Jean de la Croix - Nuit Obscure - IIème
Partie
Chapitre 1
ON COMMENCE À TRAITER DE LA NUIT OBSCURE DE L'ESPRIT. - ON DIT EN QUEL
TEMPS ELLE COMMENCE.
1. Une âme
que Dieu doit conduire plus avant, dès qu'elle sort des sécheresses et épreuves
de la première purgation et Nuit du sens, Sa Majesté ne la met pas en cette
Nuit de l'esprit ; au contraire habituellement il se passe beaucoup de temps et
d'années, pendant lesquels, l'âme sortie de l'état des commençants, s'exerce en
celui des progressants ; où, comme celui qui est sorti d'une étroite prison,
elle marche dans les choses de Dieu bien plus au large, avec beaucoup plus de
satisfaction de l'âme et avec une délectation plus abondante et plus intérieure
qu'elle ne faisait dans les commencements, avant qu'elle n'entrât en cette
nuit, n'ayant plus l'imagination et les puissances liées au discours et au
souci spirituel, comme elle en avait l'habitude; en effet elle trouve aussitôt
dans son esprit, avec grande facilité, une très calme et très amoureuse
contemplation et saveur spirituelle, sans travail discursif. Bien que, comme la
purification de l'âme n'est pas entièrement faite - vu que manque la principale
qui est celle de l'esprit, sans laquelle étant donné la communication qu'il y a
d'une partie à l'autre (n'y ayant qu'un seul suppôt) la purification sensitive
non plus quoiqu'elle ait été très forte ne demeure point achevée ni parfaite -,
elle ne manque jamais parfois de quelques épreuves, sécheresses, ténèbres et
angoisses, parfois bien plus fortes que les précédentes, qui sont comme des
présages et des messagers de la nuit à venir de l'esprit; mais elles ne sont
pas de si longue durée, comme sera la nuit qu'elle attend, parce que, ayant
passé un instant ou des instants, ou des jours de cette nuit et tempête,
bientôt elle retourne à sa sérénité habituelle.
Et de
cette manière Dieu purge certaines âmes qui ne doivent pas monter à un si haut
degré d'amour que les autres, en les mettant à certains moments, par
intervalles, dans cette nuit de contemplation ou purification spirituelle, leur
faisant venir obscurité et lumière fréquemment ; conformément à ce que dit
David, qu' il envoie son cristal, c'est-à-dire sa contemplation, comme par
petites bouchées (PS 147,17); bien que ces bouchées de contemplation
obscure ne soient jamais si intenses que celles de cette horrible nuit de
contemplation dont nous devons parler, où délibérément Dieu met l'âme afin de
l'élever à l'union divine.
2. Cette
saveur, donc, et ce goût intérieur dont nous parlons, qu'avec abondance et
facilité ces progressants trouvent et savourent en leur esprit, avec beaucoup
plus d'abondance qu'avant, se communique (rejaillissant de là dans le sens)
plus que d'habitude avant cette purgation sensible, et d'autant qu'il est dès lors
plus pur, il peut avec plus de facilité sentir les goûts de l'esprit en son
mode. Et comme, enfin, cette partie sensitive de l'âme est faible et incapable
pour les choses fortes de l'esprit, de là vient que ces progressants, à cause
de cette communication spirituelle qui se fait dans la partie sensitive, y
endurent maintes débilités et dommages et faiblesses d'estomac, et par
conséquent dans l'esprit des fatigues, parce que, comme dit le sage, le corps
qui se corrompt, alourdit l'esprit (SG 9,15). D'où vient que les
communications de ceux-ci ne peuvent être bien fortes, ni bien intenses, ni
très spirituelles, comme elles sont requises pour l'union divine avec Dieu, en
raison de la faiblesse et de la corruption de la sensualité qui est en elles.
De là viennent les ravissements, les extases et dislocations des os, qui
arrivent toujours quand les communications ne sont pas purement spirituelles,
c'est-à-dire à l'esprit seul, comme sont celles des parfaits déjà purifiés par
la deuxième nuit, de l'esprit, chez lesquels cessent alors ces ravissements et
tourments de corps, car ils jouissent de la liberté de l'esprit, sans que le
sens ne s'obscurcisse et ne s'aliène.
3. Et,
pour que l'on comprenne la nécessité qu'ils ont d'entrer en cette Nuit de
l'esprit, nous noterons ici quelques imperfections et dangers dans lesquels se
trouvent ces profitants.
Chapitre 2
ON CONTINUE AVEC D'AUTRES IMPERFECTIONS
QU'ONT CES PROGRESSANTS
1. Ces
progressants ont deux sortes d'imperfections : les unes sont habituelles, les
autres actuelles. Les habituelles sont les affections et habitudes imparfaites
qui encore, comme des racines, demeurent dans l'esprit, où la purgation du sens
n'a pu atteindre ; entre la purification de ces imperfections la différence
qu'il y a est celle qu'il y a entre la branche et la racine, ou enlever une
tache fraîche et une bien implantée et vieille. Car, comme nous avons dit, la
purification du sens est seulement la porte et le principe de contemplation
pour celle de l'esprit et comme nous l'avons dit aussi, elle sert davantage à
accommoder le sens à l'esprit qu'à unir l'esprit avec Dieu. Mais les taches du
vieil homme demeurent encore dans l'esprit, bien qu'il ne les voie et qu'elles
ne lui soient apparentes ; si elles ne s'effacent avec le savon et la forte
lessive de la purification de cette nuit, l'esprit ne pourra parvenir à la
pureté de l'union divine.
2. Ceux-là
ont aussi l'hebetudo mentis15 et la rudesse naturelle que tout homme contracte
par le péché, la distraction et extériorisation de l'esprit que l'on doit
illustrer, clarifier et recueillir par les peines et l'étreinte de cette nuit.
Or, tous ceux qui ne sont point sortis de cet état des progressants ont ces
imperfections habituelles, qui sont incompatibles (comme nous avons dit) avec
l'état parfait d'union par amour.
15 Émoussement d'esprit.
3. Dans
les actuelles tous ne tombent pas de la même façon. Mais quelques-uns, comme
ils ont ces goûts spirituels si extérieurs et si familiers au sens, tombent en
de plus grands inconvénients et dangers que nous n'avons dit au commencement,
parce que comme ils trouvent à pleines mains tant de communications et
préhensions spirituelles au sens et à l'esprit où ils ont souvent des visions
imaginaires et spirituelles - car tout cela, avec d'autres sentiments
savoureux, arrive à nombre de ceux-ci en cet état, où le démon et la propre
fantaisie font fort souvent des tromperies à l'âme - et comme avec tant de goût
le démon a coutume d'imprimer et suggérer à l'âme les susdites préhensions et sentiments,
il la ravit et trompe fort facilement, n'étant pas assez prudente pour se
résigner16 et se défendre fortement en foi de toutes ces visions et sentiments.
Car le démon fait croire alors à beaucoup de vaines visions et de fausses
prophéties ; ici, en cet endroit, il tache de leur persuader que Dieu et les
saints leur parlent, et souvent ils croient leur fantaisie; le démon a coutume
de les remplir ici de présomption et d'orgueil, et attirés par la vanité et
l'arrogance, ils permettent qu'on les voie en des actes extérieurs qui montrent
de la sainteté, comme sont des ravissements et autres apparences. Ainsi ils
deviennent hardis envers Dieu perdant la sainte crainte qui est la clé et la
garde de toutes les vertus. Et tant de faussetés et de tromperies ont coutume
de se multiplier en quelques-uns d'entre eux, et y durent tellement que leur
retour est fort douteux au chemin pur de la vertu et du vrai esprit; dans ces
misères ils tombent, commençant à s'adonner avec une assurance démesurée aux
préhensions et sentiments spirituels, lorsqu'ils commençaient à profiter dans
le chemin.
16 Se résigner: se soumettre à la volonté de Dieu.
4. Il y a
tant à dire des imperfections de ceux-ci, et comment elles sont plus incurables
que les autres pour autant qu'ils les tiennent pour plus spirituelles que les
premières, que je les veux passer. Je dirai seulement cela, pour fonder la
nécessité de la nuit spirituelle -qui est la purification pour celui qui doit
avancer -, que pour le moins aucun de ces progressants, si vaillamment qu'il se
soit comporté, ne manque d'avoir beaucoup de ces affections naturelles et
habitudes imparfaites que nous disons devoir être mortifiées pour passer à la
divine union.
5. Et,
outre cela, ce que nous avons déjà dit, à savoir que, pour autant que la partie
inférieure participe encore à ces communications spirituelles, elles ne peuvent
être si intenses, si pures ni si fortes qu'il est requis pour ladite union ;
ainsi, pour y parvenir, il faut que l'âme entre en la seconde nuit, de l'esprit,
où dénuant parfaitement le sens et l'esprit de toutes ces préhensions et
saveurs, on doit la faire marcher en pure et obscure foi, qui est le moyen
propre et adéquat par où l'âme s'unit avec Dieu, selon ce qu'il dit en Osée,
par ces paroles : Je t'épouserai - c'est-à-dire, je t'unirai avec moi - par la
foi (2,20).
Chapitre 3
ANNOTATION POUR CE QUI SUIT
1. Ceux-ci
sont donc désormais des progressants, grâce au temps qu'ils ont passé en
nourrissant leurs sens de ces douces communications, afin que la partie
sensitive, ainsi attirée et appâtée par le goût spirituel qui découlait de
l'esprit, s'allie et s'accommode avec l'esprit, chacun mangeant à sa manière
d'une même nourriture spirituelle, en un même plat d'un seul suppôt et sujet,
afin qu'ainsi (en quelque manière étant joints et conformes en un seul)
ensemble ils soient disposés à souffrir l'âpre et dure purification de l'esprit
qui les attend, dans laquelle doivent se purifier parfaitement ces deux parties
de l'âme, la spirituelle et la sensitive, vu que l'une ne se purifie jamais
bien sans l'autre ; car la purification valable pour le sens est quand celle de
l'esprit commence expressément. Ainsi la nuit que nous avons appelée du sens,
peut et doit plutôt se nommer une certaine réforme, un frein de l'appétit,
qu'une purification ; la cause en est que toutes les imperfections et tous les
désordres de la partie sensitive ont leur force et leur racine dans l'esprit,
où se fixent toutes les habitudes bonnes et mauvaises, et ainsi jusqu'à ce
qu'elles soient purifiées, les rébellions et les vices du sens ne peuvent bien
se purifier.
2. Ainsi
en cette nuit qui suit, les deux parties sont purifiées ensemble ; ce qui est
la fin pour laquelle il était convenable d'être passé par la correction de la
première nuit et d'être parvenu au calme qui en provient, afin que le sens
étant associé à l'esprit d'une certaine manière, ils se purgent et supportent
alors avec plus de force, car, pour une si forte et si rude médecine, une si
grande force est nécessaire ; si grande que si la faiblesse de la partie
inférieure n'avait été auparavant réformée et n'avait pas pris de la force en
Dieu par la douce et savoureuse communication qu'elle a eue depuis avec Lui, le
naturel n'aurait pas la force ni la disposition pour la supporter.
3. Pour
autant, comme ces progressants traitent et opèrent avec Dieu de façon très
basse et très naturelle, car ils n'ont pas l'or de l'esprit purifié et
illustré, ils entendent encore de Dieu comme de tout petits enfants et parlent
de Dieu comme de tout petits enfants, et connaissent et sentent de Dieu comme
de tout petits enfants, selon ce que dit saint Paul (1CO 13,11), pour
n'avoir pas encore atteint la perfection qui est l'union de l'âme avec Dieu ;
par cette union désormais, comme des grands ils opèrent en leur esprit de
grandes choses, leurs actions et leurs puissances étant désormais plus divines
qu'humaines, comme il sera dit après. Dieu voulant les dépouiller entièrement
de ce vieil homme et les revêtir du nouveau qui est créé selon Dieu en la
nouveauté du sens, ce que dit l'Apôtre (COL 3,10), Il leur dénue les
puissances, les affections et les sens, tant spirituels que sensibles, tant
intérieurs qu'extérieurs, laissant en obscurité l'entendement, et la volonté à
sec, et vide la mémoire, et les affections de l'âme en une extrême affliction,
amertume et angoisse, la privant du sens et du goût qu'elle avait avant dans
les biens spirituels, afin que cette privation soit un des principes qui se
requiert dans l'esprit pour qu'en lui s'introduise et unisse la forme
spirituelle de l'esprit qui est l'union d'amour. Le Seigneur opère tout cela en
elle par le moyen d'une pure et obscure contemplation, comme l'âme le donne à
entendre au premier couplet. Encore que nous l'ayons expliqué à propos de la
première nuit, Nuit du sens, l'âme l'entend principalement de cette deuxième,
de l'esprit, puisque c'est la principale partie de la purification de l'âme. Et
ainsi, pour cette raison, nous le mettrons et expliquerons ici une autre fois.
Chapitre 4
ON MET LE PREMIER COUPLET ET SON
EXPLICATION
Couplet premier
En une nuit obscure,
avec
angoisses, en amours enflammée,
oh !
heureuse aventure !
je sortis
sans être remarquée,
ma maison
étant désormais apaisée.
EXPLICATION
1.
Entendant maintenant ce couplet à propos de la purification contemplative ou
nudité ou pauvreté d'esprit (car tout n'est presque ici qu'une même chose),
nous pouvons l'expliquer de cette manière comme si l'âme disait ainsi: En
pauvreté, abandon et sans appui de toutes les préhensions de mon âme,
c'est-à-dire dans l'obscurité de mon entendement et pénurie de ma volonté, en
affliction et angoisse concernant la mémoire, me laissant à l'obscur en pure
foi, qui est nuit obscure pour lesdites puissances naturelles, seule la volonté
touchée de douleur et afflictions et angoisses d'amour de Dieu, je sortis de
moi-même, c'est-à-dire de ma basse manière d'entendre, et de ma faible façon
d'aimer, et de ma pauvre et courte manière de goûter de Dieu, sans que la
sensualité ni le démon ne m'en empêchent.
2. Ce fut
grandement heureuse et bonne aventure, pour moi, car achevant de s'anéantir et
de s'apaiser, les puissances, les passions, les appétits et les affections de
mon âme, avec lesquels je sentais et goûtais Dieu bassement, je sortis de la
communication et opération humaine qui était la mienne à l'opération et
communication de Dieu ; à savoir: mon entendement sortit de soi, se changeant
d'humain et naturel en divin, car s'unissant avec Dieu par le moyen de cette
purification, il n'entend plus avec sa vigueur et lumière naturelles, mais par
la Sagesse divine avec laquelle il s'est uni. Et ma volonté sortit de soi, se
faisant divine, car étant unie avec l'amour divin, elle n'aime plus bassement
avec sa force naturelle, mais avec la force et la pureté de l'Esprit Saint et
ainsi envers Dieu la volonté n'opère plus humainement. Et ni plus ni moins, la
mémoire s'est maintenant changée en des préhensions éternelles de gloire. Et
enfin, toutes les forces et affections de l'âme, par le moyen de cette nuit et
purgation du vieil homme, toutes se renouvellent en énergies et délices divins.
Suit le
vers :
En une nuit obscure
Chapitre 5
ON PREND LE PREMIER VERS ET ON COMMENCE À EXPLIQUER COMMENT CETTE
CONTEMPLATION OBSCURE NON SEULEMENT EST NUIT POUR L'ÂME, MAIS AUSSI PEINE ET
TOURMENT
1. Cette
Nuit obscure est une influence de Dieu en l'âme qui la purge de ses ignorances
et de ses imperfections habituelles, naturelles et spirituelles et que les
contemplatifs appellent contemplation infuse ou théologie mystique, en laquelle
en secret Dieu enseigne l'âme et l'instruit en perfection d'amour, sans qu'elle
fasse rien ni ne comprenne comment. Cette contemplation infuse, pour autant
qu'elle est sagesse amoureuse de Dieu, fait deux principaux effets dans l'âme,
parce qu'elle la dispose la purgeant et illuminant en vue de l'union d'amour de
Dieu ; ainsi la même sagesse amoureuse qui purifie les esprits bienheureux, en
les illustrant est celle qui ici purifie l'âme et l'illumine.
2. Mais il
y a un doute : pourquoi, puisque c'est une lumière divine - qui, comme nous
disons, illumine et purge l'âme de ses ignorances -, l'âme l'appelle ici nuit
obscure ? À quoi on répond que pour deux raisons cette divine Sagesse est non
seulement nuit et ténèbre pour l'âme, mais aussi lui est peine et tourment : la
première est à cause de la hauteur de la Sagesse divine, qui excède le talent
de l'âme, et de cette manière lui est ténèbre ; la seconde, à cause de la
bassesse et impureté de l'âme, et de cette manière elle lui est pénible,
affligeante et aussi obscure.
3. Pour
prouver la première, il faut supposer certaine une doctrine du Philosophe17,
qui dit que plus les choses divines sont en elles-mêmes claires et manifestes,
plus pour l'âme elles sont naturellement obscures et cachées ; de même que plus
la lumière est claire, plus elle aveugle et obscurcit la prunelle du hibou ; et
plus on regarde le soleil à plein, plus il cause de ténèbres et prive la
puissance visive, l'excédant à cause de sa faiblesse. D'où vient que, quand
cette lumière divine de contemplation rayonne dans l'âme qui n'est pas encore
totalement illustrée, elle lui fait des ténèbres spirituelles ; parce que non seulement
elle l'excède, mais aussi parce qu'elle l'obscurcit et la prive de l'acte de
son intelligence naturelle. C'est pourquoi saint Denis18 et d'autres
théologiens mystiques appellent cette contemplation infuse : rayon de ténèbre -
à savoir, pour l'âme non illustrée et non purgée -, parce que par sa grande
lumière surnaturelle est vaincue la force naturelle intellective et
particulière. Pour cette raison, David aussi dit que près de Dieu et autour de
Lui sont obscurité et nuée (PS 96,2), non que cela soit ainsi en soi,
mais seulement à l'égard de nos faibles entendements qui s'aveuglent dans cette
clarté si immense et demeurent frustrés, n'arrivant pas à elle ; car pour cela,
le même prophète le déclare ensuite, en disant : À cause de la grande splendeur
de sa présence les nuées ont passé (PS 17,13), sous entendu entre Dieu
et notre entendement. C'est la cause pour laquelle, Dieu dardant sur l'âme qui
n'est pas encore transformée ce brillant rayon de sa sagesse secrète, il lui
fait des ténèbres obscures en l'entendement.
17 Cf. note p. 337 ; de même pour la p. 759.
18 Pseudo-Denys, Théologie mystique C.1, § 1.
4. Or, que
cette obscure contemplation soit aussi pénible à l'âme dans les commencements,
c'est clair, parce que, comme cette divine contemplation infuse a beaucoup
d'excellences souverainement bonnes, et que l'âme qui les reçoit, pour n'être
pas purifiée, a beaucoup de misères aussi souverainement mauvaises, de là vient
que deux contraires ne pouvant subsister dans le sujet qu'est l'âme, nécessairement
l'âme doit peiner et pâtir, elle qui est le sujet où se trouvent ces deux
contraires bataillant les uns contre les autres, en raison de la purification
des imperfections de l'âme qui se fait par cette contemplation. Ce que nous
prouverons par induction de cette manière:
5. Quant
au premier, parce que la lumière et la sagesse de cette contemplation est très
claire et très pure et que l'âme qu'elle investit est obscure et impure, de là
vient que l'âme pâtit beaucoup à la recevoir en soi, comme quand les yeux sont
souillés par une humeur mauvaise et malades, ils sont éprouvés par l'éclat
d'une claire lumière. Et cette peine en l'âme à cause de son impureté est
immense quand elle est vraiment investie par cette lumière divine, parce que,
cette pure lumière investissant l'âme pour en chasser l'impureté, l'âme se sent
si impure et si misérable qu'il lui semble que Dieu soit contre elle et qu'elle
soit contraire à Dieu. Ce qui est d'une telle affliction et peine pour l'âme
car il lui semble que Dieu l'ait rejetée. L'une des plus grandes épreuves
qu'éprouvait Job, quand Dieu le tenait en cet exercice, était celle-là, dont il
dit: Pourquoi m'as-tu rendu contraire à toi et je suis lourd et pesant à
moi-même ? (7,20) ; parce que l'âme voyant ici clairement, par le moyen de
cette claire et pure lumière (quoiqu'à l'obscur) son impureté, elle connaît
manifestement qu'elle n'est pas digne de Dieu ni d'aucune créature ; et ce qui
la peine le plus est la pensée qu'elle ne le sera jamais et que désormais tous
ses biens sont finis. Ce qui vient de ce qu'elle tient l'esprit profondément
plongé dans la connaissance et le sentiment de ses maux et de ses misères, car
cette divine et obscure lumière les lui met ici toutes sous les yeux et lui
fait clairement connaître comment de soi elle ne pourra avoir autre chose. Nous
pouvons entendre en ce sens cette autorité de David: Vous avez corrigé l'homme
à cause de l'iniquité, et vous avez fait se fondre et dessécher son âme, comme
la toile d'araignée elle se vide (PS 38,12).
6. La deuxième
manière dont peine l'âme a pour cause sa faiblesse naturelle morale et
spirituelle, parce que comme cette contemplation divine investit l'âme avec
quelque force pour la fortifier et dompter, elle peine tellement en sa
faiblesse que peu s'en faut qu'elle ne défaille ; particulièrement quelquefois
lorsqu'elle est investie avec une plus grande force, car le sens et l'esprit,
de même que s'ils étaient sous quelque fardeau immense et obscur, sont
tellement souffrants et agonisants, qu'ils prendraient la mort comme un
soulagement et une faveur. Le prophète Job ayant expérimenté cela, disait : Je
ne veux pas que Dieu vienne aux prises avec moi en grande force, de peur d'être
accablé sous le poids de sa grandeur (23,6).
7. En la
force de cette oppression et de ce poids, l'âme se sent tellement éloignée de
la faveur qu'il lui semble et il est ainsi que même les choses où elle avait
coutume de trouver de l'appui se sont retirées avec le reste et qu'il n'y a
personne qui ait compassion d'elle. À ce propos, Job dit aussi : Ayez pitié de
moi, au moins vous mes amis, parce que la main du Seigneur m'a touché (19,21).
Chose de grande merveille et pitoyable que la faiblesse et l'impureté de l'âme
en cet état soient si grandes que la main de Dieu, étant de soi si douce et si
suave, l'âme la sente alors si pesante et si adverse, quoiqu'il ne fasse que
toucher seulement, sans l'appesantir ni l'appuyer, et ceci miséricordieusement,
puisqu'il le fait afin de faire des grâces à l'âme et non pour la châtier.
