suffisant pour pratiquer toute sorte de bonnes oeuvres et pour fuir toute oeuvre mauvaise. Soyez attentifs, mes frères, et voyez en quels termes le Seigneur annonce qu'il parlera à ceux qui seront placés à sa droite: " Venez ", leur dira-t-il; " vous qui êtes les bénis de mon Père, prenez possession du royaume ; car j'ai eu faim, et vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire (1)", et le reste qui suit dans le texte. " Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges. Car j'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez point donné " à boire (2) ". Considérez bien ces paroles, mes frères bien-aimés, et voyez que le Sauveur n'a point dit. Retirez-vous de moi, maudits, parce que vous vous êtes rendus coupables de

1. Matth. XXV, 35. — 2. Ibid. 41, 42.

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larcin, de faux témoignage, parce que vous avez commis l'homicide ou l'adultère; il n'a rien dit de pareil, mais seulement: "J'ai eu faim, et vous ne m'avez point donné à manger ". Il n'a point dit: Retirez-vous de moi, parce que vous avez dérobé le bien d'autrui, mais parce que vous n'avez point donné aux pauvres de votre bien propre ; il n'a point dit : parce vous avez fait des oeuvres mauvaises, mais parce que vous n'avez point voulu faire le bien. Ainsi ceux qui seront à la droite seront délivrés par le fait seul qu'ils auront été miséricordieux, et ceux qui seront à la gauche seront condamnés pour le fait seul d'avoir été esclaves de l'avarice. Le souverain Juge ne dit point à ceux qui sont placés à droite: Venez, ô bénis de mon Père, prenez possession du royaume, parce que vous n'avez point été pécheurs; mais il les appelle à lui seulement parce qu'ils ont racheté leurs péchés par des aumônes. Il ne dit point non plus à ceux qui sont placés à gauche: Retirez-vous de moi, maudits, parce que vous avez péché, mais seulement: parce que vous n'avez point voulu racheter vos péchés par des aumônes. Nul homme ne peut être exempt de péché, mais aussi tout homme peut, avec le secours du Seigneur, racheter ses péchés par des aumônes. Quand le Sauveur déclare ici que ceux-là seront précipités dans les flammes éternelles, qui n'auront point nourri celui qui avait faim, nous pouvons conjecturer avec certitude, mes frères, quelles seront les tortures, ou si l'on veut, quel sera le supplice réservé à ceux qui font le mal, puisque ceux-là seront précipités dans les flammes éternelles, qui n'auront point fait le bien. Si celui qui n'aura point partagé son pain avec les pauvres doit partager le sort du démon, quel sera, dites-moi, le sort réservé à celui qui aura ravi injustement le bien d'autrui? Si celui qui n'aura point vêtu son frère nu doit être condamné, à quoi sera condamné, je vous prie, celui qui aura dépouillé ce même frère? Si celui qui n'aura point reçu l'étranger dans sa maison doit être envoyé au feu éternel, où sera envoyé celui qui se sera emparé de la maison d'autrui?

2. Méditons sérieusement et fidèlement ces paroles de l'Evangile, mes très-chers frères, et, autant qu'il est en nous, efforçons-nous de faire le bien ; partageons avec les étrangers et les pauvres, même notre nécessaire, autant du moins qu'il nous est possible de le faire, et rachetons ainsi les péchés que nous avons commis, en même temps que, par ces bonnes oeuvres, nous nous préparerons à nous-mêmes une récompense éternelle. Ecoutons le Seigneur nous disant : a Bienheureux ceux qui a sont miséricordieux, parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde (1)". Vous avez entendu, en effet, Notre-Seigneur déclarer, en des termes dont la véracité est au-dessus de toute contestation, que nous obtiendrons le royaume des cieux, si nous faisons des aumônes, si nous donnons à manger à ceux qui ont faim, si nous donnons à boire à ceux qui ont soif, si nous donnons, autant que nos ressources nous permettent de le faire, des vêtements à ceux qui sont nus; si nous donnons l'hospitalité aux étrangers. Si nous accomplissons fidèlement toutes ces oeuvres, nous pourrons paraître sans crainte devant le tribunal du Juge éternel, et alors a le souvenir de notre justice ne pourra plus " s'effacer jamais, nous n'aurons plus à a craindre d'entendre aucune parole mauvaise (2) ". Que signifie ici ce mot de parole mauvaise? Il désigne une parole que nous devons demander au Seigneur de ne jamais prononcer contre nous. Il désigne, dis-je, cette parole qui sera adressée aux impies placés à sa gauche : " Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel (3)". Attachez-vous donc à l'aumône ou à la miséricorde, car " l'aumône délivre de la mort et ne laisse point aller dans la région des ténèbres ceux qui la pratiquent fidèlement (4) ". Que chacun donc, autant que ses forces le lui permettent, vienne au secours de ceux qui sont plus pauvres que soi. Que celui qui a de l'or entre les mains donne de l'or; que celui qui a de l'argent donne de l'argent; que celui qui n'a aucune sorte de monnaie donne de bon coeur un pain à l'étranger. Et s'il n'a pas à sa disposition un pain entier, qu'il partage ce qu'il a et qu'il en donne une partie. Car le Seigneur a daigné accorder, par la bouche de son Prophète, cette consolation, ou, si l'on veut, cette sécurité aux pauvres eux-mêmes ; il n'a point dit : Donnez à celui qui a faim votre pain tout entier; mais: "Partagez votre pain avec celui qui a faim (5) " ; pour nous faire entendre que si nous n'avons pas un pain entier, nous devons au moins en donner un

1. Matth. V, 7.— 2. Ps. CXI, 7.— 3. Matth. XXV, 41.— 4. Tob. IV, 11. — 5. Isaïe, LVIII, 7.

625

morceau quelconque. Et pour vous convaincre que toute offrande faite par vous de bon coeur sera agréable à Dieu, écoutez le Seigneur parlant dans l'Evangile de cette veuve qui venait d'offrir deux pièces de monnaie valant chacune le quart d'un denier : " En vérité, je vous le dis, cette veuve a déposé plus que tous ceux qui ont mis dans le tronc; car les autres qui étaient riches ont donné de ce qu'ils avaient de superflu, au lieu que celle-ci a offert tout ce qu'elle possédait (1) " ; c'est pourquoi elle mérita d'être louée de la bouche même du Seigneur.

3. Que chacun donc fasse tout ce qui est en son pouvoir, et qu'après s'être réservé ce qui lui est nécessaire pour se nourrir d'une manière raisonnable et pour se vêtir simplement, il distribue avec joie et contentement tout ce qui lui restera; en donnant peu il recevra beaucoup; en se privant d'une faible pièce de monnaie, il acquerra la possession d'un royaume; pour une aumône insignifiante en soi, il obtiendra la vie éternelle; pour la perte d'un bien temporel, il sera dédommagé par des biens éternels; pour le sacrifice d'une chose caduque et périssable, il méritera une récompense sans fin. Voilà pour quelle raison nous devons donner avec joie et de bon coeur. Si un homme vous disait de bonne foi : Donnez-moi un as et je vous rendrai cent pièces d'or, ne . donneriez-vous pas avec joie une

1. Marc, XII, 43, 44.

pièce de cuivre pour en recevoir cent d'un métal beaucoup plus précieux ? A combien plus forte raison, quand le Dieu du ciel et de la terre vous dit : " Celui qui donne aux pauvres prête à Dieu (1) " , et par la voix du Psalmiste : " Bienheureux l'homme qui a compassion et qui prête gratuitement (2) " , devez-vous prêter sur la terre des choses que le Seigneur vous rendra avec usure et bien au-delà dans la vie éternelle; de telle sorte qu'au jour où vous paraîtrez devant le tribunal du Juge éternel environné des légions de ses anges, vous puissiez librement, et sans crainte d'être démenti par qui que ce soit, vous écrier : Donnez-moi, Seigneur, parce que j'ai donné; ayez pitié de moi, parce que j'ai pratiqué la miséricorde. J'ai accompli ce que vous m'avez ordonné , accordez-moi ce que vous m'avez promis. Je vous avertis donc de nouveau, mes frères, je vous conjure avec larmes de ne laisser jamais s'effacer de votre esprit le souvenir de ce passage de l'Evangile; appliquez-vous de toutes vos forces, et avec le secours de Dieu, à éviter de tomber dans les flammes éternelles et à mériter la faveur inestimable d'entrer dans le royaume des cieux ; puisse cette faveur vous être accordée par Jésus-Christ Notre-Seigneur, à qui appartiennent l'honneur et la gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Prov. XIX, 17. — 2. Ps. CXI, 5.

ONZIÈME SERMON. DE L'ENFANT PRODIGUE (Luc, XV, 11 et suiv.)

ANALYSE. — 1. L'orateur vient remplir la promesse faite par lui précédemment. — 2. Egarements de l'enfant prodigue. — 3. Sa misère. — 4. Il rentre en lui-même. — 5. Puis il revient à son père qui le voit de loin. — 6. Il est reçu par son père qui le couvre de ses baisers. — 7. Sur l'ordre de ce même père, les serviteurs de la maison lui rendent sa robe première, son anneau, sa chaussure; on tue le veau gras. — 8. Le frère aîné s'abandonnant aux transports de la colère est l'image des juifs.— 9. La musique et la danse figurent l'unité. — 10. Le frère aîné refuse d'entrer à la voix des serviteurs. — 11. Son père vient l'inviter à son tour. — 12. Plaintes de ce frère aîné qui ne s'est pas écarté un seul instant de son devoir, et qui n'a pas même reçu un chevreau. — 13. Le père répond avec bonté : Tout ce que je possède vous appartient; en quel sens? — 14. Conclusion.

1. Il ne faut pas traiter de nouveau les choses qui ont été déjà exposées et développées

longuement; mais il ne faut pas non plus s'abstenir d'y faire allusion ou d'en rappeler (626) le souvenir. Votre sagesse n'a pas oublié que dimanche dernier j'avais entrepris de vous parler de ces deux fils dont l'histoire fait encore le sujet de l'Evangile d'aujourd'hui, et il ne me fut pas possible d'achever mon discours. Mais après cette épreuve, le Seigneur notre Dieu a voulu qu'aujourd'hui nous prenions de nouveau la parole en votre présence. Les plus simples convenances exigent que nous achevions un discours commencé, mais surtout notre coeur est impatient d'acquitter à votre égard la dette de la plus tendre affection. Le Seigneur soutiendra notre humilité, afin que le succès de nos efforts ne soit pas tout à fait au-dessous de votre attente.

2. Cet homme qui a deux fils, c'est Dieu qui a deux peuples : le fils aîné, c'est le peuple juif; le fils plus jeune, c'est le peuple des Gentils. Le bien reçu des mains du Père, c'est l'esprit, l'intelligence, la mémoire, les aptitudes diverses, en un mot toutes les facultés et toutes les puissances que nous avons reçues de Dieu pour le connaître et pour lui rendre le culte qui lui est dû. Une fois en possession de ce patrimoine, le plus jeune des deux fils s'en alla dans un pays éloigné; c'est-à-dire qu'il s'égara jusqu'à perdre le souvenir même de son Créateur. Alors il dissipa son bien, se livrant à des excès de toute sorte, dépensant toujours et ne gagnant jamais une obole; puisant constamment dans sa bourse, et n'y mettant jamais rien; en d'autres termes, usant toutes les forces de son âme et de son corps dans la débauche, aux fêtes des idoles, cédant sans retenue à toutes ces inclinations perverses que la vérité a qualifiées avec tant de justesse du nom de prostituées.

3. Faut-il s'étonner que la faim ait succédé à cette prodigalité insensée ? La disette donc se fit sentir dans ce pays; non pas la disette de pain matériel, mais la disette de la vérité immatérielle. Pressé par le besoin, ce jeune homme se bâta d'aller implorer le secours d'un prince de ce pays. Ce prince n'est pas autre que le prince des démons, c'est-à-dire le diable, vers qui se précipitent tous les curieux. Car toute curiosité coupable est une disette de vérité plus redoutable que la perte corporelle. Notre jeune homme donc, poussé loin de Dieu par les appétits malsains de son esprit, se trouva enfin réduit à l'état d'esclave et reçut pour mission de faire paître des pourceaux; en d'autres termes, il reçut l'office qu'affectionnent de préférence les démons les plus vils et les plus immondes. Car ce n'est pas sans raison que le Seigneur laissa les démons dont il est parlé dans l'Evangile entrer dans un troupeau de pourceaux. Or, il les nourrissait de cosses, et lui-même n'avait pas le droit d'en manger à satiété. Sous le nom de cosses nous devons entendre ici les doctrines du siècle, ces discours qui résonnent agréablement aux oreilles, mais qui ne réparent point les forces épuisées, aliment digne des pourceaux, non pas des hommes, c’est-à-dire aliment qui peut bien plaire aux démons, mais qui ne saurait servir à la justification des fidèles.

4. Enfin il ouvrit un jour les yeux et comprit où il était, ce qu'il avait perdu, qui il avait offensé, aux mains de qui il s'était livré, et il rentra en lui-même : il revient d'abord à lui-même pour revenir ensuite à son père: Peut-être s'était-il dit intérieurement : " Mon coeur m'a abandonné (1)". C'est pourquoi il fallait qu'il revînt d'abord à lui-même, afin de comprendre par là combien il était loin de son père. Telle est l'exhortation que l'Ecriture adresse à certains hommes : " Revenez, prévaricateurs, à votre coeur (2)". Une fois rentré en lui-même, il contemple l'étendue de sa misère : " J'ai trouvé ", dit-il, " la tribulation et la douleur, et j'ai invoqué le nom du Seigneur (3) ". " Combien de mercenaires ont, dans la maison de mon père, du pain en abondance, et moi je meurs ici de faim (4) !" Comment cette réflexion se serait-elle présentée à son esprit, sinon parce que le nom de Dieu était déjà annoncé et le pain distribué à des hommes qui ne savaient pas le conserver avec soin, mais qui en cherchaient un autre, et dont le Sauveur parle en ces termes : " En vérité, je vous le dis, ils ont reçu leur récompense (5) ". On doit, en effet, considérer comme mercenaires, et non pas comme enfants, ceux que l'Apôtre désigne ainsi : " Que le Christ soit annoncé par intérêt, ou par zèle pour la vérité (6) ". Saint Paul entendait parler en cet endroit de certains hommes qui méritent parfaitement le nom de mercenaires, parce qu'ils cherchent constamment leur intérêt personnel et qu'ils savent recueillir de la prédication même du

1. Ps. XXXIX, 13. — 2. Isaïe, XLVI, 8. — 3. Ps. CXIV, 3. — 4. Luc, IV, 17.— 5. Matth. VI, 5. — 6. Philipp. I, 18.

nom de Jésus-Christ du pain en abondance.

5. Le prodigue se lève et revient; il ne s'était pas encore rapproché d'un seul pas, parce qu'il était demeuré jusqu'alors gisant et étendu sur la terre. Son père le voit de loin et court au-devant de lui. Car il a entendu son fils lui adresser ces paroles par la bouche du Psalmiste: " Vous avez connu mes pensées de loin (1)". Quelles pensées? Celles par lesquelles le fils s'est dit à lui-même : " Je dirai à mon père: J'ai péché contre le ciel et en votre présence; je ne suis plus digne d'être appelé votre fils, traitez-moi comme un de vos serviteurs mercenaires (2) ". Il ne prononçait pas encore ces paroles, mais il pensait à les prononcer; et toutefois son père l'entendait comme s'il les eût prononcées réellement. Parfois, en effet, un homme, éprouvé par une tribulation ou par une tentation quelconque, pense à prier; il médite même sur ce qu'il dira à Dieu dans sa prière et en quels termes il implorera la miséricorde de son père, non pas comme une faveur, mais comme un droit inhérent à. sa qualité de fils; et il se dit en lui-même: Je dirai à mon Dieu telle ou telle chose. Je n'ai pas à craindre un refus; quand j'aurai motivé ma demande de telle manière, quand j'aurai joint à mes explications des larmes brûlantes, est-ce que mon Dieu pourra ne pas m'exaucer? Le plus souvent cette parole intérieure est exaucée avant même qu'elle ait été formulée extérieurement, car celui qui forme cette pensée en lui-même ne saurait la former en dehors du regard de Dieu. Celui-ci est présent dès que l'homme se dispose à prier, absolument comme il le sera dès que l'homme commencera à prier. De là ces autres paroles du Psalmiste: " Je l'ai résolu, je confesserai contre moi mon péché au Seigneur (3)". Vous le voyez, il n'a parlé encore qu'à lui-même, il s'est disposé seulement à prier, et néanmoins il ajoute aussitôt: " Et vous m'avez pardonné l'impiété de mon cœur (4) ". Combien la miséricorde de Dieu est près de celui qui confesse son péché 1 Non, Dieu n'est pas loin de ceux qui ont le cœur brisé. Nous lisons en effet au livre des psaumes: a Le Seigneur est près de ceux qui ont " broyé leur coeur (5) ". L'enfant prodigue avait donc broyé son cœur dans la région de l'indigence;

1. Ps. CXXXVIII, 3. — 2. Luc, XV,19. — 3. Ps. XXXI, 5.— 4. Ibid. — 5. Id. XXXIII, 19.

il était revenu à son coeur, afin précisément de le broyer. L'orgueil autrefois lui avait fait abandonner son coeur, la colère l'y a fait revenir. Un sentiment de colère est venu enflammer son âme, mais contre lui-même et pour punir ses propres péchés ; il est revenu avec la volonté bien arrêtée de mériter les bonnes grâces de son père. Cette colère dont son âme a été enflammée est celle dont il est dit: " Mettez-vous en colère, et ne péchez point (1)". Tout homme vraiment repentant se met en colère contre lui-même; c'est précisément par suite de cette colère qu'il se punit. De là tous ces mouvements qu'on observe dans un pénitent animé d'un repentir sincère, d'une douleur véritable; c'est pour cela qu'on le voit tantôt s'arracher les cheveux, tantôt se revêtir d'un cilice, tantôt se frapper la poitrine. Certes, toutes ces actions sont autant de preuves que ce pénitent est irrité contre lui-même et se punit de ses propres mains. Ce que sa main exécute extérieurement, sa conscience l'accomplit intérieurement. Il se frappe, il se blesse, et, pour employer une expression plus vraie, il se tue, non pas corporellement, mais en esprit. Car un esprit broyé sous le poids de la tribulation est une victime qui s'immole de ses propres mains et s'offre à Dieu en sacrifice: " Dieu ne méprise point un cœur contrit et humilié (2) ". Ainsi le prodigue non-seulement brise son cœur sous le double poids de l'humilité et du glaive du repentir, mais il le tue réellement.

6. Quoiqu'il se disposât encore à parler à son père et qu'il n'eût pas encore fait autre chose que de se dire à lui-même: " Je me lèverai, j'irai et je dirai... (3) ", le père, connaissant de loin les pensées de son fils, court au-devant de lui. Qu'est-ce à dire, il court au-devant de lui, sinon il lui accorde son pardon avant même qu'il ait eu le temps de l'implorer ? " Comme il était encore loin, son père, touché d'un sentiment de compassion, courut au-devant de lui (4)" . Pourquoi le père est-il touché d'un sentiment de compassion ? Parce que son fils est dans un état de misère extrême. Il accourt et se penche sur son fils, en d'autres termes, il pose son bras sur le cou de son fils. Le Fils est le bras du Père; il lui donne donc de porter le Christ, c'est-à-dire un fardeau qui ne charge point, mais qui soulage. "Mon joug est doux ", dit-il lui-même,

1. Ps. IV, 5. — 2. Id. I, 19. — 3. Luc, XV, 18. — 4. Id. XV, 20.

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et mon fardeau est léger (1)". Il se penche sur son fils qui se tient debout, et en s'inclinant ainsi sur lui il l'empêche de tomber de nouveau. Le fardeau du Christ est tellement léger que non-seulement il ne pèse pas sur celui qui le porte, mais il le soulève au contraire comme un levier puissant. On dit parfois de certains fardeaux qu'ils sont légers en ce sens qu'ils sont d'un poids relativement peu considérable, non pas en ce sens qu'ils ne sont absolument d'aucun poids; porter un fardeau lourd, porter un fardeau léger, et ne porter aucun fardeau, sont trois choses tout à fait différentes. Celui qui porte un fardeau lourd parait en être accablé, celui qui porte un fardeau léger est moins accablé, mais enfin il est accablé jusqu'à un certain point. On voit au contraire celui qui ne porte aucun fardeau marcher d'un pas agile et dégagé. Il n'en est point ainsi du fardeau du Christ. Dès qu'on commence à le porter, on se sent plus agile et plus fort. Sitôt qu'on le dépose, on se trouve plus accablé. Et que cela ne vous paraisse point impossible, mes frères. Nous allons peut-être trouver dans l'ordre des choses corporelles un exemple qui vous aidera à comprendre et à accepter comme une vérité incontestable ce que j'avance en ce moment. Cet exemple est admirable et paraîtrait absolument chimérique, si le témoignage de nos sens ne nous obligeait à l'admettre comme une réalité tout à fait évidente. Ce sont les oiseaux qui nous l'offrent. Tout oiseau porte les plumes à l'aide desquelles il semble nager dans les airs. Considérez et voyez comment ils replient et resserrent leurs ailes au moment où ils descendent à terre pour y reprendre haleine, et- comment ils les posent en quelque sorte sur leurs flancs. Pensez-vous que ces ailes sont pour eux un poids réel? Qu'on leur enlève ce fardeau, et on les verra tomber aussitôt. A proportion qu'on rendra ce fardeau plus léger pour eux, on les verra aussi voler avec plus de difficulté. Vous croyez faire acte de bienveillance à leur égard en les déchargeant d'un tel poids; mais en réalité vous ne sauriez leur accorder une faveur plus grande que de leur épargner un tel allégement; et si cet allégement est déjà un fait accompli, nourrissez-les afin que leur fardeau croisse de nouveau et qu'ils puissent prendre leur essor au-dessus de la terre. Il

1. Matth. XI, 30.

souhaitait d'être chargé d'un tel poids, celui qui disait: " Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, et je prendrai mon essor et je me reposerai (1)". Quand donc le père s'incline sur le cou de son fils, il le soulage au lieu de l'accabler; le poids d'une partie du corps paternel est pour le fils un honneur et non point un fardeau. Comment en effet un homme serait-il capable de porter un Dieu, s'il n'était porté lui-même par le Dieu qu'il porte ?

7. Le père donne ensuite l'ordre d'apporter à son fils la robe première qu'Adam avait perdue au jour où il commit le péché. Après lui avoir donné le baiser de paix et tous les témoignages d'une affection vraiment paternelle, il ordonne qu'on lui apporte la robe, symbole de l'immortalité promise par le baptême. Il ordonne qu'on mette à son doigt un anneau, comme gage de l'Esprit-Saint, et à ses pieds une chaussure en signe de la préparation de l'Evangile de la paix (2), afin de rendre beaux et magnifiques les pieds de celui qui annonce la bonne nouvelle. Voilà bien ce que Dieu fait par ses serviteurs, c’est-à-dire par les ministres de son Eglise. Est-ce que la robe, l'anneau, la chaussure donnés par ces ministres leur appartiennent en propre ? Ils doivent leur ministère et ils donnent tous es efforts que le zèle peut inspirer; mais ces choses sont données par Celui dans le trésor de qui elles étaient renfermées et d'où elles ont été tirées. Il donna aussi l'ordre de tuer le veau gras, c'est-à-dire il ordonna que son fils fût admis à la table où le Christ mis à mort se donne en nourriture. Pour tout homme, en effet, qui revient de loin et qui se réfugie dans le sein de l'Eglise, le christ est mis à mort; car la mort du Christ lui est prêchée et le corps du Christ lui est donné en nourriture. Le veau gras est tué parce que celui qui était perdu est retrouvé.

8. Et le frère aîné revenant des champs se met en colère et ne veut point entrer. Ce frère aîné n'est pas autre que le peuple juif, dont l'animosité se manifesta contre ceux qui crurent en Jésus-Christ avant lui. Les Juifs s'irritèrent en voyant les nations entrer dans le divin bercail d'une manière aussi simple et aussi facile, et recevoir le baptême du salut sans avoir porté un seul instant le fardeau si onéreux des observances légales, sans même

1. Ps. LIV, 7. — 2. Ephés. VI, 16.

avoir éprouvé la douleur de la circoncision charnelle, ou subi aucune des purifications prescrites par la loi. Ils s'irritèrent en voyant ces mêmes gentils nourris du veau gras. Pour être juste, nous devons ajouter que ces Juifs ont cru depuis, on leur a donné toutes les explications désirables, et ils se sont tus. Mais on peut encore aujourd'hui rencontrer tel ou tel juif qui ait eu, jusqu'à cette heure, la loi de Dieu constamment à l'esprit et qui en ait porté le joug, sans mériter jamais aucun reproche; un juif qui puisse se rendre un témoignage semblable à celui que se rendait à lui-même Saul, devenu au milieu de nous Paul, et d'autant plus grand qu'il s'est fait plus petit; d'autant plus digne de nos respects et de notre vénération, qu'il s'est humilié davantage. Le mot Paulus, en effet, signifie très-petit ; de là ces expressions : je vous parle un peu avant, paulo ante, un peu après, paulo post. Paulo ante ne signifie pas autre chose que : " Très-peu de temps avant " . Pourquoi donc Saul a-t-il pris le nom de Paul ? C'est lui-même qui nous l'apprend : " Je suis ", dit-il, " le plus petit d'entre les Apôtres (1) ". Tout juif donc pouvant, dans la sincérité de sa conscience, se rendre témoignage que, depuis sa première enfance, il n'a pas cessé d'adorer un seul Dieu, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le Dieu prêché par la loi et les Prophètes, et d'observer les prescriptions de sa loi; ce juif, dis-je, voyant le genre humain marcher sous l'étendard du Christ, commence à méditer sur l'existence de l'Église; et, en prenant l'Église pour objet de ses méditations, il approche de la maison en revenant des champs. Car il est écrit : " Comme le frère aîné revenait des champs et approchait de la maison (2)". De même que le plus jeune des fils se multiplie chaque jour par les païens qui embrassent la foi, de même aussi le fils aîné revient, rarement, il est vrai, d'entre les Juifs. Ils considèrent l'Église, ils admirent cette institution qui leur paraît d'abord étrange. Ils voient la loi entre leurs mains, ils la voient aussi dans les nôtres; ils lisent les Prophètes, nous lisons aussi les Prophètes; ils n'ont plus désormais de sacrifice, nous avons, nous, un sacrifice qui est offert chaque jour. Ils voient qu'ils ont été dans le champ du Père, mais ils ne participent point à la manducation du veau.

1. I Cor. XV, 9. — 2. Luc, XV, 25.

On entend aussi le bruit de la symphonie et du chœur qui retentit de l'intérieur de la maison. Qu'est-ce que la symphonie ? c'est l'accord des voix. Ceux dont les coeurs sont en désaccord font entendre des cris discordants, et ceux entre qui règne la concorde font entendre des sons très-bien harmonisés. Telle est la symphonie que l'Apôtre enseignait en ces termes : " Je vous conjure, mes frères, de n'avoir tous qu'un même langage et de ne pas souffrir de schisme parmi vous (1)". A qui ne plairait pas cette sainte symphonie, je veux dire, cet accord de voix qu'aucun cri discordant ne trouble, auquel ne vient se mêler aucun son capable de blesser une oreille délicate ? Le choeur, lui aussi, exige l'accord et l'harmonie des voix. Un chœur n'est agréable qu'autant qu'il résulte de plusieurs voix n'en formant plus qu'une seule et résonnant à l'unisson.

10. Le fils aîné, entendant cette symphonie et ce chœur dans la maison, se mit en colère et refusait d'entrer. Comment donc se fait-il que tel ou tel juif bien méritant s'adresse aux siens en ces termes : D'où viennent aux chrétiens tant de faveurs signalées? Nous avons conservé les, lois de nos pères; Dieu a parlé à Abraham, de qui nous sommes nés. La loi a été donnée à Moïse, à celui-là même qui nous avait délivrés de la terre d'Égypte, en nous conduisant à travers les eaux de la mer Rouge. Et voilà qu'aujourd'hui ces chrétiens s'emparent de nos Écritures , chantent nos psaumes par tout l'univers et ont un sacrifice; qu'ils offrent chaque jour; nous, au contraire, nous avons cessé d'offrir des sacrifices et nous n'avons plus de temple. Il interroge même son esclave et lui demande ce que cela signifie. Eh bien, oui, que ce juif interroge n'importe quel esclave; qu'il lise les écrits des Prophètes , les écrits de l'Apôtre, qu'il interroge qui il voudra; ni l'Ancien, ni le Nouveau Testament n'ont gardé le silence au sujet de la vocation des gentils. On peut entendre sous le nom d'esclave un livre dont on cherche à approfondir le sens. Prenons, par exemple, le livre de l'Écriture, et nous l'entendrons nous dire : " Votre frère est revenu, et votre père a tué le veau gras pour le recevoir, parce qu'il l'a retrouvé sain et sauf (2)". Demandez ensuite à ce même esclave quel

1. I Cor. I, 10. — 2. Luc, XV, 27.

630

est celui que le père a retrouvé sain et sauf? Celui, vous dira-t-il, qui était mort et qui a été rendu à la vie; le père l'a reçu pour lui conférer la grâce du salut; et il devait réellement tuer le veau gras pour célébrer le retour d'un fils qui s'était égaré si loin de lui. Car on ne devient impie qu'autant qu'on s'égare loin de Dieu. Un autre esclave, l'Apôtre saint Paul répond à son tour : " Le Christ est mort pour les impies (1)". Le fils aîné se fâche, s'irrite et refuse d'entrer; mais il s'apaise lorsque son père vient l'exhorter, et il entre alors. Il a refusé d'entrer après la réponse de l'esclave : le même fait, mes frères, se reproduit sous nos yeux. Nous puisons souvent dans les divines Ecritures les arguments les plus capables de confondre les Juifs; mais notre parole n'est que la parole de l'esclave, et le fils se met en colère; ils sont vaincus et réduits au silence, mais ils ne refusent pas moins d'entrer. Pourquoi ce refus? leur direz-vous. Le bruit de la symphonie et de la danse vous émeut et vous irrite, la joie et les réjouissances auxquelles se livre, dans votre maison, une foule nombreuse, la pensée du veau gras tué, voilà ce qui excite votre jalousie et votre colère. Personne, cependant, ne vous a exclu de cette fête. — Exhortation inutile. Tant que l'esclave seul parle, le fils aîné n'entend que la voix de la colère, et il refuse d'entrer.

11. Revenez au Seigneur qui vous dit: " Nul ne vient à moi, excepté ceux que le Père a attirés (2)". Le Père donc sort et prie son fils; c'est là ce que signifie le mot attirer. Un supérieur est plus puissant quand il prie que quand il ordonne. Voici en effet ce qui arrive parfois, mes bien-aimés : certains hommes appartenant à cette race que nous avons nommée tout à l'heure ont étudié les Ecritures avec zèle, et leur propre conscience leur rendant un témoignage quelconque de leurs bonnes oeuvres, ils peuvent dire à leur Père " Mon Père, je n'ai point transgressé vos commandements (3) ". On peut alors les convaincre à l'aide des Ecritures, et ils ne trouvent absolument rien à répondre. Ils s'irritent néanmoins et résistent comme s'ils avaient encore l'espoir ou la volonté de vaincre. Vous les abandonnez alors à leurs propres pensées, et Dieu commence en même temps à leur parler intérieurement. C'est le père qui sort

1. Rom. V, 6. — 2. Jean, VI, 44. — 3. Luc, XV, 29.

et qui dit à son fils: Entre et viens t'asseoir à la table du festin.

12. Et le fils de répondre : " Voilà tant d'années que je vous sers, je n'ai jamais transgressé vos commandements, et vous ne m'avez jamais donné un chevreau pour le manger avec mes amis. Aujourd'hui revient cet autre fils qui a dévoré son patrimoine avec des femmes perdues, et vous tuez pour lui le veau gras (1)" . Il y a déjà des pensées intérieures dans celui à qui le père fait entendre sa voix d'une manière également secrète et admirable. Il s'agite et se répond à lui-même, non plus précisément quand l'esclave lui a répliqué, mais quand le père l'a prié en quelque sorte et l'a exhorté avec douceur. Et que se dit-il à lui-même? Nous possédons les Ecritures de Dieu et nous ne nous sommes point éloignés du Dieu unique: nous n'avons point élevé nos mains vers une divinité étrangère. Nous n'avons jamais connu, nous n'avons jamais adoré que celui qui a fait le ciel et la terre, et nous n'avons pas reçu un chevreau. — Où trouve-t-on les chevreaux? Parmi les pécheurs. Pourquoi ce fils aîné se plaint-il de n'avoir pas reçu un chevreau ? Parce qu'il souhaite de pouvoir à la fois faire bonne chère et commettre le péché. Ce qui excitait sa colère est précisément ce qui fait aujourd'hui l'objet de la douleur et des regrets des Juifs; car ceux-ci comprennent que le Christ ne leur a point été donné, parce qu'ils n'ont vu en lui qu'un chevreau. Car ils reconnaissent leur propre parole, leur propre témoignage dans cette parole et ce témoignage de leurs ancêtres : " Nous savons que cet homme est un pécheur (2)". On vous offrait un veau , vous l'avez repoussé sous prétexte que c'était un chevreau, et vous n'avez pris aucune part au festin. " Vous ne m'avez jamais donné un chevreau " , ajoute-t-il, sachant parfaitement que son père n'avait point de chevreau, mais seulement un veau. O vous qui êtes restés jusqu'ici en dehors de la maison, sous prétexte que vous n'aviez point reçu de chevreau, entrez aujourd'hui et participez au veau qui vous est offert.

13. Qu'est-ce, en effet, que le père lui répond ? " Toi, mon fils, tu es toujours avec moi (3) ". Le père rend aux Juifs ce témoignage, qu'ayant toujours adoré le Dieu uni. que, ils n'ont jamais cessé d'être près,de lui.

1. Luc, XV, 29, 30. — 2. Jean, IX, 24. — 3. Luc, XV, 31.

631

Nous avons aussi la parole de l'Apôtre déclarant que les Juifs étaient près de Dieu, tandis que les gentils en étaient éloignés. Il s'adresse à ceux-ci en ces termes: " Le Christ est venu vous annoncer la paix, à vous qui étiez loin ; il l'a annoncée aussi à ceux qui étaient près (1) " ; opposant ainsi ceux qui étaient loin, comme le plus jeune des fils, aux Juifs qui ne s'étaient pas en allés dans un pays éloigné paître des pourceaux, qui n'avaient point abandonné le Dieu unique, qui n'avaient point adoré les idoles, qui ne s'étaient point rendus les esclaves des démons. Je ne parle pas de tous les Juifs sans exception, car vous-mêmes en connaissez qui se sont révoltés et perdus entièrement. Mais je parle de ceux qui, par la gravité de leurs mœurs, ont acquis le droit de reprocher à ces séditieux l'indignité de leur conduite; qui ont observé les prescriptions de la loi et qui, s'ils ne sont pas encore entrés pour prendre leur part du veau gras, peuvent du moins dire en toute vérité : " Je n'ai point transgressé vos préceptes " ; je parle de ceux à qui le Père, quand ils commenceront à entrer, pourra dire : " Pour vous, vous êtes toujours avec moi ". Vous êtes avec moi, en ce sens que vous n'êtes point partis loin de moi, mais vous avez tort néanmoins de rester ici en dehors de ma maison; je ne veux pas que vous demeuriez étrangers à notre festin. Ne porte pas envie à ton frère plus jeune: " Pour toi, tu es toujours avec moi " . Dieu ne confirme point cette parole prononcée peut-être d'une manière quelque peu téméraire et présomptueuse : " Je n'ai jamais transgressé vos commandements " ; mais il dit seulement: "Tu es toujours avec moi " ; et non pas: Tu n'as jamais transgressé mes commandements. Ce que Dieu dit ici est parfaitement vrai, mais non pas ce dont le fils aîné s'était glorifié témérairement ; car s'il ne s'était pas éloigné du Dieu unique, il est du moins à présumer qu'il n'avait pas laissé de transgresser en quelque chose les commandements de ce même Dieu. Le Père donc dit en toute vérité " Pour toi, tu es toujours avec moi, et toutes les choses qui m'appartiennent sont à toi ". Parce que ces choses t'appartiennent, s'ensuit-il qu'elles n'appartiennent pas aussi à ton frère? En quel sens sont-elles à toi? Elles t'appartiennent à titre de biens communs à

1. Ephés. II, 17.

plusieurs, non pas en ce sens que tu as le droit d'en revendiquer la propriété exclusive. " Toutes les choses qui m'appartiennent sont " à toi ", dit-il. Ce qui appartient au Père, il en donne pour ainsi dire la jouissance à son fils. Cela veut-il dire que Dieu soumet à notre puissance le ciel et la terre, ou même les anges et les plus sublimes intelligences? Non certes, ce n'est pas ainsi que nous devons entendre ces paroles. Bien loin que les anges doivent nous être soumis, le Seigneur nous promet que notre récompense suprême sera de devenir semblables à eux: " Ils seront ", dit-il, " comme les anges de Dieu (1)". Mais, direz-vous, les saints jugeront les anges " Ignorez-vous " , dit l'Apôtre, " que nous jugerons les anges (2)? " Il y a des anges qui sont demeurés saints d'une manière constante, il en est d'autres qui se sont rendus prévaricateurs. Nous deviendrons semblables aux premiers, nous jugerons les derniers. En quel sens donc est-elle vraie cette parole Toutes les choses qui m'appartiennent sont à toi? Toutes les choses de Dieu nous appartiennent véritablement, mais ne sont pas pour cela soumises à notre puissance. On ne dit pas dans le même sens: mon serviteur, et: mon frère. Toutes les fois que vous employez le mot mien, vous l'employez avec vérité; et si vous l'employez avec vérité, c'est que l'objet dont il s'agit vous appartient réellement ; mais s'ensuit-il que votre frère vous appartient au même titre que votre esclave? Quand vous dites: ma maison, mon épouse, mes enfants, mon père, ma mère, le même mot est employé chaque fois dans un sens particulier. Ainsi, il est bien entendu que tout vous appartient, sans préjudice de mes droits. Vous pouvez dire: mon Dieu; mais le direz-vous dans le même sens que vous dites: mon serviteur ? Vous le dites, au contraire, dans le même sens qu'un serviteur dit: mon seigneur, mon maître. Nous avons donc au-dessus de nous Notre-Seigneur, en qui nous avons le droit de chercher l'objet de notre suprême félicité; nous avons au-dessous de nous les créatures qui sont soumises à notre domaine. D'où il suit que toutes choses nous appartiennent, si nous-mêmes nous appartenons au Seigneur.

