Jean de la Croix - Nuit Obscure – 1er
Partie.
En effet, si peu d'auteurs abordent la
purification active de l'esprit, la plupart ignorent les purifications passives
que l'âme subit sous l'action de Dieu, seule vraiment efficace. Car par
elle-même l'âme est bien incapable de se guérir, il y faut l'intervention de
Dieu. D'où l'importance de la doctrine de la nuit passive (1NO 12,3). Donc,
vers 1584-1586, Jean de la Croix abandonne la rédaction de la Montée pour celle
de la Nuit qui expose la passivité de l'âme sous l'action de Dieu en deux
étapes : livre I, nuit passive du sens ; livre II, nuit passive de l'esprit.
Un petit
prologue1 indique la méthode qui d'ailleurs ne sera pas suivie jusqu'au bout,
et le plan du poème : les premiers couplets concernent les purifications
douloureuses, les autres chantent les effets de l'illumination spirituelle et
la joie de l'union d'amour avec Dieu.
1 Qui par
sa brièveté et son objet n'infirme pas ce que nous avons dit du prologue commun
à La Montée et à la Nuit, p. 209.
Le Livre I
traite donc de la Nuit passive du sens; il comporte quatorze chapitres alors
que la nuit active en avait seulement trois. La spiritualité est une vie, elle
évolue. Jean de la Croix rappelle les trois étapes de l'itinéraire de l'âme
fidèle que lui-même a déjà traversées : le commençant médite ; le progressant
contemple; le parfait jouit de l'union divine (1NO 1,1). Il trace les grandes
lignes car dans le détail chaque âme est un cas particulier.
Le
commençant s'est donné à Dieu, mais il est dans l'enfance spirituelle, il a
besoin d'être sevré (1NO ; 2NO ; 3NO). C'est que l'âme est malade, déréglée;
conséquences du péché originel et des péchés personnels ; et ce mal souvent
inconscient empêche l'union. Il faut donc passer par les purifications
horriblement douloureuses pour accéder au bonheur ineffable de l'union d'amour.
On ne peut entreprendre une cure sans diagnostic préalable. Jean de la Croix
dénonce la misère des commençants en la détaillant selon les sept péchés
capitaux spirituels. Cette démarche de vérité montre la réalité du mal et
encourage pour en sortir, à la vue des immenses bienfaits à obtenir de cette
guérison. Ces analyses témoignent d'une riche expérience de vingt-deux ans de
vie religieuse. On y trouve de lumineux principes.
Au
chapitre 9, le Saint renouvelle l'exposé des trois signes qui marquent le temps
où le spirituel doit passer de la méditation discursive à l'oraison
contemplative, où il peut et doit quitter le stade des commençants pour celui
des progressants.
La
passivité, l'action de Dieu sur l'âme, ne supprime pas les efforts que doit
faire l'âme. Développés dans la Montée, ils sont rappelés ici : il convient que
l'âme s'efforce de faire tout ce qu'elle pourra pour se perfectionner. Passif
et actif sont complémentaires. Mais Jean de la Croix réprouve ceux qui se tuent
de mortifications corporelles ou se débilitent par des jeûnes. Dieu ne réclame
pas une pénitence de bêtes (1NO 6,1 ; 6,2), mais un détachement spirituel
absolu qui permet d'accommoder sa volonté à celle de Dieu (1NO 7,3).
La nuit
est indispensable pour parvenir à l'union, mais ce n'est qu'un moyen, le but
est l'union d'amour et il est significatif que le poème réserve deux couplets
pour la nuit et six pour l'union, et que dans un traité consacré à l'horrible
nuit de l'esprit on exposera les degrés de l'amour qui ici sont dix (Chap. 19
et 2O du livre II).
Le livre
II traite de la Nuit passive de l'esprit. La nuit du sens a seulement accommodé
le sens à l'esprit (1NO 8,1 ; 2N 1). Or toutes les imperfections des sens ont
leur racine dans l'esprit (2NO 3,1). C'est pourquoi Jean de la Croix poursuit
l'exposé des imperfections maintenant chez les progressants. La guérison de l'esprit
est donc capitale et beaucoup plus douloureuse. Elle concerne les grands
spirituels qui traversent cette épreuve affreuse : après avoir tout donné à
Dieu, ils se sentent indignes de Dieu, pis, ils ont l'impression d'être rejetés
par Lui, abandonnés.
Dieu
purifie l'âme en profondeur grâce aux trois vertus théologales que Jean de la
Croix symbolise par un déguisement d'habits aux trois couleurs principales :
blanc, vert, rouge (2NO 31,3).
Il
exploite aussi le symbole de la bûche attaquée par le feu qui deviendra le
thème central de la Vive Flamme. Après cette terrible nuit qui a permis la
victoire sur les trois ennemis, l'âme se retrouve purifiée, comme en l'état
d'innocence d'Adam. Là aussi nous avons de précieux enseignements :
Sens et
esprit sont deux parties très distinctes et très éloignées l'une de l'autre
(2NO 23,14).
L'âme est
mise en cure afin d'obtenir la santé, et la santé de l'âme, c'est Dieu (2NO
16,10).
Les biens
ne vont pas de l'homme vers Dieu, mais viennent de Dieu à l'homme (2NO 16,5).
Cette nuit
passive de l'esprit est crucifiante car à la lumière divine, l'âme se connaît
en vérité, elle voit la profondeur de sa misère ; elle est douloureuse aussi
car l'éclat de la lumière divine aveugle l'entendement qui ne peut en supporter
l'excès (2NO 4,2 ; 4,5).
Les
ravissements et extases ne sont que défaillances du corps. Elles cessent chez
les parfaits qui jouissent de la liberté de l'esprit (2NO 1,2).
Ce ne sont
pas seulement les puissances de l'esprit qui loin d'être supprimées sont
changées selon Dieu, c'est tout l'être. Les passions et les appétits aussi sont
rendus divins et célestes (2NO 13,11 ; 2NO 16,3).
Comme la
Montée est interrompue, la Nuit aussi l'est brusquement. Ce que Jean de la
Croix devrait chanter de l'union n'est-il pas déjà dit dans le Cantique et
bientôt à nouveau dans la Vive Flamme d'amour
Nuit obscure
PROLOGUE
AU LECTEUR
1. En ce
livre sont mis premièrement tous les couplets qu'il faut expliquer. Ensuite est
expliqué chaque couplet en particulier, en mettant chacun d'eux avant son
explication ; et ensuite on commente chaque vers en particulier, en les mettant
aussi au début. Dans les deux premiers couplets sont déclarés les effets des
deux purifications spirituelles de la partie sensitive de l'homme et de la
spirituelle. Dans les six autres on montre les différents et admirables effets
de l'illumination spirituelle et union d'amour avec Dieu. Vale.
CHANTS
DE L'ÂME
En une nuit obscure,
… 2
2 Nous ne
répétons pas les huit strophes de ce cantique que nous avons déjà mentionnées
p. 218-220 et dont les couplets commentés vont être reproduits. Rappelons que
les deux traités : la nuit obscure et la Nuit obscure commentent ce même
cantique et constituent ainsi comme les deux volets d'une même oeuvre.
ON
COMMENCE L'EXPOSÉ DES CANTIQUES QUI TRAITENT DU MOYEN ET DE LA MANIÈRE QUE
GARDE L'ÂME DANS LE CHEMIN DE L'UNION DE L'AMOUR AVEC DIEU,
PAR NOTRE RÉVÉREND PÈRE FRÈRE JEAN DE LA
CROIX, RELIGIEUX DE L'ORDRE DE LA TRÈS GLORIEUSE VIERGE DU MONT CARMEL, ADEPTE
DE LA RÈGLE PRIMITIVE ET FONDATEUR DES DÉCHAUSSÉS.
2. Avant
d'entrer dans l'explication de ces couplets, il convient de savoir ici que
l'âme les dit étant déjà en la perfection, qui est l'union d'amour avec Dieu,
étant déjà passée par les intimes épreuves et angoisses, au moyen de l'exercice
spirituel du chemin étroit de la vie éternelle que dit notre Sauveur dans
l'Évangile (MT 7,14); chemin par lequel ordinairement l'âme passe pour
arriver à cette haute et heureuse union avec Dieu. Ce chemin, comme il est si
étroit et que si peu y entrent, comme le dit aussi le même Seigneur (Ibid.),
l'âme tient pour un grand bonheur et aventure d'être passée par lui à ladite
perfection d'amour, comme elle le chante en ce premier couplet, nommant avec
beaucoup de propriété Nuit obscure ce chemin étroit, comme il sera montré plus
loin dans les vers dudit cantique. L'âme donc, heureuse d'être passée par cet
étroit chemin, d'où lui arrive un si grand bien, parle en cette manière :
LIVRE
PREMIER
[Dans
lequel on traite de la Nuit (passive) du sens]
Premier
couplet
En une nuit obscure,
avec
angoisses, en amours enflammée,
oh !
heureuse aventure !
je sortis
sans être aperçue,
ma maison
étant désormais apaisée.
EXPLICATION
1. L'âme
raconte en ce premier couplet le moyen et la manière dont elle sortit selon
l'affection de soi et de toutes les choses, mourant par une vraie mortification
à toutes et à soi-même, pour venir vivre une vie d'amour douce et savoureuse avec
Dieu. Et elle dit que cette sortie de soi et de toutes les choses fut une nuit
obscure, qu'elle entend ici par la contemplation purificatrice (comme nous
dirons après), qui passivement cause en l'âme ladite négation de soi-même et de
toutes les choses.
2. Et
cette sortie, elle dit ici qu'elle put la faire par la force et la chaleur que
pour cela lui donna l'amour de son Époux et ladite contemplation obscure ; en
quoi elle exalte le bonheur qu'elle eut de s'acheminer à Dieu par cette nuit
avec un succès si favorable, qu'aucun des trois ennemis, qui sont monde, démon
et chair - qui sont ceux qui toujours font obstacle dans ce chemin - ne l'en
purent empêcher, pour autant que ladite nuit de contemplation purificatrice fit
endormir et s'apaiser en la maison de sa sensualité toutes les passions et tous
les appétits selon ses appétits et mouvements contraires. Elle dit donc le vers
:
En une
nuit obscure,
Chapitre 1ON PREND LE PREMIER VERS ET ON
COMMENCE À TRAITER DES IMPERFECTIONS DES DÉBUTANTS
1. En cette
nuit obscure, les âmes commencent à entrer quand Dieu les tire de l'état de
ceux qui commencent, qui est de ceux qui méditent dans le chemin spirituel, et
il commence à les mettre en celui des progressants qui est désormais celui des
contemplatifs, afin que passant par là, ils parviennent à l'état des parfaits,
qui est celui de l'union divine de l'âme avec Dieu. Aussi pour mieux entendre
et déclarer quelle est cette nuit par où l'âme passe et pourquoi Dieu l'y met,
il convient premièrement d'exposer ici quelques propriétés des commençants.
Même si ce sera avec toute la brièveté possible, cela ne manquera pas de servir
aussi aux commençants mêmes, afin que, entendant la faiblesse de l'état où ils
sont, ils s'encouragent et désirent que Dieu les mette en cette nuit, où l'âme
se fortifie et se confirme dans les vertus, et passe aux inestimables délices
de l'amour de Dieu. Et, bien que nous nous y arrêtions un peu, ce ne sera pas
plus que ce qui suffit afin de traiter aussitôt de cette nuit obscure.
2. Il faut
donc savoir que l'âme, après s'être déterminée à se convertir à servir Dieu,
ordinairement Dieu l'élève en esprit et la délecte, comme une mère amoureuse
fait à son tendre enfant, elle l'échauffe dans la chaleur de son sein, le
nourrit d'un lait savoureux et d'aliments délicats et doux, et le porte dans
ses bras et le caresse; mais, à mesure qu'il grandit, la mère le sèvre des
caresses et, cachant son tendre amour, met de l'aloès amer sur son doux sein et
le faisant descendre de ses bras, le met sur ses pieds pour le faire marcher,
pour que, perdant les propriétés de l'enfant, il s'adonne à des choses plus
grandes et plus substantielles. L'amoureuse mère de la grâce de Dieu (SG
16,25), dès qu'elle régénère l'âme pour une nouvelle chaleur et ferveur de
servir Dieu, fait de même avec elle, car elle lui fait trouver doux et
savoureux le lait spirituel, sans aucune peine, dans toutes les choses de Dieu,
et une grande satisfaction en tous les exercices spirituels, car Dieu lui donne
ici le sein de son tendre amour comme à un tendre enfant (1Pe 2,2-3).
3. C'est
pourquoi, elle trouve son délice à passer de grands moments en oraison, et
parfois des nuits entières, ses goûts sont les pénitences, ses contentements
les jeûnes, et ses consolations d'user des sacrements et de fréquenter les
choses divines. En elles, bien que les spirituels y assistent avec grande
efficacité et assiduité et qu'ils en usent et les traitent avec grand soin et
diligence, néanmoins parlant spirituellement, ils s'y comportent fort
faiblement et imparfaitement, parce qu'ils sont attirés à ces choses et
exercices spirituels par la consolation et le goût qu'ils y trouvent et comme
aussi ils ne sont pas habitués aux exercices de forte lutte dans les vertus,
ils commettent maintes fautes et imperfections en ces oeuvres spirituelles ;
parce qu'enfin chacun opère selon l'habitude de perfection qu'il a, et, comme
ils n'ont pas eu le temps d'acquérir ces fortes habitudes, nécessairement il
faut qu'ils opèrent faiblement comme de faibles enfants. Pour que cela se voie
plus clairement, et combien ces commençants marchent de façon défectueuse dans
les vertus qu'ils pratiquent avec facilité mais avec ledit goût, nous allons le
noter dans les sept vices capitaux, en disant quelques-unes des imperfections
qu'ils ont en grand nombre en chacun d'eux, où l'on verra clairement combien
ils opèrent selon le comportement des enfants. Et l'on verra aussi combien
apporte de biens avec soi la nuit obscure dont nous traiterons après, puisque
de toutes ces imperfections elle nettoie l'âme et la purifie.
