PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE

SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

Sommaire

ARTICLES POUR LA CAUSE DE BEATIFICATION ET CANONISATION DU SERVITEUR DE DIEU JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY, CURE D'ARS. 2

1. Sur sa vie. 4

II. Sur la Foi de Mr Vianney. 7

III. Sur l'Espérance de Mr Vianney. 14

IV. Sur la charité de Mr Vianney. 18

V. Sur la Prudence de Mr Vianney. 30

VI. Sur la vertu de Justice de Mr Vianney. 35

VII. Sur la force de Mr Vianney. 41

VIII. Sur la Tempérance de Mr Vianney. 43

IX. Dons extraordinaires accordés à Mr Vianney. - Réputation de sainteté pendant sa vie. 51

X. De la précieuse mort de Mr Vianney. 52

TÉMOIN I – ABBÉ JOSEPH TOCCANIER.. 62

TEMOIN II - ALIX HENRIETTE DE BELVEY.. 86

TEMOIN IV - JEAN PERTINAND.. 111

TEMOIN VI - CATHERINE LASSAGNE. 125

TEMOIN VII - FRANCOIS DUNOYER - (FRERE JEROME) 151

TEMOIN VIII - JEAN BAPTISTE MANDY.. 168

TEMOIN IX  - GUILLAUME VILLIER. 182

TEMOIN X - FRERE ATHANASE. 198

TEMOIN XI - JEANNE MARIE CHANAY.. 233

TEMOIN XIII - LAURE JUSTICE FRANÇOISE - COMTESSE DES GARETS D'AR253

TEMOIN XIV - CLAUDE PROSPER COMTE DES GARETS. 290

TEMOIN XVI - MARGUERITE VIANNEY.. 312

TEMOIN XVII - ABBE LOUIS MERMOD.. 321

TEMOIN XVIII - ABBE ALFRED MONNIN.. 327

TEMOIN XIX - ABBE LOUIS BEAU.. 364

TEMOIN XXX  - ANDRE VERCHERE. 379

TEMOIN XXXI - MARIE RICOTIER. 384

 


 

 

ARTICLES POUR LA CAUSE DE BEATIFICATION ET CANONISATION DU SERVITEUR DE DIEU JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY, CURE D'ARS

 


Tenor articulorum a Postulatore exhibitorum sequens est, nimirum:

 

Bellicen.

 

Beatificationis et Canonizationis Servi Dei Ioannis Mariae Baptistae Vianney parochi vici Ars.

Positiones et articulos infrascriptos dat, facit, exhibet atque producit Rmus. Dnus. Jacobus Estrade causae postulatur constitutus prout in Actis ad docendum de fama sanctitatis, virtutum et miraculorum Servi Dei Ioannis Mariae Baptistae Vianney parochi vici Ars, ac ad omnem alium bonum finem et effectum, petens et instans illas et illos ad probandum admitti, et super his testes servatis servandis examinari, et quatenus opus fuerit, jura ad causam facientia exhibenda extrahi, produci et compulsari, deducens etc. Non se tamen astringens ad onus superfluae probationis, de quo solemniter protestatus fuit et protestatur non solum isto sed et omni meliori modo.

Ponit itaque gallico idiomate ad faciliorem testium intelligentiam, et probare vult atque intendit

 

 

1. Sur sa vie.

 

1. La vérité est que Jean Marie Baptiste Vianney, fils de Matthieu Vianney et de Marie Beluse naquit à Dardilly Diocèse de Lyon le huit Mai dix sept cent quatre vingt-six et qu'il fut baptisé le jour même de sa naissance, ainsi qu'il sera déposé dans le cours du procès par des témoins bien informés et capables de répondre sûrement sur chaque circonstance dont ils seront requis dans l'Interrogatoire.

2. La vérité est qu'il fut élevé chrétiennement par sa pieuse mère, qu'il répondit admirablement à toutes les leçons qu'il recevait, et aux bons exemples qu'il avait sous les yeux. Il aimait dès son bas âge à se dérober aux regards des hommes pour s'entretenir seul avec son Dieu et prier devant une petite statue de la sainte Vierge que sa vertueuse mère lui avait donnée et qu'il portait toujours avec lui. Sa piété déjà si tendre s'accrut encore lorsqu'il eut le bonheur d'être admis à la sainte Table. Le jeune Vianney en allant travailler, pendant le travail, en revenant à la maison paternelle, adressait à Dieu de ferventes prières, ainsi qu'il sera déposé &.

3. La vérité est qu'à l'âge de 18 ans, se sentant appelé au sacerdoce, il commença auprès d'un saint prêtre, Mr Balley, Curé d'Ecully, les études nécessaires pour la carrière ecclésiastique; mais il se vit forcé de les interrompre pour obéir à la loi qui l'appelait sous les drapeaux parce qu'on avait omis de le porter comme élève ecclésiastique. Lorsqu'il put les reprendre, il continua comme auparavant à édifier la paroisse d'Ecully. Pendant son séjour à Verrières et au Grand Séminaire, il sut s'attirer l'estime et l'affection de ses condisciples par ses grandes vertus. Grâce à des efforts constants et généreux, il parvint à acquérir la science nécessaire au ministre des autels, et après avoir reçu successivement la Tonsure, les ordres moindres, le sous-Diaconat et le Diaconat, il fut promu au sacerdoce le neuf Août mil huit cent quinze, ainsi qu'il sera déposé &.

4. La vérité est que Mr Vianney, aussitôt après l'ordination à la prêtrise, fut envoyé comme vicaire à Ecully auprès de son ancien maître, qui fut heureux de l'avoir auprès de lui. Sa vie simple et mortifiée lui gagna tous les coeurs: aussi de nombreux pénitents vinrent chercher auprès de lui le remède à leurs maux. Il se montra en tout un si bon prêtre que la paroisse toute entière le demanda pour Curé à la mort de Mr Balley; mais rien ne put vaincre son humble résistance, parce qu'il se croyait indigne de remplir un poste aussi important, ainsi qu'il sera déposé etc.

5. La vérité est que deux mois après la mort du Curé d'Ecully en mil huit cent dix-huit, Mr Vianney fut nommé Curé de la petite paroisse d'Ars, qui alors dépendait du diocèse de Lyon, et qui aujourd'hui se trouve dans le diocèse de Belley. Il en prit possession le neuf février mil huit cent dix-huit. En lui donnant ses pouvoirs, le-Vicaire Général lui avait dit: Allez, mon ami, il n'y a pas beaucoup d'amour de Dieu dans cette paroisse; vous y en mettrez. La paroisse d'Ars demandait en effet les efforts généreux d'un vertueux pasteur: les danses et les cabarets étaient la source de beaucoup d'abus; le travail du Dimanche et le peu d'empressement aux offices attristaient le coeur du zélé ministre des autels. La vérité est que Mr Vianney, avant d'entreprendre la réforme des abus, commença par supplier le Dieu de toutes miséricordes de toucher le coeur de ses nouveaux paroissiens. Il redoubla dans cette intention ses prières, ses jeûnes, ses mortifications et ses austérités; il portait le cilice, se donnait la discipline, ne prenait presque point de nourriture, n'accordait à son corps que trois ou quatre heures de repos pendant la nuit, ainsi qu'il sera déposé, &.

6. La vérité est que le nouveau Curé d'Ars semblait avoir choisi l'église pour sa demeure; il y passait chaque jour plusieurs heures prosterne devant le Saint Sacrement. Ses paroissiens ne tardèrent pas à être frappés de ses longues oraisons et surtout de la piété qu'il montrait au saint autel. "Avez-vous remarqué notre nouveau Curé, se disaient-ils entre eux? Comme il prie avec ferveur! Ce n'est pas un homme comme un autre; on nous a envoyé un saint." Ainsi qu'il sera déposé etc.

7. La vérité est que Mr Vianney savait d'ailleurs se concilier tous les coeurs, il visitait souvent ses paroissiens, et il le faisait avec une bonté, une affabilité qui gagnait tout le monde: aussi parvint-il à obtenir tout ce qu'il demandait: les offices furent fréquentés, les cabarets supprimés; le travail du dimanche ne vint plus attrister son coeur; après beaucoup d'efforts, les danses finirent par disparaître, ainsi qu'il sera déposé etc.

8. La vérité est que Mr Vianney portait ses paroissiens aux exercices de la piété chrétienne en même temps qu'il faisait disparaître les abus. Il institua les confréries du Saint Sacrement et du saint Rosaire, fit la prière du soir, exhorta à la fréquente communion et engagea plusieurs personnes à passer aux pieds des autels le plus de temps qu'elles pourraient; quelques unes même imitèrent si bien son exemple qu'elles ne sortaient presque plus de l'église, ainsi qu'il sera déposé, etc.

9. La vérité est que Mr Vianney, persuadé que l'instruction religieuse est la base d'une vie vraiment chrétienne, songea à doter sa paroisse d'une école gratuite de filles. C'est ce qu'il fit par l'érection de sa Providence, et Dieu daigna montrer plus d'une fois, en multipliant le blé et la farine, que ce n'est pas en vain qu'on place en lui toute sa confiance. Les secours arrivaient comme à point nommé et d'une manière merveilleuse, ainsi qu'il sera déposé, etc.

10. La vérité est que Mr Vianney put aussi plus tard établir une école gratuite pour les garçons, en confier la direction à une congrégation religieuse, comme il l'avait déjà fait pour sa providence, et assurer ainsi pour l'avenir les bienfaits que ces deux établissements sont appelés à rendre à la paroisse d'Ars, ainsi qu'il sera déposé.

11. La vérité est que Mr Vianney, dévoré du zèle pour le salut des âmes, ne put renfermer son action dans les étroites limites de sa paroisse. Il visitait les malades des paroisses voisines, lorsque les curés étaient absents ou malades. Il fut successivement appelé à partager les travaux de la mission de Trévous, de Saint Bernard, de Saint Trivier, et à prêcher dans plusieurs paroisses à l'occasion du jubilé de mil huit cent vingt-six. Partout il le fit avec un succès vraiment extraordinaire, joignant à la prédication de la parole de Dieu l'exemple de toutes les vertus et d'une vie d'abnégation et de sacrifices, ainsi qu'il sera déposé, etc.

12. La vérité est que lorsque Mr Vianney eut été comme cloué au confessionnal où il passait presque toutes les heures de la journée pour entendre les nombreux pèlerins venus de toutes les parties du monde, il songea à fonder l'oeuvre admirable des missions diocésaines. Près de cent missions ont été établies par ses soins et se donneront de dix en dix ans dans les paroisses qu'il a désignées, sans que les fidèles aient à supporter aucune dépense. Une société de douze missionnaires est chargée du service de ces missions, de la paroisse d'Ars et du pèlerinage, et perpétue ainsi le bien que le bon curé avait eu en vue en faisant ses fondations, ainsi qu'il sera déposé, &.

13. La vérité est que les missions auxquelles Mr Vianney prit part et les prédications qu'il fit dans les paroisses voisines à l'occasion du jubilé de mil huit cent vingt-six firent naître le pèlerinage d'Ars. On apprit à connaître le bon Curé; beaucoup de personnes qui avaient r eu le bonheur de s'adresser à lui, voulurent recevoir encore ses sages avis ou lui confier la direction de leurs âmes. De là se forma peu à peu ce concours qui a donné naissance au pèlerinage d'Ars, ainsi qu'il sera déposé, etc.

14. La vérité est que le bruit des vertus, de la vie sainte et mortifiée de Mr Vianney se répandit de proche en proche et que bientôt le petit village d'Ars offrit un spectacle vraiment extraordinaire; des personnes de tous les pays, de tous les rangs, de toutes les conditions venaient à Ars voir le saint Curé, comme on le nommait, et lui demander, les uns la guérison de leur corps, les autres, celle de leur âme, d'autres différentes grâces temporelles ou spirituelles. Le nombre des pèlerins alla toujours en augmentant et atteignit dans les dernières années de la vie du curé d'Ars le chiffre de quatre vingt mille, ainsi qu'il sera déposé, etc.

15. La vérité est que Mr Vianney, au milieu du concours qu'attirait sa réputation, se faisait tout à tous, recevait et accueillait tout le monde sans jamais rebuter personne. Cependant que n'a-t-il pas dû souffrir de l'importunité d'un grand nombre de pèlerins, de la vue de toutes sortes d'infirmités, du rude ministère qu'il s'était imposé en faveur des pauvres pécheurs? Il passait en moyenne quinze heures au confessionnal chaque jour. Ce labeur quotidien commençait à une heure ou deux heures du matin, et ne finissait qu'à la nuit. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

16. La vérité est que Mr Vianney renvoyait à Ste Philomène ceux qui lui demandaient quelque grâce particulière et leur faisait faire une neuvaine en son honneur. Plus d'une personne a obtenu avant la fin de la neuvaine ou la guérison du corps ou toute autre grâce particulière, ainsi qu'il sera déposé, etc.

17. La vérité est que des conversions nombreuses et signalées se sont opérées à Ars par le ministère de Mr Vianney. Il priait et il faisait prier pour la conversion des pécheurs. La conversion des pécheurs était le but vers lequel convergeaient toutes les pensées du Curé d'Ars et l'oeuvre pour laquelle il dépensait tout son temps et toutes ses forces. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

18. La vérité est que tout le bien qui s'est opéré à Ars, ne s'est pas fait sans contradiction. L'épreuve semble être le cachet que Dieu imprime à ces oeuvres qui doivent durer longtemps et faire beaucoup de bien. Dans le commencement, plusieurs des confrères de Mr Vianney ne comprenant pas son genre de vie extraordinaire, ou trompés par de faux rapports, se montrèrent peu favorables à notre bon Curé et lui firent des reproches qui quelquefois affligèrent son tendre coeur sans jamais ralentir son zèle; mais lorsqu'ils eurent connu sa sainteté, ils n'eurent tous qu'une voix pour la publier partout. Ainsi qu'il sera déposé etc.

19. La vérité est que le démon, jaloux de tout le bien qui s'opérait à Ars, ne cessa de persécuter Mr Vianney; il cherchait à l'empêcher de prendre le repos dont il avait tant besoin après des journées si accablantes pour la nature; il le tourmentait encore davantage lorsque quelque grand pécheur était sur le point de déposer aux pieds du Curé d'Ars le fardeau de ses crimes. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

20. La vérité est que Mr Vianney, préoccupé bien souvent de la pensée des jugements de Dieu, ne soupirait qu'après le moment où, comme il le disait, il pourrait dans la solitude pleurer sa pauvre vie. Il sollicita plus d'une fois cette faveur auprès de l’autorité diocésaine; mais Dieu permit que malgré deux tentatives de fuite, le bon Curé ne put réaliser son dessein. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

21. La vérité est que Dieu, qui Se plaît à élever les humbles, accorda à son serviteur plusieurs grâces particulières. Plus d'une fois, il a été donné à Mr Vianney de lire au fond des coeurs, de prévoir l'avenir, d'opérer des guérisons miraculeuses dont son humilité attribuait l'honneur à Ste Philomène. Ainsi qu’il sera déposé, etc.

22. La vérité est que c'est au milieu de l'exercice du zèle et de la pratique de toutes les vertus que notre bon Curé vit arriver le terme de son long combat et de ses rudes travaux. Après une courte maladie, il s'endormit en paix dans le Seigneur le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

II. Sur la Foi de Mr Vianney.

 

23. La vérité est que dès sa plus tendre enfance Mr Vianney se montra disposé à recevoir toutes les leçons de sa vertueuse mère. Son bonheur était de pouvoir s'instruire des vérités de notre sainte religion. A trois ans il recherchait déjà la solitude par amour de la prière. Il savait à peine parler qu'il voulait se mêler à tous les exercices de piété qui avaient lieu en sa présence. Dès qu'il entendait sonner l'Angelus, il donnait l'exemple à toute la maison, et s'agenouillait le premier pour réciter l'Ave Maria. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

24. La vérité est que l'amour de la prière allait en se développant avec l'âge. Le premier cadeau qu'il reçut fut une image en bois de la très sainte Vierge, que sa mère lui avait donnée. "Oh! que j'aimais cette statue, disait-il, à plus de soixante ans de distance. Je ne pouvais m'en séparer ni le jour ni la nuit, et je n'aurais pas dormi tranquille si je ne l'avais eue à coté de moi, dans mon petit lit." Sa vue était la plus gracieuse de ses distractions et le plus sûr remède à ses larmes. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

25. La vérité est que Mr Vianney encore enfant ne quittait les genoux de sa mère que pour aller se prosterner devant sa chère image de Marie, dans un angle retiré du logis, et c'est alors que la prière jaillissait de son coeur, avec une abondance toute céleste, dont ses parents étaient parfois bienheureux de surprendre le secret. Un jour à l'âge de quatre ans, il disparut sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu. Sa mère craignant un malheur, le chercha longtemps avec une anxiété croissante. A la fin, elle l'aperçut immobile, à genoux dans un coin de l'étable, priant avec ferveur. Cette mère chrétienne, tout en lui témoignant la peine qu'elle avait ressentie de son absence, ne put s'empêcher d'admirer les heureuses dispositions que Dieu avait mises en son fils. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

26. La vérité est que le jeune Vianney ne semblait avoir aucun des goûts de son âge. Avec quelle angélique piété, avec quel recueillement au-dessus de son âge il assistait au saint sacrifice! Loin de se faire presser pour l'accomplissement de ce devoir comme il arrive à tant d'autres, il était le premier à solliciter cette faveur. Témoins de cet empressement et de sa piété, les voisins disaient aux parents de Mr Vianney: Il faut faire de votre fils un prêtre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

27. La vérité est que Mr Vianney appelé à son tour à garder le petit troupeau de son père, savait tout en veillant sur les animaux i confiés à ses soins, s'occuper de Dieu et des choses de Dieu. Après avoir déposé sa chère madone sur un autel de gazon et lui avoir offert le premier ses hommages, il invitait ses camarades à en faire autant. Il ne se sentait pas de joie quand il voyait ses compagnons à genoux autour de l'image vénérée. Après avoir, récité la salutation angélique avec une ferveur communicative, il se levait gravement et se mettait à prêcher à la troupe recueillie la dévotion à la très sainte Vierge. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

28. La vérité est que pour prier plus à son aise, il se retirait souvent à l'écart, et après avoir installé sa chère statue dans le creux d'un arbre, il se mettait à genoux et passait à ses pieds de longues heures en prières. Souvent pour le faire avec plus de recueillement et de liberté d'esprit, il confiait son troupeau à la garde du plus raisonnable de ses compagnons, à qui il promettait de rendre une autre fois le même service; puis il cherchait l'endroit le plus retiré du vallon, s'enfonçait dans les taillis et les hautes herbes afin d'être à l'abri de toutes les surprises et de satisfaire son amour de la prière et de la contemplation. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

29. La vérité est que Mr Vianney un peu plus âgé et occupé aux travaux de la campagne ne perdait pas de vue la présence de Dieu; il priait en allant au travail et en revenant à la maison paternelle; il priait encore pendant le travail. "Quand j'étais seul aux champs avec ma pelle, ou ma pioche à la main, a dit souvent le Curé d'Ars, je priais tout haut; mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse." Souvent il répétait combien il était heureux dans ce temps-là, parce qu'il pouvait tout à son aise prier Dieu. "Je n'avais pas la tête cassée comme à présent, ajoutait-il; c'était l'eau du ruisseau qui n'a qu'à suivre sa pente." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

30. La vérité est que quoiqu'il eût été pendant le jour occupé à des travaux très pénibles pour son âge, on le voyait, le soir, étudier au flambeau son catéchisme, ses évangiles des Dimanches et ses prières, et quand il les savait par coeur, les méditer gravement, et ne suspendre sa studieuse application que lorsque, vaincu par le sommeil, il était forcé d'accorder à la nature quelque soulagement. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

31. La vérité est que dans ce temps, Mr Vianney entendait la sainte Messe toutes les fois qu'il le pouvait. On le voyait à genoux dans un coin, les yeux baissés, le corps immobile, abîmé dans une profonde contemplation. Sa dévotion était si sensible, qu'il lui arrivait souvent de répandre d'abondantes larmes. Après la messe, il ne manquait jamais de faire une petite action de grâces, tourné vers l'autel où repose le Saint-Sacrement; puis il allait s'agenouiller devant l'image de la Sainte Vierge, et il revenait à son ouvrage le visage épanoui, le coeur content. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

32. La vérité est que Mr Vianney fit sa première communion avec de grands sentiments de foi et avec une tendre piété. On était alors à la fin de cette grande révolution qui avait proscrit le culte de Dieu. Il fallait encore prendre des précautions et célébrer en secret l'auguste sacrifice de nos autels. Mais ces précautions qu'il fallait prendre pour se dérober aux soupçons, en rappelant l'ère des persécutions, n'en impressionnait que plus fortement l'âme du jeune homme qui était admis pour la première fois à la participation du pain des forts. C'est ce qui arriva pour notre jeune Vianney, et après sa première communion on le vit plus fervent qu'auparavant. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

33. La vérité est que Mr Vianney, aussitôt après sa première communion, avait senti se raviver dans son coeur le désir de se consacrer à Dieu dans la carrière ecclésiastique. "Si j'étais prêtre un jour, disait-il, je voudrais gagner bien des âmes au bon Dieu." Il s'en ouvrit à ses parents, mais les temps paraissaient mal choisis pour réaliser ce projet. On lui dit d'attendre. Le jeune Vianney attendit, bien convaincu que ce que Dieu voulait, arriverait tôt ou tard. Il plaça donc sa vocation sous la garde de l'obéissance et de la prière. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

34. La vérité est que le jeune Vianney sentant se réveiller plus fortes que jamais ses aspirations à la carrière ecclésiastique, sollicita et obtint de ses parents la permission de commencer les études nécessaires auprès de Mr Balley, Curé d'Ecully. Le Concordat de mil huit cent un venait de rouvrir nos églises. Le jeune Vianney se mit à l'étude avec toute l'ardeur que la foi et le désir, de sauver les âmes peuvent inspirer. Mais comme si Dieu eut voulu rendre plus impossible à son serviteur toute tentation de vaine gloire, pour le détacher encore plus de lui-même, il permit qu'il rencontrât beaucoup de difficultés dans la carrière où sa voix l'appelait, et qu'il se heurta contre des obstacles presque insurmontables. Sa conception était lente, sa mémoire ingrate, ses progrès peu sensibles. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

35. La vérité est que le jeune Vianney se trouvant si dénué des facultés sans lesquelles il ne pouvait espérer de voir s'ouvrir pour lui la sainte carrière à laquelle il aspirait, songea à recourir à l'emploi direct des moyens surnaturels, pour triompher des obstacles qui entravaient la marche de ses études. Après avoir pris conseil de son directeur, il fit voeu d'aller à pied, en donnant l'aumône, au tombeau de St François-Régis, afin d'intéresser en sa faveur l'apôtre du Vivarais, et d'obtenir la grâce d'en savoir assez pour devenir lui aussi un bon et fidèle ouvrier du Seigneur. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

36. La vérité est que les prières du jeune Vianney furent exaucées. St Jean François Régis, auquel, par reconnaissance, il a depuis voué un culte spécial, lui obtint de Dieu la grâce qu'il demandait, au point d'étonner son maître et ceux qui avaient le plus désespéré du succès. A dater de ce jour, l'élève fit assez de progrès pour persuader son maître qu'il pourrait acquérir le suffisant. Le jeune Vianney se remit à l'étude avec toute l'ardeur dont il était capable. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

37. La vérité est que Dieu ménageait à son serviteur bien d'autres épreuves avant qu'il pût atteindre le but de ses études. Il se vit d'abord tout à coup obligé de les interrompre. On avait omis de porter son nom parmi les aspirants au sacerdoce... Il se vit forcé de partir pour rejoindre son régiment, et il l'aurait rejoint de fait, sans le concours de plusieurs circonstances, qu'il est inutile de mentionner. Dieu permit sans doute sa retraite aux Noës pour faire éclater la foi et les autres vertus de son serviteur. Tout le monde en effet dans cette paroisse n'eut qu'une voix pour proclamer les vertus du jeune Vianney. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

38. La vérité est que rentré dans sa famille après quatorze mois d'absence, Mr Vianney put reprendre ses études. Il sut édifier de nouveau la paroisse d'Ecully par sa grande foi et sa piété. Il sut pareillement édifier ses condisciples au petit et au grand séminaire par la pratique de toutes les vertus et surtout par sa grande foi. C'est à son grand esprit de foi, qui se montrait dans toute sa conduite, qu'il dut d'être admis aux ordres sacrés. Sa science acquise semblait ne pas être au niveau que les directeurs exigeaient: aussi hésitaient-ils sur son appel. Le Vicaire Général consulté là-dessus, demanda si le jeune Vianney était pieux. Quand il sut de la bouche, des directeurs qu'il était un modèle de piété; "Eh bien, je le reçois, reprit-il; la grâce divine fera le reste." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

39. La vérité est que Mr Vianney montra pendant les ordinations un si grand esprit de foi que ses condisciples en ont été singulièrement frappés. Mr Millon, Curé de Bény, eut le bonheur d'être à côté de lui pendant l'ordination du sous-diaconat. Tout le temps que dura la cérémonie, le spectacle de la piété de son condisciple agit puissamment sur son coeur; sa présence lui fut une exhortation vivante et sa physionomie un miroir où se réfléchissaient les joies du ciel. Quand les ordinands se relevèrent après la prostration, le visage de Mr Vianney lui parut resplendissant. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

40. La vérité est que Mr Vianney aussitôt après son ordination à la prêtrise fut nommé vicaire de la paroisse d'Ecully. Son arrivée fut un jour de fête pour la paroisse. Riches et pauvres s'estimaient heureux de retrouver dans le nouveau vicaire ce jeune, homme qu'ils avaient vu si modeste et si pieux quand il étudiait chez leur bon Curé. "Nous l'aimions bien alors, disaient-ils; il nous édifiait par toute sa conduite: que sera-ce maintenant qu'il est prêtre?" Ils ne se trompaient pas. La réception du sacerdoce avait produit dans Mr Vianney une augmentation de foi, de charité et des autres vertus, et il en donna bien des preuves pendant son séjour à Ecully. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

41. La vérité est que Mr Vianney nommé à la Cure d'Ars en prit possession le neuf février mil huit cent dix-huit. On assure qu'en apercevant les toits des maisons de sa paroisse, il se mit à genoux pour appeler sur elle les bénédictions du Ciel. Malgré le soin que le nouveau Curé prenait de se cacher, ses nouveaux paroissiens ne tardèrent pas à remarquer ce qu'il ne pouvait cacher, la vivacité de sa foi, sa piété au saint autel et son recueillement dans la prière. "Avez-vous remarqué notre nouveau Curé, se disaient-ils? Comme il prie avec ferveur! Comme il est pieux! Ce n'est pas un homme comme un autre; il y a quelque chose d'extraordinaire; on nous a envoyé un saint." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

42. La vérité est que Mr Vianney, pour renouveler sa paroisse, eut recours, dès son arrivée, aux moyens que nous fournit la foi. Il commença par la prière. Il sembla choisir l'église pour sa demeure. On le voyait passer de longues heures prosterné au milieu du sanctuaire dans l'immobilité la plus complète. Il se baignait, suivant son expression, dans les flammes de l'amour, devant Notre Seigneur présent au saint autel. Il entrait à l'église avant l'aurore et il n'en sortait qu'après l'angelus du soir. C'était là qu'il fallait aller le chercher; on était sûr de l'y trouver. Ses paroissiens remarquaient qu'avant de commencer son office, et de temps en temps pendant la récitation de son office, il fixait ses regards sur le tabernacle avec un sourire qui faisait plaisir. On aurait dit qu'il voyait Notre Seigneur. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

43. La vérité est que dans ses longues oraisons devant le St Sacrement, le Curé d'Ars ne cessait de prier pour la conversion des pécheurs et pour la persévérance des justes. Il conjurait sans cesse le Dieu de toutes miséricordes de répandre ses grâces sur ceux qui ont le malheur de ne pas le connaître, et il souffrait en esprit de sacrifice pour leur conversion. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

44. La vérité est que pour ramener ses paroissiens à la pratique des devoirs religieux, le Curé d'Ars joignit à la prière, la prédication de la parole de Dieu, qui est ce glaive à deux tranchants qui pénètre jusqu'au fond du coeur. Il attachait à cette fonction du saint ministère une très grande importance. Il s'y préparait par un travail opiniâtre. Rien ne lui coûtait pour se mettre en état de le faire avec la force et l'éloquence dont il était capable. Comme il prêchait aussi d'exemple, il impressionnait fortement ses auditeurs. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

45. La vérité est que le Curé d'Ars connaissant les richesses immenses que Notre Seigneur nous a préparées dans le très saint Sacrement, chercha dès le commencement à établir dans son église l'adoration perpétuelle. Grâce au concours que lui prêtèrent quelques personnes, il parvint à réussir dans une entreprise qui paraissait impossible dans une aussi petite paroisse. On vit donc bientôt dans la petite église d'Ars, naguère abandonnée comme le sont tant de pauvres églises de campagne, des personnes à toute heure du jour rendre à Notre Seigneur dans l'auguste sacrement de nos autels les hommages qui lui sont dus. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

46. La vérité est que le Curé d'Ars non content d'avoir amené ses paroissiens à fréquenter les offices du Dimanche, à assister à la prière du soir, qui dès lors devint un exercice, de tous les jours, voulut aussi les porter à s'approcher plus souvent du St Sacrement de l'autel. Il avait joui de ce triomphe à Ecully; mais à Ars la pratique de la fréquente communion n'était pas connue. Le zélé pasteur en gémissait: "Ah! disait-il, si je pouvais voir une fois notre divin Sauveur connu et aimé! Si je pouvais distribuer son très saint corps tous les jours à un grand nombre de fidèles, que je serais heureux!" Cette consolation, il l'eut bientôt, et ses voeux furent exaucés au-delà de ses espérances. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

47. La vérité est que pour assurer le bien commencé et le faire croître, le Curé d'Ars eut soin de faire ériger dans sa paroisse les deux confréries du Saint Sacrement et du St Rosaire. Il finit par enrôler dans ces confréries un très grand nombre de ses paroissiens, et c'est par ce moyen qu'il vint à bout de détruire plus promptement et plus efficacement les abus qui régnaient dans sa paroisse. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

48. La vérité est que Mr le Curé d'Ars put encore assez facilement faire supprimer les deux cabarets qui étaient dans sa paroisse. Il eut plus de peine à obtenir la cessation des oeuvres serviles le Dimanche. Il en vint cependant si bien à bout que personne ne travaillait à Ars le dimanche. On ne vendait pas et on n'achetait pas. Les voitures publiques elles-mêmes n'arrivaient pas et ne repartaient pas le Dimanche. Lorsque cependant la trop grande affluence des pèlerins eut rendu l'arrivée et le départ des voitures nécessaires, elles n'arrivaient qu'à l'entrée du village et c'est de là aussi qu'elles repartaient. Mr Vianney avait obtenu ce résultat par l'ascendant que sa sainteté lui donnait sur tout le monde. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

49. La vérité est que le bon Curé eut plus de peine à détruire l'usage de la danse. Connaissant combien l'entreprise était difficile, il eut recours à son grand moyen, quand il voulait obtenir de Dieu quelques grâces importantes de conversion et de salut. Il redoubla ses mortifications, passa les journées et les nuits en oraison, se prosterna avec une grande abondance de larmes aux pieds de Jésus crucifié, lui demandant par ses cinq plaies d'avoir pitié de son peuple, de faire mourir à l'amour du monde ceux pour l'amour de qui il a daigné mourir sur la croix. Puis il ne craignit pas de dire à son peuple tout ce que la foi et un zèle prudent peuvent dicter, et ses paroissiens finirent par se rendre à la voix de leur pasteur. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

50. La vérité est que Mr Vianney pour en venir là ne se contenta pas de prier et de parler. Un jour il apprend qu'un ménétrier est arrivé dans sa paroisse, et qu'il s'apprête à faire danser. "Mon ami, lui dit-il, vous faites là un vilain métier que le bon Dieu ne peut pas bénir. - Monsieur le Curé, il faut bien vivre. - Oui, mon ami, mais il faut mourir aussi et j'ai quelque crainte qu'à la mort vous ne vous trouviez pas bien d'avoir vécu de la sorte. Tenez, nous allons faire un marché nous deux. Combien vous donne-t-on par jour? - Vingt francs. - En voici quarante; et laissez-nous tranquilles." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

51. La vérité est que Mr Vianney après avoir comme renouvelé sa paroisse, ne pouvant plus pour ainsi dire contenir le feu de l'amour de Dieu qui le consumait et désirant le communiquer aux autres, se rendit très volontiers à l'invitation de ses confrères et assista à différentes missions qui se donnaient dans les environs, et prêcha lui-même dans plusieurs paroisses pour le jubilé de mil huit cent vingt-six. Partout il s'acquit la réputation d'un saint. Ce furent ses différents travaux évangéliques hors de sa paroisse, qui le firent connaître et lui amenèrent à Ars d'abord les personnes qui avaient eu le bonheur de s'adresser à lui pendant les missions et les jubilés, puis une multitude d'autres. Le pèlerinage d'Ars était fondé, et le nombre des pèlerins devait s'augmenter chaque année et atteindre les dernières années le chiffre de quatre vingt mille. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

52. La vérité est qu'en même temps que le pèlerinage se fondait, le Curé d'Ars travaillait à orner son église et lui donner un autel convenable. Il consentait bien pour sa part à n'avoir rien; il se complaisait dans la pauvreté; mais sa foi lui faisait désirer pour son divin Maître le luxe et l'éclat des ornements. Il avait la passion du beau dans les choses qui touchaient-au culte divin. Peu à peu il fit construire les différentes chapelles de son église et acheta différents ornements pour le Saint Sacrifice, les plus beaux qu'il pouvait trouver. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

53. La vérité est qu'en apprenant tout ce que son bon Curé avait fait en vue de relever l'honneur du culte dans sa petite église, Mr d'Ars ne voulut pas rester en arrière d'un si beau zèle. Il envoya de Paris pour l'ornement du nouveau maître-autel six chandeliers, deux grands reliquaires et un tabernacle en cuivre doré. Puis vinrent un dais magnifique, de riches bannières, de superbes chasubles et enfin un grand ostensoir en vermeil. Rien ne saurait peindre la joie du bon Curé, lorsqu'il reçut tous ces ornements. Il pourrait donc désormais donner au culte l'éclat convenable. Cette pensée le faisait tressaillir d'allégresse. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

54. La vérité est que Mr Vianney, animé par son grand esprit de foi, chercha toujours à donner à toutes les cérémonies la pompe convenable. Parmi toutes les solennités de l'année, il aimait surtout la fête du St Sacrement. Il voulait que l'on fît les plus beaux reposoirs possibles, qu'on n'épargnât rien pour donner à la procession toute la solennité possible. Son grand bonheur était de pouvoir porter lui-même le très Saint Sacrement. Sa figure paraissait radieuse et indiquait assez les sentiments de foi et d'amour qui pénétraient son âme. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

55. La vérité est que Mr Vianney célébrait le saint sacrifice avec de si grands sentiments de foi qu'il paraissait un Ange au saint Autel. Beaucoup de personnes en suivant les différents sentiments qui paraissaient se presser dans son coeur surtout après la consécration et au moment de la communion ont cru que bien souvent Mr le Curé avait le bonheur de voir Notre Seigneur lui-même. Plusieurs paroles prononcées par le Curé d'Ars sembleraient confirmer cette appréciation. Ce qui est certain, c'est qu'il est impossible de célébrer la sainte Messe avec plus de sentiments de foi, de piété et de religion. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

56. La vérité est que le Curé d'Ars était si pénétré de la présence réelle de Notre Seigneur au très saint Sacrement, qu'il en parlait dans presque toutes ses instructions dans des termes qui arrachaient des larmes à ses auditeurs. Il répétait souvent: "Que nos yeux sont heureux de contempler le bon Dieu!" et il disait ces mots avec un accent si profond et un visage si rayonnant de plaisir qu'on pouvait croire qu'il jouissait de la vue de Notre Seigneur. On voyait de temps en temps passer dans ses yeux des éclairs d'un bonheur que ne saurait donner l'aspect des choses créées. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

57. La vérité est que lorsque Mr Vianney prêchait du pied de l'autel, il était tellement impressionné par la pensée de la présence réelle de Notre Seigneur au saint Sacrement qu'il en perdait presque la respiration et la voix. Son embarras était visible et quelqu'effort qu'il fît pour parler d'autre chose, il en revenait toujours à ce grand objet. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

58. La vérité est que Mr Vianney administrait tous les sacrements avec de si grands sentiments de foi que tous les assistants en étaient frappés. Combien de pécheurs ont dû leur conversion aux paroles pleines de feu qu'ils entendaient de la bouche du Curé d'Ars au saint tribunal! Ce que Mr Taillade dit dans ses notes, combien d'autres pourraient le répéter après lui! "J'ai eu le bonheur d'assister à deux administrations qu'il a faites des derniers sacrements, et je puis assurer, dit-il, que je n'ai jamais entendu discourir de l'autre vie avec une telle conviction, une telle foi. On eût dit qu'il apercevait des yeux du corps les choses dont il parlait. Il inspirait à tous les assistants le désir de mourir entre ses bras. Ses paroles de feu faisaient passer les sentiments de son coeur dans l'âme des pauvres malades, qui voyaient arriver avec une sainte confiance le moment de leur délivrance." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

59. La vérité est que c'est par suite de ce même esprit de foi que le Curé d'Ars parlait si souvent du prêtre et des bienfaits que les fidèles en reçoivent. Après avoir montré la puissance du prêtre dans l'administration des sacrements, il ne craignait pas de dire: "Le prêtre ne se comprend bien que dans le ciel... Si on le comprenait sur la terre, on mourrait, non de frayeur, mais d'amour, le sacerdoce, c'est l'amour du coeur de Jésus. Quand vous voyez le prêtre, pensez à Notre Seigneur Jésus Christ." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

60. La vérité est que Mr Vianney en parlant de Dieu, du Ciel, semblait voir ce qu'il disait. Dans les catéchismes qu'il faisait chaque jour, dans les instructions de chaque dimanche, il ne cessait de revenir sur ces sujets favoris. Il disait souvent: "Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu: oh! belle vie... et belle mort!" "Tout sous les yeux de Dieu, tout avec Dieu, tout pour plaire à Dieu... Oh! que c'est beau! Allons, mon âme, tu vas converser avec le bon Dieu, travailler avec lui, marcher avec lui, combattre et souffrir avec lui. Tu travailleras, mais il bénira ton travail; tu marcheras, mais il bénira tes pas; tu souffriras, mais il bénira tes souffrances. Qu'il est grand, qu'il est noble, qu'il est consolant de tout faire en la compagnie et sous les yeux du bon Dieu! De penser qu'il voit tout, qu'il compte tout." En disant ces paroles et d'autres semblables, il semblait n'être déjà plus sur la terre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

61. La vérité est que vaincu par son émotion, le bon Curé était souvent obligé de s'arrêter. Quelquefois son discours n'était qu'un cri sublime d'amour, de joie ou de douleur. Un jour qu'il expliquait l'évangile du deuxième dimanche de Carême, le ravissement des apôtres sur le Thabor réveillant en lui l'idée du bonheur de l'âme appelée à jouir de la sainte humanité de notre Seigneur dans la claire vision du Ciel, il s'écria, transporté hors de lui-même: "Nous le verrons! Nous le verrons!... O mes frères, y avez-vous jamais pensé? Nous verrons Dieu! Nous le verrons tout de bon! Nous le verrons tel qu'il est, face à face!" Et pendant un quart d'heure, il ne cessa de répéter: Nous le verrons! nous le verrons!!! et il versait des larmes de bonheur. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

62. La vérité est qu'en 1830, ayant appris que sur plusieurs points de la France on avait abattu les croix: "Ils auront beau faire, s'écria-t-il au milieu de son catéchisme, dans un mouvement de sublime indignation, qui impressionna vivement son auditoire, ils auront beau faire! La croix est plus forte qu'eux, ils ne la renverseront pas toujours: Quand Notre Seigneur paraîtra sur les nuées du Ciel, ils ne l'arracheront pas de ses mains!" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

63. La vérité est que sa grande foi lui faisait trouver les comparaisons les plus gracieuses pour peindre le bonheur d'une âme en état de grâce. Il disait par exemple: "Comme une belle colombe blanche qui sort du milieu des eaux et vient secouer ses ailes sur la terre, l'Esprit Saint sort de l'océan infini des perfections divines, et vient battre des ailes sur les âmes pures, pour distiller en elles le baume de l'amour. Le Saint Esprit repose dans une âme pure, comme, sur un lit de roses. Une âme pure est comme une belle perle. Tant qu'elle est cachée dans un coquillage au fond de la mer, personne ne songe à l'admirer. Mais vous la montrez au soleil, cette perle brille et attire les regards. C'est ainsi que l'âme pure, qui est cachée aux yeux du monde, brillera un jour devant les anges, au soleil de l'éternité." Il se servait de beaucoup d'autres comparaisons. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

64. La vérité est que la foi inspirait à Mr Vianney les plus belles pensées sur l'action du St Esprit dans les âmes. C'était un des sujets qu'il traitait avec une sorte de prédilection, et sur lequel on peut dire qu'il a été le plus magnifiquement inspiré. Selon le Curé d'Ars, le St Esprit est notre conducteur. L'homme n'est rien par lui-même, mais il est beaucoup avec l'Esprit Saint. L'homme est tout terrestre et tout animal; il n'y a que l'Esprit Saint qui puisse élever son âme et le porter en haut... Une âme qui a le Saint Esprit ne s'ennuie jamais en la présence de Dieu: il sort de son coeur une transpiration d'amour. Sans le Saint Esprit nous sommes comme une pierre du chemin... Prenez dans une main une éponge imbibée d'eau, et dans l'autre un petit caillou; pressez-les également. Il ne sortira rien du caillou, et de l'éponge vous ferez sortir de l'eau en abondance. L'éponge, c'est l'âme remplie du Saint Esprit, et le caillou, c'est le coeur froid et dur où le St Esprit n'habite pas... Le bon Curé d'Ars avait dans ses catéchismes et ses homélies d'autres pensées non moins remarquables. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

65. La vérité est que sur la prière le Curé d'Ars trouvait les plus aimables et les plus ingénieuses comparaisons. La prière est une rosée embaumée, mais il faut prier avec ferveur et avec un coeur pur pour sentir cette rosée. La prière dégage notre âme de la matière; elle l'élève en haut comme le feu, qui gonfle les ballons. Plus on prie, plus on veut prier. C'est comme un poisson, qui nage d'abord à la surface de l'eau, qui plonge ensuite, et qui va toujours plus avant. L'âme se plonge, s'abîme, se perd dans les douceurs de la conversation avec Dieu. Le temps ne dure pas dans la prière. Je ne sais pas si on peut désirer le Ciel? Oh! oui... Le poisson, qui nage dans un petit ruisseau, se trouve bien parce qu'il est dans son élément; mais il est encore mieux dans la mer... Le Curé d'Ars avait sur ce sujet beaucoup d'autres pensées également belles. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

66. La vérité est que Mr le Curé d'Ars repoussait les tentations avec les pensées de la foi. Au milieu des contradictions auxquelles il était en butte, il s'appuyait sur les pensées de la foi pour se consoler et se donner du courage. Il faut demander l'amour des croix, disait-il: alors elles deviennent douces. J'en ai fait l'expérience pendant quatre où cinq ans. J'ai été bien calomnié, bien contredit, bien bousculé. Oh! j'avais des croix... J'en avais presque plus que je n'en pouvais porter! Je me mis à demander l'amour des croix... Alors je fus heureux. Je me dis: Vraiment il n'y a de bonheur que là... Il ne faut jamais regarder d'où viennent les croix: elles viennent de Dieu. C'est toujours Dieu qui nous donne ce moyen de lui prouver notre amour. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

67. La vérité est que le Curé d'Ars disait encore sur le même sujet: "Les contradictions nous mettent au pied de la croix, et la croix à la porte du ciel. Pour y arriver, il faut qu'on nous marche dessus; que nous soyons vilipendés, méprisés, broyés... Il n'y a d'heureux dans ce monde que ceux qui ont le calme de l'âme, au milieu des peines de la vie; ils goûtent la joie des enfants de Dieu... Toutes les peines sont douces, quand on souffre en union avec Notre Seigneur. Souffrir! Qu'importe? ce n'est qu'un moment. Si nous pouvions aller passer huit jours dans le Ciel, nous comprendrions le prix de ce moment de souffrance. Nous ne trouverions pas de croix assez lourde, pas d'épreuve assez amère." L'amour des souffrances est un sujet sur lequel le Curé d'Ars revenait souvent et sur lequel il disait des choses magnifiques. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

68. La vérité est que Mr Vianney semble avoir pendant toute sa vie pratiqué à la lettre ce que le Saint Esprit dit du juste. Mon juste vit de la foi. La foi était le grand mobile de toutes les actions du Curé d'Ars; c'était toute sa science. Elle lui expliquait tout, et il expliquait tout par elle. Un prêtre venant d'entendre le catéchisme de Mr Vianney ne put s'empêcher de dire: "Quelle foi! Il y aurait de quoi enrichir tout un diocèse." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

69. La vérité est que Mr Vianney dans sa première maladie de 1843 entendant les quelques ecclésiastiques réunis autour de lui décider qu'ils assisteraient seuls à l'administration des derniers sacrements qu'on allait lui faire, et qu'on ne sonnerait pas les cloches pour ne pas augmenter le trouble et la désolation des habitants: Allez faire sonner, dit le malade, ne faut-il pas que les paroissiens prient pour leur Curé? Et il reçut les derniers sacrements avec les plus grands sentiments de foi. Le lendemain le bon Curé se trouva mieux, il fut même bientôt rétabli. Sa guérison parut à tous merveilleuse; la voix publique l'attribua à Ste Philomène. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

70. La vérité est que Mr Vianney montra les plus grands sentiments de foi, la piété la plus tendre, lorsque dans sa dernière maladie il eut le bonheur de recevoir les derniers sacrements. Ceux qui en ont été témoins n'en perdront jamais le souvenir. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

III. Sur l'Espérance de Mr Vianney.

 

71. La vérité est que Mr Vianney montra, dès sa plus-tendre enfance la plus ferme espérance, et que cette vertu alla toujours en grandissant dans le coeur du serviteur de Dieu. Elle éclata d'une manière particulière lorsqu'à l'âge de dix-huit ans il résolut d'embrasser la carrière ecclésiastique. Une fois qu'il eut connu que sa résolution était la volonté de Dieu, il courut vers le but proposé sans que rien pût jamais l'arrêter, ni le peu de talent qu'il se reconnaissait, ni les difficultés de tout genre que nous avons déjà signalées. Sachant que ce que Dieu veut arrive tôt ou tard, il plaçait en lui toute sa confiance, et tout en faisant ce qu'il pouvait pour réussir, il abandonnait le succès entre les mains de la Providence, Ainsi qu'il sera déposé, etc.

72. La vérité est que Mr Vianney sut entreprendre les travaux les plus rudes à Ecully et surtout à Ars, grâce à son grand abandon de lui-même et à sa grande confiance en Dieu. Il avait compris toute la mission du prêtre. Il avait compris que le prêtre doit être avant tout l'homme de la prière, qu'il a été choisi, comme dit l'Ecclésiastique, ch. 45, v. 20, pour offrir à Dieu les sacrifices, les parfums et la bonne odeur qui appellent sa miséricorde sur le monde. Aussi voyait-on le Curé d'Ars entre le vestibule et l'autel prier le Dieu de toutes miséricordes de toucher le coeur de ses paroissiens et de convertir les pécheurs; le supplier de répandre ses bénédictions sur l'univers tout entier. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

73. La vérité est que Mr Vianney qui avait reçu de Dieu, en même temps que la grâce de s'a vocation, l'intelligence de ce que doit être le prêtre, savait combien il pouvait peu compter sur lui-même. Toutefois la connaissance qu'il avait de lui-même ne le décourageait point. Le découragement est un orgueil souffrant; il naît dans les âmes faibles d'un excès de confiance en Dieu (sic). Le Curé d'Ars n'espérait rien de lui-même et attendait tout de Dieu; il s'adonnait pour cela à la piété, parce qu'il savait par la vie des saints qu'elle peut opérer des prodiges, et que Dieu se plaît souvent à se servir des instruments les plus faibles. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

74. La vérité est que Mr Vianney voulant réformer sa paroisse trouva bien des difficultés. La paroisse d'Ars ressemblait malheureusement à beaucoup d'autres; la vertu était peu connue et peu pratiquée; presque tout le monde négligeait le soin de son âme et de son salut. Les jeunes personnes n'avaient en tête que les amusements et les plaisirs, et elles s'y abandonnaient avec une joie folle et bruyante, sans retenue et sans frein. Qui saura jamais ce que le coeur du saint prêtre eut à souffrir d'un pareil état de choses! Combien l'inutilité apparente de son ministère, au milieu de la population où il devait passer sa vie, a dû dans le commencement désoler son âme! Cette douleur n'allait pourtant jamais jusqu'au découragement. Le Curé d'Ars, tout en reconnaissant la difficulté de l'entreprise, crut qu'il en viendrait à bout par les prières, les soupirs, les gémissements et les larmes devant Notre Seigneur. Dès lors, il résolut de passer les jours et les nuits à conjurer la miséricorde divine d'agir elle-même sur l'esprit de ses paroissiens. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

75. La vérité est que Mr Vianney sachant que l'église est pour tout le peuple; que c'est sa vie, sa foi, son espérance, sa gloire et comme sa famille, parce qu'elle lui rappelle tous les dogmes de notre sainte religion et cette cité du Ciel où tous réunis avec les anges et les saints nous chanterons pendant toute l’éternité les louanges de Dieu; sachant que pour mieux rendre ces mystères sensibles, il faut que le lieu de la prière soit orné d'une manière convenable et qu'aux grandes solennités on puisse étaler la richesse des ornements, résolut d'embellir la pauvre église d'Ars, et de faire pour elle tout ce qu'il pourrait. Tout le monde sait qu'à force d'efforts et de patience, il vint à bout de décorer son église d'une manière convenable, de construire différentes chapelles, et d'acheter des ornements très riches. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

76. La vérité est que la grande espérance jointe à la grande foi de Mr Vianney lui mettait dans la bouche des paroles de feu toutes les fois qu'il parlait du péché. "Le péché, disait-il, est le bourreau du bon Dieu et l'assassin de l'âme. C'est lui qui nous arrache du ciel pour nous précipiter en enfer. Et nous l'aimons!... Quelle folie! Si on y pensait bien, on aurait une si vive horreur du péché qu'on ne pourrait le commettre. O mes frères, que nous sommes ingrats! Le bon Dieu veut nous rendre heureux et nous ne le voulons pas! Nous nous détournons de lui, et nous nous donnons au démon! Nous fuyons notre ami et nous cherchons notre bourreau! Nous commettons le péché, nous nous enfonçons dans la boue; une fois engagés dans ce bourbier, nous ne voulons plus en sortir. S'il y allait de notre fortune, nous saurions bien nous tirer de ce mauvais pas; mais parce qu'il n'y va que de notre âme, nous y restons... Voyez, mes frères, le bon chrétien parcourt le chemin de ce monde, monté sur un beau char de triomphe, assis sur un trône, et c'est Notre Seigneur qui conduit la voiture. Mais le pécheur est attelé lui-même au brancard; c'est le démon qui est dans la voiture, et qui frappe sur lui à grands coups pour le faire avancer." Le Curé d'Ars avait sur ce sujet beaucoup d'autres pensées non moins remarquables. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

77. La vérité est que l'espérance des biens à venir faisait estimer à Mr Vianney les grâces et les bienfaits spirituels à leur juste valeur. Il y eut une époque où deux jubilés se suivirent d'assez près. Il ne manqua pas de gens pour se plaindre de la fréquence des jubilés et de la monotonie de leur répétition. Le retentissement de ces plaintes arriva jusqu'à Mr le Curé qui le dimanche au prône, en annonçant l'ouverture des exercices, eut soin d'ajouter: "On dit qu'on a déjà eu un jubilé l'année dernière, et on demande pourquoi il y en a encore un cette année?... Mais, mes amis, si un roi ou un grand seigneur vous avait donné trois mille francs et que, quelque temps après, il jugeât à propos de doubler la somme, cela vous ennuierait-il? Mépriseriez-vous les trois derniers mille francs à cause des trois premiers que vous auriez déjà reçus?" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

78. La vérité est que pour juger de la grande espérance du Curé d'Ars, il suffit de l'avoir entendu parler du Ciel et du bonheur du Ciel. On se rappelle ce jour où pendant un quart d'heure, il ne put que dire; Oui nous le verrons! Nous le verrons! Tous ses auditeurs ont été si profondément impressionnes qu'ils n'en perdront jamais le souvenir. Un jour en parlant du Ciel, après avoir dit que la foi et l'espérance n'existeront plus, il ajouta: "Mais l'amour! Oh! nous en serons enivrés, nous serons noyés, perdus dans cet océan de l'amour divin, anéantis, confondus dans cette immense charité du coeur de Jésus!... Aussi la charité est un avant-goût du Ciel. Si nous savions la comprendre, la sentir, la goûter, oh! que nous serions heureux!" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

79. La vérité est que Mr Vianney ne cessait au saint tribunal, en chaire, dans ses catéchismes de parler de la grande miséricorde du Seigneur, de la facilité que nous avons d'aller au Ciel par le moyen de la grâce. Ce que d'autres n'auraient pu que par de longs discours, le Curé d'Ars l'opérait par un seul mot. Ce mot était ordinairement si plein de grâce et d'onction, qu'il lui suffisait pour entrouvrir une âme et y faire pénétrer les rayons de la lumière éternelle. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

80. La vérité est que le Curé d'Ars avait reçu de Dieu un don tout particulier pour consoler les âmes. Qui pourrait dire toutes les confidences qu'il a reçues, tous les pleurs qu'il a vu répandre! Mr Vianney entendait des choses, qui fendaient l'âme. Alors il s'arrêtait; il joignait les mains; il levait au Ciel ses yeux mouillés de larmes; puis il les rabaissait sur les malheureux qu'il avait à ses pieds. Il disait quelques mots, et voilà que le calme revenait dans ces âmes troublées. Tous emportaient de leur visite des pensées plus sereines, une attente plus douce et plus paisible de l'avenir, plus de courage à supporter les tristesses présentes. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

81. La vérité est qu'en travaillant incessamment au bien des âmes, Mr Vianney ne négligeait pas la sienne. Il se sanctifiait lui-même pour être plus apte à sanctifier les autres. Il n'oubliait pas le repos dans la prière que le Maître conseille à ses disciples. Il avait acquis cette habitude des hommes apostoliques de sortir de Dieu par l'action, quand ils le doivent, et de rentrer en Dieu par la prière, dès qu'ils le peuvent. Il satisfaisait son besoin d'oraison par les élévations continuelles de son âme vers Dieu. Il consacrait un temps considérable à la méditation, sans parler de celui qu'il donnait à la lecture de la Vie des Saints; il faisait de longues visites au saint Sacrement. Si au moment de la trop grande affluence de pèlerins il les rendait plus courtes, c'était uniquement pour entendre les nombreuses personnes qui réclamaient son ministère. Il s'en dédommageait par de fréquentes élévations de son coeur vers Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

82. La vérité est que Mr Vianney s'abandonnait entièrement entre les mains de la Providence. Il disait un jour: "Quand je pense au soin que le bon Dieu a pris de moi, quand je récapitule ses bontés et ses miséricordes, la reconnaissance et la joie de mon coeur débordent de tous côtés. Je ne sais plus que devenir... Je ne découvre de toute part qu'un abîme d'amour dans lequel je voudrais pouvoir me perdre et me noyer... Je l'ai reconnu particulièrement deux fois. Lorsque j'étudiais, j'étais accablé de chagrin; je ne savais plus que faire. Je vois encore l'endroit; je passais à côté de la maison de la Bibot; il me fut dit, comme si c'était quelqu'un qui m'eût parlé à l'oreille: "Va, sois tranquille, tu seras prêtre un jour..." Une autre fois que j'avais beaucoup d'inquiétude et d'ennui, j'entendis la même voix qui me disait distinctement: "Que t'a-t-il manqué jusqu'à présent?" En effet, j'ai toujours eu de quoi faire... Il fait bon s'abandonner uniquement, sans réserve et pour toujours à la conduite de la divine Providence... Nos réserves tarissent le courant de ses miséricordes, et nos défiances arrêtent ses bienfaits... Vivons donc doucement dans le sein de cette bonne Providence si attentive à tous nos besoins. Dieu nous aime plus que le meilleur des pères, plus que la mère la plus tendre. Nous n'avons qu'à nous soumettre et à nous abandonner à sa volonté avec un coeur d'enfant." C'est par ces paroles et d'autres semblables que Mr Vianney savait relever le courage des directrices de sa Providence, quand, dans les moments difficiles, leur espérance venait à chanceler. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

83. La vérité est que pour éprouver la vertu de son Serviteur, Dieu permit que le Curé d'Ars fût presque continuellement pendant la nuit en butte aux attaques du démon, qui tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, empêchait le bon Curé de prendre le repos nécessaire à son corps après les pénibles travaux de la journée. Il y avait six ans que Mr Vianney était à Ars lorsque des bruits étranges commencèrent à troubler le repos de ses nuits et le silence de son presbytère. Dans le commencement, il eut peur d'avoir affaire à des voleurs, mais quand il comprit la cause de ces bruits, il se recommanda à Dieu, à la Sainte Vierge et à son bon ange gardien. Les missionnaires lui disaient un jour: "Ces bruits, ces voix que vous entendez dans la nuit, tout ce tintamarre ne vous fait pas peur? - Oh! non, répondit-il, je sais que c'est le grappin (nom qu'il donnait au démon): ça me suffit. Depuis le temps que nous avons affaire ensemble, nous nous connaissons; nous sommes camarades... D'ailleurs, le bon Dieu est meilleur que le démon n'est méchant; c'est lui qui me garde. Ce que Dieu garde est bien gardé!" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

84. La vérité est que Mr Vianney eut à soutenir d'autres attaques de la part des hommes et même de ses confrères; qui le contredirent de différentes manières. A leurs yeux le Curé d'Ars était un ignorant, un hypocrite, un illuminé, un extravagant, un fanatique. Les choses allèrent si loin que plus d'une fois on le dénonça à son Évêque. "Je m'attendais d'un moment à l'autre, disait-il, à être mis à la porte à coups de bâton, interdit et condamné à finir mes jours dans les prisons. Il me semblait que tout le monde aurait dû me faire les cornes pour avoir osé demeurer si longtemps dans une paroisse où je ne pouvais être qu'un obstacle au bien." Que faisait le Curé d'Ars en attendant sa disgrâce, qu'il croyait inévitable? Il priait et s’abandonnait entre les mains de Dieu. A mesure que tout lui manquait dans le monde, il se donnait et s'unissait davantage à son Seigneur. L'injustice des hommes ne servit qu'à briser tous les liens qui pouvaient encore le retenir à la terre et à le faire avancer dans l'amour de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

85. La vérité est que Dieu permit encore que Mr Vianney ressentît de très grandes peines intérieures. Afin d'augmenter ses mérites et de désintéresser son zèle, Notre Seigneur lui mettait un voile sur les yeux, en sorte qu'il n'apercevait pas le bien immense qui s'opérait par lui. Il se croyait un être inutile; il se voyait sans foi, sans piété, sans intelligence, sans savoir, sans discernement, sans vertu. Il n'était bon qu'à tout gâter, à tout compromettre, à malédifier tout le monde; il était un obstacle au bien. "Dieu m'a fait, disait-il, cette grande miséricorde de ne rien mettre en moi sur quoi je puisse m'appuyer, ni talent, ni science, ni sagesse, ni force, ni vertu... Je ne découvre en moi, quand je me considère, que mes pauvres péchés. Encore le bon Dieu permet-il que je ne les voie pas tous, et que je ne me connaisse pas tout entier. Cette vue me ferait tomber dans le désespoir. Je n'ai d'autre ressource, contre cette tentation du désespoir, que de me jeter au pied du tabernacle comme un petit chien aux pieds de son maître." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

86. La vérité est que Mr Vianney laissait parfois dans ses conversations intimes transpirer quelque chose de la profonde tristesse, qui était au fond de son coeur. Une chose le fatiguait plus que le reste, c'était le péché. La vue du mal excitait en lui les mouvements d'un fils qui voit outrager son père. "Je sèche d'ennui sur cette terre, disait-il un jour à un confrère; mon âme est triste jusqu'à la mort. Mes oreilles n'entendent que des choses pénibles et qui me navrent le coeur..." "Mon Dieu, s'écriait-il un jour, que le temps me dure avec les pécheurs! Quand donc serai-je avec les saints!... On offense tant le bon Dieu, disait-il d'autres fois, qu'on serait tenté de demander la fin du monde!... S'il n'y avait pas par là quelques belles âmes pour reposer les yeux et consoler le coeur de tant de mal qu'on voit et qu'on entend, on ne pourrait pas se souffrir en cette vie... Quand on pense, ajoutait-il en pleurant à chaudes larmes, quand on pense à l'ingratitude de l'homme envers le bon Dieu, on est tenté de s'en aller de l'autre côté des mers, pour ne pas la voir. C'est effrayant! Encore, si le bon Dieu n'était pas si bon! mais il est si bon!... O mon Dieu! mon Dieu! quelle honte nous aurons, quand le jour du dernier jugement nous fera voir toute notre ingratitude. Nous comprendrons alors, mais ce ne sera plus temps." Le Curé d'Ars avait sur ce sujet beaucoup d'autres pensées. Dans ces moments de peine, il se jetait aux pieds de Notre Seigneur, comme un petit chien aux pieds de son maître. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

87. La vérité est que Mr Vianney était sans cesse poursuivi de la crainte des jugements de Dieu. On le remarqua d'une manière particulière dans sa première maladie. Il montra aussi une vive appréhension, de la mort. Quoique la crainte des jugements de Dieu fût son idée dominante et le désespoir sa tentation: néanmoins le Curé d'Ars désirait la mort et l'appelait de tous ses voeux: "C'est, disait-il, l'union de l'âme avec le souverain bien." Il a parlé souvent d'écrire un livre sur les délices de la mort. Il y avait des moments où, dans sa conversation, on sentait que, comme St Paul, il souhaitait de sortir bientôt de la tente de son corps, afin que ce qu'il y avait de mortel en lui fût absorbé par la vie. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

88. La vérité est qu'une autre pensée poursuivait partout le Curé d'Ars, c'était le désir d'aller dans la solitude pleurer sa pauvre vie, comme il le disait. Cette idée qu'il n'était bon à rien, qu'il n'était propre qu'à tout gâter, qu'il était pour l'Église un fardeau inutile, idée qui chez lui avait pris le caractère d'une profonde conviction, et que rien ne pouvait chasser, ni la multitude des pèlerins qu'Ars voyait affluer, ni les témoignages de respect qu'il recevait, cette idée lui faisait souhaiter l'heureux jour où il pourraient briser les liens qui le retenaient à Ars. Après sa première maladie, voyant le nombre des pèlerins augmenter, il crut le moment favorable pour réitérer à l'Évêque de Belley la demande qu'il avait déjà faite, de quitter la paroisse d'Ars. La paroisse ne devait pas souffrir de son absence, puisqu'il y laissait un jeune prêtre, qui la conduirait mieux que lui. En attendant la réponse, il quitta Ars ou plutôt il s'enfuit d'Ars (car s'il n'avait pas caché son dessein, on ne l'aurait jamais laissé partir), et alla se reposer dans sa famille à Dardilly. Mais déjà il n'était plus dans la solitude à Dardilly, lorsqu'il reçut la réponse de son Évêque. Monseigneur de Belley, tout en lui offrant deux autres postes où il pouvait le placer, manifestait le désir qu'il restât à Ars. Mr Vianney, en compagnie de Mr l'abbé Raymond, se dirigea vers la chapelle de Beaumont, un des postes indiqués par son Évêque. Mais lorsqu'il y eut dit la sainte messe, se penchant tout à coup, pendant son action de grâces, vers Mr Raymond, il lui dit du ton le plus résolu: "Retournons à Ars". Il y retourna en effet et y fut reçu comme en triomphe. Il réitéra bien des fois sa demande de quitter Ars pour aller dans la solitude. Il chercha même à s'enfuir une seconde fois à l'arrivée des missionnaires. Mais Dieu ne permit pas qu'il pût réaliser son dessein. La divine Providence voulait sans doute qu'en sacrifiant son goût à l'obéissance, son plaisir au devoir, Mr Vianney eût sans cesse l'occasion de se vaincre lui-même, de fouler aux pieds son esprit, son jugement et sa volonté propre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

89. La vérité est que Mr Vianney poursuivit jusqu'à la fin de sa vie les travaux qu'il avait entrepris pour la gloire de Dieu. Comme on le voyait très fatigué dans le courant de l'année 1859, on le pressait mais en vain de prendre un peu de repos; il répondait toujours: "Je me reposerai en paradis." D'autres fois il avait dit lorsqu'il était plus rompu et plus exténué qu'à l'ordinaire: "Ah! les pécheurs tueront le pécheur!" Et encore: "Je connais quelqu'un qui serait bien attrapé, s'il n'y avait point de paradis." "Ah! je pense souvent, reprenait-il, que quand même il n'y aurait point d'autre vie, ce serait un assez grand bonheur d'aimer Dieu dans celle-ci, de le servir et de faire quelque chose pour sa gloire." Lui qui avait tant redouté les jugements de Dieu et tant craint la mort, vit arriver ses derniers moments avec cette assurance que donne l’espérance de voir bientôt son Dieu et de recevoir la récompense de ses travaux. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

IV. Sur la charité de Mr Vianney.

 

1° Charité envers Dieu.

 

90. La vérité est que Mr Vianney dès sa plus tendre enfance montra un grand amour pour Dieu. A dix-huit mois, il savait déjà mettre ses petites mains jointes dans les mains de sa mère et dire après elle: Jésus, Marie! et toutes les syllabes dont sa langue s'enrichissait chaque jour étaient autant d'emprunts aux formules de prières. A l'âge de trois ans, il recherchait déjà la solitude pour prier avec plus de liberté. Oh! comme il correspondait admirablement aux leçons que lui donnait sa vertueuse mère, qui lui disait souvent: "Vois-tu, mon petit Jean-Marie, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela me ferait plus de peine que si c'était un autre de mes enfants." Le jeune Vianney se gardait bien de causer cette peine à sa mère, qui, comme il le répétait si souvent, était si sage. Il s'efforçait tous les jours de bien prier et de bien aimer le bon Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

91. La vérité est que le jeune Vianney devenu plus grand aimait tellement le bon Dieu, qu'il ne le perdait pas de vue, même pendant les travaux. "Si maintenant que je cultive les âmes, disait-il, quand il était Curé d'Ars, j'avais le temps de penser à la mienne, de prier et de méditer, comme quand je cultivais les terres de mon père, que je serais content! Il y avait au moins quelque relâche dans ce temps-là; on se reposait après dîner, avant de se remettre à l'ouvrage. Je m'étendais par terre comme les autres, je faisais semblant de dormir, et je priais Dieu de tout mon coeur. Ah! c'était le beau temps!" "Que j'étais heureux, répétait-il, moins d'un mois avant sa mort, lorsque je n'avais à conduire que mes trois brebis et mon âme!... Dans ce temps-là, je pouvais prier Dieu tout à mon aise." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

92. La vérité est qu'il fallut au jeune Vianney un grand amour de Dieu pour persévérer dans ses études, malgré les difficultés qui semblaient naître sous ses pas et devoir décourager les plus forts. En entrant dans la carrière ecclésiastique, il ne se proposait que de faire aimer Dieu en sauvant les âmes. Il triompha de tous les obstacles pour suivre sa vocation, parce qu'il crut que telle était la volonté de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

93. La vérité est que soit à Ecully, soit à Verrières, soit au Grand séminaire, notre jeune étudiant sut se faire remarquer par la pratique de toutes les vertus, et surtout par sa grande piété. Son amour pour Dieu brilla encore d'un plus vif éclat lorsqu'il fut appelé à recevoir les ordres. Il n'en pouvait pas être autrement. Sa foi jointe à sa grande charité, devait nécessairement réagir sur tout son extérieur dans un moment aussi solennel. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

94. La vérité est qu'aussitôt après la réception du sacerdoce, Mr Vianney, nommé vicaire à Ecully, se sentit, dès les premiers jours, une ardeur qu'il ne se connaissait pas. Il lui semblait qu'il n'avait encore rien fait pour Dieu. Les prières et les pénitences qu'il faisait ne répondaient plus à son nouveau besoin d'aimer Dieu et de s'immoler pour lui. Il y eut donc un redoublement d'ardeur pour le service de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

95. La vérité est que Mr Vianney menait avec Mr Balley, qui avait conservé au milieu du siècle les habitudes du cloître, la vie la plus sainte et la plus exemplaire. Par exemple, il avait été convenu entre Mr Balley et son vicaire que, tous les jours, l'office canonial se dirait en commun, à une heure fixe et invariable; qu'on ne découcherait jamais; qu'on ferait chaque mois, un jour de récollection et chaque année, les exercices spirituels. "J'aurais fini par être un peu sage, disait le Curé d'Ars, si j'avais eu le bonheur de vivre avec Mr Balley. Pour avoir envie d'aimer le bon Dieu, il suffisait de lui entendre dire: Mon Dieu, je vous aime de tout mon coeur." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

96. La vérité est qu'à Ars, Mr Vianney se montra tel qu'il avait paru à Ecully, tout plein de l'amour de Dieu et ne désirant que sa gloire. Il s'efforçait tous les jours d'exciter en lui le feu de la charité. Comme dans le commencement le ministère lui donnait, à son grand regret, peu d'occupation, le Curé d'Ars sembla choisir l'église pour sa demeure. Il y passait presque toute la journée. "Que nous aimons à voir Mr le Curé à l'église, disaient les habitants d'Ars, surtout le matin, au petit jour, quand il dit ses prières! Avant de commencer, et de temps en temps pendant la récitation du saint office, il regarde le tabernacle avec un sourire qui fait plaisir." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

97. La vérité est que Mr Vianney avait parfaitement compris la mission du prêtre en ce monde. Mais il avait aussi parfaitement compris que pour remplir cette mission, c'est-à-dire pour purifier les âmes, les éclairer, les consoler, les amener à vouloir les choses les plus hautes et les plus difficiles, les arracher à la tyrannie des passions et à la fascination des faux biens de la terre, pour les faire vivre de la vie de J.-C., il faut avoir Dieu pour soi et pratiquer à la lettre ce que dit Notre Seigneur: Je me sanctifie moi-même, afin qu'ils soient sanctifiés. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

98. La vérité est que Mr Vianney, pour atteindre ce double but de sa sanctification personnelle et de la sanctification de ses paroissiens, choisit 1° pour lui une vie mortifiée et pénitente. Il avait médité bien des fois cette parole de Notre Seigneur: Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive, et il tâchait de la mettre en pratique. Persuadé que les fidèles tôt ou tard finissent par régler leur conduite sur celle de leur pasteur, il s'efforça 2° de donner en tout le bon exemple, d'administrer les sacrements avec un grand esprit de foi, d'annoncer la parole de Dieu avec toute l'onction et toute la force que donne le zèle du salut des âmes. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

99. La vérité est que Mr Vianney, dès qu'il crut le terrain suffisamment préparé, essaya d'établir les confréries, la prière du soir en public, l'adoration perpétuelle et la pratique de la fréquente communion. Il était convaincu par tout ce qu'il avait vu et senti lui-même, que la sainte Eucharistie est le fondement de la vie chrétienne; le secret de toutes les merveilles que l'esprit de foi, d'abnégation et de dévouement fait enfanter tous les jours aux vrais fidèles; le foyer où s'allume le désintéressement des Apôtres, la constance des martyrs, la générosité des Confesseurs, la pureté des vierges. Aussi recommandait-il la fréquente communion dans les termes les plus propres à porter les fidèles à embrasser cette pieuse pratiqué. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

100. La vérité est que le Curé d'Ars sachant que les abus, qu'il avait trouvés dans sa paroisse, s'ils persévéraient, pourraient paralyser tout le bien qu'il avait eu en vue en établissant les confréries, etc., après avoir prié longtemps, déploya pour les détruire tous les moyens qu'un zèle prudent fait employer. Dieu couronna ses efforts d'un plein succès. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

101. La vérité est que le Curé d'Ars n'avait qu'une seule pensée: aimer et faire aimer Dieu, Dieu et rien que Dieu! Dieu toujours, Dieu partout, Dieu en tout! Toute la vie du Curé d'Ars est là. Trente ans de cette sublime monotonie! Trente ans d'une existence toujours semblable à elle-même! Toujours l'oeuvre de Dieu; jamais il n'y a mis du sien; jamais il ne s'est accordé la plus petite jouissance. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

102. La vérité est que pour juger cette grande charité du Curé d'Ars, il faut le suivre dans les différentes fonctions de son ministère.

Sa dévotion envers le très saint sacrement était admirable. Avant que la foule des pèlerins fût si nombreuse, il disait toujours son office à genoux, sans aucun point d'appui; souvent il faisait des pauses et regardait le tabernacle avec des yeux où se peignait une joie si vive, qu'on aurait pu croire qu'il voyait Notre Seigneur. Lorsque le saint sacrement était exposé, il ne s'asseyait jamais, excepté quand il y avait quelque prêtre étranger, pour ne pas faire autrement que lui. Alors il se tournait vers l'autel avec un sourire extatique. Un de ses confrères le surprenant un jour dans cette attitude, porta instinctivement ses regards vers le tabernacle, comme s'il avait dû voir quelque chose. Il ne vit rien; mais l'expression du visage de Mr Vianney l'avait tellement frappé, qu'il dit: "Je crois qu'il viendra un temps où le Curé d'Ars ne vivra que de l'Eucharistie." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

103. La vérité est que Mr Vianney paraissait un ange au saint autel. La pensée qu'il voyait Notre Seigneur à l'autel venait à tous ceux qui avaient le bonheur d'assister à sa messe. Il n'était pas possible de contempler une figure exprimant mieux l'adoration, ou s'illuminant à un si haut degré de cet éclat céleste, qui manifeste l'action du Saint Esprit. On aurait dit qu'il tombait sur lui un rayon de la gloire divine. Le coeur, l'esprit, l'âme et les sens semblaient également absorbés, et ils l'étaient effectivement. On ne pouvait saisir une seconde de distraction dans sa prière. Au milieu de la foule, et sous l'influence de tant de regards attachés sur lui, il communiquait avec Notre Seigneur aussi librement que s'il avait été dans la solitude de sa pauvre chambre. Il répandait en sa présence des pleurs d'amour. Ordinairement ses larmes ne tarissaient pas tout le temps que duraient les saints mystères. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

104. La vérité est que le Curé d'Ars n'était ni trop lent, ni trop prompt à l'autel; il consultait plutôt l’utilité de tous que son attrait et sa piété. Le seul moment où il était plus long que les autres prêtres c'était avant la communion. Les prières liturgiques terminées, il y avait comme un colloque mystérieux entre Notre-Seigneur et son Serviteur. Enfin après un moment d'hésitation, Mr Vianney consommait les saintes espèces. Au moment de l'élévation sa figure paraissait parfois si céleste, que plus d'une personne, croyant presque à une extase, regardait si le Curé d'Ars touchait encore la terre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

105. La vérité est que ce grand amour pour Notre Seigneur au très saint Sacrement porta le Curé d'Ars à orner son église d'une manière convenable. Il aimait les beaux reposoirs pour la Fête-Dieu; il voulut avoir de magnifiques chasubles, etc. Rien n'était trop beau quand il s'agissait du culte de Dieu. "Oh! j'aime bien, disait-il à chaque nouvelle acquisition, augmenter le ménage du bon Dieu. Comment ne donnerait-on pas à Notre Seigneur tout ce qu'on a de plus riche et de plus précieux? Quelle ingratitude ce serait de se montrer avare envers un Dieu, qui se montre si prodigue! N'a-t-il pas donné tout son sang pour nous sur la croix? Ne se donne-t-il pas à nous tout entier dans la sainte Eucharistie?" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

106. La vérité est que dans son grand amour pour Notre Seigneur au très saint Sacrement le Curé d'Ars avait demandé à ce divin Sauveur la grâce de distribuer tous les jours son très saint corps à un grand nombre de fidèles. Son voeu fut exaucé au-delà de ce qu'il pouvait attendre. Comme on était édifié toutes les fois qu'on voyait Mr Vianney distribuer la sainte Communion, porter le saint Viatique, donner la bénédiction du Saint Sacrement! Quand il annonçait la procession de la Fête-Dieu et les bénédictions de l'Octave, son visage paraissait tout enflammé. Il jouissait déjà du bonheur qu'il aurait de porter son Dieu et son Sauveur. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

107. La vérité est que le Curé d'Ars était admirable toutes les fois qu'il avait à parler sur l'amour de Dieu ou sur le saint Sacrement. "Aimer Dieu, disait-il, oh! que c'est beau!... Il faut le Ciel pour comprendre l'amour... La prière aide un peu, parce que la prière, c'est l'élévation de l'âme jusqu'au Ciel. Plus on connaît les hommes, moins on les aime. C'est le contraire pour Dieu: plus on le connaît, plus on l'aime. Cette connaissance embrase l'âme d'un si grand amour, qu'elle ne peut plus aimer ni désirer que Dieu..." Il finissait souvent son catéchisme par ces mots: "Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu: Oh! belle vie!... et belle mort!" Il ne tarissait pas, quand il avait à parler de l'amour de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

108. La vérité est qu'il n'était pas moins admirable quand il parlait du très saint Sacrement. "O Jésus, s'écriait-il souvent, les yeux remplis de larmes, vous connaître, c'est vous aimer!... Si nous savions comme Notre Seigneur nous aime, nous mourrions de plaisir! Je ne crois pas qu'il y ait des coeurs assez durs pour ne pas aimer en se voyant tant aimés... C'est si beau la charité! C'est un écoulement du coeur de Jésus, qui est tout amour." En l'entendant parler sur ce sujet, on sentait que Jésus Christ était sa vie, et l'adorable Eucharistie le seul étanchement possible à la soif qui le consumait. Ce n'était pas des paroles, c'étaient des flammes, qui sortaient de son coeur et de sa bouche. Il y avait dans la manière dont il prononçait l'adorable nom de Jésus, et dont il disait: Notre Seigneur! un accent qui frappait tout le monde. Il semblait que son coeur se répandait sur ses lèvres. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

109. La vérité est que Mr Vianney paraissait également inspiré quand il avait à parler des joies de la prière et de la vie intérieure. "La prière, disait-il, voilà tout le bonheur de l'homme sur la terre. Oh! belle vie, belle union de l'âme avec Notre Seigneur! L'éternité ne sera pas assez longue pour comprendre ce bonheur... La vie intérieure est un bain d'amour dans lequel l'âme se plonge... Elle est comme noyée dans l'amour!... Dieu tient l'homme intérieur comme la mère tient la tête da son enfant dans ses mains pour le couvrir de baisers et de caresses... On aime une chose à proportion du prix qu'elle nous a coûté. Jugez par là de l'amour que Notre Seigneur a pour notre âme, qui lui a coûté tout son sang. Il est affamé de communications et de rapports avec elle. Le temps lui dure de la voir, de l'entendre... On n'a pas besoin de tant parler pour bien prier. On sait que le bon Dieu est là, dans le saint tabernacle; on lui ouvre son coeur; on se complaît en sa sainte présence; c'est la meilleure prière, celle-là." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

110. La vérité est que tous ceux qui avaient le bonheur de s'adresser pour la confession au Curé d'Ars sentaient en lui l'homme de Dieu. Quand dans les courtes exhortations qu'il faisait après l’accusation des péchés, il parlait de l'amour de Dieu, de la malice du péché, il le faisait dans des termes auxquels il était impossible de résister. Aussi qui pourrait raconter les nombreuses conversions qui se sont opérées à Ars par son ministère? Le bon Curé a été obligé d'avouer qu'on ne saura jamais en ce monde combien de pécheurs ont rencontré leur salut à Ars. Au lieu de s'en glorifier, il en prenait occasion de s'humilier: "Si Dieu, disait-il, avait eu sous la main un autre prêtre, qui eût plus de raison que moi de s'humilier, il l'aurait pris, et il aurait fait par lui cent fois plus de bien." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

111. La vérité est que Dieu a exaucé d'une manière vraiment extraordinaire ce voeu qu'avait formé Mr Vianney au moment où se sentant appelé au sacerdoce, il s'était dit: "Si j'étais prêtre un jour, je voudrais gagner bien des âmes au bon Dieu." Ce n'étaient pas seulement les pécheurs qui recevaient la grâce de la conversion, les justes s'affermissaient dans le bien, les tièdes déposaient leur langueur spirituelle; tous sentaient croître en eux le désir de servir Dieu et de faire pour cela tous les sacrifices nécessaires. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

112. La vérité est que c'est une difficile épreuve que de conserver le calme dans l'activité, le recueillement dans les travaux extérieurs les plus absorbants, l'union constante avec Dieu, au milieu de la foule et du bruit. Le Curé d'Ars, grâce à son grand amour pour Dieu, a été supérieur à cette épreuve. A quelque moment qu'on le vît, environné, pressé, assailli par la multitude indiscrète, harcelé de questions oiseuses et absurdes, obsédé de demandes impossibles, interpellé de partout et ne sachant souvent à qui répondre, on le trouvait toujours égal à lui-même, toujours gracieux, toujours aimable, toujours compatissait, toujours prêt à condescendre et à accorder tout ce qu'on lui demandait, toujours la figure calme et souriante. Jamais on n'a pu surprendre en lui le moindre signe de dépit, jamais la moindre brusquerie; jamais sur son front la plus imperceptible nuance de mécontentement, l'ombre d'un nuage; jamais sur ses lèvres de reproche, ni de plainte. Était-il entouré des marques du respect, de la confiance, de l'admiration, acclamé, escorté, porté en triomphe par la foule; voyait-il cette foule s'attacher à ses pas, se suspendre à ses lèvres, s'agenouiller pour recevoir sa bénédiction? On le retrouvait encore le même, ingénu comme un enfant, simple, modeste, bon, n'ayant pas l'air de se douter que sa vertu fût pour quelque chose dans cet étonnant concours. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

113. La vérité est que dans les entretiens qu'il était obligé d'avoir, il ne trouvait de bon, d'agréable, d'intéressant, que ce qui lui parlait de Dieu. Le souverain Bien l'attirait à ce point qu'il ne pouvait en détourner sa pensée. Il parlait des mystères de l'autre monde comme s'il en fut revenu et des vanités de celui-ci avec une ironie si douce et si plaisante qu'on ne pouvait s'empêcher d'en rire. Si quelqu'un venait à parler des choses humaines, le bon Curé ne l'interrompait pas, mais on voyait qu'il n'était plus dans son élément. Il fallait ramener la conversation aux choses spirituelles pour lui rendre son aimable gaîté. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

114. La vérité est que si Mr Vianney demeurait étranger aux choses du monde matériel, tout ce qui se rattachait aux choses spirituelles, tout ce qui concernait l'Église, tout ce qui étendait l'honneur et la gloire de Jésus-Christ, tout ce qui contribuait à la glorification de son saint Nom, à la dilatation de sa doctrine, au triomphe de la vérité, toutes les conquêtes de la grâce; tout, dans cet ordre de faits, l'intéressait, l'impressionnait, le faisait tressaillir d'allégresse et le comblait de consolation. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

115. La vérité est qu'au contraire toutes les nouvelles fâcheuses concernant l'Église, comme les attaques des impies, etc., lui causaient une amère douleur. Il ne cessait de pleurer sur le sort des malheureux pécheurs, sur l'ingratitude des hommes envers Dieu, envers Notre Seigneur au très saint Sacrement. Une chose le fatiguait plus que tout le reste, c'était la vue du péché, comme il a été dit ci-dessus au n° 86. Il répandait une très grande abondance de larmes en pensant au malheur des prêtres, qui ne correspondent pas à la sainteté de leur vocation. "Un prêtre, disait-il un jour aux missionnaires, qui a le malheur de ne pas célébrer en état de grâce, quel monstre!... Non, on ne peut comprendre tant de méchanceté!" Il avait l'habitude de réciter, le soir avant de se coucher, sept Gloria Patri en réparation des outrages faits au corps de Notre Seigneur par les prêtres indignes, et il a fait une fondation de messes à la même intention. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

116. La vérité est que pour arriver à ce grand degré de charité, que nous admirons dans Mr Vianney, le serviteur de Dieu a dû passer par beaucoup de tribulations, de luttes et d'épreuves. La sainteté est le fruit du sacrifice: c'est une mort et une renaissance, la mort du vieil homme, la renaissance de l'homme nouveau. Or, tout cela ne se fait pas sans souffrir. On est presque effrayé quand on songe à toutes les mortifications et à toutes les pénitences que l'amour de Dieu a fait entreprendre à Mr Vianney. La mortification et l'humilité ont été le fondement de sa sainteté et les deux puissants ressorts de sa vie. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

117. La vérité est que c'est en n'épargnant rien de ce qu'il y avait en lui de sensible; c'est en appliquant sans cesse aux parties les plus vives de son être le fer et le feu; c'est par la croix et par le sacrifice que Mr Vianney arriva peu à peu à pouvoir dire avec l'Apôtre: Je vis, mais ce n'est pas moi qui vis, c'est J.-C. qui vit en moi. En se sacrifiant lui-même, il avait écarté les obstacles qui l'empêchaient de voler vers Dieu. Aussi put-il courir à grands pas dans le chemin de la vertu. Il était arrivé à pouvoir dire avec l'Apôtre, Philip. III, v. 8 et seq.: "Tout me semble perte au prix de cette haute science de Jésus-Christ mon Seigneur, pour l'amour de qui j'ai résolu de perdre toutes choses, les regardant comme ce qu'il y a de plus vil, afin de gagner J.-C..., d'avoir part à ses souffrances en devenant conforme à sa mort." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

118. La vérité est que Dieu, pour éprouver son serviteur, permit que Mr Vianney ressentît des peines intérieures, qui l'ont bien fait souffrir toute sa vie. Mais comme le Curé d'Ars servait Dieu pour Dieu, et non pour son plaisir particulier, il ne changea rien à son genre de vie sans y être forcé par l'obéissance. Il tâchait de pratiquer ce qu'il disait lui-même aux autres, que l'on montre plus de charité en servant Dieu malgré les désolations intérieures qu'en le servant au milieu des consolations spirituelles. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

119. La vérité est que la profonde humilité de Mr Vianney, en le persuadant que non seulement il était inutile, mais encore nuisible au bien des âmes, avait mis dans son coeur une pensée, qui le poursuivait partout. Le désir de la solitude lui revenait sans cesse à l'esprit. L'idée de s'enfuir à la Trappe, au Carmel, à la Grande Chartreuse ou dans un désert éloigné pour y pleurer sa pauvre vie, disait-il, et essayer si le bon Dieu voudrait encore lui faire miséricorde, fut longtemps son idée fixe. "Ah! disait-il, comme je vais prier le bon Dieu quand je serai seul! Une pensée me dit que j'aurai bien du bonheur." Dieu ne permit pas qu'il pût réaliser son dessein. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

120. La vérité est que Mr le Curé d'Ars fut en butte à d'autres peines. Presque toutes les nuits le démon tantôt d'une façon, tantôt d'une autre venait l'effrayer et troubler son sommeil. Dans le commencement il crut que c'étaient des voleurs et prit des précautions. Quand il eut acquis la certitude que c'était le démon, qui voulait l'effrayer, il s'abandonna à la volonté de Dieu, le pria d'être son défenseur et son gardien, et de s'approcher de lui avec ses saints anges, quand son ennemi viendrait de nouveau le tourmenter. Il se recommandait aussi à la sainte Vierge et à son bon ange. Comme les attaques du malin esprit étaient plus importunes, lorsque quelque grand pécheur devait venir faire sa confession, le bon Curé, qui s'oubliait en tout lui-même, s'en réjouissait en pensant au bien qui allait se faire, et en annonçant la visite du démon, il ajoutait parfois avec un aimable sourire: "Le diable est en colère, c'est bon signe." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

121. La vérité est que le Curé d'Ars fut en butte aux contradictions des hommes, comme il a été dit plus haut. Ces contradictions ne firent que le détacher des choses de ce monde et l'attacher à Dieu. Il savait que, selon l'Apôtre St Paul, tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu et qu'il a appelés selon son décret pour être saints. Il savait, comme il le disait lui-même, que les épreuves pour ceux que Dieu aime, ne sont pas des châtiments, mais des grâces. Il s'humiliait donc, il priait, et il s'abandonnait entièrement entre les mains de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

122. La vérité est que les missionnaires, rappelant un jour à Mr Vianney cette époque de sa vie, lui demandèrent si la contradiction ne l'avait jamais ému, au point de lui faire perdre la paix. Il leur fit cette réponse admirable: "La croix, la croix faire perdre la paix! C'est elle qui a donné la paix au monde; c'est elle qui doit la porter dans nos coeurs. Toutes nos misères viennent de ce que nous ne l'aimons pas. C'est la crainte des croix, qui augmente les croix. Une croix portée simplement, et sans ces retours d'amour propre, qui exagèrent les peines, n'est plus une croix. Une souffrance paisible n'est plus une souffrance. Nous nous plaignons de souffrir! Nous aurions bien plus de raison de nous plaindre de ne pas souffrir, puisque rien ne nous rend plus semblables à Notre Seigneur Jésus-Christ par l'amour et la vertu de sa croix! Je ne comprends pas comment un chrétien peut ne pas aimer la croix et la fuir! N'est-ce pas fuir en même temps celui qui a bien voulu y être attaché et y mourir pour nous?"Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

2° Charité envers le prochain.

 

123. La vérité est que la maison Vianney était l'asile ouvert à tous les malheureux. Notre jeune Vianney s'exerça dès le bas âge à seconder ses parents dans l'exercice de la charité. Il amenait à la maison tous les mendiants qu'il rencontrait sur son chemin; une fois, il vint à bout d'en réunir vingt-quatre. A la vue de ces malheureux, qui bien souvent avaient avec eux de petits garçons ou de petites filles, son coeur s'attendrissait; rien ne pourrait donner une idée de son industrieuse activité pour subvenir à leurs besoins les plus pressants. Il les faisait approcher du foyer les uns après les autres, en commençant par les plus petits. Son bonheur était de ramasser ce qui restait du repas de la famille, de le leur distribuer, en y ajoutant tout ce qu'il pouvait retrancher sur sa propre nourriture. Il passait ensuite l'inspection de leurs vêtements et demandait à sa mère dont il connaissait la tendre compassion, pour l'un un pantalon, pour l'autre une chemise, pour celui-ci une veste, pour celui-là des sabots. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

124. La vérité est que lorsque le jeune Vianney avait à faire à des enfants de son âge, il leur apprenait le Pater, l'Ave Maria, les actes de foi, d'espérance, de charité, les principales vérités de la religion; il leur disait qu'il fallait être bien sage, bien aimer le bon Dieu, ne pas se plaindre de leur sort et en supporter patiemment les rigueurs en pensant au bonheur du ciel. Quoiqu'il s'adressât aux petits, il était écouté des grands avec un intérêt, qui tenait à la fois de la reconnaissance et de l'admiration. A leur départ, tous le bénissaient, mais le jeune Vianney, qui déjà fuyait les éloges, se dérobait au plus vite à leur reconnaissance. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

125. La vérité est que tout son bonheur, quand il était berger, comme il a été dit plus haut, était de placer sa petite statue de la sainte Vierge sur un autel de gazon; puis, lorsqu'il lui avait offert le premier ses hommages, d'inviter tous ses compagnons à en faire autant. Il ne se sentait pas de joie, quand il les voyait à genoux autour de l'image vénérée. Il récitait la salutation angélique, se levait gravement et se mettait à prêcher la dévotion à la très sainte Vierge avec un langage empreint de la plus expressive tendresse. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

126. La vérité est que pendant qu'il était à Ecully pour faire ses études, il continuait à être l'ami des pauvres. Il ne put jamais rencontrer un malheureux sans être touché jusqu'au fond du coeur. Il amenait coucher à la ferme du Point du jour où il avait fixé sa résidence, tous ceux qu'il trouvait sur son chemin. Allant une fois d'Ecully à Dardilly, il en vit un qui n'avait point de chaussures; il lui donna ses souliers neufs, et arriva chez lui les pieds nus, il fut bien grondé par son père, qui, tout charitable qu'il était, ne l'était pas à la manière de son fils. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

127. La vérité est que le jeune Vianney sut mériter à Verrières comme ailleurs les éloges des personnes, qui eurent le bonheur de le connaître. Parmi ses condisciples il en était un cependant qui ne pouvait supporter les marques d'estime que l'on prodiguait au jeune Vianney. Il ne cessait de l'injurier et en venait même aux voies de fait. Notre jeune Vianney ne répondait que par un sourire de contentement et de bienveillance. Il se serait bien gardé de se plaindre à ses supérieurs. Un jour que les menaces avaient succédé aux injures et les coups aux menaces avec un redoublement de violence, on raconte que le jeune Vianney tomba à genoux devant son bourreau et lui demanda pardon. Terrassé par un coup si inattendu, rougissant enfin de sa lâche conduite, ce fut au tour du vrai coupable de tomber à genoux et de demander pardon. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

128. La vérité est que lorsque Mr Vianney après la réception du sacerdoce eut été placé comme vicaire à Ecully, on le vit pratiquer toutes les vertus d'un bon pasteur. On le trouvait en particulier toujours prêt à se dévouer et à se sacrifier. Les malades, au moindre signe, le voyaient accourir à leur chevet; il était ingénieux à les consoler, patient à les entendre, assidu à les visiter. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

129. La vérité est qu'il était à Ecully affable, obligeant, gracieux envers tout le monde. Il semblait cependant avoir une prédilection pour les pauvres et les petits. Il ne ferma jamais à personne ni sa bourse, ni son coeur. On a conservé, à Ecully, la mémoire de son inépuisable charité. Nous n'en citerons qu'un trait parmi beaucoup d'autres. Il y avait longtemps qu'il portait la même soutane, et l'on s'en apercevait facilement. Averti plus d'une fois qu'il devait à sa dignité une mise plus convenable, il répondait: "J'y songerai." Et en attendant son petit traitement de vicaire, il continuait à se fondre en aumônes et en libéralités de toute espèce. Un jour cependant, il s'était décidé à remettre à la femme du marguillier la somme nécessaire à l'emplette d'une soutane. Mais quelques heures après il recevait la visite d'une dame, que le malheur des temps et une bienfaisance, qui donnait toujours sans jamais compter, avaient réduite à la plus douloureuse extrémité. Le bon Vicaire fut attendri au récit qui lui était fait, et courut aussitôt chercher son argent pour le faire remettre à cette dame par des mains inconnues. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

130. La vérité est que Mr Vianney nommé Curé à Ars chercha immédiatement les moyens de renouveler sa paroisse. Il avait déjà vu par tout ce qui s'était passé à Ecully, que le vrai moyen de faire du bien, c'est de se faire aimer. Comme on l'a dit, la charité est la première puissance pour gouverner les hommes, pour les relever de leur abjection, les grandir à leurs propres yeux et les pousser parfois jusqu'à l'héroïsme. Ce secret de la charité, le nouveau Curé d'Ars le possédait. Il n'a tenu tant d'âmes dans sa main, il n'en a vu tant d'autres à ses pieds, que parce qu'il a beaucoup aimé les hommes et qu'il a su s'en faire aimer. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

131. La vérité est qu'à peine installé au milieu de ses paroissiens, il voulut tout voir de ses yeux, tout connaître par lui-même, tout réjouir par sa présence, se faire tout à tous pour les gagner tous à J.-C. Pour cela il ne se contentait pas de ces rapports généraux, où le prêtre étant l'homme de tout le monde n'est pas assez l'homme de chacun; il saisissait la moindre occasion de donner individuellement à ses paroissiens des marques privées et directes de son affection et de son dévouement pour eux. Ouvert, complaisant, affable envers tous, sans cependant oublier sa dignité de prêtre et de pasteur, il n'aurait pas rencontré un enfant sans le saluer et lui adresser en souriant quelques mots aimables. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

132. La vérité est que le Curé d'Ars sut faire de la visite à domicile un des moyens de se gagner le coeur de ses paroissiens. Il ne se contentait pas d'aller là où on l'appelait, il se présentait même là où on ne l'appelait pas, mais toujours d'une façon très discrète; attendant les occasions favorables ou les faisant naître. Il choisissait volontiers l'heure des repas, afin de trouver toute la famille réunie, et pour ne causer ni dérangement ni surprise, il s'annonçait de loin, en appelant par son nom de baptême le maître de la maison; puis il entrait, faisait signe à tout le monde de continuer, d'un geste qui n'admettait point de réplique, s'appuyait un instant contre un meuble, et, après avoir demandé des nouvelles de tout ce qui pouvait intéresser la famille, par une transition ménagée avec autant d'adresse que de douceur, il ne manquait pas d'ajouter quelques mots d'édification. Tous l’écoutaient avec une attention religieuse. Quand il s'en allait, sa visite n'avait pas seulement charmé; elle avait instruit, consolé, affermi dans le bien. De nombreux retours à Dieu furent le fruit de ces simples entretiens. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

133. La vérité est que son amour pour Dieu joint à sa grande charité pour ses paroissiens le porta à remplir avec toute la perfection possible ses devoirs de Curé. Il sut détruire les abus, introduire ces pratiques dont nous avons parlé et qui font fleurir la piété. Une chose lui coûtait beaucoup: c'était la prédication. Il aurait pu se dire comme plusieurs se plaisent à le répéter: A quoi bon tant préparer mes instructions? Je suis au milieu d'un peuple de paysans; j'en saurais toujours assez pour eux. Le Curé d'Ars raisonnait bien différemment. Aussi consacrait-il à préparer ses instructions tout le temps que les exercices spirituels et les autres devoirs de sa charge pastorale ne remplissaient pas. Il se renfermait des journées entières dans sa sacristie, pour composer ses prônes et ses homélies. Lorsqu'il les avait écrits, seul et sans témoin, il les récitait comme s'il eût été en chaire. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

134. La vérité est que le Curé d'Ars désirait tellement le salut de ses paroissiens, qu'il avait dit à Dieu: "Mon Dieu, accordez-moi la conversion de ma paroisse: je consens à souffrir ce que vous voudrez, tout le temps de ma vie." Il avait dit d'autres fois: "J'accepterais bien de souffrir cent ans les douleurs les plus aiguës, pourvu que le bon Dieu daignât m'accorder la conversion de ma paroisse." Un curé se plaignait un jour à Mr Vianney de ne pouvoir changer le coeur de ses paroissiens: "Vous avez prié, répondit celui-ci, vous avez pleuré, vous avez gémi, vous avez soupiré. Mais ayez-vous jeûné, avez-vous veillé, avez-vous couché sur la dure, vous êtes-vous donné la discipline? Tant que vous n'en serez pas venu là, ne croyez pas avoir tout fait." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

135. La vérité est que Mr Vianney avait demandé à souffrir beaucoup, le jour pour la conversion des pécheurs, la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire, et Dieu l'avait largement exaucé. Il a souvent avoué qu'il ne dormait pas une heure d'un sommeil tranquille et réparateur. Vers la fin de sa vie la fièvre le brûlait sur son pauvre grabat; la toux qui lui déchirait la poitrine était sans intermittence; il se levait de quart d'heure en quart d'heure, rompu de fatigue, baigné de sueur, pour essayer de trouver hors du lit quelque soulagement à ses souffrances. Et quand la douleur commençait à se calmer par son intensité même, quand il allait pouvoir enfin s'assoupir, c'était l'heure où ce pauvre vieillard septuagénaire, par un héroïque effort qu'il renouvelait chaque nuit, s'arrachait au repos avant de l'avoir goûté, et reprenait gaîment sa longue et rude journée de travail. L'amour des âmes, la soif de leur salut lui rendait légers tous les sacrifices. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

136. La vérité est que le Curé d'Ars gémissait continuellement sur la perte des âmes. Il disait avec un accent, qui indiquait toute sa douleur: "Quel dommage que des âmes, qui ont coûté tant de souffrances au bon Dieu, se perdent pour l’éternité!" Il disait encore en élevant les yeux au Ciel et en soupirant: "Mon Dieu, est-il possible que vous ayez enduré tant de tourments pour sauver les âmes, et que ces âmes deviennent la proie du démon?" Il ne cessait de prier pour la conversion des pécheurs; il a fondé des messes dans la même intention. En recommandant de prier pour la conversion des pécheurs, il disait: "Rien n'afflige tant le coeur de Jésus que de voir toutes ses souffrances perdues pour un grand nombre... Prions donc pour la conversion des pécheurs: c'est la plus belle et la plus utile des prières. Car les justes sont sur le chemin du Ciel, les âmes du purgatoire sont sûres d'y entrer... Mais les pauvres pécheurs, les pauvres pécheurs!... Que d'âmes nous pouvons convertir par nos prières!... Toutes les dévotions sont bonnes, mais il n'y en a pas de meilleure que celle-là." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

137. La vérité est qu'un jour le Missionnaire de Mr Vianney lui disait: "Monsieur le Curé, si le bon Dieu vous proposait ou de monter au Ciel à l'instant même, ou de rester sur la terre pour travailler à la conversion des pécheurs, que feriez-vous? - Je crois que je resterais, mon ami. - Oh! Monsieur le Curé, est-ce possible? Les saints sont si heureux dans le Ciel! plus de tentations, plus de misères! - C'est vrai, mon ami, reprit-il avec un sourire angélique; mais les saints sont des rentiers! Ils ont bien travaillé, et Dieu récompense leurs travaux; mais ils ne peuvent plus comme nous glorifier Dieu par des sacrifices pour le salut des âmes. - Resteriez-vous sur la terre jusqu'à la fin du monde? - Tout de même. – Dans ce cas, vous auriez bien du temps devant vous: vous lèveriez-vous si matin? - Oh! oui, mon ami, à minuit! Je ne crains pas la peine... Je serais le plus heureux des prêtres, si ce n'était cette pensée qu'il faut paraître au tribunal de Dieu avec ma pauvre vie de Curé." En disant cela, de grosses larmes coulaient de ses yeux. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

138. La vérité est que son grand désir de sauver les âmes lui a fait fonder l'oeuvre admirable des missions. Près de cent missions, comme nous l'avons dit, ont été établies par ses soins et se donneront de dix en dix ans dans les paroisses qu'il a désignées, sans que les fidèles aient à supporter aucune dépense. Une société de douze missionnaires est chargée du service de ces missions, de la direction de la paroisse et du pèlerinage d'Ars, et perpétue ainsi le bien que le bon Curé avait en vue en faisant de si utiles fondations. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

139. La vérité est que dans le commencement de son ministère à Ars, le zèle de Mr Vianney se sentait à l'étroit dans une si petite localité, et toute la sollicitude pastorale ne suffisait pas pour alimenter le feu sacré qui brûlait au fond de son coeur d'Apôtre. Ses supérieurs le comprirent et lui offrirent la paroisse de Salles dans le Beaujolais. Mais par suite de circonstances indépendantes de sa volonté, il ne put en prendre possession, et sur les instances réitérées des habitants d'Ars, ses supérieurs consentirent à le laisser dans sa pauvre paroisse. Dès lors il s'attacha plus que jamais à ses chers paroissiens. Il sembla ne vivre et ne respirer que pour eux. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

140. La vérité est que Mr Vianney se montrait tout disposé à rendre service à ses confrères, à les remplacer même. Il visitait les malades des paroisses voisines, lorsque les Curés étaient infirmes ou absents. Il prit une part très active à la mission de Trévoux, de Saint Trivier, de Saint Bernard. Il prêcha dans plusieurs paroisses à l'occasion du Jubilé de 1826. La Providence lui avait ménagé toutes ces occasions pour exercer son zèle et aussi pour le faire connaître. Il s'acquit partout la réputation d'un saint. Les personnes qui avaient eu le bonheur de l'entendre et surtout de recevoir ses avis au saint Tribunal ne purent se passer de sa direction. Un grand nombre vinrent à Ars retrouver leur directeur. Le pèlerinage d'Ars était fondé et devait aller en s'augmentant jusqu'à la fin de la vie du Serviteur de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

141. La vérité est que Mr Vianney, qui s'était dit: Si j'étais prêtre, je voudrais gagner bien des âmes au bon Dieu, trouva, grâce au pèlerinage, l'occasion de contenter son désir. On venait à lui de tous les pays du monde. On peut dire que la vie de Mr Vianney, depuis le commencement du pèlerinage, s'est passée au confessionnal. Sur les dix-huit ou vingt heures, qui composaient sa journée de travail, il ne prenait que le temps de réciter son office, de célébrer la sainte Messe et de faire à midi un semblant de repas. Il passait en moyenne quinze heures au confessionnal chaque jour. Ce labeur quotidien commençait à une heure ou deux heures après minuit. Quoique épuisé par les jeûnes, les macérations, les infirmités, le manque de repos et de sommeil, il a pu continuer ses longues séances au confessionnal jusqu'à la fin de sa vie. Il n'a cessé que le 30 Juillet 1859, c'est-à-dire cinq jours avant sa mort. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

142. La vérité est que le Curé d'Ars mettait en pratique ce qu'il disait en parlant des saints. "Les saints aiment tout le monde; ils aiment surtout leurs ennemis... Leur coeur embrasé de l'amour divin se dilate, à proportion du nombre des âmes que le bon Dieu met sur leur chemin, comme les ailes de la poule s'étendent à proportion du nombre de leurs petits." Jamais le Curé d'Ars n'était si content que lorsque toute la journée il avait été écrasé par les pénitents. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

143. La vérité est que la foule sentait tout ce que ce dévouement avait de prodigieux; elle comprenait toute l'importance des bienfaits dont le vénérable Curé était le dispensateur: aussi rien ne peut donner une idée de son empressement à les recevoir. Si matinal que fût Mr Vianney, les pèlerins l'avaient devancé et l'attendaient à la porte de son église. Un grand nombre passaient la nuit sous le porche pour être assurés de ne pas le manquer. On avait été obligé d'établir une certaine règle et l'arrivée de chacun déterminait son rang. Mais il y avait les privilégiés; quelquefois Mr Vianney les distinguait au milieu de la foule et les appelait lui-même. Le peuple prétendait que le discernement du bon Père lui faisait reconnaître ceux que quelques obstacles eussent empêché d'attendre ou qu'amenaient à Ars des besoins plus sérieux et des nécessités plus pressantes. Aussi personne ne songeait à se plaindre de ces faveurs. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

144. La vérité est que Mr Vianney en travaillant à sa propre sanctification et au salut des âmes sentait croître en lui l'amour pour l'humanité souffrante et délaissée, c'est-à-dire pour les pauvres, les faibles et les petits. Il les aimait parce que Notre Seigneur les a aimés, et parce qu'il comprenait que ne trouvant ici-bas que privations, peines et rebuts de tout genre, ils avaient plus besoin d'être prévenus, honorés et consolés. Se voyant entouré de misères, sans nombre, il aurait voulu dès son arrivée à Ars les soulager toutes, ou du moins courir aux plus pressés. Après avoir bien réfléchi devant Dieu, il crut devoir commencer par l'établissement d'une Providence ou asile d'orphelines. C'était venir en aide d'un seul coup à une triple faiblesse, celle de l'âge, du sexe et de l'abandon. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

145. La vérité est que cette oeuvre de la Providence commença humblement et pauvrement, comme la plupart des oeuvres sur lesquelles Dieu veut répandre ses bénédictions. Il y avait derrière le choeur de la petite église d'Ars, à l'orient de la grande place du village, une maison nouvellement et assez proprement construite. "Si ce bâtiment était à moi, disait Mr Vianney, j'en ferais une Providence pour les pauvres filles abandonnées. En sortant de l'église, je n'aurais que la place à traverser pour visiter ma petite famille, y faire mon catéchisme et y prendre mon repas. La Providence me donnerait mon pain, je lui donnerais la parole de vérité, qui est le pain des âmes. Je recevrais d'elle la nourriture qui fait vivre le corps en échange de celle qui fait vivre l'esprit. J'aimerais bien ça." Peu à peu cette idée prit de la consistance. Mais avant de la produire sous la forme d'un projet arrêté et d'adresser une demande directe au propriétaire de la maison, il voulut comme toujours consulter le Seigneur, et annonça une neuvaine en l'honneur de la sainte Vierge. Restait une difficulté, le manque de ressources. Les effets de sa bienfaisance journalière le laissaient, tous les soirs, sans le premier sou pour le lendemain. L'argent de son traitement était toujours dépensé d'avance. Il en était de même de la petite pension que son frère François lui servait pour sa part des biens patrimoniaux. Il ne trouva point d'autre moyen que d'aliéner tous ses biens, et avec cette ressource il put payer la maison, qui lui coûta six mille francs. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

146. La vérité est qu'une oeuvre comme celle qu'il méditait n'existe pas, quand les murs de l'établissement sont debout. A qui en confierait-il la direction? Par un souvenir reconnaissant, son choix se porta d'abord sur les soeurs de saint Charles. C'étaient elles, qui, pendant les jours de la Terreur, cachées sous un costume étranger, l'avaient préparé à sa première communion; il leur devait les joies de ce grand jour. Il pensa bien aussi à la Congrégation de saint Joseph, que le nouvel Évêque de Belley venait de faire refleurir en ouvrant le noviciat de Bourg. Plus tard, pour des raisons particulières et surtout pour assurer l'avenir de son oeuvre comme école gratuite des filles de sa paroisse, il céda sa Providence à la Congrégation de saint Joseph. Mais pour le moment il crut devoir prendre un autre parti, et confier la direction de son établissement à deux filles de sa paroisse. Une bonne veuve de Chaleins, et une fille de Jassans vinrent bientôt les rejoindre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

147. La vérité est qu'après avoir trouvé les directrices Mr Vianney ouvrit une école gratuite pour les petites filles de la paroisse. Peu de temps après, il admit aussi gratuitement quelques enfants des paroisses voisines, qui se nourrissaient à leurs frais, bien qu'elles fussent logées dans la maison. Il en reçut non pas autant qu'il s'en présenta, mais autant que le local en put contenir; ce local était alors très petit. C'était Mr le Curé qui pourvoyait à tout et subvenait aux nécessités de chaque jour. Un peu plus tard, une Lyonnaise qui vint à Ars voulut bien se charger des frais du ménage. Elle aidait aussi Mr Vianney lorsqu'il voulait acheter des bois et des terres pour faire subsister la maison. Le Curé d'Ars, qui avait d'abord voulu fonder son oeuvre sur l'acquisition de quelques immeubles finit par se lasser d'avoir à les faire cultiver et vendit tout au comte de Cibeins, qui s'offrit à lui servir la rente des sommes qu'on avait pu capitaliser. Il put alors recevoir quelques enfants pauvres. Le nombre des orphelines reçues augmenta bientôt. Le local devenant trop petit, il fallut l'agrandir. Mr le Curé ne craignit pas de se faire architecte, maçon et charpentier. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

148. La vérité est qu'en très peu de temps, avec l'aide de quelques personnes charitables, avec des ressources inespérées et la bénédiction de Dieu, on put installer dans le local agrandi plus de soixante jeunes filles, logées, nourries et entretenues aux frais de la Providence, préservées du vagabondage et de ses suites, vivant à l'abri des dangers, qu'elles avaient courus autrefois. Chaque nouvelle orpheline était reçue avec des transports de joie. On se privait de tout pour qu'elle ne manquât de rien. C'était chose admirable de voir comment avec si peu de ressources, une maison aussi nombreuse pouvait se suffire, arriver au bout de l'année et bien des fois s'ouvrir encore aux nécessités des autres. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

149. La vérité est qu'il y eut pourtant des heures critiques, des moments d'angoisse où l'on eût dit que tout était perdu et que faute de ressources il fallait renvoyer ces pauvres orphelines. Cette pensée était comme un coup de poignard pour le coeur du bon Curé. Mais Dieu qui ne voulait que l'éprouver, lui envoyait les secours nécessaires d'une manière inattendue. Il a même voulu opérer des prodiges en faveur de l'établissement de la Providence en multipliant la farine et le blé destinés aux pauvres orphelines. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

150. La vérité est qu'une autre oeuvre non moins importante préoccupait le bon Curé. Pourquoi ne ferait-il pas pour les jeunes gens de sa paroisse ce qu'il avait fait pour les filles? Mais où trouver des ressources? La divine Providence lui vint encore en aide en lui envoyant comme à point nommé les secours dont il avait besoin. Il put donc encore fonder une école gratuite pour les jeunes gens et en confier la direction à une congrégation religieuse. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

151. La vérité est que Mr Vianney aima toujours les pauvres et se dépouilla de tout pour les secourir. Il disait en parlant d'eux: "Que nous sommes heureux que les pauvres viennent ainsi nous demander! S'ils ne venaient pas, il faudrait aller les chercher, et on n'a pas toujours le temps." Son amour pour eux était si grand, qu'il dut prendre contre lui-même certaines précautions, afin de sauvegarder l'argent de ses messes ou de ses fondations. Il en a remis pendant longtemps le dépôt à une veuve qui avait sa confiance, et lui disait: "Claudine, je vous confie cet argent: gardez-le bien. Mais surtout défiez-vous du Curé d'Ars; et s'il vous demande, refusez-lui tout net." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

152. La vérité est que la charité du Curé d'Ars ne s'exerçait pas seulement envers la misère, qui vient d'elle-même s'offrir à la pitié des coeurs sensibles pour les émouvoir en sa faveur, mais active, autant que généreuse, elle allait au devant de l'infortune craintive et timide. Il savait combien est poignante cette douleur que personne n'essuie. C'est une opinion généralement accréditée dans le pays, que le bon Curé soutenait un grand nombre de familles déchues, qui recouraient à lui de Lyon et des environs. Nous savons que toutes les semaines une pauvre mère de famille venait d'une ville voisine lui demander le pain de ses enfants. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

153. La vérité est qu'en 1854 on disait à Mr Vianney, à propos de la mort d'une de ses paroissiennes: "Mr le Curé, cette mort vous assure une rente." - "Oh! répondit-il, cette rente est réversible sur plus d'une tête." Dans le même temps, il avait envoyé réclamer une petite créance d'un de ses débiteurs. Celui-ci trouvant que le Curé d'Ars n'avait pas besoin d'argent, refusa de solder. "Il le croit, lui, se contenta de faire observer l'indulgent prêteur, que je n'ai pas besoin d'argent. Cependant nous approchons de la saint Martin, et j'ai plus de trente loyers à payer." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

154. La vérité est que quand un pauvre heurtait à sa porte, au lieu de lui jeter son aumône par la fenêtre, il descendait afin de le voir, de lui parler et d'ajouter à l'aumône matérielle quelques bonnes et encourageantes paroles. Il ne savait pas refuser. Pour satisfaire le besoin qu'il avait de donner, il n'a pas tardé à vendre les uns après les autres ses pauvres meubles à des personnes qui les lui payaient grassement, parce qu'elles tenaient à avoir des objets lui ayant appartenu. Il lui est arrivé de vendre à des prix très élevés de vieux souliers, de vieilles soutanes, de vieux surplis, et, lorsqu'il en fut venu à n'avoir plus rien, de vendre jusqu'à sa dernière dent. Ces petits traits de bienfaisance, mêlés d'un peu de singularité, fournissaient quelquefois à ses confrères la matière de conversations gaies et pieuses. Si elles se prolongeaient trop, pour en finir il coupait court en disant: "Après tout, peu m'importe? pourvu que j'aie de l'argent pour mes pauvres." Il est certain que, s'il eût continué à se mêler de son vestiaire, sa charité pour les pauvres l'eût réduit à n'avoir pas de quoi changer de linge. On fut obligé de lui donner au fur et à mesure le linge dont il avait besoin. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

155. La vérité est qu'à la mission de Trévoux ses confrères s'apercevant du mauvais état de ses vêtements lui firent cadeau d'un haut-de-chausses en bon velours neuf, avec prière de le porter en souvenir d'eux. Mr Vianney l'accepte et regagne sa paroisse par un froid très piquant. Arrivé au point le plus élevé de la route, appelé les Bruyères, il rencontre un pauvre à moitié nu et tout transi de froid: "Vous avez bien froid, n'est-ce pas, mon ami?" Puis sans attendre sa réponse, il se cache derrière un buisson et reparaît bientôt, son haut-de-chausses à la main. Il le donne au pauvre mendiant. A quelques jours de là on veut savoir, à la Cure, s'il fait honneur à la souscription de ses amis. Embarrassé de ce qu'il appelle leur visite domiciliaire, il dit aux inspecteurs sur le ton d'un aimable badinage: "Ce que vous m'aviez donné, je l'ai prêté à fonds perdus à un pauvre que j'ai rencontré sur les Bruyères." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

156. La vérité est que le Dimanche suivant revenant de sa paroisse, à la nuit tombante, il atteignit, à l'endroit dit les Grandes Balmes, un autre mendiant, qui, tout courbé sous le poids des années, n'osait se risquer le long de la rampe abrupte et verglacée. La route n'était pas encore percée, ni adoucie. Le bon Curé le prend par le bras et l'aide à descendre. Ils arrivent ainsi, l'un soutenant l'autre, au bas de la côte. Mr Vianney charge ensuite sur ses épaules la lourde besace du pauvre et ne la lui rend qu'à l'entrée de Trévoux, pour ne pas être surpris dans l'exercice de cette bonne action. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

157. La vérité est qu'un jour Mr Vianney en sortant de la Providence, se voit arrêté par un pauvre, qui n'ayant ni souliers, ni bas avait les pieds tout ensanglantés. Le bon Curé ôte ses souliers et ses bas, les lui donne et regagne son presbytère comme il peut, ayant soin de se baisser, afin de cacher sous les plis de sa soutane traînante ses jambes et ses pieds nus. - Un autre jour un mendiant s'approche de lui; Mr Vianney se fouille et ne trouve rien dans ses poches que son mouchoir; il le donne au mendiant en s'excusant de ne pouvoir mieux faire. Plus tard, afin de n'être pas pris au dépourvu, Mr Vianney portait toujours avec lui une somme destinée à ses aumônes; il y puisait incessamment et les yeux fermés. Plusieurs fois, il a fait rechercher dans la foule et dans les différents quartiers du village des pauvres à qui il se reprochait de n'avoir pas assez donné. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

158. La vérité est qu'un jour un voleur s'étant introduit dans le presbytère, avait trouvé au fond d'un tiroir quelques cuillers et fourchettes d'étain; il se les était appropriées, et passant dans la pièce où étaient les provisions, il était occupé à faire main basse sur le pain des orphelines de la Providence, lorsque Mr le Curé le surprit: "Que faites-vous là, mon ami, lui dit-il? - J'avais faim, Mr le Curé." Après lui avoir fait une abondante aumône, le bon Curé, qui reconnut son bien entre les mains de son voleur, ajouta: "Sauvez-vous, mon ami, sauvez-vous vite, de peur qu'on ne vous arrête." Il est allé une fois prévenir une femme, qui lui avait volé 900 francs, que les gendarmes la cherchaient. Il a fait une pension à une autre personne pour qu'elle ne volât plus. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

159. La vérité est qu'il n'était pas rare de rencontrer Mr Vianney dans les chemins avec quelque chose qu'il avait soin de cacher sous sa soutane. Il était très embarrassé quand il ne trouvait pas les gens à qui il destinait ces provisions. Il les déposait alors dans quelque coin et se mettait à parcourir les maisons du village jusqu'à ce qu'il eût découvert son monde. Il y avait une vieille aveugle qui demeurait à côté de l'Église, et qui lui était particulièrement chère. C'est chez elle qu'il portait de préférence les mets et les provisions qu'on lui donnait, parce que la pauvre aveugle avait sur les autres l'avantage de ne pas voir par qui sa misère était soulagée. Souvent il la trouvait assise, occupée à teiller du chanvre; il s'approchait d'elle doucement, déposait dans son tablier ce qu'il tenait, sans souffler mot. La bonne vieille croyant que c'était le fait d'une voisine, disait: "Grand merci, ma mie, grand merci!" Mr le Curé s'en allait en riant de tout son coeur. Il payait encore son loyer et pourvoyait à tous ses besoins. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

160. La vérité est que plusieurs personnes voulant faire admettre à Mr Vianney quelques adoucissements à son impitoyable régime, lui portaient différentes provisions. Le bon Curé au lieu d'en profiter n'avait rien de plus pressé que de les porter aux pauvres. Mademoiselle Lacon revenait souvent à la charge, mais il lui était bien difficile de pouvoir triompher de l'obstination du Curé d'Ars. Repoussée, elle ne se déconcertait pas et attendait qu'un hasard heureux lui livrât l'entrée du presbytère. Alors elle s'y glissait furtivement et y déposait les provisions que Mr le Curé n'avait pas voulu accepter; puis, croyant la partie gagnée, elle jouissait de son triomphe jusqu'à ce qu'elle retrouvât le lendemain, dans le panier des pauvres qui venaient quêter à sa porte, les mets que la veille elle avait cachés dans l'armoire du presbytère. Alors c'étaient de grands chagrins, d'amusantes colères, des plaintes sans fin, qui faisaient beaucoup rire le coupable et ne le corrigeaient jamais. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

161. La vérité est que l'on pourrait citer beaucoup d'autres traits de la grande charité de Mr Vianney. L'habitude qu'il s'était faite de tout voir au point de vue de la foi, était cause que dans ses libéralités il jouissait profondément par la pensée du mauvais tour qu'il jouait au démon. "Le Grappin, disait-il, est furieux, quand il voit que de ce même argent, dont il se sert pour corrompre et perdre les âmes, nous faisons sortir leur salut." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

V. Sur la Prudence de Mr Vianney.

 

162. La vérité est que, quoique la prudence ne soit pas la vertu de l'enfance, elle brilla cependant d'un vif éclat dans le jeune Vianney. Elle lui faisait estimer, comme on le doit, les choses spirituelles et le portait à ne négliger aucun des moyens de sanctification que la divine Providence avait mis entre ses mains. Il faisait ses délices de la prière, comme il a été dit plus haut; il assistait à la sainte Messe toutes les fois qu'il le pouvait; il aimait à s'instruire des vérités de notre sainte religion. Quoiqu'il eût été, pendant le jour, occupé à des travaux très pénibles pour son âge, on le voyait, le soir, étudier au flambeau son catéchisme, ses évangiles et ses prières, et quand il les savait par coeur, les méditer gravement, et ne suspendre son étude et sa méditation que lorsque, vaincu par le sommeil, il était forcé d'accorder à la nature quelque soulagement. Quand il rencontrait des enfants de son âge, il les engageait à le suivre, et chemin faisant, il leur apprenait le catéchisme. Il a déjà été dit que lorsqu'il était berger tout son bonheur était de prier devant sa chère madone, d'engager ses compagnons à en faire autant, et de leur faire de petites instructions. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

163. La vérité est que connaissant le prix du temps, il tâchait de n'en point perdre, et surtout il s'efforçait de se tenir en la présence de Dieu et de l'adorer au fond de son coeur. Une sagesse prématurée lui avait déjà révélé ce que beaucoup ignorent, c'est que le règne de Dieu est au-dedans de nous, et que sans sortir de notre sphère d'activité, quelque modeste qu'elle soit, nous avons sous la main, dans l'accomplissement de nos devoirs, le premier et le plus sûr moyen de noire perfection et de notre salut. Il était donc très exact à remplir tous les devoirs de son état, et très fidèle à suivre les pratiques de piété qu'il s'était imposées. De plus, comme il le disait plus tard lui-même, en travaillant aux champs il ne négligeait pas la culture de son âme. "En donnant mon coup de pioche, je me disais souvent: Il faut aussi cultiver ton âme; il faut en arracher la mauvaise herbe, afin de la préparer à recevoir la bonne semence du bon Dieu." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

164. La vérité est que le jeune Vianney cherchait en tout à fuir la singularité. Il se forma à cette piété douce et aimable, qui ne s'impose pas et qui ne veut pas en imposer aux autres. Il faisait en public ce qu'il devait faire en public; pour le reste, il aimait à se cacher et à n'avoir que Dieu pour témoin. "Quand j'étais seul aux champs, disait-il, avec ma pelle ou ma pioche à la main, je priais tout haut, mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse." Après dîner, il se reposait comme les autres avant de se remettre à l'ouvrage, faisait semblant de dormir et priait Dieu de tout son cœur. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

165. La vérité est que le jeune Vianney, dès qu'il crut reconnaître que Dieu l'appelait à l'état ecclésiastique, se mit immédiatement à faire ce qui était nécessaire pour atteindre le but proposé. Laissant de côté les considérations humaines, il ne vit dans le sacerdoce que les moyens plus grands qu'il aurait de se sanctifier lui-même, de travailler au salut des âmes et de procurer la gloire de Dieu. Il comprit qu'il fallait pour cela s'efforcer tous les jours de croître dans l'amour de Dieu. Aussi le vit-on faire de nouveaux et rapides progrès dans la piété et la pratique des vertus. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

166. La vérité est que Dieu permit qu'il rencontrât beaucoup de difficultés dans la carrière où sa voix l'appelait, et qu'il se heurtât contre des obstacles presque insurmontables, comme s'il eût voulu rendre plus impossible à son serviteur toute tentation de vaine gloire et le détacher encore plus de lui-même. Sa conception était lente, sa mémoire ingrate, ses progrès peu sensibles. Se trouvant si dénué des facultés sans lesquelles il ne pouvait espérer de voir s'ouvrir pour lui la sainte carrière à laquelle il aspirait, notre jeune homme songea à l'emploi direct des moyens surnaturels pour triompher des obstacles, qui entravaient la marche de ses études. Après avoir pris conseil de son directeur, il fit voeu d'aller à pied, en demandant l'aumône, au tombeau de saint Jean François Régis, afin d'intéresser en sa faveur l'apôtre du Vivarais, et d'obtenir la grâce d'en savoir assez pour devenir, lui aussi, un bon et fidèle ouvrier du Seigneur. Ses prières furent exaucées. Les progrès dans la science furent si sensibles; que son maître en était étonné. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

167. La vérité est que la vocation du jeune Vianney fut soumise à d'autres épreuves, comme il a été dit. Ces épreuves ne purent abattre son courage. Il en profita même pour acquérir un plus grand esprit d'humilité, d'abnégation et de sacrifice. Il s'habitua à placer son coeur au-dessus des choses de la terre, en s'élevant à Dieu sur les deux ailes de la simplicité et de la pureté. Il pratiquait déjà la pénitence; mais il était convaincu que de toutes les pénitences, la meilleure est de faire chaque jour et à chaque heure, la volonté divine plutôt que la nôtre, malgré nos répugnances, nos dégoûts et nos lassitudes. Il voulait être un bon ouvrier du Seigneur, il voulait sauver les âmes. Dans ce but toujours présent à sa pensée, il déployait cette patiente ardeur qui finit bien souvent par suppléer le talent. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

168. La vérité est qu'admis au séminaire pour se préparer à la réception des ordres sacrés, Mr Vianney s'efforçait de mettre de plus en plus sa vie d'accord avec sa vocation. On le vit croître en humilité, en douceur, en piété. Il avait acquis, dès lors, un si grand empire sur lui-même, qu'il put s'appliquer uniquement à faire ce qu'il y avait de plus parfait. Quoique ses dispositions et son goût le portassent plus particulièrement à tout ce qui se rattachait à la piété, il n'affectait pas d'y ramener la conversation, pour se mettre plus à son aise, faire ressortir sa compétence ou briller sa vertu. Il se prêtait à tous les entretiens, à tous les esprits, à tous les caractères, sans contrainte, comme sans ostentation, et s'effaçait toujours le plus qu'il pouvait. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

169. La vérité est qu'ayant eu le bonheur de recevoir le sacerdoce, il sentit dans son coeur un plus grand désir d'aimer Dieu. Il lui semblait qu'il n'avait encore rien fait pour lui. On le vit redoubler ses mortifications, ses pénitences. Nommé vicaire à Écully, il s'efforça, sous la sage direction de Mr Balley, de remplir tous les devoirs d'un bon pasteur. Affable, gracieux, obligeant envers tout le monde, il se faisait tout à tous pour les gagner tous à J.-C. Il n'avait pas deux poids et deux mesures. La perfection, qu'il prêchait aux autres, il en faisait la règle austère de sa conduite. Il accomplissait le premier les sacrifices qu'il demandait aux autres, ou plutôt ses sévérités n'étaient que pour lui: autant il était dur pour lui-même, autant il était bon pour les autres. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

170. La vérité est que Mr Vianney nommé Curé d'Ars songea immédiatement aux moyens de réformer sa paroisse, qui en avait grand besoin. Pour cela deux choses étaient nécessaires, introduire certaines pratiques et détruire les abus. Avant d'entreprendre ce grand travail, qui, s'il réussissait, devait tant procurer de gloire à Dieu, Mr Vianney eut d'abord recours au moyen que nous lui avons vu déjà employer avec succès, il redoubla ses prières et ses mortifications. Quand il eut prié, fait pénitence et consulté, il s'efforça peu à peu d'établir les pratiques qu'il avait en vue, l'adoration perpétuelle, la prière du soir dans l'église, les confréries, la fréquentation des sacrements. Ces différentes pratiques, qu'il parvint à introduire, grâce à son zèle persévérant, à sa prudence et à sa douceur, avaient comme organisé l'armée du bien dans sa paroisse; mais tout aurait été bientôt paralysé sans la destruction des abus principaux. Il les attaqua donc avec toute l'ardeur qu'inspire le zèle de la gloire de Dieu, comme aussi avec toute la circonspection que commande la prudence. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

171. La vérité est que s'apercevant que l'usage de la danse ne disparaissait pas comme il l'aurait désiré, il résolut de donner un dernier assaut. Avant de le faire il voulut auparavant faire comme violence au coeur de Dieu en ayant recours d'une manière plus spéciale à la prière et à la pénitence. Se souvenant d'un endroit de l'Évangile où il est question d'un démon, qui ne se chasse que par le jeûne et la prière, il se mit à ne prendre presque plus de nourriture, à passer les jours et les nuits en oraison, à se prosterner avec une plus grande abondance de larmes aux pieds de Jésus crucifié, lui demandant par ses cinq plaies d'avoir pitié de son peuple. Puis il ne craignit pas de dire à ses paroissiens toute sa pensée sur la danse, avec cette force que donne le vrai zèle. Il finit par remporter sur ce point comme sur les autres une victoire complète. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

172. La vérité est que Mr le Curé d'Ars ne se contenta pas de faire cesser le scandale des oeuvres serviles, des danses et des cabarets, il sut faire du Dimanche le jour du Seigneur. C'était un bonheur de se trouver un jour de Dimanche ou de fête dans la paroisse d'Ars. Les communions y étaient nombreuses et les prières continuelles; l'église ne désemplissait pas. Aux offices qui se succédaient à de courts intervalles, l'affluence était si considérable qu'on étouffait dans l'enceinte trop étroite. Mr Vianney faisait régulièrement le catéchisme à une heure après midi; on y assistait presque aussi assidûment qu'à la Messe. Les Vêpres étaient suivies des Complies. Après le chant de l'antienne à la sainte Vierge, Mr le Curé présidait à la récitation du chapelet, à laquelle tout le monde prenait part. Au déclin du jour, la cloche appelait pour la troisième fois les fidèles à l'église, et pour la troisième fois la paroisse entière répondait à cet appel. Mr Vianney sortait de son confessionnal et montait en chaire pour y faire la prière, laquelle était toujours suivie d'une de ces touchantes homélies où son âme s'épanchait en des paroles à la fois si simples et si élevées, si fortes et si pathétiques. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

173. La vérité est que la prudence ne brille pas moins dans les autres oeuvres que le zèle fit entreprendre au Curé d'Ars. Comme il le disait: "La prudence nous fait discerner ce qui est le plus agréable à Dieu et le plus utile au salut de notre âme." Pour faire ce discernement il avait toujours soin de consulter Dieu dans la prière, et quand la chose avait quelque importance, il ne manquait pas de demander conseil à des personnes prudentes et surtout à son évêque et d'obtenir son assentiment, s'il était nécessaire. Lorsque l'oeuvre à entreprendre était importante, il redoublait ses mortifications et ses pénitences. Il avait une grande confiance dans le jeûne comme moyen de fléchir la justice divine et de lutter contre l'enfer. "Le démon, disait-il, se moque de la discipline et des autres instruments de pénitence. Du moins, s'il ne s'en moque pas, il en fait peu de cas et trouve encore moyen de s'arranger avec ceux qui en font usage; mais ce qui le met en déroute, c'est la privation dans la nourriture et le sommeil. Il n'y a rien que le démon craigne autant que cela et qui soit plus agréable au bon Dieu. Que de fois je l'ai éprouvé, quand j'étais seul, pendant cinq ou six ans, pouvant me livrer à mon attrait tout à mon aise, sans être remarqué de personne. Oh! que de grâces Notre Seigneur m'accordait dans ce temps-là!... J'obtenais de lui tout ce que je voulais." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

174. La vérité est que le Curé d'Ars se livrait à ces pénitences extraordinaires quand il s'agissait d'une grâce importante à obtenir, quand il avait en vue quelque conversion éclatante, poursuivait quelque réforme, travaillait à l’extinction de quelque abus, lorsqu'un désordre grave avait affligé son coeur, ou qu'il croyait devoir satisfaire à la place d'un grand pécheur que la miséricorde divine lui avait amené. On lui demandait un jour son avis sur la conduite à tenir à l'égard de certains pécheurs relativement à la pénitence sacramentelle, afin qu'elle ne fût ni trop forte, ni trop faible, et qu'on mît d'accord le principe d'une réparation suffisante et les égards dus à la faiblesse des pénitents: "Pour moi, répondit-il, je vais vous dire ma recette. Je leur donne une petite pénitence et je fais le reste à leur place." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

175. La vérité est que Mr Vianney jugeant que l'établissement de la Providence procurerait la gloire de Dieu et le bien des âmes, voulut cependant avant de l'entreprendre consulter, comme toujours, le Seigneur dans la prière. Il annonça une neuvaine en l'honneur de la très sainte Vierge. "Elle aime tant les pauvres, qui sont les amis de son Fils, se disait-il, qu'elle viendra certainement à mon secours." Pour ne pas paraître tenter Dieu et lui demander des prodiges, il fit tout ce qui était en son pouvoir. Il sacrifia même sa fortune pour acheter une maison convenable. Il essaya d'assurer des ressources à sa Providence en achetant des immeubles qu'il revendait bientôt moyennant une rente annuelle. Il voulait bien qu'on se confiât à la divine Providence, mais il ne voulait pas qu'on lui demandât des prodiges. Dieu daigna cependant montrer plus d'une fois dans les moments de détresse que ce n'est pas en vain qu'on place en lui sa confiance. Les secours arrivaient comme à point nommé et d'une manière merveilleuse. En pensant à cette conduite admirable de la divine Providence, le bon Curé ne pouvait s'empêcher de dire: "Nous sommes bien un peu les enfants gâtés du bon Dieu." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

176. La vérité est que le curé d'Ars n'agit pas avec moins de prudence quand il fonda, après avoir obtenu l'assentiment de son Évêque, l'école gratuite des jeunes gens de sa paroisse, l'oeuvre si admirable des missions décennales, etc. Il priait, il jeûnait, et l'argent lui arrivait de tous les côtés. Il disait un jour à Mr l'abbé Tailhades: "J'ai la pensée d'établir une autre fondation en l'honneur des cinq plaies de Notre Seigneur Jésus Christ, pour la conversion des pécheurs du diocèse. Il faut que j'examine cela devant le bon Dieu, et s'il me donne des marques que cette fondation lui est agréable, je m'en occuperai. Je n'ai pas à me mettre beaucoup en peine des fonds: le bon Dieu est riche, il saura bien m'en faire trouver." La fondation de Messes proposée eut lieu en effet. Le bon Curé trouva l'argent nécessaire pour cette fondation comme pour beaucoup d'autres. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

177. La vérité est qu'il serait facile de montrer comment Mr Vianney a déployé une grande prudence dans l'exercice du saint ministère. Il a déjà été dit combien il était prudent dans les visites qu'il faisait à ses paroissiens, dans les rapports qu'il avait avec eux. Il ne l'était pas moins dans ses catéchismes et dans ses instructions. Ne comptant pas sur ses propres forces et ne croyant pas que l'ignorance des gens de la campagne dût le dispenser de travailler ses instructions, il les écrivait après avoir étudié et médité devant le Saint Sacrement, les apprenait de mémoire et s'exerçait à les bien débiter. Ce travail lui coûtait beaucoup, comme il l'a avoué; il s'y astreignait cependant afin de traiter plus convenablement la parole de Dieu. Il ne le cessa que lorsque la trop grande affluence de pèlerins ne lui laissa plus aucun moment de repos. Mais Dieu lui inspirait alors ce qu'il avait à dire; ses catéchismes et ses homélies, qu'on était avide d'entendre, faisaient le plus grand bien sur l'esprit de ses auditeurs. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

178. La vérité est que la vie du Curé d'Ars s'est passée en grande partie au saint Tribunal. Il a eu par conséquent un nombre presque infini de personnes à diriger. La direction des âmes demande une grande prudence. Toute chose désirable ne convient pas à tout le monde. C'est à chacun de marcher dans la voie où Dieu l'appelle; il faut que le directeur donne les moyens de suivre cette voie. Il faut pour cela un grand discernement des esprits. Mr Vianney l'avait reçu de Dieu. Dès qu'il avait reconnu les ressources et les moyens, tour à tour exigeant et facile, ou bien il se renfermait dans le cercle des préceptes, ou bien il ouvrait à son pénitent les champs illimités des conseils. Un grand nombre de faits démontre que le bon Curé lisait bien souvent au fond du coeur de ses pénitents et découvrait leurs fautes les plus cachées. Il a fait connaître plus d'une fois à des pénitents qu'ils le trompaient en confession. C'est journellement qu'il disait, à première vue, à ceux qui venaient à lui quels étaient leurs attraits, leur vocation, et par quelles voies Dieu voulait les conduire. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

179. La vérité est que l'on comptait tellement sur la prudence du Curé d'Ars, que lorsque, dans une situation difficile on avait besoin de lumières et de conseils, on venait les chercher auprès de lui. Son merveilleux bon sens apercevait du premier coup d'oeil les difficultés d'une entreprise, les raisons pour et contre. Il rejetait impitoyablement les projets sans portée, sans utilité réelle, qui viennent d'un zèle indiscret, de la volonté propre, de l'amour du bruit ou de l'activité inquiète d'un esprit sans discipline. Mais ses sympathies les plus chaleureuses et son concours le plus efficace étaient toujours au service des institutions, dont la pensée était pure et le but franchement chrétien. De toutes parts on appelait les encouragements du Curé d'Ars, ses bénédictions et ses suffrages sur des fondations, sur des établissements, sur des écrits, sur des oeuvres destinées quelquefois à une grande célébrité. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

180. La vérité est que le Curé d'Ars était très prudent dans ses conversations. Il aurait voulu ne parler que des choses de Dieu; il consentait cependant par charité et par politesse à s'entretenir des choses de ce monde. Ne se croyant bon à rien et ne pouvant se douter que ses paroles dussent avoir quelque portée, il disait encore volontiers son sentiment; mais il était d'une très grande réserve pour toutes les matières politiques. Il n'est pas jusqu'à l’incident d'Ars au sujet de la Salette, comme on s'est plu à le nommer, qui ne démontre une grande prudence de la part de Mr Vianney. Il avait été un des premiers à croire que la Sainte Vierge était apparue à Maximin et à Mélanie. Lorsque Maximin en 1850, sous je ne sais quelle impression et contrairement à tout ce qu'il avait dit jusqu'alors et a dit depuis, eut affirmé à Mr Vianney qu'il n'avait pas vu la Sainte Vierge, celui-ci se trouva dans un grand embarras. Il inclinait à croire au fait de l'apparition et par le penchant de son coeur, et par respect pour l'autorité de l'Évêque de Grenoble, qui s'était prononcé pour le fait de l'apparition. Mais dans sa droiture et sa simplicité, il ne pouvait se figurer que Maximin avait voulu le tromper. Que faire dans une position semblable? En homme prudent, Mr Vianney envisageant d'un côté la conduite de l'Évêque de Grenoble et la valeur de son approbation répondait qu'on pouvait croire à la Salette, il permettait le pèlerinage et l'encourageait au besoin. Quand d'un autre côté on lui demandait son opinion personnelle, il évitait de répondre, et si le caractère de ceux qui l'interrogeaient exigeait une réponse, il se contentait de dire que si ce que l’enfant lui avait dit était vrai, on ne pouvait y croire. Cette entrevue avec Maximin fut pour le bon Curé le sujet de grandes peines. Il n'en fut délivré que lorsqu'au bout de huit ans, il eut dit: Je crois. Il obtint même de Dieu une grâce temporelle par l'intermédiaire de la Sainte Vierge, invoquée sous le titre de Notre Dame de la Salette. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

181. La vérité est que Mr Vianney, comme il a été dit, fut en butte dans le commencement de son ministère à Ars à beaucoup de contradictions. En homme prudent il laissait dire et faire, et profitait de l'injustice des hommes pour s'attacher de plus en plus à son Seigneur. Quelque opposition qu'il trouvât dans l'accomplissement de ses devoirs de pasteur en chaire ou au confessionnal, il s'y porta toujours avec le même amour et la même exactitude. Quand on lui demandait comment il avait pu, sous le coup d'une menace perpétuelle de changement, en butte à tant de tracasseries, conserver l'énergie de son âme et ce qu'il faut d'empire sur soi-même pour se livrer à ses travaux avec la même application et la même ardeur: "On fait beaucoup plus pour Dieu, répondait-il, en faisant les mêmes choses sans plaisir et sans goût. C'est vrai que j'espérais tous les jours qu'on viendrait me chasser, mais en attendant je faisais comme si je n'avais jamais dû m'en aller." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

182. La vérité est que ces épreuves lui étaient encore bonnes et précieuses à un autre point de vue. Elles le délivraient de la crainte qu'il avait d'être hypocrite, quand il se voyait, lui si faible et si misérable, l'objet des empressements de la foule: "Au moins, se disait-il, je ne trompe pas tout le monde. Il y en a qui me mettent à ma place et m'apprécient à ma juste valeur. Combien je leur ai d'obligation! Ce sont eux qui m'aident à me connaître." Quand il sortait, la foule avait coutume de le suivre et de lui donner mille marques de vénération. Mais lui, comme si ces marques de vénération se fussent adressées à un autre, s'en allait tranquillement sans faire attention à ce qui se disait ou se passait, et n'était attentif qu'aux questions dont on l'accablait en ce moment. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

VI. Sur la vertu de Justice de Mr Vianney.

 

183. La vérité est que Mr Vianney remplit toujours tous les devoirs que la religion nous impose. Il était très exact à tout ce qui est du service de Dieu. Il avait une très grande horreur du péché. Il s'efforça toujours de pratiquer les conseils évangéliques et de suivre les inspirations de la grâce, ainsi qu'il sera déposé, etc.