14. " Toutes les choses qui m'appartiennent, dit-il, sont à toi ". Si tu consens à ne

1. Matth. XXII, 30. — 2. I Cor. VI, 3.

632

pas troubler notre paix et à t'apaiser toi-même, si tu veux bien te réjouir du retour de ton frère, si notre festin ne te contriste pas, si tu ne restes pas en dehors de la maison au moment même où tu reviens des travaux des champs, tout ce qui m'appartient est à toi. Pour nous, nous devons prendre part au festin et nous réjouir, parce que le Christ, après être mort pour les impies, est ressuscité. Car tel est le sens véritable de ces paroles " Ton frère était mort, et il a été rendu à la vie; il était perdu, et il est retrouvé (1) ".

1. Luc, XV, 32.

DOUZIÈME SERMON. LE PHARISIEN ET LE PUBLICAIN (Luc, XVIII, 10 et suiv.)

ANALYSE. — 1. L'humilité enseignée par l'exemple du Publicain, et l'orgueil condamné par l'exemple du Pharisien. — 2. L'humilité est de nouveau exaltée par l'exemple de la Chananéenne.

1. Nous venons de voir, mes frères bien. aimés, le portrait de deux hommes bien différents; l'Evangile, dont vous avez entendu la lecture, nous représente un homme humble et un homme orgueilleux, celui-là rempli de mépris, celui-ci rempli d'estime pour lui-même; l'un confessant librement et l'autre refusant de confesser ses fautes; l'un s'accusant et implorant sa guérison, l'autre se justifiant et prétendant n'avoir pas besoin d'être guéri. " Deux hommes ", dit le texte sacré, " montèrent au temple pour y prier, un " Publicain et un Pharisien (1)". Le Pharisien, enflé, rempli d'orgueil et de superbe, bien loin de s'humilier extérieurement et d'incliner son front, promenait autour de lui un regard plein de fierté; puis de sa poitrine s'échappa, non pas cette prière, mais ce discours imprégné du plus insultant mépris à l'égard de ses semblables : " O Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes, qui sont injustes, adultères, voleurs; ni même comme ce Publicain. Je jeûne deux fois la semaine et je donne la dîme de tout ce que je possède (2) ". O enflure du coeur ! O esprit gonflé par l'orgueil et devenu insensé ! " de vous rends grâces, ô Dieu ", dit-il, " de ce que je ne suis point comme les autres hommes ". Comme s'il eût dit à Dieu. Je vous rends grâce de ce que

1. Luc, XVIII, 10. — 2. Ibid. 11, 12.

je ne me suis rendu coupable d'aucune faute contre vous; je ne trouve rien en moi dont je doive vous demander pardon ; je suis parfaitement sain et n'ai aucun sujet d'implorer votre miséricorde. Quelle assurance, quelle témérité audacieuse, mes frères, de la part de ce Pharisien ! et, pour parler le langage de la stricte vérité, quelle démence inouïe ! " Je ne suis point comme les autres hommes ", dit-il à celui qui connaît le coeur de tous, et au médecin qui découvre la corruption la plus secrète du coeur : je n'éprouve aucune douleur. Confesse, ô Pharisien malheureux, confesse tes péchés, si tu veux obtenir ta guérison ; tant que tu chercheras à déguiser les plaies de ton âme, tu ne réussiras qu'à les rendre à la fois plus larges et plus profondes. En même temps qu'il s'excuse, il accuse les autres; en même temps qu'il se proclame innocent, il prononce contre les autres un verdict de culpabilité. O fureur, ô délire, ô orgueil digne des plus grands châtiments ! Dieu est prêt à pardonner, et le coupable se hâte d'aller au-devant de la miséricorde pour la repousser. Le médecin apporte un remède propre à guérir les plaies les plus invétérées et à rendre la santé, et le malade, couvert à la fois de la lèpre du péché et en proie à la fièvre d'un orgueil délirant, s'empresse de cacher ses plaies purulentes. Hélas! combien nous-mêmes n'en voyons-nous pas (633) aujourd'hui qui se comportent de la même manière ! Le Publicain, au contraire, con fessant humblement la multitude et l'énormité de ses péchés, priait en ces termes " O mon Dieu, soyez-moi propice, à moi qui ne suis qu'un pécheur (1)". L'humilité du Publicain lui mérite d'être purifié, d'être justifié à l'instant où il prononce ces paroles " O mon Dieu, soyez-moi propice ". Ainsi le Pharisien, plein d'orgueil et de superbe, descend du temple chargé du poids de sa propre condamnation; au lieu que le Publicain, au moment même où il y entrait, avait déjà mérité par son humilité que Dieu abaissât sur lui un regard favorable. Le pécheur humble est accueilli avec miséricorde, tandis que l'innocent orgueilleux est frappé d'anathème. Dieu pardonne gratuitement au premier ses péchés, alors que le second se glorifie pour son malheur d'avoir donné régulièrement la dîme de ses biens. Car le Pharisien disait : " Je vous rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes". Par ces paroles il se proclamait innocent de tout péché, et en réalité il ployait sous le fardeau de ses crimes passés, auxquels il ajoutait celui d'accuser tous les hommes qui étaient alors sur la terre. O homme, pourquoi te glorifier ainsi, comme si tu avais accompli toi seul ces oeuvres de miséricorde? Comment oses-tu en revendiquer le mérite et t'en attribuer la propriété exclusive, alors que tu ne t'appartiens pas à toi-même, mais à une puissance supérieure? Oui, tu accomplis ces oeuvres, et tu fais bien en les accomplissant, persévère dans cette voie ; mais accomplis-les avec humilité, si tu veux mériter d'en recevoir un jour la récompense.

2. Nous avons entendu, ô mes vénérés frères, quand on nous a lu un certain passage des saintes lettres de l'Evangile ; nous avons entendu l'histoire de cette femme chananéenne qui mérita, par son humilité, de recevoir la faveur signalée qu'elle sollicitait; nous l'avons vue, cette femme, prosternée la face contre terre, serrant dans ses mains tremblantes les pieds de Jésus et s'écriant : " Seigneur, secourez-moi. Jésus lui répond " II n'est pas bon de prendre le pain des " enfants et de le jeter aux chiens (2) ". Bien loin de recevoir ce reproche avec aigreur et de dire par exemple : Ne me comparez pas à

1. Luc, XVIII, 13. — 2. Matth. XV, 25, 26.

une chienne; s'il ne vous plaît pas de m'accorder la faveur que je sollicite, dispensez-vous du moins de m'adresser une injure; bien loin, dis-je, de s'exprimer ainsi, elle ne répond que ce seul mot inspiré par la plus profonde humilité : " Oui, Seigneur, il est vrai (1) " . Qu'est-ce à dire : Il est vrai ? Ces mots signifient : Oui, Seigneur, ce que vous dites est vrai; je confesse que je suis une chienne, ou plutôt je reconnais qui je suis et qui vous êtes. Je suis la plus misérable des créatures, et vous êtes, vous, la source même de la miséricorde. Je reconnais que je suis une chienne, puisque je viens de lécher vos pieds après les avoir arrosés de mes larmes; mais par là même que je vous reconnais pour le Dieu véritable, je ne dois point me retirer sans avoir rien obtenu de vous. Je reconnais pour mes maîtres ceux que vous appelez vos enfants. C'est pourquoi, puisque je ne suis point digne de m'asseoir avec eux à votre table, permettez-moi du moins de recueillir les miettes qui tombent de cette table ; car " les chiens mangent au moins les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres (2) ". Et le Seigneur différait le bienfait qu'il voulait accorder, en sorte que ses disciples lui dirent: " Renvoyez-la, car elle crie derrière nous (3) " ; le Seigneur, dis-je, différait ce bienfait parce qu'il voulait rendre plus éclatantes et nous proposer comme modèle l'humilité et la foi de cette femme qui lui étaient connues depuis longtemps. Il lui répond en ces termes: " O femme, votre foi est grande (4)". Vous avez été longtemps une chienne, vous êtes maintenant une femme; vous avez été longtemps une Chananéenne, vous êtes maintenant d'une foi exemplaire. Qu'y a-t-il en cela d'étonnant ? Elle a cru et elle est devenue tout à fait différente de ce qu'elle était. " O femme ", lui dit le Sauveur, " votre foi est grande ". Pour cette raison, " qu'il vous soit fait comme vous désirez (5)". Et sa fille fut guérie à l'heure même. Telle fut, dans une femme chananéenne, la puissance de l'humilité; tels furent aussi les fruits de justice conférés au Publicain confessant ses péchés; car " quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (6) ". " Dieu, en effet, résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (7) ".

1. Matth, XV, 21. — 2. Ibid. — 3. Ibid. 23. — 4. Ibid. 28. — 5. Ibid. — 6. Id. XXIII, 12. — 7. I Pierre, V, 5.

634

TREIZIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT LUC (XIX, 1 ) : " JÉSUS ÉTANT ENTRÉ DANS JÉRICHO, LE TRAVERSAIT ; ET VOICI QU'UN HOMME APPELÉ ZACHÉE, ET QUI ÉTAIT CHEF DES PUBLICAINS, ETC. "

ZACHÉE.

ANALYSE. — 1. Zachée cherche à voir Jésus. — 2. Il monte sur un arbre.—- 3. Jésus l'aperçoit et lui ordonne de descendre.— 4. Il reçoit Celui qui vient pour le recevoir lui-même; les murmures de la foule sont sans fondement et tout à fait déplacés.— 5. Paroles de Zachée converti. — 6. Le Sauveur lui accorde son pardon.

1. Dernièrement, le bienheureux Evangéliste, en racontant la vie et la mort d'un riche inhumain, fit naître à la fois dans nos âmes un sentiment de pitié et un sentiment de tristesse profonde; mais aujourd'hui il nous remplit d'une joie toute céleste et nous transporte d'admiration par la peinture qu'il nous fait du caractère humain et généreux et de la foi du riche Zachée. " Et Jésus ", dit-il, " étant entré dans la ville de Jéricho, la traversait (1) ". Pourquoi est-il dit qu'il traversait cette ville, et non pas qu'il en parcourait les rues? Parce que le peuple que Moïse mettait seulement sur la voie, est introduit par le Christ dans le repos de la demeure promise. " Il traversait Jéricho "; Jéricho est précisément cette ville que les saints livres nous montrent renversée par Jésus Navé au bruit des sept trompettes. Mais le Christ, venu pour sauver ce qui avait péri, entre dans Jéricho afin de relever, par le bruit de ses saintes prédications, ce que les cris et les clameurs de la loi terrestre avaient détruit. " Voici qu'un homme, appelé Zachée, chef des Publicains et possesseur de grandes richesses (2)". Dans cette ville perdue de Jéricho, Zachée, chef des Publicains, nous est représenté comme marchant au premier rang dans l'oeuvre de perdition et de ruine; mais le lieu de sa résidence, sa profession, ses actes, par là même qu'ils nous révèlent la multitude et l'énormité de ses crimes, servent aussi à rendre plus manifeste et plus éclatante l'étendue ou plutôt l'immensité de la miséricorde dont le Sauveur usera à son égard. " Et voici qu'un homme, appelé Zachée, chef

1. Luc, XIX, 1.— 2. Ibid. 2.

des Publicains et possédant de grandes richesses, cherchait à voir Jésus ". Quiconque cherche à voir le Christ porte ses regards vers le ciel, d'où le Christ tire son origine; non pas vers la terre, dans le sein de laquelle on puise l'or. Le riche, dont les regards sont fixés en haut, ne porte plus ses richesses, mais il les foule aux pieds; au lieu de demeurer courbé sous le fardeau écrasant des biens de la fortune, il s'en sert comme d'un piédestal; bien loin de se laisser dominer par l'avarice et de subir le plus honteux des esclavages, il use librement de ses richesses pour répandre des bienfaits autour de lui. L'avare, en effet, est l'esclave, non pas le maître de ses trésors; celui, au contraire, qui aime à répandre des aumônes dans le scindes pauvres, montre par là qu'il a autant d'esclaves que de pièces de monnaie. " Zachée cherchait à voir Jésus, et il ne le pouvait pas à cause de la foule, parce qu'il était très-petit de taille (1)". Cet homme était aussi grand par son esprit et par son coeur qu'il paraissait petit de corps; son esprit atteignait jusqu'au ciel, alors que la taille de son corps demeurait inférieure à celle des autres hommes. Que nul donc ne se préoccupe de la petitesse de son corps, auquel il ne lui est pas possible de riels ajouter; mais que chacun s'efforce de grandir chaque jour davantage et de s'élever jusqu'aux cieux par la foi.

2. "Courant donc en avant, il monte sur un arbre (2) ". Par quels degrés pensez-vous qu'il parvint jusqu'aux branches d'un arbre très-élevé? Il prend d'abord un élan vigoureux pour s'élever au-dessus de la terre; après

1. Luc, XIX, 3. — 2. Ibid. 4.

635

avoir franchi ensuite l'or et l'avarice comme deux degrés d'un même piédestal, il réussit à se dresser sur l'édifice de la richesse, et de là, s'élançant sur l'arbre du pardon, il y demeure suspendu comme un fruit de miséricorde; ainsi élevé de corps, mais profondément humilié d'esprit et de coeur, il pourra apercevoir et même contempler le dispensateur de l'indulgence. " Il monta sur un sycomore (1) ". Adam avait emprunté à un arbre de quoi couvrir la nudité de son corps, Zachée est suspendu aux branches d'un autre arbre au moment où il est purifié des souillures de l'avarice. " Il monta sur un sycomore, afin de voir Jésus qui devait passer par là (2) ". Oui, Jésus devait véritablement passer par là ; car s'il était entré dans la voie des souffrances et des travaux auxquels tous les hommes sont assujétis sur cette terre, il y était entré, non pas pour y demeurer, mais seulement pour y passer.

3. " Et lorsqu'il fut arrivé en cet endroit, Jésus levant les yeux l'aperçut (3)". Est-ce donc que le Christ ne l'aurait point vu, s'il n'eût tourné les yeux de ce côté, lui qui, étant absent et éloigné à une grande distance, vit Nathanaël sous un arbre de même espèce? Gardons-nous de le croire; cette manière de parler signifie que le Sauveur aperçut Zachée pour lui accorder son pardon, qu'il le vit pour lui conférer la grâce, qu'il fixa sur lui son regard pour lui donner la vie, qu'il le contempla pour lui procurer le bienfait du salut. Dieu se plait, pour ainsi dire, à considérer cet homme qui n'a jamais cessé d'être présent à ses regards et à sa pensée, et il le considère d'une manière d'autant plus attentive, qu'il veut lui procurer une gloire plus grande. " Il l'aperçut et lui dit: Zachée, descends en toute hâte, car il faut qu'aujourd'hui je loge dans ta maison (3) ". Si Zachée a fait un acte si louable en montant, pourquoi le Sauveur lui ordonne-t-il maintenant de descendre? L'Evangéliste a dit tout à l'heure que " courant au-devant, il monta sur un arbre " ; le serviteur courait en avant dans la même voie que devait suivre le Seigneur, Zachée montait sur un arbre avant que son maître montât sur la croix; c'est pour cela qu'il lui fut dit : " Descends en toute hâte "; en d'autres termes : Hâte-toi de descendre de l'arbre mystique et n'y monte pas avant le Seigneur, si

1. Luc, XIX, 4. — 2. Ibid. — 3. Ibid. 5. — 4. Ibid.

tu veux y monter après que le Seigneur aura souffert le supplice de la croix. " Quiconque ", dit le Sauveur en un autre endroit, " n'aura point porté sa croix et ne m'aura point suivi... (1) ". Il ne dit point: Quiconque ne m'aura point précédé. Descends donc et viens déposer à mes pieds le fardeau de tes fraudes, ces trésors qui sont comme un poids qui t'écrase, parce qu'ils sont les fruits maudits de l'usure et de ton insatiable cupidité; abjure ce titre de chef de Publicains et cette primauté dans l'exercice des plus cruelles exactions; revêts ensuite la robe de la pauvreté, fais-toi humble disciple de la miséricorde, livre-toi aux exercices de la piété et de la mortification, pratique toutes les vertus avec une ardeur qui aille toujours croissant, applique-toi à la contemplation des grandeurs de la Divinité, supporte avec résignation toutes les épreuves de cette vie, que chacun de tes jours soit un acte de préparation à la mort, et quand tu auras ainsi atteint le sommet de la perfection, tu pourras monter au sommet de l'arbre de la vie. " Descends, car il faut qu'aujourd'hui je loge dans ta maison (2) ". Lorsque Pierre eut dit au Seigneur: " Vous " ne me laverez point les pieds (3)", le Seigneur lui répondit : " Laisse-moi faire, c'est ainsi qu'il faut.... (4) " ; aujourd'hui le Sauveur dit de même : " Il faut que je loge dans ta maison ". Il faut, car celui dans la maison de qui le Christ ne sera point entré, celui-là ne participera point à la passion divine; et celui à la table de qui le Christ ne se sera point assis, ne sera point admis à la table céleste,

4. Etant donc descendu, il reçut Celui qui venait pour le recevoir lui-même, il nourrit Celui qui venait pour être son pasteur; par cet acte d'hospitalité généreuse, il inclina le coeur de son Juge à se montrer indulgent, malgré l'énormité de ses crimes; par suite de la nourriture et du breuvage qu'il lui offrit, ce Juge devint à la fois son débiteur et son protecteur; et ainsi ce publicain ne perdit pas réellement les richesses qu'il avait acquises par des voies injustes, il les échangea seulement contre des biens d'une valeur infiniment plus grande. " Et tous ceux qui furent " témoins de cela murmuraient de ce que le " Seigneur était allé loger chez un pécheur (5) ".

1. Matth. X, 38. — 2. Luc, XIX, 5. — 3. Jean, XIII, 8. — 4. Ibid. — 5. Id. 7.

636

Celui même qui est sans péché et sans souillure se rend indigne de pardon par le fait seul qu'il demande pourquoi Dieu est venu vers les pécheurs. Ce ne sont point les péchés, mais l'homme que le Seigneur recherche alors; il désire punir le péché qui est l'oeuvre de l'homme, et sauver l'homme qui est son oeuvre à lui. Ecoutez le Prophète : " Détournez, Seigneur, détournez vos regards de mes péchés (1) ", c'est-à-dire, de mes oeuvres. Parlant ailleurs de lui-même, il ajoute " Ne détournez point les yeux avec mépris de l'ouvrage de vos mains (2)". Quand le juge veut pardonner, il considère l'homme, non point les péchés de l'homme; quand un père veut user de miséricorde, il oublie les fautes de son fils pour se souvenir seulement de l'amour que ce même fils lui a parfois témoigné; ainsi Dieu oublie les oeuvres de l'homme, pour se souvenir seulement que l'homme est son propre ouvrage. O homme, quel est donc ici l'objet de ta censure, de tes murmures ? Est-ce l'entrée du Christ dans la maison d'un pécheur? Mais cette démarche du Sauveur vous montre quelle est la voie du salut, elle vous offre un exemple du pardon que Dieu accorde aux pécheurs, elle vous apprend à espérer vous-mêmes en cette divine miséricorde; tels sont, dis-je, les fruits de salut que vous devez recueillir de cette démarche, bien loin d'y trouver seulement une occasion de blasphémer. Où ira un médecin, sinon près du malade? " Ce ne sont point ceux qui se portent bien, mais ceux qui sont malades, qui ont besoin du médecin (3)". Où court le pasteur empressé et hors d'haleine, sinon après la brebis perdue? A quel moment voit-on le roi dans les rangs ennemis, sinon lorsqu'il veut délivrer un captif? Et celui quia perdu une perle précieuse craint-il de pénétrer dans les lieux les plus infects, a-t-il horreur de la rechercher même dans la fange ? Ou bien, qu'est-ce donc qui pourrait rendre une mère insensible à la perte de son fils ? Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance, et on lui reproche de rechercher l'homme jusque dans la fange du péché ! Que ferez-vous donc quand vous le verrez, à cause de ce même homme, descendre jusque dans les ténèbres du Tartare?

5. Voyez cependant quels avantages procure à ce pécheur l'entrée de Jésus dans sa

1. Ps. L, 2. — 2. Id. CXXXVII, 8. — 3. Matth. IX, 12.

maison. " Zachée se tenant debout ", dit le texte sacré (1). Voyez-vous comme il se tient droit et ferme, cet homme qui tout à l'heure était gisant? Le vice nous renverse à terre et nous tient gisants et opprimés, comme un poids qui nous écrase; mais nous nous relevons dès que notre volonté se détermine résolument à pratiquer le bien. " Zachée se tenant debout, dit: Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres (2) ". Celui-là croit devoir vivre encore après sa mort, qui envoie pour ainsi dire devant lui, dans le séjour de la vie future, la moitié de ses biens. Sans doute celui-là est parfait, qui envoie d'avance tout ce qu'il possède là où il doit vivre éternellement. Mais on n'est pas pour cela étranger à la vertu, on ne laisse pas d'avoir part à la sagesse et à la foi, quand on donne à Dieu la moitié de ses biens; seulement tout ce qui ne lui est pas donné demeure perdu pour l'homme. Et en vérité, mes frères, de même que celui-là se croit destiné à vivre éternellement , qui envoie son bien devant lui dans le séjour de l'éternité, de même aussi celui-là ne partage point cette croyance, qui ne se prépare rien dont il puisse jouir dans ce séjour. Car si nous nous résignons si difficilement à subir la pauvreté temporelle, qui donc supportera d'être mendiant pendant toute l'éternité? Quel soldat n'envoie pas dans sa patrie tout ce qu'il acquiert au prix de ses sueurs et de son sang, afin de trouver dans les jouissances de sa vieillesse une compensation aux fatigues de sa jeunesse? Et le chrétien appelé à combattre durant tout le temps de son existence ici-bas, comment ne songerait-il pas, lui aussi, à se préparer, par des offrandes volontaires, une compensation éternelle aux épreuves de sa vie terrestre? Quant à la manière dont le chrétien doit agir en cette circonstance, Zachée nous l'apprend à la fois par ses paroles et par son exemple : " Je donne la moitié de mes biens aux pauvres, et si j'ai acquis quelque chose injustement, je rends quatre fois autant (3)". Celui qui fait l'aumône avec le bien d'autrui, commet par cet acte de libéralité un nouveau larcin plus odieux encore que le premier; bien loin que les gémissements de ses victimes soient apaisés par là, ils n'en deviennent que plus éclatants et plus amers. Pourquoi ne le dirais-je pas ? Quand

1. Luc, XIX, 8. — 2. Id. — 3. Ibid. 8.

637

on offre à Dieu le fruit de la rapine, bien loin que la souillure de l'âme soit effacée, on ne fait que renouveler et rendre plus vivant le souvenir de ses crimes; car, dans une telle offrande, Dieu ne voit que la dépouille de ses pauvres, et il n'a aucun égard pour le sentiment de compassion auquel on obéit. C'est en vain que cet homme implore la miséricorde divine, si ses supplications ont été précédées de larmes et de justes prières adressées à Dieu contre lui par un autre homme. La parole de Dieu est formelle : " Si tu as dérobé la tunique de ton frère, rends-la lui avant le coucher du soleil, de peur qu'il ne crie vers moi, et que je ne l'exauce dans ma miséricorde ". " Avant le coucher du soleil (1) "; de même que la lanterne du voleur sert à le faire reconnaître, de même aussi le soleil est comme un témoin qui dépose contre tout homme qui commet un larcin.

6. Si donc nous voulons offrir nos biens à Dieu, rendons d'abord ce qui appartient à autrui; si, dis-je, nous voulons jouir auprès de Dieu de ce qui nous appartient réellement,

1. Exod. XXII, 26, 27.

et si nous voulons entendre, nous aussi, des paroles semblables à celles que Zachée entendit : " Celui-ci même est un enfant d'Abraham (1) ". Le riche inhumain, quoique né du sang d'Abraham, devint le fils de l'enfer; Zachée, d'abord fils de la rapine et du vol, mérita, en donnant son propre bien et en restituant le bien d'autrui, d'être adopté et mis au rang des enfants d'Abraham. N'allez pas croire cependant que, parce qu'il offrit seulement la moitié de son bien, il n'ait pas atteint le sommet de la perfection ; car en réalité il se donna au Seigneur, lui et tous ses biens, de telle sorte que, en retour du repas libéralement servi par lui, il mérita d'être appelé de sa table de publicain à la table du corps du Sauveur et, après s'être dépouillé des richesses trompeuses du siècle, il trouva dans la pauvreté embrassée volontairement pour l'amour du Christ les véritables richesses du ciel. Puissions-nous les obtenir nous-mêmes de la miséricorde de Celui qui vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Luc, XIX, 9.

QUATORZIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (VI, 5-14). " JÉSUS AYANT DONC LEVÉ LES YEUX ET VOYANT QU'UNE GRANDE FOULE ÉTAIT VENUE A LUI, DIT A PHILIPPE, ETC. " MULTIPLICATION DES PAINS.

ANALYSE.— 1. Les yeux du Seigneur. — 2. Différentes sortes d'interrogations et de tentations.— 3. Faiblesse de la foi des Juifs. — 4. Les cinq pains représentent les cinq livres de Moise, les deux poissons représentent les Prophètes et les psaumes, ou l'ordre royal et l'ordre sacerdotal. — 5. Qu'est-ce que s'asseoir par rangs tic cinquante et de cent ? - 6. Qu'est-ce que s'asseoir sur l'herbe ?— 7. Soyons hommes par le courage et. la force d'âme. — 8. Qu'est-ce que rompre le pain et l'apporter ?— 9. C'est aux évêques et aux prêtres d'enseigner et de défendre les maximes de l'Ecriture qui sont obscures et au-dessus de l'intelligence du peuple. — 10. Les Apôtres figurés par les douze corbeilles. — 11. La sagesse charnelle reconnaît le Christ comme prophète, mais non comme Fils de Dieu.

1. Toutes les fois, que dans l'Ecriture, nous voyons le Seigneur nourrissant des foules nombreuses avec quelques pains, nous devons être pénétrés de respect bien plus encore que saisis d'admiration.. Il n'est pas étonnant qu'il ait pu, mais ce qui doit nous pénétrer du respect le plus profond, c'est qu'il ait voulu le faire. Que celui qui a créé toutes choses de rien nourrisse ensuite des foules nombreuses avec quelques poissons, il n'y a pas lieu pour nous d'en être surpris. Mais considérons que, d'après le texte même (638) de l'Evangile, avant de nourrir ces foules, il leva d'abord les yeux pour les contempler. Les yeux du Seigneur ont en effet, dans le langage des Ecritures, une double signification. Tantôt ils désignent les dons du Saint-Esprit, tantôt le regard même de la divine miséricorde. Par exemple, ils désignent les dons du Saint -Esprit dans ce passage de Zacharie : " Il y a sept yeux sur une seule pierre (1)". Dans l'Apocalypse de saint Jean, au contraire, lorsqu'il est dit : " Je vis un agneau immolé ayant sept cornes, et sept yeux qui sont les sept esprits de Dieu envoyés par toute la terre (2) ", ils désignent la divine miséricorde, comme lorsqu'il est dit dans un des psaumes : " Les yeux du Seigneur sont sur les justes (3) " ; et dans un autre : " Le Seigneur a regardé du haut des cieux, et il a vu tous les enfants des hommes (4) ". Sans doute tout est nu et à découvert devant ses yeux, mais on dit qu'il nous voit, soit lorsqu'il nous dispense les trésors de sa grâce, soit lorsqu'il nous délivre du poids des tribulations, comme lorsqu'il dit lui-même à Moïse : " J'ai vu de mes yeux " l'affliction de mon peuple qui est en Egypte, " j'ai entendu ses gémissements et je suis " descendu pour le délivrer (5)". Dans cet endroit donc de l'Evangile, l'élévation des regards du Seigneur est le symbole du regard même de sa miséricorde : il contemple d'abord d'un regard plein de compassion les multitudes qu'il nourrira tout à l'heure. C'est un regard de ce genre aussi que le Seigneur jeta sur Pierre quand celui-ci " sortit pour pleurer amèrement (6) ".

2. Jésus dit à Philippe: " Où pourrons-nous acheter du pain pour nourrir ce monde (7)? " Le Seigneur interroge son disciple, non pas pour s'éclairer de ses conseils, mais bien pour l'instruire. Afin de comprendre ceci plus facilement, considérons de combien de manières une interrogation peut être faite. J'en vois trois : on interroge ou bien dans l'intention de découvrir de quoi exercer sa critique, ou bien parce qu'on souhaite d'apprendre, ou enfin parce qu'on désire enseigner soi-même quelque chose. Les Scribes et les Pharisiens interrogèrent plusieurs fois le Seigneur dans l'intention de trouver de quoi exercer leur critique, par exemple, au sujet de la

1. Zach. III, 9.— 2. Apoc. V, 6.— 3. Ps. XXXIII, 16.— 4. Id. XXXII, 13. — 5. Exod. III, 7, 8. — 6. Matth. XXVI, 75. — 7. Jean, VI, 5.

femme surprise en adultère, au sujet du denier et dans d'autres circonstances. Les Apôtres, au contraire, l'interrogeaient dans l'intention de s'instruire, lorsqu'ils lui dirent: " Seigneur, quand ces choses arriveront-elles, ou bien quel sera le signe de votre avènement (1) ? " et lorsqu'ils lui adressaient d'autres questions semblables. Enfin, l'Ange de l'Apocalypse interrogeait l'Apôtre bien-aimé dans l'intention de l'instruire, quand il lui disait " Ceux-ci qui sont revêtus de robes blanches, qui sont-ils et d'où viennent-ils (2) ? " Saint Jean ayant répondu : " Mon Seigneur, vous le savez !", l'Ange lui apprit aussitôt ce qui faisait l'objet même de sa demande : " Ils sont venus du milieu des grandes tribulations, ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau (3) ". Le Seigneur donc, lui aussi, interroge Philippe son disciple, non pas pour surprendre dans sa réponse de quoi lui faire des reproches ou pour apprendre de lui quelque chose, mais dans le but de l'instruire. C'est ce que l'Evangéliste a pris soin de nous bien faire entendre en ajoutant aussitôt : " Or, Jésus lui disait cela pour l'éprouver ; car lui-même savait parfaitement ce qu'il allait faire (4)". Mais une difficulté qui n'est pas sans importance naît de ces paroles mêmes : " Jésus disait cela pour le tenter ";. surtout si l'on se reporte à ces autres paroles de l'apôtre saint Jacques : " Que nul, lorsqu'il est tenté, ne dise que c'est Dieu qui le tente; car Dieu ne tente point pour le mal, ou plutôt Dieu ne tente personne (5) " . Si Dieu ne tente réellement personne, comment l'Evangéliste a-t-il pu écrire : " Jésus disait cela pour le tenter? n Nous pourrions répondre en deux mots qu'il faut bien distinguer entre la tentation par laquelle le démon cherche à perdre l'homme et celle par laquelle Dieu veut seulement éprouver ce même homme. Mais afin de résoudre cette difficulté d'une manière explicite et tout à fait péremptoire, examinons de plus près les différentes sortes de tentations et leur nature intime. Il y a d'abord la tentation par laquelle le démon tente l'homme pour le perdre ; c'est par le désir d'être délivré de cette tentation que nous disons chaque jour dans l'oraison : " Ne nous induisez point en tentation (6)". Il est ensuite une autre

1. Matth. XXIV, 3. — 2. Apoc. VII, 13.— 3. Ibid. 14.— 4. Jean, VI, 6. — 5. Jacq. I, 13. — 6. Matth. VI, 13.

(639)

sorte de tentation qui naît de la faiblesse de la chair et de son inclination vers les jouissances grossières ; c'est de celle-là que l'apôtre saint Jacques parlait en ces termes : " Chacun est tenté par sa propre concupiscence qui " l'entraîne et le séduit (1) " ; et saint Paul

" Qu'aucune tentation ne vienne vous assaillir " autre que celles qui sont inhérentes à la " nature humaine (2)". Il y a enfin une troisième sorte de tentation par laquelle Dieu tente l'homme pour l'éprouver; telle fut celle dont Moise parlait aux Israélites quand il leur disait : " Le Seigneur votre Dieu vous tente afin de savoir si vous l'aimez ou non (3) "; et un certain sage : " La fournaise éprouve le vase du potier, et la tentation de la tribulation éprouve les hommes justes (4) ". Telle fut aussi la tentation que Dieu exerça à l'égard d'Abraham, quand il voulut rendre manifeste aux yeux des hommes la justice de son serviteur, qui lui était parfaitement connue. Le Prophète souhaitait d'être tenté de cette manière, quand il disait : " Eprouvez-moi, Seigneur, et tentez-moi (5) " . C'est donc cette dernière sorte de tentation que le Sauveur exerça à l'égard de Philippe; il voulut lui apprendre un mystère qu'il n'aurait pas dû ignorer, et lui démontrer d'une manière tout à fait évidente et sensible que, en présence de " Celui qui tire le pain du sein de la terre et qui forme le vin propre à réjouir le coeur de l'homme (6) ", il n'est pas permis de douter que des foules nombreuses puissent être nourries et rassasiées à l'aide de quelques pains. Il n'y a donc pas lieu de craindre cette sorte de tentation; on doit, au contraire, la supporter et la désirer afin d'être éprouvé, conformément à cet avertissement de l'apôtre saint Jacques : " Estimez que vous avez pleinement sujet de vous réjouir, mes frères, lorsque vous tombez en diverses tentations (7) ; sachant que la tentation produit la patience, que la patience produit la pureté, et que la pureté produit l'espérance (8) " ; et ailleurs : " Bienheureux l'homme qui souffre patiemment la tentation, parce qu'après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie que Dieu a promise à ceux qui l'aiment (9) ".

3. " Philippe répondit : Quand on achèterait

1. Jacq. I, 14. — 2. I Cor. X, 13. — 3. Deut. XIII, 3. — 4. Eccli. XXVII, 6.— 5. Ps. XXV, 2. — 6. Ps. CIII, 15.— 7. Jacq. I, 12.— 8. Rom. V, 3, 4. — 9. Jacq. I, 12.