Chapitre 6
D'AUTRES GENRES DE PEINE QUE L'ÂME SOUFFRE
EN CETTE NUIT
1. La
troisième manière de souffrance et de peine que l'âme endure ici a pour cause
deux autres extrêmes, à savoir, divin et humain, qui s'unissent ici; le divin
est cette contemplation purificatrice, et l'humain est le sujet de l'âme. Parce
que, comme le divin investit l'âme afin de la renouveler pour la faire divine,
en la dénuant des affections habituelles et propriétés du vieil homme auquel
elle est fort unie, collée et conformée, il brise et défait de telle façon la
substance spirituelle, l'absorbant en une profonde et abyssale obscurité, que
l'âme se sent consumer et fondre à la vue de ses misères avec une cruelle mort
d'esprit; de même que si une bête l'ayant avalée, elle se sentait digérée dans
son ventre ténébreux, souffrant les mêmes angoisses que Jonas dans le ventre de
cette bête marine (2,2-10). Car il faut qu'elle soit dans ce tombeau de mort
obscure pour la résurrection spirituelle qu'elle attend.
2. La
manière de cette souffrance et peine, quoiqu'à la vérité elle soit au-dessus de
toute manière, David la décrit en disant : Les gémissements de la mort m'ont
environné; les douleurs de l'enfer m'ont assiégé; j'ai crié en ma tribulation (PS
17,5-7). Mais ce que cette âme dolente ressent le plus ici, c'est qu'il lui
semble clairement que Dieu l'a rejetée, et l'ayant en horreur, l'a précipitée
dans les ténèbres ; ce qui est pour elle un grand tourment et une peine
lamentable de croire que Dieu l'ait abandonnée. David, sentant aussi cela, dit
à ce propos : Comme les blessés sont morts et dans les sépulcres, tu n'en as
point de souvenir, repoussés par ta main, de même ils m'ont mis dans le lac le
plus profond et inférieur, dans les lieux ténébreux et l'ombre de la mort; ta
fureur a été confirmée sur moi et tu as attiré tous tes flots sur moi (PS
87,6-8). Parce que véritablement, quand cette contemplation purificatrice
serre et étreint, l'âme sent fort au vif l'ombre de la mort, les gémissements
de la mort et les douleurs de l'enfer, qui consistent à se sentir sans Dieu,
punie et rejetée et indigne de Lui, et qu'Il est courroucé ; car tout cela se
sent ici, et bien plus il lui semble que c'est pour toujours.
3. Et elle
sent aussi le même délaissement de la part de toutes les créatures et se sent
méprisée d'elles, particulièrement de ses amis ; c'est pour cela que David
poursuit aussitôt, en disant : Tu as éloigné de moi mes amis et mes
connaissances ; ils m'ont tenu pour une abomination (PS 87,9). Tout
cela, pour l'avoir si bien expérimenté dans le ventre de la bête -
corporellement et spirituellement - Jonas témoigne bien de tout cela, en
parlant ainsi : Tu m'as jeté au profond dans le coeur de la mer, et un fleuve
m'a environné; tous ses gouffres et ses flots sont passés sur moi et j'ai dit:
Je suis rejeté de la présence de tes yeux; mais je verrai à nouveau ton saint
temple (ce qu'il dit car Dieu ici purifie l'âme afin qu'elle le voie) ; les
eaux m'ont environné jusqu'à l'âme, l'abîme m'a entouré; la haute mer a couvert
ma tête ; je suis descendu jusqu'au pied des montagnes; les verrous de la terre
m'ont enfermé pour jamais (2,4-7). Ces verrous s'entendent ici à ce propos des
imperfections de l'âme, qui l'empêchent de jouir de cette savoureuse
contemplation.
4. La
quatrième sorte de peine est causée en l'âme par une autre excellence de cette
obscure contemplation: sa majesté et sa grandeur qui fait sentir en l'âme un
autre extrême en elle d'une intime pauvreté et misère. Elle est l'une des
principales peines de cette purification, car elle sent en soi un vide profond
et une pauvreté de trois sortes de biens ordonnés au contentement de l'âme et
qui sont temporel, naturel et spirituel, se voyant réduite aux maux contraires,
à savoir: misères d'imperfections, aridités et vides des préhensions des
puissances et abandonnement de l'esprit en ténèbre. Car, pour autant que Dieu
purifie ici l'âme selon la substance sensitive et spirituelle et selon les
puissances intérieures et extérieures, il faut qu'elle soit mise dans le vide,
dans la pauvreté et l'abandon de toutes ces parties, la laissant sèche, vide et
en ténèbres ; parce que la partie sensitive se purifie dans la sécheresse, et
les puissances dans le vide de leurs préhensions, et l'esprit en ténèbre
obscure.
5. Tout
cela Dieu le fait par le moyen de cette contemplation obscure, en laquelle
l'âme ne souffre pas seulement le vide et la suspension de ses appuis naturels
et de ses préhensions, ce qui est une souffrance très angoissante, comme si on
pendait et retenait quelqu'un en l'air pour qu'il ne respirât plus ; mais aussi
elle purifie l'âme, anéantissant ou évacuant ou consumant en elle (comme le feu
fait à la rouille et impuretés du métal) toutes les affections et les habitudes
imparfaites qu'elle a contractées en toute sa vie; comme elles sont bien
enracinées dans la substance de l'âme, elle souffre d'ordinaire une grande
destruction et tourment intérieur, en plus de ladite pauvreté et vide naturel
et spirituel. Ainsi se vérifie ici l'autorité d'Ézéchiel qui dit: Rassemble les
os que je brûlerai au feu, les chairs seront consumées et tout le composé se
cuira et les os se dessécheront (24,10). En quoi est signifiée la peine qu'on
endure dans le vide et la pauvreté de la substance de l'âme sensible et
spirituelle. Et sur ce il dit aussitôt: Mets-la19 aussi vide sur les braises
pour que son métal s'échauffe et se liquéfie, et que son immondice soit défaite
au milieu d'elle, et que sa rouille soit consumée (11). En quoi se donne à
entendre la grande souffrance qu'éprouve l'âme en la purification du feu de
cette contemplation ; car (dit le prophète) afin que se purifie et disparaisse
la rouille des affections qui sont au milieu de l'âme, il est nécessaire d'une
certaine manière qu'elle-même s'annihile et disparaisse tant ces passions et
imperfections sont devenues sa nature.
19 La Bible dit: la marmite.
6. Aussi,
parce que l'âme se purifie dans cette fournaise comme l'or dans le creuset,
selon ce que dit le Sage (SG 3,6), elle sent cette grande destruction
dans la substance même de l'âme avec une pauvreté extrême en laquelle elle est
comme expirant, ainsi qu'il peut se voir en ce que David dit de soi à ce
propos, criant à Dieu par ces paroles : Sauve-moi, Seigneur, car les eaux sont
entrées jusque dans mon âme ; je suis enfoncé dans la fange du profond, et il
n'y a où me sustenter; je suis descendu au profond de la mer, et la tempête m'a
submergé: je me suis miné en criant, mon gosier s'est enroué, mes yeux ont
défailli pendant que j'espère en mon Dieu (PS 68,2-4). En cela Dieu
humilie beaucoup l'âme pour l'exalter grandement après ; et s'il n'ordonnait
que ces souffrances, lorsqu'elles s'avivent en l'âme, fussent promptement
calmées, on mourrait en fort peu de jours. Mais on ne sent que par intervalles
leur intime vivacité, qui parfois se sent si vivement, qu'il semble à l'âme
qu'elle voit l'enfer ouvert et la perdition ; car de ceux-là sont ceux qui
véritablement descendent tout vivants en enfer (PS 54,16), car ici la purgation
est celle qui se fait là-bas ; et ainsi l'âme qui passe par ici, ou bien elle
n'entre point en ce lieu, ou elle ne s'y attarde guère, car une heure ici
profite plus que beaucoup là-bas.
Chapitre 7
ON CONTINUE SUR LA MÊME MATIÈRE DES AUTRES AFFLICTIONS ET ANGOISSES DE LA
VOLONTÉ
1. Les
afflictions de la volonté et ses angoisses sont ici également immenses et de
telle sorte que parfois elles transpercent l'âme par la mémoire20 soudaine des
maux dans lesquels elle se voit et par l'incertitude du remède. À quoi s'ajoute
la mémoire des prospérités passées ; parce que ceux-ci ordinairement, quand ils
entrent en cette nuit, ont joui de nombreuses satisfactions en Dieu, et lui ont
rendu beaucoup de services ; et cela leur cause plus de douleur, de voir qu'ils
sont éloignés de ce bien et qu'ils n'y peuvent plus entrer. Job le dit aussi
(comme il l'a expérimenté) par ces paroles : Moi, qui étais autrefois opulent
et riche, brusquement je suis abattu et confus; il m'a saisi par le cou, m'a
brisé et pris comme une cible à ses traits; il m'a environné de lances, a brisé
tous mes reins, sans pardon ; a épanché sur la terre mes entrailles, il m'a
taillé blessure sur blessure, s'est jeté sur moi comme un terrible géant; j'ai
cousu un sac sur ma peau et couvert ma chair de cendre ; ma face s'est enflée
de mes larmes et mes yeux ont été obscurcis (16,13-17).
20 Mémoire du présent puis mémoire du passé.
2. Si
nombreuses et si graves sont les peines de cette nuit, et il y a tant
d'autorités en l'Écriture qu'on pourrait alléguer à ce propos, que le temps et
la force nous manqueraient pour les rapporter, car sans doute tout ce qu'on
pourrait en dire est insuffisant. Par les autorités que nous avons alléguées on
pourra en pressentir quelque chose. Et pour en finir avec ce vers et donner
davantage à entendre ce que cette nuit fait dans l'âme, je rapporterai sur cela
le sentiment de Jérémie; et ce qu'il ressent est si grand qu'il le dit et
déplore par beaucoup de paroles en cette manière : Moi, homme, qui vois ma
pauvreté en la verge de son indignation; Il m'a menacé et conduit dans les
ténèbres et non à la lumière. Il a tant tourné et retourné sur moi sa main le
long du jour! Il a fait vieillir ma peau et ma chair, il a brisé mes os; autour
de moi il fait siège et m'a environné de fiel et d'épreuve; dans les lieux
ténébreux il m'a placé comme les morts sempiternels. Il a élevé des murs contre
moi pour que je ne sorte ; il a aggravé mon emprisonnement. Et quand j'aurai
crié et prié, il a rejeté ma prière. Il a bouché mes issues et chemins avec des
pierres carrées; entravé mes pas. Il m'a tendu des embuscades, il a été pour
moi un lion en un lieu caché. Il a brouillé, effacé mes traces; il m'a laissé
désemparé, a bandé son arc et m'a pris comme cible pour sa flèche. Il a envoyé
dans mes entrailles les filles de son carquois. J'ai été fait la risée de tout
le peuple, le sujet de leur rire et moquerie tout le jour. Il m'a rempli
d'amertume; m'a grisé d'absinthe. En nombre il m'a cassé les dents; il m'a nourri
de cendre. Mon âme a été rejetée de la paix, j'ai été oublieux des biens. Et
j'ai dit: Frustrée et finie est ma fin et ma prétention et mon espérance du
Seigneur. Souviens-toi de ma pauvreté et de mon excès de l'absinthe et du fiel.
Moi, je le garderai en mémoire, et mon âme en moi se desséchera dans les peines
(LM 3,1-20).
3. Tous
ces pleurs Jérémie les verse sur cette épreuve, dans laquelle il dépeint très
au vif ce que subit l'âme en cette purgation et nuit spirituelle. Aussi
convient-il d'avoir grande compassion de l'âme que Dieu met en cette
tempétueuse et horrible nuit, car, quoique ce soit un grand bonheur pour elle,
à cause des grands biens qui lui en proviendront quand, comme dit Job, Dieu en
l'âme tirera des ténèbres des biens profonds, et mettra au jour les ombres de
la mort (12,22), de manière que, comme dit David sa lumière soit aussi grande
qu'étaient ses ténèbres (PS 138,12) ; malgré tout, avec l'immense peine
qu'elle souffre et pour la grande incertitude qu'elle a de son remède - car
elle croit (comme ici dit ce prophète) que son mal ne doit pas finir, et il lui
semble que, selon aussi le dire de David, Dieu l'a mise dans les obscurités
comme les morts du siècle, son esprit, en elle, étant en angoisse pour cela et
son coeur, en elle, en grand trouble (PS 142,3) -, ce qui mérite grande
douleur et compassion. Car s'ajoute à cela - à cause de la solitude et abandon
que cette obscure nuit lui cause -qu'elle ne trouve consolation ni appui en
aucune doctrine ni maître spirituel, parce que, quelques raisons qu'on lui
allègue pour la consoler, en lui montrant les biens qui se trouvent en ces
peines, elle ne peut le croire ; car comme elle est si imbue et si plongée dans
ce sentiment de maux où elle voit si clairement ses misères, il lui semble que,
comme ils ne voient pas ce qu'elle voit et ce qu'elle sent, ils disent cela
sans la comprendre, et au lieu de recevoir de la consolation, au contraire elle
reçoit nouvelle douleur, lui semblant que ce n'est pas là le remède de son mal
; et à la vérité, il en est ainsi, car jusqu'à ce que le Seigneur ait achevé de
la purifier en la façon qu'Il veut le faire, aucun moyen ni remède ne lui sert
ni profite pour sa douleur, d'autant plus que l'âme en cet état peut si peu
(comme celui que l'on tient prisonnier dans un cachot obscur, attaché des pieds
et des mains) sans pouvoir se remuer, ni voir ni sentir aucune aide d'en haut
ni d'en bas, jusqu'à ce que l'esprit ici s'humilie, s'adoucisse et se purifie,
et devienne si subtil, si simple et si délicat, qu'il puisse se faire un avec
l'esprit de Dieu, selon le degré d'union d'amour que la miséricorde divine
voudra lui accorder ; car suivant cela, la purification est plus ou moins forte
et de plus ou moins de durée.
4. Mais si
cette purification doit être en effet quelque chose, si forte qu'elle soit,
elle dure quelques années, supposé que pendant ce temps il y a des intervalles
de soulagement, en lesquels par concession divine, cette contemplation obscure
cessant d'investir en forme et façon purificatrices, elle investit en
illuminant et amoureusement, où l'âme, comme sortie de tel cachot et de telles
prisons et mise en récréation de latitude et de liberté, sent et goûte une
grande suavité de paix et une amoureuse familiarité avec Dieu, dans une facile
et abondante communication spirituelle; ce qui est pour l'âme un indice du
salut que ladite purification opère en elle, et un présage de l'abondance
qu'elle attend; et cela est parfois si excellent qu'il semble à l'âme être déjà
au bout de ses épreuves. Parce que les choses spirituelles sont de cette
qualité en l'âme quand elles sont plus purement spirituelles : quand il y a des
épreuves il semble à l'âme qu'elle n'en sortira jamais et qu'elle n'aura plus
de biens, comme nous avons vu par les autorités alléguées ; et quand il y a des
biens spirituels, il lui semble aussi qu'elle n'aura plus de mal et que les
biens ne lui manqueront plus, comme David, se voyant en eux, le confesse en
disant: J'ai dit en mon abondance: je ne me troublerai jamais plus (PS 29,7).
5. Et cela
vient car la possession actuelle d'un contraire en l'esprit, de soi éloigne
l'actuelle possession et sentiment de l'autre contraire ; ce qui n'arrive pas
ainsi en la partie sensitive de l'âme à cause de la faiblesse de sa préhension.
Mais comme l'esprit n'est pas encore ici bien purifié et net des affections que
la partie inférieure a contractées, bien qu'en tant qu'esprit il ne change, en
tant qu'il est affecté par elles, il pourra se changer en peines ; comme nous
voyons que David changea après, sentant maints travaux et peines, encore qu'au
temps de son abondance il ait pensé et dit qu'il ne se troublerait jamais ;
ainsi l'âme qui se voit comblée de ces biens spirituels, ne pénétrant pas
jusqu'à la racine de l'imperfection et impureté qui lui reste encore, pense que
toutes ses épreuves sont terminées.
6. Mais
cette pensée n'arrive pas souvent, car jusqu'à ce que la purification
spirituelle soit terminée, très rarement il arrive que la douce communication
soit si abondante qu'elle lui cache la racine qui lui reste, de façon que l'âme
ne vienne point à sentir à l'intérieur un je ne sais quoi qui lui manque ou qui
est à faire, qui ne la laisse entièrement jouir de ce soulagement, sentant là
au-dedans comme un de ses ennemis qui, bien qu'il soit comme apaisé et endormi,
dont elle craint qu'il ne revienne à soi et qu'il ne vienne à nouveau faire des
siennes ; et en effet, lorsqu'elle est plus assurée et qu'elle s'y attend le
moins, il revient pour engloutir et absorber l'âme en un autre degré, pire et
plus dur, plus obscur et plus déplorable que le précédent, et qui durera encore
un espace de temps peut-être plus long que le premier. Et à nouveau l'âme vient
ici croire que tous les biens sont finis pour toujours ; car ne lui suffit pas
l'expérience qu'elle a eue du bien passé, dont elle a joui après la première
épreuve - où elle pensait aussi ne devoir plus retomber en peine - pour
l'empêcher de croire en ce second degré d'angoisse que désormais tout est perdu
pour elle, et que ce ne sera plus comme la fois précédente; car, comme je dis,
cette croyance si confirmée est causée en l'âme par l'actuelle préhension de
l'esprit qui anéantit en elle tout ce qui lui est contraire.
7. Telle
est la cause pour laquelle ceux qui gisent au purgatoire souffrent de grands
doutes s'ils en sortiront jamais ou si doivent avoir une fin leurs peines ;
car, encore qu'habituellement ils aient les trois vertus théologales, foi,
espérance, charité, l'actualité du sentiment de leurs peines et de la privation
de Dieu ne les laisse point jouir du bien actuel et de la consolation de ces
vertus, car, encore qu'ils se rendent compte qu'ils aiment bien Dieu, cela ne
les console point, car il ne leur semble pas que Dieu les aime, ni qu'ils
soient dignes d'une telle chose; au contraire, comme ils se voient privés de
Lui, plongés dans leurs misères, il leur paraît qu'ils ont fort bien en eux de
quoi être abhorrés et rejetés de Dieu fort justement pour toujours. Et ainsi
l'âme, en cette purification, encore qu'elle voie qu'elle aime bien Dieu et
qu'elle donnerait mille vies pour Lui - comme c'est bien la vérité, car en ces
épreuves ces âmes aiment avec grande vérité leur Dieu -, malgré tout, cela ne
lui est point soulagement, au contraire, cela lui cause plus de peine ; parce
que, l'aimant tant qu'elle n'a souci d'aucune autre chose, comme elle se voit
si misérable, elle ne peut croire que Dieu l'aime, ni qu'il y ait rien en elle
et qu'il n'y aura jamais rien pour cela - mais qu'elle mérite plutôt d'être
abhorrée, non seulement de Dieu, mais encore de toute créature pour toujours -,
elle s'afflige de voir en elle des causes pour lesquelles elle mérite d'être
rejetée de Celui qu'elle aime et désire tant.
Chapitre 8
D'AUTRES PEINES QUI AFFLIGENT L'ÂME EN CET
ÉTAT
1. Mais il
y a ici une autre chose qui tourmente et afflige beaucoup l'âme ; et c'est
comme cette nuit obscure lui tient ainsi les puissances et les affections
liées, elle ne peut élever l'affection ni l'esprit à Dieu, ni le prier, lui
semblant avec Jérémie que Dieu a mis une nuée au-devant pour que la prière ne
passe pas (LM 3,44) ; car c'est ce qu'on veut dire en l'autorité
alléguée, à savoir; Il a barré et bouché mes chemins avec des pierres carrées
(Ibid., 3,9). Et si elle prie quelquefois, c'est tellement sans force ni suc,
qu'il lui semble que ni Dieu ne l'écoute ni fait cas de cela, comme encore ce
prophète le donne à entendre en la même autorité, en disant: Quand j'aurai crié
et prié, il a exclu ma prière (ibid., 3,8). À la vérité, ce n'est pas le temps
de parler à Dieu, mais, comme dit Jérémie de mettre sa bouche en la poussière,
pour le cas où, par bonheur viendrait quelque espérance actuelle (Ibid., 3,29),
souffrant avec patience sa purification. Dieu est celui qui opère ici
passivement en l'âme; c'est pourquoi elle ne peut rien ; elle ne peut ni prier
vocalement, ni assister avec attention aux choses divines, ni encore moins aux
affaires et échanges temporels. Et non seulement cela, mais souvent aussi elle
a de telles absences et de si profonds oublis en la mémoire, qu'elle sera
beaucoup de temps sans savoir ce qu'elle a fait ni pensé, ni ce que c'est
qu'elle fait ou va faire, et bien qu'elle veuille, elle ne saurait être
attentive à rien de ce où elle est.
2. Car,
comme ici non seulement l'entendement se purifie de sa lumière et la volonté de
ses affections, mais aussi la mémoire de ses discours et connaissances, il
convient aussi de l'anéantir au sujet de tous ceux-là. Pour accomplir ce que
David dit de soi en cette purification, à savoir : J'ai été réduit à néant et
je n'ai su (PS 72,22). Ce non-savoir se réfère à ces ignorances et
oublis de la mémoire, ces aliénations et oublis sont causés par la retraite
intérieure dans laquelle cette contemplation absorbe l'âme ; parce que, afin
que l'âme fût disposée et adaptée au divin avec ses puissances en vue de la
divine union d'amour, il convenait qu'elle fût premièrement absorbée avec elles
toutes en cette divine et obscure lumière spirituelle de contemplation, et
ainsi qu'elle fût abstraite de toutes les affections et préhensions de
créature, ce qui dure pour chaque cas selon l'intensité. Et ainsi, plus cette
divine lumière qui investit l'âme est simple et pure, plus elle l'obscurcit, la
vide et anéantit de la passion concernant ses préhensions et affections
particulières, tant à l'égard des choses d'en haut que d'en bas; et aussi,
moins cette lumière assaille l'âme, simple et pure, moins elle la prive et
moins elle lui est obscure. C'est chose qui paraît incroyable de dire que la
lumière surnaturelle et divine obscurcit d'autant plus l'âme qu'elle a plus de
clarté et de pureté, et que moins elle en a, moins elle lui est obscure. Si
nous considérons ce qui a été prouvé ci-dessus avec la sentence du Philosophe,
cela convient: les choses surnaturelles sont d'autant plus obscures à notre
entendement, qu'elles sont en soi plus claires et plus manifestes.