Chapitre 2DE
QUELQUES IMPERFECTIONS SPIRITUELLES QUE LES COMMENÇANTS ONT CONCERNANT
L'HABITUDE DE LA SUPERBE.
1. Comme
ces commençants se sentent si fervents et si diligents dans les choses
spirituelles et les exercices de dévotion, de cette prospérité - quoiqu'il soit
vrai que les choses saintes d'elles-mêmes humilient -, par leur imperfection il
leur naît souvent une certaine branche de superbe secrète, d'où ils en arrivent
à avoir quelque satisfaction de leurs actions et d'eux-mêmes. Et de là aussi
leur naît une certaine envie un peu vaine (et parfois fort vaine) de parler des
choses spirituelles devant d'autres, et parfois même de les enseigner au lieu
de les apprendre, et ils condamnent en leur coeur les autres qu'ils ne voient
pas avec la sorte de dévotion qu'ils voudraient, et même, quelquefois, ils
osent bien le dire, ressemblant en cela au pharisien, qui, louant Dieu, se
vantait des oeuvres qu'il faisait et méprisait le publicain (LC 18,11-12).
2. À eux
souvent le démon accroît la ferveur et l'envie de faire davantage de ces
oeuvres ou d'autres, pour que leur orgueil et présomption s'augmentent, parce
qu'il sait bien, le démon, que toutes ces oeuvres et vertus qu'ils opèrent, non
seulement ne leur servent de rien, mais au contraire en eux se tournent en
vices. Et quelques-uns d'entre eux vont si avant qu'ils ne voudraient pas qu'un
autre parût être bon, sinon eux; et ainsi, en acte et en parole, à l'occasion,
ils les condamnent et les dénigrent, voyant le fétu dans l'oeil de leur frère
et n'apercevant pas la poutre qui est dans le leur (MT 7,3) ; ils ôtent
un moucheron à leur prochain et ils avalent un chameau (MT 23,24).
3.
Quelquefois aussi, quand leurs maîtres spirituels, comme sont les confesseurs
et supérieurs, n'approuvent pas leur esprit et leur manière de procéder (parce
qu'ils ont envie qu'on loue et estime ce qui les concerne), ils jugent qu'ils
ne connaissent pas leur esprit ou qu'ils ne sont pas spirituels, et que c'est
pour cela qu'ils n'approuvent pas cela et n'y condescendent pas ; de telle
sorte qu'ils en désirent et cherchent bientôt d'autres qui s'accordent à leur
goût, parce que, ordinairement, ils désirent traiter de leur esprit avec ceux
dont ils espèrent qu'ils loueront et estimeront leurs comportements, et fuient
comme la mort ceux qui les leur détruisent pour les mettre en chemin sûr,
parfois même jusqu'à se fâcher contre eux. En résumé, ils ont coutume de
projeter beaucoup et ils font très peu. Quelquefois ils ont envie de faire
paraître leur esprit et leur dévotion aux autres, et pour cela font de temps en
temps des signes extérieurs de mouvements, soupirs et autres cérémonies ; et
quelquefois ils ont des ravissements (en public plus qu'en secret) auxquels le
démon coopère, et ils prennent plaisir qu'on le sache et souvent le désirent.
4.
Beaucoup s'efforcent d'avoir les préférences et de gagner les bonnes grâces des
confesseurs, d'où il leur naît mille envies et inquiétudes. Ils ont de la honte
à déclarer leurs péchés nûment de peur que les confesseurs ne les méprisent,
ils les colorent pour ne pas paraître si mauvais, ce qui est plutôt tendre à
s'excuser qu'à s'accuser. Quelquefois ils cherchent un autre confesseur pour
déclarer leur mal, pour que l'autre pense qu'ils n'ont rien de mal, mais du
bien; et ainsi, ils aiment toujours dire le bien, et parfois en termes qui
paraissent plus que cela plutôt que moins, avec envie qu'il paraisse bon,
encore que ce serait une plus grande humilité (comme nous le dirons) de désirer
que ni lui ni personne ne les estime.
5. Aussi
quelques-uns de ceux-ci tiennent leurs fautes pour peu de chose; et d'autres
fois ils s'attristent démesurément de s'y voir tomber, pensant qu'ils devraient
déjà être saints, et ils se fâchent contre eux-mêmes avec impatience; ce qui
est une autre imperfection. Souvent ils s'adressent à Dieu avec de grandes
anxiétés pour qu'il leur ôte leurs imperfections et défauts, plus pour se voir
sans leur tracas et jouir de la paix que pour Dieu, ne prenant pas garde que
s'il les en délivrait, peut-être ils deviendraient plus superbes et
présomptueux. Ils sont ennemis de louer autrui et amis qu'on les loue, et
parfois le réclament; en quoi ils ressemblent aux vierges folles, qui ayant
leurs lampes éteintes, cherchaient de l'huile au-dehors (MT 25,8).
6. De ces
imperfections, quelques-uns tombent en de nombreuses autres plus graves et
trouvent plus de mal en elles. Mais les uns les ont moins, les autres plus, et
certains dans les premiers mouvements seuls ou guère plus ; et à peine se
trouvera-t-il de ces commençants qui au temps de leurs ferveurs ne tombent en
quelqu'un de ces dommages. Mais ceux qui en ce temps cheminent vers la
perfection, procèdent d'une tout autre manière et avec une nature d'esprit très
différente, parce qu'ils grandissent et s'incitent beaucoup en l'humilité, non
seulement tenant pour rien leurs propres avantages, mais étant fort peu
satisfaits d'eux-mêmes. Tous les autres, ils les tiennent pour bien meilleurs,
et habituellement leur porte une sainte envie, avec le désir de servir Dieu
comme eux. Parce que, plus ils sont fervents et font de bonnes oeuvres et y ont
du goût, comme ils marchent en humilité, plus aussi ils connaissent tout ce que
Dieu mérite et combien peu de chose représente ce qu'ils font pour Lui; et
ainsi plus ils font, moins ils sont contents d'eux-mêmes ; car ils voudraient
tant faire pour Lui par amour et charité que tout ce qu'ils opèrent ne leur
semble rien. Et ce souci d'amour les sollicite, occupe et charme tellement
qu'ils ne remarquent jamais ce que les autres font ou ne font pas ; et s'ils le
remarquent, c'est toujours, comme je dis, en croyant que tous les autres sont
bien meilleurs qu'eux; de telle sorte que, s'estimant peu, ils désirent aussi
que les autres les tiennent pour peu et qu'ils rabaissent et méprisent leurs
qualités. Et, de plus, ils ont ceci que, quoique les autres veuillent louer et
estimer ce qui est en eux, ils ne le peuvent croire, et il leur semble étrange
qu'on dise ces biens d'eux.
7.
Ceux-ci, avec beaucoup de tranquillité et d'humilité, ont un grand désir d'être
instruits de quoi que ce soit qui leur puisse profiter; bien au contraire de
ceux dont nous avons parlé ci-dessus, qui voudraient faire la leçon à tout le
monde, et quand il semble qu'on leur veut montrer quelque chose ils
interrompent et prennent la parole, comme si déjà ils savaient bien ce qu'on
veut leur dire. Mais ces humbles étant bien loin de vouloir être les
enseignants de personne, sont tout prêts de cheminer et de prendre un autre
chemin que celui qu'ils tiennent, si on le leur commande, parce qu'ils ne
pensent jamais qu'ils sont experts en quoi que ce soit. Ils se réjouissent de
voir louer les autres et ont seulement de la peine de ce qu'ils ne servent pas
Dieu comme eux. Ils n'aiment point conter leurs affaires, parce qu'ils les
tiennent pour fort peu, et même à leurs maîtres spirituels ils ont honte de les
dire, comme des choses qui ne méritent pas qu'on en parle. Ils sont bien plus
désireux de dire leurs fautes et leurs péchés, ou qu'on les entende, que de
dire leurs vertus ; et ainsi ils traitent plus volontiers de leur âme avec ceux
qui font moins de cas de leurs qualités et de leur esprit; ce qui est une
propriété de l'esprit simple, pur, vrai et très agréable à Dieu, car comme
l'esprit sage de Dieu habite dans ces âmes humbles et les incite et les incline
aussitôt à cacher leurs trésors au-dedans et à mettre leurs maux dehors, Dieu
donne à ces humbles, ensemble avec les autres vertus, cette grâce, comme il la
refuse aux superbes.
8. Ceux-là
donneraient volontiers le sang de leur coeur à celui qui sert Dieu et
l'aideront tant qu'ils pourront à le servir. Dans les imperfections où ils se
voient tomber, avec humilité ils se supportent, et avec mansuétude d'esprit et crainte
amoureuse de Dieu, en espérant en Lui. Mais les âmes qui cheminent dès le
commencement en cette manière de perfection, je crois qu'elles sont (comme il
reste dit) un petit nombre et même très peu, dont nous nous contenterions
désormais si elles ne tombaient dans les choses contraires ; c'est pourquoi,
comme nous le dirons après, Dieu met en la Nuit obscure ceux qu'il veut
purifier de toutes ces imperfections pour les faire avancer.
Chapitre 3DE
QUELQUES IMPERFECTIONS QUE QUELQUES-UNS DE CEUX-CI ONT COUTUME D'AVOIR
CONCERNANT LE DEUXIÈME VICE CAPITAL QUI EST L'AVARICE SPIRITUELLEMENT PARLANT
1. Nombre
de ces commençants ont aussi souvent une grande avarice spirituelle, car à
peine les verrez-vous satisfaits de l'esprit que Dieu leur donne. Ils sont tout
à fait inconsolables et fort mécontents de ne pas trouver la consolation qu'ils
désirent dans les choses spirituelles. Il y en a beaucoup qui ne se lassent
jamais d'entendre des conseils et d'apprendre des préceptes spirituels, d'avoir
et de lire de nombreux livres qui en traitent, ils passent plus de temps à cela
qu'à pratiquer la mortification et la perfection de la pauvreté d'esprit
intérieure ; car outre cela, ils se chargent d'images et de rosaires, parfois
très curieux et de prix ; tantôt ils laissent les uns et prennent les autres ;
tantôt ils les troquent, tantôt ils les reprennent; ils en veulent là d'une
façon, là de l'autre, aimant mieux cette croix-ci que celle-là parce qu'elle
est plus curieuse ou plus coûteuse; et vous en verrez d'autres chargés d'agnus
Dei, de reliques et de nominas3, comme les enfants de babioles. En ceci je
condamne la propriété du coeur et l'attachement qu'ils ont à la façon, à la
quantité et à la curiosité de ces choses ; pour autant que cela est grandement
contre la pauvreté d'esprit qui ne regarde que la substance de la dévotion, se
servant seulement de ce qui suffit pour elle, et ne supportant pas cette
multiplicité et curiosité ; car la véritable dévotion doit sortir du coeur,
regardant seulement à la vérité et substance de ce que les choses spirituelles
représentent, et tout le reste est un attachement et une propriété
d'imperfection, de sorte qu'il est nécessaire pour passer à une certaine
perfection que cet appétit soit mortifié.
3 Reliques
portant le nom d'un saint. Cf. (3MC), chapitres. 36-44.
2. J'ai
connu une personne qui a porté plus de dix ans une croix faite grossièrement
d'un rameau bénit, cloué avec une épingle recourbée autour, et qui jamais ne
l'avait quittée, la portant toujours sur soi, jusqu'à ce que je la lui aie
ôtée, et ce n'était pas une personne de peu de capacité et d'entendement. J'en
ai vu une autre qui avait un chapelet fait de l'os des arêtes de poisson, et il
est certain que leur dévotion n'était pas de peu de prix devant Dieu ; car on
voit clairement que ces personnes ne la mettaient pas en la façon ni en la
valeur. Ceux qui sont bien conduits en ces commencements, ils ne s'attachent
point aux instruments visibles, ils ne s'en chargent et ne se soucient de
savoir davantage que ce qu'il leur faut pour agir, parce qu'ils ne visent qu'à
se mettre très bien avec Dieu et à lui plaire, et mettent tout leur désir en
cela; et ainsi ils donnent tout ce qu'ils ont très libéralement, et leur
contentement est de s'en priver pour Dieu et pour la charité du prochain, tant
en ce qui concerne les choses spirituelles que temporelles, car, comme je dis,
ils ne portent les yeux que sur la vraie perfection intérieure qui est de
plaire à Dieu et en rien à soi-même.
3.
Néanmoins de ces imperfections, l'âme ne saurait s'en purifier entièrement non
plus que des autres, jusqu'à ce que Dieu la mette dans la purgation passive de
cette obscure nuit dont nous parlerons après. Mais il convient que l'âme
s'efforce de sa part de faire tout ce qu'elle pourra pour se perfectionner,
afin qu'elle mérite que Dieu la mette en cette cure divine où il guérit l'âme
de tout ce dont elle-même ne peut parvenir à se délivrer; parce que, quoi
qu'elle fasse, elle ne saurait se purifier elle-même activement en sorte qu'elle
soit le moins du monde disposée pour la divine union du parfait amour, si Dieu
n'y met la main et ne la purge dans ce feu obscur pour elle comme et de la
manière que nous le dirons.