639

pour deux cents deniers de pain, cela ne suffirait pas pour que chacun d'eux en reçût même un petit morceau (1) ". Le nom de Philippe signifie bec de lampe. Il désigne en cet endroit le peuple juif, dont tous les membres s'empressèrent autrefois de célébrer les louanges de Dieu avec l'ardeur et la vivacité de la flamme qui s'échappe d'une lampe. Quand le même apôtre ajoute : " Deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun d'eux en reçût un petit morceau", il représente la foi devenue rare ou du moins très-faible chez ce peuple qui ne croit pas que la présence corporelle du Seigneur et le petit nombre des Apôtres suffisent pour faire parvenir à tout le genre humain la connaissance de l'un et de l'autre Testament. Les deux cents deniers figurent les deux Testaments. " Un de ses disciples, André, frère de " Simon-Pierre, lui dit : Il y a ici un enfant qui a cinq pains d'orge et deux poissons, mais qu'est- ce que cela pour tant de monde (2)? " Si l'on s'arrête à la lettre, André semble avoir ici une foi tant soit peu plus ferme que celle de Philippe, puisqu'il dit : " Il y a ici un enfant qui a cinq pains d'orge et deux poissons " ; et cependant sa foi devient hésitante quand il ajoute: " Mais qu'est-ce que cela pour tant de monde ? " André est bien l'image de ce peuple qui crut à la parole des Prophètes tant que ceux-ci lui annoncèrent la venue du Messie dans la chair, mais qui douta et chancela dans sa foi lorsqu'il refusa, du moins en grande partie, de reconnaître ce même Messie aux jours de son avènement réel. Longtemps auparavant, Isaac nous avait offert, lui aussi, une image . de la foi de ce peuple; car lorsqu'il bénit son fils, il lui prédit beaucoup de choses sous une forme figurée ; mais parce que la vieillesse avait obscurci ses yeux, il ne connut pas celui de ses enfants qui était près de lui. L'enfant, dans le langage des Ecritures, est tantôt le symbole de la pureté, tantôt l'image de la légèreté et de l'inconstance de l'esprit. Il est le symbole de la pureté, par exemple, lorsqu'il est dit du Seigneur : " Voici l'enfant de mon choix, celui que j'ai choisi moi-même (3) " ; ou bien encore lorsque le Seigneur dit lui-même à ses disciples: " Enfants, n'avez-vous rien à manger ? " Il est, au contraire, l'image de la légèreté et de l'inconstance

1. Jean VI, 7. — 2. Ibid. 8,9. — 3. Isaïe, XLII, 1.

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de l'esprit lorsque, par exemple, le Seigneur dit, en parlant des Juifs : " A qui comparerai-je cette génération très-perverse, ou bien à qui pourrai-je dire qu'elle ressemble? Elle est semblable à des enfants qui sont réunis sur la place publique pour jouer et qui disent : Nous avons dansé, et vous n'avez point chanté ; nous avons pleuré, et vous n'avez point mêlé vos pleurs aux nôtres ". C'est, en effet, le caractère de cet âge de parler sans cesse pour dire des riens, et le fouet seul est capable de mettre fin à ce babil intarissable et de donner du poids à cette insaisissable légèreté.

4. L'enfant dont il est ici question représente le peuple juif, lequel, par suite de la légèreté et de l'inconstance de son esprit, n'est point demeuré ferme dans la foi et dans la connaissance de Dieu. Ce peuple a eu cinq pains, c'est-à-dire qu'il a reçu les cinq livres de Moïse, savoir : la Genèse, l'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome, livres qui, dans la langue hébraïque, se nomment respectivement Bresit, Elesemoth, Vagecra, Vagedaber, Elleabdabarim. Et c'est à juste titre qu'il est représenté ici comme ayant des pains d'orge, à cause de la dureté de la loi. L'orge, en effet, a une écorce très-dense, et il n'est pas facile d'en atteindre le coeur : image de l'obscurité de la loi qui, avant l'avènement du Seigneur, était tellement voilée, que nul homme ne pouvait la comprendre ni en saisir le sens spirituel, et que celui-là même qui avait donné la loi a dû venir pour en donner aussi l'intelligence. Si les cinq pains représentent les cinq livres de Moïse, nous pouvons reconnaître pareillement dans les deux poissons deux autres livres, je veux dire, les oracles des Prophètes et les cantiques des Psaumes, lesquels avaient, aux yeux de ce même peuple, l'autorité la plus grande et la plus sacrée après le livre de la loi. Le premier était lu fréquemment dans les synagogues, et le second était chanté de mémoire d'une manière non moins assidue. Ces deux poissons, en effet, rappellent très-naturellement les deux livres où est écrite par avance l'histoire du peuple qui, formé par l'Eglise, devait reproduire dans ses moeurs les caractères principaux qui distinguent le poisson. Ces caractères propres et naturels du poisson sont au nombre de quatre : le premier consiste en ce qu'il ne peut vivre sans eau; le

second, en ce qu'il a coutume de sauter à la surface des eaux; le troisième, en ce que plus il est frappé par les flots, plus il devient fort et vigoureux; le quatrième, en ce que cette espèce d'animaux est essentiellement pure, ils engendrent et sont engendrés en dehors de toute union charnelle. De même donc que le poisson ne peut vivre sans eau, de même aussi le peuple dont il s'agit ne peut entrer dans la vie éternelle sans avoir été plongé dans l'eau baptismale; car le Seigneur a dit: " Quiconque ne renaît point de l'eau et de l'Esprit-Saint, ne pourra entrer dans le " royaume de Dieu (1)". Le poisson saute à la surface des eaux, et ce peuple, méprisant les choses de la terre, s'élève sur les ailes de la contemplation jusqu'aux choses célestes, conformément à ces paroles de l'Apôtre : " Notre vie est dans les cieux (2)". Le poisson devient d'autant plus fort et vigoureux qu'il est plus frappé par les flots, et le vrai chrétien devient d'autant plus parfait et plus saint aux yeux de Dieu, qu'il subit dans cette vie des épreuves plus dures et plus multipliées, et qu'il peut dire avec le Prophète : " Vous nous avez fait tomber dans le piège que nos ennemis nous avaient tendu; vous avez chargé nos épaules de toute sorte d'afflictions; vous nous avez livrés comme esclaves à des hommes qui nous ont accablés de maux; nous avons passé par le feu et par l'eau, et vous nous avez enfin conduits dans un lieu de rafraîchissement (3) ". Et de même que les poissons sont purs et engendrent ou sont engendrés en dehors de toute union charnelle, de même aussi il y a dans l'Eglise des hommes qui renoncent à toute union de ce genre et qui s'appliquent à conserver leur virginité constamment intègre , accomplissant ainsi cette parole du Seigneur dans l'Evangile : " Que vos reins soient ceints et vos lampes toujours allumées (4) ". Nous pouvons aussi voir dans ces deux poissons le symbole des deux ordres qui étaient les plus célèbres parmi le peuple juif, savoir : l'ordre royal et l'ordre sacerdotal, destinés, le premier à diriger et gouverner, le second à instruire ; le Seigneur Jésus a daigné réunir en lui ces deux ordres et se faire à la fois notre roi et notre prêtre; notre roi, pour nous diriger dans la voie du bien; notre prêtre, en s'offrant

1. Jean, III, 5. — 2. Philipp. III, 20. — 3. Ps. LXV, 11, 12. — 4. Luc, XII, 35.

lui-même à Dieu pour nous comme une victime sans tache.

5. " Jésus dit donc : Faites asseoir ces hommes (1)". Les hommes sont assis quand ils jouissent du repos spirituel dans la foi. Le Seigneur ordonna à ses disciples de faire asseoir les hommes le jour où il leur donna la mission de prêcher dans le monde en ces termes : " Allez par tout l'univers, enseignez toutes les nations et baptisez-les au nom du a Père, et du Fils, et du Saint-Esprit ; celui qui croira et sera baptisé sera sauvé (2) ". Les disciples firent asseoir les hommes quand, " étant partis, ils prêchèrent partout, Dieu coopérant avec eux et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient (3)". Mais nous ne devons point passer sous silence une circonstance qui nous est révélée par un autre Evangéliste : " Ils les firent asseoir par groupes de cinquante et de cent (4)". Cette distribution des convives représente les diverses sortes de fidèles qui vivent dans le sein de l'Eglise. Les pénitents sont assis par groupes de cinquante; le nombre cinquante convient en effet aux pénitents, car le psaume cinquantième se chante dans les temps de pénitence, et l'année cinquantième est appelée, sous la loi, Jubilé, c’est-à-dire l'année du pardon. Les groupes de cent représentent les fidèles qui, par la grâce et la protection divine, n'ont besoin d'aucune pénitence publique. 0n peut aussi interpréter ce passage d'une autre manière et dire : Les groupes de cinquante représentent les personnes mariées, et les groupes de cent, les vierges. Ou bien enfin, on peut dire que les groupes de cinquante représentent ceux qui usent sagement des choses de la terre, et les groupes de cent ceux qui, cédant à l'amour de la perfection, abandonnent tout pour le Seigneur.

6. " Or, il y avait beaucoup d'herbe en ce lieu (5)". L'herbe est le produit spontané des prairies ; tant qu'elle est verte, elle offre à l'oeil un aspect agréable, invite aux douceurs du repos et aux charmes de la promenade; mais lorsqu'elle est tombée sous la faux, elle perd tout à coup sa fraîcheur première et son aspect séduisant. L'herbe est donc ici le symbole des jouissances charnelles, ou de la fragilité même de la chair : celle-ci apparaît

1. Jean, VI, 10. — 2. Matth., XXVIII, 19, 20 ; Marc, XVI, 15, 16. — 3. Marc, XVI, 20. — 4. Id. VI, 40. — 5. Jean, VI, 10.

d'abord tout environnée de charmes et de beauté aux yeux de ses amants; mais, sitôt que la faux de la mort est venue y porter son tranchant, elle se transforme en une vile poussière, suivant cette parole d'Isaïe : " Toute chair est une herbe, et toute la gloire de la chair passe comme la fleur des prairies (1)". " L'herbe s'est desséchée ", dit-il encore, " et la fleur est tombée, parce que l'Esprit du Seigneur a soufflé dessus. En vérité cette herbe, c'est le peuple ". Un autre Prophète avait aussi observé le néant de cette sorte d'herbe ; " L'homme est comme l'herbe de la plaine ", disait-il, " ses jours fleuriront et passeront comme la fleur des champs (2) ". Et Job à son tour : " L'homme né de la femme vit très-peu de temps, et il est en proie à des misères sans nombre; son sort est celui de la fleur qui, à peine éclose, est foulée aux pieds : il fuit comme l'ombre et ne demeure jamais dans le même état (3 )". Cette foule nourrie par le Seigneur s'asseoit sur l'herbe pour nous faire comprendre que si, nous aussi, nous désirons recevoir de sa libéralité divine une nourriture spirituelle, il faut nécessairement que nous comprimions les désirs de la chair et que nous les soumettions à la puissance de l'esprit, conformément à ces paroles de l'Apôtre : " Que le péché ne règne point dans votre corps mortel, en sorte que vous obéissiez à ses convoitises (4) " ; mais " faites mourir en vous les " membres de l'homme terrestre (5) ", c’est-à-dire la fornication, l'impureté, l'avarice et tous les autres vices.

7. " Ces hommes s'assirent donc au nombre d'environ cinq mille (6)". Nous ne devons point passer outre sans nous arrêter à cette considération, que l'Evangéliste ne dit pas qu'aucune femme ait pris part- à ce repas donné par le Seigneur, il parle seulement des hommes. Le mot homme, tel qu'il est employé ici, dérive du mot forces (vires, vir), et la sainte Ecriture a coutume de l'employer pour désigner ceux qui s'appliquent à supporter avec un courage viril les tentations du démon. Ainsi il est dit au bienheureux Job après sa victoire : " Ceignez vos reins comme " un homme (7) ", c'est-à-dire, réprimez en vous la luxure avec courage. Et au livre de

1. Isaïe, XI, 6, 7. — 2. Ps. CII, 14. — 3. Job, XIV, l, 2. — 4. Rom. VI, 12. — 5. Coloss. III, 5. — 6. Jean, VI, 10. — 7. Job, XXXVIII, 3 ; XL, 2.

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la Sagesse nous lisons : " O hommes, c'est vers vous que je crie (1) "; en d'autres termes Ceux dont l'esprit est amolli et hésitant comme l'esprit d'une femme ne peuvent entendre mes paroles. De là aussi ces paroles écrites à la louange de Joseph au sujet de son courage et de sa constance au milieu des tribulations qu'il eut à souffrir en Egypte " Dieu envoya devant eux un homme (2)". Au rapport de l'Evangile, il ne s'est donc rencontré que des hommes à ce festin donné par le Christ; nous trouvons, dans cette circonstance, un mystérieux avertissement ; le voici : Si nous désirons " goûter combien le Seigneur est doux (3) ", soyons des hommes, c'est-à-dire, soyons fermes à repousser les suggestions du démon. L'Apôtre nous le recommande, car il nous dit : " Agissez avec courage; fortifiez-vous de plus en plus; que toutes vos œuvres soient faites avec amour (4)". L'ange de l'Apocalypse tient le même langage : " Soyez courageux dans le combat, et luttez contre l'antique serpent ". Toutefois, les femmes ne seront point exclues de ce banquet du Seigneur, si, malgré leur sexe, elles savent se montrer fermes au milieu des tentations ; par la raison contraire, il en sera tout autrement de l'homme qui, en dépit de son sexe, montrera un caractère de femme, deviendra mou pour la lutte avec le diable, et ne fera preuve d'aucune énergie dans sa conduite. C'est à de tels hommes que s'adresse ce reproche : " Des efféminés les domineront (5) ". L'Evangéliste rapporte avec à propos que les convives étaient au nombre de cinq mille, car ce chiffre est la perfection du nombre cinq. En effet, ce nombre est précisément celui de nos sens, qui sont: la vue, l'ouïe, le goût, l'odorat et le tact. Nous devons donc exercer sur nos sens une surveillance active, si nous voulons être admis au festin du Sauveur. Préservons nos yeux de tout regard défendu , pour qu'ils ne tombent point sur des objets dangereux; car voici ce qu'a dit Jésus-Christ : " Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur (6) ". Nous lisons encore ceci en un autre endroit : " Tu ne convoiteras point le bien de ton prochain (7) ". Alors nous pourrons répéter ces paroles de Job . " J'ai fait un pacte avec mes

1. Prov. VIII, 4. — 3. Ps. CIV, 17. — 4. Id. XXXIII, 2. — 5. I Cor. XV1, 13, 14. — 6. Isaïe III, 4. — 5. Matth. V, 28. — 6. Exod. XX, 17.

yeux pour ne pas même penser à une vierge (1)". Pour en arriver là, prions sans cesse avec le Prophète, et disons comme lui : " Détournez mes yeux pour qu'ils ne regardent pas la vanité (2)". Veillons sur nos oreilles, afin qu'elles n'entendent pas avec plaisir des paroles de malédiction, de détraction, de fausseté, de polissonnerie; afin, au contraire, qu'elles soient toujours ouvertes pour entendre la divine parole; ainsi pourrons-nous dire avec Job : " Seigneur, mes oreilles vous ont entendu parler (3) ". C'est pourquoi le Prophète nous donne cet avertissement: " Place des épines autour de tes oreilles pour qu'elles n'entendent point les discours des détracteurs (4) ", Détournons notre odorat de toutes les senteurs coupables, car les attraits de certaines odeurs pourraient nous entraîner au péché; puisse plutôt se vérifier en nous cette parole de l'Apôtre : "Soyons partout, devant Dieu, la bonne odeur de Jésus-Christ (5) ". Détournons notre langue de la malédiction, de la détraction, du mensonge, des murmures, de tout discours inutile; et, pour mieux garder le silence, abstenons-nous parfois des entretiens même honnêtes, selon cette parole du Prophète " J'ai dit : Je veillerai sur mes voies pour ne pas pécher dans mes paroles; j'ai mis un frein à ma bouche, et je me suis tenu en silence, et je me suis humilié, et je n'ai point dit le bien que je pouvais (6)"." Car", dit Salomon, " la vie et la mort se trouvent au pouvoir de la langue (7). Et celui qui garde sa bouche et sa langue, préserve son âme des angoisses (8) ". Si nous ne mettons pas un frein à notre envie de parler, nous entachons, en quelque sorte, toute notre religion; car, au dire de l'Apôtre, " les mauvais entretiens corrompent les bonnes mœurs (9) "; et, selon Jacques : " Si quelqu'un d'entre vous croit avoir de la religion et ne met pas un frein à sa langue, mais séduit lui" même son coeur, sa piété est vaine (10)". Empêchons nos mains de répandre le sang, de frapper et de blesser le prochain ; qu'elles soient toujours prêtes à distribuer des aumônes, toujours empressées à faire ce qui est bien, afin que nous puissions dire avec le Prophète : " Je laverai mes mains parmi les

1. Job, XXXI, 1. — 2. Ps. CXVIII, 37. — 3. Job, XLII, 5. — 4. Eccl. XXVIII, 28. — 5. II Cor. II, 15.— 6. Ps.. XXXVIII, 1, 2. — 7. Prov. XVIII, 21. — 8. Id. XX, 23. — 9. I Cor. XV, 33. — 10 Jacq. I, 28.

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justes, ô mon Dieu, et je me présenterai à votre autel (1)". En agissant de la sorte, nous arriverons à la perfection du nombre mille, car ce nombre, au-delà duquel le comput ne peut plus se faire, symbolise la perfection de ceux qui sont entièrement consommés en vertu et à qui, suivant le langage de l'Apôtre, " il ne manque aucun don de la grâce pour attendre la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ (2) ".

8. " Or, Jésus prit les pains, et, après qu'il eut rendu grâces, il les distribua aux disciples, et les disciples à ceux qui étaient assis; et il fit de même des poissons, et leur en donna autant qu'ils en voulaient (3) ". Un autre évangéliste dit que " Jésus, ayant pris les sept pains et ayant rendu grâces, les rompit et les donna à ses disciples pour les distribuer, et " qu' " ils les distribuèrent au peuple (4) ". Nous vous l'avons déjà dit précédemment : le pain est l'emblème de la loi de Moïse, et, par les poissons, on entend les oracles des Prophètes et les cantiques du Psalmiste : " Jésus prit les pains, les rompit et les donna à ses disciples ", quand, après sa résurrection, il leur ouvrit le sens spirituel de la- loi, c'est-à-dire quand il la leur interpréta en commençant par Moïse. Il partagea aussi les poissons et les leur donna, lorsqu'il leur fit connaître le sens spirituel contenu dans les psaumes et dans les écrits des Prophètes; alors, en effet, il leur dit : " Ainsi a-t-il été écrit de moi dans la loi de Moïse, dans les Prophètes et dans les psaumes; ainsi encore a-t-il fallu que le Christ souffrît, qu'il ressuscitât d'entre les morts et qu'il entrât dans sa gloire, et qu'on prêchât en son nom la rémission des péchés (5) ". Les disciples distribuèrent au peuple le pain et les poissons, quand ils communiquèrent à l'univers entier la science des Ecritures qu'ils avaient reçue, et que s'accomplit cette parole relative à leur personne: " L'éclat de leur voix s'est répandu dans tout l'univers, et leurs paroles ont retenti jusqu'aux extrémités de la terre (6) ". Sur le point de rassasier la foule, le Sauveur rendit grâces à son Père; ce n'est pas qu'il eût besoin de lui demander quoi que ce fût, car tout ce qu'on demande à Dieu, il l'accorde conjointement avec son Père; mais il a voulu montrer par

1. Ps. XXV, 6. — 2. I Cor. I, 7. — 3. Jean, VI, 11. — 4. Marc, VIII, 6. — 5. Luc, XXIV, 46, 47. — 6. Ps. XXIII, 4.

là qu'on doit demander tout ce qui est juste et saint à Celui dont l'apôtre Jacques a dit : " Toute grâce excellente et tout don parfait viennent d'en haut et descendent du Père des lumières (1) ".

9. " Et après qu'ils furent rassasiés, Jésus " dit à ses disciples : Amassez tout ce qui reste, afin que rien ne soit perdu (2) ". Nous avons ici une preuve de la grande puissance du Sauveur: son humilité ne s'y manifeste pas moins. En effet, nourrir cinq mille hommes avec cinq pains, n'est-ce point le propre d'une puissance hors ligne? Mais quelle humilité dans ce soin de ne rien laisser perdre de ce qui restait du repas ! Maintenant, si, comme nous l'avons dit, les pains sont l'emblème des Ecritures, nous pouvons voir dans les restes du repas le symbole de tous les passages des mêmes Ecritures, qui offrent plus d'obscurité que les autres. Ce que la multitude du peuple ne mange pas, les Apôtres doivent, d'après les ordres du Sauveur, l'amasser soigneusement; c'est-à-dire, les passages obscurs que la simple multitude ne peut comprendre, les maîtres de l'Eglise ou, en d'autres termes, les évêques et les prêtres, doivent les recueillir dans leur propre coeur, afin que, quand la nécessité s'en fera sentir, ils se montrent capables non-seulement de l'instruire, mais encore de la défendre. Aussi, en énumérant les qualités requises pour l'épiscopat, l'apôtre Paul déclare-t-il qu'il faut exiger d'un évêque la science des Ecritures ; voici ses paroles : " Attaché aux vérités de la foi, telles qu'on les lui a enseignées, afin qu'il soit capable d'exhorter selon la saine doctrine et de convaincre ceux qui la contredisent (3) ". Evidemment, une sainte simplicité est de beaucoup préférable à une malicieuse érudition ; toutefois, il est bon que les maîtres de l'Eglise soient doués de l'une et de l'autre; il convient qu'ils vivent saintement, puisqu'ils doivent donner l'exemple, et qu'ils soient pourvus d'une langue érudite, puisqu'ils doivent instruire les autres. Voilà pourquoi le Sauveur a dit : " Tout scribe qui a la science du royaume des cieux est semblable à un père de famille, qui tire de son trésor des choses nouvelles et anciennes (4) ". Et encore : " A ton avis, quel est le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi dans sa maison pour distribuer la

1. Jacq. I, 17.— 2. Jean, VI, 12. — 3. Tit. I, 9. — 4. Matth. XIII, 52.

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nourriture au temps marqué? Je vous dis en vérité qu'il l'établira sur tous ses biens (1) ".

10. " Ils amassèrent donc, et remplirent douze corbeilles des morceaux des cinq pains d'orge, qui étaient restés après que tous en eurent mangé (2)". Ici, le miracle opéré par le Sauveur devient plus surprenant. Ce serait déjà un grand miracle d'avoir nourri cinq mille hommes avec cinq pains, lors même qu'il n'y aurait rien de reste; mais voici un prodige digne de toute admiration ! Non-seulement cinq mille hommes ont été rassasiés avec cinq pains, mais encore il est resté du repas tant de débris qu'on en a rempli douze corbeilles. Le nombre douze a aussi une signification mystérieuse, car les douze corbeilles représentent, non sans raison, les douze Apôtres. Une corbeille se fait avec des baguettes de bois tout commun et très-minces ; ainsi en a -t-il été des Apôtres: ils ont été choisis, non point parmi les rois et les princes, non point parmi les philosophes et les sages de ce monde, mais parmi les simples et les pêcheurs, comme les baguettes qui servent à tresser une corbeille sont des plus communes et toutes petites. En parlant d'eux, Paul n'a-t-il pas dit : " Dieu a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les forts (3) ? " Il y a une autre raison qui rend plus parfaite la similitude entre les Apôtres et des corbeilles. Dans des corbeilles, on met l'engrais que l'on veut porter sur une terre aride, afin de la rendre plus fertile; de même, les Apôtres, remplis de la graisse de l'Esprit-Saint, ont porté la grâce qu'ils avaient reçue

1. Matth. XXIV, 45, 47. — 2. Jean, VI, 13. — 3. I Cor. 1, 27.

dans une terre aride, c'est-à-dire dans le coeur des gentils, afin d'y répandre la fécondité. Par là devait s'accomplir cet oracle du Prophète : " Le désert même s'embellira de fécondité, les collines se revêtiront de joie les pâturages se sont couverts de troupeaux, et les vallées de moissons (1)" .

11. " Or, tous ayant vu le miracle que Jésus avait fait, disaient: Celui-ci est véritablement le Prophète qui doit venir dans le monde (2)". C'est avec raison que l'Evangéliste appelle hommes ceux qui parlaient ainsi, car leur appréciation était purement humaine. En effet, à la vue d'un pareil miracle, d'un prodige si étonnant, ils auraient dû dire : Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu qui est venu dans le monde ;mais, parce qu'ils étaient des hommes et qu'ils raisonnaient en hommes, ils se taisaient sur sa qualité du Fils de Dieu et se contentaient de le déclarer prophète. Néanmoins, en le proclamant tel, ils ne se trompaient pas du tout au tout; en effet, il a lui-même dit à son propre sujet : " Un prophète n'est sans honneur que dans son pays et dans sa maison (2) ". Et encore : " Il ne convient pas qu'un prophète meure ailleurs qu'à Jérusalem (4) ". Pour nous, évitons l'erreur où ils sont tombés; le Sauveur nous a enseigné la vérité, nous avons été instruits par l'Esprit-Saint; confessons-le donc avec Pierre. " Celui-là est le Fils du Dieu vivant, (5) ", qui est venu en ce monde à cause de nous et pour notre salut, et qui reviendra pour juger les vivants et les morts.

1. Ps. LXIV, 13, 14. — 2. Jean, VI, 14. — 3. Matth. XIII, 57. — 4. Luc, XIII, 33. — 5. Matth. XVI, 16.

QUINZIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (VIII, 1, 12) : " JÉSUS VINT EN LA MONTAGNE DES OLIVIERS, ET, AU COMMENCEMENT DU JOUR, IL PARUT DE NOUVEAU DANS LE TEMPLE, ET TOUT LE PEUPLE VINT VERS LUI; ET, S'ÉTANT ASSIS, IL LES INSTITRUISAIT ". LA FEMME ADULTÈRE.

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ANALYSE. — 1. La miséricorde de Dieu est rappelée parce fait que le Christ est venu sur la montagne des Oliviers et qu'il a paru dans le temple au commencement du jour. — 2. Le Christ s'assied; par là, il fait voir combien il s'est humilié en se faisant homme. — 3. L'orateur fait voir la sagesse du Christ, par le développement de sa réponse aux Pharisiens. — 4. De la il suit que chacun doit se juger avant de juger les autres. — 5. Le Christ accorde à la femme adultère le pardon de son péché. Autres interprétations mystiques de cette circonstance. — 6. Le Christ donne les preuves de sa puissance. — 7. Exhortation morale.

1. Frères bien-aimés, nous devons faire de la présente leçon du saint Evangile une étude d'autant plus approfondie, nous devons en conserver un souvenir d'autant plus durable, qu'elle nous donne une plus haute idée de la miséricordieuse bonté de notre Créateur. Vous l'avez entendu, des accusateurs méchants avaient amené devant lui une femme adultère; au lieu de la condamner à être lapidée, comme le voulait la loi de Moïse, le Sauveur força les accusateurs de cette femme à reporter leur attention sur eux-mêmes et à se prononcer sur le compte de la pécheresse avec l'indulgence qu'eût réclamée pour eux-mêmes leur propre faiblesse bien constatée. Remarquons, toutefois, que l'Ecriture emprunte d'ordinaire aux circonstances de temps et de lieu, et quelquefois de l'un et de l'autre, l'occasion d'indiquer d'avance les événements dont elle doit faire ensuite le récit; aussi, avant de raconter avec quelle miséricorde le Rédempteur a tempéré et interprété. la loi, l'Evangéliste dit-il d'abord que " Jésus vint sur la montagne des Oliviers, et" qu' " au commencement du jour, il parut de nouveau dans le temple (1) ". En effet, le mont des Oliviers représente l'infinie bonté, la grande miséricorde du Seigneur; car le mot grec oleos signifie , en latin, miséricorde ; une onction d'huile apporte d'habitude du soulagement à des membres fatigués et malades; enfin, l'huile est si légère et si pure, que si tu veux la mélanger avec n'importe quel autre liquide, elle remonte aussi vite au-dessus de ce liquide et se tient à la surface : image assez fidèle de la grâce et de la miséricorde du Seigneur. Au sujet de celle-ci, il est écrit: " Le Seigneur est bon pour tous, et sa commisération repose sur toutes ses oeuvres (2) ". Le commencement du jour représente aussi l'aurore de la grâce qui, après avoir dissipé les ombres de la loi, devait amener à sa suite le soleil brillant de la vérité évangélique. " Jésus vient donc en la montagne des Oliviers " pour montrer qu'en lui se trouve la forteresse de la miséricorde; et " au commencement du jour il paraît de nouveau dans le temple ", pour nous faire en

1. Jean, VIII, 1, 2. — 2. Ps. CXLIV, 12.

tendre qu'avec la lumière naissante du Nouveau Testament, les trésors de cette même miséricorde devaient s'ouvrir et se répandre sur les fidèles, qui sont vraiment son temple.

2. Et, dit l'Evangéliste, " tout le peuple " vint vers lui, et, s'étant assis, il les instruisait (1) ". Le Christ s'assied ; par là, il nous fait voir combien il s'est humilié en se faisant homme, pour apporter à nos maux le remède de son infinie miséricorde. Voilà aussi la raison de ce précepte du Psalmiste : " Levez-vous, après que vous vous serez assis". Ou, en d'autres termes plus nets : Levez-vous, non pas avant, mais après que vous vous serez assis ; car lorsque vous vous serez vraiment humiliés, vous aurez tout lieu d'espérer que les joies célestes deviendront votre récompense. L'Evangéliste nous rapporte avec un véritable à propos que Jésus s'étant assis pour enseigner, tout le peuple vint vers lui en effet, lorsque, par l'humilité de son incarnation, il nous a eu manifesté sa miséricorde en se rapprochant de nous, ses leçons ont été reçues plus volontiers et par un grand nombre d'hommes ; car la plupart, entraînés par l'orgueil et l'impiété, en avaient précédemment fait mépris. " Ceux qui ont le coeur doux ont entendu et se sont réjouis (2) ". Ils ont loué le Seigneur avec le Psalmiste, et ils ont ensemble exalté son saint nom. Les envieux ont entendu : " Ils ont été brisés et ne se sont point repentis (3) ". Ils l'ont tenté, se sont moqués de lui, ont grincé des dents contre lui. Enfin, pour l'éprouver, ils lui amenèrent une femme surprise en adultère, et lui demandèrent ce qu'il fallait faire de cette malheureuse que la loi de Moïse condamnait à être lapidée. S'il déclarait qu'elle devait être lapidée, ils le tourneraient en ridicule pour avoir oublié les leçons de miséricorde qu'il leur avait toujours adressées ; si, au contraire, il s'opposait à sa lapidation, ils grinceraient des dents contre lui et trouveraient un motif, réel pour le condamner lui-même comme autorisant le vice et enfreignant les prescriptions de la loi. Mais à Dieu ne plaise que l'imbécillité terrestre ait trouvé de quoi dire et que la sagesse d'en haut n'ait

1. Jean, VIII, 2. — 2. Ps. XXXIII, 2. — 3. Id. XXXIV, 16.

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pas trouvé de quoi répondre ! A Dieu ne plaise que l'impiété aveugle ait pu empêcher le soleil de justice d'éclairer le monde ! " Jésus donc, se baissant, écrivait avec son doigt sur la terre (1)". L'inclinaison de Jésus était l'emblème de l'humilité ; le doigt, facile à plier à cause des articulations dont il se compose, symbolisait la subtilité du discernement. Enfin, la terre était la figure du coeur humain, qui peut être indifféremment le principe de bonnes ou, de mauvaises actions. On demande donc au Sauveur de porter son jugement sur le compte de la pécheresse : il ne se prononce pas immédiatement, mais, avant de le faire, " il se baisse et il écrit avec son doigt sur la terre ", puis il acquiesce à l'instante demande des accusateurs, et dit ce qu'il pense. Par là il nous donne un modèle de conduite, pour le cas où nous verrions le prochain faire quelques écarts : avant de le juger et de porter contre lui une sentence de condamnation, descendons humblement dans notre propre conscience, puis, avec le doigt du discernement, débrouillons l'écheveau de nos oeuvres, et par un examen attentif faisons la part de ce qui plaît à Dieu et la part de ce qui lui déplaît: c'est le conseil que nous donne l'Apôtre : " Mes frères ", dit-il, " si quelqu'un est tombé par surprise en quelque péché, vous autres, qui êtes spirituels, ayez soin de le relever dans un esprit de douceur, chacun de vous réfléchissant sur soi-même et craignant d'être tenté comme lui (2) ".

2. " Et comme ils continuaient à l'interroger, il se releva et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette contre elle la première pierre (3) ". De ci et de là les scribes et les pharisiens tendaient au Sauveur des lacets et des piéges, supposant que, dans ses décisions, il se montrerait dur ou infidèle à la loi ; mais il voyait leurs malices, déchirait leurs filets aussi facilement qu'une toile d'araignée, et ne cessait de se montrer aussi juste que bon et miséricordieux dans ses jugements ; aussi cette parole du Psalmiste, que nous avons citée, trouvait-elle en lui son parfait accomplissement : " Ils ont été brisés et ne se sont point repentis (4) ". Ils ont été brisés, afin qu'ils ne pussent enserrer le Sauveur dans les mailles de leurs fils, et ils ne se sont point convertis, pour pratiquer, à son exemple, les oeuvres de miséricorde. Veux-tu

1. Jean, VIII, 6.— 2. Galat, VI, 1.— 3. Jean, VIII, 7.— 4. Ps. XXXIV, 16.

apprendre comment la bonté du Christ a tempéré la rigueur de la loi ? Le voici : " Que celui de vous qui est sans péché ". Veux-tu aussi connaître l'équité de son jugement? " Jette contre elle la première pierre " . Si, dit-il, Moïse nous a commandé de lapider la femme adultère, ce n'est pas à des pécheurs, mais à des justes, qu'il appartient d'exécuter ses ordres. Commencez d'abord vous-mêmes par accomplir la loi : alors, bâtez-vous de lapider la coupable, parce que vos mains sont innocentes et que votre coeur est pur. Accomplissez d'abord les prescriptions spirituelles de la loi ; ayez la foi, pratiquez la miséricorde, respectez la vérité; alors vous aurez le droit de juger des choses charnelles. Après avoir prononcé son jugement, le Sauveur "se baissa de nouveau, et il écrivit sur la terre (1)". Ne pourrait-on pas expliquer ce mouvement d'après ce qui a lieu d'ordinaire dans le monde? En présence de ces tentateurs de mauvaise foi, ne s'est-il point baissé, n'a-t-il pas voulu écrire sur la terre et regarder d'un autre côté, pour laisser libres de partir des hommes que sa réponse écrasante disposait plutôt à s'éloigner bien vite qu'à le questionner davantage ?

4. Enfin, " en entendant ces paroles, ils " s'en allèrent l'un après l'autre, les vieillards " les premiers (2) ". Avant de porter son jugement, et après l'avoir porté, le Sauveur s'est baissé et il a écrit sur la terre; c'était là-nous avertir, en figure, de commencer par reprendre notre prochain, quand il manque à ses devoirs, puis, après, avoir exercé envers lui le ministère de correction fraternelle, de nous examiner nous-mêmes humblement et avec soin ; car il pourrait se faire que nous soyons personnellement coupables des fautes que nous reprochons à eux ou à tous autres. Voici, en effet, ce qui arrive souvent : on condamne, par exemple, un meurtrier public, et l'on ne remarque pas qu'on a soi-même le coeur gâté par les sentiments d'une haine plus coupable. Ceux qui accusent les fornicateurs lie font pas attention à la peste de l'orgueil hautain que leur suggère l'idée de leur chasteté. On blâme les ivrognes, et l'on n'ouvre pas les yeux sur l'envie dont on se trouve rongé. En des circonstances si dangereuses, quel remède employer,? comment nous préserver du mal? Le voici : Quand nous en

1. Jean VIII, 8. — 2. Ibid. 9.

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voyons un autre tomber dans le péché,baissons-nous aussitôt, c'est-à-dire jetons humblement les yeux sur les fautes que la fragilité de notre nature ne nous permettrait pas d'éviter, si la bonté divine ne venait nous soutenir. Ecrivons sur la terre ; en d'autres termes, discutons avec soin l'état de notre âme et demandons-nous si nous pouvons dire avec. le bienheureux Job : " Notre coeur ne nous reproche rien pour tout le cours de notre vie (1)" ; et, s'il nous reproche quelque chose, rappelons-nous, et ne l'oublions pas, que Dieu est supérieur à notre coeur, et qu'il sait tout.