3. Et pour
qu'on l'entende plus clairement, prenons ici une comparaison tirée de la
lumière naturelle et commune. Nous voyons que le rayon de soleil qui entre par
la fenêtre, quand il est plus net et plus pur d'atomes21, moins clairement il
se voit; et plus il y a d'atomes et de poussières dans l'air, plus le rayon
paraît clair à l'oeil. La cause en est que la lumière n'est pas ce qui se voit
par soi-même, mais le moyen par lequel on voit les choses qu'elle rencontre ;
et alors on la voit aussi elle-même, par la réverbération qu'elle fait en
elles, et si elle ne donnait pas en elles, ni elles ni elle ne se verraient; de
telle manière que si le rayon du soleil entrait par la fenêtre d'une pièce, et
que passant par le milieu de la pièce, il sortît par une autre opposée, en
traversant le milieu de la pièce sans rencontrer aucune chose, et qu'il n'y eût
pas dans l'air d'atomes sur lesquels il se reflétât, il n'y aurait pas dans la
pièce plus de lumière qu'avant et on n'apercevrait pas le rayon; au contraire,
tout bien considéré, il y aurait alors plus d'obscurité là où est le rayon,
parce qu'il prive et obscurcit quelque peu l'autre lumière, et lui-même ne se
voit pas, puisque, comme nous avons dit, il n'y a point d'objets visibles où il
puisse se refléter.
21 Au sens de corpuscules de poussière.
4. Or ce
divin rayon de contemplation ne fait ni plus ni moins en l'âme, car,
l'investissant avec sa lumière divine, il excède la lumière naturelle de l'âme
et en cela il l'obscurcit et la prive de toutes les préhensions et affections
naturelles qu'elle saisissait auparavant moyennant la lumière naturelle ; et
ainsi il la laisse non seulement obscure, mais aussi vide selon les puissances
et appétits, tant spirituels que naturels ; et la laissant ainsi, vide et à
l'obscur, il la purifie et illumine avec la divine lumière spirituelle, sans
que l'âme pense l'avoir, mais croyant toujours être en ténèbres, comme nous
avons dit du rayon qui, quoiqu'il soit au milieu de la pièce, s'il est pur et
n'a où frapper, il ne se voit point. Mais quand cette lumière spirituelle dont
l'âme est investie a où se réverbérer, c'est-à-dire quand il s'offre une chose
à juger spirituelle et de perfection ou d'imperfection -si petit que soit
l'atome, ou le jugement touchant ce qui est faux ou vrai -, aussitôt elle le
voit et l'entend bien plus clairement qu'avant qu'elle fût en ces obscurités,
et, ni plus ni moins, elle connaît la lumière spirituelle qu'elle a pour
discerner facilement l'imperfection qui se présente ; de même quand le rayon
que nous avons dit était obscur en la pièce, quoiqu'on ne le voie pas lui-même,
si on passe la main ou quelque autre chose à travers, on perçoit aussitôt la
main, et on connaît que cette lumière du soleil était là.
5. D'où
vient que, cette lumière spirituelle étant si simple, si pure et si générale,
et non attachée ni particularisée à aucun intelligible particulier, naturel ou
divin - car elle tient toutes les puissances de l'âme vides et anéanties en
toutes ses préhensions -, aussi l'âme, d'une façon très générale et avec
facilité connaît et pénètre tout ce qui se présente d'en haut ou d'en bas ;
c'est pourquoi l'Apôtre dit que le spirituel sonde toutes les choses jusqu'aux
profondeurs de Dieu (1CO 2,10) ; car de cette sagesse générale et simple
l'on entend ce que dit l'Esprit Saint par le Sage, à savoir : Elle atteint
partout à cause de sa pureté (SG 7,24) ; à savoir, parce qu'elle ne se
particularise à aucun intelligible particulier ni affection. Et c'est là la
propriété de l'esprit purifié et anéanti concernant toutes les affections et
intelligences particulières, car en ce qu'il ne goûte et n'entend rien en
particulier, demeurant en son vide, obscurité et ténèbres, il embrasse tout
avec une grande disposition, afin qu'en lui se vérifie le dire de saint Paul:
N'ayant rien et possédant tout (2CO 6,10) ; car une telle faveur était
due à une telle pauvreté d'esprit.
Chapitre 9
COMMENT, QUOIQUE CETTE NUIT OBSCURCISSE L'ESPRIT, ELLE EST DESTINÉE À
L'ILLUSTRER ET À LUI DONNER LA LUMIÈRE
1. Il
reste donc à dire maintenant que cette heureuse nuit, quoiqu'elle obscurcisse
l'esprit, ce n'est que pour lui donner lumière de toutes choses ; et encore
qu'elle l'humilie et le rende misérable, ce n'est que pour l'exalter et
l'élever, et, encore qu'elle l'appauvrisse et vide de toute affection
naturelle, ce n'est qu'afin que divinement il puisse s'étendre à jouir et
goûter de toutes les choses d'en haut et d'en bas, étant en tout avec une
générale liberté d'esprit. Parce que, comme les éléments, afin de se
communiquer en tous les composés et en tous les êtres naturels, ne doivent être
mêlés d'aucune particularité, mais être sans couleur, sans odeur ni saveur pour
pouvoir concourir avec toutes les saveurs, odeurs et couleurs, de même, il faut
que l'esprit soit simple, pur et dénué de toutes sortes d'affections
naturelles, tant actuelles qu'habituelles, afin de pouvoir avec liberté en
latitude d'esprit, participer de la Sagesse divine, en laquelle, à cause de sa
pureté, il goûte toutes les saveurs de toutes les choses avec une certaine
éminence d'excellence. Et, sans cette purification, en aucune manière, il ne
pourra sentir ni goûter la satisfaction de toute cette abondance de saveurs
spirituelles, parce qu'une seule affection, ou particularité à laquelle
l'esprit soit actuellement ou habituellement attaché, suffit pour ne pas sentir
ni goûter ni communiquer la délicatesse et intime saveur de l'esprit d'amour
qui contient en soi toutes les saveurs avec grande éminence.
2. Parce
que, comme il était demeuré aux enfants d'Israël une seule affection et mémoire
des viandes et nourritures qu'ils avaient goûtées en Égypte (EX 16,3),
ils ne pouvaient goûter au désert le pain délicat des anges, qui était la manne
- qui, comme dit la divine Écriture, avait la suavité de tous les goûts et se
convertissait au goût que chacun voulait (SG 16,21) -, de même, ne
pourra arriver à goûter les délices de l'esprit de liberté - suivant le désir
de sa volonté - l'esprit qui sera encore attaché à quelque affection actuelle
ou habituelle, ou à des intelligences particulières, ou à quelqu'autre
préhension. La raison de ceci est que les affections, les sentiments et les préhensions
de l'esprit parfait (parce qu'ils sont divins) sont d'une autre sorte et d'un
genre si différent du naturel, et si éminent, que pour posséder les uns
actuellement et habituellement, il faut naturellement chasser et anéantir les
autres comme font deux contraires qui ne peuvent être ensemble en un sujet.
C'est pourquoi, il convient beaucoup et il est nécessaire, pour que l'âme
puisse passer à ces grandeurs, que cette nuit obscure de contemplation
l'anéantisse et détruise premièrement ses bassesses, la mettant en obscurité,
en sécheresse, en angoisse et dans le vide, car la lumière qu'on doit lui
donner est une très haute lumière divine qui surpasse toute clarté naturelle et
qui ne tombe pas par nature dans l'entendement.
3. Et
ainsi, afin que l'entendement puisse arriver à s'unir avec elle et se rendre
divin dans l'état de perfection, il faut premièrement qu'il soit purifié et
anéanti en sa lumière naturelle, le mettant actuellement en obscurité par le
moyen de cette contemplation obscure. Et il faut que cette ténèbre lui dure
autant qu'il est nécessaire pour chasser et anéantir l'habitude qu'il a depuis
longtemps formée en soi et sa manière d'entendre, et qu'à la place demeure
l'illustration et lumière divine ; et ainsi, parce que cette force d'entendre
qu'il avait avant est naturelle, de là provient que les ténèbres qu'il souffre
alors sont profondes, horribles et très pénibles, car comme on les sent en la
substance profonde de l'esprit, elles semblent être des ténèbres
substantielles. Ni plus ni moins, pour autant que l'affection d'amour qui doit
lui être donnée en la divine union d'amour est divine - et donc très
spirituelle, très subtile et délicate et très intérieure, et qu'elle excède
toute affection et sentiment de la volonté et tout son appétit - il convient
pour que la volonté puisse venir à sentir et goûter par union d'amour cette
affection divine et si haute délectation qui ne tombe pas par nature en la
volonté, qu'elle soit premièrement purifiée et anéantie en toutes ses
affections et sentiments, la laissant à sec et dans l'angoisse autant qu'il
convient selon l'habitude qu'elle avait des affections naturelles, tant envers
le divin qu'envers l'humain, afin qu'étant exténuée, desséchée et bien essorée
au feu de cette obscure contemplation, de toute sorte de démon - comme le coeur
du poisson de Tobie (6,19) sur les braises -, elle ait une disposition pure et
simple et le palais purifié et sain pour sentir les hautes et étranges touches
de l'amour divin, auquel elle se verra divinement transformée, toutes les
contradictions actuelles et habituelles qu'elle avait auparavant (comme nous
avons dit) étant chassées.
4.
Semblablement aussi, parce que, pour ladite union à laquelle dispose et
achemine cette obscure nuit, l'âme doit être pleine et douée d'une certaine
magnificence glorieuse en la communication avec Dieu, qui enferme en soi
d'innombrables biens de délectations qui excèdent toute l'abondance que l'âme
peut naturellement posséder - car en un naturel aussi faible et impur elle ne
peut la recevoir, car selon ce que dit Isaïe l'oeil n'a vu ni l'oreille
entendu, et n'est point monté au coeur de l'homme ce que Dieu a préparé (64,4),
etc. -, il convient premièrement que l'âme soit mise dans le vide et la
pauvreté d'esprit, la purifiant de tout appui, consolation et préhension
naturels, tant à l'égard des choses d'en haut que de celles d'en bas, afin
qu'étant ainsi vide elle soit bien pauvre d'esprit et dépouillée du vieil
homme, pour vivre cette nouvelle et bienheureuse vie qu'on obtient par le moyen
de cette nuit, à savoir l'état d'union avec Dieu.
5. Et
parce que l'âme doit avoir un sentiment et une connaissance divine très
généreuse et très savoureuse concernant toutes les choses divines et humaines
qui ne tombent pas au sentiment commun et savoir naturel de l'âme - parce
qu'elle les regarde avec des yeux autant différents qu'avant, comme l'esprit
diffère du sens et le divin de l'humain - il faut que l'esprit se subtilise et
s'aguerrisse par rapport au sentiment commun et naturel, étant mis en grande
angoisse et pénurie par le moyen de cette contemplation purificatrice, et que
la mémoire soit éloignée de toute aimable et paisible notion, avec un sens
intérieur et une disposition d'exil et d'éloignement de toutes choses, qui lui
semblent toutes étrangères et d'autre façon qu'elles n'avaient coutume ; car
cette nuit tire l'esprit de son sentiment ordinaire et commun des choses, pour
l'élever au sens divin qui est étranger et éloigné de toute manière humaine. Il
semble ici à l'âme qu'elle marche hors de soi dans les peines ; d'autres fois,
elle pense que c'est l'effet d'un charme ce qui se passe en elle, ou une
stupidité d'esprit, et s'émerveille des choses qu'elle voit et entend qui lui
semblent être étranges et étrangères et qui sont cependant les mêmes qu'elle
avait coutume de faire communément; la cause de cela est que l'âme désormais
s'écarte et s'éloigne du commun sens et connaissance des choses, afin qu'étant
anéantie en celui-ci, elle demeure informée dans le divin, qui est plus de
l'autre vie que de la présente.
6. Toutes
ces purifications afflictives de l'esprit, afin d'être régénérée en vie
d'esprit par le moyen de cette influence divine, l'âme les endure, et avec ces
douleurs elle vient à enfanter l'esprit de salut pour que s'accomplisse la sentence
d'Isaïe, qui dit: En présence de ta face, Seigneur, nous avons conçu, nous
avons eu comme les tranchées de l'accouchement, et nous avons enfanté l'esprit
(26, 17-18). Outre cela, parce que par le moyen de cette nuit contemplative
l'âme se dispose pour parvenir à la tranquillité et paix intérieure, qui est
telle et si délectable que (comme dit l'Église) elle excède tout sens (PH
4,7), il faut que toute la première paix de l'âme soit laissée - qui pour
autant qu'elle était mêlée d'imperfections n'était pas la paix, bien qu'elle
semblât à l'âme être telle (parce qu'elle était à son goût): paix deux fois,
c'est-à-dire qu'elle croyait avoir déjà acquis la paix du sens et de l'esprit,
se voyant pleine d'abondances spirituelles -, qui était paix du sens et de
l'esprit (car, comme je dis, elle est encore imparfaite) qu'elle soit
premièrement purifiée en elle, et retirée et détournée de cette paix; comme
Jérémie a signifié l'avoir senti, et déploré en l'autorité que nous avons
alléguée pour expliquer les calamités de cette profonde nuit, en disant : Mon
âme a été enlevée et rejetée de la paix (LM 3,17).
7. Or ce
trouble est une fâcheuse inquiétude de nombreuses craintes, imaginations et
combats que l'âme souffre en soi-même, où avec la constatation et le sentiment
des misères dans lesquelles elle se voit, elle croit être perdue et que ses
biens sont taris pour toujours. De là provient en l'esprit une douleur et un
gémissement si profonds, qu'ils lui font jeter de forts rugissements et
bramements spirituels, parfois les prononçant de bouche et fondant tout en
larmes, quand il y a force et capacité pour le faire, bien que le moins souvent
il reçoive ce soulagement. David déclare fort bien cela en un psaume, comme
quelqu'un qui l'avait si bien expérimenté, en disant: J'ai été extrêmement
affligé et humilié; je rugissais du gémissement de mon coeur (37,9).
Rugissement qui est cause de grande douleur, car parfois, avec la mémoire aiguë
et soudaine des misères où l'âme se voit, les affections de l'âme se lèvent et
entourent tellement de douleur et de peine, que je ne sais comment on pourrait
le donner à entendre, si ce n'est par la similitude que le prophète Job, étant
en pareille épreuve, dit par ces paroles : De la façon que sont les
débordements des eaux, ainsi est mon rugissement (3,24) ; parce que, comme
parfois les eaux ont de tels débordements qu'elles noient et remplissent tout,
ainsi ce rugissement et ce sentiment de l'âme parfois croissent tellement que,
la noyant et transperçant toute, ils remplissent d'angoisses et de douleurs
spirituelles toutes ses affections profondes et ses forces au-delà de tout ce
qu'on peut proclamer.
8. Telle
est l'oeuvre que fait en elle cette nuit qui couvre les espérances de la
lumière du jour. Car à ce propos le prophète Job dit aussi : En la nuit ma
bouche a été transpercée de douleurs, et ceux qui me rongent ne dorment point
(30,17) ; car ici par la bouche s'entend la volonté qui est traversée par ces
douleurs qui ne cessent ni ne dorment en ce qui est de déchirer l'âme, parce que
les doutes et les craintes qui transpercent l'âme ainsi jamais ne dorment.
9.
Profonds sont cette guerre et ce combat, car la paix qu'on attend doit être
très profonde ; et la douleur spirituelle est intime et très délicate, parce
que l'amour qu'on doit posséder doit être aussi très intime et très épuré, car
plus intime, soigneux et pur doit être le labeur et d'autant plus fort que
l'édifice sera plus solide, pour cela, comme dit Job, l'âme se flétrit en
soi-même et ses entrailles bouillonnent (30,16 et 27), sans aucune espérance ;
et ni plus ni moins car l'âme doit posséder et jouir en l'état de perfection
auquel elle s'achemine par le moyen de cette nuit purificatrice d'innombrables
biens de dons et de vertus, tant selon la substance de l'âme que selon ses
puissances, pour cela, il est d'abord requis généralement qu'elle se voie et se
sente éloignée et privée de tous ces biens, et vide et pauvre d'eux, et qu'il
lui semble en être si éloignée qu'elle ne puisse se persuader d'y arriver
jamais, mais que tout bien est perdu pour elle. Comme aussi Jérémie le donne à
entendre en la même autorité, quand il dit : Je suis oublieux des biens (LM
3,17).
10. Mais
voyons maintenant quelle est la cause pourquoi, cette lumière de contemplation,
étant si suave et si aimable à l'âme qu'elle n'a plus rien à désirer - puisque
(comme il a été dit plus haut) c'est la même avec laquelle elle doit s'unir et
en laquelle, elle doit trouver tous les biens, en l'état de perfection qu'elle
désire - néanmoins lorsqu'elle l'investit, elle lui cause ces commencements si
pénibles et ces étranges effets que nous avons dits ici.
11. À ce
doute on répond facilement en disant ce que nous avons déjà dit en partie,
c'est que la cause de cela n'est pas du côté de la contemplation et de
l'infusion divine qui de soi ne peut donner de la peine, mais au contraire
beaucoup de suavité et de délectation (comme on le dira après) ; mais la cause
est la faiblesse et l'imperfection que l'âme a encore, et ses dispositions
contraires pour les recevoir, dans lesquelles ladite lumière divine venant à
donner, elle fait pâtir l'âme en la manière déjà dite.
Chapitre 10
ON EXPLIQUE PAR SA RACINE CETTE
PURIFICATION GRÂCE À UNE COMPARAISON
1. Pour un
plus grand éclaircissement de ce que nous avons dit et de ce que nous avons à
dire, il faut remarquer ici que cette connaissance purificatrice et amoureuse
ou lumière divine dont nous parlons, se comporte envers l'âme (la purgeant et
disposant pour l'unir parfaitement avec soi), de même que le feu envers le bois
pour le transformer en soi ; parce que le feu matériel appliqué au bois
commence premièrement à le sécher, chassant l'humidité dehors et faisant
pleurer l'eau qu'il garde en soi ; puis il le noircit, l'obscurcit et enlaidit,
et même le rend mal odorant, et en le séchant peu à peu, il l'éclaircit et
jette dehors tous les accidents difformes et obscurs qui sont contraires au
feu, et finalement, commençant à l'enflammer par dehors et à l'échauffer, il
vient à le transformer en soi et à le rendre aussi beau que le feu même ; ce
qu'étant fait, il n'y a plus de la part du bois aucune passion ni action
propre, excepté la pesanteur et la quantité plus épaisses que celles du feu, vu
qu'il a en soi les propriétés et les actions du feu ; car il est sec et il
dessèche ; il est chaud et il échauffe ; il est clair et il éclaire ; il est
beaucoup plus léger qu'avant; le feu opérant en lui toutes ses propriétés et
effets.
2. Or de
la même façon, il nous faut philosopher en ce qui concerne ce divin feu d'amour
de contemplation, qui avant d'unir et de transformer l'âme en soi, la purifie
d'abord de tous ses accidents contraires, fait sortir ses difformités dehors,
et la fait devenir noire et obscure et ainsi elle paraît pire qu'avant et plus
laide et abominable qu'à l'habitude ; car comme cette divine purification
éloigne tous les maux et toutes les humeurs vicieuses que l'âme ne découvrait
pas, pour être enracinées bien avant et établies en elle, et ainsi elle ne
connaissait pas qu'il y eut tant de mal en elle, et maintenant - pour les
mettre dehors et les anéantir, on les lui montre et elle les voit si clairement
par cette obscure lumière de la contemplation divine (encore qu'elle ne soit
pire qu'avant ni en soi, ni envers Dieu) -, comme elle voit en soi ce qu'elle
ne voyait pas avant, il lui semble être telle que non seulement elle est
indigne que Dieu la regarde, mais plutôt qu'il l'abhorre, et même que déjà il
l'a en horreur. De cette comparaison nous pouvons maintenant entendre maintes
choses touchant ce que nous disons et ce que nous devons dire.
3.
Premièrement, nous pouvons comprendre comment la même lumière et sagesse
amoureuse qui doit s'unir à l'âme et qui doit la transformer, est la même qui
au commencement la purge et la dispose ; ainsi que le même feu qui transforme
le bois en soi, s'incorporant en lui, est celui qui le disposait premièrement
en vue du même effet.
4.
Deuxièmement, nous connaîtrons comment l'âme ne sent pas ces peines de la part
de ladite Sagesse, puisque comme dit le Sage, tous les biens viennent à l'âme
ensemble avec elle (SG 7,11), mais de la part de la faiblesse et
imperfection qu'a l'âme pour ne pas pouvoir recevoir, sans cette purification,
sa lumière divine, sa suavité et sa délectation - comme le bois qui ne peut dès
qu'il est dans le feu, être transformé jusqu'à ce qu'il soit disposé - et c'est
ce qui la fait tant peiner. Ce que l'Ecclésiastique confirme, en disant bien
par ces paroles ce qu'il a souffert afin de parvenir à s'unir avec elle et à en
jouir : Mon âme a agonisé en elle et mes entrailles ont été troublées en la
cherchant; pour cela j'aurai une bonne possession (51,29).
5.
Troisièmement, nous pouvons en passant déduire de là la manière de souffrir de
ceux du purgatoire, parce que le feu n'aurait point de pouvoir sur eux, encore
qu'on le leur appliquât, s'ils n'avaient pas des imperfections pour lesquelles
ils doivent pâtir qui sont la matière où le feu peut prendre, laquelle étant
consumée, il n'y a plus rien à brûler; comme ici les imperfections étant
consumées, la peine de l'âme finit et la jouissance demeure.
6.
Quatrièmement, nous tirerons d'ici comment, l'âme à mesure qu'elle se purge et
purifie par le moyen de ce feu d'amour, s'enflamme davantage en amour, de même
que le bois, à proportion et à mesure qu'il se dispose, s'échauffe d'autant
plus. Encore que l'âme ne sente pas toujours cette inflammation d'amour, mais
seulement quelquefois, lorsque la contemplation n'investit pas si fortement,
parce qu'alors, l'âme peut voir et même jouir du travail qui se fait, parce
qu'on le lui découvre; car il lui semble qu'on enlève de la braise et qu'on
tire le fer de la fournaise, afin que l'ouvrage qu'on fait paraisse d'une
certaine façon, et alors l'âme peut découvrir en soi le bien qu'elle ne voyait
pas pendant le travail ; comme aussi quand la flamme cesse d'assaillir le bois,
tout ce qu'elle a enflammé commence à paraître.
7.
Cinquièmement, nous tirerons encore de cette comparaison ce qui a été dit plus
haut, à savoir, comme il est véritable qu'après ces soulagements l'âme retourne
à souffrir avec plus de véhémence et plus subtilement qu'avant, car après cet
échantillon qui s'est montré, après que les imperfections ont été plus
extérieurement purifiées, le feu d'amour retourne à assaillir ce qui reste pour
consumer et purifier plus intérieurement; en quoi la souffrance de l'âme est
d'autant plus intime, subtile et spirituelle qu'il purifie les imperfections
les plus intimes, les plus délicates et les plus spirituelles, et les plus
enracinées au-dedans ; et cela se fait comme il arrive au bois : d'autant plus
le feu pénètre au-dedans, d'autant il dispose le plus intérieur avec plus de
force et plus de fureur pour le posséder.
8.
Sixièmement, nous déduirons aussi de là la cause pourquoi il semble à l'âme que
tout bien est fini pour elle et qu'elle est pleine de maux, puisqu'alors rien
ne lui arrive que des amertumes ; tout comme le bois qui brûle, ni l'air ni
aucune autre chose ne donne en lui sinon le feu qui le consume; mais après
qu'on aura montré d'autres échantillons pareils aux premiers, elle jouira plus
profondément, puisque la purification s'est faite plus au-dedans.