184. La vérité est que le Curé d'Ars n'était pas moins exact à remplir tous les devoirs que les hommes se doivent mutuellement. Il a déjà été parlé de sa grande charité. Il avait non la politesse froide et maniérée des gens du monde, mais cette politesse pleine de charité, de cordialité, de sincérité qui met chacun à l'aise. A l'exemple du divin Maître, qui a passé sur la terre en faisant le bien, le serviteur de Dieu ne s'appartenait pas lui-même; il pensait à tout, veillait à tout, était plein d'égards et d'attentions pour tout le monde; il n'oubliait que lui-même, et il s'oubliait entièrement. Il n'avait besoin de rien, pas même de consolations, ni de témoignages de sympathie; il s'en croyait indigne. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

185. La vérité est que le Curé d'Ars portait si loin ce respect pour tout le monde, qu'il ne s'asseyait devant personne et ne permettait pas qu'on se tint debout devant lui. Lorsqu'il entrait et qu'on se levait pour le recevoir, on voyait sa figure se couvrir des marques d'une vive confusion: "Asseyez-vous, asseyez-vous" disait-il, en accompagnant ces mots d'un geste expressif, et il insistait jusqu'à ce qu'on se fût assis. Sa formule, en saluant les visiteurs, était toujours: Je vous présente bien mon respect. S'il en avait connu une plus humble et plus courtoise, il l'aurait employée. Mais ces respects qu'il offrait à tout le monde, il n'en voulait point pour lui. On ne pouvait faire entrer ce mot dans aucune phrase à son adresse, sans qu'il en fût offensé. Il vous arrêtait tout court pour vous dire: "Oh! je ne mérite le respect de personne... Donnez-moi un peu de votre amitié, c'est bien assez." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

186. La vérité est que Mr Vianney avait encore pour les Ecclésiastiques de plus grandes marques de respect. Après les ecclésiastiques, les religieux étaient l'objet de sa prédilection; il les regardait comme la gloire et l’ornement de l'Église; il aimait à s'entretenir avec eux de Dieu et des choses célestes. Au reste, le serviteur de Dieu vénérait profondément tous ses confrères. Il avait pour eux, lorsqu'ils venaient à Ars, des égards infinis. Il leur accordait le même privilège qu'aux infirmes et aux malheureux, celui de les entendre aussitôt qu'ils réclamaient son ministère. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

187. La vérité est que le Curé d'Ars honorait les grands et les puissants de la terre comme on doit les honorer. Jamais il n'est arrivé à Mr Vianney de blesser ni de repousser personne. Une gaîté douce et franche, un aimable abandon présidait à toutes ses relations intimes et toutefois cet abandon ne tournait pas à une trop grande familiarité; le respect était toujours là pour en tempérer les saillies. Il s'excusait parfois de se servir du mot ma petite, qu'il employait par une habitude de bonhomie, même à l'égard des femmes du monde; ce qui n’étonnait, et n'offusquait personne. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

188. La vérité est que Mr Vianney était bon envers tout le monde, il était bon toujours, mais il était bon en particulier pour les pauvres, les infirmes, les ignorants et les pécheurs: ce sont là les quatre grandes misères de l'âme et du corps; il les embrassait dans le même sentiment de tendre commisération et de généreuse sympathie. Il était prodigue de grâces, de prévoyances et d'attentions envers le dernier des mendiants qui l'approchait; il cherchait à le contenter, aussi bien qu'à le secourir. Il se montrait continuellement appliqué à écarter de ceux qui vivaient autour de lui le plus petit mécompte, à leur épargner la plus légère contrariété. On ne saurait dire toutes les nuances que cette disposition prenait en lui: c'était tour à tour de la tendresse, de l'indulgence, de la pitié, de la douceur, de la condescendance, de l'abnégation, de la libéralité. Autant il était dur au travail, impitoyable pour lui-même, autant il était sensible, tendre, prompt à s'alarmer, dès qu'il s'agissait de la santé de ses collaborateurs. S'il les voyait souffrants, il les forçait au repos; il leur interdisait la chaire et le confessionnal; il prenait pour lui tout ce qu'il y avait à faire. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

189. La vérité est que Mr Vianney porta toujours un grand respect à son père et à sa mère. Il était très reconnaissant des services qu'il avait reçus d'eux. Un jour qu'il revenait avec attendrissement sur les souvenirs de son enfance, les missionnaires lui disaient: "Vous êtes bien heureux d'avoir senti de si bonne heure le goût de la prière. - Après Dieu, répondit-il, c'est l'ouvrage de ma mère; elle était si sage!... Vois-tu, me disait-elle souvent, mon petit Jean-Marie, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela me ferait plus de peine que si c'était un autre de mes enfants." Quand ses parents venaient à Ars, il les recevait avec beaucoup de cordialité, s'enquérait des nouvelles du pays, leur faisait gracieusement les honneurs de sa table, et ce jour-là, pour les porter à manger, ne craignait pas de sortir de son ordinaire et de manger avec eux un peu de tout. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

190. La vérité est que jusque dans les dernières années de sa vieillesse, Mr Vianney conserva le souvenir des bons habitants des Noës, qui lui avaient rendu service pendant son séjour dans ce village. C'est aux Noës qu'il aurait voulu être nommé Curé, c'est là peut-être, si l'évêque de Belley avait consenti à sa retraite, qu'il aurait fini sa vie. "Si j'obtiens la permission de quitter le saint ministère, disait-il en 1841 à Jean Marie Fayot venu à Ars pour le voir, j'ai l'intention d'aller mourir au milieu de vous, ou à la Grande Chartreuse." Sa reconnaissance pour la veuve Fayot, qui lui avait donné l'hospitalité aux Noës ne s'affaiblit pas. Au commencement de son ministère, il était même dans l'habitude de lui écrire tous les ans. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

191. La vérité est que sa reconnaissance pour Mr Balley, son ancien maître, était encore plus vive. La vertu, les talents, la sainteté de Mr Balley revenaient très souvent dans les conversations du Curé d'Ars. Quand il voulait édifier par des traits d'histoire contemporaine, le nom de son ancien maître revenait aussitôt sur ses lèvres, et en même temps ses yeux se remplissaient de larmes; les larmes et les récits ne tarissaient pas. Il disait que personne ne lui avait mieux fait voir jusqu'à quel point l'âme peut se dégager des sens, et l'homme approcher de l'ange. "J'aurais fini par être un peu sage, ajoutait-il quelquefois, si j'avais eu le bonheur de vivre avec Mr Balley. Pour avoir envie d'aimer Dieu, il suffisait de lui entendre dire: Mon Dieu, je vous aime de tout mon coeur." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

192. La vérité est que le Curé d'Ars était très reconnaissant des moindres services qu'on pouvait lui rendre, comme tous ceux qui ont eu le bonheur d'approcher de lui peuvent le déposer. L'expression de sa figure, ses paroles et ses gestes indiquaient alors assez combien il était touché profondément des attentions qu'on avait pour lui. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

Obéissance de Mr Vianney.

 

193. La vérité est que Mr Vianney pratiqua toujours l'obéissance. Pendant qu'il était chez ses parents, son obéissance était si prompte et si exemplaire que sa mère ne craignait pas de le donner comme modèle à ses autres enfants. Sa soeur Marguerite a rendu de lui ce témoignage: "Notre mère était si sûre de l'obéissance de Jean-Marie que, lorsqu'elle éprouvait de la part de l'un de nous de la résistance ou de la lenteur à exécuter ses ordres, elle ne trouvait rien de mieux que de les intimer à mon frère, qui obéissait sur le champ, et puis de nous le proposer pour modèle en disant: "Voyez, lui, s'il se plaint, s'il hésite ou s'il murmure! Voyez s'il n'est pas déjà loin?" Il était rare que son exemple ne nous entraînât pas." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

194. La vérité est que Mr Vianney s'est fait remarquer par son exacte obéissance aux séminaires de Verrières et de Lyon. Jamais on ne le vit enfreindre la règle; elle était pour lui l'expression de la volonté de Dieu. Jamais on ne le surprit parlant aux heures consacrées au silence, faisant bande à part au moment des récréations, se montrant froid et impoli envers aucun de ses condisciples. Cet amour pour la règle, il le conserva toute sa vie; il produisait en lui un grand respect pour tout ce que l'Eglise nous propose, et une grande fidélité à remplir tout ce qu'elle commande. Comme Mr Vianney aimait l'Eglise et sa discipline! On ne pouvait lui parler de Rome sans provoquer des éclairs de bonheur. Il versait des larmes quand il prononçait ou qu'il entendait prononcer le nom de l'Eglise, mère et maîtresse de toutes les autres. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

195. La vérité est que le Curé d'Ars, comme il a été dit, était tourmenter du désir d'aller dans la solitude pleurer sa pauvre vie. Depuis l'âge de quinze ans ce désir était dans son coeur pour le tourmenter et lui enlever le bonheur qu'il aurait pu goûter dans sa position. Il se réjouissait en pensant que dans la solitude, il pourrait prier en liberté. Il resta cependant jusqu'à la mort dans le poste que la Providence lui avait assigné, parce que son Évêque ne voulut pas lui permettre de quitter sa paroisse. Si plus d'une fois il chercha à quitter Ars, ce fut toujours avec la pensée que l'Évêque de Belley approuverait son projet. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

196. La vérité est que le Curé d'Ars montra toujours envers les représentants de l'autorité civile le respect et l'obéissance qui leur sont dus dans les attributions de leur pouvoir. Un fait cependant, s'il n'était pas expliqué, semblerait prouver que Mr Vianney fut infidèle une fois à une loi de son pays. Lorsque Mr Balley vit approcher pour son élève l'époque de la conscription, ne doutant point de sa persévérance, il s'empressa d'aller à Lyon, afin de le faire inscrire parmi les aspirants au sacerdoce; cette inscription, comme on sait, l'exemptait du service militaire; mais Dieu permit qu'on oubliât de le porter sur les registres. On ne s'en aperçut qu'au bout de trois ans. L'autorité militaire expédia au jeune Vianney l'ordre d'aller rejoindre son régiment à Bayonne. Après quelques tentatives pour conserver à sa vocation le jeune étudiant, son père se décida à lui faire un remplaçant; mais deux jours après la conclusion de cette affaire, le jeune homme avec qui on avait traité se ravisa et vint déposer sur le seuil de la maison Vianney son argent et son sac. Les efforts que Jean Marie avait faits jusque là pour surmonter son chagrin l'avaient brisé; il tomba malade. L'autorité militaire le fit envoyer à l'hôpital de Lyon. Quand il fut à peu près rétabli, on le fit partir pour Roanne, où il fut obligé de séjourner quelque temps, parce qu'il était retombé malade. Enfin le matin du 6 janvier 1810, jour fixé pour le départ de la colonne, il était allé prier dans une église; il s'y oublia et laissa passer l'heure. Quand il se présenta, on lui fit d'amers reproches; on finit cependant par lui signer sa feuille de route. Il marchait depuis quelque temps et disait son chapelet en se recommandant de toute son âme à la très sainte Vierge. Pendant qu'il priait un inconnu s'approcha de lui d'un air bienveillant, et lui demanda où il allait et pourquoi il était si triste. Mr Vianney lui raconta son histoire. L'inconnu lui dit de le suivre, qu'il n'avait rien à craindre avec lui; en même temps, il se chargea de son sac qui était très lourd et que le convalescent avait de la peine à porter. Ce fut chez le maire du village des Noës que l'inconnu le conduisit. Il habita ensuite chez une bonne mère de famille nommée Fayot. Comme partout ailleurs il se fit aimer et admirer de tous ceux qui eurent le bonheur de le connaître. Cette désertion, que Mr Vianney n'avait en aucune façon préméditée, il ne se la reprocha jamais comme une infraction aux lois de son pays, encore moins comme une faute devant Dieu. On était du reste alors au plus fort de la guerre contre l'Espagne, guerre déclarée évidemment injuste par de graves théologiens; l'Empereur venait de faire enlever Pie VII et de lui ravir ses états. La France commençait à se lasser de donner le plus pur de son sang pour satisfaire l'ambition d'un seul homme. Il fallait souvent l'emploi de la force pour faire marcher les recrues; les routes étaient couvertes de déserteurs. Personne ne songeait à blâmer ceux qui prenaient ce parti dangereux. Toutes ces raisons, et beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, démontrent que cette désertion de Mr Vianney ne peut lui être imputée. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

Religion de Mr Vianney.

 

197. La vérité est que la grande vertu de religion de Mr Vianney lui faisait rechercher tout ce qui de près ou de loin se rapportait au culte et à la gloire de Dieu. Le plus petit objet lui devenait cher et sacré, dès qu'il avait une signification dévote. Il aimait les images, les croix, les scapulaires, les chapelets, les médailles, l'eau bénite, les confréries, les reliques surtout. Son église, sa chapelle de la Providence, sa chambre en étaient remplies. Il disait un jour avec un air de grande satisfaction qu'il en avait plus de cinq cents. Il était insatiable de la parole de Dieu pour lui et pour les âmes confiées à sa sollicitude pastorale. Il assistait au sermon autant qu'il le pouvait. Il a été déjà dit comment son grand amour pour Dieu joint à sa grande vertu de religion l'avait porté à agrandir et à embellir son église, à acheter de magnifiques ornements, etc. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

198. La vérité est que Mr Vianney a brillé par une grande dévotion au St Sacrement, comme il a été dit plus haut en parlant de la Foi et de la charité. Jésus-Christ dans le St Sacrement semblait être toute sa vie. Il ne pouvait s'empêcher de penser à lui, de parler de lui. Quand il en parlait ou qu'il était aux pieds des autels, son coeur paraissait être en feu et ne pouvoir plus contenir l'ardeur, qui le dévorait. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

199. La vérité est que, quant aux pratiques particulières de dévotion, Mr Vianney respectait toutes celles qui sont en usage dans l'Eglise et les conseillait volontiers. Il était du tiers-ordre de saint François et de plusieurs autres. Il aimait à réciter l'office divin en union avec Notre Seigneur, et, pour faciliter cette union, il avait attaché aux différentes heures du Bréviaire le souvenir des différentes scènes de la Passion: A Matines, il honorait l'agonie de J.-C. au jardin des olives, à Laudes sa sueur de sang, à Prime sa condamnation, à Tierce le portement de sa croix, à Sexte son crucifiement, à None sa mort, à Vêpres sa descente de la croix, à Complies sa sépulture. Pour soutenir et diriger ses intentions pendant la semaine, il se proposait, le Dimanche d'honorer la très sainte Trinité, le lundi d'invoquer le Saint Esprit, afin de bien employer la semaine pour la gloire de Dieu, et pour son salut. Il priait aussi ce jour-là pour les âmes du Purgatoire et offrait à leur intention tous ses mérites. Le mardi était consacré aux Anges gardiens: il remerciait le bon Dieu d'avoir donné à ces purs esprits un si ardent amour pour sa gloire, une si grande promptitude à exécuter ses ordres, tant de bienveillance pour les hommes. Le mercredi était employé à louer toute la cour des bienheureux. Le jeudi était le jour du saint Sacrement, le vendredi celui de la Passion de Notre Seigneur. Le Samedi, il remerciait Dieu d'avoir créé la sainte Vierge immaculée et de lui avoir donné un coeur si bon pour les pauvres pécheurs. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

200. La vérité est que Mr Vianney eut toujours une très grande dévotion à la sainte Vierge. Le premier cadeau qu'il reçut, fut une image en bois de la reine des Cieux. "Oh! que j'aimais cette statue, disait-il, à plus de soixante ans de distance. Je ne pouvais m'en séparer ni le jour, ni la nuit, et je n'aurais pas dormi tranquille, si je ne l'avais pas eue à côté de moi, dans mon petit lit." Il a déjà été dit comment il plaçait sa statue sur un autel de gazon, quand il était berger, invitait ses compagnons à réciter avec lui la salutation angélique et leur prêchait la dévotion à la Ste Vierge, ainsi qu'il sera déposé, etc.

201. La vérité est que Mr Vianney dit un jour à son prêtre auxiliaire: "J'ai aimé la sainte Vierge avant même de la connaître; c'est ma plus vieille affection. Étant tout petit, j'étais possesseur d'un joli chapelet; il fit envie à ma soeur: elle voulut l'avoir. Ce fut là un de mes premiers chagrins. J'allai consulter ma mère; elle me conseilla d'en faire l'abandon, pour l'amour du bon Dieu. J'obéis, mais il m'en coûta bien des larmes." Il savait à peine parler, que déjà il voulait prendre part à tous les exercices de piété, qui avaient lieu en sa présence. Dès qu'il entendait sonner l’Angelus, il donnait l'exemple à toute la maison, et s'agenouillait le premier pour réciter l'Ave Maria. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

202. La vérité est que le jeune Vianney ne laissa pas ralentir sa dévotion à la sainte Vierge lorsqu'il fut employé aux travaux des champs. Il avait de la peine à tenir tête à son frère François plus âgé que lui. Un jour, une religieuse que la révolution avait chassée de son couvent, lui fit présent d'une de ces statuettes de la sainte Vierge renfermées dans un étui cylindrique, qu'on ouvre et ferme à volonté. "Ce présent, dit sa soeur Marguerite, vint fort à propos, et mon frère crut avoir trouvé, dans la sainte image, un renfort et un secours contre l'activité de François. La première fois donc qu'on les envoya ensemble à la vigne, il eut soin, avant de commencer son ouvrée, de déposer à quelques pas de lui sa petite statue, et en avançant vers elle, de prier la sainte Vierge de l'aider à atteindre son frère aîné. Arrivé à l'image, il la ramassait lestement, la plaçait de nouveau devant lui, reprenait sa pioche, priait, avançait, tenant tête à François, qui se morfondait sans pouvoir le dépasser, et qui avoua le soir que la sainte Vierge avait bien aidé son petit frère, et qu'il avait fait autant de besogne que lui." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

203. La vérité est que cette grande dévotion à la très sainte Vierge alla toujours en grandissant dans le coeur du jeune Vianney. Quand il fut prêtre il aimait à célébrer la messe à son autel le plus souvent qu'il le pouvait; il n'y manquait jamais le samedi. Tous les jours il récitait le Regina Caeli pour remercier la sainte Vierge des grâces qu'il avait reçues par son entremise. Tous les soirs à la prière il disait en chaire le chapelet de l'Immaculée Conception. Depuis son vicariat à Ecully, il avait organisé une association de prières en l'honneur de la sainte Mère de Dieu. La pratique fondamentale consistait à réciter l'Ave Maria, quand l'heure sonnait, avec l'invocation: "Bénie soit la très sainte et immaculée Conception de la bienheureuse Vierge Marie, mère de Dieu. O Marie, que toutes les nations glorifient, que toute la terre invoque et bénisse votre Coeur immaculé!" Jamais il n'omit cette pieuse observance. C'est pour y être plus fidele lui-même et y amener ses paroissiens, qu'il a fait placer au clocher une grande horloge, dont le timbre s'entend des extrémités du village. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

204. La vérité est qu'avant que l'Immaculée Conception fût définie comme dogme de foi, le Curé d'Ars avait attaché son coeur à cette douce croyance. Lorsque la voix du chef de l'Eglise se fut fait entendre: "Quel bonheur! s'écria-t-il; j'ai toujours pensé qu'il manquait ce rayon à l'éclat des vérités catholiques. C'est une lacune qui ne pouvait pas demeurer dans la religion. " Et pour marquer sa joie et féliciter sa souveraine de la gloire qu'elle recevait en ce grand jour, il fit faire une magnifique chasuble. Déjà depuis longtemps il avait consacré sa paroisse à Marie invoquée sous le titre d'Immaculée. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

205. La vérité est que c'est à ce titre de dévot serviteur de Marie que Mr Vianney se fit d'abord connaître à son peuple; il ne négligea rien pour rehausser le culte de sa bien-aimée souveraine. Même avant l'origine du pèlerinage, ses fêtes se célébraient à Ars avec une grande pompe et un grand concours de peuple; les communions étaient nombreuses, les offices solennels. Cette animation religieuse, fruit de l'exemple du bon Curé, alla toujours en augmentant. Il n'y avait jamais tant d'étrangers à Ars que dans les jours consacrés au culte de la mère de Dieu. Son image se voit partout dans le village, sur la façade de l'Église, sur la porte et dans l'intérieur des maisons. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

206. La vérité est que lorsque Mr Vianney eut reçu du Vicomte d'Ars les magnifiques ornements, qui se voient encore dans l'église d'Ars, il ne sut, pendant quelques jours, comment marquer à Dieu sa reconnaissance. A la fin, il lui vint une idée: "Mes frères, dit-il le dimanche suivant, vous avez vu ce que Mr d'Ars vient de faire pour nous. Eh bien! j'ai formé le projet de vous mener tous en procession à Fourvière rendre grâces à la très sainte Vierge et lui faire hommage de ces richesses: c'est elle qui les bénira. Nous nous consacrerons à elle en même temps dans ce sanctuaire où elle se montre si puissante et si bonne. Il faut qu'elle nous convertisse." Le jour qu'il fixa fut le six août, fête de saint Sixte, patron de la paroisse. On se souvient encore à Trévoux de l'impression produite par l'arrivée de cette procession. Mais ce qui frappa pour le moins autant que l'or des bannières et de leur riche tissu, ce fut le Curé d'Ars lui-même, avec ses traits pâles et mortifiés et l'air de sainteté répandu sur sa figure. Après une petite halte sur les bords de la Saône, on partit sur deux grandes barques traînées par des chevaux, et l'on arriva à Lyon assez à temps pour que Mr Vianney pût célébrer dans l'église de Fourvière le saint sacrifice de la messe et communier un très grand nombre de ses paroissiens. Cette édifiante journée est restée inscrite comme une date mémorable dans le souvenir des habitants d'Ars. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

207. La vérité est que le très saint Coeur de la sainte Vierge était le refuge du Curé d'Ars dans toutes ses peines, et l'arsenal où il puisait incessamment les armes dont il se servait pour combattre l'enfer. Une de ses grandes pratiques était de conseiller une neuvaine au saint Coeur de Marie. "J'ai si souvent puisé à cette source, disait-il, qu'il n'y resterait plus rien depuis longtemps, si elle n'était pas inépuisable." Il ne se lassait pas de parler dans ses instructions de ce Coeur si pur, si beau, si bon, l'ouvrage et les délices de la très sainte Trinité. Le bon Curé d'Ars a dit des choses admirables sur la dévotion à la sainte Vierge. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

208. La vérité est que les saints étaient pour le Curé d'Ars de vrais amis, en la société desquels il vivait par l'esprit et par le coeur; il les appelait ses consuls. Il lisait continuellement leur vie. Aussi parler de ces bons saints, comme il les nommait, était toute sa joie et quand il était sur ce chapitre, il ne s'arrêtait plus.

Les traits, les épisodes, les détails charmants, les circonstances les plus minutieuses de leur vie, s'offraient à sa mémoire avec une abondance et une précision admirables. Il ne se lassait de raconter et on ne se lassait pas de l'entendre. Il avait pour leurs images et leurs reliques une profonde vénération. Il n'imaginait pas qu'on pût faire un plus beau présent que celui d'une relique. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

209. La vérité est que parmi les saints dont le Curé d'Ars se plaisait à faire l'éloge dans ses entretiens, il était aisé de voir qu'il accordait une place de faveur à ceux qui, ayant le plus travaillé et le plus souffert, avaient montré par là un plus grand amour pour Notre Seigneur. Après St Joseph, Époux de la Ste Vierge, St Jean Baptiste, son saint patron, St Jean l'Evangéliste et les saints apôtres, c'étaient St François d'Assise, s. François Régis, s. Louis roi de France, s. Louis de Gonzague, s. Stanislas de Kostka, s. Nicolas de Tolentin, Ste Catherine de Sienne, Ste Colette, Ste Thérèse, qu'il invoquait le plus souvent. Il admirait surtout le séraphique Père s. François, à cause de l'esprit d'amour et de sacrifice dont il était enflammé. Il aimait également à parler de sainte Claire, cette autre amante de la Croix et de la sainte pauvreté, si modeste qu'on ne la vit qu'une seule fois dans sa vie lever sa paupière pour demander au Pape sa bénédiction, et qu'on connut alors seulement la couleur de ses yeux. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

210. La vérité est que le Curé d'Ars avait voué à sainte Philomène un culte tout particulier. Il l'appelait sa chère petite sainte et lui avait fait construire une chapelle. Quand on venait à Ars pour solliciter quelque grâce temporelle, il conseillait de faire une neuvaine à sainte Philomène. C'est sur le compte de sa chère petite sainte qu'il n'a cessé de mettre toutes les faveurs et tous les prodiges, qui ont contribué à la célébrité du pèlerinage d'Ars. C'était à elle à s'en défendre; lui n'y était pour rien. Cela ne le regardait en aucune façon. Il était cependant un peu désappointé lorsqu'une guérison, par exemple, faisait du bruit, et il lui arrivait de se plaindre un peu de sainte Philomène. Un enfant de huit ans, qui ne pouvait marcher, fut tout à coup guéri à Ars, après avoir reçu la veille la bénédiction de Mr Vianney et entendu de sa bouche des paroles pleines de consolation et d'espérance. L'enfant courait dans l'église, disant à qui voulait l'entendre: "Je suis guéri! je suis guéri!" Comme on pressait Mr Vianney de recevoir la, mère de l'enfant, qui voulait le prier de l'aider à remercier sainte Philomène, il se retourna et bénit en silence la mère et l'enfant. Puis, de l'air le plus désappointé: "Sainte Philomène, dit-il, aurait bien dû guérir ce petit chez lui!" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

211. La vérité est que le Curé d'Ars avait aussi une grande dévotion aux âmes du purgatoire; il encourageait toutes les entreprises, qui avaient pour but de les soulager. Lui-même il ne cessait de prier pour elles. Il offrait de plus à leur intention, toutes ses insomnies et toutes ses douleurs nocturnes. Il ne cessait de conseiller la dévotion aux âmes du Purgatoire. "Oh! disait-il, si l'on savait combien nous pouvons obtenir de grâces par leur moyen, elles ne seraient pas tant oubliées! Ces saintes âmes sont les épouses de J.-C., et bien qu'elles ne puissent pas mériter pour elles-mêmes, elles peuvent cependant prier pour leurs bienfaiteurs: leurs prières sont plus puissantes que les nôtres, parce qu'elles sont plus saintes et confirmées en grâce. D'ailleurs, ne pouvant pas par elles-mêmes, ni se délivrer, ni se soulager dans les terribles souffrances qu'elles endurent, elles sont obligées de recourir à nous, qui sommes comme leurs sauveurs, pour obtenir du soulagement et leur délivrance. Elles sont donc intéressées à prier le bon Dieu pour toutes les personnes, qui pensent à elles, et à leur faire sentir les bons effets de leurs prières, afin de les engager de plus en plus à ne pas les oublier." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

Oraison de Mr Vianney.

 

212. La vérité est que l'on peut dire que l'oraison de Mr Vianney était continuelle. Son âme était sans cesse unie à Dieu. S'il désirait la solitude, c'était pour livrer plus facilement son coeur et toutes ses facultés à cette douce communication de l'âme avec son Dieu. Au milieu des plus grands travaux, il ne se relâchait point de la sainte contemplation, demeurait toujours en la présence de Dieu et le regardait avec amour dans toutes ses créatures. Tout lui parlait de son Dieu et il savait le trouver partout. Son esprit rapportait de ce commerce avec Dieu des idées si claires et si lucides sur les choses spirituelles, que l'on pouvait répéter avec Mgr Devie, Évêque de Belley: "Je ne sais pas s'il est instruit, mais il est éclairé disait-il à des ecclésiastiques qui parlaient du peu de science de Mr Vianney. Sa volonté ne savait que se porter vers le souverain Bien. Aimer Dieu et le faire aimer, telle était la seule pensée de son coeur. Aucun signe extérieur ne révélait ordinairement chez lui les opérations de la grâce, si ce n'est un maintien pieux et recueilli, qui annonçait une grande concentration intérieure, sans avoir rien d'affecté. Il disait un jour à un prêtre, qui mettait trop d'affectation dans sa piété: "Mon ami, ne nous faisons pas remarquer." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

VII. Sur la force de Mr Vianney.

 

213. La vérité est que l'on peut dire que la vertu de force, et ses trois principales annexes la patience, la confiance en Dieu et la constance ont jeté un grand éclat pendant toute la vie de Mr Vianney. Cependant les épreuves, les peines et les tribulations ne lui ont pas manqué. On les a rappelées en parlant de l'espérance. Elles ne faisaient que ranimer sa confiance en Dieu, le détacher de plus en plus des choses créées pour l'attacher à son créateur. Grâce à cette disposition, que Dieu avait mise dans son coeur, il a pu toute sa vie suivre le genre de vie si sévère qu'il s'était tracé. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

Patience de Mr Vianney.

 

214. La vérité est que le Curé d'Ars pratiquait à la lettre ce mot, qui revenait souvent dans ses conversations: "Les saints ne se plaignent pas." Il avait promis à Dieu de ne point se plaindre, quoi qu'il lui arrivât. Voici à quelle occasion: pendant qu'il était caché aux Noës, les gendarmes étaient venus un jour faire une battue générale. Pour se soustraire à leurs recherches, il fut obligé de s'enfermer dans un grenier à foin, au-dessus d'une écurie. Il étouffait dans cette atmosphère doublement échauffée, et par l'entassement du fourrage et par le voisinage de l'étable, et pensa être asphyxié. Cette situation violente dura longtemps. Le bon Curé disait plus tard qu'il n'avait jamais tant souffert; et ce fut dans ce moment qu'il promit à Dieu, s'il sortait de cette terrible passe, de ne jamais se plaindre, quoi qu'il lui arrivât. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

215. La vérité est que le Curé d'Ars eut bien à souffrir de différentes infirmités qu'il s'était attirées par sa vie mortifiée. Il était sujet à des douleurs d'entrailles et à des maux de tête continuels. Il était fréquemment indisposé. Une toux aiguë le fit bien souffrir pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie. Mais dans le temps que son pauvre cadavre, comme il l'appelait, était le plus torturé, son esprit était toujours libre, l'expression de son visage toujours calme et souriante, rien dans son humeur ou sa conversation ne trahissait ses douleurs, même les plus vives. Quand quelquefois vaincu par la force du mal, il s'affaissait tout à coup sur une chaise, il se contentait de répondre avec un doux sourire: "Oui, je souffre un peu." à ceux qui en étaient témoins et qui naturellement s'empressaient autour de lui. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

216. La vérité est que Mr Vianney ne savait pas se ménager. Lorsqu'après une journée écrasante on venait lui dire qu'il y avait un infirme qui désirait lui parler, il allait le visiter à domicile. On l'a vu plus d'une fois, plié en deux, n'en pouvant plus, s'arrêtant à chaque pas, se traîner jusqu'aux extrémités du village pour remplir cet héroïque ministère. Un repos de trois ou quatre heures seulement succédait aux longues heures de travail. Et encore quel repos prenait-il, lorsque d'un côté il était souvent troublé par le démon, et de l'autre par de grandes souffrances? Mr Vianney a souvent déclaré qu'il ne dormait pas deux heures, et qu'une heure de bon sommeil aurait suffi pour le faire galoper. On ne saurait dire le supplice qu'il endurait en été, lorsque, accablé par la chaleur, épuisé par l'exercice continuel de la parole, il étendait sur son lit son pauvre corps haletant. Il a avoué à ses missionnaires qu'alors il souffrait comme un malheureux, il ne faisait que tousser. Il était baigné de sueur; il se contractait et se repliait sur lui-même, cherchant une bonne place et n'en trouvant point. Il se levait jusqu'à quatre ou cinq fois par heure. Il était si faible et si abattu qu'il ne pouvait se tenir debout. Dieu avait donc bien exaucé le désir de son serviteur, qui avait demandé à beaucoup souffrir, s'il obtenait la conversion de sa paroisse. Aussi Mr Vianney qui n'avait un peu que ce qu'il avait souhaité comme il en fit un jour l'aveu, supportait-il toutes ses souffrances avec la plus grande patience. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

217. La vérité est qu'il est arrivé à Mr Vianney de tomber plusieurs fois en allant de sa chambre à l'église. Cet état de prostration ne l'arrêtait jamais et il finissait par en triompher. Il y avait dans sa constitution je ne sais quoi de nerveux et d'élastique, qui ne fléchissait un instant que pour se redresser ensuite. Il n'était jamais plus près de recouvrer sa vigueur, qu'à l'heure où on le voyait plus affaissé. La foule, la chaleur, l'encombrement, la longueur des séances au confessionnal, tout ce qui aurait dû anéantir ses forces, les lui rendait. A mesure que les nécessités du pèlerinage l'exigeaient, on le voyait se multiplier et devenir supérieur à lui-même. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

218. La vérité est que la patience du bon Curé ne brillait pas moins lorsqu'il avait à souffrir quelque humiliation ou quelque contradiction. Dans ces occasions, il supportait tout en silence, avec une sérénité d'âme incomparable, un abandon parfait entre les mains de Dieu. On a déjà parlé de son inaltérable patience et de son admirable conduite vis-à-vis de ses condisciples de Verrières, qui ne cessaient de le maltraiter (le texte porte "ce", raturé en "ses", et le verbe 'cessait' reste au singulier). Si on lui faisait quelque tort ou quelque injustice, il excusait la conduite du prochain avec une telle indulgence, qu'elle aurait pu quelquefois paraître excessive. Jamais on ne l'a vu sensible à un outrage qui l'atteignît directement. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

219. La vérité est qu'il fut en butte dans le commencement de son ministère à beaucoup de contradictions, de calomnies même. On en vint même à le décrier jusque dans ses moeurs; on lui écrivit des lettres anonymes remplies d'ignobles injures. Que faisait le Serviteur de Dieu? Il supportait tout avec une angélique patience. "Je serais fâché, disait-il, que le bon Dieu fût offensé, mais d'un autre côté je me réjouis dans le Seigneur de tout ce qu'il permet qu'on dise contre moi, parce que les condamnations du monde sont des bénédictions de Dieu. J'avais peur d'être hypocrite, quand je voyais qu'on faisait quelque cas de moi; je suis bien content que cette estime si mal fondée se tourne en mépris." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

220. La vérité est qu'un jour il reçut une lettre pleine de choses inconvenantes; peu après, il en reçut une autre qui ne respirait que la vénération et la confiance: on l'appelait un saint. Il en fit part à ses chères filles de la Providence en leur disant: "Voyez le danger qu'il y a à s’arrêter aux sentiments humains. Ce matin, j'aurais perdu la tranquillité de l'âme, si j'avais voulu faire attention aux injures qu'on m'adressait, et ce soir, j'eusse été grandement tenté d'orgueil si je m'étais fié à tous ces compliments. Oh! comme il est prudent de ne pas se prendre aux vaines opinions et aux vains discours des hommes, et de n'en faire aucun cas..." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

221. La vérité est qu'il ne faudrait pas croire que la douceur et la patience étaient des vertus naturelles au Serviteur de Dieu. Mr Vianney a dû avouer qu'il était ne avec un caractère impétueux et qu'il lui avait fallu une extrême violence pour devenir doux et patient. Et pourtant on l'a vu pressé, étouffé, renversé, par la foule sans même que sa physionomie exprimât la moindre contrariété. On l'a vu, au moment où son confessionnal était le plus entouré, se déranger trois fois de suite pour donner la sainte communion à trois personnes différentes qui auraient pu se présenter ensemble, et cela sans plainte et sans murmure, sans faire aucune observation ni donner aucune marque d'impatience. Cela parut si fort à un témoin de cette scène, qu'il sortit de l'église hors de lui, prêt à éclater, disant à qui voulait l'entendre: "Je suis en colère pour Mr le Curé, qui ne l'est pas." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

222. La vérité est qu'on l'a vu plus qu'importuné, harcelé à tout instant du jour par la même personne, qui voulait obtenir de lui quelque chose qu'il ne voulait pas accorder. Elle y mettait une obstination dépourvue de toute convenance et par là même très irritante. Mr le Curé n'a pas cédé, mais sa fermeté n'a eu d'égale que sa douceur, et chaque fois qu'elle l'abordait, il la recevait comme si c'eût été la première fois. Il disait un jour en parlant d'une personne, qui l'aurait fait mourir à petit feu, si son coeur avait été moins affermi dans la patience: "Combien je lui ai de reconnaissance! Je n'aurais pas su sans elle que j'aimais un peu le bon Dieu." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

VIII. Sur la Tempérance de Mr Vianney.

 

223. La vérité est que Mr Vianney prit toujours un grand soin de mortifier toutes ses passions. Il savait que pour cela il faut dompter la chair: aussi entra-t-il dans la voie de la mortification dès sa jeunesse. Pendant qu'il faisait ses études à Ecully, il avait fait avec sa cousine Marguerite certains arrangements concernant le régime qu'il voulait suivre: par exemple, il voulait qu'elle lui servît sa soupe sans aucune espèce d'assaisonnement. Quand la ménagère avait été fidèle à sa consigne, il l'en récompensait par l'air de contentement répandu sur sa figure, la gaîté de sa conversation et la promesse de quelque pieux présent, comme d'une médaille, d'une image, ou d'un cantique; quand elle manquait, ce qui lui arrivait de temps en temps, soit par mégarde, soit de propos délibéré, le jeune Vianney lui en faisait de vifs reproches, il en éprouvait un sensible déplaisir. Elle le voyait ennuyé, sans courage et sans goût: "Il mangeait sa soupe, dit-elle, comme si chaque morceau eût dû l'étrangler." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

224. La vérité est que Mr Vianney, quand il eut été nommé Vicaire à Ecully, redoubla ses mortifications. Il était effrayant, lorsque dans son catéchisme, il énumérait les disciplines, les haires, les cilices, les chaînes, les bracelets de fer et les autres instruments de pénitence dont faisait usage Mr Balley, Curé d'Ecully. Ce que le Curé d'Ars se gardait bien d'ajouter, et qui est parfaitement prouvé, c'est que le disciple ne le cédait au maître en aucun genre de pénitences; c'était entre eux comme une véritable lutte à qui vaincrait l'autre. Ils en vinrent très vite à s'interdire jusqu'à l'ombre d'une satisfaction sensuelle, et à se faire de la plus rigoureuse mortification, une règle universelle, et comme une seconde nature. Ils ne prenaient presque point de nourriture. Ainsi qu'il sera dépose, etc.

225. La vérité est que lorsque Mr Vianney voulait obtenir quelque grâce plus importante, il avait recours au jeûne et à la pénitence, comme il a été dit. Mr Vianney n'avait point de domestique. Une bonne veuve, nommée Claudine Renard, blanchissait son linge et lui rendait tous les autres bons offices dont il pouvait avoir besoin. La difficulté était de les lui faire accepter. Il fallait prendre pour cela beaucoup de détours, revenir souvent à la charge. Quand, à force de manoeuvres adroites, elle avait obtenu un oui, ou que sans dire oui, on n'avait pas dit non, elle courait à sa cuisine; mais pendant qu'elle préparait les mets, Mr le Curé avait eu le temps de se mettre sur un bon pied de défense, et, quand elle arrivait avec ses provisions, elle trouvait la porte close. C'étaient alors des larmes, des gémissements, un vrai désespoir, qui faisaient rire le coupable, sans le corriger. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

226. La vérité est que Mme Claudine Renard, était aussi consternée en voyant que Mr Vianney ne se réservait rien. Quelque soin qu'elle prît de renouveler son trousseau, elle s'apercevait qu'il s'en allait pièce à pièce. Elle se mit alors à ne lui rendre son linge qu'au fur et à mesure qu'il en avait besoin. Quoiqu'elle logeât près du presbytère, elle n'y avait pas ses entrées libres. Lorsque de loin en loin, elle venait à bout de s'y introduire, elle en profitait pour nettoyer, frotter et mettre en ordre de son mieux le petit mobilier. Quelquefois, si le maître était absent, elle s'enhardissait jusqu'à oser faire son lit et soulever un peu cette pauvre paille, qui sans cela n'eût jamais été remuée. Or, il arriva qu'un jour elle trouva le matelas d'un côté et la paillasse de l'autre... Elle comprit et ne put s'empêcher de pleurer. Elle crut devoir tout remettre en place. A quelques jours de là, ce fut la même chose, tant et si bien qu'à la fin, ne voulant pas en avoir le démenti, ni se fâcher contre elle, Mr Vianney prit le parti de trancher la question en donnant son matelas à un pauvre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

227. La vérité est que Mr Vianney s'était trop avancé pour s'arrêter en si beau chemin. Son amour pour la pénitence lui fit aussi donner aux pauvres sa couchette et son traversin, en sorte qu'il ne resta plus que la paillasse dans son lit. Se trouvant encore trop bien sur la paille, il résolut d'y mettre une planche, et d'enlever presque toute la paille. Catherine Lassagne essayait plusieurs fois d'en remettre un peu, mais dès que Mr Vianney s'en apercevait, il la sortait et la jetait au feu. Encore ces petits manèges ne suffisaient pas à satisfaire le besoin de mortification, qui allait chez lui toujours en augmentant; c'est pourquoi il résolut de quitter sa chambre et son lit et de coucher au grenier. Il a avoué à son missionnaire qu'il avait aussi couché à la cave sur une poignée de paille, et que, quand il était meurtri d'un côté, il se tournait de l'autre. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

228. La vérité est que Mr le Curé d'Ars ayant lu dans la vie de Ste Françoise Romaine, qu'elle faisait sa nourriture ordinaire du pain sec et moisi, qui avait traîné longtemps dans la poche des mendiants, touché de cette pratique, résolut de l'imiter; quand il rencontrait un pauvre, il lui proposait de le débarrasser du contenu de sa besace et le payait grassement. On trouvait toujours chez lui une corbeille remplie de ce pain noir des pauvres; il le mangeait avec délice, parce que la mortification, la pauvreté et la charité y mêlaient leur céleste saveur. Quelques pommes de terre cuites à l'eau complétaient le menu du repas. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

229. La vérité est qu'il est arrivé plus d'une fois à Mr Vianney, lorsqu'il n'avait plus de pommes de terre, d'aller, sa petite marmite à la main, quêter chez les voisins la provision de la semaine. Il faisait cuire ses pommes de terre lui-même et les mangeait tant qu'elles duraient. Chaque soir, après la prière, en rentrant chez lui il découvrait sa marmite, en tirait une ou deux pommes de terre, souvent déjà toutes moisies, avalait un bassin d'eau fraîche là-dessus; c'était tout son souper. Un soir, il revenait exténué de l'Eglise. Après avoir mangé une pomme de terre, il eut la tentation d'en prendre une seconde. Il se retint en disant: "La première était pour le besoin; la seconde serait pour le plaisir." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

230. La vérité est qu'ayant pris à la lettre la recommandation de Notre Seigneur de ne se point mettre en peine du lendemain, il n'y songeait pas plus que s'il ne devait point y avoir pour lui de lendemain. Sans aucune inquiétude, ni aucun souci du manger, du boire et des autres choses nécessaires au corps, il remettait à la seule providence de Dieu tout le soin de sa vie. De plus ce qu'il accordait à son corps dans les premières années de son ministère, semblait avoir pour but moins de le conserver que de l'empêcher de mourir. On a constaté qu'il était demeuré plusieurs jours sans prendre aucune nourriture. On peut affirmer qu'il a passé des carêmes entiers sans consommer deux livres de pain. Il a même essayé de vivre d'herbage et de racines, mais au bout de huit jours il fut obligé de renoncer à cette mortification excessive, parce qu'il n'avait plus de forces. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

231. La vérité est que lorsque après de longs jours de jeûne Mr Vianney n'en pouvait plus, il prenait une poignée de farine, c'était la seule provision qu'il se gardât, la délayait dans un peu d'eau et en faisait des matefaims. "Que j'étais donc heureux dans les premiers temps, disait-il! Je n'avais pas ce monde sur les bras; j'étais tout seul... Quand je voulais dîner, je ne perdais pas beaucoup de temps. Trois matefaims faisaient l'affaire. Pendant que je cuisais le second, je mangeais le premier; pendant que je mangeais le second, je cuisais le troisième. J'achevais mon repas en rangeant ma poêle et mon feu, je buvais un peu d'eau, et il y en avait pour deux ou trois jours." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

232. La vérité est que dès ce temps-là, Mr Vianney semblait avoir pour principe d'aller jusqu'au bout de lui-même. Maintes fois alors, comme plus tard quand l'âge eut abattu ses forces sans diminuer son courage, on le vit ne marcher qu'en se traînant, en s'appuyant contre les murs et les bancs de son église. Catherine Lassagne l'engageait un jour à prendre un peu plus de nourriture. "Vous ne pourrez pas tenir en vivant de la sorte, disait-elle." - Oh! que si! répondit-il gaîment. Que dit Notre Seigneur? J'ai une autre nourriture, qui est de faire la volonté de mon Père, qui m'a envoyé. Puis il ajouta: "J'ai un bon cadavre; je suis dur: après que j'ai mangé n'importe quoi, ou que j'ai dormi deux heures, je peux recommencer. Quand on a donné quelque chose à un bon cheval, il se remet à trotter comme si de rien n'était; et le cheval ne se couche presque jamais." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

233. La vérité est qu'il arrivait quelquefois cependant que ce bon cadavre, à force d'être surmené, n'en pouvait réellement plus. Mr Vianney était forcé lui-même d'en convenir. Il a été plusieurs fois obligé de se lever la nuit pour prendre quelque chose, parce qu'il avait peur de mourir d'inanition. Il lui est arrivé bien souvent d'être obligé de s'asseoir, en sortant de l'église, parce que ses jambes se dérobaient sous lui. Il était alors content comme un homme, qui vient de faire un grand exploit. Il riait de bon coeur, plaisantait et gourmandait son cadavre; il lui disait avec une douce ironie: "Allons, mon pauvre Colon, debout!... Tiens-toi bon!" faisant allusion à un ivrogne de ce nom qui s'apostrophait ainsi pour se donner des jambes. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

234. La vérité est qu'une fois Mr Vianney se trouva mal au confessionnal. Se sentant défaillir, il rassembla ses forces et se traîna comme il put à la Providence, haletant, pâle comme un mort. En arrivant il demanda un peu d'eau de Cologne. "Eh bien! Monsieur, lui dit Catherine, tout en s'empressant autour de lui, vous devez être content, cette fois, vous êtes bien allé jusqu'au bout!" En effet, sous la pâleur et l'altération de ses traits on voyait percer une immense joie intérieure. Il ne voulut rien accepter qu'un peu d'eau de Cologne, et dès qu'il se sentit mieux, il s'échappa pour aller dans la pièce voisine faire le catéchisme aux enfants. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

235. La vérité est que Mr Vianney ne voulait rien accepter de ce qu'on lui apportait, ou s'il l'acceptait il le donnait aux pauvres. Les provisions que Mme Claudine Renard, Mselle Lacon et toutes autres parvenaient à introduire au presbytère étaient pareillement distribuées aux mendiants. Quand sa Providence fut établie, il y allait prendre ses repas. Si minces et si sommaires que fussent les apprêts de son dîner, ii était toujours disposé à trouver qu'on en faisait trop. Il s'en plaignait doucement aux directrices: "Je pense souvent, mais je n'ose pas vous le dire, que si vous aviez plus de charité pour moi et pour les âmes, vous ne me prépareriez jamais rien. Je ferais un peu pénitence, et tout le monde s'en trouverait mieux." Ces apprêts consistaient cependant à faire tout simplement bouillir du lait avec un peu de chocolat. Il prenait son modeste repas debout au coin de la cheminée, quand il avait fini son catéchisme. Il se contentait souvent de boire son lait sans y mettre du pain. Lorsqu'il était pressé, il s'en retournait à la cure, son pot à la main. Un ecclésiastique, qui le surprit ainsi un jour traversant la place, en fut comme scandalisé et s'éloigna avec les marques d'un profond désappointement. Mr Vianney s'amusait beaucoup de cette aventure: "Ce bon Monsieur, disait-il, a été bien attrapé; il s'attendait à trouver quelque chose à Ars, et il n'a rien trouvé." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

236. La vérité est que la seule occasion où il sortît un peu de ses austères habitudes, c''est lorsque la charité l'y obligeait pour faire honneur à un confrère, qui venait le visiter. Le cas d'ailleurs était fort rare. Il usait de la même condescendance à l'égard de ses parents, lorsqu'ils venaient à Ars. Monseigneur Devie essaya souvent de faire fléchir l'austérité des jeûnes du Curé d'Ars. Il voulait au moins que ses visites fussent des jours de relâche pour le Serviteur de Dieu. Il le fit une fois placer à table à côté de lui, et se plut à le servir lui-même. Mr Vianney n'osa pas refuser et mangea à peu près comme les autres. Mais il en fut indisposé et éprouva d'horribles souffrances. En l'apprenant Monseigneur Devie lui dit: "Jeûnez en paix, mon ami, désormais je ne vous obligerai plus à dîner avec moi." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

237. La vérité est que si, vers la fin de sa carrière, alors que son existence ne se soutenait plus que par miracle au milieu de ses immenses travaux, le Serviteur de Dieu a relâché de sa sévérité envers lui-même, c'est uniquement pour obéir aux ordres de ses supérieurs, dans lesquels il était accoutumé à voir la volonté de Dieu. Du reste il lui en coûta beaucoup pour suivre le nouveau régime et il se reprochait souvent sa gourmandise. Or, au témoignage de la personne chargée de pourvoir à ses besoins, on ne saurait croire combien il mangeait peu. Il ne mangeait pas une livre de pain par semaine; quelquefois il ne faisait que boire. Il n'acceptait jamais de viande deux jours de suite, il y avait des semaines entières où il n'en mangeait pas. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

238. La vérité est que Mr Vianney joignait au jeûne beaucoup d'autres pénitences. Jeanne Marie Ghaney et Catherine Lassagne, directrices de la Providence, attestent avoir trouvé dans la chambre du bon Curé divers instruments de pénitence: des haires, des cilices, des chaînes d'acier, une corde avec des noeuds à intervalles rapprochés, terminée par une boule en fer. Elles ont découvert successivement dans la même cachette quatre ou cinq disciplines de fer, polies par l'usage et brillantes comme de l'argent; les branches de ces disciplines étaient armées de morceaux de fer ou de plomb. Elles affirment aussi avoir vu à la lessive le linge de Mr Vianney taché de sang. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

239. La vérité est que le Curé d'Ars usait très certainement de ces instruments de pénitence. Melle Lacon l'entendit une nuit se frapper rudement pendant deux heures. Lui-même disait un jour à Catherine et à sa compagne: "Le matin, je suis obligé de me donner deux ou trois coups de discipline pour faire marcher mon cadavre. Ça réveille les fibres... N'avez-vous pas vu des meneurs d'ours? Vous savez comme ils apprivoisent ces méchantes bêtes: c'est en leur donnant de grands coups de bâton. C'est ainsi qu'on dompte son cadavre et qu'on apprivoise le vieil Adam." Il était obligé de renouveler souvent ses instruments de pénitence, parce qu'il les avait bien vite brisés. Il commanda un jour au maréchal du village une chaîne dont la grosseur fit trembler les initiés, qui savaient que c'était pour en faire une discipline. Il donna le change à l'ouvrier, afin qu'il ne soupçonnât pas à quel usage cette chaîne était destinée. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

240. La vérité est que Mr Vianney en était venu à pratiquer littéralement ce qu'on lit dans la vie des saints. Ainsi il s'imposait de ne pas sentir une fleur, de ne pas boire, quand il brûlait de soif, de ne pas chasser une mouche importune, de ne pas paraître s'apercevoir d'une mauvaise odeur, de ne jamais manifester de dégoût devant un objet répugnant, de ne jamais se plaindre de quoi que ce soit qui intéressât son bien-être, de ne jamais s'asseoir, de ne jamais s'accouder quand il était à genoux. Le Curé d'Ars craignait beaucoup le froid, mais jamais il ne voulut prendre aucun moyen pour s'en garantir. Il ne voulut jamais que l'on mît un coussinet dans ce confessionnal où il passait tous les jours de si longues heures. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

241. La vérité est que Mr Vianney parcourut ainsi toute sa vie la carrière de la pénitence. "Dans cette voie, disait-il, il n'y a que le premier pas qui coûte. La mortification a un baume et des saveurs dont on ne peut plus se passer quand on les a une fois connus; on veut épuiser la coupe et aller jusqu'au bout... Il n'y a qu'une manière de se donner à Dieu dans l'exercice du renoncement et du sacrifice; c'est de se donner tout entier, sans rien garder pour soi. Le peu que l'on garde n'est bon qu'à embarrasser et à faire souffrir... Je pense souvent que je voudrais bien pouvoir me perdre et ne plus me retrouver qu'en Dieu." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

Pauvreté de Mr Vianney

 

242. La vérité est que dans ce siècle où tout est matériel, quelque chose avait révélé au Curé d'Ars que la matière était plus que jamais l'ennemie de Dieu, et il y avait dans la manière dont il prononçait ce mot un sentiment d'horreur profonde. Tous les jours, il cherchait à s'en rendre de plus en plus indépendant. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas, ne voulait rien, n'avait besoin de rien. On eût dit qu'il n'avait pas de corps. Pour le récompenser sans doute de son amour pour la pauvreté, Dieu permit que toujours, sauf pendant les années de son enfance, il vécût d'aumônes. A Ecully, aux Noës, à Ars, partout il trouva des personnes heureuses de lui donner le pain de la charité, qu'à son tour il était heureux de recevoir d'elles. Les pauvres meubles, qui garnissaient sa chambre, ne lui appartenaient pas: ils avaient tous été vendus et rachetés plusieurs fois. Quand son lit eut été brûlé par le démon, il se réjouit à l'idée de n'avoir plus de lit: "Il y a longtemps, dit-il à un missionnaire, que je demandais cette grâce au bon Dieu; il m'a enfin exaucé... Je pense que cette fois je suis bien le plus pauvre de la paroisse: ils ont tous un lit, et moi, grâce à Dieu, je n'en ai plus." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

243. La vérité est que de toutes les pièces qui composaient le presbytère, sa chambre à coucher seule était logeable, et cependant il n'y a pas de religieux, qui ait une cellule aussi modeste. Dans cette petite pièce laide, noire, enfumée, éclairée par deux fenêtres sans rideaux, tout avait et tout a conservé jusqu'ici un air de vétusté et de délabrement. De naïves peintures sur verre, les images de Notre Seigneur, de la très sainte Vierge et de quelques saints bien aimés, le portrait des Évêques de Belley décorent çà et là les murailles, revêtues d'un vieux papier en loque qui achève de disputer à la fumée ses restes de couleurs. En face de la porte, se voit une série de rayons chargés de vieux livres; à l'angle opposé, une antique armoire, dont les tiroirs, souvent remplis et vidés, contenaient sa provision de croix et de médailles; au milieu une petite table en bois de chêne; au fond un lit modeste avec de pauvres rideaux. En entrait dans cette chambre à la fois si modeste et si pauvre, on n'était pas maître de son émotion; on croyait entrer dans un sanctuaire. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

244. La vérité est que la charité, comme il a été dit, dépouillait Mr Vianney de tout. Il ne pouvait rien garder pour lui. Il ne voulait que le strict nécessaire. Un jour Catherine Lassagne avait cru bien faire en remplaçant par une tasse en faïence la vieille écuelle de terre, qui était depuis longtemps à l'usage du bon Curé. Celui-ci eut peur de ce luxe, et s'en débarrassa au plus vite en disant: "On ne pourra donc pas venir à bout d'avoir la pauvreté dans son ménage!" Ainsi qu'il sera déposé, etc.

245. La vérité est que les vêtements du Curé d'Ars indiquaient aussi son grand amour pour la pauvreté. Bien qu'il aimât l'ordre et la propreté qui sont des demis vertus, toutefois par esprit de pénitence et de détachement, il n'avait jamais qu'une soutane. Il la portait jusqu'à ce qu'elle tombât presque en lambeaux; il consentait à la laisser raccommoder et laver, quand elle en avait trop besoin, mais il n'en acceptait une neuve que lorsque la vieille n'était plus portable. Il en était de même de son chapeau, qui était arrivé à n'avoir plus aucune forme, parce qu'il le faisait durer éternellement, et de ses souliers dont n'approchèrent jamais la brosse ni le cirage. Le désordre général de sa mise fournissait parfois matière à de joyeux commentaires dans les conférences ou les autres réunions ecclésiastiques. Mr Vianney répondait toujours: "C'est assez bon pour le Curé d'Ars! Qui voulez-vous qui s'en scandalise? Quand on a dit: C'est le Curé d'Ars, on a tout dit." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

246. La vérité est que Mr Vianney reçut cependant des sommes considérables pendant sa vie. Il aurait pu se servir d'une partie pour son usage; mais il aimait trop la pauvreté pour cela. Plus il méprisait l'argent, plus il en recevait. Son grand secret pour en avoir, comme il le déclara à un prêtre qui le lui demandait parce qu'il bâtissait une église, était de tout donner et de ne rien garder. Il ne voyait dans l'argent qu'un instrument possible de salut et d'apostolat; toute autre destination lui déplaisait. Un jour, il alluma par mégarde sa chandelle avec un billet de banque, et comme on exprimait des regrets devant lui: "Oh! s'écria-t-il, il y a moins de mal à cela que si j'avais commis le plus petit péché véniel." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

247. La vérité est que le Curé d'Ars méprisait non seulement l'argent, mais encore toutes les choses matérielles, dont on parle tant aujourd'hui dans ce siècle de nouveauté, de progrès industriel, en des temps si difficiles et si troublés. Mr Vianney ne formait aucun souhait; il n'éprouvait aucun désir, il ne sentait aucun besoin de connaître ce monde, dont la figure passait autour de lui sans qu'il y fît la moindre attention: tant il en était venu à user des choses comme n'en usant pas, à jouir comme ne jouissant pas. Cet homme à qui les chemins de fer amenaient tous les jours de deux à trois cents étrangers, est mort sans avoir jamais vu un chemin de fer et sans être à même de s'en faire une idée. Il l'aurait pu cependant bien facilement puisque Ars est si rapproché de Villefranche. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

Humilité, simplicité, modestie de Mr Vianney.

 

248. La vérité est que la simplicité et la modestie brillaient d'une manière toute particulière dans Mr Vianney. Elles semblaient le revêtir de la tête aux pieds. Chez le Serviteur de Dieu point d'ostentation, point de mise en scène; rien de contraint ni d'affecté, rien absolument de l'homme qui veut paraître. Une simplicité d'enfant, un mélange d'abandon, de candeur, d'ingénuité, de grâce naïve, qui se combinant avec la finesse de son tact et la sûreté de son jugement, donnait un charme inexprimable à sa conversation et à toute sa conduite. On se sentait attiré à lui et entraîné par ces deux aimables vertus. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

249. La vérité est que Mr Vianney semble s'être surpassé par sa profonde humilité. Pour qui ne connaissait pas le Curé d'Ars, il était naturel de supposer par le récit des choses merveilleuses qui s'accomplissaient autour de lui et qui lui méritaient les ovations de la foule, que dans cette atmosphère de gloire qui l'environnait l'orgueil était sinon son piège, au moins sa tentation. Quelle épreuve, en effet, de rester humble parmi les témoignages les plus expressifs de la vénération publique! Un des missionnaires lui insinua un jour cette idée. Mr Vianney levant alors les yeux au Ciel avec une expression profonde de tristesse: "Ah! mon ami, dit-il, si seulement je n'étais pas tenté de désespoir!" Le recueillement, la vigilance, l'union avec Dieu le préservaient de tout retour sur lui-même au milieu de tant d'hommages qu'il ne pouvait pas fuir. Comme il a été dit, il semblait qu'il n'était pour rien dans tout le mouvement qui se faisait autour de lui, et il ne paraissait pas même s'en apercevoir. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

250. La vérité est que le Curé d'Ars recherchait l'obscurité et le silence avec autant d'ardeur que les autres en mettent à courir après la réputation et la gloire. Il aimait mieux être humble que de le paraître. Impossible à l'oeil le plus exercé de découvrir sur son visage l'expression de la gêne ou du malaise, les traces d'une préoccupation personnelle quelconque, d'un retour sur lui-même qui sentît les joies ou les anxiétés de l'amour propre. On eût dit que le moi n'existait plus en lui. Rien de ce qui lui était personnel n'effleurait son âme ; de quelque procédé qu'on usât envers lui, il paraissait content. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

251. La vérité est que les éloges étaient comme des coups de verge pour le Serviteur de Dieu. Si l'on s'avisait de lui dire quelque chose d'agréable, il répondait par une courte et humble parole; mais il était facile de s'apercevoir à son maintien et à son silence que ce propos l'avait douloureusement affecté. Monseigneur Devie s'oublia un jour jusqu'à l'appeler "Mon saint Curé!" Ce fut une vraie désolation. "Que je suis malheureux, s'écriait-il, il n'y a pas jusqu'à Monseigneur, qui ne se trompe sur moi!... Faut-il que je sois hypocrite!" On l'a vu plus d'une fois, les jours de dimanche, quitter précipitamment sa stalle, se réfugier dans la sacristie et en fermer la porte, parce que le prédicateur disait quelques mots à sa louange. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

252. La vérité est que l'humilité portait Mr Vianney à ne parler jamais de lui le premier. Si on l'interrogeait, il répondait avec une modestie qui commandait la réserve et un laconisme qui réduisait l'interlocuteur au silence. Puis il coupait court pour tout ce qui le regardait. Au reste, il épuisait en pareille rencontre toutes les formes du mépris, et son humilité était ingénieuse à en inventer de nouvelles. Il n'avait que des accusations à former contre lui-même. A l'en croire, il était le plus grand des pécheurs, et il remerciait souvent le bon Dieu de ce qu'il avait la bonté de supporter ses immenses misères. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

253. La vérité est que le Curé d'Ars souffrait beaucoup de voir son portrait s'étalant aux portes des maisons du village. Il avait fini cependant par s'y habituer comme à tant d'autres souffrances. Pourtant, quand il faisait son petit trajet journalier du presbytère à l'église, en passant par la maison des missionnaires, il baissait la tête et ne savait que faire de ses yeux; il avait l'air d'un patient. S'il lui arrivait, par mégarde, d'apercevoir un de ses portraits, qui tapissaient les murs, il échappait à cette importune vision par une aimable saillie: "Toujours ce carnaval (nom qu'il donnait à son portrait pour marquer le mépris qu'il en faisait)!... Voyez comme je suis malheureux! On me pend... On me vend!... Pauvre Curé d'Ars!" En 1852, un artiste d'Avignon ayant assez bien réussi à reproduire la figure du Curé d'Ars, on fit faire une lithographie, qui se vendait deux ou trois francs. En voyant apparaître cette nouvelle édition de son carnaval, Mr Vianney dit en souriant: "Hélas! on est bien averti, à chaque instant, du peu qu'on vaut. Quand on me donnait pour deux sous, j'avais encore des acheteurs; depuis qu'on me vend trois francs, je n'en ai plus." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

254. La vérité est que le bon Curé d'Ars souffrait aussi beaucoup de cette publicité de tous les instants, qui s'attachait à lui sous toutes les formes. Il s'en affligeait jusqu'à verser des larmes abondantes. Sur la fin de sa vie, après plusieurs attentats du même genre, il se fit un dernier essai biographique, qui le chagrina plus que les autres. Ne pouvant contenir sa peine, il dit à l'auteur: "Vous finirez bien, vous autres, par me vendre à la foire." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

255. La vérité est que Mr Vianney pratiqua en tout et partout l'humilité, qui était une de ses vertus principales. En parlant des autres vertus, on a déjà eu occasion de rappeler une foule de traits ou de paroles qui prouvent sa grande humilité. Il attachait à la pratique de cette vertu une très grande importance. "Monsieur le Curé, lui disait un jour une personne, comment faudrait-il faire pour être sage? - Mon ami, il faudrait bien aimer le bon Dieu. - Eh! comment faire pour aimer le bon Dieu? - Ah! mon ami, humilité! humilité! C'est notre orgueil, qui nous empêche de devenir des saints. L'orgueil est la chaîne du chapelet de tous les vices, l'humilité, la chaîne du chapelet de toutes les vertus. Hélas! on ne conçoit pas comment et de quoi une si petite créature que nous peut s'enorgueillir (il pleurait) Le diable apparut un jour à St Macaire, armé d'un fouet comme pour le battre, et il lui dit: "Tout ce que tu fais, je le fais: tu jeûnes, moi je ne mange jamais; tu veilles, moi je ne dors jamais. Il n'y a qu'une chose que tu fais et que je ne puis faire. - Eh! quoi donc? - M'humilier, répondit le diable, et il disparut. Ah! mon ami, continua le Curé d'Ars, il y a des saints qui mettaient le diable en fuite en disant: Que je suis misérable! " Ainsi qu'il sera déposé, etc.

256. La vérité est que le Curé d'Ars pratiquait à la lettre ce qu'il disait souvent: "Ceux qui nous humilient sont nos amis, et non ceux qui nous louent." Sa vie est pleine de traits qui le démontrent.

Un jour, on lui remit une missive dans laquelle on lisait cette phrase: "Monsieur le Curé, quand on a aussi peu de théologie que vous, on ne devrait jamais entrer dans un confessionnal..." Le reste était à l'avenant. Cet homme qui ne trouva jamais le temps de répondre à aucune des lettres qui lui arrivaient tous les jours plus nombreuses et qui faisaient incessamment appel à ses conseils, à son expérience, à sa sainteté, crut qu'il ne pouvait pas se dispenser de témoigner la joie et la reconnaissance qu'il éprouvait d'être enfin traité d'une manière conforme à ses mérites. Il prit immédiatement la plume et écrivit: "Que j'ai de raisons de vous aimer, mon très cher et très vénéré confrère! vous êtes le seul qui m'ayez bien connu. Puisque vous êtes si bon et si charitable que de daigner vous intéresser à ma pauvre âme, aidez-moi donc à obtenir la grâce que je demande depuis si longtemps, afin qu'étant remplacé dans un poste que je ne suis pas digne d'occuper à cause de mon ignorance, je puisse me retirer dans un petit coin pour y pleurer ma pauvre vie... Que de pénitences à faire! que d'expiations à offrir! que de larmes à répandre..." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

257. La vérité est que dans le temps que Mr Vianney était en butte à toutes sortes de contradictions et que par suite des dénonciations faites contre lui, il s'attendait, comme il le disait, à être mis à la porte à coups de bâton, interdit et condamné à finir ses jours dans les prisons, une de ces pièces accusatrices tomba un jour entre ses mains; il l'envoya à ses supérieurs, après l'avoir lui-même apostillée. "Cette fois, dit-il, ils sont bien sûrs de réussir, puisqu'ils ont ma signature." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

258. La vérité est que Mr Vianney voyait arriver à Ars les personnages les plus éminents et les plus haut placés dans la hiérarchie, aurait bien eu des raisons de s'enorgueillir; mais le bon Curé était tellement humble qu'il n'avait pas même la pensée d'y faire attention.

Pourquoi y aurait-il attaché de l’importance, puisque dans sa pensée lui n'y était pour rien? Au moment où la ville de Lyon retentissait du bruit des prédications du P. Lacordaire, celui-ci voulut rendre une visite au Curé d'Ars. Cette visite fut très remarquée des habitants d'Ars. Que dit alors Mr Vianney? "Savez-vous, dit-il à quelqu'un, la réflexion qui m'a frappé pendant la visite du P. Lacordaire? Ce qu'il y a de plus grand dans la science est venu s'abaisser devant ce qu'il y a de plus petit dans l'ignorance... Les deux extrêmes se sont rapprochés." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

259. La vérité est que Monseigneur Chalandon, Evêque de Belley, crut devoir nommer Mr Vianney chanoine honoraire de la cathédrale. Le bon Curé ne porta son camail qu'à la cérémonie de réception et il souffrit plus qu'il n'aurait souffert quelques années auparavant des coups de bâton qui devaient le mettre hors de chez lui. Quant à la croix de la Légion d'honneur que le gouvernement lui avait envoyée, il fallut, pour qu'on pût dire qu'il l'avait acceptée, lui faire croire que c'étaient des reliques qu'on lui offrait."Hé! là! dit-il avec un soupir de désappointement, lorsqu'il eut ouvert l'écrin qui la renfermait... Ce n'est que ça!..." Puis la passant à Mr Toccanier: "Tenez, mon ami, lui dit-il, l'Empereur s'est trompé. Ayez autant de plaisir à la recevoir que j'en ai à vous la donner." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

Chasteté de Mr Vianney.

 

260. La vérité est que Mr Vianney montra toujours une grande prédilection pour la sainte vertu de chasteté. Il en donna des preuves dès son enfance. Il n'avait encore que sept ans, lorsqu'un jour Marion Vincent lui dit: "Si un jour nos parents voulaient, nous nous marierions ensemble. - Oh! pour ce qui est de moi, reprit vivement le jeune Vianney, n'en parlons pas, n'en parlons jamais!" Ses paroles, ses actions, ses démarches ont toujours montré le grand amour qu'il avait pour la belle vertu. On n'a jamais rien pu surprendre chez lui qui méritât le moindre blâme ou pût faire naître l'ombre d'un soupçon. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

261. La vérité est que Mr Vianney, quand il fut nommé Curé d'Ars, au lieu d'imiter ses confrères et de suivre l’usage général de son pays en prenant à son service une personne du sexe, crut devoir s'en passer et préparer lui-même ses aliments, mettre l'ordre dans son presbytère. Sa vie, du reste, était si austère qu'il avait peu à faire sous ce rapport. Si parfois des personnes du sexe, bien connues par leur piété, parvenaient à s'introduire au presbytère dans le but de nettoyer les meubles, de déposer des provisions, c'était en plein jour qu'elles le faisaient et en l'absence du maître, qui ne pouvait souffrir qu'on lui rendît service. Leur manière d'agir ne pouvait produire, et de fait n'a produit aucune mauvaise impression. La conduite de Mr Vianney a toujours été si irréprochable que dans le temps même où il était en butte aux contradictions et où l'on répandait sur lui beaucoup de calomnies, on n'osa pas attaquer sa vertu ou, si quelques uns le firent, ils ne purent se faire écouter. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

IX. Dons extraordinaires accordés à Mr Vianney. - Réputation de sainteté pendant sa vie.

 

262. La vérité est que Dieu récompensa les vertus de son serviteur par des dons extraordinaires. L'humilité les faisait cacher avec grand soin au Curé d'Ars: aussi est-ce le côté le plus obscur de sa vie; cependant beaucoup de faits ont transpiré et ont démontré 1° que le serviteur de Dieu avait reçu le don des larmes; 2° qu'il lisait au fond des coeurs; 3° qu'il a annoncé des choses futures; 4° qu'il a eu des visions et des révélations; 5° qu'il a opéré un certain nombre de guérisons extraordinaires et miraculeuses, dont son humilité attribuait l'honneur à Sainte Philomène; 6° qu'il y a eu au grenier de la Cure une multiplication de blé en faveur de la Providence, etc. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

263. La vérité est que les lumières divines et infuses que le Curé d'Ars recevait avaient ordinairement pour objet la direction des âmes.

Le ministère par excellence du Curé d'Ars était, en effet, la direction des âmes, et une grande partie de sa vie s'est passée au confessionnal. Il avait reçu un don merveilleux de consoler les affligés, de toucher les pécheurs. Aussi on ne saurait compter les conversions éclatantes, qui se sont opérées par l'entremise du Serviteur de Dieu. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

264. La vérité est que jamais peut-être personne pendant sa vie n'a joui d'une aussi grande réputation de sainteté que Mr Vianney. On ne l'appelait que le saint Curé. L'ambition des pèlerins que sa réputation de sainteté lui amenait de toutes les parties du monde, ne se bornait pas à le voir, à lui parler, à entendre une réponse à leurs paroles, à recevoir sa bénédiction; elle allait encore à vouloir posséder un souvenir de lui, un objet qu'il avait béni, une image qu'il avait signée. De là, l'habitude prise par Mr Vianney bien qu'il en coûtât de continuels efforts à son humilité, de bénir après la messe, les croix, les médailles, les chapelets, et de mettre les initiales de son nom sur les images et sur les livres qu'on lui présentait. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

265. La vérité est qu'un très grand nombre de pèlerins ne se contentaient pas d'avoir la signature du Curé d'Ars ou un objet béni par lui, ils voulaient encore avoir quelque chose qui lui eût appartenu. Au commencement, lorsque le Curé d'Ars quittait un instant l'église, il ôtait son surplis et le déposait sur le mur du cimetière pour le reprendre ensuite; mais il a été bientôt obligé de ne plus le faire, parce qu'on le coupait par morceaux. On faisait de même de son chapeau, qu'il ne pouvait, pendant les longues séances du confessionnal, défendre contre ce pieux vandalisme; c'est pourquoi il résolut de ne plus s'en servir. Plusieurs fois on a donné des coups de ciseaux à sa soutane. On lui a souvent coupé par derrière des mèches de cheveux pendant qu'il faisait son catéchisme. Bien des feuillets de son bréviaire ont été enlevés. Inutile de parler de l'avidité avec laquelle on se disputait les choses qui avaient été à son usage ou qu'il avait simplement touchées. On ne pouvait faire visiter la cure aux étrangers sans avoir à constater ensuite quelques dégâts ou quelques larcins. On enlevait la paille de son lit, on mutilait ses chaises, on entaillait sa table, on déchirait ses livres, on ouvrait ses tiroirs, on lui volait ses plumes. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

266. La vérité est que la réputation de la sainteté du Curé d'Ars était tellement répandue, que son nom était sur toutes les bouches, son portrait se trouvait partout. Ce n'était pas seulement les gens du peuple, mais les personnages les plus distingués et les plus haut placés qui le regardaient et le vénéraient comme un saint. De là cette affluence à Ars des personnages les plus considérables, parmi lesquels un grand nombre d'Évêques. De là ces lettres qu'on adressait à Mr Vianney de toutes les parties du monde. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

267. La vérité est que l'on a vu se renouveler au sujet du Curé d'Ars des débats, qui ne semblaient plus de notre siècle. Les habitants de Dardilly, paroisse natale de Mr Vianney, jetaient des regards de convoitise sur le trésor possédé à Ars et songeaient aux moyens de le posséder à leur tour. Le plus simple fut d'aller trouver Mr Vianney lui-même, et de le supplier de disposer par testament qu'après sa mort sa dépouille mortelle serait rendue à sa paroisse natale. Le bon Curé, qui dans son humilité ne pouvait soupçonner leurs intentions secrètes, fit le testament connue on le désirait. Quand on le sut, ce fut une véritable consternation à Ars et dans tout le diocèse de Belley. L'Évêque dut intervenir: il demanda au Curé pourquoi il voulait quitter, après sa mort, la paroisse où il avait tant travaillé, et quelle raison il avait de désirer que son corps reposât à Dardilly. "Ah! dit le bon Curé, pourvu que mon âme soit auprès du bon Dieu, peu m'importe le lieu où sera mon cadavre." Alors Mgr Chalandon réclama ce pauvre corps, et le Curé mortifié de telles prétentions, promit de faire un autre testament. Il le refit, en effet, la veille de sa mort et disposa définitivement de ses restes en faveur de la paroisse d'Ars. Mais les habitants de Dardilly ne se tinrent pas pour battus et multiplièrent les démarches auprès des diverses autorités pour avoir au moins une part de ce corps qu'ils regardaient déjà comme une précieuse relique. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

 

 

X. De la précieuse mort de Mr Vianney.

 

268. La vérité est qu'une vie aussi sainte ne pouvait se terminer que par une sainte mort. Depuis longtemps Mr Vianney semblait n'avoir plus qu'un souffle de vie. Le petit filet de voix qui lui restait, était si faible, qu'il fallait une oreille attentive pour l'entendre. Mais on était tellement accoutumé à voir son existence se soutenir d'une manière comme miraculeuse que l'on ne pouvait croire que bientôt il quitterait cette terre pour aller recevoir la récompense due à tant de travaux. Plusieurs paroles que Mr Vianney avait prononcées, auraient dû cependant faire prévoir que ce moment n'était pas éloigné. On lui avait fait cadeau d'un très beau ruban pour soutenir l'ostensoir à la procession du St Sacrement. "Je ne m'en servirai qu'une fois..." avait-il dit. Lorsqu'on lui présenta vers la fin de juillet à signer son mandat de desservant : "Ce sera pour me faire enterrer." On possède un document d'où il résulte qu'au mois d'Août 1858, Mr Vianney a déclaré formellement qu'il n'avait plus que pour une année de vie, et qu'en 1859, à pareille époque, il aurait quitté la terre. On ne saurait donc douter que le Serviteur de Dieu n'ait connu par révélation l'époque de sa mort. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

269. La vérité est que les fortes chaleurs du mois de Juillet 1859 avaient cruellement éprouvé le saint vieillard; il avait eu plusieurs défaillances. On ne pouvait entrer dans cette église d'Ars réchauffée jour et nuit par un concours immense, sans être suffoqué. Il fallait que les personnes qui attendaient leur tour pour se confesser sortissent à chaque instant pour retrouver, hors de cette fournaise, un peu d'air respirable. Lui, cependant, ne sortait pas; il ne quitta jamais son poste de souffrance et de gloire; il ne songea point à abréger la longueur de ces mortelles séances, qui duraient, le matin, de une heure à onze, et le soir, de une heure à huit; mais il ne respirait plus, ou il ne respirait qu'un air vicié; il souffrait le martyre. On le sollicitait en vain de prendre un peu de repos; il répondait toujours: "Je me reposerai en paradis." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

270. La vérité est que le Vendredi 29 Juillet 1859, Mr Vianney parcourut le cercle ordinaire de ses travaux; il fit son catéchisme, passa seize ou dix sept heures au confessionnal, et termina cette laborieuse journée par la prière. En rentrant chez lui, plus rompu et plus exténué qu'à l'ordinaire, il s'affaissa sur une chaise en disant: "Je n'en peux plus!" Ce qui se passa le reste de cette nuit, personne ne le sait. On sait seulement qu'à une heure du matin, quand il voulut se lever pour se rendre à l'église, il s'aperçut d'une insurmontable faiblesse. Il appelle, on arrive. - Vous êtes fatigué, Mr le Curé? - Oui, je crois que c'est ma pauvre fin. - Je vais chercher du secours. - Non, ne dérangez personne; ce n'est pas la peine. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

271. La vérité est que le jour venu, le Serviteur de Dieu ne parla point de célébrer la sainte Messe, et commença à condescendre à tous les soins qu'il avait jusque là repoussés. Ce double symptôme était grave. - Vous souffrez bien, lui disait-on? Un signe de tête résigné était sa réponse. - Monsieur le Curé, espérons que sainte Philomène, que nous allons invoquer de toutes nos forces, vous guérira encore cette fois, comme elle l'a fait il y a dix huit ans. - Oh! sainte Philomène n'y pourra rien. On aurait peine à se figurer la consternation que produisit l'absence de Mr le Curé, quand, le matin, on ne le vit pas sortir de son confessionnal à l'heure ordinaire. Une douleur profonde se répandit de proche en proche. Cette douleur plus expressive chez les uns, plus concentrée chez les autres, avait une expression particulièrement touchante chez quelques personnes dont l'existence était plus intimement entrelacée à la sienne. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

272. La vérité est que pendant trois jours, tous les moyens que la piété la plus ingénieuse peut inspirer, furent mis en oeuvre pour obtenir du Ciel la conservation d'une vie si précieuse. Le mardi soir, il demanda à être administré. La Providence avait amené pour cette heure des prêtres venus des diocèses les plus lointains. La paroisse entière y assistait. Une personne qui avait le droit d'approcher du malade, vint à mains jointes le supplier en ce moment de demander à Notre Seigneur sa guérison. Il fixa sur elle un regard plein de bienveillance et sans rien dire fit connaître qu'il ne demanderait pas cette grâce. On vit des larmes couler de ses yeux, lorsque la cloche lui annonça la visite du Maître qu'il avait tant adoré. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

273. La vérité est que le lendemain il répandit encore des larmes de joie. Elles tombèrent sur la croix de son Évêque. Mgr de Langalerie, averti des progrès du mal, était venu en toute hâte rendre visite au bon Curé d'Ars. Il était temps; la nuit même qui suivit cette touchante entrevue, à deux heures du matin, sans secousse, sans agonie, sans violence, Jean Marie Baptiste Vianney s'endormit dans le Seigneur pendant que le prêtre, qui faisait la recommandation de l'âme, prononçait ces paroles: "Veniant illi obviam sancti Angeli Dei, et perducant eum in civitatem caelestem Jérusalem." Ainsi qu'il sera déposé, etc.

274. La vérité est que dès que la fatale nouvelle se fut répandue, on se précipita vers le presbytère pour voir et vénérer une dernière fois celui que tous appelaient leur père et qu'ils regardaient maintenant comme un saint. Le corps fut placé dans une salle basse que l'on orna à la hâte de modestes tentures. C'est là que dès le point du jour du Jeudi quatre Août et pendant deux jours et deux nuits, une foule sans cesse renouvelée et toujours grossissante accourut de tous les points de la France à mesure que la fatale nouvelle y pénétrait. On avait eu soin de mettre sous le séquestre tous les objets, qui avaient appartenu au Serviteur de Dieu. Cette précaution était bien nécessaire. Malgré les mesures les plus sévères, il y eut à regretter çà et là quelques pieux larcins que la vénération explique sans les justifier. Deux frères de la Sainte Famille se tenaient auprès du lit de parade, protégé par une forte barrière des contacts trop immédiats de la foule, et leurs bras se lassaient de présenter à ces mains habituées à bénir les objets qu'on voulait leur faire toucher. Dire ce que l'on a appliqué à ces restes vénérés de croix, de chapelets, de livres et d'images, et quand les boutiques si nombreuses du village furent à peu près épuisées, de linge, de bijoux, etc., serait impossible. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

275. La vérité est que la cérémonie des funérailles, qui eut lieu le samedi matin, présenta un spectacle extraordinaire. Elle était présidée par l'Évêque de Belley. Des étrangers, au nombre de plus de six mille, étaient accourus à Ars. Plus de trois cents prêtres étaient venus des diocèses voisins, quoique la circonstance du samedi en eût forcément retenu un grand nombre. Presque toutes les communautés des environs avaient là leur représentant. Ainsi qu'il sera déposé, etc.

276. La vérité est que la réputation de sainteté n'a pas cessé avec la mort de Mr Vianney; elle a même grandi et grandit tous les jours. Plus de trente mille pèlerins viennent encore chaque année s'agenouiller dans l'église d'Ars auprès du tombeau du Serviteur de Dieu, et solliciter par son intercession différentes grâces. On signale déjà plus d'une guérison et d'une grâce extraordinaire, et tout fait espérer que Dieu a l'intention de glorifier son serviteur. Ainsi qu'il sera déposé; etc.

 

Istos articulos et istas positiones pro nunc dat etc. salvo semper etc. non se tamen astringens etc. non solum etc. sed et omni etc.

 

Jacobus Estrade Causae Postulatur.


 


T A B L E DES M A T I E R E S

I. Sur sa vie

II. Sur la Foi de Mr Vianney

III. Sur l'Espérance de Mr Vianney

IV. Sur la charité de Mir Vianney

Charité envers Dieu

Charité envers le prochain

V. Sur la Prudence de Mr Vianney

VI. Sur la vertu de Justice de Mr Vianney

Obéissance de Mir Vianney

Religion de Mr Vianney

Oraison de Mr Vianney

VII. Sur la force de Mr Vianney

Patience de Mr Vianney

VIII. Sur la tempérance de Mir Vianney

Pauvreté de Mr Vianney

Humilité, simplicité, modestie de Mr Vianney Chasteté de Mir Vianney

IX. Dons extraordinaires accordés à Mir Vianney. - Réputation de sainteté pendant sa vie.

X. De la précieuse mort de Mr Vianney


 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE

SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

DEPOSITIONS DES TEMOINS


 


TABLE DES DEPOSITIONS TRANSCRITES DANS LE PREMIER VOLUME

 

 

Témoin I                 Abbé Joseph Toccanier                                  106

Témoin VI                 Catherine Lassagne                                             462

Témoin VIII                 Jean Baptiste Mandy                                     578

Témoin IX                 Guillaume Villier                                                    618

Témoin X                 Frère Athanase (Jacob Planche)                 658 ; 803

Témoin XI                 Jeanne Marie Chanay                                       674

Témoin XIII                 Laure Justine Françoise des Garets                              764 ; 883

 

La numérotation marginale, à laquelle renvoie cette table, correspond à la pagination de l'original.


 


TÉMOIN I – ABBÉ JOSEPH TOCCANIER

 

 

105      Session 3-26 Novembre 1862 à 2h1/2 de l'après-midi

 

106      Au premier Interrogatoire, le témoin répond:

Je connais parfaitement la valeur et la force du serment que j'ai fait.

 

            Au second Interrogatoire, le témoin répond:

Je m'appelle Joseph Toccanier, né à Seyssel le trois Novembre mil huit cent vingt-deux; mon père se nomme Aimé Toccanier et ma mère Françoise Pegoud; je suis prêtre et missionnaire du diocèse de Belley, vicaire de la paroisse d'Ars. Ma fortune est très ordinaire.

 

Au troisième Interrogatoire, le témoin répond:

Ayant le bonheur d'être prêtre, je dis la sainte messe tous les jours autant qu'il m'est possible; j'ai encore eu le bonheur de la dire ce matin.

 

Au quatrième Interrogatoire, le témoin répond:

Je n'ai point eu de procès et je n'ai point subi de condamnation.

 

Au cinquième Interrogatoire, le témoin répond:

Je n'ai point encouru de censures, ni de condamnations ecclésiastiques.

 

Au sixième Interrogatoire, le témoin répond:

107             Personne ne m'a instruit ni ne m'a suggéré la manière de déposer dans cette cause; je ne me suis pas inspiré des articles, je ne m'en inspirerai pas pour donner mes réponses; je dirai seulement ce que j'ai vu et ce que j'al entendu.

 

Au septième Interrogatoire, le témoin répond:

J'ai une affection filiale pour le Serviteur de Dieu Jean Marie Baptiste Vianney; je désire vivement sa Béatification, mais je me soumets entièrement au jugement du Saint Siège; mais dans ma déposition, je ne suis mu que par l'amour de la vérité et le désir de la; gloire de Dieu.

 

Au huitième Interrogatoire, le témoin répond:

J'ai entendu dire que Mr Vianney était né le 8 Mai mil sept cent quatre-vingt-six. Ses parents étaient des propriétaires honnêtes et chrétiens; ils élevaient très chrétiennement leurs enfants et en particulier le dit Serviteur de Dieu. Sa mère était très pieuse. J'ai entendu dire au Curé d'Ars que sa mère le prenait souvent en particulier le soir pour s'entretenir avec lui des choses de Dieu, jusqu'à une heure très avancée de la nuit. Je ne sais rien de particulier sur l’époque du Baptême et de la Confirmation du dit Serviteur de Dieu.

 

Au neuvième Interrogatoire, le témoin répond:

J'ai appris de Monsieur Vianney lui-même qu'il avait passé ses premières années chez ses parents à Dardilly; qu'il a été ensuite confié à Monsieur Balley, Curé d'Ecully, confesseur de la foi pendant la grande révolution. Quand je serai interrogé sur les vertus, je répondrai sur les qualités et vertus de son enfance; quant à ses défauts, je n'en connais point.

 

Au dixième Interrogatoire, le témoin répond:

            Je sais du Curé lui-même, que dès son enfance, il avait des indices d'une vocation ecclésiastique, par l'habitude qu'il avait de dresser de petits autels, de prêcher à ses camarades pour les porter à la vertu; je tiens aussi du Curé d'Ars que monsieur Balley avait comme prédit qu'il serait prêtre.

 

108      Au onzième Interrogatoire, le témoin répond:

            D'après ce que j'ai entendu dire à Monsieur le Curé d'Ars, le jeune homme qui l'accosta au sortir de la petite ville de Roanne, lorsqu'il partit pour se rendre sous les drapeaux, lui était inconnu, et il n'a jamais su qui il était.

 

Au douzième Interrogatoire le témoin répond:

Je n'ai rien de particulier à dire sur les différentes parties de cet Interrogatoire.

 

Au treizième Interrogatoire le témoin répond:

Je sais du Curé d'Ars lui-même qu'il a été nommé Vicaire d'Ecully pendant deux ans, et je sais par la voix publique qu'il a édifié grandement la paroisse.

 

Au quatorzième Interrogatoire, le témoin répond:

Je ne sais pas précisément l'année de l'arrivée de Monsieur Vianney à Ars; je sais seulement par Mr le Curé d'Ars et des personnes dignes de foi que la paroisse d'Ars était plongée dans l'ignorance, et qu'il y régnait de graves abus, tels que la danse, le travail du Dimanche, l'oubli des Sacrements. Il m'a dit lui-même, qu'on ne savait pas dire le chapelet. Je sais par des personnes dignes de foi qu'il est parvenu à déraciner ces abus par de longues et fréquentes prières devant le Saint Sacrement; par des pénitences excessives; par sa dévotion à la Ste Vierge, à laquelle il offrait souvent sa paroisse; par ses nombreuses prédications; par l'établissement des confréries et par toutes les saintes industries que son zèle lui inspirait.

 

Au quinzième Interrogatoire, le témoin répond:

Je sais par les registres de la paroisse que les confréries dont j'ai parlé en répondant à l'interrogatoire précédent, sont: 1° celle du Saint-Sacrement, secondement du Saint-Rosaire, troisièmement du Sacré-Coeur, quatrièmement l'Archiconfrérie de Notre Dame des Victoires. 109 Je sais qu'il a établi une Providence gratuite pour les orphelines, dirigée d'abord par de pieuses filles; que cette Providence a été remplacée par une école gratuite des filles pour la paroisse; qu'il a établi une école gratuite pour les jeunes gens de la Paroisse, dirigée par les Frères de la Sainte Famille de Belley. Je certifie que ces écoles ont produit d'excellents fruits.

 

 

113      Session 4 - 27 Novembre 1862 à 8h du matin

Au seizième Interrogatoire, le témoin répond:

J'ai appris de personnes graves que le Curé d'Ars accomplissait exactement les commandements de Dieu et de l'Eglise et remplissait parfaitement ses devoirs de prêtre et de Curé. Pendant six ans de mon séjour à Ars auprès du Serviteur de Dieu, j'ai vu moi-même tous les exemples de vertus chrétiennes et sacerdotales qu'il donnait à tout le monde. Aux Interrogatoires sur les vertus, je donnerai les détails. 114 Je puis affirmer qu'il a persévéré jusqu'à la mort dans l’exacte et fidèle observance de tous ses devoirs de prêtre et de pasteur, et je l'affirme comme témoin oculaire. Je ne connais aucun manquement dans l'accomplissement de ses devoirs. Je sais que s'il s'est absenté de sa paroisse pour faire des missions, c'est seulement par zèle pour la conversion des pécheurs et sans nuire aucunement au bien spirituel de sa petite paroisse. Comme les missions se faisaient dans les paroisses voisines, il revenait fréquemment dans sa paroisse. S'il a essayé, de quitter deux fois sa paroisse, c'est parce qu'il croyait, par un sentiment de profonde humilité, qu'il avait besoin de la retraite pour assurer son salut et se préparer à la mort en pleurant sa pauvre vie, comme il le disait souvent. En agissant ainsi, le Serviteur de Dieu présumait le consentement de son Évêque et ne voulait point faire un acte positif de désobéissance; du reste, quelques jours après l'a dernière tentative de fuite, des habitants de Dardilly, sa paroisse natale, vinrent la nuit et lui fournirent tous les moyens de s'évader secrètement, mais le Serviteur de Dieu refusa formellement. Je le tiens de son propre témoignage.

 

Au dix-septième Interrogatoire, le témoin répond:

Je sais par moi-même et par des témoins dignes de foi qu'il a eu à supporter de nombreuses et pénibles contradictions de la part de ses paroissiens, et de quelques ecclésiastiques du voisinage et d'ailleurs, et qu'il (les) a supportées avec une patience admirable et qu'il a prié pour eux et leur a fait dans l'occasion tout le bien qu'il pouvait leur faire, ainsi que je l'expliquerai plus tard.

 

Au dix-huitième Interrogatoire, le témoin répond:

J'ai appris de personnes dignes de foi que le Serviteur de Dieu s'est distingué par la pratique de toutes les vertus chrétiennes, et pendant les six années que je suis resté auprès de lui jusqu'à sa mort, j'ai, vu par moi-même que tout ce que j'avais entendu dire était parfaitement exact.

115      Quant à la foi, je déclare que j'ai entendu dire à des personnes bien informées, à sa soeur, encore vivante, par exemple, que dès son enfance, il aimait à s'instruire des vérités de la religion, qu'à trois ans il recherchait déjà la solitude par amour pour la prière. Un jour qu'il avait disparu, on le chercha et on le trouva dans une écurie, à genoux et priant devant une crèche. Il aimait à se mêler aux exercices de piété. Le Serviteur de Dieu m'a dit lui-même qu'il avait aimé la Sainte Vierge avant de la connaître, qu'il avait reçu de sa mère une petite statue de la Mère du Sauveur, dont il ne se séparait ni le jour ni la nuit.

J'ai entendu le Serviteur de Dieu dire que pendant la Révolution, il était heureux de pouvoir assister au saint sacrifice toutes les fois que l'occasion s'en présentait. J'ai entendu dire au Serviteur de Dieu que lorsqu'il allait travailler dans les champs, il plaçait la statue de la Sainte Vierge sur un bâton, auquel il la fixait, afin de pouvoir la contempler et prier devant elle.

J'ai entendu dire au Serviteur de Dieu qu'étant encore jeune, il avait fait un pèlerinage au tombeau de Saint François Régis à pied et en mendiant, pour accomplir un voeu qu'il avait fait. Avant de revenir, il obtint de son confesseur la commutation de son voeu, en ce sens qu'il donnait à tous les pauvres qu'il rencontrait, au lieu de mendier lui-même, et il ajoutait qu'il avait vu par là qu'il était plus doux de donner que de demander. Je sais qu'il avait une grande dévotion à saint François Régis, qu'il avait son tableau dans sa chambre, et qu'il avait érigé sa statue dans l'église d'Ars.

Je sais par des témoignages dignes de foi que, retiré aux Noës, il édifia les habitants par la ferveur de sa foi, à tel point que, lorsqu'il fut prêtre, on le demanda instamment pour Curé de cette paroisse.

J'ai entendu dire par des témoins graves que Monsieur Vianney avait édifié ses condisciples au petit et au grand séminaire par la vivacité de sa foi et que ce fut là le motif particulier de son admission au sacerdoce.

116      Je sais par des témoins dignes de foi que pendant qu'il fut vicaire d'Ecully, il édifia la paroisse par sa foi et sa piété. Je tiens des habitants d'Ars que dès son entrée dans la paroisse, il les avait vivement édifiés par sa foi et particulièrement par sa dévotion au Saint Sacrement de l'autel et par la manière dont il disait la messe.

J'ai entendu dire à des témoins dignes de foi qu'il semblait avoir choisi l'église pour sa demeure, il y passait de longues heures immobile et prosterne dans le sanctuaire; qu'il entrait à l'église avant l'aurore et n'en sortait qu'après l'angelus du soir. Pendant les six années que j'ai passées à Ars, je le voyais pour ainsi dire constamment à l'église; il y allait de minuit à deux heures du matin et n'en sortait qu'à six heures en hiver et à neuf heures en été, excepté le temps consacré à prendre son modeste repas et à visiter les malades de la paroisse. Je sais nue pendant ses longues oraisons devant le Saint Sacrement, il ne cessait de prier pour la conversion des pécheurs et la persévérance des justes, et qu'il conjurait sans cesse Dieu de répandre ses grâces sur ceux qui ne le connaissaient pas et s'offrait en sacrifice pour leur conversion. Je sais qu'il joignait à la prière la prédication de la parole de Dieu. Il s'y était préparé par un travail opiniâtre. Je l'ai vu faire le catéchisme tous les jours pendant six ans, de onze heures à midi, non seulement aux paroissiens, mais encore aux nombreux pèlerins venus de tous les pays, avec une onction qui impressionnait profondément l'auditoire. Je l'ai vu chaque Dimanche, outre le catéchisme qui se faisait à une heure, faire son instruction à la prière du soir.

Je sais qu'il est parvenu à établir la communion fréquente parmi les femmes. Je sais aussi qu'à son instigation, un grand nombre des pèlerins qui venaient à Ars ont pris l'habitude de communier fréquemment. Par ses exhortations, il avait amené presque tous les hommes à communier à Pâques, un certain nombre à communier aux grandes fêtes ; mais malgré ses efforts, il n'avait pu réussir à les amener à la communion fréquente. Je sais que par l'établissement des deux confréries du Saint Sacrement et du Saint Rosaire, dans lesquelles il avait enrôlé un grand nombre de ses paroissiens, hommes et femmes, il vint à bout de détruire plus promptement les abus. 117 Pendant six ans, je n'ai point vu à Ars les danses qui ont lieu dans les paroisses voisines, et jusqu'à ce moment, elles n'ont pas reparu. Je sais qu'il a fait supprimer les deux cabarets qui existaient dans la paroisse, qu'il a fait cesser le travail du Dimanche; que les magasins étaient fermés le Dimanche, que les voitures publiques d'Ars à Lyon ne marchaient jamais le Dimanche, et que les omnibus des chemins de fer obligés de marcher le Dimanche pour faire leur service, n'entraient pas dans le village. J'ai été moi-même témoin de ces faits. Pour obtenir la cessation des danses, le Serviteur de Dieu redoubla ses prières et ses mortifications; il en vint même jusqu'à payer un jour, comme on me l'a assuré, au musicien une somme plus forte que celle qu'il aurait gagnée, et l’éloigna ainsi de sa paroisse.

Je sais que le Serviteur de Dieu ayant travaillé à plusieurs missions ou jubilés dans plusieurs paroisses du voisinage, y répandit une odeur de sainteté, et inspira une telle confiance que les pénitents en grand nombre, qui s'étaient adressés à lui, vinrent ensuite le trouver à Ars; beaucoup de personnes suivirent leur exemple, notamment des personnes d'Ecully et des Noës, ainsi que de Dardilly. De la sorte se forma le pèlerinage qui prit de si grandes proportions que dans les dernières années le nombre des pèlerins s'élevait en moyenne à quatre-vingt mille.

Monsieur le Curé d'Ars, désintéressé et pauvre personnellement, mais, animé par l'esprit de foi le plus sincère, déployait au contraire toute la munificence dont il était capable pour l'embellissement de son église, l'érection de plusieurs chapelles, l'achat des vases sacrés et des ornements, si bien qu'aucune paroisse du Diocèse de Belley ne possède de si beaux ornements. Il me disait souvent avec un sentiment de bonheur: "Je suis heureux de pouvoir embellir et augmenter le ménage du bon Dieu."

Je puis certifier par ma propre expérience que Monsieur Vianney déployait la plus grande pompe dans les grandes solennités de l'Eglise mais surtout pour la fête du Saint Sacrement; 118 il aimait à voir de magnifiques reposoirs, et malgré son grand âge, et malgré le poids énorme de l'ostensoir, il ne cédait à personne le bonheur de porter le Saint Sacrement. Comme je lui faisais observer un jour qu'il devait être bien fatigué, il me répondit: "Oh! mon ami, celui que je portais, me portait."

Je sais que l'opinion commune à Ars est qu'il ressemblait à un ange au saint autel et que l'on voyait en le voyant célébrer si saintement le saint sacrifice qu'il avait le bonheur de contempler le Sauveur. Plusieurs fois je me suis placé de manière à l'observer et j'ai remarqué qu'après la consécration, sa figure paraissait illuminée et qu'elle était parfois inondée de larmes. Je lui ai entendu dire ces paroles: "Jusqu'à la consécration, je vais assez vite, mais après la consécration, je m'oublie, en tenant Notre Seigneur dans mes mains." Une autre fois, ayant quelques inquiétudes sur son salut, il disait à Notre Seigneur ces paroles: "Mon Dieu, si j'avais le malheur d'être séparé de vous pendant l'éternité, prolongez au moins les moments pendant lesquels je vous tiens dans mes mains." Il était si pénétré de la présence réelle de notre Seigneur au Saint Sacrement qu'il en parlait dans presque toutes ses instructions. Les termes dont il se servait étaient si touchants qu'ils faisaient couler les larmes des yeux des auditeurs. Un jour, je l'entendis dire en fixant sur le tabernacle des regards enflammés, ces paroles: "Oh! mes enfants, que fait Notre Seigneur dans le sacrement de son amour? Il a pris son bon. coeur pour nous aimer. Il s'échappe de son coeur comme une transpiration de miséricorde et d'amour pour noyer les iniquités du monde." L'impression qu'il ressentait en parlant du Saint Sacrement était si forte qu'il était obligé de s'interrompre, et qu'il répétait plusieurs fois les mêmes expressions, comme s'il avait été suffoqué par la vivacité des sentiments qu'il éprouvait; quel que fût le sujet qu'il traitât, il revenait toujours à ce grand objet de ses méditations et de son amour. 119

 

 

121      Session 5 - 1er Décembre 1862 à 8h du matin

 

Sur le dix-huitième Interrogatoire, le témoin continue à répondre :

J'ai été témoin des visites que le Serviteur de Dieu faisait aux malades et j'ai admiré l'esprit de foi avec lequel il leur parlait. J'ai entendu beaucoup de pénitents profondément touchés des paroles qu'il leur avait adressées au confessionnal. On ne pouvait s’'empêcher d'être ému en le voyant distribuer la sainte communion. 122 Il montrait aussi une foi très vive en bénissant les objets de piété qui lui étaient présentés par les fidèles. Il parlait du sacerdoce avec vénération et il disait que si on comprenait le prêtre, on mourrait d'amour pour Notre Seigneur en le voyant, et en disant ces paroles, il versait des larmes d'attendrissement, et il revenait très souvent sur ce sujet dans ses conversations et ses catéchismes. En parlant de Dieu et du Ciel, il semblait voir ce qu'il disait.

Il répétait souvent: Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu, Oh! belle vie, oh! belle mort. Souvent dans les discours qu'il prononçait le Dimanche soir, il était tellement impressionné par le sujet qu'il traitait, qu'il répétait: souvent pendant un quart d'heure les mêmes paroles d'amour ou de douleur selon qu'il parlait de Dieu ou du péché. Plusieurs fois, je l'ai entendu, comme hors de lui-même, s'écrier, en parlant de la vision béatifique: "Nous verrons Dieu, mes frères, nous le verrons... Y avez-vous jamais pensé? Nous le verrons tout de bon, nous le verrons face à face, tel qu'il est..." et il versait des larmes de bonheur. J'ai entendu dire à des personnes bien instruites, qu'en dix-huit cent trente, au moment où l'on renversait les croix, il s'écria: "La croix est plus forte qu'eux! Quand Notre Seigneur paraîtra sur les nuées du ciel, ils ne l'arracheront pas de ses mains." Il trouvait les comparaisons les plus gracieuses et les plus frappantes pour peindre une âme en état de grâce. Je lui ai entendu dire les paroles suivantes: "Une âme pure brille devant Dieu comme une perle au soleil. Le Saint-Esprit plane sur elle comme une colombe qui agite ses ailes d'où distille le baume de l'amour. L'âme pure est comme une belle rose sur laquelle les trois Personnes divines s'inclinent pour en respirer le parfum. Elle est comme un miroir bien poli, qui réfléchit le ciel. " 123 Il parlait avec prédilection de l'action du Saint-Esprit sur l'âme, il disait qu'il en était le conducteur, que sans lui elle ne pouvait rien, que l'âme possédée par le Saint Esprit était comme un raisin d'où sortait une liqueur délicieuse quand on le pressait, et qua sans l'Esprit-Saint l'âme était comme un caillou d'où l'on no peut rien tirer. Il disait encore que l'âme sous l'action de la grâce ressemblait à ces oiseaux qui ne font qu'effleurer la terre et qui planent constamment dans les airs, tandis que l'âme en état de péché ressemble à ces oiseaux domestiques qui ne peuvent quitter la terre et sont constamment attachés à elle.

Le Serviteur de Dieu avait sur la prière de très belles et très ingénieuses comparaisons. Il la comparait au feu qui gonfle les ballons et les élève dans les airs; elle est pour l'âme ce que l'eau est pour le poisson; plus l'eau est abondante, plus le poisson est heureux; le poisson est content dans un petit ruisseau, plus content encore dans la mer. Il disait que si les damnés pouvaient prier cinq minutes tous les mille ans, l'espérance de prier ainsi rendrait pour eux moins rigoureuses les flammes de l'enfer. Je lui ai entendu dire, en parlant des peines qu'il avait eu à supporter, qu'il suffisait d'aimer les croix pour qu'on pût les porter facilement; l'amour des croix en détruit l'amertume, comme le feu qui brûle les épines, leur enlève ce qu'elles ont de piquant. En parlant des souffrances, il disait que nous étions sur la terre pour souffrir, mourir et régner. Il aimait à rappeler à ses auditeurs le souvenir des saints martyrs et à parler de la joie qu'ils éprouvaient en quittant cette vie par de rudes souffrances, et personnellement le Serviteur de Dieu pratiquait ce qu'il disait, en montrant dans les épreuves et les souffrances un grand contentement.

Le Serviteur de Dieu montrait un grand, esprit de foi dans ses conversations; il ne parlait que de piété, d'amour de Dieu, du salut. Jamais il ne s'occupait dans ces circonstances, de sujets futiles ou indifférents; il montrait ce même esprit de foi dans toute sa conduite, et dans la manière dont il accomplissait ses devoirs. Cet esprit de foi parut d'une manière frappante, lorsqu'il reçut les derniers sacrements, ainsi que je le déposerai plus tard.

 

124      Le témoin ayant fini de parler de la foi, a déposé sur l'Espérance du Serviteur de Dieu de la manière suivante:

Je sais que le Serviteur de Dieu avait une humilité profonde et que, ne comptant pas sur lui-même, il avait en Dieu une confiance sans bornes. Cette confiance le soutenait dans toutes ses entreprises, et quand il avait réussi, il attribuait à Dieu tout le succès.

Je tiens de lui-même que sa paroisse était dans un triste état lorsqu'il en prit possession; que néanmoins il ne se découragea pas; et je sais par les paroissiens qu'attendant seulement de Dieu le changement qu'il désirait, il eut recours à la prière et à la pénitence et que ce fut par ces moyens qu'il détruisit les abus et fit refleurir la vertu. L'Espérance qu'il avait du ciel lui inspirait une horreur profonde pour le péché et une grande compassion pour le sort des pécheurs. Le péché, disait-il, est le bourreau du bon Dieu et l'assassin de l'âme, c'est lui qui nous arrache du ciel pour nous précipiter en enfer. Le Serviteur de Dieu comparait le bon chrétien à un roi exilé qui, espérant de rentrer dans son royaume, y envoie d'avance tous ses trésors. Il inspirait aux pécheurs un grand sentiment de confiance en la miséricorde de Dieu et il excitait le zèle des justes par la pensée de la bonté de Dieu, qui accorde facilement la grâce à ceux qui la demandent.

En s'occupant du salut des autres, le Curé d'Ars ne négligeait pas sa sanctification personnelle; il consacrait à la prière, à la méditation, aux visites au Saint Sacrement le temps qu'il ne donnait pas au salut des autres. Il m'a dit souvent que son secret était de s'abandonner entièrement entre les mains de la Providence. Plusieurs fois, il m'a parlé des luttes qu'il avait avec le démon pendant la nuit et il m'a assuré qu'il n'avait aucune crainte, à cause de la grande confiance qu'il avant en Dieu. Je lui ai entendu dire, en parlant des contradictions qu'il avait éprouvées:

125      J'étais tourmenté pendant le jour par les hommes et pendant la nuit par le démon, et cependant j'éprouvais une grande paix, une grande consolation. Il éprouvait des peines intérieures très violentes par suite de la crainte qu'il avait de ne pas bien remplir son ministère, mais alors il se mettait à genoux devant le tabernacle, d'où il ne s'éloignait jamais sans avoir reçu quelques consolations. Il me disait que dans ses moments de peines, ii se jetait aux pieds de Notre Seigneur comme un petit chien aux pieds de son maître.

S'il désirait quitter sa paroisse et aller dans la solitude, c'est parce qu'il se défiait de ses talents et qu'il se croyait incapable de faire le bien qu'un autre aurait pu faire, mais du moment que la volonté de son évêque était qu'il restât au milieu de ses paroissiens, il reprenait courage et comptait sur la grâce de Dieu. En un mot, je puis affirmer que j'ai toujours remarqué en lui une espérance vive, qui ne se démentait jamais, espérance qu'il savait communiquer aux autres, et je n'ai jamais remarqué qu'il se fût laissé aller aux tentations violentes de découragement et de désespoir qu'il éprouvait fréquemment.

 

Au sujet de la Charité, le témoin dépose:

Je sais que le Serviteur de Dieu avait un grand amour pour Dieu et pour le prochain.

J'ai entendu dire que dès son enfance il s'efforçait d'aimer Dieu de tout son coeur et de correspondre aux leçons de sa vertueuse mère, qui lui disait souvent: "Vois-tu, mon petit Jean-Marie, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela, me ferait plus de peine que si c'était un autre de mes enfants." Il correspondit si bien aux instructions de sa mère que plus tard, il disait lui-même: "Si je n'avais pas été prêtre, je n'aurais jamais su ce que c'était que le péché." Il se plaignait, étant curé, d'avoir moins de temps pour prier Dieu que lorsqu'il était occupé aux travaux des champs.

126      J'ai entendu des prêtres, ses condisciples, raconter que pendant ses études, il avait montré une piété angélique, et que c'était en considération de cette piété qu'il avait été appelé aux saints ordres, quoiqu'il laissât à désirer sous le rapport de la capacité.

Il m'a raconté que lorsqu'il était vicaire à Ecully, il profitait des moments où il était seul avec Monsieur Balley pour parler de Dieu, et s'exciter à l'aimer davantage.

J'ai appris de témoins dignes de foi et je pourrais dire de toute la paroisse, qu'au commencement de son ministère à Ars, comme il avait peu d'occupations, il faisait de fréquentes et longues visites au Saint-Sacrement, de sorte qu'on disait qu'il avait choisi l'église pour sa demeure. Persuadé qu'il faut se sanctifier soi-même pour sanctifier les autres, il s'efforçait d'augmenter en lui l'amour de Dieu par une vie de prière, de mortification et de pénitence et de donner en toutes choses le bon exemple.

Afin de faire aimer Dieu par ses paroissiens, il eut recours à l'établissement des confréries, de la prière du soir et de la pratique de la fréquente communion. Dieu, rien que Dieu, Dieu par tout, Dieu en tout : toute la vie du Curé d'Ars est là.

 

 

129      Session 6 - 1er décembre à 2h1/2 de l'après-midi

 

Au sujet de la Charité, le témoin continue ainsi sa déposition:

Le Serviteur de Dieu, par suite de sa grande dévotion envers le Saint Sacrement, disait son office à genoux à l'église, du moins l'office du jour, et faisait des pauses de temps en temps en regardant le tabernacle, de telle sorte qu'on aurait pu croire qu'il y voyait Notre Seigneur. 130 Quand le Saint Sacrement était exposé, il se tournait vers l'autel avec un sourire extatique, avant la messe, il se mettait à genoux dans le choeur sur les dalles, pour faire sa préparation, et restait quelques moments comme en extase. Pendant le saint sacrifice, sa figure semblait s'illuminer, surtout au moment de la consécration et avant la communion; il semblait avoir un colloque mystérieux avec Notre Seigneur. Il n'était cependant ni trop long, ni trop prompt à l'autel. J'ai déjà parlé, en déposant sur la foi, du goût qu'il avait pour orner l'église et pour acheter de riches ornements. Il aimait à distribuer la sainte communion et à donner la bénédiction du Saint Sacrement.

Toutes les fois que le Curé d'Ars avait à parler sur le Saint Sacrement et l'amour de Dieu, il était admirable. Il disait: "Je ne comprends pas qu'on puisse offenser Dieu, il est si bon! S'il n'était pas si bon, à la bonne heure; c'est trop dommage." Et il pleurait, et les assistants pleuraient avec lui. Il prononçait avec tant de piété et d'onction les mots: Bon Dieu, qu'ils étaient à eux seuls un sermon. Quand il prononçait le nom de Jésus, il y avait dans sa voix un accent qui frappait tout le monde; il semblait que son coeur se répandait sur ses lèvres. Il parlait de la prière et de la vie intérieure dans des termes qui exprimaient l'ardeur de sa charité. La prière, disait-il, voilà tout le bonheur de l'homme sur la terre. Oh! belle vie! belle union de l'âme avec Notre Seigneur! L'éternité ne sera pas assez longue pour comprendre ce bonheur. La vie intérieure est un bain d'amour dans lequel l'âme se plonge; elle est comme noyée dans l'amour.

Au tribunal de la pénitence, la charité du Serviteur de Dieu opérait des merveilles tant ses paroles étaient pleines de feu et d'onction. 131 En parlant des nombreuses conversions qui s'étaient opérées à Ars, il disait qu'on n'en connaîtrait le nombre qu'au jugement dernier, attribuant cependant à Dieu tout le bien qui s'était fait. Les pécheurs, par son ministère, se convertissaient, les justes s'affermissaient, les tièdes retrouvaient la ferveur. Il conservait une union constante avec Dieu au milieu de sa vie excessivement occupée; à quelque moment qu'on le vît, environné, pressé, assailli par la multitude indiscrète, harcelé quelquefois de questions oiseuses et absurdes, obsédé de demandes impossibles, interpellé partout, et ne sachant souvent à qui répondre, il était toujours égal à lui-même, gracieux, aimable, compatissant, toujours prêt à condescendre aux désirs des solliciteurs, toujours la figure calme et souriante; jamais on n'a pu surprendre en lui le moindre signe de dépit et la moindre brusquerie; jamais sur son front la plus imperceptible nuance de mécontentement, l'ombre d'un nuage; jamais sur ses lèvres ni de plaintes ni de reproches. Entouré de marques de respect, de confiance, porté en triomphe par la foule, qui s'attachait à ses pas, se suspendait à ses lèvres, s'agenouillait sur son chemin, s'inclinait pour recevoir sa bénédiction, il restait ingénu comme un enfant, simple, modeste et bon, ne semblant pas se douter que sa vertu fût quelque chose dans cet étonnant concours.

Sa conversation était toujours céleste; il n'aimait qu'à parler des choses de Dieu, et ne prenait plus de part à la conversation du moment qu'elle devenait purement humaine. Il ne parlait des vanités de la terre qu'avec ironie et mépris. Tout ce qui intéressait l'Eglise et son triomphe sur la terre, tout ce qui contribuait à la glorification du nom de Dieu l'impressionnait vivement; tout le bien qu'il entendait dire à ce sujet le faisait tressaillir d'allégresse, tandis que les nouvelles fâcheuses lui causaient une vive douleur. 132 Il était arrivé à ce haut degré de charité par la prière, la mortification, le détachement, l'oubli de lui-même, et en appliquant sans cesse le fer et le feu aux plus vives parties de son être. Il disait au milieu de ses peines intérieures que l'on montre plus de charité en servant Dieu malgré les désolations de l'âme et du coeur, qu'en le servant dans l'abondance des consolations spirituelles. Il désirait la solitude parce qu'il pensait qu'il y prierait Dieu avec plus de ferveur et l'aimerait plus ardemment. Il se réjouissait au milieu des attaques du monde par la pensée que c'était la volonté de Dieu; il s'en réjouissait aussi parce que lorsque les attaques étaient plus importunes, quelque grand pécheur devait venir faire sa confession. Les contradictions qu'il éprouvait de la part des honnies lui étaient agréables en ce qu'elles le détachaient des choses de la terre et l'unissaient à Dieu d'une manière plus intime.

 

Sur la Charité envers le prochain, le témoin dépose ainsi:

Sa charité pour le prochain était immense, il s'intéressait à ses misères spirituelles et corporelles, il embrassait dans son amour le monde entier, car il s'occupait non seulement de sa paroisse, de son diocèse mais pour ainsi dire de toute l'Eglise, comme le prouvent ses nombreuses fondations de messes, soit pour la conversion des pécheurs, le succès des missions, le soulagement des âmes du purgatoire; comme le prouvent aussi les missions qu'il a fondées en très grand nombre.

J'ai entendu dire à des témoins dignes de foi que dès son enfance, il compatissait aux souffrances des pauvres et aimait à les soulager. J'ai entendu dire aussi qu'il aimait à inspirer la piété aux enfants et surtout la dévotion à la Sainte Vierge, et qu'il se montra toujours très charitable soit pendant ses études, soit comme vicaire d'Ecully. 133

Je sais par les habitants d'Ars que dès son entrée dans la paroisse, il se fit remarquer par son amour pour les pauvres, qui lui inspira l'idée de fonder une Providence, ouverte aux jeunes filles sans ressources, et qu'il se fit remarquer aussi par un ardent désir de salut du prochain.