5. Nous pouvons donner encore une autre interprétation de la conduite de Notre-Seigneur au moment où il allait accorder à la femme adultère son pardon : il a voulu écrire avec son doigt sur la terre, pour montrer qu'il a lui-même autrefois écrit le décalogue de la loi avec son doigt, c'est-à-dire par l'opération du Saint-Esprit. Il était juste que la loi fût écrite sur la pierre, puisque Dieu la donnait pour dompter le coeur si dur et si rebelle de son peuple. Il n'était pas moins convenable que le Christ écrivît sur la terre, puisqu'il devait donner la grâce du pardon aux hommes contrits et humbles de coeur, afin de leur faire porter des fruits de salut. C'est à juste titre que nous voyons se baisser et écrire avec son doigt sur la terre Celui qui s'était autrefois montré sur le sommet de la montagne et avait écrit de sa main sur des tables de pierre ; de fait, en s'humiliant jusqu'à se revêtir de notre humanité, il a répandu dans le coeur fécond des fidèles l'esprit de grâce, après avoir, du haut de la montagne où il apparaissait aux yeux de tous, donné précédemment de durs préceptes à une nation endurcie. C'est chose bien à propos, qu'après s'être baissé et avoir écrit sur la terre, le Christ se soit redressé et qu'il ait alors laissé tomber de ses lèvres des paroles de pardon ; car ce qu'il nous a fait espérer en venant partager notre faiblesse humaine, il nous l'a miséricordieusement accordé en vertu de sa puissance divine. " Jésus, s'étant relevé, lui dit : " Femme, où sont ceux qui t'accusaient ? Personne ne t'a condamnée? Elle lui répondit: " Non , Seigneur (2) ". Personne n'avait osé condamner cette pécheresse, parce que chacun des accusateurs avait déjà reconnu en lui-même des sujets bien autrement graves de

1. Job, XXVIl, 6. — 2. Jean, VIII, 10.

condamnation. Mais voyons comment, après avoir écrasé les accusateurs sous le poids de . la justice, le Sauveur ranime le courage de d'accusée ; voyons de quelle ineffable bonté il lui donne le gage : " Et moi, je ne te con" damnerai pas non plus ; va, et ne pèche " plus à l'avenir (1)". Alors s'accomplit la parole que le psalmographe avait prononcée en chantant les louanges du Seigneur: " Regardez, et, dans votre majesté, marchez et régnez, à cause de la vérité, de la clémence " et de la justice, et votre droite se signalera par des merveilles (2)". Le Christ règne à cause de la vérité, parce qu'en enseignant au monde le chemin de la vérité, il ouvre à la multitude des croyants les portes de son glorieux royaume. Il règne à cause de la clémence et de la justice, car plusieurs se soumettent à son empire en le voyant si bon à délivrer de leurs péchés ceux qui se repentent, et si juste à condamner à cause de leurs fautes ceux qui y persévèrent ; si clément à accorder le bienfait de la foi et des vertus célestes, si juste à récompenser éternellement les mérites de la foi et les luttes des vertus célestes. " Votre droite l'a signalé par des merveilles ". Car Dieu, habitant dans l'homme, a montré qu'il était admirable dans tout ce qu'il faisait et enseignait : et, au surplus, qu'il évitait toujours, avec une merveilleuse prudence, tous les piéges que l'astuce raffinée de ses ennemis pouvait imaginer de lui tendre. " Ni moi non plus, je ne te cou" damnerai pas ; va, et ne pèche plus à l'avenir ". Qu'il est bon et miséricordieux ! Il pardonne les péchés passés. Qu'il est juste, et comme il aime la justice ! Il défend de pécher davantage.

6. Mais plusieurs étaient capables de douter si Jésus, qu'ils savaient être un vrai homme, pouvait remettre les péchés : il daigne leur montrer plus clairement ce que, par la volonté de Dieu, il peut faire. Après s'être débarrassé de ceux qui étaient venus l'éprouver si méchamment, et avoir pardonné à la pécheresse son adultère, il parle de nouveau aux Juifs et leur dit: " Je suis la lumière du monde; celui qui me suit, ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie (3) ". Par ces paroles, il fait voir d'une manière éclatante non-seulement en vertu de quelle autorité il a accordé à la femme

1. Jean, VIII, 11. — 2. Ps. XLIV, 6. — 3. Jean, VIII, 12.

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adultère le pardon de ses fautes, mais encore ce qu'il a voulu nous enseigner en se rendant sur le mont des Oliviers, en venant de nouveau dans le temple au commencement du jour, en écrivant avec son doigt sur la terre ; par là il nous a figurativement enseigné qu'il est le Père des miséricordes, le Dieu de toute consolation, que c'est lui qui met l'homme en possession de la lumière indéfectible, et qu'il est tout à la fois l'auteur de la loi et de la grâce. " Je suis la lumière du monde ". C'était dire en d'autres termes : " Je suis la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (1)". Je suis le soleil de justice qui brille aux yeux de ceux qui craignent Dieu. Je me suis caché derrière le nuage de la chair, non pour me dérober aux regards de ceux qui me cherchent, mais pour ménager leur faiblesse ; ainsi pourront-ils guérir les yeux de leur âme, purifier leurs coeurs par la foi et mériter de me voir moi-même. Car, " bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu (2) ". " Quiconque me suit, ne marche point dans les ténèbres, mais il aura la lumière de vie ". Quiconque, en ce monde, suivra mes préceptes et mes exemples, n'aura pas à redouter, pour l'autre, les ténèbres de la damnation ; au contraire, il contemplera la lumière de vie, au sein de laquelle il puisera l'immortalité.

7. Mes frères, puisse la foi, qui agit par la charité, nous faire marcher, en cette vie, à la lumière de la justice : ainsi mériterons-nous de voir face à face celle dont la vue récompensera et augmentera le mérite de notre

1. Jean, I, 9. — 2. Matth., V, 8.

charité; car le Christ nous l'a affirmé en ces termes : " Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et, moi aussi, je l'aimerai et je me montrerai moi-même à lui (1)". Approchons-nous, avec toute l'ardeur dont nous sommes capables, de celui qui se trouvait ostensiblement sur la montagne des Oliviers. " Le Seigneur son Dieu l'a sacré d'une onction de joie qui l'a élevé au-dessus de ceux qui doivent la partager (2)", afin qu'il daigne nous rendre participants de cette onction qu'il a reçue, c'est-à-dire de la grâce spirituelle ; néanmoins, nous ne mériterons d'entrer en partage avec lui qu'à la condition d'aimer la justice et de haïr l'iniquité, car avant de prononcer les paroles précitées, le Psalmiste a dit aussi du Christ : " Vous avez chéri la justice et détesté le péché (3) ". Par là, sans doute, le Prophète a voulu faire l'éloge du chef; mais il a prétendu encore montrer aux membres qui pourraient un jour en dépendre la manière dont ils devraient se conduire. Souvenons-nous que le Sauveur est venu dans le temple au commencement du jour, et faisons tous nos efforts pour que notre Créateur trouve en nous un temple ; écartons de nous les ténèbres du vice, marchons à la lumière des vertus : alors Dieu daignera visiter nos coeurs, il nous formera à la pratique des enseignements célestes, et toutes les souillures qui pourraient se rencontrer en nous disparaîtront par l'effet de la bonté de ce Dieu qui vit et règne avec le Père, dans l’unité du Saint-Esprit, pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Jean, XIV, 21.— 2. Ps. XLIV, 8. — 3. Ibid.

SEIZIÈME SERMON. SUR, CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (XIII, 16-32) : " JÉSUS DIT A SES APÔTRES : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : LE, SERVITEUR N'EST PAS PLUS GRAND QUE SON MAÎTRE, NI L'APÔTRE PLUS GRAND QUE CELUI QUI L'A ENVOYÉ ". TRAHISON DE JUDAS.

ANALYSE.— 1. Election de Judas. — 2. Prescience du Christ. — 3. Il confère à ses ministres le droit qu'il a d'être honoré.— 4. Usage des Grecs relativement au jour de Pâques.— 5. Le trouble de l'âme n'est pas en contradiction avec le christianisme. — 6. Le Christ donne à supposer le crime de Judas, mais il n'en parle pas ouvertement. — 7. Question de Jean. — 8. De quelle manière Satan entra, dans le coeur de Judas, qui était déjà possédé du diable.— 9. Son crime n'a pas été commandé par le Christ. — 10. Le Sauveur a interdit, non pas la possession de l'argent, mais les mauvaises dispositions avec lesquelles on pourrait le posséder. — 11. Impudente méchanceté de Judas. — 12. Glorification du Fils de l'homme.

1. Le Sauveur ne donne pas à penser que Judas doive partager, plus tard, le bonheur de ceux qui auront fait ce que le Maître a enseigné et fait lui-même ; car voyez ce qui suit : " Je ne vous parle pas de vous tous : je connais ceux que j'ai choisis. Mais il faut que cette parole de l'Ecriture soit accomplie : Celui qui mange le pain avec moi, lèvera le pied contre moi (1)". Judas a levé son pied contre lui , c'est-à-dire , qu'il l'a écrasé autant qu'il a pu. Une autre version du Psautier dit ceci : " L'homme de ma paix, de ma confiance, qui mangeait à ma table, s'est insolemment élevé contre moi (2)". Le Seigneur a choisi Judas pour ce qui est advenu de lui, et pour le salut des autres ; quant aux onze, il les a élus, afin d'en faire ses imitateurs et de les rendre heureux. Aussi a-t-il dit en un autre endroit : " Je vous ai choisis " au nombre de douze, et l'un de vous est un démon (3) ".

2. " Je vous dis ceci maintenant avant que " la chose arrive, afin que, quand elle sera " arrivée, vous reconnaissiez ce que je suis ( 4)". Jusqu'alors, j'ai été patient; je me suis tu ; mais aujourd'hui, je vous signale le traître avant qu'il fasse ce qu'il va bientôt faire : au moins, plus tard, vous croirez que je suis celui-là même au sujet duquel l'Ecriture a prédit ces choses.

3. Après avoir, par son exemple, appris à ses Apôtres à supporter les humiliations et les coups de pied, le Christ leur parle de

1. Jean, XIII, 8. — 2. Ps. XC, 10.— 3. Jean, VI, 71.— 4. Id. XIII, 19.

l’honneur qui devra des consoler, et qui consistera en ce que le Père lui-même sera reçu en leur personne. " En vérité, en vérité, je vous le dis, quiconque reçoit celui que j'aurai envoyé, me reçoit moi-même ; et qui me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé (1) ". Dans ces paroles, le Christ n'établit pas l'unité de nature entre celui qui envoie et l'envoyé, mais il prouve que l'envoyé possède l'autorité de celui qui lui a confié sa mission. De là il suit que si, en recevant un envoyé, on voit en lui celui qui l'a envoyé, on doit reconnaître le Christ dans la personne de Pierre, c'est-à-dire le maître dans son serviteur, comme aussi le Père dans la personne du Christ, ou, en d'autres termes, celui qui a engendré en son Fils unique.

4. Il faut examiner très-attentivement la question de savoir pourquoi la cène précitée a eu lieu avant le jour de Pâques, si elle est la même que celle dont il est question un peu plus loin. Nous avons dit précédemment que le jour des azymes se prend indifféremment pour celui de Pâques, et le jour de Pâques pour ceux des azymes, dont le premier et le dernier se célébraient plus solennellement que les autres. Voilà pourquoi Jean a dit : " Avant le jour de la fête de Pâques ", donnant le nom de Pâques au premier jour de la solennité du lendemain, c'est-à-dire à la sixième férie. Chez les Grecs, ce n'est pas le jour, au soir duquel tombait la quatorzième lune, mais seulement le suivant qui

1. Jean, XIII, 20.

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s'appelle le jour de l'immolation de l'Agneau; car ils disent que le Sauveur a anticipé, et qu'il a mangé l'Agneau pascal avec ses disciples à la cinquième férie. Suivant eux, par conséquent, il a institué le sacrement de son corps et de son sang à un moment où l'on mangeait encore du pain fermenté : de là vient leur usage d'offrir le sacrifice avec du pain levé. Ce serait donc, à les entendre, le jour même de Pâques, à midi, que le Christ aurait été crucifié : pour le prouver, ils allèguent ceci, que les Juifs n'ont pas voulu entrer dans le prétoire, c'est-à-dire dans la maison de Pilate, parce qu'ils craignaient de se souiller, et qu'ils devaient manger la Pâque. Voici la raison de leur interprétation : Par le mot Pâque, ils n'entendent que la manducation de l'Agneau. Mais comme leur opinion contredit formellement le récit de trois évangélistes, ils soutiennent, sans rougir, que Jean les a rectifiés sur ce point : or, il est constant que tous ces écrivains ont parlé dans le même sens ; car s'ils s'étaient trompés, ne fût-ce que sur un seul fait, ils eussent été moins dignes de foi sur tous les autres.

5. " Jésus, ayant dit ces paroles, fut troublé en son esprit, et il protesta, en disant : En vérité, en vérité, je vous le dis : l'un de vous me trahira (1) ". Il proteste, c'est-à-dire il fait connaître d'avance un crime encore caché, afin que le traître, se voyant découvert, déteste sa faute. Toutefois, il ne le désigne pas nominativement; car si celui-ci était accusé en face, il pourrait devenir plus effronté. Le Sauveur parle d'un scélérat en général, afin que le coupable fasse pénitence. Le Dieu tout-puissant se trouble et personnifie ainsi en lui-même les impressions diverses dont notre faiblesse se trouve affectée. Aussi, quand nous éprouvons du trouble, ne devons-nous pas nous désoler outre mesure. Arrière les philosophes qui argumentent pour démontrer que l'âme du sage est à l'abri du trouble ! Que l'esprit du chrétien se trouble donc, non sous l'effort du malheur, mais sous l'influence de la charité, Cette agitation intérieure qu'éprouve Jésus-Christ signifie que la charité doit les jeter dans le trouble, lorsqu'une cause urgente force le Seigneur à séparer la zizanie du bon grain avant le temps de la moisson.

6. " Et ils furent contristés, et chacun d'eux

1. Jean, XIII, 21.

" commença à lui dire : Est-ce moi, Seigneur (1) ? " Les onze Apôtres savaient bien qu'ils n'avaient jamais pensé à quelque chose de pareil ; mais ils aiment mieux en croire à leur Maître qu'à eux-mêmes, et, sous l'impression de la crainte que leur inspire leur fragilité, ils deviennent tristes, et ils le questionnent sur une faute dont ils n'ont pas conscience. Il leur dit : " Un de vous, qui trempe sa main dans le plat avec moi, me livrera (2)". Pendant que tous les autres, dans le sentiment de la consternation , retirent leurs mains et cessent de manger, Judas, lui, porte la main dans le bassin avec l'impudence qu'il doit mettre à livrer son Maître son but était, par son audace, de faire croire à la pureté de sa conscience. Il faut noter ici que les douze Apôtres puisaient tous, à la ronde, dans le même vase avec le Seigneur; car la salle à manger, où ils se trouvaient, était couverte de tapis, et ils mangeaient à la mode antique, presque couchés. S'il en eût été différemment, si aucun des autres n'avait tendu la main pour toucher aux aliments du Sauveur, il est sûr que, en trempant sa main, le traître se serait formellement déclaré. Ce que Matthieu désigne sous le nom de bassin (3), Marc l'appelle plat (4). L'un indique ainsi la forme quadrangulaire du vase, et l'autre sa fragilité. " Or, le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheur à l'homme par qui le Fils de l'homme sera trahi (5) !" Le Christ prédit le châtiment du coupable, afin de le corriger par la crainte, puisqu'il reste insensible à la honte. Aujourd'hui encore , malheur au méchant qui s'approche de nos saints autels, et dont le coeur est souillé d'un crime ! " Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne fût jamais né (6) ". S'il était mort dans le sein de sa mère, s'il n'était pas né vivant, cela aurait mieux valu pour lui, en comparaison du châtiment qu'il s'est ensuite attiré. C'est ainsi qu'on dit : L'eau de la mer de Pont est plus douce, c’est-à-dire moins salée que celle des autres mers; pour se servir de termes plus en usage et plus simples, on dit encore: Mieux vaut ne pas vivre que vivre mal, comme on dit en parlant d'un mauvais sujet : Mieux vaudrait pour lui n'avoir jamais existé.

7. " Ils se regardaient donc l'un l'autre, ne

1. Matth. XXVI, 22. — 2. Marc, XIV, 20. — 2. Matth. XXVI, 26. — 3. Marc, XIV, 20. — 4. Matth. XXVI, 21. — 5. Ibid.

sachant de qui il parlait (1) " et se demandant mutuellement lequel d'entre eux devait agir ainsi. " Mais l'un d'eux, que Jésus aimait, reposait sur le sein de Jésus (2)". Qu'est-ce que l'Evangéliste a voulu dire par ces mots : " Sur le sein ? " Il l'explique un peu plus loin par ces autres paroles : " Sur la poitrine de Jésus ". C'était Jean, que Jésus n'aimait pas plus que les autres, mais avec lequel il était plus familier, à cause de sa jeunesse et de sa parenté, et parce qu'il était vierge dans les desseins du Sauveur, Jean devait être le modèle des contemplatifs. En qualité d'historien, cet Evangéliste avait pour habitude de parler de lui-même, quand il en était question, comme il aurait parlé d'un autre sous le nom de sein est désignée la source où il a puisé la connaissance des secrets de la divinité. " Simon Pierre lui fit signe et lui demanda : Quel est celui dont il parle ? Ce disciple donc, s'étant penché sur la poitrine de Jésus, lui dit : Qui est-ce ? Jésus lui répondit : Celui à qui je donnerai un morceau de pain trempé (3) ". Pierre adresse à Jean sa question, non par paroles, mais par signe : à son tour, Jean interroge familièrement le Seigneur qui lui fait, à voix basse, connaître le traître.

8. " Et ayant trempé un morceau de pain, il le donna à Judas Iscariote, fils de Simon; et après qu'il eut pris la bouchée de pain, Satan entra en lui (4)". Le Sauveur désigne aux autres disciples, en lui donnant une bouchée de pain trempé, celui qui doit le trahir ; et peut-être, en trempant ce morceau de pain, a-t-il voulu donner un emblème de la fourberie de Judas. Car tout ce qu'on trempe n'en est pas, par là même, purifié : il arrive qu'on trempe certaines choses et que, en les trempant, on les salit. Mais, enfin, supposons que cette action du Sauveur était le signe de quelque chose de bon ; alors, Judas s'est mis en désaccord avec ce que figurait cette action, et c'est avec justice qu'il en a été bientôt puni. Remarque bien que Satan était entré dans le tueur de Judas, au moment où il avait fixé, d'accord avec les Juifs, le prix du sang du Sauveur : c'est ce que Luc nous rapporte. Quand le traître était venu à la cène, il avait donc le diable dans sa pensée ; mais lorsqu'il eut mangé le pain trempé, Satan entra en lui, non plus pour le tenter, mais

1. Jean, XIII, 22. — 2. Ibid. 28. — 3. Ibid. 24, 26. — 4. Ibid. 26, 27.

pour y demeurer comme dans sa propriété à lui. Il pénètre donc dans le coeur des méchants quand, non content de diriger leurs pensées vers le mal, il les décide à le commettre. Pour le cas présent, nous devons comprendre que le diable prit plus entièrement possession de Judas : de même, au jour de la Pentecôte, les Apôtres ont reçu avec plus d'abondance le Saint-Esprit, qu'ils avaient déjà reçu après la résurrection, au moment où le Sauveur avait soufflé sur eux et leur avait dit: " Recevez l'Esprit-Saint (1) ".

9. " Jésus lui dit : Fais promptement ce que tu fais (2) ". Il est évident que, par ces paroles, le Christ n'a pas commandé à Judas de commettre son crime : il n'a fait que le lui prédire et lui donner pouvoir sur lui-même. L'intention étant réputée pour le fait, le traître n'avait donc qu'à donner libre cours à son envie, et à ,exécuter le crime qu'il avait déjà commis dans sa pensée. Jésus hâte, pour le bien éternel des fidèles, l'accomplissement entier de ce que Judas a le dessein de faire sans espoir d'en profiter. Il y en a, en effet, beaucoup pour faire, comme lui, le bien, mais qui n'en tirent aucun avantage.

10. " Mais aucun de ceux qui étaient à table ne sut pourquoi il lui avait dit cela ; et, comme Judas portait la bourse, quelques-uns pensaient que Jésus lui avait dit : " Achète ce qui nous est nécessaire pour la fête , ou donne quelque chose aux pauvres (3)". Le Sauveur avait une bourse où se trouvait renfermé ce que les fidèles lui offraient pour subvenir aux besoins de ses disciples. Telle est l'origine des biens d'églises : de là, nous devons conclure qu'en nous ordonnant de ne point nous inquiéter du1endemain, Jésus-Christ n'a point prétendu défendre aux saints de posséder de l'argent : ce qu'il leur a interdit, c'est de servir Dieu pour l'argent et d'abandonner la justice dans la crainte de manquer du nécessaire.

11. " Judas, celui qui le trahissait, répondant, lui dit : Maître, est-ce moi (4) ? " Il a peur que son silence le trahisse aux yeux des autres, aussi interroge-t-il, à son tour, le Sauveur. Par cette parole : " Maître ", il se montre affectueux et flatteur; il l'appelle son Maître, comme pour s'excuser de son crime. " Il lui répondit : Tu l'as dit (5) ". On parle par

1. Jean, XX, 22. — 2. Id. XIII, 27. — 3. Ibid. 28, 29. — 4. Matth. XXVI, 25.— 5. Ibid.

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la pensée, car il est écrit : " Ils se dirent en eux-mêmes (1) ". Il se trouve donc confondu à ces mots : " Tu l'as dit ", qui, pourtant, n'indiquent pas formellement aux autres Apôtres ce qu'il en est réellement; car on peut les comprendre en ce sens que Jésus voulait dire : Je ne l'ai pas dit. " Aussitôt que Judas eut pris ce morceau, il sortit ; or il était nuit (2)". Pour avoir mal reçu ce bienfait et avoir poussé la présomption jusqu'à le recevoir, il a mis le comble à sa faute et il en est venu jusqu'à se séparer ouvertement de son Maître. La nuit et le mystère sont choses d'accord, car ce Judas, qui sortit, n'était-il pas enfant des ténèbres, et ce qu'il faisait n'était-ce pas une oeuvre ténébreuse ?

12. " Quand il fut sorti, Jésus dit : Maintenant le Fils de l'homme est glorifié et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et bientôt il le glorifiera (3) ". Après la sortie de Judas, à cause de qui Jésus avait dit : " Vous n'êtes pas tous purs (4) ", il ne resta plus que ceux qui étaient purs avec celui qui les avait purifiés. C'était là le symbole de la gloire dont le Christ jouira, lorsque les méchants se seront séparés de lui, et qu'éternellement avec lui demeureront les saints. En effet, lorsque le monde passera, tous les chrétiens, sans exception, seront purs. Le signe est parfois employé pour la chose signifiée ainsi l'Écriture ne dit pas que la pierre figurait le Christ, mais qu'elle était le Christ ; c'est pourquoi le Sauveur dit, non pas : Voilà

1. Matth. XXVI, 22.— 2. Jean, XI, 30.— 3. Ibid. 31, 34.— 4. Ibid.10.

qui annonce que le Christ sera glorifié, mais voilà que le Fils de l'homme a été glorifié; ou bien, en d'autres termes: Dieu a été glorifié en lui, car voilà ce que c'est que la glorification du Fils de l'homme. On dirait qu'il a voulu expliquer sa pensée en ajoutant ces paroles : " Si Dieu a été glorifié en lui ", parce qu'il est venu faire, non point sa propre volonté, mais celle de son Père, " Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et bientôt se fera cette glorification (1)". Immédiatement après sa mort, son humanité ressuscitera pour ne jamais plus mourir ; et ce sera la preuve évidente que Dieu habite en lui, puisqu'il lui rendra la vie. On peut encore dire que ce qui va se faire, on le considère comme déjà fait : il est, par conséquent, possible d'expliquer encore ainsi ce passage Voilà qu'à la suite de Judas s'approchent les hommes qui ont acheté la vie du Fils de l'homme, et, avec eux, ses tourments et sa mort ; mais c'est là précisément la source de sa gloire, le principe de son triomphe. Alors le Fils de l'homme sera glorifié; car, par le ministère de son âme, qu'il ne tardera pas à rendre, les saints, qui attendent dans les ténèbres, verront Dieu. Voilà le sens de ces paroles : Dieu sera glorifié en lui. Et si Dieu est glorifié en lui, c'est-à-dire dans ses membres, comme nous l'avons expliqué, il est certain que " Dieu le glorifiera aussi en lui-même, et le glorifiera bientôt "; car il ne différera pas de ressusciter lui et les autres à l'immortalité.

1. Jean, XIII, 31, 32.

DIX-SEPTIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'ÉVANGILE SELON SAINT JEAN (XVI, 23-30) : " JÉSUS DIT A SES DISCIPLES : EN VÉRITÉ, EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS : SI VOUS DEMANDEZ QUELQUE CHOSE A MON PÈRE, EN MON NOM, IL VOUS LE DONNERA ". LA PRIÈRE.

ANALYSE. — Il faut prier lors même que nous n'obtiendrions pas ce que nous demandons. — 2. Il y a des méchants qui demandent. — 3. D'autres sollicitent des biens temporels, ou bien, ce sont des bons qui demandent de bonnes choses, mais pour des personnes qui en sont indignés. — 4. Dieu remet parfois à un autre temps pour accorder aux bons les bonnes choses (653) qu'ils sollicitent de lui. — 5. Il y a des saints qui demandent des choses contraires au salut de leur âme. — 6. Qu'est-ce que demander au nom du Christ ? — 7. Que faut-il spécialement demander ? — 8. De l'habitude de Jésus de parler en paraboles. — 9. Le Christ prie en qualité d'homme, et, comme Dieu, il exauce. — 10. L'homme n'aime pas Dieu avant d'en être aimé. — 11. Dans le Christ il y a deux natures. — 12. Le propre de Dieu, c'est de lire dans le fond des coeurs.

1. Le Seigneur Jésus-Christ, qui nous donne la grâce de pratiquer la vertu et qui récompensera nos mérites, sait parfaitement que, par nature, l'homme ne peut rien avoir de bon en lui-même, si la grâce divine ne vient à son aide ; car il a dit : " Sans moi vous ne pouvez rien faire (1) ". Aussi, en un autre endroit, nous presse-t-il de toujours demander, de réitérer nos prières jusqu'à devenir importuns. Voici en quels termes il nous donne cette avertissement : " Demandez et vous recevrez , cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira (2) ". II ne veut pas qu'aucun d'entre nous désespère de la réussite de sa demande, pourvu, toutefois, que nous ne nous lassions pas de prier; il veut même nous inspirer une vive confiance ; c'est pourquoi il nous dit au commencement de cette leçon : " En vérité, en vérité, je vous le dis : Si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera (3) ". Nous devons remarquer ici que, en nous exhortant à prier, le Sauveur prétend nous faire trouver dans ses dons gratuits une source de mérites. Avant que nous lui adressions notre demande, il sait ce qu'il nous faut, et s'il nous engage à le prier, c'est afin de trouver en nous la cause d'une juste récompense. " Quiconque demande reçoit ", nous dit-il

" celui qui cherche trouve, et l'on ouvre à celui qui frappe (4)". Peut-être, et parce que nous ne les comprenons pas bien, nous laissons-nous troubler par ces paroles : " Si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera " ; car nous savons, pour l'avoir lu, que non-seulement des hommes de minime perfection, mais même l'apôtre Paul, qui était d'une sainteté si éminente, ont demandé quelque chose à Dieu et ne l'ont pas obtenu.

2. Afin que la véracité des promesses divines nous apparaisse plus clairement, il nous faut passer en revue les diverses classes de personnes qui prient Dieu, et les causes pour lesquelles elles obtiennent ou n'obtiennent pas ce qu'elles désirent. Il peut arriver parfois que dans l'oraison on demande de bonnes

1. Jean, XV, 5.— 2. Id. XVI, 24.— 3. Id. XIII, 23.— 4. Matth. VII, 8.

choses, mais que le solliciteur soit un méchant et ne mérite pas d'être exaucé par le Seigneur. Ils espèrent inutilement que Dieu écoutera favorablement l'expression de leurs voeux, ceux qui ne veulent point écouter ses leçons; car Salomon a dit : " Celui qui bouche ses a oreilles pour ne pas entendre la loi, sa prière sera exécrable devant Dieu (1)".

3. D'autres fois, ce sont des hommes charnels qui demandent des choses non moins charnelles ; aussi Dieu ne les exauce-t-il pas. C'est à eux que le bienheureux apôtre Jacques adresse ces paroles : " Vous demandez et vous ne recevez point, parce que vous demandez mal, ne cherchant qu'à satisfaire vos passions ". Quelquefois encore des bons demandent de bonnes choses; mais les dispositions de ceux à qui ils s'intéressent sont mauvaises et s'opposent à ce que leurs prières réussissent. Tels étaient celles des personnes au sujet desquelles le Seigneur disait à Jérémie : " Toi donc, ne prie pas pour ce peuple, ne m'adresse pour eux ni cantique ni demande, et ne t'oppose pas à moi, parce que je ne t'exaucerai point (2) ". Et : " En vain Moïse et Samuel se présenteraient devant moi, mon âme n'est plus à ce peuple (3) ". N'allons pas cependant nous imaginer que nous n'acquérons aucun mérite, quand nous prions pour des pécheurs et que nous ne sommes pas jugés dignes d'être exaucés : si, en effet, ils ne méritent pas le succès des demandes que nous adressons à Dieu pour eux, notre bonne intention n'obtiendra pas moins sa récompense. Voilà pourquoi le Sauveur ne s'est point borné à dire : " Si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il le donnera "; il a ajouté, à ce dernier mot, un autre mot : " Il vous le donnera ". C'était dire, en d'autres termes: Si les personnes, pour lesquelles vous postulez ne méritent pas de recevoir la grâce demandée, vous aurez, vous, la récompense des sentiments charitables qui vous animent. " Et ma prière se retournera vers moi (4) ".

4. Enfin, si ce sont des saints, et qu'ils

1. Eccli. XXXIII, 15. — 2. Jérém. VII, 16. — 3. Id. XV, 1. — 4. Ps. XXXIV, 13.

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sollicitent des choses saintes, il peut se faire que leur demande ne soit pas exaucée dans le temps présent : elle le sera évidemment dans le temps avenir. En effet, l’Eglise n'adresse-t-elle pas tous les jours à Dieu cette prière : " Que votre règne arrive (1) ? " Et cette prière ne s'accomplit pas tout de suite, mais on compte sûrement en voir l'effet après le jugement universel.

5. Lorsque, sans le savoir, les saints demandent des choses nuisibles à leur âme, il arrive, par un secret jugement de Dieu, qu'ils sont exaucés, non pas suivant leurs désirs, mais dans l'ordre de leur salut. Mieux vaut, à beaucoup près, être exaucé en vue de notre salut qu'en raison de notre volonté. Pour vous donner de ma pensée une idée plus sensible, prenons, comme exemple, deux personnages, l'un bon et l'autre méchant, dont le premier a prié sans rien obtenir, dont le second a demandé et obtenu la réalisation de ses voeux. N'allez pas dire, dans le secret de votre coeur Celui qui â été exaucé était peut-être juste devant Dieu ; celui qui a inutilement sollicité le Seigneur était peut-être un méchant. Nous supposons un méchant, dont les mauvaises dispositions ne puissent laisser place à aucun doute, et un juste dont la sainteté soit évidente pour tous : je veux parler de l'apôtre Paul et du diable. Y a-t-il un seul homme pour nier que le diable soit le père de 1a méchanceté, surtout quand le bienheureux Job à dit de lui : " Il envisage tout ce qu'il y a de superbe, il est le roi de tous les enfants d'orgueil (2) ? " Peut-on élever le moindre doute sur la sainteté de l'apôtre Paul, pour le temps qui a suivi sa conversion, surtout quand son juge lui-même lui a rendu ce témoignage flatteur : " Cet homme est " pour moi un vase d'élection qui portera a mon nom devant les gentils, devant les " rois et devant les enfants d'Israël (3) ? " Cependant le diable a fait à Dieu une demande, et il a réussi ; l'Apôtre en a fait aussi une, et il a échoué. Le diable a demandé le pouvoir de porter atteinte à la fortune de Job, et Dieu lui a répondu : " Tout ce qu'il possède est en ton pouvoir (4) ". Paul a demandé que l'aiguillon de la chair lui fût enlevée (5), et il n'a rien obtenu. Lequel des deux, du diable ou de l'Apôtre, a été le mieux exaucé? Le diable a vu

1. Matth. VI, 10. — 2. Job, XLC, 25.— 3. Act, IX, 15. — 4. Job, I, 12. — 5. II Cor. XII, 7-9.

sa demande favorablement accueillie relativement à ses désirs, mais nullement par rapport au salut; car il n'est devenu que plus coupable à porter dommage au saint Iduméen: mais si l'Apôtre a vu sa prière repoussée quant à ses désirs, elle lui a été favorable dans l'ordre du salut; car il n'était pas utile pour lui d'être délivré de l'aiguillon de la chair, puisque cet aiguillon lui avait été donné comme sauvegarde de son humilité. Il l'a dit lui-même en ces termes : " Aussi, de peur que la grandeur de mes révélations ne me donnât de l'orgueil, un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de Satan, pour me donner comme des soufflets. C'est pourquoi j'ai prié trois fois le Seigneur de l'éloigner de moi ; il m'a répondu : Ma grâce te suffit, car la force se perfectionne dans la faiblesse (1) ". Celui donc qui demande avec une ferme confiance et persévéramment ce qui peut contribuer au salut de son âme, est certainement exaucé soit en ce monde-ci, soit en l'autre. C'est pourquoi il est dit avec à propos: " En mon nom ". Son nom est Jésus, c'est-à-dire, Sauveur ou salutaire. Celui-là donc demande au nom de Jésus, qui sollicite le salut de son âme.

6. " Jusqu'ici, vous n'avez rien demandé en mon nom (2) ". Est-ce qu'auparavant les Apôtres n'avaient rien demandé ? N'avaient-ils pas dit : " Seigneur, dites-nous quand arriveront ces choses, et quel sera le signe de votre arrivée (3) ? " Il est sûr qu'ils avaient, plusieurs fois déjà, adressé de pareilles questions à leur Maître. On peut entendre de deux manières ces paroles du Sauveur: " Jusqu'ici vous n'avez rien demandé en mon nom ". Premier sens : " Vous n'avez rien demandé ", parce que vous ne m'avez pas assez cru égal à mon Père, pour demander en mon nom. Second sens, qui est certain : " Vous n'avez rien demandé ", car ce que vous avez demandé n'est rien en comparaison de ce que vous auriez dû solliciter. Avant la passion, l'esprit des Apôtres était encore si faible, qu'ils se bornaient, en effet, à demander avant tout des faveurs terrestres et transitoires. Ainsi en fut-il des fils de Zébédée l'Evangile nous raconte que, à leur instigation, leur mère demanda à Jésus une place à sa droite pour l'un de ses deux enfants, et, pour l'autre, une place à sa gauche (4). Et comme ce

1. II Cor. XI, 7-9. — 2. Jean, XVI, 24. — 3. Matth. XXIV, 3. — 4. Matth. XX, 20, 27.

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qu'ils demandaient là n'était rien en comparaison de ce qu'ils auraient pu demander, le Sauveur leur fit aussitôt cette réponse: " Vous ne savez ce que vous demandez ". Car les avantages de la terre et du temps doivent être regardés comme rien, si on les compare au bonheur éternel. Jusqu'alors les Apôtres s'étaient donc montrés lents à solliciter les biens de l'autre vie ; aussi le Sauveur les presse-t-il vivement de les lui demander : " Demandez ", leur dit-il, et pour qu'ils ne doutent nullement de la réussite de leur prière, il ajoute à bon droit : " Et vous recevrez ".