Chapitre 4DES
AUTRES IMPERFECTIONS QU'ONT L'HABITUDE D'AVOIR CES COMMENÇANTS CONCERNANT LE
TROISIÈME VICE QUI EST LA LUXURE
1.
Beaucoup de ces commençants ont de nombreuses imperfections en plus de celles
que je note en chaque vice, et que j'omets pour n'être pas trop long, touchant
seulement quelques-unes des plus importantes, qui sont comme l'origine et la
tête des autres. Et ainsi, concernant ce vice de la luxure - laissant à part ce
que c'est pour les spirituels que de tomber en ce péché, puisque mon dessein
est de traiter des imperfections qui doivent se purifier par la nuit passive4 -
beaucoup ont beaucoup d'imperfections qu'on peut appeler luxure spirituelle,
non qu'il soit ainsi véritablement, mais parce qu'il procède de choses
spirituelles ; car souvent il arrive que dans les exercices spirituels mêmes,
sans que cela dépende d'eux, il s'élève et se produit dans la sensualité des
mouvements et des actes indécents, et parfois même quand l'esprit est en grande
oraison, ou dans l'exercice des sacrements de la Pénitence ou de l'Eucharistie.
4 Jean de la Croix en parle dans la Montée du
Mont Carmel 3,22.
2. Ces
mouvements, sans qu'ils soient (comme je dis) en leur pouvoir, procèdent de
l'une des trois causes suivantes. La première, ils procèdent souvent du goût
que le naturel prend aux choses spirituelles, parce que comme l'esprit et le
sens les savourent, par cette récréation chaque partie de l'homme se porte au
plaisir selon sa capacité et sa propriété, car alors l'esprit (qui est la
partie supérieure), s'excite à une récréation et un goût de Dieu, et la
sensualité, qui est la partie inférieure, se meut à quelque goût et délectation
sensuelle, n'en pouvant prendre ni avoir d'autre, et elle prend alors celui qui
lui est le plus proche qui est le sensuel indécent. Et ainsi il arrive que
l'âme soit en grande oraison avec Dieu selon l'esprit, et, que d'autre part
selon le sens, passivement, à son grand regret, elle sent des rébellions et
mouvements et actes sensuels. Ce qui arrive souvent en la Communion car, comme
en cet acte d'amour l'âme reçoit allégresse et délice, puisque c'est le
Seigneur qui le fait (et c'est pour cela qu'il se donne) la sensualité prend
aussi sa part, comme nous avons dit, à sa manière; car enfin, comme ces deux
parties sont un seul suppôt5, toutes deux participent d'ordinaire de ce que
l'une reçoit, chacune à son mode. Car, comme dit le Philosophe, chaque chose
qui se reçoit est en celui qui la reçoit à la manière de qui la reçoit, et
ainsi en ces débuts et même quand l'âme est déjà avancée, comme la sensualité
est imparfaite, souvent elle reçoit l'esprit de Dieu avec la même imperfection
; mais quand cette partie sensitive est réformée par la purgation de la nuit
obscure que nous dirons, elle n'a plus ces faiblesses, parce que désormais ce
n'est plus elle qui reçoit, mais plutôt c'est elle qui est reçue en l'esprit,
et ainsi elle possède alors tout à la façon de l'esprit.
5 Au sens
scolastique de personne, de sujet.
3. La
deuxième cause d'où ces rébellions parfois procèdent, c'est le démon, qui, pour
inquiéter et troubler l'âme lorsqu'elle est en oraison ou se prépare à la
faire, tâche de soulever en la nature ces mouvements indécents, avec lesquels,
si l'âme s'en met en peine, il fait un grand dommage; parce que non seulement
par la crainte de cela, il rend lâche en l'oraison (qui EST ce qu'il
prétend) afin d'entrer en combat avec eux; mais même quelques-uns quittent
l'oraison tout à fait, estimant que ces choses leur arrivent plus en cet
exercice qu'ailleurs - comme il est véritable -, parce que le démon les réserve
plus à l'oraison qu'en une autre occupation pour qu'elles abandonnent
l'exercice spirituel. Et non seulement cela, mais il parvient à leur
représenter très vivement des ordures et des horreurs, et parfois très mêlées à
toute sorte de choses spirituelles et à des personnes qui sont utiles à leurs
âmes, afin de les terrasser et de les effrayer, de manière que ceux qui font
cas de cela, n'osent même plus rien voir ni considérer, parce qu'alors ils
trébuchent partout. Ce qui arrive particulièrement à ceux qui sont atteints de
mélancolie, avec tant d'efficacité et de fréquence qu'il faut en avoir grande
compassion, car ils endurent une triste vie ; chez certaines personnes qui ont
cette humeur mauvaise, cette épreuve en vient au point qu'il leur semble
clairement sentir le démon s'unir charnellement à elles, sans être libres de
pouvoir l'éviter, encore que certaines de ces personnes puissent éviter une
telle union avec un grand effort et un grand travail. Quand ces choses obscènes
leur proviennent de la mélancolie, ordinairement elles ne s'en délivrent guère
jusqu'à ce qu'elles guérissent cette humeur naturelle, à moins d'entrer dans la
nuit obscure de l'âme, qui progressivement la prive de tout.
4. La
troisième origine d'où ces mouvements honteux ont coutume de procéder et de
faire la guerre, c'est la crainte qu'ils ont déjà conçue de ces mouvements et
représentations déshonnêtes, car la crainte que le souvenir soudain leur donne
en ce qu'ils voient ou disent ou pensent de cela, leur fait souffrir ces actes,
sans faute de leur part.
5. Il y a
aussi des âmes d'une nature si tendre et si fragile que, à l'occasion de
n'importe quel plaisir d'esprit ou d'oraison, aussitôt l'esprit de luxure est
en eux, qui de telle manière les enivre et flatte la sensualité qu'ils se
trouvent comme entraînés dans ce suc et dans le goût de ce vice ; et l'un dure
avec l'autre passivement, et parfois ils s'aperçoivent qu'il s'est produit des
actes déshonnêtes et rebelles. La cause en est que comme ces natures sont,
comme j'ai dit, fragiles et tendres, la moindre altération leur trouble les
humeurs et le sang, et c'est ainsi qu'ils éprouvent ces mouvements, car la même
chose leur arrive quand ils s'enflamment de colère ou éprouvent quelque trouble
ou peine.
6.
Quelquefois aussi en ces spirituels, s'élève une certaine vivacité et une
certaine recherche, en parlant ou en faisant quelque action spirituelle par le
souvenir des personnes qui sont présentes, et ils conversent avec une sorte de
vaine satisfaction; cela naît aussi de la luxure spirituelle, de la façon que
nous l'entendons ici, ce qui vient ordinairement avec une complaisance dans la
volonté.
7.
Quelques-uns d'entre eux, sous prétexte de spiritualité, conçoivent des
affections envers quelques personnes, qui maintes fois procèdent de la luxure,
et non de l'esprit; ce qu'on reconnaît être ainsi lorsque par le souvenir de
cette affection la mémoire et l'amour de Dieu ne croissent pas, mais plutôt le
remords en la conscience; car, quand l'affection est purement spirituelle, à
mesure qu'elle croît, celle de Dieu croît aussi. Et plus on se souvient d'elle,
plus aussi on se souvient de celle de Dieu et on a un désir de Lui, et
grandissant en l'un, on grandit en l'autre; car l'esprit de Dieu a cela de
propre qu'il accroît le bien avec le bien, pour autant qu'il y a ressemblance
et conformité ; mais quand un tel amour naît du vice sensuel susdit, il a des
effets tout contraires, parce que plus l'un croît, plus l'autre diminue, et le
souvenir avec ; car si cet amour croît, on verra aussitôt qu'on va se refroidissant
en celui de Dieu et s'oubliant de Lui par la mémoire de la personne qu'on aime,
et de plus il y aura quelque remords en la conscience, et au contraire, si
celui de Dieu croît en l'âme, elle se refroidit en l'autre et le met en oubli ;
parce que comme ce sont des amours contraires, non seulement l'un n'aide pas
l'autre, mais celui qui prédomine éteint et confond l'autre et se renforce
soi-même, comme disent les philosophes. C'est pourquoi Notre Sauveur dit en
l'Évangile que ce qui naît de la chair est chair et ce qui naît de l'esprit est
esprit (JN 3,6) ; c'est-à-dire: l'amour qui vient de la sensualité
demeure en la sensualité, et celui qui vient de l'esprit s'arrête en esprit de
Dieu et le fait croître. Et voilà la différence qu'il y a entre les deux amours
pour les distinguer.
8. Or,
quand l'âme est entrée dans la nuit obscure, elle met tous ces amours à la
raison, parce qu'elle fortifie et purifie l'un, qui est celui qui est selon
Dieu, et ôte ou éteint l'autre ; et dès le début elle fait que les deux se
perdent de vue, comme nous dirons après.
Chapitre 5
DES
IMPERFECTIONS DANS LESQUELLES TOMBENT LES COMMENÇANTS EN CE QUI CONCERNE LE
VICE DE LA COLÈRE
1. À cause
de leur concupiscence dans les goûts spirituels, beaucoup de commençants possèdent
très ordinairement beaucoup d'imperfections dans le vice de la colère ; car
quand ils n'ont plus la saveur et le goût dans les choses spirituelles, ils se
trouvent naturellement dégoûtés, et par ce dégoût ils sont acariâtres dans les
rapports avec les autres et se colèrent facilement pour le moindre sujet, et
parfois même se rendent insupportables. Ce qui arrive souvent après avoir joui
d'un fort savoureux recueillement sensible en l'oraison; car, comme ce goût et
cette saveur s'évanouissent, le naturel demeure naturellement dégoûté et
déplaisant - de même que l'enfant qu'on ôte de la mamelle où il suçait le lait
à son aise et selon son goût -; en ce naturel, lorsqu'on se laisse emporter au
dégoût, il n'y a point de faute, mais seulement imperfection, qui doit être
purifiée par la sécheresse et l'épreuve de l'obscure nuit.
2. Il y en
a d'autres aussi de ces spirituels qui tombent en une autre manière de colère
spirituelle, qui est de s'irriter contre les vices d'autrui avec un certain
zèle inquiet, en blâmant les autres ; et parfois il leur vient des impétuosités
de les reprendre aigrement, et parfois même ils le font, se faisant maîtres de
la vertu. Tout cela est contre la mansuétude spirituelle.
3. Il en
est d'autres qui, lorsqu'ils se voient imparfaits, s'irritent contre eux-mêmes
avec une impatience non humble, d'où vient qu'ils sont si impatients qu'ils
voudraient être saints en un jour. Il y en a beaucoup de ceux-là qui se
proposent beaucoup et ont de grandes intentions, et comme ils ne sont ni humbles
ni défiants d'eux-mêmes, plus ils ont des intentions, plus ils tombent et plus
ils se fâchent, n'ayant pas la patience d'attendre que Dieu leur donne quand il
lui plaira ce qu'ils désirent; ce qui est aussi contre ladite mansuétude
spirituelle, à quoi on ne peut remédier totalement que par la purgation de la
nuit obscure. Bien que quelques-uns aient tant de patience dans le fait de
vouloir progresser, que Dieu voudrait bien qu'ils ne fussent en cela si
patients.
Chapitre 6DES
IMPERFECTIONS CONCERNANT LA GOURMANDISE SPIRITUELLE
1.
Concernant le quatrième vice, qui est la gourmandise spirituelle, il y a
beaucoup à dire, parce qu'à peine y a-t-il un commençant, si vertueux soit-il,
qui ne tombe en quelqu'une des nombreuses imperfections qui naissent au sujet
de ce vice, qui vient à ces commençants par le moyen de la saveur qu'ils
trouvent au commencement dans les exercices spirituels ; car beaucoup d'entre eux,
alléchés par la saveur et le goût qu'ils trouvent en ces exercices, s'efforcent
d'obtenir plus la saveur de l'esprit que sa pureté et sagesse, qui est ce que
Dieu regarde et admet en tout le chemin spirituel; c'est pourquoi, outre
l'imperfection que ces commençants ont en recherchant ces saveurs, la
gourmandise qu'ils ont déjà les fait passer d'un extrême à l'autre, passant les
limites du milieu en quoi consistent et s'acquièrent les vertus6; car
quelques-uns, alléchés par le goût qu'ils y trouvent se tuent de pénitences et
d'autres se débilitent par des jeûnes, faisant plus que leur faiblesse ne
permet, sans ordre ni conseil d'autrui, au contraire ils se dérobent à celui à
qui ils doivent obéir en pareil cas, et même quelques-uns osent le faire, quoiqu'on
leur ait commandé le contraire.
6 C'est le
juste milieu cher à Aristote.