J'ai appris de témoins dignes de foi qu'au commencement de son ministère, il s'était mis en relation avec tous ses paroissiens, saisissant la moindre occasion de leur donner individuellement des marques de son affection et de son dévouement. Je sais qu'il n'aurait pas rencontré un enfant sans lui adresser quelques mots aimables, après l'avoir salué respectueusement. Il attachait une grande importance à la prédication, et j'ai entendu dire à lui-même et à d'autres, qu'il composait avec soin ses instructions; elles lui coûtaient beaucoup de travail, parce qu'il avait naturellement peu de facilité pour la composition. Il s'offrait le jour en sacrifice pour la conversion des pécheurs; les souffrances de la nuit étaient consacrées au soulagement des âmes du purgatoire, ainsi que la journée du Lundi. Je lui disais un jour: "Mon père, si le bon Dieu vous donnait à choisir, ou de monter au ciel tout de suite, ou de travailler encore comme vous le faites à la conversion des pécheurs, que feriez-vous? - Je resterais. - Mais au ciel, les saints ont si heureux! Plus de peines, plus de tentations, etc... - Oui, répondit-il, les saints, au ciel, sont bienheureux; mais ce sont des rentiers; ils ont bien travaillé pourtant, puisque Dieu punit la paresse et ne récompense que le travail; mais ils ne peuvent plus, comme nous, par des travaux et des souffrances, gagner des âmes à Dieu. - Si Dieu vous laissait ici-bas jusqu'à la fin du monde, vous auriez bien du temps devant vous, vous ne vous lèveriez pas si matin. - Oh! mon ami, je me lèverais bien toujours à minuit: ce n'est pas la fatigue qui m'effraie; je serais le plus heureux des prêtres, si ce n'était pas cette pensée qu'il faut paraître au tribunal de Dieu comme curé." Alors deux grosses larmes coulaient de ses joues. Il souffrait beaucoup pendant la nuit, surtout vers la fin de sa vie, et cependant jamais il ne prolongeait le temps d'un repos qui n'en était souvent pas un. Malgré la fatigue et l'accablement, il se rendait au confessionnal et entendait, une partie de la nuit et toute la journée, les nombreux pénitents qui se présentaient. Il m'avoua qu'un jour il était tombé quatre fois de faiblesse en se rendant à l'église, qu'il s'était relevé quatre fois avec une très grande peine, et qu'arrivé au confessionnal, il avait entendu les confessions comme à l'ordinaire. Je lui fis observer une autre fois qu'il semblait bien fatigué; il me répondit en souriant: "Les pécheurs finiront bien par tuer le pauvre pécheur."

 

 

137 Session 7 - 2 Décembre 1862 à 8h du matin

 

Sur le dix-huitième Interrogatoire, le témoin continue ainsi sa déposition, en parlant de la charité:

Je sais qu'il avait un attrait particulier pour la conversion des pécheurs; il s'en occupait sans cesse dans ses prières et dans ses mortifications. 138 Je lui ai entendu dire qu'il était heureux de prier pour les âmes du purgatoire, mais qu'il était surtout à son aise quand il priait pour les pécheurs et qu'il éprouvait une peine quand il ne priait pas pour eux. C'était là la préoccupation de toute sa vie. Il s'était proposé de fonder le plus grand nombre de missions possible. Il avait demandé à Dieu si c'était l'oeuvre qui lui était la plus agréable et de le lui faire connaître par quelque signe particulier; il m'a raconté, en présence du Frère Jérôme, que sa discipline, placée à l'extrémité de sa table, s'était mue d'elle-même et était venue vers lui en marchant comme un serpent; c'était un des signes qu'il avait demandés. Il ajouta: Il y a bien autre chose que je ne veux pas dire. Il appliquait à cet objet les principaux dons qu'il recevait des fideles; il y consacrait son traitement, qui étant toujours engagé d'avance, et ses honoraires de messes. Lorsqu'il avait recueilli la somme suffisante pour une fondation, il était transporté de joie. Si j'avais le malheur, disait-il, d'être en enfer et qu'une pensée de joie y fût possible, je tressaillirais d'allégresse en songeant que les missions que j'ai fondées ouvriront la porte du Ciel à un grand nombre d'âmes. Quand je suis ennuyé, je compte mes missions. J'aime tant les missions que si, après ma mort, en vendant mon corps, on pouvait en fonder encore une, je le ferais. Le Serviteur de Dieu en a fondé à peu près cent dans différentes paroisses; elles doivent se donner tous les dix ans.

Ses supérieurs jugèrent son zèle digne d'une plus grande paroisse, et le nommèrent à Salles, dans le Beaujolais; mais lorsqu'il voulut s'y rendre, il trouva la Saône tellement débordée et agitée par un vent si violent, qu'il ne put pas passer à l'autre rive; 139 il regarda cette circonstance comme une marque de la volonté de Dieu et revint à Ars au milieu de ses paroissiens désolés de son départ et obtint de ses supérieurs l'autorisation d'y rester. Il ne renfermait pas son activité dans sa paroisse; il venait au secours de ses confrères malades ou absents, pendant que le pèlerinage ne le retint pas constamment à Ars. Il prenait aussi, autant qu'il pouvait, part aux missions qui se donnaient dans le voisinage; il s'acquit partout la réputation d'un saint, et les personnes qui avaient eu le bonheur de l'entendre et de se confesser à lui venaient volontiers le voir dans sa paroisse et profiter de sa direction; ainsi commença le pèlerinage d'Ars, qui se développa d'une manière merveilleuse. Il se levait de minuit à deux heures du matin, se rendait à l'église, où il priait quelque temps avec les pèlerins, puis il rentrait au confessionnal, où il restait jusqu'à sept heures, célébrait la sainte messe et bénissait après, en surplis et en étole, une grande quantité d'objets de piété qui lui étaient présentés. Cette cérémonie terminée, il rentrait à la sacristie et là, pendant quelque temps, il signait les images et les livres de piété; puis il revenait au presbytère, où il prenait comme déjeuner un peu de lait et de pain; il retournait immédiatement de là à l'église et entendait les confessions des hommes jusqu'à onze heures; c'était l'heure du catéchisme pour les pèlerins, il avait lieu régulièrement chaque jour de la semaine; à midi, il rentrait au presbytère, prenait un léger repas, se reposait quelques minutes, allait faire une courte visite aux missionnaires, puis à travers une foule de pèlerins qui s'agenouillaient sur son passage et demandaient sa bénédiction, il revenait à l'église. Quelquefois, il visitait, à cette heure de la journée, les malades de sa paroisse ou les pèlerins malades. A une heure il rentrait à l'église, récitait à genoux son office dans la chapelle de Saint Jean-Baptiste; après l'office, la confession des femmes commençait et se continuait jusqu'à cinq heures. 140 Laissant alors les femmes qui entouraient son confessionnal, il allait à la sacristie, où il entendait la confession des hommes, jusqu'à huit heures en été et environ six heures en hiver. La prière terminait la journée, il récitait en même temps le chapelet de l'Immaculée Conception; puis accompagné des missionnaires et des Frères de la Sainte Famille, il retournait au presbytère. En général, il ne prenait le soir aucune nourriture. Dans les derniers temps de sa vie, Monseigneur Chalandon, Évêque de Belley, à ma demande, le dispensa de la récitation de Matines et Laudes, à cause de son extrême fatigue. J'ignore s'il a usé de la dispense. Il lisait le soir la vie des saints et la Théologie. Tel a été l'ordre de sa journée pendant les six ans que j'ai passés avec lui.

Il était du tiers-ordre de saint François. Quoique épuisé par les jeûnes et les macérations, les infirmités, le manque de repos et de sommeil, il a pu continuer ses longues séances au confessionnal jusqu'à la fin de sa vie; il n'a cessé que le trente juillet mil huit cent cinquante-neuf, c'est-à-dire cinq jours avant sa mort. Il disait aux missionnaires: Saint Liguori avait fait voeu d'être toujours occupé: nous n'avons pas besoin de faire ce voeu-là.

Il disait que les ennemis nous rendent un grand service parce qu'ils nous font mériter davantage en les aimant.

Il avait une grande affection pour les pauvres, les faibles et les petits; il aurait voulu soulager toutes leurs misères; ce fut pour venir au secours des jeunes filles dénuées de ressources qu'il fonda l'établissement de la Providence. Il en confia la direction à trois filles pieuses; il entretenait l'établissement au moyen des aumônes et de ses ressources personnelles. Il recevait autant de pauvres filles que le local pouvait en contenir. Une des directrices lui disait un jour qu'il n'y avait plus de lits. Venez prendre le mien, lui dit-il. 141 Il y eut des moments critiques où l'on manquait du nécessaire. Le Serviteur de Dieu m'a raconté qu'un jour, il n'y avait au grenier qu'une poignée de blé; la pensée lui vint de cacher sous ce blé des reliques de saint François Régis dans l'espérance que le saint ferait un miracle; sa confiance ne fut point trompée et le lendemain il trouva le grenier comble. Il m'a raconté aussi qu'avec un petit tonneau de vin, il en avait rempli un grand. Je sais par Marie Chanay qu'un jour où elle pétrissait, la pâte s'était multipliée dans ses mains et avait rempli le pétrin.

Il fonda aussi plus tard une école gratuite pour les garçons, dirigée par les Frères de la Sainte Famille de Belley.

Je ne lui ai jamais vu refuser l'aumône à. un pauvre; il accueillait les misérables avec bonté et plaisir. Une petite aumône corporelle, disait-il, fait passer l'aumône spirituelle. Il ne secourait pas seulement les pauvres de sa paroisse, mais encore sa charité s'étendait au loin. Beaucoup de personnes malheureuses étaient soulagées par ses aumônes. Je lui disais un jour qu'il lui arrivait sans doute de se tromper en donnant à tous ceux qui se présentaient. Il me répondit: On ne se trompe jamais quand on donne à Dieu. Il disait aussi qu'à la Saint Martin, il avait beaucoup de loyers à payer, parce que, dans le pays, c'est à cette époque qu'on paye les loyers des maisons. Il se dépouillait pour les pauvres de tout ce qui ne lui était pas absolument nécessaire. Il avait vendu le mobilier de sa chambre dont on lui avait laissé la jouissance, même son lit. Quand on voulait lui donner quelque chose qu'il ne vendît pas, on le lui prêtait. J'ai entendu dire à des témoins dignes de foi que ses confrères lui ayant fait cadeau d'un haut de chausses pendant la mission de Trévoux, en bon velours neuf, il l'accepta et regagna sa paroisse par un froid très piquant. 142 En route, il rencontra un pauvre à moitié nu et tout transi de froid. Il se cacha derrière une haie et apparut bientôt son haut de chausses à la main. Il le donna au mendiant. Une autre fois, ne trouvant rien que son mouchoir dans sa poche, il le donna, en s'excusant de ne pouvoir mieux faire, plus tard, il avait une poche pour les bonnes oeuvres; il y puisait incessamment et les yeux fermés. Une fois, une femme lui avait volé une somme assez forte, et vint lui dire: Monsieur le Curé, me donnez-vous ce que je vous ai pris? Il répondit: Je le veux bien, et continua à l'assister dans ses besoins. Un homme ayant soustrait à la sacristie l'argent des messes qui y était déposé, il s'en aperçut. Mon ami, lui dit-il, dites-moi ce que vous m'avez pris; je ne veux pas vous faire rendre l'argent, mais connaître le nombre des messes. Il apprit ensuite que les gendarmes allaient l'arrêter comme voleur; il sortit de son confessionnal, se rendit dans la maison où il était et le prévint afin qu'il pût fuir. Je sais qu'il faisait l'aumône à une pauvre aveugle, il aimait à mettre dans son tablier ce qu'il lui portait sans qu'elle s'en aperçût. Je sais que lorsqu'on lui envoyait quelque mets, il en disposait toujours pour les pauvres.

 

 

Sur la Prudence, le témoin dépose ainsi:

J'ai entendu dire que dès son enfance, il avait montré une grande prudence, en prenant tous les moyens propres à le conduire à la sainteté et assurer son salut. Nommé vicaire à Ecully, il s'efforça d'imiter Monsieur Balley, homme d'une prudence consommée dans les choses de Dieu. Je sais qu'arrivé dans la paroisse d'Ars, il agit avec une grande prudence pour y introduire la piété, évitant avec un grand soin de froisser et tâchant de gagner les coeurs par la persuasion. 143 Je sais aussi que pour supprimer les abus, il eut recours à la prière, à la pénitence, et qu'il chercha à avoir sur son peuple une grande influence par les grands et bons exemples qu'il donnait. Pour ne pas laisser à ses paroissiens en quelque sorte le temps d'offenser Dieu le Dimanche, il avait établi des exercices successifs et variés, auxquels on se rendait avec empressement. Il faisait le catéchisme à une heure, et lors même que d'autres prêtres avaient prêché à la grand'messe, il ne se croyait pas déchargé de ses obligations pastorales et il ne manquait jamais de faire le soir lui-même une de ces touchantes homélies où son âme s'épanchait en des paroles à la fois si saintes, si élevées, si fortes et si pathétiques. Le jour des fêtes supprimées par le Concordat, on faisait les mêmes exercices pieux que le Dimanche. Il disait qu'on connaissait les amis du bon Dieu en ce qu'ils faisaient ce qu'ils n'étaient pas obligés de faire, et il cherchait ainsi à le persuader à ses paroissiens. Quand il s'agissait d'entreprendre quelque chose, il priait, jeûnait, se mortifiait, puis consultait des personnes prudentes, surtout son Évêque, dans la crainte de se tromper dans la direction des âmes, lorsqu'il avait quelque doute, il consultait avec une grande simplicité, et quelquefois il lui arrivait d'envoyer un pénitent à des confesseurs qu'il croyait plus capables que lui. Il disait que ce que le démon craignait le plus, c'était l'humilité. 144 Je sais qu'il ne donnait aux pénitents que des pénitences proportionnées à leur faiblesse, c'est-à-dire en général très faibles, et qu'il s'appliquait à y suppléer par des pénitences personnelles. Il avait l'habitude de faire des neuvaines pour obtenir la réussite de ses projets; il conseillait aussi aux autres d'en faire: aux personnes qui voulaient connaître leur vocation, il leur conseillait une neuvaine au Saint Esprit; à celles qui demandaient la conversion de quelqu'un ou le soulagement d'une grande affliction, il leur conseillait une neuvaine au saint Coeur de Marie. Quand il s'agissait de guérisons, de grâces temporelles, il conseillait une neuvaine à Sainte Philomène. Par l'intercession de cette sainte, beaucoup de grâces avaient été obtenues. Je lui disais un jour: Le bruit court que vous avez défendu à Sainte Philomène de faire tant de miracles. Il me répondit avec une naïveté charmante: Ces grâces font trop de bruit et amènent trop de monde. J'ai prié sainte Philomène de guérir ici les âmes plutôt que les corps, et les corps ailleurs. Elle m'a bien écouté. Plusieurs personnes malades ont commencé ici leur neuvaine et ont été guéries chez elles: ni vu, ni connu. Il disait ces paroles avec un grand sentiment de bonheur.

Pendant les six ans que j'ai passés avec lui, j'ai toujours remarqué une grande prudence dans ses démarches, dans sa conduite, dans ses conseils, dans ses conversations, dans ses catéchismes, dans les avis qu'il donnait, dans ses prédications; 145 il se défiait de lui-même et comptait beaucoup sur les lumières de l'Esprit Saint; aussi était-il estimé, goûté et vénéré par tout le monde. Sa rare prudence paraissait dans la direction des consciences. Il savait indiquer à chaque pénitent ce qui lui convenait; il savait se renfermer dans le cercle des préceptes, ou bien ouvrir à propos le champ des conseils; bien souvent il lisait au fond des coeurs. Une personne de la Savoie m'a raconté qu'étant venue à Ars, Monsieur le Curé lui dit qu'il aurait à lui parler le lendemain, sans qu'elle lui eût adressé la première la parole; le lendemain le Serviteur de Dieu la vit au confessionnal et avant de l'interroger, lui dit en ce qui la concernait des choses qui l’étonnèrent profondément. Il lui parla de son attrait pour la vie religieuse et de la piété de ses soeurs. Comme je demandais au Serviteur de Dieu comment il avait pu, sans connaître cette personne, lui dire les choses qu'il lui avait dites, il me dit en souriant: J'ai fait comme Caïphe; j'ai prophétisé sans le savoir.

On avait souvent recours à ses conseils, à ses lumières, lorsqu'il s'agissait d'entreprises importantes; il rejetait tous projets sans portée, sans utilité réelle, qui venaient d'un zèle indiscret ou d'une activité inquiète; mais tout projet utile et franchement; chrétien était assuré de son adhésion. De toutes parts on appelait ses encouragements, ses bénédictions et ses suffrages sur des fondations, sur des établissements, sur des écrits, sur des oeuvres qui devaient procurer la gloire de Dieu. Il recevait une multitude de lettres de tous les points de la France et de l'Europe et quelquefois des autres parties du monde; ces lettres venaient souvent de personnes distinguées par leur naissance, leurs talents et leur position.

 

 

149      Session 8 - 2 Décembre 1862 à 2h1/2 de l'après-midi

Le Témoin continue à répondre au dix-huitième Interrogatoire:

Au sujet de la prudence, j'ai encore à ajouter: La conduite qu'a tenue le Curé d'Ars sur un fait très important, celui de la Salette, a été marquée au coin de la Prudence. Dès le principe, Monsieur le Curé avait cru à l'apparition de la Sainte Vierge sur la montagne de la Salette. 150 Plus tard, le jeune Maximin étant venu à Ars et ayant été interrogé par Monsieur Vianney hors du tribunal de la Pénitence, cet enfant répondit qu'il n'avait rien vu. Dès lors, Monsieur le Curé cessa d'y croire. Néanmoins, en présence de l'approbation de l'Évêque de Grenoble, ainsi que de plusieurs autres évêques, il ne fit jamais d'opposition publique sur ce point. Il répondait même à ceux qui le consultaient qu'on pouvait croire à ce fait, et même que l'on pouvait faire le pèlerinage, s'appuyant sur l'autorité épiscopale, qu'il ne se permettait pas de juger. Enfin j'atteste que Monsieur Vianney ayant été tourmenté sur ce sujet pendant plusieurs semaines, il fut instantanément délivré en disant intérieurement: Je crois.

Au sujet de la vertu de Justice, le témoin dépose: Pendant les six ans que j'ai passés avec lui, je l'ai toujours vu pratiquer exactement la. vertu de justice en remplissant tous ses devoirs envers Dieu et envers les hommes. Je déclare que Monsieur le Curé d'Ars, très sévère envers lui-même, était plein de respect pour les dépositaires de l'autorité soit spirituelle, soit temporelle; qu'il témoignait constamment les plus grands égards à tout le monde, mais plus spécialement aux prêtres et aux religieux qui venaient à Ars. C'est ainsi qu'il se tenait constamment debout en présence des étrangers et qu'il exigeait que ceux-ci se tinssent assis devant lui. Il ne souffrait pas non plus qu'on le saluât avec les termes honorables dont il se servait lui-même envers les autres. Une gaîté douce et franche, un aimable abandon, mais sans familiarité, présidait à toutes ses relations intimes. 151 Il était bon en particulier pour les pauvres, les infirmes, les ignorants et les pécheurs. Il se montrait continuellement appliqué à écarter de ceux qui vivaient autour de lui les plus légers embarras, spécialement quand il les jugeait atteints d'une petite indisposition. Rien n'égalait sa tendresse pour ses collaborateurs et il saisissait tous les moyens possibles de leur être agréable. J'ai entendu Monsieur le Curé parler de ses parents et surtout de sa mère dans des termes indiquant sa vive reconnaissance pour tous les services qu'il en avait reçus. Je l'ai vu recevoir à Ars plusieurs de ses parents, et leur témoigner la plus franche cordialité et les recevoir à sa table; et alors, il ne craignait pas de sortir de ses habitudes de pénitence et de manger avec eux par motif de charité. Il éprouvait les mêmes sentiments de reconnaissance envers tous ses bienfaiteurs, et notamment envers les bons habitants des Noës, qui le reçurent avec tant de bienveillance lorsqu'il échappa au service militaire. L'un des sentiments les plus profonds dp sa vie était son affection envers Monsieur Balley, son ancien maître. Il ne cessait de parler de ses vertus et il ajoutait qu'il suffisait de voir ce saint prêtre pour se sentir porté à Dieu. Il ne lui reprochait qu'une seule chose, c'était d'avoir été sa caution, lorsqu'il fut appelé au sacerdoce.

Il était très touché des moindres égards qu'on avait pour lui. Voici entre autres choses ce qui m'est arrivé: Il me reprochait un jour d'avoir trop d'attention et trop d'égards pour lui. Je lui répondis: 152 Tes pères et mères (sic) honoreras, afin que tu vives longuement. Sa figure s'épanouit et témoigna combien il était touché.

 

Interrogé sur la vertu d'obéissance, le témoin a répondu:

Pendant les six ans que j'ai passés auprès du Curé d'Ars, il s'est toujours montré empressé à observer toutes les lois de l'Église, à se soumettre à toutes les règles de sa discipline, aux prescriptions et aux volontés de son Évêque et surtout aux décisions, du Saint-Siège. On ne pouvait lui parler de Rome et du Souverain pontife sans l'intéresser vivement. Je sais, par lui-même, qu'il avait le plus grand désir d'aller dans la solitude pleurer, selon son expression, sa pauvre vie; et néanmoins il resta jusqu'à la mort au poste que la Providence lui avait assigné. Si deux fois il essaya de fuir, ce fut avec la pensée que son Évêque approuverait sa conduite.

Je sais qu'il était très soumis à l'autorité civile, ainsi que je l'ai dit plus haut. Un fait cependant semblerait indiquer qu'il manqua d'obéissance aux lois de son pays, c'est le fait de sa désertion. Voici ce que je puis dire à ce sujet: Jamais je ne lui ai entendu dire le moindre mot qui pût faire soupçonner qu'il se le reprochait comme une faute. Je sais d'ailleurs qu'étudiant pour l'état ecclésiastique, il s'était fait porter sur la liste d'exemption du service militaire et que ce n'est que par suite d.'un oubli qu'il ne fut point inscrit sur les registres. Ce ne fut que trois ans après qu'il reçut l'ordre de rejoindre son régiment. Il tomba malade en route, entra à l'hôpital de Roanne et quelques jours après, au moment où, dans un grand état de faiblesse, il rejoignait son corps, il fut accosté par un inconnu qui, d'un air bienveillant, l'engagea à le suivre. 153 Monsieur Vianney, sans aucune préméditation, suivit l'inconnu, qui le conduisit aux Roës, paroisse reculée dans les montagnes du Forez. On n'a jamais su quel étant cet inconnu.

 

 

155      Session 9-3 Décembre 1862 à 8h du matin

Le témoin continue à répondre au dix-huitième Interrogatoire. Sur la vertu de Religion, j'ai à déposer ce qui suit: Je sais que le Serviteur de Dieu n'était pas moins remarquable par la vertu de religion que par les autres vertus. 156 Il recherchait tout ce qui, de près ou de loin, pouvait se rapporter au culte, ou à la gloire de Dieu. Le plus petit objet lui devenait cher et sacro dès qu'il avait une signification dévote. Il aimait les images, les croix, les chapelets, les médailles, les scapulaires, l'eau bénite, les confréries et les reliques, pour lesquelles il avait une dévotion toute particulière; il en portait toujours sur lui; il en avait rempli son église, sa chapelle de la Providence et sa chambre. Il disait: Je fais volontiers une belle place aux saints ici-bas, afin qu'ils m'en fassent une petite dans le ciel. C'était un grand plaisir pour lui de faire prêcher les autres, d’entendre prêcher et de prêcher lui-même. Il ne se reposait, disait-il, que deux fois par jour: à l'autel et en chaire. Il avait, comme il a déjà été dit, embelli son église et acheté de magnifiques ornements et de riches vases sacrés. Rien ne lui paraissait assez précieux pour honorer Dieu. J'ai déjà parlé de sa grande dévotion pour le Saint Sacrement. Elle était toute sa. vie; notre Seigneur dans la sainte Eucharistie était constamment présent à sa pensée.

Il respectait toutes les pratiques de dévotion en usage dans l'Eglise, et les conseillait volontiers. Il était du tiers-ordre de Saint François et du tiers-ordre de Marie. Il récitait l'office divin en union avec Notre Seigneur; il avait attaché aux différentes heures du bréviaire le souvenir des différentes scènes de la passion. J'ai vu moi-même dans un de ses bréviaires la division, qu'il avait faite et qu'il suivait en récitant le saint office. 157 A Matines, il honorait l'agonie de Notre Seigneur eu jardin des olives; à Laudes, sa sueur de sang; à Prime, sa condamnation; à Tierce, le portement de la Croix; à Sexte, le crucifiement; à None, la mort du Sauveur; à Vepres, sa descente de la croix; à Complies, sa sépulture. Il avait une intention particulière pour chaque jour de la semaine. Il m'a raconté, que le Dimanche, il honorait la Sainte Trinité; que le Lundi, il invoquait le Saint-Esprit, afin d'employer la semaine pour la gloire de Dieu et pour son salut; il priait aussi ce jour-là pour les âmes du purgatoire. Le Mardi était consacré aux anges gardiens; il remerciait Dieu d'avoir donné à ces purs esprits un si ardent amour pour sa gloire, une si grande promptitude à exécuter ses ordres, tant de bienveillance pour les hommes. Le Mercredi était employé à louer toute la cour des Bienheureux. Le Jeudi était le jour du Saint Sacrement; le Vendredi, celui de la passion de Notre Seigneur. Le Samedi, il remerciait Dieu d'avoir créé la Sainte Vierge immaculée, et de lui avoir donné un coeur si bon pour les pécheurs. Depuis qu'il était prêtre, il disait la messe à cette intention à l'autel de la Sainte Vierge autant qu'il pouvait le faire. Après la messe, il récitait ses litanies.

J'ai déjà parlé de la petite statue de la Sainte Vierge qu'il avait reçue étant tout jeune, et de la manière dont il la vénérait, et j'ai dit aussi qu'il avait aimé la mère de Dieu avant de la connaître.

            Lorsqu'il était vicaire d'Ecully, il copiait souvent avec Monsieur Balley des prières en l'honneur de l'Immaculée Conception, comme il me l'a raconté lui-même. 158 Il y a environ quinze ans, il fit construire une chapelle et invita Monseigneur Devie à venir la bénir. Au moment de la cérémonie, le vénérable Évêque lui demanda sous quel vocable il voulait placer cette chapelle; il répondit, comme par inspiration: A l'Immaculée Conception. Il avait déjà fait ériger une statue de la Vierge Immaculée sur le frontispice de son église et fait confectionner en son honneur un magnifique ornement, sur lequel étaient brodés ces mots: Maine conçue sans péché; il célébra la messe avec cet ornement le jour même de la Proclamation du dogme. Il avait l'habitude de dire l'Ave Maria quand l'heure sonnait, avec cette invocation: Bénie soit la très sainte et immaculée Conception de la bienheureuse Vierge Marie Mère de Dieu. O Marie, que toutes les nations glorifient, que toute la terre invoque et bénisse votre coeur immaculé. Quand l'heure sonnait pendant qu'il était en chaire, il s'interrompait et ne manquait pas même alors à cette pieuse pratique. L'horloge de la paroisse était mauvaise et quelquefois ne sonnait pas les heures. Je le lui fis remarquer en lui disant que la Sainte Vierge et les paroissiens qu'il avait habitués à cette pratique, y perdaient beaucoup; il fit immédiatement installer une horloge neuve. . Après la proclamation du dogme de l'Immaculée Conception, il s'écria: Quel bonheur! J'ai toujours pensé qu'il manquait ce rayon à l'éclat des vérités catholiques. C'est une lacune qui ne pouvait pas demeurer dans la religion. 159 Il avait consacré sa paroisse en mil huit cent trente-six, comme un tableau en fait foi, à la Vierge Immaculée. Il célébrait ses fêtes avec pompe; ces jours-là, les communions étaient nombreuses; je l'ai vu pendant les six ans que j'ai été à Ars, et j'ai appris qu'auparavant il en était de même. Les habitants ont à peu près tous des images de la Sainte Vierge dans leurs maisons et souvent des statues à l'extérieur. J'ai appris de lui-même qu'il avait conduit sa paroisse en procession à la chapelle de Fourvière à Lyon et que cette procession édifia singulièrement les habitants des pays par où elle passa.

Il parlait avec une effusion extraordinaire de la dévotion à la Sainte Vierge, de cette belle, créature dont la pureté a fléchi la justice de Dieu. Il invoquait les saints avec une grande ferveur; il les appelait ses consuls; il lisait souvent leur vie et en connaissait les circonstances les plus minutieuses. Il en parlait dans ses instructions et dans ses conversations, de manière à étonner ceux qui l'entendaient. Le plus beau présent qu'on pouvait lui faire, était une relique.

Les saints qu'il invoquait de préférence étaient ceux qui, ayant le plus travaillé et le plus souffert, ont montré un plus grand amour pour Notre Seigneur. Il avait fait sur son bréviaire une liste de ses patrons et de ses patronnes. En parlant de Saint Jean l'Evangéliste, il disait: "Je l'aime beaucoup, parce qu'il était bien pur et qu'il a eu bien soin de Notre Seigneur et de la Sainte Vierge." Il en disait autant de saint Joseph. Il avait voué un culte particulier à sainte Philomène; il lui attribuait toutes les faveurs et les prodiges qui ont contribué à la célébrité du pèlerinage d'Ars. 160 Il lui avait érigé une chapelle et avant de mourir, il projetait de faire construire en son honneur un magnifique sanctuaire. Il priait beaucoup pour les âmes du purgatoire et invitait à prier pour elles. Il engagea vivement une personne pieuse qui le consultait à établir une Congrégation de religieuses sous le nom de Dames Auxiliatrices des âmes du purgatoire, fondée à Paris. Non seulement il priait pour les âmes souffrantes dans le purgatoire, mais encore il les invoquait, avec la conviction qu'elles obtenaient beaucoup de grâces pour tous ceux qui leur adressaient des prières.

 

L'oraison du Serviteur de Dieu était habituelle; il était sans cesse en union avec Dieu et le voyait dans toutes ses créatures.

 

Interrogé sur la vertu de Force, le témoin répond comme il suit:

Je n'ai jamais vu autant d'énergie et de force de volonté; rien ne l'abattait, ni les contradictions, ni les infirmités, ni les tentations. Il a montré constamment le même courage dans la pratique de la vertu et dans le dévouement au prochain. Cette vertu était si frappante chez lui qu'elle excitait l'admiration de tous ceux qui le voyaient. C'était une force calme et tranquille, comme la force qui vient de Dieu, une force invincible. Les pèlerins disaient, même les religieux appartenant aux ordres les plus sévères, qu'ils n'avaient pas besoin d'autre miracle que celui de sa force pour être convaincus de sa sainteté. i

Sa patience était si admirable que, étant aux Noës, dans une position très pénible, il promit à Dieu de ne jamais se plaindre s'il en était délivré, et il a tenu parole. Un jour qu'il était extrêmement fatigué, à la suite d'une de ces journées accablantes comme étaient toutes les siennes, je lui dis: Monsieur le Curé, vous êtes au bout de vos forces; il me répondit: Si je n'avais pas promis au bon Dieu de ne pas me plaindre, je me plaindrais.

161 Il avait à souffrir de maux d'entrailles et de maux de tête, on peut dire qu'il souffrait constamment. Il est resté une fois six mois sans presque dormir; néanmoins, son esprit était toujours libre, son visage calme et souriant; rien ne trahissait ses douleurs même les plus vives. Le soir, quand il rentrait dans sa chambre, et qu'il s'appuyait contre sa cheminée: Vous souffrez beaucoup, lui disait-on. - Oui, un, peu, répondait-il en souriant. Il était très difficile de lui faire accepter quelque soin pour le soulager.

Lorsque quelque infirme désirait le voir, il ne manquait jamais de se rendre auprès de lui malgré son état de fatigue; il ne dormait presque pas, parce qu'il était souvent troublé par le démon et souvent tourmenté par de grandes souffrances. Il était d'une grande patience, lorsqu'il avait à subir des humiliations ou des injures; il ne paraissait pas s'en apercevoir, malgré une grande sensibilité naturelle; ce qui l'affligeait dans ces cas, c'était l'offense de Dieu et le scandale. Il disait: Les saints avaient un bon coeur, un coeur liquide. Et il ne se doutait pas qu'il se peignait lui-même. Il avait été en butte à d'ignobles injures; on avait même attaqué ses moeurs. Pendant dix-huit mois, une personne l'insultait tous les soirs sous ses fenêtres à ce sujet; il ne s'en troubla pas; il se réjouit au contraire parce qu'il craignait qu'on eût trop bonne opinion de lui. Il disait: Si l'on faisait attention aux opinions des hommes, on serait bien malheureux: je reçois des lettres où l'on m'accable d'injures, d'autres où l'on me comble d'éloges; je ne me préoccupe ni des unes ni des autres; je me fortifie dans la résolution de ne travailler que pour Dieu seul.

Je sais qu'il était d'un tempérament ardent et impétueux et qu'il lui avait fallu une volonté très persévérante pour devenir doux et patient. 162 En le voyant au milieu de la foule qui le pressait, le poussait, le faisait tomber quelquefois, je lui disais, en le voyant toujours calme: Monsieur le curé, les anges à votre place se fâcheraient; je serai obligé de me fâcher pour vous. Une personne de la paroisse, dont la tête semblait un peu dérangée, venait toujours au confessionnal, sans jamais terminer sa confession; il la recevait avec la même douceur, la même bonté que les autres pénitents.

 

Interrogé sur la vertu de Tempérance, le témoin répond comme il suit :

J'ai appris du Serviteur de Dieu que lorsqu'il était à Ecully avec Monsieur Balley, ils menaient tous deux une vie très mortifiée ; quand ils étaient seuls, ils vivaient de mets très communs et peu abondants; mais lorsqu'il arrivait quelqu'un, Monsieur Balley le recevait d'une manière honorable. J'ai ouï dire à des témoins dignes de foi que les habitants d'Ecully avaient envoyé une députation à Monsieur Courbon, Vicaire Général du diocèse de Lyon, afin qu'il obligeât leur Curé et leur vicaire à vivre d'une manière moins pénitente, et que Monsieur Courbon leur répondit: Vous êtes bienheureux, habitants d'Ecully, que votre curé et votre vicaire fassent pénitence pour vous. J'atteste que pendant mon séjour à Ars, le Serviteur de Dieu n'avait point de domestique et qu'il était très difficile de lui faire accepter une nourriture commune et un peu suffisante. Je sais qu'il couchait sur une mauvaise paillasse, avec un traversin en paille; j'ai vu à côté de son lit une planche, et je crois qu'il couchait dessus, sinon toujours, du moins quelquefois. Par des questions adroites, j'ai obtenu de lui l'aveu qu'il avait couché soit au grenier, soit au rez-de-chaussée de la cure, qui est très humide, sans se servir de lit, ce que je savais par d'autres; il ajoutait: Quand on est jeune, on fait des imprudences. J'ai entendu dire à des témoins dignes de foi qu'il achetait le pain des pauvres pour en faire sa nourriture, avec des pommes de terre cuites à l'eau. Un jour, il me disait: Depuis ma maladie, je suis devenu gourmand. - Je lui répondis, afin d'avoir habilement quelques détails sur sa vie passée: Mais autrefois, vous en faisiez trop; on dit que vous restiez huit jours avec un repas. 163 - Non, mon ami, me dit-il avec une naïveté charmante, c'est une exagération: le plus que j'ai fait, c'est de passer huit jours avec trois repas. Une autre fois, il me disait: Le pain est nécessaire à l'homme. - On m'assure, lui répondis-je, que vous avez voulu essayer de vous en passer et de ne vivre que d'herbes. - Oui, répliqua-t-il, mais je ne pouvais plus y tenir, j'étais trop délabré; il faut du pain, il en faut peu, mais il en faut. Je puis affirmer que pendant mon séjour à Ars, on lui donnait un pain d'à peu près une livre, et qu'il y en avait pour toute la semaine, et je crois que c'est toute la quantité de pain qu'il consommait pendant la semaine. Je l'engageai un jour à prendre plus de nourriture, en lui disant que Monseigneur Devie le lui avait prescrit: Non, dit-il, Monseigneur a demandé à une personne si j'y tenais; on l'a assuré que oui. Il a répondu: Eh bien, c'est bon. Je sais que le Serviteur de Dieu allait si loin dans ses privations qu'il était quelquefois obligé de se lever la nuit pour prendre quelque chose, afin de ne pas succomber. Je ne lui ai jamais vu manger de fruit, quoiqu'il les aimât beaucoup; je crois qu'il avait fait voeu de ne pas en manger. Par politesse, quand il se trouvait; chez les missionnaires à Ars, il acceptait quelques gouttes de café, qui avait pour lui beaucoup d'amertume; il m'a avoué que parce qu'il aimait beaucoup le café, il avait prié Dieu de (le) lui rendre amer et qu'il avait été exaucé. Je sais qu'à la fin de sa vie, pour soutenir ses forces et continuer son ministère, il s'était relâché de la première sévérité de son régime, en prenant un peu de viande et un peu de vin blanc.

J'ai vu sa discipline en fer à trois branches; j'ai vu des morceaux de cilice; je possède des morceaux d'une ceinture de fer trouvés dans sa chambre. 164 Je sais par une personne digne de foi que ses linges de corps étaient tachés de sang. Les Dimanches, quand il ne disait pas la grand'messe, il sortait régulièrement quelques Instants avant l'élévation, pour aller passer un moment dans sa chambre et l'opinion publique est qu'il allait se donner la discipline pour s'unir à Notre Seigneur souffrant et mourant pour les pécheurs.

Quoiqu'il craignît beaucoup le froid, on n'a jamais pu lui faire prendre ni manteau, ni douillette, ni calotte, ni chaussures chaudes; seulement, en faisant ses soutanes, on avait soin de les doubler, de manière à lui rendre le froid moins sensible. On avait recours à toute espèce d'industries pour mettre de l'eau chaude au confessionnal, que l'on plaçait sous ses pieds à son insu. Je fus obligé de prendre prétexte de la conservation des ornements pour établir un poêle à la sacristie.

 

 

167      Session 10 - 3 Décembre 1862 à 2h1/2 de l'après-midi

 

Le témoin continue à répondre au dix-huitième Interrogatoire.

Sur la pauvreté, je puis dire que le Curé d'Ars a pratiqué cette vertu à un degré éminent. Ainsi il habitait un presbytère complètement délabré et dans lequel il n'a jamais voulu permettre qu'on fît la moindre réparation. 168 La seule chambre moins inhabitable que les autres, était celle qu'il occupait; elle ne renfermait que quelques pauvres meubles, dont une partie ne lui appartenait pas; ceux qui lui appartenaient, il les vendait, et pour lui en conserver l'usage, ceux qui les avaient achetés les lui prêtaient. Quant à ses vêtements, il ne voulut jamais posséder qu'une soutane à la fois, et l'on était obligé d'user d'industries pour changer ses vêtements; il ne consentait à les quitter que lorsqu'ils tombaient en lambeaux. Il ne voulait que le strict nécessaire. Un jour une personne avait cru bien faire en remplaçant par une tasse en faïence la vieille écuelle de terre qui était depuis longtemps à l'usage du Curé. Celui-ci eut peur de ce luxe et s'en débarrassa au plus vite en disant: "On ne peut donc pas venir à bout de pratiquer la pauvreté." J'affirme que le Curé d'Ars reçut pendant toute sa vie, et spécialement pendant les six ans que j'ai passés auprès de lui, des sommes considérables, dont il pouvait user personnellement; toutes cependant furent scrupuleusement employées en bonnes oeuvres. Il me raconta un jour qu'un ecclésiastique lui ayant demandé son secret pour trouver tant d'argent, Monsieur Vianney lui répondit: Tout donner et ne rien garder pour soi. Un jour, il croyait avoir réuni la somme de douze cents francs nécessaires pour une fondation de messes; il vint me dire qu'il venait de faire des cendres qui lui coûtaient bien cher. Comment donc, lui dis-je? - Ah! me répondit-il, j'avais dans une lettre pour cinq cents francs de billets de banque; par mégarde, j'en ai éclairé mon feu. - C'est bien dommage, répliquai-je, j'aurais ce soir même porté cet argent à l'administration diocésaine. 169 - Oui, reprit-il, c'est bien dommage pour ces pauvres pécheurs, mais il y a moins de mal à cela qu'au plus petit péché véniel. Le soir même, une personne charitable, apprenant ce fait, remplaça la somme de cinq cents francs qui lui manquait. Il est venu immédiatement après, d'un air radieux, en me disant: "Voyez comme le bon Dieu est bon: il me rend d'une main ce qu'il m'a pris de l'autre. Je pourrai faire cette fondation pour la conversion des pécheurs." Il n'attachait aucune importance à toutes les choses qui occupent le monde, à toutes les inventions nouvelles, à tout le mouvement qui se faisait autour de lui; il n'eut même jamais la curiosité d'aller voir le chemin de fer, qui passait à une petite distance, et qui lui amenait cependant chaque jour un si grand nombre d'étrangers.

L'humilité, la simplicité, la modestie forment un des traits caractéristiques de la vie de Monsieur Vianney. Je certifie qu'il n'y avait en lui point d'ostentation, rien de contraint ni d'affecté, rien de l'homme qui veut paraître. J'ai toujours remarqué en lui une simplicité d'enfant. Beaucoup d'abandon et de candeur; une conversation pleine d'ingénuité et de grâce, combinée avec une grande finesse de tact et une grande sûreté de jugement. Un jour, il fut abordé en ma présence par un protestant, à qui il remit une médaille. Monsieur le Curé, lui dit le protestant, vous venez de donner une médaille à un hérétique, de votre point de vue. Mais j'espère bien que malgré la différence de religion, nous serons réunis là-haut. - Oh! mon bon ami, lui répondit le Curé d'Ars, en lui prenant affectueusement les deux mains, pour nous réunir au Ciel, il faut commencer par nous réunir sur la terre. - Mais, Monsieur le Curé, quand on a foi au Christ, on est bien également à son service! - Oh! mon ami, il ne suffit pas de le servir à sa tête; mais il faut le servir de la manière dont lui-même veut être servi.

Je certifie que Monsieur Vianney, au milieu des choses merveilleuses qui s'accomplissaient autour de lui, en voyant la foule le suivre avec un respectueux empressement et se prosterner à ses genoux, conservait toujours les sentiments de la plus profonde humilité et qu'il rapportait tout à Dieu. 170 Il me racontait qu'un prêtre lui demandait un jour s'il n'était pas tenté d'orgueil, au milieu de tant de témoignages de la vénération publique. Oh! mon ami, lui dit-il, si seulement je n'étais pas tenté de désespoir...

Lorsqu'il recevait quelque lettre où il y avait quelques éloges à son égard, il me disait souvent: "Pauvre hypocrite! Si l'on me connaissait..." Il s'oubliait complètement lui-même et lorsqu'on lui adressait quelques paroles flatteuses, il en éprouvait immédiatement une véritable confusion, qui se manifestait dans tous ses traits et souvent par des paroles qui exprimaient toute sa peine; il ne pouvait pas comprendre qu'on eût pour lui la moindre estime et le moindre respect. Il m'a raconté un jour que lorsqu'il était venu à Ars, il craignait de ne pas rencontrer un prêtre qui voulût se charger de la direction de son âme, car il se regardait somme le plus grand des pécheurs.

Le Serviteur de Dieu n'a jamais souffert, sous aucun prétexte, que l'on prît son portrait. Aucune des industries qu'on a pu employer à cet égard, aucun motif de charité ou de déférence aux désirs de son Évêque n'ont pu vaincre sur ce point ses répugnances. L'une des grandes contrariétés qu'il a éprouvées a été de voir son portrait étalé et vendu dans sa paroisse d'Ars; il en était profondément humilié, en détournait les yeux lorsqu'il le rencontrait sur son passage. N'ayant pu empêcher cette vente, il s'en moquait agréablement en appelant ces portraits son carnaval. Un artiste d'Avignon ayant réussi à représenter assez bien ses traits, cette nouvelle image se vendait à un prix assez élevé. Voyez, disait-il à ce sujet, on me vend, on me pend; mais on connaît bien le prix de chaque chose. Quand on me vendait deux liards, un sou, tout le monde m'achetait; à présent qu'on me vend un franc, deux francs, personne n'en veut plus. Je dois déclarer, en déposant sur l'humilité de Monsieur Vianney, que toutes les circonstances de sa vie 171 que j'ai pu connaître par lui-même, je n'ai pu les (s)avoir qu'en employant mille petits pièges, dans lesquels sa simplicité et sa naïveté, le faisait tomber à son insu. A la fin, il s'en est aperçu et il disait de moi à ce sujet, à une personne qui m'a rapporté le propos: "Ce bon missionnaire finira bien par savoir toute ma vie."

 

 

173      Session 11 - 4 Décembre 1862 à 8h du matin

 

Le Témoin continue-à répondre au dix-huitième Interrogatoire.

Sur l'humilité, j'ai encore à dire qu'il aimait à citer une circonstance de la vie de saint Macaire. Le diable, disait-il, lui apparut un jour armé d'un fouet comme pour le battre et il lui dit: Tout ce que tu fais, je le fais: tu jeûnes, moi je ne mange jamais; tu veilles, moi je ne dors jamais. Il n'y a qu'une chose que tu fais et que je ne puis faire. - Eh! quoi donc? - M'humilier, répondit le diable, et il disparut. Il disait souvent que l'humilité est aux vertus ce que la chaîne est au chapelet: ôtez la chaîne, et tous les grains s'en vont; ôtez l’humilité, et toutes les vertus disparaissent. Il savait que les humiliations sont le moyen le plus sûr d'acquérir l'humilité; aussi se réjouissait-il d'être humilié. J'ai appris d'une manière certaine qu'un curé lui avait écrit une lettre dans laquelle il lui disait: Quand on a aussi peu de théologie que vous, on ne devrait jamais entrer dans un confessionnal. Le Serviteur de Dieu, loin de se fâcher, éprouva une grande joie et répondit aussitôt à ce confrère: Vous êtes le seul qui me connaissez bien; aidez-moi donc à obtenir la grâce que je demande depuis si longtemps, de quitter un poste que je ne suis pas digne d'occuper, à cause de mon ignorance, et de me retirer dans un petit coin pour y pleurer ma pauvre vie. Monseigneur Devie, inquiété par les dénonciations qui lui arrivaient sans cesse, vint à Ars pour voir les choses par lui-même. Le Serviteur de Dieu m'a raconté qu'en cette circonstance, il espérait qu'on allait le chasser à coup de bâton. Comme Monseigneur Devie, loin de le retirer d'Ars, fut heureux de l'y laisser exercer son ministère, le Serviteur de Dieu dit: "Ils me connaissent bien, cependant ils me laissent comme un petit chien à l'attache." Beaucoup de personnes distinguées venaient lui rendre visite; il était loin de s'en enorgueillir. Après une visite du Père Lacordaire, il dit en chaire, comme je l'ai appris de témoins bien informés: Mes frères, ce matin vous avez entendu l'extrême science; ce soir, vous allez entendre l'extrême ignorance. 175

Monseigneur Chalandon le nomma chanoine d'honneur de la cathédrale de Belley et lui porta lui-même le camail. Le Serviteur de Dieu fut très ennuyé de le recevoir et d'être obligé d'assister à l'autel son évêque avec le camail sur les épaules. Ce camail lui semblait être un lourd fardeau, et il se hâta de s'en décharger en sortant de l'église; il le vendit à une personne d'Ars cinquante francs pour ses bonnes oeuvres. Je lui disais: Monseigneur vous a fait un grand honneur: vous êtes le seul chanoine qu'il ait nommé jusqu'à présent. - Il a eu si mauvaise main, répondit-il, qu'il n'a pas osé y revenir.

Sur la proposition des autorités civiles du département, il fut nommé à son insu chevalier de la légion d'honneur. Monsieur le Préfet vint à Ars pour féliciter le bon Curé; en s'approchant de lui, il lui dit: Monsieur le Curé, je vous félicite de la distinction qui vous est accordée. - Monsieur le Préfet, répondit en ma présence le Serviteur de Dieu, portez votre croix à de plus dignes. - Ce serait difficile, répliqua le Préfet, d'en trouver de plus digne que vous. Si l'Empereur vous a donné la croix, ce n'est pas pour vous honorer, mais pour honorer la croix. - Je prierai Dieu de vous conserver au département, afin que longtemps vous lui soyez utile par vos conseils et vos exemples. Et, disant ces mots, il remit à Monsieur le Préfet une médaille de la Sainte Vierge, le salua et se rendit au confessionnal. Quelque temps après, la croix lui fut envoyée par Monseigneur Chalandon, en sa qualité de chevalier. Elle était renfermée dans un étui scellé des armes de l'Empereur. Je la reçus moi-même, et la portai à M. le Curé dans sa chambre. 176 Tenez, Monsieur le Curé, lui dis-je, ce sont probablement des reliques que l'on vous envoie. Il ouvrit l'écrin, sans remarquer le sceau; ayant aperçu la croix, il s'écria: Hélas! ce n'est que ça..., et il me la remit aussitôt en disant: Tenez, mon ami, ayez autant de plaisir en la recevant, que moi en vous la donnant.

En faisant allusion au camail et à la croix, je lui dis un jour: Toutes les puissances de la terre vous décorent; Dieu ne manquera pas de vous décorer au Ciel. - C'est bien, me répondit-il, ce qui me fait peur: quand la mort viendra et que je me présenterai avec ces bagatelles dans les mains, Dieu me dira: Va-t'en, tu as reçu ta récompense.

 

Interrogé sur la vertu de chasteté, le témoin répond:

Je sais qu'il était très réservé avec les femmes; il ne leur parlait qu'autant que l'exigeaient les besoins de leur âme. Jamais il ne s'asseyait devant elles; jamais avec elles il n'avait de conversations inutiles; il n'avait point de servante et les personnes qui quelquefois s'occupaient de l'arrangement intérieur du presbytère ne s'y trouvaient que pendant son absence. Sa réputation à ce sujet était tellement établie, qu'elle n'eut rien à souffrir lorsqu'on voulut le calomnier.

 

J'affirme que je n'ai jamais rien vu, ni rien entendu de contraire aux vertus sur lesquelles je viens de déposer, et qu'il les a pratiquées jusqu'à la mort.

 

Sur le dix-neuvième Interrogatoire, le témoin répond comme il suit:

Je sais que le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus sur lesquelles je viens de déposer à un degré héroïque; j'entends par degré héroïque un degré supérieur à l'état des chrétiens qui remplissent exactement leurs devoirs et leurs obligations. La déposition que j'ai faite sur les vertus théologales, cardinales et leurs annexes prouve que ces vertus ont été pratiquées à un degré élevé d'héroïcité; 177 je m'en rapporte aux indices et aux preuves que j'ai données. Je déclare que le Serviteur de Dieu a persévéré dans l'exercice héroïque de ces vertus jusqu'à sa mort, et qu'il n'est point à ma connaissance qu'il se soit jamais relâché de sa ferveur ordinaire.

 

Interrogé sur le vingtième Interrogatoire, le témoin répond comme il suit:

Je sais que le Serviteur de Dieu avait reçu le don des larmes; il pleurait au confessionnal, en chaire, en disant la Sainte Messe, quand il parlait de l'amour de Dieu et du triste sort des pécheurs, et j'ai été témoin de cela, tous les jours pendant six ans. J'ai entendu dire à beaucoup de personnes dignes de foi qu'il avait lu au fond de leur coeur sans les connaître et leur avait parlé de leurs dispositions intérieures avant qu'elles en eussent parlé elles-mêmes. En ma présence, dans la cour du presbytère, et en présence d'un autre ecclésiastique, il dit à un jeune homme qu'il voyait pour la première fois: Mon ami, vous voulez vous faire capucin. Ce jeune homme, étonné, rougit à l'instant; il y avait six ans que ce désir était dans son coeur sans qu'il l'eût fait connaître à personne; il est maintenant capucin à Marseille. Un matin à six heures, en entrant à l'église, il trouva une jeune fille qu'il n'avait jamais vue: Mon enfant, partez vite, on vous attend chez vous. Cette jeune fille, qui avait commencé sa confession, demanda à son confesseur ce qu'elle devait faire; il l'engagea à partir et à lui écrire quand elle serait arrivée. Il reçut en effet une lettre, dans laquelle elle lui annonçait que sa soeur était morte à quatre heures du matin, le jour où Monsieur le Curé d'Ars lui avait dit de partir. Pendant la maladie de ma belle-soeur, qui était à Seyssel, je lui demandais si elle guérirait; il ne voulut rien me répondre; 178 mais le Dimanche, il me pressa de partir; je la trouvai morte à mon arrivée. J'appris à mon retour qu'il avait aux vêpres dit le chapelet pour une personne qui était entre la vie et la mort. En l’abordant, je lui dis: Mon père, j'ai trouvé ma belle-soeur morte; il me répondit: Je le pensais bien. Quelques années auparavant, sur le point d'aller à Seyssel, à l'époque où le choléra y sévissait, je lui avais dit: Monsieur le Curé, reverrai-je ma mère? - Oui, mon ami, répondit-il sans la moindre hésitation. Cette chère mère avait échappé à quinze heures de crampe. Un homme avait amené à Ars sa servante, qui était un peu sourde, pour obtenir sa guérison; il entre avec elle dans l'église, la laisse au bas de la nef, près de la porte; il va lui-même à la sacristie, s'adresse à Monsieur le Curé et il lui demande s'il peut guérir sa servante. Monsieur le Curé, qui n'avait jamais vu cette fille, lui répondit: Ah! oui, Marie, l'appelant par son nom. Je la vois dans le choeur... (Elle-était en effet derrière l'autel, près d'un confessionnal, dans une place que Monsieur le Curé ne pouvait pas voir.) Étonné de l'entendre nommer sa servante par son nom, cet homme pensa que le Serviteur de Dieu s'était au moins trompé sur la place qu'elle occupait, puisqu'il l'avait laissée à la porte de l'église; il sortit pour s'en assurer et, ne la trouvant ni au bas de l'église, ni dehors, il vint au choeur et la trouva en effet derrière l'autel, à son grand étonnement. Je lui demandai de consigner ce fait sur un registre, avec sa signature, ce qu'il fit très volontiers. Cet homme était un incrédule; je lui demandai comment il expliquait ce fait; il me répondit: Je n'en sais rien. Je ne sais pas si c'est par le magnétisme. Tout ce que je sais, c'est qu'il n'a pas les yeux comme les autres.

Un jour, il a dit à une femme, qui était à ses pieds: 179 C'est donc vous qui avez quitté votre mari, l'avez laissé à l'hôpital et ne voulez pas le rejoindre... – Qui vous a dit cela, mon Père? Je ne l'ai dit à personne. – J’étais plus étonné qu'elle, dit Monsieur Vianney, en ma présence et en celle des Frères Athanase et Jérôme, je croyais qu'elle me l'avait dit.

J'ai entendu dire à des personnes dignes de foi qu'il leur avait annoncé des choses, qui leur étaient arrivées plus tard.

Il m'a dit qu'il avait vu une nuit auprès de son lit comme une personne habillée de blanc, qui lui parlait à voix basse comme un confesseur. Malgré mes questions, je n'ai pu en savoir davantage. Un jour qu'il me donnait de l'argent pour la fondation d'une mission, je lui dis: Mon Père, la terre vous donne sa graisse, comme le Ciel sa grâce. - On a bien besoin de la grâce, me répondit-il; c'est comme cette nuit, j'étais très accablé, je ne dormais pas, je pleurais ma pauvre vie. Tout à coup, j'ai entendu une voix qui me disait: "In te Domine speravi, non confundar in aeternum". Je regardais autour de moi et je n'ai rien vu. La même voix répéta ces mêmes paroles d'une manière plus distincte. Je me suis levé, j'ai allumé ma chandelle, et en ouvrant mon bréviaire, mes yeux sont tombés sur ce même passage, et j'ai été bien consolé.

Un jeune homme de Cébazat, près de Clermont en Auvergne, nommé Charles Blazé, privé de l'usage de ses jambes depuis trois ans et obligé de garder le lit, vint à Ars avec ses béquilles. Monsieur le Curé l'engagea à faire une neuvaine à Ste Philomène, à laquelle il s'unirait. A la fin de la neuvaine, le jour de l'Assomption, il alla trouver Monsieur Vianney à la sacristie, et lui demanda s'il fallait quitter ses béquilles: Êtes-vous assez fort pour les quitter? - Si je ne suis pas assez fort, Ste Philomène l'est pour moi. - Monsieur Vianney sourit. Le jeune homme alla prier à genoux devant le Saint Sacrement et fut subitement guéri. 180 Il se leva et alla déposer ses béquilles à la chapelle de Ste Philomène. Une attestation par écrit de l'état du jeune homme avant la guérison, et de la persévérance de la guérison, m'a été délivrée par le curé de Cébazat; je l'ai vu moi-même cette année en parfait état de santé.

Je vis à la sacristie un père avec son fils; le père montrait à Monsieur Vianney le nez de son enfant. Quand ils furent sortis, je demandai à Monsieur le Curé pourquoi le père lui montrait ainsi le nez de son fils. Il me répondit: Voyez comme Dieu est bon! Comme il récompense la foi de ces braves gens! Cet enfant avait une loupe au nez, qu'on n'avait pu faire disparaître malgré tous les remèdes. Le père me l'a amené il y a quelque temps, et m'a dit de toucher cette loupe, comme si mon doigt pouvait faire quelque chose. Je l'ai touché, pour lui faire plaisir. La loupe a diminué peu à peu, a fini par disparaître, et il me montrait tout à l'heure la place.

Le Curé de St Jean de Belleville, dans la Tarentaise, avait une servante, atteinte d'une phtisie pulmonaire parfaitement caractérisée, et à laquelle les médecins ne voyaient plus de remède; il m'écrivit pour la recommander aux prières du Serviteur de Dieu; je le fis et lui envoyai une médaille bénite par lui. On commença une neuvaine à Ste Philomène; le second jour, la servante se trouva mieux et le dixième tous les symptômes du mal avaient disparu. Monsieur le r Curé de St Jean étant venu à Ars en action de grâces a certifié le fait sur un registre.

Au mois d'Août dix-huit cent cinquante-six, une religieuse de Saint Joseph, de l'Ardèche, avait une extinction complète de voix, depuis près de cinq mois; 181 elle vint en pèlerinage à Ars, et après la communion, elle fut subitement guérie. J'ai vu ce fait, qui est attesté par des certificats.

Madame Daumas de Marseille était atteinte d'une maladie de la moelle épinière qui lui rendait la marche impossible; elle partit pour aller prendre les eaux de Vichy; chemin faisant, elle eut la pensée de venir à Ars, où elle fut portée sur une chaise longue. Monsieur le Curé d'Ars l'engagea à faire une neuvaine à Ste Philomène; il pria de son côté, et elle fut complètement guérie. A son retour, son mari fut singulièrement étonné, lorsqu'elle l'engagea à l'accompagner à Notre Dame de la Garde, pèlerinage qu'elle fit à pied. Madame Daumas, encore vivante, a certifié le fait par écrit, avec plusieurs autres personnes.

J'ai parlé ailleurs de la multiplication du blé et de la pâte.

J'ai vu deux filles de Cette, qui étaient venues malades à Ars (et) ont été subitement guéries; l'une ne pouvait pas marcher, et l'autre ne marchait qu'avec des béquilles. La guérison de la première a persévéré, la seconde est retombée malade.

Melle Zoé Pradel de la Pallud (vaucluse) m'a attesté qu'elle, avait été subitement guérie à Ars.

J'ai vu encore un grand nombre de faits extraordinaires se produire à Ars.

Il avait un don merveilleux pour consoler les affligés et de convertir les pécheurs. Il y a eu à Ars beaucoup de conversions extraordinaires.

Je ne doute en aucune manière de la vérité des faits sur lesquels je viens de déposer.

Le Serviteur de Dieu ne croyait pas facilement aux choses extraordinaires. Il n'était point homme d'imagination et avait un jugement très solide.

 

182      Au vingt (et) unième Interrogatoire, le témoin répond:

Il n'est pas à ma connaissance que le Serviteur de Dieu ait écrit quelques livres, quelque traité, quelque opuscule. Il a composé des sermons et écrit des lettres. Je ne sais où se trouvent ses sermons; quant aux lettres, elles sont entre les mains de ceux à qui il les a adressées. Elles n'ont fait que confirmer sa réputation de sainteté.

 

Sur le vingt-deuxième Interrogatoire, le témoin répond:

Je sais que le Serviteur de Dieu est mort à Ars, le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf, d'épuisement. Au commencement de sa maladie, qui n'a duré que cinq jours, il me dit que sa fin était arrivée. Je lui répondis que Ste Philomène, qui l'avait déjà guéri une fois, le guérirait encore. - Non, mon ami, cette fois, elle n'y fera rien. Tout le temps, il a montré une grande foi, un grand calme et une grande patience; lui qui avait tant redouté la mort pendant sa vie la voyait venir avec joie. Je ne sais s'il a demandé lui-même les sacrements; je sais qu'il a reçu les sacrements de pénitence, d'Eucharistie et d'extrême onction, l'avant-veille de sa mort. La nuit où il mourut, j'étais à côté de son lit; il me fit observer qu'il n'avait pas encore reçu l'indulgence plénière; je m'empressai de lui accorder cette faveur, qu'il reçut avec de grands sentiments de foi. Vers les deux heures du matin, il rendit son âme à Dieu, pendant qu'on récitait les prières des agonisants. Sa mort fut sainte, comme l'avait été sa vie.

L'avant-veille de sa mort, je lui exprimais mes craintes relativement au projet de la construction de l'église d'Ars: 183 Mon Père, lui disais-je, puisque le gouvernement a refusé d'autoriser la loterie, et que Dieu vous retire de ce monde, c'en est fait. - Il me répondit: Courage! Vous en avez pour trois ans. Depuis, la loterie a été autorisée par le gouvernement, et l'église se construit; elle est déjà très avancée.

 

 

185      Session 12-4 Décembre 1862 à 2h1/2 de l'après-midi

 

Le Témoin continue à répondre sur le vingt-deuxième Interrogatoire, comme il suit:

Ce qui contribua à affaiblir considérablement les forces du Serviteur de Dieu, fut la température excessivement chaude du mois de Juillet dix-huit cent cinquante-neuf. On ne pouvait entrer dans l'église d'Ars, échauffée jour et nuit per un concours immense, sans être suffoqué. Les personnes qui attendaient pour se confesser, sortaient à chaque instant pour respirer. 186 Lui cependant ne quittait pas son poste. Il souffrait le martyre. Le Vendredi vingt-neuf Juillet, il travailla toute la journée comme à l'ordinaire et rentra exténué au presbytère; ce fut sa dernière journée de travail; il se coucha le soir pour ne plus se relever. Il condescendit alors à tous les soins qu'il avait jusque là repoussés. On aurait peine à se figurer la désolation qui se répandit sur les paroissiens et sur les pèlerins. On se mit en prière; on alla même en pèlerinage à Fourvières, pour demander sa guérison. Monseigneur de Langalerie, ayant appris sa maladie, accourut à Ars. Le Serviteur de Dieu le reconnut, lui sourit, baisa amoureusement sa croix, reçut pieusement sa bénédiction et put à peine lui dire quelques mots, tant il était fatigué; il mourut la nuit même.

 

Sur l'interrogatoire vingt-troisième:

Je sais que dès que la nouvelle de la mort se fut répandue, on se précipita vers le presbytère, pour voir et vénérer une dernière fois le Serviteur dei Dieu. Le corps fut placé au rez-de-chaussée, dans une salle ornée de modestes tentures. Le Jeudi dès le point du jour, et pendant deux jours et deux nuits, on accourut de tous les points de la France, à mesure que la fatale nouvelle y pénétrait. On avait fermé les objets qui avaient appartenu à Monsieur Vianney et cependant il y eut à regretter, çà et là, quelques pieux larcins. Deux frères de la Ste Famille de Belley protégeaient le corps des contacts trop immédiats de la foule. Leurs bras se lassaient de faire toucher à ses mains accoutumées à bénir, des médailles, des chapelets, des croix, des livres, des images en quantité innombrable. On avait renvoyé le jour de la sépulture, afin de faciliter aux fidèles l'assistance aux funérailles. Elles eurent lieu le samedi six Août, au milieu d'un immense concours. 187 L'Évêque de Belley les présida; il s'y trouva de six à sept mille personnes; un nombre considérable des prêtres, de religieux et de religieuses.

 

Sur le vingt-quatrième Interrogatoire, le témoin répond:

Le corps du Serviteur de Dieu, placé dans un cercueil en plomb recouvert d'un cercueil de chêne, fut déposé au milieu de l'église d'Ars, dans un caveau fait exprès, formé d'une pierre tumulaire sur laquelle se trouvent gravés simplement ces mots: Jean Marie Baptiste Vianney, Curé d'Ars.

La réputation de sainteté du Serviteur de Dieu a continué depuis sa mort à attirer auprès de son tombeau près de trente mille pèlerins par année, pour solliciter par son intercession des grâces spirituelles et temporelles.

On a eu soin de faire disparaître tout ce qui, de la part des fidèles, indiquerait un culte public, et moi-même j'ai veillé à ce qu'il n'y eût jamais rien de contraire aux prescriptions de l'Eglise. On n'a jamais laissé sur le tombeau du Serviteur de Dieu que ce qui se trouve en France sur les tombeaux ordinaires.

 

Interrogé sur le vingt-cinquième Interrogatoire, le témoin répond comme il suit:

J'entends par renommée, l'opinion qu'un nombre considérable de personnes ont sur quelqu'un. Je sais que le Serviteur de Dieu avait une grande réputation de sainteté; cette réputation venait de personnes graves, prudentes, instruites, et aussi des personnes du peuple, et cela je le sais par moi-même. Je sais aussi que cette réputation ne régnait pas seulement à Ars, mais qu'elle s'était étendue à toute la France, à l'Angleterre, en Belgique, en Italie, à l'Amérique et jusqu'aux Indes Orientales; je le sais par les rapports que j'ai eus avec les pèlerins de tous ces pays. 188 Cette réputation est allée sans cesse en s'augmentant jusqu'à la mort du Serviteur de Dieu, et depuis elle n'a point diminué; il est même, plus généralement connu que pendant sa vie. Je ne sais pas que l'on ait écrit, parlé ou agi contre cette réputation de sainteté, excepté ce que je dirai à l'Interrogatoire suivant. Ma conviction est que cette réputation est parfaitement fondée. On recherchait sa signature, on voulait avoir quelque chose qui lui eût appartenu; on lui changeait ses surplis; on coupait des morceaux de sa ceinture, de sa soutane, des mèches de ses cheveux; on se disputait les objets qui avaient été à son usage ou qu'il avait simplement touchés.

 

Sur l'Interrogatoire vingt-sixième, le témoin répond:

Au commencement du ministère du Serviteur de Dieu à Ars, il eut des personnes qui le blâmèrent, quelques unes qui le calomnièrent; mais quelques années plus tard, sa réputation de sainteté fut tellement affermie qu'elle était acceptée de tout le monde et que personne n'ait osé l'attaquer.

Les mauvais journaux eux-mêmes la respectent.

Aussi les habitants de Dardilly, sa paroisse natale, jetaient-ils des regards de convoitise sur le trésor que possédait la paroisse d'Ars et songeaient-ils à s'emparer de son corps après sa mort. On fut obligé de recourir au Serviteur de Dieu, qui mit dans son testament qu'il donnait son corps à la paroisse d'Ars. Il agit ainsi sur les instances de son Évêque, tenant fort peu, du reste, au lieu où son corps serait déposé. Quand le Notaire lut cette clause du testament, il dit: Je ne leur donne pas grande chose.

 

Sur le vingt-septième Interrogatoire, le témoin répond:

Je connais plusieurs faits que l'on regarde comme miraculeux. Un enfant de Saint-Laurent-les-Macon, diocèse de Belley, était complètement paralysé, prenait des crises nombreuses et avait perdu l'usage de la voix. 189 Il fut porté à Ars par sa mère, et présenté à Monseigneur, qui s'y trouvait, par le Curé de Saint Laurent. Monseigneur engagea la pauvre mère à faire une neuvaine et à demander la guérison de son enfant par l'intercession du Curé d'Ars. Les prières furent commencées, l'enfant alla d'abord mieux, puis guérit complètement en peu de jours. Le père, qui n'était point religieux, en fut si frappé, qu'il vint à Ars pour se confesser, et est devenu depuis un excellent chrétien.

La soeur Calamand, supérieure de la maison de Saint Vincent de Paul, Rue Doyenné, numéro deux, à Lyon, avait une petite orpheline dont le bras était ankylosé; elle plaça sur l'ankylose un cordon de soulier du Serviteur de Dieu et fit une neuvaine. L'enfant fut radicalement guérie.

La supérieure de l'hôpital du Havre avait au ventre une tumeur jugée incurable par les médecins; elle appliqua sur la tumeur une image du Curé d'Ars, en l'invoquant, et fut à l'instant guérie. Je tiens ce fait d'une des religieuses de l'hôpital, et de monsieur Doudiet, peintre à Paris, rue de Surennes, qui se trouvait alors à l'hôpital du Havre.

La Supérieure des Dames Auxiliatrices des âmes du purgatoire à Paris, Rue Barouillière, seize, m'a assuré qu'une de ses soeurs, atteinte d'une grave maladie au larynx, a été guérie en faisant une neuvaine au Curé d'Ars. - La Supérieure des Dames de la Miséricorde de Besançon m'a présenté une de ses religieuses, que j'ai interrogée moi-même; elle avait le bras paralysé et elle avait été guérie en faisant une neuvaine au Curé d'Ars.

Un Curé du diocèse de Moulins est venu à Ars en action de grâces avec un enfant qui avait une foule d'infirmités graves résultant des privations qu'il avait éprouvées; 190 il avait été guéri subitement en invoquant Monsieur Vianney. Ce fait a été consigné sur un registre et signé par le Curé et l'enfant.

Un prêtre du diocèse de Limoges, professeur au collège Saint-Martial, a obtenu la guérison subite de sa. soeur en faisant voeu à son insu de faire le pèlerinage d'Ars. Elle avait des crampes d'estomac très violentes, qui avaient résisté à tous les remèdes. Il a attesté ce fait sur un registre.

Une soeur des pauvres de Bordeaux, très dangereusement malade, a été subitement guérie en invoquant le Curé d'Ars.

Les soeurs de Sainte Claire de Lyon, Rue Sala, ont amené à Ars une jeune fille de treize à quatorze ans, qui était sourde et muette et qui a commencé à entendre et à parler après avoir invoqué le curé d'Ars.

La Supérieure des soeurs de Sainte Claire m'a dit qu'elle avait été guérie en invoquant le Curé d'Ars.

Une fille de la Savoie, qui ne voyait pas depuis deux mois, a été guérie en invoquant le Curé d'Ars.

 

Sur le vingt-huitième Interrogatoire, le témoin répond qu'il n'a rien à ajouter pour le moment à la déposition qu'il vient de faire.

 

Completo examine super Interrogatoriis deventum fuit ad examen super articulis.

Propositoque primo Articulo testis respondit:

Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai déposé.

Au deuxième Article, le témoin répond: J'ai dit tout ce que j'avais à dire.

Sur le troisième Article, le témoin répond qu'il n'a rien à ajouter à ce qu'il a répondu.

Sur le quatrième Article, le témoin répond qu'il n'a rien à ajouter à ce qu'il a déposé.

Comme on continuait la lecture des articles, le témoin a déclaré plusieurs fois qu'il était inutile de l'interroger davantage sur les articles: J'ai dit tout ce que je savais dans mes réponses aux Interrogatoires.

 

191 Sic completo examine integra depositio perlecta fuit a me Notario a principio usque ad finem testi supradicto alta et intelligi-bili voce qua per ipsum bene audita, et intellecta respondit se in eamdem perseverare et illam confirmavit.

 

 

 


PROCES

DE BEATIFICATION

ET CANONISATION

DE SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D’ARS

 

 

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

 

 

 

 

TEMOIN II - ALIX HENRIETTE DE BELVEY

 

 

(Tome I - p. 193 à 270)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Baronne de Belvey

 

(193) Session 13- 13 janvier 1863 à 9h du matin

 

                   (194) Au premier interrogatoire le témoin averti de la force et de la nature du serment dans les causes de Béatification et de Canonisation, a répondu :

 

                   Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire ; je dirai la vérité telle que je la connais.

 

                   Au second interrogatoire, le témoin a répondu :

 

                   Que ses prénoms étaient Alix Henriette de Belvey. Je suis née à Bourg le vingt deux avril mil huit cent-huit, de parents nobles et chrétiens, je ne suis pas mariée ; ma position de fortune est tout à fait convenable.

 

                   Au troisième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai le bonheur de m’approcher fréquemment des sacrements, et j’ai communié aujourd’hui même.

 

                   Au quatrième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je n’ai jamais été poursuivie, accusée ou traduite devant les tribunaux.

 

                   Au cinquième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je n’ai jamais encourue de censures ou de peines ecclésiastiques.

 

                   Au sixième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Personne, ni de vive voix, ni par écrit ne m’a inspiré ce que je devais déposer ou taire dans la présente cause ; je n’ai pas lu les articles rédigés par le Postulateur de la cause.

 

                   Le témoin a été prévenu que si les articles lui étaient remis et que s’il les lisait, il ne devait pas diriger ses réponses d’après leur contenu, mais qu’il ne devait dire que les choses qu’il avait vues ou entendues de témoins oculaires ou auriculaires . Il a dit qu’il agirait ainsi.

 

                   Au septième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai une grande vénération pour le serviteur de Dieu Jean-Marie (195) Baptiste Vianney ; je désire qu’il soit béatifié, mais en cela je ne suis mu par aucun motif humain, par aucune crainte, par aucune espérance et dans ma déposition je me propose uniquement de procurer la gloire de Dieu.

 

                   Au huitième interrogatoire, le témoin répond :

 

 

                   J’ai entendu dire à des personnes parfaitement informées et dignes de foi que le serviteur de Dieu était né à Dardilly, diocèse de Lyon, le huit Mai mil sept cent quatre-vingt-six, de parents remarquables par leur piété, et qu’il fut élevé très chrétiennement ; je ne sais rien de particulier sur son baptême et sa confirmation.

 

                   Au neuvième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai appris de personnes dignes de foi que pendant son enfance et sa jeunesse le Serviteur de Dieu s’était distingué par une piété fervente, qu’il avait beaucoup de goût pour la prière, et qu’il priait pendant son travail, lorsqu’il s’y rendait et revenait à la maison. J’ai entendu constamment faire l’éloge de ses mœurs et de sa conduite pendant cette époque de sa vie.

 

                   Au dixième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai entendu dire à des personnes dignes de foi, et en particulier à des ecclésiastiques, dont quelques uns avaient étudié avec lui à Verrières et au grand séminaire, qu’il avait étudié d’abord à Ecully chez Monsieur Balley dans l’intention d’embrasser l’état ecclésiastique, ensuite à Verrières et au grand séminaire et qu’il ne se proposait pas d’autre but que le salut des âmes en entrant dans cette carrière. J’ai entendu dire aux mêmes personnes qu’il avait constamment donné des preuves frappantes de piété.

 

                   Au onzième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai oui dire que le Serviteur de Dieu avait quitté ses études pour l’état militaire ; il avait été omis sur le tableau d’exemption. Il tomba malade en (196) route, et fut conduit par un homme qu’il ne connaissait pas et qu’il n’a jamais revu aux Noës où il passa environ une année ;il fut remplacé par un de ses frères moyennant un avantage pécuniaire.

 

                   Au douzième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je sais que le Serviteur de Dieu reprit le cours de ses études ecclésiastiques et qu’il se prépara à recevoir les saints ordres en s’appliquant de plus en plus à la pratique de la vertu et aux exercices de piété.

 

                   Au treizième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai oui dire à des personnes dignes de foi qu’après son ordination à la prêtrise, le Serviteur de Dieu fut nommé vicaire à Ecully et qu’il s’y conduisit d’une manière si édifiante qu’après la mort du vénérable Curé Mr Balley, il fut demandé par la population toute entière pour le remplacer.

 

                   Au quatorzième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je sais que le Serviteur de Dieu fut nommé curé d’Ars en mil huit cent dix huit, l’état de la paroisse y était déplorable ; on y aimait les danses, les amusements, les plaisirs ; on y travaillait de Dimanche, on y fréquentait beaucoup les cabarets et peu l’église. Pour détruire ces abus le Serviteur de Dieu eu recours à la prière, à la mortification, aux visites faites aux paroissiens et par sa charité et sa grande prudence, il parvint à changer entièrement cette paroisse.

 

                   Au quinzième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je sais que pour réformer sa paroisse, le Serviteur de Dieu établit les pieuses associations du St Sacrement et du Rosaire. Les jeunes garçons et les jeunes filles étaient complètement privés d’éducation et d’instruction. Il choisit un jeune homme de l’endroit pieux et intelligent pour en faire un maître d’école à qui il confia les jeunes garçons. Il chargea des jeunes filles trois (197) personnes pieuses. Ces deux établissements firent un grand bien dans la paroisse. Plus tard, l’école des garçons fut confiée aux frères de la Sainte-Famille de Belley et celle des filles aux sœurs de saint Joseph.

 

                   Au seizième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je sais et j’ai entendu dire que le Serviteur de Dieu a toujours exactement observé jusqu’à la fin de sa vie les commandements de Dieu et de l’église, qu’il a toujours rempli toutes les obligations que lui imposait le sacerdoce et sa position de Curé, et qu’il a toujours dirigé avec zèle et prudence les institutions qu’il avait fondées. En toute vérité, je ne connais aucun manquement à l’accomplissement de ses différents devoirs. Le Serviteur de Dieu, autant qu’il le pouvait, aidait les prêtres de son voisinage pendant les missions et les jubilés, sans nuire en aucune manière au bien spirituel de sa paroisse ; il suivait du reste en cela les conseils de son évêque. Deux fois il tenta de quitter sa paroisse pour vivre dans la solitude, sans avoir pourtant l’intention de se soustraire à l’obéissance qu’il devait à son évêque, il espérait obtenir son consentement.

 

                   Au dix-septième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai entendu dire à des personnes dignes de foi que le Serviteur de Dieu fut en butte aux injures, aux calomnies, aux procédés les plus blessants, les laïques, les ecclésiastiques même y avaient pris part. De son côté cependant, il n’y avait point donné occasion, tout cela fut supporté avec patience, avec soumission à la volonté de Dieu, avec amour pour ses détracteurs et avec un désir sincère de leur faire tout le bien qu’il pourrait. Pendant presque tout le temps qu’il fut à Ars, il fut en butte aux persécutions du démon.

 

                   (198) Au dix-huitième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’affirme que le Serviteur de Dieu a brillé par la pratique des vertus chrétiennes et qu’il y a persévéré jusqu’à sa mort.

 

                   Quant à la foi je sais que dès son enfance elle fut très vive ; il eut le bonheur d’avoir une mère qui lui appris de bonne heure à aimer Dieu et la sainte Vierge, et lui avait fait présent d’une petite statue de la mère du Sauveur pour laquelle il avait une grande dévotion. Il avait un goût très prononcé pour la prière ; il confiait la garde de son troupeau à ses compagnons pour se retirer seul dans un lieu écarté et y prier avec ferveur. Il priait en allant au travail, pendant qu’il travaillait, il plaçait alors devant lui la petite statue de la Ste Vierge pour se donner du courage et des forces, il priait aussi en rentrant à la maison. Il aimait beaucoup à assister aux offices de l’église, et quand il le pouvait il allait à la messe pendant la semaine, en se faisant remplacer par ses frères ou ses sœurs à qui il rendait des services pour obtenir cette faveur. Il faisait de petites statues de la Ste Vierge et des saints avec de la terre, et il les distribuait à ses compagnons. On a conservé pendant plusieurs années dans la maison paternelle une statue de la Ste Vierge, faite par lui et cuite au four ; elle était vraiment bien. Il dressait de petits autels pour célébrer les offices de l’église. On peut dire que toutes ses idées pendant son enfance étaient des idées de foi et de piété.

 

                   Le Serviteur de Dieu avait commencé ses études chez Mr Balley, curé d’Ecully, mais avec peu de succès, sa mémoire était ingrate, il fit alors vœux d’aller en pèlerinage à pied et en demandant l’aumône, auprès du tombeau de St François Régis afin d'obtenir du saint la grâce de mieux (199) réussir dans ses études. Il accomplit son vœu et fut exaucé. Dès ce moment en effet, il put profiter des leçons de Mr Balley et faire des études suffisantes.

 

(201) Session 14 – 13 janvier 1863 à 2h30 de l’après-midi

 

                   Au dix-huitième interrogatoire, le témoin continue sa réponse de la manière suivante :

 

                   J’ai entendu dire à des personnes dignes de foi que pendant son séjour aux Noës il édifia singulièrement les habitants par la ferveur de sa piété et la vivacité de sa foi. Il continua ses études à Ecully où il se fit admirer par (202) son grand esprit de foi ; je tiens, comme j’ai déjà dit, de plusieurs de ses condisciples qu’ils avaient surtout remarqué en lui cette vertu au petit et au grand séminaire. Nommé vicaire d’Ecully, il édifia les habitants par sa piété et sa foi encore plus qu’il n’avait fait pendant qu’il y faisait ses premières études. Lorsqu’il vint prendre possession de la paroisse d’Ars, il se mit à genoux au moment où il apercevait les maisons pour demander à Dieu la grâce de remplir saintement son ministère, ce fut sans doute à cette occasion qu’il composa une belle prière pour les prêtres qui prennent possession de la paroisse où ils sont envoyés. On remarqua immédiatement en lui une foi extraordinaire il était presque constamment à l’église devant le St Sacrement. Quoiqu’il éprouvât une grande difficulté à composer ses discours, il ne laissait pas de se préparer toujours à la prédication par un long travail. Il y avait dans ses sermons un si grand esprit de foi qu’il remuait profondément le cœur de ses auditeurs.

 

                   Je ne sais si le serviteur de Dieu avait établi l’adoration perpétuelle, mais ce que je sais très certainement c’est que des hommes et des femmes étaient à toute heure du jour, quelquefois même pendant la nuit devant le St Sacrement pour lui rendre leurs hommages. Avant son arrivée à Ars on y communiait rarement, il y établit la communion fréquente et eut la consolation de la voir bientôt pratiquer par un grand nombre de personnes.

 

 

                   Le Serviteur de Dieu parvint tellement à supprimer le travail du Dimanche que même quand l’orage menaçait on ne rentrait pas les récoltes, on se contentait de les entasser dans les champs ! Un Dimanche j’étais à Ars, les blés étaient abattus et la pluie était menaçante, Mr le curé monta en chaire et défendit à ses paroissiens de toucher à leur récolte, leur assurant qu’ils auraient un assez beau temps pour les mettre à l’abri ; ils obéirent et furent récompensés de leur obéissance car pendant quinze jours ils eurent un temps magnifique.(203) A Ars on ne vendait pas même les objets de piété le saint jour du Dimanche et ce jour là Mr Vianney ne les bénissait pas à l’église comme à l’ordinaire. Les voitures publiques ne marchèrent pas le Dimanche jusqu’à l’établissement du chemin de fer, alors, elles n’entraient pas le Dimanche dans le village pour y déposer les voyageurs à leur arrivée et les prendre à leur départ. Dans aucune paroisse le Dimanche n’était si bien observé qu’à Ars. Il eut beaucoup de peines à supprimer la danse dans sa paroisse ; pour cela il eut recours à la prière et à l’établissement de la confrérie du Rosaire, elle fut fondée avec de grandes difficultés, mais il en obtint le résultat qu’il en attendait et peu à peu les danses cessèrent. Un moyen qu’il employa aussi ce fut d’éloigner les ménétriers de sa paroisse, il donna un jour à l’un d’eux une somme plus forte que celle qu’il devait gagner . Son grand esprit de foi le porta à prêcher dans les paroisses voisines pendant les missions et les jubilés. Sa parole quoique simple était puissante ; son confessionnal était entouré de nombreux pénitents. Il opérait des conversions extraordinaires.

 

                   Le Serviteur de Dieu tenait beaucoup à ce que son église fut dans un état tout à fait convenable, il fit construire un autel bâtir des chapelles. Il aimait à exciter la dévotion du peuple par la propreté de l’église, la convenance des ornements et la beauté des cérémonies. Il désirait d’offrir à Notre Seigneur dans les vases sacrés tout ce qu’il y avait de plus riche. Le jour de la fête du St Sacrement, il faisait dresser les plus beaux reposoirs possible et aimait à porter lui même le très saint Sacrement.

 

                   Mr Vianney célébrait le St sacrifice avec une foi extrêmement vive ; une personne me dit un jour :  « Si vous voulez apprendre à bien assister à la messe, placez-vous de manière à voir l’expression de la figure du Curé d’Ars à l’autel » ; je me mis effectivement dans un endroit d’où je pouvais l’observer ; je remarquai sur son visage quelque chose de céleste ; je lui vis répandre (204) des larmes pendant presque toute la durée du saint sacrifice. J’ai remarqué le même fait toutes les fois que j’allais à Ars. Il semblait qu’il voyait Notre Seigneur dans la Sainte Eucharistie ; on peut même supposer qu’il le voyait réellement, car un jour qu’il était triste, des personnes dignes de foi qui me l’ont raconté, lui demandèrent la cause de sa tristesse ; il répondit ingénuement: «  je n’ai pas vu Notre Seigneur depuis tel jour (il y avait deux ou trois jours) -Vous voyez donc Notre Seigneur, lui dit-on ? et aussitôt Mr Vianney, comme un homme qui a dit plus qu’il ne voulait dire, changea le sujet de la conversation. »

 

                   Le Serviteur de Dieu parlait très volontiers dans ses instructions, dans ses conversations de Notre Seigneur présent au saint Sacrement. Les expressions, les images dont il se servait étaient presque toujours frappantes, admirables. Quand il prêchait de l’autel on sentait au son de sa voix qu’il parlait auprès de Notre Seigneur. Lorsqu’il distribuait la Ste communion, on voyait dans son regard quelque chose de surnaturel, un feu divin. Il me disait un jour : moi, ce que j’aime, c’est la dévotion à Notre Seigneur dans le St Sacrement de l’autel, nous sommes si heureux quand nous le recevons par la communion, nous le cachons dans notre cœur et nous l’emportons avec nous. Les Dimanches où devaient se donner la bénédiction du St Sacrement il parlait d’une manière ravissante du bonheur de recevoir la bénédiction de Notre Seigneur lui-même. Sur la fin de sa vie la présence réelle l’occupait tellement, qu’il y revenait dans presque toutes ses instructions.

 

                   Mr Vianney avait une haute idée du sacerdoce. Je crois lui avoir entendu dire que le prêtre ne se comprendrait bien que dans le ciel. Il ajoutait que le sacerdoce était une charge si lourde que si le prêtre n’avait pas la consolation et le bonheur (205) de célébrer la Ste Messe, il ne pourrait pas la supporter. Il parlait souvent de ce sujet et se plaisait à relever les bienfaits que les hommes reçoivent du prêtre. Il revenait souvent dans les catéchismes, dans les instructions sur Dieu sur le ciel. Etre aimé de Dieu, disait-il, être uni à Dieu, plaire à un Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu oh ! belle vie et belle mort ! En disant ces paroles et d’autres semblables, il semblait n’être déjà plus sur cette terre. Pour peindre le bonheur d’une âme qui voit Notre Seigneur en sortant de ce monde, il rappelait la joie que les apôtres et Ste Marie Madeleine avaient dû éprouver en revoyant dans le ciel Notre Seigneur qu’ils avaient vu ressuscité et qu’ils avaient tant aimé dans ce monde. Du reste il avait sur ce sujet des expressions et des comparaisons admirables. Il s’interrompait quelquefois ne pouvant pas continuer tant son émotion était grande. Quand il parlait de la pureté de l’âme en état de grâce sa grande foi lui faisait trouver les comparaisons les plus émouvantes et les plus gracieuses. Il s’étendait avec une sorte de prédilection sur l’action de l’esprit saint dans les âmes ; sans l’esprit saint nous sommes comme un homme estropié privé du mouvement de ses membres ; avec l’esprit saint nous avons la force et le mouvement, il n’y a que l’esprit saint qui puisse élever l’âme et la porter en haut. Il s’exprimait d’une manière si nette et si intelligible qu’un paysan disait : personne ne parle du St Esprit comme Mr le Curé d’Ars, il m’a appris à le connaître.

 

                   (206) Il priait beaucoup et tachait d’inspirer aux fidèles son goût pour la prière, il en parlait souvent et se servait des plus ingénieuses comparaisons. L’homme qui prie est comme le poisson dans l’océan, plus il s’enfonce dans la profondeur des eaux plus il est heureux. La prière particulière ressemble à la paille parsemée ça et là dans un champ, si on y met le feu la flamme a peu d’ardeur, mais si on réunit cette paille éparse, la flamme est abondante et s’élève haut vers le ciel ainsi en est il de la prière publique. Il supporta toutes les épreuves de sa vie, toutes les contradictions, toutes les humiliations avec une foi qui ne se démentit jamais. Cette foi lui faisait aimer les croix. Il disait que fuir la croix c’était vouloir en être accablé, que la désirer c’était ne pas en sentir l’amertume. Il avait passé plusieurs nuits sans dormir à cause des souffrances qu’il ressentait, il goûta quelques instants de repos. Une personne m’a raconté qu’elle lui avait demandé s’il avait un peu reposé.- Oui, lui dit-il, mais si cela continue, je serais bientôt ennuyé de ne plus souffrir. Il en était des souffrances comme des épines ; si on les supportait avec peine, on sentait leur aiguillon, mais si la charité les faisait supporter courageusement, elles étaient comme des épines réduites en cendre qui deviennent douces au toucher.

 

                   Lorsqu’on lui proposa de recevoir le saint viatique dans sa dernière maladie, il y consentit volontiers et dit en soupirant que c’est triste de communier pour la dernière fois. Montrant ainsi la grande affection qu’il avait pour la Ste Communion.

 

(207) En résumé j’affirme que la foi était le grand mobile de toutes les actions du curé d’Ars, qu’elle était toute sa science et on pourrait dire toute sa vie.

 

(209) Session 15 – 14 janvier 1863 à 9h du matin

 

                   Au dix-huitième interrogatoire le témoin continue à répondre de la manière suivante :

 

                   Au sujet de l’Espérance j’affirme que le Serviteur de Dieu ne comptait point sur lui-même mais exclusivement sur Dieu : de là ses prières continuelles et ardentes non seulement pour le bien spirituel de sa paroisse, mais (210) encore pour la dilatation de la Ste Eglise et la conversion des pécheurs. Dans l’espérance d’amener les habitudes dans une paroisse où elles étaient presque abandonnées, il s’attacha à donner à son église et aux cérémonies qui s’y accomplissaient tout ce qui pouvait développer dans le cœur des fidèles les sentiments de foi et de piété. Pour inspirer l’horreur du péché et l’amour de la grâce, le bon curé disait quelquefois : le bon chrétien parcourt le chemin de ce monde monté sur un beau char de triomphe, assis sur un trône, et c’est Notre Seigneur qui conduit la voiture. Mais le pécheur est attelé lui-même au brancard ; c’est le démon qui est dans la voiture et qui frappe sur lui à grand coups pour le faire avancer. Un prêtre qui l’avait entendu me disait : jamais rien ne m’a fait plus d’impression, et ne m’a inspiré plus d’horreur pour le péché que les paroles et les pensées du curé d’Ars. Mr Vianney parlait souvent du péché et de l’horreur que nous devons en avoir ; mais plus souvent encore de la beauté de l’âme pure unie à Dieu par la grâce ; il parlait aussi de son bonheur et préférait montrer le côté attrayant de la vertu que la laideur du vice.

 

                   J’ai entendu ses paroissiens rapporter un prône qu’il leur avait fait sur la grâce de deux jubilés qui se suivaient à courte distance : on dit qu’on a déjà eu un jubilé l’année dernière, on demande pourquoi il y en a encore un cette année ? Mais, mes amis, si un roi ou un grand seigneur vous avait donné trois mille francs et que quelque temps après il jugeat à propos de doubler la somme cela vous ennuierait-il ! Mépriseriez-vous les trois premiers mille francs à cause des trois derniers que vous auriez déjà reçus ?

 

                   Son Espérance lui faisait souvent parler (211) du bonheur du ciel, ce bonheur était pour lui surtout la jouissance de Dieu ; il affectionnait cette pensée : nous serons perdus en Dieu comme le poisson dans le haut des mers. Il revenait sans cesse sur la miséricorde de Dieu ; il disait qu’il était plus facile de se sauver que de se perdre tant était grande la miséricorde de Dieu. Un seul mot du curé d’Ars suffisait pour calmer une âme inquiète et troublée, et il y en a des milliers d’exemples.

 

                   Le Serviteur de Dieu en travaillant au salut des autres il n’oubliait pas son âme. D’après mes entretiens avec lui, je crois pouvoir dire qu’il ne perdait jamais de vue la présence de Dieu, il disait que ses prières pendant la nuit le dédommageait des fatigues du jour et ces prières étaient une sorte d’oraison affective. Dans les commencements il faisait de longues visites au St Sacrement ; elles furent remplacées plus tard par un travail incessant consacré aux âmes.

 

                   Quand Mr Vianney parlait des tentations du démon et en particulier des persécutions qu’il en éprouvait, il montrait son mépris pour le tentateur et disait que c’était bon signe, puisque c’est une preuve qu’on ne lui appartenait pas. Toutes les peines qu’il a éprouvées de la part des hommes, peines qui ont durées à peu près toute sa vie, il les a supportées en ce confiant au secours de Dieu et en se détachant de plus en plus de la terre. Il avait une grande défiance de lui-même, une conviction profonde de son néant et de sa misère, de plus une telle crainte des jugements de Dieu qu’il m’a dit lui-même : « Quand j’y pense, je tremble tellement que je ne puis signer mon nom. Et cependant je n’ai remarqué aucun découragement en lui ; il était aussi ferme pour sa propre conduite que pour celle des autres. Plus il se sentait pressé par le sentiment de sa misère et par la crainte des jugements de Dieu, plus il se jetait dans les bras de la miséricorde infinie. (212) Je lui ai entendu dire qu’il était bien triste de voir offenser le bon Dieu. Dans les accusations qui lui était faites, il éprouvait un sentiment semblable à celui d’un fils dont on aurait battu le père ou la mère. La vue des belles âmes le consolait et lui faisait supporter toutes les autres peines de son ministère. Le désir de s’unir plus intimement à Dieu lui faisait souvent désirer la mort, mais sa pensée la plus habituelle était de continuer à souffrir pour Dieu, à se dévouer pour les âmes.

 

                   Le Serviteur de Dieu désirait ardemment aller dans la solititude, pour pleurer sa pauvre vie, comme il le disait. Il était sans cesse préoccupé de la pensée d’obtenir la permission de satisfaire à ce désir. Tout autre disait-il ferait aussi bien ou mieux que lui. Ce désir s’est moins manifesté pendant les deux ou trois dernières années de sa vie. Je lui ai entendu dire qu’il se reposerait en paradis, qu’il serait bien à plaindre s’il n’y avait pas de paradis ; il ajoutait toujours, il y a tant de bonheur à aimer Dieu dans cette vie que cela suffirait lors même qu’il n’y aurait pas de paradis dans l’autre vie.

 

                   Au sujet de la charité : j’ai entendu des personnes dignes de foi parler de l’éducation si chrétienne qu’il avait reçu de sa mère. Elle lui disait quelquefois : Vois-tu, mon enfant, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela me ferait plus de peine que si c’était un autre de tes frères ou sœurs. Il répondit aux soins de sa vertueuse mère, enfant et adolescent, il se fit remarquer par sa grande piété, ce fut là le mobile de sa vocation à l’état ecclésiastique. Il me paraît évident qu’avec les contrariétés qu’éprouva sa vocation, il ne l’aurait pas suivie s’il n’avait pas eu un grand amour pour Dieu. Des ecclésiastiques qui ont été au séminaire avec lui, et en particulier (213) Mr Tournier, Curé de Grand-Corent, m’ont dit qu’il se fit remarquer au séminaire par sa grande piété. Je sais par de nombreux témoignages que sa vie à Ecully, lorsqu’il y fut nommé vicaire, fut merveilleuse de piété et de mortification. La providence avait rapproché Mr Vianney d’un homme admirable par sa vertu, Mr Balley, dont le Serviteur de Dieu me disait lui-même, c’est la plus belle âme que j’aie connue.

 

                   Ma famille avait une propriété dans la paroisse de Chaneins, voisine d’Ars. Les domestiques nous rapportaient des merveilles de ce nouveau curé (c’était Mr Vianney qui venait d’être nommé curé à Ars). L’amour de Dieu était si grand chez lui qu’il paraissait dans tout son extérieur ; ce feu débordait de son cœur, on peut dire que la passion de sa vie a été la divine eucharistie ; il cherchait à la faire aimer des fidèles, les portant à la communion fréquente, aux longues visites au St Sacrement.

 

 

                   Je lui ai toujours vu dire son office à genoux et sans aucun appui ; je lui ai vu jeter les yeux vers le tabernacle avec une expression de foi et d’amour qui frappait tout ceux qui en étaient témoins. J’ai déjà parlé de la manière singulièrement édifiante dont il disait la messe. Une chose qui m’a beaucoup frappée, c’est qu’au milieu de la foule et sous le regard de tant de personnes, il priait avec la même liberté d’esprit que s’il eut été seul.

 

                   Le curé d’Ars était admirable toutes les fois qu’il avait à parler sur l’amour de Dieu ou sur le saint Sacrement ; il versait souvent des larmes, avait de la peine à dominer son émotion. Bien des fois je lui ai entendu dire : « Aimer Dieu, oh ! que c’est beau ! Il faut le ciel pour le comprendre. La prière aide un peu, parce que la prière c’est l’élévation de l’âme jusqu’au ciel. Plus on connaît les hommes, moins on les aime. C’est le contraire pour Dieu, plus on le (214) connaît, plus on l’aime. Quand une fois une âme a commencé à goûter l’amour de Dieu, elle ne peut plus aimer, ni désirer autre chose. Il finissait souvent son catéchismes par ces mots : être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu, oh ! belle vie et belle mort ! Voici une autre de ses paroles : si les damnés, tous les mille ans, pouvaient aimer Dieu une minute, l’enfer ne serait plus un enfer, parce que l’espérance de l’aimer pendant ce court instant suffirait pour adoucir toutes leurs peines

 

                   En parlant du St Sacrement il disait souvent : Oh Jésus ! vous connaître c’est vous aimer. Si nous savions comme Notre Seigneur nous aime, nous mourrions de plaisir. Je ne crois pas qu’il y ait des cœurs assez durs pour ne pas aimer en se voyant tant aimer. C’est si beau la charité ! c’est un écoulement du coeur de Jésus qui est tout amour. Il y avait dans la manière dont il prononçait le nom de Jésus, et dont il disait Notre Seigneur, un accent qui frappait tout le monde. Quand il avait à parler des peines de l’enfer, il ne faisait ressortir que celle de la privation de la vue de Dieu et de son amour. Il le faisait d’une manière si saisissante que les paysans eux-mêmes, si peu sensibles ordinairement aux choses spirituelles, en étaient profondément frappés.

 

                   Mr Vianney parlait d’une manière admirable des joies de la prière et de la vie intérieure, comme j’ai eu le bonheur de l’entendre. La prière disait-il, voilà tout le bonheur de l’homme sur la terre. Oh ! belle vie, belle union de l’âme avec Notre Seigneur ! L’éternité ne sera pas assez longue pour comprendre ce bonheur. La vie intérieure est un bain d’amour dans lequel l’âme se plonge. Dieu tient l’homme intérieur (215) comme une mère tient la tête de son enfant dans ses mains pour le couvrir de baisers et de caresses. On aime une chose à proportion du prix qu’elle nous a coûtée, jugez par là de l’amour que Notre Seigneur a pour notre âme qui lui a coûté tout son sang. Aussi est-il affamé de communication et de rapports avec elle.

 

(217) Session 16 – 14 janvier 1863 à 2h30 de l’après-midi

 

                   Sur le dix-huitième interrogatoire et sur la charité le témoin continue à déposer de la manière suivante :

 

                   Son amour pour Dieu lui faisait obtenir des résultats merveilleux par le ministère de la confession. Il parlait peu, mais ce qu’il disait touchait les âmes. Son union avec Dieu était telle que rien ne pouvait l’en distraire (218) ni la multiplicité des occupations, ni l’abord des nombreux pèlerins, ni les questions si diverses et quelquefois si indiscrètes qui lui étaient adressées. Dans sa conversation il ramenait tout vers Dieu par quelques réflexions aimables et spirituelles. Les autres sujets de conversation lui étaient à charge. Mais dans l’ordre des faits spirituels au contraire, tout l’intéressait, l’impressionnait, le faisait tressaillir d’allégresse et le comblait de consolation. Il revenait très souvent sur un sujet qui déchirait son cœur, la perte des âmes. Cette pensée qu’il y aurait des hommes qui mourraient sans avoir le bonheur d’aimer Dieu, lui faisait verser des larmes et lui causait une amer douleur. Il n’est arrivé à cette grande charité envers Dieu que par des épreuves que je puis appeler inimaginables, ayant eu à souffrir et de la part des hommes et de la part du démon des peines intérieures les plus vives et y ajoutant une multitude de mortifications et de sacrifices volontaires.

 

                   Relativement à la charité envers le prochain, le témoin dépose ce qui suit :

 

                   Je sais par de nombreux témoignages qu’il a toujours été plein de charité, soit envers les pauvres pour les assister, soit envers les âmes pour les instruire et leur faire du bien. En possession de l’héritage de Mr Balley, il en fit promptement la distribution aux nécessiteux ; il distribuait même son linge personnel, si bien que les personnes qui s’intéressaient à lui ne lui en donnaient qu’au fur et à mesure de ses besoins pour lui ôter la possibilité de tout donner aux pauvres. Il ne se réservait rien pas même ce qui était nécessaire pour ses repas ; en sorte qu’un de ses paroissiens lui fournissait de temps en temps du pain pour sa subsistance. J’ai entendu dire qu’il avait fait le sacrifice d’une somme destinée à l’achat d’une soutane dont il avait le plus grand besoin pour venir au secours d’une personne (219) malheureuse. Il a même été jusqu’à vendre les ustensiles de la Providence.

 

                   Quelque désagréables ou exigeant que fussent les pauvres il était toujours pour eux d’une bienveillance et d’une grâce particulière. Il était néanmoins d’une grande discrétion lorsqu’il s’agissait de demander ou même de recevoir. Je lui ai offert un jour de participer à une bonne œuvre. – Non, me dit-il, je ne veux point de votre argent, vous avez assez affaire chez vous, néanmoins vous serez porté parmi les fondateurs. Il payait beaucoup de loyers en faveur de pauvres honteux. Il avait tout vendu et à sa mort il ne lui restait rien ; le prix de ces différents objets était distribué aux pauvres. Les meubles les plus indispensables lui avaient été laissés en jouissance. Il aimait à porter aux malades, aux pauvres différentes provisions, surtout à une vieille aveugle à laquelle il laissait ignorer quelle était la main qui lui avait remis ces objets ; elle croyait que c’était une voisine. Merci ma mie, disait-elle, merci, et le bon curé riait beaucoup. Il distribuait tout ce qu’on pouvait lui donner pour l’adoucissement de son régime. Dans les libéralités qu’il faisait, il songeait au salut des âmes et il en a hasardé plusieurs dans cette religieuse pensée. Quant aux exercices de la charité spirituelle, ils furent le travail de toute sa vie ; il visitait ses paroissiens d’Ars, cherchant à leur faire plaisir pour les gagner à Dieu et à Jésus-Christ. Il n’abordait personne, pas même un enfant sans lui adresser une parole gracieuse dans laquelle se cachait une secrète inspiration de la pensée de Dieu et du salut. C’est dans ce but d’édification qu’il se montrait pour tous ses paroissiens comme un père de famille, ne craignant pas de descendre dans les moindres détails qui pouvaient les intéresser.

 

                   Les prédications dans les commencement lui coûtaient beaucoup quant à la préparation ; il y (220) consacrait cependant beaucoup de temps, et se donnait beaucoup de peines. Les souffrances de la journée il les offrait pour la conversion des pécheurs et celles de la nuit pour le soulagement des âmes du purgatoire. Il avait demandé à Dieu de souffrir beaucoup, souvent ses nuits étaient affreuses, il ne trouvait un peu de repos qu’en se levant et s’appuyant contre un meuble. Un jour, un curé se plaignait à Mr Vianney de ne pouvoir changer le cœur de ses paroissiens : vous avez prié, répondit celui-ci, vous avez gémi, vous avez pleuré, mais avez-vous jeûné, avez-vous veillé, avez-vous couché sur la dure, vous êtes-vous donné la discipline ? Tant que vous n’en serez pas venu là ne croyez pas avoir tout fait. Je tiens ce fait d’un ecclésiastique.

 

                   Il gémissait continuellement sur la perte des âmes. Quel dommage, disait-il, que des âmes qui ont coûté tant de souffrances au bon Dieu se perdent pour l’éternité, qu’elles deviennent la proie du démon. Il a fondé des messes pour la conversion des pécheurs ; il recommandait de prier à cette intention. C’est la plus belle et la plus utile de toutes les prières. Les justes sont sur le chemin du ciel, les âmes du purgatoire sont sûres d’y entrer, mais les pauvres pécheurs, les pauvres pécheurs ! On lui demandait un jour : si Dieu vous proposait d’aller au ciel à l’instant même, ou de rester sur la terre pour travailler à la conversion des pécheurs, que feriez-vous ? Je resterai jusqu’à la fin du monde. Je crois que c’est Mr Toccanier, missionnaire d’Ars, qui me l’a appris. C’est dans cette pensée qu’il attachait tant de prix à l’œuvre des missions. Il m’a dit à moi-même : on ne sait pas tout le bien que les missions opèrent ; pour l’apprécier, il faudrait être à ma place, il faudrait être (221) confesseur. Il en a fait lui-même et avec beaucoup de succès, dans le commencement de son ministère ; il s’y acquit une grande réputation de sainteté. Les personnes qui avaient eu le bonheur de l’entendre et surtout de recevoir ses avis au saint tribunal, ne purent désormais se passer de sa direction ; elles vinrent le trouver à Ars. Plus tard sa réputation se répandant de proche en proche lui amena des personnes de tous les pays du monde. On voyait dans la foule des personnes de toutes les conditions. On peut dire que la vie de Mr Vianney, depuis cette époque se passait au confessionnal, il y restait en moyenne une quinzaine d’heures par jour. Sur les dix-huit ou vingt heures qui composaient sa journée de travail, il ne prenait que le temps de réciter son office, de célébrer la Ste Messe et de faire à midi un semblant de repas ; tout le reste du temps était employé au salut des âmes ; il ne prenait jamais un seul jour de repos. C’était à une heure après minuit qu’il se rendait à l’église pour entendre les confessions. Si matinal que fut Mr Vianney, les pèlerins l’avaient déjà devancé, un grand nombre passaient la nuit à la porte de l’église, attendant son arrivée.

 

                   Les deux motifs qui lui faisaient aimer le prochain se confondirent pour lui faire aimer entre toutes l’œuvre des établissements consacrés à recevoir les pauvres enfants. Il fonda une providence pour les jeunes filles ; cette œuvre (222) commença très pauvrement et sur les ressources personnelles du pauvre Curé. Il avait dans cette maison soixante enfants, aux besoins desquels il pourvoyait de toutes manières. Il avait placé trois pieuses filles à la tête de cet établissement. Il eut aussi la consolation de fonder une école gratuite pour les garçons, confiée aux frères de la Sainte Famille de Belley.

 

Baronne de Belvey

 

(225) Session 17 – 15 janvier 1863 à 2h30 de l’après-midi

 

                   Sur le dix-huitième interrogatoire, le témoin dépose ainsi au sujet de la Prudence : J’affirme avoir entendu dire par des personnes dignes de foi que dès sa plus tendre enfance il s’appliquait à la prière ; qu’il priait très souvent, pour surmonter les obstacles qui s’opposaient à sa vocation, il eut recours à la prière et à un pèlerinage comme je l’ai (226) déjà dit. Il ajouta toujours la mortification à la prière comme moyen de sanctification, soit pour lui, soit pour les autres. Au séminaire, d’après les témoignages que j’ai recueillis de la bouche de ses condisciples, il édifiait tout le monde, non seulement par sa piété, mais encore par l’abscence de la singularité et par le caractère aimable de sa dévotion. Vicaire à Ecully, il sut tout en redoublant ses pratiques de piété et de pénitence se rendre aimable envers tout le monde. Il était sévère pour lui-même et doux pour les autres. Arrivé à Ars et trouvant la paroisse dans un état déplorable, il commença par la prière, la pénitence, et chercha ensuite les moyens de rallumer la foi et la piété parmi ses paroissiens, en établissant, comme je l’ai dit, les confréries, la fréquentation des sacrements, la prière du soir et se faisant tout à tous pour les gagner à Jésus-Christ.

 

                   Pour la destruction des abus il montra autant de zèle que de prudence. Je veux parler surtout de la danse qu’il eut beaucoup de peine à supprimer ; il n’y parvint que par sa prudence, par sa douceur secondant les efforts de son zèle. Grâce à son zèle et à sa prudence le Dimanche qui était si souvent profané dans sa paroisse avant son arrivée devint vraiment le jour su Seigneur .Les communions étaient nombreuses, l’église ne désemplissait pas, aux offices qui se succédaient à de courts intervalles, l’affluence était très considérable. Mr Vianney faisait le catéchisme à une heure après midi ; on y assistait presque comme à la messe. Les vêpres étaient suivies de complies. Après le chant de (227) l’antienne à la Sainte Vierge, Mr le Curé présidait à la récitation du chapelet à laquelle tout le monde prenait part. Au déclin du jour , la cloche appelait pour la troisième fois les fidèles à l’église ; pour la troisième fois la paroisse répondait à cet appel. Mr Vianney sortait alors de son confessionnal, faisait la prière du soir, laquelle était suivie d’une de ces touchantes homélies que je lui ai entendu faire avec tant de bonheur. Il aimait a consulter son Evêque dans les questions importantes et ne manquait pas de redoubler ses prières et ses jeûnes. Il recourait aux mêmes moyens lorsqu’il avait quelque grâce particulière à demander à Dieu, tel que la réforme d’un abus, une conversion éclatante, etc. J’ai entendu dire qu’il se chargeait quelquefois d’une partie de la pénitence des pauvres pécheurs qui s’adressaient à lui. Pour l’établissement de la Providence, il compta sur les secours de Dieu qui ne lui firent jamais défaut, mais en même temps, il engagea ce qu’il possédait afin de mieux assurer cette établissement. Pour l’école des Frères, il n’a rien brusqué, il a su attendre le moment favorable et en confiant la maison à une congrégation religieuse, il a eu soin de placer très convenablement l’ancien instituteur. Passionné pour l’œuvre des missions diocésaines et en parlant incessamment, il savait attendre les moyens et les ressources suffisantes pour en fonder une. Une chose remarquable c’est qu’ayant fait tant de bonnes œuvres pendant sa vie, il n’ait pas contracté une seule dette. Sa prudence lui fit préparer avec soin ses instructions dans les commencements de son ministère ; il ne cessa que lorsque l’affluence des pèlerins rendit ce travail (228) impossible et Dieu l’assistant d’une manière spéciale dans les catéchismes qu’il faisait tous les jours et les homélies qu’il donnait les dimanches et les fêtes.

Baronne de Belvey

 

                   Sa prudence éclatait surtout au confessionnal, on ne saurait dire avec quel tact admirable il discernait et indiquait les besoins des âmes ce qui était précepte, ce qui était devoir et ce qui était conseil, l’attrait à suivre la mesure de perfection à demander à chacun. On venait de tous côtés lui demander conseil ; il avait un tact admirable pour rejeter ce qui était l’inspiration d’un zèle indiscret, l’affaire de l’amour propre, mais il encourageait les œuvres, les institutions, toute idée vraiment propre à procurer le salut et la sanctification des âmes.

 

                   Il était d’une grande prudence dans sa conversation, la pente de son esprit et de son cœur était de parler de Dieu, il y ramenait naturellement les conversations qui paraissaient les plus étrangères. Il était très réservé pour les matières politiques.

 

                   Pour le fait de la Salette, Mr Vianney y crut d’abord, puis une affirmation contraire de Maximin qui était venu lui parler à Ars, infirma ses convictions. Il fut très prudent, évitant toujours de manifester son défaut de croyance et cependant n’opposant aucun acte qui fut contraire à sa pensée. Par exemple il évitait de signer de les images de Notre Dame de la Salette. Il souffrit beaucoup à l’occasion de ce fait. Dieu à la fin de sa vie permit qu’un incident extraordinaire lui rendit ses convictions sur la vérité de l’apparition.

 

                   Mr Vianney n’était sensible, ni aux louanges ni aux mépris et se servait de ces occasions si diverses pour mieux remplir ses devoirs.

 

                   (229) Sur la vertu de Justice pratiquée par le serviteur de Dieu, le témoin a déposé de la manière suivante :

 

                   Il avait une profond respect pour Dieu et pour tout ce qui tient à l’honneur de son culte. Rien n’était trop beau pour ce qui servait à la divine Eucharistie. Il était très exact à remplir tous les préceptes de Dieu et de l’Eglise et il les faisait observer à ceux dont il était chargé autant qu’il le pouvait.

 

                   Le Serviteur de Dieu rendait aux hommes les devoirs qui leur sont dûs. Sa politesse était pleine de cordialité ; on voyait qu’il ne l’avait pas apprise du monde, mais de sa grande charité pour Dieu et le prochain. Il avait pour tous le respect que l’on doit à des chrétiens ; il le témoignait par ses actes et par ses paroles, et il le mesurait suivant la qualité des personnes avec beaucoup de discernement et de convenance . Il était pénétré du plus profond respect pour ses supérieurs ecclésiastique et surtout envers son Evêque. Il donnait à ses confrères des marques particulières de respect ; il savait très bien changer et élever au besoin les formules de son langage suivant la condition plus élevée des personnes qui s’adressaient à lui.

 

                   Il était particulièrement bon et compatissant pour les pauvres, pour les petits, les malheureux, les infirmes, les pauvres pécheurs, plus on était à plaindre, plus il témoignait d’affection et de bonté. On eut dit qu’il était le serviteur de ceux qui souffraient. Pour tout le monde il était d’une prévenance pleine d’attention et de délicatesse, mais surtout pour ses collaborateurs veillant sur eux avec une tendresse de père et d’amis.

 

Baronne de Belvey

 

                   Plein de reconnaissance pour ses parents (230) il les recevait avec cordialité et empressement et cependant évitait de leur donner le temps consacré à ses labeurs pastorales. Il avait gardé une profonde reconnaissance pour les habitants des Noës, et plus particulièrement pour la veuve Fayot qui lui avait donné l’hospitalité. La mémoire du vénérable Mr Balley lui fut toujours particulièrement chère, il m’en a parlé quelques fois avec un respect et une affection touchante qui m’ont vivement impressionnée. Il était presque extrême dans ses témoignages de reconnaissance. Pour le moindre service il remerciait. J’en ai des preuves personnelles.

 

                   Interrogé sur l’obéissance du Serviteur de Dieu le témoin a répondu :

 

                   Je sais par des témoignages dignes de foi que dans son enfance il faisait tout ce que voulait ses parents donnant l’exemple à ses frères et sœurs et obéissant souvent lui-même à leur place. J’ai entendu dire qu’il avait édifié tous ses condisciples au séminaire dans tout ce qui entraîne l’obéissance aux règlements, et je n’ai rien de particulier à ce sujet. Son esprit d’obéissance l’a aidé à combattre ce violent désir qui le portait vers la solitude. Relativement au fait de la conscription militaire, il me paraît évident que malgré sa répugnance, malgré les scandaleux exemples qui devaient affliger sa piété, il voulait la subir. Il fut détourné par des causes extraordinaires et qui paraissent providentielles. Généralement on regardait comme miraculeuse l’exemption dont il a été l’objet dans cette circonstance. J’ajoute qu’on avait oublié de le porter sur les rôles de dispensé, comme étudiant ecclésiastique, et qu’enfin un de ses frères, moyennant (231) moyennant un avantage pécuniaire consentit par lui et à son détriment partit à sa place. Je termine en ajoutant qu’il était empressé d’obéir, non seulement aux ordres, mais au moindre désirs de ses supérieurs.

 

(233) Session 18 – 16 janvier 1863 à 8h30 du matin

 

                   Sur le dix huitième interrogatoire, le témoin continue à répondre de la manière suivante :

 

                   Sur la vertu de Religion j’ai remarqué que tout ce qui se rapportait au culte et à la gloire de Dieu, lui était particulièrement cher et précieux. Les reliques, les images, les croix, médailles, chapelets, etc. (234) Je lui ai entendu par de l’eau bénite d’une manière si saisissante que lorsque j’en prends ce qu’il disait alors me revient à la mémoire. Il aimait la parole de Dieu , quelque fut la personne qui en fut l’interprète, il l’écoutait avec une respectueuse et vive attention. J’ai déjà dit ce qu’il avait fait pour l’embellissement de son église, et pour le culte de Dieu. J’ai dit aussi que sa dévotion particulière était celle du très St Sacrement.

 

                   Pour les pratiques de dévotion Mr Vianney aimait et respectait toutes celles qui sont en usage dans l’Eglise, à tel point que l’on eut dit que lorsqu’il parlait de l’une d’entre elles, elle lui était plus particulièrement chère que les autres. Il était du tiers ordre de St François et de plusieurs autres confréries. J’ai copié sur son bréviaire les scènes de la passion qu’il avait attachées aux différentes parties de l’office divin. A Matines, il honorait l’agonie de J.C. au jardin des olives ; à Laudes sa sueur de sang ; à Prime, sa condamnation ; à Tierce, le portement de sa croix ; à Sexte, son crucifiement ; à None, sa mort ; à Vêpres, sa descente de la croix ; à Complies, sa sépulture. Je lui ai entendu recommander la pratique des diverses intentions pour chaque jour de la semaine. Le Dimanche, la Ste Trinité, le Lundi, au St Esprit, etc..

 

                   Il avait une grande dévotion à la Ste Vierge, cette dévotion avait commencé dès son plus bas âge. Tout petit enfant il avait une statue de Marie qu’il affectionnait et portait toujours avec lui. Devenu prêtre et Curé d’Ars, il aimait à dire la Ste Messe à l’autel de Marie, il n’y manquait jamais le samedi. J’ai entendu dire qu’il avait ce jour là une intention spéciale en l’honneur de la Ste Vierge. Tous les soirs à la prière (235) à la prière, il récitait le chapelet ; dans les premières années, le chapelet ordinaire, et plus tard celui de l’Immaculée Conception. Aux heures marquées par l’horloge, il s’interrompait même en chaire pour dire un Ave Maria suivi de ces paroles : Bénie soit la très pure, très sainte et Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu. Cette pratique était devenue générale dans la paroisse, c’était à cause d’elle qu’il attachait beaucoup de prix à l’horloge de son église, et souffrait lorsqu’elle ne sonnait pas.

 

                   Avant la proclamation du dogme de l’Immaculée conception cette croyance lui était extrémmement chère. Je l’ai entendu prononcer un discours quelques jours avant la définition du dogme lorsque tout d’ailleurs semblait annoncer ce grand événement, il était transporté de joie ; il rappelait tout ce qu’il avait fait pour Marie Immaculée, la chapelle qu’il lui avait dédiée, la statue placée au frontispice de son église. Il engagea ses paroissiens à consacrer, par l’achat d’un magnifique ornement, le souvenir de ce grand événement, et il fit frissonner tout son auditoire lorsqu’il dit en terminant son discours : Pour moi si je pouvais me vendre pour donner quelque chose à la Ste Vierge, je me vendrai. Déjà depuis longtemps il avait consacré sa paroisse à la Vierge Immaculée. Il avait su donner un éclat et une solennité particulière aux fêtes de la Ste Vierge, le concours de ses paroissiens et des pèlerins étaient alors plus nombreux. On voyait du reste partout dans le village, dans les maisons l’image de la Mère de Dieu, sa médaille était appliquée aux portes des maisons. J’ai entendu raconter le pèlerinage qu’il fit à Fourvières avec sa paroisse ; il y dit la messe (236) et presque tous ceux qui l’avait accompagné eurent le bonheur de communier. Un tableau commémoratif de ce pèlerinage et de la consécration de sa paroisse à Marie Immaculée se voit encore dans l’église d’Ars. Il recommandait beaucoup la dévotion au Saint Cœur de Marie et faisait faire très souvent aux personnes qui le consultait ou recouraient à lui des neuvaines à ce saint cœur. Je l’ai entendu parler bien souvent de la dévotion à la Ste Vierge dans ses instructions de la manière la plus persuasive et la plus touchante. Il parlait des saints comme de protecteurs et d’amis ; on eut dit qu’il avait vécu avec eux à la manière dont il racontait les détails de leur vie, ses instructions étaient pleines de traits de la vie des saints. Dans ses moments de grandes souffrances, un soulagement pour lui était la lecture de la vie des saints. Un des plus beaux présents qu’on pu faire, à son avis, était celui d’une relique. Parmi les saints il avait une affection particulière pour ceux qui avait soigné la Ste Vierge, St Joseph et St Jean l’Evangéliste, ceux qui avaient le plus aimé Notre Seigneur et souffert pour lui : St François Régis, St François d’assise, Ste Thérèse, etc.

 

                   Il avait voué un culte particulier à Ste Philomène, il l’appelait sa chère petite sainte. Il indiquait des neuvaines en son honneur pour les faveurs temporelles qu’on désirait obtenir de Dieu. Il mettait sur le compte de Ste Philomène les grâces extraordinaires obtenues dans le pèlerinage d’Ars. Il a beaucoup contribué à faire connaître Ste Philomène et à la faire honorer, soit dans nos contrées, soit dans tout le reste de la France.

 

                   Il avait une grande dévotion pour les âmes du purgatoire, il offrait pour elles toutes ses insomnies et ses cruelles souffrances de nuit.

 

                   Sur l’oraison du serviteur de Dieu le témoin a déposé que son union à Dieu était continuelle que (237) tout le ramenait à Dieu ; il n’y avait rien d’extraordinaire dans son maintien qu’un grand air de recueillement de piété ; s’il désirait si vivement la solitude c’était pour se livrer plus entièrement à son goût pour la prière. Le temps libre qu’il passait dans sa chambre était consacré en grande partie à l’oraison. Son oraison était plutôt affective que consacrée à des réflexions ou à des raisonnements.

 

                   Sur la Force du Serviteur de Dieu, le témoin a déclaré qu’on ne peut pas se faire une idée de tout ce qu’a souffert le Curé d’Ars et de la manière courageuse dont il a supporté toutes les peines et les tribulations que Dieu lui envoyait. C’est une belle chose d’être saint, mais il en a bien coûté au Curé d’Ars. Il avait beaucoup d’infirmités dont plusieurs tenaient à ses pénitences et à sa vie mortifiée. Il était sujet à des maux d’entrailles, des douleurs de tête, à une toux très fatiguante, à une hernie qui lui causait par moment les plus cruelles souffrances et toutes fois rien dans sa conversation et dans les fonctions de son ministère ne trahissait les douleurs qu’il éprouvait. Un jour, je l’ai vu sortir éprouvant d’atroces coliques et revint à l’église peu de temps après et fit la prière sans vouloir même s’appuyer.

 

                   Je sais qu’il est allé visiter des malades malgré un état de grande souffrance ; il dormait à peine une ou deux heures par nuit et bien souvent ces courts moments de sommeil étaient ils interrompus. Dans les derniers temps de sa vie, il prenait quelques instants de sommeil après son repas, douze ou quinze minutes à peine. Il semblait reprendre de nouvelles forces lorsqu’elles devenaient nécessaires pour remplir les fonctions de son ministère, pour répondre aux besoins du pèlerinage .On ne saurait se faire une idée de la souffrance que lui causait en hiver le froid, auquel il était très sensible, et contre lequel il ne voulait prendre aucune précaution. En été, la chaleur qui était insupportable dans une église si petite et encombrée de monde.

 

                   La patience du serviteur de Dieu a été admirable dans les nombreuses contradictions et persécutions qu’il a éprouvées. On peut dire que pendant longtemps tout le monde a été contre lui. Plus longtemps encore qu’il n’a point trouvé dans son entourage des volontés qui se pliassent à la sienne sauf une ou deux exceptions. Sous différents prétextes, on contrariait de mille manières le Serviteur de Dieu. Pendant plusieurs années un auxiliaire lui avait été donné, il se croyait appelé à diriger en toute (238) chose le serviteur de Dieu. Il n’aurait pas voulut qu’il fit une aumône sans son autorisation, ainsi du reste. Il est incroyable tout ce que le bon curé a souffert de la part d’un homme qu’il aimait, qu’il défendait au besoin contre l’animadversion de ses paroissiens ; il rendait justice à son zèle à la pureté de ses intentions ; mais la divergence de vue et la rudesse des manières lui ont rendu ce concours extrêmment pénible. Malgré cela il en faisait l’éloge en toute circonstance, il m’a défendu et a défendu à d’autres personnes de parler de sa conduite à l’Evêque de Belley et toutes les fois que le prélat manifestait l’intention de changer cet ecclésiastique, Mr Vianney s’y opposait. Le Curé d’Ars disait que cet ecclésiastique lui rendait service en lui faisant connaître ses défauts.

 

                   Dans le commencement de son ministère il fut en butte à beaucoup de contradictions de la part de ses paroissiens. On chercha à le décrier jusque dans ses mœurs, cependant la calomnie tomba d’elle-même. Les ecclésiastiques furent longtemps avant de rendre justice à leur pieux confrère ; ils préchaient contre lui le traitant d’exagéré, d’imprudent, d’ignorant. Ils sont allés jusqu’à faire des démarches auprès de l’autorité ecclésiastique pour demander son changement. La malveillance contre lui s’étendait au loin et arrivait jusqu’à lui sous diverses formes, des propos, des lettres, charivari, affiches, etc. On se fera une idée des souffrances et de la patience du bon curé par le propos suivant ; il me disait l’année même de sa mort : si j’avais su en arrivant à Ars, tout ce que j’y devais souffrir, je serai mort sur le coup. Pour avoir un droit particulier à sa bienveillance, ses paroissiens avaient remarqués et ce sont eux qui me l’ont dit, qu’il suffisait de chercher à lui faire quelque peine, quelque humiliation.

 

                   Il était facile de se convaincre après avoir vu quelque temps, Mr Vianney, qu’il avait dû beaucoup combattre pour pratiquer et acquérir la patience, il était très sensible, d’un tempéramment très vif. Un des traits les plus extraordinaires de sa patience et qui était cependant journalier, c’était de répondre toujours avec calme et douceur à toutes les personnes qui venaient à lui, qui le pressaient et le harcelaient de toutes parts et de toutes manières. De pieux fidèles organiserent d’eux-mêmes un service de régularité autour du bon curé, lui n’eut jamais que sa patience pour répondre à toute les exigences dont il était l’objet. (239) J’ai vu une personne revenir plusieurs fois le même jour pour obtenir de lui quelque chose qu’il ne voulait pas accorder. Elle y mettait une obstination dépourvue de toute convenance et par là même très irritante. Mr Vianney n’a pas cédé ; mais sa fermeté n’a eu d’égal que sa douceur, et chaque fois qu’elle l’abordait, il la recevait comme si c’eut été la première fois.

 

(241) Session 19 – 16 janvier 1863 à 3h de l’après-midi

 

                   Au dix-huitième interrogatoire, le témoin continue à déposer sur la vertu de patience du serviteur de Dieu de la manière suivante :

 

                   Une des plus grandes de Mr Vianney a été la transformation de la Providence , il aimait cette maison parce qu’elle était consacrée à de pauvres enfants ; il y allait souvent, il les mettait en prière pour les grâces qu’il voulait obtenir (242) de Dieu et il disait dans ces cas qu’il était toujours exaucé, mais d’un autre côté cet établissement était en défaveur auprès de l’autorité académique qui ne trouvait pas l’instruction assez complète. Plusieurs paroissiens avaient de la peine à voir leurs enfants avec mêlés des filles que la charité recueillait et entretenait. Peu de personnes se préoccupaient de l’avenir de cette fondation lorsque Mr le Curé viendrait à manquer. Mr Perrodin supérieur du grand séminaire préoccupé de ces diverses difficultés et porté pour les sœurs de St Joseph qu’il avait occupé à la fondation d’une Providence qui avait parfaitement réussie dans la ville de Bourg, fit des démarches réitérées auprès de Mr Vianney pour le déterminer à céder l’établissement aux sœurs de St Joseph. Après avoir résisté longtemps, il crut devoir céder aux instances de Mr Perrodin. La Providence ne fut plus qu’une école gratuite pour les enfants de la paroisse. Le bon curé regretta toujours la première institution, mais il supporta cette peine avec beaucoup de courage et de patience ; il en parlait en souriant, quoique son cœur fut déchiré. Dès lors il dirigea ses ressources et tourna son cœur du côté de la fondation des missions.

 

                   Sur la Tempérance, le témoin interrogé a répondu dans les termes suivants :

 

                   Je sais par des personnes dignes de foi que quand il étudiait à Ecully et étant nourri chez sa cousine, il se fâchait contre elle lorsqu’elle mettait dans sa soupe du beurre ou autre assaisonnement. Habituellement il ne mangeait que sa soupe quoique son tempéramment sembla exiger plus de nourriture.

                  

                   Vicaire à Ecully il redoubla ses mortifications ce que faisait en ce genre Mr Balley et lui était quelque chose d’effrayant.

 

                   Lorsqu’il fut arrivé à Ars, il étonna tout le monde par sa vie mortifiée, un peu de pain quelques pommes de terre cuites pour huit jours, un peu de lait c’était toute sa nourriture. Il était même bien rare qu’il voulut accepter du lait. Mr le Curé n’avait point de domestique, une bonne veuve nommée Claudine Renard avait reçue (243) de mademoiselle d’Ars une vache à la condition qu’elle donnerait du lait à Mr le Curé ; malgré ses vives instances et ses désolation, Mr le Curé acceptait très rarement ce qu’elle lui offrait. Il couchait sur une paillasse qu’il dégarnissait de temps en temps lorsque des personnes préoccupées de sa santé en avaient renouvelé le contenu ; il mettait sur cette paillasse une planche pendant son sommeil. Il aimait à manger le pain des pauvres et pour cela il achetait à de pauvres mendiants le pain qu’ils avaient reçu. Il lui est arrivé d’aller sa marmite à la main chercher quelques pommes de terre chez ses voisins. Il est resté plusieurs jours sans prendre de nourriture ; il a même essayé de se passer de pain et de vivre d’herbes crues ; mais les forces lui manquèrent. Dans les commencements, il faisait quelquefois lui-même son ordinaire, consistant en deux ou trois matefaims faits avec un peu de farine délayée dans l’eau et passés à la poêle, il ne buvait que de l’eau. Son jeûne était si rigoureux qu’il lui enlevait ses forces et qu’il pouvait à peine se traîner dans son église. Pendant longtemps il n’a rien pris qu’à midi et encore son repas était très exigu, un peu de lait, quelques miettes de pain ou une pomme de terre. Dans les dernières années de sa vie on obtint qu’il prit quelque chose le matin et jamais il ne prit rien le soir. Son repas de midi ne durait pas deux minutes. Tout ce qu’on lui apportait, lorsqu’il jugeait à propos de l’accepter, était presque toujours distribué aux pauvres. S’il a fait quelque trêve à ses habitudes si extraordinaires de mortification, c’était à l’occasion de quelques rares visites de parents ou de confrères. Ce ne fut que par obéissance, que vers la fin de sa vie, il adoucit un peu son austère régime ; ses supérieurs l’avaient exigé parce qu’il semblait à bout de force.