7. Mais que devaient-ils principalement demander ? Le Sauveur le leur fait connaître par ces paroles : " Que votre joie soit entière (1) ". Voici l'ordre dans lequel la phrase doit être construite: Demandez que votre joie soit entière, et vous obtiendrez. D'après ce passage, il nous est facile de voir que, dans notre prière, nous ne devons solliciter ni de l'or, ni de l'argent, ni les richesses de ce monde, ni de longs jours ici-bas, mais la vie éternelle et tout ce qui peut nous y conduire, c'est-à-dire les perfections de l'âme. Une joie entière et parfaite ne peut se rencontrer sur la terre, car la fragilité des choses et leur vicissitude nous y exposent à de tels changements, que nous ne pouvons même nous flatter d'être, une heure durant, en possession du bonheur. En ce monde, la joie fait subitement place à la tristesse, le plaisir à la douleur, la santé à la maladie, une large aisance à une pauvreté extrême, la prospérité au malheur, la jeunesse à la décrépitude, la rie à la mort. Si le Sauveur nous dit : " Demandez et vous recevrez, afin que votre joie soit entière ", il nous engage donc à demander la possession de cette vie toute privilégiée et bienheureuse au sein de laquelle la tristesse ne viendra jamais troubler nos joies, où notre bonheur ne sera empoisonné par aucun tourment, où notre tranquillité se verra à l'abri de la crainte, où, enfin, notre existence n'aura pas à redouter les coups de la mort. Tous ceux qui obtiendront d'y entrer " vivront a dans l'allégresse et le ravissement ; la douleur et les gémissements fuiront à jamais " de leur coeur (2) ". Il en sera ainsi quand s'accomplira ce que le Sauveur a promis en disant : " Je vous verrai de nouveau, et votre cœur se réjouira, et nul ne vous ravira votre

1. Jean, XVI, 24. — 2. Isaïe, XXXV, 10.

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joie (1) ". Cette vie éternelle faisait l'objet des désirs du Prophète. Ne disait-il pas en effet

" J'ai demandé une chose au Seigneur, et je a la lui demanderai encore, d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour y contempler la beauté du Seigneur, pour visiter son sanctuaire (2) ? " Et encore : " Je suis sûr de voir les biens du Seigneur dans la terre des vivants (3)? "

8. " Je vous ai dit ces choses en paraboles. " L'heure vient où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais où je vous parlerai ouvertement de mon Père (4) " . Par paraboles, on entend des comparaisons nécessairement employées dans l'intérêt des auditeurs, pour leur donner l'intelligence de certaines pensées plus difficiles à saisir que les autres : au moyen de ces comparaisons, on peut se faire une idée des choses invisibles, en entendant parler de choses visibles. De là est venu qu'on a donné à un livre de Salomon le nom de livre des proverbes; car, à l'aide de certaines similitudes, il porte les enfants, malgré leur ignorance, à apprendre les règles rte la sagesse. Si donc le Sauveur dit à ses disciples qu'il leur a parlé en paraboles, c'est qu'il a commencé par se mettre à la portée de leur faiblesse, en se servant, dans ses discours, de comparaisons destinées à leur faire plus aisément saisir le mystère du royaume des cieux. L'évangéliste Matthieu nous atteste expressément ses habitudes sous ce rapport : " Jésus parlait en paraboles à ses disciples, et jamais il ne leur parlait qu'en paraboles (5) ". Mais, quand il leur promet de ne plus leur parler en paraboles et de leur parler ouvertement de son Père, il leur montre qu'un jour le Saint-Esprit descendra en eux et leur communiquera une sagesse telle qu'il ne sera plus nécessaire de leur parler en paraboles, comme à des enfants : alors cet Esprit-Saint viendra les visiter et leur parlera ouvertement du Père ; c'est-à-dire, qu'il leur fera connaître parfaitement comment le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père ; et ils sauront aussi que tout ce que peut le Père, le Fils le peut pareillement, d'après cette parole du Sauveur lui-même : " Tout ce qui est à mon Père est à moi (6) ". Voilà pourquoi le Sauveur continue en disant : " Ce jour-là, vous demanderez en mon nom (7) ". C'était

1. Jean, XVI, 22.— 2. Ps. XXVI, 7, 8.— 3. Ibid. 16.— 4. Jean, XVI, 25. — 5. Matth. XXIV, 31. — 6. Jean, XVI, 15. — 7. Ibid., 26.

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dire, en d'autres termes : Ce jour-là, le Saint-Esprit viendra en vous, et il vous apprendra que " mon Père et moi nous sommes un (1) " . Alors " vous demanderez en mon nom ", parce que vous saurez que je suis égal au Père, et vous croirez que je puis vous exaucer en tout, conjointement avec le Père. A ces paroles : " Vous demanderez en mon nom ", on peut encore donner un autre sens ; le voici : Lorsque le Saint-Esprit sera descendu en vous et qu'il vous aura appris à mépriser complètement les choses d'ici-bas, alors vous comprendrez qu'il vous faut demander uniquement ce qui a trait au salut de vos âmes.

9. Et comme, en se faisant homme, il n'a pas cessé d'être un Dieu parfait, le Christ ajoute avec raison : " Et je ne dis pas que je prierai mon Père pour vous (2) " ; car, parce qu'il est homme, il dit à ses Apôtres dans un autre endroit de l'Evangile, qu'il a prié son Père en leur faveur : " Père saint, conservez, pour votre nom, ceux que vous m'avez donnés (3) ". Et encore : " Père, lorsque j'étais avec eux, je les conservais pour votre nom ; maintenant, je vous prie pour eux et non pour le monde : je ne vous prie point de les retirer du monde, mais de les préserver du mal (4) ". Ailleurs il dit à Pierre : " J'ai prié mon l'ère pour toi, afin que ta foi ne défaille pas ". Il dit maintenant qu'il ne priera pas son Père en faveur de ses disciples, parce qu'il partage avec lui la toute-puissance de la divinité. C'est donc en tant qu'homme qu'il prie son Père, puisqu'en tant que Dieu il accorde, conjointement avec lui, tout ce qu'on lui demande. En disant : " Et je ne vous dis pas que je prierai mon Père pour vous ", il montre évidemment encore qu'au sein de la vie éternelle les élus jouiront d'un tel bonheur qu'ils n'auront plus besoin même de prières; car ils seront comblés d'une joie sans fin, suivant cette promesse faite au nom du Seigneur . par le prophète Isaïe : " En ces jours-là et en ce temps-là, nul n'instruira plus ni son prochain ni son frère, disant : " Connais le Seigneur, car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit le Seigneur (5)". Aussi le Sauveur n'a-t-il pas dit au présent: Je prie, mais au futur : Je prierai.

1. Jean, X, 30. — 2. Id. XVI, 26.— 3. Id. XVII, 11. — 4. Ibid. 12,15. — 5. Jérém. XXXI, 34.

10. " Car mon Père lui-même vous aime, parce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu (1) ". Ces paroles ne doivent pas s'entendre en ce sens que ses disciples aient été les premiers à l'aimer, et que, par conséquent, ils aient mérité par eux-mêmes d'être aimés du Père ; en effet, le Père les a aimés le premier, et ç'a été de sa part un don tout gratuit qu'ils aient été capables d'aimer le Fils et de croire en lui. II a dit d'eux par l'organe du Prophète: " Je les aimerai spontanément (2) " ; et dans l'Evangile : " Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis (3) ". Voilà pourquoi l'apôtre Jacques a prononcé ces paroles : " Il nous a volontairement engendrés par la parole de la vérité (4) ". La grâce subséquente, qui aide l'homme à pouvoir faire le bien, est d'abord antécédente à son égard, c'est-à-dire qu'elle lui inspire la volonté de bien agir. Si, en effet, la grâce de Dieu ne prévenait la volonté humaine, pour la porter au bien, le Psalmiste ne dirait pas : " En vous, Seigneur, je conserverai ma force; vous êtes mon asile ; Dieu m'a prévenu de sa miséricorde (5) ". Et si la même grâce ne venait point ensuite pour l'aider à bien faire, le même Psalmiste ne dirait pas non plus " Et votre miséricorde me suivra pas à pas tous les jours de ma vie (6) ".

11. " Je suis sorti de mon Père, et je suis venu dans le monde ; je quitte de nouveau le monde, et je vais à mon Père (7) ". Dans ce verset, Notre-Seigneur a clairement établi l'existence de ses deux natures, c'est-à-dire de sa nature divine et de sa nature humaine. Et c'était à propos; car, bien qu'il fût Dieu, les hommes ne pouvaient néanmoins apercevoir sa nature divine. " Il est sorti de son Père, et il est venu dans le monde " parce qu'il voulait se faire voir sous la forme d'esclave et qu'il s'est rendu visible aux yeux du monde. Aussi l'Apôtre a-t-il dit : " Ayant la nature de Dieu, il n'a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu; il s'est cependant anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave , en se rendant semblable aux hommes , et en se faisant reconnaître pour homme par tout ce qui a paru de lui (8) ". Il a de nouveau quitté

1. Jean, XVI,27.— 2. Osée, XIV, 5. — 3. Jean, XV, 16. — 4. Jacq. I, 18. — 5. Ps. LVIII, 10, 11. — 6. Id. XXII, 6. — 7. Jean, XVI, 28. — 8. Philipp. II, 6, 7.

le monde et il est allé à son Père, quand, après avoir accompli tout le mystère de son Incarnation, il a placé, à la droite de son Père, la nature humaine qu'il nous avait empruntée pour s'en revêtir; c'est ce que rapporte l'évangéliste Marc: " Le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut élevé dans le ciel, et il est assis à la droite de Dieu (1)". De même qu'il ne s'est point séparé du Père, quand il est venu dans le monde, de même, il n'a point abandonné ses élus en retournant vers son Père; car il dit lui-même dans un autre endroit : " Voici que je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles (2) " . Tout en restant avec le Père, en tant que Dieu, il est venu en ce monde en tant qu'homme : et tout en remontant, en tant qu'homme, vers le Père, il est demeuré avec ses élus en tant que Dieu. Ainsi s'exprime-t-il encore ailleurs : " Personne n'est monté au ciel, sinon Celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'Homme, qui est au ciel (3) ".

12. " Ses disciples lui dirent : Voilà que vous parlez ouvertement et que vous ne vous servez plus de parabole (4) ". Par ces paroles, les disciples montrent qu'en entretenant

1. Marc, XVI, 19. — 2. Matth. XXVIII, 10. — 3. Jean, III, 13. — 4. Id. XVI, 29.

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avec eux cette conversation le Sauveur avait abordé un sujet qui leur était singulièrement agréable : sans doute, tout ce qu'il leur avait dit, ils ne l'avaient point parfaitement compris ; pourtant, ils croyaient bien avoir saisi sa pensée, puisqu'ils lui répondirent : " Voilà que vous parlez ouvertement, et que vous ne vous servez point de parabole". La raison en était que, souvent, il prévenait leurs désirs : ils voulaient l'interroger sur certains points, mais avant qu'ils eussent eu le temps de le faire, il leur répondait suivant leurs voeux :c'était là, pour eux, un indice de sa divinité ; ils le comprenaient si bien, qu'ils continuèrent en ces termes : " Nous voyons maintenant que vous savez toutes choses et qu'il n'est pas besoin que personne vous interroge ; aussi croyons-nous que vous êtes sorti de Dieu (1)". C'est, en effet, le propre de Dieu de lire, dans le coeur humain, les pensées qui s'y trouvent l'Ecriture nous l'atteste, car elle dit : " Il n'y a que vous seul pour connaître le coeur des hommes (2) ". Et encore : " Seigneur, vos yeux voient dans le coeur humain (3) " . Et, dans un autre psaume : " Vous découvrez de loin mes pensées (4) ".

1. Jean, XVI, 30.— 2. III Rois, VIII, 39. — 3. Jérém. XX, 12.— 4. Ps. CXXXVIII, 2.

DIX-HUITIÈME SERMON. SUR CES PAROLES DE L'APOTRE (Ephés. III, 18) : " AFIN QUE VOUS PUISSIEZ COMPRENDRE QUELLE EST LA HAUTEUR, LA LARGEUR, LA LONGUEUR ET LA PROFONDEUR ". LARGEUR ET LONGUEUR.

ANALYSE. — Deux explications également mystiques de ce texte de l'Apôtre.

1. " Celui qui a compris, dit l'Apôtre, quelle est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, et connu le suréminent amour de Jésus-Christ pour nous (1)", celui-là a vu

1. Ephés. III, 18, 19.

le Christ ; il a vu aussi le Père. Voici comme j'ai l'habitude de comprendre ces paroles de l'apôtre Paul. Dans la largeur, il faut voir les bonnes oeuvres de la charité; dans la longueur, la persévérance finale : dans la (658) hauteur, l'espérance des récompenses célestes, et dans la profondeur, les insondables jugements du Dieu qui donne sa grâce aux hommes. Cette manière d'interpréter le texte en question peut s'appliquer aussi au mystère de la croix. Ainsi, la largeur désigne le bois transversal sur lequel le Christ a étendu ses mains, pour indiquer l'accomplissement des bonnes oeuvres. La longueur représente l'arbre de la croix, pris du sommet à la base, et auquel on voit pendre le corps entier du crucifié ; cela signifie : persister, c'est-à-dire, durer depuis le commencement jusqu'à la fin. La hauteur, c'est la partie qui va du bois transversal jusqu'à l'extrémité supérieure : la tête, qui s'y appuie, domine tout, parce qu'on espère le bonheur du ciel, et qu'en conséquence on doit pratiquer les bonnes œuvres et persévérer dans ce saint exercice, non pour obtenir les bienfaits terrestres et temporels que Dieu accorde, mais pour mériter ces biens éternels qu'espère a la foi qui a opère parla charité (1)". Enfin, la profondeur a pour emblème cette partie de l'arbre qui s'enfonce dans la terre et y reste cachée: bien qu'on ne la voie pas, tout ce qui apparaît aux regards en sort pour s'élever, comme de la secrète volonté de Dieu procède la vocation de l'homme à participer à cette faveur signalée: que " l’un a d'une manière, l'autre d'une autre (2)", apprend à connaître la suréminente charité du Christ (3), au sein de laquelle se rencontre cette paix qui dépasse toute imagination.

1. Galat. V, 6. — 2. I Cor. VIII, 7. — 3. Ephés. III, 19.

 

 

 

 

DIX-NEUVIÈME SERMON. SUR L'AVÈNEMENT DE NOTRE-SEIGNEUR. (1)

ANALYSE. — 1. Le Christ est notre guide. — 2. Parfait accomplissement des prophéties.— 3. Prenons garde d'être surpris faute de précautions, comme les hommes du temps de Noé. — 4. Ne nous attachons ni aux biens ni aux choses de la terre. — 5. Pourtant, les riches peuvent se sauver. — 6. Le pauvre méchant et le bon riche. — 7. Personne ne doit murmurer des maux du temps. — 8. Ils sont destinés à nous rendre meilleurs. — 9. Dès lors que Dieu nous aura souvent avertis, nous ne serons plus admis à nous disculper. — 10. Epilogue moral.

1. Mes frères, nous sommes chrétiens, et, tous, nous voulons fournir notre carrière ; lors même que nous ne le voudrions pas, nous marchons. Impossible, pour n'importe qui, de s'arrêter ici-bas et d'y rester. Quiconque vient en ce monde doit nécessairement passer, emporté par la rapidité du temps. Par conséquent, point de paresse. Marelle, si tu ne veux pas qu'on te traîne. Deux chemins s'ouvrent devant nous: à leur point d'intersection se présente un homme; je me trompe, ce n'est pas un homme, mais c'est un Dieu qui s'est fait homme pour sauver les hommes; et il nous dit : N'allez pas à gauche. La voie y semble facile, unie, plaisante à parcourir, frayée par une foule de voyageurs, extrêmement large, mais elle aboutit à des abîmes où l'on trouve la mort. Le chemin de droite impose des efforts et de la fatigue : on y rencontre des obstacles, des piéges, un terrain rocailleux ; non-seulement, on n'y goûte aucun plaisir, mais c'est à peine si la pauvre humanité suffit à en supporter les dégoûts, tant la marche y est difficile : néanmoins, l'épreuve est de courte durée, et quand vous en serez sortis, vous trouverez, au point culminant de votre course, des joies ineffables, et vous n'aurez plus à craindre ces piéger dangereux qu'il est presque impossible d'éviter.

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2. Rappelons-nous les événements du passé, souvenons-nous aussi de ce qu'ont annoncé les Ecritures. Cet homme est-il le Verbe de Dieu ? " Le Verbe " de Dieu " s'est-il fait chair " dans le temps, " et a-t-il habité parmi nous ? " Avant qu'il se fît chair et qu'il habitât parmi nous, ce Verbe a-t-il parlé par l'organe des Prophètes? Evidemment, Dieu a parlé à Abraham par son Verbe ; il lui a prédit que ses descendants voyageraient sur une terre étrangère, et, pourtant, à ce moment-là, Abraham était avancé en âge, et Sara était vieille et stérile. Les deux vieillards crurent à cette prédiction , et elle s'accomplit. Leur race, c'est-à-dire le peuple issu d'eux selon la chair, devait rester comme esclave en Egypte pendant quatre cents ans : elle y est restée. Elle devait être délivrée de cette captivité elle en: a été délivrée. Elle devait entrer en jouissance de la terre promise : elle y est entrée. Des événements ont été prédits pour des temps singulièrement reculés et pour des époques peu lointaines; ces événements se sont réalisés : nous voyons même, aujourd'hui, s'en opérer l'accomplissement. La parole du Seigneur s'est fait entendre par des prophètes. Elle a annoncé que la nation juive offenserait Dieu et qu'elle tomberait au pouvoir de ses ennemis en punition de ses crimes ; c'est ce qui est arrivé ; qu'elle serait emmenée captive à Babylone : cela s'est vérifié ; que le Christ-Roi sortirait de son sein ; or, le Christ est venu, et il est né ; rien d'étonnant en cela, puisque c'était la Parole elle-même qui avait annoncé d'avance son propre avènement. Il a été prédit que les Juifs crucifieraient le Christ : ils l'ont crucifié ; qu'il ressusciterait et serait glorifié : c'est fait, il est sorti vivant du tombeau, et monté au ciel ; que toute la terre croirait en son nom, et que les rois persécuteraient son Eglise : rien de plus réel; que les princes croiraient aussi en lui : notre foi se trouve être déjà celle des rois, et nous élevons encore des doutes sur la foi chrétienne ? Il a été prédit que des hérétiques seraient retranchés de l'Eglise ; ne voyons-nous pas, de nos jours, des hérésies ? Ne gémissons-nous pas à les entendre hurler tout autour de nous? Les Prophètes ont dit que les idoles disparaîtraient sous les efforts de l'Eglise et l'influence exercée par le nom du Christ ; qu'il y aurait, dans la société des fidèles, des scandales, de la zizanie, de la paille : n'est-ce pas là ce que nous voyons de nos yeux ? n'est-ce pas là ce que nous endurons avec le plus de courage possible, avec la force d'âme que nous communique le Seigneur ?En quoi as-tu été trompé par celui qui t'a prédit tous ces événements ? Fie-toi donc à sa parole, si tu es fidèle ; marche à droite. Avec les preuves convaincantes que me donne celui qui te parle, d'après la réalisation de ses paroles, j'apprends à le connaître, puisque c'est ainsi qu'il a daigné se faire connaître à moi. Si tout ce qu'il me dit est absolument vrai, il ne m'induit pas en erreur or, tous les événements qu'il me prédit, je les reconnais comme incontestables : il ne m'a imposé en rien : je le reconnais pour la Parole de Dieu. Quand il m'a parlé par la bouche de ses serviteurs, il ne m'a pas trompé, et lorsqu'il me parle par sa propre bouche, il me tromperait ? Pour celui qui ne connaît pas encore le Christ, et qui doute de lui, il doit se dire aussi : J'irai à droite, car, enfin, le monde tout entier croit déjà en lui, et il dit peut être la vérité.

3. Mes frères, il yen a beaucoup pour ne pas croire et ne pas écouter les oracles des saints Pères : il en sera d'eux comme de la multitude qui vivait au temps de Noé. Il n'y eut alors de sauvés que ceux qui se trouvèrent dans l'arche. Si les malheureux pécheurs avaient pris la peine de réfléchir, s'ils avaient abandonné leurs voies impies et s'étaient convertis à notre Dieu, s'ils avaient cherché à réparer leurs fautes et imploré sa miséricorde, il est sûr qu'ils n'auraient point péri. Dieu, en effet, ne s'est pas montré dur à l'égard des Ninivites ; il leur a suffi de trois jours pour obtenir leur pardon. Trois jours ne sont-ils pas bientôt écoulés ? Néanmoins, avec un laps de temps si court, ils n'ont pas désespéré de la bonté divine ; ils se sont bâtés de fléchir sa clémence. S'il a suffi d'un espace de trois jours à cette ville immense pour obtenir le pardon du Très-Haut, les hommes du temps du déluge n'auraient-ils pas eu assez de cent, deux cents et trois cents ans employés à la construction de l'arche ? Si, depuis que le Christ a commencé à couper, dans la forêt des nations, les bois incorruptibles qui devaient entrer dans l'édification de son Eglise, les hommes incrédules avaient changé de voie et de moeurs, s'ils avaient offert à Dieu le sacrifice propitiatoire d'un coeur contrit et (660) humilié, ils auraient eu la certitude d'échapper, sains et saufs, aux coups de la colère divine. Que les hommes craignent donc qu'il en soit d'eux au dernier jour, comme il en a été des contemporains de Noé. Pour nous, mes frères, agissons de telle sorte, que nous quittions le chemin de l'iniquité et que nous amendions nos moeurs : profitons du temps qui nous est accordé ; c'est ainsi que le dernier jour nous trouvera prêts. Celui qui nous annonce son avènement futur n'a jamais proféré le mensonge ; ne reste pas dans le doute à cet égard: son avènement aura lieu. Aux jours de Noé, voici ce qui se passait: " Ils mangeaient et ils buvaient : les hommes épousaient des femmes, et les femmes des maris ; ils achetaient et ils vendaient, jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche ; et le déluge vint et perdit tous (1) " ceux dont les espérances se bornaient à ce bas-monde, et qui désiraient y vivre tranquilles. Mais ce n'était pas dans le monde que se trouvait la sécurité ; aussi ceux-là seuls furent-ils sauvés, qui se trouvèrent dans l'arche.

4. Mais beaucoup se disent : On nous ordonne de nous préparer au dernier jour, de ne pas nous laisser surprendre par lui, comme ont été surpris hors de l'arche ceux que le déluge a jadis engloutis. La trompette de l'Evangile nous glace d'épouvante, le Verbe divin nous fait trembler. Que faire? Je ne pourrai donc point prendre femme, dit un jeune homme ? Il ne m'est donc pas permis de boire et de manger, ajoute un adolescent ? Faudra-t-il toujours jeûner? Ainsi raisonnent beaucoup de gens. D'autres, qui voulaient peut-être faire des acquisitions, se diront : Il ne faut rien acheter, pour ne pas être du nombre de ceux qui ont péri dans les eaux du déluge. Que faire donc, mes frères ? Gémir comme les Apôtres ont gémi sur le sort fait au genre humain, quand le Sauveur a dit en leur présence : " Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens et suis-moi (2) ? " Celui, à qui s'adressaient ces paroles, en devint chagrin et s'éloigna: quand il demandait au Christ comment il pourrait acquérir la vie éternelle, il ni donnait le nom de bon Maître ; mais Jésus ne fut à ses yeux un bon Maître que jusqu'au moment où, répondant à sa question, il lui

1. Luc, XVII, 27. — 2. Matth. XIX, 21.

dit ce que dessus. " Le Seigneur parla, et le riche devint triste (1)". Et comme il s'en allait, le chagrin dans le coeur, le Christ lui dit : " Qu'il est difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux (2)" Comme si le royaume des cieux était fermé pour les riches. Que faire ? Il est fermé. Mais Jésus a dit: Frappez, et l'on vous ouvrira. Ah ! plaise à Dieu que ceux qui iront au feu éternel soient en aussi petit nombre que les riches ! Mais il est sûr que beaucoup d'entre les riches entreront dans le royaume des cieux, et que beaucoup d'entre les pauvres seront précipités en enfer, non pour avoir été réellement riches, mais pour avoir brûlé du désir de l'être.

5. Les Apôtres étaient donc contristés ; le Sauveur leur dit : " Ce qui est difficile pour des hommes est facile pour Dieu (3) ". La difficulté d'aller au ciel vous paraît insurmontable, parce que le Seigneur a parlé d'un chameau (4). Si elle le veut, cette énorme bête qu'on appelle chameau entre ici dans le trou d'une aiguille. Il a daigné nous parler ainsi, et un riche peut entrer dans le royaume des cieux, parce qu'à cause de lui un chameau a passé par le trou d'une aiguille. Qu'est-ce à dire ! Voyons si nous pourrons le comprendre. Ce n'est évidemment pas sans motif que Jean. Baptiste, précurseur du Christ, portait une tunique faite de poils de chameau ; il semblait tenir son vêtement de ce Juge à venir auquel il rendait témoignage. Puisque le nom du chameau a été prononcé, voyons-y l'emblème de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Regardons cet animal si grand et si docile tout à la fois, que personne ne pourrait charger, s'il ne s'abaissait lui-même jusqu'à terre : c'est ainsi qu'a fait le Christ: " Il s'est humilié lui-même jusqu'à la mort (5)", " afin de détruire celui qui avait l'empire de la mort, c'est-à-dire le démon (6)". Examinons encore le trou de l'aiguille, où ce Maître du monde a passé. L'aiguille qui perce l'étoffe symbolise les souffrances qu'il a endurées, et le trou de l'aiguille représente ses tourments. Par con. séquent, un chameau a passé par le trou d'une aiguille ; d'où il suit que les riches ne doivent nullement désespérer de leur avenir, et qu'ils peuvent, sûrement, entrer dans le royaume des cieux.

1. Matth. XIX, 22. — 2. Ibid. 23. — 3. Ibid. 26. — 4. Ibid. 24. — 5. Philipp. II, 8. — 6. Hébr. II, 14.

661

6. Mais de quels riches parlons-nous ? C'est ce qu'il s'agit de savoir. Quelqu'un (je ne sais qui) se trouve n'avoir, pour vêtement, que des haillons ; quand il a entendu dire qu'un riche ne peut entrer dans le royaume des cieux, il a tressailli de joie, s'est mis à rire, et a dit : Moi, j'y entrerai ; mes haillons m'y donnent droit. Ils n'y entreront pas ces hommes qui nous font tort et nous pressurent. Oh 1 sois-en sûr, de telles gens n'y seront pas admis. Mais, toi, qui es pauvre, vois si tu y auras toi-même une place. A quoi te servira ta pauvreté, si tu es cupide ? A quoi te servira d'être éprouvé par l'indigence, si tu brûles du feu de l'avarice ? Qui que tu sois, ô pauvre, si tu es indigent, c'est malgré toi ; et si tu n'es pas riche, c'est que tu n'as pu le devenir. Dieu ne regarde pas tant à tes facultés qu'à tes désirs. Si ta conduite est mauvaise, si tes moeurs sont dépravées, si tu es un blasphémateur, un adultère, un ivrogne, retire-toi, car tu n'es pas un pauvre de Dieu jamais on ne te verra parmi ceux dont il a été dit : " Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (1) ". Mais voilà que je rencontre un riche; en te comparant à lui, tu as cru que tu lui étais préférable, et tu n'as pas craint d'aspirer à son exclusion du royaume des cieux ! En lui je vois un pauvre d'esprit, c'est-à-dire un homme humble, pieux, de moeurs pures, ennemi du blasphème, soumis à la volonté de Dieu ; s'il vient à souffrir du dommage en quelqu'un des biens qu'il possède ici-bas, aussitôt il s'écrie : " Dieu a donné, Dieu a ôté ; comme il a plu au Seigneur, ainsi il a été fait ; que le nom du Seigneur soit béni dans tous les siècles (2)". Voilà donc un riche doux, humble, qui ne résiste point, qui ne murmure pas, qui observe les lois divines, et dont l'espérance d'entrer dans la terre des vivants fait tout le bonheur ; car, " bienheureux les doux, parce qu'ils posséderont la terre (3) ". Pour toi, qui es pauvre, tu es peut-être non moins orgueilleux. Le riche qui est humble, je le loue ; est-ce que je ne :loue point le pauvre qui possède l'humilité ? Le pauvre n'a rien qui puisse lui inspirer de l'orgueil : le riche, au contraire, a mille sujets de lutter contre le mal ; celui-ci, oui, le riche entrera, plutôt que toi, dans le ciel, et le royaume céleste sera fermé pour toi, parce

1. Matth. V, 2. — 2. Job, I, 21. — 3. Matth. V, 4.

qu'il sera fermé pour les impies, pour les orgueilleux, pour les blasphémateurs, pour les adultères, pour les ivrognes, pour les avares. Quiconque croit aux promesses du Christ, possède les titres d'une solide créance. Le riche humble, humain, fidèle, a répondu ceci : Dieu sait que je ne suis pas orgueilleux; s'il m'arrive de crier, de parler durement, Dieu connaît mes intentions ; je ne profère de tels discours que par nécessité et pour me faire obéir; mais jamais je ne me croirai, pour cela, au-dessus des autres. Dieu voit ce que je pense et, aussi, ce que je fais. Car les riches amis des bonnes œuvres donnent facilement et partagent avec ceux qui n'ont pas. L'humilité se montre à être riche et humble en même temps. Tu te montres bon et charitable; et, par là même, tu te prépares une fondation solide pour l'avenir, tu le ménages d'incontestables droits pour la vraie et heureuse vie; si tels sont les riches, qu'ils soient tranquilles pour le temps où viendra le dernier jour. Qu'on les trouve dans l'arche, et ils entreront dans l'édifice de la Jérusalem céleste. Le déluge ne sera point pour eux ; que leur qualité de riches ne leur inspire aucune crainte. Si, maintenant, il est question d'un jeune homme qui ne se sente pas de force à garder la continence, il peut se marier ; mais parce que " le temps est court, il faut que ceux mêmes, qui ont des femmes, soient comme s'ils n'en avaient point; ceux qui achètent , comme s'ils n'achetaient point ; ceux qui pleurent, comme s'ils ne pleuraient point ; ceux qui se réjouissent, comme s'ils ne se réjouissaient point ; ceux qui usent des choses de ce monde, comme s'ils n'en usaient point; car la figure de ce monde passe (1) " .

7. Mes frères, j'entends quelqu'un murmurer contre Dieu : Les mauvais moments, dit-il ! que les temps sont durs ! quelle époque difficile à traverser ! Hé quoi ! on donne des spectacles et l'on ose dire que les temps sont durs! O homme qui ne te corriges point, n'es-tu pas mille fois plus dur que le temps où nous vivons? Quelle aveugle folie entraîne encore au luxe! Comme on soupire après la vanité ! Comme la cupidité reste toujours insatiable ! Aussi, que de maladies de l'âme sortent de tout cela ! Quel redoublement de luxure occasionné par les théâtres,

1. I Cor. VII, 29-31.

662

la musique, les jeux de flûte, les danses des acteurs ! Tu veux faire un mauvais usage de ce que tu désires? Alors, tu n'obtiendras rien. Ecoute l'Apôtre, voici ce qu'il dit : " Vous désirez sans fin, et vous n'obtenez rien; vous tuez et vous portez envie ; vous disputez, vous faites la guerre, vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, ne cherchant qu'à satisfaire vos passions (1) ". Guérissons-nous, mes frères, corrigeons-nous. Le juge viendra, et parce qu'il ne vient pas encore, on se moque de lui : il viendra, et alors il ne sera plus temps de s'en moquer. Mes frères bien-aimés, corrigeons-nous, car des temps meilleurs surviendront, mais ce ne sera point pour ceux qui vivent mal. Déjà le monde décline et tourne à la décrépitude. Reviendrons-nous à la jeunesse ? Qu'avons-nous à espérer maintenant ? Ne cherchons plus rien désormais. N'espérez plus d'autres temps que ceux dont nous parle l'Evangile. Ils ne sont point mauvais en raison de la venue du Christ ; mais parce qu'ils étaient durs et difficiles, le Christ est venu pour nous consoler.

8. Ecoutez, mes frères : les temps devaient être nécessairement durs et mauvais : que ferions-nous donc, si le grand Consolateur n'était venu nous visiter? Depuis Adam, le genre humain était gravement malade : il doit l'être jusqu'à la consommation des siècles. Du moment que nous sommes venus en ce monde et que nous avons été chassés du paradis, il y a évidemment maladie ici-bas; mais à la fin, cette maladie devait empirer à tel point qu'elle pouvait amener une crise favorable pour les uns, et, pour plusieurs, se terminer par la mort. Le genre humain était donc malade, aussi le médecin par excellence s'est-il approché de lui et l'a-t-il trouvé couché dans un lit immense, c'est-à-dire dans le monde entier. Un homme de l'art, gui s'y entend, tonnait les diverses phases de la maladie ; il fait ses remarques, il prévoit ce qui arrivera, et, quand le mal n'en- est encore qu'à son début, il se contente d'envoyer, auprès de l'infirme, ses serviteurs ; ainsi notre médecin a-t-il agi à notre égard : il a, d'abord, confié à ses Prophètes la mission de nous visiter. Ces hommes ont parlé, prêché, et, par leur intermédiaire, Dieu a porté remède à une partie de nos maux, et les a guéris. Les Prophètes ont

1. Jacq. IV, 2, 3.

prédit une recrudescence du mal, qui devait le porter à son comble, et une grande agitation du malade; en conséquence, ils ont déclaré que la visite dit médecin lui-même était devenue indispensable, qu'il fallait le faire venir. C'est ce qui a eu lieu, car le Seigneur a dit : Celui qui croit en moi, je le rétablirai, je le sauverai, " je le blesserai et le guérirai (1) ". Il est venu, il s'est fait homme, il est entré en partage de notre condition mortelle, afin que nous puissions devenir participants de son immortalité. Le malade est encore agité; lorsque, dans les ardeurs de la fièvre, sa respiration devient courte, et qu'il brûle intérieurement, il s'écrie : C'est depuis que ce médecin est venu, que les accès de fièvre sont devenus plus violents; je me sens plus cruellement tourmenté : c'est un feu intolérable. D'où m'est-il venu ? Il n'est pas entré pour mon bien dans ma maison. Ainsi parlent tous ceux qui sont attaqués de vanité. Pourquoi la vanité les rend-elle malades ? C'est qu'ils ne consentent pas à recevoir de la main du Christ la potion de la sobriété. Dieu a vu les hommes s'agiter misérablement sous l'étreinte de leurs désirs et dans les divers soins de ce monde qui tuent leur âme; alors il s'est approché d'eux comme un médecin, pour apporter un remède à leurs maux ; et ils ne craignent pas de dire : C'est du moment où le Christ est venu, que nous avons eu de pareils maux à supporter; c'est depuis qu'il y a des chrétiens, que le monde décline en toutes choses. Malade insensé ! Non, ce n'est pas à cause de la visite du médecin que ton mal a empiré ! Ce médecin est bon, charitable, juste, miséricordieux; il a prévu ta maladie, mais il n'en est pas l'auteur. Il s'est approché de toi pour te consoler, pour te rendre vraiment sain. Que t'enlève-t-il ? Rien, que le superflu. Tu soupirais après des choses nuisibles: c'était là le seul objet de tes désirs. Tout ce que tu demandais ne pouvait qu'augmenter ta fièvre. Un médecin est-il cruel, pour arracher des mains d'un malade des fruits capables de lui faire du mal ! Qu'est-ce que le Christ t'a arraché ? La fausse sécurité que tu voulais prendre, rien de plus: corrige tes goûts dépravés. Ce qui te fait gémir et murmurer, voilà ce qu'il te destine comme remède à tes maux. Prends-y garde; si tu ne veux pas qu'il te guérisse, tu souffriras

1. Deut. XXXII, 39

malgré toi. Il faut que les temps soient durs : pourquoi? Pour qu'on ne recherche pas le bonheur de ce monde. Il faut, et c'est là notre véritable remède, il faut que cette vie-ci soit agitée, pour qu'on s'attache à l'autre vie. Comment? On se complaît encore si nonchalamment dans la possession des biens de la terre et dans la fréquentation de l'amphithéâtre ! Que serait-ce donc, si Dieu ne flagellait de pareils écarts? Hé quoi ! tant d'amertumes empoisonnent notre existence, et le monde plaît encore si vivement !