2. Ceux-là
sont très imparfaits, gens sans raison, laissant la soumission et l'obéissance
- qui est la pénitence de la raison et de la sagesse, et pour cela c'est pour
Dieu le sacrifice le mieux vu et le plus agréable que tous les autres (1R
15,22) - pour la pénitence corporelle, qui sans l'autre, n'est pas plus
qu'une pénitence de bêtes, puisque comme des bêtes ils se meuvent aussi par le
goût et l'appétit qu'ils y trouvent. En cela, pour autant que tous les extrêmes
sont vicieux et qu'en cette façon de procéder ceux-ci font leur volonté, ils
croissent plutôt en vices qu'en vertus, car pour le moins en cette façon ils
acquièrent la gourmandise spirituelle et la superbe, puisque en ce qu'ils font,
ils ne marchent pas en obéissance. Et le démon y pousse tellement beaucoup de
ceux-ci, attisant cette gourmandise par des goûts et des appétits qu'il leur
augmente que (ne pouvant faire plus) ou ils modifient, ou ils ajoutent, ou changent
ce qu'on leur commande, parce que toute obéissance à ce sujet leur répugne ; en
quoi quelques-uns arrivent à un tel mal que, par le fait même que ces exercices
se font par obéissance, ils perdent l'envie et la dévotion de les faire,
n'ayant d'autre volonté que de faire les choses auxquelles ils sont mus par le
plaisir, bien qu'il vaudrait mieux peut-être ne rien faire.
3. Vous en
verrez aussi beaucoup de ceux-ci fort opiniâtres avec leurs maîtres spirituels
afin qu'ils leur accordent ce qu'ils veulent, et ils l'obtiennent et y arrivent
moitié par force, autrement ils s'attristent comme des enfants, et marchent à
regret, et il leur semble qu'ils ne servent point Dieu quand on ne leur permet
pas de faire ce qu'ils désirent, car, comme ils s'appuient au goût et à la
volonté propre, et qu'ils tiennent cela pour leur Dieu, aussitôt qu'on leur ôte
et qu'on veut les mettre en la volonté de Dieu, ils s'attristent, se relâchent
et défaillent. Ceux-là pensent que d'avoir des goûts et être contents, ce soit
servir Dieu et lui plaire.
4. Il y en
a d'autres aussi qui aveuglés par cette gourmandise, ont si peu de connaissance
de leur bassesse et de leur propre misère, et qui ont tellement mis à part la
crainte amoureuse et le respect qu'ils doivent à la grandeur de Dieu, qu'ils
contestent fort opiniâtrement avec leurs confesseurs pour avoir la permission
de communier souvent; et le pire, c'est qu'ils osent communier sans la
permission et l'avis du ministre et dispensateur de Christ, par leur seul
sentiment, et tâchent de lui cacher la vérité. C'est pourquoi le désir qu'ils
ont de communier est cause qu'ils se confessent vaille que vaille, ayant plus
envie de manger que de manger avec pureté et perfection, et néanmoins il serait
plus sain et plus saint, ayant l'inclination contraire, de prier les
confesseurs de ne les envoyer si souvent; encore qu'entre les deux extrêmes, la
résignation humble soit la meilleure; mais les autres hardiesses causent de
grands maux, et ils devraient appréhender le châtiment de leur témérité.
5.
Ceux-ci, en la communion, s'emploient tout à se procurer quelque sentiment et
plaisir, plutôt qu'à révérer et louer humblement Dieu en soi, et ils
s'approprient tellement cela que s'ils ne reçoivent quelque plaisir ou
sentiment sensible, ils pensent n'avoir rien fait; ce qui est juger très
bassement de Dieu, n'entendant pas que le moindre des profits que fait ce Très
Saint Sacrement, est celui qui touche au sens, car l'invisible de la grâce est
plus grand; et c'est afin qu'on y jette les yeux de la foi que Dieu prive
souvent des goûts et des autres saveurs sensibles ; et ainsi ils veulent sentir
Dieu et le goûter comme s'il était compréhensible et accessible, non seulement
en ceci, mais aussi dans les autres exercices spirituels. Tout cela est une
très grande imperfection et fort contraire à la condition de Dieu, parce que
c'est impureté dans la foi.
6. Ils se
comportent de même en l'oraison qu'ils pratiquent, pensant que toute l'affaire
consiste à y trouver du goût et de la dévotion sensible, et ils s'efforcent
d'en tirer (comme on dit) à la force du poignet, lassant et fatiguant les
puissances et la tête, et quand ils n'ont pu trouver un tel goût, ils se
désolent beaucoup pensant n'avoir rien fait; et cette prétention leur fait
perdre la vraie dévotion et l'esprit qui persiste à persévérer là avec patience
et humilité, se défiant de soi-même, seulement pour plaire à Dieu. À cause de
cela, quand une fois ils n'ont rien savouré en cet exercice ou en un autre, ils
ont beaucoup de dégoût et de répugnance à y retourner et parfois le délaissent
; car enfin, comme nous avons dit, ils sont semblables à des enfants qui ne se
meuvent et n'agissent pas par raison, mais par le plaisir. Tout se résume pour
eux à chercher plaisir et consolation d'esprit et pour cela, ils ne se lassent
jamais de lire des livres, et tantôt ils prennent une méditation, tantôt une
autre, allant à la chasse de ces plaisirs avec les choses de Dieu ; Dieu le
leur refuse très justement, sagement et amoureusement, car si ce n'était, ils
grandiraient par cette gourmandise et gloutonnerie spirituelle en des maux sans
nombre. Pour cela il leur convient beaucoup d'entrer en la nuit obscure que
nous allons déclarer, pour qu'ils se purgent de ces puérilités.
7. Ceux
qui sont ainsi enclins à ces goûts ont une autre très grande imperfection,
c'est qu'ils sont fort mous et lâches à marcher par le rude chemin de la croix
; car l'âme qui s'adonne à la saveur, naturellement toute insipidité
d'abnégation propre lui répugne.
8. Ils ont
maintes autres imperfections qui leur naissent de là et que le Seigneur guérit
avec le temps par des tentations, aridités et autres épreuves et tout cela fait
partie de la nuit obscure. Pour ne pas être trop long, je n'en parle point ici
davantage, je dis seulement que la sobriété et la tempérance spirituelles ont
une autre énergie très différente de mortification, crainte et soumission en
tout ce qu'ils ont; faisant voir que la valeur et la perfection des choses ne
consiste pas en leur multitude, ni au goût qu'on y trouve, mais à savoir
renoncer à soi-même en elles ; ce qu'ils doivent essayer de faire autant qu'ils
le pourront par eux-mêmes, jusqu'à ce que Dieu les veuille efficacement
purifier, en les faisant entrer dans la nuit obscure; à laquelle pour y arriver
j'ai hâte d'en finir avec ces imperfections.
Chapitre 7DES
IMPERFECTIONS CONCERNANT L'ENVIE ET LA TRISTESSE SPIRITUELLE
1.
Concernant aussi les deux autres vices qui sont l'envie et la tristesse
spirituelles, ces commençants ne manquent pas d'avoir de nombreuses
imperfections. Parce que touchant l'envie beaucoup d'entre eux ont coutume
d'avoir des mouvements de regretter le bien spirituel des autres, ayant une
peine sensible d'être devancés en ce chemin, et ils ne voudraient pas les voir
louer; car ils s'attristent des vertus d'autrui, et parfois ils ne le peuvent
souffrir sans dire le contraire, détruisant ces louanges comme ils peuvent, et
(comme on dit) leur oeil est jaloux de ce qu'on n'en fasse pas autant à leur
égard, car ils voudraient être préférés en tout. Tout cela est fort contraire à
la charité, qui, comme dit saint Paul, se réjouit de la vérité (1CO 13,6),
et si elle a quelque envie, c'est une envie sainte, regrettant de n'avoir les
vertus de l'autre, avec la joie que l'autre les ait, et se réjouissant que tous
la devancent pour le service de Dieu, alors qu'elle y manque beaucoup.
2. Pour ce
qui est aussi de la tristesse spirituelle, ils s'ennuient d'ordinaire dans les
choses les plus spirituelles et même les fuient, comme étant celles qui
contredisent au goût sensible, car, comme ils sont si attirés par la saveur des
choses spirituelles, n'y trouvant pas de saveur, ils s'en fatiguent; en effet
si une fois ils ne rencontrent pas en l'oraison de la satisfaction pour leur
goût (car enfin il faut que Dieu la leur ôte pour les éprouver), ils voudraient
n'y point retourner, ou parfois ils la quittent ou y vont à regret; et ainsi
par cette tristesse, ils négligent le chemin de la perfection, qui est celui de
l'abnégation de leur volonté et de leur goût pour Dieu, lui préférant le goût
et la saveur de leur propre volonté que par ce moyen ils contentent davantage
que celle de Dieu.
3. Et
beaucoup d'entre eux voudraient que Dieu voulût ce qu'ils veulent et
s'attristent de vouloir ce que Dieu veut, avec répugnance d'accommoder sa
volonté à celle de Dieu ; d'où vient que souvent ils pensent que ce en quoi ils
ne trouvent pas leur volonté propre ni leur goût, n'est point la volonté de
Dieu, et au contraire quand ils sont satisfaits, ils croient que Dieu est
satisfait, mesurant Dieu à eux, et non pas eux-mêmes à Dieu ; étant bien le
contraire de ce que Lui-même nous a enseigné dans l'Évangile, en disant que
celui qui perdra sa volonté pour Lui, la gagnera, et quiconque voudra la
conserver, la perdra (MT 16,25).
4. Ils
éprouvent aussi du dégoût quand on leur commande quelque chose contre leur
goût. Et parce qu'ils se laissent aller aux saveurs et délices spirituels, ils
sont très lâches pour le courage et l'épreuve de la perfection, semblables à
ceux qui se nourrissent de douceurs7, qui, avec tristesse fuient toute
austérité et s'offensent de la croix, où sont les délices de l'esprit; et dans
les choses les plus spirituelles, c'est là qu'ils sont le plus dégoûtés, parce
que voulant marcher dans les choses spirituelles, à leur aise et selon le goût
de leur volonté, il leur déplaît fort et ils ont beaucoup de répugnance
d'entrer par l' étroit sentier de la vie (dont parle Christ) (Ibid., 7,14).
7 Dans le
Gorgias (465b et 522a), Socrate dénonce les parents qui gavent leurs enfants de
sucreries et constate que les médecines généralement sont désagréables, mais
salutaires.
5. Ces
imperfections, il suffit ici d'avoir noté les nombreuses dans lesquelles
tombent ceux de ce premier état de commençants, pour qu'on voie la nécessité
qu'ils ont que Dieu les mette en l'état des progressants ; ce qui se fait en
les mettant dans l'obscure nuit dont nous parlons maintenant, où Dieu les
sevrant de ces goûts et saveurs par de pures sécheresses intérieures, il leur
ôte toutes ces impertinences et puérilités et leur fait acquérir les vertus par
des voies bien différentes. Car quoique le commençant s'exerce à mortifier
toutes ses actions et passions8, il ne le peut jamais totalement, et de loin,
jusqu'à ce que Dieu le fasse passivement en lui par ce moyen de la purification
de ladite nuit. En laquelle, pour dire quelque chose qui lui soit profitable,
plaise à Dieu de me donner sa divine lumière, parce qu'elle est bien nécessaire
en une nuit si obscure et en une matière si difficile à être dite et exposée.
8 Au sens de ce que l'on subit.
Voici donc
le vers :
En une
nuit obscure.
Chapitre 8DANS LEQUEL ON EXPLIQUE LE
PREMIER VERS DU PREMIER COUPLET ET L'ON COMMENCE À EXPLIQUER CETTE NUIT
OBSCURE
1. Cette
Nuit, que nous disons être la contemplation, cause deux sortes de ténèbres ou
purifications dans les spirituels, selon les deux parties de l'homme, à savoir
sensitive et spirituelle ; et ainsi, une nuit ou purgation sera sensitive, par
laquelle l'âme se purifie selon le sens, l'accommodant à l'esprit, et l'autre,
est la nuit ou purgation spirituelle, avec laquelle l'âme se purge et se dénue
selon l'esprit, l'accommodant et disposant pour l'union d'amour avec Dieu. La
sensitive est commune et arrive à beaucoup, et ceux-ci sont les commençants ;
nous en parlerons en premier. La spirituelle ne concerne que fort peu, et ceux
qui sont déjà exercés et avancés, nous en traiterons après.
2. La
première purgation ou nuit est amère et terrible pour le sens, comme nous
allons le dire; la seconde est sans comparaison, car elle est horrible et
épouvantable pour l'esprit, comme nous dirons ensuite. Et parce que la
sensitive dans l'ordre est première et arrive d'abord, nous en dirons d'abord
quelque chose succinctement car (comme chose plus commune) on en a davantage
écrit, afin de traiter plus expressément de la Nuit spirituelle, dont on ne
parle guère, soit en paroles, soit par écrit, et elle est même très peu
expérimentée.