9.
Septièmement, nous tirerons de là qu'encore que l'âme jouisse très amplement
durant ces intervalles (en sorte que, comme nous avons dit, il lui semble
parfois qu'elle ne puisse revenir en arrière), néanmoins, quand ces maux
doivent revenir promptement, elle ne manque pas de sentir - si elle y prend
garde (et quelquefois celle-ci paraît d'elle-même) -une racine qui demeure et
qui empêche que la joie ne soit parfaite, parce qu'elle semble menacer de
revenir, et quand c'est ainsi elle retourne sans tarder. Enfin, ce qui reste à
purifier et à illustrer dans le plus intime de l'âme ne peut lui être
entièrement caché en présence de ce qui est déjà purifié - de même qu'au bois
la différence est bien sensible entre ce qui est déjà illuminé et ce qui
au-dedans est à purifier - ; et quand cette purification revient saisir plus
intérieurement, il ne faut pas s'étonner s'il semble à nouveau à l'âme qu'elle
a perdu toute sorte de bien, et si elle pense ne plus en avoir, puisque, étant
en des passions plus intérieures, tout le bien du dehors lui est fermé.
10. Ayant
donc cette comparaison devant les yeux, avec l'explication de cette obscure
nuit et de ses propriétés terribles que nous avons donnée sur le premier vers
du premier couplet, il sera bon de sortir de ces détresses de l'âme, et que
nous commencions à traiter du fruit de ses larmes et de ses propriétés
heureuses qui commencent à se chanter en ce deuxième vers :
avec
angoisses, en amours enflammée
Chapitre 11
ON COMMENCE À EXPLIQUER LE DEUXIÈME VERS DU PREMIER COUPLET. - ON DIT
COMMENT L'ÂME, POUR FRUIT DE CES ANGOISSES RIGOUREUSES, SE RETROUVE AVEC UNE
VÉHÉMENTE PASSION D'AMOUR DIVIN
1. En ce
vers, l'âme donne à entendre le feu d'amour que nous avons dit, qui, à la
manière du feu matériel dans le bois, s'allume dans l'âme en cette nuit de
contemplation pénible. Cette inflammation, bien que, d'une certaine manière,
elle soit comme celle que nous avons dite plus haut qui se passait dans la
partie sensitive de l'âme, elle est en quelque manière aussi différente de
celle dont nous parlons maintenant que l'âme l'est du corps et la partie
spirituelle de la sensitive; parce que c'est une inflammation d'amour en
l'esprit, où l'âme au milieu de ces angoisses obscures, se sent blessée
vivement et d'une façon pénétrante d'un fort amour divin, avec un certain
sentiment et pressentiment de Dieu, bien que sans comprendre chose
particulière, puisque, comme nous avons dit, l'entendement est à l'obscur.
2. Ici
l'esprit se sent vivement passionné d'amour, parce que cette inflammation
spirituelle produit la passion d'amour; car, pour autant que cet amour est
infus, il est plus passif qu'actif, et ainsi engendre dans l'âme une forte
passion d'amour. Cet amour, parce qu'il tient déjà assez de l'union avec Dieu,
participe aussi assez de ses propriétés, qui sont plus actions de Dieu que de
l'âme même - et s'attachent à elle passivement -, cependant ce que fait l'âme
ici, c'est de donner son consentement; mais la chaleur, et la force, et
l'énergie, et la passion d'amour, ou inflammation, comme l'appelle l'âme ici,
seul l'amour de Dieu qui s'unit avec elle, les communique. Cet amour trouve
d'autant plus de place et de disposition en l'âme pour s'unir avec elle et pour
la blesser, qu'il tient tous ses appétits enfermés, étrangers et inaptes pour
pouvoir goûter aucune chose du ciel ni de la terre.
3. Ce qui
en cette purification obscure, comme nous avons déjà dit, arrive d'une belle
façon, car Dieu tient tous les goûts sevrés et recueillis de telle sorte qu'ils
ne sauraient goûter d'aucune chose qu'ils voudraient. Et Dieu fait tout cela
afin que, les séparant et les retirant tous pour lui, l'âme soit plus forte et plus
habile pour recevoir cette forte union d'amour de Dieu qu'il commence déjà à
lui donner par ce moyen purificateur, où l'âme doit aimer très fortement avec
toutes ses forces et appétits spirituels et sensitifs ; ce qui n'aurait pu être
s'ils s'étaient répandus à goûter une autre chose. C'est pourquoi David, pour
pouvoir recevoir la force de l'amour de cette union de Dieu, lui disait: Ma
force, je la garderai pour toi (PS 58,10), c'est-à-dire toute
l'habileté, les appétits et la force de mes puissances, ne voulant pas employer
leur opération ni leur goût en autre chose hors de toi.
4. Selon
cela on pourrait quelque peu conjecturer combien grande et combien forte sera
cette inflammation d'amour en l'esprit où Dieu tient recueillis toutes les
forces, puissances et appétits de l'âme, tant spirituels que sensitifs, afin
que toute cette harmonie emploie toutes ses forces et vertus en cet amour, et
qu'ainsi il vienne à accomplir véritablement le premier précepte, qui, ne
rejetant rien de l'homme et n'excluant de cet amour aucune de ses facultés,
dit: Tu aimeras Dieu de tout ton coeur, de tout ton esprit, de toute ton âme et
de toutes tes forces (DT 6,5).
5. Donc,
tous les appétits et forces de l'âme étant ici recueillis en cette inflammation
d'amour, et, en eux, toute l'âme étant navrée et touchée et passionnée, quels
seront, pourrons-nous le deviner, les mouvements et agitations de toutes ces
forces et appétits, se voyant enflammés et blessés de fort amour, et sans
possession ni satisfaction de lui, en obscurité et doute ? Souffrant sans doute
de la faim, comme les chiens qui dit David rôdent autour de la ville (PS
58,7 et 15) et, ne se voyant pas rassasiés de cet amour, demeurent hurlants
et gémissants ; car la touche de cet amour et feu divin dessèche tellement
l'esprit et brûle si fort ses appétits pour satisfaire sa soif de cet amour
divin, qu'il fait mille tours en soi et désire Dieu de mille façons et
manières, avec la convoitise et le souhait de l'appétit. Ce que David exprime
très bien en un psaume en disant: Mon âme a eu soif de toi; en combien de
diverses manières ma chair se porte vers toi ; c'est-à-dire en désirs. Et une
autre version dit: Mon âme a eu soif de toi ; mon âme se perd ou périt pour toi
(62,2).
6. C'est
pourquoi l'âme dit dans ce vers avec angoisses en amours, et elle ne dit pas :
« avec angoisse en amour » enflammée, car en toutes les choses et pensées
qu'elle rumine en soi, et en toutes les affaires et rencontres qui se
présentent, elle aime de maintes manières, et désire et souffre aussi en ce
désir de cette façon en beaucoup de manières, en tous les temps et lieux, ne se
reposant en aucune chose, sentant cette angoisse en sa blessure enflammée,
selon que le prophète Job le donne à entendre, en disant: ainsi que le
serviteur désire l'ombre et que le mercenaire attend la fin de son oeuvre,
ainsi j'ai eu des mois vides et j'ai compté pour moi des nuits longues et
laborieuses. Si je me couche pour dormir, je dirai : Quand me lèverai-je ? Et à
nouveau j'attendrai le soir et serai rempli de douleurs jusqu'aux ténèbres de
la nuit (7,2-4).
Tout
devient angoisse pour cette âme ; elle ne peut demeurer en soi ; ni au ciel, ni
sur la terre, et se remplit de douleurs jusqu'aux ténèbres dont parle Job ici,
parlant spirituellement et pour notre propos ; c'est une peine et une
souffrance sans consolation d'espérance certaine de quelque lumière et de bien
spirituel comme l'âme le souffre ici. D'où vient que l'angoisse et la peine de
cette âme en cette inflammation d'amour sont plus grandes, pour être multipliées
de deux côtés : l'un de la part des ténèbres spirituelles où elle se voit qui
avec leurs doutes et leurs craintes l'affligent; l'autre de la part de l'amour
de Dieu, qui l'enflamme et l'excite par sa blessure amoureuse et la remplit
étonnamment de crainte.
7. Ces
deux manières de pâtir en même temps Isaïe le donne bien à entendre en disant:
Mon âme t'a désiré en la nuit (26,9), c'est-à-dire en la misère; et c'est là
une façon de pâtir de la part de cette nuit obscure. Mais avec mon esprit - dit-il
- en mes entrailles jusqu'au matin, je veillerai à toi (Ibid.) ; et c'est la
seconde manière de souffrir en désir et angoisse de la part de l'amour dans les
entrailles de l'esprit, que sont les affections spirituelles.
Mais au
milieu de ces peines obscures et amoureuses, l'âme sent une certaine présence
et force en son intérieur, qui l'accompagne et lui donne une telle force, que
si parfois elle est délivrée de la pesanteur de cette pénible ténèbre, souvent
elle se sent seule, vide et faible. Et la cause en est alors que, comme la
force et l'efficacité de l'âme lui étaient passivement imprimées et
communiquées par le feu ténébreux d'amour qui l'investissait, il advient que ce
feu cessant de l'investir, la ténèbre cesse en l'âme et la force et la chaleur
d'amour s'évanouissent.
Chapitre 12
IL DIT COMMENT CETTE HORRIBLE NUIT EST UN PURGATOIRE ET COMMENT EN ELLE LA
DIVINE SAGESSE ILLUMINE LES HOMMES SUR LA TERRE AVEC LA MÊME LUMIÈRE QUI PURGE
ET ILLUMINE LES ANGES DANS LE CIEL
1. Par ce
qui a été dit on peut voir comment cette obscure nuit de feu amoureux, de même
qu'elle purifie en obscurité, ainsi en obscurité, elle enflamme l'âme. On
pourra voir aussi que les esprits, comme ils se purifient en l'autre monde par
le feu ténébreux matériel, ainsi en cette vie ils se purifient et nettoient par
le feu amoureux, ténébreux et spirituel ; car il y a cette différence : que là
ils sont épurés par le feu et ici ils sont épurés et illuminés seulement par
l'amour. Et cet amour, David le demandait quand il disait : Dieu, créez en moi
un coeur net, etc. (PS 50,12), car la pureté du coeur n'est rien moins
que l'amour et la grâce de Dieu, en effet ceux qui ont le coeur net sont
appelés par notre Seigneur bienheureux (MT 5,8), ce qui est autant dire
énamourés, puisque la béatitude ne se donne pas pour moins que l'amour.
2. Or, que
l'âme se purifie en s'illuminant avec ce feu de sagesse amoureuse - parce que
Dieu ne donne jamais de sagesse mystique sans amour, puisque c'est l'amour même
qui l'infuse -, Jérémie le montre bien quand il dit : Il envoya du feu dans mes
os et m'a enseigné (LM 1,13). Et David dit que la sagesse de Dieu est de
l'argent examiné au feu (PS 111,7), c'est-à-dire au feu purificateur
d'amour; parce que cette obscure contemplation verse conjointement en l'âme
amour et sagesse, à chacun selon sa capacité et nécessité, illuminant l'âme et
la purifiant, dit le Sage, de ses ignorances, comme il dit qu'elle fit avec lui
(Eccli, 25-26).
3. D'ici
nous inférons encore que la même sagesse de Dieu purge les anges de leurs
ignorances, leur donnant de savoir, les éclairant de ce qu'ils ne savent pas,
se dérivant de Dieu par les premières hiérarchies jusqu'aux dernières et de là
aux hommes22; c'est pourquoi, de toutes les oeuvres que font les anges et de
leurs inspirations, il se dit avec vérité et proprement en l'Écriture que Dieu
les fait et qu'ils les font; car ordinairement il les dérive par eux, et eux
aussi les font passer des uns dans les autres sans aucun délai, de même que le
rayon du soleil communiqué à plusieurs vitres alignées entre elles, car, encore
qu'il soit vrai que de soi le rayon les pénètre toutes, pourtant chacune
l'envoie à l'autre plus modifié, conformément à la façon de cette vitre,
quelque peu diminué et affaibli selon qu'elle est plus ou moins proche du
soleil.
22
Certains terminent la phrase par : purifie et illumine ces âmes.
4. D'où
s'ensuit que les esprits supérieurs et ceux d'ici-bas, plus ils sont près de
Dieu, plus ils sont purifiés et clarifiés avec une purification plus générale ;
et que les derniers recevront cette illustration bien plus faible et plus
éloignée ; de telle sorte que l'homme qui est le dernier, auquel se dérive
cette contemplation amoureuse de Dieu (quand Dieu veut la lui donner) doit la
recevoir à sa manière très limitée et avec peine, car la lumière de Dieu qui
illumine l'ange, l'illustrant et le comblant de suavité en amour parce qu'il
est un pur esprit disposé pour une telle infusion, illumine naturellement
l'homme, impur et faible (comme il fut dit plus haut) en lui causant obscurité,
peine et angoisse - comme le soleil fait à l'oeil chassieux et malade - et elle
l'énamoure avec passion et affliction, jusqu'à ce que ce même feu d'amour le
spiritualise et subtilise en le purifiant, jusqu'à ce que, étant désormais
purifié, il puisse recevoir avec suavité l'union de cette amoureuse influence à
la façon des anges, comme nous dirons après avec l'aide de Dieu. Mais en
attendant, il reçoit cette contemplation et connaissance amoureuse dans la gêne
et l'angoisse d'amour dont nous parlons ici.
5. Cette
inflammation et angoisse d'amour, l'âme ne les sent pas toujours ; car au
début, quand commence cette purification spirituelle, ce feu divin s'attache
davantage à essuyer le bois de l'âme qu'à l'échauffer ; mais, avec le temps,
quand ce feu échauffe l'âme, elle sent d'ordinaire cette inflammation et
chaleur d'amour. Ici, comme on purifie davantage l'entendement par le moyen de
ces ténèbres, il advient quelquefois que cette mystique et amoureuse théologie,
enflammant la volonté, conjointement frappe aussi et illustre l'autre
puissance, qui est l'entendement, avec quelque connaissance et lumière divine,
si savoureusement et si délicatement que la volonté, aidée par elle, s'échauffe
merveilleusement, ce divin feu d'amour ardant en elle en vives flammes (sans
qu'elle y soit pour rien) de manière qu'il paraît déjà à l'âme un feu vif par
la vive intelligence qui lui est donnée. Et de là vient ce que révèle David en
un psaume, en disant : Mon coeur s'est échauffé au-dedans de moi et un feu
s'enflamma en ma méditation (PS 38,4).
6. Et cet
embrasement d'amour avec union de ces deux puissances, entendement et volonté,
qui sont ici unies, est chose de grande richesse et délectation pour l'âme,
parce que c'est une certaine touche en la Divinité et déjà des commencements de
la perfection de l'union d'amour qu'elle attend. Et ainsi, à cette touche d'un
si haut sentiment et amour de Dieu, on n'y arrive point qu'après avoir passé de
nombreuses épreuves et une grande partie de la purification ; mais pour les
autres, inférieures, qui arrivent ordinairement, une telle purification n'est
pas nécessaire.
7. De ce
que nous avons dit ici, on déduit comment en ces biens spirituels que Dieu
verse passivement en l'âme, la volonté peut fort bien aimer sans que
l'entendement comprenne ; de même que l'entendement peut comprendre sans que la
volonté aime ; car, puisque cette nuit obscure de contemplation avec cette
lumière divine et cet amour, (comme le feu) possède lumière et chaleur, il n'y
a pas de difficulté que, quand cette lumière amoureuse se communique, elle
frappe parfois davantage en la volonté, l'enflammant d'amour, laissant
l'entendement en obscurité, sans frapper en lui avec la lumière, et que
d'autres fois, l'éclairant de sa lumière, elle donne de l'intelligence,
laissant la volonté sèche - de même qu'il arrive qu'on puisse recevoir la
chaleur du feu sans en voir la lumière, et aussi qu'on voie la lumière sans
recevoir la chaleur du feu -; et cela est l'oeuvre du Seigneur, qui verse comme
il veut.
Chapitre 13
D'AUTRES SAVOUREUX EFFETS QU'OPÈRE EN L'ÂME CETTE OBSCURE NUIT DE
CONTEMPLATION
1. Par ce
genre d'inflammation nous pouvons entendre quelques savoureux effets qu'opère
désormais en l'âme cette obscure nuit de contemplation; car quelquefois (selon
ce que nous venons de dire), au milieu de ces obscurités, l'âme est illustrée,
et la lumière luit dans les ténèbres (JN 1,5), cette intelligence
mystique se dérivant à l'entendement, la volonté demeurant sèche, je veux dire
sans union actuelle d'amour, avec une sérénité et pureté si délicate et si
délectable au sens de l'âme, qu'on ne la peut nommer, tantôt en une manière de
sentir Dieu, tantôt en une autre.
2.
Quelquefois aussi elle frappe conjointement (comme il a été dit) la volonté, et
l'amour s'allume hautement, tendrement et fortement, parce que, comme nous
avons déjà dit, quelquefois ces deux puissances, entendement et volonté, quand
l'entendement se purifie davantage, s'unissent; d'autant plus parfaitement et
délicatement qu'elles sont plus avancées ; mais avant d'en arriver là, c'est
une chose plus commune de sentir la touche de l'inflammation en la volonté que
celui de l'intelligence en l'entendement.
3. Mais un
doute apparaît ici, et c'est: puisque ces deux puissances se purifient de pair,
pourquoi sent-on au début, plus communément en la volonté l'inflammation et
l'amour de la contemplation purificatrice, que l'intelligence de cette
contemplation dans l'entendement? À quoi l'on répond que cet amour passif ne
frappe pas ici directement dans la volonté - car la volonté est libre, et cette
inflammation d'amour est davantage passion d'amour qu'acte libre de la volonté
-, parce que cette chaleur d'amour frappe dans la substance de l'âme, et meut
ainsi passivement les affections; et ainsi cette inflammation s'appelle plutôt
passion d'amour qu'acte libre de la volonté qui s'appelle acte de la volonté en
tant qu'il est libre. Mais, comme ces passions et affections dépendent de la
volonté, on dit pour cela que si l'âme est affligée de quelque affection, la
volonté l'est, ce qui est vrai, car, de cette manière la volonté est captive et
perd sa liberté, de manière que l'impétuosité et la force de la passion
l'entraînent derrière elles ; et pour cela nous pouvons dire que cette
inflammation d'amour est en la volonté, c'est-à-dire, enflamme l'appétit de la
volonté ; et ainsi (comme nous l'avons dit), elle s'appelle plutôt passion
d'amour qu'acte libre de la volonté. Et parce que la passion réceptive de
l'entendement ne peut recevoir l'intelligence que nûment et passivement, et
elle ne le peut sans qu'il soit purifié, pour cela, avant qu'il le soit, l'âme
sent moins souvent la touche d'intelligence que celle de la passion d'amour ;
car pour cela il n'est point nécessaire que la volonté soit autant purifiée à
l'égard des passions, puisque même les passions l'aident à sentir l'amour
passionné.
4. Cette
inflammation et soif d'amour, appartenant désormais ici à l'esprit, est très
différente de l'autre que nous avons dite en la Nuit du sens ; car, encore
qu'ici le sens prenne aussi sa part, car il ne manque pas de participer du
travail de l'esprit, néanmoins la racine et le vif de la soif d'amour se
sentent en la partie supérieure de l'âme, c'est-à-dire dans l'esprit, sentant
et entendant tellement ce qu'il sent et le manque de ce qu'il désire, que toute
la peine du sens - encore que sans comparaison elle soit plus grande qu'en la
première Nuit sensitive - ne lui est rien, car en l'intérieur il connaît le
manque d'un grand bien, auquel il ne peut en rien remédier.
5. Mais il
faut remarquer ici qu'encore qu'au commencement de cette Nuit spirituelle on ne
sente pas cette inflammation d'amour car ce feu d'amour n'a pas encore commencé
à prendre, au lieu de cela Dieu donne tout de suite à l'âme un si grand amour
estimatif de Dieu que (comme nous avons dit) tout ce qu'elle endure et sent le
plus dans les épreuves de cette nuit, c'est une angoisse de se demander si elle
a perdu Dieu et de se demander si elle est délaissée de Lui. Et ainsi nous
pouvons toujours dire que dès le commencement de cette nuit, l'âme est touchée
d'angoisses d'amour, soit d'estime23, soit aussi d'inflammation. Et l'on voit
que la plus grande passion qu'elle éprouve en ces angoisses, c'est cette
crainte, car si alors elle pouvait être certaine que tout n'est pas perdu et
fini, mais que tout ce qu'elle endure c'est pour le mieux (comme cela est) et
que Dieu n'est point irrité contre elle, toutes ces peines lui seraient
légères, voire agréables, sachant que Dieu est servi par cela; parce que
l'amour d'estime qu'elle porte à Dieu est si grand, encore qu'il soit caché et
qu'elle ne le sente pas, que non seulement elle endurerait cela, mais se
réjouirait de mourir de nombreuses fois pour le contenter. Mais quand la flamme
a déjà enflammé l'âme, conjointement avec l'estime qu'elle a de Dieu, elle
devient si forte, si courageuse et si passionnée de Dieu, la chaleur d'amour
lui étant communiquée, qu'avec une grande hardiesse, sans égard ni
considération d'aucune chose, dans la force et ivresse de l'amour et du désir,
sans prendre garde à ce qu'elle fait, elle entreprendrait des choses étranges
et inusitées en quelque sorte et manière qu'elles se présentent, pour pouvoir
rencontrer celui qu'aime son âme.
23 L'amour d'estime s'attache à ce qui a de
la valeur; et comme en Dieu elle est infinie, l'impression de sa perte engendre
une angoisse infinie.
6. Et
c'est la raison pour laquelle Marie-Madeleine, s'estimant soi-même autant
qu'avant, n'eut aucun égard ni aux gens de qualité ou non qui banquetaient, ni
à l'indécence ni à l'étrangeté d'aller pleurer et verser des larmes au milieu
des convives, pourvu qu'elle pût (sans retarder d'une heure, attendant un autre
moment et une autre occasion) se présenter devant Celui dont son âme était déjà
blessée et enflammée. Et telle est encore l'ivresse et la hardiesse d'amour que
- bien qu'elle sût que son aimé était enfermé dans le sépulcre, scellé avec une
grosse pierre et environné de soldats qui le gardaient (MT 27,60-66) de
peur que ses disciples ne le dérobent -rien de cela ne l'empêcha d'y aller
avant le jour avec des onguents pour l'oindre (JN 20,1).