9. Où se verront, au dernier jour, les sages de ce monde? Où se verra l'avare? l'adultère? l'impie? l'ivrogne? le blasphémateur? Que pourront alléguer, pour leur défense, tous ces malheureux? Nous ne savions pas que vous étiez Dieu; nous ne vous avons ni vu ni entendu? Des prophètes ne sont point venus en votre nom; vous n'avez pas donné de lois au monde; nous n'avons rencontré aucun patriarche; nul livre ne nous a fait connaître les exemples des saints; votre Christ n'a point paru sur la terre ? Est-ce que Pierre a gardé le silence? Paul a-t-il refusé de prêcher? Il ne s'est présenté ni évangéliste pour nous instruire, ni martyrs pour nous servir de modèles ; personne ne nous a prédit le jugement à venir; personne ne nous a commandé de vêtir celui qui est nu, de résister à nos passions, de lutter contre l'avarice ? Nous avons péché sans le savoir : pour tout ce que nous avons fait dans l'ignorance, nous obtiendrons indulgence et pardon ? Le juste Noé se lèvera alors contre eux du milieu de l'assemblée des saints; il sera le premier à réclamer, et que dira-t-il ? Seigneur, je leur ai parlé de vous, pour les empêcher de périr dans les eaux du déluge à cause de leurs crimes, et afin qu'ils sussent bien que l'innocence les sauverait, mais que le péché serait la cause de leur perte. Après lui viendra Abraham : Je suis, dira-t-il, le père des nations; tous les autres devaient prendre exemple sur moi; eh bien ! Seigneur, je n'ai pas hésité un instant à vous offrir, comme victime, Isaac mon fils bien-aimé; ils ont donc pu savoir qu'ils devaient vous offrir dévotement et volontiers leurs voeux. Sur votre ordre, Seigneur, j'ai quitté mon pays et ma famille pour leur servir de modèle et les porter ainsi à devenir étrangers aux méchancetés de ce monde, aux iniquités du siècle. Puis le bienheureux Moïse se présentera et dira Moi, j'ai dit : " Tu ne forniqueras point (1) ", afin de faire disparaître le libertinage des fornicateurs. Moi, j'ai dit : " Tu ne convoiteras pas (2) ", afin de mettre un frein à l'avarice. Moi, j'ai dit : " Tu aimeras ton prochain (3) ", pour établir parmi eux le règne de la charité. Moi, j'ai dit : " Tu ne serviras que le Seigneur ton Dieu (4) ", pour empêcher ces hommes d'offrir des sacrifices aux idoles. Moi, j'ai dit : " Que personne ne prononce un faux témoignage (5) ", afin que leur bouche fût toujours fermée au mensonge. Ensuite, on, entendra David: Seigneur, je vous ai annonce par tous moyens: j'ai crié de tous côtés qu'il faut vous servir et ne servir que vous. J'ai dit : " Bienheureux l'homme qui craint le Seigneur (6). Les saints se réjouiront dans " le séjour de la gloire (7). Les désirs des pécheurs s'évanouiront (8) ". N'auraient-ils pu s'instruire et cesser de commettre l'iniquité? Bien que je fusse revêtu de la puissance royale, j'ai prié dans un lit, étendu sur la cendre et couvert d'un cilice : à mon exemple, ces pécheurs ne devaient-ils point pratiquer la mansuétude et l'humilité? J'ai épargné les ennemis qui me persécutaient; c'était leur enseigner à se montrer indulgents. A la suite de David paraîtra Isaïe, qui dira : Seigneur, vous leur avez parlé par ma bouche : " Malheur à vous, qui joignez toujours à votre maison une maison nouvelle, et qui étendez à vos champs sans mesure (9)". Vous vouliez arrêter leur cupidité. Je, leur ai affirmé que leurs péchés attireraient sur eux votre colère : par là, j'espérais les détourner du mal, sinon par l'espoir des récompenses, du moins par la crainte des supplices. Enfin, ils entendront le Christ en personne : Je vous ai promis le royaume des cieux, leur dira-t-il; je vous ai donné pour modèle l'un d'entre vous, car j'ai placé au paradis un larron qui m'a publiquement reconnu, une heure seulement avant de mourir : je vous l'ai donné comme exemple, afin que vous imitiez du moins cet homme, qui a mérité, par sa foi, la rémission de ses iniquités. J'ai enduré pour vous toutes les tortures de ma passion: après cela, auriez-vous dû hésiter de souffrir ce que votre Dieu avait souffert pour vous? Votre foi devait

1. Exod. XX, 11. — 2. Ibid. 17. — 3. Lévit. XIX, 18. — 4. Deut. VI, 13. — 5. Exod. XX, 16. — 6. Ps. CXI, 1. — 7. Id. CXLIX, 5. — 8. CXI, 10. — 9. Isaïe, V, 8.

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se montrer inébranlable, puisque, après ma résurrection, je me suis fait voir à plusieurs. J'ai instruit les Juifs dans la personne de Pierre, et les Gentils dans celle de Paul. A quoi bon m'honorer des lèvres, si vous me reniez par votre conduite et vos oeuvres? Après avoir subi tous ces reproches, ces malheureux s'entendront dire : " Allez au feu éternel (1) et dans les ténèbres extérieures, où il y aura pleur et grincement de dents (2) ". Oh ! qu'ils sont à plaindre, ceux que n'épouvantent pas de pareilles choses, ceux qui se montrent d'autant plus orgueilleux ici-bas, qu'ils souffriront davantage en l'autre monde !

10. C'est pourquoi, mes frères, nous devons nous réjouir, bien que de telles gens se moquent de nous et disent honteusement que nous sommes des sots et des malheureux.

1. Matth. XXV, 41. — 2. Id. XXII, 13.

Pour nous, ne rions pas même de leur propre folie: gémissons-en plutôt. Qu'ils se conduisent comme ils voudront; nous, ayons soin de nous conserver purs. Aujourd'hui, ils se réjouissent de nos maux; plus tard, nous nous réjouirons de leurs souffrances et de leurs peines. Je vous en conjure, bien-aimés frères, et je vous en avertis de plus en plus expressément; ce qu'entendent les oreilles de votre corps, gardez-le soigneusement dans le sanctuaire de votre coeur, et mettez-le en pratique : soyons unis par les liens de la charité, célébrons avec dévotion l'anniversaire de l'avènement de notre Rédempteur; ainsi mériterons-nous de pouvoir tranquillement solenniser le jour de sa naissance. Daigne nous accorder cette grâce celui qui vit et règne avec Dieu le Père, pendant les siècles des siècles ! Ainsi soit-il !

VINGTIÈME SERMON. SUR L'AVÉNEMENT DU SAUVEUR. II.

ANALYSE. — 1. Double avènement du Christ. — 2. Réparation de l'homme par le Christ. — 3. Préparons-nous à recevoir le Christ quand il viendra.

1. " Nous attendons le Sauveur, Notre" Seigneur Jésus-Christ (1)". Bien-aimés frères, pour vous entretenir de la solennité qui est proche, je ne me servirai pas d'un exorde qui vienne de moi; je n'emploierai point de paroles dictées par la sagesse humaine, mais je m'arrêterai aux paroles d'un célèbre prédicateur, m'efforçant de les faire bien comprendre à mes fidèles auditeurs et de leur montrer ce que le Docteur des nations prêche dans la foi et la vérité, ce qu'annonce cette trompette de Dieu, cette cymbale de Jésus-Christ. " Nous attendons le Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ ". Or, comme l'ont entendu les oreilles catholiques sur le

1. Philipp. III, 20.

giron de l'Eglise, le Sauveur, que nous croyons être déjà venu pour restaurer le monde, reviendra encore, un jour, pour nous juger tous, et nous l'attendons : la foi en ce qui est arrivé doit, par la charité, nous affermir dans la pratique du bleu, comme l'attente de ce qui arrivera au moment de notre mort doit nous rendre vigilants et nous éloigner du mal. Nous devons croire, en effet, sans ombre de doute, que le Christ est venu, puisque " nous avons reçu " sa miséricorde au milieu de son temple (1) ". D'ailleurs, " le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous (2) ; il a abaissé les cieux, et il est descendu (3) ; car Celui qui est

1. Ps. XLVI, 10. — 2. Jean, I, 14. — 3. Ps. XVII, 10.

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descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux (1) ", et qui, à la fin des temps, redescendra du ciel. Il en est descendu pour nous arracher à la malédiction de la loi, et faire de nous les enfants adoptifs de Dieu (2). Oui, le Fils de Dieu est descendu, il a pris notre nature, et il est devenu le Fils de l'homme, afin de communiquer sa gloire aux enfants des hommes et d'en faire les enfants de Dieu. Parce qu'il s'est abaissé jusqu'à notre niveau, nous avons tous été élevés jusqu'à lui. Il est aussi monté, afin d'envoyer du haut des cieux, à ses fidèles, le don du Saint-Esprit, et d'inspirer aux coeurs de ses disciples l'amour des choses célestes. Il est monté afin que le troupeau, qui se trouvait placé si bas, pût monter avec courage jusqu'au point culminant où l'a précédé le pasteur. Enfin, il descendra de nouveau, lorsqu'au dernier jour il viendra rendre à chacun selon ses oeuvres : c'est ce que l'ange a dit aux disciples du Sauveur, lorsque, stupéfaits et étonnés, ils le voyaient monter au ciel. " Hommes de Galilée, pourquoi demeurez-vous là regardant les cieux (3) ? " Vous l'avez entendu, Celui que la foi catholique croit et confesse avoir déjà opéré un premier avènement, reviendra indubitablement à la fin des siècles. Il est venu, d'abord, dans un état d'humiliation, et pour être jugé: il reviendra, en second lieu, dans un appareil terrible, et il jugera les vivants et les morts. A son premier avènement, " il est venu chez lui, et les siens ne l'ont point connu (4) ". A son second avènement, " tout genou fléchira devant lui dans le ciel, sur la terre et dans les enfers (5) ", pour lui rendre hommage. Voilà le redoutable et terrible Juge que nous attendons avec crainte et tremblement ; " il changera notre misérable corps (6)".

2. Par un bienfait tout gratuit de son divin Auteur, le premier homme a été formé et créé à la ressemblance du Très-Haut. Le Fils de Dieu est l'image du Père, la splendeur et la figure (7) de sa substance. Mais, préférablement à toutes les autres créatures, l'homme a été fait à l'image de Dieu, quant à son âme, pour qu'il fût capable de raisonner, charitable, juste, saint et innocent, pour qu'en lui, comme dans un miroir, se reflétassent les traits brillants de son Créateur. Il a conservé sa ressemblance

1. Ephés. IV, 10. — 2. Id. I, 5. — 3. Act. I, 11. — 4. Jean, I, 11. — 5. Philipp. II, 11. — 6. Philipp. III, 21. — 7. Hébr. I, 3.

avec Dieu tant que sa raison est restée dominante et que son coeur ne s'est laissé ni obscurcir ni aveugler par les ténèbres de l'iniquité; mais, en cédant aux suggestions de son épouse, en mangeant du fruit défendu, il a affaibli et complètement effacé en lui les traits de l'image divine qui s'y trouvait empreinte; alors la masse du genre humain a été viciée et corrompue en sa personne. En effet, le vice, dont la racine de l'arbre se trouvait infectée, s'est à tel point communiqué à la tige et aux branches, que tous les hommes, issus d'Adam par l'effet de la concupiscence charnelle, sont sujets à la loi du péché et à la mort. Paul l'affirme, car il dit : " En lui tous ont péché (1) ", et : " par la désobéissance d'un seul, plusieurs sont devenus pécheurs. (2) ". Dans ces derniers temps est venu en ce monde le Fils du Dieu qui l'a tiré du néant ; descendant du trône de son Père, sans se dépouiller de sa splendeur, prenant notre nature sans perdre la sienne, il a uni notre humanité à sa divinité dans le sein d'une Vierge, sans que l'intégrité de cette Vierge ait souffert la moindre atteinte; il est né de la chair, mais non par l'effet de la concupiscence; il s'est fait homme, mais non par le concours de l'homme. Il était " saint, innocent, sans tache (3) ", et étranger à toute convoitise charnelle. C'est ainsi que le Médiateur de Dieu et des hommes est devenu participant de notre nature, c'est ainsi qu'il nous a conféré sa grâce et merveilleusement reformé en nous les traits de ressemblance avec Dieu, qu'y avait effacés la gourmandise de notre premier père; c'est ainsi, enfin, qu'il nous a ramenés à une condition singulièrement meilleure, puisqu'à la suite de la prévarication primitive, les hommes étaient forcément condamnés à mourir, et que par la résurrection finale ils deviendront immortels.

3. Mes très-chers frères, ce Juge si bon et si miséricordieux, qui " changera la misérable condition de notre corps (4) ", nous devons donc l'attendre dans les sentiments d'une inquiétude et d'une crainte extrêmes. Changeons de vie, déplorons amèrement les péchés que nous avons commis, et puisque nous imprimons sans cesse à notre âme la tache e l'iniquité, purifions notre conscience par un nouveau baptême, celui de nos

1. Rom. V, 12.— 2. Ibid. 19.— 3. Hébr. VII, 26.— 4. Philipp. III, 21.

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larmes. Comme nous le dit l'Apôtre:" Vivons avec sobriété, justice et piété en ce monde, en attendant le bonheur que nous espérons et l'avènement du grand Dieu (1)". Que l'apparence trompeuse des biens passagers d'ici-bas ne nous induise point en une fausse sécurité; que les charmes de la terre ne nous arrêtent pas dans l'accomplissement de l'oeuvre de Dieu ; soupirons plutôt après les choses du ciel; débarrassons-nous, parles gémissements de la pénitence, du fardeau de nos fautes; puissent nos bonnes oeuvres nous donner l'espérance des joies de l'éternité ! Alors nous attendrons avec crainte et tremblement le Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la gloire et l'honneur, pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Tit. II, 13.

VINGT ET UNIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DIT SEIGNEUR. I.

ANALYSE. — 1. Les deux naissances du Christ. — 2. Il s'est abaissé pour nous relever. — 3. Le Christ enfanté par une Vierge.

1. Notre-Seigneur est né aujourd'hui, aussi le Prophète invite-t-il toutes les créatures à se réjouir ; il s'écrie : " Que les cieux soient dans la joie ! que la terre tressaille d'allégresse ! que la mer et tout ce qu'elle renferme bondisse de bonheur (1) " Par les cieux, il faut entendre aujourd'hui les choeurs des anges, qui sont assis dans le ciel, et qui, en ce jour, font entendre aux bergers attentifs ce beau cantique : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (2) ". La terre est le symbole de la nature humaine. Quant à la mer, elle représente le monde entier, et, par tout ce qu'elle renferme, l'Ecriture nous indique ceux pour qui ce jour de la nativité du Christ doit être la source d'une joie inexprimable. Le Christ est né d'une Vierge, afin que nous naissions de l'Esprit-Saint; Celui qui a été engendré du Père avant tous les siècles est né aujourd'hui de la Vierge Marie. Sa Mère lui a donné le jour, mais il est resté dans le sein de son Père. Car si Celui qui est éternel est devenu

1. Ps. XCVII, 7. — 2. Luc, II, 14.

ce qu'il n'était pas, il n'a pas cessé d'être ce qu'il était: il n'était pas homme, et il s'est fait homme, selon cette parole de l'Apôtre : " Il a été formé d'une femme, il s'est assujéti à la loi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi (1)". Mais il était Dieu, et il est resté ce qu'il était. Sa naissance selon la chair nous a été utile sans lui faire tort; car elle nous a procuré la grâce de devenir les enfants adoptifs de Dieu, et il a continué à rester Dieu avec son Père.

2. Tout grand qu'il était, il s'est abaissé afin de nous relever; car nous étions courbés vers la terre. Et de fait, avant l'avènement du Seigneur, la nature se trouvait courbée sous 1ç fardeau de ses péchés qui l'écrasait. si elle s'était pliée jusqu'au niveau du péché, elle avait agi de son propre mouvement, mais elle était, par elle-même, incapable de se relever. L'homme ne supportait pas, sans gémir, les tristes inconvénients de cette courbature ; aussi le saint Prophète s'en plaignait-il avec amertume dans l'un de ses psaumes : " Je

1. Galat. IV, 4.

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suis devenu malheureux ", disait-il, " et courbé à l'excès; je marche dans la douleur durant tout le jour (1)". Durant tout le jour; ces mots indiquent tout le temps qui s'est écoulé avant la venue du Christ : alors le genre humain marchait comme courbé, et il se désolait, car il n'y avait personne pour le redresser; il était tombé dans l'abîme du péché, et personne n'était là pour lui tendre la main et l'en retirer. C'est pourquoi Notre-Seigneur est venu ; il a rencontré la femme que Satan forçait si bien, depuis dix-huit ans, à marcher courbée, qu'elle ne pouvait plus

1.Ps. XXXVII, 7.

se redresser; et, par l'effet de sa puissance divine, il a brisé ses entraves. Cette femme symbolisait la courbature du genre humain tout entier; et, dans sa personne, notre Sauveur, qui est né aujourd'hui, a brisé les liens dans lesquels le démon nous retenait captifs; de là nous est venu le pouvoir de regarder le ciel. Après avoir si longtemps marché dans la désolation et traînant dernière nous la chaîne de nos infortunes, recevons avec empressement le médecin qui vient aujourd'hui nous secourir, et tressaillons d'allégresse.

3. Oui, réjouissons-nous, frères (1).

1. Voir la suite au tom. VII, page 131.

VINGT DEUXIEME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. II.

ANALYSE. — 1. Les anéantissements et les grandeurs du Christ Dieu et homme. — 2. Le bienheureux docteur continue le développement de sa pensée. — 3. De la trinité et de l'unité en Dieu. — 5. Epilogue.

1. Tous les dialecticiens, à beaucoup près, ne considèrent pas les humiliations du Sauveur comme un motif de devenir hérétiques; au contraire, ils y trouvent des causes qui les portent à rendre gloire à Dieu, car si le Christ s'est fait homme, s'il est né dans le temps de la Vierge Marie; s'il a vêtu sur la terre avant tous les siècles, il était Dieu et il a été engendré de Dieu. Toute ton attention, ô hérétique, se porte donc sur les anéantissements du Sauveur, et ils t'empêchent d'apercevoir sa glorieuse divinité. Après avoir lu ces paroles : " Mon Père est plus grand que moi (1)", lis donc aussi ces autres : " Mon Père et moi, nous sommes un (2) ", et alors tu reconnaîtras que son humanité est la cause de son infériorité, mais aussi tu comprendras qu'il est Dieu et égal à son Père. Tu vois en lui un nouveau-né enveloppé de langes, et tu n'aperçois pas les légions d'anges qui l'environnent?

1. Jean, XIV, 28. — 2. Id. X, 30.

Tu le vois petit enfant, fuyant en Egypte, et tu ne remarques pas que les anges lui préparent le chemin et préservent de tout péril son aller et son retour? Devenu homme, il s'approche de Jean pour recevoir de sa main le baptême, tu vois cela et tu ne vois pas que les cieux s'ouvrent au-dessus de lui, et qu'au lieu de recevoir la grâce qui sanctifie, il la confère ? Enfin, le Père se fait entendre du haut des nues; le Saint-Esprit descend corporellement sous la forme d'une colombe: ainsi la sainte Trinité tout entière vient consacrer le mystère du baptême, et le Père déclare lui-même que le Christ est vraiment son Fils.

2. En lui tu vois l'homme tenté par trois fois, et tu ne remarques pas le Dieu qui a triomphé des tentations du démon? Tu vois l'homme qui a faim, et tu ne remarques pas les anges qui lui apportent à manger ? Tu le vois exposé aux tempêtes de la mer, et tu ne

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peux l'apercevoir quand il commande aux vents et qu'il marche à pieds secs sur les flots ? Tu le vois fatigué par la marche, et tu ne vois pas qu'il met fin aux fatigues des hommes ? Tu le vois assis sur le puits, ressentant la soif et demandant à boire, et tu ne prends pas la peine de remarquer la source d'eau vive qui s'échappe de lui ? Il est pauvre, il n'a à sa disposition que quelques pains ; aussi, le regardes-tu d'un oeil de pitié, et tu n'aperçois pas en lui le Dieu riche qui rassasie tant de milliers d'hommes avec de si minces provisions ? Tu te moques de lui, quand tu le vois aller au tombeau de Lazare et pleurer la mort de son ami, et tu ne le reconnais pas comme Dieu à le voir ressusciter celui qu'il pleurait tout à l'heure ? Judas vend l'homme, tu le remarques : le Dieu rachète l'univers, et tu n'y prêtes pas attention ? Si le Christ est retenu captif entre les mains des hommes, tu ouvres les yeux; et tu les fermes obstinément quand il délivre les hommes de l'esclavage du démon ? Tu ne vois que le Fils de l'homme dans les chaînes, et tu méconnais le Fils de Dieu qui brise les chaînes du genre humain ? Puisque tu contemples le Fils de l'homme lorsqu'il est bafoué; pourquoi ne pas contempler le Fils de Dieu, lorsqu'il arrache les âmes humaines aux moqueries des démons ? Tu vois bien le bois de la croix ; pourquoi ne pas voir aussi l'arbre de la prévarication remplacé par celui de la passion ? Tu as pleuré, au sépulcre, sur son corps inanimé; pourquoi ne pas te réjouir en voyant le Dieu',ressusciter et remonter dans les cieux? Puisque tu remarques en lui toutes les apparences de l'esclavage; pourquoi refuser d'y voir la nature divine ?

3. Nous n'adorons qu'un seul Dieu, mais nous reconnaissons trois personnes unies dans une même Divinité : Un Père qui n'a pas été engendré, un Fils unique engendré du Père, et un Saint-Esprit, qui procède du Père. Nous lisons cela dans l'Evangile. Aussi n'est-ce pas aux noms, mais a au nom du a Père, et du Fils, et du Saint-Esprit (1) ", que nous sommes consacrés ;par le baptême, que nous acquérons le glorieux titre d'enfant de Dieu, et, que parla grâce, Dieu devient notre Père : cette grâce, c'est Jésus de Nazareth qui nous l'a méritée par sa naissance et en vertu de sa glorieuse origine; car, s'il est homme et s'il est né d'une Vierge, il est aussi Fils de Dieu; et s'il a été enfanté sur la terre par une femme, le Père l'avait auparavant engendré dans le ciel. Il en est donc de la Divinité en trois personnes comme d'une source de sagesse, d'où s'échappent à la fois le son, la parole et la raison de la parole, ou comme du lit d'une rivière où se trouvent l'eau qui coule, son goût, et sa fraîcheur ; ce sont là autant de choses personnellement distinctes et bien tranchées, et néanmoins elles ne forment qu'une seule et même substance qu'on ne peut ni partager ni diviser, dans laquelle ne se rencontre ni plus grand ni plus petit.

4. Tenons-nous-en donc à cette règle de foi catholique : Dans l'ordre des. personnes, tu ne dois en voir ni une plus grande, ni une moindre, et, en toutes, nous devons reconnaître une seule et même nature divine. Dieu, en effet, est toujours le même, et il demeure immuablement Dieu; donc, dans l'ordre des personnes, il n'y eu a pas d'inférieure aux autres, et la première n'est ni plus grande ni plus ancienne que les autres : elles puisent toutes en elles-mêmes le principe de leur existence, et le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un seul Dieu qui vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Matth. XXVIII, XIX.

VINGT-TROISIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR. III

ANALYSE. — 1. Au sujet de l'éternité du verbe il faut choisir entre Jean et Arius. — 2. Saint Paul affirme sa divinité. — 3. Immuable en lui-même, Dieu se manifeste à ses serviteurs, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre. — 4. Il ne faut pas toujours entendre selon la lettre les paroles de l'Ecriture.— 5. Funestes conséquences d'une interprétation par trop littérale. — 6. Les Ariens nous représentent le Père comme sujet au changement et à l'imperfection. — 7. L'orgueilleux arien rencontre encore ici un adversaire dans l'apôtre Paul. — 8. Le Verbe n'infirme nullement sa propre divinité en disant que le Père est plus grand que lui, et en se proclamant le Fils de l'homme.

1. Je vais attaquer Goliath, il me faut donc prendre ma houlette pastorale, et, comme le bienheureux David, choisir trois pierres dans le lit du torrent. Arien, que fais-tu ? Tu oses dire: Le Fils de Dieu n'était pas, et Dieu était ? Mais l'Evangéliste sacré te contredit, puisqu'il s'écrie: " Au commencement était le Verbe ". Après avoir dit: " Il était ", il ajoute : " Il était ". Car voici la suite : " Et le Verbe était en Dieu ". Non content d'avoir proféré deux fois ce mot: " Il était ", il le prononce une troisième fois, en disant: " Et le Verbe était Dieu (1)". Et parce qu'aux quatre coins du monde on devait, par la prédication, opposer la vérité à l'erreur, l'Apôtre affirme une quatrième fois qu' " il était ", en ajoutant : " Il était au commencement en Dieu (2) ". Arius dit une seule fois: Il n'était pas ; mais Jean dit quatre fois : " Il était, Il était, Il était, " Il était ". Maintenant, que faire ? Il faut nécessairement nous ranger à la parole de l'un des deux, et répudier l'autre. Si nous croyons au dire d'Arius, nous encourons la colère de Jean, et si nous marchons sur les pas de Jean, Arius s'offensera de notre désertion. Toutefois, comme, pour nous tenir le langage qu'il nous tient, Jean a reçu les enseignements du Christ et qu'Arius a puisé son système dans les leçons d'Aristote, suivons tous le disciple du Christ et laissons là l'élève d'Aristote.

2. Cependant, ô Arien, dis-nous quelle raison fa porté à prétendre que le Christ est une créature? Parles-tu ainsi parce que, étant né d'une Vierge, on l'a vu sur la terre au milieu

1. Jean, I, 1. — 2. Ibid. 2.

des hommes, ou parce que le Père nous le montre lui-même assis dans les cieux au rang des immortels? Si c'est parce qu'il est le fils de la Vierge, je te dirai que Dieu ne peut s'appeler créature; car il est le Créateur, et il s'est revêtu seulement de sa créature. En effet, s'il a apparu ici-bas, ce n'est point comme un véritable esclave au milieu de compagnons d'esclavage; mais, étant Dieu, " il a pris la forme d'esclave (1) ", afin de pouvoir entrer en société avec des hommes réduits à l'état de servitude. Si. l'utilité de la république exige qu'il se cache dans la foule de ses sujets, l'empereur ne pourra le faire qu'en ôtant son diadème, en se dépouillant de son manteau de pourpre, en se revêtant de l'ordinaire livrée du peuple. Nous employons cette comparaison pour expliquer l'avènement passé de notre Roi. Voilà comment l'apôtre Paul, notre maître, continue à développer sa pensée : " parce qu'ayant la nature de Dieu, il n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation que de s'égaler à Dieu (2) ". Qu'en dis-tu, Arien ? Cette phrase ajoutée par l'Apôtre casse les bras à ton Aristote. Paul dit le Verbe égal à Dieu ; suivant toi, il lui est inférieur. Au dire de Jean, " Il était " ; à t'entendre, Il n'était pas. Mais poursuivons notre tâche : " Il n'a pas cru ", dit Paul, " que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu; mais il s'est anéanti lui-même en prenant la forme d'esclave (1)". Nous, qui sommes catholiques, attachons-nous inviolablement à ces deux points de doctrine: ainsi pourrons

1. Philipp. II, 7. — 2. Ibid. 6. — 3. Ibid, 7.

670

nous répondre victorieusement à toutes les objections des hérétiques. " Il s'est anéanti lui-même", dit l'Apôtre, " en prenant la forme d'esclave ". Quel est celui qui s'est anéanti? Evidemment, c'est celui "qui, ayant la nature de Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation de s'égaler à Dieu ". En se revêtant de notre humanité, il n'a rien perdu de cette perfection qu'il partage à degré égal avec Dieu le Père : au contraire, il lui adonné un nouvel éclat; car, dans sa divinité, il y a titre à des louanges toujours nouvelles, et quand elle s'adjoint quelque chose, elle ne s'expose point à encourir l'ombre même d'une critique. Or, en disant qu'en Dieu il y a titre à des louanges toujours nouvelles, nous prétendons que la créature pourra se rapprocher de plus en plus de lui, mais ne parviendra jamais à se confondre avec la nature divine.

3. En effet, Dieu n'acquiert aucun accroissement, comme il ne peut subir aucune diminution dans son essence; seulement, d'après la nature de l'être créé dont il se revêt, il se montre aux uns avec les proportions de la grandeur, et aux autres avec celles de l'exiguïté. Nous en trouvons la raison et la preuve dans son infinie puissance. Quant à le voir en lui-même, et selon ce qu'il est dans sa nature, jamais aucune créature n'en sera capable. C'est pourquoi, lorsqu'il fit connaître sa volonté à Adam, il ne lui avait point apparu sous la même forme que quand il vint lui reprocher sa désobéissance. Le juste Abel et Caïn le prévaricateur ne l'aperçurent point sous des dehors pareils. Autre semblait-il être quand il enleva Enoch, autre quand il se montra à Noé, à l'heure du déluge, pour sauver le monde qui allait périr. Pour tenter Abraham relativement à son fils, il se montra à lui d'une manière, et il se manifesta d'une façon différente à Isaac pour le porter à servir de victime dans le sacrifice que son père allait offrir, à porter lui-même le bois destiné à le brûler, et à figurer ainsi le Christ chargé de sa propre croix. Jacob endormi et Moïse éveillé et gardant son troupeau ne l'ont point vu de la même manière. Quelle différence entre ce qu'il parut aux yeux des Egyptiens pendant qu'ils se noyaient, et ce qu'il parut aux enfants d'Israël en-les délivrant ! N'était-ce point une colonne de nuée durant le jour et une colonne de feu durant la nuit? Ici, c'étaient des éclats de voix, des tonnerres et des éclairs ; ailleurs, l'air était pur et le ciel tranquille, lorsqu'il se manifestait sous les traits splendides d'un prophète. Tantôt il ouvrait les cieux et en faisait tomber la manne qui devait nourrir son peuple; tantôt un rocher se fendait pour donner issue à une source d'eau vive qui devait le désaltérer. Il n'apparaissait pas 1e même. quand, sous le coup du bâton de Moïse, les eaux de la mer se séparaient pour favoriser la fuite des Israélites, que quand elles se réunirent, sous le coup du même bâton, pour détruire leurs. persécuteurs. Autre il se montra au passage du Jourdain, lorsque les eaux reprirent leurs cours interrompu; autre il se fit voir, quand, au son des trompettes, les murailles ennemies s'écroulèrent. Manifestations bien diverses de la Divinité ! Sur un signe d'une prostituée, des hommes de moeurs pures échappent à la mort et sont protégés par des saints, et un homme commande au soleil de ne pas se coucher, et un homme défend aux nuées de donner de la pluie. Sur l'ordre d'un homme, le feu du ciel vient frapper d'autres hommes, et, à sa prière, le feu descend d'en haut pour consumer la victime d'un sacrifice; l'attouchement de son manteau suffit à séparer les eaux du Jourdain, et cet homme est enlevé sur un char de feu, comme pour devenir le conducteur des chevaux de feu qui le traînent. Samuel, David, Salomon, ont aperçu Dieu sous des aspects très-différents: Daniel a mérité de le voir autrement que Nabuchodonosor; d'innombrables Prophètes l'ont contemplé sous une forme, et les Apôtres sous une autre.

4. Va, hérétique, et toutes les fois que tu liras que le Verbe a apparu d'une façon ou d'une autre, représente-le-toi sous tant de traits, sous tant de couleurs, qu'il t'apparaisse ici sous la forme d'un buisson, là sous celle du feu, tantôt comme une nuée, tantôt comme un rocher, puis comme un bûcher, enfin comme une mâchoire d'âne; dis-toi: Voilà le Fils de Dieu. Si, en effet, tu lis l'Ecriture, et que tu la comprennes dans le sens obvie de la lettre, non-seulement tu nieras l'existence de. Dieu, mais encore tu embrouilleras les commandements de la loi elle-même. Car la loi ne défend-elle pas de refuser du pain aux faméliques, et un rafraîchissement à ceux que la soif dévore ? Toutefois, ne s'exprime-t-elle (671) pas quelque part en ces termes : " Puise de l'eau à ta citerne, et ne laisse à personne le loisir d'en boire (1)? ". Suivant la lettre, il y aura donc un précepte assez inhumain, assez cruel, pour nous interdire de donner même un verre d'eau à un homme consumé par la soif. Quiconque, en effet, ne fait attention qu'au sens littéral, s'expose au danger d'une condamnation au feu éternel ; car il est écrit " Allez, maudits, au feu. éternel, car j'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire (2) ".

5. A cela, ô Arien, tu pourras répondre ainsi: Vous m'avez dit, non-seulement de ne point donner à boire à celui qui aurait soif, mais même de refuser de l'eau de ma citerne à celui qui désirerait s'en désaltérer. Voilà à quoi s'expose l'homme qui s'arrête à considérer l'écorce des saintes Ecritures. S'il lit, au sujet de Dieu, ces paroles : " J'ai vu l'Ancien des jours assis sur un trône (3) ", il se figure que le Père est le plus vieux ; et si cet autre passage lui tombe sous les yeux: " Quel est ce jeune homme qui vient de Bozor? Qu'il est beau ! Comme il marche avec force et majesté (4) ! " il s'imagine que le Fils de Dieu est la personnification de la jeunesse. C'est ainsi que, pour s'arrêter nonchalamment en route, il pense que la vieillesse s'avance d'une manière incessante au-devant de la jeunesse, et finit par l'atteindre. Dès lors, en effet, que tu supposes un plus grand et un plus petit, il faut nécessairement que tu les astreignes l'un et l'autre à l'indispensable obligation de croître, de devenir vieux, et, finalement, de cesser d'être.

6. Catholiques, je vous en prie, remarquez tous en quel abîme de blasphèmes se précipitent ceux qui, dans la lecture des saints Livres, se constituent leurs propres disciples et leurs propres docteurs : ils n'oseraient lire les vaines et ineptes fables des poètes, sans se mettre sous la direction d'un maître, et, pour les enseignements de " la sagesse du Christ cachée dans son mystère (5) ", ils refusent d'accepter les leçons des hommes spirituels, ils forcent la parole sacrée de Dieu de se plier à leurs caprices. En prenant la défense de l'honneur de Dieu, tu le déshonores. Veux-tu que je t'en donne la preuve, ô Arien?

1. Prov. V, 15. — 2. Matth. XXV, 41, 42. — 3. Daniel, VII, 9. — 4, Isaïe, LXIII, 1. — 5. I Cor. II, 7.

Prétendrais-tu me forcer à croire, d'après toi, qu'il y a eu un temps où le Fils n'existait pas? Explique toi : dis-nous comment, dans ton système, le Père est immuable, puisqu'on ne peut appeler Dieu l'être que l'on supposerait capable de changer. Or, il est sûr que le Père est sujet à variation, s'il y a eu un temps où il n'avait pas de Fils; car en soutenant que le Fils a commencé d'être ce qu'il n'était pas auparavant, tu seras, par là même, obligé de donner au Père ce nom qui n'était point précédemment conforme à sa nature. On verra donc le père nouveau d'un fils tout aussi nouveau, et. tu ne pourras nier que l'ancienneté vient atteindre la nouveauté ; et comme à la nouveauté tu feras succéder l'ancienneté, comme, d'après toi, la vieillesse prendra la place de l'ancienneté; de même tu forceras la vieillesse à disparaître sous les coups de la mort. Ne vois-tu pas, je te le demande, en quel abîme de ténèbres tu es plongé? Si, en effet, tu ne refuses pas de croire " que le Christ soit la vertu de Dieu et la sagesse de Dieu (1) ", et si, en même temps, tu soutiens qu'il y a eu un moment où le Fils n'était pas, il te faut deviner blasphémateur et dire que le Père a été sans force et sans sagesse, puisque tu cherches à démontrer qu'à un moment donné il n'avait pas ce Fils qui est sa force et sa sagesse. Or, être dépourvu de sagesse, c'est être fou, comme être privé de force, c'est la faiblesse ; nul doute à cet égard.

7. Que fais-tu, ô hérétique? Pourquoi lever ton pied contre l'aiguillon? Il en sera infailliblement blessé. A t'entendre , le Fils n'est qu'une simple créature. Paul contredit tes blasphèmes en ce passage : " Dieu était dans le Christ, se réconciliant le monde (2) ". Ne va point t'imaginer que cette parole de l'Apôtre soit la seule qui condamne ton système ; dès l'instant je te prouve à nouveau ton blasphème. Si , en effet , tu prétends que le Fils est une créature; comme Paul a dit : " La créature est assujétie à la vanité (3) ", il est évident que le Christ est assujéti à la vanité. Nous lisons encore ces autres paroles : " Toutes les créatures gémissent et sont dans les douleurs de l'enfantement (4) " ; donc, celui qui est venu délivrer le monde entier des gémissements et de la douleur gémit lui-même et se trouve dans les douleurs de l’enfantement. Enfin,

1. I Cor. I, 24. — 2. II Cor. V, 19. — 3. Rom. VIII, 20.— 4. Ibid. 22.

672

l'Apôtre nous dit : " La créature sera affranchie de cet asservissement à la corruption (1)". Donc, celui qui règne dans l'incorruptibilité au séjour céleste est asservi ici-bas à la corruption.

8. Mais, répliquent les Ariens, il faut, bon gré mal gré, te soumettre d'esprit et de coeur à la parole du Christ ; voici ce qu'il a dit de lui-même : " Le Père est plus grand que moi (2) ". N'avez-vous lu que cela ? On voit, ce me semble, dans les Evangiles, qu'il est le Fils de l'homme s. Faites-nous donc un crime de l'appeler Fils de Dieu. Dites-nous pourquoi vous lui donnez le nom de Fils de Dieu,

1. Rom. VIII, 21. — 2. Jean, XIV, 28. — 3. Matth. VIII, 20, etc.

puisqu'il se proclame lui-même Fils de l'homme ? Si tu travestis les motifs de son anéantissement , tu emploies' le remède à creuser tes plaies, et ce qui pourrait seul guérir tes blessures, tu t'en sers à porter la corruption jusque dans les parties saines. Pour nous, cherchons, dans la confession de la vraie foi, à conserver l'entière santé de nos âmes; croyons, sans hésiter, que la Trinité tout entière réside dans l'unique substance d'une même Divinité : par là, nous pourrons devenir participants de la vie éternelle, en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui règne avec le Père et le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

VINGT-QUATRIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR. ON Y EXPLIQUE CES PAROLES DU PSALMISTE : " IL DESCENDRA COMME LA PLUIE SUR L'HERBE DES CHAMPS ". (PS. LXXI, 6.) IV.