3. Donc,
comme le style de ces commençants en la voie de Dieu est bas et s'accorde
beaucoup à leur amour-propre et à leur goût (comme nous l'avons déjà laissé
entendre), Dieu qui veut les faire avancer et sortir de cette manière basse
d'aimer à un plus haut degré de son amour, et les délivrer du bas exercice du
sens et du raisonnement, avec lequel ils cherchent Dieu si parcimonieusement et
avec tant d'inconvénients (comme nous avons dit), et les mettre en l'exercice
de l'esprit où plus abondamment et plus libres des imperfections ils peuvent communiquer
avec Dieu ; après qu'ils se sont exercés quelque temps au chemin de la vertu
persévérant en méditation et prière, où par la saveur et le goût qu'ils y ont
trouvés, ils ont retiré leurs affections des choses du monde et acquis des
forces spirituelles en Dieu (avec lesquelles ils tiennent les appétits des
créatures quelque peu réfrénés) avec lesquelles ils peuvent déjà souffrir pour
Dieu un peu de charge et d'aridité sans retourner en arrière ; au meilleur
temps, quand ces exercices spirituels marchent le plus à leur saveur et selon
leur goût et que le soleil des faveurs divines à leur avis les illumine plus
clairement, Dieu leur obscurcit toute cette clarté, leur ferme la porte et
tarit la source de cette douce eau spirituelle qu'ils goûtaient en Dieu toutes
les fois et tout le temps qu'ils voulaient - car étant faibles et tendres, il
n'y avait point de porte fermée pour eux, comme dit saint Jean dans
l'Apocalypse (3,8) - ; et ainsi il les laisse en une telle obscurité qu'ils ne
savent pas où aller avec les sens de l'imagination et du raisonnement, car ils
ne peuvent même pas faire un pas à méditer comme avant, le sens intérieur étant
désormais noyé en cette nuit et les laissant si arides que non seulement ils ne
trouvent ni goût ni suc dans les choses spirituelles et bons exercices où ils
avaient auparavant leurs délices et leurs goûts, mais au contraire ils ont de
l'insipidité et de l'amertume dans ces choses ; parce que comme j'ai dit, Dieu
voyant qu'ils ont un peu grandi, afin qu'ils se fortifient et quittent les
langes, il les détache du doux sein et les fait descendre de ses bras, les
habitue à marcher sur leurs pieds, ce qui leur semble bien étrange, vu que tout
leur a tourné au rebours9.
9 Ce n'est
pas : d'abord l'effort de l'homme puis l'action de Dieu ; c'est toujours Dieu
qui nous aime le premier et qui sollicite notre liberté. Au début il dorlote
l'âme encore bébé spirituel, ensuite il la purifie pour la rendre adulte, plus
libre, afin de pouvoir s'unir à elle. La Nuit reprend l'âme au début, à l'état
de commençant.
4. Cela
arrive communément aux personnes retirées, après qu'elles ont commencé, en
moins de temps qu'aux autres, parce qu'elles sont plus exemptes des occasions
de retourner en arrière, et qu'elles réforment plus promptement leurs appétits
des choses du siècle, qui est ce qui se requiert pour entrer en cette Nuit du
sens. D'ordinaire il ne se passe guère de temps après qu'elles ont commencé,
qu'elles ne commencent à entrer en cette Nuit du sens; et la plupart y entrent,
vu qu'on les verra communément tomber en ces sécheresses.
5. Au
sujet de cette sorte de purification sensitive, si commune, nous pourrions
rapporter ici un grand nombre d'autorités de la divine Écriture, dont à chaque
passage, particulièrement dans les psaumes et dans les prophètes, il s'en
trouve beaucoup. Aussi je ne veux pas perdre le temps à cela, puisque à celui
qui ne saurait aller les y regarder, l'expérience commune qu'on en a suffit.
Chapitre 9DES
SIGNES POUR CONNAÎTRE SI LE SPIRITUEL VA PAR LE CHEMIN DE CETTE NUIT ET
PURIFICATION SENSITIVE
1. Mais,
comme ces aridités pourraient souvent procéder, non de cette nuit ou
purification de l'appétit sensitif, mais des péchés et des imperfections, ou de
la lâcheté et tiédeur, ou de quelque humeur mauvaise ou indisposition
corporelle, je mettrai ici quelques signes pour connaître si cette sécheresse
vient de cette purification ou si elle naît de quelqu'un des vices susdits. Sur
quoi je trouve qu'il y a trois signes principaux.
2. Le
premier est que, si on ne trouve goût ni consolation dans les choses de Dieu,
on n'en trouve pas non plus en aucune des choses créées ; parce que comme Dieu
met l'âme en cette obscure nuit pour dessécher et purifier son appétit
sensitif, il ne lui laisse prendre goût ni saveur en aucune chose. Et en cela
on connaît très probablement que cette aridité et ce dégoût ne proviennent pas
des péchés ni des imperfections nouvellement commis, parce que si cela était,
on sentirait dans la nature quelque inclination ou envie de goûter quelque
autre chose que celles de Dieu, car toutes les fois que l'appétit se relâche en
quelque imperfection, aussitôt on sent qu'on y est peu ou beaucoup enclin,
selon le goût et l'affection qu'on y a appliqués. Mais, comme ce dégoût des
choses d'en haut et de celles d'en bas10 pourrait provenir de certaine
disposition ou humeur mélancolique qui souvent ne permet pas qu'on prenne goût
à rien, il faut avoir recours au deuxième signe et caractère.
10 Les
choses d'en haut désignent ce qui vient de Dieu, le surnaturel ; les choses
d'en bas, celles qui sont propres à la nature humaine réduite à ses seules
forces.
3. Le
deuxième signe, pour que l'on croie qu'il s'agit de cette purification, est
qu'ordinairement on se souvient de Dieu avec sollicitude et souci pénible,
pensant qu'on ne le sert point, mais qu'on ne fait que reculer, se voyant sans
saveur aux choses de Dieu. Et en cela on reconnaît que ce dégoût et cette
sécheresse ne viennent d'aucune lâcheté ni tiédeur; parce que logiquement la
tiédeur ne se soucie guère des choses de Dieu, ni n'en a de sollicitude
intérieure. Ainsi entre la sécheresse et la tiédeur, il y a beaucoup de
différence, parce que la tiédeur met beaucoup de nonchalance et de langueur
dans la volonté et dans l'esprit,
sans
sollicitude de servir Dieu ; alors que la sécheresse purificatrice porte avec
soi une sollicitude ordinaire, avec un souci et une peine (comme je dis) de ne
pas servir Dieu. Et quoiqu'elle se serve de la mélancolie ou d'autre humeur (comme
il arrive souvent), elle ne manque pas pour cela de faire son effet
purificateur de l'appétit, puisqu'il demeure sans goût et n'a de souci qu'en
Dieu; car quand c'est seulement une humeur, tout va en dégoût et destruction du
naturel, sans ces désirs de servir Dieu qu'a la sécheresse purificatrice, avec
laquelle quoique la partie sensitive soit fort abattue, languissante et faible
pour opérer à cause du peu de goût qu'elle y trouve, néanmoins l'esprit est
prompt et vigoureux.
4. La
cause de cette sécheresse est que Dieu change les biens et les forces du sens à
l'esprit, dont le sens et la force naturelle étant incapables, le sens demeure
à jeun, sec et vide, parce que la partie sensitive n'a point d'habileté pour ce
qui est pur esprit, et ainsi, l'esprit savourant, la chair demeure sans goût et
se relâche pour ce qui est d'opérer. Mais l'esprit qui reçoit alors l'aliment,
est plus fort et plus vigilant et plus soigneux qu'auparavant dans le souci de
ne pas manquer à Dieu ; il ne sent pas aussitôt au commencement la saveur et la
délectation spirituelle, mais seulement l'aridité et les dégoûts, à cause de la
nouveauté de ce changement, parce que son palais étant accoutumé à ces autres
goûts sensibles (et il tient encore les yeux fixés sur eux) et aussi parce que
le palais spirituel n'est pas accommodé ni purifié pour un goût si subtil,
jusqu'à ce que successivement, il soit disposé par le moyen de cette sèche et
obscure nuit, il ne peut sentir le goût et le bien spirituel, mais la
sécheresse et le dégoût, par le manque de ce qu'il goûtait auparavant avec tant
de facilité.
5. En
effet, ceux que Dieu commence à conduire par ces solitudes du désert
ressemblent aux enfants d'Israël, qui aussitôt que Dieu dans le désert, eut
commencé à leur donner la nourriture du ciel, qui avait en soi toutes les
saveurs et comme il y est dit, se transformait à la saveur que chacun voulait (SG
16,20-21), néanmoins ils regrettaient davantage l'absence des goûts et
saveurs des viandes et des oignons qu'ils mangeaient en Égypte - car ils y
avaient accoutumé et affriandé leur palais - qu'ils n'estimaient la douceur
délicate de la manne des anges, et ils pleuraient et gémissaient pour les
viandes au milieu des nourritures du ciel (NB 11,4-6) ; car la bassesse
de notre appétit en vient à tel point qu'elle nous fait désirer nos misères et
avoir en dégoût le bien incommunicable du ciel.
6. Mais,
comme je dis, quand ces sécheresses viennent de la voie purgative de l'appétit
sensible, bien que l'esprit au commencement ne sente pas la saveur pour les
causes que nous venons de dire, néanmoins il sent du courage et de la force
pour opérer dans la substance que lui donne la nourriture intérieure,
nourriture qui est un commencement d'obscure et sèche contemplation pour le
sens. Cette contemplation, qui est cachée et secrète même à celui qui l'a,
ordinairement, ensemble avec cette aridité et ce vide qu'elle fait au sens,
donne à l'âme une inclination et un désir d'être seule et en repos sans pouvoir
penser à aucune chose particulière ni même sans en avoir envie ; et alors si
ceux à qui cela arrive savaient rester calmes, négligeant toute oeuvre
intérieure et extérieure, sans souci alors de ne rien faire, aussitôt en cet
oubli et loisir ils jouiraient de cette délicate réfection intérieure; elle est
si délicate que si l'âme a envie ou souci de la sentir, ordinairement elle ne
la sent plus car, comme je dis, elle opère dans le plus grand loisir et oubli
de l'âme ; c'est comme l'air, quand on veut fermer le poing, il s'échappe.
7. À ce
propos nous pouvons entendre ce que l'Époux dit à son Épouse dans les Cantiques
: Détourne tes yeux de moi, parce qu'ils m'ont fait envoler (6,4) ; car en cet
état Dieu met l'âme en telle condition et la conduit par un chemin si différent
que, si elle voulait opérer avec ses puissances, elle empêcherait plutôt
l'oeuvre que Dieu fait en elle qu'elle n'y aiderait; ce qui avant était tout le
contraire. La cause de cela est que désormais en cet état de contemplation qui
est quand elle sort du raisonnement et entre dans l'état des progressants, Dieu
est celui qui opère en l'âme, car pour cela il lie les puissances intérieures,
ne lui laissant aucun appui dans l'entendement, ni suc en la volonté, ni
discours en la mémoire ; car, en ce temps, ce que l'âme peut opérer par soi-même
ne sert (comme nous avons dit) que d'empêcher la paix intérieure et l'oeuvre
que Dieu fait dans l'esprit en cette sécheresse du sens ; comme cette oeuvre
est spirituelle et délicate, elle fait une oeuvre paisible, délicate,
solitaire, satisfaisante et pacifique, très éloignée de tous ces autres
premiers goûts qui étaient fort palpables et fort sensibles ; car cette paix
est celle que, dit David, parle Dieu en l'âme pour la rendre spirituelle (PS
84,9). Et de là vient le troisième.
8. Le
troisième signe pour savoir si c'est une purification du sens, est de ne plus
pouvoir méditer ni discourir avec le sens de l'imagination comme d'habitude,
quelque effort qu'elle fasse de sa part; parce que, comme Dieu commence à se
communiquer à elle, non plus par le sens, comme il faisait avant par le moyen
du raisonnement qui composait et divisait les notions, mais par l'esprit pur,
où il n'y a point de succession discursive, se communiquant par acte de simple
contemplation - que les sens de la partie inférieure, soit extérieurs, soit
intérieurs, ne peuvent atteindre -, de là vient que l'imaginative et la
fantaisie ne peuvent s'appuyer sur aucune considération ni y prendre pied
désormais.
9. En ce
troisième signe, il faut savoir que cet empêchement et ce dégoût des puissances
ne proviennent point de quelque humeur mauvaise11, parce que, quand ils en
proviennent, l'humeur étant terminée (car jamais elle ne demeure en un même
état) aussitôt avec un peu de soin que l'âme mettra, elle pourra ce qu'elle
pouvait avant, et les puissances retrouveront leurs appuis ; ce qui n'est pas
ainsi en la purification de l'appétit, car commençant d'y entrer, on progresse
toujours dans l'impuissance de discourir avec les puissances. Et bien qu'il
soit vrai que dans les commencements elle ne soit pas chez certains avec une
telle continuité, de manière que parfois ils retrouvent parfois leurs goûts et
leurs discours sensibles - car étant donné leur faiblesse, il ne faut sans
doute pas les sevrer tout d'un coup - malgré tout ils avancent toujours y
entrant de plus en plus et laissant l'opération sensitive, si du moins il
doivent aller plus avant. Car ceux qui ne cheminent pas par la voie de
contemplation ont une manière bien différente, en effet cette nuit de
sécheresses n'a pas coutume d'être chez eux continuelle au sens, car encore que
quelquefois ils les aient, d'autres fois ils ne les ont pas, et quoique parfois
ils ne puissent discourir, d'autres fois ils le peuvent; car Dieu les met
seulement en cette nuit pour les exercer et les humilier, et leur réformer
l'appétit afin qu'ils ne se nourrissent point avec gourmandise vicieuse dans
les choses spirituelles, et non pour les conduire à la voie de l'esprit qui est
la contemplation - car Dieu ne conduit pas à la contemplation tous ceux qui
s'exercent de propos délibéré en la voie spirituelle, pas même la moitié (le
pourquoi, Lui le sait) -, de là vient que ceux-ci n'achèvent jamais entièrement
de retirer le sens des mamelles des considérations et raisonnements sinon de
temps en temps, comme nous avons dit.