7. Et,
finalement, cette ivresse et angoisse d'amour lui firent demander à celui
qu'elle croyait être jardinier et avoir dérobé le corps au sépulcre, qu'il lui
dise, s'il l'avait pris, où il l'avait mis, pour qu'elle l'emporte (Ibid.,
20,15); sans regarder que cette demande exempte de jugement et de raison était
une extravagance, car il est clair que si l'autre l'avait dérobé, il ne le lui
aurait pas dit, et moins encore le lui aurait laissé prendre. Mais la force et
véhémence d'amour a cela que tout lui semble possible et pense que tous
marchent dans la même voie que lui, parce qu'il ne croit pas qu'on doive
assumer ou chercher autre chose que ce qu'il cherche et ce qu'il aime ; il ne
lui semble pas qu'il y ait rien d'autre à aimer ni à s'occuper, sinon cela, et
aussi que tous font de même. C'est pourquoi, quand l'Épouse alla chercher son
Aimé par les places et les faubourgs, croyant que les autres faisaient de même,
elle leur dit que, s'ils le rencontraient, ils lui disent qu'elle languissait
pour son amour (CT 5,8). Telle était la force de l'amour de cette Marie
qu'il lui semblait que, si le jardinier lui avait dit où il avait caché le
corps, elle y serait allée et l'aurait emporté malgré tous les obstacles.
8. Or, les
angoisses d'amour que l'âme sent, quand elle est déjà avancée en cette
purification spirituelle, sont telles ; car elle se lève de nuit (c'est-à-dire
en ces ténèbres purificatrices) selon les affections de la volonté et, avec les
angoisses et les forces dont la lionne et l'ourse courent après leurs petits
qu'on leur a soustraits et qu'elles ne peuvent trouver, cette âme blessée court
après son Dieu ; parce que, comme elle est en ténèbres, elle se sent sans Lui,
étant mourante d'amour pour Lui. Et c'est l'amour impatient dans lequel le
sujet ne peut longtemps subsister sans obtenir ou mourir, selon le désir que
Rachel avait d'avoir des enfants, quand elle dit à Jacob : Donne-moi des enfants
; sinon je mourrai (GN 30,1).
9. Mais
d'où vient que l'âme qui se sent si misérable et si indigne de Dieu, comme elle
le constate ici en ces ténèbres purificatrices, a une force si courageuse et si
hardie pour tendre à l'union divine ? La cause est que, comme déjà l'amour lui
donne des forces pour aimer vraiment et que le propre de l'amour est de vouloir
s'unir, et se joindre, et s'égaler et s'assimiler à la chose aimée pour se
perfectionner dans le bien d'amour, de là vient que l'âme, n'étant pas perfectionnée
en amour, pour n'être pas parvenue à l'union, la faim et la soif qu'elle a de
ce qui lui manque - qui est l'union et les forces que l'amour a déjà mises en
la volonté et avec lesquelles il l'a rendue passionnée - la font courageuse et
hardie selon la volonté ardente ; encore que selon l'entendement, parce qu'il
est en obscurité et non illustré, elle se sente indigne et se reconnaisse
misérable.
10. Je ne
veux pas omettre de dire ici la cause pour laquelle cette lumière divine,
puisqu'elle est toujours lumière pour l'âme, ne lui donne pas la lumière dès
qu'elle l'investit, comme elle le fait après, mais au contraire lui cause les
ténèbres et les épreuves dont nous avons parlé. Nous en avons déjà dit quelque
chose. Mais sur ce point particulier je réponds que les ténèbres et les autres
maux que l'âme sent lorsque cette divine lumière l'investit, ne sont ténèbres
et maux de la lumière, mais de l'âme même, et la lumière l'éclaire pour qu'elle
les voie. Si bien que dès lors cette divine lumière lui donne lumière, mais
avec elle l'âme ne peut voir d'abord que ce qui est plus près d'elle ou, pour
mieux dire en elle, qui sont ses ténèbres ou misères, qu'elle voit désormais
par la miséricorde de Dieu, et avant elle ne les voyait pas, parce que cette lumière
surnaturelle ne donnait pas en elle. Et c'est la cause pour laquelle au
commencement elle ne sent que ténèbres et maux ; mais après, purifiée par leur
connaissance et leur sentiment, elle aura des yeux pour que cette lumière lui
montre les biens de la lumière divine. Et toutes ces ténèbres et impressions de
l'âme étant chassées, commencent aussitôt à paraître les grands profits et
biens que l'âme acquiert en cette heureuse nuit de contemplation.
11. Donc,
par ce qui a été dit, on comprend comment Dieu fait ici la grâce à l'âme de la
nettoyer et guérir avec cette forte lessive et amère purification, selon la
partie sensitive et la spirituelle, de toutes les affections et habitudes
imparfaites qui étaient en elle concernant le temporel et le naturel, le sensitif
et le spéculatif et le spirituel, lui obscurcissant les puissances intérieures
et les vidant de tout cela, harcelant et desséchant les affections sensitives
et spirituelles, débilitant aussi et diminuant les forces naturelles de l'âme à
l'égard de tout cela (ce que l'âme n'aurait jamais pu faire d'elle-même, comme
nous dirons bientôt), Dieu la faisant défaillir et la dénudant de cette manière
de tout ce qui n'est pas Dieu naturellement, pour la revêtir de nouveau, étant
dénudée et dépouillée désormais de sa vieille peau, et ainsi se renouvelle,
comme l' aigle, sa jeunesse (PS 102,5), demeurant vêtue du nouvel homme
qui est créé, comme dit l'Apôtre, selon Dieu (EP 4,24). Ce n'est pas
autre chose qu'illuminer l'entendement de la lumière surnaturelle, en sorte que
l'entendement humain se fasse divin, uni avec le divin ; et ni plus ni moins,
informer la volonté avec l'amour divin, de manière que la volonté maintenant ne
soit pas moins que divine, n'aimant pas moins que divinement, unie et ne
faisant qu'un avec la volonté et l'amour divins ; et la mémoire ni plus ni
moins ; comme aussi les affections et les appétits, tous changés et rendus
selon Dieu, divinement. Et ainsi cette âme sera désormais une âme du ciel,
céleste, et plus divine qu'humaine. Tout cela, selon ce que l'on a pu voir
d'après ce que nous avons dit, Dieu le fait et le réalise en elle par le moyen
de cette nuit, l'illustrant et l'enflammant divinement avec des angoisses de
Dieu seul, et non d'aucune autre chose. C'est pourquoi très justement et très
raisonnablement, l'âme ajoute aussitôt le troisième vers du couplet, qui dit :
Oh ! heureuse aventure !
Chapitre 14
DANS LEQUEL ON MET ET EXPLIQUE LES TROIS DERNIERS VERS DU PREMIER COUPLET
Oh ! heureuse aventure !
je sortis
sans être vue,
ma maison
étant désormais apaisée.
1. Cette
heureuse aventure vint de ce qu'elle chante aussitôt dans les vers suivants en
disant: je sortis sans être vue, ma maison étant désormais apaisée, prenant la
métaphore de celui qui, pour mieux effectuer son dessein, sort de sa maison de
nuit à l'obscur, pendant que ceux de la maison reposent, pour que personne ne
l'en empêche. Car, comme l'âme devait sortir pour accomplir un acte si généreux
et si rare comme est celui de s'unir avec son Aimé divin, au-dehors - parce que
l'Ami ne se trouve que seul, au-dehors, en la solitude, et c'est pourquoi
l'Épouse désirait le trouver seul, disant: Qui te donnera à moi, mon frère,
afin que je te trouve seul dehors et que mon amour se communique à toi ? (CT
8,1) -, il convient à l'âme éprise d'amour, pour parvenir à sa fin désirée,
de sortir aussi la nuit, tous les domestiques de sa maison étant endormis et
apaisés, c'est-à-dire les opérations basses, et les passions et les appétits de
son âme étant endormis et assoupis par le moyen de cette nuit, qui sont les
gens de sa maison, qui éveillés, empêchent toujours les biens pour l'âme, étant
opposés à ce que l'âme libre leur échappe. Car ce sont les domestiques que
notre Seigneur dans l'Évangile dit être les ennemis de l'homme (MT 10,36)
; et ainsi il convenait que leurs opérations avec leurs mouvements soient
endormis en cette nuit, pour qu'ils n'empêchent pas à l'âme les biens
surnaturels de l'union d'amour de Dieu; parce que, durant leur vivacité et
opération, cela ne peut être, car toute leur action et mouvement naturel
empêche plutôt qu'elle n'aide à recevoir les biens spirituels de l'union
d'amour, car toute l'habileté naturelle est courte en ce qui concerne les biens
surnaturels que Dieu par son infusion seule met en l'âme passive et secrètement
dans le silence; et ainsi il est nécessaire que se taisent toutes les
puissances et qu'elles se comportent passivement pour recevoir cette infusion,
sans y entremettre leur oeuvre basse et leur vile inclination.
2. Ce fut
donc heureuse aventure pour cette âme, que Dieu en cette nuit endorme toute la
domesticité de sa maison ; c'est-à-dire toutes les puissances, passions,
affections et appétits qui vivent dans l'âme sensitive et spirituelle, afin
que, sans être vue, c'est-à-dire, sans être empêchée par ces affections, etc.,
-attendu qu'elles demeurent endormies et mortifiées en cette nuit où on les a
laissées en obscurité, pour qu'elles ne puissent remarquer ni sentir à leur
manière basse et naturelle et qu'elles n'empêchent l'âme de sortir de soi et de
la maison de la sensualité - elle arrive à l'union spirituelle du parfait amour
de Dieu.
3. Oh !
heureuse aventure, que l'âme puisse se délivrer de la maison de la sensualité !
Cela ne peut bien se comprendre, à mon avis, en dehors de l'âme qui en a goûté,
parce qu'elle verra clairement combien était misérable la servitude où elle
était détenue, et à combien de misères elle était sujette quand elle l'était au
pouvoir de ses puissances et appétits, et elle connaîtra comme la vie de
l'esprit est une vraie liberté et richesse qui apporte avec soi des biens
inestimables, dont nous remarquerons quelques-uns dans les couplets suivants,
où l'on verra plus clairement combien l'âme a raison de chanter comme heureuse
aventure le passage par cette horrible nuit que nous avons dite ci-dessus.
Chapitre 15
ON MET LE DEUXIÈME COUPLET ET SON
EXPLICATION
Couplet deuxième
À l'obscur et en sûreté
par
l'échelle secrète, déguisée,
oh !
heureuse aventure !
à l'obscur
et en cachette,
ma maison
étant désormais apaisée.
EXPLICATION
L'âme en ce couplet chante encore quelques
propriétés de l'obscurité de cette nuit, répétant le bonheur qui lui arriva
grâce à elles. L'âme les dit répondant à certaine objection tacite, en disant
que l'on ne doit pas penser que pour être passée en cette nuit et obscurité par
tant de tourments d'angoisses, de doutes, de craintes et d'horreurs, comme on
l'a dit, elle courût pour cela plus de danger de se perdre, car au contraire
dans l'obscurité de cette nuit, elle s'est gagnée; parce qu'en elle, elle se
délivrait et s'échappait subtilement de ses contraires, qui lui fermaient
toujours le passage, car en l'obscurité de la nuit elle marchait ayant changé
d'habit et déguisée avec trois tenues et couleurs, que nous dirons après ; et
par une échelle fort secrète que personne de la maison ne connaissait, qui
(comme nous remarquerons aussi en son lieu) est la foi vive, grâce à laquelle
elle sortit si couverte et en cachette pour bien faire son opération, qu'elle
ne pouvait manquer d'aller bien en sûreté, d'autant plus que, en cette nuit
purificative, les appétits, affections et passions, etc., de son âme étaient
endormis, mortifiés et éteints, qui sont ceux qui, étant éveillés et vifs, n'y
consentirent point. Suit donc le vers, et elle dit ainsi :
À l'obscur
et en sûreté.
Chapitre 16
ON MET LE PREMIER VERS ET ON EXPLIQUE COMMENT L'ÂME ALLANT À L'OBSCUR VA
SÛREMENT
1. L'
obscurité dont parle ici l'âme, nous avons déjà dit qu'elle concerne les
appétits et puissances sensitives, intérieures et spirituelles24, car toutes
s'obscurcissent de leur lumière naturelle en cette nuit afin que, se purifiant
à leur égard, elles puissent être illustrées à l'égard du surnaturel; parce que
les appétits sensitifs et spirituels sont endormis et amortis, sans pouvoir
goûter de chose ni divine, ni humaine ; les affections de l'âme, opprimées et
pressées, sans pouvoir se mouvoir vers elle ni trouver d'appui en rien;
l'imagination, liée, sans pouvoir faire un bon discours ; la mémoire en oubli ;
l'entendement obscurci, sans pouvoir entendre chose qui soit ; et par
conséquent aussi la volonté sèche et pressée et toutes les puissances vides et
inutiles ; et par-dessus tout cela une épaisse et pesante nuée sur l'âme qui la
tient angoissée et éloignée de Dieu. En cette façon, à l'obscur, l'âme dit
qu'elle allait en sûreté.
24 Les
puissances (ou sens) sensitives sont les cinq sens extérieurs, les sensitives
intérieures sont l'imaginative et la fantaisie, les spirituelles sont
l'entendement, la mémoire et la volonté.
2. La
cause de cela s'explique bien: car ordinairement l'âme n'erre jamais que par
ses appétits, ou ses goûts, ou ses discours, ou ses intelligences, ou ses
affections ; parce que, d'ordinaire, en elles, elle excède ou manque, ou varie
ou extravague, et pousse et s'incline à ce qui ne convient pas. D'où vient que,
toutes ces opérations et ces mouvements étant empêchés, il est évident que
l'âme est assurée de n'y pas errer; car non seulement elle se délivre de soi,
mais aussi des autres ennemis, qui sont le monde et le démon, qui, les
affections et opérations étant éteintes, ne sauraient lui faire la guerre par
autre part ni d'une autre manière.
3. De là
s'ensuit que plus l'âme va en obscurité et vide de ses opérations naturelles,
plus elle va en assurance, parce que, comme dit le prophète, la perdition de
l'âme lui vient seulement d'elle-même, c'est-à-dire de ses sens et appétits
intérieurs et sensitifs - et le bien, dit Dieu, seulement de moi (OS 13,9)
-. Par suite, elle, étant ainsi préservée de ses maux, il reste qu'aussitôt lui
viennent les biens de l'union avec Dieu en ses appétits et puissances, union
qui les rendra divins et célestes. D'où vient qu'au temps de ces ténèbres, si
l'âme y prend garde, elle connaîtra très bien que l'appétit et les puissances
ne sont guère divertis aux choses inutiles et nuisibles, et combien elle est à
l'abri de cette vaine gloire, de l'orgueil et présomption, de la vaine et
fausse joie et de maintes autres choses; donc, il s'ensuit bien que, allant à
l'obscur, non seulement elle ne se perd pas, mais plutôt elle se gagne beaucoup
elle-même, puisqu'en cet état elle acquiert les vertus.
4. Quant
au doute qui peut naître ici, il convient de savoir, que puisque les choses de
Dieu de soi font du bien à l'âme et la rendent gagnante et en sécurité,
pourquoi en cette nuit Dieu lui obscurcit les appétits et les puissances, même
à l'égard de ces choses bonnes, de manière qu'elle ne peut pas plus les goûter
ni les pratiquer que les autres, et encore moins en quelque sorte ?, je réponds
qu'alors il ne faut plus qu'il lui reste opération ni goût à l'égard des choses
spirituelles parce qu'elle a les puissances et les appétits impurs et bas et
très naturels, et ainsi encore qu'on donnât à ces puissances le goût et la communication
des choses surnaturelles et divines, elles ne pourraient le recevoir que très
bassement et naturellement, tout à fait selon leur mode. Car, comme dit le
Philosophe, tout ce qui est reçu est en celui qui le reçoit selon sa façon de
le recevoir ; de telle sorte que, comme ces puissances naturelles n'ont pureté,
ni force, ni capacité pour recevoir et goûter les choses surnaturelles selon
leur manière, qui est divine, mais seulement à la leur qui est humaine et basse
(comme nous avons dit), il faut qu'elles soient aussi obscurcies concernant ce
qui est divin25, afin qu'étant sevrées et purifiées et anéanties de ce côté,
elles perdent cette façon basse et humaine de recevoir et d'opérer, et qu'ainsi
toutes les puissances et appétits de l'âme arrivent à demeurer disposés et
fortifiés pour recevoir, sentir et goûter hautement le divin et le surnaturel ;
ce qui ne peut être si premièrement le vieil homme ne meurt (COL 3,9).
25 La nuit
concerne essentiellement les rapports de l'âme avec Dieu, même si elle peut
avoir des conséquences sur le comportement.
5. D'où
vient que tout le spirituel, s'il ne vient d'en haut, communiqué du Père des
lumières (JC 1,17) au libre arbitre et appétit humain, même si le goût
et les puissances de l'homme s'exercent en Dieu, et même s'il leur semble le
goûter beaucoup, ils ne le goûteront point d'une manière divine et spirituelle,
mais d'une manière humaine et naturelle, comme ils goûtent les autres choses,
car les biens ne vont pas de l'homme vers Dieu, mais viennent de Dieu à
l'homme. À ce propos (si c'en était le lieu) nous pourrions montrer ici comment
il y a maintes personnes qui ont des goûts, des affections et des opérations de
leurs puissances touchant Dieu ou les choses spirituelles, et qui peut-être
pensent que cela est surnaturel
et
spirituel, et peut-être ce ne sont pas plus que des actes et appétits très
naturels et humains, car, comme elles les ont dans les autres choses, elles les
ont encore avec la même disposition dans ces choses bonnes, par une certaine facilité
naturelle qu'elles ont de mouvoir leur appétit et leurs puissances à quelque
chose que ce soit.
6. Si par
hasard nous rencontrons l'occasion par la suite, nous en traiterons, donnant
quelques signes pour connaître quand les impulsions et les actions intérieures
de l'âme sont seulement naturelles, et quand seulement spirituelles, et quand
spirituelles et naturelles, concernant les rapports avec Dieu. Il suffit de
savoir ici que pour que les actes et mouvements intérieurs de l'âme puissent
venir à être mus par Dieu divinement, ils doivent premièrement être obscurcis
et endormis et apaisés naturellement à l'égard de toute leur habileté et
opération, afin qu'elles défaillent.
7. Donc, ô
âme spirituelle ! quand tu verras ton appétit obscurci, tes affections sèches
et contraintes, tes puissances inhabiles à tout exercice intérieur, ne te peine
pas pour cela, au contraire tiens-le pour une bonne chance, puisque Dieu te
libère de toi-même, t'ôtant des mains les puissances avec lesquelles, même en
faisant de ton mieux, tu n'aurais su opérer si entièrement, si parfaitement ni
si sûrement, à cause de leur impureté et de leur lourdeur, comme à présent que
Dieu te prenant la main, te conduit à l'obscur comme un aveugle, où et par où
tu ne sais, alors que jamais, avec tes yeux et tes pieds, quelque bons qu'ils
fussent, tu n'aurais trouvé le moyen de cheminer.
8. La
raison aussi pourquoi l'âme non seulement marche en sûreté, quand elle va ainsi
à l'obscur, mais aussi avec plus de gain et plus de profit, c'est que,
communément, quand l'âme obtient de nouveau quelque amélioration et progrès,
c'est par où elle entend le moins ; au contraire très ordinairement c'est par
où elle croit qu'elle se perd, car, comme elle n'a jamais expérimenté cette
nouveauté qui la fait sortir et l'éblouit et la fait égarer de sa première
façon de procéder, elle croit plutôt être perdue qu'être en bonne voie et
profiter, comme elle voit qu'elle se perd par rapport à ce qu'elle savait et
goûtait, et qu'on la mène par où elle ne sait ni ne goûte. De même que le
voyageur, qui pour aller à de nouvelles terres inconnues, va par de nouveaux
chemins inconnus et dont il n'a pas l'expérience, qu'il chemine guidé non par
ce qu'il savait auparavant, mais dans le doute et par le dire des autres, et il
est clair qu'il ne pourrait arriver à de nouvelles terres, ni savoir plus qu'il
ne savait avant, s'il n'allait par des chemins nouveaux, encore ignorés, et en
laissant ceux qu'il connaît. Ni plus ni moins, celui qui apprend davantage de
particularités en une fonction ou un métier, avance toujours dans l'obscurité,
non par son premier savoir, car s'il ne le laissait en arrière, il ne le
dépasserait jamais, ni ne ferait de progrès. Ainsi de la même manière, quand
l'âme profite davantage, elle marche en obscurité et sans savoir. Dieu donc
(comme nous avons dit) étant le maître et conducteur de cet aveugle de l'âme,
elle peut bien, maintenant qu'elle est arrivée à comprendre, se réjouir
véritablement et dire: à l'obscur et en sûreté.
9. Une
autre raison pour laquelle dans ces ténèbres l'âme a marché en sécurité, est
qu'elle a cheminé en souffrant, car le chemin de pâtir est plus sûr et plus
profitable que celui de jouir et de faire ; d'abord parce que dans la
souffrance Dieu ajoute des forces, et dans le faire et le jouir l'âme exerce
ses faiblesses et imperfections ; et aussi parce qu'à pâtir on exerce et
acquiert les vertus, on purifie l'âme et on la rend plus sage et plus avisée.
10. Mais
il y a ici une autre cause principale pourquoi ici l'âme en l'obscurité va
sûrement, qui est de la part de ladite lumière ou sagesse obscure, car de telle
manière l'absorbe et l'imprègne en soi cette obscure nuit de contemplation, et
la met si près de Dieu, qu'elle la protège et délivre de tout ce qui n'est pas
Dieu ; parce que comme l'âme est mise ici en cure, afin d'obtenir sa santé qui
est Dieu même, Sa Majesté la tient en diète et abstinence de toutes choses,
avec une destruction de l'appétit à l'égard de toutes ; de même que pour guérir
un malade qui en sa famille est estimé, on le garde si soigneusement à
l'intérieur qu'on ne lui laisse point prendre l'air ni même jouir de la
lumière, ni qu'il entende marcher ni même la rumeur de ceux de la maison, et on
lui donne la nourriture très délicate et fort mesurée plus substantielle que
savoureuse.
11. Toutes
ces propriétés (qui toutes concernent la sûreté et la garde de l'âme) sont
causées en elle par cette obscure contemplation, car elle est mise plus près de
Dieu; en effet plus l'âme s'approche de Lui, plus elle sent d'obscures ténèbres
et une plus profonde obscurité à cause de sa faiblesse ; comme celui qui plus
près s'approcherait du soleil serait d'autant plus aveuglé et incommodé de sa
splendeur, à cause de la faiblesse et impureté de son oeil. De même la lumière
spirituelle de Dieu est si immense et excède tellement l'entendement naturel,
que lorsqu'elle en approche davantage, elle l'aveugle et obscurcit. C'est
pourquoi dans le psaume 17, David dit que Dieu a mis les ténèbres pour sa
cachette et sa couverture, et son tabernacle autour de soi, de l'eau ténébreuse
dans les nuées de l'air (v.12). Cette eau ténébreuse dans les nuées de l'air
est l'obscure contemplation et Sagesse divine dans les âmes, comme nous disons
; ce qu'elles sentent comme chose qui est près de Lui, comme le tabernacle où
Il demeure, quand Dieu se les unit davantage. Et ainsi ce qui en Dieu est
lumière et clarté plus hautes, est pour l'homme ténèbre plus obscure comme dit
saint Paul (1CO 2,14), et selon que le déclare David au même psaume, en
disant : À cause de la splendeur qui est en sa présence, les voiles et les
nuées passèrent (v.13), à savoir pour l'entendement naturel, dont la lumière,
comme dit Isaïe au chapitre 5, est offusquée en ses ténèbres (v.30).