ANALYSE. — 1. Humilité et grandeur du Christ naissant. — 2. Son premier avènement a eu lieu dans les abaissements ; le second se fera dans tout l'éclat de la gloire.

1. On ne saurait en douter, mes très-chers frères, cette partie du psaume qu'on vient de lire est l'annonce de l'avènement corporel de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avènement qu'il a effectué aux yeux du monde, lorsqu'il est descendu du ciel pour opérer notre salut. Et parce qu'il devait être humble dans sa chair, parce que, comme Dieu, il ne devait y affecter aucune puissance , y manifester aucune grandeur, il s'est montré aux regards des hommes avec le prestige de la grandeur. En effet, si les témoins de sa naissance l'ont vu apparaître dans les abaissements et la pauvreté, ceux qui ont cru en lui l'ont reconnu pour un Dieu; car si, dans son extérieur, il agissait comme homme, parce qu'il était intérieurement, il agissait en Dieu, tout en manifestant l'humanité dont il s'était revêtu, la condition corporelle et terrestre à laquelle il s'était soumis. Pauvre aux regards de ceux qui le considéraient seulement des yeux de la chair, il était plein de majesté et revêtu de la gloire céleste aux yeux de ses fidèles. Au moment de sa descente sur la terre, il fut humble, et, pareil à la pluie qui tombe sur l'herbe molle sans se faire entendre, il descendit du ciel sans annoncer son infinie puissance, sans faire aucun bruit, sans épouvanter les hommes par le fracas de sa venue ; rien, dans les humiliations de sa naissance, ne trahit sa grandeur. De fait, il ne venait point ici-bas pour y régner; sa mission était (673) de souffrir pour notre salut, de triompher des tentations, de souffrir, bien qu'immortel, les douleurs de la mort en faveur des mortels, et d'ouvrir devant tous ceux qui auraient recours à lui le chemin d'une nouvelle vie.

2. Il a donc effectué son premier avènement, son avènement selon la chair, comme la pluie qui tombe des nuées sur l'herbe; c'est pourquoi il lui faudra opérer sa seconde venue au milieu du fracas et du bruit. Aussi, selon le langage de l'Ecriture, " y aura-t-il des éclairs, des tonnerres, des tremblements de terre et de la grêle (1)". " Un feu dévorant marchera devant lui , une effroyable tempête mugira autour de sa personne (2) ". Et, comme dit l'Apôtre, " la violence du feu dissoudra les cieux et fera fondre tous les éléments (3)". " Un feu dévorant le précédera et consumera autour de

1. Apoc. VIII, 5. — 2. Ps. XLIX, 3. — 3. II Pierre, III, 12

lui ses ennemis (1)". " Les montagnes se fondront comme la cire (2) ". " Mais ceux qui craignent le Seigneur et attendent sa venue seront enlevés sur les nuées pour aller, dans les airs, au-devant de Jésus-Christ, et ainsi seront-ils éternellement " avec le Seigneur (3)". Tout cela a été écrit, afin que nous nous préparions à sortir au-devant de Notre-Seigneur: par là, et en nous humiliant ici-bas à l'exemple du Sauveur, nous mériterons de régner avec lui dans les splendeurs de la gloire céleste. Car voici ce qui aura lieu : Quiconque, sur la terre, aura répandu les larmes de l'humilité comme une pluie abondante, jouira, dans le ciel, des félicités éternelles, par Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui vit et règne dans les siècles des siècles avec le Père et le Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

1. Ps. XCVI, 3. — 2. Ibid. 5. — 3. I Thessal. IV, 11-18.

VINGT-CINQUIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. V.

ANALYSE. — 1. A la naissance du Christ, les anges font entendre les plus douces mélodies. — 2. Précieux martyre des Innocents. — 3. Saint Augustin parle de la Nativité même aux petits enfants. — 4. Epilogue.

1. Frères bien-aimés, Notre-Seigneur Jésus-Christ vient au monde pour le racheter tout entier et renouveler le genre humain. Le Christ naît dans une caverne, afin que le monde ne soit plus désormais enseveli dans le séjour de la mort. Il naît dans une caverne et il pleure, pour chasser de la caverne du péché les criminels voleurs qui s'y cachaient, et afin que, sous l'empire d'un nouvel enfant, tous les enfants devinssent innocents. C'est une Vierge qui lui donne la vie; par là, Eve n'est plus obligée de se cacher sous le feuillage, la sainte Eglise s'élève sur la croix, et le monde chante les louanges de la Vierge Mère, comme la tourterelle chante du haut des arbres l'éloge de sa propre chasteté. Les Mages adorent le Christ !que, devant lui, le genre humain tout entier fléchisse le genou t Celui qui brille avec éclat dans les cieux se fait adorer sous des langes : les chrétiens doivent donc l'adorer aussi maintenant qu'il est assis à la droite du Père non engendré. On l'adore dans une crèche; nous devons donc l'adorer nous-mêmes aujourd'hui qu'il est sur l'autel éternel. La crèche est devenue un paradis, où se sont épanouies les fleurs des champs et les lis des vallées : aussi, puisque la tige du péché s'est flétrie, le genre humain doit-il fleurir sous le souffle du Christ. Auparavant, grâce à l'iniquité, les (674) épines surabondaient parmi les hommes chez un très-petit nombre d'entre eux se montraient les fleurs de la justice; les autres se desséchaient, comme des plantes dépourvues de sève. Un nouveau lis, le Christ, est descendu sur la terre, et il a commencé à y planter une pépinière d'anges. Du haut du ciel étaient venus à ce monde des plants nouveaux, étrangers à son sol : c'étaient des anges , et ils exécutaient de mélodieuses symphonies, et, comme les Prophètes ne se faisaient plus entendre, le genre humain était à même de contempler ces esprits célestes et de chanter avec eux : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix, sur la terre, aux " hommes de bonne volonté (1)". O louanges nouvelles exécutées par des instruments nouveaux ! O paix après le péché ! O vie après la peine de la géhenne ! O délices après les ronces ! O rose après les épines ! O cantique après le silence ! O musique des anges après les gémissements des captifs !

2. De nouvelles plantes, les anges, ont donc été apportées au paradis de l'Eglise, et lui ont donné un nouvel éclat par la beauté de leurs fleurs : et parce que ces jeunes pousses, emblèmes de la paix, étaient venues d'en haut, on vit bientôt germer celles du précieux martyre des innocents. O tendres tiges des petits enfants , vous êtes empourprées de votre sang ; le glaive des brigands a travaillé sur vous, et pourtant vous n'aviez pas commis le péché, et votre sang était pur ! Voilà que vient de naître le jardinier vigilant du paradis ; Adam, son négligent usufruitier, a donc le droit de se réjouir. Où est le serpent? Il ne poussera plus désormais l'homme à fuir le regard du Seigneur. Voilà que le Christ, le Maître éternel, vient en ce monde pour s'y préparer un perpétuel exil et reconduire au ciel l'homme qui lui appartient. Le paradis a été replanté depuis que le voleur y est entré aussi le rusé adversaire du genre humain ne peut-il plus s'y cacher. La caverne ne peut plus servir d'habitation aux brigands, depuis

1. Luc, II, 14.

qu'une caverne nouvelle abrite un Sauveur nouveau, dont la venue a été annoncée du haut des cieux par une étoile. Une Vierge Mère se voit en ce monde, l'Eglise sur le bois de la croix, le larron dans le paradis, le Seigneur dans le tombeau.

3. Lorsque, victime de ta ruse, l'homme est jadis devenu pécheur, une sentence de condamnation a été prononcée contre lui. Quelle a été cette sentence ? " Tu es poussière, et tu " retourneras en poussière (1)". Aujourd'hui les plaintes et les larmes ont cessé. Tu n'as plus aucune accusation à porter contre l'homme, car celui qui humilie le pécheur est venu, et il demeurera avec le soleil. " Car, depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher, les enfants loueront le Seigneur (2) ". " Et toi, enfant, tu seras appelé le Prophète du Très-Haut (3) ". " Afin que les jeunes gens, les vierges, les enfants et les vieillards louent le nom du Seigneur (4) ", " qui a délivré son peuple de ses péchés (5) ". Il a brisé les chaînes des pécheurs, ouvert les yeux des aveugles et les oreilles des sourds, ressuscité les corps morts, mis un terme aux gémissements des captifs et rempli de joie le coeur des pasteurs. Que les brebis se réjouissent de brouter les lis de la chasteté ! Que les petits agneaux soient dans la joie d'avoir effeuillé les roses d'un précoce martyre, sans avoir commis de péché, sans ressentir encore les douleurs de la mort, sans verser inutilement leur sang, puisqu'ils souffraient pour le Fils du souverain Maître.

4. Aujourd'hui, les anges font entendre ce cantique à la louange du Christ : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux (1) " ; les Mages l'adorent en suppliants ; les pasteurs et les agneaux lui donnent leur amour. Aujourd'hui les chrétiens tempérants le bénissent; les vivants et les morts fléchissent le genou devant ce Dieu qui est assis à la droite du Père et qui effacera les péchés du monde.

1. Gen. III, 19. — 2. Ps. CXII, 1-3.— 3. Luc, I, 76. — 4. Ps. CXLVIII, 12. — 5. Matth. I, 21. — 6. Luc, II, 14.

VINGT-SIXIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. VI.

ANALYSE. — 1. Jour de la nativité du Christ, jour de joie. — 2. Salutation de l'Ange. — 3. Incarnation du Verbe. — 4. La vraie beauté, c'est la chasteté.

1. Frères bien-aimés, un saint et solennel jour vient de luire pour le monde; réjouissons-nous donc et tressaillons d'allégresse. Aujourd'hui le soleil s'est levé sur l'univers; aujourd'hui les ténèbres du siècle ont vu apparaître au milieu d'elles la seule vraie lumière; aujourd'hui nos yeux sont éclairés d'un jour plus vif que celui du soleil; car ce qu'attendaient les anges et les archanges, les chérubins et les séraphins, ce qu'ignoraient les serviteurs célestes du Très-Haut, s'est fait connaître de notre temps, afin que, nous aussi, nous pussions, avec justice, répéter ces paroles du prophète David : " Seigneur, vous avez fait briller à nos yeux la lumière de a votre visage ; vous avez inondé de joie notre coeur (1) ". Admirable lumière ! lumière véritable, s'il en fut, c'est elle qui " éclaire tout homme (2) ". Qu'est-ce que cette lumière, me diras-tu ? Je te réponds aussitôt : C'est Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est la vraie lumière; voilà le véritable soleil, la splendeur par essence. Le Prophète a dit de lui : " Le soleil de justice s'est levé pour nous (3)". " Il était ", ajoute l'Evangéliste, " il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde (4) ". O la suave et douce lumière du visage de Dieu ! le peuple du Christ a obtenu la faveur d'en être éclairé. Qu'est-ce que le Christ? le visage de la lumière, le visage de Dieu. Qu'est-ce que le Christ ? le visage et la sagesse de Dieu. Qu'est-ce que le Christ? la lumière de l'ineffable lumière. O, mes frères ! quelle peut être cette lumière, puisqu'elle nous a engendré une pareille lumière !

1. Ps. IV, 7.— 2. Jean, 1, 9. — 3. Malach. IV, 2. — 4. Jean, I, 9.

2. Le saint prophète David a dit dans un cantique, ou plutôt, la voix du Père a dit par l'organe de ce prophète: " De mon coeur s'est échappée une bonne parole (1) ". Ecoutez, mes frères, cette bonne parole qui s'échappe du coeur. Ecoutez l'ange Gabriel ; voici ce qu'il dit à la Vierge Marie, au moment où il lui fait connaître les clauses du généreux contrat que Dieu va conclure avec elle. Ecoutez, vous dis-je, le messager céleste, descendu des marches du trône de l'Eternel, pour annoncer le mystère de la bienheureuse conception et de la naissance du Roi suprême. " L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge qu'un homme, nommé Joseph, de la maison de David, avait épousée; et le nom de cette vierge était Marie ". Il entra dans sa maison et lui dit : " Vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni ". Et Marie fut troublée en le voyant s'approcher d'elle et en l'entendant lui adresser ces paroles de bénédiction. L'ange vit son trouble et ajouta : " Marie, ne craignez point, car vous avez trouvé grâce devant Dieu. Voilà que vous concevrez dans votre sein, et que vous enfanterez un fils, et vous l'appellerez du nom d'Emmanuel, c'est-à-dire, Dieu avec nous. Il sera grand, et s’appellera le Fils du Très-Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père , et il règnera éternellement sur la maison de Jacob, et son règne n'aura point de fin (2) " . Marie a entendu, elle a cru; aussi a-t-elle conçu et enfanté. Elle a entendu la bonne parole, elle y a cru par la foi, elle a

1. Ps. XLIV, 1. — 2. Luc, I, 26-33.

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corporellement conçu, et, d'après la loi de la nature, elle a enfanté.

3. Aujourd'hui donc, Notre-Seigneur Jésus-Christ est né selon, la chair, mais non selon la divinité; car " au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par lui, et, sans lui, rien n'a été fait (1) " . Il est venu en ce monde, pour que les hommes fussent à même de le contempler des yeux de leur corps, puisqu'ils ne pouvaient l'apercevoir des yeux de leur coeur. O homme ! ne te montre pas ingrat. Tu vois devant toi celui-là même. qui t'a créé à son image et à sa ressemblance. C'est à son sujet que le Psalmiste adressait aux hommes ce reproche : " Enfants des hommes, jusques à quand votre cœur restera-t-il appesanti? Pourquoi poursuivez-vous la vanité et embrassez-vous le mensonge? Sachez que le Seigneur a fait de son Christ l'objet de notre admiration (2) ". C'est le Fils de Dieu, c'est son Verbe, c'est l'arbitre et le maître de tous ses secrets; car le Père lui a dit : " Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (3) " . Il a disposé toutes choses et les a conduites à leur fin, et il est parfois impossible de connaître ce qu'on a dans le coeur, sans la lumière de la parole, selon ce qui est écrit : " Une bonne parole s'est échappée de mon cœur ". Aussi le Prophète annonce-t-il quelle a dû être dans Marie la chaste union de son coeur avec le Verbe c'est l'indissoluble lien de la charité. Car les intentions et les pensées qui naissent dans le coeur ne peuvent se laisser entrevoir qu'à l'aide d'une sorte de maître spirituel, c’est-à-dire d'une parole qui leur soit assortie; d'autre part, que pourra dire la parole, si la sagesse, auteur de toutes choses, ne vient préalablement, dans le secret du coeur, suggérer des idées ? Rien, absolument rien. " Une bonne parole ", dit le Prophète, " s'est échappée de mon cœur ". Où était cette parole? dans le coeur. D'où s'est-elle échappée? du coeur. Qu'est-ce que la parole? le miroir du coeur. Il faut qu'il soit laid ou beau, et, par conséquent, digne de blâme ou de louange., C'est lui qui nous fait " bénir Dieu et maudire l'homme, qui a ôté créé à l’image

1. Jean, 1, 3. — 2. Ps. IV, 3, 4. — 3. Gen. I, 26.

et à la ressemblance de Dieu (1)". " L'homme bon ", dit l'Evangile, " tire de bonnes choses d'un bon trésor, et l'homme mauvais tire de mauvaises choses d'un mauvais trésor (2) ".

4. Voilà en quoi consistent la laideur du coeur, et aussi sa beauté. Place-toi du côté où brillent les rayons du soleil, où se trouve le Dieu de charité. Je ne veux. point que tu te complaises dans les agréments extérieurs dont la nature peut t'avoir doué. Que, sur ton visage, de vives couleurs se marient à la blancheur du teint, que la beauté de ta figure se trouve rehaussée par celle de tes yeux et que l'élégance de tes formes mette le comble à ta perfection, tu ne seras jamais qu'un être hi. deux, et tu seras toujours noté comme tel, si tu ne cherches point Dieu dans la simplicité de ton coeur. L'homme voit le visage, Dieu voit le coeur. Cherche donc à briller là où le Christ a bien voulu établir sa demeure. C'est pourquoi l'apôtre Paul a dit : " Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous? Or, si quelqu'un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra; car le temple de Dieu est saint, et c'est vous qui êtes ce temple (3) ". " Une bonne parole s'est échappée de mon coeur ". Et quelle est cette parole? C'est ce chaste époux, fruit de la chasteté, qui doit sortir d'une chaste couche et conserver à une vierge sa chasteté. Il est sorti de son lit, il s'est approché de l'Ange, et par l'entremise de l'Ange, qui a parlé en son nom, il a communiqué à la vierge le don de chasteté. Nous trouvons donc ici un père chaste, un époux chaste, une mère chaste, un fils chaste et une chaste union contractée sous les auspices et par l'opération du Saint-Esprit. Par sa foi, Marie a donc mérité de rester ce qu'elle était auparavant; le Seigneur lui a conservé ce privilège, même quand elle a conçu, et, à l'heure de l'enfantement, elle n'en a rien perdu : elle est restée vierge après la naissance du Sauveur ; car Celui qui règne avec le Père, dans les siècles des siècles, a donné à sa Mère le privilège de la fécondité quand elle l'a conçu, et ne lui a point enlevé la gloire de la virginité, quand il est né d'elle et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.

1. Jacq. III, 9. — 2. Matth. XII,35. — 3. I Cor. III, 16, 17.

677

VINGT-SEPTIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. VII.

ANALYSE. — 1. Le Christ est né d'une vierge. Analogies dans la vie de Samson. — 2. Et dans celle de Sara.— 3. Témoignage d'Isaïe. — 4. Parallèle entre Ève et Marie.

1. Frères bien-aimés, je ne me servirai que d'exemples pour vous prouver le mystère de ce jour. Samson se distinguait par sa force et sa valeur guerrière: il était, comme le Christ, natif de Nazareth, et sa mère avait été stérile jusqu'à sa naissance; un jour que, inspiré de Dieu, il avait mis en déroute l'armée ennemie, et qu'à défaut d'armes il ne pouvait pas achever sa victoire, il trouva par terre, au milieu du camp, une mâchoire d'âne. L'ayant prise dans ses mains, il tua une multitude d'ennemis avec ce nouvel instrument de combat. Ainsi s'en exprimait-il et s'en faisait-il gloire après l'action: " Je les ai défaits avec une mâchoire d'âne , j'ai tué mille hommes (1) ". A la suite de cette lutte vraiment gigantesque, Samson éprouva une soif qui lui brûlait les entrailles, et, toutefois, dans les environs, ne se trouvait aucune source où il fût à même de puiser et de se désaltérer. Il s'écria donc: " C'est vous, Seigneur, qui avez sauvé votre serviteur et qui lui avez donné cette grande victoire, et, maintenant, je meurs de soif (2) ". Alors Dieu entr'ouvrit les parois de la mâchoire et en fit couler de l’eau; Samson la recueillit, et sa soif fut calmée. O mâchoire, tout à l'heure instrument sanglant de mort, et, maintenant, source de force et de vie ! Ici, elle a servi à répandre le sang des ennemis, là elle a produit une eau salutaire ! De la mâchoire d'un âne mort, et contrairement aux lois de la nature, a pu s'échapper une source d'eau vive ; jusqu'à ce jour, ce membre desséché d'un animal a pu s'appeler du nom de la mâchoire ; et la bienheureuse Marie, donnant le jour au Fils de

1. Juges, XV, 16. — 2. Ibid. 18.

Dieu, n'aurait pu rester vierge ni allaiter son enfant en dépit des lois de la nature? Par l'effet de la puissance divine, une mâchoire a été capable de fournir ce que naturellement elle ne renfermait pas, et le même pouvoir céleste n'aurait pu permettre au corps de Marie de donner un lait qu'il possédait naturellement ? D'une mâchoire s'est échappée une fontaine; le Sauveur est sorti du sein de Marie. La vertu d'en haut a fait couler de l'eau d'un ossement aride, et elle eût été impuissante à tirer un corps vivant du sein d'une femme vivante ? Que l'infidélité se taise donc, qu'elle cesse de murmurer. Le même pouvoir qui a rendu féconde la mâchoire d'un animal privé de vie a aussi fait des mamelles d'une vierge, devenue mère sans avoir contracté aucune souillure, une source de lait : ce prodige a été opéré par la vertu du Fils unique qu'elle a mis au monde.

2. Mais puisque tu veux circonscrire dans les bornes des lois de la nature l'enfantement et l'allaitement d'une vierge, dis-moi donc, oui, dis-moi en vertu de quelle loi la bienheureuse Sara a pu enfanter et allaiter à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Elle avait alors, pour deux causes, perdu la faculté de concevoir : elle était avancée en âge; de plus, elle était stérile et ne pouvait avoir d'enfants ; car, dit l'Ecriture, " Sara avait passé l'âge de la maternité (1)". Néanmoins, au moment voulu par Dieu, elle a conçu et enfanté, et après avoir, en dépit de sa stérilité, mis au monde un fils, elle l'a allaité, bien qu'elle fût devenue vieille. Sara a obtenu de Dieu une telle faveur, et, pour devenir mère, la

1. Gen. XVIII, 11.

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Vierge Marie n'aurait pu l'obtenir? Ce que la vertu divine a accompli à l'égard d'une femme avancée en âge et débilitée, elle n'aurait pu l'accomplir à l'endroit d'une vierge? Ou bien, celui qui a fécondé une mère décrépite n'aurait pu rendre féconde une vraie vierge, une mère toute jeune ?

3. Mais revenons-en au témoignage des prophéties. Isaïe s'exprime ainsi: " Voilà que le Seigneur est porté sur un léger nuage il entre en Egypte ; à sa présence, les idoles sont ébranlées et tous les coeurs sont dans l'effroi (1)". " Le Seigneur est porté sur un léger nuage ". Ce passage a trait à l'humanité du Christ: elle portait le Seigneur et cachait en elle-même un Dieu qui se dérobait aux regards du monde, mais qui se manifestait par ses miracles. Le soleil, que nous voyons, ne se cache-t-il pas quelquefois derrière les nuages? Alors, il ne luit plus à tes yeux, bien que pour lui-même il ne cesse d'être lumineux. Quant au soleil éternel, il se dérobait aux regards en se voilant du nuage de notre nature humaine, et pourtant il luisait pour lui-même et pour nous. " Sur un nuage léger " : expression bien juste, puisqu'il ne portait point le fardeau du péché qui écrase toute chair. En effet, comme l'eau alourdit les nuages, ainsi les péchés pèsent beaucoup sur l'homme. Car, si notre chair s'adonne à l'iniquité, elle nous entraîne dans la boue et jusque dans les enfers ; si, au contraire, elle est sainte, elle s'élève vers les régions éthérées et jusque dans les cieux. C'est avec justesse qu'Isaïe appelle " un nuage léger " l'humanité du Christ, puisqu'à aucun instant elle n'a été l'héritière de la prévarication originelle, et que même elle a purifié l'humanité entière de la tache du péché. Nous pouvons encore dire, sans aucun doute, que Marie, la bienheureuse Vierge, la sainte Mère de Dieu, a été " un léger nuage ", puisque dans son corps et dans son âme, dans

1. Isaïe, XIX, 1.

tout son être, elle a été douée de sainteté ; car le Seigneur n'a-t-il pas dit de ses saints, ou le Prophète n'a-t-il pas fait cette question " Qui sont ceux qui volent comme des nuées (1)?" La vierge Marie, Mère du Sauveur, a été un nuage léger: en effet, elle a porté, suspendu à son cou ou couché sur ses bras, l'enfant divin; elle a fui avec lui jusqu'en Egypte, où elle a demeuré , afin que s'accomplît cette parole de l'Écriture: " J'ai appelé mon Fils de l'Égypte (2) ".

4. Toutefois, mes frères, remarquez bien le changement opéré dans les choses par la nativité du Sauveur ; faites attention aux aperçus nouveaux que nous fait découvrir ce mystère. Une vierge a conçu, elle a enfanté et allaité, et elle est restée vierge. Un homme est né sans la coopération de l'homme. Nulle trace de corruption dans ce qui devait être le principe de la vertu. Le premier homme est tombé, cédant aux conseils d'une vierge; le second Adam a triomphé, parce qu'une autre vierge a consenti aux volontés d'en haut. Le diable a introduit la mort dans le monde par l'intermédiaire d'une femme ; c'est aussi par l'intermédiaire d'une femme que le Sauveur y a ramené la vie. Un mauvais ange a jadis trompé Eve, un ange bon a exhorté Marie. Eve a cru, et elle a perdu son époux; Marie a cru aussi, mais, par là, elle a préparé dans son sein au Fils de Dieu une habitation digne de lui ; elle a eu pour fils Celui qu'elle avait pour Maître. Une parole a causé la chute d'Eve; Marie s'est également fiée à une autre parole, et elle a réparé ce qui avait été détruit. Par la pureté de sa foi, Marie a détruit le mal causé par la fausse confiance d'Eve. C'est d'une femme que date le péché, c'est à cause d'elle que nous mourons tous; la foi aussi a commencé par une femme, et à cause d'elle nous avons retrouvé nos espérances de vie éternelle.

1. Isaïe, LX, 8. — 2. Osée, XI, 1.

VINGT-HUITIÈME SERMON: POUR LA NAISSANCE DU SAUVEUR. VIII.

ANALYSE. — 1. Parallèle entre Eve et Marie. — 2. La salutation angélique et l'obéissance de Marie. — 3. Infinie bonté du Christ à notre égard.

1. Témoins des désirs qui animent votre dévotion, nous voulons vous découvrir le saint mystère de ce jour ; car si vous apprenez de notre bouche à bien connaître la secrète portée de la naissance du Christ, nous aurons pleinement satisfait des aspirations enrichies des perles de la foi. Aujourd'hui le Roi des anges a pris naissance au milieu des pécheurs, afin de leur accorder la condonation de leurs fautes. " Que les cieux se réjouissent ! que la a terre tressaille d'allégresse (1) ! " car le véritable architecte est descendu des cieux pour relever le monde de ses ruines, et afin que, par Marie, fût réparé ce qu'Eve avait si malheureusement détruit. Autrefois une femme avait perdu l'univers, et voilà que Marie porte le ciel dans son sein: la première femme a goûté du fruit de l'arbre, elle en a donné à son époux, elle a introduit la mort ici-bas pour Marie, elle a mérité d'engendrer le Sauveur.

2. Vous le savez; l'ange Gabriel s'approcha de la pudique Vierge de Nazareth et lui dit

a je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes " les femmes (2) " ; car votre sein est devenu la demeure du Fils de Dieu. Marie se troubla à la vue du messager céleste, elle entendit l'annonce du mystère, elle entra en négociation avec l'Ange. " Comment ", lui dit-elle, " comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme (3) ? " Ce que je vous dis là, je vous le dis d'après la manière dont les choses se passent en ce monde, mais je ne doute nullement de la puissance du Très-Haut. Votre parole me préoccupe, car j'ai résolu de rester vierge ; alors, et puisque je

1. Ps. XCV, 11. — 2. Luc, I, 28. — 3. Ibid. 34.

n'ai point de mari, comment pourrai-je engendrer un fils? — Marie, les choses ne se passeront point comme vous le croyez; vous n'enfanterez pas à la manière des autres femmes. Vous deviendrez mère, et, pourtant, vous ne perdrez jamais votre innocence; car vous aurez le bonheur de porter dans vos entrailles la Divinité elle-même. " Le Sainte Esprit descendra en vous, et la vertu du a Très-Haut vous couvrira de son ombre' n , en effet, votre sein est devenu le palais de l'Esprit-Saint. — Dès qu'elle eut entendu les conditions du céleste traité, elle prêta l'oreille aux propositions divines, et aussitôt elle mérita d'avoir le Seigneur pour habitant de son sein. " Voici ", dit-elle, " la servante du Seigneur ; qu'il me soit fait selon votre parole (2) ". Alors se trouvent occupées par le Très-Haut les entrailles de la Vierge ; la Majesté suprême tout entière se trouve renfermée dans les bornes étroites du corps d'une femme; alors se forme en elle son fils, son protecteur, son hôte, son gardien. Enfin, arrive le temps de le mettre au monde: Marie donne le jour à son enfant, et néanmoins la porte de sa chasteté demeure close. On voit apparaître le rejeton d'une lignée toute céleste, sans que la pureté de sa mère se trouve souillée de la moindre tache. L'enfantement fut, pour elle, exempt de douleurs et de larmes, parce que son fruit lui était venu du ciel. En ce jour, l'armée des anges s'écrie, dans les transports de la joie : " Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre (3) ", parce que le sein d'une vierge est devenu fécond.

3. Remarquez bien, mes frères, de quel

1. Luc, I, 35. — 2. Ibid. 38. — 3. Ib. II, 14.

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éclat a brillé la miséricorde de Dieu à notre égard. il a daigné naître parmi les hommes, qu'il avait lui-même formés du limon de la terre. Par sa naissance, il a réparé leurs ruines ; il les a rachetés en mourant pour eux, et, après sa mort, il les a arrachés des abîmes profonds. Il a fallu qu'il nous aimât beaucoup pour prendre sur lui nos péchés, quoiqu'il fût juste, et pour se charger de nos crimes, malgré son innocence. Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, nous a délivrés des mains de nos ennemis, par cela même qu'il est descendu des cieux et que, après avoir subi les atteintes de la mort, il est sorti vivant et glorieux du tombeau, traînant à sa suite, dans son royal triomphe, tous les captifs dont il avait brisé les chaînes. Qu'à lui soient la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

VINGT-NEUVIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. IX.

ANALYSE. — 1. La naissance du Christ nous fait admirablement connaître l'amour de Dieu pour nous.— 2. Cette naissance n'est pas sa première et éternelle naissance, mais la seconde et la temporelle. — 3. Elle a été précédée de l'existence de la mère de Jésus, en qui la virginité et la fécondité se sont trouvées merveilleusement unies.— 4. Dans la naissance du Christ se manifeste un ineffable mystère.— 5. Le Christ, venant au monde, était un homme véritable car il voulait sauver les hommes ; et faire d'eux les enfants de Dieu. — 6,. Les paroles par lesquelles on explique le mystère de l'incarnation semblent se contredire; pourtant, il n'y a aucune contradiction dans l'enseignement de l'Eglise. — 7. Il faut donc croire fermement à ce que là sainte Eglise croit et enseigne sur ce mystère, et, en particulier, sur les deux naissances du Christ : différences et rapports qui existent entre elles. — 8. Considérons avec une vive reconnaissance quels admirables bienfaits nous ont procurés les mystères de l'incarnation et de la rédemption. — 9. Il n'y a donc qu'un seul Christ, Dieu et homme tout ensemble, qui soit né et mort pour nous.

1. Frères bien-aimés, l'amour tout gratuit de Dieu pour nous trouve sa preuve dans la naissance temporelle, et selon la chair, du Fils de Dieu, notre Seigneur, dans cette naissance décidée avant tous les siècles, effectuée en ce monde, annoncée d'avance par les Prophètes, prêchée par les Apôtres, cachée, pendant l'ancienne alliance , sous des figures choisies, révélée, au temps de la nouvelle, par d'incontestables preuves, promise à nos Pères, manifestée à nos regards. En effet, Dieu nous a montré une affection entièrement bénévole, puisque, sans que nous l'ayons mérité, il nous a donné son Fils unique pour rédempteur. " Le Seigneur a envoyé un ré" dompteur à son peuple (1)". Voici, au dire du bienheureux Paul, ce que nous devons penser du Christ: " Il nous a été donné de

1. Ps. CX, 9.

Dieu comme notre sagesse, notre justice, notre sanctification, notre rédemption (1)".

2. Nous célébrons aujourd'hui cette naissance du Fils de Dieu ; toutefois, en venant au monde, il est sorti, non point du sein de son Père, mais du sein de la Vierge, sa mère il a fait précéder cet événement du commencement du monde, et, ce qui est plus admirable encore, de la plénitude des temps (2). Celui que le Père éternel a engendré en dehors de tous les temps a voulu naître ainsi, et, en naissant de la sorte, le Fils a daigné être envoyé par le Père, sans pouvoir, néanmoins, jamais se séparer de lui. Cette naissance n'est donc pas sa première, mais sa seconde.

3. Cette seconde naissance du Fils de Dieu a été précédée de l'existence en ce monde de

1. I Cor. I, 90. — 2. Galat. IV, 4.

celle qui lui à donné le jour; mais jamais la divinité de son Père n'a préexisté relativement

à sa première naissance. Celui qui est coéternel à son Père est donc né après sa mère. Voilà pourquoi nous célébrons aujourd'hui l'enfantement de la sainte Vierge, de cette vierge que nous proclamons aussi mère, en qui la gloire de la fécondité est venue accroître l'éclat de la virginité, et dont la fécondité s'est trouvée ennoblie par une virginité inaltérable. Cette vierge a donc eu le privilège de la fécondité, mais elle n'a jamais perdu celui de la virginité; son enfantement a été de telle nature, que jamais elle n'eût été féconde si elle avait dû perdre l'intégrité de son innocence. Elle a donc été seule à recevoir cette grâce singulière d'un caractère tout divin; à elle seule a été accordée cette faveur miséricordieuse de former, dans son sein et de son sang, le Créateur de toutes choses, et de concevoir, sans l'intermédiaire d'aucun homme, Celui qui a formé la femme, et, enfin, d'engendrer dans le temps le Dieu engendré de toute éternité.

4. En parlant de cette naissance du Fils de Dieu, qui s'est effectuée dans le temps, le Docteur des nations a dit: " Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils à formé d'une femme, et assujéti à la toi, pour racheter ceux qui étaient sous la loi, afin que nous devinssions ses enfants adoptifs (1)". Par ces paroles le bienheureux Apôtre a attiré l'attention de nos esprits et leur a fait comprendre le mystère de notre rédemption. Il connaissait parfaitement les secrets divins, et, en interprète fidèle, il nous a présenté ce mystère sous l'aspect le plus aimable et le plus capable d'exciter notre admiration: Pourquoi ce mystère est-il si admirable? Parce qu'il s'est ainsi accompli. Pourquoi est-il si aimable? Parce qu'il s'est accompli en notre faveur. Pourquoi est-il digne de notre admiration? C'est que celui qui est vrai Dieu de Dieu est aussi né vrai homme d'homme. Y a-t-il rien de comparable à cette merveille, que le vrai Dieu, naturellement né du Père, et, par droit de naissance, Maître de toutes choses, soit aussi né de la Vierge, dans la condition d'esclave ? que le Créateur de tous les temps ait été créé dans le temps? Pourquoi ce mystère est-il si aimable ? C'est que le Fils unique, qui est dans le sein du Père (2), a daigné devenir

1. Galat. IV, 4, 5. — 2. Jean, I, 18.

vrai homme et naître de l'homme, pour nous faire naître de Dieu.

5. Afin de rendre plus claire et plus intelligible pour nos auditeurs la vérité que nous énonçons, il nous faut reprendre ce que nous avons tous entendu relativement à la naissance humaine du Fils unique de Dieu. " Lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme et assujéti à la loi ". Voilà comment le vrai Dieu est né vrai homme. Mais de quel bienfait cette naissance humaine de Dieu a-t-elle été pour nous la source? L'Apôtre nous l'enseigne par ces paroles: " Pour racheter ceux qui étaient sous la loi, afin que nous devinssions ses enfants adoptifs (1) " . Voilà comment Dieu a agi: il est né vrai homme, afin que nous, qui sommes hommes, nous naissions de Dieu. En effet, nous sommes nés de Dieu lorsque, croyant en lui, nous avons été adoptés pour ses enfants. Le bienheureux Jean prouve en ces termes qu'il y a des hommes nés de Dieu: " Il a donné le droit d'être faits enfants de Dieu à tous ceux qui l'ont reçu, à ceux qui croient en son nom, à ceux qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu même (2) ". Nous avons reçu, dans la personne du nouvel Adam, l'adoption de la grâce divine que nous avions perdue dans la personne du premier. Nous étions privés de la grâce, lorsqu'après avoir été conçus dans l'iniquité, nous sommes nés dans le péché; car c'est un fait certain, que nous l'avions perdue même avant de naître corporellement. Tous ont perdu la grâce de l'adoption en celui " en qui tous ont péché (3)". Dieu a donc fait éclater son amour pour nous, en ce que son Fils unique, par qui toutes choses ont été faites, a été fait au milieu de toutes choses, et qu'il a été fait dans la plénitude des temps, bien qu'il eût fait tous les temps.