 

                   Mr Vianney faisait usage de la discipline, on m’a dit qu’il les brisait sur lui et on m’en a donné un morceau en métal qui avait été trouvé dans sa chambre. J’ai entendu dire qu’il commanda un jour au maréchal du village une chaîne d’une grosseur extraordinaire pour en faire une discipline ; pour la faire faire, il eut soin de donner le change à l’ouvrier. Il se mortifiait en toutes choses, ne pas s’apercevoir d’une mauvaise odeur, ne pas boire quand il avait soif, rester (244) immobile au confessionnal pendant des heures entières, même pendant les froids les plus rigoureux. A la fin de sa vie, il repoussa et mit en pièce un coussin qu’on avait placé sur le banc de son confessionnal. Une parole qu’il m’a dite, m’a fait juger qu’il était insatiable de mortification. Jamais disait-il, il ne faut aller jusqu’au bout de ses désirs en fait d’austérités et de pénitences.

 

                   Sur la vertu de Pauvreté, le témoin dépose ainsi :

 

                   Il n’a jamais songé à lui-même, il a presque toujours vécu de ce qu’on lui donnait ; ces meubles comme j’ai déjà dit, ne lui appartenaient plus, il les avait vendu. Sa chambre était pauvre et délabrée ; un misérable lit, quelques rayons de bibliothèque portaient ses livres, une armoire et une table avec quelques images pieuses grossièrement encadrés pour la plupart. Voilà tout ce qu’on y voyait. C’était la seule chambre du presbytère où il y eut quelques meubles. J’ai vu dans la cheminée de la cuisine près du potager une ronce qui avait poussé de vigoureux rejetons, elle a été malencontreusement coupée par un conseiller municipal qui se préoccupait de la réputation que ferait à la paroisse d’Ars la vue d’un pareil parasite.

 

                   Naturellement il aimait l’ordre et la propreté et cependant il ne portait qu’une soutane usée, un vieux chapeau, des souliers rapiécés et il n’avait que la paire qu’il portait aux pieds. Il a reçu beaucoup d’argent dans sa vie, mais il avait pour tous les biens du monde un profond mépris et un grand détachement, cet argent reçu, il l’employait immédiatement en bonnes œuvres et surtout pour la fondation d’une mission. Il brûla un jour par mégarde un billet de banque et il dit en souriant de cette occasion : « il y a moins de mal a cela que si j’avais commis le plus léger péché véniel. La simplicité et la modestie ont brillé d’une manière particulière pendant toute la vie du Curé d’Ars. Ces deux vertus semblaient le revêtir de la tête aux pieds. Chez le Serviteur de Dieu point (245) d’ostentation ; rien de contraint ni d’affecté, rien absolument de l’homme qui veut paraître. Une simplicité d’enfant, un mélange d’abandon, de candeur, d’ingénuité, de grâces naïves qui se combinant avec la finesse de son tact et la sureté de son jugement donnait un charme inexprimable à sa conversation et à toute sa conduite. On se sentait attiré à lui par ces deux aimables vertus, comme j’en ai été témoin bien des fois.

 

                   Sur l’humilité du Serviteur de Dieu, le témoin a déposé de la manière suivante : Il était profondément humble. Je suis persuadé que les pratiques de pauvreté dont j’ai parlé tout à l’heure, par exemple d’aller chercher sa nourriture porter des habits pauvres tenaient surtout à son humilité. Aux plaisanteries qu’on faisaient sur son compte dans les conférences ecclésiastiques, il répondait :  « c’est assez bon pour le Curé d’Ars .

 

                   Il aimait l’abjection et le mépris ; il en était aussi avide que les orgueilleux le sont des louanges. Dans le confessionnal il parlait correctement le français, j’en ai la preuve par moi-même, tandis que dans ses catéchismes il semblait affecter de faire quelques fautes, surtout lorsqu’il y avait des personnages plus considérables ; Pour la louange, au contraire, il paraissait peiné profondément.

 

                   Quand il fut nommé chanoine honoraire (246) Monseigneur Chalandon le revêtit lui-même du camail ; cette marque d’honneur lui fit une peine extrême, tout le monde s’en aperçu ; on eut dit qu’il entendait sa sentence de mort. Nommé chevalier de la légion d’honneur par le gouvernement il en fut très étonné, ne voulut jamais porter la décoration et la donna immédiatement à Mr Toccanier. Tout témoignage d’estime le froissait au milieu de ces foules si empressées autour de lui, il paraissait indifférent à tout hommage et ne songeait qu’à satisfaire aux différentes fonctions de son ministère. On eut dit qu’il n’était pour rien dans tout ce mouvement qui s'opérait autour de lui. Je serai porté à croire qu’il était tellement pénétré de la pensée de son néant qu’il n’éprouvait pas même la tentation d’orgueil ; et je m’expliquerai sa profonde humilité par les deux considérations suivantes ; la première, la conviction de sa misère et de son néant, car il me disait un jour au confessionnal : Ma fille, ne demandez pas à Dieu la connaissance entière de votre misère ; je l’ai demandé un jour et obtenue ; sans une grâce spéciale de Dieu, je serais tombé à l’instant même dans le désespoir. La seconde chose qui à mon avis maintint le Curé d’Ars dans une humilité si profonde fut cette tentation de désespoir , qui revint si souvent dans le cours de sa vie.

 

                   (247) Je désire ajouter ce dernier trait sur l’humilité du Serviteur de Dieu : quand il éprouvait quelque humiliation, même en face, il était gai, souriant ; on ne voyait pas la moindre rougeur sur son visage, pas le moindre embarras, pas la moindre émotion.

 

(249) Session 20 – 17 janvier 1863 à 9h du matin

 

                   Sur le dix-huitième interrogatoire, le témoin dépose ainsi sur la chasteté :J’affirme que Mr Vianney a toujours montré une grande prédilection pour cette vertu. Il était facile à le voir en l’écoutant dans ses catéchismes et en le suivant dans toute sa conduite. Lorsqu’il fut nommé Curé d’Ars, au lieu (250) d’imiter ses confrères et de suivre l’usage général du pays en prenant à son service une personne du sexe, il crut devoir s’en passer et préparer lui-même ses aliments, mettre l’ordre dans son presbytère. J’affirme que si quelques fois des personnes du sexe s’introduisaient dans le presbytère pour déposer des provisions ou veiller à la propreté, c’était toujours en l’absence de Mr Vianney, qui du reste n’aimait pas qu’on lui rendit service. J’affirme que ces personnes étaient connues de tous pour leur grande piété et que leur manière d’agir n’a jamais éveillé aucun soupçon. Dans le temps où Mr Vianney était en butte aux contradictions, si quelques-uns ont osé le calomnier sur le rapport des mœurs, la calomnie était tellement évidente qu’on ne les a pas crus. Les personnes qui l’ont approché de plus près ont été convaincues qu’il n’avait jamais connu le mal et que même il n’avait pas été tenté sous le rapport de la sainte vertu. Je le tiens de ces personnes elles-mêmes.

 

 

                   Sur le dix-neuvième interrogatoire, le témoin répond ainsi :

 

                   J’affirme que le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus dont j’ai parlé au degré héroïque. J’affirme même que la lecture de la vie des saints ne m’avait pas donnée une aussi grande idée de la sainteté que l’ensemble de la conduite de Mr Vianney.

 

                   Interrogé ensuite sur ce qu’il entend par vertu héroïque, le témoin répond :

 

                   J’entends par vertu héroïque une vertu qui est plus qu’ordinaire ; mais j’affirme que Mr Vianney a pratiqué ces vertus dans un degré d’héroïcité très élevé ; les raisons et les faits que j’ai allégués le démontrent assez. J’affirme enfin que le serviteur de Dieu a persévéré jusqu’à la mort dans la pratique des vertus au degré héroïque, (251) qu’il ne s’est jamais relâché de sa ferveur et qu’il n’a jamais rien fait qui ai pu ternir l’héroïcité de ses vertus.

 

                   Sur le vingtième interrogatoire, le témoin dépose :

 

                   J’affirme que le Serviteur de Dieu a été comblé de dons extraordinaires.

                   Je dis 1° qu’il a eu le don des larmes. On le voyait ordinairement verser des larmes lorsqu’il célébrait le Saint Sacrifice, lorsqu’il faisait ses prières et très souvent lorsqu’il entendait les confessions ; il en était venu au point de ne pouvoir parler dans ses catéchismes, ses instructions, sur l’amour de Dieu, le St Sacrement, la passion de Notre Seigneur, le bonheur du ciel, du malheureux état des pauvres pécheurs, sans verser d’abondantes larmes.

 

                   J’affirme 2° que le Serviteur de Dieu lisait au fond du cœur. J’en ai eu des preuves personnelles. Une fois entre autre, dans les premières années, je n’osais lui parler d’une chose qui me causait une vive peine ; dans la crainte qu’il ne me comprit pas bien, et que sa décision jeta un trouble indicible dans mon âme, que personne ne put calmer, parce que personne ne possédait au même degré ma confiance ; comme il ne s’agissait pas d’une accusation en confession, après bien des hésitations je résolus de me taire et j’entrais au confessionnal ; quel ne fut pas mon étonnement lorsque Mr le Curé répondit à ma pensée, comme aurait eu peine à le faire une personne à laquelle j’aurais exposé la chose fort en détails. Lorsque je m’adressais à lui pour la première fois, on me défendit de lui faire une confession générale ; je n’eus pas l’idée de lui faire connaître entièrement mon âme, les grâces que j’avais reçu, etc. j’ai pu constater bien des fois qu’il était au courant de tout et il dit un jour sur moi à une dame de mes amies, une chose concernant une grâce que j’avais reçue, dont je ne lui avais pas (252) parlé. Malgré mes demandes il n’avait jamais voulu m’aider à faire mon examen en confession. Tout à coup il me questionnait sur quelques péchés, c’était toujours sur des fautes ignorées ou oubliées, tellement qu’à la fin lors même que le souvenir ne m’en revenais pas aussitôt, je n’osais pas nier, sûre que plus tard je verrai que ce n’était pas sans motif qu’il m’avait fait ces questions. Beaucoup de personnes m’ont attesté qu’il avait eu sur elles le même genre de lumières surnaturelles. Une personne eut un jour le malheur de lui taire un péché en confession ; il lui dit : vous me trompez mon enfant et c’est bien mal ; vous reviendrez une autre fois et il ferma la grille. Cette personne fut si bouleversée qu’elle ne put s’empêcher de le dire à une dame pieuse que je connaissais beaucoup et de qui je tiens directement ce fait. Un homme de ma paroisse que Mr le Curé d’Ars ne pouvait pas connaître alla se confesser à lui ; il lui parla de ses deux filles, sans que le pénitent lui en eu rien dit. Je tiens ce fait de la personne qui avait accompagné à Ars l’homme dont je parle. Un autre homme ayant reçu une commission pour Mr le Curé d’Ars vint la lui faire à la sacristie. Il y a bien longtemps que vous ne vous êtes pas confessé, lui dit le bon Curé ; une quarantaine d’années répondit l’autre. Non, mon ami, il y a quarante quatre ans. Il y a quelque chose qui ne va pas bien dans votre conscience, ajouta-t-il en fondant en larmes. Ce pauvre pécheur fini pas se convertir. Je tiens le fait d’une de mes parentes qui était présente.

 

                   J’affirme 3° qu’il a annoncé des choses futures. Il m’a prédit plusieurs fois des événements politiques ; notamment ceux de mil huit cent quarante huit et années suivantes. Il me dit entre autre une fois : ne vous inquiétez pas il n’y aura rien dans nos pays ; beaucoup de sang sera versé ailleurs, surtout dans les grands centres. (253) En mil huit cent quarante huit, mon neveu était au petit séminaire des minimes à Lyon : on faisait courir beaucoup de bruit contre cette maison et sa destruction paraissait imminente. Je lui faisait part de nos craintes : Non, dit-il, il n’y aura rien. Et l’événement confirma la prédiction. Il m’a prédit une grave maladie qui a duré cinq ans et il me fit dire dans le courant de la maladie que je ne mourrais pas. Je lui demandais un jour si je devais quitter Ars, ou si je pouvais y rester ; les nouvelles de ma famille, en particulier de ma mère, étant toutes fraîches et très bonnes ; il me dit de partir. Etonné de cette réponse, je lui fis quelques observations ; d’autres personnes lui en firent également, il répondit d’un ton très affirmatif que je devais partir. En arrivant chez moi j’appris que ma mère venait de tomber malade. Ma sœur était malade ; on priait beaucoup à son intention ; je lui demandais ce qu’il adviendrait d’elle. Il me répondit : elle mourra, mais elle ira droit au ciel. Mon beau-frère était inconsolable de la mort de sa femme ; je le disais à Mr le Curé, qui me répondit d’une manière très ferme qu’il se remarierait. Mademoiselle Hedwige Moizin de Bourg, avait une vocation très prononcée pour la vie religieuse. Sa famille y mettait opposition ; elle faisait part à Mr le Curé de ses désirs et de son chagrin. Celui-ci lui dit les choses les plus consolantes et lui dit que ses peines finiraient dans un an ; à la fin de l’année elle était morte. Une fille de ma paroisse était infirme et voulait se placer parce que sa mère la rendait malheureuse et que d’ailleurs elle n’avait pas besoin d’elle. Elle consulta Mr le Curé qui lui dit : Non ma fille, votre mère a besoin de vous, et peu de temps après la mère tomba malade et mouru.

 

                   4° Je suis convaincu qu’il a eu des visions ; je l’étais déjà avant qu’il me raconta le fait suivant : a l’occasion de la construction d’une nouvelle église (254) en l’honneur de Ste Philomène, il me dit un jour : j’étais en peine de connaître la volonté de Dieu sur cette entreprise qui me contrarie. J’ai demandé a être éclairé à ce sujet. Ste Philomène m’est apparue dans un nuage blanc environnée de lumière ; elle m’a dit par deux fois : tes œuvres sont plus parfaites que les siennes. Dans la pensée de Mr le Curé, la sainte voulait parler de Mr Toccanier qui désirait vivement la construction de la nouvelle église ; pour lui il désirait employer l’argent à la fondation de nouvelles missions.

 

 

                   J’affirme 5° que le Serviteur de Dieu a opéré des guérisons extraordinaires et miraculeuses. Dans les premiers temps que j’étais à Ars, j’ai vu porter par son père un enfant d’une sixaine d’années, qui était muet et dont les jambes étaient comme du coton ; il ne pouvait ni se soutenir ni marcher. Mr Vianney leur conseilla de faire une neuvaine à Ste Philomène ; le troisième jour, le Serviteur de Dieu dit la messe à cette intention à l’autel de Ste Philomène. Après la messe l’enfant se mit à marcher. Je suis sorti de l’église pour m’assurer plus parfaitement du fait. Je l’ai vu traverser toute la place marchant à côté de son père. Je partis d’Ars avant lui : j’ai su après qu’il avait recouvré l’usage de la parole. J’ai entendu parler de beaucoup de guérisons extraordinaires. Mr Vianney attribuait ces guérisons à Ste Philomène.

 

                   Je tiens des habitants d’Ars, de Mr Perrodin, supérieur de grand séminaire de Bourg, et de Mgr Devie, évêque de Belley, le fait de la multiplication du blé au grenier de la cure. Il n’y avait presque plus de blé, le lendemain lorsqu’on le visita sur l’ordre du Curé, le grenier était comble, la quantité était telle qu’il est vraiment extraordinaire que les poutres en mauvais état ait pu supporter un pareil poids. J’ai entendu raconter à Mgr Devie, qu’un jour voulant s’assurer du fait et se trouvant au grenier sous prétexte de visiter la cure, il indiqua au Curé avec sa main une (255) certaine hauteur : le blé après la multiplication venait jusque là : non, Mgr, il venait jusque là, répondit le Curé et il indiquait une plus grande hauteur. J’ai su comme toute la paroisse d’Ars que la farine s’était multipliée d’une manière miraculeuse au moment où on la pétrissait. Ces deux miracles ont eu lieu en faveur de la Providence.

 

(257) Session 21 – 17 janvier 1863 à 3h de l’après-midi

 

                   Sur le vingtième interrogatoire, le témoin continue à déposer ainsi :

 

                   Il avait un don merveilleux pour convertir les pécheurs, pour consoler les âmes affligées ; on ne pouvait aller à Ars sans entendre parler de nombreuses conversions : c’étaient des pécheurs de vingt ans, de trente ans, de quarante ans qui étaient revenus à Dieu par le ministère du bon Curé. (258) Le nombre en est si considérable que les détails se confondent dans mon esprit.

 

                   Sur le vingt unième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je ne connais de lui que trois ou quatre prières qui ont été imprimées dans le guide des âmes pieuses. Mademoiselle Catherine Lassagne les avait écrites sous la dictée de Mr le Curé. Mademoiselle Ricottier doit avoir quelques instructions manuscrites, ainsi que les Frères de la Ste Famille à Ars ; tout cela est complètement inconnu du public.

 

                   Sur le vingt deuxième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Il est tombé malade à Ars le vingt neuf juillet mil huit cent quarante neuf, et il mourut le quatre août suivant à deux heures du matin. La maladie tenait surtout à un épuisement de forces aggravé par un toux très violente et une très forte dysenterie. Il a prédit sa mort en disant qu’il ne se servirait qu’une fois d’un beau ruban donné pour supporter l’ostensoir à la procession du St Sacrement. Je tiens ce détail de Mademoiselle Catherine Lassagne. D’autres personnes à Ars m’ont dit qu’en signant son mandat de traitement au mois de juillet, il dit que ce serait le dernier et que l’argent servirait pour ses funérailles. Peu de temps avant sa mort, il me dit qu’il ne fonderait presque plus de missions. Dans ses instructions du mois de Mai, il revenait continuellement sur la pensée de sa mort. Plus tard dans une instruction du Dimanche soir à laquelle il avait convoqué spécialement les hommes de sa paroisse, il leur dit : Moïse avant de mourir réunit le peuple de Dieu pour leur rappeler les bienfaits qu’ils avaient reçus du Seigneur pendant qu’il les avait conduits. Je vous réunis de même aujourd’hui pour vous rappeler les grâces que vous avez reçues de Dieu pendant tout le temps que j’ai été avec vous. Il parla alors des (259), différentes œuvres établies dans la paroisse et en particulier de l’école des Frère et de Sœurs, de l’établissement des missionnaires sous la conduite desquels il fini par les laisser.

 

                   Je n’ai rien d’extraordinaire à signaler pendant sa dernière maladie, tout en lui à ce moment a répondu à cet amour de simplicité et d’humilité qui avait été le caractère de sa vie. Seulement toutes tentations de désespoir de la part du Démon et la crainte si vive des jugements de Dieu qu’il avait ressentie dans d’autres circonstances avait complètement disparue ; il était profondément calme. Il a reçu tous les sacrements en pleine connaissance ; je ne sais s’il les a demandés lui-même.

 

                   Sur le vingt troisième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Le corps est resté exposé pendant deux jours ; une foule innombrable est venue contempler les traits du Serviteur de Dieu, faire toucher différents objets à ses restes vénérés. Il y avait des personnes de tous les coins de la France et de toute condition. A son enterrement la foule ne fut pas moins nombreuse, on peut la porter au nombre de cinq à six mille personnes ; les prêtres étaient très nombreux, une foule de communautés religieuses d’hommes et de femmes y avaient leurs représentants. La cérémonie était présidée par Mgr l’Evêque de Belley.

 

                   Sur le vingt quatrième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Le corps a été enterré dans l’église, après avoir séjourné quelque temps dans la chapelle de St Jean Baptiste, pour laisser la possibilité de faire un caveau au milieu de l’église et c’est là que le corps a été déposé. L’inscription autant que je puis m’en rappeler est très simple et se contente de rappeler le nom et prénom du Serviteur de Dieu. Je ne sache rien qui indique (260) que l’on ai rendu sur son tombeau un culte quelconque. On y voit que ce que l’on voit en France sur les tombeaux.

 

                   Sur le vingt cinquième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Pendant sa vie Mr Vianney a joui d’une très grande réputation de sainteté. On ne l’appelait que le saint Curé ; les pèlerins qui venaient de toutes les parties du monde, voulaient non seulement le voir lui parler, lui soumettre leur questions, recevoir sa bénédiction ; mais le plus grand nombre ne se retiraient qu’après avoir reçu un souvenir de lui, par exemple un objet qu’il avait béni, une image qu’il avait signée. Dans le commencement, Mr Vianney ne voulait signer que des images où il y avait des consécrations ou des affiliations à quelque confrérie. Plus tard il se vit comme forcé de céder aux importunités des pèlerins et de signer les images pieuses qu’on lui présentait. La profonde vénération qu’on avait pour lui porta plus d’une fois des personnes à couper en morceaux son surplis lorsque dans le commencement il le déposait sur le mur du cimetière, on faisait de même de son chapeau, de sa soutane ; on lui a souvent coupé par derrière des mèches de cheveux pendant qu’il faisait son catéchisme. Bien des feuillets de son bréviaire ont été enlevés. On se disputait les moindres objets qui avaient été à son usage, ou qu’il avait simplement touché. On ne pouvait faire visiter la cure sans qu’on eu à constater quelques dégâts ou quelques larcins. J’affirme que sa réputation était tellement répandue que son nom était sur toutes les bouches et son portrait se trouvait partout. Les personnages les plus distingués et les plus haut placés le regardaient et le vénéraient comme un saint ; ceci explique cette affluence à Ars des personnages les plus considérables parmi (261) lesquels des Evêques, c’est ce qui explique aussi ses lettres qu’on envoyait à Mr Vianney de tous les pays du monde. La foule partageait le même sentiment de vénération et le regardait aussi comme un saint.

 

                   Cédant aux instances de sa famille, Mr Vianney avait demandé par testament que son corps fut enterré à Dardilly et sur les observations de Mgr l’Evêque de Belley, il changea ses dispositions et voulut qu’il restât et fut enterré dans la paroisse d’Ars.

 

                   Cette réputation de sainteté n’a pas cessé depuis la mort du Serviteur de Dieu, elle grandi tous les jours, de nombreux pèlerins viennent à Ars.

 

                   Sur le vingt sixième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   Je ne connais personne qui ait attaqué en quelque manière que ce soit la réputation de sainteté de Mr Vianney par écrit ou de vive voix.

 

                   Sur le vingt septième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai entendu parler de plusieurs miracles opérés depuis la mort du Serviteur de Dieu par son intercession. 1° Pauline Rochet qui a été élevée sous mes yeux et qui est actuellement chez Mr de la Bastie d’Ars, m’a dit avoir vu un enfant recouvrer la vue sur le tombeau du saint Curé. 2° On m’a parlé à Ars d’une sourde-muette qui a été guérie il y a quelques mois sur le dit tombeau. 3° Je tiens de Mr Oriol qu’un domestique de son frère ayant reçu un coup de corne étant condamné par le médecin, fut guéri presque instannément par l’application d’une image et d’un objet qui avait appartenu au Curé d’Ars. Le médecin en fut très étonné. 4° Un domestique de mon neveu Alfred de la Bastie, condamné par (262) le médecin qui ne lui donnait plus que quelques heures de vie, fut guéri par l’application d’un morceau de la chemise du Curé d’Ars. Il avait deux maladies dont l’une était un abcès dans la poitrine. 5° J’ai entendu parler d’une religieuse du Havre qui a été guérie miraculeusement par l’intercession du Serviteur de Dieu, quelque temps après sa mort.

 

                   Sur le vingt huitième interrogatoire, le témoin répond :

 

 

                   J’ajoute à ce que j’ai dit sur la force du Serviteur de Dieu que malgré son extrême douceur, il avait lorsque c’était nécessaire une inébranlable fermeté. D’un mot, quelquefois, il faisait ployer les plus opiniâtres résistances. Sur la Justice, j’ai entendu raconter qu’en allant voir son frère malade il fut obligé de demander un bâton pour se soutenir et ne voulut pas consentir à ce que ceux qui l’accompagnait en coupassent un dans la haie voisine ; il en acheta un à un passant. Je suis dépositaire de ce bâton.

 

(265) Session 22 – 19 janvier 1863 à 9h du matin

 

                   Sur le vingt huitième interrogatoire, le témoin répond :

 

                   J’ai encore à ajouter à ma déposition ce qui suit : j’ai été singulièrement frappé de la régularité et de la piété de la paroisse d’Ars. Dans le temps surtout où (266) Mr Vianney en avait seul la direction et avant qu’un si grand nombre de personnes étrangères se fussent établies pour faire le commerce, quoique néanmoins le pèlerinage fut déjà très grand, à la sanctification si complète du Dimanche, comme je l’ai déjà dit, à la fréquentation si générale des sacrements se joignait l’absence de tout divertissement dangereux. Non seulement il n’y avait point de cabaret, mais quoique dans toutes les maisons des habitants on donnat à manger aux pèlerins, on ne s’y réunissait pas pour boire ; la vue d’un homme ivre était une chose extraordinaire, on n’entendait point de jurements. Je me suis promené autour des champs au moment où l’on faisait la récolte, et je n’en ai pas entendu un seul ; j’en fis avec admiration la remarque à un paysan qui me répondit : « nous ne valons pas mieux que les autres, mais nous aurions bien trop de honte de commettre de semblables fautes à côté d’un saint. » La tenue à l’église me frappa aussi surtout celle que les mères exigeaient même de leur plus petits enfants ; je voyais avec surprise, les hommes dans les champs, suspendre leur travaux pour dire l’angélus au son de la cloche. Un grand nombre d’habitants allaient prier à l’église, avant ou après leur journée de travail. Je sais que plus tard cet état de choses s’est gâté, par diverses causes toutes amenées par l’énorme affluence des étrangers, ce qui a été un vrai martyre pour le cœur du vénéré pasteur. (267) Comme on a parlé à plusieurs reprises de la difficulté que Mr Vianney eut à apprendre, on pourrait peut-être croire qu’il n’avait pas les lumières suffisantes pour répondre aux besoins de cette foule énorme, prise dans tous les rangs de la société et dans tous les genres de position ; il fut toujours surabondamment à la hauteur de cette tâche, et quant à la science, j’ai vu Mgr Devie, si bon juge en cette matière, dans le plus grand étonnement de la manière dont il avait résolu des cas de conscience excessivement difficile.

 

                   Le témoin ajoute : on m’a donné l’année de sa mort quelques gouttes de sang provenant d’une saignée faite depuis plusieurs années. Ce sang est toujours liquide.

 

                   Completo examine super interrogatoriis a Promotore fiscali datis deventum est ad examen super articulis a Postulatore exhibitis.

 

                   Proposito itaque primo articulo testis respondit : J’ai dit tout ce que je savais quand on m’a posé les questions des interrogatoires.

Baronne de Belvey

 

                   Article 2°. J’ai pareillement dit tout ce que je savais sur cet article, en répondant aux interrogatoires.

                   Article 3°. J’ai déjà dit tout ce que je savais sur cet article, en répondant aux interrogatoires.

                   (268) Article 4°. Je déclare que sur cet article, je n’ai rien à dire, et que de plus j’ai dit tout ce que je savais sur la cause du Curé d’Ars, dans mes réponses aux interrogatoires.

 

                   At cum Rmus et Illmus Dnus Episcopus Bellicensis. Alios articulos pro ponebat, testis pluries dixit et respondit : il est très inutile de m’interroger davantage sur les articles, j’ai dit tout ce que je savais en répondant aux interrogatoires.

 

                   Qua accepta declaratione pluries iterata completoque examine, perlecta fuit a me Notario Actuario alta et intelligibile voce testi supradicto integra depositio a principio ad finem. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, illamque iterum confirmavit praeter sequentia , quae addidit, videlicet ut infra :

 

                   J’ai entendu dire à de vénérables ecclésiastiques qui faisaient avec lui la mission de St Trivier, qu’ils avaient ouï des bruits extraordinaires au milieu de la nuit partant de la chambre du Curé d’Ars ; ils croyaient que la cure allait tomber. Soyez tranquilles répondit le bon curé, c’est le démon qui fait ce bruit là. L’un de ces ecclésiastiques est Mr Viallier, mort lazariste et l’autre Mr Chevalon missionnaire décédé.

 

                   Les différents faits se rattachant aux persécutions auxquels Mr Vianney était en butte à Ars , de la part du (269) démon sont connus de tous les habitants d’Ars et de beaucoup d’étrangers ; j’en ai connaissance comme les autres. Mr Vianney se plaisait à en parler dans ses conversations et dans ses catéchismes.

 

Ita pro veritate deposui

Bne Alix Henriette de Belvey


 

PROCES

DE BEATIFICATION

ET CANONISATION

DE SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D’ARS

 

 

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

 

 

 

 

TEMOIN IV - JEAN PERTINAND

 

(Tome I - p. 350 à 396)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean Pertinand

 

 

(349) Session 32 – 3 février 1863 à 3 h de l’après-midi

 

(350) Au premier interrogatoire, le témoin averti de la nature et de la gravité du serment en matière de canonisation et de béatification des saints, a répondu : Je connais parfaitement la nature du serment que j’ai fait, et la gravité du parjure dont je me rendrai * coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

Au second interrogatoire, le témoin répond : Je m’appelle Jean Pertinand ; je suis né à Ars au mois de septembre mil huit cent dix-sept. Mon père se nommait Claude Pertinand et ma mère Marie Anne Benard. Je suis actuellement régisseur des mines de fer de Serrières, après avoir été instituteur à Ars onze ans. Je suis propriétaire d’un modeste domaine à Amblagnieu, département de l’Isère.

 

Au troisième interrogatoire, le témoin répond : Je suis dans l’habitude de m’approcher des sacrements chaque année à Pâques. J’y ai mis de la négligence l’année dernière ; j’espère remplir cette année fidèlement mon devoir.

 

Au quatrième interrogatoire, le témoin répond : J’ai eu à comparaître plusieurs fois devant la justice de paix pour des affaires civiles concernant les ouvriers placés sous ma surveillance. J’ai comparu devant le tribunal de première instance de Belley pour une contravention de pêche, et j’ai été acquitté. Je m’étais fait caution pour un individu et j’ai été condamné à payer pour lui par le tribunal de Bourgoin. Je n’ai jamais subi de peine qui ait pu blesser ma réputation.

 

Au cinquième interrogatoire, le témoin répond : (351) Je n’ai pas à ma connaissance encouru de peines ou de censures ecclésiastiques.

 

Au sixième interrogatoire, le témoin répond : Personne ne m’a instruit de la manière dont j’avais à répondre ; je n’ai pas lu encore les articles du postulateur ; j’en prendrai connaissance cette semaine, mais je ne dirai que ce que j’ai vu ou entendu de témoins dignes de foi.

 

Au septième interrogatoire, le témoin répond : J’ai une grande affection pour le Serviteur de Dieu Jean Marie Baptiste Vianney, mais je n’ai aucun intérêt humain qui me porte à désirer sa béatification ou canonisation. Je la désire pour la gloire de Dieu et l’honneur de l’Eglise.

 

Au huitième interrogatoire, le témoin répond : Je ne me rappelle pas en ce moment la date précise de la naissance du Serviteur de Dieu. Je n’ai pas connu son père et sa mère, mais j’ai vu son frère, sa sœur, sa belle-sœur. C’étaient d’honnêtes cultivateurs qui habitaient Dardilly. Je sais que les parents du Serviteur de Dieu étaient de bon chrétiens, surtout sa mère ; elle avait une grande dévotion à la Ste Vierge. Leurs enfants furent élevés de la manière la plus chrétienne, ils reçurent des exemples de charité ; les pauvres étaient logés et nourris dans la maison paternelle lorsqu’ils passaient dans le village. Pendant la révolution, les parents du Serviteur de Dieu conduisaient leurs enfants pendant la nuit pour entendre la messe des prêtres restés fidèles. Je tiens ces détails soit de Mr Vianney, soit de ses parents.

 

* nous avons respecté la ponctuation et l’orthographe du document original en mettant toutefois les fautes d’orthographe en italique.

 

 

Au neuvième interrogatoire, le témoin répond : Le Serviteur de Dieu a passé son enfance et son adolescence à Dardilly. Il a été berger chez son père, puis il a cultivé les champs avec le reste de sa famille.

 

(352) Tout petit enfant, il avait déjà des habitudes de piété, au lieu de s’amuser avec les autres enfants, il se retirait dans un coin pour prier Dieu, faire de petites chapelles ; il réunissait quelquefois les autres enfants pour réciter le chapelet avec lui. Je n’ai jamais entendu dire qu’il ait montré quelques vices ou défauts ; je n’ai pas recueilli sur son compte un seul mot défavorable. Je tiens les détails qui précèdent des parents de Mr Vianney que j’ai déjà nommés, des demoiselles Pignot et Lacan qui l’avaient suivi à Ars où elles sont mortes.

 

Au dixième interrogatoire, le témoin répond : Je n’ai rien de précis sur cet interrogatoire. Je sais seulement qu’il a commencé ses études assez tard pour se faire prêtre.

 

Au onzième interrogatoire, le témoin répond : Je sais d’une manière générale qu’il fut obligé d’interrompre ses études pour l’état militaire. Il ne se rendit pas sous les drapeaux, mais il se retira dans les montagnes du Forez où il s’occupait à faire le catéchisme et à inspirer l’amour de Dieu aux habitants du pays ; je ne connais pas d’autres détails. J’ai appris d’eux-mêmes combien il les avait édifiés.

 

Au douzième interrogatoire, le témoin répond : J’ai appris de témoins dignes de foi que Mr Vianney avait persévéré dans son dessein d’embrasser la carrière ecclésiastique, et de plusieurs de ses condisciples, qu’ils avaient admiré sa conduite et sa piété. C’est tout ce que je sais sur cet interrogatoire.

 

Au treizième interrogatoire, le témoin répond : J’ai appris d’un grand nombre d’habitants d’Ecully que le Serviteur de Dieu y avait été nommé vicaire après son ordination, qu’il avait montré une rare piété, qu’il avait gagné tous les cœurs par sa charité, la sainteté de sa vie et qu’il avait été (353) demandé pour curé après la mort de Monsieur Balley et qu’on ne put vaincre son humble résistance, parce qu’il se croyait indigne d’occuper un poste aussi important.

 

Au quatorzième interrogatoire, le témoin répond : J’ai appris d’un grand nombre d’habitants d’Ars que le Serviteur de Dieu fut nommé curé de cette paroisse en mil huit cent dix-huit. Lorsqu’il y arriva, il y avait peu de foi et peu de piété. Cette petite paroisse possédait quatre cabarets où les pères de famille allaient manger leur fortune. Les danses étaient fréquentes ; le dimanche n’était pas sanctifié, l’ignorance de la religion était très répandue. Le vénérable curé commença à faire le catéchisme les Dimanches de une heure à deux heures et à faire une instruction le soir pour instruire ses paroissiens. Peu à peu les danses cessèrent, trois cabarets disparurent . Le dernier cabaretier fut indemnisé par Mr le Curé afin de supprimer son cabaret.

 

Au quinzième interrogatoire, le témoin répond : Je sais que le serviteur de Dieu, pour réformer sa paroisse n’eut pas seulement recours aux prières qu’il faisait, mais qu’il établit la confrérie du St Sacrement et du Rosaire ; je sais aussi qu’ayant remarqué une grande ignorance parmi les femmes, il chercha à y remédier en établissant une école de filles ; il en confia la direction à deux personnes pieuses d’Ars et à une personne du voisinage qui d’abord avait mené une vie mondaine, mais qui s’était convertie en venant entendre les prédications du Serviteur de Dieu. Les habitants du voisinage demandèrent à envoyer leurs enfants dans cette école, qui bientôt se changea en une Providence pour les jeunes filles pauvres. L’école des garçons avait plusieurs fois changé d’instituteur. J’avais commencé mes études auprès de mon oncle qui était prêtre. Le vénérable Curé m’engagea à prendre moi-même la direction de l’école communale. Je la dirigeai pendant onze ans, jusqu’au (354) moment où vinrent les Frères de la Ste Famille de Belley. Il ne le fit qu’après s’être assuré que cela ne serait pas un sujet de peine ou de sacrifice pour moi. J’ignore si dans tout cela il a pris conseil de l’évêque du Diocèse.

 

Au seizième interrogatoire, le témoin répond : Je sais que le Serviteur de Dieu a rempli très exactement les commandements de Dieu et de l’Eglise, toutes ses obligations de prêtre et de Curé et qu’il a persévéré jusqu’à la mort dans le fidèle accomplissement de tous ses devoirs. Je ne connais sur ce point aucun manquement et tout cela je le sais personnellement et par les habitants de la paroisse. Quant à la première fuite de Serviteur de Dieu, j’étais avec lui ; il me dit que d’après le rituel du diocèse, un curé peut s’absenter de sa paroisse quinze jours sans l’autorisation de l’évêque en se faisant remplacer le dimanche. Il avait pourvu à son remplacement et écrit à Monseigneur pour lui demander l’autorisation de quitter sa paroisse ; s’il recevait une réponse favorable, il irait à Fourvière dire la Sainte Messe et se retirerait à la Chartreuse ; si la réponse l’obligeait à rentrer à Ars, il y reviendrait en toute humilité. Quant à la seconde fuite, elle eut lieu en mon absence, je dois supposer qu’elle eut lieu avec les mêmes intentions ; je connais sa soumission complète aux volontés de son Evêque. Relativement aux missions, il prêcha effectivement dans plusieurs paroisses pour aider ses confrères et ramener les pécheurs à Dieu ; mais son ministère paroissial n’eut point à souffrir de ces abscences ; il venait dire la messe le Dimanche et paraissait à Ars dans la semaine autant qu’il en était besoin.

 

Sur le dix-septième interrogatoire, le témoin répond : Je sais que le Serviteur de Dieu a éprouvé beaucoup de contradictions, soit de la part des laïques, soit de la part des ecclésiastiques ; il a été souvent injurié et (355) même une fois souffleté par un laïque. La cause de ces contradictions et de ces injures venait du bien qu’il opérait dans les âmes et de sa vie mortifiée et par là même singulière ; il montra toujours une rare patience, ne s’indignant contre personne ; mais au contraire se réjouissant de tout ce qu’il avait à souffrir et priant pour ceux qui le contredisaient.

 

(357) Session 33 – 4 février 1863 à 9h du matin

 

Sur le dix-huitième interrogatoire et au sujet de la Foi, le témoin répond : J’ai entendu dire à ses parents et aux personnes qui l’ont connu que le Serviteur de Dieu pendant son enfance se fit remarquer par sa grande foi et sa grande piété ; j’ai déjà dit qu’il se séparait de ses petits compagnons pour prier. Il aimait à faire ses prières devant une image de la Sainte Vierge (358) qu’il fixait devant lui. Quand il travaillait aux champs, il allait en avant ou se tenait plus volontiers en arrière afin de pouvoir prier ; il fixait une pieuse image au bout d’un bâton, ou à une branche élevée afin de pouvoir la regarder de temps en temps pendant son travail.

 

Relativement à sa vocation ecclésiastique et des difficultés qu’il éprouva, je lui en ai entendu parler à lui-même, ainsi que son pèlerinage à la Louvesc, mais je n’ai pas de souvenir assez précis pour déposer sur cela. J’ai entendu dire à plusieurs personnes d’Ecully que le Serviteur de Dieu nommé vicaire dans cette paroisse avait singulièrement édifié les paroissiens par sa foi et sa piété ; il partageait les exercices et la vie austère de Mr Balley.

 

Dès que Monsieur Vianney fut arrivé à Ars en qualité de curé, il se fit promptement remarquer de tous ses paroissiens par l’esprit de foi qui l’animait dans toutes ses actions ; il passait de longues heures à l’église devant le St sacrement ; il établit la prière du soir chaque jour et il récitait le chapelet avant la prière. Ensuite il établit les confréries du St Sacrement et du St Rosaire, et il y agrégea le plus grand nombre de ses paroissiens possible. Soit dans ses instructions au confessionnal ; soit dans ses prédications, il pressait vivement ses auditeurs à la fréquentation des sacrements de pénitence et d’Eucharistie, aux moyens les plus efficaces de développer et de nourrir la piété. Je ne me rappelle pas, dès l’âge de cinq ans, d’avoir assisté une seule fois à la messe les jours ordinaires sans y avoir vu communier un certain nombre de personnes.

 

Mr Vianney obtint la destruction des cabarets par l’influence qu’exerçait la sainteté de sa vie, par ses touchantes exhortations et par quelques démarches qu’il tenta auprès des cabaretiers qui restaient encore ; je sais qu’il offrit une somme d’argent à l’un d’eux comme dédommagement de la perte qu’il pouvait faire (359) quittant son état. Il obtint par les mêmes moyens la cessation complète du travail du Dimanche ; je me souviens d’une instruction qu’il nous fit à la fin de l’année et nous demandait si ceux qui n’avait pas travaillé le dimanche dans la paroisse n’étaient pas aussi avancés que ceux qui avaient travaillé et il ajoutait : ne sont-ils pas plus contents ? cette réflexion impressionnait tout le monde. Un nommé Rousset, à ma connaissance, déclara à ses domestiques qu’ils ne travailleraient plus le Dimanche. Les danses tombèrent de la même manière ; elles étaient fréquentes dans le village à l’arrivée de Mr le Curé ; je ne me souviens pas d’en avoir vu. On essaya en mil huit cent trente de les rétablir dans le village, mais cela ne réussit pas. Mr le Curé fit observer en chaire qu’il n’y avait eu dans ces réunions que des domestiques ou des personnes étrangères dans la paroisse, il félicita ses paroissiens de leur abstention ; je ne me rappelle qu’une exception, c’était un jeune homme nommé Lève qui fut très mortifié de s’être laissé entraîner, il n’y revint plus. La même année mon frère avait voulu y aller, mon père lui prit son chapeau et lui fit une correction très vive et cette correction suffit à tout jamais.

 

J’ai entendu parler de ses travaux de mission, de la confiance qu’il inspirait à tout le monde. Il était simple et pauvre pour tout ce qui le concernait, mais il aimait les belles choses lorsqu’il s’agissait de Dieu et de l’église. Pour encourager ses paroissiens à embellir le lieu saint, ou à acheter quelque ornement, il leur disait : quel bonheur pour nous, pauvres et chétives créatures de pouvoir donner quelque chose au bon Dieu. Le don d’ornements fait à son église par Mr d’Ars le combla de joie, lors même qu’on n’allait pas en procession, il faisait étaler les riches bannières dans l’église.

 

Il disait la sainte messe de manière à édifier tout le monde par sa grande foi et sa piété, (360) il la disait néanmoins sans lenteur et ne s’arrêtait que quelques instants pour la consécration et la communion. Quand il faisait ses visites au St Sacrement, sa figure manifestait le contentement intérieur qu’il éprouvait, on la voyait même quelquefois souriante comme s’il eut vu Notre Seigneur. ; il recommandait de ne pas s’asseoir pendant l’exposition du St Sacrement et lui-même ne s’asseyait jamais. Il touchait vivement lorsqu’il disait : «  si nous avions la foi nous verrions Jésus Christ dans le St Sacrement comme les anges le voient au ciel. » Il aimait à parler en chaire de la Ste Eucharistie, il en parlait dans presque toutes ses instructions. Il est là, aimait-il à répéter ;il nous entend. Lorsqu’il se tournait vers le tabernacle, sa physionomie parlait plus éloquemment que ses paroles et suffisait pour faire comprendre ce qu’il voulait dire.

 

Sa grande foi se manifestait dans l’administration des sacrements par les touchantes paroles qu’il prononçait ; il engageait à se mettre en état de grâce pour exercer l’office de parrain et de marraine.

 

Il avait une grande estime pour le sacerdoce, je lui ai entendu dire que le prêtre, à raison de ses pouvoirs, était plus qu’un ange. Il parlait souvent des bienfaits que les fidèles reçoivent par le ministère des prêtres. Il recommandait constamment à ses paroissiens de prier pour les prêtres ; il disait quelquefois : si le prêtre était bien pénétré de la grandeur de son ministère, il pourrait à peine vivre. Je l’ai entendu dire souvent en élevant ses mains vers le ciel : nous verrons Dieu. Ses pensées les plus habituelles dans ses instructions roulaient sur l’état de grâce, sur les communications avec l’esprit saint.

 

Dans ses souffrances, ses contradictions, il s’inspirait des pensées de la foi, disant qu’il fallait s’estimer heureux de souffrir puisque c’était la volonté de Dieu. En tout ce qu’il disait on voyait la foi qui était dans son cœur.

 

(361) Interrogé sur l’Espérance, le témoin répond : J’ai déjà dit en parlant sur la réforme des abus de sa paroisse, quelle était la nature des moyens qu’il avait employé. Il cherchait à inspirer une grande horreur du péché, il employait pour cela les expressions les plus vives, les comparaisons les plus saisissante. Si nous avions la foi et que nous vissions une âme en état de péché mortel, nous mourrions de frayeur. L’âme en état de grâce est comme une blanche colombe, en état de péché mortel, ce n’était plus qu’un cadavre infect, une charogne. Le bon curé employait les mots les plus significatifs.

 

Il parlait du ciel fréquemment, il en parlait comme s’il y fut déjà allé, comme on parle d’une maison qu’on a habité. Je sais, sans avoir de détails à donner, qu’il consolait les âmes affligées et inquiètes.

 

Mr le Curé m’a souvent parlé des persécutions que le démon lui faisait souffrir, mais il m’en parlait sans découragement et sans crainte ; il me disait au contraire : le démon est bien méchant, mais il est bien bête car il me fait connaître tout le bien qui se fait à Ars, faisant ainsi allusion à une remarque qu’il avait faite toutes les fois qu’il devait venir un grand pécheur, le démon faisait plus de bruit et de tapage.

 

Il parlait des jugements de Dieu, de la crainte qu’ils doivent inspirer, des péchés de sa pauvre vie, mais il ajoutait qu’il espérait que Dieu lui ferait miséricorde. Je lui ai entendu dire quelques fois qu’il faisait bon mourrir pour ne plus être à même d’offenser Dieu ou de le voir offenser. Cependant dans sa première maladie, ne se croyant pas suffisamment préparé, il avait (362) crainte de la mort et se prêta aux prières que l’on faisait pour sa guérison.

 

J’ai raconté sa première fuite et les causes qui l’avaient amenée. J’ajoute aux détails que j’ai déjà donné qu’une des principales causes de la fuite de Mr le Curé fut la peine que lui causaient les abus amenés par le pèlerinage ; les marchands d’objets pieux et les voituriers avaient de fréquentes discussions. Sa fuite corrigea ces abus par la crainte qu’ils avaient de le perdre.

 

Interrogé sur la vertu de charité, le témoin répond : J’ai dit tout ce que je savais des habitudes pieuses de son enfance et je n’ai point de détails à donner sur sa charité, son amour pour Dieu, soit à Ecully, soit au séminaire ; je sais seulement qu’il a toujours profondément édifié tous ceux qui ont été les témoins de sa vie.

 

(365) Session 34 – 4 février 1863 à 3h de l’après-midi

 

Sur le dix-huitième interrogatoire et au sujet de la charité, le témoin continue à répondre ainsi : Arrivé à Ars et n’ayant que peu d’occupations au début de son ministère, le Serviteur de Dieu passa presque toute sa journée à l’église. Je tiens de ma grand-mère qui habitait un des appartements (366) de la cure que l’air de piété de Mr le curé faisait sur tout le monde et sur elle en particulier une grande impression. Tout ce que j’ai connu du Curé d’Ars m’a prouvé qu’il n’avait qu’une seule pensée, qu’un seul désir, aimer Dieu et le faire aimer. Tout entretien, toute affaire le ramenait là. Il disait son bréviaire à l’église excepté lorsqu’il allait voir les malades, alors il le récitait chemin faisant ; dans les dernières années il disait son chapelet en visitant les malades. J’ai déjà parlé de l’édification générale qu’il donnait en disant la Ste Messe. J’ai dit aussi qu’il n’aimait les belles choses que pour en faire hommage à Dieu. Il parlait très souvent de l’amour de Dieu. Quel bonheur d’aimer Dieu, disait-il ; il y revenait même dans ses catéchismes ainsi que sur la divine Eucharistie. Son recueillement et son union avec Dieu m’ont paru être continuels quoiqu’il fut dérangé à tout instant et de toutes manières.

 

J’ai parlé des peines que le Serviteur de Dieu a éprouvé dans son ministère, celles du moins que j’ai pu connaître et rien ne m’a paru le décourager au contraire, il s’accusait lui-même plutôt que d’accuser les autres, laissant paraître au dehors le moins possible les peines qu’il éprouvait.

 

Au sujet de la charité envers le prochain, le témoin répond : Je sais que dès son arrivée à Ars, Mr Vianney plein d’une tendre charité pour tous ses paroissiens chercha à se faire tout à tous afin de les gagner tous à Jésus Christ. Il saisissait avec empressement toutes les occasions possibles de donner des marques de son affection à chacun de ses paroissiens en particulier. J’ai entendu raconter aux anciens de la paroisse ainsi qu’à mes propres parents que Mr Vianney se rendait dans les familles au moment (367) des repas et que après avoir demandé des nouvelles des choses temporelles, il savait par une douce tensition tourner la conversation aux choses de Dieu et laisser chacun sous l’édification de ses bonnes paroles. La prédication lui coûtait beaucoup, il m’a dit qu’une seule instruction lui avait coûté quinze jours de travail sans compter le temps qu’il mettait à l’apprendre et encore il se perdait quelquefois lorsqu’il l’a prêchait. Néanmoins il était très exact à faire son instruction chaque Dimanche. Il m’a raconté qu’il avait fait une neuvaine au St Esprit pour surmonter la peine qu’il avait à préparer ses instructions, d’ailleurs l’affluence des pèlerins ne lui laissait plus le temps nécessaire. Un jour après cette neuvaine il partit de l’autel pour aller prêcher sans avoir rien préparé et continua ainsi depuis. Il ne préparait pas avec la même peine et le même soin son catéchisme de onze heures, le chapitre qu’il expliquait lui servait de cadre. Outre le catéchisme de onze heures, il en faisait encore un à six heures du matin pour les enfants de la paroisse qui se préparaient à la première communion. Il s’inquiétait beaucoup pour la conversion et le salut des âmes. J’ai entendu dire qu’à l’époque des grandes fêtes et en particulier de Pâques, il refusait de manger sa nourriture ordinaire pour obtenir la conversion des pécheurs. Il revenait souvent sur cette pensée : quel malheur de voir perdre des âmes qui ont coûté le sang d’un Dieu. Les sept premières fondations qu’il a faites avant les missions, avaient pour but la conversion des pécheurs ou le soulagement des âmes du purgatoire.

 

Son temps fut consacré tout entier au prochain. Dans les premières années, le confessionnal ne l’occupait (368) que la moindre partie de sa journée, mais alors il s’adonnait davantage au ministère extérieur ou à la prière. Dès l’année mil huit cent vingt sept ou vingt huit, il y avait quelques pèlerins au nombre de quinze à vingt ; ce chiffre alla en augmentant et le ministère de la confession finit par absorber tous ses moments.

 

Il était très charitable pour les pauvres, leur donnant toujours, prenant sur les provisions de la maison lorsqu’il n’y avait pas d’argent. On fut obligé de cacher son linge et ses vêtements et jusqu’à sa nourriture qu’on lui apportait chaque jour à l’heure de son repas ; il ne se contentait pas de faire l’aumône, il disait aux pauvres une parole agréable et douce en disant ordinairement : mon ami. Plus généreux encore pour les pauvres de la paroisse tantôt il payait leur loyer, tantôt il leur donnait des secours plus abondants.

 

Interrogé sur la vertu de prudence, le témoin répond : la vertu de Prudence fit prendre à Mr Vianney dès qu’il eut l’âge de raison les moyens les plus propres pour procurer son salut. Sa piété n’avait rien d’affecté, elle était douce et aimable, comme tous ceux qui l’ont approché ont pu en juger. Connaissant parfaitement le prix du temps, il s’efforça toujours de n’en point perdre ; il aimait à rappeler à ses paroissiens le prix du temps, il leur disait souvent que nous rendrons compte à Dieu de tous les instants qu’il nous a accordés. C’est par suite de ces recommandations qu’un grand nombre de personnes prirent l’habitude pendant les soirées d’hiver de réciter le chapelet et même de faire la lecture de la vie des saints.

 

Mr Vianney n’était dur que pour lui même ; il était plein de bonté et de douceur pour les autres. Bien des fois on m’a raconté avec quels ménagements (369) quelle prudence il avait attaqué et détruit les différents abus qu’il avait trouvés dans sa paroisse à son arrivée à Ars. J’ai remarqué bien des fois qu’il était plein de vigueur et de véhémence lorsqu’il s’agissait d’attaquer les vices en général, mais il montrait dans ses paroles une grande douceur lorsqu’il était question de donner quelques avis particuliers ou de faire quelques réprimandes.

 

J’ai déjà dit quels ménagements Mr le Curé avait pris à mon égard lorsqu’il voulut fonder l’école gratuite des frères, ce fut sur l’assurance plusieurs fois répétée que cela ne me contrariait point qu’il donna suite à son arrangement, après s’être entendu avec l’autorité diocésaine. On s’empressait de venir de loin demander ses conseils, et je n’ai entendu personne se plaindre de les avoir suivis, au contraire tous se félicitaient suivant leurs conditions de la Prudence avec laquelle Mr Vianney les avait dirigées.

 

J’ai toujours remarqué qu’il était très prudent dans ses conversations, jamais un mot qui put blesser ou contrarier personne ; quoique son attrait le portât à parler des choses de Dieu, il écoutait volontiers tout ce qu’on avait à lui dire et répondait avec douceur à tout ce qu’on lui demandait : des personnes sont venues de très loin pour demander ses conseils sur différentes entreprises.

 

(370) Interrogé sur la vertu de justice, le témoin répond : J’ai été frappé de son exactitude à remplir tous ses devoirs ; il semblait désireux toujours d’aller au delà plutôt que de rester en deçà.

 

Il était plein d’égard et d’attention pour tout le monde. Sans faire des préférences, désobligeantes pour personne, il savait traiter chacun selon son rang et sa condition. J’ai remarqué le respect particulier qu’il portait aux prêtres, pour eux préférablement à tout autre, il se dérangeait de ses occupations pour les mieux recevoir. Il avait aussi quelques préférences marquées pour les infirmes, les malades et les malheureux ; il leur assignait des heures et des lieux particuliers pour entendre leurs confessions, pour recevoir leurs confidences.

 

Il était plein de reconnaissance pour les moindres services qu’on lui rendait. Le nom de Mr Balley son premier maître revenait bien souvent sur ses lèvres, même dans ses instructions.

 

(373) Session 35 – 5 février 1863 à 9h du matin

 

            Interrogé sur la vertu d’obéissance, le témoin répond : j’ai entendu dire par des personnes dignes de foi que son obéissance avait été très exemplaire dès sa plus grande enfance. Plusieurs fois il manifesta lorsqu’il fut prêtre le désir d’entrer dans quelque ordre religieux ou de se retirer dans quelque (374) monastère ; mais toujours il était disposé à se conformer à la volonté de ses supérieurs ecclésiastiques.

 

            En parlant de l’événement qui le fit échapper à la conscription, je l’ai entendu plusieurs fois se servir du mot désertion, déserteur, mais sans qu’il éprouvat aucun embarras et sans qu’il cherchat à expliquer son action, seulement il disait qu’il s’était abandonné à la Providence, qu’il avait prié la Ste Vierge et que dans la localité où il s’était retiré, malgré quelques tribulations, il avait éprouvé beaucoup de consolation.

 

            Interrogé sur la vertu de religion, le témoin répond : Mr Vianney dès son enfance eut un grand attrait pour toutes les pratiques de la Religion et pour les moindres objets de piété. Ce goût, il le conserva toute sa vie ; il aimait les images, les croix, les médailles et les reliques surtout ; quand il recevait un reliquaire, il montrait une grande joie ; sa chambre était pleine de reliques. On ne saurait peindre son bonheur lorsqu’il recevait quelque ornement ou quelque statue pour son église. La vertu de religion le porta à agrandir et à embellir sa pauvre église d’Ars. Toutes les fois qu’une chapelle était terminée, le jour de la grande bénédiction, était une fête non seulement pour le Curé, mais encore pour toute la paroisse.

 

            J’affirme que le Serviteur de Dieu avait une grande dévotion envers le St Sacrement. Dans les commencements de son ministère à Ars, il allait régulièrement à l’église à quatre heures du matin et restait en adoration aux pieds des autels jusqu’au moment de la messe qu’il disait vers sept heures. Il se tenait pendant tout ce temps à genoux et sans s’appuyer et de temps en temps regardait le tabernacle avec une expression qui faisait croire aux assistants qu’il voyait Notre Seigneur ; il passait à l’église une grande partie de sa journée. (375) Tous les troisième dimanche du mois, il faisait l’exposition du St Sacrement et le soir après vêpres la procession du St Sacrement. Plus tard l’affluence des pèlerins étant trop considérable on a cessé cette procession. J’ai déjà dit qu’il aimait à parler de la Ste Eucharistie et qu’il revenait avec bonheur sur ce sujet. A la manière dont il parlait on sentait combien il aimait Notre Seigneur caché sous les voiles eucharistiques.

 

            Dès son enfance il eut une grande dévotion à la Ste Vierge ;il avait une prédilection pour une petit statue de Marie que sa mère lui avait donnée. Quand il fut nommé curé à Ars, il ne cessa de recommander la dévotion à la reine des anges. Tous les premiers dimanche du mois, il faisait faire autour de son église la procession du St Rosaire. Ayant reçu de magnifiques ornements du vicomte d’Ars, il mena sa paroisse en pèlerinage à Fourvières et là, il fit une consécration solennelle de sa paroisse à Marie Immaculée. La plupart de ses paroissiens s’approchèrent de la Ste Table. En mil huit cent trente six, il fit placer dans la chapelle de la Ste Vierge une belle statue avec un cœur dans lequel il fit mettre le nom de tous ses paroissiens. Le jour de l’érection de cette statue il fit une nouvelle consécration de sa paroisse à Marie immaculée. Quelques années plus tard il fit placer une statue de la Ste Vierge sur la frontispice de son église. Quand l’heure sonnait, il s’interrompait même en chaire pour réciter avec ses paroissiens un Ave Maria.

 

            Il témoignait une grande dévotion à tous les saints, mais en particulier à St Joseph, à St Jean Baptiste, à St Jean l’Evangéliste, St François Régis, St François Xavier, St François d’Assise, Ste Catherine de Sienne et Ste Colette ; ces noms venaient très souvent dans ses instructions ; je les ai entendus dès ma plus tendre jeunesse. La dévotion à Ste Philomène (376) commença vers mil huit cent trente, lorsqu’il en eut entendu parler ; il lui attribua désormais toutes les grâces temporelles obtenues à Ars, ce qui augmenta beaucoup le pèlerinage. Avant cette époque, lorsqu’il se produisait quelque chose d’extraordinaire, il recommandait le silence et on craignait de lui faire de la peine en ébruitant les grâces particulières obtenues ; il n’en fut plus de même quand le culte de la Ste se fut établi, le bon Curé lui renvoyait tout l’honneur des merveilles qui s’opéraient et aimait même à les publier. Il avait de la dévotion pour les âmes du purgatoire, il en parlait souvent et disait qu’arrivées au ciel elles seraient nos protectrices ; il avait établi l’octave des morts en arrivant dans sa paroisse ; il fit une fondation à cette intention. De temps en temps il annonçait une messe aux âmes du purgatoire délaissées.

 

            Tout ce que je sais dire de son oraison c’est qu’il priait continuellement ; ainsi quand je l’accompagnais dans sa fuite, nous dîmes bien dix fois le chapelet dans l’espace de sept heures que dura le trajet. Tantôt c’était pour les âmes du purgatoire, tantôt pour connaître la volonté de Dieu et qu’il daignât éclairer son évêque pour savoir ce qu’il devait faire.

 

            Interrogé sur la vertu de force et de patience, le témoin répond : J’ai vu Mr le Curé s’affaisser plusieurs fois en chaire sur lui-même par suite de coliques très violentes ; il ne prenait point de soulagement et continuait son travail ; cependant quelquefois les souffrances étaient si vives qu’il était obligé de sortir de l’église et qu’il ne pouvait faire seul le court trajet qui séparait l’église du presbytère ; on s’inquiétait, on l’interrogeait, il se contentait de répondre : c’est bien peu de chose que ce pauvre cadavre. Si on lui offrait quelque chose (377) il disait : ce n’est rien. Il refusait avec un air souriant ce qu’on lui offrait. Il n’indiquait jamais le genre de souffrance qu’il éprouvait, se contentant de dire : oh ! ce n’est rien ; ou bien : ce n’est pas la peine ; ou encore : Dieu en a souffert bien davantage. Je sais que ses nuit étaient souvent troublées par des douleurs, des insomnies. Il a éprouvé pendant longtemps de grands maux de dents. Il me demandait un jour de lui en arracher une avec des tenailles, ne voulant pas qu’on allât chercher un médecin. Il me disait quelquefois : lorsque je puis dormir deux heures, je me réveille fort comme un jeune homme. Quand il était malade et entre les mains des médecins, il faisait tout ce qu’on voulait, disant que c’était la volonté de Dieu ; mais lorsqu’il était sorti de maladie, il reprenait son travail, sans qu’on put l’en détourner. Un jour pendant sa convalescence, je voulus m’opposer à ce qu’il entrât dans l’église à une heure du matin ; il me répondit avec quelque chose de ferme : Mon Jean, lorsque j’étais malade, je faisais la volonté de Dieu et j’obéissais ; maintenant c’est à vous à obéir ; allez bravement vous coucher. L’église était très pénible pendant l’hiver ; le bon curé grelottait quelquefois pendant la messe et il ne voulait employer aucun soulagement. Nous avions tâché de mettre quelquefois des chauffe-pieds au confessionnal, mais il les a toujours repoussés. Pendant l’été, la chaleur était étouffante dans l’église ; mais c’est le froid de l’hiver qui devait le faire plus souffrir ; il ne pouvait plus se réchauffer quand il était rentré chez lui et son sommeil a dû en être grandement troublé. Quand venait le printemps, on voyait (378) bien à quelques expressions du bon curé dans ses instructions que c’était pour lui comme pour toute la nature un temps de renaissance et de soulagement ; mais selon son habitude, il tournait toute chose vers Dieu. J’ai déjà dit les insultes et les affronts qu’il avait subis dans les premiers temps de son ministère ; j’ai entendu dire qu’il avait été l’objet des plaisanteries et des contrariétés de ses confrères et jamais il ne s’en est plaint, il ne répondait rien. De toutes les preuves de patience qu’il a données, celle qui m’a paru la plus forte comme la plus prolongée est son calme inaltérable au milieu de tous les embarras et les importunités du pèlerinage ; on ne peut se faire une idée de l’insipidité de cette foule nombreuse et sans cesse renaissante. J’ai vu plusieurs ecclésiastiques et en particulier Mr Girin archiprêtre de Grenoble émerveillé de cette patience que rien ne lassait, que rien ne troublait ; j’ai vu Mr Girin restant des heures entières à contempler le bon curé pressé, harcelé, restant toujours calme et patient.

 

            Interrogé sur la vertu de tempérance, le témoin répond : Sans avoir de détails, je sais qu’il menait une vie très austère à Ecully avec Mr Balley. Lorsqu’il fut curé d’Ars sa vie ne fut pas moins austère ; il ne faisait habituellement qu’un seul repas ; il refusait tous les soins qu’on voulait lui donner et préparait lui-même quelquefois sa nourriture qui consistait le plus ordinairement en quelques pommes de terre cuites à l’eau et un peu de pain sec. Souvent même il échangeait son pain de meilleure qualité contre celui des pauvres qui venaient à son habitation. Après une maladie sérieuse qu’il fit, il consentit à modifier son régime et à recevoir de la part des filles qui soignaient sa Providence, tantôt un peu de lait, tantôt un peu de bouillon, d’autrefois aussi une nourriture un peu plus solide. J’ai entendu dire (379) par les personnes qui l’approchaient le plus souvent que lorsqu’il voulait obtenir une grâce particulière, par exemple la conversion d’un grand pécheur, il passait un jour ou deux sans prendre de nourriture. J’ai toujours entendu dire que pendant la semaine sainte il ne prenait que deux ou trois onces de pain.

 

(381) Session 36 – 5 février 1863 à 3h de l’après-midi

 

Interrogé sur le dix huitième interrogatoire et sur la vertu de tempérance, le témoin continue à répondre ainsi : Le Serviteur de Dieu n’était pas moins dur à lui-même dans son repos que dans sa nourriture. Au commencement de son ministère, il usait d’un lit garni d’une (382) paillasse et d’un mince matelas, mais bientôt il se défit de celui-ci en le donnant à un pauvre et n’eut plus jusqu’au moment de sa première maladie qu’une simple paillasse posée sur des planches. Il fallut toutes les instances de la charité de Mr des Garets pour lui faire accepter un matelas pendant sa maladie et il le rejeta aussitôt que la convalescence fut venue. J’ai entendu dire par des personnes dignes de foi qu’il faisait beaucoup d’autres mortifications et qu’en particulier il portait le cilice et se donnait la discipline.

 

Interrogé sur la vertu de pauvreté, le témoin répond : Mr Vianney n’était pas seulement animé intérieurement d’un grand amour pour la pauvreté, il ne se contentait pas de faire l’éloge de cette vertu dans ses prédications et s’y exciter ses paroissiens, mais il en donnait lui-même l’exemple de la manière la plus admirable. Il n’avait jamais qu’un seule soutane, que dans les commencements de son ministère il devait acheter de ses propres deniers, mais qui ensuite lui était donnée à la condition qu’il donnerait la vieille ; il en était de même de ses chaussures et de ses autres linges. Son ameublement consistait en quelques pauvres meubles qu’il vendit même un jour et dont il donna le prix aux pauvres et content de ce dépouillement, il me disait : « Je suis très content, je n’ai plus rien, le bon Dieu peut m’appeler quand il voudra. » L’argent pour lui n’avait d’autre valeur que celle qu’il tirait des bonnes œuvres qu’il lui donnait la facilité de faire. Ainsi il donnait aux pauvres et à son église son traitement annuel qu’il mélangeait indistinctement avec les sommes qu’on lui confiait.

 

Interrogé sur les vertus de modestie, simplicité et humilité, le témoin répond : Mr vianney était bon et simple envers tout le monde, il s’oubliait entièrement lui-même. Il était toujours content des autres et ne blâmait que ce qu’il faisait lui-même ; quand il voyait un prêtre étranger, il le faisait (383) prêcher dans son église et témoignait d’avance son contentement et disait qu’il ferait du bien à ses paroissiens et qu’il le convertirait lui-même.

 

Quand on lui donnait des éloges, vous avez bien tort, disait-il ; ou bien il leur échappait de quelque autre manière simple et naïve. Mais, lui disait-on d’autres fois, vous voyez tout le bien qui se fait ici. C’est Dieu qui le fait, répondait-il, avec un autre il le ferait bien mieux.

 

Pour les humiliations et les outrages, il acquiesçait au contraire à ce qu’on lui disait. Un jour nous avions surpris sans qu’il en fut informé un enfant de la paroisse qui volait les messes à la sacristie. Le maire et moi allâmes avertir les parents. La mère de l’enfant croyant que Mr le Curé avait dénoncé le coupable vint le lendemain à la sacristie lui faire les reproches les plus amers. J’étais à côté de la porte et j’entendais toutes ces injures. Vous avez bien raison, se contentait de répondre le bon Curé, priez pour ma conversion.

 

Quand il recevait les hommages de la foule, il semblait qu’ils s’adressassent à un autre. Dans les premiers temps, lorsqu’il voyait son portrait, cette vue lui était désagréable, puis il finit par s’y habituer et le tournait en plaisanterie, seulement il a toujours refusé de signer ses portraits.

 

Interrogé sur la vertu de chasteté, le témoin répond : Je n’ai rien vu en lui qui ne ressentît la plus grande modestie et retenue. Jamais on n’a rien dit sur ses mœurs et sa conduite. Il parlait avec amour de la sainte vertu de pureté, comme il l’appelait et avec horreur du vice contraire.

 

Au dix neuvième interrogatoire, le témoin répond : J’affirme que le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus que j’ai mentionnées à un degré héroïque. J’entends par vertu héroïque, la vertu à son plus haut degré. Je pense en avoir fourni la preuve (384) dans la déposition précédente. Jamais Mr Vianney ne m’a paru se relâcher de sa première ferveur et je ne sache rien qui ait pu ternir l’éclat de ses vertus.

 

Au vingtième interrogatoire, le témoin répond : A la première question relative au don des larmes, j’ai vu très souvent pleurer Mr le Curé en chaire, au confessionnal, à la Ste messe, et même dans ses saintes conversations, par exemple quand il parlait du bon Dieu, du Ciel, de la négligence et de l’ingratitude des pécheurs. Quand il récitait le chapelet de Notre-Dame des sept douleurs, il pleurait tout le temps, de même quand il faisait le chemin de la croix.

 

Quant aux guérisons extraordinaires, je ne puis citer que celle de Mme Tiersot ( ?) épouse d’un pharmacien de Bourg ; elle ne pouvait marcher qu’avec des béquilles, elle s’arrêta à Ars en revenant de faire un pèlerinage à Fourvières, elle y fit une neuvaine et le septième ou huitième jour elle fut guérie. Mais pendant mon séjour à Ars j’entendais parler continuellement de guérisons miraculeuses attribuées aux prières de Mr le curé. J’interrogeais quelquefois les personnes qui m’attestaient elles-mêmes leur guérison. Ne les ayant pas vues avant le rétablissement, je ne puis constater autre chose.

 

J’ai entendu raconter aux directrices de la Providence la multiplication de la farine dans leur maison ; une d’elle Marie Chaney vint dire à Mr le Curé qu’il n’y avait presque plus de farine et plus de pain et que le meunier n’arrivait pas. Mettez en levain, répondit Mr Vianney, le peu que vous avez et le bon Dieu inspirera au meunier de venir demain matin. Elle fit et le lendemain matin (385) elle vint dire a Mr le Curé que le meunier n’était pas arrivé. -Avez-vous bien regardé s’il n’y avait point de farine, lui dit Mr Vianney ? Elle retourna aussitôt à la Providence et trouva le pétrin plein de farine et fit sa fournée comme d’habitude.

 

La multiplication du blé a été connue de toute la paroisse et je l’ai entendu raconter au père Mandy de la manière suivante : le meunier avait emporté cent boisseaux de blé pour faire de la farine. (Il fallait environ 100 boisseaux par mois pour la Providence). Le père Mandy qui avait la clé du grenier et qui mesurait le blé lorsque le meunier se présentait, vint dire à Mr le Curé qu’il ne restait qu’un petit tas de grain. Mr le Curé ne répondit rien. Quelques jours après lorsque Mr Mandy faisait la visite du grenier il le trouva, à son grand étonnement, entièrement plein. Mr le Curé m’a raconté une autre multiplication de blé dans un autre grenier. N’ayant plus de ressources, ni de provisions, il pensait renvoyer une partie des enfants de la Providence, lorsque en visitant ce second grenier il le trouva plein. Un ouvrier qui fut appelé regardait comme une merveille que le plancher ne ce fut pas effondré.

 

Un jour il avait dit à mon oncle l’abbé Renard : je ne vous invite pas à dîner parce que je n’ai pas de vin (386) à vous donner. Le lendemain après la messe il lui dit : venez manger avec moi une omelette, le bon Dieu cette nuit m’a envoyé une pièce de vin. J’ai vu moi-même cette pièce de vin, si quelqu’un l’eut introduite à la cave, il aurait dû la porter sur ses épaules, l’herbe n’était pas foulée dans la cour, elle était cependant très épaisse et très grande.

 

Le bon Curé me disait que toutes les fois qu’il s’inquiétait de la Providence, le bon Dieu le punissait de ses inquiétudes en lui envoyant des secours inattendus. Je puis affirmer que très fréquemment les sommes d’argent lui sont arrivées à point au moment où il en avait besoin et je citerai à l’appui les deux faits suivants. Il avait acheté à Mr Mandy deux cents mesures de blé, en lui disant qu’il n’avait rien pour le payer ; le lendemain une personne lui apporta la somme nécessaire pour le payer entièrement. Ayant jugé que l’agrandissement de la Providence était nécessaire et ne voulant pas trop s’endetter, il résolut de n’en faire d’abord que la moitié. Mais à peine cette résolution était-elle prise qu’une personne se présenta et lui remit la somme nécessaire pour faire tous les agrandissement projetés.

 

Mr Vianney m’a dit quelquefois : on ne saura qu’au jour du jugement le nombre d’âmes qui ont trouvées leur salut à Ars. Il venait des pécheurs de tous les pays et de toutes les conditions ; on entendait tous les jours parler de conversions. Pendant mon séjour à Ars il s’en est opéré de très remarquables.

 

 (389) Session 37 – 6 février 1863 à 9h du matin

 

Au vingt unième interrogatoire, le témoin répond : Il est à ma connaissance que le Serviteur de Dieu a écrit quelques sermons et quelques prières. Les sermons ont été donnés à un libraire, mais je ne crois pas qu’on les ait imprimés, et je ne (390) sais ce qu’ils sont devenus. Je ne puis pas assurer que les prières au bas desquelles il mettait sa signature aient été composées par lui. Je ne connais aucune de ses lettres.

 

Au vingt deuxième interrogatoire, le témoin répond : J’ai entendu dire que le Serviteur de Dieu était mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante neuf. J’ignore quel a été le genre de sa dernière maladie. J’ai entendu dire à Ars qu’il prévoyait sa mort, qu’il avait dit en particulier que son traitement du second trimestre qu’il avait reçu, servirait à faire son enterrement. A la procession du St Sacrement il s’était servi d’un objet et avait dit : je ne m’en servirai qu’une fois. J’ai appris qu’il avait reçu les derniers sacrements et qu’il avait édifié toute la paroisse, mais n’étant pas à Ars à cette époque, je ne puis donner d’autres détails.

 

Au vingt troisième interrogatoire, le témoin répond : Je ne suis arrivé qu’après la cérémonie des obsèques ; j’ai été auprès du corps qu’on avait placé dans la chapelle de St Jean, en attendant que le caveau fut prêt pour qu’on pût l’ensevelir. Il y avait une très grande quantité de monde et il m’a fallu bien du temps pour approcher de son cercueil.

 

Au vingt quatrième interrogatoire, le témoin répond : Je crois qu’il est resté quelques jours dans la chapelle de St Jean Baptiste, puis on l’a placé en terre au milieu de l’église. J’ai vu la pierre qui recouvre la tombe, mais je ne me suis pas suffisamment approché pour voir s’il y avait une inscription ; j’ai toujours trouvé du monde autour du tombeau et j’y ai vu beaucoup de couronnes et de représentations ou petits tableaux comme on en place en France sur les tombeaux des personnes que l’on respecte ou que l’on aime.

 

Au vingt cinquième interrogatoire, le témoin (391) répond : Je puis attester parce que j’ai vu quelle était la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu ; on venait à Ars de tous les pays, non seulement des diverses parties de la France, mais encore des pays étrangers, de la Belgique, de l’Espagne, de l’Autriche. Toutes les conditions étaient représentées. J’ai vu des négociants, des propriétaires, des ecclésiastiques, des religieux, des religieuses, et en particulier le Père Lacordaire ; ce dernier avait voulu entendre son catéchisme, il ne l’avait pu à cause de la foule, mais il avait assisté à l’instruction du matin et à celle du soir. Il disait ensuite devant moi au château d’Ars que le sermon du bon curé sur le St Esprit avait éclairci et développé une idée qu’il poursuivait depuis bien des années. Les pèlerins ne se contentaient pas de voir le Serviteur de Dieu, ils voulaient de lui une parole, une bénédiction, un souvenir. On coupait son chapeau, son surplis, sa soutane. J’ai coupé quelquefois les cheveux à Mr le Curé ; je me suis fait bien des amis en donnant quelques-uns de ces cheveux. Depuis sa mort l’opinion de sainteté à son sujet ne se dément point ; on dirait au contraire qu’elle s’accroît et s’étend. Au mois de septembre dernier j’ai passé trois jours à Ars dans ma famille et j’ai vu un grand concours de pèlerins autour de son tombeau.

 

Au vingt sixième interrogatoire, le témoin répond : Je n’ai jamais rien entendu dire contre la sainteté de Mr Vianney, j’ai vu des personnes qui n’étaient pas religieuses et qui étaient disposées à blâmer la conduite des prêtres. Je n’ai jamais entendu sortir de leur bouche que des paroles de respect et de vénération pour Mr Vianney.

 

(392) Au vingt septième interrogatoire, le témoin répond : J’ai entendu parler de plusieurs miracles opérés depuis la mort du Serviteur de Dieu, mais je ne connais ni les noms des personnes miraculeusement guéries, ni les circonstances de la guérison.

 

Au vingt huitième interrogatoire, le témoin répond : j’ai oublié de dire en parlant des luttes du Serviteur de Dieu avec les démons, qu’un brigadier de gendarmerie était venu à Ars par les conseils de sa tante qui habitait Fareins. Il vit Mr Vianney qui le confessa. Après minuit il se trouvait à la porte du presbytère attendant que le vénérable curé sortit ; il entendit un très grand bruit et une voix qui prononçait le mot : Vianney ! Vianney ! Il crut qu’il y avait dans le presbytère quelqu’un avec Mr le Curé .Il me raconta ce fait le matin après la messe ; je le conduisis à la cure pour le convaincre que personne n’avait pu s’y introduire. Le Serviteur de Dieu m’a dit lui-même que souvent le démon l’appelait ainsi pendant la nuit. Dans les commencements de ses luttes Mr Vianney ignorant la cause du bruit qui se faisait dans le presbytère était effrayé ; il fit venir plusieurs fois des personnes pour veiller pendant la nuit et tâcher de découvrir la cause du bruit qui se produisait. Ces personnes n’entendirent jamais rien quoique Mr le Curé entendit toujours le même bruit ; il fut bientôt convaincu qu’il avait affaire au démon. J’ai dit tout ce que je savais sur les vertus, les dons surnaturels, la réputation et les miracles du Serviteur de Dieu ; je n’ai rien a ajouter pour le moment à ma déposition.

 

 




 

PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E

SAINT

JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN VI - CATHERINE LASSAGNE


 


Session 46 - 13 mai 1863 à 8h. du matin

 

462      Ad primum Interrogatorium testis monitus de vi et natura juramenti et gravitate perjurii in causis Beatificationis et canonisationis sanctorum, respondit:

Je connais parfaitement la nature du serment que j'ai fait, et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

Ad secundum Interrogatorium, testis respondit:

Je m'appelle Catherine Lassagne; je suis née à Ars le huit Mars mil huit cent six, de parents chrétiens. J'ai été cultivatrice jusqu'au moment où Mr Vianney me chargea avec deux autres filles de la direction de la Providence qu'il avait fondée; je restai pendant vingt quatre ans environ occupée de cette oeuvre. Ma situation de fortune me permet de vivre médiocrement sans avoir besoin de personne.

 

Ad tertium Interrogatorium, testis respondit:

Je me suis toujours confessée souvent dans l'année et me suis approchée fréquemment de la Sainte Table. Ma dernière confession a eu lieu il y a neuf jours et j'ai communié ce matin.

 

Ad quartum Interrogatorium, testis respondit:

Je n'ai jamais point eu de procès et n'ai jamais été accusée d'aucun crime devant les juges.

 

Ad quintum Interrogatorium, testis respondit:

Je n'ai jamais encouru de censures ecclésiastiques.

 

Ad sextum Interrogatorium, testis respondit:

463            Personne ni de vive voix, ni par écrit ne m'a engagée à déposer ou dans un sens ou dans un autre. Je n'ai point lu les articles proposés par le postulateur de la cause. Je ne dirai en ce qui la concerne que ce que j'ai vu ou entendu.

 

Ad septimum Interrogatorium, testis respondit:

J'ai toujours aimé et respecté Mr Vianney à cause de sa sainteté; je désire sa Béatification, mais en cela je n'envisage que la gloire de Dieu et je ne me propose pas d'autres motifs dans la déposition que je vais faire.

 

Ad octavum Interrogatorium, testis respondit:

J'ai entendu dire que Mr Vianney était né le huit Mai mil sept cent quatre vingt six à Dardilly, près de Lyon. Son père s'appelait Matthieu Vianney et sa mère Marie Beluse; ils étaient bons chrétiens; ils élevèrent chrétiennement leurs enfants et en particulier le Serviteur de Dieu. Je ne connais rien relativement à son baptême et à sa confirmation; je ne doute en aucune façon qu'il n'ait reçu ces deux sacrements.

 

Ad nonum Interrogatorium, testis respondit:

J'ai ouï dire qu'il avait passé son enfance et sa jeunesse à Dardilly auprès de ses parents; qu'il cultivait la terre et qu'il gardait les troupeaux, qu'il remplissait exactement tous ses devoirs et se faisait remarquer par sa grande piété et la pureté de ses moeurs. Je n'ai pas appris qu'il ait rien fait de contraire à la vertu. Je tiens ces faits de son frère et de sa soeur. Son frère, est mort et sa soeur est encore en vie.

 

Ad decimum Interrogatorium, testis respondit:

464      J'ai entendu dire que vers l'âge de seize à dix sept ans sans que je puisse préciser, il quitta les travaux de la campagne pour se livrer à l'étude et arriver au sacerdoce. Il étudia chez Mr Balley, curé d'Ecully, avec beaucoup de difficultés. Il donna alors des preuves nombreuses d'une piété fervente. Il ne se proposa pas d'autre but que le salut des âmes. Il m'a dit, lui-même: Quand j'étais jeune, je pensais: Si j'étais prêtre, je voudrais gagner beaucoup d'âmes au bon Dieu.

 

Ad undecimum Interrogatorium, testis respondit:

L'appel de la conscription le força d'interrompre le cours de ses études; il tomba malade à Roanne. Rétabli il se mit en route: chemin faisant il était indécis s'il devait rejoindre son corps ou se cacher. Il prit alors son chapelet; jamais, me disait-il, je ne l'ai récité de si bon coeur. Il s'arrêta dans un bois, un inconnu se présenta et lui dit de le suivre; il le conduisit aux Noës; il fut logé chez la veuve Fayot. Je ne sais combien de temps il resta dans cette maison; l'été il travaillait avec les enfants et l'hiver il faisait la classe. Il s'attira l'estime des habitants et quand il partit pour revenir chez Mr Balley reprendre ses études, tout le monde s'empressait de lui faire des cadeaux. Je tiens ces faits de Mr Vianney lui-même.

 

Ad duodecimum Interrogatorium, testis respondit:

Je sais l'ayant appris de personnes dignes de foi qu'il persévéra avec constance dans son projet d'embrasser la carrière ecclésiastique, qu'il se prépara à la réception des saints ordres par une grande ferveur et qu'il les reçut en partie du moins de Monseigneur Simon évêque de Grenoble. 465

 

Ad decimum tertium Interrogatorium, testis respondit:

J'ai entendu dire de personnes bien informées et au serviteur de Dieu lui-même qu'il fut nommé par l'archevêque de Lyon vicaire d'Ecully; je ne sais pas précisément combien de temps il y resta. Après la mort de Monsieur Balley, curé de la paroisse, il refusa aux habitants de le remplacer.

 

Ad decimum quartum Interrogatorium, testis respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu fut nommé Curé d'Ars en mil huit cent dix huit et prit possession le neuf Février. En lui donnant ses pouvoirs le vicaire général lui dit: il n'y a pas beaucoup d'amour de Dieu dans cette paroisse, vous y en mettrez. En effet il y avait à Ars beaucoup d'abus, les danses, les cabarets, le travail du Dimanche. Pour détruire ces abus il eut recours à la prière, à la mortification et agit avec beaucoup de prudence.

 

Ad decimum quintum Interrogatorium, testis respondit:

Je sais qu'il renouvela la confrérie du Saint Sacrement, qu'il institua le rosaire et une confrérie du Sacré Coeur et qu'il fonda une petite association en l'honneur de l'Immaculée Conception, chose qu'il avait déjà faite à Ecully de concert avec Mr Balley et encore la Confrérie de Notre Dame auxiliatrice. Il avait aussi établi le saint Esclavage; mais dès qu'il apprit que cette oeuvre avait cessé d'avoir l'approbation de l'Église, il n'admit plus personne. Il chargea un jeune homme de son choix de l'école des garçons qui existait déjà comme école mixte. Pour séparer les filles des garçons, il m'envoya avec une autre jeune fille à Fareins chez les soeurs de St Joseph, afin de nous préparer à pouvoir diriger une école. 466 Nous revînmes à Ars an bout d'un an et l'école des filles fut établie sous notre direction. Nous reçûmes d'abord une ou deux orphelines que nous nourrissions et que nous instruisions; ce fut l'origine de la Providence, qui se développa successivement. Il pourvut à l'acquisition de la maison de la Providence et aux besoins de cet établissement par des aumônes qu'il recevait et par la vente de sa part de l'héritage paternel. Nous n'avions pas de règles écrites, seulement nous suivions ses conseils et l'ordre de la journée qu'il nous avait indiqué. Cette oeuvre produisit d'excellents fruits parmi les jeunes filles qui furent quelquefois au nombre de soixante. J'ignore s'il s'était entendu avec l'autorité ecclésiastique.

Plus tard, il fonda l'établissement des frères de la Sainte Famille de Belley. Depuis ce moment l'éducation des jeunes garçons est confiée à des religieux.

 

Ad decimum sextum Interrogatorium, testis respondit:

Je sais comme témoin oculaire que pendant tout le temps que le Serviteur de Dieu est resté à Ars, c'est-à-dire depuis sa prise de possession jusqu'à sa mort, il a observé exactement les commandements de Dieu et de l'Eglise, qu'il a rempli exactement ses devoirs de prêtre et de pasteur et toutes les obligations que lui imposaient les oeuvres qu'il avait établies. Il a persévéré jusqu'à la mort dans l'accomplissement de ses devoirs et je ne sache pas qu'il ait manqué à aucun des commandements de Dieu et de l'Eglise et à aucune de ses obligations. Il est vrai qu'il prêtait son ministère aux confrères du voisinage dans les temps de mission et de jubilé, mais c'était avec l’assentiment de l'évêque du diocèse; 467 il rentrait du reste tous les samedis et prenait toutes les précautions pour que sa paroisse d'ailleurs peu importante n'eût pas à souffrir de ses absences. Lorsque deux fois il a quitté la paroisse d'Ars, il ne se proposait point de se soustraire a l'obéissance qu'il devait à ses supérieurs ecclésiastiques, mais de mener une vie plus mortifiée et plus sainte, s'il était possible. Il était bien décidé à revenir à Ars et à y rester dans le cas où on l'exigerait, comme on le fit effectivement.

 

Ad decimum septimum Interrogatorium, testis respondit:

Je sais qu'il a éprouvé des contradictions dans l'exercice de son ministère, qu'il a été quelquefois insulté et qu'il a supporté les contradictions et les injures avec une grande patience, et qu'il était toujours disposé à pardonner et à rendre service.

 

Ad decimum octavum Interrogatorium, testis respondit:

J'ai entendu dire et je sais que le Serviteur de Dieu s'est distingué par une pratique exacte des vertus chrétiennes et que jusqu'à sa mort il les a pratiquées.

 

Sur la Foi, le témoin répond comme il suit:

Sa vertueuse mère l'habitua dès la plus tendre enfance à prier avec la plus grande exactitude et la plus grande ferveur. A trois ans il cherchait la solitude pour prier avec plus de recueillement, il aimait à se mêler aux exercices de piété. On lui avait donné une statue de la Ste Vierge. J'aimais beaucoup cette statue, disait-il longtemps après; je ne pouvais pas m'en séparer. 468 La soeur de Mr Vianney m'a raconté qu'à l'âge de quatre ans il disparut sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu. Sa mère le chercha avec anxiété; elle le trouva à genoux dans un coin de l'étable, priant avec ferveur. Il aimait assister aux offices de l'église, à recevoir la bénédiction du Saint Sacrement. Afin d'obtenir la permission d'aller plus souvent dans le lieu de la prière, lorsqu'on sonnait la bénédiction, il promettait à son père de prier pour lui et de demander la cessation des douleurs rhumatismales qu'il ressentait. Quand il était aux champs à garder les troupeaux, il faisait avec de l'argile des statuettes de la Ste Vierge et des saints, il les plaçait sur une espèce d'autel et invitait ses petits camarades à prier avec lui; il obtenait quelquefois d'eux qu'ils le remplaçassent dans la garde de son troupeau pendant qu'il allait entendre la Sainte Messe. Il priait pour ainsi dire habituellement; quand il était seul, il priait à haute voix et quand il était en compagnie à voix basse. En revenant des champs il laissait marcher ses camarades et restait en arrière pour prier avec plus de facilité; on l'entendait alors prier à haute voix. Le Serviteur de Dieu éprouva le désir d'embrasser la carrière ecclésiastique; il obtint avec quelques difficultés le consentement de son père. Mr Balley, curé d'Ecully, avait refusé de recevoir quelques jeunes gens pour les instruire; quand on lui présenta le jeune Vianney, il dit: Pour celui-là je me sacrifierai. Le jeune Vianney avait peu de mémoire et une conception lente; 469 ses progrès furent peu sensibles malgré un travail opiniâtre. Élève plein de foi, il eut recours aux moyens surnaturels; il fit voeu d'aller en pèlerinage au tombeau de saint François-Régis à pied et en demandant l'aumône. Il remplit son voeu et à son retour il étonna son maître par ses succès.

J'ai entendu dire que soit à Ecully, soit ailleurs, le Serviteur de Dieu a constamment montré un grand esprit de foi.

 

L'opinion commune est que lorsqu'il vint prendre possession de la paroisse d'Ars, il se mit à genoux dès qu'il aperçut les toits des maisons, pour demander à Dieu des grâces abondantes pour lui et ses paroissiens. Un jour je lui parlais de ce fait; sans nier et sans affirmer, il me répondit: Ce n'est pas mal pensé. Sa piété fit tout de suite sur les habitants une impression profonde; tout le monde disait: Nous avons un saint pour curé. Il semblait choisir l'église pour sa demeure, il y entrait avant l'aurore et n'en sortait qu'autant que ses fonctions l'exigeaient. Il y restait jusqu'après l'angelus du soir. On le voyait fixer de temps en temps ses yeux sur le tabernacle avec un sourire qui exprimait la joie de son âme et la vivacité de sa foi. Il exhortait ses paroissiens à faire des visites fréquentes au Saint Sacrement; on eut égard à ses exhortations et beaucoup de personnes venaient adorer Notre Seigneur dans le courant de la journée. 470 Il s'efforça d'établir la communion fréquente et le nombre des personnes qui s'approchaient souvent de la sainte table alla sans cesse en augmentant. Il parvint à faire supprimer deux cabarets qui étaient une source d'abus et à obtenir des habitants d'Ars la cessation du travail le Dimanche. Il sut tellement s'attirer l'affection de ses paroissiens qu'il fit cesser les danses fort en usage dans le pays en les menaçant de les quitter s'ils ne cessaient de danser. Ce résultat fut aussi dû sans doute aux prières ferventes qu'il adressait au ciel pour cela. J'ai entendu dire qu'il alla une fois jusqu'à donner de l'argent au ménétrier afin de l'éloigner de sa paroisse.

Le Serviteur de Dieu prenait part aux travaux de ses confrères des environs d'Ars pendant les missions et les jubilés. Les populations remarquèrent l'ardeur de son zèle et la sainteté de sa vie. Beaucoup de personnes qui s'étaient adressées à lui vinrent à Ars pour recevoir ses conseils et avancer davantage dans la piété. Ce fut ainsi que commença le pèlerinage d'Ars.

 

 

473      Session 47-13 mai 1863 à 3h. de l'après-midi

 

Prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis respondit:

Un des premiers soins du Serviteur de Dieu en même temps que le pèlerinage se fondait fut d'orner son église et de faire ériger un autel convenable. 474 Pauvre lui-même et aimant sa pauvreté, il désirait pour son église le luxe et l'éclat des ornements; aussi rien ne saurait-il peindre la joie qu'il éprouva lorsque Monsieur d'Ars son paroissien demeurant le plus souvent à Paris lui envoya des chandeliers, des reliquaires, un dais, etc.

Il avait un grand zèle pour le culte divin, pour la pompe des cérémonies. Il célébrait surtout avec beaucoup de solennité le Jeudi-Saint, la fête du patron de la paroisse et celle du très saint Sacrement. Lorsque à la procession de cette dernière fête il portait la sainte hostie, sa figure paraissait rayonnante, et indiquait les sentiments de foi et d'amour dont il était pénétré.

Il célébrait le saint sacrifice avec la plus vive piété. Je lui ai entendu dire: Je ne suis pas content d'être curé, mais je suis bien content d'être prêtre pour pouvoir dire la messe. On croyait généralement que pendant le saint sacrifice Dieu le favorisait parfois de grâces extraordinaires. Un jour il prenait son petit repas dans une salle de la Providence. Ma compagne (Jeanne Marie Chanay) l'entendit dire comme s'il se parlait à lui-même: Je n'ai pas vu le bon Dieu depuis dimanche. Marie Chanay alors, s'approchant de lui, lui dit: Mr le Curé, avant Dimanche, vous voyiez donc le bon Dieu. Il fut tout déconcerté et ne répondit rien. Il est arrivé plusieurs fois qu'étant consulté avant la messe par des pèlerins, il leur répondait: Attendez, je vous donnerai ma réponse après la messe. Presque tous ceux qui le voyaient célébrer le saint sacrifice de la messe ont remarqué comme moi quelque chose d'extraordinaire dans sa figure depuis l'élévation jusqu'à la communion; 475 mais surtout au moment de la communion.

Mr le Curé d'Ars était tellement pénétré de la présence de Jésus-Christ dans la Ste Eucharistie qu'il y revenait dans la plupart de ses instructions. Cet attrait pour la présence réelle de Notre Seigneur augmenta d'une manière sensible vers la fin de sa vie; il y revenait à tout instant, sa figure était alors rayonnante; il lui arrivait dans ses instructions de s'interrompre, de verser des larmes et de ne laisser plus entendre que des exclamations d'amour. Notre Seigneur est présent dans l'Eucharistie, disait-il quelquefois, c'est bien sûr, on ne peut pas douter, mais d'ailleurs on le sent bien.

Il administrait les sacrements avec la foi la plus vive. Quelquefois il pleurait en donnant la sainte communion, d'autres fois il paraissait heureux et une joie calme se peignait sur sa figure. Beaucoup de pécheurs ont dû leur conversion aux paroles de foi qu'il leur adressait au saint tribunal. Quand il administrait les malades, il leur faisait une très grande impression, il leur communiquait la paix de l'âme, la résignation et la confiance en Dieu. C'est par suite de ce même esprit de foi que Mr Vianney parlait très souvent de la dignité du prêtre, qu'il représentait comme tenant la place de Jésus-Christ. On ne comprendra bien le prêtre que dans le ciel, disait-il. Quand vous voyez le prêtre, pensez à Jésus-Christ.

La Foi de Mr Vianney éclatait dans toutes ses paroles et ses instructions. A tout instant il lui échappait des mots qui en peignaient la vivacité, comme ceux-ci par exemple: Vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu, oh! belle vie et belle mort! 476 En disant ces paroles et beaucoup d'autres semblables, il semblait n'être déjà plus sur la terre.

Dans ses instructions, la Foi de Mr le Curé d'Ars le portait à entretenir ses auditeurs principalement du bonheur du Ciel, de la beauté d'une âme en état de grâce, de l'action du St Esprit sur les âmes et de la prière. Il avait sur ces sujets les plus belles pensées et les plus gracieuses comparaisons.

Une âme pure est comme une belle perle, disait-il; tant qu'elle est cachée dans un coquillage au fond de la mer, personne ne songe à l'admirer, mais si vous la montrez au soleil, elle brille et attire les regards: ainsi en est-il de l'âme pure qui, cachée maintenant aux yeux du monde, brillera un jour devant les anges au soleil de l'éternité. En parlant de l'action du Saint Esprit sur les âmes, il disait: Prenez dans une main une éponge imbibée d'eau et de l'autre main un petit caillou; pressez-les également; il ne sortira rien du caillou, mais de l'éponge vous ferez sortir de l'eau en abondance. L'éponge est l'âme remplie du Saint Esprit. Il disait en parlant de la prière: L'âme par la prière est comme un poisson dans l'eau. Le poisson dans l'eau se trouve bien, il est content; il se trouve bien même quand il ne nage que dans un petit ruisseau, parce qu'il est dans son élément; mais il est encore mieux dans la mer, parce qu'il a de l'eau en plus grande abondance. Le poisson hors de l'eau ne peut pas vivre; de même l'âme ne peut vivre hors de la prière.

C'est dans les sentiments de sa foi qu'il trouvait le moyen de repousser les tentations et de surmonter les contradictions et les obstacles qu'il rencontrait. 477 C'est aussi dans la foi qu'il avait puisé son amour pour les croix. Il disait: Un bon chrétien doit aimer à être méprisé, foulé aux pieds; il revenait souvent sur ce sujet, qui lui inspirait des pensées et des choses magnifiques. Aussi l'esprit de foi était le mobile de toutes ses actions; la foi lui expliquait tout et il expliquait tout par elle.

En mil huit cent quarante-trois, il fit une première maladie. Quelques ecclésiastiques se trouvant réunis autour de lui, convinrent entre eux qu'on ne sonnerait pas les cloches parce qu'ils étaient assez nombreux pour assister à l'administration des derniers sacrements. Mr le Curé m'appela et me dit: Faites sonner, afin que les paroissiens prient pour leur curé. Sa foi était si ferme que jamais il n'éprouva aucun doute. Aussi répondit-il à cette question: Croyez-vous que Notre Seigneur est réellement présent dans la Ste Eucharistie? - Je n'en ai jamais douté.

 

Le témoin interrogé sur la vertu d'Espérance, répond:

Je ne puis pas douter que la vertu d'espérance ne se soit montrée de bonne heure et qu'elle n'ait grandi dans Mr Vianney, surtout à l'époque où il embrassa la carrière ecclésiastique, puisque aucun obstacle ne fut capable de le détourner de ce but. Depuis qu'il fut nommé Curé d'Ars, j'ai toujours remarqué que l'espérance était profondément enracinée dans son coeur. C'est cette vertu qui lui a fait entreprendre de rudes travaux; c'est elle qui l'a soutenu au milieu de ses nombreuses et grandes épreuves. 478 Les bas sentiments qu'il avait de lui-même ne le décourageaient jamais, mais ils semblaient au contraire lui inspirer une plus grande confiance en Dieu.

C'est cette confiance inaltérable en Dieu qui le soutint dans la réforme qu'il avait entreprise de sa paroisse. Cette paroisse était, comme je l'ai dit, dans un état déplorable au point de vue religieux. Il en souffrit beaucoup, mais ne désespéra jamais d'en venir à bout avec la grâce de Dieu; il ne se lassa jamais d'employer avec constance les moyens surnaturels, tels que la prière, la mortification, la visite au St Sacrement, etc. Il montra beaucoup de constance et de persévérance dans l'ornementation et l'ameublement de son église, comptant sur l'assistance de Dieu pour payer les dettes qu'il contractait à ce sujet, sans oublier cependant la prudence chrétienne.

L'Espérance qu'il avait du Ciel lui faisait détester souverainement le péché, qui prive les hommes du Ciel. Je comprends, disait-il, qu'un homme puisse pécher, il est faible, mais je ne comprends pas qu'il puisse persévérer dans le péché et s'exposer ainsi à la perte du bonheur éternel. Il disait aussi: Le bon chrétien parcourt le chemin de ce monde monté sur un char de triomphe, assis sur un trône, et c'est Notre Seigneur qui conduit la voiture; mais le pécheur, lui, n'est pas sur le char, il y est attelé, et c'est le démon qui est dans la voiture et qui frappe à grands coups pour le faire avancer. Il estimait infiniment les grâces et les bienfaits spirituels; 479 il saisissait toutes les occasions pour se les procurer à lui-même et pour les procurer aux autres. Il voyait avec plaisir le retour des jubilés. Il parlait fréquemment du Ciel dans des termes qui montraient la vivacité de son Espérance qui impressionnait fortement ses auditeurs. Il comptait beaucoup sur la miséricorde infinie de Dieu; il tâchait d'inspirer aux pécheurs la confiance dont il était lui-même rempli et il le faisait avec tant d'onction, qu'il lui suffisait quelquefois d'un mot pour faire pénétrer dans une âme coupable les rayons de la lumière éternelle. Un dimanche que le Saint Sacrement était exposé, il disait à la foule qui était dans l'église: Si vous étiez bien convaincus de la présence réelle de Notre Seigneur dans le très saint Sacrement et si vous le priiez avec ferveur, vous obtiendriez bien certainement votre conversion.

S'il comptait sur la grâce pour le salut des autres, il comptait aussi sur elle pour son propre salut; il ne négligeait aucun des moyens par lesquels il pouvait l'obtenir de Dieu. Il satisfaisait son besoin d'oraison par des élévations continuelles. Il consacrait à l'oraison un temps considérable et faisait de longues visites au saint Sacrement.

Il attribuait sa vocation au sacerdoce, les saintes pensées qu'il avait, les oeuvres qu'il faisait, à la bonté de Dieu pour lui. 480 Il me disait un jour: "Lorsque j'étudiais, j'étais accablé de chagrin, je ne savais plus que faire; mais lorsque je passais à côté d'une maison, je vois encore l'endroit, il me fut dit, comme si quelqu'un m'eût parlé à l'oreille: Va, sois tranquille, tu seras prêtre un jour. Une autre fois que j'avais beaucoup d'inquiétudes, j'entendis distinctement la même voix qui me disait: Que t'a-t-il manqué jusqu'à présent? En effet j'ai toujours eu de quoi faire; il fait bon s'abandonner à la conduite de la divine Providence." Mr le Curé, lui disais-je un jour, ce doit être bien pénible de ne pas penser à soi, de n'avoir ni la nourriture, ni le vêtement, et cependant d'être sans inquiétude. Il me répondit: Il n'y a que le premier pas qui coûte.

Mr Vianney a été aussi persécuté par le démon. Lorsqu'il méditait le plan de sa Providence pour laquelle il venait d'acheter une maison, il commença à entendre de grands bruits à la cure; croyant que c'était des voleurs, il avertit quelques jeunes gens qui firent sentinelle à la cure et au clocher. Une nuit, un nommé Verchère montait la garde dans une chambre voisine de celle de Mr le Curé; il était armé d'un fusil. Tout à coup, il se fit un grand bruit dans l'appartement où il se trouvait; 481 il lui sembla qu'on mettait en pièces une armoire. Le pauvre homme se crut perdu. Mr le Curé disait: mon pauvre Verchère est venu m'appeler; il ne pensait plus qu'il avait un fusil. Une autre nuit où le bruit s'était renouvelé, il tomba de la neige et le lendemain on ne découvrit aucune trace autour du presbytère. Mr Vianney comprit alors d'où venait tout ce tapage et renvoya ses gardes. Le démon l'attaqua de toute manière. Une personne digne de foi m'a raconté, le tenant elle-même de Mr le Curé, qu'avant ses attaques extérieures, il avait fortement été tourmenté par des peines intérieures, par la crainte des tentations, le désespoir; il semblait, disait Mr Vianney, que j'entendais en moi-même: C'est à présent qu'il faudra tomber en enfer. Quelquefois, comme il me l'a raconté, le démon l'appelait: Vianney! Vianney! Il avait une voix aigre. D'autres fois le démon frappait à la porte, battait la générale sur un pot à eau, sur la cheminée; sautait comme un cheval qui aurait gambadé dans l'appartement placé au-dessous de la chambre. 482 Dans d'autres circonstances, c'était comme un bruit confus de voix étrangères qui se faisaient entendre dans la cour. Un soir, étant auprès de son feu, il lui sembla qu'on vomissait le blé à pleine gueule à côté de lui. J'avais mis un jour de la paille dans le lit de Mr le Curé pour qu'il fût un peu plus haut. Il ne faut pas, me dit-il, mettre de la paille; le démon me jettera par terre. Je me sentais, me racontait-il un jour, enlever de mon lit tout doucement. Une autre fois, le diable s'était mis sous ma tête comme un oreiller bien doux et il se plaignait comme quelqu'un qui aurait été très malade. Une possédée dit à Mr Vianney: Crapaud noir, que tu me fais souffrir! Ces luttes se répétaient assez souvent; à la fin, le Serviteur de Dieu y prenait peu garde; il arrivait ordinairement, comme il en fit la remarque, qu'à la suite de ces bruits et de ces assauts, il arrivait un grand pécheur. Il m'a raconté lui-même que lorsqu'il était à St Trivier à l'occasion d'un jubilé, il s'était produit dans sa chambre un bruit affreux pendant la nuit et que les habitants de la cure avaient été éveillés.

Je déclare que Mr le Curé d'Ars n'était point crédule et ne croyait pas facilement aux choses extraordinaires. J'ai eu plus d'une fois l'occasion d'en faire la remarque.

 

 

485      Session 48 – 15 mai 1863 à 8h du matin

 

Prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu a été toute sa vie et surtout au commencement de son ministère à Ars en butte à la contradiction.

486 A cette époque, ces épreuves lui arrivaient de la part de plusieurs de ses confrères du voisinage. Trompés par de faux rapports et ne croyant pas qu'il fût doué d'une science suffisante, ils allaient jusqu'à défendre à leurs paroissiens de venir se confesser à Ars. Une logeuse d'Ars me dit un jour qu'un prêtre logé chez elle lui avait avoué être venu trouver Mr Vianney pour le sonder, qu'il l'avait vu à la sacristie, avait demandé à lui poser quelques questions; mais qu'en sa présence il avait été tellement troublé qu'il n'avait su que lui dire. J'ai prêché, disait ce prêtre, devant les grands, devant des évêques; jamais je n'ai été si intimidé. Des laïques se plaisaient aussi quelquefois à blâmer sa conduite et à la représenter sous les couleurs les plus odieuses. Mr Vianney a beaucoup souffert du caractère des personnes qui l'entouraient. Une des filles de la Providence contrariait souvent ses volontés pour l'administration de la maison. Les exigences et le caractère d'un prêtre auxiliaire qui fut avec lui dans les premiers temps où il eut un vicaire, prêtre d'ailleurs excellent et dévoué, mirent fréquemment sa patience à l'épreuve. Les paroissiens s'apercevaient quelquefois de ces difficultés et prenaient parti pour Mr Vianney; celui-ci alors le soutenait, disait du bien de lui et ajoutait: Si on lui fait de la peine, nous partirons tous les deux. Il consentit aussi à se retirer dans un appartement humide de la cure; les habitants s'y opposèrent. Ces contradictions et ces épreuves, loin de le décourager et de lasser sa patience, ne contribuaient qu'à le détacher de plus en plus des choses de la terre et à augmenter sa confiance en Dieu.

487      Quelle que fût la confiance que Mr Vianney avait en Dieu, la vue de ce qu'il appelait sa profonde misère et les obligations de son ministère, lui inspiraient une grande crainte des jugements de Dieu, jetaient parfois son âme dans la tristesse et paraissaient, d'après quelques paroles que je lui ai entendu dire, l'avoir exposé à une sorte de tentation de désespoir. Je lui ai entendu dire: Je demande au bon Dieu de me faire souffrir tout ce qu'il voudra, mais au moins qu'il me fasse la grâce de n'être pas damné. J'ai remarqué qu'au milieu de ses peines, Mr Vianney relevait toujours son courage par les sentiments que nous fournit l'espérance chrétienne.

La vertu d'Espérance s'est maintenue en Mr Vianney jusqu'à la fin de sa vie. Lui qui avait tant redouté les jugements de Dieu vit arriver la mort sans aucune crainte et avec la plus entière sérénité.

 

Quoad Charitatem, testis respondit:

La vertu de Charité envers Dieu n'a pas moins brillé en Mr Vianney que les autres vertus. Je sais par ouï dire que dès sa plus tendre enfance il a manifesté des sentiments d'amour envers Dieu. Sa mère l'aimait à cause de sa piété. J'ai plusieurs fois entendu dire à Mr Vianney: Nous passions de longs moments, le soir, ma mère et moi, auprès du feu. Nous parlions du bon Dieu. L'amour de Dieu a grandi en lui avec l'âge. Il disait, lorsqu'il était curé: J'étais bien plus heureux dans la maison de mon père, lorsque je menais paître mes brebis et mon âme; j'avais du temps pour prier le bon Dieu, pour méditer, pour m'occuper de mon âme. Dans l'intervalle des travaux de la campagne, je faisais semblant de me reposer et de dormir comme les autres, et je priais Dieu de tout mon coeur: c'était le bon temps, et que j'étais heureux!

Quand il entreprit ses études, il n'eut d'autre mobile que la pensée de faire aimer et servir Dieu. C'est cette pensée qui le soutint dans toutes les difficultés qu'il eut à supporter pour arriver au sacerdoce.

A Ecully, où il fut nommé vicaire, il se fit remarquer par son ardente piété; ce fut elle qui communiqua de l'efficacité à son ministère; il se fit un devoir d'imiter, autant qu'il le pouvait, son respectable Curé, Mr Balley; 488 si j'avais eu le bonheur de vivre plus longtemps avec lui, disait-il, j'aurais peut-être fini par être un peu sage. J'ai pu remarquer par diverses conversations que j'ai eues avec des personnes d'Ecully, que pendant son ministère dans cette paroisse, il leur avait inspiré un grand amour de Dieu.

Au commencement de son ministère à Ars, ses paroissiens remarquèrent qu'il était presque constamment à l'église et qu'il mettait tout en oeuvre pour réveiller en eux les sentiments de l'amour de Dieu. Afin de faire aimer Dieu davantage, il établit les confréries dont j'ai déjà parlé, la prière du soir en public et la pratique de la fréquente communion. On peut dire qu'il n'avait qu'une seule pensée: aimer Dieu et le faire aimer. Il avait une très grande dévotion au très saint Sacrement; il aimait à dire son office à l'église, c'était là qu'il le récitait habituellement, et à genoux. Lorsque le Saint Sacrement était exposé, il ne s'asseyait pas, excepté quand il y avait quelque prêtre étranger, pour ne pas faire autrement que lui. Alors il se tournait vers l'autel comme s'il avait vu Notre Seigneur. Un de ses confrères le surprenant un jour dans cette attitude porta instinctivement ses regards vers le tabernacle, comme s'il avait dû y voir quelque chose. L'expression du visage de Mr Vianney l'avait tellement frappé qu'il dit: Je crois qu'il viendra un temps où le Curé d'Ars ne vivra que de l'Eucharistie. Le Serviteur de Dieu paraissait un ange au saint autel, l'expression de sa figure avait quelque chose de céleste.

J'ai déjà parlé du soin avec lequel il ornait l'église et se procurait de beaux ornements et des vases sacrés d'un grand prix. Oh! j'aime bien, disait-il, augmenter le ménage du bon Dieu; comment ne donnerait-on pas à Notre Seigneur tout ce qu'on a de plus riche? N'a-t-il pas donné tout son sang pour nous? On était édifié toutes les fois qu'on le voyait distribuer la Sainte Communion, porter le saint viatique, donner la bénédiction du Saint Sacrement. Il éprouvait une grande joie à annoncer la procession de la Fête-Dieu et les bénédictions de l'octave.

Il parlait de l'amour de Dieu et du Saint Sacrement d'une manière admirable. Aimer Dieu, disait-il, oh! que c'est beau! Il faut le Ciel pour comprendre l'amour. La prière aide un peu parce que la prière, c'est l'élévation de l'âme jusqu'au Ciel. Etre aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu: oh! belle vie, et belle mort! Il ne tarissait pas quand il avait à parler de l’amour de Dieu. Quelquefois il prononçait ces paroles en pleurant: Oh! que c'est dommage de ne pas aimer Dieu! Oh! être maudit de Dieu, quel malheur pour une pauvre âme qui n'aura plus la faculté d'aimer!

Oh! Jésus, s'écriait-il en parlant du Saint Sacrement, vous connaître, c'est vous aimer. Si nous savions comme Notre Seigneur nous aime, nous mourrions de plaisir. 489 C'est si beau, la charité! c'est un écoulement du coeur de Jésus, qui est tout amour. Il n'a pas voulu mourir petit pour nous, parce qu'il n'aurait pas eu assez de sang à répandre; il a voulu mourir à l'âge de trente-trois ans pour répandre son sang en abondance. Ce n'était pas des paroles, c'était des flammes qui sortaient de sa bouche quand il parlait sur ce sujet.

Il ne parlait pas d'une manière moins touchante des joies de la prière et de la vie intérieure. La prière, disait-il, voilà le bonheur de l'âme sur la terre. La vie intérieure est un bain d'amour dans lequel l'âme se plonge, elle est comme noyée dans l'amour. On n'a pas besoin de beaucoup de paroles pour prier; on sait que le bon Dieu est dans le saint tabernacle; on lui ouvre son coeur; on se complaît en sa présence; c'est la meilleure prière.

Au confessionnal, il parlait de l'amour de Dieu, de la malice du péché, dans des termes auxquels il était impossible de résister. Il s'est opéré à Ars un nombre infini de conversions; au lieu de s'en glorifier, il s'en humiliait. Un autre prêtre, disait-il, aurait fait par le secours de Dieu cent fois plus que moi!

Le désir qu'il avait de convertir les pécheurs et de sauver les âmes en entrant dans l'état ecclésiastique était entièrement satisfait. Il restait constamment uni à Dieu malgré les travaux extérieurs, malgré le nombre considérable de personnes avec lesquelles il était en relation et qui l'obsédaient de demandes et de questions.

Dans toutes ses conversations, il était question de Dieu; dès qu'il s'agissait des choses humaines, il n'était plus dans son élément. Il parlait de l'autre vie comme s'il en fût revenu et des vanités de ce monde avec une douce et plaisante ironie.

Il s'intéressait vivement au triomphe de l'Église, à la glorification de Notre Seigneur, à la dilatation de sa doctrine; il entendait parler avec plaisir des conquêtes de la grâce; mais les attaques des impies, l'ingratitude des hommes envers Dieu et envers son divin Fils lui causait une amère douleur.

Il arriva à ce haut degré de charité en s'immolant lui-même complètement dans toutes les circonstances. Il disait: Quand on n'a point de consolation, on sert Dieu pour Dieu; mais quand on en a, on est exposé à le servir pour soi. Le désir qu'il avait de la solitude n'avait pas d'autre but que l'union plus complète avec Dieu.

490 Les luttes qu'il eut avec le démon, luttes dont j'ai déjà parlé, contribuèrent à rendre sa charité plus vive et plus désintéressée. Il en fut de même des contradictions. Les épreuves, pour ceux que Dieu aime, disait-il, ne sont pas des châtiments, mais des grâces. Pour un chrétien, les croix ne sont plus des croix; elles sont comme des épines dont l'amour brûle la pointe, et elles deviennent douces comme la cendre. Il me disait un jour: Voilà deux nuits où j'ai un peu dormi et moins souffert; le temps me durerait encore bientôt de ne pas souffrir.

 

Quoad charitatem erga proximum, testis respondit ut sequitur:

Je crois me rappeler avoir ouï dire que quand il rencontrait des pauvres, il les menait à la maison paternelle. Dans les champs, il plaçait sur un autel, comme je l'ai appris de sa soeur, une petite statue de la Ste Vierge; il lui offrait ses hommages le premier et invitait ses compagnons à faire comme lui; tous ensemble, ils la priaient. J'ai entendu dire au Serviteur de Dieu qu'étant jeune, un camarade d'un caractère très vif lui donnait des coups de pied aux jambes quand il était mécontent. Il agissait ainsi, disait Mr Vianney, parce qu'il savait que je ne disais rien.

Dès les premiers jours de son arrivée à Ars, il se montra si bon, si bienveillant et si affable qu'il se fit aimer de tout le monde. Il saisissait toutes les occasions de donner individuellement à tous ses paroissiens des marques privées et directes d'affection. Il les visitait, ne se contentant pas d'aller où on l'appelait, mais se présentant sans être appelé. Après avoir demandé des nouvelles de tout ce qui pouvait intéresser la famille il ne manquait pas d'ajouter quelques mots d'édification, qui étaient écoutés avec une attention religieuse. Je me rappelle que dans ma famille, c'était un bonheur pour tous de recevoir sa visite.

Il remplissait ses devoirs de pasteur avec toute la perfection possible; il détruisit les abus et introduisit les pratiques dont j'ai parlé et qui firent fleurir la piété. J'ai vu un grand nombre d'instructions écrites de sa main, ce qui prouve qu'il préparait avec beaucoup de soin les sujets sur lesquels il devait prêcher.

Il avait offert pour la conversion des pécheurs toutes les souffrances qu'il éprouvait pendant le jour, et pour la délivrance des âmes du purgatoire celles qu'il éprouvait pendant la nuit; en un mot, il s'était offert en sacrifice dans cette intention. J'ai entendu dire qu'un jour, le missionnaire qui était auprès du Serviteur de Dieu lui demanda ce qu'il ferait si le bon Dieu lui proposait de monter au ciel à l'instant même ou de rester sur la terre pour travailler à la conversion des pécheurs? Je crois que je resterais, mon ami. Le missionnaire ajouta: 491 Resteriez-vous sur la terre jusqu'à la fin du monde? - Tout de même. - Dans ce cas vous auriez bien du temps devant vous, vous lèveriez-vous si matin? - Oh! oui, mon ami, à minuit; je ne crains pas la peine. Je serais le plus heureux des prêtres, si ce n'était cette pensée qu'il faut paraître au tribunal de Dieu avec ma pauvre vie de Curé. Dans un moment où il pensait à augmenter ses pénitences, il entendit une voix intérieure qui lui dit: Ce que tu fais vaut mieux que toutes les pénitences que tu peux faire.

 

 

493      Session 49 - 15 mai à 3h de l'après-midi

 

Prosequendo decimum octavum Interrogatorium et relative ad Charitatem, testis respondit:

Les supérieurs ecclésiastiques de Mr Vianney comprirent que son zèle était à l'étroit dans la petite paroisse d'Ars; ils le nommèrent curé à Salles dans le Beaujolais; mais sur les réclamations des habitants, ils consentirent à ne pas donner suite à la nomination. 494 Tout disposé à rendre service à ses confrères, à les remplacer même, il visitait les malades des paroisses voisines lorsque les curés étaient infirmes ou absents. Il prit une part très active à plusieurs missions prêchées dans plusieurs paroisses à l'occasion du jubilé de mil huit cent vingt-six. Un grand nombre de personnes qui s'étaient adressées à lui vinrent le trouver à Ars. On était déjà venu précédemment d'Ecully, le pèlerinage fut ainsi fondé.

Son grand désir de sauver les âmes le fit fonder dans le diocèse près de cent missions; il vint ainsi au secours des curés pour recevoir les missionnaires et constituer l'oeuvre des missions en lui procurant des ressources. On doit dire deux messes pour la conversion des pécheurs et pour la paroisse au moment ou se donne la mission. Des messes ont été aussi fondées par lui, spécialement pour la conversion des pécheurs et pour le soulagement des âmes du purgatoire.

Le pèlerinage une fois établi, il put largement travailler au salut des âmes, on venait de tous les pays à Ars. La vie du Serviteur de Dieu se passa dès lors presque tout entière au confessionnal. Il commençait à confesser à une heure ou deux heures du matin et entendait les pénitents en moyenne quinze heures par jour. Les jeûnes, les macérations, les infirmités, le manque de repos et de sommeil ne retranchaient rien à la longueur de ces séances; elles ne cessèrent que le trente juillet mil huit cent cinquante-neuf, c'est-à-dire cinq jours avant sa mort. Il mettait en pratique ce qu'il disait des saints dont le coeur se dilate à proportion du nombre des âmes que le bon Dieu met sur leur chemin, comme les ailes de la poule s'étendent à proportion du nombre de ses petits. La foule des pénitents était immense. Un grand nombre passaient la nuit sous le porche de l'église et se pressaient dès qu'elle était ouverte autour du confessionnal; on avait établi une certaine règle; quelquefois cependant, le Serviteur de Dieu, qui paraissait discerner ceux qu'amenaient à Ars des besoins plus sérieux ou des nécessités plus pressantes, les appelait lui-même. Parmi ses pénitents, il aimait de préférence les pauvres, les malades, les estropiés et les petits. Ce fut pour venir au secours des pauvres orphelines qu'il fonda l'établissement de la Providence. Il acheta une petite maison, sans avoir même de quoi la payer, et commença par y recevoir une ou deux jeunes filles. 495 J'ai été moi-même la première directrice de la Providence avec une autre fille d'Ars; quelque temps après, nous étions quatre. Nous ouvrîmes une école gratuites pour les petites filles, on admit aussi gratuitement quelques enfants des paroisses voisines qui logeaient à la maison et se nourrissaient à leurs frais. Mr Vianney en reçut autant que la maison put en contenir; il subvenait aux nécessités de chaque jour; plus tard il fut aidé dans cette oeuvre par une personne venue de Lyon. Il agrandit un local trop restreint, avec un don qui lui fut fait, et vendit ses biens patrimoniaux pour lui assurer une rente; il se fit architecte et maçon. Il installa successivement dans le local agrandi plus de soixante jeunes filles, logées, nourries, entretenues presque toutes aux frais de la Providence; elles se trouvaient ainsi à l'abri des dangers qu'elles avaient courus. La maison, avec bien peu de ressources, ne laissait pas de se suffire et d'arriver au bout de l'année.

Il fonda aussi, dans l'intérêt de la bonne éducation des jeunes gens, une école gratuite, dirigée par les frères de la Ste Famille de Belley.

Il aimait beaucoup les pauvres et se plaisait à les secourir. On trouva un jour son lit sans draps; il les avait donnés. Une autre fois, il rencontra un pauvre en venant faire le catéchisme à la Providence; il n'avait point de chaussures, Mr Vianney lui donna ses souliers. On lui avait fait cadeau de souliers fourrés; je suis trop bien dans ces souliers, disait-il; si au moins j'avais rencontré un pauvre... Quelques jours après, ils étaient la propriété d'une pauvre vieille femme. Je mettais deux ou trois chemises à la fois dans son armoire. Il me dit un jour: Mettez m'en davantage, j'aime en avoir beaucoup. Le lendemain, tout avait disparu. Il ne gardait rien, se dépouillait de tout; il avait vendu son lit, sa table, ses chaises, dont on lui avait toutefois laissé la jouissance. Il voulut aussi vendre une rente viagère de un franc par jour, personne ne voulut l'acheter. Il disait, comme une personne me l'a raconté: Que nous sommes heureux que les pauvres viennent ainsi nous demander... S'ils ne venaient pas, il faudrait aller les chercher, et on n'a pas toujours le temps. Je serais infinie si je racontais tous les faits qui constatent la charité du Serviteur de Dieu.

496      Il venait aussi au secours des pauvres honteux avec une grande délicatesse. Quelquefois j'ai été chargée de porter ses aumônes secrètes. Il payait aussi les loyers des pauvres. Il vendait ses souliers, ses soutanes, à des personnes qui tenaient à posséder ces objets, et se procurait ainsi des ressources pour les pauvres. A l'aumône matérielle, il ajoutait toujours quelques bonnes et encourageantes paroles. On m'a raconté qu'en venant de Mizérieux, il atteignit une femme qui portait une lourde cruche pleine d'huile; il prit lui-même la cruche et la porta jusqu'auprès du village d'Ars. Il avait une poche où il mettait l'argent des messes et une autre pour les pauvres, et quand il n'avait pas assez donné, il faisait rechercher les personnes afin de leur donner davantage. Il surprit un jour un voleur chez lui. Que faites-vous là, mon ami, lui dit-il? - J'ai faim, Mr le Curé. Mr vianney lui fit une abondante aumône et ajouta: Sauvez-vous, mon ami, sauvez-vous vite, de peur qu'on ne vous prenne. Il était heureux de faire l'aumône à une femme aveugle qui, ne le voyant pas, croyait être secourue par une voisine. Afin d'adoucir le régime sévère de Mr Vianney, mademoiselle Lacan portait en secret dans le presbytère les aliments qu'elle avait préparés et était très mécontente de les voir ensuite dans les paniers des pauvres. Plusieurs personnes faisaient comme mademoiselle Lacan et arrivaient aux mêmes résultats.

 

Interrogé sur la vertu de Prudence, le témoin répond:

D'après tout ce que j'ai entendu dire à des personnes dignes de foi, le Serviteur de Dieu eut dès son enfance, non seulement, comme je l'ai dit plus haut, un goût très prononcé pour la piété, mais encore il mit en usage tous les moyens que la prudence chrétienne suggère pour la pratiquer lui-même et la faire pratiquer aux autres. J'ai déjà parlé des difficultés qu'il éprouva pour étudier et des obstacles qu'il rencontra pour arriver à l'état ecclésiastique; j'ai déjà dit aussi les moyens surnaturels qu'il employa pour surmonter les uns et les autres. J'ai déjà dit quels furent les moyens qu'il employa pour rétablir la piété dans sa paroisse; j'ai remarqué, que dans le commencement de son ministère, il ne combattit pas les abus par des moyens brusques et violents, mais par des voies de douceur et d'insinuation, par des instructions pleines de douceur et de foi, qui faisaient aimer la vertu, encourageaient à la pratiquer, et surtout par l'exemple de ses prières, de ses mortifications. Il s'appliquait à faire comprendre combien on était plus heureux en pratiquant la vertu qu'en obéissant à ses passions. Un jour, à l'occasion d'une fête, les filles en grand nombre vinrent se confesser; il leur dit avant de commencer: Récitons un chapelet afin de demander à Dieu la grâce de vous bien préparer. L'une d'elles me disait plus tard: Je crois que c'est alors qu'il a obtenu ma conversion; je me trouvais heureuse de savoir répondre au chapelet. Elle devint ensuite l'un des modèles de la paroisse.

Voulant faire cesser l'abus des danses, qui étaient fort en usage dans sa paroisse, il insista fortement sur ce point dans ses instructions. Le zèle mettait une grande force et beaucoup de fermeté dans ses paroles. Il commença par détourner quelques jeunes filles; d'autres imitèrent peu à peu l'exemple de leurs compagnes. Lorsque leur nombre se fut accru, il les invita un jour à venir manger des groseilles dans le jardin de la cure au moment même où l'on dansait sur la place. J'étais avec elles. Mr le Curé ne vint pas avec nous, il nous fit ensuite entrer à la cure où il nous lut la vie de sainte Catherine, vierge et martyre; après quoi il nous dit: N'êtes-vous pas plus heureuses de vous trouver ici que de danser avec vos compagnes? Il obtint de nouveaux succès et le musicien ne tarda pas à être congédié. Cependant on tenait encore à la danse qui avait lieu pour la fête patronale. Alors, il se mit à leur dire: Si l'on dense pour la fête, je m'en irai. Les danses cessèrent complètement. Plus tard on voulut faire une tentative pour les faire revivre, mais elle échoua.

498.     Ce fut avec la même prudence que le Serviteur de Dieu introduisit dans sa paroisse la cessation des oeuvres serviles, la sanctification du Dimanche, l'assistance aux offices, la fréquentation des sacrements. Il prêchait jusqu'à trois fois le jour du dimanche: à la grand'messe, à une heure pour faire le catéchisme, le soir à la prière. Ses instructions étaient simples, pathétiques, et à la portée de tout le monde. J'ai remarqué que la Prudence qu'il pratiquait si bien, il la recommandait aux autres dans ses instructions, particulièrement aux mères de famille, aux domestiques. Il ne voulait pas qu'une mère de famille négligeât le soin de sa maison pour venir à l'église lorsqu'elle n'y était pas obligée. J'ai entendu dire à plusieurs personnes qu'elles ne s'étaient jamais repenties d'avoir suivi ses conseils. Une fois, au commencement du Carême, il me défendit de jeûner. Mais vous jeûnez bien, vous, Mr le Curé. - C'est vrai, me dit-il, mais moi, en jeûnant, je puis faire mon ouvrage; vous, vous ne le pourriez pas. Aussi vers la fin de sa vie consentit-il à prendre quelque chose après sa messe, parce qu'il avait besoin de se soutenir pour pouvoir parler. Ce qui explique cette conduite, c'est qu'en effet autant il était dur pour lui-même, autant il était bon pour les autres.

Ce que j'ai dit au sujet de la fondation de la Providence, de celle des Frères et des missions, montre la grande prudence qu'il déploya dans toutes ses oeuvres; aussi voulait-il qu'on se confiât en la divine Providence, mais non qu'on lui demandât des prodiges. Tout le monde dans sa paroisse a pu remarquer sa prudence dans ses rapports avec ses paroissiens, dans l'exercice de son ministère. J'ai dit ailleurs que j'ai vu ses cahiers d'instructions écrites, ce qui supposait qu'il les préparait soigneusement; on l'a entendu s'exercer à les débiter. 499 Si plus tard il n'y a plus apporté la même préparation, c'est que vu la multiplicité de ses travaux et l'affluence des pèlerins, il n'en avait pas le temps; Dieu alors l'assistait d'une manière particulière, c'est la remarque qu'on faisait généralement.

 

 

501      Session 50-16 mai 1863 à 8h du matin

 

Prosequendo decimum octavum Interrogatorium et relative ad Prudentiam, testis respondit:

La Prudence du Serviteur de Dieu se faisait aussi remarquer au tribunal de la pénitence; il donnait à chacun les conseils les plus convenables. On comptait tellement sur sa prudence, qu'on venait fréquemment lui demander des conseils dans les situations difficiles et lorsqu'il était question d'entreprises importantes. De toutes parts, on appelait ses encouragements et ses bénédictions.

Il était très réservé et très prudent dans ses conversations au sujet de l'apparition de la Salette; il montra sa prudence ordinaire; d'après ce que Maximin lui avait dit, il était porté à croire que l'apparition n'avait pas eu lieu, d'un autre côté l’évoque de Grenoble s'était prononcé en faveur de l'apparition; il s'abstenait d'en parler, mais à cause de la décision épiscopale, il ne s'opposait point à ce que les personnes qui s'adressaient à lui fissent le pèlerinage de la Salette.