11 Pendant
des siècles, la médecine d'Hippocrate a régné. En particulier la santé vient du
juste tempérament des quatre humeurs : le sang, la bile, le phlegme, et la bile
noire ou mélancolie.
Chapitre 10DE LA CONDUITE QUE CEUX-CI
DOIVENT AVOIR EN CETTE NUIT OBSCURE
1. Donc,
au temps des sécheresses de cette Nuit sensitive - en laquelle Dieu fait le
changement que nous avons dit, tirant l'âme de la vie du sens à celle de
l'esprit, soit de la méditation à la contemplation, où l'âme ne peut plus
discourir des choses de Dieu avec ses puissances, comme nous avons déjà dit -,
les spirituels endurent de grandes peines, non tellement de leurs aridités que
de la peur de se perdre par ce chemin, pensant que le bien spirituel est fini
pour eux et que Dieu les a délaissés, vu qu'ils ne trouvent ni appui ni goût
avec ce qui est bon. Alors ils se fatiguent et s'efforcent (selon l'habitude
qu'ils en ont prise) d'appuyer leurs puissances, avec quelque goût, à quelque
sujet de raisonnement, pensant que lorsqu'ils ne font pas cela et qu'ils ne se
sentent pas opérer, ils ne font rien ; ce qu'ils entreprennent avec un grand
dégoût et répugnance intérieure de l'âme qui se plaisait en ce repos et loisir,
sans opérer avec les puissances. Mais se gâtant en l'un, ils ne profitent pas
en l'autre ; parce que voulant chercher l'esprit, ils perdent l'esprit de
tranquillité et de paix qu'ils avaient; et ainsi ils sont semblables à celui
qui laisse l'ouvrage fait pour recommencer à le faire, ou à celui qui sort de
la ville pour y rentrer de nouveau, ou à celui qui laisse la proie pour
retourner à la chasser ; et cela est alors vain, car il ne trouvera rien
désormais par cette première façon de procéder, comme nous avons dit.
2.
Ceux-là, s'ils n'ont pas alors quelqu'un qui les comprenne, retournent en
arrière, laissant le chemin ou se relâchant, ou au moins s'empêchent d'avancer,
à cause des nombreux efforts qu'ils font pour aller par le chemin de la
méditation et du raisonnement, fatiguant et faisant travailler avec excès le
naturel et s'imaginant que cela tient à leur négligence et à leurs péchés. Ce
qui est désormais inutile puisque Dieu les mène par un autre chemin qui est
celui de la contemplation, très différent du premier puisque l'un est de
méditation discursive, et l'autre ne dépend ni de la méditation ni du
raisonnement.
3. Ceux
qui se verront dans cet état, doivent se consoler, persévérant avec patience,
ne se donnant pas de peine; qu'ils se confient en Dieu, qui n'abandonne pas
ceux qui le cherchent avec un coeur simple et droit (SG 1,1), et ne
manquera pas de leur donner ce qui est nécessaire pour le chemin, jusqu'à les
conduire à la claire et pure lumière d'amour qu'il leur accordera par le moyen
de l'autre nuit obscure de l'esprit, s'ils méritent que Dieu les y mette.
4. La
conduite qu'ils doivent garder en celle-ci du sens est de ne plus se soucier du
raisonnement et de la méditation, puisque ce n'est plus le temps pour cela,
mais qu'ils laissent l'âme demeurer en repos et tranquillité, même s'il leur
semble clairement qu'ils ne font rien et perdent leur temps, et même s'il leur
paraît que cela provient de leur nonchalance de n'avoir pas envie de penser à
chose quelconque, car ils ne feront pas peu de se tenir en patience, et de
persévérer en l'oraison sans rien y faire eux-mêmes. La seule chose qu'ils
doivent faire est de laisser l'âme libre, débarrassée et délassée de toutes les
notions et pensées, sans se soucier là de ce qu'ils penseront ou méditeront, se
contentant seulement d'un regard amoureux et reposé en Dieu, et de demeurer
sans sollicitude, sans efficacité, et sans désir de le goûter ou de le sentir ;
car toutes ces aspirations inquiètent et distraient l'âme du repos tranquille
et du doux loisir de contemplation qui se donne là.
5. Et
quelques scrupules qu'ils puissent avoir de perdre le temps et idées qu'il
serait meilleur de faire autre chose puisqu'en l'oraison ils ne peuvent rien
faire ni penser, qu'ils patientent néanmoins et se tiennent cois, se persuadant
qu'ils vont à l'oraison davantage pour prendre leur plaisir et demeurer en
liberté d'esprit; parce que si d'eux-mêmes ils veulent faire quelque chose avec
les puissances intérieures, ils empêcheront et perdront les biens que Dieu par
le moyen de cette paix et inaction de l'âme, va gravant et imprimant en elle ;
tout comme si un peintre tirait ou peignait un visage et que la personne vînt à
se remuer pour faire quelque chose, elle empêcherait le peintre de rien faire
et troublerait son travail. De même, quand l'âme est en paix et en repos
intérieur, quelque opération ou affection ou regard qu'elle veuille alors
exercer, la distraira, troublera sa quiétude et lui fera sentir l'aridité et le
vide du sens, parce que, plus elle cherchera quelque appui d'affection ou de
connaissance, plus elle sentira le manque qui ne peut être suppléé par cette
voie.
6. Ainsi
l'âme ne doit pas ici faire cas si elle perd les opérations des puissances ; au
contraire elle doit être contente de les perdre rapidement, car, n'empêchant
point l'opération de la contemplation infuse que Dieu donne, elle la reçoit
avec plus d'abondance pacifique et donne lieu à ce que brûle et s'enflamme dans
l'esprit l'amour que cette obscure et secrète contemplation entraîne avec soi
et attache à l'âme. Car la contemplation n'est autre chose qu'une infusion de
Dieu secrète, pacifique et amoureuse, qui, si on le lui permet, enflamme l'âme
en esprit d'amour, selon qu'elle le donne à entendre au vers suivant, à savoir
:
avec
angoisses, en amours enflammée.
Chapitre 11ON EXPLIQUE LES TROIS VERS DU
COUPLET
1. Cette
inflammation d'amour, bien qu'on ne la sente pas d'ordinaire dans les
commencements parce qu'elle n'a point encore commencé à s'allumer à cause de
l'impureté de la nature ou parce que l'âme ne lui donne pas de lieu paisible en
elle ne se comprenant pas elle-même, comme nous avons dit - mais parfois, avec
cela et sans cela, soudain on commence à sentir une angoisse de Dieu -, et à
mesure qu'elle avance, l'âme se sent d'autant plus affectionnée et enflammée en
l'amour de Dieu, sans savoir ni entendre comment ni d'où lui naît cet amour et
cette affection, sinon qu'elle voit que cette flamme et inflammation
grandissent parfois tellement en elle qu'elle désire Dieu avec des angoisses
d'amour, selon ce que David - étant en cette nuit - dit de soi par ces paroles,
à savoir : Parce que mon coeur s'est enflammé (à savoir, en amour de
contemplation), mes reins aussi se sont changés (c'est-à-dire, mes appétits
d'affections sensibles ont aussi été changés, à savoir, de la vie sensitive à la
spirituelle, par cette aridité et cessation en eux tous que nous disons) ; Et
moi, dit-il, j'ai été réduit à néant, et je n'ai su (PS 72,21-22). Parce
que, comme nous avons dit, sans savoir par où elle va, l'âme se voit anéantie
pour toutes les choses d'en haut et d'en bas qu'elle avait coutume de goûter,
et seulement elle se voit éprise d'amour sans savoir comment. Et comme parfois
l'inflammation d'amour en l'esprit croît beaucoup, les angoisses que l'âme a
pour Dieu sont si grandes qu'il lui semble que ses os se dessèchent en cette
soif, que la nature s'étiole, que sa chaleur et sa force se dissipent par la
véhémence de la soif d'amour, et l'âme sent que cette soif d'amour est vive.
David aussi la souffrait et la sentait, quand il dit : Mon âme a eu soif du
Dieu vivant (PS 41,3); qui est comme s'il disait: Vive fut la soif que
mon âme a eue. Cette soif, pour être vive, nous pouvons dire qu'elle fait
mourir de soif. Mais il faut noter que la véhémence de cette soif n'est pas
continuelle, mais quelques fois, quoique l'âme ait coutume de sentir
ordinairement quelque soif.
2. Mais il
faut noter, comme j'ai commencé de dire ici, qu'aux commencements, on ne sent
pas communément cet amour, mais la sécheresse et le vide dont nous parlons, et
alors, au lieu de cet amour qui ensuite va s'allumer, ce que l'âme traîne avec
soi au milieu de ces aridités et vides des puissances est un soin ordinaire et
une sollicitude de Dieu, avec crainte et peur de ne pas le servir, ce qui n'est
pas un sacrifice peu agréable à Dieu, de voir l'esprit en tribulation (PS
50,19) et en souci pour son amour. Cette sollicitude et ce soin sont mis en
l'âme par cette secrète contemplation, jusqu'à ce que, avec le temps, ayant
quelque peu purifié le sens, c'est-à-dire la partie sensitive, des forces et
des affections naturelles par le moyen de ces sécheresses qu'elle y met, elle
aille allumant en l'esprit cet amour divin. Mais cependant, enfin, comme celui
qui suit un traitement, tout n'est que pâtir en cette obscure nuit et sèche
purgation de l'appétit, se guérissant de beaucoup d'imperfections et s'exerçant
en de nombreuses vertus, pour se rendre capable dudit amour, comme on dira
maintenant sur le vers suivant :
Oh !
heureuse aventure !
3. Parce que, comme Dieu met l'âme en cette
nuit sensitive afin de purifier le sens de la partie inférieure et de
l'accommoder, la soumettre et l'unir avec l'esprit, l'obscurcissant et lui
faisant quitter les raisonnements, comme aussi après (afin de purifier l'esprit
pour l'unir avec Dieu, comme on dira après), il le met dans la nuit
spirituelle, l'âme profite tellement (quoiqu'il ne lui semble pas), qu'elle le
tient pour heureuse aventure d'être hors des pièges et oppressions du sens de
la partie inférieure par cette dite nuit; elle dit maintenant ce vers, à savoir
: Oh ! heureuse aventure ! Sur lequel il faut ici remarquer les profits que
l'âme trouve en cette nuit, en raison desquels elle tient pour une heureuse
aventure d'y passer; profits que l'âme enferme tous dans le vers suivant:
Je sortis
sans être aperçue.
4. Cette sortie s'entend de
l'assujettissement à la partie sensitive que l'âme souffrait à chercher Dieu
par des opérations si faibles, si limitées et si occasionnelles comme le sont
celles de la partie inférieure; vu qu'à chaque pas, elle trébuchait en mille
imperfections et ignorances, comme nous avons remarqué ci-dessus dans les sept
péchés capitaux, elle se délivre de toutes, cette nuit éteignant tous les goûts
d'en haut et d'en bas, obscurcissant tous les raisonnements, et lui faisant d'autres
biens innombrables en l'acquisition des vertus, comme nous le dirons après. Car
ce sera une chose agréable et de grande consolation pour celui qui chemine par
là de voir que ce qui semble si rude, si répugnant à l'âme et si contraire au
goût spirituel, opère tant de biens en elle ; ils s'obtiennent, comme nous
disons, quand l'âme sort selon l'affection et l'opération - par le moyen de
cette nuit - de toutes les choses créées et chemine aux éternelles, ce qui est
un grand bonheur et une belle aventure; d'une part, pour le grand bien qu'il y
a d'éteindre l'appétit et l'affection concernant toutes les choses; d'autre
part, étant donné qu'il y en a très peu qui supportent et persévèrent à entrer
par cette porte étroite et par le chemin étroit qui conduit à la vie, comme dit
notre Sauveur (MT 7,14). Car la porte étroite est cette nuit du sens,
duquel l'âme se dépouille et se dénue pour y entrer, s'appuyant sur la foi, qui
est étrangère à tout sens, afin de cheminer ensuite par le chemin étroit, qui
est l'autre nuit, de l'esprit; en laquelle entre l'âme après pour cheminer vers
Dieu en pure foi, qui est le moyen par lequel l'âme s'unit avec Dieu ; mais ce
chemin, comme il est si étroit, obscur et terrible (car il n'y a pas de
comparaison de cette nuit du sens à l'autre en obscurité et en épreuves, comme
nous dirons alors), il y en a bien moins qui y cheminent, mais ses profits sont
sans comparaison plus grands que ceux de celle-ci. Maintenant nous commencerons
à dire quelque chose de ceux-ci avec le plus de brièveté possible, avant de
passer à l'autre nuit.
Chapitre
12
DES
PROFITS QUE PROCURE CETTE NUIT DANS L'ÂME
1. Cette
nuit et purgation de l'appétit heureuse pour l'âme y fait tant de biens et de
profits (bien qu'il lui semble - comme nous l'avons dit - qu'on les lui ôte
plutôt), que, comme Abraham fit une grande fête quand il sevra son fils Isaac (GN
21,8), de même on se réjouit au ciel de ce que désormais Dieu tire cette
âme des langes, de ce qu'il la descend de ses bras, la fait marcher sur ses
pieds et lui ôte le lait du sein et la nourriture délicate et douce des enfants
pour lui faire manger du pain avec la croûte et l'accoutumer à l'aliment des
forts (HE 5 HE 12,14) qu'en ces aridités et ténèbres du sens on commence
à donner à l'esprit vide et sec des sucs du sens, aliment qui est la
contemplation infuse que nous avons dite.