12. Ô
misérable condition de vie, où l'on vit avec tant de péril et où la vérité se
connaît avec tant de difficulté ! puisque le plus clair et le plus vrai nous
est plus obscur et plus douteux, et pour cela nous le fuyons, alors qu'il est
ce qui nous convient le plus ; et ce qui luit davantage et remplit notre oeil,
nous l'embrassons, nous courons après, alors qu'il est le pire pour nous et
nous fait trébucher à chaque pas. En grand péril et crainte vit l'homme, car la
même lumière de ses yeux, naturelle, avec laquelle il doit se conduire, est la
première qui l'éblouit et le trompe pour aller à Dieu ! et que s'il veut
réussir à voir par où il va, il a besoin de fermer les yeux et d'aller à
l'obscur pour être en sûreté des ennemis domestiques de sa maison (MT 10 36)
qui sont ses sens et ses puissances !
13. L'âme
est donc ici cachée et protégée ici, en cette eau ténébreuse, qui est autour de
Dieu, car comme elle sert de tabernacle et de demeure à Dieu même, elle en
servira autant à l'âme, ni plus ni moins, et d'un fort rempart, et d'une
parfaite sûreté, (quoiqu'en ténèbres pour elle) où elle est cachée et garantie
de soi-même et de tous les dommages des créatures, comme nous avons dit. Parce
que de telles âmes on peut aussi entendre ce qu'exprime David en un autre
psaume, en disant: Tu les cacheras, dans le secret de ta face, du trouble des
hommes; tu les défendras, en ton tabernacle, de la contradiction des langues (PS
30,21); où il entend toutes sortes de protection, car être cachés dans la
face de Dieu du trouble des hommes, c'est être fortifiés par cette obscure
contemplation contre toutes les occasions qui pourraient leur survenir de la
part des hommes ; et être à l'abri en son tabernacle de la contradiction des
langues, c'est pour l'âme être engloutie dans cette eau ténébreuse, qui est le
tabernacle que nous avons dit selon David, où l'âme, pour avoir ses appétits et
ses affections sevrés et ses puissances obscurcies, demeure libre de toutes les
imperfections qui contredisent à l'esprit, tant de sa chair même que des autres
créatures. Ainsi cette âme peut bien dire qu'elle va à l'obscur et en sûreté.
14. Il y a
encore une autre raison non moins probante que la précédente pour achever de
comprendre que cette âme va en sûreté à l'obscur, et c'est la force que cette
obscure, pénible et ténébreuse eau de Dieu met dès lors dans l'âme ; car enfin,
quoiqu'elle soit ténébreuse, c'est de l'eau, et pour cela elle ne cesse pas de
rafraîchir et de fortifier l'âme en ce qui lui est le plus convenable, quoiqu'à
l'obscur et péniblement; car, dès lors, l'âme voit en soi une véritable
efficacité et détermination de ne plus faire chose qu'elle connaisse être
offense de Dieu et de ne manquer de faire aucune chose qui lui semble être de
son service; parce que cet amour obscur s'attache à elle avec un soin très
vigilant et avec une sollicitude intérieure de ce qu'elle fera ou omettra de
faire pour le contenter, regardant et faisant mille tours pour voir si elle ne
lui a pas donné sujet de s'irriter, et tout cela avec beaucoup plus de soin et
de sollicitude qu'auparavant, (comme nous avons dit plus haut en les angoisses
d'amour), parce qu'ici tous les appétits, toutes les forces et puissances de
l'âme sont retirés de toutes les autres choses et emploient toute leur ardeur
et force seulement en l'obéissance de leur Dieu. De cette manière l'âme sort de
soi-même et de toutes les choses créées à la douce et délicieuse union d'amour
de Dieu, à l'obscur et en sûreté
par
l'échelle secrète, déguisée.
Chapitre 17
ON MET LE DEUXIÈME VERS ET ON EXPLIQUE COMMENT CETTE OBSCURE CONTEMPLATION
EST SECRÈTE
1. Il
convient d'expliquer trois propriétés concernant trois mots que contient le
présent vers : les deux qui sont secrète et échelle, appartiennent à la nuit
obscure de contemplation dont nous traitons ; le troisième, à savoir, déguisée,
appartient à l'âme en raison de la manière dont elle se comporte en cette nuit.
Quant au premier, il faut savoir que l'âme appelle ici en ce vers cette obscure
contemplation, par où elle sort à l'union d'amour, secrète et échelle, à cause
de ces deux propriétés qu'il y a en elle, à savoir être secrète et être échelle
; et nous parlerons de chacune séparément.
2.
Premièrement elle appelle cette contemplation ténébreuse secrète, parce que,
selon ce que nous avons dit plus haut, c'est la théologie mystique, que les
théologiens appellent sagesse secrète, qui, selon saint Thomas, se communique
et est infuse en l'âme par amour26; ce qui advient secrètement à l'exclusion de
l'oeuvre de l'entendement et des autres puissances ; c'est pourquoi, comme
lesdites puissances ne peuvent l'acquérir, mais que l'Esprit Saint la verse et
la règle dans l'âme - comme dit l'Épouse dans les Cantiques (2,4) -, sans
qu'elle le sache ni entende comme elle est, on l'appelle secrète. Et à la
vérité, non seulement elle ne la comprend pas, mais encore personne, ni même le
démon, pour autant que le Maître qui l'enseigne est à l'intérieur de l'âme
substantiellement, où ne peut atteindre le démon ni le sens naturel ni
l'entendement.
26 II-II q.45a.2, se référant de préférence à
saint Augustin.
3. Et non
seulement pour cela elle peut s'appeler secrète, mais aussi à raison des effets
qu'elle fait en l'âme, car non seulement dans les ténèbres et angoisses de la
purification, quand cette sagesse d'amour purifie l'âme, elle est secrète
puisque l'âme n'en saurait rien dire, mais aussi après, en l'illumination,
quand on lui communique cette sagesse plus clairement, elle est si secrète à
l'âme pour pouvoir l'exprimer et lui donner un nom afin de la donner à entendre,
que, outre qu'elle ne donne aucune envie de la dire à l'âme, celle-ci ne trouve
ni moyen ni manière ni similitude qui lui convienne pour pouvoir signifier une
intelligence si relevée et un sentiment spirituel si délicat; et ainsi quelque
envie qu'elle aurait de le dire, et quelque effort qu'elle fasse pour le bien
déclarer, cela demeurerait toujours secret et inexprimé, parce que cette
sagesse intérieure est si simple, si générale et spirituelle qu'elle n'est
point entrée dans l'entendement enveloppée ni atténuée d'aucune espèce ou image
attachée au sens, de là vient que le sens et l'imaginative, par où elle n'est
pas entrée et qui n'ont senti son vêtement ni sa couleur, ne sauraient en
rendre raison ni l'imaginer pour en dire quelque chose ; encore que l'âme voie
clairement qu'elle entend et goûte cette savoureuse et étrange sagesse; de même
que celui qui regarderait une chose jamais vue, dont il n'aurait jamais vu non
plus aucune ressemblance, encore qu'il l'entende et la goûte, il ne pourrait
toutefois la nommer, ni dire ce que c'est, quoiqu'il s'efforce beaucoup ; et
alors que ceci est chose qu'il a perçue par les sens, comment donc pourra-t-on
manifester ce qui n'est pas entré par eux ! Car le langage de Dieu a cela que,
étant très intime et spirituel, comme il excède tout sens, il fait aussitôt
taire et cesser toute l'harmonie et habileté des sens extérieurs et intérieurs.
4. Nous en
avons à la fois des autorités et des exemples dans la divine Écriture ; parce
que Jérémie montra l'impuissance de le manifester et de l'extérioriser quand,
Dieu ayant parlé avec lui, il ne sut que dire sinon A, A, A (1,6) ; et
l'incapacité intérieure, soit du sens intérieur de l'imagination et en même
temps celle de l'extérieur concernant ceci, Moïse la manifeste aussi devant
Dieu au buisson (EX 4,10), quand non seulement il dit à Dieu que depuis
qu'il parlait avec Lui il ne savait ni ne réussissait à parler, mais même
-selon qu'il est dit dans les Actes des Apôtres (7,32) - il n'osait le
considérer avec l'imagination intérieure, lui semblant que l'imagination était
trop éloignée et trop muette non seulement pour formuler quelque chose de ce
qu'il entendait en Dieu, mais il lui semblait même qu'elle n'avait point de
capacité pour en recevoir quelque chose. De là vient que, comme la sagesse de
cette contemplation est langage de Dieu à l'âme de pur esprit à esprit pur,
tout ce qui est moins qu'esprit, comme sont les sens, ne le perçoivent pas, et
ainsi cela leur est secret et ils ne le savent ni ne peuvent le dire, ni n'en
ont envie, puisqu'ils ne le voient pas.
5. De là
nous pouvons tirer la raison pour laquelle certaines personnes qui vont par ce
chemin et qui pour avoir des âmes bonnes et craintives, voudraient rendre
compte à ceux qui les dirigent de ce qu'elles ont, et ne le savent ni ne le
peuvent, et comme elles ne le savent ni ne le peuvent, elles ont beaucoup de
répugnance à le dire, principalement quand la contemplation est un peu plus
simple et que l'âme ne la sent guère, car elles ne peuvent rien dire sinon que
l'âme est contente, tranquille et satisfaite, qu'elles sentent Dieu, et qu'à
leur avis elles vont bien; mais elles ne peuvent exprimer ce que l'âme éprouve
et on ne leur tirera que des termes généraux semblables à ceux-ci. Il en est
autrement quand les choses que reçoit l'âme sont particulières, comme visions,
sentiments, etc. ; comme ordinairement elles se reçoivent sous quelque espèce
dont le sens participe, alors on peut les exprimer sous cette espèce (ou une
autre ressemblance). Mais cette puissance de le déclarer n'est déjà plus dans
les termes de la pure contemplation, parce que celle-ci est indicible, comme
nous avons dit, et pour cela on l'appelle secrète.
6. Et non
seulement pour cela elle est appelée et elle est secrète, mais aussi parce que
cette sagesse mystique a la propriété de cacher l'âme en soi; parce que, en
plus de l'effet ordinaire, parfois elle absorbe tellement l'âme et l'enfonce de
telle sorte dans son abîme secret, que l'âme connaît clairement qu'elle demeure
très à l'écart et très éloignée de toute créature, de sorte qu'il lui semble
qu'on la met dans une profonde et très spacieuse solitude, où ne peut arriver
aucune créature humaine, comme en un désert immense qui n'est borné à aucun
endroit, d'autant plus délectable, savoureux et aimable qu'il est plus profond,
plus vaste et plus solitaire, où l'âme se voit autant en secret qu'elle se voit
élevée au-dessus de toute créature temporelle. Et alors cet abîme de sagesse
élève et agrandit tellement l'âme, la mettant dans les voies de la science
d'amour, qui lui fait connaître non seulement que toute condition de créature
demeure très basse eu égard à ce souverain savoir et sentiment divin, mais
aussi elle voit combien les termes et paroles dont on exprime les choses
divines en cette vie, sont bas et courts et en quelque manière impropres, et
qu'il est impossible par la voie et façon naturelles, quoiqu'on en parle le
plus hautement et le plus sagement qu'on pourra, de pouvoir les connaître et
les sentir comme elles sont, sans l'illumination de cette théologie mystique.
Et ainsi, l'âme voyant en son illumination cette vérité, qu'on ne peut y
atteindre et encore moins la déclarer par des termes humains et vulgaires, elle
a raison de la nommer secrète.
7. Cette
propriété d'être secrète et au-dessus de la capacité naturelle, cette
contemplation divine l'a, non seulement parce qu'elle est chose surnaturelle,
mais aussi en tant qu'elle est la voie qui conduit et mène l'âme aux
perfections de l'union de Dieu ; comme ce sont des choses qui ne sont pas sues
humainement, il faut s'y acheminer en ne sachant pas humainement et en ignorant
divinement; car, parlant mystiquement (comme nous parlons ici), les choses et
perfections divines ne se connaissent ni ne s'entendent pas comme elles sont
quand on les cherche et les exerce, mais quand on les a déjà trouvées et
pratiquées. Car à ce propos le prophète Baruc dit de cette Sagesse divine : Il
n'y a personne qui puisse savoir - dit-il -ses voies, ni personne qui puisse
penser ses sentiers (3,31). De même le prophète royal parle de ce chemin de
Dieu, de cette manière en s'adressant à Dieu: Vos splendeurs ont lui sur la
rondeur du monde et l'ont éclairée; la terre s'est émue et a tremblé; votre
voie est dans la mer et vos sentiers en de nombreuses eaux, et vos traces ne
seront point connues (PS 76,19-20).
8. Tout
cela, parlant spirituellement, s'entend du sujet dont nous parlons ; parce que
les éclairs de Dieu illuminent la rondeur de la terre est l'illustration que
fait cette divine contemplation dans les puissances de l'âme ; et la terre
s'est émue et a tremblé est la purga-tion pénible qu'elle opère ; et dire que
la voie et le chemin de Dieu par où l'âme va vers Lui est en la mer et ses
traces en de nombreuses eaux, et que pour cela elles ne seront pas connues, c'est
dire que ce chemin pour aller à Dieu est aussi secret et caché pour le sens de
l'âme que l'est pour celui du corps, celui qui va par la mer, dont les voies et
les traces ne se connaissent pas ; car la propriété qu'ont les pas et les
traces que Dieu donne dans les âmes que Dieu veut conduire à Lui, en les
faisant grandes en l'union de sa sagesse, c'est qu'on ne les connaît point.
C'est pourquoi, dans le livre de Job sont prononcées - renchérissant ce point -
ces paroles : Par hasard, dit-il, as-tu connu les sentiers des grandes nuées ou
les parfaites sciences ? entendant par là les voies et les chemins par où Dieu
agrandit les âmes et les perfectionne en sa sagesse; âmes qui sont signifiées
ici par les nuées. Il est entendu, donc, que cette contemplation qui guide
l'âme vers Dieu, est une sagesse secrète.
Chapitre 18
ON DÉCLARE COMMENT CETTE SAGESSE SECRÈTE
EST AUSSI UNE ÉCHELLE
1. Il
reste maintenant à voir le second point, à savoir, comment cette sagesse
secrète est aussi une échelle. À ce propos, il faut savoir que pour maintes
raisons nous pouvons appeler cette secrète contemplation échelle. Premièrement,
parce que, comme l'on monte avec l'échelle et qu'on entre dans les forteresses
pour leurs biens, leurs trésors et les choses qu'elles renferment, de même par
cette secrète contemplation, sans savoir comment, l'âme monte à l'escalade,
pour connaître et posséder les biens et trésors du ciel. Ce que fait bien
entendre le prophète royal, quand il dit : Bienheureux celui qui a ta faveur et
ton aide, car il a disposé en son coeur les montées, en la vallée de larmes,
dans le lieu qu'il a fixé; car de cette manière le Seigneur de la loi donnera
sa bénédiction et ils iront de vertu en vertu comme de degré en degré, et le
Dieu des dieux sera vu en Sion (PS 83,6-8) ; ce qui est le trésor de la
forteresse de Sion, qui est la béatitude.
2. Nous
pouvons aussi l'appeler échelle, parce que, comme les mêmes degrés que
l'échelle a pour monter, elle les a aussi pour descendre, de même cette secrète
contemplation, les mêmes communications qu'elle fait à l'âme avec lesquelles
elle l'élève à Dieu, elle les emploie pour l'humilier en soi. Car les
communications qui sont véritablement de Dieu ont cette propriété d'humilier et
d'élever l'âme tout d'un coup ; parce qu'en cette voie, descendre c'est monter,
et monter c'est descendre, puisque celui qui s'humilie est exalté et celui qui
s'exalte est humilié (LC 14,11). Et outre que la vertu d'humilité est
une grandeur pour y exercer l'âme, Dieu a coutume de la faire monter par cette
échelle afin qu'elle descende, et de la faire descendre afin qu'elle monte;
accomplissant ainsi le dire du Sage, à savoir: Avant que l'âme soit exaltée,
elle est humiliée; et avant que d'être humiliée, elle est exaltée (PR 18,12).
3. Ce que,
parlant maintenant d'une manière naturelle, l'âme verra bien, si elle veut y
prendre garde -laissant à part le spirituel qu'on ne sent point -, combien en
cette voie il y a de hauts et de bas, et comment après la prospérité dont elle
jouit, survient la tempête et l'épreuve - de façon qu'il semble qu'on lui ait
donné ce calme pour la disposer et encourager en vue de la pénurie qui va
suivre - et comme aussi, après la misère et la tourmente, suit l'abondance et
le calme, de manière qu'il semble à l'âme que pour lui faire cette fête, on l'a
d'abord mise en ce jeune. Et c'est là le style ordinaire et l'exercice de
l'état de contemplation, jusqu'à ce qu'on soit parvenu à l'état de quiétude; de
ne demeurer jamais en même état, mais constamment monter et descendre.
4. La
cause de cela est que, comme l'état de perfection qui consiste au parfait amour
de Dieu et mépris de soi-même, ne peut être sans ces deux parties, qui sont la
connaissance de Dieu et de soi-même27, nécessairement, l'âme doit être exercée
d'abord en l'une puis en l'autre, lui donnant maintenant à goûter l'une en
l'exaltant, et ensuite lui faisant éprouver l'autre et l'humiliant, jusqu'à ce
qu'ayant acquis les parfaites habitudes, la montée et la descente cessent,
étant désormais arrivée et s'étant unie avec Dieu qui est au bout de cette
échelle et sur laquelle (je veux dire l'échelle) elle est appliquée et appuyée.
Car cette échelle de contemplation qui (comme nous l'avons dit dérive de Dieu,
est figurée par celle que Jacob vit en dormant, par laquelle les anges
montaient et descendaient de Dieu à l'homme et de l'homme à Dieu qui était
appuyé à l'extrémité de l'échelle (GN 28,12). Tout cela, dit l'Écriture
divine, se passait de nuit et Jacob étant endormi, pour donner à entendre
combien est secrète et différente du savoir de l'homme cette voie et montée
vers Dieu. Ce qui se voit bien, puisque ordinairement ce qui est de plus grand
profit en lui, qui est de se perdre et anéantir à soi-même, il l'estime le
pire, et ce qui vaut le moins, qui est de trouver sa consolation et son goût où
d'ordinaire il perd plutôt qu'il ne gagne, il le tient pour le meilleur.
27 Cf. saint Augustin : « Connaître l'âme et Dieu,
voilà ce que je désire. » (Soliloques).
5. Mais
parlant maintenant plus substantiellement et plus proprement de cette échelle
de contemplation secrète, nous dirons que la principale propriété pour laquelle
elle s'appelle ici échelle, c'est parce que la contemplation est science
d'amour, qui, comme nous avons dit, est une connaissance infuse de Dieu
amoureuse, et qui conjointement illustre et enflamme d'amour l'âme, jusqu'à la
monter de degré en degré à Dieu son Créateur; car seulement l'amour est celui
qui unit et joint l'âme avec Dieu. D'où vient que pour montrer cela plus
clairement, nous noterons ici les degrés de cette échelle divine, en disant
brièvement les signes et les effets de chacun, afin que par là l'âme puisse
conjecturer auquel d'entre eux elle se trouve, comme le font saint Bernard et
saint Thomas28, d'autant que les connaître comme ils sont en soi -pour autant
que cette échelle d'amour est (comme nous avons dit) tellement secrète, que
seulement Dieu est celui qui la mesure et qui la pèse - cela n'est pas possible
par voie naturelle.
28
L'opuscule De decem gradibus amoris secundum Bernardum, de Helwic de Germar,
dominicain, a été presque jusqu'à nos jours attribué à saint Thomas.
Chapitre 19
ON COMMENCE À EXPLIQUER LES DIX DEGRÉS DE L'ÉCHELLE MYSTIQUE D'AMOUR DIVIN
SELON SAINT BERNARD ET SAINT THOMAS. - ON EXPOSE LES CINQ PREMIERS
1. Nous
disons donc, que les degrés de cette échelle d'amour par où de l'un à l'autre
on monte à Dieu sont dix. Le premier degré d'amour rend l'âme malade utilement.
En ce degré d'amour l'Épouse parle quand elle dit : Je vous conjure, filles de
Jérusalem, que si vous rencontrez mon Aimé, vous lui disiez que je suis malade
d'amours (CT 5,8). Mais cette maladie n'est pas pour la mort, mais pour
la gloire de Dieu (JN 11,44), parce qu'en cette maladie, l'âme défaille
au péché et à tout ce qui n'est pas Dieu, pour Dieu même, comme David témoigne
en disant : Mon âme a défailli, c'est-à-dire, concernant toutes les choses en
vue de ton salut (PS 142,7); car comme le malade perd l'appétit et le
goût de toutes les nourritures et change sa première couleur, de même aussi en
ce degré d'amour l'âme perd le goût et l'appétit de toutes choses, et pâlit
comme un amant et n'a plus l'apparence qu'elle avait avant. Or, elle ne tombe
point en cette maladie si on ne lui envoie d'en haut l'excès de chaleur, selon
qu'il se donne à entendre par ce vers de David qui dit : Pluviam voluntariam
segregabis, Deus, hoereditati tuoe, et infirmata est29 (PS 67,10), etc.
Cette infirmité et défaillance à toutes les choses, qui est le premier degré
pour aller à Dieu, nous l'avons déjà expliqué plus haut, en parlant de
l'anéantissement où l'âme se voit quand elle commence à entrer en cette échelle
de purification contemplative, quand elle ne peut trouver de goût, d'appui, ni
de consolation, ni de stabilité en aucune chose. Si bien que de ce premier
degré on commence à monter au deuxième, et le voici :
29 Une pluie volontaire tu écarteras, Dieu, de ton
hérédité, et elle a été malade...