Au milieu des contradictions qu'il eut à subir, il resta calme et sans inquiétude; il évitait prudemment tout ce qui pouvait froisser ses contradicteurs et cependant il faisait toujours ce que sa conscience lui inspirait de faire, sans se préoccuper de ce qu'on pourrait dire. On fait beaucoup plus pour Dieu, disait-il, en faisant les mêmes choses sans plaisir et sans goût; il est possible que l'on me chasse, mais en attendant je fais comme si je devais toujours rester. Ces épreuves lui étaient utiles: Au moins, disait-il, je ne trompe pas tout le monde. Un jour une personne lui dit qu'il était un saint, une autre qu'il était un hypocrite. Si je croyais l'un, dit-il, j'aurais de l'orgueil; si je croyais l'autre, je me découragerais. Il ne faut faire aucune attention aux éloges ni aux injures. Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu, et pas davantage.

 

Quoad Justitiam, testis respondit: ;

Le Serviteur de Dieu remplit toujours exactement les devoirs que la religion impose; il avait une très grande horreur du péché. Quand on lui parlait de quelque accident, il répondait: C'est un moins grand mal qu'un péché véniel. Il s'efforça toujours de pratiquer les conseils évangéliques et de suivre les inspirations de la grâce.

Il était très exact à remplir à l'égard des autres les devoirs de la charité et de la politesse. Il semblait que chacun était son meilleur ami; il était plein d'affabilité, de cordialité, et mettait tout le monde à l'aise; il s'oubliait lui-même pour ne penser qu'aux autres. 503 Il portait si loin le respect qu'il avait pour ceux qui lui faisaient une visite, qu'il ne s'asseyait point devant eux et les obligeait à s'asseoir. Il se servait toujours de formules très polies et très respectueuses. Il vénérait très profondément ses confrères, il s'empressait de sortir du confessionnal dès qu'ils le demandaient et de les entendre dès qu'ils réclamaient son ministère. Il honorait comme il devait le faire les grands et les puissants de la terre. Il était avec eux simple, affable et respectueux. Jamais, Mr Vianney ne blessait et ne repoussait personne; un aimable abandon présidait à toutes ses relations, sans jamais tourner à la familiarité. Il était bon en particulier pour les pauvres, les ignorants, les infirmes et les pécheurs; il cherchait à contenter tout le monde; on ne saurait dire combien il avait d'attentions pour ceux qui étaient autour de lui, combien il s'intéressait à leur santé.

Il fut toujours très respectueux à l'égard de son père et de sa mère, il était très reconnaissant des services qu'il en avait reçus; il parlait surtout de sa mère avec une tendre affection à cause des sentiments de piété qu'elle lui avait inspirés dès son enfance. Il recevait ses parents à Ars avec une grande cordialité. Pour les porter à manger, il ne craignait pas de sortir de son régime ordinaire et de manger avec eux. Il fut toujours très reconnaissant envers les habitants des Noës. Un jour que la fille de la veuve Fayot, qui lui avait donné l'hospitalité, était venue le voir à Ars, il lui acheta un parapluie de soie en souvenir des bons soins qu'il avait reçus de sa mère. Sa reconnaissance pour Mr Balley dura autant que sa vie. Il parlait souvent de ce vénérable ecclésiastique et ses yeux alors se remplissaient de larmes. On voulait, disait-il, faire son portrait: il n'y consentit pas; je le regrette beaucoup, parce que je serais bien heureux de le posséder. Il était sensible aux moindres services qu'on pouvait lui rendre; l'expression de sa figure, ses paroles et ses gestes indiquaient alors combien il était touché dés attentions qu'on avait pour lui.

 

Quoad Obedientiam, testis respondit:

Il parlait du Saint Père avec un souverain respect, il était constamment disposé à obéir à ses ordres; il avait en vénération les lois de l'Église et sa discipline, il s'efforçait de ne jamais s'en écarter.

Il avait un grand goût pour la solitude; il pensait que retiré du monde, il pourrait plus facilement prier Dieu, s'unir constamment à lui. Ce fut le motif pour lequel deux fois il quitta sa paroisse, sans avoir l'intention cependant de désobéir à son évêque. La première fois, avant de partir il remit à Mr Raymond, curé de Savigneux, une lettre qu'il le chargea de remettre à Monseigneur de Belley. 504 Le prélat exigea que Mr Vianney restât dans son diocèse, en lui laissant le choix de se fixer à Beaumont ou à Montmerle, ou de revenir à Ars. Le Serviteur de Dieu, après avoir dit la messe à Beaumont, revint à Ars, au grand contentement de la population. Lorsqu'il voulut quitter Ars la seconde fois, il me remit une lettre pour Mgr l’Évêque de Belley. On voit que dans ces diverses circonstances, il resta toujours soumis à l'autorité épiscopale. Malgré le projet qu'il avait formé de vivre dans la solitude, il se décida cependant à rester où l'obéissance l'appelait. Quelques temps après la seconde fuite, les habitants de Dardilly, ayant appris que Mr Vianney voulait quitter Ars, envoyèrent deux hommes avec une voiture pendant la nuit. L'un de ces hommes vint faire faction à la porte de la cure et attendre le moment où Mr le Curé sortirait après minuit. Ce moment arrivé, il s'approcha du Serviteur de Dieu et l'engagea à partir avec lui, en lui disant qu'il avait amené une voiture; il le prit même par le bras pour l'entraîner avec lui. Mr Vianney lui répondit: Je ne vous suivrai pas, je n'ai pas la permission de mon évêque.

 

Quoad Religionem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu aimait tout ce qui se rapporte au culte et à la gloire de la religion. Il aimait les images, les croix, les scapulaires, les chapelets, les médailles, l'eau bénite, les confréries, les reliques. Quand il pouvait se procurer des reliques, il était dans une grande joie. Il aimait beaucoup à en recevoir et peu à en donner; il en a cependant distribué à beaucoup de personnes. Son église, sa chapelle de la Providence en étaient remplies. S'il rencontrait quelqu'un qui devait faire le voyage de Rome, il lui disait: Ne manquez pas de m'apporter des reliques. Il assistait avec un grand contentement aux cérémonies, aux offices et aux sermons.

Il avait une très grande dévotion pour la Ste Trinité; il avait une image représentant les trois personnes divines pour marquer son bréviaire, et quand il changeait de volume, il ne manquait jamais de prendre l'image. Il engageait les personnes à se réunir au nombre de trois pour réciter des Gloria Patri. Jésus-Christ dans le St Sacrement semblait être sa vie, il en parlait souvent et quand il en parlait ou qu'il était près des autels, son coeur paraissait être en feu. 505 Il respectait toutes les pratiques de dévotions particulières en usage dans l'Église et les conseillait volontiers. Il était du tiers-ordre de St François et de plusieurs autres confréries. Il aimait à réciter l'office divin en union avec Notre Seigneur et pour faciliter cette union, il avait attaché aux différentes heures de l'office le souvenir des scènes de la Passion et il m'avait chargée de les indiquer par écrit sur chacun des volumes du bréviaire.

Il engageait les fidèles à prier et à agir avec des intentions particulières, à honorer le Dimanche la très sainte Trinité, le lundi le St Esprit, le mardi les anges gardiens, le mercredi les saints patrons ou St Joseph, le jeudi le St Sacrement, le vendredi la passion de Notre Seigneur, le samedi l'immaculée conception de la Ste Vierge. Il disait chaque jour sept Gloria Patri en l'honneur du Sacré Coeur.

Sa dévotion à la Ste Vierge commença dès son enfance. J'aimai, me disait-il, la Ste Vierge même avant de la connaître. On m'avait donné une petite statue qui la représentait; je ne pouvais pas me séparer d'elle, je la mettais dans mon lit pendant la nuit. J'ai déjà parlé des petites statues qu'il faisait lui-même; l'une a été conservée plusieurs années dans la famille. J'ai dit aussi qu'il invitait ses petits compagnons à honorer avec lui dans les champs la reine du Ciel. Quand il travaillait la vigne, il plaçait devant lui la statue de la Ste Vierge qu'on lui avait donnée et la changeait de place à mesure qu'il avançait. Vicaire à Ecully, il récitait avec Mr Balley tous les matins trois Ave Maria et le soir un Pater et un Ave. Plusieurs personnes imitèrent leur exemple. Il recommandait aux fidèles de dire dans la même intention un Ave Maria quand l'heure sonnait, et il avait fait placer pour cela une horloge à l'église; il s'arrêtait même au milieu de ses instructions pour réciter cette prière avec les assistants. Tous les soirs à la prière, il disait, en chaire, le chapelet de l'Immaculée Conception. Il avait fait voeu de dire la Ste Messe ou de la faire dire tous les samedis en l'honneur de la Sainte Vierge. 506 Il disait: J'aime beaucoup St Joseph et saint Jean, parce qu'ils ont pris soin de la Sainte Vierge. Si je n'allais pas au Ciel, je serais fâché! Je ne verrais jamais la Ste Vierge, cette créature si belle. Il disait encore: Supposez un homme bien riche qui avait beaucoup d'enfants. Tous sont morts, excepté un seul, qui hérite de sa fortune. Ainsi il en est des pauvres enfants d'Adam: tous étaient morts, et la Ste Vierge a hérité des dons surnaturels qui leur étaient destinés. Il avait sur ce sujet une infinité d'autres pensées belles, pieuses et touchantes.

Le jour où le dogme de l'Immaculée Conception fut défini fut pour lui un jour de joie immense. Il fit faire une magnifique chasuble, pour rappeler ce touchant souvenir. Depuis longtemps il a-vait consacré sa paroisse à Marie Immaculée. Ces deux derniers mots étaient écrits sur plusieurs de ses livres. Il célébrait avec une grande pompe les fêtes de la Ste Vierge. Il avait engagé tous les ménages à avoir une image de la Vierge Immaculée, signée de sa main, avec le nom de la famille, qui était ainsi consacrée à la Mère de Dieu, et à placer des statues dans leurs maisons. Il avait fait placer une statue de la reine des cieux sur la façade de son église. Il recommandait aux mères de famille de consacrer tous les matins leurs enfants à la Ste Vierge, quand ce ne serait que par un Ave Maria. Il conseillait des neuvaines au saint Coeur de Marie pour la conversion des pécheurs. Je remercie Dieu d'avoir pris un si bon coeur pour les pécheurs et d'en avoir donné un si bon à sa sainte Mère. Il avait établi dans la paroisse l'Archiconfrérie du Coeur Immaculé de Marie. Il conduisit tous ses paroissiens en pèlerinage à Fourvière, où il célébra la Ste Messe, et communia un grand nombre des personnes qui composaient la procession.

Il avait aussi une grande dévotion aux saints; il en vénérait quelques uns en particulier. J'en ai écrit moi-même la liste sur le dernier feuillet de ses bréviaires. Il avait voué un culte spécial à Ste Philomène, qu'il appelait sa chère petite sainte. Il mettait sur son compte toutes les faveurs et tous les prodiges qui ont contribué à la célébrité du pèlerinage d'Ars. 507 Il lui avait fait construire une chapelle. Il lisait continuellement la vie des saints. Je trouvais en effet chaque jour sur sa table le volume que j'avais la veille mis à sa place dans la bibliothèque. Il ne se lassait pas de raconter les traits, les épisodes, les circonstances les plus minutieuses de leur vie, qui s'offraient à sa mémoire avec une abondance et une précision admirables.

Il encourageait beaucoup à prier pour les âmes du purgatoire, lui-même ne cessait de prier pour elles; il offrait à leur intention ses douleurs et ses insomnies de la nuit. Ces saintes âmes, disait-il, ne peuvent rien pour elles, mais elles peuvent beaucoup pour nous.

 

 

509      Session 51 - 16 mai 1863 à 3h de l'après-midi

 

Prosequendo decimum octavum Interrogatorium et relative ad Orationem, testis respondit:

Je ne puis rien dire de bien précis sur son oraison, mais tout indiquait dans sa conduite habituelle, que son âme était continuellement unie à Dieu. Un grand nombre de faits que j'ai rapportés le prouveraient suffisamment. 510 Dans ses prières et ses oraisons, aucun signe extérieur, extraordinaire, ne révélait les opérations de la grâce; on ne s'en apercevait qu'à son air pieux et profondément recueilli; il était ennemi de toute affectation.

 

Quoad fortitudinem, testis respondit:

Mr Vianney a pratiqué la vertu de force toute sa vie. C'est elle qui lui a fait embrasser un genre de vie si dur et si pénible à la nature. Il a été fort contre lui-même, pour se vaincre et pour dompter ses passions; il a été fort contre les obstacles et les difficultés qu'il a rencontrés. En parlant de l'Espérance, j'ai assez montré quelle était sa confiance en Dieu. Quant à la constance, il en a fait preuve en persévérant jusqu'à la fin dans la vie de mortification et de sacrifices qu'il avait embrassée.

 

Quoad Patientiam, testis respondit:

Il a pratiqué toute sa vie la vertu de Patience, quoiqu'il fût naturellement d'un caractère très vif. Pendant qu'il était réfugié aux Noës, il promit à Dieu de ne jamais se plaindre, quoi qu'il lui arrivât. Voici à quelle occasion: Obligé de se cacher pour échapper à une visite de gendarmes, il se trouva pendant plusieurs heures dans la position la plus pénible. Jamais, disait-il plus tard, je n'ai tant souffert. C'est alors qu'il fit la promesse en question et il la tint toute sa vie.

Le Serviteur de Dieu a eu beaucoup à souffrir de différentes infirmités qui s'aggravaient d'année en année à mesure qu'il approchait de la vieillesse. Il était sujet à des douleurs d'entrailles, àdes maux de tête fréquents, mais quelles que fussent ses douleurs, non seulement il les supportait avec une grande patience, mais encore il conservait toujours un visage calme et souriant; il plaisantait lui-même sur ses grandes souffrances; il se contentait de dire parfois: Oui, je souffre un peu. Il prenait très peu de sommeil et il convenait lui-même que lorsqu'il avait dormi deux heures, cela était suffisant pour le reposer. Le plus souvent, il ne jouissait pas même de ce repos. Accablé, épuisé de souffrance, il se levait à tout instant, comme il l'a avoué parfois. On l'a vu si faible et si abattu qu'il ne marchait qu'en chancelant et ne se rendait à l'église qu'avec peine. Cet état de prostration ne l'arrêtait pas dans l'exercice de son zèle, dans la visite de sa paroisse et des paroisses voisines, dans les soins qu'il prodiguait aux pèlerins. 511 Pendant l'été, la chaleur l’étouffait au confessionnal et lui donnait, il en convenait lui-même, une idée de l'enfer; il en était de même en sens inverse pendant l'hiver. Au milieu de toutes ses souffrances, jamais un mot de plainte. Sa patience n'était pas moins grande quand il avait à supporter quelque humiliation ou quelque contradiction. Ce n'est pas qu'il n'éprouvât intérieurement une vive répugnance. J'ai entendu, moi-même, quelqu'un lui parler d'une manière très dure; le pauvre curé tremblait de tous ses membres, mais pas un mot de reproche. Il disait lui-même à la suite d'une autre scène de ce genre: Quand on a vaincu ses passions, on laisse trembler ses membres.

Quelle patience ne lui fallait-il pas chaque jour pour rester maître de lui-même et plein de bonté au milieu de cette foule qui le poursuivait, le pressait, le harcelait sans cesse, sans, épargner les importunités et les indiscrétions. On allait jusqu'à lui couper ses cheveux. Une personne fut obligée de se tenir auprès de lui à l'église pour empêcher ce zèle inopportun. Cette personne eut de la peine un jour à empêcher un pèlerin d'exécuter son projet. Le bon Curé, entendant la discussion qui s'éleva à ce sujet, se tourna et dit: Vous faites bien tant de bruit. - Mais, Mr le Curé, on vous coupe les cheveux! - Il en reste encore assez, répliqua-t-il sans la moindre marque d'impatience, et il continua ce qu'il faisait. Une personne avec qui il vivait habituellement, a beaucoup exercé sa patience, il ne l'en aima qu'avec plus de tendresse. Combien je lui ai de reconnaissance! disait-il; sans elle, j'aurais eu de la peine à savoir que j'aimais un peu le bon Dieu.

On le calomnia souvent, on alla jusqu'à l'attaquer dans ses moeurs; on lui écrivit des lettres remplies d'injures. Il supporta tout avec patience. Il se contentait de dire à ce sujet: quand j'étais calomnié, j'étais heureux. Il me disait un jour: Il ne faut jamais parler de ses souffrances. - Mais, Mr le Curé, lui répondis-je, quand on a le coeur fatigué, c'est un soulagement de verser ses peines dans le sein d'un ami. Il me répondit: Oh! non, il vaut mieux ne rien dire. Une fois, j'éprouvais beaucoup d'ennuis, des contradictions, j'ai voulu en faire part à quelqu'un de bien prudent, mais aussitôt après, je me suis senti le coeur tout sec devant le bon Dieu.

 

Quoad Temperantiam, testis respondit:

Pendant qu'il faisait ses études à Ecully, il pratiquait déjà la mortification. 512 C'est ainsi que j'ai appris de sa cousine Fayolle qu'il l'avait priée de lui faire sa soupe sans beurre et sans lait et qu'il n'était pas content lorsqu'elle ne se conformait pas à ses désirs; dès lors, il se contentait ordinairement de sa soupe.

J'ai su que pendant qu'il était vicaire à Ecully, il redoubla ses mortifications, rivalisant de zèle avec son curé, Mr Balley. Effrayé des mortifications de ce saint homme, il pria Mr Courbon, Vicaire Général, de le rappeler à la modération; le curé en fit autant pour son vicaire. Ensemble, ils se privaient de vin à leurs repas, mangeaient peu et toujours des mets assaisonnés de la même manière pendant un assez long temps. Avant de mourir, Mr Balley remit confidentiellement ses instruments de pénitences à son cher disciple.

En arrivant à Ars, Mr Vianney amena avec lui pour lui servir de domestique une bonne veuve, qui ne resta pas longtemps à poste fixe. Mr le Curé se passait volontiers de cuisinière. La bonne femme revenait de temps en temps, seulement alors elle était sûre de ne rien trouver dans le ménage de son curé, pas même du pain; elle lui en apportait quand elle revenait; bientôt même cette femme ne revint plus, Mr Vianney resta complètement seul. Une femme d'Ars, nommée Claudine Renard, lui rendait quelques petits services pour son ménage. Cette bonne voisine a souvent pleuré en voyant le régime si sévère de son curé. Il avait eu en héritage de Mr Balley, curé d'Ecully, un petit mobilier; un lit, une armoire, des chaises et des linges. Les pauvres en héritèrent à leur tour. Lorsque Claudine Renard allait faire, le matin, le lit de Mr le Curé, elle trouvait à coté la couette de plume, le matelas; elle remettait/tout en place, mais bientôt ces objets avaient disparu, il ne restait plus que la paillasse. Souvent même, Mr Vianney coucha dans son grenier, sur le plancher. Chaque année, ses paroissiens lui donnaient du blé qu'on faisait moudre; il en faisait des matefaims. J'avais bientôt, me disait-il, préparé mon dîner. Je faisais trois matefaims; pendant que je faisais le second, je mangeais le premier; en faisant le troisième, je mangeais le second; je mangeais le troisième en rangeant ma poêle et mon feu. Je buvais un bassin d'eau et je m'en allais, et j'en avais pour deux ou trois jours. Quand on lui faisait un pain, ce n'était pas lui ordinairement qui achevait de le manger; les pauvres en avaient la plus grande part. Un jour Claudine Renard lui porta un pain tout entier; le soir il ne restait rien, Mr le Curé l'avait donné. 513 Cette même femme trouva une fois Mr Vianney mangeant de l'oseille: dans son jardin; il lui dit: J'ai essayé de manger de l'herbe, je n'ai pas pu y tenir, le pain paraît nécessaire. Mr Vianney faisait aussi quelquefois cuire des pommes de terre pour plusieurs jours et quand la faim le pressait, il prenait une ou deux de ces pommes de terre et son repas était fait. Il achetait du pain des pauvres, il en faisait sa nourriture. Mademoiselle Lacan remplaça Mme Renard à sa mort. Elle se prêtait volontiers à rendre à Mr Vianney quelques petits services; elle lui préparait de temps en temps sa nourriture, elle s'efforçait d'introduire quelqu'adoucissement dans le régime si sévère du Serviteur de Dieu; mais elle ne réussit pas mieux que ne l'avait fait Claudine Renard. Mademoiselle Pignault, autre personne pieuse et dévouée qui prit pendant quelque temps soin du ménage de Mr le Curé, ne fut pas plus heureuse. Un jour mademoiselle Lacan, ayant préparé un pâté, le porta en cachette dans une armoire de la cure. Le soir, quand Mr le Curé fut rentré, elle se rendit au presbytère et dit à Mr Vianney d'un air tout joyeux: Mr le Curé, voulez-vous manger du pâté? - Volontiers, répondit le Curé. Mais la bonne demoiselle étant allée à l'armoire, ne trouva rien. Le pâté, découvert par Mr Vianney, avait disparu. Une autre fois, mademoiselle Lacan porta à Mr le Curé un plat de beaux matefaims, que le pasteur avait accepté d'avance. Quand le plat est devant lui, il joint les mains, lève les yeux au ciel comme pour dire le Benedicite et tandis qu'on fait le signe de la croix et qu'on se recueille autour de lui, il prend les matefaims, descend rapidement et les porte aux pauvres. Mr Vianney macérait son corps par de violentes disciplines. Mademoiselle Lacan m'a dit l'avoir entendu se frapper, une heure ou deux. Un cilice en crin usé, son linge ensanglanté, des morceaux de chaîne trouvés chez lui, prouvent la sévérité dont il usait à l'égard de son corps. Il commanda un jour à un maréchal de petits morceaux de fer qui pouvaient s'adapter à une chaîne. Nous achetâmes par ses ordres une chaîne d'une grosseur déterminée; des clefs trouvées souvent éparses dans sa chambre avaient sans doute servi aux mortifications qu'il s'infligeait. Il cachait ses instruments de pénitence. Je vis néanmoins un soir une discipline oubliée, il me recommanda d'en rien dire. 514 Nous lui préparions tous les jours une tasse de lait avec un peu de chocolat, c'était tout ce qu'il prenait quelquefois pendant huit ou neuf jours. Plus d'une fois, arrivé chez lui, il appelait en secret une de nos enfants et lui faisait porter sa nourriture aux pauvres. Nous nous apercevions souvent que le pain, le fromage, déposés chez lui pour la journée, allaient aux pauvres. Il ne buvait point de vin à moins qu'il ne fût en compagnie. Il prit un peu de vin blanc pendant sa maladie par ordre du médecin. On lui portait le matin une tasse de lait, à midi un plat de légume ou de la viande. Il nous avait défendu de lui servir plus d'un plat. Il mangeait à peine une livre de pain par semaine. Pendant le Carême, il ne faisait qu'un seul repas à midi; quelques années avant sa mort, il prenait quelque chose le matin, mais il mangeait moins à midi. Je lui disais un jour: Mr le Curé, mangez donc un peu plus, vous ne pourrez pas tenir en vivant de la sorte. - Oh! que si! répondit-il gaîment; j'ai un bon cadavre, je suis dur. Après que j'ai mangé, et que j'ai dormi deux heures, je peux recommencer. Il était quelquefois si épuisé qu'il était obligé de se lever pendant la nuit pour prendre quelque chose. Je le rencontrais une fois ne pouvant plus se soutenir. Je lui dis: Vous êtes bien content maintenant. Il me répondit: Beaucoup! Allons, disait-il quelquefois quand il pouvait à peine se soutenir, allons, mon pauvre Colon, debout, tiens-toi bon!, faisant allusion à un ivrogne de ce nom qui s'apostrophait ainsi pour se donner des jambes. Il nous disait: Je pense souvent, mais je n'ose pas vous le dire; que si vous aviez plus de charité pour moi; vous ne prépareriez rien pour moi; vous m'enverrez en purgatoire. Il me dit un jour: Le matin, je suis obligé de me donner deux ou trois coups de discipline pour faire marcher mon cadavre, ça réveille les fibres... Il vaut mieux, disait-il encore, coucher sur un lit dur, il n'en coûte pas tant pour se lever. Quoiqu'il craignît beaucoup le froid, il ne portait jamais de manteau et il fallait avoir recours à des ruses pour lui faire porter des vêtements un peut chauds. Pendant les premières années qu'il était à Ars, il pouvait plus facilement, comme il me le disait, se livrer aux pratiques de la pénitence, parce qu'il était plus libre. J'ai oublié de dire qu'une dame m'a raconté que lorsqu'il était au grand séminaire, il se donnait la discipline une partie de la nuit. 515 Elle tenait ce fait d'un ecclésiastique qui habitait à côté de sa cellule.

J'ai trouvé un billet écrit de sa main, où il se proposait de se priver de certains aliments pendant un certain temps. Il aimait beaucoup les fruits, il n'en mangeait jamais depuis un bon nombre d'années.

 

Quoad Paupertatem, testis respondit:

A Ars, le Serviteur de Dieu a presque continuellement vécu d'aumônes. Les pauvres meubles qui meublaient sa chambre ne lui appartenaient pas. Parmi les pièces qui composaient le presbytère, sa chambre à coucher seule était logeable et cependant elle était plus modeste que celle d'un religieux. Dans cette petite pièce laide, noire, enfumée, éclairée par deux fenêtres sans rideaux, tout avait et tout a conservé jusqu'à présent un air de vétusté et de délabrement. Je lui portais son déjeûner dans des tasses un peu convenables que l'on me donnait pour avoir celle dont il s'était servi; elles disparurent et nous trouvâmes les morceaux dans un coin. Nous lui fîmes des reproches. On ne peut donc pas venir à bout d'avoir la pauvreté dans son ménage..., répondit-il. Il ne s'occupait point du tout de son vestiaire; on lui achetait ses soutanes et ses chemises. On rachetait ensuite les soutanes en l'autorisant à les porter aussi longtemps qu'il voudrait. L'argent qu'on lui donnait était pour ses pauvres. Le désordre de sa mise prêtait quelquefois à des plaisanteries. C'est assez bon pour le Curé d'Ars, disait Mr Vianney: quand on a dit: C'est le Curé d'Ars, on a tout dit. Un jour il jeta par mégarde un billet de banque de cinq cents francs au feu. Je lui dis: Mr le Curé, vous avez des billets de banque, prenez garde de ne pas les brûler. Il me répondit sans émotion: Tiens, c'est fait. Il était complètement détaché de tous les biens de ce monde et n'éprouvait aucun désir de voyager, dans ce siècle de voyages; 516 il n'a jamais vu les chemins de fer, qui amenaient tant de pèlerins à Ars et qui passaient près de sa paroisse.

 

Quoad humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis respondit:

La simplicité et la modestie brillaient d'une manière toute particulière dans le Serviteur de Dieu. Chez lui point d'ostentation, point de mise en scène, rien de contraint ni d'affecté, rien absolument de l'homme qui veut paraître. Une simplicité d'enfant, un mélange d'abandon, de candeur, d'ingénuité, de grâces naïves qui, se combinant avec la finesse de son tact et la sûreté de son jugement, donnait un charme inexprimable à sa conversation et à toute sa conduite. Au milieu de tous les éloges qu'il recevait, de la gloire qui l'entourait, il était d'une humilité admirable. Il me dit un jour, en me racontant que Monseigneur avait demandé si Mr le Curé d'Ars n'avait point d'orgueil au milieu de la foule qui s'empressait autour de lui et lui donnait des marques si nombreuses de vénération: Je serais plus tenté de désespoir que d'orgueil. Je n'ai jamais remarqué, ni dans ses paroles, ni dans ses actions, rien qui indiquât un retour sur soi-même, un sentiment d'orgueil. Mgr Devie lui avait offert la paroisse de Fareins; il était décidé à accepter, parce qu'il pensait pouvoir établir plus facilement sa Providence. Il fit part de son projet à mes compagnes et à moi. Mais le lendemain il vint nous trouver et nous dit: Pauvre orgueilleux, j'étais sur le point d'accepter Fareins, et je puis à peine faire le bien dans la petite paroisse d'Ars. Pauvre orgueilleux! J'ai déjà tant de peine à me défendre contre le désespoir à cause de la responsabilité des âmes. On l'a vu plus d'une fois les jours de Dimanche quitter précipitamment sa stalle, se réfugier dans la sacristie et en fermer la porte, parce que le prédicateur disait quelques mots à sa louange. 517 Il se regardait comme le plus grand des pécheurs et quant aux facultés intellectuelles, il se comparait à un idiot de la paroisse.

 

 

519      Session 52 - 18 mai 1863 à 8h du matin

 

Prosequendo decimum octavum Interrogatorium et relative ad humilitatem, testis respondit:

On avait fait le portrait du Serviteur de Dieu sans son consentement, à cause de la vénération qu'on avait pour lui. Ce portrait avait été lithographie et mis en vente. Beaucoup de personnes le vendaient à Ars; il en était très peiné. Quand il le voyait, il disait, avec mépris: Toujours ce carnaval... C'était le nom qu'il donnait à son portrait. 520 Quand il eut vu le premier, il vint à la Providence et me dit: On a fait mon portrait, c'est bien moi, j'ai l'air bête, bête comme une oie... Il dit un jour à une petite marchande: Tu me pends et tu me vends. Quelquefois on lui présentait ce portrait à bénir, à la sacristie. Qu'est-ce que vous avez là? disait-il. On vous a trompé: cela ne vaut rien du tout. Et il refusait de les bénir et de les signer. On avait mis en vente un portrait mieux soigné et plus cher que les autres. Hélas! dit en souriant Mr Vianney, on est bien averti à chaque instant du peu qu'on vaut... Quand on me vendait deux sous, j'avais encore des acheteurs; depuis qu'on me vend trois francs, je n'en ai plus...

Il n’aimait pas la publicité qu'on donnait à son nom. Il était très peiné des biographies que l'on imprimait. Pourquoi travaille-t-on tant sur moi et pas sur les autres, disait-il. Un ecclésiastique qui avait été avec lui lui fit part du projet qu'il avait de faire sa vie, il en fut très peiné. L'humilité était sa vertu favorite, il en parlait sans cesse. Elle est pour les vertus, disait-il, comme la chaîne du chapelet; si la chaîne est brisée, les grains s'en vont; si l'humilité cesse, toutes les vertus disparaissent. Il rappelait souvent un trait de la vie de saint Macaire. Le diable, disait-il, lui apparut un jour et lui adressa ces paroles: Tout ce que tu fais, je le fais mieux que toi. Tu jeûnes, je ne mange jamais; tu veilles, je ne dors jamais; mais il est une chose que tu fais et que je ne puis faire; tu pratiques l'humilité.

Il recevait souvent des lettres de louanges; il disait alors: Si on me connaissait, on ne m'écrirait pas de la sorte. Il paraissait content toutes les fois que des personnes, qui avaient entendu parler de lui avec éloge, disaient en le voyant, avec une espèce de surprise, qui exprimait le désappointement: C'est donc vous?... Des personnes haut placées, des évêques, des hommes illustres, venaient visiter le Serviteur de Dieu; il était humilié de recevoir ces visites et il disait: J'aimerais bien mieux voir une pauvre vieille femme qui viendrait me demander l'aumône.

Monseigneur Chalandon, évêque de Belley, le nomma chanoine honoraire, et lui apporta lui-même le camail. Lorsqu'il voulut l'en revêtir, il pria Mgr de le donner à un confrère qui était présent. Il consentit par obéissance à le garder pendant la cérémonie. Il le vendit à une personne pieuse pour compléter une fondation. Il me dit: Des personnes ont pensé que Mgr serait mécontent de ce que j'avais vendu mon camail. Je lui ai écrit qu'il me manquait encore cinquante francs pour compléter une fondation de mission et qu'il ne serait pas fâché d'y avoir contribué. Il me disait plus tard: J'ai eu de l'esprit de vendre mon camail, on se serait moqué de moi.

Lorsqu'il reçut l'écrin dans lequel était la croix qui lui avait été conférée par le chef de l'Etat, il ne savait pas ce qu'il renfermait, si c'était des reliques ou autre chose. Quand il l'eut ouvert, il dit à Mr Toccanier qui lui avait apporté l'écrin: C'est ma croix! Tenez, mon ami, vous aurez le profit, moi l'honneur. J'aurais bien préféré qu'on m'eût donné quelque chose pour mes pauvres. J'étais présente quand ce fait eut lieu.

J'ai demandé à Dieu, me dit-il un jour, de connaître ma pauvre misère. Je l'ai connue et j'ai été si accablé que je l'ai prié de diminuer la peine que j'éprouvais; il me semblait que je ne pouvais plus y tenir.

Dès qu'il s'apercevait qu'en parlant de lui, il attirait l'attention des personnes avec lesquelles il conversait, il passait tout de suite à un autre sujet. On était obligé d'avoir recours à la ruse et à l'adresse pour surprendre sa bonhomie et apprendre de lui ce qu'on voulait savoir. Il nous avait défendu de rien dire de ce qu'il nous avait communiqué ou de ce que nous avions remarqué nous-mêmes.

 

Quoad castitatem, testis respondit:

Mr Vianney eut toujours un grand amour de la chasteté. En parlant un jour des enfants qui embrassaient leurs parents, il me dit: c'est permis, et cependant j'ai refusé souvent d'embrasser ma pauvre mère. Je lui ai entendu dire aussi que s'il n'avait pas été prêtre, il n'aurait pas connu le mal. Ses paroles, ses actions, ses démarches ont toujours montré le grand amour qu'il avait pour la chasteté. On n'a jamais rien pu surprendre chez lui qui méritât le moindre blâme ou pût faire naître l'ombre d'un soupçon. Si quelques propos ont pu être tenus par des gens mal intentionnés et sans bonne foi, ils n'ont jamais pu rencontrer la moindre créance.

 

Ad decimum nonum Interrogatorium, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus dont je viens de parler à un degré héroïque. J'entends par vertu héroïque une vertu pratiquée à un haut degré de perfection. Je crois en avoir fourni la preuve dans les dépositions que j'ai faites sur chaque vertu. Le Serviteur de Dieu a persévéré jusqu'à la mort dans la pratique de ces vertus. Loin de se relâcher, il est allé plutôt à une perfection plus grande, et je n'ai jamais rien connu qui ait obscurci l'éclat des vertus qu'il a pratiquées.

 

Ad vigesimum Interrogatorium, testis respondit:

Les personnes qui approchaient de plus près le Curé d'Ars ne savaient presque rien au sujet des dons surnaturels. Mr Vianney tenait ses grâces secrètes, et nous ne savions ordinairement quelque chose que par les personnes qui avaient été dans le cas de mieux remarquer que nous ou à qui les choses étaient arrivées.

Quant au don des larmes, le Serviteur de Dieu pleurait souvent au catéchisme, au confessionnal, en chaire, en donnant la Ste Communion, et surtout quand il parlait du péché et de l'amour de Dieu. Quelquefois, il paraissait tout heureux; tout à coup sa voix s'altérait et il se mettait à pleurer.

J'ai entendu dire qu'il lisait au fond des coeurs, mais je ne puis pas donner de détails.

Quant aux visions et révélations, voici ce que je puis déposer. Un jour qu'il prenait son petit repas à la Providence, ne sachant pas qu'il y avait quelqu'un dans l'appartement, il dit: Depuis dimanche, je n'ai pas vu le bon Dieu. L'une de mes compagnes qui l'entendit lui dit: Mr le Curé, avant Dimanche, vous le voyiez donc? Il ne répondit rien.

Quelque temps après qu'il eût érigé une chapelle à St Jean Baptiste dans l'église d'Ars, il dit en chaire: Mes frères, si vous saviez tout ce qui s'est passé dans cette chapelle, vous n'oseriez pas y'entrer; vous n'oseriez pas même y mettre les pieds. Je n'en dis pas davantage: 525 si Dieu l'avait voulu, il vous l'aurait fait connaître.

Quelque temps après que le pèlerinage eût été établi, il nous dit à la Providence: J'avais pensé qu'un jour Ars aurait de la peine à contenir les étrangers qui y viendraient. Cela arriva effectivement plus tard.

J'ai ouï dire qu'il dit un jour à une jeune fille: Il faut vous en aller. Le lendemain, voyant qu'elle n'était pas partie, il lui dit encore: Il faut vous en aller. Elle se hâta de terminer sa confession et partit; elle trouva sa mère ou sa soeur malade ou morte. Je ne sais pas bien si c'est l'un ou l'autre.

Un autre jour, il dit aussi à une jeune fille de s'en aller et de se trouver chez elle à neuf heures du matin. Elle arriva effectivement à neuf heures et mourut subitement.

A l'âge d'environ trente ans, j'eus une maladie violente et le délire pendant plusieurs jours. Le médecin me regardait comme tout à fait perdue dans le délire, j'aperçus deux femmes habillées de blanc dans une attitude de prière. La fièvre disparut subitement et je me sentis guérie. Cependant il me resta un état de faiblesse pendant quelque temps. J'ai su que Mr le Curé d'Ars avait prié pour moi Ste Philomène.

Un jeune homme était venu à Ars avec des béquilles; il alla à la sacristie et demanda à Mr le Curé s'il devait porter ses béquilles devant l'autel de Ste Philomène. Mr le Curé lui dit de le faire. Quand il fut devant l'autel, il fut subitement guéri. Je l'ai vu moi-même marcher très bien sans béquilles.

J'ai entendu parler de beaucoup d'autres faits miraculeux, sur lesquels je ne puis pas donner de détails précis.

524      Je lui ai entendu dire: Il faut que je prie Ste Philomène de ne pas tant faire de miracles ici, mais de les faire plus loin. Cela nous amène trop de monde.

Je lui ai entendu dire qu'un jour qu'il distribuait la Ste Communion, la sainte hostie alla elle-même se déposer sur la langue d'une personne qui communiait.

Le meunier avait pris dans le grenier de la cure cent mesures de blé. Je sais que Jeanne Marie, ma compagne, y alla avec Mr le Curé et trouva les cent mesures remplacées et plus.

Nous étions un jour presque sans farine à la Providence, et il était impossible d'en faire, les moulins ne marchant pas. Je dis à celle de mes compagnes qui faisait le pain: Si nous cuisions le peu de farine qui nous reste? - J'y ai pensé, me répondit-elle, mais avant je veux consulter Mr le Curé. Il restait pour faire trois pains; je craindrais d'exagérer en disant quatre. Sur la réponse de Mr le Curé, ma compagne se mit à pétrir; pendant qu'elle pétrissait, la pâte s'épaississait; elle mettait de l'eau; à la fin, le pétrin fut plein et elle fit une fournée de dix gros pains de vingt à vingt-deux livres. Je portais moi-même la farine et je fus aussi étonnée que ma compagne quand je vis le nombre de pains qui étaient sortis du pétrin.

Je crois qu'il y a eu une multiplication de vin et je n'en doute pas. Voici le fait. Un tonneau s'était répandu tout entier. On recueillit le plus clair dans deux petits seaux. On versa ce vin dans un tonneau qui était à peu près vide, d'après ma conviction. On tira du vin de ce tonneau jusqu'à ce qu'on ne pût plus en tirer, d'après ma conviction. Il y avait un petit tonneau vide à moitié. Il ne restait que cinquante litres. On transvasa cette moitié de tonneau dans celui dont je viens de parler, qui était de la contenance de deux cent dix litres, et il se trouva plein. Je dis à Mr le Curé: Je ne sais pas si c'est Jeanne ou Marie qui a fait un miracle, mais le tonneau s'est trouvé plein. Mr Vianney répondit simplement: Ah! elles ont trouvé plus de vin qu'elles ne pensaient. Il n'ajouta rien de plus.

525      Un jour, je distribuais aux enfants un plat de courge. Mr le Curé prit le plat et se mit à servir lui-même. Comme il faisait les parts beaucoup plus fortes que moi, je lui fis observer qu'il n'y en aurait pas pour tout le monde. Il continua de la même manière et tout le monde fut servi. Je ne saurais dire si je m'étais déjà servie de ce plat; du moins maintenant je n'en suis pas sûre mais sur le moment j'ai regardé le fait comme un miracle.

 

 

527      Session 53 - 18 mai 1863 à 3h de l'après-midi

 

Prosequendo vigesimum Interrogatorium, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu avait une grande lumière pour la direction des âmes, pour connaître les vocations; des grâces particulières pour la conversion des pécheurs. J'ai vu beaucoup de personnes converties par lui et j'ai entendu parler de beaucoup de conversions remarquables.

 

Ad vigestimum primum Interrogatorium, testis respondit:

Je ne connais point de livres écrits par le Serviteur de Dieu, point de traité, point d'opuscules. Il a composé quelques prières qui ont été insérées dans un livre de piété intitulé "Le guide des âmes pieuses". Il a écrit des lettres; je ne sais à quelles personnes il les a adressées ni entre les mains de qui elles pourraient se trouver.

 

Ad vigesimum secundum Interrogatorium, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu est mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf, d'épuisement. Je lui remis un ruban pour porter le St Sacrement à la Fête-Dieu de mil huit cent cinquante-huit; il me dit qu'il le porterait pour la dernière fois. En effet il était si faible en mil huit cent cinquante-neuf qu'il n'eut pas assez de force pour soutenir l'ostensoir. Au mois de Novembre de la même année, il me remit un reçu pour toucher la rente de trois cent soixante francs dont j'ai déjà parlé. En me le remettant, il me dit: Ce sera pour la dernière fois. Il tomba malade le vendredi après avoir fait des efforts héroïques pour rester au confessionnal toute la journée. Il semblait en effet y prolonger ses séances à la fin de sa vie. J'allais le voir le samedi, il me dit: C'est ma pauvre fin. Il faut aller chercher le Curé de Jassans ( - qui était son confesseur -). - Ce ne sera rien, lui dis-je, je vais aller chercher le Frère Jérôme. - Cela ne servira de rien, répondit-il. Sa maladie a duré sept jours. Pendant tout le temps, il fut calme, sans inquiétude et d'une patience admirable. On lui proposa le mardi de l'administrer le mercredi; il répondit: Non, tout de suite. Il fut pendant sa maladie ce qu'il avait été pendant sa vie, c'est-à-dire pieux et fervent.

 

Ad vigesimum tertium Interrogatorium, testis respondit:

529      Le corps du Serviteur de Dieu fut exposé au rez-de-chaussée de la Cure. Il fut déposé le samedi, après la cérémonie des funérailles, dans la chapelle de St Jean Baptiste, jusqu'à ce qu'on eût préparé le caveau qui devait le recevoir. Cinq ou six mille personnes assistaient aux funérailles, qui furent présidées par Mgr l'Évêque. C'était des personnes de toutes conditions, des prêtres, des religieux, des religieuses, des laïques de toutes les classes. Je ne connais pas d'autres faits remarquables qui aient eu lieu dans cette circonstance.

 

Ad vigesimum quartum Interrogatorium, testis respondit;

Le Serviteur de Dieu a été inhumé dans l'église d'Ars au milieu de la nef. Une pierre sépulcrale ordinaire, avec cette inscription: Jean Marie Baptiste Vianney, Curé d'Ars, indique le lieu où il repose. Les fidèles viennent en foule visiter ce tombeau; mais rien dans ces visites ne ressemble à un culte public.

 

Ad vigesimum quintum Interrogatorium, testis respondit:

La réputation de sainteté, de vertus et de dons surnaturels du Serviteur de Dieu a existé de son vivant et après sa mort. Elle a eu sa source dans les vertus qu'il a pratiquées, dans la sainteté de sa vie; elle n'a pas eu d'autre origine. Cette réputation s'est formée parmi les personnes graves et instruites comme parmi les ignorants. Cette réputation, qui avait commencé à Ecully, a continué à Ars, s'est répandue peu à peu, s'est étendue bientôt on peut dire dans toute la France, elle s'est même répandue à l'étranger; elle n'a jamais été interrompue, elle n'a jamais subi ni de diminution, ni d'altération, et est allée sans cesse en s'accroissant. Elle est la même aujourd'hui; on peut dire qu'elle est plus florissante. On n'a rien écrit, rien dit et rien fait pour l'attaquer.

 

Ad vigesimum sextum Interrogatorium, testis respondit:

Je n'ai pas ouï dire que la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu ait été attaquée par qui que ce soit. Elle a été si incontestable pendant sa vie, qu'une foule de pèlerins accouraient à Ars; on peut en évaluer le nombre à quatre vingt mille par an. On ne se bornait pas à le voir, à l'entendre, à recevoir sa bénédiction; on voulait posséder un souvenir de lui, un objet qui lui eût appartenu, une image qu'il avait signée. On tenait à avoir quelque chose qui lui eût appartenu. On coupait son surplis, sa soutane, ses cheveux. On me demandait ses objets usés pour les remplacer par des objets neufs. Quand il fut mort, une foule immense circulait autour de son corps exposé, pour lui faire toucher des images, des chapelets et autres objets de piété. Les habitants de Dardilly auraient enlevé son corps, s'il ne l'eût légué à Ars, sur les instances de Mgr Chalandon. Après sa mort, comme nous l'avons dit, un concours considérable se fit autour du tombeau du Serviteur de Dieu, pour le vénérer et demander des grâces par son intercession. Les fidèles tiennent plus que jamais à avoir quelque chose qui lui ait appartenu.

 

Ad vigesimum septimum Interrogatorium, testis respondit:

J'ai entendu parler de plusieurs faits miraculeux opérés, depuis la mort du Serviteur de Dieu, par son intercession.

En particulier une dame de Tain, diocèse de Valence, m'a raconté qu'elle avait au ventre une tumeur très mauvaise, depuis cinq ans; que les médecins avaient déclaré la maladie incurable. Qu'elle avait fait une neuvaine au Curé d'Ars, avait appliqué un morceau du cordon de ses souliers et qu'elle avait été subitement guérie. La guérison a persévéré.

Une soeur Clarisse de Lyon a amené à Ars une sourde-muette; elle m'a dit que par l'intercession du Curé d'Ars, l'enfant entendait et parlait.

J'ai entendu parler de la guérison miraculeuse d'un enfant de St Laurent lès Mâcon et de beaucoup d'autres faits miraculeux opérés par l'intercession du Serviteur de Dieu.

 

531      Ad vigesimum octavum Interrogatorium, testis respondit:

Relativement à la tempérance, je puis ajouter à ce que j'ai dit que le Serviteur de Dieu mortifiait l'odorat, soit en ne craignant pas les odeurs mauvaises, soit en fuyant les odeurs agréables.

Un jour il me disait: Si mon corps a faim, je mettrai un morceau de bois sur la table et je lui dirai: Tiens, ronge si tu veux.

Il consacrait presque tout son temps à la prière, à la mortification, à la charité à l'égard du prochain. Quelques minutes lui suffisaient pour prendre son repas debout, et il ne s'asseyait que très rarement, lorsqu'il était très fatigué.

 

Interrogé si le témoin avait quelque chose à ajouter à sa déposition, il a répondu:

Je ne me rappelle plus rien.

 

Et expleto examine super interrogatoriis, deventum est ad articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire, quantum supra deposuit ad interrogatoria, ad quae se retulit.

Sic completo examine integra depositio perlecta fuit a me Notario a principio usque ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare et illam confirmavit.

 


 

PROCES

DE BEATIFICATION

ET CANONISATION

DE SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D’ARS

 

 

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

 

 

 

 

TEMOIN VII - FRANCOIS DUNOYER - (FRERE JEROME)

 

 

(Tome I - p. 536 à 576)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Frère Jérôme

(535) Session 54 – 21 juillet 1863 à 9 h du matin

 

(536) Juxta primum interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit :

 

Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire, et la gravité du parjure dont je me rendrai * coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

            Juxta secundum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Je m’appelle François Dunoyer, en religion Frère Jérôme de la Sainte Famille de Belley. Je suis né à Rumilly, Diocèse de Chambéry le cinq juin mil huit cent vingt-un. Mon père se nomme Baptiste Dunoyer, ma mère Monard.

 

Juxta tertium interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Je fais les communions marquées par la règle, j’ai eu le bonheur de communier ce matin.

 

            Juxta quartum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Je n’ai jamais été traduit en justice devant aucun tribunal.

 

            Juxta quintum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Je n’ai jamais encouru de censures ou de peines ecclésiastiques.

 

Juxta sextum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je n’ai été instruit par personne de la manière dont je devais déposer dans cette cause. Je n’ai pas lu les Articles rédigés par le Postulateur. Je ne dirai que ce que je sais par moi-même ou ce que j’ai appris de témoins dignes de foi.

 

Juxta septimum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

J’ai sans doute une grande affection, une grande vénération pour le Serviteur de Dieu Jean Marie Baptiste Vianney ; je désire vivement sa béatification et sa canonisation ; mais en cela, je ne me propose que l’honneur de l’Eglise et (537) la gloire de Dieu.

 

* nous avons respecté la ponctuation et l’orthographe du document manuscrit original en mettant toutefois les fautes d’orthographe en italique

 

Juxta octavum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je ne sais pas exactement le jour, le mois, l’année de la naissance du Serviteur de Dieu. Je sais seulement qu’il est né à Dardilly, paroisse du diocèse de Lyon. Ses parents étaient très vertueux, sa mère surtout se distinguait par sa grande piété. Pendant son enfance, sa mère remarqua en lui quelque chose de particulier : elle lui disait : Jean Marie fais bien attention d’être sage, car si tu ne l’étais pas, tu me ferais plus de peine que si c’était un autre de tes frères. Mr Vianney nous disait aussi que quand tout le monde était couché il veillait quelquefois très tard avec sa mère et une autre de ses sœurs pour parler du bon Dieu. Cette sœur épousa Mr Melin et mourut comme une sainte en récitant l’Ave Maria, nous a raconté le Serviteur de Dieu. Je ne sais quel jour Mr Vianney a été baptisé ou confirmé. J’ai vu ici son extrait de baptême, je ne me rappelle pas suffisamment ce qui y était contenu.

 

Juxta nonum interrogatorium, testis interrogatus respondit : Je sais de témoins dignes de foi que le Serviteur de Dieu a passé son enfance et la plus grande partie de son adolescence à Dardilly auprès de ses parents. Je sais aussi que dès lors il donna des preuves nombreuses d’une grande piété. Je n’ai pas entendu parler de quelque défaut qu’il aurait montré à cet âge.

 

Juxta Decimum interrogatorium, testis interrogatus respondit : Je tiens de personnes dignes de foi que Mr Vianney s’occupa d’abord aux travaux de la campagne ; il gardait aussi les troupeaux de son père. Vers l’âge de quinze ans, il se sentit appelé à l’état ecclésiastique . son beau-frère, Mr Melin, pria Mr Balley, curé d’Ecully de vouloir bien le recevoir auprès de lui, pour lui faire faire les études nécessaires. Mr Balley ne connaissant pas le jeune homme, refusa d’abord de le recevoir : je suis trop âgé et trop occupé pour me charger (538) de son éducation. Mais lorsqu’il eût vu le jeune homme, il fut tellement frappé de son air de piété qu’il l’admit aussitôt. Je sais par une de ses cousines chez laquelle il logeait, que pendant le cours de ses études, Mr Vianney se livrait à la pratique de la mortification. Ainsi il voulait qu’on lui trempât la soupe avant qu’on y eut mis les assaisonnements ordinaires. Il éprouva beaucoup de difficultés dans l’étude des lettres. Pour les vaincre il fit un pèlerinage à Saint François-Régis. A la suite de ce pèlerinage il eut moins de peine à apprendre.

 

Juxta undecimum interrogatorium, testis interrogatus respondit : Je tiens de Mr Vianney lui-même qu’il fut obligé d’interrompre ses études, à cause de la conscription militaire. Arrivé à Roanne il tomba malade et à l’hôpital il se vit entouré de soins tout particuliers de la part des religieuses, qui remarquèrent en lui je ne sais quoi d’extraordinaire. Quand il fut rétabli, il se présenta pour avoir sa feuille de route ; mais comme il était en retard on voulait le faire conduire à son régiment par la gendarmerie. Les secrétaires firent remarquer qu’il s’était présenté de lui-même et qu’il fallait lui signer comme aux autres sa feuille de route. Il était en marche et paraissait ennuyé lorsqu’un jeune homme se présenta à lui et lui dit : « je n’ai point de conseil à vous donner ; mais si vous voulez me suivre, vous n’aurez rien à craindre » Mr Vianney le suivit ; le jeune homme le conduisit dans une pauvre famille où il passa la nuit. Le matin un membre de la famille le présenta au maire des Noës, qui lui-même le conduisit chez une veuve. Je tiens du fils de cette veuve que Mr Vianney passait la nuit à prier Dieu. Ce jeune homme coucha avec lui pendant trois nuits. Il raconta à sa mère la manière dont Mr Vianney passait la nuit ; sa mère lui dit alors qu’il fallait le laisser seul dans sa chambre. Pendant son séjour d’environ quinze mois auprès de cette veuve, Mr Vianney s’occupait l’été aux travaux des champs et l’hiver à faire l’école. Il se fit remarquer par (539) sa grande piété ; il s’attira l’estime et l’affection de tout le monde, au point qu’à son départ un grand nombre de personnes s’empressait de lui faire accepter quelque chose pour son voyage. De retour à Ecully il reprit ses études ecclésiastiques.

 

Juxta Duodecimum interrogatorium, testis interrogatus respondit : Je sais seulement au sujet de cet interrogatoire que Mr Vianney a été ordonné prêtre à Grenoble par Monseigneur Simon, Evêque de Grenoble.

 

Juxta decimum tertium interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Après son ordination à la prêtrise, le Serviteur de Dieu fut placé comme vicaire à Ecully. Il se fit  remarquer par sa grande piété et il se livra avec Mr Balley à la pratique de la mortification.

 

Juxta Decimum quartum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Après la mort de Mr Balley, le Serviteur de Dieu fut nommé curé de la petite paroisse d’Ars. Il y régnait plusieurs abus ; les danses surtout y étaient très fréquentes. Je ne sais quels moyens il employa pour les détruire. Je sais cependant qu’il donnait de l’argent au cabaretier et au ménétrier pour les empêcher de continuer la danse. Les deux moyens principaux qu’il employa pour réformer sa paroisse et y faire refleurir la piété furent ses longues prières à l’église et la visite des familles. Dès le grand matin, me disait un jour un homme de la paroisse, on le voyait dans sa petite stalle les yeux fixés sur le tabernacle, le sourire sur les lèvres ; cela me touchait. Dans ses fréquentes visites à ses paroissiens, il profitait du moment des repas pour trouver toute la famille réunie ; il leur parlait sans jamais s’asseoir de leurs terres d’abord, du bon Dieu ensuite.

 

Juxta decimum quintum interrogatorium, testis (540) interrogatus respondit :

 

Le Serviteur de Dieu pour mieux réformer sa paroisse créa d’abord une providence pour recevoir des filles pauvres et instruire celles de la paroisse. Cette Providence fut confiée plus tard aux religieuses de St Joseph. Puis il a institué un établissement de frères de la Sainte Famille de Belley pour l’instruction gratuite des garçons. C’est la charité des fidèles qui lui a permis de faire ces fondations. Ces établissements ont fait le plus grand bien dans la paroisse.

 

Juxta decimum sextum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je sais que le Serviteur de Dieu a pratiqué exactement les commandements de Dieu et de l’Eglise, et a rempli les obligations de son état. Pendant les dix dernières années de sa vie, j’ai été témoin chaque jour de la manière admirable dont il remplissait ses devoirs. Je suis naturellement porté aux scrupules pour moi comme pour les autres et j’ai eu la pensée qu’il avait pu manquer un jour à la charité en parlant d’une personne devant deux ou trois témoins et j’étais du nombre. Mais il s’agissait d’un certain personnage nommé Azun très connu surtout à Ars par ses intrigues ; Monsieur le curé demandait continuellement à Dieu qu’il ne parvint pas au sacerdoce auquel il aspirait. Je concilie ses absences de la paroisse avec l’accomplissement de ses devoirs par la pensée qu’il avait peu à faire dans les commencements et qu’il se rendait utile dans les missions et les retraites où on l’employait. Sa paroisse du reste n’en souffrait en aucune façon. Quant aux fuites, je n’étais pas ici pour la première et pour la seconde il me dit : Un curé peut d’après les statuts du diocèse absenter pendant quinze jours de sa paroisse, et durant ce temps, j’écrirai à Monseigneur.

 

Juxta Decimum septimum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je sais que Mr Vianney a eu à supporter beaucoup de contradictions et de contrariétés. Il m’a dit un jour : si le bon Dieu m’avait fait voir (541) d’avance ce que je devais souffrir à Ars, je serais mort de chagrin. Les plus grandes contrariétés lui sont venues de la part des prêtres qui trouvaient son genre de vie bizarre et extraordinaire. Il a tout supporté avec une admirable patience et il me disait un jour : s’il n’était l’offense de Dieu, j’aurais voulu que ces persécutions et contrariétés continuassent toujours ; c’est le temps où Dieu m’a accordé le plus de consolations.

 

(543) Session 55 - 21 juillet 1863 à 3h de l’après-midi

 

Juxta decimum octavum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

J’ai vu par moi-même et entendu dire par un grand nombre de personnes que le Serviteur de Dieu avait pratiqué toutes les vertus chrétiennes jusqu’à la mort.

 

Quoad fidem in particulari interrogatus testis sic respondit :

 

(544) Je n’ai rien de bien précis à mentionner sur la première enfance de Mr Vianney. En répondant aux interrogatoires précédents j’ai déjà donné les quelques détails que j’avais à signaler au sujet de son adolescence, de ses études, de son séjour aux Noës, de son vicariat à Ecully.

 

Arrivé à Ars Mr Vianney se fit remarquer par sa grande piété ainsi que je l’ai déposé en répondant au quatorzième interrogatoire. Il attachait à la prédication de la parole de Dieu une grande importance. Il commençait à préparer dès le lundi l’instruction qu’il devait faire le Dimanche suivant.

 

Je ne sais quels moyens particuliers Mr Vianney employa pour établir l’adoration perpétuelle du St Sacrement, la fréquentation des sacrements et différentes confréries ; mais j’ai vu l’église presque continuellement remplie de personnes faisant leur adoration ; j’ai vu tous les jours la sainte communion distribuée à un grand nombre de fidèles. La confrérie du St Sacrement est encore aujourd’hui très florissante.

 

Le Serviteur de Dieu parvint à faire cesser le travail du Dimanche, il prêchait souvent sur cet article. On ne vendait pas et on n’achetait pas le Dimanche. Les voitures publiques elles-mêmes n’arrivaient pas et ne partaient pas le jour consacré au Seigneur. Lorsque l’établissement du chemin de fer eu rendu leur arrivée et leur départ nécessaires, elles s’arrêtaient à l’entrée du village.

 

En mil huit cent vingt-six au moment du grand jubilé, Mr Vianney se rendit volontiers à l’invitation de ses confrères, il prêcha et surtout il confessa avec un grand succès. A Trévoux il vit s’approcher de son confessionnal le sous-préfet et presque tous les membres du barreau. On montrait à St Barnard une très grande ardeur pour entendre les instructions du Serviteur de Dieu ; on quittait tout quand on entendait la cloche appeler à l’église. Les domestiques disaient à leurs maîtres : « retenez sur nos gages la partie cor- (545) respondante au temps que nous passons à l’église. Je tiens ce dernier détail de Mr Vianney lui-même.

 

Le Serviteur de Dieu montrait un grand zèle pour tout ce qui tenait au culte divin. Il voulait pour l’église de beaux ornements ; il était heureux toutes les fois qu’il pouvait s’en procurer. Comme j’étais chargé de la sacristie il me disait agréablement : le ménage du bon Dieu se monte bien ; il faut en avoir grand soin. Dans son grand esprit de foi et son amour pour la pauvreté, il me disait aussi : « une vieille soutane va bien avec une belle chasuble. » Quand il eut reçu du Vicomte d’Ars les beaux ornements qu’il envoya de Paris, Mr Vianney conduisit en procession toute sa paroisse à Notre Dame de Fourvières pour remercier Dieu. Quand la procession passait devant quelque église on sonnait les cloches.

 

Parmi toutes les cérémonies du culte divin, il aimait à déployer une grande pompe dans la procession du St Sacrement. Il faisait lui-même au commencement les reposoirs, il voulait qu’ils fussent aussi riches que possible. Il portait lui-même le St Sacrement. Sur la fin de sa vie comme il était très faible on lui demanda après la procession s'il était fatigué : Comment le serais-je ! je portais celui qui me porte.

 

Quand Mr Vianney célébrait le saint sacrifice, je croyais voir au commencement de la messe un autre St François de Sales. J’étais surtout fortement ému lorsque au moment de la consécration et de la communion je remarquais sur son visage une expression de piété, de foi d’amour et de joie dont il paraissait comme embrasé. C’était le moment où j’aimais à le voir. Quand il prêchait sur le St Sacrement, il le faisait dans des termes qui m’impressionnaient fortement. J’ai été bien souvent frappé des pensées et des comparaisons que le Serviteur de Dieu développait dans ses instructions ou ses catéchismes. Je ne saurais les rappeler en détail ; je me souviens cependant qu’il disait que le St Esprit repose dans une âme (546) pure comme sur un lit de roses et qu’une âme pure est comme une belle perle. A la suite d’une instruction sur le St Esprit un prêtre assez haut placé du diocèse disait en ma présence : « il a fallu que je sois venu à Ars pour connaître le St Esprit ».

 

J’ai entendu répéter à des personnes dignes de foi que dans la première maladie de Mr Vianney les ecclésiastiques réunis autour de lui avaient décidés d’assister seuls à l’administration des derniers sacrements. Le malade entendant cette décision : allez, dit-il, faire sonner ; ne faut-il pas que les paroissiens prient pour leur curé ?

 

J’affirme enfin que la foi paraissait être le grand mobile de toutes les actions du curé d’Ars.

 

Quoad spem testis interrogatus sic respondit :

 

Mr Vianney montra dès son enfance, ainsi que je l’ai appris de témoins dignes de foi, une grande espérance. J’ai pu m’assurer par moi-même qu’il plaçait en Dieu toute sa confiance qu’il n’espérait et n’attendait rien de lui-même. Les difficultés ne l’abattaient pas. Quand il croyait que quelque chose pouvait contribuer à la gloire de Dieu et au salut des âmes, il en poursuivait l’exécution avec une ardeur infatiguable.

 

Mr Vianney parlait dans ses instructions du malheur d’une âme en état de péché en se servant d’expressions qui nous impressionnaient vivement. Il disait en particulier : nous fuyons Dieu notre ami et nous cherchons le démon notre bourreau. Le bon chrétien est assis comme sur un char de triomphe, et c’est Notre Seigneur qui conduit la voiture. Mais le pécheur est attelé lui-même aux brancards, et le démon frappe sur lui à (547) grands coups pour le faire avancer. L’espérance des biens à venir faisait estimer à Mr Vianney les grâces et les biens spirituels à leur juste valeur. Il ne négligeait rien pour sauver les âmes confiées à ses soins.

 

En travaillant au salut des autres il n’omettait rien pour assurer son propre salut ; quand la grande affluence des pèlerins ne lui permit plus de se livrer à ses longues oraisons, il choisissait le matin un sujet d’oraison et y rapportait tout ce qu’il faisait pendant la journée.

 

Dieu permit que son Serviteur fut éprouvé par les attaques assez fréquentes du démon. Mr Vianney racontait volontiers ce qui lui arrivait à ce sujet. Je lui ai entendu dire que pendant un an le démon qu’il nommait le grappin frappait d’heure en heure trois coups de massue à trois des portes de la cure ; la première heure, trois coups à la porte extérieure, une heure après trois coup à la porte de l’escalier, à la troisième heure trois coups à la porte de sa chambre ; puis comme si le démon fut entré dans sa chambre, il l’entendait battre la générale sur son pot à eau. D’autres fois il faisait un bruit semblable à un escadron de cavalerie. En montant l’escalier il entendait comme les pas d’un homme montant devant lui avec des bottes de fer. Une fois (548) il se sentit comme saisi par le démon qui voulait le jeter à terre. Le démon le tourmentait de mille manières. A la mission de Montmerle, le démon faisait rouler par la chambre le lit sur lequel Mr Vianney était couché. A la mission de St Trivier on entendit au milieu de la nuit un grand bruit qui effraya tous ceux qui se trouvaient au presbytère. La veille ses confrères l’avaient plaisanté sur les bruits qu’il entendait. Votre esprit s’exalte avaient-ils dit, parce que vous ne mangez pas. Vous croyez que tous les diables sont à votre poursuite. Mr Vianney a remarqué bien des fois qu’il était plus tourmenté lorsque quelque grand pécheur devait s’approcher de son tribunal, ou lorsqu’il voulait fonder quelque œuvre importante. On lui demandait un jour en ma présence s’il n’avait pas peur lorsqu’il était ainsi l’objet des attaques du démon : O ! non, reprit-il, nous sommes presque camarades. Une nuit il était accablé d’une profonde tristesse ; tout à coup il entendit une voix qui lui dit ces paroles : j’ai espéré en vous, je ne serais point confondu pour l’éternité. Il se leva, ouvrit son bréviaire et les premiers mots qui frappèrent ses yeux furent ces mêmes paroles du psaume. Le Serviteur de Dieu se trouva consolé.

 

 

Il fut aussi en butte aux contradictions des hommes. Mais rien ne put lui faire perdre (549) confiance. A mesure que tout lui manquait dans le monde, il se donnait et s’abandonnait davantage à son sauveur.

 

(551) Session 56 – 22 juillet 1863 à 8h du matin

 

Pro sequendo decimum octavum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Le Serviteur de Dieu ressentait souvent de grandes peines intérieures ; il ne se décourageait pas pour cela et n’en continuait pas moins à travailler au salut des âmes et à sa propre sanctification. Un jour il demanda à Dieu (552) à connaître sa grande misère, comme il nous le raconta lui-même. Dieu l’exauça, et Mr Vianney fut presque tenté à cette vue de tomber dans le désespoir . Il pria Dieu de ne plus lui faire voir qu’une partie de ses misères, Dieu l’exauça de nouveau et il se trouva consolé.

 

            Le Serviteur de Dieu éprouvait une vive peine en pensant au grand nombre des pécheurs et aux crimes qui se commettaient. On offense tant le bon Dieu disait-il souvent avec un accent qui indiquait sa profonde tristesse. Encore si le bon Dieu n’était pas si bon ! mais il est si bon ! Il est bien, disait-il, de prier pour les âmes du purgatoire ; mais elles sont sûres d’aller au ciel. Il est bon de prier aussi pour les justes, mais la meilleure prière est celle que l’on fait pour la conversion des pauvres pécheurs ; il priait à cette intention toute la semaine à l’exception du lundi. Ce jour-là il priait pour les âmes du purgatoire et il désirait vivement voir revenir le mardi afin de reprendre ses prières pour les pécheurs.

 

            Il était sans cesse poursuivi de la crainte des jugements de Dieu, il redoutait la mort et surtout il craignait de mourir avec la charge de curé. Cependant cette idée ne l’abattait pas, et il a plus d’une fois parlé d’écrire un livre sur les délices de la mort. Il désirait vivement aller dans la solitude pleurer sa pauvre vie suivant son expression. Il ne put pas réaliser son désir ; il ne laissa pas que de poursuivre jusqu’à sa mort les travaux qu’il avait entrepris pour la gloire de Dieu. Lui qui avait tant redouté les jugements de Dieu et tant craint la mort, vit arriver ses derniers moments avec un grand calme et une grande assurance.

 

            Quoad charitatem erga Deum testis interrogatus respondit :

 

J’affirme que Mr Vianney a montré un grand amour pour Dieu. Il suffisait de le voir et de l’entendre parler pour en être convaincu. Je n’ai pas de détails précis sur les premières années de sa vie. Je sais que lorsqu’il était vicaire à Ecully il menait avec Mr Balley une vie pénitente et mortifiée. Il (553) ne parlait jamais de Mr Balley sans verser des larmes et il ajoutait : pour être porté à aimer Dieu il suffisait de voir Mr Balley et de l’entendre discourir sur Dieu.

 

Je puis affirmer que Mr Vianney semblait n’avoir qu’une seule pensée : aimer Dieu et le faire aimer. Son grand amour pour Dieu le porta à détruire les abus et à établir dans sa paroisse différentes œuvres et différentes pratiques de piété. Je n’en ai pas vu moi-même l’établissement, mais je les ai vues toutes fonctionner avec une grande édification.

 

Le Serviteur de Dieu disait son office à l’église et à genoux. Il était tellement recueilli, qu’il ne s’apercevait ni de la foule qui l’environnait ni du bruit qui pouvait se faire. J’ai déjà dit de quelle manière il célébrait le saint sacrifice de la messe. Il l’offrait tous les jours et j’ai remarqué qu’il n’était ni trop long ni trop prompt à l’autel. Il a avoué que les moments où il était le plus recueilli, c’était en disant la messe et en annonçant la parole de Dieu. Quoiqu’il fut environné et souvent pressé par une foule indiscrète, quoiqu’il fut harcelé de questions oiseuses, interpellé de tous côtés, on le trouvait toujours égal à lui-même, toujours gracieux et prêt à rendre service ; il aimait à ce qu’on lui parlât des choses de Dieu, il savait toujours glisser quelques mots sur Dieu, même dans les conversations qui paraissaient les plus indifférentes.

 

L’amour de Dieu avait porté le Curé d’Ars à mener une vie très mortifiée et très pénitente ; il ne s’épargnait en aucune façon. Dieu permit qu’il ressentît de vives peines intérieures, qu’il fut en butte aux attaques du démon et aux contradictions des hommes. Rien ne put le détacher de l’amour de Dieu.

 

Quoad charitatem erga proximum, testis interrogatus respondit :

 

Je tiens de Mr Vianney lui-même que dans la maison paternelle on aimait à loger et à nourrir les pauvres qui passaient. (554) Le bienheureux Labre fut si bien accueilli dans la maison Vianney, qu’il écrivit une lettre de reconnaissance. Le Curé d’Ars a parlé souvent de cette lettre. Il la donna plus tard à une personne qui l’en avait prié. Il aima lui-même beaucoup les pauvres. Quand il fut curé d’Ars il ne négligea rien pour procurer le salut des âmes confiées à ses soins ; il se levait de très grand matin, vers deux heures, quelquefois même à minuit pour aller au confessionnal. Il y passait en moyenne quatorze heures par jour. A onze heures il faisait le catéchisme. Les infirmités que son genre de vie lui avait occasionnées, les douleurs qu’il éprouvait, ne pouvaient ralentir son zèle et son courage . Je sais qu’un jour un missionnaire lui dit :  « Mr le Curé, si le bon Dieu vous proposait ou de monter au ciel à l’instant même ou de rester sur la terre pour travailler à la conversion des pécheurs, que feriez-vous ? –Je crois que je resterais, mon ami. – Mais les saints sont si heureux dans le ciel ! – C’est vrai, mais les saints sont des rentiers. – Resteriez-vous sur la terre jusqu’à la fin du monde et vous lèveriez si matin ? – Oh ! oui, mon ami, je ne crains pas la peine.

 

Son grand désir de sauver les âmes et de procurer la conversion de pécheurs, lui a fait près de cent missions, qui doivent se fonder de dix ans en dix ans dans différentes paroisses du diocèse. Il affectionnait beaucoup cette œuvre et y consacrait à peu près toutes les ressources (555) dont il put disposer pendant les dernières années de sa vie.

 

Mr Vianney était tout disposé à rendre service à ses confrères et à les remplacer même. Comme dans le commencement de son ministère à Ars il avait peu d’occupations il s’empressait de visiter les malades des paroisses voisines lorsqu’il en était prié, ou lorsque les Curés étaient absents ou infirmes. Il lui arriva plus d’une fois de rentrer à Ars tout mouillé et tout exténué de fatigues.

 

Il aimait tout le monde ; il aimait ceux même qui lui faisaient de la peine. Un jour il emprunta de l’argent pour le donner à une personne dont il avait à se plaindre et qui se trouvait dans le besoin. Il ne savait rien refuser aux pauvres qui sollicitaient sa charité. Il ne donnait cependant pas indistinctement à tout le monde et savait mettre du discernement dans ses aumônes, donnant beaucoup à ceux qui en avaient réellement besoin, se contentant d’une légère aumône pour les pauvres ordinaires. Il payait les loyers de plusieurs familles dans le besoin, et comme dans le pays, on paye les loyers à la fête de St Martin, il regardait cette époque comme un moment de gêne. Son amour pour les pauvres le porta à vendre ses meubles, à donner son linge, et on fut obligé de prendre quelques précautions pour lui en conserver un peu.

 

Quoad Prudentiam testis interrogatus respondit :

 

J’affirme que le Serviteur de Dieu a pratiqué (556) la vertu de Prudence. Il prenait les moyens qui conduisent au salut ; il ne se contentait pas de l’observation des préceptes, il y joignait encore la pratique des conseils évangéliques. Il semblait, comme je l’ai déjà dit en parlant de la charité, n’avoir qu’une pensée : aimer Dieu et le faire aimer. La perfection qu’il prêchait aux autres il en faisait la règle de sa conduite. Il avait choisi pour lui le genre de vie le plus austère. J’ai bien des fois entendu dire qu’on n’avait eu qu’à se louer des conseils qu’il avait donnés.

 

Quoad Justitiam testis interrogatus respondit :

 

 J’ai déjà dit en répondant au sixième interrogatoire que le Serviteur de Dieu avait exactement pratiqué les commandements de Dieu et de l’Eglise et rempli les obligations de son état. Je dois ajouter qu’il s’efforçait aussi de suivre les conseils évangéliques et de correspondre aux inspirations de la grâce. J’ai cru le remarquer pendant tout le temps que j’ai passé auprès de lui.

 

Mr Vianney était plein d’égards et d’attentions pour tout le monde. Il était affable envers le pauvre comme envers le riche ; il montrait un grand respect pour l’autorité civile et surtout ecclésiastique. Il avait accordé aux ecclésiastiques le privilège de les entendre quand ils réclamaient son ministère. Il voulait que ses collaborateurs se soignassent parfaitement. Il était très reconnaissant des moindres services qu’on pouvait lui rendre. En parlant de la veuve chez laquelle il avait logé aux Noës et de Mr Balley , il disait : « j’ai connu beaucoup de belles âmes, mais je n’en ai pas connu de plus belles. Les traits de son ancien maître était tellement gravés dans son esprit qu’il disait, même les dernières années de sa vie : si j’étais peintre, je pourrais encore tirer son portrait. il en parlait souvent et il n’en parlait qu’en pleurant.

 

Le Serviteur de Dieu a pratiqué la vertu d’obéissance. C’est par obéissance qu’il est resté quarante deux ans à Ars malgré l’ardent désir qu’il avait d’aller dans la (557) solitude. Il nous disait que s’il avait été religieux il n’aurait pas eu de peine à obéir.

 

Quoad Religionem testis interrogatus respondit :

 

Mr Vianney voulait que tout ce qui tenait au culte de Dieu fut beau. Il aimait les images, les scapulaires, les beaux chapelets, les reliques. Dès que quelqu’un revenait de Rome, il lui demandait s’il lui apportait quelque relique. Il avait fini par en avoir une très grande quantité. Il assistait avec bonheur à la prédication de la parole de Dieu. Il avait une grande dévotion envers notre Seigneur dans le saint sacrement ; pour s’en convaincre il suffisait de le voir dire la messe, faire la génuflexion en passant le tabernacle, etc. Il avait écrit dans son bréviaire pour chacune des heures de l’office un des mystères de la passion. Il aimait à célébrer les fêtes de Notre Seigneur, de la Ste Vierge, quoiqu’elles ne fussent plus d’obligation. ce jour là les offices avaient lieu comme le Dimanche. Il célébrait aussi les fêtes des saints anges gardiens, de St Jean l’évangeliste et de quelques autres, mais d’une manière moins solennelle.

 

Il montra toujours une grande dévotion envers la Ste Vierge. Il aimait à célébrer la messe à son autel, il n’y manquait jamais le samedi. Ce jour là après la messe il récitait les litanies de la Sainte Vierge et disait un pater et un ave Maria en l’honneur de l’immaculée conception. Tous les soirs à la prière il disait en chaire le chapelet de l’Immaculée Conception. Quand l’heure sonnait, il récitait un Ave maria, c’est pour être plus fidèle lui-même à cette pratique et y amener ses paroissiens qu’il a fait placer au clocher une grande horloge. Son intention était ainsi de faire bénir l’heure ; il a fait une fondation pour payer celui qui est chargé de régler l’horloge. Dès son vicariat d’Ecully, il avait organisé avec Mr Balley une association de prière en l’honneur de l’immaculée conception. En mil huit cent trente six comme on (558) le voit sur un tableau placé à l’entrée de la chapelle de la sainte Vierge, il avait consacré sa paroisse à la mère de Dieu, honorée sous le titre d’immaculée. Il avait fait placer sur la façade de l’église la statue de la reine des anges. Lorsque Mgr Chalandon envoya une circulaire pour recommander de placer une statue de la Ste Vierge dans chaque localité, le Curé d’Ars à ses paroissiens : Comme nous avons déjà une statue de la Ste Vierge sur notre église, nous achèterons un bel ornement en l’honneur de l’immaculée Conception. Cet ornement tout couvert d’or a servi le jour même de la définition du dogme de l’Immaculée Conception. Il avait établi dans sa paroisse l’archiconfrérie du saint cœur de Marie pour la conversion des pécheurs.

 

Le Curé d’Ars lisait continuellement la vie des saints. Il ne cessait, dans ses instructions et ses catéchismes, de citer une foule de traits et de détails tirés de leur vie. Les noms de ses saints protecteurs et de ses saintes protectrices étaient inscrits dans son bréviaire. Il aimait beaucoup St Jean l’Evangéliste parce qu’il avait eu bien soin de la Ste Vierge.

 

Il semblait avoir voué un culte tout particulier à Ste Philomène ; il lui avait fait construire une petite chapelle. Quand on venait à Ars solliciter quelque grâce temporelle, il conseillait de faire une neuvaine à Ste Philomène. C’est à elle qu’il a attribué les grâces et les faveurs obtenues à Ars. Un jour en ma présence on lui disait : « Mr le Curé on assure que vous avez défendu à Ste Philomène de faire des miracles à Ars. –Oh ! oui, dit-il, ça nous amène trop de monde ; je l’ai prié de guérir les âmes ici et de guérir les corps plus loin : ni vu, ni connu ».

 

Mr Vianney ne se contentait pas de prier lui-même pour les âmes du purgatoire. Il a fondé dans plusieurs paroisse une octave de messes pour leur soulagement.

 

Quoad Orationem testis interrogatus respondit :

 

Il me serait difficile de caractériser le genre d’oraison de Mr Vianney. Je puis assurer qu’il était continuel- (559) lement uni à Dieu : ce qui le prouve c’est ce profond recueillement dont il ne paraissait jamais sortir malgré les agitations de la foule empressée autour de lui

 

Quoad Fortitudinem, testis interrogatus respondit :

 

Le Serviteur de Dieu a fait preuve d’une grande force au milieu des épreuves, des peines et des contradictions qu’il a eues à essuyer. On ne l’a pas vu démentir sa constance malgré ses grandes épreuves ; ainsi que je l’ai dit il avait placé en Dieu toute se confiance.

 

La patience de Mr Vianney n’a pas moins jeté un vif éclat. Il avait promis à Dieu de ne pas se plaindre. Voici à quelle occasion : pendant qu’il était caché aux Noës, pour éviter la poursuite des gendarmes, il fut obligé de s’enfermer dans un grenier à foin au dessus de l’écurie. la chaleur était telle, qu’il pensa être asphyxié ; il promit alors à Dieu que s’il sortait de cette terrible position il ne se plaindrait pas quoiqu’il lui arrivât. Et j’ai bien quasi tenu parole, ajoutait modestement le Curé d’Ars en rappelant ce fait. Au milieu de la foule qui le pressait et le harcelait de toutes façons, il ne donnait aucun signe d’impatience. Témoin de cela une personne lui dit un jour : nous nous impatientons pour vous ; vous devriez bien un peu vous fâcher.- Il y a trente six ans que je suis à Ars : c’est un peu trop tard. La patience cependant ne lui était pas une vertu naturelle, il était né avec un caractère impétueux.

 

Il a eu à souffrir de grandes douleurs par suite des infirmités que son genre de vie lui avait attirées. On a constaté qu’il avait deux hernies ; on le voyait souvent s’avancer le corps courbé et comme plié en deux. Sur la fin de sa vie, une toux aiguë le fit bien souffrir. Il ne prenait presque pas de repos : aussi avouait-il qu’il avait beaucoup à souffrir du sommeil au confessionnal, vers les trois ou quatre heures du matin. Ses nuits (560) étaient mauvaises. Il ressentait la souffrance même en dormant, disait-il. Malgré ses douleurs presque continuelles surtout à la fin de sa vie, il n’en continua pas moins à se rendre chaque jour au confessionnal, à y faire les longues séances dont j’ai parlé, à se rendre auprès des malades dès qu’on l’appelait, en un mot à suivre le genre de vie qu’il s’était tracé.

 

Quoad Temperantiam, testis interrogatus respondit :

 

J’ai déjà dit que lorsque Mr Vianney faisait ses études à Ecully, il voulait que sa cousine lui trempat sa soupe avant qu’elle y mit le beurre. Quand elle y manquait, il ne paraissait pas content. Vicaire à Ecully, il pratiquait la mortification de concert avec Mr Balley ; il a avoué en ma présence que le bouilli à force de reparaître sur la table, finissait par être tout noir.

 

Arrivé à Ars, il se livrait à de grandes mortifications sous le rapport de la nourriture, ainsi que je l’ai entendu répéter très souvent, à des personnes dignes de foi. Il avait essayé, nous disait-il, de vivre en mangeant de l’herbe ; mais il n’avait pu y tenir et il ajoutait : j’ai bien reconnu que le pain était nécessaire à l’homme. pendant les dix dernières années de sa vie, j’ai vu par moi-même quel était son régime. Il avait été forcé de l’adoucir ; voici cependant en quoi il consistait : le matin, il prenait une tasse ordinaire de chocolat au lait ; à midi il mangeait d’un plat qu’on lui avait préparé, quelque fois il y ajoutait un peu de dessert ; mais il s’en priva complètement les deux dernières années de sa vie. Le soir il ne prenait rien. Dans les fortes chaleurs il acceptait quelquefois quelque petite chose. Les jours de jeûne il ne mangeait qu’à midi ; sur la fin de sa vie, il se vit obligé de prendre quelque chose (561) le matin. J’estime qu’il mangeait à peu près une livre de pain par semaine. Un jour il mangeait son chocolat et prenait ensuite son pain sec. Si vous trempiez votre pain dans votre chocolat, lui dis-je, il serait meilleur. – Oh ! je le sais bien, reprit-il. Il n’en fit rien.

 

(563) Session 57 – 23 juillet 1863 à 8h du matin

 

            Prosequendo decimum octavum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Mr Vianney si mortifié sous le rapport de la nourriture, se gardait bien d’accorder à son corps, qu’il appelait son cadavre, les choses qu’il aurait pu légitimement se permettre. Son lit se composait d’une simple paillasse fort dure, avec un traversin en paille. J’ai aperçu à côté de (564) son lit une planche. Ma conviction est qu’il la mettait dans son lit ; cette conviction est aussi celle de plusieurs personnes qui ont aussi vu cette planche. Un jour qu’il était fatigué, on mit un matelas dans son lit ; il me dit : je saurai assez m’en débarrasser. J’ai vu caché derrière le rideau de son lit une discipline composée de trois chaînes en fer. J’ai encore en ma possession un morceau d’un cilice en crin. J’ai entendu dire qu’on a trouvé son linge taché de son sang. Il ne prenait aucune précaution pour se garantir contre le froid pendant les longues heures qu’il passait, l’hiver, au confessionnal. On finit par mettre sous son confessionnal une bouillotte. Le bon Curé ne s’en aperçut pas et il fit un jour cette réflexion : le bon Dieu a été bien bon pour moi, je n’ai pas eu froid cet hiver. Il s’en aperçut cependant plus tard et il repoussait la bouillotte.

 

Quoad paupertatem, testis interrogatus respondit :

 

Pendant les dix années que j’ai eu le bonheur de vivre auprès de Mr Vianney, j’ai pu voir quel était son amour pour la pauvreté. Il ne s’occupait en aucune façon de ce qui pouvait le concerner ; on lui fournissait ses habits, son linge, sa nourriture : pour lui il ne s’en occupait pas. Il avait vendu les meubles qui lui appartenaient. Ceux qui garnissaient la cure appartenaient à la fabrique ou lui avaient été prêtés. Le feu prit un jour à son lit pendant qu’il était à l’église. Quand il sortit et qu’il vit la foule entrer et sortir du presbytère, il me demanda ce que c’était. – Mais Mr le Curé, c’est votre lit qui vient de brûler. –Ah ! répondit-il, sans émotion ; et il alla dire tranquillement la messe. Deux personnes lui fournirent l’une le lit, l’autre les rideaux, en lui faisant observer qu’on les lui prêtait seulement.

 

La chambre du Serviteur de Dieu était alors telle qu’on la voit aujourd’hui, c’est-à-dire, dans un (565) grand état de pauvreté. Quelques images de Notre Seigneur, de la Ste Vierge et des saints décorent ça et là les murs noirs et enfumés de l’appartement. tout le reste indique la pauvreté la plus complète.

 

Quoad Humilitatem, testis interrogatus respondit :

 

La simplicité et la modestie du Curé d’Ars se manifestaient dans toute sa conduite. On ne voyait chez lui rien d’affecté, rien d’une personne qui veut paraître. C’était chez lui une simplicité d’enfant. l’humilité du Serviteur de Dieu n’était pas moins admirable. Au milieu de ce concours qui se faisait autour de lui et à cause de lui, à le voir parler et agir, on eut dit qu’il n’y était pour rien. Il se croyait le plus mauvais prêtre ; il disait que si Dieu avait trouvé un plus mauvais prêtre, il l’aurait mis à sa place. Un supérieur ecclésiastique du diocèse lui demanda un jour si au milieu des témoignages de la vénération publique il n’avait pas quelque pensée de retour sur lui-même. Ah ! reprit-il aussitôt, si je n’étais pas seulement tenté de désespoir. Quand on lui donnait des louanges, on voyait aussitôt qu’on lui faisait de la peine.

 

Il souffrit beaucoup de voir son portrait reproduit sous toutes les formes et étalé aux vitrines des marchands du village. Il l’appelait son carnaval. Jamais il ne voulut le signer quand il s’en trouvait un exemplaire parmi les images qu’on lui présentait à signer. Il le mettait de côté en disant aux personnes : ça ne sert que trois jours dans l’année, voulant indiquer les trois jours de carnaval. Mr Cabuchet, statuaire distingué voulut faire le buste du Curé d’Ars. Ce dernier ne voulut y consentir en aucune façon. S’apercevant que l’artiste le fixait pendant son catéchisme depuis plusieurs (566) jours, il comprit ce qu’il voulait faire ; il lui dit publiquement : Vous, Monsieur, qui êtes là bas, veuillez rester tranquille.

 

Il vit aussi avec peine paraître différentes biographies le concernant. Je sais qu’il souffrît beaucoup le jour où Mgr Chalandon, évêque de Belley, lui apporta les insignes de chanoine honoraire de la cathédrale. Rentré à la cure après la cérémonie ou il avait dû en paraître revêtu, il sembla consterné, affligé et comme abattu. Peu de jours après il vendit le camail cinquante francs pour en employer le prix à ses bonnes œuvres. Quand le maire d’Ars lui annonça que l’Empereur venait de lui accorder la croix de la légion d’honneur, il demanda aussitôt s’il y avait quelque rente attachée à cette décoration. Non, répondit Mr le Maire d’Ars.- dans ce cas là je n’en veux point.

 

Quoad castitatem, testis interrogatus respondit :

 

Je n’ai jamais rien vu ni entendu dire qui put faire naître quelque soupçon sous le rapport de la sainte vertu. J’ai pu constater au contraire que Mr Vianney était d’une très grande modestie et d’une grande réserve.

 

Interrogatus demum an aliquid sciret quod contrarium esse possit virtutibus supra enumeratis testis respondit :

 

Je n’ai rien vu, je ne connais rien qui puisse infirmer les témoignages que j’ai donnés sur chaque vertu. Il m’a semblé cependant que Mr Vianney avait trop laissé faire Mr Raymond qui lui avait été donné comme prêtre auxiliaire. Mais en examinant de près, je crois que c’était par charité, par prudence et par humilité qu’il en agissait ainsi.

 

Juxta decimum nonum interrogatorium, testis respondit :

 

Le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus (567) dont j’ai parlé au degré héroïque et par degré héroïque j’entends un degré extraordinaire. Je crois inutile de donner ici des preuves particulières de l’héroïcité des vertus ; je l’ai fait suffisamment en répondant à l’interrogatoire précédent. Ce qui m’a frappé surtout c’est son genre de vie, vraiment extraordinaire, et je dirais presque surnaturel. Je n’ai jamais remarqué que le Serviteur de Dieu se fut relâché en aucune de sa ferveur. Il a persévéré jusqu’à la mort dans la pratique des vertus héroïques.

 

Juxta vigesimum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Il me semble d’abord que le Curé d’Ars avait reçu de Dieu le don des larmes. On le voyait pleurer souvent, en chaire, au catéchisme, au confessionnal, dans les entretiens particuliers. C’était surtout lorsqu’il parlait de l’amour de Dieu, du péché ou d’autres sujets semblables.

 

2° L’opinion générale est qu’il lisait au fond des cœurs. J’ai entendu citer un certain nombre de faits à ce sujet, entre autres le suivant : Mr Vianney disait un jour, je ne sais plus à quelle occasion : j’ai été une fois bien attrapé. Une personne étant entrée à la sacristie, je lui dis : Ma bonne dame, il ne faut pas faire comme cela, vous avez mis votre mari à l’hôpital et vous n’allez pas le voir. – Qui vous a dit cela, répondit cette personne toute déconcertée. Mr le Curé ajouta : je croyais que vous me l’aviez dit.

 

Un jour il dit à une personne : Partez vite ma petite. – Mais je n’ai pas fini ma confession. – Finissez la et partez. Mr Descôtes, missionnaire du diocèse de Belley recommanda à cette personne d’écrire quand elle serait arrivée et d’indiquer s’il y avait quelque chose qui nécessitât son départ. Quelques jours après, elle répondit que son frère était gravement malade.

 

Je n’ai que des souvenirs vagues sur les autres faits.

 

3° L’opinion publique attribue à Mr Vianney un (568) certain nombre de prédictions. Je n’ai pour moi aucun fait précis à constater.

 

4° L’opinion publique attribue au Serviteur de Dieu un grand nombre de guérisons miraculeuses, ou de grâces extraordinaires. J’en ai entendu parler bien des fois ; cependant dans ce moment ci je ne puis rien donner de précis.

 

J’ai entendu parler bien des fois de la multiplication du blé dans un des greniers de la cure, de la multiplication du vin et de la farine. Je ne sais là dessus que ce que raconte le public. Je n’ai pas pris d’informations précises.

 

5° Je crois que Mr Vianney avait reçu de Dieu un don tout particulier pour la conversion des pécheurs. C’est par milliers qu’il faudrait compter les âmes qu’il a ramenées à Dieu. Il me disait lui-même : ce n’est qu’au jugement dernier qu’on saura tout le bien qui s’est fait à Ars.

 

Juxta vigesimum primum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je ne connais aucun écrit du Serviteur de Dieu. Je n’ai moi-même entre les mains aucune de ses lettres. Je crois que Mr Ballet, missionnaire aux chartreux de Lyon a une de ses lettres. Il avait écrit un grand nombre d’instructions ; je ne sais ce qu’elles sont devenues.

 

Juxta vigesimum secundum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Quatre mois à peu près avant sa mort, le Serviteur de Dieu en annonçant la construction de la nouvelle église, cita le trait de Moïse rassemblant avant de mourir le peuple d’Israël. Plusieurs personnes virent dans les paroles de Mr Vianney comme un discours d’adieu ; elles en conclurent que sa fin n’était pas éloignée.

 

Le Curé d’Ars était depuis longtemps exténué (569) de fatigues. Sa toux le faisait horriblement souffrir. Le samedi matin trente juillet mil huit cent cinquante neuf, il se trouva si faible qu’il ne put se lever et appela quelqu’un. Prévenu de la fatigue de Mr Vianney, vers les deux heures du matin, je courus auprès de lui : allez chercher mon confesseur, me dit-il. –je vais aussi chercher le médecin. – c’est inutile, il n’y fera rien.

 

(571) Session 58 – 23 juillet 1863 à 3h de l’après-midi

 

Pro sequendo vigesimum secundum interrogatorium, testis respondit :

 

La maladie du Serviteur de Dieu m’a paru provenir d’un grand épuisement, accompagné des symptômes de la dyssenterie. Elle n’a duré que cinq jours. Je n’ai rien remarqué d’extraordinaire pendant tout le cours de la maladie ; il a montré une soumission parfaite à la volonté de Dieu ; (572) lui qui avait refusé ordinairement les soins qu’on voulait donner dans ses infirmités habituelles, fut alors docile comme un enfant et laissa faire les personnes qui l’entouraient. J’ai déjà dit qu’il avait demandé spontanément son confesseur. On devait lui donner la Ste communion le mercredi matin à minuit, pour qu’il fût à jeun. On lui administra le St Viatique et l’extrême-onction le mardi soir et j’ai toujours cru que c’était sur sa demande qu’on en avait avancé le moment.

 

Juxta vigesimum tertium interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

 

 

Le Serviteur de Dieu est mort le jeudi matin, vers deux heures, le quatre Août mil huit cent cinquante neuf, sans agonie et sans violence ayant conservé sa connaissance jusqu’à son dernier soupir. Dès le point du jour on descendit le corps dans l’appartement au dessous de sa chambre ; c’est là qu’il est resté exposé jusqu’à la cérémonie des funérailles. Il se fit autour du corps un concours extraordinaire ; on ne saurait dire la quantité d’objets pieux et même d’autres objets qu’on fit toucher à son corps. On fut obligé de mettre une barrière pour empêcher la foule d’approcher trop près et de le dépouiller. A la cérémonie des funérailles présidées par l’Evêque du diocèse, on vit près de deux cent quatre vingts prêtres ; un très grand nombre de fidèles venus de tous les côtés.

 

Juxta vigesimum quartum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Le corps du Serviteur de Dieu mis d’abord dans un cercueil en plomb et dans un autre en chêne à été enseveli au milieu de la nef de l’église d’Ars. Le corps a été descendu dans le caveau une douzaine de jours après la mort, c’est à dire dès que le caveau eut été préparé. Une pierre tumulaire ordinaire indique l’endroit où il a été enterré. L’inscription rappelle seulement ses noms, et prénoms et son titre de Curé d’Ars. (573) On avait d’abord mis une barrière comme on a coutume en France d’en placer autour des tombeaux ; on la fait disparaître plus tard. Quand il y avait la barrière, les fidèles y suspendait des courronnes comme on en voit en grand nombre en France dans les cimetières. J’ai vu qu’on avait pris soin d’éloigner ce qui aurait pu ressembler à un culte public. Au moment où l’on descendit le cercueil dans le tombeau les fidèles qui étaient présents s’empressèrent de le baiser en signe de vénération. On voit encore les fidèles venir en grand nombre de tous les côtés pour prier sur le tombeau du Curé d’Ars et solliciter par son intercession des grâces particulières. 

 

Juxta vigesimum quintum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

            Mr Vianney a joui pendant sa vie d’une grande réputation de sainteté. On l’appelait communément le saint Curé et surtout le saint père. Cette réputation que partageaient les personnages les plus haut placés, tels que évêques, magistrats, prêtres distingués, etc., était répandue non seulement en France, mais j’oserai dire dans une grande partie de l’Europe. C’est cette réputation due à son genre de vie extraordinaire, qui lui attirait les fidèles de divers pays, de toutes les classes et de toutes les conditions. On a estimé, dans les dernières années de sa vie, que ce concours d’étrangers s’élevait annuellement à quatre vingt mille. Il recevait aussi des lettres en grand nombre de différents pays. On ne se contentait pas de lui parler ou de recevoir sa bénédiction, on voulait encore posséder un souvenir de lui, par exemple un objet qu’il avait béni, une image ou un livre sur lequel il avait mis sa signature. On est allé jusqu’à couper ses cheveux par derrière. Presque tous les jours on prenait son catéchisme et on le remplaçait par un autre.

 

            Cette réputation de sainteté n’a subi à mon avis aucune interruption jusqu’au moment de la mort. (574) je ne sache même pas qu’elle ait subie après la mort aucune altération. Il y a eu sans doute la première année de son décès une diminution très considérable dans le nombre des pèlerins, et je l’explique tout naturellement puisque la plupart ne venaient que pour voir le Serviteur de Dieu, lui parler, et se confesser à lui. Le concours a recommencé, et aujourd’hui il est assez considérable. Quant à moi, je l’ai regardé pendant sa vie comme un saint, et ma conviction sur ce point n’a pas changé après sa mort. Les habitants de Dardilly, sa paroisse natale, ont fait des démarches officielles auprès des autorités ecclésiastiques et civiles, pour avoir sa dépouille mortelle.

 

Juxta vigesimum sextum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je ne connais personne qui se soit élevé contre cette réputation de sainteté. J’ai vu un homme qui paraissait indifférent à ce sujet, sans cependant rien dire ou rien faire contre. A la vue du concours extraordinaire qui eut lieu immédiatement après sa mort, il fut singulièrement frappé et le regarda comme un saint.

 

Juxta vigesimum septimum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

J’ai entendu citer plusieurs guérisons miraculeuses, mais je ne puis donner les détails. Je sais que les missionnaires d’Ars ont recueilli avec soin les faits extraordinaires.

 

Juxta vigesimum octavum interrogatorium, testis interrogatus respondit :

 

Je n’ai rien à ajouter à la déposition que j’ai faite jusqu’à présent.

 

 

 


 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE

SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

 

TEMOIN VIII - JEAN BAPTISTE MANDY


 


577      Session 59 - 24 juillet 1863 à 8h du matin

 

578      Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire, et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Jean Baptiste Mandy; je suis né à Ars le onze juin mil huit cent onze. Mon père se nommait Antoine Mandy et ma mère Benoîte Cinier. Je suis propriétaire d'une modeste fortune.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je remplis toutes les années le précepte de la confession et de la communion; il y a près d'un mois que j'ai fait ma dernière communion. J'ai coutume de m'approcher plusieurs fois dans le courant de l'année de la sainte table.

 

Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais été traduit en justice devant aucun tribunal.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais encouru de censures ou de peines ecclésiastiques.

 

Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai été instruit par personne de la manière dont je devais déposer dans cette cause. 579 Je n'ai pas lu les Articles rédigés par le Postulateur. Je ne dirai que ce que je sais par moi-même, ou ce que j'ai appris de témoins dignes de foi.

 

Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai une grande affection et une grande vénération pour le Serviteur de Dieu-Jean Marie Baptiste Vianney. Je désire sa Béatification et sa Canonisation; mais en cela je ne me propose que l'honneur de l'Église et la gloire de Dieu.

 

Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne sais pas exactement le jour et l'année de la naissance du Serviteur de Dieu. Je sais qu'il est né à Dardilly, paroisse du diocèse de Lyon, de parents chrétiens qui élevaient leurs enfants dans la pratique de la piété. Je ne sais quand il a été baptisé et confirmé.

 

Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je tiens de personnes dignes de foi que Mr Vianney a passé son enfance et son adolescence à Dardilly auprès de ses parents.

Il s'occupait aux travaux ordinaires de la campagne, mais dès lors il se distingua par sa piété et sa conduite. Je tiens ce détail de mon père qui lui-même l'avait recueilli de la bouche du frère de Mr Vianney. Je n'ai pas entendu dire qu'on ait eu aucun défaut à lui reprocher à cette époque de sa vie.

 

Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Vers l'âge de quinze à seize ans, Mr Vianney abandonna les travaux de la campagne pour s'adonner à l'étude des lettres. C'est auprès de Mr Balley, curé d'Ecully, qu'il commença ses études.

Il n'avait pas de facilité. J'ai appris de mon père qu'il donna des marques de piété dans ce temps-là.

 

Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

580      Je sais de Mr Vianney lui-même qu'il fut obligé d'interrompre ses études pour obéir à la loi de conscription militaire; mais qu'il déserta et se retira aux Noës. Sa conduite dans cette localité continua à être pieuse et chrétienne. Quand il fut revenu à Ecully, il reprit le cours de ses études.

 

Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais, toujours par le moyen de mon père, que Mr Vianney persévéra dans le dessein d'embrasser la carrière ecclésiastique, et qu'enfin il fut ordonné prêtre; mais j'ignore les circonstances du temps et du lieu.

 

Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu, aussitôt après son ordination, fut demandé par Mr Balley pour être son vicaire à Ecully. Il y fut placé par l'autorité ecclésiastique et il remplit avec une grande exactitude et une grande édification la fonction de vicaire. A la mort de Mr Balley, les paroissiens le demandèrent pour leur curé.

 

Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney fut nommé Curé d'Ars au mois de Février mil huit cent dix-huit. Cette paroisse ressemblait aux paroisses environnantes; il y régnait une grande indifférence en matière de religion; les danses y étaient fréquentes. Pour les détruire, il s'entendit avec l'autorité civile locale. Il ne craignit même pas de faire quelques sacrifices pécuniaires, en donnant de l'argent soit au cabaretier du village, soit au musicien.

 

Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney établit dès les premières années de son arrivée à Ars plusieurs confréries ou associations pieuses. Pour l'éducation des jeunes filles il fonda la Providence et plus tard il érigea l'école gratuite des jeunes gens. Ces différentes institutions ont puissamment contribué à la réforme de la paroisse. 581

 

Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste que Mr Vianney a rempli exactement tous les commandements de Dieu et de l'Eglise, les obligations auxquelles il était tenu comme prêtre, curé, fondateur ou directeur des oeuvres dont je viens de parler. Il a persévéré jusqu'à la mort dans le fidèle accomplissement de tous ses devoirs. Je ne sais rien qui puisse infirmer ma conviction profonde sur ce point. Les absences qu'il a faites de sa paroisse pour les missions, les jubilés ou les visites aux malades n'ont nui en aucune façon au bien de la paroisse d'Ars. Du reste, il revenait tous les Dimanches et si l'on avait besoin de lui pendant la semaine, il revenait aussitôt. Dominé par l'idée d'aller dans la solitude pour s'occuper plus activement de son salut, il voulut plusieurs fois quitter sa paroisse; mais il n'eut jamais la pensée de réaliser son dessein sans avoir la permission de son évêque: c'est du moins ma conviction. Quand il s'enfuit pour la première fois, il écrivit ou il fit écrire immédiatement à son évêque.

 

Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit :

Je sais que Mr Vianney a eu à supporter des contradictions et des injures. Il me serait difficile de les spécifier. Ces contrariétés lui venaient et de la part des laïques et de la part des ecclésiastiques; mais je ne sache pas qu'il y ait donné occasion. Mr Vianney priait pour ceux qui cherchaient à lui faire du mal. Parlant un jour à mon père de ses contrariétés, il disait: Il nous faut prier pour eux.

 

Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste que Mr Vianney a persévéré jusqu'à la mort dans la pratique des vertus chrétiennes. Je ne connais rien qui puisse indiquer quelque manquement sous ce rapport.

 

Quoad fidem, testis respondit:

582      Je tiens de mon père, qui lui-même l'avait appris du frère de Mr Vianney, que le Serviteur de Dieu se fit remarquer dès son enfance par un goût tout particulier pour la prière et les exercices de piété. Sa mère, qui était très vertueuse, prenait plaisir à développer ses heureuses dispositions. Dès que le jeune Vianney entendait sonner l'angelus, il donnait l'exemple à toute la famille en s'agenouillant le premier pour réciter l'Ave Maria. Il semblait n'avoir aucun des goûts de son âge; il recherchait la solitude autant que possible, il aimait peu à se trouver avec les autres enfants. On remarquait qu'il priait souvent. Quand il travaillait à la vigne, il plaçait au-devant de lui, sur une petite élévation, une statuette de la Ste Vierge; cette vue l'animait et l'encourageait dans son travail. Dès qu'il avait atteint sa statuette, il courait la reporter plus loin, et ainsi de suite tant que durait le travail. J'ai entendu dire qu'il s'était toujours distingué par sa foi et sa piété pendant le cours de ses études. Je sais qu'il ne fut admis à l'état ecclésiastique qu'à cause de sa piété; on voulait le rejeter pour son peu de talents.

J'ai entendu dire par la voix publique que Mr Vianney, dès son arrivée à Ars, remplit tous les devoirs d'un zélé pasteur. Il se préparait avec grand soin à annoncer la parole de Dieu. On l'entendait s'exercer à débiter au presbytère les instructions qu'il avait composées avec peine. J'ai vu par moi-même avec quelle édification on sanctifiait le Dimanche. Quoique le travail soit assez fréquent dans les paroisses voisines, il a à peu près cessé pleinement à Ars, le Dimanche et les jours de fête. On ne vendait pas et on n'achetait pas. Quand on lui présentait le Dimanche des objets à bénir, il demandait si on les avait achetés ce jour-là: dans ce cas, il refusait de les bénir. Il ne laissait pas partir les pèlerins le Dimanche. 583 Lorsque cependant l'établissement du chemin de fer eut rendu l'arrivée et le départ des voitures nécessaires, on les faisait arrêter à l'entrée du village, et c'est de là qu'elles partaient. J'ai déjà dit que pour faire cesser les danses, il était allé jusqu'à donner de l'argent au cabaretier et surtout au musicien.

 

 

585      Session 60 - 24 juillet 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

La foi du Serviteur de Dieu le porta à agrandir et à orner son église, sans recourir à ses paroissiens. Il voulut aussi avoir de beaux ornements pour le saint sacrifice, parce qu'il tenait beaucoup à la pompe du culte: 586 aussi on ne saurait exprimer la joie qu'il montra lorsqu'il reçut les ornements que le vicomte d'Ars envoya de Paris. Pour remercier Dieu, il conduisit sa paroisse en procession à Notre-Dame de Fourvières. Mr Vianney célébrait la sainte Messe avec la foi la plus vive; souvent je l'ai vu sourire au moment de la consécration et de la communion; il semblait qu'il voyait quelque chose d'extraordinaire. Quand il parlait sur la Ste Eucharistie, il était tellement pénétré, qu'il paraissait être comme dans un bain de joie. S'il avait à discourir sur l'amour de Dieu, sur le Ciel, sur le péché, sur l'état d'une âme en état de grâce, il le faisait dans des termes qui nous impressionnaient vivement. Tout parlait dans lui, ses yeux, ses gestes, sa figure surtout; on aurait dit qu'il voyait d'une manière sensible ce qu'il expliquait. Si au contraire, il devait parler sur le péché, il le faisait avec un de tristesse et de regret, qui indiquait assez la peine qu'il éprouvait de voir offenser Dieu. Quand il priait, il paraissait si recueilli et si pénétré de la présence de Dieu, que son extérieur, son maintien réveillait la foi et ranimait la piété dans ceux qui en étaient témoins.

 

Quoad Spem respondit testis:

Le Serviteur de Dieu a certainement pratiqué la vertu d'Espérance. Il avait placé en Dieu toute sa confiance, il ne comptait point sur ses propres forces. Quand il avait connu la volonté de Dieu, il s'efforçait de l'accomplir sans jamais se lasser, ni se décourager. Il eut cependant à supporter des épreuves et des contradictions. Il reçut même des lettres injurieuses de la part de quelques ecclésiastiques. Ce qui là dessus paraissait lui faire le plus de peine, c'était de penser que Dieu était offensé. On voyait dans toute sa conduite qu'il n'agissait qu'en vue de Dieu et qu'il faisait tous ses efforts pour conduire à Dieu les âmes qui lui étaient confiées. 587 Il me serait difficile de donner des détails, ou de citer des faits particuliers concernant la vertu d'Espérance de Mr Vianney. Ma conviction profonde est qu'il a pratiqué cette vertu à un haut degré et je n'ai jamais rien vu dans sa conduite qui lui parût opposé.

 

Quoad Charitatem, testis respondit:

J'ai déjà dit en répondant aux premiers Interrogatoires que Mr Vianney s'était toujours fait remarquer par sa piété et son amour de la prière. Je n'ai point de nouveaux détails à donner jusqu'au moment de son arrivée à Ars. Je tiens de mon père et d'autres personnes que dès le commencement, Mr Vianney allait souvent à l'église et y demeurait longtemps occupé à prier ou à méditer. J'ai vu moi-même avec quel soin il se préparait à célébrer le saint sacrifice. J'ai déjà dit avec quelle foi et quelle piété il disait la messe. J'en étais singulièrement frappé. Sa figure s'illuminait; il y avait dans lui quelque chose de céleste, surtout au moment de la communion. Il s'arrêtait alors un instant, semblait converser avec Notre Seigneur, et puis consommait les saintes espèces.

Il disait son office ordinairement à l'église, à genoux et sans appui. De temps en temps, il jetait les yeux vers le tabernacle et l'on voyait sur sa figure l'expression de la joie et du bonheur. Il était impossible de surprendre un moment de distraction lorsqu'il était en prière. Quand le saint Sacrement était exposé, il ne s'asseyait pas, au moins les dernières années de sa vie, et se tournait vers l'autel avec un sourire expressif.

588      Le Curé d'Ars semblait n'avoir qu'une seule pensée, aimer Dieu et le faire aimer. Il a tellement agi pour Dieu, que j'oserais dire qu'il ne s'est jamais accordé la moindre jouissance.

Toutes les fois qu'il avait à parler sur l'amour de Dieu ou sur le St Sacrement, il le faisait dans des termes qui indiquaient l'amour dont il était lui-même embrasé. Il y avait dans la manière dont il disait: Il faut bien aimer le bon Dieu, dans la manière dont il prononçait l'adorable nom de Jésus, un accent qui frappait tout le monde. Il terminait souvent ses instructions par ces mots: Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu, oh! belle vie et belle mort.

Au confessionnal, il ne cessait de porter les fidèles à aimer Dieu. Je me suis senti moi-même fortement impressionné lorsque, m'adressant pour la confession au Serviteur de Dieu, je l'entendais m'exhorter à aimer Dieu.

Ce qui, à mon avis, prouve la grande charité de Mr Vianney, c'est la manière dont il se comportait au milieu de la foule et du bruit. A quelque moment qu'on le vît, environné, pressé par la multitude, harcelé de questions, interpellé de tous côtés, on le trouvait toujours égal à lui-même, toujours gracieux, toujours aimable, toujours la figure calme et souriante. Il semblait n'avoir point perdu de vue la présence de Dieu et converser encore avec lui. Était-il entouré de respect, escorté par la foule; la voyait-il s'agenouiller sur son chemin et s'incliner pour recevoir sa bénédiction? 589 On le retrouvait toujours le même, simple comme un enfant et n'ayant pas l'air de se douter qu'il fût pour quelque chose dans le concours qui se faisait autour de lui. Il disait que tout autre prêtre à sa place aurait fait plus de bien.

Il n'aimait pas à parler des choses de ce monde; quand il était obligé d'entendre des conversations sur ce sujet, on aurait dit presque qu'il avait la fièvre. S'il le pouvait, il ramenait bien vite la conversation aux choses de Dieu. Dès qu'il touchait ce sujet, son coeur semblait se dilater. Il parlait du ciel comme s'il en était revenu. Il était fortement impressionné en prêchant ou en discourant sur le péché; il versait aussitôt des larmes.

Son amour pour Dieu et le St Sacrement l'engagea à porter les fidèles à la fréquente communion. Il donnait au culte toute la pompe possible. Son ambition était d'avoir de très beaux ornements. Rien n'est trop beau, disait-il, quand il s'agit du bon Dieu.

Il se plaignait quelquefois de ce que ses occupations et le concours des pèlerins ne lui permissent pas de vaquer à l'oraison comme il l'aurait désiré. Il a toujours eu le désir d'aller dans quelque ordre contemplatif ou dans la solitude pour satisfaire plus facilement le besoin qu'il avait de s'unir à Dieu. Il a souvent dit: qu'il ne voudrait pas mourir curé, mais là-dessus il s'en remit à la décision de son évêque, ainsi que je l'ai indiqué en répondant au seizième Interrogatoire.

590      Le Curé d'Ars n'arriva pas à ce degré d'amour de Dieu, dont j'ai parlé, sans avoir beaucoup à souffrir. Il fut en butte en particulier aux attaques du démon, qui tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, venait l'effrayer et troubler son sommeil. Dans le commencement il crut que c'était des voleurs, et il pria deux jeunes gens, parmi lesquels se trouvait mon frère, de coucher à la cure. Le bruit continua, mais les jeunes gens n'entendirent rien. Le Curé comprit alors ce que c'était; il renvoya les deux jeunes gens et s'abandonna entre les mains de Dieu. Comme les attaques du démon étaient plus importunes lorsque quelque grand pécheur devait venir faire sa confession, Mr Vianney s'en réjouissait en pensant au bien qui allait se faire et disait parfois avec un aimable sourire: Le diable est en colère, c'est bon signe.

 

 

593      Session 61 - 25 juillet 1863 à 8h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je tiens de mon père, qui l'avait appris, ainsi que je l'ai dit plusieurs fois, du frère même de Mr Vianney, que le Serviteur de Dieu montra dès son enfance un grand amour pour les pauvres. Il amenait à la maison paternelle les mendiants, qu'il rencontrait sur son chemin. 594 Non content de leur procurer le logement et la nourriture, il demandait encore à ses parents, pour ceux qui en avaient besoin, des souliers ou des habillements.

Je ne sais rien autre de particulier jusqu'à son arrivée à Ars. Il sembla se faire tout à tous; il saisissait la moindre occasion de donner à chacun de ses paroissiens des marques directes de son affection et de son dévouement pour eux. Ouvert, complaisant, affable envers tout le monde, il n'aurait pas rencontré un enfant sans lui adresser en souriant quelques mots aimables. J'en ai été témoin bien des fois. Il n'allait pas seulement là où on l'appelait, il visitait encore assez souvent ses paroissiens. Il choisissait plus volontiers l'heure du repas, afin de trouver plus facilement la famille réunie. Pour ne causer ni dérangement, ni surprise, il s'annonçait de loin en appelant par son nom de baptême le maître de la maison; puis il entrait, s'appuyait un instant contre un meuble, demandait des nouvelles de la famille, et avant de terminer sa courte visite, adressait quelques mots d'édification. Je l'ai vu très souvent faire ainsi ses visites dans la maison paternelle.

Mr Vianney ne s'épargnait pas; j'ai su qu'il avait bien à souffrir et qu'il offrait ses souffrances de la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire. Il disait: Si je pouvais dormir deux heures, ce serait assez. Malgré ses douleurs et son manque de sommeil, il se levait de grand matin, et reprenait avec courage les travaux qu'il avait entrepris pour la gloire de Dieu. Il gémissait continuellement sur le sort des pauvres pécheurs. Il ne cessait de prier pour leur conversion. Tous les soirs il disait à la prière un pater et un Ave dans cette intention. Il recommandait aux fidèles de prier pour eux et de donner des messes pour ce sujet. Il désirait tellement travailler au salut des âmes qu'un jour il dit à un des missionnaires qu'il resterait bien, pour cela, s'il le fallait, jusqu'à la fin du monde; 595 qu'il ne craignait pas la peine. Dans le but de procurer plus sûrement le salut des âmes, il a fondé avant sa mort un grand nombre de missions. Cette oeuvre lui était particulièrement chère.

Lorsque dans les commencements il était moins occupé, il se rendit volontiers à l'invitation de ses confrères, et prit part, comme je l'ai dit, à différentes missions ou jubilés. C'est alors qu'on connut les grandes vertus du Serviteur de Dieu. Il y a toujours eu à Ars quelques étrangers qui venaient solliciter son ministère; mais depuis l'époque de ses missions, le nombre alla en augmentant et finit par atteindre un chiffre très considérable. Le bon Curé, comme je l'ai remarqué moi-même très souvent, paraissait content et heureux, quand la foule était considérable. On le voyait ennuyé et triste quand il y avait moins de monde. Pour répondre au désir des pèlerins, il se rendait, vers deux heures du matin pendant l'été, et vers quatre ou cinq heures en hiver, à l'église et y entendait les confessions. Il passait en moyenne au confessionnal de douze à quinze heures par jour. Si matinal que fût le Curé, la foule l'avait devancé et l'attendait à la porte de l'église. Un grand nombre de personnes passaient la nuit dans le vestibule de l'église.

Les fidèles d'Ars avaient aussi compris le trésor qu'ils possédaient. Leur bon Curé, dans les commencements, avait presque continuellement la fièvre; on suppose que c'est pour ce motif qu'il avait demandé son changement. Les supérieurs ecclésiastiques le nommèrent curé de Salles, dans le Beaujolais. Dès que les habitants d'Ars le surent, ils envoyèrent une députation à la tête de laquelle se trouvait mon père, alors maire de la commune, pour redemander leur curé. L'autorité ecclésiastique obtempéra à leurs désirs.

Dès les commencements de son séjour à Ars, Mr Vianney songea à l'éducation des jeunes filles de la paroisse, et dès qu'il le put, il fonda sa Providence. 596 Il vendit son patrimoine pour l'acquisition de la maison. Il reçut des jeunes filles pauvres et abandonnées, autant que le local le permit. Grâce à des ressources qui lui arrivèrent de différents côtés, il agrandit la maison, et l'établissement compta en moyenne une soixantaine d'orphelines. Lui-même pourvoyait à tout. Il trouvait encore le moyen de faire des aumônes assez considérables aux pauvres de sa paroisse. Il a dit plus d'une fois à quelques habitants pauvres: Venez chercher du blé. Il avait placé à la tête de sa Providence deux filles de sa paroisse, qu'il avait mises en pension chez les soeurs de Fareins pour les faire instruire et les former.

Plus tard, il trouva le moyen de fonder l'école gratuite des jeunes gens et pour en assurer l'avenir, il en confia la direction aux frères de la Ste Famille de Belley.

Mr Vianney aima toujours les pauvres et se dépouilla de tout pour les secourir. Les mets ou les provisions, que des personnes pieuses et charitables lui portaient, il les distribuait aux mendiants qui - passaient ou aux pauvres de la localité. Il aimait surtout à les donner à une pauvre aveugle de la paroisse, nommée la mère Bichet. Il s'approchait d'elle doucement, déposait son aumône dans son tablier et se retirait sans rien dire. La bonne aveugle, croyant que c'était une de ses voisines, lui disait: Merci, ma mie, grand merci. Le curé s'en allait en riant de tout son coeur.

J'ai appris par l'opinion publique qu'il payait les loyers de plusieurs familles, soit à Ars, soit ailleurs. Il visitait les pauvres honteux de sa paroisse et les assistait dans leurs besoins. J'ai su aussi qu'on venait d'ailleurs solliciter sa charité pour le même objet. 597 Il n'avait pas coutume de jeter son aumône par la fenêtre, quand un pauvre se présentait à sa porte et que lui-même était dans sa chambre. Il descendait pour le voir, et lui adresser quelques bonnes paroles. J'ai bien des fois entendu dire qu'il avait vendu ses meubles afin de trouver de l'argent pour ses pauvres. C'est dans le même but qu'il a vendu quelques vieux habillements à des personnes qui les lui demandaient et qui voulaient contribuer ainsi à ses bonnes oeuvres.

 

Quoad Prudentiam, testis interrogatus respondit:

Je suis convaincu que Mr Vianney a pratiqué la vertu de Prudence dès son enfance. Je n'ai pas de preuves directes à donner. Dans la réforme des abus de la paroisse d'Ars ou dans l'institution des différentes oeuvres dont j'ai parlé, Mr Vianney a agi avec prudence: je n'ai en effet jamais entendu dire que personne eût été froissé. Il parvint à faire cesser presque complètement le travail du Dimanche. Ce jour-là, les offices étaient parfaitement fréquentés. Trois fois on se rendait à l'église, le matin pour la messe, à une heure pour le catéchisme et les Vêpres, et le soir pour la prière. C'était alors que Mr Vianney sortait de son confessionnal pour nous faire une de ces instructions qui nous ont tant frappées.

J'ai toujours entendu dire que le Serviteur de Dieu demandait conseil à son Évêque pour les affaires importantes. Il ne comptait pas sur lui-même, il s'abandonnait entre les mains de la Providence, mais tout en comptant sur elle, il se gardait bien de lui demander des prodiges. C'est ainsi que dans 1!établissement de la Providence, il prit tous les moyens pour lui assurer quelques ressources. Il acheta des terres dans ce but, puis il les revendit pour avoir une rente plus fixe. Il ne faisait les différentes fondations dont il a été l'auteur, qu'autant qu'il avait les ressources à peu près suffisantes; il faisait faire une neuvaine à Ste Philomène, et il avait bientôt l'argent dont il avait besoin pour la fondation.

Dans le commencement quelques personnes parurent un peu étonnées de la manière de faire du curé d'Ars, mais lorsqu'il eut été mieux connu, il n'y eut plus qu'une voix pour louer sa conduite. On remarqua qu'au confessionnal, il semblait parfaitement connaître la position d'un chacun et donnait des avis en conséquence. 598 Il a toujours joui de la réputation d'un homme de don conseil; on est venu le consulter sur des affaires très importantes, et je n'ai jamais entendu dire qu'on ait eu à se repentir de l'avoir écouté.

Dans le temps où il était en butte aux contradictions dont j'ai parlé, il laissait dire et faire. Un jour, comme il le rapporta à mon père, une personne se plaignait des contrariétés dont elle était l'objet. Laissez dire et faire, répondit le curé; quand on aura tout dit, on s'arrêtera.

 

Quoad justitiam, testis interrogatus respondit:

Je ne doute pas que Mr Vianney n'ait rempli tous les commandements de Dieu et de l'Église et qu'il n'ait pratiqué autant qu'il le pouvait les conseils évangéliques.

Dans ses rapports avec le prochain, j'ai toujours remarqué une très grande politesse. En saluant une personne d'une certaine condition, il se servait ordinairement de cette formule: Je vous présente bien mes respects; et il se laissait rarement prévenir. Son respect pour les ecclésiastiques, et en général pour les personnes consacrées à Dieu, se manifestait d'une manière très sensible; il était pour eux plein d'égards et d'attention. Il montrait une grande bonté envers les pauvres, les infirmes, les ignorants et les pécheurs.

Il était très reconnaissant pour les moindres services qu'on lui rendait; il rappelait souvent ceux qu'il avait reçus de sa pieuse mère, de Mr Balley et des habitants des Noës.

J'atteste que Mr Vianney a pratiqué la vertu d'obéissance. Non seulement je n'ai rien vu contre, mais il me semble que sa vertu a paru d'une manière particulière dans la fidélité avec laquelle il a rempli tous ses devoirs. Il était tourmenté du désir de quitter sa paroisse; malgré ce désir, il y est resté jusqu'à la mort, parce que son Évêque ne lui donna pas la permission qu'il sollicitait. Il montra toujours envers les représentants des autorités civiles le respect et l'obéissance qui leur sont dus dans les attributions de leurs pouvoirs. 599

 

 

601             Sesssion 62 - 27 juillet 1863 à 8h du matin.

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu rechercha toujours tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait au culte divin. Il aimait les objets de piété. Il entendait la parole de Dieu autant qu'il le pouvait. 602 J'ai déjà dit comment il avait embelli son église et lui avait procuré de beaux ornements.

Parmi toutes les dévotions de Mr Vianney, il me semble que celle envers le St Sacrement était la plus frappante. J'en ai donné des preuves en parlant de la Foi et de la Charité. Il faisait le signe de la croix d'une manière grave, posée et recueillie. Il recommandait souvent d'invoquer le Dimanche la Ste Trinité, le lundi le St Esprit, le mardi les anges gardiens, le mercredi St Joseph. Le jeudi, il recommandait d'honorer le St Sacrement, le vendredi la passion de Notre Seigneur et le samedi la Ste Vierge. J'ai déjà dit que dès son enfance, il avait une grande dévotion pour la Ste Vierge. Quand il fut prêtre, il disait la messe à son autel et en son honneur tous les samedis, à moins qu'il n'y eût empêchement. Il récitait le chapelet de l'Immaculée Conception à l'exercice public de la prière du soir. Lorsque l'heure sonnait, il disait un Ave Maria et recommandait beaucoup cette pratique. Il y était tellement fidele, lui-même, que dans ses instructions, il s'interrompait au son de l'heure pour réciter l'Ave Maria. Il eut toujours une grande dévotion à l'Immaculée Conception. Dès l'année mil huit cent trente-six, il avait consacré sa paroisse à Marie Immaculée. Ayant, avant la définition du dogme, érigé une statue à Marie Immaculée, il voulut néanmoins témoigner sa joie de la définition du dogme en faisant acheter en son honneur un très bel ornement pour son église.

Mr Vianney déployait une grande pompe aux fêtes de la très sainte Vierge. Ces jours-là, les offices se célébraient comme les dimanches, alors même que ce n'était pas fête d'obligation. Il recommandait beaucoup la dévotion au saint Coeur de Marie; il avait établi en son honneur l'Archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires, et il conseillait souvent de faire des neuvaines à ce sujet. 603 Les fidèles de sa paroisse, répondant à la dévotion et aux instructions de leur pasteur, avaient partout érigé des statues à la Ste Vierge dans leurs maisons.

Parmi les saints qu'il honorait d'une manière spéciale, je puis citer St Joseph, St Jean-Baptiste, St François d'Assise, Ste . Thérèse, etc. Il lisait fréquemment la vie des saints et y puisait des traits admirables, qu'il racontait dans ses instructions avec une onction toute pénétrante. Mais sa dévotion particulière avait surtout pour objet Ste Philomène, qu'il nommait sa chère petite sainte. Il lui avait fait construire une chapelle, il conseillait des neuvaines en son honneur, et son humilité était charmée de rejeter sur son compte tous les prodiges qui s'opéraient à Ars.

Les âmes du purgatoire lui étaient très chères; il priait beaucoup pour elles à des jours déterminés, et il offrait pour leur soulagement les terribles souffrances qu'il endurait pendant la nuit. Il recommandait vivement cette dévotion aux fidèles, et lui-même avait fondé des neuvaines et des octaves pour obtenir leur délivrance.

Quant à ce qui concerne l'Oraison, je puis déposer: Je ne sais rien de particulier sur la manière dont Mr Vianney faisait oraison, mais à son attitude profondément recueillie à l'église, j'ai toujours pu juger que son âme était toujours intimement pénétrée de la présence de Dieu et unie à lui.

 

Quoad Fortitudinem, testis interrogatus respondit:

L'une des vertus qui me paraît avoir brillé avec le plus d'éclat dans Mr Vianney, est la vertu de Force. Dans le genre de vie si austère qu'il a suivi jusqu'à sa mort, dans ses souffrances si nombreuses et si graves, dans les contradictions de toutes espèces qu'il a rencontrées, elle ne s'est jamais démentie. Sa constance a été inébranlable; 604 c'est toujours en Dieu et dans l'attente de son assistance continuelle qu'il a puisé sa fermeté et son courage.

Mr Vianney a montré toute sa vie une patience héroïque. Atteint, vers la fin, des douleurs les plus cruelles, jamais il n'a laissé échapper de plainte; c'est à peine si parfois, dans les moments de souffrances plus vives, on lui entendait dire, en réponse aux pressantes demandes qui lui étaient adressées: Je souffre un peu; oui, je suis un peu fatigué. Souvent je l'ai vu n'en pouvant plus, courbé, plié en deux, n'en pas moins continuer les pénibles fonctions de son ministère. Une fois que j'étais malade, il est venu me voir; il était plus malade que moi. En quittant ma chambre, il s'affaissa de fatigue et tomba sur lui-même. Je l'ai vu bien souvent ne pouvant pas se soutenir lorsqu'il montait en chaire. Mais à peine avait-il commencé à nous adresser la parole, l'ardeur de son zèle lui donnait des forces extraordinaires; ce n'était plus le même homme; il était tout transformé. Je sais qu'il a reçu des lettres anonymes pleines d'injures; il en était peiné à cause de l'offense faite à Dieu; mais pour ce qui le concernait lui-même, il n'en témoignait que de la joie. Il a raconté à mon père avoir reçu un jour deux lettres, dont l'une était pleine d'éloges, l'autre de paroles outrageantes. Ce sont là de ces choses, lui a-t-il dit, auxquelles il ne faut pas faire attention. J'ai pu conjecturer par ses prédications qu'il était d'un caractère naturellement vif. Vous vous plaignez, disait-il aux fidèles, de ne pouvoir point pratiquer la patience à cause de votre vivacité; eh! mon Dieu, tout le monde en a bien... Paroles qui me faisaient croire qu'en les prononçant il pensait à lui-même. J'ai toujours admiré son extrême patience à l'église au milieu de la foule des pèlerins et surtout des importunités de quelques personnes indiscrètes.

 

Quoad Temperantiam, testis interrogatus respondit: :

J'ai souvent entendu parler des mortifications auxquelles Mr Vianney se livrait. 605 Le bruit public rapporte qu'il ne couchait que sur une paillasse fort dure et quelquefois même sur une planche. On parlait dans le village de beaucoup de mortifications extraordinaires qu'il faisait, par exemple, qu'il avait essayé de ne vivre que d'herbages, mais qu'au bout de huit jours il avait dû renoncer à ce régime; qu'il achetait le pain des pauvres pour s'en nourrir et autres choses de ce genre. Mais pour moi, je ne sais rien de personnel à ce sujet. Un jour cependant, me trouvant à la cure pendant son repas principal, je l'ai vu prendre une tasse de lait, y mettre quelques miettes de pain et manger ensuite une des deux pommes de terre qu'on lui avait servies. Il me présenta la seconde; je la refusais, craignant de l'en priver; mais lui alors l’écarta en disant: "C'est bien assez comme cela." Je demandais ensuite à la personne qui le servait depuis combien de temps elle lui avait apporté le morceau de pain où il avait pris quelques miettes. Depuis quatre jours, me répondit-elle. - Je ne pense pas qu'il manquât au morceau de pain, tel qu'il lui avait été remis, plus de cent grammes, quoiqu'il eût cependant vécu là-dessus quatre jours.

Je sais qu'au confessionnal, où il passait de longues heures, il se refusait toute espèce de soulagement, tels que coussinet, bouillotte pour se tenir les pieds chauds pendant l'hiver, etc. Ces habitudes de mortification étaient telles qu'un jour son Évêque, Mgr Devie, l'ayant contraint à assister à un repas et obligé à prendre quelques nourritures de plus, son estomac accoutumé à l'abstinence en fut tellement fatigué qu'il éprouva une indigestion violente, si bien qu'à partir de là Mgr Devie le laissa tout à fait libre de suivre son régime ordinaire. Pendant un hiver, on vint à bout d'introduire à son insu une bouillotte d'eau chaude sous le marchepied de son confessionnal. Ignorant cette pieuse industrie, il manifestait son étonnement de n'avoir pas eu froid aux pieds cet hiver.