2. Et
voici le premier et le principal profit que l'âme obtient ici et duquel presque
tous les autres découlent; ce premier profit que cause cette sèche et obscure
nuit de contemplation est la connaissance de soi et de sa misère ; car outre
que toutes les faveurs que Dieu fait à l'âme il les fait ordinairement
enveloppées dans cette connaissance, ces aridités et ce vide des puissances par
rapport à l'abondance qu'elle sentait auparavant, et la difficulté qu'elle
trouve en les bonnes choses, lui font connaître sa bassesse et misère qu'au
temps de sa prospérité elle n'arrivait pas à voir. Il y a une belle figure de
cela dans l'Exode où Dieu voulant humilier les enfants d'Israël et faire qu'ils
se connaissent, il leur demanda de quitter et d'enlever leurs habits et parures
de fête, dont ils étaient auparavant revêtus au désert, en disant : Maintenant,
désormais et dorénavant, dépouillez-vous de l'ornement de fête et prenez vos vêtements
ordinaires et de travail, afin de vous apprendre le traitement que vous méritez
(33,5). C'est comme s'il avait dit: Pour autant que vos habits que vous portez
pour la fête et la joie ne vous font pas juger de vous si bassement que vous
êtes, ôtez-les afin qu'à l'avenir, voyant vos habits vils, vous connaissiez que
vous ne méritez pas davantage et sachiez qui vous êtes. Par suite, la vérité
qu'avant l'âme ne connaissait pas de sa misère, parce que, lorsqu'elle allait
comme en fête, trouvant beaucoup de goût, de consolation et d'appui en Dieu,
elle était bien satisfaite et contente, pensant qu'elle servait Dieu en quelque
chose - car encore qu'elle n'ait cela expressément en soi, cependant dans la
satisfaction qu'elle trouve dans le plaisir, elle en a quelque opinion -, mais
étant réduite à l'habit de travail, de sécheresse et d'abandonnement, ses
premières lumières étant obscurcies, elle possède plus véritablement ces
lumières en cette si excellente et nécessaire vertu de la connaissance de
soi-même, ne s'estimant plus en rien, et n'ayant aucune satisfaction de soi,
parce qu'elle voit que par elle-même elle ne fait ni ne peut rien. Et Dieu fait
plus d'estime et est plus content de ce peu de satisfaction que l'âme a de soi
et de l'affliction qu'elle sent de ne pas le servir, que de toutes les oeuvres
qu'elle faisait auparavant et des premiers goûts qu'elle avait, pour grands
qu'ils fussent, pour autant qu'il s'y trouvait plusieurs imperfections et
ignorances ; et de cette épreuve de sécheresse, non seulement les profits que
nous avons dits, mais encore ceux que nous dirons et beaucoup d'autres que nous
passerons sous silence, procèdent de la connaissance de soi-même comme de leur
source et origine.
3. Quant
au premier, il advient à l'âme de traiter avec Dieu avec plus de respect et
plus de retenue, ce qui est toujours requis pour traiter avec le Très Haut; ce
qu'elle ne faisait pas en la prospérité de sa consolation et de son goût, parce
que cette ferveur et ce goût qu'elle sentait, rendaient l'appétit un peu plus
hardi envers Dieu qu'il ne devait, et discourtois et incivil. Comme il advint à
Moïse quand il sentit que Dieu lui parlait: attiré par ce goût et appétit, sans
autre considération il prenait la hardiesse de s'approcher, si Dieu ne lui
avait pas commandé de s'arrêter et de se déchausser (par là se note le respect
et le discernement en nudité des appétits avec lesquels on doit traiter avec
Dieu) ; aussi, quand Moïse obéit en cela, il devint si raisonnable et si retenu
que l'Écriture dit que, non seulement il n'osa pas s'approcher, mais même qu'il
n'osait pas regarder (EX 3,6), parce que, ayant ôté la chaussure de ses
appétits et de ses goûts, il connaissait grandement sa misère devant Dieu, ce
qui ainsi convenait pour entendre la parole de Dieu. Comme aussi la disposition
que Dieu donna à Job pour parler avec Lui ne fut pas ces délices et ces gloires
que le même Job ici rapporte qu'il avait coutume d'avoir en son Dieu (1,1-8),
mais de le mettre sur un fumier, tout nu, abandonné et même persécuté de ses amis,
comblé d'angoisses et d'amertume, le sol parsemé de vers (2930) ; et alors, de
cette manière se fit gloire celui qui relève le pauvre du fumier (PS 112,7),
le Dieu très haut, de descendre et de lui parler face à face, lui découvrant
les hauteurs profondes de sa sagesse, ce qu'il n'avait jamais fait au temps de
sa prospérité (38-42).
4. Et
ainsi il convient de noter un autre excellent profit qu'il y a en cette nuit et
sécheresse de l'appétit sensitif, puisque nous sommes venus à en parler, qui
est qu'en cette nuit obscure de l'appétit - afin que se vérifie ce que dit le
prophète, à savoir : Ta lumière se lèvera dans les ténèbres (IS 58,10) -
Dieu illumine l'âme non seulement en lui donnant connaissance de sa misère et
de sa bassesse, comme nous avons dit, mais aussi de la grandeur et excellence
de Dieu ; car, outre que les goûts, les appétits et les appuis sensibles sont
amortis, l'entendement demeure net et libre pour entendre la vérité ; alors que
le goût sensible et l'appétit, bien qu'ils soient de choses spirituelles,
fascinent et embarrassent l'esprit, cette angoisse et aridité du sens
illustrent et vivifient l'entendement, comme dit Isaïe (28,19): que la vexation
fait entendre comment Dieu, en l'âme vide et débarrassée (ce qui est requis
pour sa divine influence), surnaturellement, par le moyen de cette nuit obscure
et sèche de contemplation, va, comme nous avons dit, l'instruisant en sa divine
Sagesse; ce qu'il ne faisait pas par les sucs et les goûts précédents.
5. Le même
prophète Isaïe donne bien cela à entendre, en disant : À qui Dieu enseignera sa
science et à qui fera-t-il ouïr sa parole ? À ceux qui sont sevrés, dit-il, du
lait, à ceux qu'on a arrachés du sein (28,9) ; en quoi on apprend que pour
cette divine influence, la disposition convenable n'est ni le premier lait de
la suavité spirituelle, ni l'appui du sein des savoureux raisonnements des
puissances sensitives que l'âme goûtait, mais la privation de l'un et le
détachement de l'autre, si bien que pour ouïr Dieu, il convient que l'âme soit
de pied ferme et dénuée d'appétit quant à l'affection et au sens, comme le
prophète le dit de soi par ces paroles : Je serai debout sur ma garde
(c'est-à-dire sans appui de l'appétit) et j'arrêterai mon pas (ne discourant
point avec le sens) pour contempler, c'est-à-dire afin d'entendre ce qui m'est
dit de la part de Dieu (HA 2,1). De manière que nous avons déjà dit que
de cette nuit sèche se tire premièrement la connaissance de soi-même, de
laquelle, comme de son fondement, naît l'autre connaissance, celle de Dieu.
C'est pourquoi, saint Augustin disait à Dieu : Que je me connaisse, Seigneur,
moi, et je te connaîtrai, toi12 ; parce que, comme disent les philosophes, un
extrême se connaît bien par un autre.
12 Solil.,
II, 1,1 ; P.L. 32,885.
6. Et pour
prouver plus complètement l'efficacité de cette nuit sensitive en sa sécheresse
et dénuement, pour procurer la lumière que disons-nous l'âme reçoit ici de
Dieu, nous alléguerons cette autorité de David qui donne assez à entendre la
grande vertu qu'a cette nuit pour cette haute connaissance de Dieu. Il dit donc
ceci : En la terre déserte, sans eau, sèche et sans chemin, j'ai paru devant
toi afin de pouvoir voir ta vertu et ta gloire (PS 62,3) ; ce qui est
une chose admirable, attendu que David ne nous donne pas à entendre ici que les
délices spirituelles et la quantité des plaisirs fassent une disposition et un
moyen pour connaître la gloire de Dieu, mais l'aridité et le manque d'appui de
la partie sensitive qui s'entend ici par la terre sèche et déserte, et il ne
dit pas non plus que les concepts et raisonnements au sujet de Dieu dont il
s'était beaucoup servi soient un chemin pour sentir13 et voir la vertu de Dieu,
mais bien plutôt de ne pouvoir fixer sa pensée en Dieu, ni cheminer avec le
discours de la considération imaginaire, qui s'entend ici par la terre sans
chemin, de manière que pour connaître Dieu et soi-même, cette nuit obscure est
le moyen avec ses sécheresses et ses vides, bien que ce ne soit avec la
plénitude et abondance qu'en l'autre de l'esprit, car cette connaissance est
comme le principe de l'autre.
13Au sens
de connaître.
7. L'âme
tire aussi dans les sécheresses et vides de cette nuit de l'appétit, l'humilité
spirituelle qui est la vertu contraire du premier vice capital que nous avons
dit être la superbe spirituelle ; par cette humilité, qu'elle acquiert par
ladite connaissance de soi, elle se purge de toutes ces imperfections dans
lesquelles elle tombait par ce vice de l'orgueil au temps de sa prospérité ;
car se voyant si aride et si misérable, elle ne peut penser, pas même par un
premier mouvement, qu'elle marche plus parfaitement que les autres, ni qu'elle
les devance, comme elle le faisait avant, au contraire, elle avoue que les
autres lui sont supérieurs.
8. Et de
là naît l'amour du prochain ; puisqu'elle l'estime et ne le juge plus comme
elle en avait l'habitude avant quand elle sentait tant de ferveur en elle et
chez les autres pas. Elle connaît seulement sa misère et la tient devant ses
yeux; si bien qu'elle ne peut les en retirer ni les porter sur personne. Ce
qu'admirablement David, étant en cette nuit, déclare en disant : Je suis devenu
muet et fus humilié, et je me suis trouvé réduit au silence dans les biens, et
ma douleur s'est renouvelée (PS 38,3). Il dit cela parce qu'il lui
semblait que les biens de son âme étaient tellement taris que non seulement il
ne savait et ne trouvait comment en parler ; mais aussi par rapport aux autres,
il était réduit au silence par la douleur de la connaissance de sa misère.
9. De plus
par là ils se rendent sujets et obéissants en la voie spirituelle, car, comme
ils se voient si misérables, ils n'obéissent pas seulement à ceux qui les
enseignent, mais aussi ils désirent que le premier venu les guide et leur dise
ce qu'ils doivent faire. Ils perdent la présomption affective qu'ils avaient
parfois en la prospérité, et finalement on leur ôte en passant toutes les
autres imperfections que nous avons notées à l'égard de ce premier vice qui est
l'orgueil spirituel.
Chapitre
13DES AUTRES PROFITS QUE CAUSE EN L'ÂME CETTE NUIT DU SENS
1.
Concernant les imperfections que l'âme avait dans l'avarice spirituelle, elle
qui convoitait les unes et les autres choses spirituelles, et n'était jamais
satisfaite des exercices, ni des uns ni des autres, à cause de la convoitise de
l'appétit et du goût qu'elle y trouvait, cette nuit sèche et obscure les
réforme bien parce que, comme elle ne trouve plus le goût et la saveur dont
elle avait l'habitude, mais au contraire y sent de l'amertume et de la peine,
elle en use si sobrement qu'elle pourrait peut-être perdre à présent par le
trop peu, comme auparavant elle perdait par le trop. Bien qu'à ceux que Dieu
met en cette nuit il leur donne ordinairement de l'humilité et de la
promptitude (malgré l'insipidité) afin qu'ils fassent seulement pour Dieu ce
qu'on leur commande ; et ainsi ils se débarrassent de beaucoup de choses
puisqu'ils n'y trouvent pas de goût.
2.
Concernant la luxure spirituelle aussi, on voit clairement que, grâce à cette
sécheresse et insipidité du sens que l'âme trouve dans les choses spirituelles,
elle se délivrera de ces imperfections que nous avons alors notées ; puisque
nous avons dit qu'ordinairement elles procédaient du goût qui de l'esprit
rejaillissait sur le sens.
3. Mais
les imperfections dont se libère l'âme en cette nuit obscure concernant le
quatrième vice, qui est la gourmandise spirituelle, elles peuvent se voir ici,
bien qu'elles n'aient pas été toutes dites car elles sont innombrables ; et
ainsi moi je les omettrai ici pour en terminer avec cette nuit et passer à
l'autre, pour laquelle nous avons à dire une doctrine de grande importance.
Qu'il suffise - pour connaître les profits innombrables, outre ceux qui ont été
dits, que gagne l'âme en cette nuit concernant ce vice, la gourmandise
spirituelle - de dire que de toutes ces imperfections que nous avons alors
mentionnées, elle se délivre et de beaucoup d'autres maux, et de plus grands,
et de hideuses abominations (qui, comme je dis, ne sont pas écrites là), où
beaucoup ont achoppé, ce dont nous avons l'expérience, pour n'avoir pas réformé
l'appétit en cette gourmandise spirituelle. Parce que, comme Dieu, en cette
sèche et obscure nuit où il met l'âme, tient la concupiscence et l'appétit
tellement réfrénés, qu'elle ne peut se repaître d'aucun goût ni saveur sensible
des choses d'en haut ni d'en bas - et il continue cela en sorte que l'âme se
trouve instruite, réformée et mortifiée selon la concupiscence et l'appétit -
elle perd la force de ses passions et de la concupiscence et elle se rend
stérile, ne se servant plus du goût (tout comme les flux du lait se tarissent
quand on cesse de le tirer de la mamelle) et les appétits de l'âme étant ainsi
desséchés, outre les profits déjà dits, par le moyen de cette sobriété
spirituelle s'ensuivent en l'âme d'autres profits admirables; car, par la
mortification des appétits et des concupiscences, l'âme vit en paix et
tranquillité spirituelle, parce que, là où l'appétit et la concupiscence ne
règnent pas, il n'y a point de trouble, mais seulement paix et consolation en
Dieu.