6. Frères bien-aimés, il faut comprendre avec exactitude comment a pu être fait Celui par qui toutes choses ont été faites, ou comment l'on peut dire que celui qui a fait tous les temps a été fait dans la plénitude du temps. Les saints Prophètes et les Apôtres ont avancé ces deux assertions, et les disciples de la vérité même nous ont enseigné cela avec encore plus de vérité. Le Christ qui, après sa naissance, a député les Apôtres pour en être

1. Galat. IV, 4, 5. — 2. Jean, I, 12, 13. — 3. Rom. V, 12.

682

les témoins, avait déjà, avant de naître, député les Prophètes dans le même but. Les Prophètes et les Apôtres sont donc venus, envoyés qu'ils étaient par la vérité, et ils ont entendu à la même école ce qu'ils devaient nous enseigner à leur tour. Dans leurs paroles, rien de faux, rien de hasardé : tout y est manifestement vrai, tout y est véritablement manifeste. Voilà, mes très-chers frères, la doctrine des Prophètes et des Apôtres. Lorsqu'en parlant du Fils de Dieu, ils le désignent comme Créateur et créature, comme faisant et comme fait, comme tenant du temps et de l'éternité, il n'y a rien de discordant en leur manière de s'exprimer; la fausseté ne vicie pas non plus leur enseignement, mais leur profession de foi sur l'une et l'autre naissance est l'expression vraie de la vraie foi, de la foi qui sauve. Il est, en effet, évident, que du Seigneur, Fils unique de Dieu, on peut toujours affirmer une double naissance, puisqu'en lui se trouvent réellement unies la substance divine et la substance humaine. Voilà pourquoi l'Eglise catholique reconnaît, sans hésiter, en un seul et même Fils de Dieu son créateur et son rédempteur; son créateur, parce que, comme Dieu, il lui a donné l'existence; son rédempteur, parce que, comme homme, il a été fait à cause d'elle. Cette chaste épouse reconnaît en lui, et sans l'ombre d'un doute, son époux; car elle lui est unie dans la plénitude et la vérité des deux natures. Elle confesse qu'il est son chef et que ce chef non-seulement est du Père, demeure dans le Père, est l'Eternel et immuable Seigneur, mais est devenu, tout étant Dieu, un homme parfait, né, dans le temps, de la Vierge Marie. Elle sait qu'il a, avec le Père, une seule nature divine, et, comme sa mère, la nature humaine, c'est-à-dire un corps et une âme. Elle avoue qu'un seul et même Christ a commencé à exister, et n'a jamais eu de commencement; car, l'Eglise catholique en fait profession, le Fils unique de Dieu est, tout à la fois, Dieu éternel de Dieu éternel, et homme temporel d'homme temporel. Aussi prêche-t-elle un seul et même Fils de Dieu, égal et inférieur au Père; car elle sait qu'il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes (1), Jésus-Christ homme. En effet, Dieu le Fils nous a emprunté notre nature pour la sauver ; et Dieu, après nous l'avoir empruntée tout entière, l'a sauvée de même par l'effet

1. I Tim. II, 5.

d'une bonté toute gratuite. Ainsi est-il arrivé que Dieu le Père a accordé le salut à l'homme par les mérites de Dieu le Fils avec qui il partage la divinité : de là il résulte encore que l'homme a obtenu le salut de Dieu le Père, par l'entremise de Dieu le Fils, entré en participation de la nature humaine: d'où il suit, enfin, que, pour les fidèles, la vraie source du salut se trouve en un seul et même Fils de Dieu. Telle est donc la véritable règle de la foi catholique, voilà en quoi consiste la divine et saine doctrine : croire qu'il y a véritablement deux natures dans la personne du Fils de Dieu, et confesser, avec non moins d'assurance, la vérité des deux naissances d'un seul et même Fils de Dieu.

7. Mes frères, que ce point de foi soit donc bien certain pour nous; que la croyance en soit bien affermie dans nos coeurs, appuyée sur la vérité de la foi et profondément enracinée dans la charité: Dieu, le Fils unique, par qui toutes choses ont été faites, est vraiment né une fois avant tous les temps, et une fois dans le temps ; une fois, sans avoir commencé, et une fois à une époque déterminée; une fois de Dieu le Père, et une fois de la Vierge Marie; de Dieu le Père sans avoir de mère; de la Vierge Marie, non pas sans avoir de Père, mais sans avoir un homme pour père. En effet, Dieu le Fils a Dieu pour père, non-seulement entant qu'il est né de lui sans avoir commencé et qu'il est Dieu de Dieu le Père; mais aussi en tant qu'il est né de la Vierge, dans le temps, et qu'étant Dieu il a été fait homme. Pour sa première naissance, le Verbe s'est échappé du coeur (1) de Dieu le Père; dans la seconde le Verbe s'est fait chair dans le sein de la Vierge Mère, et Marie l'a enfanté. A sa première naissance, il a été engendré par le Père, et il est sorti de son sein, et c'était le Dieu Très-Haut, à sa seconde, le même Dieu , devenu un humble époux, est sorti d'un lit virginal; par la première, il nous a faits, et par la seconde, il nous a donné une nouvelle vie; par l'une, il nous a créés; et par l'autre, il nous a rachetés; par celle-là, nous sommes devenus hommes; par celle-ci, nous avons été adoptés comme enfants de Dieu. Parla première, il est notre Créateur et nous sommes son ouvrage; par la seconde, il est notre Rédempteur et nous sommes son héritage. Par l'une le Fils

1. Ps. XLIV, 2.

683

de Dieu nous a donné l'existence humaine ; par l'autre, il a daigné faire de nous ses héritiers; c'est par l'effet de celle-là que tous les hommes viennent en ce monde, c'est par l'effet de celle-ci que tous les justes régneront dans le ciel. Comme conséquence de la première, nous sommes ses créatures et nous tenons de lui la vie ; comme conséquence de la seconde , ceux qu'il a rachetés entreront en possession de la béatitude éternelle.

8. O homme, remarque donc attentivement de quels bienfaits Dieu le Fils t'a comblé, quoique tu en fusses indigne ! Tu étais égaré, et il t'a cherché; tu étais perdu, il t'a retrouvé; tu t'étais vendu, il t'a racheté; tu t'étais arraché la vie, il te l'a rendue. Voilà les faveurs qu'il t'a accordées en venant en ce monde, et il te les a accordées toutes d'une manière entièrement bénévole ; car il n'a trouvé en toi ni le mérite d'aucune bonne oeuvre, ni même un commencement de bonne volonté. Quand nous songeons aux bienfaits de Dieu, nous n'en apercevons pas d'autre cause que la grâce d'en haut : nos bonnes oeuvres y sont pour rien. En effet, mes très-chers frères, quel bien avions-nous fait pour mériter cette faveur singulière qu'un vrai Dieu se fit pour nous un vrai homme, que le Fils, par nature coéternel au Père,voulût naître d'une Vierge dans le temps, que le Très-Haut s'humiliât, que Celui qui nourrit incessamment les anges demandât sa nourriture aux mamelles d'une femme, que le Dieu infini fût placé dans une crèche étroite, que le Roi de tous les siècles fût abreuvé d'outrages, que Celui qui justifie subît une injuste condamnation, que Celui en qui ne se trouve aucun péché fût compté au nombre des pécheurs, que l'Auteur de la vie fût conduit à la mort avec des brigands, et qu'il mourût, non-seulement avec des scélérats, mais même pour des scélérats? C'est pourtant un fait attesté par l'Apôtre, que " le Christ est mort pour des impies (1)". Mais a-t-il pu naître pour des justes, Celui qui a daigné mourir pour des impies?

9. Il n'y a donc qu'un seul et même Christ, qui réunit véritablement en lui les deux natures, vrai Dieu et vrai homme, vraiment né du Père et vraiment né d'une Mère, appartenant d'une manière incontestable à l'éternité et au temps, possédant indubitablement l'immortalité et subissant réellement les coups de la mort, vraiment privé de vie et ressuscité effectivement. Voilà le grand mystère de piété ! Dieu le Fils a été, selon la chair, livré pour nos péchés, et, selon la chair encore, il est ressuscité pour notre justification. Et parce que le même Fils de Dieu a commencé, en naissant, l'oeuvre de notre rédemption qu'il a achevée en mourant pour nous, nous vous annonçons à tous, au jour où nous célébrons la nativité du Sauveur, celui de sa résurrection, tant Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles avec le Père et l'Esprit-Saint, a eu hâte d'opérer notre salut ! Ainsi soit-il.

1. Rom. V, 6.

TRENTIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SEIGNEUR. X.

ANALYSE. — 1. Etonnants mystères renfermés dans la naissance du Christ. — 2. Un grand nombre de prodiges, sorte de prélude de ses miracles à venir, ont précédé la naissance du Sauveur. — 3. Motifs pour lesquels les Mages ont recherché et adoré ce roi des Juifs préférablement à tous autres.

1. Le Christ vient au monde, aussi le coeur des hommes est-il inondé de joie. Le Créateur du genre humain sort du sein d'une jeune fille, et des entrailles, restées vierges de tout (684) contact charnel, mettent au monde le Fils de l'homme, qui n'a pas eu d'homme pour père. Le temps voulu pour l'enfantement de Marie s'accomplit; si grand que soit celui qu'elle engendre à la vie, rien n'est changé aux lois qui régissent la naissance des humains. Ainsi a dû naître celui quine devait point refuser de mourir pour nous délivrer. Le Christ vient au monde: comme Dieu, il est du Père; en tant qu'homme, il vient d'une mère. Engendré par le Père, il est la source de la vie; enfanté par Marie, il est le tombeau de la mort. En lui se rencontrent le Révélateur du Père et le Créateur de la mère, le Verbe né avant tous les temps, et l'homme né au temps opportun; le Créateur du soleil, et la créature formée sous le soleil; celui qui est de toute éternité avec le Père, et celui qui est né aujourd'hui de la mère; celui sans lequel le Père n'a jamais existé, et celui sans lequel la mère n'aurait jamais été mère. Celle qui a enfanté est en même temps mère et vierge; Celui qu'elle a enfanté est tout à la fois enfant et Verbe. Celui qui a fait l'homme s'est fait homme, il a été mis au monde par une mère qu'il avait lui-même créée, et il a sucé les mamelles qu'il avait lui-même remplies. Celui qui était Dieu est devenu homme, et, sans perdre ce qu'il était, il a voulu devenir sa propre créature. En effet, il a ajouté l'humanité à sa divinité; mais en devenant homme, il n'a point cessé d'être Dieu; pour s'être revêtu de membres humains, il n'a pas discontinué ses oeuvres divines, et quand il s'est enfermé dans le sein d'une Vierge, il ne s'y est pas emprisonné au point de soustraire aux anges la sagesse qui fait leur nourriture et de nous empêcher de goûter combien le Seigneur est doux. Ah ! c'est à juste titre que les cieux ont parlé, que les Anges ont rendu grâces, que les bergers se sont réjouis, que les Mages sont devenus meilleurs, que les rois sont tombés dans le trouble, que les petits enfants ont été couronnés. O Mère, allaitez notre nourriture, allaitez le pain qui nous vient du haut des cieux, placez-le dans la crèche, comme s'il était destiné à être la pâture de pieux animaux. Allaitez celui qui vous a créée pour faire de vous sa mère, celui qui, avant de naître, a choisi le sein dans lequel il s'incarnerait et le jour où il viendrait au monde; celui, enfin, qui a créé ce qu'il destinait à devenir "le lit nuptial d'où, nouvel époux, il sortirait un jour (1) ", pour embrasser l'Eglise, son épouse.

2. Voyez quels prodiges ont précédé la naissance du Sauveur ! Longtemps auparavant les Prophètes annoncent que le Créateur du ciel et de la terre se fera adorer ici-bas ; l'Ange fait savoir qu'on verra venir dans la chair celui qui a tiré la chair du néant; en. fermé dans le sein d'Elisabeth, Jean salue le Sauveur enfermé dans celui de Marie ; le vieux Siméon reconnaît un Dieu dans un petit enfant, et la veuve Anne, une Vierge dans la personne de sa mère. Seigneur notre Dieu, voilà quels témoins ont affirmé votre naissance, avant que vous marchiez sur les eaux, que la tempête s'apaisât sur votre parole, qu'à votre prière un mort sortît vivant du tombeau, que le soleil s'obscurcît tout à coup au moment de votre mort, qu'à l'heure de votre résurrection la terre tremblât sur ses bases, et que le ciel s'ouvrît à celle de votre ascension. Enfin, les Mages, partis des extrémités de l'Orient, sous la conduite d'une étoile, afin d'apporter au Christ les prémices de la foi, ont traversé d'immenses étendues de pays, pour venir à -la recherche du Roi, pour courber devant lui leurs fronts.

3. Mais, ô Mages, si vous avez regardé le Christ comme étant vraiment roi des Juifs, quel motif vous a portés à l'adorer de préférence aux autres ? Depuis de longs siècles n'a-t-on pas vu naître un grand nombre de rois juifs? N'y a-t-il pas eu, parmi eux, l'illustre monarque David, et Salomon, le plus puissant de tous? Pourtant, vous n'êtes venus vous approcher ni de leur berceau, ni de leur trône. Ah, c'est qu'avant le Christ, le ciel n'a trahi la grandeur d'aucun d'entre eux t Mais, aujourd'hui, une étoile fait connaître le Roi des rois, et son Créateur : le ciel lui-même annonce qu'il est Dieu, et, d'après les signes qui s'y manifestent, il est impossible de révoquer en doute sa nature divine.

1. Ps. VIII, 6.

685

TRENTE ET UNIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XI.

ANALYSE. — 1. La naissance du Christ, sujet d'une grande joie. — 2. Que le peuple manifeste son allégresse en s'acquittant de ses devoirs.

1. Tous les passages de l'Ecriture qu'on vient de nous lire, frères bien-aimés, doivent être pour chacun de nous un sujet d'allégresse : nous ne devons tous éprouver qu'un sentiment, celui de la joie. En effet, le Psalmiste dit : " Tressaillez de bonheur à la présente du Dieu qui est notre soutien (1) " . L'Apôtre ajoute : " Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur (2) ". " Je vous annonce ", continue l'Evangéliste, " je vous annonce le sujet d'une grande joie (3) ". O l'heureux jour que celui-ci, puisque, d'après le témoignage des Ecritures, nous y célébrons la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de concert avec le Psalmiste et l'Evangéliste, avec les Prophètes et les Apôtres.

2. Oui, elle est grande, en ce jour, la joie

1. Ps. LXXX, 13. — 2. Philipp. IV, 4. — 3. Luc, II, 10.

des chrétiens, cette joie dont les saintes Ecritures lui ont donné l'exemple. Oui, notre allégresse est sans bornes, puisque dans l'ivresse de son bonheur le peuple a fait son devoir. Quelle serait la sainteté des membres de cette Eglise, s'ils accomplissaient toujours la volonté du Christ ! Je vous le demande donc instamment , mes très-chers frères , remplissez toujours les devoirs que le Seigneur vous impose; ainsi mériterez-vous de vous réjouir éternellement les uns avec les autres. Le bonheur que nous éprouvons aujourd'hui à célébrer la naissance du Sauveur est, en effet, le prélude du bonheur que le serviteur fidèle de Notre-Seigneur Jésus-Christ en ce monde goûtera dans le ciel, à y célébrer avec les anges les solennités à venir de l'éternité.

TRENTE-DEUXIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XII.

ANALYSE. — 1. Le Christ s'est incarné pour triompher du diable. — 2. Que de merveilles à admirer dans la naissance du Sauveur ! — 3. Marie mère et vierge.

1. Frères bien-aimés, c'est aujourd'hui le jour où le Christ a pris notre humanité dans le sein d'une Vierge. Il a voulu s'humilier jusqu'à se revêtir de notre pauvre nature pour délivrer nos âmes de leurs péchés. Par sa prévarication , le premier homme avait (686) déçu le monde entier; il n'y avait plus, dès lors, de remèdes à nos maux et de salut pour nous, que si le Christ descendait du ciel. Pour le serpent, il se réjouissait, dans l'excès de sa méchanceté, d'avoir inoculé son venin à l'homme nouvellement créé. Mais le Christ est descendu dans le sein d'une Vierge, afin d'y prendre un corps d'homme qui serait attaché à la croix, et dont la mort porterait le coup fatal à l'antique serpent. Le diable avait employé une ruse infernale: c'était de parler à la femme par l'entremise d'un serpent, et de déguiser ainsi sa propre personne. Efforts inutiles ! Le Christ est descendu des cieux, le Fils de Dieu lui-même a pris un corps d'homme, et, en se montrant au démon sous l'apparence d'un homme, il lui a tendu un piège mortel. Ainsi, en effet, le tentateur a-t-il cru n'avoir affaire qu'à un homme, et a-t-il complètement méconnu le Seigneur. Il voyait bien un homme devant lui, mais il était loin d'imaginer que ce fût le souverain Maître. La faiblesse s'étalait à ses regards, mais la divinité se dérobait à ses yeux; aussi demeura-t-il tout confus , lorsque dans l'homme se montra le Dieu.

2. Le Christ est donc descendu ici-bas, envoyé par Dieu son Père; toutefois, il ne s'en est jamais séparé : il était sur la terre, sans avoir un seul instant quitté le ciel. Il a lui-même dit à ce sujet : " Personne n'est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel (1)". Sur la terre, il parlait aux hommes en tant qu'homme, et il déclarait être au ciel en tant que Dieu. En lui, néanmoins, la divinité n'a subi aucun amoindrissement de ce qu'il s'est revêtu de notre infirmité : il a pris ce qu'il n'était pas, et il reste ce qu'il était dès le commencement, c'est-à-dire Dieu. Pour s'être fait homme, il a travaillé à notre avantage,

1. Jean, III, 13.

mais non à son détriment ; il est demeuré l'égal du Père, tout en anéantissant la plénitude de sa divinité et en prenant la forme d'esclave.

3. Seule parmi toutes les personnes de son sexe, une Vierge a paru, qui a eu le singulier mérite de concevoir dans ses entrailles le Fils de Dieu, et de posséder sa virginité entièrement intacte, même après l'avoir enfanté. " Je vous salue , Marie ", lui dit l'Ange ; " vous êtes pleine de grâce ; le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes (1)". Car " voilà que vous concevrez et enfanterez un fils, et vous lui donnerez le nom de Jésus (2) " . " Il délivrera son peuple de ses péchés (3) ". Vous garderez tous les droits de la virginité, vous aurez un fils et vous ne perdrez pas le titre de vierge ; car la puissance divine est si grande, qu'elle donne la fécondité à la mère et conserve à la Vierge son intégrité, " Vous êtes bénie entre toutes les femmes ", parce que vous concevrez du Saint-Esprit, et en cela agira, non pas un époux charnel, mais la grâce divine. L'enfant que vous allaiterez sera votre propre créateur. Vous, que Dieu nourrit de ses largesses, vous lui donnerez vos mamelles à sucer; vous envelopperez de langes celui qui vous a accordé le vêtement de l'immortalité; vous placerez dans une crèche le corps enfantin de celui qui vous a préparé une table céleste. Tous les soins qu'une femme doit à son nourrisson, vous les prodiguerez à celui qui vous a promis la faveur de posséder surabondamment les biens réservés par lui à ses saints. Que dire de plus? O Vierge, réjouissez-vous de ces magnifiques promesses ! Alors s'éloigna le messager d'en haut : alors vint prendre possession du sein de Marie le Dieu qui vit et règne, avec le Père et l'Esprit-Saint, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

1. Luc, 1, 28. — 2. Ibid. 31. — 3. Matth. I, 21.

TRENTE-TROISIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XIII.

ANALYSE. — 1. Un aliment spirituel est indispensable à notre âme pour acquérir la vie éternelle : c'est pour nous la procurer que Dieu nous a donné la loi et les Prophètes, et que le Christ s'est fait homme. — 2. Combien la venue du Christ était nécessaire à la délivrance de l'homme. — 3. En s'incarnant, le Christ nous a apporté le salut. — 4. Ce n'est pas sans un admirable mystère que nous connaissons la venue du Christ en ce monde.— 5. Réfutation des objections faites par les infidèles contre l'incarnation de Dieu.

1. Mes très-chers frères, c'est avec raison et pour notre plus grand bien qu'on nous fait lecture des paroles divines, car elles sont l'aliment de notre âme. " Car l'homme chrétien ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (1)". Comme nous avons, chaque jour, besoin d'aliments matériels pour sustenter la vie de notre corps, ainsi nous faut-il une nourriture spirituelle pour parvenir à la vie éternelle. En effet, si tant de personnes affectionnent cette vie terrestre en dépit des dangers et des peines dont elle se trouve comme hérissée, combien plus vivement doit-on aimer la vie céleste et sans fin que nous partagerons plus tard avec les anges ; car le Sauveur a dit : " A la résurrection des morts, ils ne se marieront pas et ne prendront pas de femmes, mais ils seront semblables aux anges (1) ? " C'est en vue de cette vie éternelle due Dieu a donné sa loi et choisi les Patriarches, que les prêtres et les lévites ont reçu l'onction du chrême, que les Prophètes sont venus, que les anges ont été envoyés, qu'enfin le Seigneur, Fils de Dieu, est lui-même descendu des cieux sur la terre et a rétabli en nous son image. De là nous devons conclure quelle impérieuse nécessité il y avait pour nous que la souveraine Majesté se revêtît de notre chair mortelle.

2. Pouvait-il y avoir pour cela un motif plus pressant que celui de notre mort éternelle? Pouvions-nous éprouver un châtiment plus cruel, que la servitude du péché ? Quel

1. Matth. IV, 4. — 2. Luc, XX, 35.

supplice plus insupportable que notre captivité éternelle? Nous portions les entraves de la mort, nous étions plongés dans l'esclavage et la sujétion la plus dure. Où se trouve la preuve de notre mort éternelle? Dans les paroles de l'Apôtre; écoute-le : " Depuis Adam jusqu'à Moïse, la mort a régné sur ceux-là mêmes qui n'avaient point péché (1) ". Par quel moyen établir la preuve de notre captivité ? Par les plaintes des martyrs, qui s'exhalent jusque dans les psaumes : " Seigneur, comme le vent du midi rompt les glaces des torrents, ainsi brisez nos fers (2)". La captivité imposée par des ennemis barbares est, certes, bien cruelle, bien féconde en amertumes ! Et, pourtant, on peut s'y soustraire par la fuite, s'y dérober par une somme d'argent ; en tout cas, la mort lui sert de terme. S'il en est ainsi d'elle, que sera-ce de la captivité éternelle, qui ne finira point par la mort, mais qui, au contraire, sera, dans les abîmes éternels, la source d'intolérables douleurs ?

3. Donc, mes frères, des motifs impérieux de tous genres exigeaient que Notre-Seigneur Jésus-Christ vînt dans le temps sur la terre. Aussi, en se revêtant de notre humanité, nous a-t-il arrachés à la mort pour nous rendre à la vie ; il nous a délivrés de la servitude et nous a rendu la liberté; il â brisé les chaînes par lesquelles les démons nous retenaient captifs, et nous sommes rentrés en possession de l'adoption des enfants ; car, a dit le Prophète, " il est monté au plus haut des cieux,

1. Rom. V, 14. — 2. Ps. CXXV, 4.

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traînant après lui de nombreux captifs; il a répandu ses dons sur les hommes (1)". Le Seigneur Christ est donc venu, à proprement parler, pour opérer notre délivrance. Ce n'est ni un prince, ni un député, ni un ange qui nous sauvera; ce sera le Seigneur lui-même par sa venue.

4. Etonnante merveille, mes frères ! Le Christ est venu en ce monde, et, pourtant, il était dans le monde dès le commencement, il y est encore, et il y reviendra un jour. Qu'il soit venu dans le monde, c'est un fait attesté par l'Apôtre en ce passage : " C'est une vérité certaine et digne d'être reçue avec une entière soumission, que Jésus-Christ est venu en ce monde pour sauver les pécheurs, parmi lesquels je suis le premier (2) ". Qu'il ait été dans le monde, l’Evangéliste l'affirme : " Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l'a pas connu (3)" . II est encore maintenant avec nous dans le monde, car il a dit à ses Apôtres : " Allez, instruisez toutes les nations; baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit; voici que je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles (4) ". Quant à sa venue future, l'Ange en parle ainsi aux Apôtres: " Comme vous voyez le Christ monter au ciel, ainsi l'en verrez-vous revenir (5)". Précédemment déjà, le Prophète l'avait annoncé: " Il viendra manifestement, notre Dieu, et il ne se taira plus (6) ". Aussi, parce que le Seigneur Christ " était dans le monde, le monde ", c'est-à-dire, le genre humain, " ne l'a point connu (7)". Et chose surprenante ! il ne le croyait pas invisible. Grand mystère ! Etonnante merveille ! Par cela même que le Créateur du monde a voulu devenir une des créatures qui peuplent le monde, il a effacé les péchés du monde, suivant cette parole de l'Evangile : " Voilà l'Agneau de Dieu, voilà celui qui efface les péchés du monde (8)" .

5. Mes frères, nous croyons que le premier avènement du Seigneur Christ a déjà eu lieu, et nous lui en témoignons notre reconnaissance par notre adhésion à cette vérité; mais

1. Ps. LXVII, 19; Ephés. IV, 8. — 2. I Tim. I, 15. — 3. Jean, I, 10.— 4. Matth. XXVIII, 19, 20. — 5. Act. I, 11. — 6. Ps. XLIX, 3. — 7. Jean, I, 10. — 8. Jean, I, 29.

il nous revient de tous côtés des objections faites par les Juifs endurcis, par les païens et les manichéens. — Qu'est-ce donc que sou. tiennent les chrétiens, s'écrient-ils? Ils disent que le Dieu de gloire est venu en ce monde pour sauver le genre humain? Pourquoi le prétendre? N'y avait-il dans le ciel personne que Dieu pût envoyer à sa place? N'avait-il pas à sa disposition un ange ou un autre représentant? N'a-t-il pas, en effet, choisi Moïse et Aaron pour délivrer le peuple d'Israël de la captivité d'Egypte? D'ailleurs, s'il a voulu venir en ce monde, pourquoi se servir de l'intermédiaire d'une femme? Pourquoi passer par les membres obscènes d'une créature? — Voici notre réponse. Nous disons: Dieu pouvait nous délivrer d'une autre manière, parce qu'il est tout-puissant. Mais il ne nous suffisait pas qu'en Dieu se trouvât seulement la puissance, il fallait aussi qu'à la puissance se joignît la justice. La puissance se manifeste dans l'action, et la justice dans la raison. Or, la raison exigeait que l'homme eût pour rédempteur le Créateur même du genre humain; car nous lisons, dans la sainte Ecriture, que Dieu le Père a dit à son Fils: "Faisons l'homme " à notre image et à notre ressemblance (1)". Quant à la difficulté qu'ils tirent du passage du Christ par des membres soi-disant obscènes, rien de plus facile que d'en triompher. Je ne vois aucune obscénité là où se rencontre l'intégrité virginale; on ne peut dire qu'il y ait des taches là où la nature a conservé une pureté parfaite. Les rayons du soleil traversent les marais et la fange, sans contracter aucune souillure, bien qu'ils soient corporels, puisqu'ils sont un composé de lumière et de chaleur; à bien plus forte raison la divinité incorporelle du Christ n'a-t-elle pu se salir en s'incarnant dans le sein d'une Vierge. Une Vierge a conçu, une Vierge a enfanté, et elle est demeurée vierge. Ce qu'Eve nous avait fait perdre, la Vierge Marie nous l'a rendu. La vierge Eve nous avait donné la mort, la Vierge Marie nous a donné notre Sauveur. La saine et droite raison a donc voulu que le nouvel Adam fût sauvé par les mêmes voie; que celles par lesquelles le premier homme avait péri.

1. Gen. I, 26.

689

TRENTE-QUATRIÈME SERMON. POUR LA NATIVITÉ DU SAUVEUR. XIV.

ANALYSE. — 1. La naissance du Christ n'a rien de charnel, puisqu'il est le Verbe de Dieu. — 2. Marie saluée par l'ange. — 3. Miraculeuse conception du Christ; merveilleuse naissance du Sauveur; les anges l'annoncent aux pasteurs. — 4. Ce que nous ont valu le premier et le second Adam, la première et la seconde Eve.

1. D'après les ordres de celui qui vient de naître, ma langue audacieuse voudrait parler de la conception et de la naissance virginale de l'éternelle Divinité ; mais mon esprit se trouble et ne peut que s'épouvanter en face d'une pareille tâche. Pourrait-on, en effet, n'éprouver aucune terreur quand il s'agit de ra. conter des merveilles? Je tremble donc, et avec raison, car celui dont je vais parler est présent devant moi. Personne d'entre vous, mes bien-aimés, ne doit s'imaginer que Notre, Seigneur et Sauveur ait commencé d'exister au moment de sa naissance charnelle; car il a toujours été dans le Père, selon ce témoignage de l'Evangile : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par lui (1)". Remarque attentivement et vois qui est celui qui était, où il était, quel il était, comment il était, ce qu'il faisait. " Au commencement était le Verbe ". D'après ces paroles, tu sais qui est-ce qui était. Ecoute maintenant, voici où il était : " Et le Verbe était en Dieu ". Puisque tu as appris où il était, sache quel il était : " Et le Verbe était Dieu "; et où il était: " Il était au commencement avec Dieu " ; et ce qu'il faisait : " Toutes choses ont été faites par lui "; où il est venu : " Il est venu chez lui "; pourquoi il est venu : Jean va nous l'apprendre: " Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte les péchés du monde (2) ".

2. " Au commencement donc était le Verbe, etc… " Si toutes choses ont été faites par le principe..... Les anges chantent donc, pour

1. Jean, I, 1-3. — 2. Ibid. 29.

l'annoncer, la naissance du Dieu éternel. Marie était Vierge avant d'enfanter, elle reste Vierge après l'enfantement, et ses entrailles seront la demeure où Dieu viendra se reposer en attendant qu'elle lui donne le jour. Voyez quel enfantement a annoncé l'ange Gabriel, à qui la parole d'en haut seule a donné un corps; car il est écrit: L'Ange s'approcha de Marie et la salua en lui disant : " Le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes, et le fruit de vos entrailles est béni (1)". O virginité digne de tous nos hommages ! O humilité digne d'être publiée partout ! L'Ange appelle Marie la Mère du Seigneur, et Marie s'en dit hautement la servante. Admirable prévoyance de Dieu 1 Marie n'a point su d'avance sa maternité future, parce que, dans sa simplicité virginale, elle eût refusé même l'honneur de concevoir. Gabriel s'approche d'elle, apportant avec lui le messager de Dieu et Dieu lui-même; il annonce à la jeune Vierge un mystère bien Papable de la jeter dans l'épouvante ; il lui annonce la visite du Dieu qui doit passer par elle. Marie est là, saisie de frayeur ; à la parole insinuante de l'Ange elle ne répond rien, tant son âme est troublée l Sa pudeur virginale paralyse son coeur; toutes ses entrailles frémissent sous l'impression de la crainte, et elle déclare en tremblant tout ce qu'elle redoute. C'était à bon droit que le frisson de la peur avait saisi la partie de son corps destinée à devenir l'asile de la Divinité. On ne saurait qu'innocenter le pudique effroi causé en elle par la crainte de Dieu et de l'enfantement ; aussi, comme le saint Ange savait que cette âme de

1. Luc, I, 28.

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femme allait se troubler soit en le voyant s'approcher d'elle, soit en entendant son message, il s'adresse à ce coeur de jeune fille en commençant par lui parler de bénédiction, afin qu'elle se réjouisse de se voir plus privilégiée que son premier père. O double fruit d'une bénédiction ! Le Seigneur fait tout à la fois bénir et instruire sa mère.

3. A peine l'Ange lui a-t-il annoncé son enfantement, que les membres destinés au Verbe sont conçus en elle et commencent à se former. Dieu se renferme dans le sein d'une femme; celui pour qui le monde est peu de chose se trouve porté dans les entrailles d'une Vierge; et, renfermé dans les étroites limites d'un corps humain, la Grandeur divine s'incarne pour nous sauver ! Les entrailles fécondées de Marie se dilatent sous l'action du Verbe, et quand le nombre des mois est arrivé à son terme, elles mettent au jour l'homme céleste. A ce moment les anges publient, par leurs cantiques, la naissance du Sauveur. Or, en la même contrée, il y avait des bergers qui gardaient leurs troupeaux durant les veilles de la nuit. Le Christ vient au monde; les pasteurs ont commencé à veiller. La nuit, c'est le monde ; la lumière, c'est le Christ; les pasteurs, ce sont les prêtres. L'Ange dit aux bergers: " Ne craignez point, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le monde le sujet d'une grande joie: c'est qu'il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur (1)". C'est avec juste raison que la naissance du Christ est annoncée aux pasteurs, car les pasteurs doivent l'intimer aux incrédules. Heureuse fécondité d'une Mère 1 Elle donne, pour nous, le jour à un Dieu fait homme. Heureuse virginité d'une Mère qui a su adorer son céleste Fils avant de le nourrir ! Nous aussi, adorons en ce nouveau-né notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ.

4. Ecoutez, frères bien-aimés, si cela est possible, le mystère de la loi. Le premier Adam venait de la terre et du ciel; le second venait du ciel et de la terre. Celui-ci venait du ciel et de la terre, parce qu'il était de Dieu et de Marie; celui-là venait de la terre et du ciel, car il était un composé de terre et d'esprit. La mère de l'un et de l'autre était Vierge, et leur naissance n'était le fruit d'aucun commerce charnel; Marie ne connaissait pas la

1. Luc, II, 10, 11.

corruption, la terre était intacte, car ni semence, ni soc de charrue, ni pluie ne l'avait encore touchée. Le premier Adam nous a ôté la vie; avec elle, le second nous a donné la grâce. Les conseils d'une Vierge ont causé la chute du premier; par l'enfantement d'une Vierge, le second a relevé les ruines qu'Eve avait faites. L'un a péché et nous a fait punir de mort ; le second a souffert et nous obtenu notre pardon. En raison de sa faute, le premier s'est vu chassé du Paradis ; à cause de sa bonté, le second a été attaché au bois de la croix. Donc, le mal s'est fait par une femme, mais une femme a bien plus puissamment opéré le bien. En effet, si nous sommes tombés par le fait d'Eve, c'est Marie qui nous a remis sur nos pieds; si l'une nous a jetés par terre, l'autre nous a relevés; si la première nous a condamnés à la servitude, la seconde a brisé nos chaînes; celle-là nous a empêchés de vivre longtemps, celle-ci nous a rendu la vie éternelle. Entre les mains d'Eve le fruit de l'arbre a été la cause de notre condamnation; Marie nous a absous par le fruit de l'arbre, car le Christ a été pendu à la croix comme un fruit. C'est donc un arbre qui nous a donné le coup de mort, et c'est un arbre qui nous a rendu la vie. L'arbre du péché a allumé en nous le feu des passions; l'arbre de la science nous a procuré un vêtement qui calme notre ardeur pour le mal. Un arbre nous ,a réduits à la nudité; un arbre nous a donné ses feuilles pour nous couvrir d'indulgence. L'arbre de l'ignorance nous a produit des ronces et des épines ; l'arbre de la sagesse a été pour nous la source de l'espérance et du salut. Un arbre nous a apporté le travail et les sueurs; un arbre nous a procuré le repos et la paix. Un arbre a ouvert les yeux du corps; un autre les yeux du coeur. L'arbre du monde nous a inoculé l'astuce; l'arbre de Dieu nous a enseigné la prudence. Un arbre nous a montré le mal; un arbre nous a fait voir le bien. Mais je veux remonter au jour de la prévarication, et, avec la permission de Dieu, vous dire ce qu'il m'inspirera. Si Adam n'était point tombé corporellement, le Christ n'aurait pas eu à nous ressusciter spirituellement en cette vie. Je l'ai déjà dit : O profondeur insondable des secrets éternels! O plan divin, caché à ceux qui n'ont pas la foi, et rayonnant de clarté pour ceux qui croient ! L'Immortel crée une mortelle, (691) et une mortelle donne le jour à l'Immortel. Celui qui n'a pas de corps se renferme en terre, et celui qui a un corps devient habitant des cieux. Dieu se fait homme et il se relève. Le genre humain tout entier est souillé par Eve, et Marie le purifie. Eve est donc bienheureuse, puisqu'elle a donné l'occasion de tant de merveilles; mais bien plus heureuse est Marie, car elle nous a guéris de tous nos maux ! Heureuse Eve ! elle est devenue la mère du genre humain ! bien plus heureuse est Marie ! elle a mis au monde le Christ. L'une est donc préférable à l'autre, mais toutes deux méritent nos louanges. En effet, si Eve, de qui descendait Marie, n'avait d'abord failli, le Christ n'aurait point rendu Marie heureuse; et il ne se serait point abaissé jusqu'à nous, si Eve n'avait d'abord prévariqué ici-bas. L'une s'appelle la mère des hommes, l'autre la mère de la grâce; l'une nous a formés, l'autre nous a fortifiés; par Eve, nous grandissons, nous régnons par Marie. Celle-là nous a jetés à terre, celle-ci nous a élevés jusqu'au ciel. En deux mots, voici tout le mystère de la loi : Eve et Marie conspirent toutes deux au même but, comme tous les hommes s'en sont écartés. En Eve se trouvait originairement Marie, et c'est par Marie qu'Eve a été plus tard réhabilitée.