606      Sa vie mortifiée n'avait rien d'austère ni de rebutant pour les autres. J'ai moi-même été témoin d'un fait qui prouve son amabilité à cet égard. Il arrivait souvent qu'avec d'autres gens de la paroisse, nous lui amenions les différentes provisions dont il pouvait avoir besoin pour sa Providence. Il nous accueillait avec la plus exquise bonté, nous faisait préparer un repas bien convenable, nous exhortait à bien manger, nous servait lui-même à table; mais jamais nous n'avons pu le décider à prendre quelque chose avec nous.

 

Quoad Paupertatem, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a montré un grand amour pour la pauvreté. Tout en lui, tout autour de lui respirait cette vertu. Jamais il n'a rien voulu posséder en propre; on a été obligé de pourvoir à ses vêtements, de lui fournir ses meubles, sa nourriture, jusqu'à la pauvre tasse de lait qu'il prenait tous les jours. L'argent qu'il recevait, semblait lui brûler les doigts et il se hâtait d'aller le porter aux missionnaires; il n'en faisait de cas absolument que parce qu'il y trouvait le moyen de faire des bonnes oeuvres. C'est ainsi qu'il lui arriva un jour de brûler par hasard un billet de banque; comme on lui exprimait quelques regrets: Il y a moins de mal, dit-il, que si l'on avait offensé Dieu par un péché véniel. Sa chambre, la seule pièce habitable de la cure, était dans un état de délabrement qu'il est facile de constater encore aujourd'hui. Rien de plus pauvre que son mobilier; il se servait pour ses repas d'une mauvaise tasse en terre; on voulut la remplacer un jour par une tasse en faïence, il la repoussa en disant, ainsi qu'il m'a été rapporté: Il n'y a donc pas moyen d'être maître de pratiquer la pauvreté chez soi. Il était entièrement étranger à tout le mouvement du monde et à tous les intérêts matériels. Il n'a jamais vu aucun chemin de fer, quoique celui de Paris à Lyon passât tout près d'Ars et lui amenât chaque jour un si grand nombre de pèlerins. 607

 

 

609      Session 63 - 27 juillet 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai pu constater bien des fois que la simplicité et la modestie semblaient revêtir Mr Vianney de la tête aux pieds. Il y avait chez lui une simplicité d'enfant jointe à une certaine finesse d'esprit. 610 On croirait que le curé d'Ars était tenté d'orgueil au milieu du concours des pèlerins et des démonstrations de respect qu'on lui prodiguait; mais il n'en était rien. Son humilité était si profonde qu'il semblait n'avoir pas même la conscience du bien qu'il faisait. J'ai plusieurs fois remarqué que lorsqu'on lui donnait des éloges, il éprouvait le plus grand embarras. Il ne commençait jamais à parler de lui-même, et lorsqu'on mettait la conversation sur lui, il y coupait court au plus vite. L'une des grandes souffrances, je pourrais dire l'une des grandes humiliations de sa vie a été de voir son portrait étalé et vendu dans sa paroisse. Il finit cependant par s'y accoutumer, mais il en plaisantait agréablement en l'appelant son carnaval. Lorsqu'on lui présentait des objets à bénir et que son portrait se trouvait avec eux, s'il l'apercevait, il avait soin de l'écarter.

J'ai entendu dire que lorsque le Père Lacordaire vint le visiter à Ars, après son départ il dit: Savez-vous la réflexion qui m'a frappée pendant cette visite? C'est que ce qu'il y a de plus grand dans la science est venu s'abaisser devant ce qu'il y a de plus petit dans l'ignorance. Les deux extrêmes se sont rapprochés.

J'ai été témoin moi-même de l'humiliation qu'il éprouva lorsque le camail lui fut remis par Mgr l’Évêque de Belley. Il semblait avoir des épines sur le dos, il se retira à la sacristie et il s'en serait dépouillé immédiatement sans l'observation d'un vicaire général qui était présent et qui lui fit entendre qu'un acte pareil serait un manque de respect à son Évêque.

 

Quoad castitatem, testis respondit:

Ses paroles, ses actions, toute sa manière de vivre ont toujours témoigné du plus grand amour pour la chasteté. 611 Il n'a jamais eu à son service des personnes du sexe d'une manière permanente. Quelques personnes pieuses de la paroisse se sont occupées successivement de mettre un peu d'ordre de temps en temps dans son ménage, de préparer ses misérables repas; mais presque jamais quand il était présent à la cure.

 

Interrogatus demum an sciat vel dici audiverit, servum Dei unquam aliquid gessisse virtutibus supradictis quoquo modo contrarium, respondit testis:

Je ne connais absolument rien qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles j'ai déposé.

 

Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je suis convaincu que le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus dont j'ai parlé au degré héroïque, et par degré héroïque j'entends la vertu pratiquée d'une manière supérieure à celle que l'on rencontre même dans les bons chrétiens. Pour juger qu'il a pratiqué les vertus à ce degré, je me réfère à mon interrogatoire. Si je ne l'ai pas suffisamment prouvé, c'est que je n'ai pas su mieux m'exprimer. Du reste, la vivacité de sa foi, qui est allée toujours en croissant, sa fidélité à un ministère pénible et écrasant, sa vie austère et pénitente pendant de si longues années, sa persévérance dans toutes les choses les plus pénibles à la nature montrent assez que la vertu en lui était bien supérieure à tout ce que l'on a droit d'attendre même des âmes les plus fidèles.

 

Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai plusieurs fois remarqué que le Serviteur de Dieu, pendant ses instructions, versait des larmes.

L'opinion publique à Ars est qu'il lisait souvent dans les coeurs. On racontait à ce sujet un grand nombre de faits. En voici un qui m'est personnellement connu: 612 Un jour, il y avait dans l'église plus de soixante personnes attendant leur tour pour se confesser. Deux vieillards, dont l'un était très pressé, se trouvaient à l'extrémité de la foule. Mr Vianney arrive et fait signe à ce vieillard de se présenter de suite à son confessionnal. Son compagnon, prenant le signe pour lui, s'avançait le premier. Le curé dit: Ce n'est pas celui-là, mais l'autre; néanmoins, qu'ils viennent tous les deux. Ils s'en retournèrent très contents. Le lundi suivant, l'un des deux dit à mon frère à Villefranche: On dit qu'il est bien difficile de parler à votre curé; mais quand il le veut, c'est bien facile; il sait alors vous faire signe et vous faire passer.

J'ai entendu parler d'un grand nombre de faits extraordinaires qui se sont accomplis; mais je n'ai rien vu personnellement. Seulement un jour, à la messe, j'ai entendu crier une jeune personne; je présumais qu'elle était idiote; mais dans la journée on a assuré dans la paroisse qu'une muette avait recouvré la parole et que cette muette était cette jeune personne. Si je ne puis pas témoigner d'une manière positive et sûre sur des miracles, c'est que presque tous se sont opérés au dehors.

 

Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis respondit:

Je ne connais rien sur cet Interrogatoire.

 

Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis respondit:

Mr Vianney est mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf; je présume que c'est d'épuisement. Il a reçu les sacrements de l'Église avec édification. Je sais qu'il a été très patient, très résigné pendant sa maladie; qu'il s'est abandonné aux personnes qui le servaient, sans opposer le moindre refus aux secours qui lui étaient prodigués; 613 mais n'ayant pas été présent, je ne puis donner aucun détail précis.

 

Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le corps du Serviteur de Dieu est demeuré exposé deux jours dans l'un des appartements du rez-de-chaussée de la cure. Les funérailles ont été remarquables par l'affluence extraordinaire de prêtres et de fidèles. Je présume qu'il y avait de cinq à six mille fidèles, de toutes conditions et environ trois cents ecclésiastiques. La cause de ce concours doit être uniquement attribuée à l'opinion que l'on avait de la Sainteté du Serviteur de Dieu. A part ce concours immense, je ne connais aucun fait extraordinaire qui ait signalé ses funérailles.

 

Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le corps du Serviteur de Dieu a été enseveli au milieu de l'église d'Ars dans un petit caveau préparé à cette fin et recouvert d'une pierre sépulcrale à fleur du sol. Procès verbal de la sépulture a été dressé et déposé, à ce que je crois, dans les archives de la mairie d'Ars. Ce procès verbal pourra donner les détails que j'omets ici. Je n'ai jamais remarqué qu'on ait fait aucun acte qui sente le culte public. Le concours sur son tombeau a commencé immédiatement après sa mort, et, depuis deux années surtout, il a augmenté d'une manière considérable. Je ne puis pas préciser le nombre des pèlerins, mais la quantité de voitures qui les amène tous les jours montre assez qu'il atteint un chiffre très élevé.

 

Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu dire et je sais positivement que l'opinion publique a été que le Curé d'Ars était un saint et qu'ainsi il a joui de la réputation de sainteté. J'entends par cette réputation l'opinion publique et générale sur des faits ou sur des personnes. Je ne puis assigner à cette réputation d'autre origine que la sainteté dû Serviteur de Dieu, les vertus qu'il a pratiquées, les dons extraordinaires dont Dieu l'a comblé. Je ne sache pas qu'aucun moyen non avouable ait jamais été employé en faveur de cette réputation. 614 Elle était universelle, aussi bien chez les personnes graves et prudentes que parmi le peuple, aussi bien chez les hommes les plus instruits que chez les ignorants. C'est là un fait tellement public, qu'il est à la connaissance de tout le monde.

Elle a commencé, je crois, vers mil huit cent trente; elle est toujours allée en croissant; de là le pèlerinage, le respect dont on l'entourait, les conseils qu'on lui demandait de toutes parts, l'affluence autour de son confessionnal, l'empressement à se procurer, à lui dérober même le moindre objet qui lui eût appartenu; de là son portrait partout répandu, son nom dans toutes les bouches, etc. La mort, bien loin d'interrompre cette renommée, l'a plutôt accrue. La paroisse de Dardilly, lieu de sa naissance, a disputé, comme aux premiers siècles de l'Église, son corps à la paroisse d'Ars. La réputation du Serviteur de Dieu est en vigueur, non seulement à Ars et aux environs, mais en France, en Europe, on pourrait dire dans le monde entier.

Bien loin d'avoir subi aucune interruption après sa mort, la réputation du Serviteur de Dieu prend de nos jours un accroissement beaucoup plus considérable encore que par le passé; elle devient beaucoup plus générale, s'étend à toutes les classes de la société, sans qu'il soit possible d'assigner à ce fait aucune autre cause que l'opinion de la sainteté de Mr Vianney. Il n'est pas à ma connaissance qu'il ait été rien dit, écrit, ou fait pour porter atteinte à cette réputation. Quant à mon sentiment personnel, j'adhère à l’opinion publique qui regarde Mr Vianney comme un saint.

 

Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis respondit:

Ma déposition au précédent Interrogatoire déclare suffisamment que je ne connais rien de contraire à l'opinion de sainteté dont jouit le Serviteur de Dieu.

 

Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Deux miracles signalés sont à ma connaissance. Le premier est la guérison d'un jeune enfant de St Laurent-lès-Macon, perclus de tous ses membres. Il a été apporté par son père, sa mère et Mr le Curé de St Laurent sur le tombeau du curé d'Ars; là il a été guéri. Je n'ai pas vu l'enfant avant la guérison, mais immédiatement après; il marchait, courait; le père, la mère et Mr le Curé de St Laurent, m'ont raconté le fait et dépeint l'état dans lequel l'enfant se trouvait antérieurement. La guérison a persévéré, car plusieurs fois il est revenu en pèlerinage à Ars. Le père a été converti.

Le second est la guérison d'une jeune sourde-muette de Lyon. Amenée sur le tombeau du curé d'Ars, elle a recouvré la parole; je l’ai vue, elle parlait tour à tour par signe comme les sourds-muets et avec des paroles qui, sans être parfaitement articulées, étaient cependant intelligibles.

 

Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai plus rien à dire.

 

Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

615            Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta, respondit se in eamdem perseverare, et illam iterum confirmavit.

 


 

PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E

SAINT

JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY CURE D'ARS

 

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

 

 

TEMOIN IX  - GUILLAUME VILLIER


 


617      Session 64 - 28 juillet 1863 à 8h du matin

 

618      Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais toute la vérité.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Guillaume Villier; je suis né à Ars le vingt-six Décembre mil sept cent quatre-vingt dix-neuf. Mon père se nommait François Villier et ma mère Suzanne Bernard. Je suis propriétaire cultivateur, jouissant d'une modeste fortune.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je remplis toutes les années le précepte de la confession et de la communion; je suis dans l'habitude de m'approcher encore des sacrements à Noël; je n'ai pas communié depuis Pâques.

 

Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais été traduit en justice devant aucun tribunal.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais encouru de censures ni d'autres peines ecclésiastiques.

 

Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai été instruit par personne de la manière dont je devais déposer dans cette cause. Je n'ai pas lu les Articles rédigés par le Postulateur. Je ne dirai que ce que je sais par moi-même, ou ce que j'ai appris par des témoins dignes de foi.

 

619      Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai une grande affection et vénération pour le Serviteur de Dieu Jean Marie Baptiste Vianney. Je désire sa Béatification et sa Canonisation; mais en cela, je ne me propose que la gloire de Dieu et l'honneur de l'Église.

 

Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne connais pas exactement le jour et l'année de la naissance du Serviteur de Dieu. Je sais qu'il est né à Dardilly, paroisse du diocèse de Lyon, de parents chrétiens qui élevaient leurs enfants dans la pratique de la piété. Je regarde comme certain qu'il a été baptisé et confirmé; mais j'ignore l'époque où il a reçu ces sacrements.

 

Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je tiens de personnes dignes de foi que Mr Vianney a passé son enfance et son adolescence à Dardilly auprès de ses parents. Il était occupé à garder les troupeaux de son père, et se livrait aux divers travaux de la campagne. Il se faisait dès lors remarquer par sa piété. Je tiens ces détails des bruits publics répandus dans la paroisse d'Ars et suffisamment confirmés par les personnes qui sont fréquemment venues ici de Dardilly. Je n'ai pas entendu dire qu'on ait eu à lui reprocher aucun de ces défauts qui sont si communs à cet âge.

 

Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne sais pas à quel âge il a commencé ses études; il fut obligé de les interrompre à cause de la conscription militaire. J'ignore les circonstances qui concernent cette époque de sa vie.

 

Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu dire qu'il avait toujours persévéré dans son dessein d'embrasser la carrière ecclésiastique, et que, pendant tout le cours de ses études, il avait constamment donné des marques d'une grande piété.

 

Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais qu'il a été ordonné prêtre, mais je ne puis donner aucun détail.

 

620      Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne pourrais dire dans quelle paroisse il fut placé vicaire après son ordination à la prêtrise. J'ai seulement entendu dire que son curé était très pieux et que Mr Vianney ne lui cédait en rien sous ce rapport.

 

Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney fut nommé Curé d'Ars au mois de Février mil huit cent dix-huit. Cette paroisse ressemblait aux paroisses environnantes; les pratiques de piété y étaient peu suivies; il y avait quelques danses; cette paroisse n'était cependant pas irréligieuse.

 

Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu avait trouvé établie la Confrérie du St Sacrement; mais il lui donna une nouvelle impulsion. Il fonda celle du saint Rosaire; je me rappelle très bien qu'avant Mr Vianney on ne disait jamais le chapelet publiquement à l'église, sauf une fois par an le vingt-cinq Mars; mais dès l'arrivée de Mr Vianney, on se mit à le dire tous les dimanches après Vêpres. Plus tard il établit l'Archiconfrérie du Saint Coeur de Marie pour la conversion des pécheurs. Afin de procurer aux jeunes filles une éducation chrétienne, il fonda la Providence et en confia la direction à quelques pieuses filles de la localité. Sur les instances de son Évêque, qui désirait en assurer l'avenir, il céda cet établissement aux soeurs de St Joseph. Il travailla aussi à l'éducation des jeunes garçons en faisant venir dans sa paroisse des frères de la Ste Famille de Belley. Ces différentes institutions ont fait beaucoup de bien et fortement contribué à l'amélioration religieuse d'Ars.

 

Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste que Mr Vianney a rempli tous les commandements de Dieu et de l'Église, les obligations auxquelles il était tenu comme prêtre, curé, fondateur ou directeur des institutions dont je viens de parler. Il a persévéré jusqu'à la mort dans le fidèle accomplissement de tous ses devoirs: c'est du moins ma conviction profonde. Les absences qu'il a pu faire de sa paroisse ont toujours eu pour but la gloire de Dieu, le salut des âmes ou sa propre sanctification. Quand il était en mission, il revenait chaque Dimanche dans sa paroisse pour faire les offices de l'Église. 621 Avant de partir, il avait bien soin de recommander chaque fois de recourir, s'il en était besoin, aux prêtres du voisinage. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu nécessité de le faire.

Je ne sais pas bien au juste quels ont été les motifs de ses fuites; mais d'après ce que j'ai entendu dire et ce que j'ai vu, je présume que la première a été déterminée par quelques difficultés qui s'étaient élevées dans la commune, par quelques contestations qui avaient eu lieu entre les voituriers et les logeurs. En quittant Ars, il se proposait, je crois, de rétablir la paix et la bonne harmonie dans la paroisse. Son absence ne dura que quelques jours. Avec lui disparurent tous les pèlerins; après son retour ils revinrent. Quand il rentra ce fut une grande joie à Ars; on sonna les cloches; les paroissiens accoururent sur son passage; pour lui, au lieu d'aller se reposer au presbytère, comme il aurait dû le faire après une très longue marche, il se rendit à l'église et après avoir adoré le St Sacrement, il retourna se renfermer dans son confessionnal.

 

Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Curé d'Ars a été critiqué dans les paroisses voisines, qu'on l'accusait d'ambition, d'avarice, qu'on plaisantait les habitants d'Ars de ce qu'ils étaient trop dévots; j'ai remarqué que ces accusations, qui du reste n'avaient point de fondement, avaient cessé vers la fin de sa vie. Je ne me suis jamais aperçu qu'il se soit plaint de toutes ces choses ni en public, ni en particulier.

 

Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste que Mr Vianney a pratiqué toutes les vertus chrétiennes et qu'il y a persévéré jusqu'à la mort. J'en ai pour garant toute sa conduite, dont j'ai été témoin pendant toute la durée de son séjour à Ars, n'ayant jamais moi-même, pendant tout ce temps-là, quitté la paroisse.

 

Quoad Fidem, testis interrogatus respondit:

Ma conviction est que le Curé d'Ars a eu une grande foi. J'ai toujours entendu dire ici qu'étant encore bien jeune, il aimait à s'instruire des vérités de la religion, qu'il écoutait avec empressement les leçons de sa mère et qu'il trouvait son plaisir dans 622 la prière. J'ai appris qu'un jour on le croyait perdu; sa mère inquiète le cherchait partout et elle finit par le trouver à genoux dans un coin de l'étable, devant une crèche et occupé à prier le bon Dieu. Quand il gardait ses troupeaux, il priait souvent tout seul devant une petite statue de la Ste Vierge qu'on lui avait donnée; souvent aussi il réunissait ses compagnons et les engageait à faire de même. Devenu un peu plus grand et capable de travailler aux champs, il plaçait sa petite statue à quelques pas devant lui, et lorsqu'il l'atteignait, il se mettait à genoux, et puis courait la placer plus loin, se remettant ensuite avec une ardeur toujours nouvelle à son travail. J'ai entendu très fréquemment répéter ces détails à Ars, et je crois qu'ils avaient pour auteurs les gens de Dardilly, qui y sont venus en pèlerinage.

Lorsque Mr Vianney fit sa première entrée dans la paroisse, il nous parut plein de bonté, de gaîté et d'affabilité; mais jamais nous ne l'aurions cru si profondément vertueux. Nous remarquâmes qu'il allait souvent à l'église et qu'il y restait longtemps. Le bruit ne tarda pas à se répandre qu'il menait une vie très austère. Il n'avait point de servante, n'allait pas dîner au château d'Ars comme le faisait son prédécesseur, n'allait pas visiter ses confrères et ne les recevait pas chez lui. Ce qui nous frappait aussi beaucoup, c'est qu'on s'aperçut tout d'abord qu'il ne gardait rien; nous étions ravis d'une conduite aussi peu commune, et nous nous disions dès lors: notre curé n'est pas comme les autres; c'est un saint.

Il semblait avoir choisi l'église pour son domicile; si l'on voulait le trouver, c'est là qu'il fallait aller le chercher. Quand il disait son office, nous remarquions que de temps en temps il regardait avec bonheur le tabernacle. J'ai entendu dire que dès le commencement de son séjour à Ars, il priait beaucoup pour la conversion des pécheurs; ce que je sais bien, c'est qu'il ne cessait de nous recommander de prier à cette même intention. Il nous exhortait fortement à visiter le plus souvent possible le St Sacrement; peu à peu il a amené ses paroissiens à cette pieuse dévotion et à la communion fréquente. Avant lui, on se contentait généralement de faire ses pâques.

Je crois qu'il a commencé peu de temps après son arrivée à faire tous les soirs la prière publique à l'église. Il vint à bout d'enrôler beaucoup de monde dans les confréries qu'il avait établies, ou comme renouvelées. Quoique les offices fussent déjà passablement fréquentés les dimanches et les fêtes, il amena ses paroissiens à les fréquenter encore davantage et à y assister presque tous. 623 Il fit aussi à peu près cesser le travail du Dimanche. Je dois faire remarquer néanmoins, pour dire l'exacte vérité, que les travaux les jours défendus n'étaient pas très communs avant l'arrivée de Mr Vianney. Ils n'avaient guère lieu qu'à certaines époques de l'année, particulièrement au moment des récoltes. Lorsque le pèlerinage fut établi, la sanctification du Dimanche était si bien observée, que les voitures amenant les étrangers n'arrivaient pas et ne partaient pas ce jour-là.

 

 

625      Session 65 - 28 juillet 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Un autre désordre que Mr Vianney vint à bout de faire disparaître, ce fut la danse. Il menaçait de quitter la paroisse, si l'on continuait à se livrer à ce divertissement dangereux. Les pères et les mères surtout entendirent la voix de leur pasteur et retinrent leurs enfants. 626 Il est arrivé au Serviteur de Dieu de donner de l'argent au ménétrier pour l'empêcher de jouer à certains jours de fête. Il a fait la même chose à l'égard du cabaretier.

Mr Vianney ayant renouvelé sa paroisse, se rendit à l'invitation de ses confrères pour donner des missions dans les paroisses environnantes. Il y montra un tel zèle et un tel esprit de foi, qu'il produisit des fruits abondants de salut. Son confessionnal était assiégé et il confessait plus à lui seul que tous les autres. Ce qui attirait surtout la confiance des fidèles, c'était sa vie austère et mortifiée. Les missions auxquelles il prit part devinrent l'occasion qui donna naissance au pèlerinage, les personnes qu'il avait dirigées revenant à Ars pour réclamer ses conseils. C'est ce qu'on commença à remarquer surtout après la mission de Trévoux, qui eut lieu en mil huit cent vingt-trois.

La foi de Mr Vianney lui inspirait un grand zèle pour tout ce qui tenait au culte divin. C'est ainsi que lui, si simple et si pauvre pour tout ce qui tenait à sa personne, avait à coeur d'avoir pour son église les plus beaux ornements. Rien ne saurait égaler la joie qu'il éprouva lorsqu'il reçut de Mr d'Ars un dais magnifique, de riches bannières, de superbes chasubles et un grand ostensoir en vermeil. Il faisait beaucoup de dépenses pour son église. Un marchand d'ornements de Lyon disait: Il y a en Bresse un petit curé, qui semble ne rien avoir, qui achète plus que tous les autres, qui veut tout ce qu'il y a de plus beau et qui paye toujours comptant. Ce curé était le Curé d'Ars. Sa foi éclatait plus vive qu'à l'ordinaire pour la fête du St Sacrement, soit lorsqu'il faisait préparer les reposoirs, soit surtout lorsqu'à la procession il portait Notre Seigneur entre les mains. Sa figure enflammée et la vivacité de ses regards exprimaient l'ardeur de sa foi. Je l'ai vu plusieurs fois verser des larmes en célébrant le saint sacrifice de la messe. Par moments, il était tellement touché que les fidèles pouvaient s'en apercevoir. Un tel feu brillait dans ses regards que l'on aurait dit qu'il voyait le bon Dieu. C'était d'ailleurs une opinion fort répandue dans la paroisse que cela lui arrivait parfois réellement.

627      Sa foi ne se manifestait pas moins dans sa manière d'instruire les fidèles, dans ses catéchismes, dans ses instructions. Il parlait souvent de la présence réelle de Notre Seigneur dans l'Eucharistie, et il le faisait avec un tel accent de conviction que ses paroles allaient à l'âme de ses auditeurs et leur faisaient une impression profonde. Lui-même était vivement ému; quelquefois la respiration lui manquait et il demeurait comme en suspens. On était touché en le voyant porter le saint viatique aux malades. Ses exhortations respiraient alors les sentiments de la foi la plus vive.

Il éprouvait un très grand respect envers les prêtres, et il revenait souvent dans ses instructions sur la grandeur du sacerdoce. Il disait: Le prêtre ne se comprendra bien que dans le Ciel... Si l'on rencontrait un prêtre et un ange, il faudrait d'abord saluer le prêtre.

J'ai remarqué que dans ses catéchismes et ses instructions, il citait beaucoup de traits de la vie des saints; il le faisait avec un tel charme qu'il intéressait vivement ses auditeurs. Il avait quelques sujets de prédilection sur lesquels il revenait souvent. C'est ainsi qu'il parlait fréquemment de l'amour de Dieu, de sa présence, de la nécessité de lui demeurer uni pour sanctifier ses actions, du bonheur et des joies du paradis, de la beauté de l'âme en état de grâce, des bienfaits du St Esprit, de la nécessité de la prière, des avantages des croix. Quand il parlait sur le péché et sur le malheur des pauvres pécheurs, il versait des larmes abondantes.

Mr Vianney m'a paru agir toujours et en toute circonstance uniquement par esprit de foi et jamais par des motifs ou des considérations humaines. Le seul but qu'il se proposait était de plaire à Dieu. Cet esprit de foi était si apparent qu'il frappait beaucoup les étrangers qui venaient à Ars. Après l'un de ses catéchismes, j'ai entendu à côté de moi un prêtre, qui y avait assisté, dire: Quelle foi en cet homme-là! Je crois vraiment qu'il voit le bon Dieu.

 

Quoad spem, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney n'a pas moins pratiqué la vertu d'Espérance que celle de la Foi; 628 elle a brillé en lui sans se démentir jamais pendant tout le cours de sa vie.

Il comptait avec la plus ferme espérance sur les biens à venir; c'est à cause de cela que dans toutes ses instructions, il parlait si fréquemment du Ciel, ainsi que je l'ai déclaré précédemment. Ce bonheur qu'il désirait pour lui-même, il ne le désirait pas moins pour les autres. Il nous disait fréquemment: Oh! mes frères, cherchons à aller tous en paradis; là, nous verrons Dieu; que nous serons heureux!... Nous irons tous en procession, si la paroisse est sage, et votre curé sera à votre tête. C'est ce même désir de procurer le Ciel aux âmes, qui lui faisait multiplier dans sa paroisse les missions, les jubilés, les divers exercices spirituels; c'est encore ce même désir qui lui inspirait une si grande horreur du péché, qui prive du Ciel et conduit en enfer les malheureux pécheurs, et qui le faisait pleurer amèrement lorsqu'il parlait du péché et de ses suites funestes. Je lui ai entendu dire en chaire, à la suite de sa première maladie, que c'était un bien grand malheur de se trouver à l'article de la mort quand on n'était pas prêt à paraître devant Dieu; que pour lui, pendant cette maladie, il avait encore quelque chose qui l'embarrassait; mais que maintenant il ne craignait plus rien.

Il ne comptait sur lui-même, ni pour se sauver, ni pour sauver les autres, mais uniquement sur la grâce de Dieu. Dans ses besoins, ses peines, ses embarras, il mettait en lui toute sa confiance. C'est par là qu'il eut le courage d'entreprendre l'amélioration de sa paroisse et la constance de l'accomplir. Il comptait tellement sur la grâce de Dieu, que cette confiance lui faisait regarder le salut comme facile. Il nous disait souvent qu'il y avait moins de peine pour se sauver que pour se damner. Il avait un don particulier pour communiquer cette confiance aux autres et pour consoler les âmes dans leurs afflictions. Cette confiance néanmoins ne lui faisait pas négliger de prendre les moyens nécessaires pour travailler à son propre salut et à celui des autres, ainsi qu'il est facile de s'en convaincre par sa vie pénitente et par son zèle qui s'est maintenu toute sa vie.

Son abandon à la divine Providence était sans bornes. Il ne s'inquiétait jamais. Et lorsque les ressources lui manquaient pour sa Providence ou diverses autres entreprises, il se tenait toujours pour assuré que Dieu lui viendrait en aide. J'ai su qu'il avait été plusieurs fois en butte aux assauts du démon. Au commencement, ne sachant pas encore à quoi s'en tenir sur ce sujet, il en fut un peu effrayé et engagea quelques jeunes gens à coucher dans sa cure; mais bientôt, instruit par l'expérience, il les renvoya, et dès lors, il n'eut jamais plus aucune crainte du démon.

L'Espérance des biens éternels avait inspiré à Mr Vianney un profond mépris pour tous les biens de ce monde. Il n'y attachait de prix qu'autant qu'il pouvait les rapporter aux biens spirituels. Sa constance dans les peines et les souffrances ne s'est jamais démentie.

Je sais qu'il craignait les jugements de Dieu, qu'il parlait quelquefois de sa pauvre vie, qu'il désirait aller pleurer dans la solitude; mais je ne crois pas que pour cela il ait manqué de confiance. Il n'avait pas peur de la mort.

 

Quoad caritatem, testis interrogatus respondit:

Ma conviction profonde est que Mr Vianney a, pendant toute sa vie, aimé le bon Dieu de toute son âme, de toutes ses forces, que toutes ses pensées, tous ses sentiments, toutes ses actions ont eu Dieu pour objet, et que cet amour, loin de diminuer avec les années, n'a fait que s'accroître jusqu'à sa mort.

J'ai entendu dire que dès l'âge de trois ou quatre ans, il se mettait à genoux, joignait ses petites mains pour prier le bon Dieu, ou bien les mettait entre les mains de sa mère afin de prier avec elle. 630 J'ai raconté précédemment que tout petit enfant, il s'était retiré dans une écurie afin de vaquer plus facilement à la prière. J'ai déjà dit précédemment le peu que je savais avant son arrivée à Ars, ce qu'il a fait dans les premières années de son séjour dans cette paroisse et l'impression de piété qu'il a laissée dans l'esprit de ses paroissiens. Je suis profondément convaincu que l'amour de Dieu a été le principe et le mobile de toutes ses actions et de toutes les oeuvres qu'il a entreprises à Ars.

Son amour pour Dieu se manifestait cependant d'une manière plus particulière quand il disait la sainte messe, quand il donnait la communion ou la bénédiction du très saint Sacrement, quand il prononçait le saint nom de Jésus, ou qu'il parlait de l'amour de Notre Seigneur envers les hommes. Je crois qu'il n'a jamais perdu l'union de son âme avec Dieu, même au milieu de la foule qui l'assiégeait; il était toujours égal à lui-même, toujours bon, agréable, gracieux; jamais il ne se fâchait. Quand on lui parlait des choses de ce monde, il semblait n'être plus dans son élément, et ramenait, autant qu'il le pouvait, la conversation sur les choses de Dieu. A mon avis, s'il a cherché plusieurs fois à se retirer dans la solitude, c'était afin d'aimer le bon Dieu davantage et de mieux se conduire tout seul. Je sais que son coeur était si plein de l'amour de Dieu qu'il le communiquait facilement aux autres, en chaire, au confessionnal et même dans ses conversations particulières. L'amour de Dieu était l'un des sujets les plus habituels de ses prédications, et alors il était tellement pénétré qu'il faisait une vive impression sur ses auditeurs. Il en était de même lorsqu'il parlait de la Ste Eucharistie. 631 Lorsque je me suis adressé à lui au tribunal de la pénitence, j'ai été bien touché des paroles qu'il m'adressait sur l'amour de Dieu et la fuite du péché. Je sais qu'il en était de même pour les autres.

 

 

633      Session 66 - 29 juillet 1863 à 8h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne doute pas que Mr Vianney n'ait montré toute sa vie une grande charité envers le prochain. Il semblait avoir puisé cet amour dans le coeur de ses parents. La maison Vianney jouissait de la réputation d'être très bonne pour les pauvres. 634 Je ne sais rien de bien spécial jusqu'à l'arrivée du Serviteur de Dieu dans la paroisse d'Ars.

Dès les commencements, il s'y livra à toutes les oeuvres spirituelles et corporelles de miséricorde. Ainsi il visitait de temps en temps ses paroissiens; cependant ce n'était pas fréquemment; presque jamais il ne s'asseyait. Personne ne songeait à s'en formaliser parce qu'on savait qu'il était très occupé et qu'il faisait de longues prières. Il commençait, dans ces visites, à demander des nouvelles de la famille, et de tout ce qui pouvait l'intéresser; puis insensiblement il passait aux choses spirituelles. Quoique ce dernier sujet allât davantage à son coeur, il ne se refusait pas néanmoins à s'entretenir des choses temporelles. Il était bienveillant et affable pour tous ses paroissiens, les saluait toujours le premier, et il était bien difficile de pouvoir jamais le prévenir. Je me rappelle qu'étant jeune, lorsque nous étions dans les champs et que nous le voyions venir de loin, nous prenions bien nos précautions pour le saluer les premiers et que rarement nous avons pu en venir à bout; il était encore à quatre ou cinq cents pas de nous que déjà il nous avait levé son chapeau. Son aménité et sa bienveillance, non moins que sa piété, lui avaient attiré l'affection de ses paroissiens.

Mr Vianney ne négligeait rien pour procurer le bien spirituel des âmes. On le voyait s'appliquer à toutes les oeuvres qu'un zélé curé sait entreprendre.

J'ai entendu dire que le jour, il offrait ses peines pour la conversion des pécheurs, et, la nuit, pour le soulagement des âmes du purgatoire. Il gémissait continuellement sur le sort des pauvres pécheurs. Que de fois nous l'avons entendu en chaire faire la peinture de leur malheur... Je sais qu'il a fondé des messes pour demander à Dieu leur conversion. Il priait fréquemment pour eux et nous engageait beaucoup à prier pour la même intention. C'est son amour pour le salut des âmes qui l'a porté à fonder un si grand nombre de missions, surtout dans les paroisses voisines. 635 C'est pour le même motif qu'il avait un grand attachement pour les missionnaires qui se consacrent à cette oeuvre.

Poussé toujours par ce même amour des âmes, il se rendait très volontiers aux invitations de ses confrères, qui réclamaient son concours, soit pour les missions, soit pour les jubilés. Lorsque les curés des paroisses voisines étaient infirmes ou absents, on s'adressait plus volontiers à lui qu'à tout autre pour la visite des malades ou les autres fonctions du saint ministère. Il fut même chargé pendant quelque temps du soin d'une paroisse qui manquait de prêtre. Il y allait très volontiers, malgré la distance et la fatigue, toutes les fois qu'on l'appelait. Il fit ces choses jusqu'à l'établissement du pèlerinage.

Ainsi que je l'ai dit, il y a eu à Ars dès le commencement de son séjour des personnes étrangères venant se confesser au Serviteur de Dieu. Après la mission de Trévoux le nombre augmenta d'une manière considérable et alla toujours croissant d'années en années. Aussitôt que le pèlerinage fut établi, il fut obligé de se confiner entièrement dans sa paroisse. Dès lors sa vie tout entière ne fut plus consacrée qu'au bien des âmes. Il en passait la plus grande partie au confessionnal. Le matin, il se levait de très bonne heure, à deux heures, quelquefois plus tôt; il se rendait à l'église, confessait jusqu'à sept heures, disait la messe, rentrait au confessionnal, à onze heures faisait un catéchisme, à midi sortait, prenait son modeste repas, visitait les missionnaires ou, avant leur arrivée, la Providence, traversait la place et rentrait à l'église, où il se remettait pour la troisième fois au confessionnal; il y restait jusqu'à la prière du soir; vers les neuf heures il rentrait à la cure pour prendre son repos. Je sais qu'il y donnait très peu de temps. Malgré le temps considérable qu'il donnait ainsi chaque jour aux confessions, jamais il ne suffisait à entendre toutes les personnes qui se présentaient. Il eût passé sa vie tout entière au confessionnal, qu'il eût été sans cesse occupé. 636 Il était tellement assiégé par la foule qu'il fallait attendre quelquefois des journées entières avant de pouvoir être admis; il est arrivé maintes fois que des personnes ont donné de l'argent à de pauvres gens afin de faire retenir leur place; il fallait pour cela quelquefois passer la nuit sous le vestibule de l'église.

Quelque assiégé qu'il fût par le grand nombre de pèlerins, il entendait la confession de ses paroissiens dès qu'ils se présentaient. Ils jouissaient du privilège qu'il avait accordé aussi aux ecclésiastiques de les faire passer les premiers.

Tel était son zèle pour le salut des âmes, qu'il y trouvait le mobile de tout son ministère sacerdotal. J'en puis citer un exemple: lorsqu'après quelques mois de séjour à Ars, il fut nommé, conformément à ses désirs, curé de Salles, il refusa lorsqu'on lui apprit qu'il y avait beaucoup de danses dans cette paroisse.

Il ne laissait échapper aucune occasion pour pratiquer les oeuvres corporelles de miséricorde. Il était bon, affectueux pour les pauvres et il recevait avec empressement les misérables qui venaient à lui. Il ne gardait rien pour lui-même, il vendit même son patrimoine pour faire des bonnes oeuvres dans sa paroisse. Une de ses oeuvres les plus remarquables fut l'établissement de sa Providence. Il se proposa d'y recevoir et d'y faire élever de petites filles abandonnées; il y adjoignit une école pour l'instruction des jeunes filles de la paroisse. Cet établissement prit bientôt un développement considérable; le nombre des orphelines s'éleva jusqu'à cinquante ou soixante; il en venait non seulement des lieux environnants, mais un peu de partout; Mr le Curé en reçut autant qu'il en pouvait tenir dans la maison. Lui-même s'était aidé (* sic) à construire le local qui les abritait; il ne négligea rien pour leur créer des ressources; il fut souvent réduit à une grande détresse; mais Dieu vint toujours à son aide, et quelquefois, à ce qu'on dit, d'une manière merveilleuse. 637 Lui-même pourvoyait à tout, achetait les provisions, payait toujours comptant, et quoiqu'il ne marchandât jamais, on abusa rarement de sa confiance.

J'ai entendu dire qu'il payait beaucoup de loyers, particulièrement pour des pauvres honteux. Il alla jusqu'à donner les draps de son lit ou autres objets les plus indispensables à son service. Il était très pauvrement habillé, particulièrement avant le pèlerinage. Après que celui-ci fût établi, il était un peu mieux vêtu parce que des personnes charitables prenaient soin de son vestiaire. Il lui arriva pendant la mission Trévoux (sic) de donner à un pauvre un haut de chausses, que ses confrères lui avaient acheté par cotisation; et comme, à quelques jours de là, ils lui en demandaient des nouvelles: Je l'ai prêté, dit-il, à fonds perdu, à un pauvre que j'ai rencontré. J'ai entendu dire que pendant la même mission, ayant rencontré un pauvre à un endroit, dit les Grandes Balmes, le long d'une pente abrupte et verglacée, il lui donna le bras, l'aida à marcher, se chargea de sa besace et le conduisit ainsi jusqu'aux portes de la ville. Il y avait tout près de l'église d'Ars une pauvre vieille aveugle, nommé la mère Bichet. Il lui portait très fréquemment des provisions, les déposait doucement dans son tablier, sans se faire connaître, et la bonne vieille, croyant que c'était une voisine, lui disait: Merci, ma mie. Lorsqu'on lui demandait l'aumône à la porte de la cure, il descendait de sa chambre, donnait lui-même de sa propre main et adressait quelques bonnes paroles. Il avait toujours dans sa poche de l'argent destiné à ses aumônes, le distribuait sans regarder. Il arrivait bien quelquefois que l'on abusait de sa charité; on lui en faisait des observations; il se contentait de répondre: Quand on fait l'aumône, il ne faut pas regarder au pauvre, mais à Notre Seigneur. 638 On lui portait souvent dans sa chambre différentes provisions, mais elles ne tardaient pas à disparaître au profit des indigents.

 

Quoad Prudentiam, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a pratiqué la prudence chrétienne. Je puis l'attester au moins pour tout le temps qu'il a passé à Ars. Nous l’avons toujours vu prendre les moyens les plus propres à assurer son salut; il avait pour cela embrassé une vie très pénitente; il mettait un soin exact à remplir tous ses devoirs, à fuir l'apparence même, du mal.

Cette vertu le porta à prendre les moyens les plus efficaces pour procurer le salut de ses paroissiens ou des personnes qui lui confiaient la direction de leurs âmes. Il s'occupa, ainsi que je l'ai dit, dès le commencement, à faire refleurir la piété. Avant d'entreprendre les oeuvres dont j'ai parlé ou de détruire les abus dont il gémissait, il s'adressa à Dieu par la prière; il fit pénitence; puis il ne craignit pas de dire du haut de la chaire ce qu'il pensait. Quoiqu'il mît dans ses paroles beaucoup de force, il sut tellement allier la douceur au zèle de la gloire de Dieu, qu'il ne blessa personne, et qu'il obtint tout ce qu'il avait en vue. J'ai mentionné plus haut ce qu'il a fait ; j'ai toujours remarqué que tout avait été conduit selon les règles de la prudence. On venait lui demander conseil de tous les côtés. Je ne sache pas que personne ait eu à se repentir d'avoir fait ce qu'il avait conseillé.

Nous avons toujours remarqué qu'il était très prudent dans toutes les fonctions de son ministère. Au confessionnal, il accueillait tout le monde avec bonté; il semblait cependant avoir des prédilections pour les pauvres pécheurs; il n'était pas sévère pour eux; lorsqu'une personne était plus avancée dans la voie de la vertu, il demandait davantage d'elle, afin de la conduire dans les voies de la perfection. On disait que s'il demandait peu des grands pécheurs, il se chargeait lui-même de faire pénitence pour eux. 639 Je me rappelle très bien qu'à la suite d'un jubilé, quelques personnes étant demeurées sans en profiter, il les pressait vivement, dans une instruction à l'église, de s'approcher des sacrements, et nous disait: Si elles veulent venir, je me charge de faire pénitence pour elles.

 

 

641      Session 67 - 29 juillet 1863, 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste que Mr Vianney a pratiqué avec une grande perfection la vertu de justice, aussi bien par rapport à Dieu que par rapport aux hommes. Non seulement il a été très exact, pendant toute sa vie, à tous ses devoirs d'obligation dans le service de Dieu, mais encore il a été très fidèle observateur des conseils évangéliques. Je ne connais rien où il ait jamais été en défaut. Avec le prochain, il était d'une bonté, d'une bienveillance extrême, il avait pour tous des soins, des prévenances, des attentions délicates. Sa politesse était exquise, comme je l'ai déclaré plus haut. En toutes choses, il s'oubliait entièrement lui-même pour ne penser qu'aux autres, pour ne s'occuper que des autres. Il était plein de respect pour tout le monde; on le décidait difficilement à s'asseoir en présence des personnes devant lesquelles il se trouvait; lui au contraire, lorsqu'on se levait à son arrivée, insistait vivement pour faire asseoir ceux qui lui rendaient cet honneur. Sa bonté était accompagnée d'une certaine familiarité et d'un certain abandon. Il avait quelque chose qui ressemblait à la candeur et à l'ingénuité d'un enfant. Il ne faisait aucune acception de personnes; je l'ai toujours trouvé très bien pour tout le monde. J'ai néanmoins toujours vu en lui beaucoup de respect et d'affection pour les pauvres. Il savait témoigner sa reconnaissance pour les moindres services qu'on lui rendait. Lorsque nous lui menions du bois, du blé, etc., pour sa Providence, il nous recevait et nous traitait très bien; lui-même nous servait à boire et mettait beaucoup d'amabilité et d'instances à nous faire accepter ses politesses. Il trinquait volontiers avec nous, mais ne buvait pas.

Sur la vertu de Justice ainsi que sur quelques autres, je ne puis dire que des choses générales, n'ayant jamais vécu moi-même dans l'intimité avec Mr Vianney.

 

Quoad obedientiam, testis interrogatus respondit:

Je ne sais rien de particulier sur cette vertu; ma conviction est qu'il l'a pratiquée aussi bien que toutes les autres. S'il y avait eu quelque manquement, on n'aurait pas manqué d'en parler dans la paroisse; je n'ai jamais rien entendu dire.

 

Quoad Religionem, testis interrogatus respondit:

643            J'affirme sans aucune hésitation que Mr Vianney a parfaitement rempli tous les devoirs de la vertu de Religion; j'en ai déjà donné des preuves en parlant de sa foi et de son amour pour Dieu. Rien dans sa conduite, pendant tout le temps de son séjour à Ars, ne me permet de croire qu'il se soit démenti un seul instant sous ce rapport. Il avait la plus grande estime pour tout ce qui tient au culte divin et aux objets consacrés à la religion, tels que les vases sacrés, les croix, les images, les reliques des saints. Les reliques surtout lui étaient très chères et il en avait fait une abondante provision. Il aimait la parole de Dieu et l’écoutait volontiers. J'ai dit plus haut tout ce qu'il avait fait pour la décoration de son église, pour la pompe et l'éclat des cérémonies.

Sa dévotion particulière me paraît avoir été celle au saint Sacrement. J'en ai déjà parlé; sa tenue, en face de la divine Eucharistie, témoignait de l'amour qui était dans son coeur; j'ai souvent remarqué comme un sourire de bonheur sur sa figure. Il récitait volontiers son bréviaire à l'église, à genoux, sans s'appuyer. Quand il prononçait le nom de Jésus, il y avait quelque chose dans son accent qui respirait la dévotion la plus vive; sa seule manière de faire le signe de la croix faisait impression.

Après sa dévotion au Saint Sacrement, ce qui m'a le plus frappé en lui, c'est sa dévotion envers la Ste Vierge. Il avait érigé une statue sur le fronton de son église à Marie Immaculée avant même la définition du dogme; il lui avait consacré sa paroisse; il distribuait beaucoup de chapelets, d'images, disait le samedi, autant qu'il le pouvait, la messe de la Ste Vierge, récitait le soir à la prière le chapelet de l'Immaculée Conception. A l'époque de la définition du dogme, il acheta un bel ornement pour témoigner sa joie et sa reconnaissance. Lorsque l'heure sonnait, il récitait un Ave Maria; il demeurait fidèle à cette pratique en toute circonstance, même en prêchant; il s'arrêtait, disait sa petite prière et continuait ensuite son instruction. Il en faisait tout autant pendant ses catéchismes; si l'heure venait à sonner pendant qu'il récitait le chapelet, il ajoutait un Ave Maria à la dizaine commencée. 644 La dévotion qu'il avait pour la Ste Vierge, il l'avait communiquée à ses paroissiens. Tous ou presque tous avaient dans leur maison, des images ou des statues de Marie, bénies par leur Curé. Pour moi, je conserve précieusement dans ma maison une image encadrée, au-dessous de laquelle sont écrits les noms de ma famille. Elle a reçu la bénédiction de Mr Vianney. Je sais que plusieurs habitants d'Ars ont un objet semblable chez eux. C'est Mr Vianney lui-même qui nous avait inspiré cette dévotion.

En mil huit cent vingt-trois, le six du mois d'Août, jour la (sic) fête patronale de la paroisse, il nous a conduits en procession à Notre Dame de Fourvières. J'ai pris part à cette procession et j'en puis parler comme témoin oculaire. Le motif de Mr le Curé fut, par cet acte solennel, de témoigner sa reconnaissance pour les beaux ornements qu'il avait reçus de Mr le Vicomte d'Ars. Deux curés du voisinage nous accompagnaient, Mr Martin, Curé de Savigneux, et Mr Robert, Curé de Ste Euphémie. Ce dernier était âgé de près de quatre-vingts ans. Nous partîmes d'Ars après minuit. Je pense que les deux tiers de la paroisse étaient du pèlerinage. Nous allâmes en procession jusqu'à Trévoux, précédés de trois belles bannières, chantant des cantiques, des hymnes, récitant le chapelet. Au jour, nous étions à Trévoux; nous nous y embarquâmes sur deux bateaux. Nous prîmes terre à Lyon un peu au dessus de Valse, et nous nous dirigeâmes processionnellement sur Fourvières. Mr le Curé d'Ars y célébra la Ste Messe, que nous entendîmes avec piété; plusieurs d'entre nous reçurent la Ste Communion de sa main. Nous descendîmes ensuite dans le même ordre avec lequel nous étions montés. Les gens se pressaient sur notre passage et manifestaient leur étonnement. Mr Vianney, lorsque nous fûmes arrivés à nos bateaux, s'embarqua l'un des premiers avec un certain nombre de ses paroissiens; mais comme les autres tardaient un peu d'arriver, les mariniers, hommes durs et grossiers, se mirent à proférer des jurements; 645 Mr le Curé sortit alors incontinent du bateau avec un petit nombre de personnes qui le suivirent, et il s'en alla à pied jusqu'à Neuville; c'est là que quelques heures après nous le rejoignîmes, ayant nous-mêmes accompli notre retour par la Saône. De Neuville, nous revînmes à Ars en procession. Nous n'étions rentrés qu'à la nuit close.

Je sais que Mr Vianney avait aussi une dévotion particulière pour les saints, spécialement pour St Jean-Baptiste son patron, St Pierre, St Joseph, St François-Régis, St Louis de Gonzague, Ste Catherine de Sienne, Ste Thérèse; ces noms et quelques autres revenaient souvent dans ses instructions. Sa Sainte de prédilection était Ste Philomène. Il l'honorait d'un culte tout spécial, l'appelait familièrement sa petite sainte; il avait fait construire une chapelle en son honneur; c'est à elle qu'il attribuait toutes les grâces extraordinaires qui étaient reçues à l'occasion du pèlerinage d'Ars. Et afin qu'on ne soupçonnât pas qu'il pouvait y être pour quelque chose, il la priait de guérir les malades, ou d'opérer les divers prodiges ailleurs.

Mr Vianney avait une tendre dévotion pour les âmes du purgatoire. Il célébrait chaque année l'octave des morts et nous engageait, pendant ce temps-là, à offrir pour elles nos prières, nos souffrances et nos bonnes oeuvres. J'ai dit déjà que lui-même était dans l'habitude d'offrir à leur intention toutes ses souffrances de la nuit.

 

Quoad Orationem, testis respondit:

Je crois que Mr Vianney était toujours uni à Dieu et qu'il ne perdait pas de vue sa présence.

 

Quoad Fortitudinem, testis respondit:

Mr Vianney a toujours montré une force extraordinaire et qui ne pouvait avoir pour cause qu'une assistance surnaturelle; de là son inaltérable confiance et sa constance à toute épreuve jusqu'à la fin de sa vie.

 

Quoad Patientiam, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a eu à souffrir de très grandes douleurs, surtout dans les dernières années de sa vie; il était tourmenté par une toux continuelle. 646 Mais quelle que fût la violence du mal, jamais il n'a manqué de patience. Rien dans ses paroles, ni dans ses gestes, ni dans les traits de sa figure ne manifestait ce qu'il avait à souffrir intérieurement. On ne s'en apercevait que lorsque les forces venaient à lui manquer, et qu'il succombait d'épuisement et de fatigue. Je l'ai vu plusieurs fois le dimanche après Vêpres, au sortir de l'église, se rendre à la cure, n'en pouvant plus. Ses paroissiens attendris s'empressaient de le suivre pour lui porter secours; mais lui ouvrait sa porte, entrait rapidement, puis fermait et demeurait seul. Je sais qu'il dormait peu, qu'il vivait d'une mauvaise et insuffisante nourriture, qu'en toute chose, il était dur à son corps, qu'il appelait son cadavre. Il a été très patient à l'égard des pèlerins qui le harcelaient sans cesse et partout, qui le pressaient, le bousculaient, lui coupaient ses cheveux, sa soutane. Jamais en toutes ces choses et beaucoup d'autres semblables, le moindre signe d'impatience. Je crois qu'il avait en cela d'autant plus de mérite qu'il était naturellement d'un tempérament vif et impétueux, comme il était facile de s'en apercevoir à la vivacité de ses démarches, de ses mouvements, de son regard.

 

Quoad Temperantiam, testis interrogatus respondit:

Ma conviction est que Mr Vianney a pratiqué la vertu de Tempérance au suprême degré. C'est même, ce me semble, cette vertu qui constitue le caractère le plus extraordinaire de sa vie. Je crois qu'il a plus souffert encore avant l'époque du pèlerinage, que lorsque le pèlerinage eut été établi. Pendant cette première période, il était presqu'entièrement livré à lui-même, ne préparait rien pour ses repas, se contentait pour son dîner d'une ou deux pommes de terre, de deux ou trois matefaims de blé noir, d'un bassin d'eau; enfin se faisait souffrir de toute manière. Après l'établissement du pèlerinage, quoique sa vie fût toujours extrêmement dure, il y avait au moins quelques personnes qui avaient soin de lui, soit pour la nourriture, soit pour le vêtement. 647 Il n'a jamais eu de personnes du sexe à son service; j'ai entendu dire qu'il couchait sur un mauvais lit, quelquefois sur une planche ou des fagots. Il achetait le pain des pauvres pour s'en nourrir. Une personne qui le servait m'a assuré qu'il ne mangeait pas une livre de pain par semaine; et cela à l'époque même du pèlerinage.

 

 

649      Session 68 - 30 juillet 1863 à 8h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Quand on lui préparait quelque chose de plus pour ses repas, il réprimandait les personnes qui se proposaient ainsi de le soulager un peu. Un jour on lui disait: Mr le Curé, vous avez bien grondé Catherine, (il s'agissait de Catherine Lassagne, qui le servait plus habituellement, et qui s'obstinait à lui apprêter pour ses repas une nourriture un peu plus soignée.) - Ah! répondit-il, c'est qu'elle est bien patiente. Il ne mangeait guère que pour s'empêcher de mourir. Il ne se mettait jamais en peine du lendemain. Pendant le pèlerinage, il se contentait souvent pour son repas d'une tasse de lait avec un peu de chocolat; il le prenait debout, presque sans s'arrêter, quelquefois même dehors en traversant la place. J'ai entendu dire qu'il portait sur lui des instruments de pénitence. Toutefois, je ne sais rien de particulier à ce sujet, si ce n'est qu'un jour il commanda une chaîne au maréchal du village. Celui-ci m'en parla et me dit que sa pensée était que Mr le Curé avait commandé cette chaîne pour se faire souffrir. C'était aussi la mienne.

Il craignait beaucoup le froid et néanmoins il s'habillait peu pendant l'hiver, surtout dans les premiers temps de son séjour à Ars. Je l'ai vu à l'église, transi de froid, tremblant de tous ses membres; souvent quand il montait en chaire, il grelottait très fort. Dans ses longues séances au confessionnal, pendant l'hiver, il ne prenait aucune précaution pour se réchauffer; en vain essaya-t-on de lui mettre un réchaud sous les pieds; il le repoussa toujours, en prétextant que cela lui faisait mal. On essaya de remplacer le réchaud par une bouillotte d'eau chaude; la bouillotte lui faisait encore mal. On parvint cependant, pendant un hiver, à glisser sous le plancher de son confessionnal une bouillotte. Il s'en trouva très bien, sans se douter de la cause d'où cela provenait. Le bon Dieu est bien bon, disait-il à ce sujet; je ne sais pas comment cela s'est fait; mais je n'ai pas du tout souffert du froid cet hiver.

 

Quoad Paupertatem, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a aimé et pratiqué toute sa vie la pauvreté; c'est encore là une de ses vertus spéciales. J'ai souvent vu sa chambre; rien de plus pauvre: un mauvais lit, quelques chaises plus que modestes, une petite table, quelques livres, point d'assiettes, un petit pot pour manger sa soupe ou toute autre nourriture, point de rideaux à la fenêtre; telle était sa misérable cellule. Elle était d'ailleurs propre et constamment balayée.

651            L'habillement répondait au logement; avant le pèlerinage, sa soutane était toujours d'un drap grossier, toujours la même en été et en hiver, souvent raccommodée; il la portait jusqu'à ce qu'elle fut complètement usée. Ses souliers étaient ceux des paysans; il ne les cirait jamais; mais il les tenait propres néanmoins en les humectant avec de l'huile. Habituellement, il ne portait point de chapeau, ni de bonnet, ni de calotte. Lorsque dans les premiers temps de son séjour, il sortait de sa paroisse, il tenait son chapeau sous son bras; je pense que c'était par respect pour le bon Dieu et pour faire ses prières.

Quoiqu'il reçût beaucoup d'argent, il n'y tenait en aucune manière et ne l'envisageait que comme un moyen de faire du bien. Il avait le plus grand mépris pour tous les biens de la terre; cependant lorsqu'il était avec nous, il nous parlait avec complaisance et bonté de l'état de notre fortune, de nos récoltes; mais on voyait que c'était par un effet de sa grande charité et il tâchait toujours d'y mêler quelques paroles qui pussent nous porter au bon Dieu.

 

Quoad Humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis interrogatus respondit:

Je ne pense pas qu'il soit possible de trouver un homme plus simple, plus modeste et plus humble que Mr Vianney. Ces trois vertus reluisaient dans toute sa personne et dans toutes ses actions, elles ne se sont jamais démenties. Ce sont elles qui lui donnaient cet air bienveillant, gracieux, plein d'abandon et d'ingénuité, qui le rendaient si aimable. Il s'intéressait à tout le monde, s'oubliant constamment lui-même; il avait même fréquemment de charmantes réparties, mais constamment tempérées par son humilité et une douce charité, qui faisait qu'elles n'offensaient jamais personne. Après l'établissement du pèlerinage, lorsque des foules d'étrangers de toute condition arrivaient chaque jour à Ars et se pressaient autour de lui avec les sentiments du plus profond respect, il n'avait pas l'air de s'apercevoir qu'il fût lui-même l'objet de cette pieuse vénération. Il la recevait absolument comme si elle se fût adressée à un autre.

Je n'ai remarqué qu'il parlât de lui, ni en bien ni en mal; seulement, en chaire, lorsqu'il nous disait combien nous étions pécheurs, il se mettait toujours du nombre.

Les premières fois qu'il vit son portrait suspendu à la devanture des boutiques d'Ars, il en fut très affligé; il voulut même le faire enlever et disparaître; les marchands le supplièrent très instamment de le leur laisser vendre; c'était un moyen, lui disaient-ils, de gagner leur pauvre vie. Le bon Curé se laissa toucher. 162 Combien vendez-vous ce portrait? leur demanda-t-il. - Deux sous, Mr le Curé. - Ah! c'est bien assez cher pour ce misérable carnaval, répliqua-t-il. Eh! bien, faites donc. Et après il n'eut presque plus l'air de s'apercevoir de rien.

Je sais que Mr Vianney a reçu souvent la visite de grands personnages; il n'avait pas l'air d'en être ému le moins du monde; c'était pour lui comme toute autre chose.

Il nous parlait fréquemment, dans ses instructions, de l'humilité et s'élevait vivement contre l'orgueil, qu'il nous montrait comme un très mauvais vice.

Je sais qu'il a été très humilié quand on lui donna le camail, et qu'il eût mieux aimé qu'on le donnât à son confrère.

 

Quoad Castitatem, testis respondit:

Je suis pleinement convaincu que Mr Vianney a toujours pratiqué la chasteté de la manière la plus exemplaire, et avec la conscience la plus délicate. Dans les commencements de la Providence, il y a eu quelques propos tenus par quelques mauvais sujets étrangers à la paroisse, mais jamais personne n'y a fait la moindre attention. La conviction universelle a toujours été que Mr Vianney était inattaquable sur ce point. J'ai dit, du reste, ailleurs qu'il n'avait jamais eu régulièrement des personnes du sexe à son service.

 

Interrogatus demum an sciat vel dici audiverit, servum Dei unquam aliquid gessisse virtutibus supradictis quoquo modo contrarium, testis respondit:

Je ne sais absolument rien qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles je viens de déposer.

 

Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'affirme que Mr Vianney a pratiqué toutes les vertus dont je viens de parler au degré héroïque: c'est là ma conviction profonde. Par vertu héroïque, j'entends une vertu supérieure à celle qu'on rencontre, même dans les bons chrétiens. J'atteste qu'il a pratiqué la vertu de cette manière pendant toute sa vie et jusqu'à sa mort, sans se démentir jamais. Je crois en avoir, dans ma déposition, fourni des preuves suffisantes.

 

Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

N'ayant pas eu des relations fréquentes et directes avec Mr Vianney, je ne puis rien dire de précis sur les dons extraordinaires que Dieu lui a accordés. Presque tout ce que j'en sais, c'est par ouï-dire. 653 Je suis cependant convaincu que Dieu a opéré par lui bien des choses extraordinaires; on m'a répété souvent qu'il devinait quelquefois ce qui se passait dans les coeurs à distance. Je l'ai vu souvent pleurer à l'église; cela arrivait surtout lorsqu'il parlait du péché ou du malheur des pécheurs; mais il arrivait souvent aussi qu'après avoir parlé sur ce sujet en versant des larmes abondantes, il nous entretenait du Ciel; aussitôt la joie se peignait sur sa figure et il était subitement tout transformé. L'opinion publique dans la paroisse a été qu'il y avait eu dans le grenier de la cure une multiplication de blé; on a aussi parlé d'une multiplication de farine à la Providence; mais on ne s'est pas beaucoup occupé dans la paroisse de constater ces faits, parce que 1° il était difficile de pénétrer à la Providence ou à la cure, 2° parce que l'opinion de sainteté qu'on avait de Mr Vianney était telle qu'il ne paraissait pas extraordinaire que Dieu eût opéré des prodiges en sa faveur. On trouvait pareilles choses toutes naturelles.

 

Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis respondit:

Je ne sais rien sur cet interrogatoire.

 

Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu est mort à Ars, le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf. Je pense qu'il est mort d'une maladie d'épuisement. Je sais qu'il a reçu les sacrements de l'Église; j'ignore s'il les a demandés lui-même. Je l'ai vu dans son lit, le dernier jour de sa vie; il était calme et tranquille comme un ange. Je ne sais rien autre de particulier à ce sujet.

 

Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis respondit:

Son corps a été exposé, pendant deux jours, dans une chambre du rez-de-chaussée de la cure, où il est demeuré jusqu'à la cérémonie des funérailles. Il y a eu une grande affluence de monde pour faire toucher à son corps toute espèce d'objets de piété; on cherchait à avoir de ses cheveux ou des choses qui lui avaient appartenu. Ce concours était attiré par la haute idée qu'on avait de la sainteté du Serviteur de Dieu.

 

Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis respondit:

Une foule immense a assisté à ses funérailles; on dit généralement à Ars qu'il y avait trois cents prêtres et six mille fidèles; on remarquait des personnes de toutes conditions. Je ne sache pas qu'aucun fait extraordinaire ait eu lieu. Le corps est resté pendant quelques jours à l'église, sans que je puisse préciser au juste combien de jours. On l'a descendu ensuite dans un caveau préparé à cette fin. Ce caveau est au milieu de l'église et recouvert d'une pierre en marbre noir posée à fleur du sol et portant une modeste inscription. Il vient, depuis sa mort, beaucoup de monde à son tombeau et le nombre des visiteurs ne fait qu'augmenter d'année en année. Je n'ai rien vu qui ressemblât à un culte public.

 

Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis respondit:

L'opinion que l'on a du Serviteur de Dieu est celle que l'on a ordinairement d'un saint. J'entends par réputation l'opinion publique et générale sur des faits ou des personnes. L'origine de cette réputation de sainteté ne peut être attribuée qu'à la sainteté même du Serviteur de Dieu. Elle est commune aux personnes de toutes les classes. Parmi elles, il s'en trouve beaucoup de très éclairées, comme des prêtres, des Évêques, etc. Depuis sa mort, sa réputation de sainteté s'est étendue au loin; je crois qu'elle est répandue dans le monde entier; ce qui me le fait croire, c'est qu'on le dit généralement et qu'on voit venir à Ars des gens de tous les pays. On demande avec empressement le moindre objet lui ayant appartenu. Cette opinion ne s'est jamais affaiblie; au contraire elle semble s'accroître de jour en jour. Quant à moi personnellement, je regarde Mr Vianney comme un grand saint.

 

Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis respondit:

Il n'est pas en ma connaissance que personne ait jamais attaqué d'une manière sérieuse la sainteté du Serviteur de Dieu, soit pendant sa vie, soit après sa mort.

 

Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis respondit:

J'ai entendu dire que, depuis sa mort, il s'est opéré plusieurs miracles par l'intercession du Serviteur de Dieu; mais je ne suis pas en état de témoigner quelque chose de positif.

 

Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai rien à ajouter à ma déposition.

 

Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eandem perseverare, et illam iterum confirmavit. Sequentia tamen addidit:

Lorsqu'il allait visiter les malades dans les paroisses voisines, chemin faisant, s'il avait à dire son bréviaire, avant de commencer et en finissant, il se mettait toujours à genoux, quel que fût le temps et l'état du lieu où il se trouvait.

 

Quibus peractis, injunctum fuit praedicto testi, ut se subscriberet, prout ille statim, accepto calamo scribere nesciens signum crucis fecit, ut sequitur.

 


 

PROCES  DE  BEATIFICATION  ET  CANONISATION DE

SAINT

JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

TEMOIN X - FRERE ATHANASE


 


657            SESSION 69 - 31 Juillet 1863 à 8h du matin

 

658      Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable, si je ne disais pas toute la vérité.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Jacob Planche, en religion Frère Athanase; je suis né à Châlons sur Saône, diocèse d'Autun, le deux janvier mil huit cent vingt-cinq. Mon père s'appelle Fleury Planche et ma mère Claudine Verley. Je suis religieux de la Congrégation de la Ste Famille de Belley.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Conformément à notre Règle, je me confesse tous les quinze jours, je fais la sainte communion deux fois par semaine, et j'ai communié hier.

 

Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais eu de procès et n'ai pas été traduit en justice.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais encouru de censures ni d'autres peines ecclésiastiques.

 

Juxta Sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai été instruit par personne de vive voix, ni par écrit, de la manière dont je dois déposer. Je n'ai pas lu les Articles rédigés par le Postulateur; je ne dirai que ce que j'ai vu ou entendu par moi-même, ou ce que j'ai appris par des témoins dignes de foi.

 

Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'avais une très grande affection pour le vénérable Curé d'Ars. Je désire sa Béatification pour la seule gloire de Dieu, et ma déposition ne m'est inspirée par aucun motif humain.

 

Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu est né le huit Mai mil sept cent quatre-vingt-six de Matthieu Vianney et de Marie Béluse. J'ai entre les mains une copie authentique de son acte de naissance. Ses parents se faisaient remarquer par leur piété; ils élevèrent chrétiennement leurs enfants et en particulier Jean Marie Vianney. D'après l'acte de naissance dont je viens de parler, le Serviteur de Dieu fut baptisé en l'église de Dardilly le huit Mai mil sept cent quatre-vingt-six. Il m'a dit qu'il prit le nom de Baptiste lorsqu'il reçut le sacrement de confirmation.

 

Juxta nonam Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais par sa soeur encore vivante et par le Serviteur de Dieu lui-même qu'il a passé son enfance et sa jeunesse dans la paroisse de Dardilly; il se livrait aux travaux de l'agriculture; il gardait les troupeaux dans les champs. Ses moeurs étaient pures, sa piété était tendre et ardente. Il était très exact à remplir les devoirs de sa position. Je ne connais rien de contraire à la vie sainte qu'il mena dès son enfance.

 

Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Il ne commença, je crois, des études (d'après le témoignage de son beau-frère) qu'à l'âge de dix-neuf ans, dans le but d'entrer dans l’état ecclésiastique. Il étudiait avec peu de succès. Je lui ai entendu dire que dans ce temps-là, il n'avait pas beaucoup de peine à aimer le bon Dieu avec Mr Balley, curé d'Ecully, chez lequel il étudiait.

 

Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je vais déposer sur cet interrogatoire ce que je sais de Mr Vianney lui-même. Obligé de quitter ses études pour se rendre sous les drapeaux, il vint à Lyon prendre sa feuille de route. Arrivé à Roanne, il tomba malade. Quand il fut rétabli, il alla faire sa prière dans une église, où il resta un peu trop longtemps. Lorsqu'il se présenta pour faire viser sa feuille de route, on lui dit qu'il était en retard et que s'il ne se hâtait pas, on allait le faire conduire par les gendarmes, comme déserteur; il se mit en route; il rencontra un homme qu'il ne connaissait pas. Celui-ci, le voyant très fatigué, lui proposa de prendre son sac et de le conduire. Ils marchèrent par des sentiers détournés, à travers les bois, où la nuit les surprit. Ils arrivèrent auprès d'une chaumière où Mr Vianney entra. 660 L'étranger s'éloigna et depuis il ne l'a jamais revu. Lorsque le jeune conscrit alla le lendemain trouver le maire de la commune, ce magistrat lui dit qu'il ferait mal de se rendre sous les drapeaux, parce qu'étant trop en retard, il serait considéré comme déserteur. Mr Vianney resta aux Noës, d'après les conseils du maire, pendant dix-huit mois. Il logea chez une veuve pieuse; il employa son temps à faire la classe aux enfants, à leur apprendre le catéchisme, et à rendre au prochain tous les services qui étaient en son pouvoir. On admira son zèle, sa foi et sa charité. Le fils de la veuve chez laquelle il demeurait couchait avec Mr Vianney, et le Serviteur de Dieu l'empêchait de dormir en récitant son chapelet toute la nuit. Le fils se plaignit, et sa mère les sépara. Après ces dix-huit mois environ, son frère le remplaça à l'armée; quant à lui, il revint dans son pays pour y continuer ses études.

 

Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu persévéra dans son dessein d'embrasser la carrière ecclésiastique et qu'il se disposa à recevoir lest saints ordres par une conduite sage et pieuse, qu'il a reçu la prêtrise à Grenoble et qu'il s'est montré dès le commencement comme un prêtre plein de foi et de ferveur.

 

Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je tiens du Serviteur de Dieu que, sur la demande de Mr Balley, curé d'Ecully, il fut nommé vicaire de cette paroisse, où il exerça saintement les fonctions du ministère pendant dix-huit mois environ. J'ai entendu dire qu'après la mort de Mr Balley, les habitants d'Ecully le demandèrent pour curé. Je ne sais pour quel motif l'administration diocésaine ne l'a point nommé.

 

Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu prit possession de la paroisse d'Ars le treize Février mil huit cent dix-huit. En le nommant, Mr Courbon, vicaire général de Lyon, lui dit: Je vous envoie, dans une petite paroisse où l'on n'aime pas beaucoup le bon Dieu; mais vous apprendrez aux habitants à l'aimer. Mr le Curé m'a dit que la population, lorsqu'il arriva, était très indifférente, et qu'il y avait presque tous les dimanches des danses auxquelles venaient prendre part les jeunes gens et les jeunes filles du voisinage.

 

661      Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne sais pas si les confréries du Rosaire et du Saint Sacrement existaient déjà dans la paroisse d'Ars, lorsque Mr Vianney y fut nommé; mais je sais qu'il donna à ces confréries une vive impulsion. Il a établi lui-même la confrérie du Rosaire vivant. Il a fondé une Providence pour l'éducation des jeunes filles et un établissement de Frères pour l'éducation des jeunes garçons. Il constitua ces deux oeuvres au moyen de ses sacrifices personnels et des dons qu'il reçut des personnes pieuses. L'école des filles fut dirigée d'abord par des personnes séculières dont il avait reconnu la piété, et confiée plus tard aux soeurs de St Joseph. L'école des garçons fut dirigée par les frères de la Ste Famille de Belley. En ce qui concerne la congrégation de la Ste Famille, il avait obtenu l'autorisation de l’Évêque diocésain. Je ne connais point de règles particulières données aux premières directrices de la providence. Les deux Congrégations qu'il avait appelées avaient leurs Constitutions. La bonne éducation des enfants de la paroisse d'Ars a été le résultat des deux fondations dont je viens de parler.

 

Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je puis affirmer que le Serviteur de Dieu a rempli exactement tous les commandements de Dieu et de l'Église, toutes les obligations auxquelles il était tenu comme curé et comme directeur des oeuvres qu'il avait fondées. Il a persévéré jusqu'à la mort dans la pratique fidèle de tous ses devoirs. La preuve que j'en puis donner, c'est la sainteté de sa vie, sainteté dont j'ai été témoin pendant dix ans. Je ne connais rien qui puisse infirmer cet exact accomplissement des commandements de Dieu et de l'Église et des devoirs de son état. Il est vrai que, dans les commencements de son ministère, Mr Vianney s'est absenté quelques fois de sa paroisse pour prendre part aux missions et aux jubilés; mais elle n'avait point à souffrir de ses absences. Dans ces circonstances, il avait pour but d'aider ses voisins et de sauver les âmes. J'ignore les motifs et les détails de la première fuite; quant à la seconde, je sais que le Serviteur de Dieu désirait sortir du ministère pour s'occuper dans la retraite avec plus de liberté et de temps de son propre salut. Il avait écrit, avant son départ, une lettre à Mgr l'évêque de Belley pour lui apprendre qu'il quittait sa paroisse. La fuite eut lieu au milieu de la nuit; j'en avais quelque pressentiment et j’étais resté levé pour voir ce qui se passerait. 662 Lorsque Mr Vianney sortit du presbytère, je le suivis jusque chez Catherine Lassagne, avec Mr Toccanier. Nous le suppliâmes de ne pas partir et comme nos supplications n'avaient aucun résultat, je le prévins que j'allais faire sonner le tocsin pour réunir la paroisse. Il partit néanmoins, suivi par Mr Toccanier et les frères. Ceux-ci cherchèrent à l'égarer. Le tocsin se mit à sonner; il demanda ce que c'était; on lui répondit que c'était l’angelus; il se mit à genoux pour le réciter. Mr Toccanier ayant eu la précaution de s'emparer de son bréviaire, il se résigna à rentrer à la cure pour le chercher. Au son de la cloche, les habitants étaient accourus et ils pressèrent Mr le Curé de rester. Il se rendit à l'église, où il pria à genoux en versant des larmes. Il entra ensuite au confessionnal pour entendre les personnes qui l'attendaient. J'ai été témoin oculaire et auriculaire de ce qui se passa dans cette circonstance. Cette tentative eut lieu en septembre mil huit cent cinquante-trois.

 

Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu dire au Serviteur de Dieu que dans les premières années de son ministère à Ars, c'est-à-dire pendant une dizaine d'années, il eut à souffrir beaucoup de contradictions, à cause de son genre de vie. On alla jusqu'à pousser des cris sous ses fenêtres et à afficher, aux portes du presbytère, des placards injurieux. On écrivait à l'Évêché contre lui, et Mr le Curé de Trévoux, son curé de canton, vint à Ars par ordre de l'Évêque, pour prendre des informations sur sa conduite. Il reçut un jour d'un ecclésiastique une lettre remplie d'injures; le Serviteur de Dieu n'avait donné aucun sujet à ces diverses persécutions. Je sais qu'il supportait tous ces traitements non seulement avec patience, mais avec joie. Il appelait plus tard cette époque le beau temps de sa vie. Il aurait désiré que Monseigneur l'Évêque, convaincu de sa culpabilité, l'eût éloigné de sa paroisse pour lui donner le temps de pleurer sa pauvre vie dans la retraite. S'il avait pu combler de ses bienfaits tous ses ennemis, il n'aurait point manqué de le faire. Aussi s'empressa-t-il de faire du bien à une famille qui l'avait persécuté.

 

Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais et j'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus chrétiennes et sacerdotales jusqu'au moment de sa mort.

 

 

665      Session 70 - 31 Juillet 1863 à 3h de l’après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'atteste que Mr Vianney a pratiqué pendant sa vie tout entière la vertu de foi. Elle parut en lui dès sa plus tendre enfance; il écoutait avec bonheur les instructions religieuses que sa mère lui donnait. Celle-ci était étonnée de l'esprit de foi qui brillait dans son jeune enfant: 666 Vois-tu, Jean-Marie, disait-elle quelquefois, j'aime bien tes autres frères, et je serais bien affligée s'ils offensaient le bon Dieu; mais pour toi, si tu l'offensais, je le serais bien davantage. Le Serviteur de Dieu m'a raconté qu'il tenait de sa mère l'habitude de dire l'Ave Maria toutes les fois que l'heure sonnait. Il avait dès son plus jeune âge un tendre amour pour la Ste Vierge: Je l'ai aimée, disait-il, avant de la connaître. On lui avait donné une petite statue de la Mère de Dieu; il l'honorait d'un culte spécial, et ne pouvait s'en séparer.

L'un de ses plus grands bonheurs était d'aller à la messe. Afin d'y assister parfois dans la semaine, il priait l'un de ses frères de le remplacer dans ses occupations, et il lui donnait même de l'argent à cette fin. Cette époque de sa jeunesse avait laissé dans l'esprit de Mr Vianney de doux souvenirs; il en parlait volontiers. J'étais heureux en ce temps-là, disait-il; je n'avais pas la tête cassée comme aujourd'hui; je priais Dieu tout à mon aise. Je crois que ma vocation était d'être berger toute ma vie.

Je sais de lui qu'il a fait sa première communion dans une grange pendant la révolution; il y avait été préparé par une religieuse de St Charles. Il n'en parlait qu'avec émotion, ce qui me fait croire qu'il avait fait sa première communion avec de grands sentiments de foi.

Je sais qu'il commença ses études afin d'être prêtre chez Mr Balley, curé d'Ecully. Il éprouva d'abord de grandes difficultés.

Son intelligence était lente et sa mémoire ingrate. Pour obtenir de Dieu la grâce de réussir suffisamment dans ses études, il fit voeu d'aller en pèlerinage à la Louvesc, au tombeau de St François-Régis, à pied et en mendiant son pain. Il fut rebuté de toutes; parts et eut beaucoup à souffrir. Mais fidèle à son voeu, quoiqu'il eût de l'argent sur lui, il ne voulut rien acheter; néanmoins, il fit commuer ce voeu pour son retour. Les désirs du pieux jeune homme furent exaucés. Son pèlerinage accompli, il continua ses études avec plus de facilité et de succès.

J'ai raconté comment ses études furent interrompues par la conscription militaire, et j'ai dit quel esprit de foi il montra pendant son séjour aux Noës. Au moment où il était sur le point d'être élevé aux ordres sacrés, il fut refusé pour cause d'incapacité. 667 D'autres personnes m'ont raconté que sa piété et la vivacité de sa foi le firent ensuite admettre.

Mr Vianney est entré dans la paroisse d'Ars comme curé le treize Février mil huit cent dix-huit. Je lui ai entendu dire dans une conversation qu'au premier moment où il aperçut la paroisse, il lui vint une pensée singulière: C'est bien petit, se dit-Il à lui-même, elle ne pourra tenir tous ceux qui doivent y venir. Il passait dès le commencement de son séjour de longues heures à l'église; il en avait fait sa demeure habituelle; il y allait de très grand matin, sonnait lui-même l’angelus, composait à la sacristie ses instructions, à la préparation desquelles il consacrait toute la Semaine.

L'un des principaux soins de son ministère, fut d'établir la communion fréquente; il y réussit parfaitement pour les femmes, beaucoup moins pour les hommes, qu'il amena du reste à pratiquer exactement leurs devoirs religieux. Quel dommage, disait-il, s'ils communiaient plus souvent, ils seraient des saints. - Son esprit de foi lui fit établir où ranimer diverses confréries, qui lui furent d'un grand secours pour détruire les abus de sa paroisse. Il a fait disparaître entièrement le travail du dimanche; deux familles seulement, à ma connaissance, ont résisté de temps en temps à la voix de leur pasteur. A l'époque même de la plus grande affluence des pèlerins, les voitures publiques qui venaient en grand nombre à Ars n'arrivaient pas le Dimanche et n'en partaient pas. Les choses se passèrent ainsi jusqu'à l'établissement du chemin de fer. Depuis lors, les omnibus du chemin de fer amenèrent des étrangers; mais ils s'arrêtèrent constamment en dehors du village.

Le Serviteur de Dieu trouva dans les danses, qui étaient fréquentes dans sa paroisse, un grand abus à déraciner. Je lui ai entendu dire qu'il en était venu à bout beaucoup plus par ses prières que par ses paroles et ses instructions. Lorsqu'elles avaient lieu, il avait coutume de se montrer, et sa seule présence suffisait pour faire disparaître les personnes qui s'y livraient. Il employa divers moyens pour en détourner les jeunes filles; il les retenait après Vêpres, leur apprenait et leur faisait chanter des cantiques et leur procurait même quelques délassements dans son jardin. 668 Il alla même jusqu'à donner à un ménétrier, pour l'empêcher de faire danser, le double de la somme qui lui avait été promise.

La foi de Mr Vianney lui fit bientôt trouver sa paroisse trop étroite: aussi s'empressa-t-il de venir au secours de ses confrères du voisinage pour des missions, des jubilés. Il y déploya un si grand zèle, qu'il s'attira l'estime et la confiance des fidèles, qui commencèrent à venir à Ars pour lui demander des conseils; ce fut l'origine du pèlerinage.

La foi du Serviteur de Dieu lui inspira un grand amour pour tout ce qui tient au culte-divin. Il n'omit rien pour procurer à sa pauvre église des vases sacrés et des ornements, non seulement convenables mais riches. Dès les commencements de son ministère, il en acheta lui-même de ses propres deniers. Rien ne peut égaler la joie qu'il éprouva, lorsqu'il reçut du vicomte d'Ars un dais magnifique, de riches bannières, de superbes chasubles, un grand ostensoir en vermeil, un tabernacle en cuivre doré, de beaux chandeliers et six grands reliquaires. Il invitait ses paroissiens à venir voir ces objets. Il m'a chargé plusieurs fois d'aller à Lyon acheter ce que je pourrais trouver de plus beau pour le culte divin.

La foi de Mr Vianney éclatait surtout dans tout ce qui concerne la Ste Eucharistie. Il aimait beaucoup la fête du très Saint Sacrement. La procession que l'on fait ce jour-là était l'un de ses bonheurs; il la préparait avec le plus grand soin afin d'y mettre le plus de pompe possible. Il avait soin qu'il y eût de beaux reposoirs et il l'es multipliait, afin de multiplier aussi les bénédictions. La foi la plus vive respirait dans tous ses traits lorsqu'il portait le Saint Sacrement. Un jour, à la suite de l'une de ces processions pendant laquelle il avait fait une très grande chaleur, le prêtre qui servait d'aide à Mr Vianney lui dit: Mr le Curé, vous devez être bien fatigué. - Oh! non, répondit-il, celui que je portais me portait.

669      Il célébrait le saint sacrifice de la messe avec une foi très vive. C'est ce qui paraissait surtout à l'élévation et à la communion. J'en ai été moi-même fréquemment frappé; quelquefois je voyais un sourire sur ses lèvres, ou des larmes sur ses joues. Un étranger s'était adressé en confession à Mr le Curé et n'ayant pas voulu se résoudre à faire ce que celui-ci lui demandait, sortit de l'église brusquement et très mécontent. On le décida cependant le lendemain à venir à la messe avant son départ. Il fut tellement frappé en voyant l'expression de la figure de Mr Vianney au moment de la communion, qu'il se convertit. Je tiens ce fait du converti lui-même.

Je lui ai entendu peu faire d'instructions où il n'ait été question de la présence réelle. Lorsqu'il parlait sur ce sujet, il y avait quelque chose d'extraordinaire sur sa figure et dans ses yeux. Il s'entretenait avec délices du Saint Sacrement dans ses conversations.

Je l'ai accompagné deux ou trois fois lorsqu'il administrait les derniers sacrements aux malades; je l'ai vu attendri et versant des larmes.

Sa foi lui inspirait un grand respect pour les prêtres. Il parlait fréquemment du sacerdoce. On ne comprendra bien la grandeur du prêtre que dans le ciel, disait-il.

Les prédications de Mr Vianney étaient animées de l'esprit de foi, surtout lorsqu'il parlait sur certains sujets de prédilection. Il parlait de Dieu avec une émotion profonde. Il disait souvent: Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre pour Dieu, vivre en la présence de Dieu, oh! belle vie! La pensée du Ciel revenait souvent dans ses discours. Un jour qu'il expliquait l'évangile du deuxième dimanche de Carême, le ravissement des apôtres sur le Thabor réveillant en lui l'idée du bonheur de l'âme contemplant dans le ciel la sainte humanité de Notre Seigneur, il s'écria, comme hors de lui-même: Nous le verrons, nous le verrons!!! Oh! mes frères, y avez-vous bien pensé, nous le verrons face à face. Il répéta ces paroles longtemps et en versant des larmes.

Il n'était pas moins ému lorsqu'il parlait du malheur des pécheurs et de leur réprobation. Je l'ai entendu répéter avec des sanglots et des cris ces paroles: Maudit de Dieu, être maudit de Dieu, 670 quel malheur! Pendant un quart d'heure, il ne put dire autre chose.

Il aimait à peindre le bonheur d'une âme en état de grâce et l'action du St Esprit en elle. Le Saint Esprit est notre conducteur, disait-il; l'homme n'est rien par lui-même, mais il est beaucoup avec l'Esprit Saint. L'homme est tout terrestre et tout animal; il n'y a que l'Esprit Saint qui puisse élever son âme et la porter en haut.

On m'a raconté que le P. Lacordaire l'ayant entendu prêcher sur le Saint Esprit, fut si émerveillé qu'il le suivit à la sacristie et le remercia en lui disant: Vous m'avez appris à connaître le Saint Esprit.

Il comparait la prière au feu qui gonfle les ballons et les fait monter vers le ciel.

L'un des sujets sur lesquels il entretenait volontiers ses auditeurs était l'amour des croix. Il y revenait aussi fréquemment dans ses conversations. Il disait que pour lui, il n'avait jamais été plus heureux que lorsqu'il avait eu des croix à porter. Il m'est arrivé plusieurs fois, ayant moi-même quelques ennuis particuliers, d'aller lui demander des conseils et des consolations. Ah! mon ami, me répondait-il, tant mieux, cela ranime la foi.

En toute chose et en toute circonstance il était animé par la foi la plus vive et pratiquait cette parole de l'Ecriture: Mon juste vit de la foi.

Il montra un grand esprit de foi dans sa dernière maladie, j'en ai moi-même été témoin. J'étais auprès de lui avec un de mes frères au moment où l'on se disposait à l'administrer. Lorsqu'il entendit sonner la cloche, il se mit à pleurer. Mon confrère lui demanda ce qu'il avait, et pourquoi il pleurait: Êtes-vous plus fatigué? - Oh! non, répondit-il, je pleure en pensant combien Notre Seigneur est bon de venir nous visiter dans nos derniers moments.

 

671      Deinde ob tarditatem horae dimissum fuit examen praedicti Dni Fr. Athanasii, Jacob Planche testis animo illud resumendi et continuandi usque dum perficiatur. Cum autem praedictus testis pro nunc examinis continuationi sese subjicere non possit, Rmi Dni Judices delegati illius rationes admittentes, ipsi in-junxerunt ut alio tempore se subjiceret examinis continuationi; quod testis libentissime promisit.

 

 

803      Session 87 - 24 Août 1863 à 8h du matin

 

804      Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a pratiqué la vertu d'espérance. Il agissait en vue du ciel et il ne comptait, pour y arriver, que sur la grâce de Dieu. Lorsqu'il songeait à sa grande misère, il en était comme effrayé. Un jour, il demanda à Dieu la grâce de connaître ses misères. Dieu exauça sa prière. Mr Vianney en fut tellement effrayé qu'il demanda aussitôt la grâce de ne pas les connaître. Dieu l'exauça, de nouveau; mais, comme il me l'a avoué, car c'est de lui que je tiens ce fait, il lui laissa encore assez de connaissance de ses misères pour qu'il vît que par lui-même il n'était capable de rien. Il ne comptait point sur lui-même; malgré les peines, les embarras de toute espèce qu'il rencontra dans l'exercice du saint ministère, il ne se décourageait pas. Quand il avait plus de difficultés, il s'abandonnait davantage entre les mains de Dieu. Il me disait, dans son expression naïve, qu'alors il se jetait devant le tabernacle comme un petit chien aux pieds de son maître. Dans une des dernières années de sa vie, je le vis pendant une huitaine de jours triste, abattu et comme découragé. Un matin, avant sa messe, je vis qu'il avait repris sa sérénité habituelle. J'en fis la remarque à Mr l'abbé Toccanier, qui me répondit: Mr Vianney vient de me raconter que pendant la nuit, il a entendu par deux fois une voix qui lui répétait ces paroles: In te Domine speravi, non confundar in aeternum. - C'est sans doute le grappin, ai-je repris. - Oh! non, le grappin ne parle pas comme cela.

Je n'ai rien de particulier à signaler pour les premières années de sa vie au sujet de la vertu d'Espérance. Lorsqu'il eut pris possession de la paroisse d'Ars, on vit très bien combien l'espérance chrétienne animait ses paroles et ses actions. On pouvait juger de sa grande espérance quand il avait à parler du ciel. 805 J'ai déjà signalé, en parlant de la foi, combien il avait été admirable et avait impressionné le jour où, expliquant l'évangile de la Transfiguration, il s'était écrié, comme hors de lui-même: Nous le verrons, nous le verrons! Après les grandes fêtes de l'Eglise, il nous disait souvent avec un air et des expressions qui indiquaient tout son bonheur: Oh! mes frères, si les fêtes de la terre sont si belles, que sera-ce des fêtes du Ciel? - Pauvres protestants, ajoutait-il quelquefois: c'est pour eux toujours la même chose. Aujourd'hui, ils n'ont rien eu de particulier, disait-il avec un air de pitié et presque; en pleurant, après une fête du St Sacrement, autant que je puis me le rappeler.

L'Espérance du Serviteur de Dieu, jointe à sa grande foi, lui faisait déplorer sans cesse le malheur des pauvres pécheurs. Il pleurait presque toujours à chaudes larmes en parlant du péché et des pécheurs. Il se servait d'expressions et de comparaisons bien capables d'inspirer une grande horreur pour le péché. Je me rappelle qu'en particulier il disait: Le péché est le bourreau du bon Dieu et l'assassin de l'âme. Oh! mes frères, que nous sommes ingrats! Le bon Dieu veut nous rendre heureux et nous, nous ne voulons pas. - S'il y allait de notre fortune, que ne ferions-nous pas? Mais parce qu'il n'y va que de notre ante, nous ne faisons rien. Le sujet d'une image l'avait singulièrement frappé, comme on pouvait en juger par le plaisir qu'il mettait à nous en parler. Elle représentait le bon chrétien assis sur un char et Notre Seigneur conduisant la voiture. Elle montrait au contraire le pécheur attelé aux brancards d'une autre voiture et le démon frappant sur lui à grands coups pour le faire avancer.

Mr Vianney semblait avoir reçu de Dieu un don tout particulier pour consoler les âmes affligées et relever leur courage. Presque tous, après s'être entretenus avec lui, emportaient des pensées plus sereines et montraient plus de force pour supporter les misères présentes. J'en ai été témoin bien des fois.

806      En travaillant au salut des âmes par tous les moyens que son zèle lui inspirait, il ne négligeait rien de ce qui pouvait assurer sa propre sanctification. Dans les commencements, ainsi que je l'ai appris de personnes bien informées, il consacrait son temps à la-prière, à la méditation, à la lecture de la vie des saints, et à d'autres exercices de piété. Durant le temps que je l'ai connu, il ne pouvait, plus, à cause de la grande affluence des pèlerins, suivre le même règlement que dans les premières années. Il en exprimait souvent le regret, et c'est pour cela qu'il désirait si vivement se retirer dans la solitude. Il satisfaisait son besoin de communication avec Dieu par des aspirations fréquentes. Il m'a avoué qu'il perdait rarement de vue la présence de Dieu, et il regardait cette grâce comme une compensation aux consolations qu'il aurait éprouvées en donnant plus de temps à l'oraison.

Le Curé d'Ars s'abandonnait entièrement entre les mains de la Providence. Il se plaisait à rappeler les soins que le bon Dieu avait pris de lui, les bienfaits qu'il en avait reçus. Alors il récapitulait tout ce qui lui était arrivé, soit pendant ses études, soit pendant son séjour aux Noës, soit dans d'autres circonstances de sa vie, et il ajoutait: J’ai toujours été l'enfant gâté de la Providence; je ne me suis jamais occupé de rien, et il ne m'a jamais rien manqué. Qu'il fait bon s'abandonner uniquement, sans réserve et pour-toujours à la conduite de la divine Providence! Dieu nous aime plus que le meilleur des pères, plus que la mère la plus tendre. Nous n'avons qu'à nous abandonner à sa volonté avec un coeur d'enfant.

Dieu permit que Mr Vianney fût en butte aux attaques du démon. J'ai souvent entendu le Serviteur de Dieu raconter lui-même les vexations de toutes sortes qu'il avait eu à endurer de la part de l’ennemi du salut. 807 Le démon commença à lui faire la guerre d'une manière sensible peu de temps après la fondation de la Providence. C'est de Mr Vianney que je tiens cette particularité. Il se plaisait à nous décrire les différents assauts du démon. A Mont-merle, le démon, que Mr. Vianney appelait le Grappin, traînait par la chambre le lit où reposait le Curé d'Ars, pour l'empêcher de dormir. Cela lui serait arrivé plusieurs fois, à ce qu'on m'a rapporté. A la mission de St Trivier-sur-Moignans, ainsi que je le tiens de Mr Vianney lui-même et d'un des prêtres qui assistaient à la mission, on entendait beaucoup de bruit du côté de la chambre du Curé d'Ars. Les ecclésiastiques qui logeaient au presbytère, croyant que ce bruit venait de Mr Vianney qui ne se couchait pas, lui en faisaient des reproches. C'est le Grappin, répondait celui-ci, qui est fâché du bien que nous faisons ici. Ses confrères ne voulant pas le croire, lui disaient: Vous ne mangez pas, vous ne dormez pas, c'est la tête qui vous chante. Un soir, la conversation était revenue sur ce sujet et les reproches avaient été plus vifs. Mr Vianney ne répondit rien. Pendant la nuit, on entendit comme le bruit d'une grosse voiture très chargée et ébranlant le pavé. La cure trembla, les vitres des fenêtres résonnèrent; tout ; le monde se leva effrayé, et on courut à la chambre de Mr Vianney. Ils le trouvèrent couché dans son lit, qui était au milieu de la chambre. C'est, leur dit-il en souriant, le Grappin qui a traîné mon lit jusque là. Il les rassura en leur disant: N'ayez aucune crainte. Ses confrères cessèrent de le plaisanter à ce sujet et de lui faire des reproches.

808      A Ars, le grappin frappait très souvent à la porte extérieure du presbytère un grand coup, comme avec un gros marteau de maréchal; il frappait ensuite un autre coup à la porte d'entrée, puis il l'entendait monter dans l'escalier, comme s’il avait eu de grosses bottes de cavalier; le troisième coup, tout aussi fort, avait lieu à la porte de sa chambre. Le Grappin quelquefois l'appelait par son nom d'une manière moqueuse, ou bien il faisait d'autres bruits, dans le galetas, dans les escaliers et jusque dans sa chambre. Quelquefois il imitait le bruit d'un marteau qui aurait enfoncé des clous dans le plancher, battait comme du tambour sur sa, table, sur sa cheminée et même sur son pot à eau. D'autres fois il remuait les chaises et les meubles, ou bien il s'accrochait aux rideaux de son lit et les secouait avec fureur. Il a senti plusieurs fois comme une main, qui lui aurait passé sur la figure, ou comme des rats qui auraient marché sur lui. Une fois, il a entendu comme le bruit d'un essaim d'abeilles ou de mouches; il s'est levé, a allumé sa chandelle; il allait ouvrir sa croisée pour les chasser mais il ne vit rien. Une autre fois, le grappin essaya de le jeter à bas de son lit en tirant la paillasse; effrayé, Mr Vianney fit le signe de la croix et le grappin le laissa tranquille; il avait été tiré jusqu'au bord du lit. Un jour il était dans son lit depuis un instant; il lui sembla tout à coup que son lit, cependant si dur, devenait extrêmement doux et qu'il s'enfonçait comme dans un duvet. En même temps, une voix moqueuse répétait: Ah! Ah! Allons, allons. Mr Vianney ayant peur fit le signe de la croix et tout fut fini à l'instant. 809 Un jour après-midi, se trouvant près de sa table, il vit le bénitier qui était à la tête de son lit tomber sur le traversin; quelques secondes après, le bénitier s'est brisé comme s'il était tombé de haut sur un corps dur; j'en ai vu moi-même les débris. Le Curé d'Ars entendait parfois un bruit infernal dans la cour, comme s'il y avait eu une troupe d'individus se disputant et parlant une langue étrangère. D'autres fois, il entendait chanter d'une voix aigre, et il disait: Le grappin a une bien vilaine voix. ,

 

 

811      Session 88 - 24-Août 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Au sujet des persécutions du démon, j'ai encore à déposer ce qui suit: Dans les commencements, Mr Vianney, ne sachant ce que c'était, eut grandement peur; 812 mais quand il se fut assuré que les bruits ne venaient point des voleurs ou des gens mal intentionnés, et ne pouvaient avoir pour cause que le malin esprit, il congédia les gardes qu'il avait d'abord acceptés et s'abandonna entièrement entre les mains de Dieu. Un jour, en ma présence, les missionnaires lui disaient: Ces bruits et ces voix que vous entendez dans la nuit, tout cela ne vous fait pas peur? - Oh! non, répondit-il en riant: je sais que c'est le grappin; ça me suffit. Depuis le temps que nous avons affaire ensemble, nous sommes quasi camarades. Durant sa maladie de mil huit cent quarante-trois, il entendit du bruit et ces mots: Nous le tenons, nous le tenons !

Le bon Curé remarquait que ces bruits étaient plus intenses et les attaques plus importunes lorsque quelque grand pécheur allait lui faire sa confession ou lorsqu'il travaillait à quelque oeuvre importante ayant pour but surtout la conversion des pécheurs. C'est ainsi qu'un jour il me dit: Il paraît que le grappin n'est pas content de cette fondation (il s'agissait d'une fondation de cinquante messes à faire célébrer annuellement pour la conversion des pécheurs dans la chapelle de notre Maison Mère à Belley); il fait du bruit toute la nuit dans le galetas au-dessus de ma chambre ; il sonne avec une clochette comme pour la messe: c'est bon signe.

Un jour, en présence du Frère Jérôme et à la sollicitation de Mr l'abbé Renard, aujourd'hui décédé, j'ai entendu un brigadier de gendarmerie, nommé, je crois, Napoly, retraité à Messimy, raconter ce qui suit: J'étais venu à Ars voir un de mes amis; apprenant que Mr Vianney avait coutume de se rendre à l'église vers une heure du matin; je voulus voir par moi-même ce qu'il en était. Me trouvant entre minuit et une heure vers la porte du presbytère, je vis un certain nombre de pèlerins couchés à la porte de l'église; je les fis partir, en leur disant que le Curé ne viendrait pas si tôt. Quand je me rapprochais de la porte de la cure, j'entendis une voix aigre crier: Vianney, Vianney! Va-t-en, Va-t-en! Je fus effrayé et je me rendis sur le devant de l'église. 813 Je vis une lumière dans la chambre de Mr le Curé qui, sans doute, avait été réveillé par le premier cri. Je me rapprochai de la cure et j'entendis la même voix répéter les mêmes paroles. Un instant après, lorsque le curé descendait pour se rendre à l'église, j'entendis pour la troisième fois la même voix crier: Vianney, Vianney! Va-t-en, Va-t-en! Quand il parut, je m'approchai de lui et lui dit: Mr le Curé, y a-t-il quelqu'un qui vous attaque? Je viens d'entendre du bruit. - Mr Vianney, me prenant doucement la main: Ne craignez rien, me dit-il, c'est le grappin. En m'emmenant à l'église, il me donna sur ma vie des détails extrêmement précis, ce qui me frappa beaucoup et ne contribua pas peu à me faire faire une bonne confession. Tel fut le récit du brigadier. Je voulus parler de ce fait à Mr le Curé lui-même. Il se contenta de me dire: C'est vrai, ce bon gendarme avait bien peur, il tremblait.

Le Serviteur de Dieu avait de très nombreuses peines intérieures. Il était en particulier tourmenté du désir de la solitude; il en parlait souvent. C'était comme une tentation qui l'obsédait le jour et plus encore la nuit. Lorsque je ne dors pas la nuit, me disait-il, mon esprit voyage toujours, je suis à la Trappe, à la Chartreuse; je cherche un coin pour pleurer ma pauvre vie et faire pénitence de mes péchés. Il disait souvent aussi qu'il ne comprenait pas qu'à la vue de ses misères, il ne tombât pas dans le désespoir. Il avait une grande frayeur des jugements de Dieu; il tremblait chaque fois qu'il en parlait; il pleurait et disait que sa plus grande appréhension était de tomber dans le désespoir au moment de sa mort. Il redoutait et portait avec crainte la charge pastorale. Il n'aurait pas voulu mourir curé. Ce fut cette crainte, comme il l'a avoué, qui fut la cause de sa seconde tentative de fuite. J'ai voulu, me dit-il, en présence de l'abbé Toccanier, mettre le bon Dieu au pied du mur, afin de lui faire voir que si je meurs avec la chargé de curé, c'est bien malgré moi et parce qu'il le veut. 814 Il éprouvait un grand combat chaque matin pour se lever avant le jour et il n'allait à l'église recommencer son pénible ministère qu'avec la plus grande répugnance: C'est tous les jours à recommencer, me dit-il, toujours la même répugnance.

Malgré les peines et les contradictions auxquelles il fut en butte, on le vit jusqu'à sa mort poursuivre les travaux qu'il avait entrepris, sans donner au corps le repos qu'il réclamait. Lorsqu'on le pressait de se reposer: Oh! nous avons bien le temps de le faire quand nous serons au cimetière. Il avait dit, lorsqu'il était plus rompu et plus exténué qu'à l'ordinaire: Ah! les pécheurs tueront le pécheur! Il ajoutait quelquefois: Je connais quelqu'un qui serait bien attrapé, s'il n'y avait point d'autre vie. D'autres fois, il avait dit: Ah! je pense souvent que, quand même il n'y aurait point d'autre vie, ce serait un assez grand bonheur d'aimer Dieu dans celle-ci, de le servir et de faire quelque chose pour Sa gloire. Lui qui avait tant redouté les jugements de Dieu et tant craint la mort, vit arriver ses derniers moments avec beaucoup de calme et d'assurance. Il s'endormit en paix dans le Seigneur.

 

Quoad Caritatem, testis respondit:

Mr Vianney a montré un grand amour pour Dieu. Dès sa plus tendre enfance, ainsi que je l'ai dit en parlant de la foi, il s'efforçait d'aimer le bon Dieu et de correspondre aux instructions de sa vertueuse mère. J'ai entendu dire que partout où il avait passé, Mr Vianney avait laissé un souvenir de sa foi et de sa piété. Dans ma déposition sur la foi, j'ai assez fait connaître quels furent les travaux du Serviteur de Dieu pour la réforme de sa paroisse et pour y faire refleurir la piété. Sa grande charité envers Dieu se manifestait dans toutes ses actions. Qu'il était beau Surtout lorsqu'il disait la sainte messe! Il faisait sa préparation à genoux sur les dalles du choeur, immobile, les mains jointes, les yeux fixés sur le tabernacle. 815 Rien n'était alors capable de le distraire. On le voyait quelquefois pleurer, d'autres fois sourire. J'aimais à le voir au moment de la consécration et de la communion. Après le Domine non sum dignus, il restait un moment en adoration, dans l'attitude d'une personne conversant avec une autre; il souriait ou pleurait en ayant les yeux fixés sur la sainte hostie. J'ai remarqué qu'il ne donnait point la communion pendant la messe, sans se servir de la patène qu'il tenait avec le ciboire dans l'intention de recevoir la Ste Hostie, si elle venait à tomber, ou de retenir les parcelles qui se seraient échappées. Un jour, il versait des larmes en parlant des parcelles qui peuvent tomber à terre, et il disait: On marche pourtant sur le bon Dieu; oh! que c'est triste… Cela fait de la peine rien que d'y penser. Je lui ai entendu dire que rien n'était assez précieux pour contenir le corps et le sang de Notre Seigneur Jésus Christ. Il a exprimé plusieurs fois le désir d'avoir un calice en or massif. Il recommandait toujours d'acheter ce qu'il y avait de plus beau. Au commencement de son ministère à Ars, il allait souvent à Lyon faire des emplettes d'ornements pour son église. Il nous a avoué qu'il faisait toujours ses voyages à pied, et que souvent il allait et revenait à jeun; que même une fois,- il s'était fait saigner à mi-chemin. Or le marchand auquel il s'adressait dit un jour à un autre prêtre, qui le redit à Mr Vianney: Il y a un petit curé dans la Dombe, qui vient souvent acheter des ornements chez moi; il prend toujours ce que j'ai de plus beau et paye bien.

816      Mr Vianney récitait son office à genoux et sans s'appuyer. Lorsque, dans ses instructions et ses catéchismes, il parlait du saint sacrement et de l'amour de Dieu, et il en faisait peu sans aborder ces deux sujets, sa voix devenait plus forte, ses gestes plus animés, ses yeux-plus ardents; il se tournait du côté du tabernacle en joignant les mains ou le montrant du doigt; puis il pleurait, et souvent les. sanglots finissaient par étouffer sa voix. Je me souviens d'une instruction qu'il fit un dimanche sur la communion. Il n'a presque fait que répéter ces paroles pendant toute cette instruction: Oh! mon âme, quel est ton bonheur! Quelle est ta grandeur! Nourrie d'un Dieu, abreuvée du sang d'un Dieu. Sa voix n'était plus la même; quelquefois, il poussait des cris; d'autres fois, il ne pouvait prononcer que quelques paroles, étouffées par ses sanglots. Il disait un jour, en conversation: L'Église a bien raison d'appeler le péché d'Adam une heureuse faute; sans cette faute, nous n'aurions pas eu la Ste Vierge, ni Jésus-Christ dans le sacrement de l'autel. Une fois, à la messe de minuit, le chant d'un cantique pendant l'élévation fit attendre quelques instants Mr le Curé pour le chant du Pater. Or pendant qu'il tenait la sainte hostie sur le calice, il paraissait très ému; il souriait et pleurait tout à la fois. Après l'office, Mr l'abbé Toccanier lui demanda la cause de cette émotion si profonde. Mr le Curé répondit par ces paroles, que Mr Toccanier me rapporta: 817 Je disais au bon Dieu: Si je savais que je ne dusse jamais vous voir dans le ciel, je ne vous lâcherais plus, maintenant que j'ai le bonheur de vous tenir dans mes mains.

 

 

819      Session 89 - 25 Août 1863 à 9h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney revenait sans cesse, dans ses instructions, sur l'amour de Dieu; il les terminait souvent par ces mots: Être aimé de Dieu, être uni à Dieu, vivre en la présence de Dieu, vivre pour Dieu! Oh! belle vie et belle mort! 820 Quand il plaignait le sort des pauvres pécheurs, c'était toujours parce qu'ils n'aimaient pas le bon Dieu. Que de fois on l'a entendu s'écrier: Oh! que les pauvres pécheurs sont malheureux de ne pas aimer le bon Dieu! Qu'ils sont ingrats en offensant un Dieu si bon et un père si tendre! Toujours, des larmes accompagnaient ses paroles. Que c'est donc triste, disait-il quelquefois, de n'entendre raconter que des choses qui offensent Dieu... Il a fallu que je fusse prêtre, pour savoir ce que c'est que le péché. Que c'est une triste chose...

Dans ses conversations, il ne tarissait pas lorsqu'il pouvait parler de l'amour de Dieu; on voyait qu'il était dans son élément. Il aimait beaucoup un prêtre qui venait le voir de temps en temps, parce que, disait-il, on pouvait parler avec lui tout à son aise de l'amour de Dieu. Lorsqu'il avait à s'entretenir des choses temporelles, il le faisait autant que la politesse le demandait; mais on voyait qu'il n'y attachait pas grand intérêt; il paraissait plus froid et semblait s'ennuyer; il tâchait toujours de ramener la conversation à l'amour de Dieu ou de finir par quelques pensées s'y rapportant. On s'apercevait que tout ce qui intéressait l'Église pu l'honneur de Dieu, lui causait un grand plaisir. Au contraire, les nouvelles fâcheuses concernent l'Église étaient pour lui le sujet d'une vive peine.

Le Curé d'Ars n'est arrivé à ce grand amour de Dieu que par la voie du sacrifice. Il était tellement mort à lui-même que rien ne semblait capable de le distraire de la pensée de Dieu. On le voyait au milieu de la foule qui l'environnait et qui souvent l'importunait de toutes manières, aussi calme, aussi recueilli que s'il avait été dans la solitude.

Au sujet de la charité envers le prochain, je dépose ce qui suit: La maison Vianney jouissait de la réputation d'accueillir et de loger les pauvres. Il y en avait quelquefois jusqu'à trente. Parmi ces pauvres se trouva un jour le Bienheureux Benoît Joseph Labre. 821 Mr Vianney se plaisait à raconter différents traits se rapportant à l'hospitalité qu'ils recevaient dans la maison. Il le faisait avec un plaisir qui faisait supposer que lui-même ne restait pas étranger à ce qui se passait dans sa famille.

Dès le moment de son arrivée à Ars, comme je l'ai appris des habitants, le Serviteur de Dieu tâcha de se faire aimer de ses paroissiens. Doux, affable envers tout le monde, il n'aurait pas rencontré un enfant sans le saluer et lui adresser en souriant quelques paroles agréables. Il allait assez souvent visiter ses paroissiens. Il choisissait de préférence l'heure des repas, afin de trouver toute la famille réunie. Pour ne pas causer une trop grande surprise, il appelait du dehors le maître de la maison par son nom de baptême; puis il entrait et se mettait à causer sur les choses qui pouvaient intéresser la famille; il y glissait toujours quelques mots d'édification et quelques bons conseils. Pour lui, il ne s'asseyait pas et refusait toujours ce qu'on lui offrait.

Le Curé d'Ars aima toute sa vie beaucoup ses paroissiens; il était pour eux d'un dévouement vraiment extraordinaire; il ne se faisait pas attendre lorsqu'on l'appelait. Au moment même de la plus grande affluence des pèlerins, il quittait tout, lorsqu'un de ses paroissiens réclamait son ministère ou lorsqu'on l'appelait pour quelque malade. Ses paroissiens l'affectionnèrent aussi beaucoup et lui donnèrent dans plusieurs circonstances des preuves de leur estime et de leur affection.

Mr Vianney remplit toujours tous les devoirs d'un zélé pasteur. J'ai assez fait connaître en parlant de la foi ce qu'il a fait dans la paroisse d'Ars. Le désir de sauver les âmes et de se rendre utile à ses confrères le porta à les seconder dans les missions, les jubilés ou dans d'autres exercices du saint ministère. Lorsque le pèlerinage eut été établi, il ne s'appartint plus, pour ainsi dire, et sa vie se passa presque entièrement au confessionnal.

822      Quand je suis arrivé à Ars en mil huit cent quarante-neuf, le pèlerinage était déjà très fréquenté. On pouvait évaluer à vingt-cinq mille environ le nombre des étrangers qui venaient chaque année voir, consulter Mr Vianney ou se confesser à lui. Celui-ci ne quittait déjà plus son confessionnal, et un vicaire le remplaçait pour les fonctions curiales. Depuis cette époque, j'ai vu le pèlerinage aller toujours en augmentant, et il y eut plus tard jusqu'à douze voitures publiques amenant chaque jour les pèlerins qui venaient à Ars; souvent même ces voitures ne suffisaient pas, tant la foule était considérable. On a calculé que pendant les six dernières années de la vie de Mr Vianney le nombre des étrangers qui venaient à Ars était en moyenne de cent mille par an. La foule des pèlerins était composée en majeure partie de personnes de la classe moyenne et ouvrière. Cependant on y voyait aussi beaucoup de personnes des classes les plus élevées, des hommes connus par leurs talents, leur science ou leur haute position. Les prêtres venaient en grand nombre. Tous voulaient voir, entendre celui qu'ils appelaient le saint curé, le bon père et même le saint père. Tous voulaient lui parler, avoir ses conseils, recevoir sa bénédiction. Chacun s'en allait content, heureux, consolé. Je n'ai jamais vu personne partir mécontent d'Ars. Cette foule était grave, recueillie; et ne quittait l'église ou les abords du lieu saint que pour s'attacher aux pas du bon Curé, qu'elle suivait là où il allait, et jusque chez les malades. C'était alors à qui serait le plus près de lui pour lui parler, l’entendre, le toucher, recevoir de lui une médaille, etc. L'empressement était si grand que malgré les deux ou trois personnes qui le suivaient pour le protéger, on le faisait trébucher. 823 On le fit même tomber une fois ou deux, et il se fit dans une de ces chutes une plaie à la tête et une autre à la jambe qui fut très longue à guérir. Quel que fût l'empressement, quelle que fût l’importunité de cette foule, Mr Vianney avait une bonne parole pour tous, il souriait à tous, il répondait à toutes les questions, autant que possible. Je l'ai suivi très souvent dans ses promenades, jamais je n'ai vu lui échapper un mouvement d'impatience, ni je n'ai entendu de parole, qui trahît la moindre émotion. Bien souvent il lui était impossible d'entrer dans sa cure; les issues étaient assiégées par les pèlerins, qui voulaient le voir ou lui parler. Il jetait alors quelquefois une poignée de médailles, et pendant que l'on se précipitait pour les ramasser, il entrait vite dans sa cure et se hâtait d'en fermer les portes. Après une de ces scènes, il nous dit: Un saint ne pouvait se débarrasser de la foule qui le pressait de toutes parts; il s'avisa de jeter de l'argent: on laissa bien son argent pour le suivre. On ne fait pas comme cela pour moi, ajouta-t-il en riant, ce qui prouve bien que je ne suis pas encore un saint: on me laisse pour courir après mes médailles.

Le bon Curé était souvent fatigué et paraissait comme exténué par suite de ses longues séances au confessionnal. Lorsqu'il voyait les pèlerins très nombreux à Ars, il ne pouvait se résigner à prendre un peu de repos: C'est mal fait, disait-il, de faire attendre ces gens, qui viennent de si loin, qui passent les nuits pour pouvoir se confesser. Il faudrait bien que le bon Dieu me donnât la faculté qu'il a accordée à plusieurs saints, celle d'être dans plusieurs endroits à la fois.

Il avait tellement à coeur la conversion des pécheurs, qu'un jour il me disait, en présence de plusieurs personnes: Si j'avais déjà un pied dans le Ciel et qu'on vint me dire de revenir sur la terre pour travailler à la conversion d'un pécheur, je reviendrais volontiers. 824 S'il fallait rester jusqu'à la fin du monde, me lever à minuit et souffrir connue je souffre, je resterais volontiers pour continuer à travailler à la conversion des pécheurs. - Un autre jour, Mr Toccanier lui disait en ma présence: Si Dieu vous proposait de monter au ciel à l'instant même, ou de demeurer sur la terre pour sauver les âmes, que feriez-vous? - Je crois que je resterais. - Oh! Mr le Curé, est-ce possible? Les saints sont si heureux dans le ciel! - C'est vrai, mon ami, mais ce sont des rentiers. - Resteriez-vous sur la terre jusqu'à la fin du monde? - Tout de même.

Voici quel était l'ordre de sa journée pendant les dix ans et demi que j'ai passés auprès de lui. Il se levait tous les jours entre minuit et deux heures du matin. Il se rendait à l’église et confessait jusqu'à sept heures. Il disait la messe vers sept heures et demie, bénissait les objets de piété qu'on lui présentait, apposait sa signature sur des images, ou des livres, et rentrait à la cure, où il prenait une petite tasse de lait, dans laquelle on mettait quelquefois du chocolat; il émiettait parfois un peu de pain dans ce lait ou ce chocolat. Un quart d'heure après, il rentrait à l'église et se mettait à confesser. A onze heures, il faisait une instruction, qui durait environ trois quarts d'heure; puis il entendait quelques personnes, qui lui étaient plus spécialement recommandées, des malades ou des infirmes. Il rentrait à la cure pour prendre son frugal et rapide repas de midi, lisait ses lettres, prenait quelques instants de repos; puis sortait vers une heure moins un quart, allait visiter les malades, passait quelques instants chez son vicaire, et rentrait à l'église vers une heure pour confesser jusqu'à la tombée de la nuit, à huit heures et demie en été et à six heures en hiver. Il récitait alors le chapelet en public, faisait la prière du soir et rentrait à la cure. 825 Les dimanches et les fêtes, il faisait deux instructions, l'une à une heure en forme de catéchisme, et l'autre à la tombée de la nuit en forme d'homélie. Lorsque le soir il rentrait à la cure, il était souvent si fatigué qu'il avait peine à monter l'escalier de sa chambre. Je l'ai vu tomber contre le mur. Il plaisantait sur sa faiblesse et disait parfois: Allons, le vieux sorcier a encore bien fait aller son commerce aujourd'hui, faisant allusion à une parole qu'on avait dite à son sujet.

 

 

827      Session 90 - 25 Août 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le désir de travailler à la conversion des pécheurs a porté Mr Vianney à fonder l'oeuvre des missions. Il en a établi près de cent dans différentes paroisses du diocèse et même hors du diocèse; comme on peut le voir sur le registre des fondations qu'il me faisait tenir. 828. Il affectionnait beaucoup cette oeuvre; aussi éprouvait-il une grande joie lorsqu'il recevait une somme importante pour cet objet. Un jour, il me dit à la sacristie: Camarade, vous êtes-vous levé de bon matin aujourd'hui? - Comme à l'ordinaire, lui répondis-je. - Tant pis, reprit-il aussitôt. Si vous aviez fait comme moi, vous auriez fait une bonne journée. On m'a donné pour une fondation de mission et il y a encore de reste. Cet argent lui était venu à la suite d'une demande qu'il avait adressée à Dieu. J'avais des doutes, nous dit-il; je désirais savoir si en travaillant exclusivement à l'oeuvre des missions, je faisais une chose agréable à Dieu, et je l'ai prié de me le faire connaître à quelque marque. Ce matin, en sortant de la cure, j'ai trouvé un jeune homme, qui m'attendait à la porte et qui m'a donné mille francs pour mes missions; puis une autre personne, dans la chapelle de St Jean-Baptiste, m’en a remis tout autant; une troisième m'a donné plus qu'il ne fallait pour compléter la fondation. Il était à peu près sept heures du matin, quand Mr Vianney nous raconta ce fait.

D'après le registre que j'ai entre les mains, il résulte que Mr Vianney a fondé, à Ars ou dans d'autres paroisses, cent soixante dix-huit messes qu'on doit dire annuellement pour la conversion des pécheurs et soixante-dix messes pour la propagation de la foi. Il a fondé vingt messes en l'honneur du saint Coeur de Marie, afin de demander sa protection pour les prêtres du diocèse de Belley. Dans les paroisses où il a fait quelques fondations de messes, il y en avait toujours une en l'honneur du saint Coeur de Marie pour le curé et ses paroissiens.

Je n'étais pas ici lorsque Mr Vianney fit la fondation de sa Providence pour l'éducation des jeunes filles de sa paroisse et aussi pour recueillir de pauvres orphelines. 829 Lors de mon arrivée, cet établissement avait déjà été confié à la Congrégation des soeurs de St Joseph. Je vois par le registre des fondations que la Providence, au moment de sa transformation, avait été estimée quarante mille francs.

Afin de procurer aux jeunes gens une éducation gratuite, le Curé d'Ars fit la fondation d'une école qu'il confia à notre Congrégation. Il y employa un capital de vingt mille francs; il donna pour sa part une somme de douze cents francs qui lui restait encore. Il a contribué à la fondation de plusieurs écoles dans d'autres paroisses, et en particulier à Jassans, à Beauregard et à Ste Euphémie dans le diocèse de Valence.

Le Serviteur de Dieu aima toujours beaucoup les pauvres. Sa charité pour eux ne se lassait jamais. Il m'a avoué que souvent avant le jour il avait déjà donné près de cent francs en aumônes. Il appelait en riant la poche de sa soutane qui contenait l'argent de ses aumônes, la poche à la navette, parce que l'argent ne faisait qu'entrer et sortir. Le soir, il comptait ce qu'il appelait son bénéfice; il lui arrivait parfois de ne trouver que cinquante centimes et quelquefois même il n'y restait rien. Plus d'une fois même il a dû emprunter, lorsqu'il n'avait rien, pour ne pas laisser partir des pauvres sans leur donner. Un jour, je me permis de lui faire observer qu'une femme, à qui il faisait l'aumône, le trompait. J'aime mieux qu'elle me trompe, reprit-il aussitôt, que de me tromper moi-même. Il vendait tout pour avoir de l'argent à donner aux pauvres: c'est ainsi que tout son mobilier a été vendu à diverses personnes. Les choses qu'il ne pouvait pas vendre, il les donnait. On était obligé de lui donner son linge et les autres objets indispensables au fur et à mesure qu'il en avait besoin; 830 sans cette précaution, il aurait bientôt été dans le dénuement le plus complet. Ce qu'on lui donnait, il le donnait à son tour. Notre Supérieur Général lui avait apporté de Rome un chapelet que le St Père avait béni d'une manière spéciale pour le curé d'Ars; cet objet qu'il avait reçu avec beaucoup de plaisir, il ne tarda pas à s'en dépouiller.

Lorsque venait la St Martin, on remarquait que Mr le Curé devenait plus économe et qu'il tâchait d'amasser de l'argent. Quand on lui en demandait la raison, il répondait: C'est que je veux payer mes fermes. Ces fermes n'étaient autre chose que les loyers qu'il payait pour plusieurs familles pauvres, auxquelles il donnait encore du bois, du charbon, etc. pour l'hiver. Sans faire aucune recherche, j'ai su qu'il soutenait ainsi une douzaine de familles.

Le carrelage de sa chambre était en très mauvais état; on parla devant lui de le faire réparer. Combien cela coûtera-t-il, demanda-t-il aussitôt? - Cela coûtera tant. - Oh! donnez-moi cela pour mes pauvres, s'empressa-t-il de répondre. Lorsque Mr des Garets vint lui annoncer que l'empereur allait le nommer chevalier de la légion d'honneur: Y a-t-il une rente, demanda-t-il sans autre réflexion? Et sur la réponse négative, il répartit: Eh bien! puisque les pauvres n'ont rien à y gagner, dites à l'Empereur que je n'en veux point. J'étais présent lorsque ce fait arriva. Malgré ses refus, les démarches furent continuées, de la part de Mr des Garets, maire d'Ars, et de Mr de Castellane, sous-préfet de Trévoux. Mr Vianney reçut un jour une lettre de la Grande Chancellerie, par laquelle on lui réclamait douze francs pour l'expédition du brevet et de la croix. Mais j'ai refusé, dit-il; d'ailleurs je me garderais bien d'envoyer douze francs pour cela: je puis,- avec cet argent, nourrir douze pauvres, et il sera bien mieux placé.

Une personne lui avait volé une somme assez considérable en plusieurs fois. 831 Non-seulement il ne la fit pas poursuivre, mais encore, comme elle se trouvait dans le besoin, il lui faisait des aumônes. Un jour, n'ayant pas d'argent, il en emprunta à une personne pour le lui donner. Je tiens cette particularité de la personne même, qui avait prêté.

Il avait renoncé à la jouissance de son jardin, afin d'augmenter ses ressources pour les pauvres. Il me disait un jour: J'ai fait tous les commerces imaginables (et il entra dans différents détails concernant ce qu'il avait fait pour la Providence, etc.) Il me rappela aussi les petites industries qu'il employait afin d'obtenir de l'argent pour ses pauvres, et il finit ainsi: Une personne vint ici; chaque fois qu'elle venait, elle me donnait de l'argent pour les pauvres; je l'avais vue plusieurs fois et elle ne m'avait rien donné. Je lui dis: Vous ne me donnez donc plus rien. Mais, Monsieur le Curé, reprit-elle, je vous donne toujours et vous ne me donnez rien. - Que voulez-vous que je vous donne? lui dit Mr Vianney en riant; je n'ai plus en ma possession que ces deux vieilles dents qui branlent. - Eh bien! combien en voulez-vous? - C'est pour rire que vous me faites une pareille proposition. - C'est bien sérieusement. - Eh bien! donnez-m'en douze francs pièce. La dame compta immédiatement les vingt-quatre francs, et comme Mr le Curé se mettait en devoir de les arracher, elle l'arrêta en lui disant: Mr le Curé, je vous en laisse la jouissance jusqu'à ce qu'elles tombent.

 

Quoad Prudentiam, testis respondit:

Je n'ai rien à signaler touchant les premières années de Mr Vianney; il en est de même des travaux auxquels il se livra à Ars pour détruire les abus et reformer sa paroisse. Je crois qu'il a déployé tout le zèle que la foi inspire et que la prudence dirige. Je sais qu'il a parlé quelquefois avec véhémence, mais je ne sache pas qu'on en ait été froissé. 832 J'ai su qu'il s'était servi d'expressions assez fortes en parlant contre les cabarets, contre les danses et contre le travail du Dimanche. Tous ceux qui établiraient des cabarets à Ars, dit-il, se ruineraient. Quant au travail du Dimanche, je lui ai entendu dire: Allez par les terres de ceux qui travaillent le dimanche, ils en ont toujours à vendre.

Lorsque Mr Vianney voulait entreprendre quelque oeuvre importante, il avait coutume de consulter Dieu dans la prière, de redoubler ses mortifications. Il a plusieurs fois demandé à Dieu de lui faire connaître par quelque signe si l'oeuvre qu'il projetait lui était agréable. J'en ai déjà cité un trait en déposant sur la charité. Une autre fois, il travaillait à une bonne oeuvre que je ne me rappelle pas, et il désirait aussi connaître, nous dit-il, par quelque marque si le culte particulier qu'il rendait à Ste Philomène était bien agréable à Dieu. Le matin, en se levant, il trouva dans son tiroir, qu'il avait vu vide la veille, un gros tas d'écus de cinq francs, et par-dessus une image de Ste Philomène.

Sa Prudence brillait dans ses conversations, comme j'en ai fait la remarque plusieurs fois. Je sais qu'en particulier il était très réservé pour les matières politiques.

Il me disait un jour: On me reproche de n'être pas assez sévère pour les pénitences que je donne au confessionnal, d'absoudre trop facilement les pénitents. 833 Mais vraiment, puis-je être sévère pour des gens qui viennent de si loin, qui font tant de sacrifices, qui souvent sont obligés de se cacher pour venir ici? Il me disait une autre fois: Un pénitent me demanda pourquoi je pleurais en entendant sa confession. Je pleure, ai-je répondu, parce que vous ne pleurez pas.

J'ai remarqué sa grande prudence au sujet de l'affaire de la Salette. Immédiatement après l'entrevue de Maximin, il me fit écrire à l'Evêque de Belley et à celui de Grenoble pour leur annoncer ce qui venait de se passer. Il fut très peiné de la publicité que l'on donna à cette affaire.

 

Fin du premier volume manuscrit

 


Commencement du tome II

 

 

835      Session 91 - 7 septembre 1863 à 8h du matin

 

Et prosequendo Decinum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney, ainsi que je l'ai déposé, a rempli toute sa vie les commandements de Dieu et de l'Eglise, il a pratiqué aussi les conseils évangéliques, et, autant que j'en ai pu juger, il a été très fidèle à suivre les inspirations de la grâce.

836      Le Curé d'Ars, si exact à remplir tous ses devoirs envers Dieu, n'était pas moins fidèle à remplir ceux que les hommes se doivent mutuellement. J'ai déjà assez fait connaître, je le crois, sa grande charité. Il observait toutes les règles de la plus aimable politesse; il n'y avait cependant rien de recherché, mais un grand abandon. Il savait, dans sa politesse, tenir compte du rang et de la position des personnes qu'il voyait ou qu'il recevait. Un jeune homme de Marseille paraissant appartenir à une famille très respectable, s'entretint un jour à la sacristie avec Mr Vianney. En sortant, il vint dans notre maison et me demanda de quelle famille était Mr Vianney, ce qu'il avait fait avant d'être prêtre, et les postes qu'il avait remplis avant d'être curé d'Ars. Étonné de ces questions, je lui demandais pourquoi il m'interrogeait à ce sujet. Il me répondit que c'était parce qu'il avait été frappé de la manière distinguée avec laquelle le Curé d'Ars l'avait accueilli. Je pourrais citer d'autres traits de ce genre: car sa grande politesse était remarquée de tout le monde. Lorsqu'il confessait les hommes à la sacristie, il ouvrait lui-même la porte pour les introduire, les saluait le premier, les faisait mettre à genoux, et ne s'asseyait lui-même que lorsqu'ils étaient ainsi placés au confessionnal. Après la confession, il se levait lui-même le premier, ouvrait la porte, saluait le pénitent qui sortait et en introduisait un autre avec le même cérémonial. Un jour, nous lui faisions la remarque qu'il était bien poli avec ses pénitents en agissant ainsi; ; il nous répondit avec un aimable sourire: Oh! c'est que ça me repose.

Le Curé d'Ars était bon, gracieux avec tout le monde. Il faisait asseoir tous ceux qui se présentaient chez lui; il y mettait même de l'insistance; pour lui, il ne voulait pas s'asseoir. Sa formule en saluant les visiteurs était celle-ci: Je vous présente bien mon respect. Il était plein de soin et d'attention pour les personnes qui l'entouraient, comme j'en ai été témoin bien des fois. 837 Dès qu'il les savait malades, ou simplement indisposées, il allait les visiter, leur recommandait de bien se soigner, leur donnait à ce sujet des conseils vraiment minutieux, leur faisait porter des remèdes et jusqu'à des douceurs. Il offrait le tout avec tant de grâce et de bonté qu'on était obligé d'accepter. Il ne manquait jamais d'accompagner les personnes qu'il recevait chez lui; il donnait même cette marque de politesse à celles qu'il voyait presque continuellement.