2. Le
deuxième degré fait que l'âme cherche sans cesse. D'où vient que, quand
l'Épouse dit que le cherchant de nuit dans son lit (quand selon le premier
degré d'amour elle était languissante) et qu'elle ne le trouva pas, elle
ajoute: je me lèverai et chercherai celui qu'aime mon âme (CT 3,2). Ce
que, comme nous disons, l'âme fait sans cesse, comme le conseille David en
disant: Cherchez toujours la face de Dieu (PS 104,4) et, le cherchant en
toutes les choses, ne vous arrêtez en rien jusqu'à ce que vous l'ayez trouvé ;
comme l'Épouse qui, après en avoir demandé des nouvelles aux gardes, passa
outre aussitôt et les quitta (CT 3,4). Marie-Madeleine ne s'arrêta même
pas aux anges du sépulcre (JN 20,14). En ce degré, l'âme va avec tant de
soin qu'elle cherche son Aimé en toutes les choses ; en tout ce qu'elle pense,
elle pense aussitôt à son Aimé ; en tout ce qu'elle dit, en toutes affaires qui
se présentent, elle se met aussitôt à parler et à s'entretenir de l'Aimé ;
quand elle mange, quand elle dort, quand elle veille et quoi qu'elle fasse,
tout son soin est en l'Aimé, suivant ce qui a été dit plus haut en les
angoisses d'amour. Ici, comme l'âme est déjà convalescente et prend des forces
en l'amour de ce deuxième degré, elle commence aussitôt à monter au troisième
par le moyen de quelque degré de nouvelle purification dans la nuit, comme nous
dirons après ; il opère en l'âme les effets suivants.
3. Le
troisième degré de l'échelle amoureuse est celui qui fait opérer l'âme et lui
donne de la chaleur pour ne pas faillir. De celui-là le prophète royal dit que
bienheureux l'homme qui craint le Seigneur, car il sera porté d'un grand désir
en ses commandements (PS 111,1). D'où vient que, si la crainte, pour
être fille de l'amour, lui fait cet effet de désir, que fera l'amour même ? En
ce degré les grandes oeuvres qu'on fait pour l'Aimé sont estimées petites, la
multitude pour peu, le long temps qu'on sert fort court, à cause de l'incendie
d'amour dont l'âme est ardente; comme à Jacob, qui, après avoir servi sept
années par dessus sept autres, estimait cela peu de chose à cause de la
grandeur de son amour (GN 29,20). Donc si l'amour qui était d'une
créature eut tant de pouvoir sur Jacob, que pourra celui du Créateur, lorsqu'en
ce troisième degré il s'emparera de l'âme? Ici le grand amour qu'elle porte à
Dieu la met en de terribles tribulations et peines pour le peu qu'elle fait
pour Dieu, et s'il lui était permis de mourir mille fois pour Lui, elle serait
consolée; et pour cela elle s'estime inutile en tout ce qu'elle fait, et il lui
semble qu'elle vit inutilement. D'ici lui naît un autre effet admirable, qui
est qu'elle s'estime véritablement plus méchante que toutes les autres âmes ;
d'abord parce que l'amour lui enseigne ce que Dieu mérite, ensuite parce que
les oeuvres qu'elle fait ici pour Dieu sont nombreuses et qu'elle les tient
pour défectueuses et imparfaites, elle tire de la confusion et de la peine de
toutes, connaissant que sa manière d'opérer est très basse pour un si haut
Seigneur. En ce troisième degré, l'âme est fort éloignée de la vaine gloire ou
présomption, ou de condamner les autres. Ce degré d'amour cause ces effets
diligents en l'âme - avec beaucoup d'autres de cette manière - ; c'est pourquoi
elle y prend courage et forces pour monter jusqu'au quatrième qui suit.
4. Le quatrième
degré de cette échelle d'amour est celui où il naît en l'âme, en raison de
l'Aimé, un ordinaire pâtir sans se lasser; parce que, comme dit saint Augustin,
toutes les choses grandes, pénibles et fâcheuses, l'amour les rend presque
nulles30. En ce degré parlait l'Épouse quand, désirant déjà de se voir au
dernier, elle dit à l'Époux : Mets-moi comme un cachet sur ton coeur, comme un
cachet sur ton bras; parce que la dilection (c'est-à-dire, l'acte et l'oeuvre
de l'amour) est forte comme la mort, et l'émulation est dure et s'obstine comme
l'enfer (CT 8,6). L'esprit a ici tant de force et tient la chair si
sujette, qu'il en tient compte aussi peu que l'arbre de l'une de ses feuilles.
En aucune manière ici l'âme ne cherche plus sa consolation ni son goût, ni en
Dieu, ni en aucune autre chose, ni ne désire ni ne demande plus de faveurs à
Dieu, car elle voit clairement qu'Il lui en a fait d'innombrables, et elle met
tout son soin à savoir comment elle pourra plaire à Dieu et Le servir vu ce
qu'Il mérite et ce qu'elle a reçu de Lui, quoi qu'il lui doive beaucoup coûté.
Elle dit en son coeur et en son esprit: Hélas ! mon Dieu et Seigneur, combien
il y en a qui vont chercher de la consolation et du goût en Toi, et désirent
que Tu leur fasses des grâces et des faveurs ; mais ceux qui veulent Te plaire
et Te donner quelque chose à leurs dépens, laissant en arrière leur intérêt
particulier, sont bien peu ! Car, mon Dieu, la faute n'en est pas que tu ne
veuilles nous faire de nouvelles faveurs, mais que nous n'employons pas
uniquement à ton service celles que nous avons reçues, pour t'obliger à nous
les continuer. Fort relevé est ce degré d'amour, parce que, l'âme allant
toujours ici après Dieu avec un si véritable amour et un esprit de pâtir pour
Lui, Sa Majesté lui donne souvent et très ordinairement la jouissance, la
visitant en l'esprit savoureusement et délicieusement ; car l'immense amour du
Verbe Christ ne peut voir souffrir des peines de son amoureux sans le secourir.
Comme Il l'affirme par Jérémie, en disant: Je me suis souvenu de toi, ayant
pitié de ton adolescence, quand tu m'as suivi au désert (2,2). Parlant
spirituellement, c'est le détachement que l'âme a intérieurement de toute
créature, ne s'arrêtant ni reposant sur chose que ce soit. Ce quatrième degré enflamme
tellement l'âme et la brûle d'un tel désir de Dieu qu'il la fait monter au
cinquième, qui est le suivant.
30 Serm.70, De verbis Domini in (Mt, CSB.3).
5. Le
cinquième degré de cette échelle d'amour fait que l'âme désire et souhaite Dieu
impatiemment. En ce degré l'amoureux a une telle véhémence pour comprendre
l'Aimé et s'unir avec Lui, que tout délai, pour minime qu'il soit, lui semble
très long, pénible et insupportable, et qu'il songe toujours à trouver l'Aimé.
Et quand il se voit frustré de son désir (ce qui est presque à chaque pas), il
se pâme en son désir, selon, parlant en ce degré, la parole du psalmiste
disant: Mon âme soupire et défaille en les demeures du Seigneur (PS 83,2).
En ce degré l'amoureux ne peut manquer de voir ce qu'il aime, ou de mourir,
ainsi que Rachel, pour la grande envie qu'elle avait d'avoir des enfants, dit à
Jacob son époux : Donne-moi des enfants; sinon je mourrai (GN 30,1). Ici
on souffre la faim comme les chiens qui rôdent autour de la cité de Dieu (PS
58,7). En ce degré affamé l'âme se repaît en amour, car selon la faim est
le rassasiement ; de manière que d'ici on peut monter au sixième degré, qui
fait les effets qui suivent.
Chapitre 20
ON EXPOSE LES CINQ AUTRES DEGRÉS D'AMOUR
1. Le
sixième degré fait courir l'âme légèrement vers Dieu et donner de nombreuses
touches en lui, et sans défaillir elle court par l'espérance; parce qu'ici
l'amour qui l'a fortifiée la fait voler légèrement. En ce degré aussi Isaïe dit
ceci : Les saints qui espèrent en Dieu changeront de force, ils prendront des
ailes comme des aigles, ils voleront et ne défailliront point (40,31), comme
ils faisaient au cinquième degré. À ce degré aussi appartient ce dire du
psalmiste : Ainsi que le cerf désire les eaux, mon âme te désire, Dieu (41,2);
parce que le cerf altéré court à grande vitesse vers les eaux. La cause de
cette vitesse en amour qu'a l'âme en ce degré, c'est que la charité est déjà
fort dilatée en elle, car l'âme est presqu'entièrement purifiée, comme il est
dit dans le psaume, soit: Sans iniquité j'ai couru (58,5) ; et en un autre
psaume : J'ai couru la voie de tes commandements quand tu as dilaté mon coeur
(118,32). Et ainsi de ce sixième degré on vient aussitôt au septième, qui est
celui qui suit.
2. Le
septième degré de cette échelle enhardit l'âme avec véhémence. Ici l'amour ne
se laisse pas conduire par le jugement pour attendre, ni n'use de conseil pour
se retirer, ni ne peut être retenu par la timidité, parce que la faveur que
Dieu fait désormais ici à l'âme la fait agir avec une hardiesse véhémente. D'où
s'ensuit ce que dit l'Apôtre, qui est que la charité croit tout, espère tout et
peut tout (1CO 13,7). De ce degré parle Moïse quand il dit à Dieu qu'il
pardonne à son peuple, et sinon qu'il l'efface du livre de vie où il l'avait
écrit (EX 32,31-32). Ceux-là obtiennent de Dieu ce qu'ils lui demandent
avec goût; aussi David dit: Délecte-toi en Dieu, et il t'accorde/a les demandes
de ton coeur (PS 36,4). En ce degré, l'Épouse s'enhardit et dit: Qu'il
me donne un baiser de sa bouche (CT 1,1). À ce degré il n'est pas permis
à l'âme de s'enhardir, si elle ne sent pas la faveur intérieure du sceptre du
roi incliné vers elle (EST 8,4), de peur que peut-être elle ne tombe des
autres degrés qu'elle a montés jusque-là, en lesquels elle doit toujours se
conserver avec humilité. De ce courage et liberté que Dieu donne à l'âme en ce
septième degré pour s'enhardir vers lui avec véhémence d'amour, s'ensuit le
huitième, qui est de tenir l'Aimé et de s'unir avec lui, selon ce qui suit.
3. Le huitième
degré d'amour fait que l'âme embrasse et étreint sans relâche, selon que
l'Épouse dit de cette manière: J'ai trouvé celui qu'aiment mon coeur et mon
âme, je l'ai tenu et ne le laisserai point aller (CT 3,4). En ce degré
d'union l'âme satisfait son désir; mais non continuellement, parce que
quelques-uns arrivent à y mettre le pied et l'en retirent aussitôt, car, s'ils
pouvaient persévérer en ce degré, ils jouiraient en cette vie d'une certaine
manière de gloire ; et ainsi l'âme y fait une pause bien peu de temps. Au
prophète Daniel, pour être homme de désirs, il fut mandé de la part de Dieu
qu'il demeurât en ce degré, en lui disant : Daniel, reste en ton degré, parce
que tu es homme de désirs (10,11). Depuis ce degré suit le neuvième, qui est
déjà celui des parfaits, comme nous dirons après, qui est le suivant.
4. Le
neuvième degré d'amour fait que l'âme brûle avec suavité. Ce degré est celui
des parfaits, qui déjà ardent suavement en Dieu, parce que cette ardeur suave
et délectable leur est causée par l'Esprit Saint, en raison de l'union qu'ils
ont avec Dieu. Pour cela saint Grégoire dit que les apôtres, quand l'Esprit
Saint vint visiblement sur eux, brûlèrent suavement d'amour31. Des biens et
richesses de Dieu dont l'âme jouit en ce degré, on ne saurait parler, car si on
en écrivait maints livres, il resterait davantage à dire; c'est pourquoi, et
aussi parce que j'en dirai quelque chose après, je n'en dis pas plus, sinon que
de celui-ci suit le dixième et ultime degré de cette échelle d'amour, qui n'est
déjà plus de cette vie.
31 Homil. 30 in Evang.
5. Le
dixième et ultime degré de cette échelle secrète d'amour fait que l'âme
s'assimile totalement à Dieu, en raison de la claire vision de Dieu que l'âme
possède sans intermédiaire, aussitôt qu'après être montée en cette vie au
neuvième degré elle sort de la chair. Car ceux-ci (ils sont peu nombreux), vu
qu'ils sont déjà très purifiés par l'amour, n'entrent pas au purgatoire. D'où
saint Matthieu dit: Bienheureux ceux qui ont le coeur net, parce qu'ils verront
Dieu (5,8). Et comme nous avons dit, cette vision est la cause de l'entière
ressemblance de l'âme à Dieu, car ainsi le dit saint Jean, par ces paroles :
Nous savons que nous serons semblables à Lui (1, 3,2) ; non que l'âme deviendra
d'une capacité égale à celle de Dieu, car cela est impossible, mais parce que
tout ce qu'elle est deviendra semblable à Dieu; c'est pourquoi elle s'appellera
et le sera Dieu par participation.
6. C'est
là l'échelle secrète dont l'âme parle ici ; encore qu'en ces derniers degrés
rapportés elle n'est pas trop secrète pour l'âme, parce que l'amour se découvre
beaucoup à elle par les grands effets qu'il opère en elle. Mais en cet ultime
degré de claire vision, qui est le dernier de l'échelle où Dieu s'appuie, comme
nous avons déjà dit, il n'y a plus rien de caché pour l'âme, en raison de la
totale assimilation. D'où vient que notre Seigneur dit : En ce jour, vous ne me
demanderez aucune chose, etc. (JN 16,23); mais jusqu'à ce jour, si haut
que monte l'âme, quelque chose lui sera caché, et ce, à proportion de ce qui
lui manquera pour la ressemblance totale à la divine Sagesse. De cette manière,
par cette théologie mystique et cet amour secret, l'âme sort de toutes les
choses et de soi-même, et monte vers Dieu ; parce que l'amour est semblable au
feu, qui toujours monte vers le haut, avec une tendance à gagner le centre de
sa sphère.
Chapitre 21
ON EXPLIQUE CETTE PAROLE « DÉGUISÉE » ET ON DIT LES COULEURS DU DÉGUISEMENT
DE L'ÂME EN CETTE NUIT
1. Il
reste, donc, maintenant à savoir, après avoir expliqué les causes pour
lesquelles l'âme appelait cette contemplation secrète échelle, à propos du
troisième mot du vers, c'est-à-dire déguisée, pour quelle raison l'âme dit
aussi qu'elle sortit par cette échelle secrète déguisée.
2. Pour
l'intelligence de cela il convient de savoir que se déguiser n'est autre chose
que se dissimuler et se couvrir d'un autre habit et aspect que celui qu'on
porte d'ordinaire ; ou pour montrer extérieurement, sous cette forme ou habit
la volonté et l'intention qu'on a dans le coeur afin de gagner les bonnes
grâces et l'affection de celui qu'on aime bien ; ou encore pour se cacher de
ses ennemis et pouvoir ainsi mieux faire son affaire, et alors, on prend les
vêtements et la tenue qui représentent et signifient davantage l'affection de
son coeur et avec lesquels on peut mieux se dissimuler à ses adversaires.
3. L'âme
donc, touchée alors de l'amour de l'Époux Christ, prétendant acquérir sa grâce
et lui gagner la volonté, sort ici déguisée avec le déguisement qui représente
plus au vif les affections de son esprit et avec lequel elle soit plus en
sécurité de ses adversaires et ennemis qui sont le démon, le monde et la chair.
Ainsi la tenue qu'elle porte est de trois couleurs principales, blanc, vert et
rouge, qui signifient les trois vertus théologales, qui sont la foi,
l'espérance et la charité ; avec lesquelles non seulement elle gagnera la grâce
et la volonté de son Aimé, mais aussi elle sera très à couvert et très assurée
de ses trois ennemis ; car la foi est une tunique intérieure d'une blancheur si
relevée qu'elle éblouit la vue de tout entendement; et ainsi, l'âme revêtue de
foi, le démon ne voit et ne trouve point à lui nuire, parce qu'en la foi elle
va bien protégée - plus qu'avec toutes les autres vertus - contre le démon qui
est l'ennemi le plus fort et le plus rusé.
4. Pour
cela, saint Pierre n'a pas trouvé d'autre meilleure protection pour s'en
délivrer, quand il dit: Résistez-lui, forts en foi (1, 5,9). Et pour acquérir
la grâce et l'union de l'Aimé, l'âme ne peut prendre de meilleure tunique et
chemise intérieure, pour base et principe des autres vêtements de vertus, que
cette blancheur de foi, parce que sans elle, comme dit l'Apôtre, il est
impossible de plaire à Dieu (HE 11,6); et avec elle, il est impossible
de ne pas lui plaire, puisque Lui-même dit par le prophète Osée : Je
t'épouserai dans ta foi en moi (2,20), comme qui dirait: Si tu veux, âme,
t'unir avec moi et m'épouser, tu dois venir intérieurement vêtue de foi.
5. Cette
blancheur de foi, l'âme la porte à la sortie de cette nuit obscure lorsque
cheminant (comme nous avons dit plus haut) en ténèbres et en angoisses
intérieures, son entendement ne lui donnant aucun soulagement de lumière, ni
d'en haut, puisque le ciel lui paraissait fermé et que Dieu lui semblait caché,
ni d'en bas, puisque ceux qui l'enseignaient ne le satisfaisaient point, elle a
souffert avec constance et a persévéré, passant par ces travaux sans perdre
courage ni manquer à l'Aimé ; Il éprouve la foi de son Épouse dans les travaux
et les tribulations, de manière qu'elle peut après dire avec vérité cette
parole de David, à savoir : Pour les paroles de tes lèvres, j'ai gardé de rudes
chemins (PS 16,4).
6.
Aussitôt, sur cette blanche tunique de foi, l'âme ajoute ici la seconde couleur
qui est un gilet vert, par lequel est signifié, comme nous avons dit, la vertu
d'espérance; avec laquelle l'âme d'abord se délivre et se protège du second
ennemi, qui est le monde, parce que ce vert de vive espérance en Dieu donne à
l'âme une telle vigueur, courage et élévation aux choses de la vie éternelle,
qu'en comparaison de ce qu'elle espère là, tout ce qui est du monde lui paraît
- comme il est vraiment - sec et flétri et mort et de nulle valeur. Et ici elle
se dépouille et se dénue de tous ces habits et vêtements du monde, ne mettant
son coeur en rien et n'espérant rien de ce qui est ou doit être en lui, vivant
vêtue seulement de l'espérance de la vie éternelle. Pour cela, tenant le coeur
si élevé du monde, non seulement il ne peut toucher ni prendre le coeur, mais
sa vue même ne l'atteint pas.
7. Et
ainsi, avec cette verte tenue et ce déguisement, l'âme est très en sûreté du
deuxième ennemi, le monde, car saint Paul appelle l'espérance le casque du
salut (1TH 5,8), qui est une armure qui protège toute la tête et la
couvre tellement qu'il n'y a rien de découvert qu'une visière pour y voir; et
l'espérance a cela qu'elle couvre tous les sens de la tête de l'âme, en sorte
qu'ils ne s'absorbent en aucune chose du monde et qu'il ne lui reste où quelque
flèche du monde puisse les blesser ; il ne lui reste qu'une visière afin que
les yeux puissent regarder en haut et non ailleurs, qui est l'office ordinaire
que fait l'espérance en l'âme, de ne hausser les yeux que pour voir Dieu, comme
David affirme qu'il faisait vers lui, quand il dit : Oculi mei semper ad
Dominum32 (PS 24,15), n'espérant point de bien d'aucune autre part, mais
comme il dit en un autre psaume : Comme les yeux de la servante sont fixés sur
les mains de sa maîtresse, de même les nôtres à notre Seigneur Dieu, jusqu'à ce
qu'il ait pitié de nous, espérant en Lui (PS 122,2).
32 Mes yeux se tournent toujours vers le Seigneur.
8. Pour
cette raison (cette tenue verte) - parce qu'elle regarde toujours Dieu et ne
met les yeux en autre chose et ne se contente que seulement de Lui -est si
agréable à l'Aimé, qu'il est vrai de dire que l'âme obtient autant de Lui
qu'autant elle espère. Pour cela l'Époux dans les Cantiques lui dit que
seulement en un regard de l'un de ses yeux elle lui a blessé le coeur (4,9).
Sans cette tenue verte d'espérance de Dieu seul, il ne convenait pas à l'âme de
sortir à cette prétention d'amour, parce qu'elle n'eût rien obtenu, attendu que
celle qui meut et l'emporte, c'est l'espérance opiniâtre.
9. L'âme
va déguisée de cette tenue d'espérance par cette secrète et obscure nuit que
nous avons dite, puisqu'elle va si vide de toute possession et appui qu'elle ne
porte les yeux en autre chose, ni le soin, si ce n'est en Dieu, mettant la
bouche en la poussière, si par aventure il y avait espérance (LM 3,29),
comme nous avons rapporté de Jérémie.
10. Sur le
blanc et le vert, pour achèvement et perfection de ce déguisement et de cette
tenue, l'âme met ici la troisième couleur, qui est une excellente robe rouge,
par laquelle est signifiée la troisième vertu, qui est la charité. Avec
laquelle elle ne donne pas seulement la grâce aux deux autres couleurs, mais
aussi elle élève tellement l'âme qu'elle la met auprès de Dieu, si belle et si
agréable qu'elle ose dire: Quoique je sois noire, ô filles de Jérusalem, je
suis belle ; et pour cela le Roi m'a aimée et m'a mise en son lit (CT 1,4).
Avec cette tenue de charité, qui est celle de l'amour, et qui dans l'Aimé
accroît encore l'amour, non seulement l'âme se défend et se cache du troisième
ennemi qui est la chair (parce que, où il y a un véritable amour de Dieu,
l'amour de soi ni de ses biens n'entreront pas), mais encore elle valide les
autres vertus, leur donnant vigueur et force pour protéger l'âme, et grâce33 et
beauté pour plaire à l'Aimé, parce qu'il n'y a pas de vertu qui soit agréable à
Dieu sans charité ; car c'est la pourpre, comme il est dit dans les Cantiques
(3,10) sur laquelle Dieu se repose, en venant dans l'âme.De cette tenue rouge,
l'âme est vêtue, quand (comme il a été déclaré plus haut dans le premier
couplet) en la nuit obscure elle sort de soi-même et de toutes les choses
créées, avec angoisses, en amours enflammée, par cette secrète échelle de
contemplation, à la parfaite union d'amour de Dieu, son bien-aimé salut.
33 Ici qualité esthétique qui séduit.
11. Voilà
donc le déguisement que l'âme dit porter en la nuit de foi par cette secrète
échelle, et c'est en ses trois couleurs ; elles sont une disposition très
adaptée pour unir l'âme avec Dieu selon ses trois puissances, qui sont
entendement, mémoire et volonté. Parce que la foi obscurcit et vide
l'entendement de toute son intelligence naturelle, et en cela le dispose pour
l'unir avec la Sagesse divine ; et l'espérance vide et écarte la mémoire de
toute possession de créature, parce que, comme dit saint Paul, l'espérance est
de ce qu'on ne possède pas (RM 8,24), et ainsi elle écarte la mémoire de
ce qui peut se posséder et la met en ce qu'elle espère, et pour cela seule
l'espérance de Dieu dispose purement la mémoire pour l'unir avec Dieu ; la
charité, ni plus ni moins, vide et annihile les affections et appétits de la
volonté de tout ce qui n'est point Dieu, et les met en Lui seul ; et ainsi
cette vertu dispose cette puissance et l'unit avec Dieu par amour. Et ainsi,
parce que ces vertus ont pour office de séparer l'âme de tout ce qui est moins
que Dieu, elles ont aussi par conséquent celui de l'unir avec Dieu34.