4. D'ici
naît un autre et deuxième profit qui est que l'âme porte un souvenir
ordinaire14 de Dieu, avec la crainte et la peur de retourner en arrière (comme
il reste dit) dans le chemin spirituel ; ce qui est un grand profit, et non des
moindres en cette sécheresse et purgation de l'appétit, car l'âme se purifie et
se nettoie des imperfections qui s'y attachaient par le moyen des appétits et
affections qui de soi émoussent et obscurcissent l'âme.
14 C'est,
selon Augustin, Confessions, X, 14, 35 sq. la mémoire du présent, au sens
d'attention, fréquent dans la Bible.
5. Il y a
un autre profit très grand en cette nuit pour l'âme, qui est qu'elle s'exerce
dans les vertus toutes ensemble, comme dans la patience et la longanimité, qui
s'exerce bien en ces vides et ces aridités, supportant de persévérer dans les
exercices spirituels sans consolation et sans goût. La charité de Dieu
s'exerce, mue non de l'attrait du goût, ni de la saveur qu'elle trouve dans l'ouvrage,
mais de Dieu seul. Elle exerce aussi la vertu de force, car en ces difficultés
et insipidités qu'elle trouve dans l'action, elle tire des forces de la
faiblesse, et ainsi se rend forte ; et finalement, en toutes les vertus, tant
théologales, que cardinales et morales. Corporellement et spirituellement l'âme
s'exerce en ces sécheresses.
6. Or
qu'en cette nuit l'âme reçoive ces quatre bienfaits que nous avons dits, à
savoir: délectation de paix, mémoire habituelle et sollicitude de Dieu, netteté
et pureté d'âme, et l'exercice des vertus que nous venons de dire, David le
dit, comme il l'a expérimenté lui-même étant en cette nuit, par ces paroles :
Mon âme a rejeté les consolations, je me suis souvenu de Dieu, j'ai été comblé
de délices et je me suis exercé et mon esprit a défailli (PS 76,4). Et
ensuite il dit : J'ai médité de nuit avec mon coeur, et je m'exerçais, et
balayais et purifiais mon esprit (V 7), à savoir toutes les affections.
7.
Concernant les imperfections des autres vices spirituels que nous avons dits
là, qui sont la colère, l'envie et la tristesse, l'âme se purifie aussi en
cette sécheresse de l'appétit et acquiert les vertus contraires, parce que,
étant rendue souple et étant humiliée par ces aridités, difficultés et autres
tentations et épreuves, en lesquelles Dieu l'exerce au cours de cette nuit,
elle devient douce envers Dieu, soi-même, et le prochain, de manière qu'elle ne
se fâche plus avec trouble, contre soi pour les fautes qui lui sont propres, ni
contre le prochain pour les fautes d'autrui ; et envers Dieu, elle n'a plus de
dégoûts ni de plaintes discourtoises de ce qu'il ne la fait promptement bonne.
8. En ce
qui concerne l'envie, elle a aussi de la charité envers les autres, car, si
elle a quelque envie, elle n'est pas vicieuse comme avant, quand elle avait de
la peine que d'autres lui soient préférés et la dépassent, parce qu'alors elle
leur donne la palme, en se voyant si misérable comme elle se voit; et l'envie
qu'elle a (si elle EN ) est vertueuse, désirant les imiter, ce qui est
grande vertu.
9. Les
ennuis et tristesses qu'elle a dès lors dans les choses spirituelles ne sont
plus vicieux comme avant, parce qu'ils procédaient des goûts spirituels qu'elle
avait parfois et s'efforçait d'avoir quand ils lui manquaient; mais ces
aversions ne viennent plus de cette faiblesse du goût, parce que Dieu le lui a
soustrait à l'égard de toutes les choses en cette purification de l'appétit.
10. Outre
ces profits qui sont dits, d'autres innombrables s'ensuivent au moyen de cette
sèche contemplation ; en effet souvent, grâce à ces aridités et angoisses,
lorsque l'âme y pense le moins, Dieu lui communique une suavité spirituelle et
un amour très pur, et des connaissances spirituelles parfois très délicates,
chacune de plus grand profit et prix que tout ce qu'elle savourait avant;
quoique dans les commencements l'âme ne le pense pas ainsi, parce que
l'influence spirituelle qui se donne alors est très délicate, et le sens ne la
perçoit pas.
11.
Finalement, comme l'âme se purifie alors des affections et des appétits
sensitifs, elle acquiert la liberté d'esprit où elle cueille les douze fruits
de l'Esprit Saint. Et aussi elle se délivre ici admirablement des mains des
trois ennemis : démon, monde et chair, car éteignant la saveur et le goût sensitif
à l'égard des choses, le démon, ni le monde, ni la sensualité n'ont point
d'armes ni de forces contre l'esprit.
12. Ces
aridités font donc marcher l'âme avec pureté en l'amour de Dieu, puisqu'elle ne
se meut plus à opérer pour le plaisir et la saveur de l'oeuvre, comme elle
faisait peut-être quand elle avait des plaisirs, mais seulement pour donner
plaisir à Dieu. Elle ne devient ni présomptueuse ni satisfaite, comme peut-être
au temps de la prospérité, mais craintive et défiante de soi, n'ayant aucune
satisfaction de soi ; en quoi consiste la sainte crainte qui conserve et
augmente les vertus. Cette sécheresse éteint aussi les concupiscences et les
mouvements vifs de la nature, comme il a aussi été dit, parce qu'alors, si ce
n'est le goût que Dieu de soi lui verse parfois, c'est merveille qu'elle trouve
goût et consolation sensible par sa diligence en aucune oeuvre et exercice
spirituel, comme il a déjà été dit.
13. En
cette nuit sèche, le soin de Dieu croît et les angoisses pour le servir, parce
que, comme les mamelles de la sensualité lui tarissent dont l'âme sustentait et
nourrissait les appétits qu'elle suivait, il ne reste plus que cette angoisse
toute sèche et nue de servir Dieu, chose qui est pour Dieu très agréable, car,
comme dit David, l'esprit affligé est un sacrifice pour Dieu (PS 50,19).
14. Comme
l'âme, donc, connaît qu'en cette sèche purification par où elle a passé, elle a
tiré et fait tant et de si grands et précieux profits, comme il a été rapporté
ici, elle peut bien chanter dans le couplet que nous expliquons le vers
suivant, à savoir:
Oh ! heureuse aventure ! je sortis sans être
vue.
C'est-à-dire, je sortis des filets et de
l'asservissement des appétits sensitifs et des affections sans être vue, à
savoir sans que les trois ennemis susdits m'en puissent empêcher eux qui (comme
nous l'avons dit) avec les appétits et les goûts, comme avec des filets
enlacent l'âme et l'empêchent de sortir hors d'elle-même à la liberté de
l'amour de Dieu, et sans ces pièges elles ne peuvent combattre l'âme, comme il
a été dit.
Chapitre 14DANS LEQUEL ON EXPLIQUE LE
DERNIER VERS DU PREMIER COUPLET
1. D'où
vient que, en apaisant par la continuelle mortification les quatre passions de
l'âme qui sont la joie, la douleur, l'espoir et la crainte, et en endormant les
appétits naturels dans la sensualité par les sécheresses ordinaires, et en
arrêtant d'agir l'harmonie des sens et puissances intérieurs, en délaissant ses
opérations discursives, comme nous avons dit, qui sont la population et la
demeure de la partie inférieure de l'âme, qui est celle qu'elle appelle ici sa
maison, en disant :
ma maison
étant désormais apaisée ;
cette maison de la sensualité étant désormais
apaisée, c'est-à-dire mortifiée, ses passions éteintes et ses appétits apaisés
et endormis par cette heureuse nuit de la purification sensitive, l'âme sortit
pour commencer le chemin et la voie de l'esprit qui est des progressants et
avancés, que par un autre nom on appelle voie illuminative ou de contemplation
infuse, par laquelle Dieu lui-même repaît et sustente l'âme sans discours ni
aide active de l'âme.
2. Telle
est (comme nous avons dit) la nuit et purgation du sens dans l'âme ; cette
nuit, en ceux qui ensuite doivent entrer en l'autre plus pesante de l'esprit
pour passer à la divine union d'amour (car tous n'y passent pas, mais le petit
nombre d'ordinaire), a coutume d'être accompagnée de grandes épreuves et
tentations sensitives qui durent beaucoup de temps, mais chez les uns plus que
chez les autres. Car à quelques-uns est envoyé l'ange de Satan (qui est
l'esprit de fornication) pour tourmenter leurs sens de fortes et abominables
tentations et affliger leur esprit de sales pensées et représentations fort
visibles en l'imagination, ce qui leur est parfois un plus grand tourment que
la mort même (2CO 12,7).
3.
D'autres fois s'ajoute en cette nuit l'esprit de blasphème, qui traverse toutes
leurs conceptions et pensées de blasphèmes intolérables, qu'il suggère parfois
en l'imagination avec tant de force qu'il les fait presque prononcer, ce qui
leur est un grand tourment. D'autres fois, ils ont un autre abominable esprit
qu'Isaïe appelle esprit de vertige (19,14), qui leur est donné non pour les
faire tomber mais pour les exercer ; il leur obscurcit tellement le sens qu'il
les remplit de mille scrupules et perplexités, si embrouillés en leur jugement
qu'ils ne peuvent se satisfaire en rien, ni appuyer le jugement à aucun conseil
ni conception; ce qui est une des plus rudes piqûres et horreurs de cette nuit,
fort approchant de ce qui se passe en la nuit spirituelle.
4. Ces
tempêtes et épreuves, ordinairement Dieu les envoie en cette nuit et purgation
sensitive à ceux (comme je dis) qu'il veut mettre ensuite dans l'autre (quoique
tous n'y passent pas), afin que, châtiés et souffletés de la sorte, ils
s'exercent et disposent et accommodent les sens et les puissances en vue de
l'union de la Sagesse, qu'on leur doit donner là. En effet, si l'âme n'est pas
tentée, exercée et éprouvée par des tribulations et tentations, elle ne peut
aviver son sens en vue de la Sagesse; c'est pourquoi l'Ecclésiastique a dit:
Celui qui n'est point tenté, que sait-il ? ; et celui qui n'a point été
éprouvé, quelles sont les choses qu'il reconnaît? (34,9-10). De cette vérité,
Jérémie donne un bon témoignage, en disant : Vous m'avez châtié, Seigneur, et
j'ai été instruit (31,18). Et la manière la plus appropriée de ce châtiment
pour entrer en Sagesse sont les épreuves intérieures que nous disons ici, pour autant
qu'elles sont de celles qui purifient plus efficacement le sens de tous les
goûts et consolations auxquels par faiblesse naturelle il était affectionné, et
l'âme y est véritablement humiliée en vue de l'élévation qu'elle doit avoir.
5. Mais la
durée que l'âme demeure en ce jeûne et pénitence du sens, c'est bien une chose
qu'on ne peut dire avec certitude, parce que cela ne se passe pas en tous d'une
même façon, ni tous n'endurent pas les mêmes tentations, car cela n'a de mesure
que la volonté de Dieu. Conformément au plus ou au moins que chacune a
d'imperfection à purifier, et aussi conformément au degré d'union d'amour
auquel Dieu veut l'élever, il l'humiliera plus ou moins intensément, en plus ou
moins de temps. Ceux qui ont sujet et plus de force pour souffrir avec plus
d'intensité, il les purge plus rapidement ; car les plus faibles, il les
conduit par cette nuit fort lentement et avec des tentations légères, et les
laisse longtemps en cet état, donnant à leur sens des réfections ordinaires
afin qu'ils ne retournent pas en arrière, et ils arrivent tard à la pureté de
perfection en cette vie (et quelques-uns d'entre eux jamais), car ils ne sont
ni tout à fait dans cette nuit, ni tout à fait en dehors ; car, encore qu'ils
ne passent pas outre, pour les conserver en humilité et en la connaissance
d'eux-mêmes, Dieu les exerce à certains moments et certains jours en ces
tentations et aridités, et les aide avec des consolations, parfois, de temps en
temps, afin que, défaillants, ils ne retournent à chercher ceux du monde. Pour
d'autres âmes encore plus faibles, Dieu se comporte avec elles comme
apparaissant et s'absentant, pour les exercer en son amour, parce que sans ces
éloignements, elles n'apprendraient pas à s'approcher de Dieu.
6. Mais les âmes qui doivent passer à un si heureux et si haut état comme est l'union d'amour, à quelque vitesse que Dieu les conduise, ordinairement elles ont coutume de rester longtemps en ces aridités et tentations, comme on l'a vu par expérience. Il est temps, donc, maintenant de commencer à traiter de la seconde nuit. ( - À LA NUIT OBSCURE)