Mr Vianney témoignait un grand respect envers les ecclésiastiques; dès qu'ils réclamaient son ministère, il quittait tout. Le soir, très volontiers il introduisait dans sa chambre ceux qui demandaient à le voir, et mettait dans ses conversations une grande simplicité et un grand abandon.

Il semblait avoir pour les pauvres et les malades une plus grande charité qu'envers les autres personnes. Il était pour eux prodigue d'attention, de prévoyance et de condescendance. En un mot, autant il était dur pour lui-même, autant il était bon, sensible, charitable envers les autres. S'il voyait ses collaborateurs un peu fatigués, de suite il leur conseillait le repos, au besoin leur interdisait la chaire ou le confessionnal, et s'offrait à les remplacer.

On ne pouvait lui rendre le moindre service sans qu'il en exprimât sa reconnaissance dans des termes qui indiquaient combien il y était sensible. Il trouvait toujours qu'on en faisait trop pour lui.

Bien souvent il parlait de ses parents et surtout de sa mère, et on voyait combien il était reconnaissant pour les services qu'il en avait reçus. Quand son frère, sa soeur, son beau-frère, ou un autre de ses parents, venaient à Ars, il leur donnait quelques marques particulières d'affection.

Le nom de Mr Balley, son ancien maître, revenait souvent dans ses conversations; l'idée qui lui en était restée, c'était que Mr Balley était un saint et un savant. 838 Lorsqu'il en parlait, les larmes lui venaient souvent aux yeux; il nous disait: Pour aimer le bon Dieu, il suffisait de voir Mr Balley. Je lui ai entendu dire que s'il était peintre, il pourrait encore faire son portrait d'après nature, tant les traits de son ancien maître étaient restés gravés dans son esprit. La veuve Fayot, qui lui avait donné l'hospitalité aux Noës, était l'objet de da reconnaissance spéciale de la part du Curé d'Ars. Je sais qu'il a fait une fondation de plusieurs messes pour ses bienfaiteurs, tant vivants que défunts.

 

Quoad Obedientiam, testis respondit:

J'ai la conviction que le Serviteur de Dieu a toujours pratiqué l'obéissance; je n'ai cependant rien de particulier à signaler pour la plus grande partie de la vie de Mr Vianney. Pendant mon séjour à Ars, je l'ai vu constamment aimer les règles de l'Église, les suivre avec exactitude et les faire observer. On ne pouvait lui parler de Rome et du Souverain Pontife sans lui procurer un grand bonheur. Entendant les missionnaires s'entretenir quelquefois de la question liturgique, qu'on venait de soulever en France, Mr Vianney témoignait alors sa disposition à prendre le bréviaire romain; il en avait même fait acheter un exemplaire et il l'aurait dit certainement s'il eût vécu plus longtemps.

Il se montra toujours très obéissant envers son évêque. Chaque fois que celui-ci venait à Ars, il lui demandait la permission d'aller dans la solitude, et comme elle lui fût constamment refusée il resta à son poste jusqu'à la mort. Vers la fin de sa vie, étant accablé par les confessions, par ses infirmités, il né pouvait qu'avec peine réciter le soir ses matines. Mgr Chalandon son Évêque, non seulement jugea nécessaire de l'en dispenser, mais encore il ordonna au missionnaire qui servait de compagnon à Mr Vianney de lui commander de s'abstenir de les réciter lorsqu'il remarquerait qu'il serait trop fatigué. 839 Mr Vianney faisait ordinairement quelques observations, en disant qu'il n'était pas aussi fatigué qu'on le pensait, que son bréviaire, du reste, était sa seule consolation. Si le missionnaire insistait et surtout invoquait l'autorité de l'Évêque, il se soumettait comme un enfant.

Il voulait qu'on obéît à l'autorité civile, et lui-même en donnait constamment l'exemple. Jamais je n'ai entendu un seul mot sortir de sa bouche contre les autorités.

J'ai donné les détails qui concernent sa désertion. A mon avis, il n'y a eu dans ce fait aucun acte de désobéissance, au moins dans son-intention. Il a été amené à déserter insensiblement, par suite des circonstances qui se sont succédées naturellement, et il avait si peu l'intention de le faire que, le lendemain de son arrivée aux Noës, il alla trouver le maire de cet endroit pour lui demander ce qu'il avait à faire, en lui présentant sa feuille de route; ce qui indique clairement qu'il avait l'intention de rejoindre son corps. Le magistrat l'en dissuada, en lui faisant observer qu'il était trop en retard, qu'il serait traité comme déserteur, qu'il n'avait rien de mieux à faire que de demeurer aux Noës et de s'y cacher. Il lui offrit même ses bons offices pour lui procurer une retraite; il le conduisit en lieu sûr, chez la veuve Fayot, et lui promit de l'avertir si les gendarmes venaient pour le chercher.

 

Quoad Religionem, testis respondit:

La vertu de Religion dans Mr Vianney était aussi grande que possible. J'en ai déjà donné des preuves nombreuses en déposant sur la Foi et la charité. Il aimait et recherchait tout ce qui se rapportait au culte de Dieu; tout son plaisir était de s'en occuper. C'était un vrai bonheur pour lui d'avoir des croix, des médailles et surtout des reliques. A son avis, le plus beau cadeau qu'on pouvait faire, était de donner un objet de piété. Il entendait la parole de Dieu toutes les fois qu'on l'annonçait dans son église.

840      Il respectait toutes les pratiques que l'Eglise a approuvées et il les conseillant suivant les différentes circonstances. Il semblait affectionner les confréries. Il avait établi dans sa paroisse le tiers-ordre de St François et lui-même en faisait partie. L'exercice de l'heure sainte, grâce à ses recommandations, se faisait et se fait encore très régulièrement pendant la nuit du Jeudi Saint.

J'ai déjà assez fait connaître sa dévotion envers le Saint Sacrement. Il honorait d'une manière particulière la passion de Notre Seigneur. Il avait distribué les principales scènes de la Passion pour les différentes heures de l'office, et afin sans doute quelle souvenir ne lui échappât pas, il les avait écrites en tête des heures, comme je l'ai vu moi-même sur son bréviaire. Il a fondé un certain nombre de messes en l'honneur de l'agonie de Notre-Seigneur au jardin des olives, pour obtenir la conversion des mourants. D'autres messes ont été fondées en l'honneur des cinq plaies afin d'obtenir la conversion des pécheurs.

En déposant sur la Foi, j'ai fait connaître que Mr Vianney avait montré dès son enfance une grande dévotion envers la Ste Vierge. Lorsqu'il fut prêtre, il ne manquait pas, les samedis, de dire la messe à son autel, et de réciter ses litanies pour la conversion des pécheurs. Les soirs, à la prière, il disait le chapelet de l'Immaculée Conception. Lorsque l'heure sonnait, il s'interrompait pour dire avec les fideles un Ave Maria, suivi d'une invocation à la Vierge immaculée. Il témoigna toujours une grande dévotion pour l'Immaculée Conception. Quand il apprit que ce dogme venait d'être défini, il fit éclater sa joie de la manière la plus vive. Il avait déjà fait faire une magnifique chasuble dont il se servit la première fois le jour même où Pie IX proclamait ce dogme. Il fit ériger une statue dans le clos des frères de la Ste Famille en signe de joie et de reconnaissance.

841      Il avait consacré sa paroisse à la Ste Vierge en mil huit cent trente six. Pour en perpétuer le souvenir, il avait signé et distribué des images de la Ste Vierge, qu'il engagea ses paroissiens à conserver religieusement dans leurs maisons; l'habitude s'en est maintenue.

 

 

843      Session 92 - 7 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a fait plusieurs fondations de messes pour remercier Dieu d'avoir créé la Ste Vierge immaculée dans sa conception. Il a mis sous le vocable de l'Immaculée Conception la chapelle de sa Providence. 844 Parmi les autres fondations de messes qu'il a faites, j'en ai remarqué qui avaient pour but d'honorer les douze privilèges de Marie, afin d'obtenir pour les fidèles sa protection lorsqu'ils vont recevoir le sacrement de pénitence. Il en existe une autre en l'honneur du saint Coeur de Marie au profit spirituel des missionnaires et pour la propagation de la foi. Une autre encore a pour but de réclamer la protection du saint Coeur de Marie pour les prêtres du diocèse de Belley.

Il célébrait les fêtes de la Ste Vierge avec beaucoup de solennité; il engageait les fidèles à s'approcher ces jours-là des sacrements. On remarquait que les pèlerins affluaient en ces circonstances en bien plus grand nombre. Il en profitait pour prêcher sur la Ste Vierge, et il le faisait avec beaucoup d'onction; son bonheur était, en public et en particulier, de parler de Marie. Il recommandait beaucoup les neuvaines à la Ste Vierge pour obtenir la conversion des pécheurs.

Il avait aussi une grande dévotion aux saints, qu'il appelait ses protecteurs auprès de Dieu. Aussi attachait-il une grande importance à tout ce qui tenait à leur culte; il les honorait et les faisait honorer, se procurait leurs reliques, qu'il regardait comme le-plus précieux de tous les trésors, aimait à citer les traits les plus beaux, les plus touchants de leur vie et il en tirait d'utiles enseignements.

Parmi les saints, il en est quelques uns qu'il honorait d'un culte spécial, tels que St Joseph, St Jean-Baptiste, St Jean l'Evangéliste, St François d'Assise, St François Régis, etc. et parmi les saintes, Ste Agnès, Ste Catherine de Sienne et surtout Ste Philomène, qui a été sa sainte de prédilection et qu'il n'appelait que sa petite sainte. Il fut le premier en France à lui faire ériger une chapelle et à propager son culte. C'est par son intercession qu'il réclamait la plupart des grâces qu'il demandait au Ciel; c'est à elle qu'il attribuait tous les prodiges qui s'opéraient à Ars. Dans la crainte qu'il ne lui en revint à lui-même quelque honneur, il la priait familièrement d'opérer ses miracles partout ailleurs qu'à Ars. 845 Un jour, après une guérison qui avait fait assez de bruit, il lui échappa de dire: Ste Philomène aurait bien dû ne pas me manquer de parole. J'ai remarqué qu'il avait fait écrire sur son bréviaire les noms des saints qui revenaient le plus fréquemment dans ses instructions et que sans doute il invoquait plus souvent.

La dévotion aux âmes du purgatoire lui était très chère. Il priait beaucoup pour elles et leur consacrait toutes ses souffrances de la nuit et toutes ses actions du Lundi. Sa dévotion aux âmes du purgatoire était non seulement très tendre, mais encore très éclairée. Ayant un jour entendu un prédicateur peindre très vivement la désolation de ces âmes, répéter leurs cris de douleur, les lamentations qu'il les supposait adresser aux vivants, le Curé d'Ars, après le sermon, le reprit doucement en lui disant qu'il s'était écarté de la vérité, que ces âmes connaissaient la justice de Dieu, y étaient soumises et souffraient avec résignation.

 

Quoad Orationem, testis respondit:

Je crois que l'esprit d'oraison a constamment été l'âme de toute la vie intérieure de Mr Vianney. Il a avoué lui-même qu'il perdait rarement le souvenir de la présence de Dieu. S'il a si vivement et si souvent désiré quitter sa paroisse et se retirer dans la solitude, je suis convaincu que c'était pour pouvoir y vaquer avec plus de liberté à l'oraison. Son union habituelle avec Dieu ne se trahissait cependant, ordinairement au moins, par aucun signe particulier. Il était au contraire très simple dans sa piété et évitait toute affectation.

 

Quoad Fortitudinem, testis respondit:.

L'ensemble de la vie de Mr Vianney démontre suffisamment que la force a été l'un des traits les plus saillants de son caractère. Quoiqu'il fût d'une extrême bonté, il savait cependant être ferme lorsque les circonstances l'exigeaient. Il a pratiqué dans une grande perfection les vertus annexes de la Force, la Patience, la confiance en Dieu et la constance. 846 Je ne pense pas que l'exercice de ces vertus ait jamais souffert en lui la moindre altération.

 

Quoad Patientiam, testis respondit:

A l'époque où Mr Vianney était en état de désertion, il fut obligé, pour se dérober à une perquisition des gendarmes, de se cacher dans un tas de foin récemment accumulé sur une étable à boeufs; la chaleur était étouffante, il y souffrait affreusement; jamais de ma vie, disait-il plus tard, je n'ai tant souffert. C'est alors qu'il promit à Dieu de ne jamais se plaindre, quoi qu'il pût lui arriver. Ma conviction profonde est qu'il a parfaitement tenu parole.

Vers la fin de sa vie, il avait contracté de nombreuses et graves infirmités, une hernie, des douleurs d'entrailles très fréquentes, des maux de tête presque continuels, une toux sèche et violente. Elles étaient le résultat de ses mortifications excessives, surtout de celles de son jeune âge, qu'il appelait quelquefois lui-même, en plaisantant, les folies de sa jeunesse. Ses maux de tête étaient si forts qu'il ne pouvait pas même supporter un bonnet pendant la nuit. C'est à cause de cela qu'il avait l'habitude de se faire couper les cheveux très près sur le devant de la tête. Au milieu de toutes ces souffrances, non seulement il ne se plaignait jamais, mais il en riait et en plaisantait gaiement. C'est ainsi qu'au sujet de sa toux, qui le fatiguait constamment, il disait: C'est dommage, cela me fait perdre du temps. Quelquefois, quand il rentrait le soir dans sa cure, il s'affaissait, n'en pouvant plus, était obligé de s'appuyer contre les murs, et si on lui faisait quelques observations en ayant l'air de le plaindre, il s'en tirait par quelque agréable plaisanterie.

Quelque accablé de fatigue qu'il fût par toute une journée de travail, venait-on l'appeler pour un malade, il y allait aussitôt. Je l'ai souvent accompagné.

847      Je l'ai souvent entendu parler de ses insomnies: Un soir qu'il paraissait très souffrant, Mr Toccanier lui dit en ma présence de rester couché le lendemain matin plus tard que de coutume. Il répondit: On me fait un grand mérite de me lever matin, et je n'en ai point; je souffre tellement la nuit que je n'ai pas une demi heure de bon sommeil; je brûle dans mon lit, et lorsque je veux me reposer un peu, je me lève et je m'appuie contre ce meuble; alors je souffre moins.

Ses souffrances au confessionnal étaient extrêmes. Vers les quatre heures du matin, le sommeil le gagnait. Pour y résister, la lutte était terrible, ainsi que lui-même l'a plusieurs fois avoué. C'est une heure qu'il redoutait. Il lui arrivait parfois d'être tellement fatigué qu'il était obligé de sortir quelques instants. Son confessionnal était dans une petite chapelle; pendant l'été, la chaleur y était étouffante, l'air y manquait; on y respirait aussi fréquemment les plus mauvaises odeurs; Mr Vianney, qui était naturellement très délicat, était extrêmement sensible à ces inconvénients; il lui arrivait même parfois de se trouver mal et de s'évanouir. C'est pourquoi les personnes qui le soignaient tenaient du vinaigre à sa disposition et lui-même le demandait et le respirait.

On remarquait que s'il était un jour très abattu, il arrivait facilement que le lendemain il avait repris toutes ses forces. Plus il avait de besogne, plus il montrait de courage. Il parlait de l'époque où il avait eu des contradictions à supporter comme d'un vrai temps de bonheur. Ce qui paraît avoir été, dans ces épreuves, la cause de sa joie, c'est qu'il se flattait que le mal qu'on disait de lui, les accusations dont on le chargeait, finiraient par le faire chasser de sa paroisse et lui donneraient la liberté de se retirer dans la solitude. Je lui ai entendu raconter qu'il avait reçu deux lettres anonymes, dont l'une le comblait de louanges et l'autre l'accablait d'injures. Voyez, disait-il à ce sujet, ce que c'est que les hommes; les uns vous envoient au Ciel et les autres en enfer, il faut faire peu de cas de leurs jugements.

848      Il était d'un caractère naturellement très vif et je crois que si la vertu ne l'eût pas complètement dominé, il se fût facilement emporté. Aussi était-t-il obligé, pour se contenir, de se faire des violences extrêmes. J'ai pu m'en convaincre moi-même par quelques signes presque imperceptibles. En certaines circonstances, lorsque des personnes très impatientantes l'agaçaient, il tordait avec une certaine violence le mouchoir qu'il avait l'habitude de tenir dans sa main, et je voyais au mouvement de ses lèvres quels efforts il faisait pour réprimer l'impatience. Du reste, il fallait être très familier avec lui pour s'en apercevoir; rien ne paraissait sur sa figure. Un jour, comme il sortait de l’église, quelques personnes étaient indignées des importunités sans nombre auxquelles il venait d'être en butte; l'une d'entre elles lui dit: Mr le Curé, vous devriez bien envoyer promener tout ce monde; - à votre place, je me fâcherais tout rouge. - Eh! mon Dieu! répondit-il, il y a trente-six ans que je suis curé à Ars; je ne me suis jamais fâché; je suis trop vieux pour commencer.

Rien n'égalait, comme je l'ai dit plus haut, sa patience au confessionnal. Il lui arrivait cependant parfois de se débarrasser momentanément des importuns par une petite ruse de guerre. Il faisait semblant de se rendre dans un confessionnal; les pénitents s'y précipitaient; il avait même soin quelquefois de faire approcher de la grille les plus bruyants; alors il disparaissait tout d'un coup et allait confesser ailleurs.

 

Quoad Temperantiam, testis respondit:

Mr Vianney a pratiqué la mortification toute sa vie. Vicaire à Ecully, il mena avec Mr Balley une vie très dure et très austère. Lui-même m'a avoué que Mr Balley avait été son maître dans l'exercice de cette vertu. Je sais par ouï-dire que dès son arrivée dans la paroisse d'Ars, il mit tout en oeuvre pour se mortifier de toutes les manières. Il vivait du pain des pauvres, couchait sur des fagots, se contentait pour nourriture de quelques matefaims qu'il faisait lui-même, de quelques pommes de terre. Il ne s'inquiétait ni du boire ni du manger, ni du vêtement; les personnes qui le soignaient devaient pourvoir à tout; encore n'arrivaient-elles à lui faire accepter la moindre chose qu'à force de sollicitations et d'industries.

Je vais dire maintenant ce que j'ai vu moi-même ou entendu de sa bouche.

Il m'a avoué qu'il aimait beaucoup les fruits et cependant je ne l'ai jamais vu en manger. Je tiens de lui que c'était par suite d'une promesse. Deux fois il reçut une corbeille d'abricots; il me les donna en disant: Voilà pour vos enfants. 849 - J'ai beaucoup de plaisir à recevoir, disait-il, quand on lui faisait remarquer qu'il ne gardait rien pour lui; mais j'en ai plus encore à donner.

Il prenait si peu de nourriture qu'il souffrait beaucoup de la faim. Il y a pour moi deux heures terribles dans la journée, disait-il, sept heures du matin et sept heures du soir. Il lui est arrivé plusieurs fois d'être obligé de se lever pendant la nuit pour prendre quelque chose. Il a avoué avoir essayé de ne faire qu'un repas tous les deux jours, mais n'avoir pas pu réussir à s'y habituer. Le plus que j'ai fait, disait-il un jour qu'on le poussait sur ce chapitre, c'est d'avoir passé une semaine avec trois repas. Il me semble lui avoir vu faire les deux carêmes de mil huit cent quarante-neuf et cinquante, et peut-être même encore celui de mil huit cent cinquante et un, avec un seul repas par jour. Dans tout le cours de l'année, il ne prenait rien le soir. Il ne se reprochait pas moins sa gourmandise et son hypocrisie. Tout lui était bon, il trouvait que tout était toujours trop bien pour lui, que l'on prenait pour lui trop de peine. Lorsqu'on lui apportait quelque chose à manger avec son pain, il disait: c'est dommage, le pain est si bon. On peut bien vivre avec une livre de pain par semaine.

Il adoucissait cependant cette sévérité de régime lorsqu'il devait recevoir ses confrères et ses parents. Quand il recevait les premiers, c'est-à-dire ses confrères, il était très honorable. A la dernière conférence qui se tint à Ars avant sa mort, plusieurs des ecclésiastiques qui y avaient assisté m'en parlèrent et me, dirent: Nous avons eu le plus beau dîner du canton. Le soir, Mr Toccanier témoigna à Mr Vianney, qui avait lui-même commandé le repas, la satisfaction de MMrs les Curés. - Tant mieux, dit Mr Vianney, c'est toujours comme cela qu'il faut faire. Quand on reçoit ses confrères, il faut le faire noblement. C'est comme cela qu'agissait Mr Balley. Lorsque nous n'étions que nous deux, nous vivions de ce qu'il y avait, tout était bon; mais si quelqu'un venait, il était sûr d'être bien traité. Ah! Mr Balley, il avait tant de bonté...

Dans d'autres circonstances au contraire, Mr Vianney ajoutait à ses mortifications ordinaires, s'il s'agissait d'obtenir quelques grâces spéciales. J'ai remarqué qu'il agissait ainsi lorsqu'il devait recevoir la visite de son évêque. 850 Son intention était d'obtenir de Dieu qu'il disposât le prélat à lui accorder la permission de se retirer dans la solitude.

Pendant les cinq dernières années de sa vie, il apporta quelques adoucissements à ses austérités. Ce fut sur l'ordre de ses supérieurs; il obéit avec simplicité. Il permit dès lors qu'on lui servît un plat de légumes à son repas, quelquefois même un peu de viande, mais jamais deux jours de suite. Il prit aussi quelques gouttes de vin.

J'ai vu longtemps dans sa chambre une discipline pendue contre le mur, derrière le rideau, à la tête de son lit. Elle était composée de deux chaînes de fil de fer de moyenne grosseur, longues d'à peu près vingt ou vingt-cinq centimètres chacune, attachées au bout d'une ficelle de chanvre, noircie par un long usage; les chaînes au contraire étaient brillantes. J'ai vu vers mil huit cent cinquante, dans un tiroir d'armoire de la chambre de Mr Vianney, une ceinture faite de mailles de fil de fer mince, large de quatre ou cinq centimètres, hérissée d'un côté de pointes aiguës de deux millimètres. J'ai vu aussi des débris de son cilice, qui était en crin, et en laine. Il y avait à la tête de son lit, une planche qui était cachée et que le frottement avait rendue lisse. Je n'ai pu qu'en soupçonner l'usage. Je crois que Mr Vianney couchait dessus.

Il avait l'art de si bien arranger la paillasse de son lit, où il y avait quelques feuilles de maïs, qu'il trouvait le moyen de coucher à peu près sur les planches.

Au confessionnal, il n'acceptait ni coussin pour s'asseoir, ni bouillotte pour se tenir les pieds au chaud. La porte de sa chambre fermait mal et donnait passage à l'air; on l'avait fait doubler d'une autre fermant mieux; il l'enleva lui-même.

 

 

853      Session 93 - 9 Septembre 1863 à 8h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ma conviction profonde est que Mr Vianney a constamment pratiqué la pauvreté dans sa plus haute perfection, qu'il ne faisait aucun cas des richesses, ni d'aucun bien de ce monde. S'il aimait à recevoir de l'argent, c'était uniquement pour le consacrer en bonnes oeuvres. Il en a reçu en effet beaucoup, surtout dans les dernières années de sa vie; 854 mais il l'a presque entièrement employé en aumônes, en fondations de missions, en fondations de messes, en achat d'ornements, de vases sacrés pour son église, ou pour d'autres, etc. Il faisait volontiers appel à la générosité des fidèles, toutefois sans importunité.

Il déplorait beaucoup le matérialisme de notre temps, et dans ses instructions, il revenait souvent sur ce sujet: les hommes, disait-il, ressemblent à des taupes, qui creusent la terre et qui s'élèvent rarement jusqu'à la lumière du jour.

Je puis dire qu'il a vécu toute sa vie d'aumônes; car on était obligé de pourvoir à tous ses besoins et de tout lui fournir, nourriture, vêtements, bois de chauffage, etc.; pour lui, il ne s'en inquiétait en aucune façon. Rien n'égalait la pauvreté de sa chambre et de son ameublement. Ce dernier fait est de notoriété publique, je n'entre pas dans les détails. Sa chambre était même dans un état de délabrement plus complet qu'elle n'est aujourd'hui. Elle était en partie décarrelée, et il s'est refusé à toute réparation.

Son mobilier ne lui appartenait pas; il l'avait vendu pour les pauvres et il ne le tenait plus que d'emprunt. Après que son lit eût brûlé, je lui ai entendu dire en riant: Grâce à Dieu, je suis maintenant le plus pauvre de la paroisse; chacun y a au moins son lit, et moi je n'en ai point. Et il ne s'inquiéta en aucune manière pour s'en procurer un autre. Des personnes charitables se hâtèrent de lui en offrir plusieurs; il choisit pour le lit et l'ameublement tout ce qu'il y avait de plus pauvre.

Il ne pratiquait pas moins la pauvreté dans la manière de se vêtir. Pendant les premières années de son ministère à Ars, il portait ses soutanes jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement usées; il les raccommodait lui-même; j'en ai encore vu qui étaient dans cet état. Plus tard, son vêtement était un peu mieux, quoique toujours simple et pauvre, parce qu'on avait soin de le changer, et qu'il arrivait même fréquemment que par un sentiment de vénération, on lui enlevait quelques uns de ses habillements. Lui arrivait-il d'avoir plusieurs soutanes, il se hâtait de se réduire au strict nécessaire. C'est ainsi que moi-même j'en ai reçu trois.

Son traitement de curé était presque toujours engagé d'avance pour de bonnes oeuvres. Afin de trouver de l'argent, disait-il, il faut savoir tout donner. - Il lui est arrivé une fois de jeter au feu par mégarde six cents francs en billets de banque. Je lui ai entendu dire immédiatement après: "Je viens de faire des cendres un peu chères; mais il y a moins de mal qu'à un péché véniel. Le bon Dieu du reste peut bien les remplacer." C'est ce qui arriva le jour même.

Deux jours avant sa mort, je me trouvais seul avec lui dans sa chambre. Il me dit: Il me reste trente-six francs; priez Catherine Lassagne de les prendre et de les donner au médecin qui m'a soigné; c'est tout ce qui me reste. Je crois que c'est à peu près ce qui lui revient; et qu'elle lui dise ensuite de ne plus revenir me voir, parce que je ne pourrais pas le payer.

 

Quoad Humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis respondit:

L'un des traits les plus caractéristiques de la vie de Mr Vianney, c'est son humilité accompagnée de la plus grande simplicité et de la plus exquise modestie. En lui, rien d'affecté; rien qui annonçât le moindre retour sur lui-même. Tout était simple, naturel; il s'oubliait totalement; le moi était entièrement mort.

Je ferai ici deux remarques importantes. La première, c'est que lorsque nous voulions savoir quelque chose qui le concernait et qui était à son éloge, il fallait user d'industrie et l'amener insensiblement et sans qu'il s'en aperçût, à parler; aussitôt qu'il remarquait où nous en voulions venir, il s'arrêtait subitement en disant, si nous voulions continuer: C'est assez; j'en ai déjà trop dit; la seconde, c'est qu'il lui arrivait assez souvent à lui-même de raconter ce qui pouvait avoir trait à quelque point de sa vie; mais c'était dans la familiarité de la conversation et par suite de la simplicité et de l'abandon de son caractère. 856 Il était manifeste alors qu'il n'y avait aucun retour sur lui-même, qu'aucun principe d'amour propre n'était en jeu et qu'il parlait même des choses qui pouvaient lui être favorables, absolument comme si elles avaient concerné une personne étrangère. J'ajoute qu'il y avait chez lui un grand besoin de communication et qu'à la suite de ses longues séances au confessionnal, il se laissait aller facilement, le soir surtout, à des épanchements de coeur avec les missionnaires ou les autres personnes qui vivaient familièrement avec lui.

Aussi personne n'a-t-il été plus éloigné que lui de ce qu'il avait coutume d'appeler humilité à crochet. S'il parlait de son ignorance, de son indignité, de ses misères, c'était naturellement et sans y mettre jamais aucune affectation.

Au milieu de la vénération publique dont il était l'objet, je l'ai toujours vu complètement insensible. J'en étais étonné. Quelqu'un lui dit un jour en ma présence que tous ces témoignages devaient être de nature à lui inspirer quelque vanité: Eh! mon ami, répondit-il, s'il y a des coups d'encensoir, il y a bien aussi des coups de pied; je connais ma profonde misère; comment voulez-vous que je sois tenté d'orgueil? Si seulement je n'étais pas tenté de désespoir!... - Il avait en effet, ainsi que je l'ai dit déjà, demandé à Dieu de se connaître lui-même et cette vue l'avait tellement abattu qu'il avait prié le Seigneur d'en affaiblir le sentiment. Dans d'autres circonstances, je lui ai entendu dire: Si le bon Dieu avait trouvé un prêtre plus ignorant et plus indigne que moi, il l'aurait mis à ma place, afin de mieux faire voir la grandeur de ses miséricordes pour les pauvres pécheurs.

Si on lui faisait des compliments, il n'avait pas l'air de s’en offenser. Il était facile de voir cependant que ce genre de conversation ne lui plaisait pas, car il passait adroitement à un autre sujet. Quelquefois cependant il manifestait assez vivement sa répugnance. Nous allions chaque année avec nos élèves, la veille de St Jean Baptiste, lui souhaiter sa fête, et lui demander sa bénédiction. Lorsque nous nous y rendîmes pour la première fois, un élève devait lui débiter un compliment. 857 Lorsqu'il vit l'enfant s'approcher de lui un papier à la main, il comprit de quoi il s'agissait; il se précipita sur lui et lui arracha le papier des mains en disant: Va-t-en réciter un Ave Maria pour moi, ça vaudra mieux. – Le même jour, un fait du même genre arriva chez les soeurs.

Lorsqu'on commença à exposer et à vendre son portrait à Ars, j'ignore s'il en fut vivement affecté; mais pendant tout le temps que je l'ai vu, j'ai toujours remarqué qu'il en riait et en plaisantait de mille manières, quelquefois très amusantes. Un jour il me demandait, en tenant à la main son portrait, qu'il appelait son carnaval: Est-ce que j'ai bien l'air aussi niais que ça? - Il s'en consolait cependant parfois en pensant que la vue de ses traits pourrait contribuer à rappeler à quelques pèlerins les bons conseils qu'il leur avait donnés. On avait moulé une fois une petite statuette qui le représentait en pied. Cette statuette était exposée dans une boutique et se vendait dix-huit francs. Elle resta longtemps sans être vendue. Le bon curé, qui l'avait vue plusieurs fois en passant, finit un jour par demander à la marchande: Combien vendez-vous cela? - Dix-huit francs, Mr le Curé. - Je ne suis pas étonné alors que vous ne puissiez pas vous en débarrasser; tant que vous vendrez le Curé d'Ars plus de deux sous, vous n'en tirerez rien; c'est déjà bien trop.

Un statuaire distingué, Mr Cabuchet, avait entrepris de mouler aussi exactement que possible les traits du Curé d'Ars. Personne n'ayant jamais pu obtenir de le faire poser, il avait été réduit à le suivre et à l’observer à l'église ou ailleurs, pendant ses catéchismes, ses instructions, etc. Mr Vianney s'en aperçut et lui fit des observations sévères. L'artiste n'en continua pas moins. Un jour, pendant son catéchisme, Mr Vianney le remarqua modelant avec ses doigts une statuette de cire. Le Curé s'interrompit brusquement et l'apostrophant avec vivacité, il lui dit: Restez tranquille, Monsieur, vous distrayez tout le monde et vous me troublez moi-même. 858 - Quelques temps après, s'étant trouvé seul avec Mr Cabuchet, il lui défendit de continuer son travail et lui ordonna de le briser; il ajouta même: Vous me faites de la peine. - L'artiste déconcerté se disposait à obéir; Mr Toccanier et moi, nous l'en dissuadâmes. La statuette achevée, il nous la remit. Nous la portâmes dans la maison des missionnaires et la plaçâmes sur la fenêtre de la salle à manger. Mr Cabuchet était avec nous, tout tremblant, en attendant l'arrivée du curé. Celui-ci vint, comme il avait coutume de faire après son repas. Mr Toccanier le prit par la main en lui disant: Mr le Curé, venez voir, je veux vous montrer quelque chose; et il lui fit voir la statue. L'ayant regardée, Mr Vianney dit: Oh! c'est le Curé d'Ars, et il ajouta d'un ton sévère: Qui a fait cela? - Mr Cabuchet se jeta à ses pieds en lui demandant pardon. Mr Vianney le gronda sévèrement de sa désobéissance; il parut même hésiter un instant à lui accorder sa grâce; sur nos vives instances il s'y résigna; mais il exigea de Mr Cabuchet la promesse de ne pas livrer ce buste au public avant sa mort.

Mr le Curé d'Ars refusa constamment de signer ses portraits. Un Monsieur de Lyon avait fait sa biographie. On la présenta un jour au Curé d'Ars pour qu'il y mît sa signature; il répondit: Jetez cela au feu, c'est un mauvais livre.

Le Serviteur de Dieu avait une telle estime de l'humilité, qu'il en parlait constamment, surtout dans ses instructions. Il me disait fréquemment au sujet de notre Pensionnat: Restez dans la simplicité; plus vous resterez dans la simplicité, plus vous ferez de bien.

Il avait la plus grande estime et il éprouvait une véritable reconnaissance pour tous ceux qui l'humiliaient. Eux seuls le connaissaient bien, disait-il. - Un prêtre du voisinage lui écrivit un jour une lettre dans laquelle on lui reprochait son ignorance. Mr Vianney répondit par la lettre la plus aimable et la plus affectueuse; 859 il lui exposait les raisons qu'il avait de l'aimer, puisque lui seul l'avait bien connu et qu'il avait eu la charité de l'avertir et de s'intéresser au salut de son âme. Il le conjurait à la fin de se joindre à lui pour obtenir de son Évêque la permission de quitter sa paroisse et de se retirer dans la solitude pour y pleurer sa pauvre vie. Je tiens ce fait de Mr Vianney lui-même. L'ecclésiastique fut tellement touché qu'il vint aussitôt lui faire ses excuses et que chaque année dans la suite il amena ses enfants de la première communion à Ars pour les faire bénir par Mr le Curé.

A l'époque où il fut en butte à toutes sortes de persécutions, il s'attendait à tout instant à être chassé ignominieusement. Je lui demandais un jour si ces persécutions lui faisaient de la peine: Non, répondit-il, c'était au contraire le bon temps de ma vie.

Il lui est arrivé assez souvent de recevoir des personnes de distinction; il les accueillait avec respect mais avec simplicité et je n'ai jamais remarqué qu'il parût flatté de l'honneur de ces visites. Un jour qu'il avait reçu Mr le Préfet de l'Ain et Mr le Général commandant le département, Mr des Garets félicitait Mr le Curé d'Ars: Ce sont des corps et des âmes, se contenta-t-il de répondre.

Lorsque Mgr Chalandon lui donna le camail, il en fut très attristé. J'aurais mieux aimé, m'a-t-il dit, qu'il m'eût donné des coups de bâton et surtout qu'il m'eût accordé mon changement. - Après que son Évêque l'eût revêtu, à la porte de l'église, des insignes de chanoine, il éprouva un embarras extrême. Au lieu de Soumettre à sa place ordinaire, il se retira dans l'embrasure de la porte de la sacristie, tout honteux comme s'il eût voulu se cacher. Je lui dis: Mr le Curé, sortez donc de là, vous êtes au courant d'air. - Je suis bien là, laissez-moi, reprit-il. Je lui fis observer un jour qu'il était le dernier chanoine nommé. 860 Je crois bien, me répondit-il, Mgr s'est trompé une fois, il ne veut pas y revenir. Jamais, malgré les plus pressantes sollicitations, il n'a voulu porter le camail, même en présence de l’Evêque.

Il éprouva la même humiliation lorsqu'on lui donna la croix d'honneur. C'est bien la première fois, dit-il, que l'on décore un déserteur. - Il ne porta jamais cette croix et il la donna à Mr Toccanier.

 

Quoad Castitatem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu m'a raconté plusieurs fois que dans le commencement de son séjour à Ars, on avait affiché à sa porte des placards infâmes, et il ajoutait que de toutes les calomnies dont il avait été l'objet, c'était la seule qui lui eût fait de la peine. Les personnes qui l'avaient calomnié sur ce point ayant reconnu plus tard leur erreur, ont été du nombre de celles qui lui ont témoigné le plus de vénération. Pour mon compte, je n'ai jamais rien entendu dire, et je suis convaincu qu'il a pratiqué la Chasteté de la manière la plus parfaite.

 

Interrogatus demum an aliquid sciret quod aliquo modo sit contrarium virtutibus supradictis, testis respondit:

Je ne connais absolument rien qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles je viens de déposer.

 

Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ma conviction profonde est que le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus au degré héroïque. J'entends par degré héroïque non seulement le degré dans lequel les bons et même les très bons chrétiens pratiquent la vertu, mais un degré supérieur. Ma raison pour croire que le Curé d'Ars a pratiqué la vertu dans un degré héroïque, c'est qu'il l'a pratiquée constamment, sans interruption, jusqu'à sa mort, et qu'il l'a pratiquée avec des sacrifices continuellement au-dessus des forces communes de la nature. Ma déposition, du reste, contient des preuves plus que suffisantes de cette allégation.

 

 

863      Session 94 - 9 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ma conviction est que le Serviteur de Dieu avait reçu plusieurs dons extraordinaires.

1° Il avait très certainement le don des larmes; on le voyait pleurer très souvent, comme je l'ai déjà indiqué, lorsqu'il-parlait de l'amour de Dieu, de la Ste Eucharistie, etc. ou lorsqu'il disait la messe.

864      2° D'après l'opinion publique, le Curé d'Ars lisait souvent au fond des coeurs et annonçait des choses qu'il ne pouvait pas connaître naturellement. J'ai entendu citer un grand nombre de faits. Je puis attester les suivants:

Le fondateur de notre Société m'a raconté qu'il vint à Ars recommander aux prières de Mr Vianney sa Congrégation naissante. Le Curé d'Ars, en le voyant entrer, le salua par son nom et lui demanda où il en était par rapport à son oeuvre. Notre Supérieur n'en revenait pas: Mais comment me connaissez-vous, Mr le Curé, c'est la première fois que j'ai l'honneur de vous voir. - Oh! reprit celui-ci, les amis du bon Dieu se reconnaissent partout.

J'introduisis un jour auprès de Mr Vianney un notaire accompagné de ses deux filles. La plus âgée de celles-ci voulait se faire religieuse. Elle avait une soeur aînée qui l'était déjà; le père redoutait ce second sacrifice; il venait cependant consulter le Curé d'Ars, résolu à faire ce qu'il lui conseillerait. Le père exposa l'objet de sa visite, mais sans faire connaître celle de ses filles qui avait l'intention d'embrasser la vie religieuse. Mr Vianney se recueillit un instant, et sans hésiter, s'adressant à la plus âgée des deux soeurs: Vous, vous vous ferez religieuse, et vous (à la seconde), vous vous marierez et vous soutiendrez votre père. - Et le père s'étant mis à pleurer: Vous, lui dit-il, vous porterez votre croix, et si vous la portez courageusement, elle vous portera au Ciel.

Un pèlerin de la Bourgogne que je connais particulièrement, m'a raconté qu'il avait dit à Mr le Curé d'Ars: Je manque souvent les Vêpres le Dimanche, parce que ma maison est éloignée de l'église. - Un quart d'heure n'est pourtant pas bien loin, reprit Mr Vianney, qui ne pouvait pas connaître la distance. Ce pèlerin avait avec lui sa fille, qui était impatiente de finir sa confession. 865 Vous devez passer quinze jours ici, lui dit Mr Vianney, vous n'êtes donc pas aussi pressée que vous voulez bien le dire. - Il était tombé juste pour les deux faits.

Un homme de Rive-de-Gier ayant demandé au Curé d'Ars s'il devait vendre une propriété dont on lui offrait un prix très modique, celui-ci répondit sans hésiter: Ne vendez pas. Quelque temps après, on découvrit dans ce terrain un riche filon de houille, qui assura au propriétaire un revenu considérable.

Un inspecteur des mines de la Loire demanda à Mr Vianney s'il devait abandonner la place qu'il occupait et qui consistait dans l’inspection de cinq puits, pour en accepter un autre, qui lui donnerait les mêmes appointements et où il n'aurait cependant qu'un seul puits à surveiller. Mr le Curé lui dit de refuser. Quelques jours après, l'eau envahit ce dernier puits et causa la mort de plusieurs personnes. Je tiens ces détails de l'inspecteur lui-même.

Quatre ecclésiastiques du canton de Thoissey vinrent un jour à Ars. Deux de ces messieurs avaient des préventions contre Mr Vianney. Une instruction sur l'amour de Dieu à laquelle ils assistèrent, commença à les ébranler. Mais ce fut bien autre chose lorsque, dans une entrevue avec Mr le Curé à la sacristie, l'un de ces messieurs recommandant une association de jeunes personnes qu'il formait dans sa paroisse, Mr Vianney lui dit sans lui laisser le temps d'achever: "Et pour laquelle vous avez beaucoup d'embarras. Mais prenez courage, vous réussirez." L'autre ecclésiastique recommanda aux prières de Mr le Curé la même association qu'il formait aussi dans sa paroisse. Toujours sans laisser achever, Mr Vianney répondit: "Vous n'en avez pas besoin, tout va bien." Il avait dit juste pour l'un et pour l'autre. L'un de ces messieurs vint dans notre maison après l'entrevue, et me prenant par la main il me dit d'un ton très ému: Mon frère, vénérez bien votre curé, c'est un saint.

Une femme de l'Auvergne avait tenté inutilement, après avoir déjà passé la nuit sous le clocher, de parler à Mr Vianney. 866 C'était un dimanche. A la fin du jour, voyant que toutes ses démarches avaient été infructueuses, elle alla se mettre dans un confessionnal où Mr le Curé ne devait pas revenir de la journée, et elle fit cette prière: Mon Dieu, si vous voulez que je me confesse, faites-le venir. Or, Mr Vianney, au moment où il allait monter en chaire, sans avoir été prévenu par personne, se détourna pour entendre sa confession. Il fit ensuite son instruction comme d'habitude.

Lorsque nous faisions à Mr Vianney quelques observations sur ces faits et d'autres semblables, et que nous lui demandions comment il avait pu les connaître, il répondait: Je ne sais pas, c'est une idée qui m'est venue par la tête; je suis un prophète d'almanach.

Le Serviteur de Dieu m'a dit à moi-même, au sujet de l'un de mes frères, militaire dans l'armée sarde, plusieurs choses qui m'ont singulièrement étonné, qui se sont vérifiées, mais qui ne me paraissent pas cependant avoir un caractère assez surnaturel pour que je croie devoir entrer dans le détail.

 

3° Mr Vianney a opéré un certain nombre de guérisons extraordinaires pendant sa vie. On en a cité beaucoup; je puis attester les suivantes:

Un jeune homme presque paralysé de ses jambes à la suite d'une chute de cheval, vint à Ars; il fut porté sur les bras par un de mes confrères, depuis l'hôtel Pertinand jusqu'à la sacristie. Après son entrevue d'une dizaine de minutes avec Mr le Curé, il sortit seul, s'aidant péniblement d'un bâton. Le lendemain vers une heure, il vint dans notre maison. Il monta seul avec le secours de son bâton un escalier qui conduit au premier étage. Sa soeur, qui l'accompagnait, en était stupéfaite. Il y a deux ans, disait-elle, qu'il n'en a pas fait autant. - Ce jeune homme me raconta que dans l'entrevue de la veille, Mr Vianney lui avait dit: Ayez bon courage, mon ami, vous quitterez votre bâton; 867 mais commençons par guérir l'âme. - Il alla de mieux en mieux, fit sa confession, communia et partit d'Ars parfaitement guéri.

Une femme avait besoin de béquilles pour pouvoir marcher. Elle avait déjà fait plusieurs neuvaines, sans que son état se fût amélioré. Avant d'en faire une nouvelle, elle voulut savoir ce qu'en pensait Mr Vianney: Faites bien votre neuvaine à Ste Philomène, lui dit celui-ci; je crois que cette fois vous allez laisser vos béquilles a Ste Philomène. En effet, le jour où elle termina sa neuvaine, elle se servit de ses béquilles pour aller à la sainte Table, mais là, après avoir communié, elle les quitta et retourna à sa place, marchant comme les autres. C'était Mr Vianney qui donnait la communion. Il y avait alors à Ars quatorze ou quinze de nos frères et un grand nombre d'étrangers. Beaucoup de personnes furent-témoins de ce fait. Il fut remarqué particulièrement par les deux frères qui servaient la messe de Mr Vianney et qui s'empressèrent de me le rapporter. J'ai vu moi-même, le même jour, un prêtre dire la messe en action de grâces pour cette guérison.

Une femme de Pommiers, près Villefranche, était sujette à des crises si étranges, qu'on ne l'appelait plus que la possédée. Elle vint à Ars se recommander aux prières de Mr le Curé. Je la vis presque à son arrivée, et je fus témoin d'une ou deux crises. C'était des grimaces, des contorsions horribles, des cris effrayants. Après une visite ou deux à Mr Vianney, elle fut parfaitement guérie. Son mari fut si touché de cette guérison qu'il vint à Ars quelques jours après et fit une bonne confession; il avait oublié ses devoirs religieux depuis plusieurs années. La guérison a persévéré.

Un Monsieur atteint d'une affection cancéreuse très grave depuis six années, fut amené à Ars par une de ses parentes. Mr le Curé lui dit en l'abordant: Mon ami, guérissons vite l'âme, vous irez ensuite à Lyon vous faire opérer. Ste Philomène bénira l'opération, tout ira pour le mieux; vous guérirez certainement. - 868 L'opération, que le malade redoutait tant et qu'il aurait voulu éviter, se fit sans peine et quelques jours après, la guérison était complète. J'ai vu ce Monsieur à l'hôpital de Lyon le lendemain de l'opération; il était très calme. Une des soeurs qui le soignait m'en parla avec étonnement; lui-même me dit que le chirurgien lui avait exprimé sa surprise par ces paroles: Je ne comprends pas comment vous êtes bâti; cent autres, à votre place, auraient une fièvre de cheval. - Le malade, pour toute réponse, lui avait montré une médaille qu'avant son départ pour Lyon Mr Vianney lui avait remise.

J'ai été témoin de la guérison d'un jeune homme de Cébasas (Puy de Dôme) nommé Charles Blasy. Ce jeune homme, privé de l'usage de ses jambes depuis plus de trois ans, se fit apporter à Ars en mil huit cent cinquante-huit, au commencement du mois d'Août. Il fit une neuvaine à Ste Philomène, comme Mr Vianney le lui conseilla. Le soir de l'Assomption, appuyé sur ses béquilles, il se rendit à la sacristie, où se trouvait Mr le Curé, et lui dit: Est-ce cette fois que je dois porter mes béquilles à Ste Philomène? - Oui, mon ami, lui répondit-il. - A l'instant, le jeune homme sortit et levant ses béquilles en l'air, traversa ainsi l'église à la vue d'une grande foule et les porta à la chapelle de Ste Philomène. Il ne s'en est plus servi depuis. Ce fait s'est passé sous mes yeux.

Un soir, Mr Vianney nous montra une lettre venant de Belgique et renfermant un billet de cent francs. Voici ce qu'il nous dit en riant: Savez-vous qu'on me fait faire des miracles sans que je le sache? Tenez, voici un monsieur de Belgique, qui avait ses deux enfants bien malades; il les a recommandés à mes prières; puis ils ont été guéris tout de suite. Il m'envoie ce billet pour me remercier; mais je n'y ai rien fait. Ce que c'est que d'avoir la foi! - On a su depuis que ce monsieur était un médecin et que ses deux enfants, atteints de la petite vérole, étaient à l'extrémité.

869 Un jour, j'entendis raconter que le Curé d'Ars venait de guérir par un simple attouchement une loupe qu'un enfant avait au-dessous de l'oeil. J'allais le soir passer quelques Instants à la cure; Mr Vianney nous dit en riant: Il m'est arrivé aujourd'hui une drôle de farce. Puis prenant un air plus sérieux, il ajouta: Le bon Dieu fait bien encore des miracles. Une dame m'a présenté son enfant; il avait un gros mal là (il montrait la place où était la loupe); elle m'a prié de le toucher; je l'ai fait et ça a tout fondu.

 

4° J’ai dit précédemment que Mr Vianney était dans l'habitude de prier pour la conversion des pécheurs. Un jour qu'il se livrait à ce pieux exercice, Dieu lui fit comprendre combien cela lui était agréable; car un soir que j'étais chez lui, il dit: Le bon Dieu m'a fait voir combien il aime que je prie pour les pauvres pécheurs. Un soir, je lisais un papier; ma discipline s'est mise à marcher sur ma table comme un serpent; je l'ai ramenée à l'autre bout, elle s'est remise à marcher comme la première fois. Et comme on le questionnait pour savoir ce que contenait ce papier, il répondit: Je vous en ai déjà trop dit.

Il m'a avoué qu'il y avait eu au grenier de la cure une multiplication considérable de blé; il s'étonnait même que la poutre qui se trouvait au-dessous de l'appartement n'eût pas été brisée sous le poids. Cette poutre en effet était en mauvais état. Il a eu soin de me dire qu'auparavant il n'y avait presque point de blé dans le grenier.

 

5° Mr Vianney avait reçu de Dieu un don particulier pour la conversion des pécheurs; il est impossible de dire le nombre considérable d'entre eux qu'il a ramenés à Dieu. Un prêtre disait un jour à Ars: Tous ceux de mes paroissiens qui viennent ici sont convertis et deviennent des modèles. 870 Je voudrais pouvoir y amener toute ma paroisse. - Un autre prêtre disait en parlant de ses paroissiens: J'ai dans ma paroisse dix convertis du Curé d'Ars.- Un autre disait encore: Ma paroisse fait exception au milieu de celles qui l'entourent, depuis que je suis venu la recommander aux prières du Curé d'Ars.

Ces miracles de conversion, il les opérait souvent d'un mot, d'un regard, d’autres fois en versant des larmes abondantes.

Un Monsieur nommé Morin, venu à Ars par complaisance pour sa femme, consentit, à sa sollicitation, à voir Mr le Curé, se présenta à lui à la sacristie, et, après un instant de conversation, il se disposait à sortir lorsque Mr Vianney, le retenant, lui dit: Vous partez, mon ami, mais vous avez encore quelque chose à me dire. - Rien, Mr le Curé, j'étais venu pour vous présenter mon respect. - Mettez-vous là, reprit le Curé, en montrant son confessionnal. - Je ne suis pas venu pour me confesser; je n'y ai pas songé. - Le Curé insista vivement; Mr Morin se mit à genoux et commença sa confession. Le lendemain, nouvelle séance; mais au bout de quelques minutes il se leva brusquement, quitta la sacristie et déclara à sa femme qu'il voulait absolument partir. Celle-ci ne le retint qu'à grand peine. Le lendemain, il consentit à entendre la messe du Curé d'Ars; il ne l'eut pas plutôt vu à l'autel que son coeur fut changé. Spontanément il retourna à la sacristie et reprit sa confession. Sa conversion fut complète. Il édifia pendant plusieurs jours à Ars par son recueillement et sa piété. Je tiens tous ces détails de Mr Morin lui-même. Il m'a avoué que le motif qui l'avait fait abandonner si brusquement le confessionnal, c'est qu'il appartenait à une société secrète et qu'il ne voulait pas se rendre aux justes exigences de Mr le Curé. La conversion a persévéré; Mr Morin a fait ériger par reconnaissance un oratoire dans sa maison; 871 j'y ai prié moi-même. Le père du converti était au comble de la joie du changement survenu en son fils. Celui-ci est mort après deux ans d'une pénitence si rigoureuse que son directeur était obligé de le modérer. Dieu l'avait aussi visité par des souffrances très grandes, qu'il supporta avec une patience exemplaire. Je tiens ces derniers détails du directeur lui-même.

En mil huit cent cinquante-six, j'ai été témoin de la conversion d'un vieillard octogénaire impie, blasphémateur, ennemi acharné des prêtres. Comme il était impossible de l'amener à l'église, vu surtout qu'étant aveugle il avait été amené à Ars par surprise, et qu'informé de cette ruse pieuse il était entré en fureur, Mr. Vianney, prévenu à. temps, alla le voir à l'hôtel, le visita plusieurs fois, sans pouvoir le calmer; mais à la fin il se jeta à ses pieds en pleurant et en lui disant: Sauvez votre âme, sauvez votre pauvre âme; et il lui serrait les mains avec la plus tendre affection. Le vieillard se mit à son tour à pleurer; puis il récita l'Ave Maria, qu'il n'a presque plus cessé de dire jusqu'à l'heure de son départ. Mr le Curé le confessa plusieurs fois et mit le sceau à sa conversion par une communion fervente. La famille du converti a donné par reconnaissance à la chapelle de notre établissement une statue de la Ste Vierge. J'ai revu plusieurs fois ce vieillard, qui est mort saintement, il y a deux ans et demi environ.

En mil huit cent cinquante-cinq, j'ai vu à Ars un jeune, homme du département de l'Hérault, nommé Sylvain Louis François Dutheil. Soldat à seize ans, il avait contracté, par suite de ses excès, une maladie de poitrine qui l'avait forcé de rentrer dans sa famille. 872 Passant un jour dans une rue de Montpellier, il aperçut le portrait du Curé d'Ars et s'en moqua. Sa soeur l'en reprit en lui disant que s'il avait confiance en ce saint homme, il pourrait peut-être obtenir sa guérison. Nouvelles moqueries de la part du jeune militaire. Mais pendant la nuit, le Curé d'Ars lui apparut en-songe, tenant à la main une pomme plus qu'à moitié pourrie, mais conservant encore quelques parties saines. Frappé de ce rêve, le jeune homme demanda à voir le Curé d'Ars. Sa mère l'amena. Mr Vianney allait chaque jour le visiter à l'hôtel où il était logé et s'entretenait avec lui. Le samedi matin, il fit sa communion à l'église. A la sacristie, il s'écriait: Que je suis heureux! Je n'ai jamais de ma vie éprouvé un pareil bonheur. Reconduit à l'hôtel, il se jeta dans les bras de sa mère et lui dit en pleurant: La joie de cette communion me fait oublier toutes mes souffrances; je ne veux plus quitter ce saint homme, je veux mourir ici. Il mourut en effet la nuit suivante. Je tiens ces détails du jeune homme lui-même et j'ai été témoin oculaire.

 

 

875      Session 95-10 Septembre 1863 à 8h du matin

 

Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai entre les mains aucun écrit du Serviteur de Dieu, et je ne connais qu'un sermon, qui est entre les mains de Catherine Lassagne, et qu'une lettre, que Mr Ballet, missionnaire des Chartreux à Lyon, m'a dit conserver religieusement.

 

876      Juxta vigesimum secundum Interrogaiorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu est mort à Ars à deux heures du matin le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf. Depuis quelque temps, Mr Vianney s'affaiblissait à vue d'oeil. Les grandes chaleurs de Juillet l'éprouvèrent cruellement. Une toux aiguë, dont il souffrait depuis longtemps, devenait chaque jour plus pénible et plus continue. Le vendredi, vingt-neuf Juillet, après une journée écrasante, il rentra chez lui, n'en pouvant plus. Lorsque, le lendemain matin, à une heure, il se fut levé comme d'habitude pour aller à l'église, il s'aperçut en descendant l'escalier que les forces lui manquaient. Il appela; on arriva aussitôt. Vous êtes fatigué, Mr le Curé? - Oui, répondit-il, je crois que c'est ma pauvre fin. - Nous allons chercher le médecin. - C'est inutile, il n'y pourra rien faire. Il est impossible de peindre la douleur et la consternation qui régnèrent dans la paroisse et parmi les pèlerins, lorsque l'on ne vit plus le-bon Curé paraître à l'église selon ses habitudes. Plusieurs paroles qu'il avait dites ne firent que trop craindre que réellement il avait fourni sa carrière. Quand au milieu de Juillet, on lui présenta son mandat de Curé, il le remit à son vicaire en disant: Ce sera pour payer mon enterrement. On lui avait donné pour la procession du St Sacrement un magnifique ruban pour soutenir l'ostensoir: Je ne m'en servirai qu'une fois, avait-il dit en l'acceptant. Au mois de mai de la même année, une personne dit à Mr Vianney en le quittant: Je reviendrai vous voir au mois d'Août. - Si vous ne venez qu'au mois d'Août, reprit le Curé, vous viendrez à mon enterrement.

Malgré ses souffrances, augmentées encore par une chaleur excessive, Mr Vianney fut constamment d'une douceur, d'un calme, d'une résignation et d'une patience admirables. Il acceptait tout ce qu'on lui présentait; il ne refusa que le matelas qu'on voulait lui donner. 877 Les craintes si vives de la mort qu'il avait manifestées dans d'autres circonstances, disparurent complètement dans cette dernière maladie.

Le mardi soir, il demanda à recevoir les derniers sacrements; toute la paroisse, les étrangers en grand nombre se pressèrent autour du presbytère pendant cette cérémonie, à laquelle assistèrent des prêtres venus de fort loin. J'ai déjà dit qu'il pleura en entendant sonner la cloche qui lui annonçait la visite du divin Maître. Le lendemain, le bon Curé eut la consolation de recevoir une dernière visite et une dernière bénédiction de son Évêque, accouru en toute hâte. La nuit qui suivit cette touchante entrevue, à 2 heures du matin, le Serviteur de Dieu rendit le dernier soupir, sans violence et sans agonie.

 

Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le corps de Mr Vianney fut descendu dans un appartement, au rez-de-chaussée, converti en chapelle funéraire. On accourut de toutes parts pour contempler les restes vénérés du Curé d'Ars. Pendant les deux jours que le corps resta exposé, l'appartement où il était ne désemplit pas. Deux frères de la Ste Famille se tenaient auprès du lit de parade, protégé par une forte barrière, et leurs bras se lassaient de présenter les objets que l'on voulait faire toucher au corps du Serviteur de Dieu. Les funérailles eurent lieu le samedi matin et furent présidées par Mgr l'Évêque du diocèse. Plus de trois cents prêtres étaient venus pour assister à cette cérémonie, quoique la circonstance du samedi en eût retenu un grand nombre. Il y avait environ six mille fidèles. On fut obligé de prendre les précautions les plus sévères pour préserver du pillage les objets qui avaient appartenu à Mr Vianney ou dont il s'était servi. Malgré ces mesures, il y eut plusieurs larcins pieux à regretter.

 

Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Après la cérémonie des funérailles, le corps du Serviteur de Dieu fut déposé provisoirement dans la chapelle de St Jean-Baptiste, pendant, qu'on creusait au milieu de la nef le caveau où on devait le descendre. 878 Le seize Août, après une messe célébrée pour le repos de son âme, on déposa le corps dans le caveau préparé. Un procès verbal que j'ai entre les mains indique d'une manière précise la forme du tombeau et les autres particularités concernant cet objet. Sur la pierre tumulaire, on lit cette inscription: Jean-Marie Baptiste Vianney, Curé d'Ars. Les fidèles en grand nombre viennent prier sur cette tombe; mais je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à un culte public.

 

Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu a joui pendant sa vie d'une grande réputation de sainteté; on ne l'appelait que le saint Curé. Cette réputation n'avait d'autres causes que la vie extraordinaire, les vertus et les dons surnaturels de Mr Vianney. Par réputation, j'entends l'opinion qu'on a d'une personne. Cette réputation de sainteté était générale; elle était partagée par les personnes de toutes les classes, de tous les pays. On voyait accourir à Ars des personnages très haut placés. On y a vu un bon nombre d'évêques. L'ambition des pèlerins, que sa réputation de sainteté lui amenait de toutes les parties du monde, ne se bornait pas à le voir, à lui parler, à recevoir sa bénédiction; elle allait encore à vouloir posséder un souvenir de lui, un objet qu'il avait béni, une image ou un livre qu'il avait signé. Son nom se trouvait sur toutes les bouches; son portrait se trouvait partout. Un grand nombre de pèlerins désiraient avoir quelque objet qui eût appartenu au Curé d'Ars; on nous en réclamait continuellement. Plusieurs ne pouvant être satisfaits, coupaient des morceaux de sa soutane, de son surplis, de son chapeau; lui enlevaient des feuillets de son bréviaire, prenaient son catéchisme. On était obligé de faire la garde autour du bon Curé.

Les habitants de Dardilly, sa paroisse natale, enviaient à celle d'Ars le trésor qu'elle possédait. Ils firent faire à Mr Vianney un testament par lequel il demandait à être enterré à Dardilly. Quand on le sut à Ars, ce fut une véritable consternation; l’Évêque dut intervenir pour faire changer le testament. 879 Quand Mgr lui en fit la proposition, Mr Vianney, tout confus, répondit: Pourvu que mon âme soit auprès du bon Dieu, peu m'importe le lieu où sera mon cadavre. Il fit le testament comme Mgr le désirait. Il le refit dans sa dernière maladie, à la demande de Mr Toccanier, de Mr des Garets. Après la mort, les habitants de Dardilly réclamèrent avec instances une partie du corps du Serviteur de Dieu. On ne put les satisfaire.

Cette réputation de sainteté n'a jamais été interrompue; jamais personne, à ma connaissance, ne l'a attaquée. Elle semble, depuis la mort, aller en augmentant; j'en juge par l'affluence très considérable des pèlerins, qui viennent de tous les cotés.

Quant à moi, je regarde le Serviteur de Dieu comme un grand saint.

 

Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ce que je viens de dire à l'interrogatoire précédent répond à celui-ci.

 

Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Une personne de Rive-de-Cier, atteinte d'un mal très grave à un pied, arriva à Ars la veille de la mort de Mr le Curé. Elle fit toucher des bandelettes de toile au corps de Mr Vianney, lorsqu'il était exposé, après sa mort; puis elle s'en enveloppa le pied; le lendemain, elle fut complètement guérie. Je l'ai vue à la sacristie, elle frappait du pied et marchait comme si elle n'avait jamais eu aucun mal, et cela en présence de plusieurs personnes.

Le premier Mai mil huit cent soixante-deux, un enfant de St Laurent-les-Mâcon, perclus de tous ses membres, ayant par jour dix-huit à vingt crises d'épilepsie, fut apporté à Ars par ses parents. Le trois Mai, Mr le Curé de Si Laurent écrivit à Mr Toccanier pour lui annoncer que l'enfant était guéri. Je l'ai vu moi-même à la fin de la neuvaine marcher parfaitement, courir et sauter sur les fondations de la nouvelle église. Sur la recommandation de Mgr de Belley, une neuvaine en l'honneur du Curé d'Ars avait été faite dans la famille de l'enfant. J'ai revu plusieurs fois l'enfant; il était toujours bien portant.

J'ai entendu citer un certain nombre de faits; mais je ne connais pas assez les détails pour les donner ici.

Voici ce qui m'est arrivé à moi-même: l'année même de la mort de Mr Vianney, au mois de Novembre, je tombai malade et je gardai le lit pendant cinq semaines. 880 La dernière surtout fut très mauvaise. Comme je transpirais beaucoup, on était obligé de changer mon linge plusieurs fois par jour. Un soir, le Frère qui voulut me rendre ce service, ne trouvant pas la clef de l'armoire du linge, alla me chercher dans une malle une des quelques chemises que nous avons du Curé d'Ars. Je la pris sans le savoir. Un quart d'heure après, me trouvant très bien, je demandais à me lever: ce que je fis sans peine. Je restai levé assez longtemps. On venait de terminer une neuvaine faite pour moi en l'honneur de Ste Philomène et du Curé d'Ars. Le médecin vint me voir le lendemain matin et fut étonné de me trouver si bien; néanmoins il m'ordonna de prendre encore quelques remèdes, mais je ne pus le faire: ces remèdes me fatiguaient au lieu de me soulager.

Je possède une fiole renfermant du sang de Mr Vianney, provenant d'une saignée qu'on lui fit le trente Décembre mil huit cent, cinquante-trois. Ce sang est toujours resté liquide. Le sang que d'autres personnes ont gardé, quoique ne provenant pas de la même saignée, est pareillement resté liquide.

 

Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

En parlant de la Patience, j'ai oublié le fait suivant: Mr Vianney eut beaucoup à souffrir du caractère d'un prêtre auxiliaire, d'ailleurs plein de dévouement pour lui. Ayant entendu un jour une scène pénible, j'en exprimai ma douleur à Mr le Curé: Vous l'avez donc entendu? me dit-il; tant pis. Il n'y a point de mal quand personne, ne s'en aperçoit. J'y suis bien habitué. Puis il se mit à excuser son confrère. Mr le Curé, un mercredi saint, je crois, me fit appeler et me pria d'écrire une lettre dont il me dicta le sens et presque les paroles. Cette lettre devait mettre fin à tout en amenant l'éloignement de l'ecclésiastique en question. La lettre était du reste pleine de charité. Quand je la présentai à Mr le Curé pour la faire signer, il la lut et la déchira en disant: J'ai pensé : que le bon Dieu avait porté sa croix cette semaine. Je puis bien porter aussi la mienne à mon tour.

 

881             Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum : suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibile voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, et illam iterum confirmavit.

 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E

SAINT

JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

TEMOIN XI - JEANNE MARIE CHANAY

 


673      Session 71 – 1er  Août 1863 à 8h du matin

 

674      Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

            Je connais la force et la nature du serment que je viens de prêter et la gravité du parjure que je commettrais si je venais à le violer.

 

            Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je m'appelle Jeanne Marie Chanay; je suis née à Jassans, diocèse de Belley; je suis âgée de soixante-quatre ans. Mes parents étaient cultivateurs et vivaient de leur travail. Je n'ai pour subsister que les modestes ressources qu'ils m'ont laissées.

 

            Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Non seulement j'accomplis le précepte de la confession et de la communion pascales, mais encore j'ai l'habitude de me confesser souvent et de communier tous les jours.

 

            Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai jamais eu de procès; je n'ai jamais été traduite en justice; seulement j'ai comparu comme témoin deux fois pour la même cause.

 

            Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai point encouru de censures ni de peines ecclésiastiques.

 

            Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Personne, ni de vive voix, ni par écrit, ne m'a suggéré ce que je dois déposer ou passer sous silence. Je n'ai pas lu les Articles du Postulateur. Je déposerai ce que j'ai vu ou entendu moi-même, ce que j'ai appris de témoins oculaires ou auriculaires dignes de foi.

 

            Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

675      J'ai toujours eu une grande affection pour Mr le Curé d'Ars et une grande confiance en lui. Je ne suis poussée à déposer par aucune considération humaine, aucune espérance, aucune crainte. Je me propose uniquement en cela la gloire de Dieu.

 

            Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai ouï dire que Mr Vianney était né dans le mois de Mai; je ne me rappelle pas l'année. Je ne connais pas les noms de ses parents. Il m'a raconté souvent que sa mère l’élevait dans les sentiments de foi et de piété et qu'elle lui parlait souvent du bon Dieu. Sur son baptême je sais seulement qu'on eut quelque peine à lui trouver un parrain et une marraine. Je ne sais rien relativement à la confirmation.

 

            Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu a passé son enfance et son adolescence dans la paroisse de Dardilly; qu'il s'occupait de la culture des champs et de la garde des troupeaux; que ses mœurs avaient toujours été pures et sa piété fervente.

 

            Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu m'a raconté qu'il avait quitté les travaux des champs pour se livrer à l'étude. Il désirait vivement être prêtre pour sauver les âmes et procurer la gloire de Dieu. Il apprenait avec beaucoup de difficulté; cependant Mr Balley, curé d'Ecully, chez lequel il étudiait, l'encourageait beaucoup.

 

            Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            La conscription militaire obligea Mr Vianney, comme il me l'a dit lui-même, d'interrompre le cours de ses études. Il prit sa feuille de route à Lyon et se rendit à Roanne, où il tomba malade. Revenu à la santé, il partit pour rejoindre l'armée; en marchant, il disait son chapelet : Je ne l'ai jamais dit de meilleur coeur, me disait-il. Il rencontra un inconnu qui lui proposa de prendre son sac et de le conduire. Ils voyagèrent ensemble à travers les bois et arrivèrent auprès d'une chaumière pendant la nuit. La commune dans laquelle Mr Vianney se trouvait, était la commune des Noës. Là, il s'occupa de la culture des champs; il donna des leçons aux enfants et leur fit le catéchisme. Pendant ce temps, Mr Balley faisait prier pour lui. J'ai appris depuis de plusieurs habitants des Noës que le Serviteur de Dieu avait été parmi eux un modèle de foi, de piété et de conduite chrétienne. Il put enfin revenir à Ecully et continuer ses études.

 

            Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

676      Je sais que Mr Vianney persévéra dans son dessein d'embrasser la carrière ecclésiastique et qu'il reçut la prêtrise à Grenoble au moment de l'invasion des Autrichiens.

 

            Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais qu'il fut nommé vicaire de la paroisse d'Ecully; j'ignore combien de temps il exerça cette fonction.

 

            Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu fut nommé Curé d'Ars. Je ne connais ni le jour, ni le mois, ni l'année de sa nomination. Quant aux abus qui régnaient dans la paroisse, je sais seulement que les habitants aimaient beaucoup à s'amuser et s'adonnaient en particulier au plaisir de la danse.

 

            Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je ne sais si les confréries du Rosaire et du St Sacrement existaient au moment de l'arrivée de Mr Vianney à Ars, mais je puis affirmer qu'il donna à ces confréries une vive impulsion et qu'il établit les confréries du Rosaire vivant et du Sacré Coeur. Afin d'élever les jeunes filles dans la piété, il fonda une Providence pour les recevoir. Je fus chargée de la diriger avec deux autres filles. Plus tard, il créa l'école des frères, qui fut confiée à la Congrégation des frères de la Sainte Famille de Belley. Des religieuses de St Joseph nous remplacèrent à la Providence. Nous n'avions pas de règles particulières; nous suivions un règlement qui déterminait seulement l'ordre général de la maison. J'ignore si Mr le Curé d'Ars s'était entendu avec Mgr de Belley pour ces différentes fondations; je le suppose.

 

            Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai entendu dire que Mr Vianney, avant de venir à Ars, s'était toujours distingué par une très grande vertu, et je sais personnellement que depuis son arrivée dans cette paroisse, il a fidèlement accompli jusqu'à la mort tous les commandements de Dieu et de l'Eglise, toutes ses obligations de prêtre, de curé et de directeur des oeuvres qu'il avait établies. Je n'ai jamais rien vu ni appris de contraire à l'accomplissement de ses devoirs.

            Le zèle de Mr Vianney ne se bornait pas à sa paroisse; 677 il allait dans les paroisses voisines aider ses confrères pour les missions et les jubilés. Il rentrait tous les samedis et prenait toutes les précautions nécessaires pour que ses paroissiens n'eussent pas à souffrir de ses absences. La charge de curé lui inspirait des craintes à cause de la responsabilité qui l'accompagne. Il aurait voulu aussi avoir plus de temps pour s'occuper de sa sanctification et de son salut. Ce furent les motifs qui l'engagèrent deux fois à quitter sa paroisse. Je suis assurée qu'il ne voulait point se soustraire à l'obéissance qu'il devait à son évêque et qu'il avait l'espérance qu'après son départ, on lui accorderait l'autorisation qu'il désirait.

 

            Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu a eu à supporter pendant bien des années des injures, des persécutions de la part des laïques et même des ecclésiastiques. J'ai entendu dire qu'on poussait des cris sous ses fenêtres et qu'on avait affiché à sa porte des placards injurieux. Le Serviteur de Dieu supportait tout avec patience et était disposé à rendre service aux personnes qui lui faisaient de la peine.

 

            Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais et j'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu a pratiqué avec éclat toutes les vertus chrétiennes jusqu'à la mort.

 

            Quoad Fidem, testis respondit:

            La foi de Mr Vianney se manifesta dès sa plus tendre enfance. Il aimait à apprendre et à faire ses prières; il se mêlait avec empressement à tous les exercices de piété; il était très fidèle à tous les enseignements de sa mère, qui était très pieuse et qui l’aimait beaucoup. Je tiens ces détails de la sœur de Mr Vianney. Il avait une petite statue de la Ste Vierge devant laquelle il faisait volontiers ses petites prières; il ne s'en séparait pas et allait jusqu'à la mettre coucher avec lui dans son lit. Pendant qu'il était encore fort jeune, il disparut un jour durant plusieurs heures de la maison paternelle. Sa mère, très inquiète, le chercha longtemps. Elle le trouva enfin dans l'étable, priant à genoux et avec la plus grande ferveur.

            Lorsqu'il fut capable de garder les troupeaux dans les champs, il aimait à se retirer à l'écart pour prier. Afin d'être libre de le faire plus longtemps et plus souvent, il donnait de petits cadeaux à ses camarades pour les déterminer à veiller sur son troupeau pendant son absence. Il agissait de même pour se procurer le bonheur d'entendre la sainte messe les jours sur semaine. Dans ses jeux avec ses camarades, il aimait à imiter les cérémonies de l'Eglise.

678      Mr Vianney, devenu Curé d'Ars, nous parlait avec tant de plaisir de sa première communion, que j'ai lieu de croire qu'il l'a faite avec une grande ferveur. Sa foi ne s'affaiblit pas lorsqu'il étudia pour être prêtre. Ayant très peu de succès dans ses études et désespérant de pouvoir réussir dans le dessein qu'il avait de parvenir à l'état ecclésiastique, il fit voeu d'aller à pied en demandant l'aumône au tombeau de St François Régis. C'est ce qu’il exécuta; mais il eut à dévorer chemin faisant tant de rebuts et de paroles injurieuses, qu'il fut obligé de faire commuer son voeu pour le retour.

            Je sais d'une manière générale que durant le commencement de ses études, pendant son séjour aux Noës, à son retour à Ecully et tandis qu'il était au grand séminaire, Mr Vianney s'est fait remarquer par son grand esprit de foi. Je ne sais rien de particulier sur son ordination, sinon que Mr Balley avait répondu pour lui et il ajoutait à ce sujet que Mr Balley aurait bien à faire à cause de cela quelques années de purgatoire!

            Je n'étais pas encore à Ars au moment où Mr Vianney y est arrivé comme Curé; j'habitais une paroisse voisine. Je sais que la bonne odeur de ses vertus s'est répandue rapidement à Ars et dans les lieux environnants. Attiré moi-même par la réputation du Serviteur de Dieu, je n'ai pas tardé à me mettre sous sa direction. Dès les premiers temps de son ministère, il passait une grande partie de sa journée et même de la nuit à l'église.

            Après quelques années, j'ai été employée à l'oeuvre de la Providence. Je puis témoigner que j'ai vu dès lors Mr Vianney mettre le plus grand zèle à corriger les abus de sa paroisse et à faire fleurir la vertu et la piété. Il s'élevait avec force dans ses instructions, qu'il préparait avec peine et néanmoins avec le plus grand soin, contre les cabarets, les danses, le travail du Dimanche. A force de sollicitations et de zèle, il amena insensiblement ses paroissiens à la pratique de la visite du saint Sacrement, à la communion fréquente parmi les femmes. Il vint à bout d'amener les hommes à s'approcher régulièrement des sacrements. 679 La transformation de la paroisse fut si complète qu'après quelques années, il put dire en chaire avec vérité: Ars n'est plus Ars. Le moyen qui lui avait le plus servi pour déraciner les abus et établir la piété, il l'avait trouvé dans les confréries, qu'il avait ou ranimées ou fondées.

 

 

681      Session 72 - 1er Août 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu était si bien venu à bout de faire cesser le travail du Dimanche, que les nombreuses voitures publiques qui amenaient à Ars les pèlerins, n'y arrivaient pas et n'en partaient pas ce jour-là; il en fut ainsi jusqu'à l'établissement du chemin de fer. Depuis lors, elles arrivèrent à Ars, mais s'arrêtèrent au-dessus du village.

682      La Foi faisait mettre à Mr Vianney tout en oeuvre pour détruire les abus de sa paroisse et en particulier les danses; il eut surtout recours à la mortification personnelle. Je lui ai entendu dire un jour qu'il en ferait jusqu'à ce qu'il n'en pourrait plus. Je sais qu'il a donné de l'argent à un ménétrier pour l'empêcher de faire danser.

            Sa foi parut beaucoup dans les diverses missions auxquelles il prit part et il donna une si haute idée de sa piété, que ce fut l'origine du pèlerinage. Il avait la plus grande estime pour tout ce qui tient au culte divin; il procura à sa pauvre église les plus beaux ornements. Quand il en avait reçu de nouveaux, il venait à la Providence et nous en témoignait toute sa joie. Il attachait beaucoup d'importance aux processions du Saint Sacrement, faisait préparer de beaux et nombreux reposoirs et portait lui-même la sainte Hostie, avec les sentiments de la foi la plus vive.

            Il avait le plus grand respect pour le prêtre et il cherchait à l'inspirer dans ses instructions et ses conversations.

            A l'autel, son attitude frappait tous ceux qui assistaient à la messe. Je l'ai moi-même peu vu, parce que je m'efforçais de mettre en pratique ce qu'il recommandait si souvent: d'être entièrement recueilli pendant le saint sacrifice et de ne pas regarder même le prêtre. Dans ses discours publics et ses catéchismes, il manquait rarement de parler de la sainte Eucharistie. Il y avait alors quelque chose d'extraordinaire dans son attitude; on aurait dit que l'amour de Dieu sortait de son coeur et respirait dans tous ses traits. Quand il parlait de l'amour de Dieu, il était comme hors de lui-même. Être les amis du bon Dieu, disait-il, quel bonheur! Et il prononçait ces paroles avec de tels sentiments de foi que tous ses auditeurs en étaient émus. Il peignait aussi avec les traits les plus admirables le bonheur d'une âme en état de grâce. Il la comparait à une perle précieuse, ou se servait d'autres charmantes comparaisons. L'un des sujets les plus habituels de ses discours, c'était l'action du St Esprit sur les âmes. 683 Il disait que le St Esprit est tout entier à notre service pour nous combler de ses dons. Il pratiquait et recommandait beaucoup la prière. Il disait que par la prière, l'âme est comme un poisson dans l'eau; plus les eaux sont abondantes, plus le poisson est content. Plus l'âme se livre à la prière, plus elle est heureuse.

            Il avait un goût prononcé pour les croix et il nous engageait nous-mêmes à les porter avec courage. Je lui disais un jour: Mais, Mr le Curé, s'il ne me fallait manger que des prunes toutes vertes, il faudrait donc m'en contenter? - Sans doute, me répondit-il. Il disait aussi que les croix étaient pleines de douceur et qu'elles étaient comme un peu de vinaigre avec beaucoup d'huile. Il disait encore que lorsqu'on aimait les croix, on n'en avait jamais point; mais que lorsqu'on les repoussait, on en était écrasé. Il ajoutait: La plus grande croix, c'est de n'en point avoir.

            Je crois qu'il vivait entièrement de l'esprit de foi et qu'il n'y avait aucune de ses actions qui n'en fût animée.

            Dans sa première grande maladie, il montra un grand esprit de foi. Comme, au moment de l'administrer, on lui dit qu'on ne sonnerait point les cloches, afin de ne pas trop émouvoir ses paroissiens: Non, dit-il, faites sonner; un curé a assez besoin qu'on prie pour lui.

 

            Quoad Spem, testis interrogatus respondit:

            Ma conviction est que Mr Vianney a pratiqué toute sa vie et jusqu'à sa mort, dans un très haut degré, l'espérance chrétienne. Je ne sais rien à ce sujet sur sa jeunesse; seulement il est facile de conclure par le pèlerinage qu'il a fait au tombeau de St François-Régis que dès lors il ne comptait que sur Dieu pour obtenir des succès suffisants dans ses études.

            La preuve que dans les premiers temps de son ministère à Ars, il a pratiqué la vertu d'espérance, c'est qu'il a compté beaucoup plus pour la réforme de sa paroisse, sur la prière que sur tout autre moyen. Il avait la plus grande estime pour les biens éternels; aussi parlait-il du Ciel avec un bonheur ineffable. 684 Un jour en parlant du Ciel, après avoir dit que la foi et l'espérance n'existeront plus, il ajouta: Mais l'amour! Oh! nous en serons enivrés, nous serons noyés, perdus, dans l'océan de l'amour divin. Il montrait qu'il n'était pas aussi difficile d'aller au Ciel qu'on le croyait communément. Le bon chrétien, disait-il, est comme sur un beau char, dont Jésus-Christ lui-même est le conducteur; mais le pécheur au contraire est attelé à la voiture et le démon frappe sur lui à grands coups pour le faire avancer.

            L'amour et l'espérance du Ciel lui inspirait une vive horreur du péché qui le fait perdre, et une grande compassion pour les pauvres pécheurs. Il parlait fréquemment de leur malheur; il disait quelquefois: Ah! si je pouvais me confesser pour eux... Il s'appliquait de toutes ses forces à leur inspirer des sentiments de confiance, et il en venait ordinairement à bout.

            Il s'abandonnait entièrement à la divine Providence, et nous recommandait fréquemment d'en faire autant. Quelquefois, comme nous étions dans une certaine détresse au sujet de nos enfants, je montrais quelque inquiétude: il m'en reprenait sévèrement. Il témoignait souvent sa reconnaissance pour tous les bienfaits dont Dieu l'avait comblé.

            Il fut fréquemment en butte aux assauts du démon. Il nous parlait assez facilement, même en présence des enfants, des attaques dont il était l'objet de la part de cet ennemi du salut. D'après ses récits, nous avons pu conclure que assez souvent le démon allait frapper à la porte de sa cure, puis à celle de sa chambre, qu'ensuite il entrait, faisant de grands bruits, frappant sur le pot à eau comme sur un tambour, s'approchant de son lit, le soulevant, se moquant de lui, ricanant de toutes manières. Il lui arrivait aussi de bondir comme un cheval dans un appartement au-dessous de sa chambre. Les premières fois que ces manifestations arrivèrent, Mr Vianney fut effrayé, craignant d'avoir affaire à des voleurs, ou à des personnes qui voulaient lui faire peur; il fit même venir pendant quelques nuits plusieurs jeunes gens pour le garder; 685 l'un d'eux nommé Verchère entendit un soir quelques bruits et fut très épouvanté. Mr Vianney ayant deviné plus tard la cause de tous ces bruits, riait fort, en nous racontant cette aventure, de la frayeur du pauvre homme: Mon pauvre Verchère, disait-il, était tout tremblant avec son fusil; et il représentait avec une attitude fort plaisante son embarras.

            Quelque ferme que fût l'espérance du Curé d'Ars, il ne laissait pas que d'avoir une grande frayeur des jugements de Dieu; il craignait d'être damné, se regardant comme le plus grand et le plus misérable des pécheurs. Il nous parlait quelquefois de ses appréhensions dans des termes qui nous inspiraient une véritable compassion. Ses terreurs m'ont presque toujours paru avoir pour cause la responsabilité de son ministère. Je ne suis pas fâché d'être prêtre, disait-il quelquefois; mais je ne voudrais pas être curé. Cette crainte des jugements de Dieu se manifesta d'une manière frappante dans sa première maladie.

            La vue du péché l'attristait profondément. Il disait que quand on voyait tant de mal dans le monde, on ne pourrait pas y rester si l'on ne rencontrait pas de temps en temps quelques bonnes âmes. Quand on pense, disait-il en pleurant à chaudes larmes, à l'ingratitude des hommes envers Dieu, on est tenté de s'en aller de l'autre coté des mers pour ne pas en être témoin. C'est effrayant! Encore, si le bon Dieu n'était pas si bon! Mais il est si bon!

            Il disait quelquefois en riant: Ah! je connais quelqu'un qui serait bien attrapé, s'il n'y avait point de paradis!

            C'est parce qu'il se regardait comme très misérable et incapable de bien remplir ses fonctions de curé qu'il a pris deux fois la fuite, pour être libre de prier plus à son aise et de travailler à son salut, non moins que pour pleurer, comme il disait, sa pauvre vie.

 

686      Quoad caritatem, testis interrogatus respondit:

            Je suis profondément convaincue que le Serviteur de Dieu a pratiqué la charité d'une manière très parfaite. On en vit en lui les signes dès sa plus tendre enfance. C'est pour se livrer plus facilement à ce besoin d'aimer Dieu qu'il recherchait la solitude, s'adonnait à la prière. Nommé vicaire à Ecully, il rivalisa de piété avec Mr Balley, son curé, dont il nous parlait souvent avec reconnaissance. Dès les premiers temps de son ministère à Ars, sa vie fut tout amour de Dieu. Il s'appliqua à sa sanctification personnelle et à celle de ses paroissiens. Ce fut pour les amener à la piété qu'il fonda ou ranima les diverses confréries dont j'ai déjà parlé. Il y déploya un grand zèle. Il poussait vivement à la fréquentation des sacrements. Tous ceux qui s'approchent des sacrements, disait-il, ne sont pas des saints; mais les saints seront toujours pris parmi ceux qui les reçoivent souvent. Dans ses instructions, ses catéchismes, ses conversations, tout en lui débordait du sentiment de l'amour de Dieu. De là encore son zèle pour le culte divin, l’ornement des autels et de l'église, les processions du St Sacrement. Au saint sacrifice de la messe, on remarquait son amour pour Notre Seigneur. Quand il parlait de la charité de ce divin maître, il semblait ne plus pouvoir se contenir. Être aimé de Dieu, disait-il, quel bonheur! Et sa voix était profondément émue.

            En confession, quelques paroles sorties de sa bouche inspiraient l'horreur du péché et l'amour de Dieu. Il ne perdait guère, même au milieu de la foule qui l'accablait, le sentiment de la présence de Dieu et l'union de son âme avec lui. Un chrétien, disait-il, ne devrait pas plus perdre la pensée de Dieu que la respiration. Il était insensible à toutes les choses de ce monde ou ne s'y intéressait qu'autant qu'elles avaient Dieu pour objet. Lorsqu'il apprenait quelques nouvelles contraires à l'honneur de Dieu et au bien de l'Église, il en était profondément attristé.

            Mr Vianney était arrivé à cette charité parfaite par l'esprit de sacrifice et le détachement de lui-même ; aussi les peines, les croix, les contradictions, loin de l'abattre, le fortifiaient-elles dans son amour pour Dieu. - S'il fut tourmenté plusieurs fois par la pensée de quitter sa paroisse, et s'il essaya deux fois de fuir, il était poussé par le désir d'aimer Dieu davantage.

687             Lorsque le démon le tourmentait plus que de coutume, il en concluait que quelque grand pécheur ne tarderait pas de lui arriver. L'expérience lui avait appris qu'il en était ainsi ordinairement.

 

 

689      Session 73-3 Août 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney n'a pas moins pratiqué la charité à l'égard du prochain qu'à l'égard de Dieu. Je sais que lorsqu'il était élève, l'un de ses condisciples se faisait un jeu de le tourmenter. 690 Mr Vianney souffrit avec tant de patience ces mauvais traitements et lui témoigna tant de bonté que celui-ci en fut profondément touché et devint ensuite l'un de ses amis les plus dévoués; ce condisciple était Mr Loras, devenu depuis évêque de Dubuque, en Amérique.

            Dès son arrivée dans la paroisse d'Ars, il témoigna beaucoup d'affection à tous les habitants; il les visita dans leurs maisons, les traitant avec une familiarité pleine de dignité. Les paroissiens regrettèrent beaucoup ses visites lorsque l'affluence des étrangers absorba tous les instants de leur curé.

            On peut dire que Mr Vianney se proposait constamment le bien du prochain; il offrait ses souffrances du jour pour la conversion des pécheurs, et celles de la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire. Je lui ai souvent entendu dire qu'il souffrait vingt fois plus la nuit que le jour. C'était un soulagement pour lui quand il pouvait dormir deux heures. Rien de plus dur cependant que sa journée. Pendant les grandes chaleurs, il était au confessionnal comme dans une étuve; il y étouffait. Il lui arrivait souvent de se lever avant minuit. Je lui disais quelquefois en riant: Mais, Mr le Curé, vous ne faites pas votre prière du matin!..., voulant lui dire qu'il était déjà à l'oeuvre avant minuit.

            Il gémissait constamment sur la perte des âmes; j'ai entendu dire à Mr Toccanier qu'il lui a exprimé cette pensée qu'il consentirait volontiers à rester sur la terre jusqu'à la fin du monde pour sauver des âmes. C'est le zèle pour le salut des âmes qui l'a porté à fonder un si grand nombre de missions. Cette oeuvre était son oeuvre favorite. Il engageait vivement à y concourir.

            Sa charité le portait à venir au secours de ses confrères du voisinage en leur prêtant son concours dans la visite des malades, dans l'administration des sacrements lorsqu'ils étaient infirmes ou absents. C'est la même raison qui l'a engagé à leur venir en aide dans les missions ou jubilés.

            Il passait sa journée presque entière et une bonne partie de la nuit au confessionnal. Lorsqu'il se levait de meilleure heure que de coutume, il encourageait son corps en lui promettant quelques instants de repos pendant le jour; mais ensuite il n'en faisait rien; il l'attrapait, disait-il lui-même, en ajournant ce même repos pour la nuit. Ses relations avec le prochain étaient pleines de bonté et d'affabilité, sans distinction de personnes. Il avait néanmoins une prédilection particulière pour les pauvres, les infirmes, les estropiés; il leur donnait tout ce qu'il pouvait, ce qu'on lui préparait à lui-même pour sa nourriture, les draps de son lit, son linge; il vendit à leur profit tout ce qui lui appartenait, ses pauvres meubles, sa montre, que l'on fut obligé plusieurs fois de remplacer en lui en achetant ou en lui en prêtant une autre. Nous étions obligées de prendre les plus grandes précautions pour lui conserver les objets les plus nécessaires à son usage. Un jour, je lui avais remis une paire de souliers fourrés tout neufs; j'avais malheureusement oublié de lui soustraire ceux dont il usait auparavant. Quel ne fut pas mon étonnement, le soir, de ne lui voir aux pieds que ses vieux souliers. Vous les avez donnés! lui dis-je avec humeur. - Peut-être bien..., me répondit-il tranquillement. Ceci se passait à la cure. Un instant après, craignant de m'avoir fait de la peine, il vint à la Providence et m'adressa quelques bonnes et consolantes paroles. Il lui arriva aussi une autre fois de donner à un pauvre un haut de chausses dont on lui avait fait cadeau quelques jours auparavant.

            Il y avait dans la paroisse une pauvre vieille aveugle, nommée la mère Bichet; il aimait à lui porter quelques provisions, et souvent ce qu'il avait de mieux; il les déposait doucement et sans rien dire dans son tablier. La bonne vieille, ne sachant pas que c'était Mr le Curé, croyant plutôt que c'était une voisine, répondait: Merci, ma mie. Mr Vianney riait de bon coeur de cette réponse. Un jour, Melle Lacan, l'une des filles qui le servaient de temps en temps, avait déposé en son absence dans un des meubles de la cure un petit pâté, pensant bien régaler Mr le Curé. Lorsque celui-ci fut rentré, elle lui dit en ma présence: Mr le Curé, voulez-vous prendre quelque chose? Vous en avez bien besoin. - Oh! non, répondit-il. - Eh! bien, vous accepterez au moins un peu de pâté. - Tout de même, répondit-il avec empressement. Melle Lacan, tout heureuse, m'envoya vite chercher le pâté; mais le pâté avait disparu. - Vous l'avez donc donné! lui dit Melle Lacan. - Peut-être bien, reprit-il.

            Il payait beaucoup de loyers, soit dans la paroisse d'Ars, soit ailleurs.

            Souvent il venait à la Providence et nous dérobait nos provisions, du pain, etc., qu'il se hâtait de porter aux pauvres. Il usait des plus ingénieuses industries pour ne point laisser apercevoir ses générosités; il cachait habilement sous sa soutane les divers objets qu'il destinait aux pauvres. Sa charité parut surtout dans l'établissement et l'entretien de la Providence; il lui consacra toutes les ressources personnelles dont il pouvait disposer. Il nous fit recueillir un nombre considérable de malheureuses orphelines, qui nous arrivaient souvent à moitié nues et toutes couvertes de vermine. Rien n'égalait la tendre affection qu'il portait à ces pauvres enfants. 693 Quelquefois, dans les commencements surtout, nous étions bien dans la gêne; il me grondait quand je m'inquiétais. Il m'est arrivé une fois de rencontrer devant la petite porte de l'église un enfant nouveau né. Il nous a ordonné de le recueillir et de le mettre en nourrice après lui avoir fait son trousseau. De bonnes gens l'ont ensuite adopté. Une autre fois, ayant appris qu'une femme bien malheureuse était mourante dans une paroisse voisine, il m'a envoyée auprès d'elle avec une de mes compagnes, pour prendre son petit enfant, que nous avons fait élever.

            Une autre preuve de sa charité, c'est l'établissement des frères, qu'il a fondé dans sa paroisse.

 

            Quoad Prudentiam, testis respondit:

            Je n'ai rien remarqué dans Mr Vianney qui ait pu indiquer qu'il ait jamais manqué de Prudence chrétienne soit pour lui-même, soit pour les autres.

            Pour lui-même: afin d'assurer plus sûrement sa sanctification, il a constamment eu recours à la prière et à la mortification; il ne s'est jamais relâché sous ce rapport. Il y a joint l'application constante à pratiquer toutes les vertus et les conseils évangéliques. Je puis donner pour exemple de sa Prudence son pèlerinage à St François Régis et l'habitude où il était d'avoir recours à la prière et à la mortification quand il voulait connaître la volonté de Dieu.

            Pour le prochain, il montra beaucoup de Prudence dans la manière dont il traita ses paroissiens dans le commencement de son ministère; quoiqu'il ait déployé beaucoup de fermeté pour déraciner les abus, jamais il n'a froissé personne. Pour arriver à la conversion de sa paroisse, il compta beaucoup plus sur les moyens surnaturels que sur les moyens naturels. 694 Il faisait des pénitences, se livrait à des jeunes plus rigoureux quand il se proposait quelque bonne oeuvre à entreprendre, ou quelque abus à déraciner. Il lui arrivait aussi alors de venir nous trouver et de demander à nos enfants une neuvaine de prières à son intention.

            Il a montré une grande Prudence dans la fondation et l'entretien des deux établissements dont j'ai parlé plusieurs fois. Quoiqu'il comptât principalement sur les moyens surnaturels, il ne voulait pas qu'on négligeât les moyens humains. Il nous disait souvent qu'il ne fallait pas tenter le bon Dieu, ni lui demander des miracles.

            J'ai remarqué que les personnes qui venaient à lui pour le consulter, s'en retournaient contentes et consolées. Quand on le consultait, sa réponse ne se faisait pas attendre; elle était ordinairement prompte, claire et décisive. Quelquefois il s'arrêtait un instant, je pense que c'était pour demander à Dieu des lumières; d'autres fois, il renvoyait sa décision jusqu'après sa messe. Il prétendait que le prêtre doit toujours être prêt à répondre aux besoins des âmes. Il doit constamment être enveloppé du St Esprit, disait-il, comme il l'est de sa soutane.

            Relativement à l'incident de la Salette, je ne sais rien de bien précis pour les détails; mais j'ai toujours remarqué chez lui une grande réserve à ce sujet. Toutes les fois qu'on lui en a parlé en ma présence, il a toujours cherché à éluder les questions qui lui étaient adressées. Cette réserve tenait à ce que ayant cru d'abord lui-même à l'apparition de la Salette, il avait entendu Maximin lui dire qu'il n'avait rien vu. Dès lors il avait suspendu son jugement en attendant celui de l'Eglise.

 

 

697      Session 74 - 4 Août 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai la conviction que Mr Vianney a pratiqué la vertu de Justice, soit à l'égard de Dieu, soit à l'égard du prochain, et qu'il l'a pratiquée non seulement dans les limites de ses devoirs, mais bien au-delà. Je crois qu'il a grossi le trésor des indulgences de l'Eglise. On lui disait quelquefois: Mais, Mr le Curé, vous en faites bien trop! Quand vous arriverez à la porte du paradis, vous serez bien trop chargé! - Eh! bien, disait-il gaîment, j'en ferai part à mes amis! Mes précédentes dépositions montrent suffisamment qu'il a parfaitement pratiqué la Justice à l'égard de Dieu.

            J'ai dit qu'il était bon à l'égard de tout le monde. Il n'aurait pas voulu faire de la peine à un enfant; mais cette bonté allait jusqu'au respect; ainsi il ne s'asseyait pas en présence des personnes qui venaient le visiter, quelqu'accablé de fatigue qu'il fût. Et ce n'était pas simplement pour se reposer de la situation qu'il avait constamment au confessionnal; car je l'ai vu souvent, immédiatement après, s'asseoir ou s'appuyer. Il était très respectueux pour les prêtres, pour les personnes élevées en dignité; mais j'ai toujours remarqué en lui une tendresse particulière pour les pauvres et les misérables. Il aimait mieux, disait-il, la visite d'une pauvre femme qui venait lui demander l'aumône, que celle d'un personnage important.

            Dans ses rapports avec nous, il était plein de bonté et d'attention, mais aussi de fermeté. Il ne nous mettait pas des coussins sous les coudes.

            Il montrait une profonde vénération pour son père et sa mère et beaucoup d'affection pour les habitants des Noës. Il avait conservé pour Mr Balley, curé d'Ecully, les sentiments de la plus vive gratitude. Il n'en parlait qu'avec la plus vive reconnaissance. Il a conservé longtemps divers objets mobiliers qui lui avaient appartenu; il a fini cependant par s'en défaire au profit des pauvres.

 

            Quoad Obedientiam, testis respondit:

            Je ne doute pas que le Serviteur de Dieu n'ait pratiqué la vertu d'Obéissance aussi bien que toutes les autres vertus. Il l'avait en telle estime qu'il nous disait: Un acte de renoncement à sa propre volonté, vaut mieux aux yeux du bon Dieu que trente ou quarante jours de jeûne. Il avait souvent demandé à son évêque l'autorisation de quitter sa paroisse. Ses refus réitérés l'ont toujours trouvé obéissant. 699 Seulement en deux circonstances il a pris la fuite, convaincu qu'après coup il obtiendrait son assentiment. Mais de lui-même, après avoir tenté de fuir, il est rentré dans sa paroisse. Quant à ce qui concerne le fait de sa désertion, je crois que sa désobéissance fut plus apparente que réelle et que s'il ne rejoignit pas les drapeaux, cela tint plutôt aux circonstances qu'à un dessein préconçu.

            Il était très obéissant à toutes les lois et prescriptions de l'Église et il a toujours professé une vénération profonde pour l'autorité du Saint Siège.

 

            Quoad Religionem, testis respondit:

            La vertu de Religion brillait en Mr Vianney d'une manière toute spéciale. Elle lui faisait rechercher tout ce qui de près ou de loin se rapportait au culte et à la gloire de Dieu. Le plus petit objet lui devenait cher dès qu'il avait une signification pieuse. Il aimait les images, les croix, les scapulaires, les médailles, les confréries. Il avait une prédilection particulière pour les reliques; son église, sa chapelle de la Providence, sa chambre, en étaient remplies. Il était avide d'entendre la parole de Dieu et l'on voyait qu'il s'en faisait l'application à lui-même. J'ai déposé ailleurs sur sa dévotion au St Sacrement.

            Il tenait en grande estime toutes les pratiques de l'Église, quelques petites qu'elles fussent. Il nous recommandait de nous mettre volontiers des diverses confréries; il disait que cela fait toujours du bien; il y a tout à gagner, rien à perdre. Lui-même était du tiers-ordre de St François. Je sais que dans la récitation de son office, il se proposait à chaque heure des intentions particulières, qui avaient surtout pour objet d'honorer la passion de Notre Seigneur.

            Il avait une tendre dévotion à la Ste Vierge. Elle se manifesta dès son enfance; il avait une petite statue qui la représentait et quand il allait travailler dans les champs, il la plaçait à quelques pas devant lui pour s'exciter à son travail, et quand il l'avait atteinte, il la déplaçait, la portait plus loin et recommençait ainsi à diverses reprises. Chaque samedi il disait autant que possible la messe en l'honneur de la Ste Vierge. Je crois que c'est par suite d'un voeu. Le soir à la prière, il récitait le chapelet de l'Immaculée Conception. Il ajoutait à l'Ave Maria qu'il avait coutume de dire lorsque l'heure sonnait, cette invocation: 700 Bénie soit la très sainte et Immaculée Conception de la bienheureuse Vierge Marie. Il engageait ses paroissiens à être fidèles à cette pratique. Il mettait le plus grand zèle à propager la dévotion à la Sainte Vierge. Il a consacré sa paroisse à son Coeur Immaculé, ainsi qu'en fait foi un tableau déposé dans l'église d'Ars. Il a conduit processionnellement sa paroisse en pèlerinage à Notre Dame de Fourvières.

            Sa dévotion aux saints n'était pas moins remarquable; il lisait habituellement leurs vies et en tirait pour ses instructions les traits les plus touchants. Il n'a pas renoncé à cette lecture, même à l'époque du pèlerinage, lorsqu'il passait sa journée toute entière au confessionnal et qu'il rentrait chez lui le soir assez tard et accablé de fatigue. Souvent le matin, en faisant sa chambre, j'ai trouvé sa vie des saints sur sa table. Il honorait quelques saints d'un culte particulier, St Joseph, St Jean-Baptiste, Sainte Colette, etc.; mais surtout sainte Philomène.

            Il s'appliquait dans ses prières au soulagement des âmes du purgatoire; il engageait non seulement à prier pour elles, mais encore à les prier. Elles ne peuvent rien pour elles-mêmes, disait-il, mais elles peuvent beaucoup pour leurs bienfaiteurs.

            Il recommandait beaucoup l’oeuvre de la propagation de la foi et il disait à ce sujet: Dieu ne permettra pas qu'on perde la foi en travaillant à la procurer aux autres.

 

            Quoad Orationem, testis respondit:

            Je crois que l'Oraison de Mr Vianney était continuelle et qu'il ne perdait jamais de vue la présence de Dieu.

 

            Quoad Fortitudinem, testis respondit:

            Mr Vianney a pratiqué toute sa vie la vertu de force. Je crois même que c'est l'une des vertus qui ont le plus brillé en lui. Elle s'est manifestée par sa confiance en Dieu et sa constance inaltérable, dans set vie mortifiée et dans ses diverses épreuves.

 

            Quoad Patientiam, testis respondit:

            La Force de Mr Vianney s'est surtout manifestée par sa patience. 701 Dans les dernières années de sa vie, il était sujet à de vives douleurs d'entrailles, à de violents maux de tête; il était tourmenté par une toux fréquente. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre. Quand il succombait et n'en pouvait plus, il disait agréablement: Ah! vraiment, il y a de quoi rire!... Quel que fût l'excès de sa fatigue, jamais il n'a différé d'un seul instant d'aller administrer les sacrements dans sa paroisse et même dans les paroisses voisines. Sa Patience n'a pas moins paru dans les épreuves et les contradictions auxquelles il a été en butte. Il nous citait à ce sujet un exemple: Un saint dit un jour à l'un de ses religieux: Allez au cimetière et dites beaucoup d'injures aux morts; le religieux obéit. A son retour, le saint lui demanda: Que vous ont-ils répondu? - Rien. - Eh! bien, retournez encore et vous leur ferez beaucoup d'éloges. Ayant obéi de nouveau, le religieux revint. - Que vous ont-ils dit cette fois? - Rien. - Eh! bien, dit le saint, si l'on vous adresse des éloges ou des injures, faites comme eux.

            Il me reste encore quelques traits à citer sur sa patience. Étant allé un jour administrer un malade dans une paroisse voisine, après son retour il nous dit: J'étais plus malade que le malade. Dans une autre circonstance il alla faire un enterrement dans une paroisse du voisinage; le froid était terrible; il revint le visage presque gelé. Une autre fois, il fut obligé, après avoir rempli un ministère semblable, de rentrer de nuit, par des chemins pleins d'eau et de boue; il arriva à Ars dans un état pitoyable. Dans toutes ces circonstances et autres semblables, non seulement il ne se plaignait pas, mais il paraissait content.

            En cela il avait d'autant plus de mérites, qu'il était naturellement très vif. Un jour, une chose l'ayant fortement contrarié à la Providence, il nous disait: Si je ne voulais pas me convertir, je me fâcherais. Et en prononçant ces paroles, il conservait tout son calme.

 

            Quoad Temperantiam, testis respondit:

            La mortification a paru en Mr Vianney pendant toute sa vie d'une manière extraordinaire. Je sais que pendant qu'il étudiait à Ecully, il se mortifiait déjà dans sa nourriture. Il nous parlait souvent des mortifications de Mr Balley. 702 Nous avons toujours pensé que pendant qu'il était vicaire chez lui, il s'était appliqué à marcher sur ses traces. Nous lui avons entendu dire souvent qu'ils mangeaient pendant longtemps ensemble du même mets.

            Pendant les premiers temps de son séjour à Ars, Mme Renard d'abord, Melle Lacan ensuite, ont eu toutes les peines du monde à lui faire accepter quelques soulagements. Le plus souvent, il distribuait aux pauvres les provisions qu'on lui apportait. Un jour, elles lui avaient fait de beaux matefaims; elles savaient qu'il les aimait beaucoup. Quand il rentra, elles l'engagèrent à en manger. Eh! bien, disons notre benedicite, dit-il; et il se leva, fit le signe de la croix, récita la prière avant le repas, prit l'assiette sur laquelle se trouvaient les matefaims et partit comme un trait pour les porter aux pauvres, à la grande désolation de ces bonnes filles, qui lui criaient: Ah! Mr le Curé, nous ne vous les donnons pas! - Je croyais cependant, reprit-il, que tout ce qui était chez moi m’appartenait.

            Elles désiraient beaucoup manger une fois avec lui. Un jour il les invita et au repas, il leur servit quelques morceaux de ce mauvais pain qu'il achetait des pauvres. La leçon fut bonne et l'on se dispensa désormais de revenir à la charge.

            Ce que je vais dire maintenant m'est tout à fait personnel; je vais parler de ce que j'ai vu et de ce que j'ai entendu. Il ne se mettait en aucune façon en peine de tout ce qui concernait ses vêtements. Au commencement et pendant qu'il avait un peu plus de temps disponible, il raccommodait lui-même ses bas, et à la longue, il y avait fait tant et de telles coutures, qu'elles devaient lui déchirer les pieds. Nous étions obligées dans la suite de tenir son linge et de ne le lui distribuer qu'à mesure qu'il en avait besoin. Vers la fin de sa vie, nous avions soin de lui faire des vêtements un peu plus chauds, quoique cependant très simples et très pauvres; il les prenait sans s'inquiéter de rien.

            Il couchait sur un mauvais lit très dur; chaque soir, avant de se coucher, il en enlevait le matelas. Afin de ne pas lui donner inutilement cette peine, nous avons fini par ne plus le mettre. Il n'y avait que peu de feuilles de maïs dans son garde paille; encore trouvait-il presque toujours qu'il y en avait trop; il les sortait et les jetait à côté du lit ou au feu. Afin de l'en empêcher, nous avons pris le parti de coudre toutes les ouvertures de son garde paille. Je me suis dès lors aperçue, en faisant son lit le matin, qu'il avait repoussé les feuilles de chaque côté, en sorte qu'entre son corps et la planche du lit, il n'y avait que l'épaisseur d'une toile. Son traversin était en paille. J'ai entendu dire que dans les premières années de son ministère à Ars, il vivait fréquemment de quelques pommes de terre, de quelques matefaims qu'il faisait cuire lui-même. On m'a assuré qu'il est resté plusieurs jours sans manger. Afin de le surprendre, on lui dit un jour: Mr le Curé, on dit que vous êtes resté tant de temps sans manger. - Oh! non, répondit-il, pas autant que cela, on exagère. J'ai également entendu dire qu'il avait essayé de vivre d'herbages. 703 Je puis assurer pour l'avoir vu que pendant tout un carême, il n'a pas mangé plus d'une livre de pain avec un peu de lait chaque jour. Il est arrivé très souvent que nous lui apportions quelque nourriture; nous trouvions la porte fermée; nous l'appelions; il finissait par nous crier: Je n'ai besoin de rien, je ne veux rien. On s'en retournait jusqu'à une autre fois. Il nous a dit fréquemment: Vous ne viendrez pas jusqu'à telle époque; il s'agissait de plusieurs jours. Malgré ses ordres, nous voulions souvent forcer la consigne; il était ordinairement inflexible. La même chose est arrivée avant nous à Mme Renard et à Melle Lacan.

 

 

705      Session 75 - 5 Août 1863 à Sh du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Il n'y a jamais eu une régularité bien exacte dans le nombre et dans les heures de ses repas; il en faut dire autant de la nature et de la quantité de nourriture qu'il prenait. Il n'est qu’un seul point dont il ne s'est jamais départi, c'est l'extrême mortification qu'il a toujours pratiquée. 706 Je puis dire néanmoins d'une manière générale, que, dans la matinée, à une heure indéterminée, il prenait un peu de lait. Vers midi, il faisait son repas principal, qui consistait ordinairement en un bol de lait dans lequel nous mettions quelquefois un peu de chocolat. Lui-même y émiettait un petit morceau de pain; c'était tout son repas. Souvent il nous disait de faire réchauffer la tasse de lait qu'il n'avait point achevée à son déjeuner du matin. D'autres fois, il se contentait d'un petit plat et il n'en prenait que très peu. Lorsque nous avons voulu lui préparer plusieurs mets, il nous en a réprimandées et s'est toujours réduit à un seul. Il n'a jamais voulu laisser mettre de sucre que dans un peu de café qu'il prenait parfois. Le soir, lorsqu'il rentrait dans sa cure après une longue journée de confession, il n'acceptait qu'un verre d'eau, dans lequel il nous permettait de temps en temps de mettre un peu de vin.

            Nous lui faisions fréquemment des observations sur un genre de vie aussi sévère: J'ai un bon cadavre, nous répondait-il, je suis dur. Si parfois nous ajoutions quelque chose d'un peu meilleur à sa nourriture, il le refusait en nous disant: Ce que j'ai l'habitude de prendre est bien encore trop; il y a tant de pauvres gens qui souffrent et qui n'ont pas suffisamment à manger. Il ajoutait: Si vous aviez un peu de charité pour moi, vous ne me prépareriez pas tant de choses; vous me conduirez en purgatoire. Quelquefois néanmoins, pour ne pas trop nous faire de la peine, il acceptait. Il mangeait ordinairement debout; il lui est même arrivé de prendre son petit bol de lait, de l'emporter et de le manger en traversant la place qui est à côté de l'église. Je ne pense pas qu'il consommât habituellement une livre de pain par semaine.

            Les jours de jeûne, il n'a jamais rien pris dans la matinée, il s'est toujours contenté de ce repas de midi dont j'ai parlé.

            A la fin de sa vie, il a consenti à apporter quelques légers adoucissements à son régime; il se les reprochait comme une immortification, et nous disait fréquemment qu'il était devenu gourmand. C'est alors seulement qu'il a consenti à accepter quelquefois un peu de viande. Ces adoucissements étaient une nécessité; sa santé était tellement affaiblie qu'il ne pouvait plus se soutenir. 707 Ah! si je n'étais pas obligé de parler autant, disait-il, si je pouvais me retirer dans la solitude, je mangerais bien moins.

            J'ai vu moi-même bien souvent ses instruments de pénitence, et en particulier sa discipline; elle consistait en trois chaînes de fer, au bout desquelles étaient attachées, tantôt des plaques du même métal, tantôt de petites clefs. J'ai remarqué qu'elles n'y restaient pas longtemps et j'en ramassais les débris épars dans sa chambre. Il m'a demandé une fois sa discipline qu'il avait perdue. Je lui ai répondu que je ne savais pas ce qu'elle était devenue. Il m'a priée de lui acheter des chaînes de fer, j'ai refusé. J'ai fréquemment trouvé ses linges ensanglantés. On connaissait qu'il se donnait la discipline de la main droite car il y avait beaucoup plus de sang à l'endroit de ses linges qui correspondait à l'épaule gauche. Je crois qu'il se faisait de temps en temps des plaies assez profondes, car je trouvais avec le sang des traces de suppuration. Il a manifesté la volonté qu'on ne le dépouillât pas après sa mort. Il prétendait que cette mortification corporelle était très utile à l'âme: Ça réveille les fibres, disait-il. Il la portait jusque dans les plus petites choses. Il ne respirait jamais une bonne odeur, ne s'appuyait pas quand il était à genoux. Dans sa dernière maladie, les personnes qui le servaient chassaient les mouches de son visage; il leur dit: Laissez-moi donc tranquille avec mes mouches. Quoiqu'il craignît beaucoup le froid, il ne porta jamais point de manteau. Je n'ai jamais oublié mon manteau, disait-il quelquefois en riant. Pendant l'hiver, il lui arrivait d'avoir si froid aux pieds qu'il ne les sentait plus et qu'en sortant du confessionnal, il ne pouvait plus se remuer. Il ne portait habituellement pas de chapeau.

 

            Quoad Paupertatem, testis respondit:

            L’amour de la pauvreté a été, avec la mortification, la vertu spéciale de Mr. Vianney; il l'a pratiquée dans toute sa perfection. Il n'a rien possédé, ne voulait rien posséder, et se plaignait fréquemment de ne pas pouvoir devenir aussi pauvre qu'il le désirait. Il avait fini par vendre jusqu'au misérable mobilier de sa chambre. Lorsque son lit brûla, il ne manifesta pas la moindre émotion. Je ne sais si je lui ai entendu dire moi-même, à la suite de cet accident: 708 Le démon n'a pas pu avoir l'oiseau, il a brûlé la cage; quoiqu'il en soit, je suis assurée d'avoir ouï cette parole d'autres personnes qui m'ont affirmé l'avoir entendue de la bouche de Mr le Curé.

            Rien n'était plus pauvre que sa chambre, la seule pièce habitable de la cure. Je me rappelle avoir vu les ronces qui, par la fenêtre, avaient envahi la cuisine. Un jour, Catherine Lassagne voulut remplacer par une tasse en faïence la mauvaise écuelle dont il se servait pour ses repas; il se hâta de la faire disparaître, comme un objet de luxe.

            Il ne pratiquait pas moins la pauvreté dans la manière de se vêtir. Ses habillements étaient grossiers. Nous étions obligés de lui tenir en réserve une soutane de rechange et encore devions-nous prendre la précaution de ne pas la laisser trop longtemps dans sa chambre, car elle n'aurait pas tardé à disparaître au profit des pauvres; il en était de même du reste de son linge. Quand nous voulions changer quelques uns de ses vêtements, parce qu'ils étaient malpropres ou trop usés, il nous répondait: C'est bien bon pour le Curé d'Ars. Il n'acceptait de nouveaux habillements, de nouvelles chaussures qu'à la dernière extrémité. Il aimait néanmoins beaucoup la propreté; il changeait très fréquemment son linge de corps, ce qui ne l'empêchait pas de porter habituellement une soutane et des souliers assez malpropres; je crois que c'était par humilité.

            Il recevait beaucoup d'argent, mais il n'y était attaché en aucune manière, il le destinait entièrement à ses bonnes oeuvres. Il disait que pour beaucoup recevoir, il fallait beaucoup donner. J'ai entendu dire qu'un jour, par mégarde, il brûla un billet de banque. Il ne manifesta pas de regrets et se contenta de dire: Il y a moins de mal qu'à un péché véniel.

            Quelque rapproché qu'il fût du passage du chemin de fer, il n'a pas eu la curiosité d'aller le voir.

 

            Quoad Humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis respondit:

            Il y avait beaucoup de simplicité et d'abandon dans Mr Vianney; c'était l'un des traits les plus marquants de son caractère. Chez le Serviteur de Dieu, il n'y avait point d'ostentation, rien de contraint ni d'affecté; mais de la candeur, de l'ingénuité, de la naïveté, qui se combinaient avec une remarquable finesse d'esprit. Il était plein de gaieté, et dans ses conversations, il disait volontiers quelques mots qui faisaient sourire. 709 Il avait des réparties très spirituelles.

            Avant de parler de son humilité, je dois faire une remarque importante. Mes compagnes et moi, nous avons souvent appris par Mr Vianney lui-même des choses qui le concernaient; ce n'est pas qu'il aimât à nous entretenir de lui; rien au contraire n'était plus opposé à ses habitudes; je ne pense pas qu'aucun homme ait été plus mort à lui-même. Mais par suite de cette simplicité et de cette naïveté que j'ai signalées plus haut, il s'oubliait parfois et se laissait aller à la conversation. Dans ces bons moments, nous usions d'une certaine industrie; nous n'avions pas l'air de vouloir apprendre ce que nous tenions le plus à savoir; nous faisions les indifférentes; puis nous le mettions sur la voie, nous le questionnions doucement et lui, ne se doutant de rien, nous répondait comme un enfant. S'apercevait-il de la surprise, il s'arrêtait tout à coup et nous défendait de rien révéler de ce qui lui était ainsi échappé. Cette remarque explique comment mes compagnes et moi avons pu obtenir de lui la connaissance de tant de particularités qui concernent sa vie.

            Au milieu de l'immense concours de pèlerins, qui venaient à Ars et qui l'entouraient de leur vénération, il n'a jamais laissé apercevoir le moindre signe de vanité. Il m'a toujours paru mort aux louanges comme aux injures. Les choses merveilleuses que Dieu opérait, il en renvoyait tout l'honneur à Ste Philomène. Au fond, il était peu sensible aux guérisons du corps. Je lui ai entendu dire plusieurs fois que lorsqu'il voyait des personnes qui désiraient trop vivement leur guérison corporelle, il pensait que Dieu ne la leur accorderait pas. Le corps, disait-il, est si peu de chose. Ce qui le comblait véritablement de joie, c'était la conversion des âmes.

            En face des injures ou des outrages, il était d'un calme inaltérable. Un jour, en ma présence, un ecclésiastique se mit à lui dire des choses très dures; je me retirai à quelque distance, afin de ne pas faire de la peine à Mr le Curé; je ne pus pas suivre la conversation ; mais j'entendis à plusieurs reprises que Mr Vianney appelait cet ecclésiastique "mon ami"; et je remarquai que la figure du Serviteur de Dieu demeura calme et bienveillante.

710      Il est arrivé quelquefois que des prédicateurs étrangers se sont permis de faire son éloge en chaire et en sa présence. Rien n'égalait alors sa confusion. Quelquefois même, il se retirait dans la sacristie, afin de ne pas les entendre.

            Il fut très ennuyé lorsque l'on commença à vendre son portrait à Ars; il ne l'appelait que son carnaval. On me pend, on me vend, disait-il; il finit par s'y habituer. Quelquefois des pèlerins lui présentaient son portrait à signer ou à bénir; il s'y refusait et ne l'a jamais fait que par surprise.

            Des artistes ont cherché à reproduire ses traits par le dessin, ou à les modeler pour avoir son buste. Ils se plaçaient pour cela dans quelque coin de l'église pendant ses catéchismes ou ses instructions; il s'en est aperçu et les a sévèrement réprimandés. Toutefois, il ne trouvait pas mauvais qu'on prît des notes pendant ses catéchismes, il y voyait un bien pour les âmes.

            Il recommandait fréquemment l'humilité dans ses instructions. L'humilité, disait-il, est la chaîne du chapelet de toutes les vertus. Il racontait qu'une personne demandait un jour à un saint, ce qu'il faudrait faire pour être sage. - Bien aimer le bon Dieu, avait répondu le saint. - Eh! comment faire pour bien aimer le bon Dieu?... - Humilité, Humilité!. Il racontait encore que le diable apparut un jour à St Macaire, et qu'il lui dit: Tout ce que tu fais, je le fais: tu jeûnes, moi je ne mange jamais; tu veilles, moi je ne dors jamais. Il n'y a qu'une chose que tu fais et que je ne puis faire. - Eh! quoi donc? - M'humilier.

            La visite des personnages importants qui se trouvaient assez fréquemment au nombre des pèlerins, n'inspirait au Serviteur de Dieu aucun sentiment d'orgueil ; il avait pour eux tout le respect et toute la déférence qui étaient dus à leur caractère ou à leurs dignités; mais il préférait, comme j'ai déjà déposé, à leur visite, celle d'une pauvre femme, venant solliciter quelques secours.

            Lorsque Mgr Chalandon, évêque de Belley, le nomma chanoine et lui donna le camail à l'entrée de l'église, il parut excessivement embarrassé, et le jour même, il vendit cet insigne d'honneur. 711 Je sais qu'il n'a jamais porté la croix d'honneur, qui lui avait été accordée par le Gouvernement français.

 

 

713      Session 76 - 5 Août 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            La vertu de chasteté a toujours été très chère à Mr Vianney et il l'a pratiquée toute sa vie dans toute sa perfection. Il n'eut jamais régulièrement à son service des personnes du sexe. 714 Nous-mêmes nous avons été constamment obligées de prendre les précautions les plus rigoureuses pour lui rendre les soins les plus indispensablement nécessaires. Nous n'entrions dans sa chambre qu'avec appréhension. Je faisais son lit le matin pendant qu'il était à l'église. Même alors qu'il était malade, nous osions à peine nous approcher de lui pour lui procurer quelques soulagements, ou pour le soigner. Jamais nous n'avons aperçu en lui rien qui ressemblât, même de loin, à la familiarité; il nous inspirait les sentiments du plus grand respect et de la plus profonde vénération. Je sais qu'il n'était pas moins sévère pour les autres que pour nous et je n'ai jamais entendu dire que sa réputation ait été attaquée le moins du monde sous ce rapport.

 

            Interrogatus demum an sciat vel dici audiverit, servum Dei unquam aliquid gessisse virtutibus supradictis quoquo modo contrarium, testis respondit:

            Je n'ai jamais rien vu ou entendu qui soit contraire aux vertus sur lesquelles je viens de déposer. Je n'ai rien remarqué en lui que j'aie pu considérer comme un péché ou une faute.

 

            Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je suis convaincue que le Serviteur de Dieu a pratiqué dans un degré héroïque toutes les vertus sur lesquelles je viens de déposer et je ne pense pas qu'on puisse les pratiquer mieux que lui. Par vertu héroïque, j'entends une vertu supérieure à celle qu'on rencontre même dans les très bons chrétiens. Il a persévéré jusqu'à la fin sans aucune espèce de relâchement dans la pratique des vertus les plus héroïques. Je crois avoir suffisamment fourni la preuve de mon affirmation dans toute la suite de ma déposition.

 

            Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            En l'écoutant dans ses instructions, j'ai souvent remarqué que sa voix était émue; je n'ai pas vu s'il pleurait, car j'ai déjà dit qu'il nous avait défendu de regarder à l'église. Mais j'ai entendu dire qu'il répandait parfois des larmes abondantes.

715      J'ai entendu dire qu'il lisait au fond des coeurs, mais je ne puis rien assurer de positif à ce sujet.

            J'ai entendu parler de beaucoup de merveilles qui se sont opérées à Ars par le moyen du Serviteur de Dieu et par l'intercession de Ste Philomène, à qui il avait coutume d'adresser tous les malades. On parlait si souvent de ces choses extraordinaires, que pour mon compte je n'y faisais presque aucune attention. J'ai cependant été témoin d'un fait. Une jeune personne de St Etienne qui était estropiée était venue à Ars pour obtenir sa guérison. Elle fut guérie subitement à l'église ; un instant après, elle fut conduite par ses parents à la Providence; le fait nous fut immédiatement raconté; Mr le Curé arriva et se mit à genoux pour remercier Dieu de cette guérison.

            J'ai entendu dire à Mr le Curé qu'un homme lui avait amené un jour son enfant ayant une loupe sur le nez; que ce brave homme l'avait prié de toucher la loupe de l'enfant avec son doigt, et Mr le Curé ajoutait: Je l'ai fait pour lui faire plaisir et Dieu a récompensé sa foi. La loupe avait disparu.

            Le Serviteur de Dieu attribuait également à la foi d'un père de famille la guérison suivante. Un pauvre père avait apporté sur ses bras un enfant tout perclus; l'enfant fut guéri subitement à la chapelle de Ste Philomène; je l'en ai vu moi-même sortir marchant très bien.

            Deux multiplications de blé ont eu lieu à ma connaissance. La première dans le grenier de la cure qui était au-dessus de la chambre de Mr le Curé. Un jour que j'étais chez lui, Mr Vianney m'invita à monter avec lui dans ce grenier; je le suivis; lorsque nous fûmes: entrés, il me montra deux tas de blé qui se touchaient, l'un petit et l'autre assez grand. Avec une petite baguette qu'il avait à la main, il me fit voir la quantité de blé qui était quelques jours auparavant dans le grenier; c'était le petit tas; et il me dit que tout le reste, c'est-à-dire le gros tas, avait été ajouté miraculeusement. Je lui dis: Mr le Curé, il faut bien que ce soit vous qui me le disiez pour que je le croie.

716      L'autre fait s'est passé aussi à la cure, mais dans un autre grenier. Marie Filliat, ma compagne, trouva un jour dans un très gros tas de blé un reliquaire appartenant à Mr le Curé. Ma compagne et moi, nous savions très bien qu'auparavant il y en avait très peu. Le tas cependant était devenu si considérable que nous étions étonnées que les poutres de la cure pussent le porter.

            A l'époque d'une très grande sécheresse, nous n'avions plus qu'un peu de farine et il nous était impossible de faire moudre. Nous étions dans un grand embarras à cause de nos enfants. Catherine Lassagne et moi nous pensâmes que si Mr le Curé le demandait au bon Dieu, il obtiendrait que notre reste de farine suffirait pour faire une fournée. Nous nous communiquâmes notre pensée, nous ne voulûmes rien faire sans l'avoir prévenu; nous allâmes le trouver et après lui avoir exposé la situation embarrassante où nous nous trouvions, nous lui demandâmes ce qu'il fallait faire. Il nous répondit qu'il fallait pétrir. Je me mis à l'oeuvre, non sans une certaine appréhension, n'ayant que peu de farine et en quantité tout à fait insuffisante pour faire une fournée. Je mis d'abord très peu d'eau et de farine dans le pétrin; mais je m'aperçus bientôt que ma pâte demeurait trop épaisse; j'ajoutai de l'eau d'abord, puis de la farine ensuite, si bien qu'à la fin le pétrin était rempli et que ma petite provision de farine n'était pas épuisée. J'eus de quoi faire une grande fournée de pain. Ce fait s'est renouvelé une autre fois à peu près de la même manière.

 

            Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je ne sais rien sur cet interrogatoire.

 

            Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu est mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf, d'une maladie d'épuisement; il s'est éteint comme une lampe qui n'a plus d'huile. Je l'ai vu plusieurs fois dans sa dernière maladie et je puis attester qu'il a montré les plus grands sentiments de foi et de piété et qu'il a conservé la patience dans tous ses maux. 717 Les vertus dont il avait donné l'exemple pendant sa vie ne se sont pas démenties dans ses derniers moments. Il a reçu les sacrements de l'Eglise.

 

            Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Après la mort du Serviteur de Dieu, son corps a été exposé dans l'une des chambres basses de la cure. Le concours des fidèles autour de son corps a été très considérable; il a été plus grand encore à ses funérailles. Il y a eu des personnes de toutes les conditions. Je ne connais aucun fait extraordinaire accompli en cette circonstance.

 

            Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le corps de Mr Vianney a été enseveli au milieu de l'église d'Ars. Une pierre de marbre noir a été déposée sur son tombeau; elle est à fleur du sol; elle était protégée dans le principe par une grille en fer, qui a été enlevée. Les fidèles affluent en grand nombre dans l'église d'Ars pour se recommander au Serviteur de Dieu. Je ne sache pas qu'on lui ait jamais rendu un culte public; j'ai même assisté à un service solennel, célébré le trois de ce mois pour le repos de son âme.

 

            Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            La réputation du Serviteur de Dieu, soit pendant sa vie, soit après sa mort, a été celle d'un saint. Telle est l'opinion publique. J'entends par opinion publique l'idée générale que le public se fait des personnes ou des choses. L'origine de cette réputation ne peut être attribuée qu'aux vertus du Serviteur de Dieu et aux dons extraordinaires dont il a été comblé. Cette opinion n'est pas seulement celle de la foule, des personnes peu instruites, mais elle est partagée par les personnes les plus graves et les plus instruites. Je sais cela parce que je vois chaque jour arriver à Ars des personnes de toutes les classes. Depuis sa mort, cette réputation s'est étendue au loin; loin de diminuer, elle n'a fait que grandir avec les années. Actuellement on voit arriver à Ars des gens de tous les pays du monde. 718 Il n'est pas à ma connaissance que personne ait attaqué cette réputation du Serviteur de Dieu. Je regarde moi-même le Serviteur de Dieu comme un très grand saint, car je ne pense pas que tous les saints aient été aussi saints que lui.

            La vénération des fidèles se manifeste de mille manières différentes. On se dispute les moindres objets qui lui ont appartenu; on veut avoir de lui quelques souvenirs, un morceau de linge, etc.; on visite avec le plus grand empressement la chambre qu'il habitait et où il est mort; on va prier sur son tombeau et on sollicite par son intercession les grâces les plus extraordinaires.

 

            Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai déjà dit qu'il n'était pas à ma connaissance que la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu ait été attaquée.

 

            Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'entends dire fréquemment qu'il s'opère des choses extraordinaires par l'intercession du Serviteur de Dieu; mais je ne m'en occupe pas du tout.

 

            Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai rien à ajouter à ma déposition.

 

            Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

            Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eandem perseverare, et illam iterum confirmavit.

 

            Quibus peractis, injunctum fuit praedicto testi, ut se subscriberet, prout ille statim, accepto calamo, cum nunc nimis caecutiat, signum crucis fecit, ut sequitur.PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE SAINT JEAN


MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN XIII - LAURE JUSTICE FRANÇOISE - COMTESSE DES GARETS D'ARS

763           Session 82 - 20 Août 1863 à 2h de l'après-midi

 

764      Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationiis et Canonizationis, respondit:

Je connais la nature et l'importance du serment que je viens de faire. Je promets de faire connaître la vérité telle qu'elle est; je n'ai point l'intention de cacher rien qui fût défavorable, ou contraire à la cause du Serviteur de Dieu.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Laure Justine Françoise comtesse des Garets d'Ars, née du Colombier. Je suis née à St Albin, près Pont-Beauvoisin (Isère) le vingt-cinq juillet mil huit cent quatre. Mon père se nommait Joseph César du Colombier et ma mère Marguerite Aimée de Corbeau de Vaulserre. Ma position de fortune, grâces à Dieu, est au-dessus d'une honnête aisance.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai le bonheur de m'approcher de temps en temps des sacrements pendant l'année et j'ai communié le jour de l'Assomption.

 

Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais été appelée en justice.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai encouru ni censures, ni peines ecclésiastiques.