34 Voir l'architecture spirituelle dans notre
introduction générale, p. 32 ; et les Précautions, p. 183 sq.
12. Et
ainsi, sans cheminer vraiment avec l'habit de ces trois vertus, il est
impossible de parvenir à la perfection d'union de Dieu par amour. D'où vient
que l'âme ici pour obtenir ce qu'elle prétendait, qui était cette amoureuse et
délectable union avec son Aimé, a pris un vêtement et déguisement qui était
très nécessaire et très convenable; et aussi d'avoir réussi de la sorte à s'en
revêtir et à y persévérer jusqu'à obtenir son dessein et but tant désiré comme
était l'union d'amour, fut grande aventure ; et pour cela nous le dit ce vers :
Oh ! heureuse aventure !
Chapitre
22
ON EXPLIQUE LE TROISIÈME VERS DU DEUXIÈME COUPLET
1. Il est
bien clair que ce fut heureuse aventure pour l'âme de sortir d'une telle
entreprise comme fut cette sortie, en laquelle elle se délivra du démon, du
monde et de sa propre sensualité, comme nous avons dit, et parvenant à la
précieuse liberté de l'esprit qui est désirée de tous, elle sortit du bas vers
le haut, de terrestre elle se fit céleste, et d'humaine divine, venant à tenir
sa conversation dans les cieux (PH 3,20), comme il advient à l'âme en
cet état de perfection, comme on le dira après, bien qu'alors avec trop de
brièveté.
2. Car ce
qui était de plus d'importance et pour quoi je me suis principalement employé,
qui fut d'exposer cette nuit à maintes âmes qui y passaient en l'ignorant -
comme on l'a dit au prologue - est déjà un peu expliqué, et il a été aussi
donné à entendre (quoique beaucoup moins que ce qui en est) combien de
richesses en tire avec soi l'âme, et quelle heureuse aventure, c'est pour elle
d'y passer, afin que quand elles s'épouvanteront de l'horreur de tant
d'épreuves, elles s'encouragent avec l'espérance certaine de tant de biens de
Dieu, si avantageux, qu'on acquiert en elle. De plus, ce fut aussi heureuse
aventure pour l'âme en ce qu'elle dit aussitôt au vers suivant, à savoir :
À l'obscur et en cachette.
Chapitre 23
ON EXPLIQUE LE QUATRIÈME VERS. - ON DIT L'ADMIRABLE CACHETTE DANS LAQUELLE
EST MISE L'ÂME EN CETTE NUIT ET COMMENT LE DÉMON, BIEN QU'ENTRANT EN D'AUTRES
TRES ÉLEVÉES, NE PÉNÈTRE PAS EN CELLE-CI
1. En
cachette, c'est comme dire en secret ou à couvert ; et ainsi, quand l'âme dit
ici (il convient de savoir) qu'elle sortit à l'obscur et en cachette, c'est
pour donner une plus entière connaissance de la grande sécurité - qu'elle a
dite au premier vers de ce couplet - dont elle jouit par le moyen de cette obscure
contemplation au chemin de l'union d'amour de Dieu. Donc, quand l'âme dit à
l'obscur et en cachette, c'est dire que, pour autant qu'elle allait à l'obscur
de la manière que nous avons dite, elle allait protégée et cachée du démon et
de ses ruses et de ses embûches.
2. La
cause pour laquelle l'âme en l'obscurité de cette contemplation va libre et
cachée aux embûches du démon, c'est que la contemplation infuse qu'elle a ici
se verse passivement et secrètement dans l'âme, à l'insu des sens et puissances
intérieures et extérieures de la partie sensitive. Et de là vient que, non
seulement elle est cachée et libre de l'empêchement que ces puissances peuvent
lui apporter avec leur faiblesse naturelle, mais aussi du démon, qui, si ce
n'est par le moyen de ces puissances de la partie sensitive, ne peut connaître
ce qui est dans l'âme, ni ce qui s'y passe ; de telle sorte que plus la
communication est spirituelle, intérieure et éloignée des sens, moins le démon
parvient à l'entendre.
3. Et
ainsi il importe grandement pour la sécurité de l'âme que la communication
intérieure avec Dieu soit telle que ses mêmes sens de la partie inférieure
demeurent à l'obscur et à jeun de cela et n'y touchent pas ; d'une part afin
qu'il y ait lieu que la communication spirituelle soit plus abondante, la
faiblesse de la partie sensitive n'empêchant point la liberté de l'esprit; de
l'autre, parce que, comme nous l'avons dit, l'âme est plus en sécurité, le
démon ne pénétrant point si profond. D'où nous pouvons entendre à ce propos
cette autorité de notre Sauveur parlant spirituellement: Que ta gauche ne sache
pas ce que fait la droite (MT 6,3), qui est comme s'il disait: Ce qui se
passe en la partie droite, qui est la supérieure et spirituelle de l'âme, qu'elle
ne le sache pas, c'est-à-dire, qu'il soit en sorte que la portion inférieure de
ton âme, qui est la partie sensitive, n'y parvienne pas ; que ce soit seulement
un secret entre l'esprit et Dieu.
4. Il est
bien vrai que souvent, quand dans l'âme existent et se passent ces
communications spirituelles très intérieures et très secrètes, encore que le
démon ne puisse découvrir quelles et comment elles sont, en raison du grand
repos et silence que quelques-unes causent dans les sens et puissances de la partie
sensitive, par là, il parvient à déceler que l'âme les a et reçoit quelque bien
; et alors comme il voit qu'il ne peut arriver à les contrarier au fond de
l'âme, il fait tout ce qu'il peut pour soulever et troubler la partie
sensitive, qui est où il atteint, tantôt avec des douleurs, tantôt avec des
horreurs et craintes, avec l'intention d'inquiéter et de troubler par ce moyen
la partie supérieure et spirituelle de l'âme, touchant le bien qu'elle reçoit
et dont elle jouit alors. Toutefois, bien souvent, quand la communication d'une
telle contemplation saisit purement l'esprit et exerce sa force en lui, toute
la diligence dont se sert le démon pour l'empêcher ne lui profite de rien, au
contraire, l'âme reçoit alors un nouveau profit et plus grand et une paix plus
sûre ; car en sentant la séditieuse présence de l'ennemi, chose admirable !
sans savoir comment cela se fait et sans qu'elle y soit pour rien de son côté,
elle entre plus avant dans le fond intérieur, sentant fort bien qu'elle se met
en un certain refuge où elle se voit plus éloignée et plus cachée de l'ennemi,
et ainsi la paix et la jouissance que le démon prétendait lui ôter lui sont
augmentées ; et pour lors, toute cette crainte est rejetée, ce qu'elle sent
clairement, et elle se réjouit de posséder si sûrement cette tranquille paix et
saveur de l'Époux caché, que ni le monde ni le démon ne peuvent donner ni ôter;
l'âme sentant ici la vérité de ce que l'Épouse dit à ce propos dans les
Cantiques : Voyez que le lit de Salomon est environné de soixante forts, etc.,
à cause des frayeurs de la nuit (3,7-8). Et elle sent cette force et cette
paix, encore que souvent elle sente la chair et les os tourmentés au-dehors.
5.
D'autres fois, quand la communication spirituelle ne se fait pas tellement en
l'esprit, mais participe du sens, le démon arrive plus facilement à troubler
l'esprit et à l'exciter, par le moyen du sens avec ses horreurs. Et alors sont
grands le tourment et la peine qu'il cause dans l'esprit, et parfois plus qu'on
ne saurait l'exprimer, car comme c'est ouvertement un combat d'esprit à esprit,
l'horreur que le mauvais cause dans le bon est insupportable, je veux dire dans
celui de l'âme, quand le mauvais peut y mettre son trouble. Ce que donne à
entendre aussi l'Épouse dans les Cantiques quand elle dit que cela lui est
arrivé au temps où elle voulait descendre au recueillement intérieur pour jouir
de ces biens, en disant: Je suis descendue au jardin des noix, pour voir les
pommes des vallées et si la vigne était fleurie; je ne sus; mon âme me troubla
à cause des quadriges - c'est-à-dire des chariots et des fracas -d'Aminadab
(6,10), qui est le démon.
6.
D'autres fois il arrive - et cela quand c'est par le moyen du bon ange - que
parfois le démon aperçoit certaines faveurs que Dieu veut faire à l'âme, parce
que celles qui sont par cet intermédiaire du bon ange, Dieu permet
ordinairement que l'adversaire les connaisse; afin qu'il fasse ce qu'il pourra
contre elles, selon la proportion de la justice, et qu'ainsi le démon ne puisse
alléguer son droit, disant qu'on ne lui donne point lieu de terrasser l'âme,
comme il dit de Job (1,1-9); ce qui serait si Dieu ne lui donnait l'occasion
qu'il y ait une certaine égalité entre les deux guerriers, à savoir le bon ange
et le mauvais, concernant l'âme, et qu'ainsi la victoire de l'un ou de l'autre
soit plus estimée et l'âme, victorieuse et fidèle en la tentation, soit mieux
récompensée.
7. Où il
convient de noter que c'est la cause pour laquelle, avec la même mesure et le
même moyen avec lesquels Dieu conduit l'âme et se comporte avec elle, Il permet
au démon de se comporter avec elle de cette même manière : si elle a de
véritables visions par l'intermédiaire du bon ange - et ordinairement, c'est
par cet intermédiaire qu'elles se produisent (même quand Christ se manifeste,
car il n'apparaît presque jamais en sa propre personne) -, Dieu donne aussi
licence au mauvais ange de pouvoir lui en représenter de fausses du même genre,
de manière que, selon leur apparence, l'âme qui n'est pas assez avertie peut
aisément être trompée, comme beaucoup l'ont été de cette manière. De cela il y
a une figure dans l'Exode, où il est dit que tous les signes véritables que
Moïse faisait, étaient aussi contrefaits par les magiciens de Pharaon; s'il
faisait venir des grenouilles, ils en faisaient autant; s'il convertissait
l'eau en sang, ils la changeaient aussi (7,11-12 et 8,7).
8. Et non
seulement il imite en ce genre de visions corporelles, mais aussi dans les
communications spirituelles quand elles arrivent par l'intermédiaire de l'ange,
quand il vient à les voir, comme nous disons, parce que selon Job (41,25), il
voit tout ce qui est haut, il imite et s'entremet. Bien qu'en celles-ci, comme
elles sont sans forme et sans figure (car c'est la nature de l'esprit de n'en
avoir pas), il ne saurait les imiter ni former comme les autres qui se
présentent sous quelque espèce ou figure ; et ainsi pour combattre l'âme en la
façon qu'elle est visitée, il lui représente son esprit terrifiant, afin de
combattre et de détruire le spirituel par le spirituel. Quand il en arrive
ainsi, au temps que le bon ange va communiquer à l'âme la contemplation
spirituelle, l'âme ne peut se réfugier si vite dans la cachette et le secret de
la contemplation qu'elle ne soit vue du démon, et il l'atteint du regard avec
quelque horreur et trouble spirituel, parfois fort pénible à l'âme. Et alors
quelquefois l'âme peut s'en dépêtrer rapidement, sans qu'il y ait lieu que
ladite horreur de l'esprit mauvais lui fasse impression, et elle rentre
au-dedans de soi, étant pour cela favorisée de l'aide spirituelle qu'elle
reçoit alors du bon ange.
9.
D'autres fois prévaut le démon et le trouble et l'horreur saisissent l'âme, ce
qui lui est plus pénible qu'aucun tourment de cette vie puisse l'être, car,
comme cette horrible communication va d'esprit à esprit, assez nette et dénuée
de tout ce qui est corporel, elle est pénible au-dessus de tout sens. Et cela
dure quelque peu dans l'esprit; mais pas beaucoup, car l'esprit sortirait de la
chair sous l'effet de la véhémente communication de l'autre esprit. Ensuite, le
souvenir en demeure qui suffit pour causer un grand tourment.
10. Tout
ce que nous avons dit se passe dans l'âme passivement, sans que de sa part elle
y fasse ou défasse quelque chose. Mais il faut savoir ici que quand le bon ange
permet au démon cet avantage d'atteindre l'âme avec cette horreur spirituelle,
il le fait pour la purifier et disposer avec cette diète spirituelle à quelque
grande fête et récompense spirituelle que veut lui accorder Celui qui jamais ne
mortifie que pour vivifier et n'humilie que pour exalter (1R 2,6-7) ; ce
qui arrive un peu après, car l'âme, conformément à la purification ténébreuse
et horrible qu'elle a subie, jouit d'une admirable et savoureuse contemplation
spirituelle; parfois si relevée qu'il n'y a pas de mots pour l'exprimer. Mais
la précédente horreur de l'esprit mauvais affine beaucoup l'esprit pour qu'il
puisse recevoir ce bien; car ces visions spirituelles sont plus de l'autre vie
que de celle-ci, et quand l'une est donnée elle dispose pour l'autre.
11. Ce qui
a été dit s'entend lorsque Dieu visite l'âme par le moyen du bon ange, en quoi
elle ne va pas, selon ce qui a été dit, tout à fait si à l'obscur et en
cachette, que l'ennemi n'en découvre quelque chose; mais quand Dieu lui-même la
visite, alors se vérifie bien le vers susdit, car tout à fait à l'obscur et en
cachette de l'ennemi elle reçoit les faveurs spirituelles de Dieu. La cause en
est que, comme Sa Majesté demeure substantiellement en l'âme, où ni l'ange ni
le démon ne sauraient aborder pour entendre ce qui se passe, ils ne peuvent
connaître les intimes et secrètes communications qui se passent là entre Dieu
et elle. Celles-ci, comme le Seigneur les fait par lui-même, sont totalement
divines et souveraines, car elles sont toutes des touches substantielles
d'union divine entre l'âme et Dieu ; en l'un d'eux, vu que c'est le plus haut
degré d'oraison, l'âme reçoit un plus grand bien qu'en tout le reste.
12. Car ce
sont les touches qu'elle lui demanda dans les Cantiques en disant: Qu'il me
donne un baiser de sa bouche, etc. (1,1) : car, pour être chose qui se passe en
une telle union avec Dieu, où l'âme avec tant d'angoisses désire parvenir, elle
estime et souhaite davantage une touche de cette Divinité que toutes les autres
faveurs que Dieu lui fait. C'est pourquoi après en avoir dans les Cantiques
reçu beaucoup (qu'elle lui avait chantées), ne se trouvant pas satisfaite et
lui demandant ces touches divines, elle dit: Qui me donnera, mon frère, que je
te trouve seul dehors, tétant les seins de ma mère, afin qu'avec la bouche de
mon âme je te baise, et qu'ainsi personne ne me méprise et n'ait la hardiesse
de m'offenser! (8,1); donnant à entendre par cela que la communication que Dieu
lui ferait serait par lui seul (comme nous disons) au-dehors et à l'exclusion
de toutes les créatures - car veulent dire cela seul et dehors tétant,
c'est-à-dire, desséchant et apaisant les mamelles des appétits et des
affections de la partie sensitive; ce qui est quand, désormais, avec liberté d'esprit,
sans que la partie sensitive parvienne à l'empêcher ni le démon au moyen de
cette partie à le contrarier, l'âme jouit, en saveur et dans une paix intime,
de ces biens - car dès lors, le démon n'oserait l'attaquer, car il n'y pourrait
atteindre, ni entendre ces divines touches en la substance de l'âme en
l'amoureuse substance de Dieu.
13. À ce
bien, personne n'arrive si ce n'est par intime nudité et purification et
cachette spirituelle de tout ce qui est créature; et c'est là être à l'obscur,
comme nous l'avons dit longuement plus haut et le disons au sujet de ce vers :
en cachette et en secret. En ce secret, comme nous venons de le dire, l'âme se
confirme en l'union avec Dieu par amour, c'est pourquoi elle le chante dans
ledit vers en disant: à l'obscur et en cachette.
14. Quand
il arrive que ces faveurs se font à l'âme en cachette, ce qui est seulement
(comme nous l'avons dit) en l'esprit, l'âme a coutume de se voir en
quelques-unes d'elles (sans savoir comment cela est) si séparée et si éloignée,
selon la partie spirituelle et supérieure de la portion inférieure et
sensitive, qu'elle connaît en soi deux parties si distinctes entre elles, qu'il
lui semble que l'une n'a rien à voir avec l'autre, lui paraissant que l'une est
très éloignée et très séparée de l'autre. Et à la vérité, d'une certaine
manière il en est ainsi, car selon l'opération, qui alors est toute
spirituelle, elle ne communique point avec la partie sensitive. En sorte que
l'âme devient toute spirituelle. En cette cachette de contemplation unitive,
les passions et appétits spirituels sont enfin éteints en haut degré ; et
ainsi, parlant de la portion supérieure de l'âme, elle dit aussitôt ce dernier
vers :
ma maison étant désormais apaisée.
Chapitre 24
ON ACHÈVE D'EXPLIQUER LE DEUXIÈME COUPLET
1. C'est
comme qui dirait : la portion supérieure de mon âme aussi bien que l'inférieure
étant désormais apaisée selon ses appétits et puissances, je sortis à la divine
union d'amour de Dieu.
2. Car,
comme l'âme est combattue et purifiée de deux manières par le moyen de cette
guerre de la nuit obscure (comme il a été dit), à savoir, selon la partie
sensitive et la spirituelle, avec leurs sens, puissances et passions35, aussi
de deux manières, à savoir, selon ces deux parties, sensitive et spirituelle,
avec toutes leurs puissances et tous leurs appétits, l'âme vient à acquérir la
paix et le repos. C'est pourquoi, comme il a été dit, elle répète deux fois ce
vers, à savoir en ce couplet et au précédent, en raison de ces deux parties de
l'âme, spirituelle et sensitive; pour parvenir à la divine union d'amour, elles
doivent être premièrement réformées, ordonnées et apaisées touchant le sensible
et le spirituel, à la façon de l'état d'innocence qui était en Adam. Et ainsi ce
vers, qui au premier couplet s'entendait du repos de la portion inférieure et
sensitive, en ce deuxième s'entend particulièrement de la supérieure et
spirituelle ; et pour cela elle le répète deux fois.
35 En principe les sens perçoivent, les puissances
agissent, les passions subissent.
3. Ce
repos et quiétude de cette maison spirituelle vient à être gagné par l'âme,
habituellement et parfaitement (selon que cette condition de vie le permet) par
le moyen des actes de touches substantielles d'union que nous venons de dire,
qu'elle a reçues de la Divinité secrètement et en cachette du trouble du démon
et des sens et des passions, où l'âme a été purifiée, comme je dis, apaisée et
fortifiée et rendue stable pour pouvoir recevoir durablement ladite union, qui
est le mariage divin entre l'âme et le Fils de Dieu. Lequel, aussitôt que ces
deux maisons de l'âme sont apaisées et fortifiées, à l'unisson, avec tous leurs
domestiques de puissances et appétits, les mettant en sommeil et silence à
l'égard de toutes les choses d'en haut et d'en bas, immédiatement cette Sagesse
divine s'unit en l'âme avec un nouveau noeud de possession d'amour, et
s'accomplit ce qu'elle dit au livre de la Sagesse en ces paroles : Quand toutes
choses étaient en un tranquille silence et que la nuit était au milieu de sa
course, ta toute-puissante parole, Seigneur, est venue des sièges royaux du
ciel (18,14). La même chose, l'Épouse dans les Cantiques le donne à entendre,
en disant qu'après qu'elle eut dépassé ceux qui lui ôtèrent son manteau dans la
nuit et la blessèrent, elle trouva celui que désirait son âme (3,4).
4. On ne
peut parvenir à cette union sans une grande pureté, et cette pureté ne
s'acquiert pas sans une grande nudité de toute chose créée et une vive
mortification ; ce qui est signifié par le dépouillement du manteau de l'épouse
et par ses blessures de nuit en la quête et visée de l'Époux; car elle ne
pouvait se vêtir du nouveau manteau des noces, comme elle prétendait, sans se
dépouiller du vieux. Ainsi, celui qui refusera de sortir en la nuit susdite
pour chercher son Aimé et d'être dénudé de sa volonté et mortifié, mais qui le
cherche seulement dans son lit et dans ses commodités, comme faisait l'Épouse,
il n'arrivera pas à le trouver, comme cette âme dit de soi qu'elle le trouva,
en sortant à l'obscur et avec angoisses d'amour.
Chapitre 25
DANS LEQUEL ON EXPLIQUE BRIÈVEMENT LE
TROISIÈME COUPLET
Couplet troisième
En la nuit heureuse,
en secret,
car personne ne me voyait
et moi je
ne voyais rien,
sans autre
lumière ni guide
sinon
celle qui brûlait dans le coeur.
EXPLICATION
1.
Continuant encore la métaphore et la similitude de la nuit temporelle en la
sienne, spirituelle, l'âme chante encore et exalte les excellentes propriétés
qu'il y a en elle et que par son moyen elle a trouvées et obtenues, au point de
parvenir promptement et sûrement à sa fin désirée ; elle en note ici trois.
2. Pour la
première, elle dit qu'en cette heureuse nuit de contemplation, Dieu conduit
l'âme par un moyen de contemplation si solitaire et si secret, et si distant et
si éloigné du sens, qu'aucune chose qui lui appartienne, ni aucune touche de
créature n'arrive à atteindre l'âme, en sorte qu'il la détourne et arrête au
chemin de l'union d'amour.
3. La
deuxième propriété qu'elle dit a pour cause les ténèbres spirituelles de cette
nuit, où toutes les puissances de la partie supérieure de l'âme sont à
l'obscur. Ne regardant ni ne pouvant rien regarder, elle ne s'arrête à rien en
dehors de Dieu pour aller à Lui, pour autant qu'elle est libre des obstacles
des formes et figures et des préhensions naturelles qui sont celles qui ont
coutume d'empêcher l'âme de s'unir toujours avec Dieu.
4. La
troisième est qu'encore qu'elle ne soit appuyée sur aucune lumière particulière
intérieure de l'entendement ni sur aucun guide extérieur pour en recevoir
satisfaction en ce haut chemin, ces obscurités ténébreuses l'ayant privée de
tout cela, néanmoins l'amour seul qui en ce moment brûle, sollicitant le coeur
pour l'Aimé, est celui qui meut et guide alors l'âme, et qui la fait voler à
son Dieu par le chemin de la solitude, sans qu'elle sache comment ni en quelle
manière.
Suit le vers
En la nuit
heureuse36.
36 Ainsi s'interrompt la Nuit obscure comme
la Montée inachevée.