 

Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Personne ne m'a instruite, ni de vive voix, ni par écrit de ce que j'avais à dire. J'ai lu quelques uns des Articles du Postulateur. Je dirai dans ma déposition, non ce que j'ai lu, mais ce que j'ai vu ou entendu.

 

Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai une grande affection et une grande dévotion pour le Serviteur de Dieu; je désire vivement sa Béatification; mais je n'ai d'autre intention et d'autre but que la gloire de Dieu. 765

 

Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu est né à Dardilly. J'ignore ce qui concerne l'enfance et la jeunesse de Mr Vianney, sauf quelques détails que je donnerai plus loin. J'ai seulement le souvenir des tableaux pleins de grâce et de sentiment qu'il nous faisait en chaire de sa vie sous le toit paternel, de l'hospitalité que l'on donnait aux pauvres, des veillées où les serviteurs travaillaient avec les maîtres au coin du feu, des habitudes de piété de la famille. Chaque fois qu'il parlait de l'amour filial, sa voix et ses yeux étaient remplis de larmes. Il dit un jour en chaire: Un enfant bien né ne doit pas pouvoir regarder sa mère sans pleurer. Une autre fois, à la prière du dimanche, il ajouta que quand il voyait sa mère, la soirée s'écoulait à parler ensemble et que le temps passait bien vite. Il a dit qu'il ne passait pas un jour sans penser à sa mère et à Mr Balley.

 

Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Il a passé son enfance à Dardilly et une partie de son adolescence à Ecully, et comme je l'ai dit à l'interrogatoire précédent, j'ai peu de détails à donner sur cette partie de sa vie.

 

Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai appris que Mr Vianney était resté longtemps chez Mr Balley, curé d'Ecully, pour y faire ses études, qu'il apprenait avec beaucoup de peine.

 

Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais bien positivement que le Serviteur de Dieu dut interrompre le cours de ses études pour obéir à la loi de la conscription militaire. Il en parlait lui-même; un jour je lui ai entendu dire en chaire: Quand j'étais déserteur. J'ignore les détails concernant ce fait.

 

Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne sais pas quand il put reprendre le cours de ses études. Le Père Deschamps, jésuite, a dit à ma belle-soeur que Mr Vianney éprouvait de grandes difficultés et qu'il l'avait souvent aidé pour ses thèmes et ses versions. J'ai toujours entendu dire qu'il avait été ordonné prêtre à Grenoble.

 

Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

766      J'ai appris de personnes dignes de foi qu'aussitôt après son ordination, il avait été placé comme vicaire dans la paroisse d'Ecully, et qu'il y avait une louable émulation entre le curé et le vicaire pour la pratique des vertus et surtout de la mortification et l'usage des instruments de pénitence. La chose alla si loin que le curé dénonça son vicaire à l'autorité diocésaine, et le vicaire son curé, comme dépassant les bornes.

 

Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Il fut nommé curé d'Ars vers l'année mil huit cent dix-huit. La paroisse était depuis quelque temps sans pasteur; on fut étonné quand on entendit sonner la messe, et on se dit: Voilà un nouveau curé qui nous arrive. J'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu, voyant l'église d'Ars si pauvre, si petite, si solitaire, eut l'inspiration qu'elle deviendrait plus tard le centre d'un grand concours. J'ai su que les habitudes de piété régnaient peu dans la paroisse d'Ars au moment de l'arrivée de Mr Vianney; j'ai su qu'il y avait plusieurs abus. Le nouveau curé s'efforça de suite d'inspirer la piété et de détruire les abus; il finit par réussir.

 

Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu pour réformer sa paroisse institua de pieuses associations, telles que le Rosaire et la Confrérie du St Sacrement, ou du moins, s'il ne les établit pas, il leur donna une nouvelle vie. Il fonda une école de filles et plus tard une école de garçons. Pour fonder celle des filles, il sacrifia une partie de son patrimoine et reçut les dons de la charité. Ce furent d'abord de pieuses filles qui la dirigèrent; elle fut ensuite confiée aux soeurs de St Joseph. L'école des garçons a toujours été sous la direction des Frères de la Ste Famille. Ces établissements ont eu d'excellents résultats. Je ne saurais répondre aux autres questions de l'interrogatoire.

 

Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Il a rempli tous ses devoirs de manière à exciter constamment mon admiration. Je n'ai jamais aperçu la moindre défaillance dans l'accomplissement de ses devoirs. A la difficulté soulevée par ses absences de sa paroisse au moment des missions et des jubilés, je réponds que le Serviteur de Dieu pourvoyait à son remplacement, ou prenait des moyens pour que sa paroisse n'en souffrît pas. 767 Quant à ses fuites, je ne sais pas les expliquer au point de vue du droit; je crois qu'elles tenaient à son grand amour pour la solitude. Ce désir s'est montré bien souvent; il se reproduisait plus fréquemment encore lorsqu'il recevait la visite de son évêque. Il pleurait, gémissait, jeûnait avant de formuler la demande de se retirer, et il avait besoin de conserver l'espoir d'obtenir un jour cette permission si souvent sollicitée et toujours refusée.

 

Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu a eu beaucoup d'épreuves et de contradictions; il a été longtemps méconnu, même par le clergé. Sa vie extraordinaire en avait été la première occasion; on l'attribuait à l'amour propre. Les paroles qu'on lui prêtait ou qu'on avait mal comprises étaient une nouvelle source de contradictions. Pauvre curé d'Ars, disait-il, dans ces circonstances, on le fait bien parler et il ne dit rien. Plus tard le pèlerinage, tout en le consolant, lui occasionnait de nouvelles peines et de nouveaux embarras. L'affluence des visiteurs, les exagérations de prix des logeurs, les contestations au sujet des voitures, lui causèrent beaucoup d'ennuis et de tracasseries. Toutes ces peines, ces contradictions, il les a supportées constamment avec une admirable patience. Il aimait ceux qui le persécutaient et il se serait sacrifié pour eux.

 

Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney a pratiqué toutes les vertus chrétiennes à la perfection pendant tout le cours de sa vie. C'est là ma conviction profonde. Elle a été produite en moi par tout ce que j'ai vu, appris ou entendu.

 

Quoad Fidem, testis respondit:

La Foi de Mr Vianney se manifestait dans ses paroles et dans ses oeuvres; elle était le principe et le mobile de ses admirables vertus. Oh! si nous avions la foi, disait-il souvent avec douleur... Mais c'est qu'on n'a pas la foi, reprenait-il avec des larmes abondantes, toutes les fois qu'il avait à parler de transgression à la loi de Dieu. J'ai été singulièrement frappée et impressionnée des actes et des paroles qui révélaient sa grande foi.

J'ai toujours entendu parler de la manière sainte dont Mr Vianney avait passé son enfance. Sa vertueuse mère s'efforçait de l'initier aux pratiques de la piété.

768      Je sais que le Serviteur de Dieu prit possession de la cure d'Ars le neuf Février mil huit cent dix-huit. Il se fit bien vite remarquer par sa grande piété, ses prières prolongées à l'église, le genre de vie mortifiée et pénitente qu'il avait embrassée. Il n'y a pas très longtemps, Mr Jean Pertinand me rappelait l'impression profonde qu'il éprouvait, lorsqu'il était encore enfant, en voyant le Curé d'Ars en prière à l'église. Sa figure paraissait comme radieuse et à la manière dont il regardait le tabernacle, on aurait dit qu'il voyait quelque chose d'extraordinaire.

Dans ses longues oraisons devant le saint sacrement, il priait, j'en ai la conviction, pour la conversion des pécheurs, pour les âmes du purgatoire et surtout pour ses paroissiens. Il régnait à Ars plusieurs abus, comme dans les paroisses environnantes; la fête patronale était l'occasion d'une danse publique, appelée vogue; le saint jour du dimanche n'était pas assez respecté; on s'approchait rarement des sacrements. Le bon Curé, par sa piété, ses exhortations, ses visites à ses paroissiens, finit par faire d'Ars une paroisse modèle. Quoiqu'il parlât d'une manière paternelle, il ne laissait pas de s'élever avec force et autorité contre les abus. Je me rappelle qu'un Dimanche il tonna contre une vogue qui devait avoir lieu le jour même dans le haut de la paroisse. Le curé d'Ars pouvait seul parler de cette manière. Il était très sévère contre les danses; il avait fait mettre sur l'arcade de la chapelle qu'il avait fait élever en l’honneur de St Jean-Baptiste: "Sa tête fut le prix d'une danse." On essaya en mil huit cent trente de rétablir la vogue; on y renonça en voyant le vif chagrin du bon Curé.

Dès mil huit cent vingt-six, époque de mon arrivée à Ars, j'ai vu le Dimanche parfaitement observé, Mr Vianney n'accordait aucune permission pour travailler, quelles que fussent les menaces du temps ou les intempéries de la saison. Je n'ai connu qu'une exception, c'était pour le forage d'un puits; il y avait danger à suspendre les travaux. Il ne voulait pas même qu'on voyageât le Dimanche. Un pèlerin lui demanda après Vêpres la permission de partir. 769 Mr Vianney refusa. Mr l'abbé Taillade, qui se trouvait présent, en parut surpris et demanda au Curé d'Ars pourquoi il avait refusé. On peut à la rigueur l'accorder, répondit-il; mais moi, Curé d'Ars, avec les habitudes que j'ai introduites dans la paroisse, je ne puis pas le faire.

 

 

771      Session 83 - 21 Août 1863 à 8h du matin ;

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Mr Vianney s'efforça aussi dès le commencement de son ministère à Ars à porter les fidèles à la fréquentation des sacrements. Il admettait facilement les personnes pieuses à la fréquente communion; mais il était assez sévère pour celles dont les habitudes étaient moins régulières et moins ferventes. 772 Quoiqu'il fût assez sévère, comme je viens de le dire, il sut cependant tellement se faire aimer qu'il obtenait tout ce qu'il désirait; on aurait craint en ne pas lui obéissant de le contrister et de le faire partir. Lorsqu'il eut fait refleurir les habitudes de piété, on s'aperçut qu'il admettait plus facilement à la sainte communion. J'ai remarqué que cela a eu lieu lors du séjour de Mr l'abbé Taillade, homme pieux et instruit, qui eut avec Mr Vianney de longs et fréquents entretiens sur les matières ecclésiastiques.

Le Serviteur de Dieu souffrait de voir son église si pauvre et si petite. J'ai en ma possession l'inventaire de la sacristie de l'église d'Ars à l'arrivée de Mr Vianney; rien de plus modeste, et même rien de plus pauvre. Melle d'Ars fournit tout de suite plusieurs objets. Mon beau-père m'a raconté que pour orner le maître-autel, Mr Vianney partit à pied pour Lyon et revint de même, heureux de rapporter dans ses poches de petites têtes d'anges dorés. Dès qu'il le put, il fit construire les différentes chapelles de l'église d'Ars; il ne craignit pas d'y travailler lui-même et de peindre les boiseries qui se trouvaient dans son église. Il avait un grand zèle pour tout ce qui tenait au culte; rien ne lui paraissait assez beau. Melle d'Ars m'a raconté qu'elle alla avec Mr Vianney en mil huit cent vingt-cinq acheter à Lyon un ornement pour la messe. A chaque nouvelle exhibition du marchand, il répétait: Pas assez beau; il faut plus beau que cela. Mr le Curé disait lui-même un jour au frère Jérôme: Les marchands disent: Il y a un petit curé en Bresse qui a l'air tout misérable; néanmoins il lui faut tout ce qu'il y a de plus beau et il paye bien. Les grandes statues ravissaient Mr le Curé d'Ars. Ah! si nous avions la foi, disait-il en pleurant devant un Ecce homo. Rien ne peut exprimer son contentement et sa joie lorsqu'il reçut du vicomte d'Ars, d'abord des bannières, un dais superbe, de grands reliquaires, puis un tabernacle en cuivre doré et d'autres ornements. En déballant les caisses qui les contenaient, il tressaillait d'allégresse; il appelait les bonnes femmes qui passaient et leur disait: 773 Venez donc voir de belles choses avant de mourir. Le bel ostensoir, qui se trouvait dans l'envoi du vicomte d'Ars, fut volé un jour à la sacristie. Mr Vianney déplora le crime bien plus que la perte: C'est, dit-il, une perte de biens temporels, qu'on peut facilement réparer. Il fit alors appel à la foi et à la générosité de ses paroissiens qui, dans cette occasion, comme dans beaucoup d'autres, ne voulurent pas rester en arrière de leur pasteur. Mr Vianney n'avait qu'à demander et il obtenait à l'instant ce qu'il sollicitait pour son église.

Il aimait l'éclat et la pompe des cérémonies, et ne négligeait rien de ce qui pouvait rehausser le culte dans sa paroisse. Il voulait que les processions du saint Sacrement fussent magnifiques; il veillait à ce que les reposoirs fussent parfaitement décorés. Il était heureux quand Mr des Garets promettait de faire tirer les boîtes au moment de la bénédiction. On l'entendit pendant une procession du Saint Sacrement où il paraissait très fatigué, dire avec amour à Notre Seigneur: Oh! mon Dieu, donnez-moi la force de vous porter.

Il administrait tous les sacrements avec de tels sentiments de foi, que tous les spectateurs en étaient profondément touchés. Les quelques paroles qu'il adressait aux malades, quand il leur portait le saint viatique, étaient si entraînantes qu'elles arrachaient des larmes, non seulement aux malades, mais encore à tous ceux qui avaient le bonheur de les entendre. Il savait si tien consoler et encourager les personnes que la maladie éprouvait, que plusieurs malades ont désiré mourir à Ars, afin d'avoir le bonheur d'être administrés par lui. Je sais qu'une personne s'est fait porter à Ars pour jouir de ce bonheur.

Il célébrait le saint Sacrifice de la messe tous les jours et il le faisait avec de tels sentiments de foi qu'il impressionnait tous les assistants. Un artiste disait qu'il était impossible à un peintre de rendre l'expression de la figure de Mr Vianney pendant la Ste Messe. On la voyait tour à tour reproduire l'amour, la joie, l'effroi et la douleur, avec une mobilité extraordinaire.

774      On sentait que la foi animait les paroles du Serviteur de Dieu, quand il prêchait à ses paroissiens, ou qu'il faisait le catéchisme. La première instruction que j'entendis fut une exhortation à ses paroissiens pour se préparer au jubilé. Ses cris, ses larmes nous étonnèrent; il était exténué et il ne pouvait modérer sa voix. Dans les premières années, ses instructions étaient d'une extrême longueur. Il s'abandonnait dès lors à tout le feu de sa charité. Ses sermons portaient de préférence sur les vérités terribles de notre sainte religion. Ses instructions, souvent sans divisions, étaient pleines de traits édifiants, de pensées naïves et gracieuses et souvent aussi entremêlées d'histoires du démon. Il savait par coeur la vie des saints; il en tirait un grand nombre de traits, qu'il nous racontait d'une manière très simple et parfois originale. Ses yeux lançaient parfois des éclairs et souvent aussi ils devenaient une source de larmes. Sa physionomie s'animait, et s'il est permis de parler ainsi, il mettait en scène ce qu'il racontait. Son extérieur annonçait la mortification et la pénitence. Il ne semblait pas encore avoir acquis cette ineffable douceur, qui plus tard lui a attiré tant d'âmes.

Lorsque le pèlerinage eut été fondé, n'ayant plus le temps de préparer ses instructions, il s'abandonnait pour le choix du sujet et pour les expressions à l'inspiration du moment. Sa foi et son amour pour Dieu le ramenaient sans cesse à parler du Saint Sacrement, de l'amour de Dieu, du ciel, de la prière, de l'action du St Esprit dans les âmes, de la beauté d'une âme en état de grâce, de l'horreur du péché, du malheur des pauvres pécheurs. Quand il parlait du ciel, à entendre ses cris, à voir ses gestes, on aurait dit qu'il allait s'envoler au ciel. Qu'il était beau, lorsqu'alors il nous disait en versant des larmes de bonheur: Nous verrons Dieu, oui nous le verrons pour tout de bon...!

775             Lorsqu'il prêchait sur ces sujets, sa figure exprimait avec une rapidité surprenante les différents sentiments, qui se pressaient dans son coeur. Bien des personnes ont avoué que jamais rien ne les avait autant frappées que l'expression de la figure de Mr Vianney.

Dans ses prônes et ses catéchismes, il aimait à parler des beautés de la nature; il en tirait de gracieuses comparaisons pour porter les fidèles à bénir et à aimer Dieu. "L'autre jour, disait-il dans un prône, je revenais de Savigneux; les petits oiseaux chantaient dans le bois. Je me mis à pleurer: Pauvres petites bêtes, me suis-je dit, le bon Dieu vous a créées pour chanter, et vous chantez; et l'homme, mes amis, a été fait pour aimer Dieu, et il ne l'aime pas." Longtemps, mes enfants ont conservé le souvenir de cette touchante exclamation: "Le poisson cherche-t-il les arbres et la prairie, disait Mr le Curé en parlant, dans un de ses catéchismes, de l'âme qui ne doit tendre qu'à Dieu. Non, il s'élance dans l'eau. L'oiseau s'arrête-t-il sur la terre? Non, il s'envole dans les airs. Et l'homme qui est créé pour aimer Dieu, pour posséder Dieu, ne l'aime pas et porte ailleurs ses affections." Quelquefois il terminait son prône en disant: Mettez-vous à genoux, mes frères, nous allons dire un petit chapelet. C'était lorsqu'il avait quelques grâces particulières à demander à Dieu. Dans le commencement, il récitait un chapelet ayant une petite prière avant chaque Ave Maria. Plus tard, il se contentait de dire dans cette circonstance le chapelet ordinaire.

Lorsqu'il parlait de la sainte Eucharistie, il semblait redoubler de foi et d'ardeur. Quel transport, quel amour, quelle voix tremblante et pleine de larmes! Si on comprenait bien, disait-il parfois, on ne pourrait se lever pour aller à la sainte table. 776 On se trouverait presque plus heureux que dans le Ciel, où l'on ne communie pas. Dans un prône il disait: Quand, à la messe, je tiens le bon Dieu, que peut-il me refuser?

Je l'ai entendu parler d'une manière saisissante de la vanité des choses de ce monde. Il était plein de force et de vigueur lorsqu'il prêchait sur quelque vice, et en particulier sur la gourmandise.

Je me rappelle particulièrement que parlant un jour en chaire sur la sanctification du Dimanche, il s'écria: Oh! mon âme, tu as langui toute la semaine dans les travaux, les peines, les préoccupations de la vie; mais le jour du Seigneur, tu n'as qu'à t'occuper de ton Dieu, à t'entretenir avec lui et à le prier.

Annonçant une fois un petit jubilé qui arrivait peu de temps après un grand jubilé, il s'exprima ainsi: Il y en a qui disent: pourquoi encore un petit jubilé? nous venons d'en avoir un grand. Mais, mes amis, si quelqu'un vous avait donné trois mille francs, et que quelque temps après il vint vous dire: Je veux vous donner encore trois cents francs, refuseriez-vous et mépriseriez-vous les cent écus, parce qu'il vous en aurait déjà donné mille?

Il parlait souvent de l'amour des croix, du bonheur de la souffrance. Quand il voyait quelqu'un heureux pendant longtemps, il craignait, disait-il, que Dieu ne l'eût oublié. Pour lui, il paraissait très content lorsqu'il avait à souffrir. Il dit un jour à Mr des Garets, après sa maladie de mil huit cent quarante-trois:

Jamais je n'ai été si heureux que dans les moments où j'ai été persécuté, calomnié. Dieu m'inondait alors de consolations; Dieu m'accordait tout ce que je lui demandais. En disant ces paroles, ses yeux se remplissaient de larmes.

777      En mil huit cent trente, après le renversement des croix, prêchant, sur le jugement dernier, il montra Jésus dans les airs portant sa croix, et il s'écria dans un saint transport et une sainte indignation: Oh! pour celle-là, tu ne la lui arracheras pas!

 

 

779      Session 84 - 21 Août 1863 à 3h de l’après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu avait un grand respect pour le prêtre et il cherchait à l'inspirer aux autres. Mr des Garets voulait prendre un précepteur pour un de ses enfants. 780 Il consulta Mr Vianney qui lui dit: Ne prenez pas un prêtre, parce que les domestiques ne conservent pas toujours le respect qu'ils doivent au caractère sacerdotal. Je sais qu'il n'aimait pas qu'un prêtre fût précepteur dans une maison particulière, à cause des inconvénients qu'il pouvait y rencontrer pour lui-même.

Lorsque, dans sa première maladie de mil huit cent quarante-trois, on lui demanda avant de lui donner le saint viatique s'il croyait toutes les vérités que l'Église nous enseigne: Oh! si je crois! reprit-il aussitôt avec un vif sentiment de foi et d'amour. Je tiens ces détails de mes enfants qui étaient présents.

J'avais eu le malheur de perdre un de mes enfants âgé de cinq ans. Voici ce qu'il répondit à mon beau-frère qui lui annonçait cette nouvelle: Heureuse mère, heureux enfant! Comment cet enfant a-t-il mérité, que le temps de la lutte fût diminué pour lui, et de jouir aussi vite de la félicité éternelle? Et sa mère, qu'elle doit jouir dans sa foi!

Quand il bénissait de petits enfants, il disait souvent qu'ils seraient heureux si le bon Dieu les prenait tout de suite. Il avait une grande confiance dans les prières des enfants; il disait qu'elles montaient au Ciel tout embaumées d'innocence.

 

Quoad Spem, testis respondit:

L'Espérance des biens à venir faisait toute la consolation et la force du Curé d'Ars. Elle se manifestait dans ses paroles et dans toutes ses actions. Le Serviteur de Dieu ne comptait pas sur lui-même et sur les moyens qu'il employait; il attendait tout de Dieu et s'abandonnait entièrement entre ses mains.

Il avait une très grande horreur du péché mortel, qui nous fait perdre la grâce de Dieu et le bonheur du Ciel. Il pleurait souvent sur le sort des pauvres pécheurs. Il conjurait ceux qui voulaient se damner de faire le moins de péchés mortels possible, afin de ne pas augmenter leur punition. 781 Je me rappellerai toujours cette instruction sur le jugement dernier, où il répéta plusieurs fois ces paroles: Maudit de Dieu, maudit de Dieu... Quel malheur! Ce n'était pas des paroles, mais des sanglots qui arrachaient des larmes à tous ses auditeurs. Il semblait n'avoir pas moins d'horreur du moindre péché véniel. On devait plus le craindre que le plus grand malheur. Quand on lui parlait de quelque accident fâcheux, ou de quelques pertes d'argent, il a répondu plusieurs fois: Le malheur est moins grand que ne le serait un péché véniel. Un jour, comme je l'ai appris de Mr Toccanier, Mr le Curé alluma par mégarde sa chandelle avec un billet de banque. Il raconta lui-même le fait, et comme on lui en exprimait quelque regret: Oh! reprit-il, il y a moins de mal à cela qu'à un péché véniel.

En parlant de la foi, j'ai déjà dit de quelle manière il prêchait ou discourait sur le Ciel. Il rappelait souvent soit en chaire, soit au confessionnal, la grande miséricorde de Dieu, la facilité que nous avons de nous sauver. Il disait parfois en rappelant l'indifférence des hommes pour leur salut: Ah! que c'est dommage! On ne comprend pas... c'est si facile. Rien ne peut rendre l'impression que produisaient les quelques paroles que Mr Vianney adressait au confessionnal ou dans les conversations aux personnes qui lui exposaient leurs peines. Il avait reçu un don tout particulier pour consoler et encourager. Il compatissait aux personnes affligées, il pleurait avec elles; et il savait se faire tout à tous. Il avait soin de montrer les mérites dont les souffrances sont la source et l'occasion. En sortant d'auprès de lui, on se sentait renaître, on se sentait capable d'accepter et de porter la douleur. Il recommandait de ne jamais se laisser aller au découragement. 782 Après la mort de mon second fils, il me dit: Soyez grande, soyez forte, ne vous laissez pas abattre, sachez supporter la douleur.

Pour lui, fort de sa confiance en Dieu, il ne se laissa pas décourager malgré les difficultés, les peines, les souffrances physiques et morales qu'il eut à supporter. Il pensait souvent au Ciel et en parlait souvent. On peut dire même que cette pensée l'animait continuellement. Mr des Garets lui ayant dit que son fils était mort en Crimée au moment où il allait recevoir la croix d'honneur: Il a la croix du Ciel, répondit le Curé, cela vaut bien mieux.

Dans son désir de servir Dieu tout à loisir, il aurait voulu n'être plus chargé d'une paroisse. Il regrettait souvent de ne pouvoir pas prier comme il le désirait. Il aurait souhaité d'être dans la solitude de la Trappe ou dans tout autre lieu caché pour se préparer à la mort et y pleurer sa pauvre vie. En donnant tout son temps aux autres, il croyait ne rien faire pour lui. Il avait une grande crainte de la mort; mais cette pensée ne l'abattait pas, ne diminuait en rien sa confiance en Dieu. On l'a vu jusqu'à la fin suivre constamment le genre de vie si sévère qu'il avait embrassé et poursuivre les travaux qu'il avait entrepris pour la gloire de Dieu. Un jour qu'il paraissait très fatigué, on le priait de prendre un peu de repos: Je me reposerai en paradis, reprit-il aussitôt. J'ai tout lieu de croire que la crainte de la mort et des jugements de Dieu avait considérablement diminué vers la fin de sa vie. Il m'a paru aussi enfin convaincu que Dieu le voulait à Ars.

Le Serviteur de Dieu s'abandonnait entièrement entre les mains de la Providence. Il ne négligeait pas cependant, s'il s'agissait d'affaires temporelles, les moyens qu'inspire la Prudence. Il était très reconnaissant pour les grâces qu'il avait reçues de Dieu.

783      Dieu permit que Mr Vianney fût en butte à de nombreuses peines intérieures. Je tiens de Mr l'abbé Raymond qu'il lui avait dit: Il y a quinze jours que je suis dans une absence totale de consolation. Il dit à Mme de Cibeins: J'étais depuis quelque temps comme dans un désert. On voyait souvent empreintes sur sa figure la tristesse et la douleur; mais jamais on n'a remarqué le moindre signe de découragement.

Le Serviteur de Dieu fut tourmenté par le démon. Dans le commencement, ne sachant ce que c'était, il eut peur. Melle d'Ars envoyait un de ses domestiques veiller à la cure; il y avait aussi plusieurs habitants de la paroisse. Mr Vianney finit par comprendre que ces bruits étranges venaient du démon, qu'il nomma le grappin. Il avoua à Mgr Devie qu'il avait jugé que c'était le démon, parce qu'il avait peur et que le bon Dieu ne fait pas peur. Mgr Devie, lui-même, m'a rapporté ces paroles. Quand Mr Vianney eut compris qu'il avait affaire au démon, il n'eut plus peur et voulut rester seul dans son presbytère. Il en parlait très volontiers et sans avoir l'air d'être ému; il se plaisait à raconter les différentes attaques dont il avait été l'objet de la part du grappin. Il dit un jour à Mr l'abbé Taillade, qui me l'a répété: Voyez donc ce meuble; je ne sais pas comment il n'a pas été brisé. Il rapporta à Mr des Garets que pendant sa première maladie le démon criait: Nous le tenons, nous le tenons!

Quelques années avant sa mort, le feu prit à son lit; les rideaux furent consumés ainsi que la literie et le bois de lit qu'il fallut changer. 784 On ne s'en aperçut que lorsque le tout était presque consumé. On fut singulièrement surpris en voyant que le feu ne s'était pas communiqué au plancher supérieur de l'appartement qui était très bas, vieux et très sec. Mr Vianney, questionné par plusieurs personnes, aurait laissé entendre que c'était le démon qui avait mis le feu. Il aurait dit en riant: N'ayant pas pu prendre l’oiseau, le démon a brûlé la cage.

Les personnes qui étaient auprès de Mr Vianney ou autour du presbytère n'ont pas entendu les bruits nocturnes dont je viens de parler. Néanmoins, Jean Pertinand m'a raconté ce qui suit: Un maréchal des logis se trouvait une nuit auprès du presbytère, attendant que Mr le Curé sortît pour lui faire sa confession. Il entendit des bruits très singuliers pour l'heure où l'on se trouvait. Il semblait que l'on fendait du bois. Il demanda à Mr Pertinand pourquoi on travaillait ainsi la nuit au presbytère; on est donc bien occupé?

A la mission de St Trivier-sur-Moignans, il fut question dans les conversations des bruits singuliers que le Curé d'Ars entendait pendant la nuit. On en doutait et même on en plaisantait. Le Curé d'Ars ne répondait rien. Un soir, ce sujet avait fourni matière à la conversation. Au milieu de la nuit, un bruit affreux se fit entendre et effraya tous ceux qui étaient au presbytère. Le Curé de St Trivier se leva et courut à la chambre du Curé d'Ars. 785 Ce n'est rien, répondit-celui-ci, ne vous inquiétez pas; c’est moi que cela regarde. Je tiens ces détails de personnes bien informées; cet événement fit grand bruit.

 

 

787      Session 85 - 22 Août 1863 à 8h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit: .

L'amour de Mr Vianney pour Dieu consumait son coeur; il était facile de le voir en le suivant dans les différentes actions de la journée. Je n'ai rien de bien précis sur les premières années du Serviteur de Dieu jusqu'à son arrivée à Ars. Je me rappelle seulement que partout où il a passé, il a laissé le souvenir de sa foi: et de sa piété.

788      Les personnes qui ont été témoins de ses actions pendant cette époque de sa vie, n'en parlent qu'avec attendrissement. Lui-même, dans ses catéchismes, dans ses conversations, en nous parlant des habitudes de piété de la famille, du soin que sa vertueuse mère mettait à élever chrétiennement ses enfants, nous faisait assez comprendre qu'il n'était pas resté étranger à ce qui se passait dans la famille. J'ai su de personnes bien informées que le jeune Vianney avait reçu une petite statue de la Sainte Vierge qu'il affectionnait beaucoup. Lorsqu'il travaillait aux champs, il la plaçait devant lui pour s'animer et s'encourager.

Dès que Mr Vianney eut pris possession de la paroisse d'Ars, il se fit remarquer de ses nouveaux paroissiens par sa piété, et son assiduité presque continuelle à l'église. Voulant se sanctifier lui-même et travailler plus efficacement à la sanctification de ses paroissiens, il continua à suivre la vie pénitente et mortifiée qu'il avait déjà embrassée; il s'efforça de donner en tout le bon exemple en administrant les sacrements avec un grand esprit de foi, en annonçant la parole de Dieu avec tout le zèle qu'inspire l'amour de Dieu, en menant la vie la plus régulière. Il eut soin aussi, comme je l'ai dit eu parlant de la foi, de porter aux pratiques de piété, par tous les moyens que le zèle et la prudence conseillent. Il établit la prière du soir en public; il la faisait avec une piété et une onction qui touchait tout le monde. Mr de Montbriant avait toujours envie de pleurer quand il entendait le Curé d'Ars dire ces mots: Mon Dieu qui voyez mes péchés, voyez aussi la douleur de mon coeur. Qui pourrait dire aussi l'ineffable attendrissement de sa voix, quand il ajoutait: Prions pour les pauvres malades, pour ceux qui se recommandent à nos prières. Le Dimanche soir, Mr Vianney faisait à l'exercice de la prière l'explication de l'évangile du jour. 789 Dans ses homélies on sentait, comme je l'ai déjà indiqué dans ma déposition sur la foi, toute la charité qui embrasait son coeur.

On ne voyait pas moins percer son amour pour Dieu, lorsqu'il avait à signaler quelques vices ou quelques abus. Je puis dire que le Curé d'Ars semblait dans toute sa conduite n'avoir qu'une pensée, aimer Dieu et le faire aimer. C'est cette pensée qui m'explique tout ce que j'ai vu dans le Curé d'Ars.

L'amour de Dieu, comme je n'en doute pas, l'avait porté à embrasser une vie de sacrifice et de renoncement à lui-même; on ne le voyait s'accorder aucune jouissance. Il récitait son office à genoux et sans s'appuyer. Il paraissait immobile comme une statue et tout entier absorbé dans la prière; seulement de temps en temps on le voyait tourner les yeux vers le tabernacle avec amour et bonheur.

A l'autel, il était impossible de contempler une figure exprimant mieux l'adoration, l'amour, et le respect. Il n'était pas plus long que les autres dans la célébration du saint sacrifice. J'ai remarqué qu'en cela comme dans le reste, il était ennemi de toute affectation. Sa charité envers Dieu et envers l'auguste sacrement de l'eucharistie le porta à agrandir et embellir son église, à acheter de beaux ornements. J'ai déjà dit qu'à ses yeux rien n'était assez beau quand il était question du culte de Dieu. Il aimait à donner au culte extérieur tout l'éclat possible; il savait par expérience combien le peuple en est frappé. La procession du St Sacrement était pour lui un moment de bonheur. Il était heureux quand on pouvait lui donner une grande solennité. Je me rappelle qu'à la dernière procession à laquelle il a assisté il tressaillit d'allégresse en entendant la musique des élèves du collège des Pères Jésuites de Montgré. Il n'avait pas été prévenu; ce fut pour lui une agréable surprise. Après la procession, il ne savait comment témoigner sa reconnaissance aux professeurs et aux élèves qui lui avaient procuré ce bonheur.

790      Je sais qu'il portait individuellement les personnes qui s'adressaient à lui à la communion fréquente; mais il avait une telle horreur du sacrilège, qu'il n'osait presque pas parler sur ce sujet. Du moins je ne me rappelle pas qu'il ait fait des instructions spéciales sur la fréquente communion. Lorsqu'il donnait la Ste Communion, ou lorsqu'il administrait le saint Viatique, quelle foi et quel amour! J'en ai été profondément pénétrée.

J'ai entendu bien des fois le Curé d'Ars prêcher sur l'amour de Dieu ou sur d'autres sujets s'y rapportant. Il me serait difficile de citer textuellement ses expressions; mais j'en ai conservé une impression générale qui ne s'effacera pas de ma mémoire. Je puis dire que c'était des cris et des élans d'amour depuis le commencement jusqu'à la fin. Je me rappelle qu'il était admirable quand il parlait de la dignité de notre âme. Il finissait souvent par ces mots: Être aimé de Dieu, être uni à Dieu: oh! belle vie et belle mort!

Le Curé d'Ars ne paraissait pas moins inspiré lorsqu'il avait à exposer la nécessité, les effets et les avantages de la prière. Il s'arrêtait avec complaisance à montrer combien il nous est facile de prier dans quelque condition que nous soyons, combien la prière console et fortifie, comment elle élève notre âme vers Dieu. Il recommandait beaucoup la pratique de la prière en famille. Un jour, vaincu par la souffrance, il s'était affaissé et avait disparu dans la chaire. Quand, au bout d'un moment, il reparut, il nous peignit en traits de feu la force et la consolation de la prière.

Je trouve dans ma correspondance avec ma mère et dans celle de mes enfants des détails sur tout ce qui se passait à Ars, je remarque qu'en particulier je lui parlais souvent des sujets qui faisaient la matière des instructions du Curé d'Ars et de la manière dont il les traitait. J’avais toujours soin de noter l'impression qu'il me produisait. 791 Je vois que j'étais singulièrement frappée de l'amour, de la piété, de la foi qui brillaient dans toutes ses paroles. Il y mettait un feu et une onction qui allait au coeur.

Ceux qui avaient le bonheur de s'adresser à lui pour la confession étaient profondément touchés des paroles que le bon Curé leur disait. Il avait alors de ces mots qui restent à jamais gravés dans l'âme. Il rappelait surtout l'amour de Dieu, sa grande miséricorde, la grandeur du péché, le malheur du pécheur; il encourageait et consolait, et comme je l'ai dit, on se sentait capable en le quittant, de porter sa croix. Mr Vianney a été forcé d'avouer que le jugement dernier seul fera connaître le bien qui s'est fait à Ars. J'ai entendu dire à un ecclésiastique qu'il se faisait plus de bien à Ars que dans les missions. Un Père Jésuite, le Père de Foresta, m'a parlé avec admiration sur ce sujet; il conseillait fortement à ceux qui s'adressaient à lui d'aller à Ars.

Le Curé d'Ars, ainsi que je l'ai insinué plusieurs fois, semblait ne penser qu'à Dieu; il n'avait rien d'extraordinaire à l'extérieur en dehors des fonctions de son ministère; mais tout en lui cependant ramenait à la pensée de Dieu. Dans une première conversation que j'eus avec lui, je ne le connaissais pas, il parla toujours de Dieu. Il connaissait toutes les affaires de ses paroissiens; il s'en entretenait volontiers avec eux; on voyait qu'il y prenait plaisir; mais il savait toujours glisser quelques paroles portant à Dieu.

Il était très sensible à tout ce qui concernait l'Église; on le voyait heureux et content lorsqu'on lui apprenait quelques bonnes nouvelles. On remarquait sa peine lorsqu'au contraire on lui donnait quelques fâcheuses nouvelles. Il souffrait beaucoup de voir Dieu offensé et il déplorait sans cesse le malheur des pauvres pécheurs. 792

            Le Serviteur de Dieu a dû passer par beaucoup d'épreuves. Elles n'ont jamais pu abattre son courage; elles ne servaient qu'à le détacher de plus en plus des choses de ce monde et à l'attacher à Dieu. Il parlait si bien de la croix, qu'on voyait qu'il en avait compris toute l'importance. Il disait qu'elle distillait un baume d'amour. La vie de sacrifice semblait faire son bonheur. Nous nous plaignons, disait-il quelquefois, de souffrir; nous devrions bien plutôt nous plaindre de ne pas souffrir, puisque la souffrance nous rend semblables à Notre Seigneur Jésus-Christ.

J'ai toujours remarqué que l'amour modérait et dominait la crainte qu'il avait de la mort et des jugements de Dieu. L'humilité lui cachait ses mérites et le bien qu'il faisait. Comme je l'ai dit, il était tourmenté du désir de quitter Ars, pour aller dans la solitude, pleurer sa pauvre vie et servir Dieu. Néanmoins il aurait dû se convaincre qu'il était fait pour le travail; dès qu'il n'y avait plus autant d'affluence, il paraissait triste et faisait des neuvaines pour que la foule revînt. Après sa maladie de mil huit cent quarante-trois, entrant à l'église pendant sa convalescence, il jetait un regard d'envie sur son confessionnal; on lui avait défendu l'exercice du ministère avant sa complète guérison. Je tiens cette particularité du confesseur de Mr Vianney.

Je sais qu'après sa seconde tentative de fuite, il reçut d'un ecclésiastique une lettre qui l'impressionna fortement. 793 On lui rappelait le bien qui se faisait à Ars et on lui disait que son désir d'aller dans la solitude était une tentation du démon.

 

 

795      Session 86 - 22 Août 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Quant à la charité envers le Prochain, j'affirme que dans Mr Vianney elle a été aussi grande que possible. 796 J'en ai pu juger par moi-même tout le temps que je l'ai connu à Ars, c'est-à-dire pendant près de trente ans.

J'ai toujours entendu parler de la manière édifiante dont il avait rempli ses fonctions de vicaire à Ecully et du zèle qu'il avait déployé dans cette paroisse.

Dès son arrivée à Ars, il tâcha de se faire aimer de ses paroissiens, afin de pouvoir par ce moyen les porter à Dieu. Pour cela, il les aima lui-même beaucoup; il les visita avec bonté et charité. Je suis cependant arrivée trop tard pour juger par moi-même du bon effet que produisaient ses visites. Je sais qu'il ne se contentait pas de donner à ses paroissiens des marques générales d'attachement; il saisissait la moindre occasion pour leur en donner de particulières. Bon, affable envers tout le monde, il n'aurait pas rencontré un enfant sans le saluer et lui adresser en souriant quelques mots aimables.

J'ai déjà, je crois, suffisamment fait connaître qu'il remplissait tous les devoirs d'un zélé pasteur et qu'il ne négligeait rien de ce qui pouvait faire fleurir la piété ou procurer le salut des âmes. Je ne sais si le curé d'Ars a dit positivement: Mon Dieu, accordez-moi la conversion de ma paroisse; je consens à souffrir ce que vous voudrez tout le reste de ma vie; ce que je sais, c'est que le Curé d'Ars a eu beaucoup à souffrir de toutes manières et que cependant il ne s'est jamais relâché de son genre de vie si austère et si sévère et n'a jamais cessé de poursuivre les travaux qu'il avait entrepris pour le salut des âmes. Je sais que lorsqu'il voulait obtenir quelques grâces particulières pour le bien des fidèles, il redoublait ses jeûnes et ses macérations. J'ai su par les missionnaires qu'il offrait ses souffrances du jour pour la conversion des pécheurs, et celles de la nuit pour le soulagement des âmes du purgatoire. 797 Il dormait fort peu; il a avoué à Mr des Garets que s'il avait pu dormir seulement une heure, c'était tout ce qu'il aurait fallu. Vers la fin de sa vie, la fièvre le brûlait sur son pauvre grabat; la toux qui lui déchirait la poitrine était presque sans intermittence; il était obligé de se lever souvent. Quand l'heure qu'il avait fixée pour se rendre à l'église était arrivée, il se levait gaîment et recommençait le rude labeur de la veille.

Mr Vianney ne se contentait pas de prier et de souffrir pour la conversion des pécheurs. Il a fondé des messes dans cette intention. Il a établi l'oeuvre admirable des missions, qui doivent se donner de dix ans en dix ans dans les paroisses désignées, sans que les fidèles aient à supporter aucune dépense. Près de cent missions ont été fondées de la sorte. Il y mettait beaucoup de zèle et la seule pensée du bien qui pouvait se faire par elles, était pour lui le sujet d'une grande consolation. Il invitait sans cesse les fidèles à prier et à offrir leurs souffrances pour la conversion des pécheurs.

Quant à lui, on peut dire qu'il s'est sacrifié pour le salut des âmes. Non content des travaux qu'il trouvait dans sa paroisse, il se prêtait volontiers aux désirs de ses confrères qui réclamaient son concours dans les missions et les jubilés. Il prit une part active à la mission de Trévoux; son confessionnal était continuellement assiégé par de nombreux fidèles. Un de ses amis, chez lequel il logeait, se voyait obligé d'aller chercher à l'église le bon curé vers onze heures du soir pour lui faire prendre quelque chose avant minuit. Il allait aussi très volontiers visiter les malades des paroisses voisines lorsque ses confrères l'en priaient, ou lorsque étant infirmes ou absents on recourait à lui. Dans le temps même où le pèlerinage était le plus fréquenté, on l'a vu se porter auprès des malades, qui réclamaient son ministère, quoiqu'ils fussent éloignés de l'église. 798 Madame Louis des Garets me disait, il n'y a pas très longtemps, qu'en mil huit cent vingt-sept le Curé d'Ars allait à Trévoux confesser son père, Mr de Bar, pendant sa maladie, et cela toujours durant la nuit, pour ne pas perdre de temps. Une nuit, disait-elle, il nous arriva par une pluie battante; ses vêtements étaient ruisselants d'eau. On ne put néanmoins le faire approcher du feu; il ne voulut rien prendre parce qu'il désirait dire la messe. Il s'approcha du lit du malade, qu'il consola par quelques paroles sorties de son coeur embrasé de l'amour de Dieu et repartit aussitôt après.

Sa grande charité pour le prochain, les travaux apostoliques qui l'avaient fait connaître dans les environs, sa réputation qui s'étendait peu à peu, lui amenèrent un très grand nombre de fidèles; ce nombre alla croissant et atteignit des proportions considérables. Depuis la fondation du pèlerinage, on peut dire que le bon Curé ne s'appartint plus à lui-même. Il se levait à une heure ou deux heures du matin; se rendait à l'église pour entendre les confessions. Il y passait toute la journée jusque vers huit heures du soir, à part le temps qu'il donnait à la récitation de son office, à la célébration de la Ste Messe, à ses repas, à la visite des malades, etc. Il n'était jamais si content que lorsqu'il avait été écrasé par les confessions des fidèles. L'affluence était telle que dans certains moments, et les dernières années à peu près toujours, les pèlerins étaient obligés de passer la nuit aux abords de l'église. Dès qu'elle était ouverte le matin vers une heure, deux lignes serrées s'établissaient et se pressaient vers le lieu où Mr Vianney entendait les confessions. 799 Et chose étonnante, le plus grand recueillement régnait habituellement au milieu de cette foule si nombreuse et si empressée. Une chose non moins surprenante, c'est que tant de milliers de personnes venues de tous pays aient pu se faire entendre de Mr Vianney et l'entendre lui-même. Le concours était si considérable qu'un curé, en mil huit cent quarante-cinq, demandait à Mr des Garets si vraiment ce qu'il voyait se répétait souvent dans l'année; et ce jour-là cependant il n'y avait rien eu d'extraordinaire.

Mr l'abbé Toccanier m'a raconté qu'un jour il avait dit à Mr Vianney: Si Dieu vous proposait de monter au ciel à l'instant même, ou de rester sur la terre pour travailler à la conversion des pécheurs, que feriez-vous? - Oh! je crois que je resterais. - Resteriez-vous jusqu'à la fin du monde? - Tout de même. - Dans ce cas, ayant bien du temps devant vous, vous lèveriez-vous si matin? - Oh! oui, à minuit: je ne crains pas la peine.

Je n'ai pas vu les commencements de la Providence. Je sais que pour l'établir, Mr Vianney sacrifia sa fortune. Il affectionnait beaucoup cet établissement; il y allait prendre sa nourriture. J'y ai vu des exemples touchants de piété dans ces jeunes filles qu'on y élevait; elles y ont été quelquefois assez nombreuses. Par la Providence, il avait fondé une école gratuite pour les filles de sa paroisse. Plus tard, il vint à bout de faire la même chose pour les jeunes gens.

Mr Vianney aimait beaucoup les pauvres, les malades ou les infirmes. Il s'était fait une loi de ne jamais refuser l'aumône. Il n'avait jamais d'argent en réserve; dès qu'il en recevait, il le distribuait aux pauvres; j'en excepte néanmoins l'argent donné pour des messes ou des bonnes oeuvres; cet argent recevait toujours sa destination. 800 Il consulta un jour Mr des Garets pour savoir s'il ne donnait pas trop en donnant cinq francs à chaque Espagnol qui venait implorer sa charité. Il secourait un grand nombre de pauvres honteux. On a vu à sa mort le bien qu'il faisait et jusqu'où sa charité s'étendait. Un jour, je lui demandais de concourir à une oeuvre, il me dit: Je ne le puis, j'ai à soutenir vingt-cinq familles. On ne saurait calculer les sommes qui ont passé par ses mains. Il donnait tout ce qu'il avait; il distribuait les provisions que des personnes charitables lui apportaient. On l'a vu plus d'une fois donner des objets auxquels il tenait beaucoup parce que des souvenirs touchants et personnels s'y rattachaient. Ainsi le chapelet qu'il avait reçu du St Père par le Supérieur Général des Frères de la Ste Famille, il le donna au bout de trois mois. Il céda à Mr de Montbriant un reliquaire de St François Régis, quoiqu'il y tînt beaucoup.

 

 

(suite de la déposition de Mme la Comtesse des Carets, 2d volume du Procès de l'Ordinaire)

 

 

883      Session 96-10 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

La Prudence et la patience ont été les deux vertus qui m'ont le plus frappée dans le Serviteur de Dieu. Jamais une démarche imprudente, jamais une parole dont il ait eu à se repentir, malgré les nombreuses questions qu'on lui adressait de tous les cotés.

884      Mr Vianney cherchait en tout à fuir la singularité; il était simple dans ses paroles, dans ses actions et jusque dans sa piété. Il semblait redouter singulièrement qu'on pût penser qu'il se donnait pour modèle. Il faisait chaque chose comme il devait le faire, sans contrainte et sans ostentation; on voyait qu'il ne se proposait pas de plaire aux hommes mais uniquement de plaire à Dieu.

La Prudence chrétienne lui fit toujours rechercher pour lui-même les moyens les plus propres pour atteindre sa fin surnaturelle. J'ignore, il est vrai, pour le commencement de sa vie, les principaux détails, mais le genre extraordinaire, la vie mortifiée que je l'ai vu suivre à Ars me fait assez croire qu'il n'a pas attendu son arrivée dans cette paroisse pour pratiquer la vertu comme il le faisait. Ma conviction est donc que Mr Vianney n'a rien négligé de ce qui pouvait procurer son salut et le conduire à la perfection.

Cette prudence qu'il s'était efforcé d'acquérir, avec le secours de la grâce, il tâchait de l'inspirer aux autres. On le vit donc, comme je l'ai rappelé en parlant de la Foi, de l'Espérance et de la Charité, remplir tous ses devoirs de pasteur, détruire les abus et faire refleurir la piété en se servant pour cela de tous les moyen que le zèle conduit par la Prudence sait faire prendre. Il lui arriva plus d'une fois de parler d'une manière forte et je pourrais dire presque sévère, mais il évitait avec soin tout ce qui pouvait blesser et indisposer ses paroissiens. Il n'y avait jamais aucune personnalité dans ses instructions. Il sut d'ailleurs s'attirer l'estime et la bienveillance de ses paroissiens, qui lui donnèrent des preuves nombreuses de leur affection.

885      Le Curé d'Ars se proposait uniquement, dans les exercices de son ministère qui concernaient ses paroissiens, de les amener à Dieu. Il y réussit autant qu'on pouvait le désirer. La paroisse d'Ars devint une paroisse modèle.

Lorsque le Serviteur de Dieu se trouvait en face de quelques difficultés plus considérables, il redoublait ses prières, ses jeûnes et ses macérations, afin d'attirer la bénédiction du Ciel sur son entreprise. Plusieurs fois même, il a demandé au Seigneur de lui faire connaître par quelque signe si l'oeuvre qu'il méditait lui était agréable, et Dieu n'a pas dédaigné d'exaucer le désir de son Serviteur.

La Prudence me paraît avoir brillé dans toutes les actions du Curé d'Ars. J'en rappellerai ici quelques unes. Je n'ai pas vu les commencements de la Providence; mais j'ai su avec quelle Prudence il avait créé et dirigé cet établissement. Quand, plus tard, il comprit que l'autorité diocésaine désirait voir à la tête une Congrégation religieuse, il sacrifia ses goûts particuliers et consentit à appeler les soeurs de St Joseph, afin de donner la stabilité à cette oeuvre, qui lui avait coûté tant de peines.

Lorsqu'il fut question d'établir l'école gratuite des jeunes gens, je sais que Mr le Curé eut de fréquents entretiens à ce sujet avec Mr des Garets.

Mr Béranger de la Drôme éprouvait une très grande difficulté au sujet d'un testament; il ne savait comment se tirer d'une affaire, qui lui paraissait inextricable. 886 Il vint à Ars, exposa ses perplexités à Mr Vianney, qui aussitôt lui donna une solution si claire, si précise et si lumineuse qu'il en fut stupéfait. Il revint plusieurs fois à Ars par un sentiment de vénération et de reconnaissance.

On avait une très grande confiance aux lumières du Serviteur de Dieu. On venait de tous côtés le consulter sur toutes sortes d'affaires, sur toutes sortes d'entreprises. On lui écrivait de tous les pays pour avoir son avis sur des questions les plus variées. A ma connaissance, personne n'a eu à se repentir d'avoir suivi ses conseils. Il entrait parfois, au sujet des affaires temporelles, dans des détails vraiment extraordinaires.

Sans cesse sollicité par les pèlerins de se prononcer sur les événements politiques, il ne répondait pas et cependant on le faisait parler, on citait même des prédictions qu'il aurait faites; aussi dit-il un jour: Pauvre curé d'Ars, comme on le fait parler, lui qui ne dit rien... Les choses allèrent si loin, qu'un agent de police vint de Lyon pour prendre auprès de Mr le Maire des renseignements sur certaines paroles prophétiques prêtées au Curé d'Ars et qui avaient causé une grande émotion. Mr le Curé, mis en présence de l'agent de police, donna des réponses si simples et si précises que l'envoyé se retira pleinement satisfait et ravi de ce qu'il avait vu à Ars.

La prudence de Mr Vianney n'éclata pas moins au sujet de ce qu'on a appelé l'incident de la Salette. 887 Lorsqu'il reçut la confidence des dénégations de Maximin sur la vérité de l'apparition de la Ste Vierge, sa première pensée fut de garder le silence vis-à-vis du public et d'en référer seulement à son Évêque. Malheureusement, l'ecclésiastique qui se trouvait avec lui ébruita ce qui s'était passé. L'émoi fut grand ; les faits furent amplifiés, dénaturés, comme il arrive presque toujours en pareille circonstance. On abusa du nom et de l'autorité de Mr le Curé d'Ars. Il en souffrit horriblement et l'on sait que ce fut là l'une des grandes peines de sa vie. Dès lors il s'abstint soigneusement de parler de la Salette, soit en bien, soit en mal; il refusa même de répondre aux plus pressantes demandes qui lui furent adressées à ce sujet; il s'en référa à l'autorité de l’Évêque diocésain. Les peines intérieures avaient accompagné les ennuis extérieurs que lui avait causés ce fâcheux incident. Il eut recours à Dieu dans la prière et le conjura de l'éclairer. Dieu vint à son aide, et lorsqu'il eut prononcé un acte de foi sur ce fait, il fut entièrement délivré de ses inquiétudes et retrouva la paix de l'âme.

Là où la prudence de Mr Vianney brilla avec le plus d'éclat, ce fut dans la direction des âmes. Il avait reçu de Dieu un don tout particulier pour consoler, éclairer et diriger les nombreux fidèles que la réputation de ses vertus lui amenait de tous les côtés. C'était à première vue qu'il indiquait d'une manière claire et précise ce que l'on avait à faire. Un certain nombre de faits démontrent que réellement il lisait quelquefois au fond des coeurs. J'en pourrai citer quelques uns en parlant des dons surnaturels.

 

Quoad Justitiam, testis respondit:

888      J'ai déjà déposé que le Serviteur de Dieu avait rempli tous les devoirs que la religion nous impose. Il pratiquait encore les conseils évangéliques et correspondait, autant que j'en ai pu juger, aux bons mouvements et aux inspirations de la grâce.

            Il a été toujours très exact à remplir tous les devoirs que les hommes se doivent mutuellement. Ce qui distinguait le Curé d'Ars, c'était une politesse simple, franche, cordiale. On pourrait citer des mots charmants de grâce et d'affabilité. Il accueillait tout le monde avec bonté et savait témoigner à chacun les égards qui lui étaient dus. Il était plein de compassion pour les personnes qui étaient affligées; il avait alors de ces mots qui portaient avec eux la consolation, et qui rendaient la force et le courage. On avait peine à comprendre comment il pouvait produire un si puissant effet sur le coeur affligé.

            Il aimait les témoignages d'amitié et y répondait souvent avec effusion. Il a souvent exprimé à Mr des Garets, par ses paroles ou dans ses lettres, l'affection particulière qu'il avait pour lui. Lors de sa première fuite, en mil huit cent quarante-trois, il laissa une lettre dans laquelle il appelait toutes les bénédictions du Ciel sur Mr des Garets et sa famille. Il lui donna encore des marques particulières de son affection et de son dévouement dans sa dernière maladie.

            Mr Vianney respectait tout le monde; il ne voulait pas s'asseoir, et lui ne voulait pas permettre qu'on restât debout. En saluant les visiteurs, il avait coutume de dire: Je vous présente bien mon respect. - S'il avait connu une formule plus respectueuse, il l'eût employée.

 

 

891      Session 97-11 Septembre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu donnait aux ecclésiastiques de grandes marques de respect. Après les ecclésiastiques, les religieux étaient l'objet de sa prédilection. Il aimait beaucoup les Jésuites et avait grande confiance dans la durée de cet Ordre; 892 il me l'a dit après sa première maladie. Il avait accordé aux ecclésiastiques le même privilège qu'aux malades, aux infirmes et à ses paroissiens, celui de les entendre dès qu'ils réclamaient son ministère. Il les recevait aussi lorsqu'ils désiraient de lui parler. On l'a vu, après des journées extrêmement fatigantes, recevoir plusieurs soirs de suite un pauvre ecclésiastique scrupuleux. Il savait donner aux personnes haut placées dans l'Eglise les marques d'estime, de respect et de vénération qui leur sont dues. Il y avait cependant dans ces démonstrations un grand abandon. Nous avons remarqué combien fut touchante son entrevue avec son Éminence le Cardinal de Bonald, auquel Mr Vianney tendit les bras, n'étant pas plus embarrassé avec lui qu’avec un simple curé, ainsi que lui-même nous l'a dit.

            Les grands et les puissants de la terre, il les honorait comme ils le méritaient; il les accueillait avec une exquise politesse. Lorsqu'il reçut la visite du préfet du département, les marques de politesse qu'il lui donna frappèrent ce magistrat. Mais au confessionnal, on remarquait qu'il ne faisait de préférence pour personne. Là, chacun passait à son tour; il aurait dit une fois: Si l'impératrice elle-même se présentait, elle serait obligée de faire comme les autres. Il faisait cependant exception, comme je l'ai indiqué, pour les malades, les infirmes, ses paroissiens ou d'autres personnes qui ne pouvaient pas attendre.

            Mr Vianney était pour les malades d'une très grande bonté; il courait auprès d'eux dès qu'on l'appelait; il les visitait souvent; il avait un talent merveilleux pour compatir à leurs peines, pour les consoler par quelques bonnes paroles, qui allaient droit au coeur: aussi obtenait-il d'eux tout ce qu'il désirait et les disposait-il parfaitement à recevoir les derniers sacrements, si la maladie était grave, et à paraître devant Dieu. Un de mes fils était dangereusement malade et craignait presque Mr le Curé, de peur qu'il ne lui parlât de la mort. 893 Je remarquais avec quelle adresse il savait s'introduire auprès de lui, lui parler de ce qu'il voulait lui dire; il lui rappelait surtout les guérisons qui s'opéraient à Ars. Par là, il faisait renaître l'espérance au coeur du jeune homme, tout en le disposant à recevoir les derniers sacrements, qu'il lui administra lorsque le moment fut venu. J'ai pareillement remarqué l'affection qu'il a toujours témoignée à ma famille. Elle se traduisait chez lui de mille manières. Il s'informait de tout ce qui pouvait nous intéresser. S'il y avait quelqu'un de malade, ou de fatigué, il s'inquiétait, comme s'il avait été un des membres de la famille; il redoublait ses visites, compatissait à nos peines, savait toujours dire quelques mots aimables, qui donnaient à l'âme le courage dont elle avait besoin; il excellait surtout à montrer le mérite des souffrances. Il disait: On souffre, mais on mérite. Un jour, il parla à Mr des Garets des joies du Ciel avec des expressions qui l'impressionnèrent fortement. Que faut-il faire pour y avoir part? demanda Mr des Garets. - Deux choses, répondit le Curé: des croix et la grâce. Je n'oublierai jamais pour moi les grandes marques d'affection et de sensibilité qu'il m'a toujours témoignées, et particulièrement lorsque j'ai eu le malheur de perdre quelqu'un de mes enfants. Il ne craignait pas de m'appeler la mère de douleur et de pleurer avec moi sur la mort de mes fils. Il y avait dans le Serviteur de Dieu, non seulement une grande bonté, jointe à une aimable simplicité, mais encore une grande sensibilité, et je dirais même une effusion de sensibilité.

            Il était pour ses collaborateurs plein de condescendance. Il s'efforçait de leur épargner la plus légère contrariété; il s'offrait à les remplacer dès qu'il les voyait un peu indisposés. Oh! qu'il aimait les missions et ses chers missionnaires! Le soir, quoique la journée eût été extrêmement pénible et qu'il parût si abattu qu'il ne pouvait se soutenir, on le voyait s'entretenir avec ses collaborateurs ou d'autres personnes qu'il recevait en ce moment, avec une grâce, une bonté, un abandon qui frappaient tout le monde. 894 Il savait aussi mettre alors le mot pour rire. On aurait dit qu'il n'était en aucune façon fatigué. Lorsqu'il apercevait qu'un de ses collaborateurs manquait de quelque chose, il s'empressait de le lui procurer. Il était très reconnaissant pour les moindres services qu'on pouvait lui rendre, et il ne perdait pas le souvenir des bienfaits qu'il avait reçus. Il a longtemps pleuré Mademoiselle d'Ars. Il nous disait qu'après avoir perdu Mr Balley et sa mère, il ne s'était attaché à rien sur la terre. Je me rappellerai toujours un catéchisme où il nous fit l'éloge de Mr Balley; il s'appliqua surtout à nous montrer sa mortification, son amour pour Dieu et ses grandes connaissances. Il nous envoya une fois raccommoder une vieille couverture, qu'il tenait de Mr Balley et qu'il conservait comme une espèce de relique.

            Je viens de parler de la gracieuse expression de sa reconnaissance, toutes les fois qu'il en avait l'occasion. Il en donna un dernier témoignage bien précieux à ses paroissiens peu de mois avant sa mort, en les remerciant de la belle souscription qu'ils avaient faite pour la construction de la nouvelle église.

 

            Quoad Obedientiam, testis respondit:

            La vie de Mr Vianney a été une vie d'obéissance. La preuve la plus forte que j'en puisse donner, c'est que, malgré les plus vives répugnances, il ait consenti à rester jusqu'à sa mort dans la paroisse d'Ars. Deux fois, il est vrai, il a tenté de fuir; mais chaque fois il avait prévenu, immédiatement avant son départ, son Évêque, comme j'en puis juger par les lettres de Mgr Devie et par une lettre du bon Curé lui-même. Nous possédons ces lettres dans notre famille. Ce sacrifice lui coûta extrêmement. A la suite de sa maladie de mil huit cent quarante-trois, mon mari, Mr des Garets, étant allé lui rendre visite, le trouva assis sur son lit et versant des larmes abondantes; et comme il lui en demandait la cause, il en reçut cette réponse: On ne sait pas toutes les larmes que j'ai répandues sur ce pauvre grabat; depuis l'âge de onze ans, je cherche la solitude; on me l'a toujours refusée.

895      Je ne puis donner aucun détail sur le fait de sa désertion. Toutefois, je sais qu'il ne s'en est jamais repenti. Lorsque, dans ses instructions ou ses catéchismes, il disait: Quand j'étais déserteur, il n'y avait point de contrition dans son langage.

            Son obéissance à l'Église et au Souverain Pontife était sans bornes. Il ne parlait et n'entendait parler de Rome et du Souverain Pontife qu'avec des tressaillements de joie. Un prélat romain étant un jour passé à Ars, et lui ayant dit qu'il retournait à Rome, qu'il y verrait le Saint Père, il témoigna par les expressions les plus touchantes combien il enviait son bonheur et il le chargea de prier pour lui sur le tombeau des Apôtres.

            Je ne sais rien de direct sur l'obéissance qu'il a eue pour ses parents pendant qu'il était chez lui, ni pour ses supérieurs ecclésiastiques dans les séminaires; mais tout ce que j'ai vu et entendu du bon Curé, me fait juger que cette obéissance a toujours été exemplaire. Il n'y a pas eu d'observateur plus exact et plus rigoureux que lui de la discipline ecclésiastique et de toutes les lois de l'Eglise.

 

            Quoad Religionem, testis respondit:

            La vertu de religion se manifestait en Mr Vianney de mille manières différentes, en tout temps, en tous lieux, en toutes circonstances. Il avait une dévotion singulière pour les croix, les images, les statues, les reliques des saints. Lorsqu'on lui présenta l'écrin qui contenait sa croix d'honneur, il eut une grande joie, croyant que c'était des reliques. En mil huit cent vingt-sept, j'ai visité sa chambre; elle était toute tapissée de vieilles et grossières images. Mr le Curé, lui dis-je, vous avez là bien des images. - Oui, répliqua-t-il, je suis en la compagnie des saints. La nuit, quand je me réveille, il me semble qu'ils me regardent et me disent: Paresseux, tu dors; et nous, nous passions nos nuits à veiller et à prier le bon Dieu.

            Un jour, on lui présenta l'image d'un Ecce homo, le corps tout déchiré et couvert de gouttes de sang. Il en fut profondément ému et dit: Ah! si l'on avait la Foi, comme l'on serait touché... Et il y avait des larmes dans sa voix.

            Rien n'égala son zèle pour le culte divin, pour acheter de beaux ornements, pour embellir, son église.

896             Lorsqu'il céda aux soeurs de St Joseph sa maison de la Providence, il voulut que la chapelle fût dans l'état le plus brillant, ornée de statues, de tableaux, etc.

            L'un de ses plus grands bonheurs était d'entendre des prédications. On voyait qu'il les écoutait et se les appliquait. Il ne pouvait souffrir à ce sujet la moindre critique. Nous trouvions un jour qu'un prédicateur avait été trop long, et nous lui en faisions la remarque. A la bonne heure, répliqua-t-il, mais ce qu'il disait était si bon. Les compliments qu'on lui adressait quelquefois du haut de la chaire le peinaient sensiblement. Il s'enfonçait alors dans sa stalle avec un air si affligé que nous-mêmes, nous souffrions pour lui. A la fin d'une station, un prédicateur s'étant permis de faire son éloge, il lui dit: Mon ami, vous avez très bien prêché pendant tout le temps, mais la fin a tout gâté.

            Je n'en pourrais jamais assez dire sur sa dévotion au Saint Sacrement; inutile de revenir sur les détails que j'ai donnés. Lorsqu'il était à genoux devant l'autel, ou qu'il parlait en chaire de la divine Eucharistie, on aurait dit une extase. Je lui ai entendu dire: Si l'on savait ce que c'est que de communier, on serait tellement saisi qu'on ne pourrait pas aller à la table sainte. - Il disait encore: Si l'on savait bien ce que c'est que la communion, on ne voudrait presque pas aller au Ciel, parce qu'on n'y communie pas. Il citait volontiers le trait de Ste Françoise qui aimait à se trouver auprès de sa mère pendant la journée toute entière, lorsqu'elle avait communié. Pendant l'octave du St Sacrement, ses prédications n'étaient qu'un long cri d'amour. L'attitude du Serviteur de Dieu devant le St Sacrement était telle, qu'il me semble que je le vois encore et qu'il m'en est resté un souvenir ineffaçable.

            Il avait un grand respect pour toutes les pratiques extérieures de piété; il s'attachait néanmoins de préférence aux pratiques communes et universellement acceptées par l'Église. Il aimait beaucoup l'exercice du chemin de la croix. Il le faisait publiquement tous les dimanches de Carême et tous les jours de l'octave des morts. Aux dernières stations, il était tellement ému, ses larmes étaient tellement abondantes, qu'il pouvait à peine terminer cet exercice. Il recommandait de ne jamais passer devant une croix sans la saluer. J'ai vu un homme du monde se découvrir passant devant une croix; je ne l'aurais pas fait, me dit-il, si je n'avais pas entendu le Curé d'Ars.

897      Il était du tiers-ordre de St François; lorsque la nouvelle s'en répandit dans la paroisse, on eut de vives inquiétudes, on crut qu'il allait se faire capucin. Je ne sais rien sur ses dévotions privées, sinon qu'il disait la messe le samedi en l'honneur de la Sainte Vierge et pour des intentions personnelles. Lorsque ce jour-là quelqu'un lui demandait une messe, il paraissait contrarié; il condescendait cependant quelquefois à la demande; mais alors il disait: Aujourd'hui, vous serez bien près de moi.

 

 

899      Session 98-11 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Pendant sa maladie de mil huit cent quarante-trois, l'une de ses plus grandes privations fut de ne pouvoir pas célébrer le saint sacrifice de la messe; aussi, à peine alla-t-il un peu mieux, qu'il voulut se procurer ce bonheur. Ne pouvant pas rester longtemps sans prendre quelque chose, il se leva à deux heures du matin, se rendit à l'église, célébra le saint sacrifice. 900 Malgré l'heure matinale, toute la paroisse était réunie à l'église. A la fin de la messe, la figure du bon Curé était toute baignée de larmes. L'une de mes filles qui y assistait fut tellement impressionnée qu'elle n'en parle encore qu'avec une vive émotion. Il lui semblait avoir assisté à une messe des catacombes.

            Le Serviteur de Dieu fut toujours très dévot envers la Sainte Vierge. Il fit placer à Ars une horloge afin de bénir l'heure, disait-il. Lorsqu'elle sonnait, il récitait un Ave Maria avec une invocation; il tenait beaucoup à cette pratique, et il s'efforça de l'introduire parmi les fidèles de sa paroisse. Il eut toujours une tendre dévotion à Marie invoquée sous le titre d'Immaculée. Chaque soir à la prière publique, il récitait le chapelet de l'Immaculée Conception. Il vénérait d'une manière particulière la médaille miraculeuse, comme on l'a appelée; il m'a dit avoir vu la personne à laquelle la révélation avait été faite. Dès l'année mil huit cent trente-six, il consacra sa paroisse d'une manière solennelle à la Vierge Immaculée. Au moment où l'on parlait de la définition du dogme de l'Immaculée Conception, comme il avait déjà fait ériger une statue sur le frontispice de son église, il engagea ses paroissiens à acheter une magnifique chasuble. Les fidèles répondirent à son appel. Le jour où l'on apprit la définition du dogme, il y eut dans la paroisse de grandes démonstrations de joie; le bon Curé ne resta pas en arrière, ou plutôt c'était lui qui était à la tête et il dit à cette occasion: Il semblait qu'il ne manquait que cela à la religion. Le très saint Coeur de Marie était l'objet d'un culte particulier de la part du Serviteur de Dieu. Il faisait faire un grand nombre de neuvaines en l'honneur de ce Coeur immaculé.

            Le Curé d'Ars prêchait souvent sur la dévotion à la Sainte Vierge. Il le faisait avec beaucoup d'onction. Je trouve sans cesse dans les lettres que j'ai encore des impressions que ses prédications produisaient. Je me rappelle en particulier qu'un jour de l'Assomption, il entra dans des détails très circonstanciés sur l'entrée de la Ste Vierge dans le Ciel et sur la réception dont elle fut l'objet. A entendre le bon Curé, on aurait dit que lui-même y avait assisté.

            Il honorait les saints d'une manière particulière; il lisait leur vie et dans ses instructions il savait agréablement rappeler une multitude de traits qui intéressaient et édifiaient. Il aimait beaucoup St Joseph parce que, disait-il, il a bien soigné l'Enfant-Jésus. 901 Il recommandait souvent la dévotion aux saints anges gardiens; il leur a fait ériger une chapelle dans son église; il a fait placer plusieurs statues en leur honneur; il avait au sujet de la dévotion aux anges gardiens des traits charmants. Comme, dans le pays, on se salue en ajoutant ces mots: et la compagnie, il disait que cet usage venait de ce que chacun, étant accompagné de son bon ange, ne se trouvait ainsi jamais seul.

            Les noms de Ste Agnès, de Ste Colette, de St Jean-Baptiste, de St François Régis et d'autres revenaient fréquemment dans ses instructions. Je l'ai vu pleurer d'amour devant un tableau de St François d'Assise.

            Ste Philomène, qu'il ne nommait que sa chère petite sainte, était l'objet d'un culte spécial de la part du Curé d'Ars. Il lui fit construire une chapelle, qu'il décora autant qu'il le put, et il rappelait avec bonheur qu'il avait été le premier en France à lui dédier une chapelle. Il conseillait souvent des neuvaines en l'honneur de cette sainte, surtout lorsque l'on voulait obtenir quelque guérison.

            L'une des dévotions qui lui tenaient le plus à coeur, était la dévotion aux âmes du purgatoire. Elle était en lui tendre et continuelle. Avait-il une messe à dire pour un malade ou pour les âmes du purgatoire, il préférait les âmes du purgatoire. Ce que je vais ajouter n'est que le résultat de mes impressions et de ma conviction personnelle, sans que je songe à rien préjuger sur le fond et la réalité des faits. Ma conviction est donc qu'il était en relation directe avec les âmes du purgatoire, et que le purgatoire était un lieu où il savait ce qui se passait.

            J'ai eu un fils qui est mort à l'expédition de Crimée. Lorsque nous eûmes appris cette triste nouvelle, il nous rassura et nous consola grandement sur son salut. A quelques jours de là, dans un catéchisme, il lui échappa de dire, faisant allusion à notre fils: C'est comme ce pauvre enfant; il est en purgatoire; mais il n'y est pas pour longtemps. Nous ne laissions pas cependant d'être encore dans une certaine inquiétude: car nous ignorions si avant de mourir il avait pu voir un prêtre. Au bout de six mois, nous reçûmes d'un officier une lettre qui nous assurait positivement que notre fils s'était confessé, et avait fait une mort édifiante. 902 Mon mari se hâta d'en porter la nouvelle à Mr le Curé, qui se contenta de lui répondre: J'en suis bien aise pour la mère; mais pour moi, cela ne change rien à ce que je croyais.

            Une demoiselle de Bourg, Melle d'Ecrivieux, avait avec elle son vieux père, qui avait été rebelle toute sa vie aux influences religieuses et qui mourut subitement. La bonne demoiselle était très inquiète sur son salut. Afin de se rassurer, elle consulta Mr le Curé qui, sans hésiter, répondit: Il est sauvé, mais il est en purgatoire pour un temps indéfini.

            Ma mère, qui était une personne très pieuse, venait de mourir. Il me semblait que je n'avais presque pas besoin de prier pour elle; j'en parlais à Mr le Curé. Priez, me répondit-il, priez au contraire beaucoup pour elle. Ma soeur, de son coté, s'en ouvrit à Mr le Curé. Soyez tranquille, mon enfant, lui dit-il, votre mère est bien placée. - Comment, Mr le Curé? Elle est en paradis? - Je ne vous dis pas cela, mon enfant; je vous dis qu'elle est bien placée. Nous comprîmes qu'il voulait dire qu'elle n'était pas pour longtemps en purgatoire.

            Melle Adèle de Murinais, après avoir consacré toute sa vie à l'exercice des bonnes oeuvres, s'était éteinte à la suite d'une longue et douloureuse maladie. Je la recommandais aux prières de Mr le Curé. Il est inutile, mon enfant, de prier pour elle, me répondit-il. La belle-soeur de Mademoiselle de Murinais lui apporta des messes à dire pour le repos de son âme; il les refusa en disant: Elle n'en a pas besoin.

            Melle de Bar, qui est notre parente, avait perdu sa mère, dont la vie avait été semée de bien des épreuves; elle vint à Ars et comme elle entrait à la sacristie, Mr le Curé l'aborda et lui dit: Mademoiselle, vous avez donc perdu votre mère... Elle est au ciel. - Je l'espère, Mr le Curé. - Oh! oui, elle est au Ciel. Et comme Melle de Bar présentait à Mr Vianney le chapelet de sa mère pour le faire bénir, il le prit et le baisa avec respect.

            J'ai remarqué beaucoup d'autres choses de ce genre et ce qui a mis en moi la conviction dont j'ai parlé plus haut.

            Il a été l'un des plus ardents propagateurs de l'oeuvre des Dames Auxiliatrices, pour le soulagement des âmes du purgatoire. On peut même dire que c'est l'appui qu'il a accordé à cette oeuvre intéressante qui lui a donné la solidité. Lorsqu'il en eut la première communication, il dit: Ah! qu'il y a longtemps que j'attendais cela...

 

903      Quoad Orationem, testis respondit:

            A mon avis, l'oraison du Curé d'Ars était continuelle; son âme paraissait sans cesse unie à Dieu. Sa pensée revenait continuellement dans ses paroles. Revoyant un de mes enfants, il lui dit: Bonjour, mon enfant; comment va votre âme? Me rencontrant avec mes filles: Faites-en des saintes. Le premier jour de l'année, il nous dit: Si j'avais la clef du Ciel, je vous la donnerais pour étrennes. En revoyant Mr Toccanier, qui avait fait une absence, il lui dit: Ah! mon ami, que les damnés sont malheureux: ils ne verront jamais Dieu, et le retour d'un ami fait tant de bien. Le Curé d'Ars savait ainsi toujours entremêler une pensée de Dieu aux choses qui paraissaient les plus indifférentes.

            Un jour, je disais à Mgr Devie: On regarde généralement le Curé d'Ars comme peu instruit. - Je ne sais s'il est instruit, me répondit Mgr, mais ce que je sais, c'est que le St Esprit se charge de l'éclairer. Il m'en donna comme preuve la solution des cas difficiles que Mr Vianney lui avait soumis: Sur plus de deux cents cas sur lesquels il m'avait demandé mon avis, tout en me faisant humblement connaître là-dessus sa pensée, ajouta Mgr, je n'en ai trouvé que deux, sur lesquels nous avons différé de sentiment.

 

            Quoad Fortitudinem, testis respondit:

            Le Serviteur de Dieu a montré toute sa vie une force vraiment extraordinaire. Les épreuves, les contradictions, les souffrances ne lui ont pas manqué; elles n'ont jamais pu cependant diminuer sa confiance en Dieu; elles l'ont même augmentée, car elles ne servaient qu'à le détacher complètement des choses de ce monde. J'ai toujours beaucoup admiré son inébranlable constance. On l'a vu, sans jamais se démentir, poursuivre le genre de vie si extraordinaire que l'amour de Dieu lui avait fait entreprendre.

            J'ai déjà dit que la patience du Serviteur de Dieu était une des vertus qui m'avaient le plus frappée en lui. Je ne sais s'il avait promis à Dieu de ne jamais se plaindre, mais ce que je sais, c'est qu'il ne se plaignait pas. Il avouait cependant la souffrance, l'on voyait souvent sur sa figure l'empreinte de la douleur, mais jamais de sa bouche ne s'échappait une parole de plainte.

            On a toujours admiré sa patience à supporter les douleurs et les souffrances. 904 Il était sujet à plusieurs infirmités. Dans le temps même où son pauvre cadavre, comme il l'appelait, souffrait horriblement, son esprit était toujours libre; rien dans son humeur ou dans sa conversation ne faisait soupçonner les vives douleurs qu'il ressentait. Un jour qu'il était venu bénir nos constructions, il souffrait horriblement. Je lui offris de prendre quelque chose: Ah! dit-il en souriant, il y aurait trop à faire, si l'on prenait quelque chose toutes les fois qu'on souffre... Vous souffrez bien, lui dis-je un jour en le voyant sortir de l'église, tout courbé, et se traînant avec peine. - Oui, répondit-il, je souffre bien. Plus d'une fois, à la prière du soir, on l'a vu, comme vaincu par la douleur, s'affaisser et disparaître dans sa chaire, puis se relever avec courage, prêcher avec le même feu que s'il n'avait rien ressenti.

            Vers la fin de sa vie, ses nuits étaient très mauvaises et il avoua à Mr des Garets qu'il ne pouvait dormir une heure d'un bon sommeil; qu'il était obligé de se lever plusieurs fois.

            Il me serait difficile de dire tout ce que le Curé d'Ars a eu à souffrir dans ses longues séances au confessionnal. L'hiver, il craignait bien le froid, et cependant il ne voulait prendre aucune précaution pour s'en garantir; il n'avait point de manteau. Quand il sortait du confessionnal, on le voyait pâle, frissonnant; ses jambes engourdies ne pouvaient plus le soutenir. Il a avoué quelquefois que pour réchauffer un peu ses doigts avant la messe, il avait dû faire brûler un peu de papier à la sacristie. L'été, c'étaient de nouvelles souffrances, provenant de la chaleur, de l'air vicié par une foule considérable de pèlerins réunis autour de lui, par les mauvaises odeurs que répandaient des infirmes ayant toutes sortes de maladies. Il craignait beaucoup les mauvaises odeurs, et plus d'une fois il a failli s'évanouir par suite de celles qu'il respirait. Malgré ses souffrances, le Curé d'Ars n'a pas cessé un seul jour de continuer ce pénible ministère, sans accorder à la nature ce qu'il aurait pu lui accorder très légitimement. 905 La seule chose qu'il se permettait l'hiver, c'était d'allumer un bon feu dans sa chambre lorsqu'il y était rentré à la fin de sa journée. Il a souffert aussi beaucoup de toutes les importunités de la foule, ainsi que je l'ai déjà suffisamment indiqué. Il a dit au Frère Jérôme que s'il avait su d'avance tout ce qu'il aurait à souffrir étant curé, il serait mort de chagrin.

 

 

907      Session 99-12 Septembre 1803 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Curé d'Ars eut bien à souffrir, dans le commencement de son ministère à Ars, de la part de plusieurs de ses confrères, ainsi que je l'ai déjà indiqué en répondant au dix-septième Interrogatoire. J'ai aussi au même endroit rappelé d'autres sujets de peine. J'ai déjà dit combien il eut à souffrir au sujet de l'affaire de la Salette. 908 La transformation de sa Providence fut aussi pour lui un sujet de peine. Il avait sans doute l'intention de confier cet établissement, pour lui donner de la stabilité, à une congrégation religieuse; il avait même jeté les yeux sur celle des soeurs de St Joseph. Il avait plusieurs fois manifesté à Mr des Garets ses intentions à ce sujet. Cependant il eut beaucoup à souffrir lorsque la transmission à la Congrégation des soeurs eut lieu sur l'invitation de l'autorité diocésaine, soit peut-être parce qu'elle se fit avant le temps qu'il avait fixé, soit peut-être qu'on ne garda pas tous les ménagements désirables, soit parce que cet établissement ne devenait plus qu'une simple école, soit enfin parce que ce changement brisait ses habitudes ordinaires; c'était, à la Providence en effet qu'il allait prendre ses repas, etc. Il disait un jour à Mr des Garets: On a reproché bien des choses à ma Providence; les enfants, disait-on, étaient mal tenues, etc.; et cependant Dieu faisait en sa faveur des miracles, et rien n'y a jamais manqué.

            Mr Vianney souffrit de voir apparaître sa biographie; il souffrit pareillement de la publicité de certains livres que l'on publiait sous son patronage.

            Le caractère d'un prêtre, qu'on lui avait donné pour auxiliaire, fut pour lui l'occasion plus d'une fois de vives peines.

            Le Curé d'Ars souffrait tout avec une très grande patience, comme j'ai pu le remarquer bien des fois. Quand une mesure le contrariait, il souffrait mais on le voyait parfaitement soumis à l'autorité; il ne se plaignait et ne murmurait en aucune façon.

            La patience n'était pas cependant une vertu naturelle au Serviteur de Dieu, car il était d'un tempérament vif, comme nous en avons fait mille fois la remarque. Je tiens d'une personne en qui Mr le Curé avait assez de confiance qu'il lui en coûtait beaucoup pour réprimer toute impatience et toute vivacité: Souvent il me semble, disait-il, que j'ai la fièvre; mon sang bouillonne dans mes veines, et j'ai de la peine à me contenir. Mr des Garets l'a entendu dire un jour qu'une heure de patience valait mieux que plusieurs jours de jeûne.

            Un ecclésiastique du diocèse de Paris ayant été chassé de sa paroisse en mil huit cent trente vint à Ars; il raconta à Mr Vianney tous les outrages, toutes les injures dont il avait été l'objet. Oh! que vous auriez été heureux d'être tué, lui répondit Mr Vianney, vous seriez allé droit en paradis.

909      Mr Renard, prêtre originaire de la paroisse d'Ars, eut en mil huit cent quarante-huit le même sort que l'ecclésiastique dont je viens de parler. Comme il en parla à Mr le Curé d'Ars, il en reçut une réponse analogue à celle que je viens de rapporter.

            Il nous disait un jour: L'union avec le Coeur de Jésus et avec la croix, voilà le salut.

            Je me crois obligée de revenir sur ce que j'ai dit précédemment au sujet de Mr Raymond qui, pendant sept ans, a été le prêtre auxiliaire de Mr Vianney. Avant d'être appelé à cet emploi, il était curé à Savigneux, paroisse voisine d'Ars, et il fut l'un des premiers à reconnaître son mérite et sa sainteté; il lui rendait même quelques services de ministère. Le pèlerinage ayant pris une grande importance et Mr Vianney ne pouvant plus suffire au travail, Mgr Devie, évêque de Belley, songea à lui donner un aide et, sur la demande de Mr le Curé lui-même, il désigna Mr Raymond. Celui-ci était un prêtre excellent, animé des meilleures intentions, mais ayant des vues toutes différentes; il était du reste d'un caractère difficile et manquait en beaucoup de choses de tact et de prudence. A peine fut-il auprès de Mr le Curé que, sous prétexte d'un plus grand bien, il le contraria de mille manières; Mr Vianney ne fut presque plus maître dans sa cure, dans son église; il était quelquefois réduit à se cacher pour ses bonnes oeuvres, pour les sommes d'argent qu'il recevait, etc. Quelquefois Mr Raymond lui adressait des paroles dures; d'autres fois il rudoyait les pèlerins d'une façon qui contrastait étrangement avec la douceur et la patience de Mr Vianney. Cette société a été l'une des plus grandes croix du bon curé. Il l'a portée avec une admirable patience et sans jamais se plaindre. Lorsqu'il parlait de lui, il n'avait que des éloges; il avait pour lui les attentions les plus délicates et les plus tendres. Un jour, Mr Raymond lui avait fait une scène pénible; le bon Curé, qui avait tout enduré avec sa sérénité ordinaire, se rendit chez lui à dix heures du soir, une lanterne à la main, afin de lui souhaiter le bonsoir le plus affectueux. Mon mari obtint de lui une fois, à force d'instance, la permission d'informer Mgr Devie et de demander le changement de Mr Raymond; il se rendit à Bourg pour s'acquitter de cette commission; mais dans l'intervalle, le bon Curé avait prévenu l’Évêque et l'avait conjuré de lui laisser son compagnon. Lorsque nous faisions de nouvelles instances auprès de lui, il nous répondait: Que dirait-on, si l'on voyait que deux prêtres n'ont pas pu s'accorder? Un jour, Mgr Chalandon lui faisait des questions sur la manière dont Mr Raymond l'avait traité: Il ne m'a pas battu, répliqua-t-il. Il a dit: Si je n'avais pas eu cette épreuve, je n'aurais pas su si j'aimais le bon Dieu.

 

910      Quoad Temperantiam, testis respondit:

            Je connais par ouï dire quelques traits relatifs à la mortification de Mr Vianney antérieurs à son séjour à Ars. Sa cousine a raconté que lorsqu'elle faisait sa soupe, il ne voulait pas qu'on y mît du beurre. J'ai entendu parler de ses pénitences et de ses macérations à Ecully, de la pieuse émulation qui existait à ce sujet entre lui et Mr Balley, et de la crainte que chacun d'eux avait de voir son compagnon en faire trop.

            Je sais peu de chose de positif sur les premiers temps de son séjour à Ars. Voici cependant ce que j'ai entendu dire. Mr Desgeorges, prêtre du diocèse de Lyon, m'a raconté que quelques jeunes gens vinrent un jour visiter Mr Vianney. Ils se dirent les uns aux autres: Il faut qu'aujourd'hui, nous fassions faire un bon déjeuner à Mr le Curé d'Ars. Ils avaient en effet apporté un panier de provisions, qu'ils déposèrent à la cure en l'absence de Mr Vianney; celui-ci rentra, trouva les provisions, et les distribua incontinent à des pauvres. Les pèlerins étant rentrés, après un court séjour à l'église, furent fort étonnés de trouver le panier vide; ils s'en plaignirent. Que voulez-vous? leur répondit Mr Vianney; je ne savais pas que ces provisions fussent à vous, je les ai données aux pauvres.

            On n'exposera jamais d'une manière suffisante quelle a été la vie de mortification du Serviteur de Dieu pendant tout son séjour à Ars. Je crois qu'il y a eu différentes périodes, pendant lesquelles son régime a quelque peu varié. Au commencement, étant seul à la cure et préparant lui-même sa misérable nourriture, il a pu suivre en toute liberté son goût pour la pénitence. J'ai su qu'il a vécu de pommes de terre qu'il faisait bouillir dans une marmite et qu'il conservait longtemps. Lorsque le besoin le pressait trop vivement, il en mangeait. Un jour, en ayant mangé une, il se disposait à en prendre une autre. Non, dit-il, en s'arrêtant tout à coup; la première était pour le besoin, la seconde serait pour le plaisir. Ses paroissiens remarquèrent dès lors les progrès qu'il faisait chaque jour dans la mortification. Ils trouvaient que leur curé ne mangeait plus rien. Moi-même, je puis suivre, en revoyant ma correspondance, les impressions que j'éprouvais à ce sujet.

            A l'époque où le pèlerinage fut établi, il prenait un misérable repas à la Providence, vers midi. Ce repas consistait en une tasse de lait, où l'on mettait quelquefois un peu de chocolat et où lui-même jetait quelques miettes de pain.

911      Il lui en avait horriblement coûté pour arriver à cette sobriété excessive; lui-même en a fait l'aveu à une personne. Il ajoutait à ce sujet: Je suis bien content d'être débarrassé du soin de ma nourriture, et quand je vois la peine qu'on se donne pour préparer des repas, je me trouve bien heureux. Rien à ses yeux n'était plus humiliant que la nécessité de nourrir son corps. Il en parlait quelquefois dans ses catéchismes d'une manière fort plaisante.

            Un jour, Catherine Lassagne, le voyant plus exténué que de coutume, le pressait de manger. Il lui répondit: J'ai une autre nourriture, qui est la volonté de mon Père qui m'a envoyé.

            Nous avons remarqué que ses jeûnes étaient plus rigoureux la veille des fêtes, ou lorsqu'il avait à demander à Dieu quelque grâce particulière. Il a essayé de ne rien manger pendant une semaine sainte toute entière. Mais, interrogé adroitement, il a avoué avoir été obligé de prendre deux fois de la nourriture.

            Pendant les cinq ou six dernières années de sa vie, il apporta, sur l'ordre exprès de son évêque, quelques adoucissements à son régime.

            Dans les privations qu'il s'imposait, Mr Vianney était cependant éloigné de toute affectation. Je l'ai vu, dans les dîners de conférence, qui avaient lieu chez nous, manger passablement. Ce n'était pas toujours sans inconvénients pour lui; car un jour que Mgr Devie l'avait contraint à manger plus que de coutume, son estomac affaibli par les jeûnes, en fut horriblement fatigué.

            Je puis affirmer que Mr Vianney a constamment traité son corps avec une sévérité tellement excessive que la prolongation de son existence peut être considérée comme un miracle. Cette opinion n'est pas seulement la mienne, mais celle des personnes les plus graves qui l'ont vu de près. Je l'ai entendu énoncer per plusieurs et entres autres par Mr Guerre, curé de Mizérieux, paroisse qui confine à Ars.

            Mon mari, Mr le Comte des Garets, étant un jour allé le visiter à la cure, à la suite d'une maladie, le trouva couché sur un peu de paille recouverte d'un drap. Il lui fit quelques reproches, que le bon Curé accepta, et aussitôt il consentit à se coucher sur un matelas.

Il a mis en usage tous les moyens possibles pour macérer son corps, les haires, les disciplines, les cilices, les chaînes de fer. Mr l'abbé Tailhades m'a montré un morceau de chaîne de fer poli qui avait servi au bon Curé. Celui-ci avait commandé à un maréchal de la paroisse une grosse chaîne de fer, que le brave homme n'a confectionnée qu'avec peine, parce qu'il devinait facilement à quoi elle devait servir. 912 Il chargeait ordinairement de l'achat de ses instruments de pénitence un jeune homme fort simple. Le pauvre garçon lui disait quelquefois: Oh! Mr le Curé, il y en a trop... Une pieuse femme qui a habité pendant quelque temps une chambre très voisine de la Cure, l'a entendu plusieurs fois se donner la discipline pendant si longtemps qu'elle se disait à elle-même: Il ne finira donc jamais...

            A la gêne de ses mouvements, à son air raide et embarrassé, à la manière dont il se remuait tout d'une pièce, en chaire, à l'autel, etc., il était facile de voir que son corps était couvert de cilices ou autres instruments de pénitence.

            Les mortifications de Mr le Curé l’avaient excessivement affaibli. A tous moments, nous le voyions pâle, chancelant, pouvant à peine se soutenir. On aurait dit que chacun de ses mouvements était une souffrance. Il avait un cautère au bras; quelquefois les pèlerins le pressaient, le serraient, de manière à le faire horriblement souffrir. Il lui échappait quelquefois de dire: Doucement, vous me faites mal.

            Il arrachait lui-même la paille de son lit, afin de pouvoir coucher sur les planches. Il ne mangeait pas de fruits; je crois que c'est par suite d'un voeu, ou tout au moins d'une promesse. Jamais il ne respirait l'odeur d'une fleur. Quelquefois néanmoins, il tenait au confessionnal une petite fiole dans laquelle il y avait de l'eau de Cologne ou du vinaigre, je ne sais.

            L'une de mes filles de service a souvent lavé de ses chemises ensanglantées.

            Il ne s'accordait et ne voulait pas qu'on lui procurât aucun adoucissement. La veille de sa mort, quelqu'un écartait les mouches de son visage. Laissez-moi, dit-il, avec mes mouches.

            En un mot, sa mortification a été constante, extrême, universelle; elle a embrassé toute sa vie, tous les instants de sa vie, toutes ses actions, sa nourriture, son vêtement, etc. La vie d'un trappiste n'est rien en comparaison de la sienne. Je ne pense pas que la pénitence chrétienne puisse être poussée plus loin. Le Curé d'Ars nous a fait croire ce que l'on raconte de plus extraordinaire dans la vie des pères du désert.

 

            Quoad Paupertatem, testis respondit:

            Il ne se peut rien concevoir de plus pauvre que la chambre et l'ameublement du Curé d'Ars. Les misérables meubles qui la garnissaient ne lui appartenaient même pas. Lorsque son lit eut brûlé, j'eus toutes les peines du monde à lui faire accepter des rideaux, et il ne les reçut que lorsqu'il les vit vieux et usés. 913 Avant cet incendie, sa chambre était dans un état plus délabré encore qu'elle n'a été dans la suite et qu'elle n'est aujourd'hui. Tout ce qu'il y possédait de richesses consistait en quelques reliquaires d'une certaine valeur. Mr des Garets possède encore un couteau qui lui a servi pendant longtemps; c'est le couteau d'un pauvre.

 

 

915      Session 100 - 12 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Avant le pèlerinage, Mr Vianney ne portait guère que des vêtements usés, râpés, raccommodés; après l'établissement du pèlerinage, sa mise, quoique pauvre et simple, fut un peu mieux, parce que des personnes charitables en prenaient soin et que d'autres changeaient fréquemment ses vêtements vieux, qu'elles s'appropriaient par dévotion, et qu'elles remplaçaient par de nouveaux.

916             Quoiqu'il craignît extrêmement le froid, il n'était pas habillé différemment en hiver qu'en été. Il ne portait habituellement point de chapeau. Il n'avait pas même de calotte sur la tête. Ses cheveux étaient ras par devant et longs par derrière.

            Il a reçu beaucoup d'argent dans sa vie, jamais pour lui, toujours pour ses bonnes oeuvres. Assurément, il n'aurait eu qu'à le vouloir, pour recueillir à son profit des sommes très considérables. Il demandait quelquefois, mais toujours avec délicatesse et sans importunité. Il y avait en lui sous ce rapport une noblesse et une dignité singulières. Il avait de la répugnance pour tout cadeau personnel. Un jour, à la suite de la première communion de l'un de mes enfants, mon mari lui offrit une paire de burettes en argent; il les repoussa avec une certaine vivacité. Mr le Curé, lui dit Mr des Garets, ce n'est pas pour vous, c'est pour l'église. - A la bonne heure, répliqua-t-il.

            Il n'aimait pas à avoir des dettes et il payait exactement toutes celles qu'il avait contractées. On a remarqué cela surtout pendant qu'il avait l'administration de sa Providence. Lorsque les ressources lui manquaient, il passait une nuit en prière à l'église et se mettait, comme il le disait si pittoresquement, à casser la tête à ses saints.

            Quoiqu'il fût complètement indifférent à tous les intérêts matériels, il avait cependant une intelligence singulière des affaires. Un notaire en fut, dans une circonstance, étrangement surpris.

 

            Quoad Humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis respondit:

            L'humilité, la simplicité et la modestie ont brillé d'un éclat extraordinaire en Mr Vianney; elles ont été l'un des traits les plus saillants de son caractère; en lui, point d'ostentation, point de mise en scène; rien de contraint ni d'affecté, rien de l'homme qui veut paraître; au contraire beaucoup de naturel, d'abandon; une simplicité d'enfant, une naïveté charmante, et en même temps un tact fin et délicat. On peut tout dire en un mot: il s'oubliait complètement.

Les nombreux hommages, la vénération publique, l'affluence des pèlerins, rien n'a pu lui inspirer le moindre retour sur lui-même. Il en était étonné, il s'en regardait comme indigne. Il pensait même qu'il fallait bien qu'il y-eût en lui quelque chose qui fût de nature à tromper le public; et c'est précisément à cause de cela qu'il se regardait et s'accusait hautement comme hypocrite.

917             L'humilité du Curé d'Ars avait frappé Mgr de Ségur plus qu'aucune autre vertu. Elle lui semblait, nous disait-il, un véritable prodige, en face de cette affluence exceptionnelle, qui devait être pour le bon curé une perpétuelle tentation d'amour-propre. Les compliments le désolaient. Néanmoins, comme il aimait mieux être humble que de le paraître, lorsqu'ils lui étaient adressés dans les conversations ordinaires, il ne les repoussait pas directement; il se contentait de les repousser par une répartie spirituelle, ou en détournant adroitement la conversation. Son humilité portait un certain caractère d'onction et de dignité; nul n'a mieux pratiqué que lui ce qu'il répétait si souvent, qu'il ne fallait parler de soi ni en bien, ni en mal.

            Son portrait lui causa un grand chagrin; il finit cependant par prendre la chose en plaisanterie et par la tourner lui-même en ridicule; il était alors d'une verve intarissable. Un jour, causant avec mon mari près de l'église, il le conduisit devant les devantures de boutiques et lui montra ce qu'il appelait son carnaval. Mr des Garets m'a raconté qu'il lui avait tenu à ce sujet la conversation la plus amusante et la plus comique qui se puisse imaginer, accompagnée des observations les plus originales. Aucune sollicitation, aucun ordre n'a jamais pu le déterminer à poser. On lui disait un jour que saint Vincent de Paul avait consenti à laisser faire son portrait au profit des galériens. Pour moi, répondit-il, j'aimerais mieux aller en galère. Lorsqu'il s'aperçut à l'église que Mr Cabuchet, artiste distingué, s'occupait à modeler ses traits, il l'apostropha vivement en disant: Vous scandalisez les gens et vous me dérangez. Il exigea même qu'il brisât son ébauche; heureusement l'artiste n'en fit rien.

            Il éprouvait une véritable désolation lorsqu'il s'apercevait que l'on recherchait quelque objet lui ayant appartenu, que l'on coupait ses habits, ses cheveux pour en faire des reliques. C'est même à cause de cela que chaque fois qu'on lui coupait les cheveux, il les recueillait soigneusement et les jetait au feu. Il s'exprimait parfois sur cette vénération dont il était l'objet avec beaucoup de vivacité et une certaine indignation. C'est une dévotion bien mal entendue, disait-il. Il ne devinait cependant pas toujours la cause des pieux larcins qu'on lui faisait; à la suite d'une mission, il remarqua que son chandelier avait disparu. C'est étonnant, dit-il, je pensais que tout le monde était converti, et voilà qu'on m'a volé.

            Il s'est toujours plu dans les humiliations et les persécutions et il regardait le temps où il y avait été en butte comme le plus heureux de sa vie.

918      Un prêtre qui avait été fort persécuté et humilié m'a raconté en avoir parlé au Curé d'Ars. Celui-ci, pour toute réponse, lui dit qu'il avait reçu le jour même deux lettres, dont l'une le traitait de saint et l'autre d'hypocrite; que cette différence de jugement lui indiquait bien le cas qu'il fallait faire de toutes ces choses.

            Mr Vianney n'éprouvait aucun embarras devant les personnages les plus considérables qui venaient le visiter; on voyait qu'il ne pensait en aucune façon à lui et qu'il ne cherchait pas à faire contenance. Je l'ai entendu prêcher devant le Père Lacordaire avec son aisance et son abandon accoutumé. La visite du célèbre Dominicain fit éclater d'une manière admirable l'humilité du Curé d'Ars. Savez-vous, dit-il ensuite à Mr des Garets, quelle réflexion m'a frappé? Ce qu'il y a de plus élevé dans la science a visité ce qu'il y a de plus petit dans l'ignorance; les deux extrêmes se sont rapprochés. Je n'ose plus monter en chaire après le Père Lacordaire. Je suis comme ce roi qui, ayant rencontré le Pape, le fit monter sur son cheval et n'osa plus s'en servir.

            Lorsque Mgr Chalandon le revêtit du camail, ce fut la scène la plus amusante qui se puisse imaginer. Le pauvre curé, son camail sur les épaules, ressemblait à un supplicié que l'on mène à l'échafaud la corde au cou. Il se réfugia dans la sacristie. Mr des Garets l'y suivit; il le trouva occupé à arracher de son dos le malheureux camail; il ne put le déterminer à le garder qu'en lui représentant que s'en dépouiller serait faire injure à Mgr. Depuis il ne l'a jamais porté.

            Lorsqu'on lui annonça qu'il devait recevoir la croix d'honneur, il fut d'abord content, parce qu'il croyait qu'une pension devait l'accompagner. Il y voyait un heureux supplément pour ses pauvres. Mais grand fut son désappointement lorsqu'il apprit qu'il n'en était pas ainsi.

            Dans la suite, lorsqu'il parlait de son camail et de sa croix d'Honneur, il disait: Je crains bien que lorsque je me présenterai à la porte du paradis avec ces bagatelles, le bon Dieu ne me dise: Va-t-en, tu as reçu ta récompense.

 

            Quoad Castitatem, testis respondit:

            Ma conviction est que Mr Vianney a pratiqué toute sa vie la chasteté de la manière la plus parfaite. Jamais il n'a eu de servantes. Dans ses maladies, il n'admettait point de femmes à le soigner. Ma fille toute enfant voulut un jour lui prendre la main; il la retira.

            Il n'y avait néanmoins en lui ni affectation, ni ce qu'on pourrait appeler de la pruderie. Il était d'une grande sévérité pour ce qui concerne la mise des femmes.

            La Chasteté de Mr Vianney a toujours été considérée comme une vertu hors ligne. 919 Je sais néanmoins que dans une circonstance, sa réputation a été violemment attaquée. C'était dans un cabaret, à Trévoux. Un médecin, qui était alors esprit fort, et qui depuis est devenu excellent chrétien, Mr Thiébaut, prit hautement et avec beaucoup d'énergie la défense de Mr Vianney. Il ferma la bouche aux calomniateurs.

 

            Interrogatus an aliquid sciat quod aliquo modo sit contrarium virtutibus supradictis, testis respondit:

            Je ne sais rien qui puisse infirmer ou affaiblir en quoi que ce soit le témoignage que je viens de faire sur les vertus du Serviteur de Dieu. Je dois même ajouter que les membres de ma famille et moi nous nous sommes appliqués à découvrir en Mr Vianney quelque imperfection et que nous n'avons jamais rien remarqué.

 

            Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je suis pleinement convaincue que le Serviteur de Dieu a pratiqué au degré héroïque les vertus sur lesquelles je viens de déposer. J'entends par vertu héroïque la vertu poussée à sa dernière et plus haute expression. Pour preuve de ma conviction de l’héroïcité des vertus de Mr Vianney, je ne puis rien faire de mieux que d'invoquer sa vie toute entière. Jamais il ne s'est démenti; jamais la vertu en lui n'a subi d'affaiblissement, et il y a persévéré jusqu'à la mort avec la fidélité la plus surprenante. Mes réponses à l'Interrogatoire sur les vertus en disent assez à ce sujet.

 

            Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Il n'est pas douteux que le Serviteur de Dieu n'ait été comblé de dons surnaturels.

            1° Il avait à un degré tout à fait extraordinaire le don des larmes. Il pleurait à tout instant, quand il parlait de l'amour de Dieu, du malheur des pécheurs, quand il s'apitoyait sur quelque misère ou sur quelque affliction; il pleurait à l'autel; il pleurait au confessionnal; là, quelquefois les pénitents avaient de la peine à l'entendre parce que sa voix était étouffée par ses larmes; ses larmes étaient quelquefois toute son exhortation; il pleurait en chaire, et parfois ses larmes y étaient si abondantes qu'il semblait, disaient ses auditeurs, les prendre à poignée quand il s'essuyait les yeux. Les larmes qu'il répandait avaient une vertu singulière pour opérer la conversion des pécheurs; les plus endurcis n'y résistaient pas. On a vu un vieillard impénitent résister à ses supplications les plus touchantes; 920 mais lorsque le bon curé se jeta à ses pieds, lui prit les deux mains et les arrosa de ses larmes, en le conjurant de sauver son âme, tout à coup il fut ému et se rendit à une si touchante charité.

            2° L'opinion publique est qu'il lisait fréquemment au fond des coeurs, qu'il annonçait des choses futures ou qu'il indiquait des choses présentes qu'il ne pouvait pas connaître naturellement.

            Une jeune personne s'était adressée en confession à un missionnaire, Mr l'abbé Descôtes. Mr Vianney ne la connaissait pas et ne pouvait rien savoir sur son compte ni sur celui de sa famille. Néanmoins, passant près d'elle, il lui adressa la parole et lui dit: Mon enfant, hâtez-vous de vous en retourner au plus vite. La jeune fille, alarmée, courut à son confesseur, acheva sa confession et demanda ce qu'elle devait faire: Suivre le conseil de Mr le Curé, répondit Mr Descôtes; puis, quand vous serez arrivée, vous m'écrirez. En rentrant chez elle, la jeune personne trouva son père, ou sa mère (je ne sais lequel des deux) à toute extrémité.

            Mr le Curé d'Ars m'annonça en mil huit cent quarante-quatre que j'éprouverais de grands malheurs. Je lui demandais si telle chose, que j'eus soin de préciser, me menaçait. - Non, me dit-il, ce n'est pas ce que Dieu vous réserve. A quelques jours de là, il me répéta ce qu'il m'avait dit la première fois. Lorsque mon fils aîné tomba malade en mil huit cent quarante-six, je pensais que c'était le moment de l'épreuve. Mr le Curé dit au jeune homme que cette maladie n'irait pas à la mort, mais qu'elle servirait à lui montrer la pauvreté de la vie. Huit ans plus tard, le même jeune homme étant retombé malade, Mr le Curé ne dit pas un mot d'espérance; mais il ne cessa de me plaindre et de répéter: Pauvre enfant, pauvre mère de douleur!... Mon fils mourut en effet. Le départ de mon second fils pour la Crimée lui fut douloureux; jamais il n'a parlé de retour. J'ai dit plus haut que ce jeune homme, grièvement blessé, est mort loin de la maison paternelle.

 

 

923      Session 101 - 14 Septembre 1863 à Sh du matin

 

            Et prosequendo vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            En mil huit cent cinquante-quatre, une demoiselle des environs de Montpellier se rendit à Avignon, pour faire une retraite chez les dames du Sacré-Coeur. La mort récente du dernier de ses proches la rendait maîtresse d'une fortune considérable et de son avenir. Elle avait à prendre un parti définitif sur l'usage qu'elle avait à faire de ses biens; 924 car elle était fixée sur sa vocation. Ne pouvant obtenir de son directeur une réponse catégorique sur l'emploi de sa fortune, il lui vint en pensée de consulter le Curé d'Ars, et, avec l'agrément de son confesseur, elle partit immédiatement.

A peine arrivée à Ars, où elle n'était jamais allée et où elle ne connaissait personne, ni n'était aucunement connue, elle se mit dans la chapelle de Ste Philomène, chapelle qui n'était pas celle où confessait le Curé, et où, par conséquent, elle ne pouvait pas être aperçue de Mr Vianney, qui confessait ailleurs. Il était tard.

Vers huit heures, le Serviteur de Dieu quitta son poste et vint le reprendre, selon son habitude, vers deux heures du matin, sortant et rentrant par la petite porte latérale placée en haut de l'église, et sans passer devant la chapelle de Ste Philomène, où s'était constamment tenue la demoiselle en question. Pour se rendre à son confessionnal, il n'avait pas même à passer devant la chapelle de Ste Philomène. Il s'y rendit néanmoins directement; et, s'approchant de la demoiselle, qui était en prière, et la touchant légèrement sur l'épaule, il lui dit: Mademoiselle, vous êtes pressée, venez, que je vous passe la première. A peine eut-elle exposé l'état très compliqué de ses affaires temporelles et ses projets de bonnes oeuvres et de vocation, que le Curé, l'interrompant brusquement, lui dit: Assez, mon enfant; je vois votre affaire; disposez de votre fortune de telle et telle manière; faites telle et telle bonne oeuvre, et hâtez-vous; car vous n'avez pas de temps à perdre. Et il lui donna les décisions les plus précises et les plus exactes, en entrant dans des détails minutieux et qui supposaient une connaissance parfaite de la fortune et de la position de la demoiselle, connaissance cependant que le bon Curé n'avait pas laissé le temps à la demoiselle de lui donner, et qu'il n'avait pas pu recevoir d'ailleurs, ainsi que je l'ai remarqué plus haut. La demoiselle repartit immédiatement pour Avignon et s'en alla directement à son directeur; en l'abordant elle lui dit: Comment avez-vous fait, mon Père, pour pouvoir informer si tôt Mr le Curé d'Ars sur l'état de mes affaires? Votre lettre lui est arrivée avant moi. Le religieux, qui appartenait à la Compagnie de Jésus, fut, à cette interpellation, tout à fait déconcerté. Il lui fit remarquer qu'alors même qu'il n'eût pas été lié par un secret inviolable, il n'aurait pas eu le temps matériellement nécessaire pour faire parvenir une lettre à Mr le Curé d'Ars. 925 Le directeur et sa pénitente demeurèrent donc convaincus que le saint homme n'avait pu être aussi bien renseigné que par une voie surnaturelle. La demoiselle arrangea tout suivant le conseil du bon Curé; elle revint ensuite à Avignon pour se consacrer à Dieu dans la vie religieuse. A peine arrivée, elle fut saisie d'une attaque de choléra, au sortir d'une messe où elle avait eu le bonheur de faire la sainte communion, et elle mourut le jour même. J'ai puisé ces détails dans une lettre, écrite, à ma demande et à celle de mon mari, par le directeur de la personne, le Père Pacalin, lettre adressée au Père Rion, qui nous l'a remise.

            Un homme, qui passait pour un vrai scélérat, était l'effroi de sa paroisse. Il tomba grièvement malade; il avait entendu parler du Curé d'Ars et se figura que par lui il pourrait au moins savoir à quel médecin il devait s'adresser. Il vint à Ars et crut que le préliminaire indispensable de sa consultation était une confession faite au moins pour la forme. Il se confessa; la confession achevée, le Curé lui demanda: Avez-vous tout dit? - Oui, Monsieur. - Vous avez tout dit? Vous rappelez-vous tel lieu, tel chemin, ce qui s'y est passé? Le malheureux homme fut foudroyé et se convertit. Je tiens le fait du Frère Jérôme, qui lui-même l'avait appris par un Curé d'une paroisse voisine de la paroisse d'où était cet homme.

            3° Une dame de Bourg, Mme Tiersot, était atteinte d'une ankylose. Elle vint à Ars; un soir, Mr le Curé lui demanda: Quand quittons-nous ces béquilles? - Tout de suite, Mr le Curé, si vous voulez, répondit-elle. - Non, répliqua-t-il; demain matin. Le lendemain, pendant la messe, elle ressentit quelque chose d’extraordinaire, et après la messe elle alla déposer ses béquilles à la chapelle de Ste Philomène; elle était guérie et marchait parfaitement bien. Je l'ai vue deux dimanches de suite à la procession du St Sacrement. 926 Le fait fit beaucoup de bruit à Ars et à Bourg. Un esprit voltairien a cherché ensuite à en étouffer le retentissement. Je n'ai point à me prononcer à ce sujet.

            Marguerite Bonnevais, de St Julien-sous-Montmélas (Beaujolais), épouse de Pierre Dumont, vigneron, mère de onze enfants, atteinte depuis neuf ans de crises nerveuses qui parfois faisaient craindre pour ses jours, avait inutilement consulté plusieurs médecins. La pensée lui vint de se faire conduire à Ars. Elle y arriva le trois Mai mil huit cent cinquante-huit et s'installa dans une chambre chez la Veuve Vézens. Ses crises furent très violentes. Le Curé la visita le deuxième jour après son arrivée. Il s'approcha de son lit avec douleur et fit une courte prière, après laquelle la malade reprit la parole. Ses premiers mots furent ceux-ci: Que je souffre! - Ce n'est rien, mon enfant, lui dit le Curé; vous serez bientôt guérie. En effet, dès ce moment, ses cris cessèrent, elle alla communier à l'église; la guérison s'est parfaitement maintenue. Ma belle-sœur a eu beaucoup de relations avec la femme Bonnevais, et elle garantit l'exactitude du fait.

            Un jour, j'étais à l'église, et je vis un jeune homme portant des béquilles à la chapelle de Ste Philomène. Je ne donnai à ce fait qu'une attention médiocre. Néanmoins, le soir, à souper, je le rappelais en présence de Mr Toccanier. - Ah! vous l'avez donc vu, me dit-il. L'un de nos domestiques, qui était présent, se mêla aussitôt et spontanément à la conversation. - Je crois bien, Madame, me dit-il; je l'ai vu hier descendre de l'omnibus porté par quatre hommes, et aujourd'hui je l'ai vu repartir marchant parfaitement.

            Au mois de Décembre mil huit cent trente-neuf, mon mari, Mr des Garets, fut atteint d'une pleurésie. Au plus fort de la maladie, nous fîmes dire une messe à Mr le Curé. Pendant cette messe, le malade éprouva un très grand soulagement, et le médecin fut très étonné de voir le mal aussi subitement enrayé, quand il croyait qu'il n'arriverait à sa période décroissante que deux jours plus tard. C'est une reconnaissance personnelle qui me fait faire cette déposition.

            J'ai entendu parler d'un grand nombre de faits merveilleux, sur lesquels je n'ai pas de détails assez précis pour déposer. 927 Il n'était habituellement bruit que de cela. Mr le Curé s'en inquiétait et il avait pris la résolution de ne plus demander que des grâces spirituelles, puisqu'on lui attribuait les miracles que faisait Ste Philomène.

            Je tiens de Mgr Devie les détails sur le miracle de la multiplication des grains dans le grenier de la Cure. Lui-même avait pris toutes les précautions pour s'assurer de l'exactitude du fait.

            J'ai aussi entendu raconter la multiplication de la pâte par la personne même entre les mains de laquelle la pâte s'était multipliée.

            5° (1) Je puis certifier que Mr le Curé avait un don particulier pour ramener à Dieu les pécheurs les plus endurcis. Un jour, dans un moment d'abandon, plus naïf et plus confiant qu'à l'ordinaire, le bon Curé assurait à mon mari que le pèlerinage arrachait aux griffes de Satan un nombre infini de pécheurs; qu'il recevait continuellement au saint tribunal des gens qui ne s'étaient pas confessés depuis trente ou quarante ans. Il lui racontait très ingénument qu'un soir, un de ces vieux pécheurs était dans la sacristie et ne pouvait se décider à se confesser. Tout à coup, cet homme fond en larmes et commence sa confession, dans un trouble inexprimable. Le Curé lui demande pourquoi il pleure et pourquoi il est si troublé. Le vieux pécheur lui répond qu'en le regardant il a vu sa tête entourée d'un cercle de lumière. Mr Vianney traduisait cela en termes plus simples : Il m'a dit qu'il avait vu de petites chandelles autour de ma tête. - Il parlait encore d'un autre pécheur qui, au milieu de la nuit, entendit une voix qui lui criait: Va trouver le Curé d'Ars. Il vint et se convertit.

 

            (1) sic. Il n'y a pas de 4°) dans l'autographe, et le 3° porte des traces de correction du 4° en 3°.

 

            Les conversions opérées sont innombrables; il faudrait un livre pour les raconter. J'ajoute un fait. Une dame d'une grande position, en proie à d'affreuses peines, s'abandonnait au désespoir et elle avait résolu d'en finir avec la vie en s'empoisonnant. Elle s'ouvrit de son dessein à un ecclésiastique; celui-ci, n'ayant pu l'en dissuader, lui demanda comme une grâce d'aller faire une visite au Curé d'Ars. Elle le fit. A son retour, elle en informa ce même ecclésiastique, le priant de venir la voir. L'ecclésiastique s'y rendit. La dame lui remit la fiole de poison qu'elle gardait pour se donner la mort et elle lui fit connaître que, convertie par le Serviteur de Dieu, elle était résignée à supporter ses maux avec patience.

 

            Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je ne connais aucun écrit du Serviteur de Dieu.

 

928      Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney est mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf, d'une maladie d'épuisement. Je ne sais s'il a prédit sa mort. Sa maladie a duré cinq jours. Il ne se peut rien concevoir de plus simple que sa conduite dans ses derniers jours; rien de moins dramatique; point d'inquiétude; une patience inaltérable. Je l'ai vu trois fois pendant sa maladie; il m'a reçue avec une bonté et une affection toutes paternelles. Il a béni mes enfants, et des médailles que je lui ai présentées. Je ne sais s'il a demandé lui-même, mais je sais qu'il a reçu les derniers sacrements. J'ai entendu dire que lorsqu'on a sonné la cloche pour lui apporter le bon Dieu. On lui demanda pourquoi. - Comment ne pas pleurer quand Notre Seigneur vient nous visiter?... Il a pleuré en voyant les hommes de sa paroisse.

 

            Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le corps du Serviteur de Dieu a été déposé dans une petite pièce de la cure, au-dessous de sa chambre et au rez-de-chaussée; il y est resté deux jours. Les fidèles se sont pressés autour de son corps. Les funérailles ont été présidées par Mgr l’Évêque de Belley; environ trois cents prêtres étaient présents; on évalue le nombre des fidèles à près de six mille. Les paroisses voisines ont sonné le glas. Je ne puis attribuer ce concours qu'à la réputation de sainteté de Mr Vianney.

 

            Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Après les funérailles, le corps du Serviteur de Dieu, renfermé dans sa bière, est resté exposé dans la chapelle de St Jean-Baptiste jusqu'au seize Août. Pendant ce temps, on prépara un caveau au milieu de l'église, en face de la chaire. L'affluence des fidèles ne discontinua pas. On demandait comme une insigne faveur de passer la nuit auprès du corps. J'ai vu des personnes pleurer à chaudes larmes pour ne l'avoir pas obtenu. Le seize Août, une messe fut célébrée et le corps fut descendu dans le caveau au milieu d'une émotion générale plus touchante peut-être que celle qui s'était manifestée le jour des funérailles. La tombe est recouverte d'un marbre noir chargé d'une modeste inscription. Elle est à fleur du sol. Aucun culte public ne lui a été rendu. 929 Il y a des manifestations spontanées en très grand nombre, et d'innombrables pèlerins continuent depuis quatre ans à affluer au tombeau du Serviteur de Dieu.

 

 

931      Session 102 - 14 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je puis attester que Mr le Curé d'Ars a joui de la plus haute réputation de sainteté soit pendant sa vie, soit après sa mort. J'entends par réputation l'opinion générale et publique que l'on a sur un fait ou sur une personne. Dès le commencement du ministère de Mr Vianney à Ars, on le regardait comme un saint. 932 C'est ce qui donna naissance au pèlerinage, qui alla se développant d'années en années, d'une manière considérable, au point que l'on comptait jusqu'à deux cents personnes par jour dans le petit village d'Ars. Rien ne donnera jamais une idée suffisante de la vénération dont cette foule entourait le bon curé. C'était un spectacle saisissant lorsqu'il sortait le soir de l'église. Les pèlerins se groupaient devant la porte de l'église. Lorsque le bon curé paraissait, tous se jetaient à genoux et recevaient sa bénédiction avec une émotion profonde. Plusieurs d'entre eux avaient des larmes dans les yeux. J'ai mille fois été témoin de cette scène, jamais sans attendrissement. J'ai vu des personnes peu faites en apparence pour le partager, en subir la contagion. Le général Borelli, commandant le département de l'Ain, vint visiter, en compagnie de Mr le Préfet, le curé d'Ars; c'était en mil huit cent cinquante. Nous le conduisîmes d'abord à la prière du soir. La vue du saint vieillard et de la foule immense qui se pressait dans l'église commença à l'émouvoir. Ce fut bien autre chose lorsque, à la sacristie, nous le mîmes en face de Mr Vianney; mais, lorsqu'au sortir de l'église, nous le plaçâmes sur son passage pour recevoir sa bénédiction, il n'y put pas tenir; il pleurait et il nous disait ensuite avec enthousiasme qu'il voulait amener sa femme, ses enfants, pour leur faire recevoir la bénédiction du saint prêtre. Une dame protestante de ma connaissance, fort attachée à sa religion, a partagé sous mes yeux l'impression commune et elle lui a fait bénir des médailles.

            La vénération des pèlerins se traduisait de mille manières différentes, quelquefois fort indiscrètes. On lui dérobait les objets qui lui appartenaient; on coupait sa soutane, ses cheveux, son chapeau; on arrachait les feuillets de son bréviaire. Cette vénération ne venait pas seulement de la foule ignorante, mais des personnages les plus distingués. J'ai vu à Ars des Évêques en grand nombre. Mgr Devie, Mgr Chalandon, Mgr de Langalerie, Évêques de Belley, y sont venus très souvent. Mgr de Bonald, archevêque de Lyon et cardinal, y est venu une fois. Je nommerai parmi les autres MMgrs de Moulins, de Meaux, de Birmingham, Mgr Bataillon, Mgr Dupanloup, l’Évêque d'Autun, etc. Beaucoup de prêtres, beaucoup de religieux, des supérieurs d'Ordres, des hommes distingués, de tout genre et de toute condition. 933 Tous partageaient l'impression commune et s'en allaient ravis.

            La paroisse de Chazey en Beaujolais est venue eh procession, bannière en tête, faire bénir au bon curé une belle statue de Ste Philomène. Les Jésuites de Montgré amenaient leurs enfants après la première communion.

            Mr le Curé d'Ars n'inspirait pas seulement de la vénération; il inspirait aussi une affection profonde. Des hommes s'étaient fixés à Ars pour se dévouer à son service, pour le défendre contre la foule, pour mettre de la police dans l'église. Mr Thèbre, employé dans les verreries de Rive-de-Gier, employait ses vacances à ce pieux office. Rien de plus dévoué et de plus zélé que quelques braves filles qui se relevaient à l'entrée de sa chapelle, à la porte de son confessionnal, pour empêcher l'encombrement.

            Après la mort de Mr Vianney, sa réputation de sainteté n'a fait que grandir et s'étendre. Elle est devenue, je puis dire générale. Le pèlerinage a continué et aujourd'hui encore il va toujours se développant. Cette réputation n'a rencontré, à ma connaissance, aucune contradiction; elle est partagée même par des personnes qui ne sont pas religieuses.

            Pour mon compte, je regarde la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu comme parfaitement fondée.

 

            Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai parlé des contradictions que Mr le Curé d'Ars a rencontrées, surtout dans le commencement de son ministère. Mais elles n'ont en aucune façon altéré l'idée que les fidèles avaient de sa sainteté. Mgr Devie, juge si éclairé en cette matière, prit un jour hautement la défense de Mr Vianney en présence de nombreux ecclésiastiques. Oui, MMrs, dit-il, avec beaucoup d'énergie; c'est un saint prêtre. Rien autre, à ma connaissance, ne s'est élevé, ni avant ni après sa mort, contre sa réputation de sainteté, qui est aujourd'hui si bien établie qu'il parait impossible de l'attaquer.

 

            Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai été témoin de la guérison vraiment extraordinaire d'un enfant de St Laurent-lès-Macon, attaqué d'épilepsie de manière à avoir jusqu'à quinze crises par jour. 934 Il était perclus de tous ses membres et ne pouvait parler. Les parents de l'enfant l'ont amené à Ars, ont fait une neuvaine à laquelle s'est uni l’Évêque diocésain. L'enfant a été complètement guéri; la guérison persévère. Ce fait a eu lieu au commencement de Mai mil huit cent soixante-deux.

            Ayant entendu parler d'une guérison miraculeuse de Mme de Larnage, femme du maire de la ville de Tain, diocèse de Valence, j'ai voulu prendre des informations précises; j'ai reçu la lettre suivante, que je reproduis textuellement:

 

            Madame,

            Dieu, dans sa miséricorde, nous a en effet accordé une grande grâce par l'intercession de votre saint Curé d'Ars, et je suis heureux de pouvoir répondre à votre désir et à votre bienveillant intérêt en vous donnant quelques détails sur la guérison vraiment miraculeuse de Mme de Damage.

            C'est le seize Novembre dernier qu'à la suite de violentes douleurs causées par une tumeur du ventre qui, depuis cinq ans, déjouait toutes les ressources de la médecine, nous commençâmes une neuvaine au Curé d'Ars; tous les médecins avaient déclaré le mal incurable et n'avaient d'autre espérance que l'atténuation des souffrances et l'éloignement des accidents, grâce à une vie de régime, de soins et de repos absolu.

            L'aggravation des douleurs et des symptômes dangereux avaient, au commencement de Novembre, fait perdre presque tout espoir aux médecins, qui redoutaient même une catastrophe prochaine; c'est dans ces conditions que nous avons eu recours d'une manière plus spéciale au suprême médecin.

            Mme de Larnage avait passé une mauvaise nuit; elle ne pouvait sans de vives douleurs toucher la partie malade; à huit heures, on dit la première messe de la neuvaine dans ma chapelle; à neuf heures, on appliqua sur le mal un cordon d'un soulier du Curé d'Ars. Mme de Larnage s'endormit alors pendant deux heures et quand elle se réveilla, ne sentant aucune douleur, elle voulut palper la tumeur et ne la trouva plus. Elle avait disparu subitement et sans laisser aucune trace ni aucune sensibilité dans la partie qu'elle occupait! Les médecins qui arrivèrent successivement se livrèrent à toutes les recherches et examens possibles sans pouvoir constater autre chose qu'une complète disparition. A dater de ce moment, Mme de Larnage a été entièrement guérie; le sommeil, l'appétit, les habitudes et cette vie active à laquelle elle avait été forcée de renoncer depuis plusieurs années.

 

935      Les médecins cherchent maintenant une explication scientifique à ce fait inouï dans les annales de la médecine; un seul reconnaît qu'il n'y a aucun moyen naturel d'expliquer cette guérison en raison de sa spontanéité et surtout de son instantanéité. Il convient que Dieu seul a pu guérir aussi miraculeusement notre chère malade.

 

            Mr de Larnage indique dans le reste de sa lettre les explications que les autres cherchent à donner et il fait voir qu'elles sont inspirées par un esprit ennemi de tout surnaturel, et que pour un vrai chrétien, elles n'ont aucune valeur.

            La lettre de Mr de Larnage porte la date du dix-huit Janvier mil huit cent soixante-trois.

 

            Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai rien à ajouter à ma déposition; je n'ai rien à y modifier.

 

            Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

            Sic completo examine, integra depositio jusau Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, et illam iterum confirmavit.

 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY CURE D'ARS

II

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

DEPOSITIONS DES TEMOINS

 

 

 

TABLE DES DEPOSITIONS TRANSCRITES DANS LE DEUXIEME VOLUME

 

 

Témoin

XI

Claude Prosper Comte des Garets

939 ,

993

Témoin

XVI

Marguerite Vianney

1009 ,

1027

Témoin

XVI

Abbé Louis Mermod

1029 ,

1036

Témoin

XVII

Abbé Alfred Monnin

1047 ,

1168

Témoin

XIX

Abbé Louis Beau

1171 ,

1222

Témoin

XXX

André Verchère

1321 ,

1330

Témoin

XXXI

Marie Ricotier

1333 ,

1338


 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY CURE D'ARS

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN XIV - CLAUDE PROSPER COMTE DES GARETS


 


939      Session 103 - 15 Septembre 1863 à 8h du matin

 

940      Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

            Je connais la nature et la force du serment que je viens de prêter. Je promets de faire connaître la vérité telle qu'elle est; je n'ai pas l'intention de rien cacher qui soit défavorable à la cause du Serviteur de Dieu.

 

            Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je m'appelle Claude Prosper, Comte des Garets; je suis né le onze Novembre mil sept cent quatre-vingt dix-neuf, au château du Colombier, commune de St Julien, département du Rhône. Mon père s'appelait Denis Félicité des Garets, et ma mère Marie Jeanne d'Agreste de Sacconaix. Ma position de fortune est grâce à Dieu au dessus d'une honnête aisance. Je suis chevalier de l'ordre de St Grégoire, maire d'Ars et membre du Conseil Général du département de l'Ain.

 

            Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je m'approche plusieurs fois des sacrements dans l'année; j'ai communié pour l'Assomption.

 

            Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai jamais été appelé en justice.

 

            Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai encouru ni peines, ni censures ecclésiastiques.

 

            Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Personne ne m'a instruit, ni de vive voix, ni par écrit, sur ce que j'ai à déposer. Je ne m'inspirerai dans ma déposition que de ma conscience ou du témoignage de personnes dignes de foi. Je n'ai pas lu les Articles du Postulateur.

 

941      Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai une grande affection pour le Serviteur de Dieu; j'éprouve même à son égard une vénération religieuse très profonde; je désire très vivement sa prompte béatification. Je ne suis mû par aucune autre intention que le zèle de la gloire de Dieu.

 

            Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu est né à Dardilly de parents très chrétiens, propriétaires aisés et cultivateurs, que j'ai vus et connus. Je ne puis rien dire de précis sur la date de la naissance de Mr Vianney, ni sur son baptême. D'après ce que j'ai entendu répéter très souvent, il avait été élevé de la manière la plus chrétienne. Pendant les nombreuses années que j'ai vécu près de lui, je l'ai fréquemment entendu parler de sa mère avec la plus tendre affection; presque toujours, il y avait de l'émotion dans sa voix et souvent des larmes dans ses yeux; il disait que les enfants qui n'ont pas une mère chrétienne sont bien à plaindre.

 

            Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu a passé son enfance et son adolescence à Dardilly. On remarqua en lui de bonne heure les indices d'une grande piété; il avait dès lors une tendre dévotion pour la Ste Vierge et la priait avec ferveur, en se livrant à la garde des troupeaux ou aux travaux des champs. J'ai peu de détails à donner sur cette partie de sa vie.

 

            Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu a commencé ses études à un âge déjà assez avancé, dans l'intention d'entrer dans l'état ecclésiastique, chez Mr Balley, curé d'Ecully, qui le prit dès lors, à cause de sa piété, en très grande affection.

 

            Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai la connaissance certaine que Mr Vianney a interrompu ses études à cause de la conscription, qu'il a été amené par des circonstances où il n'y avait aucune préméditation de sa part à être constitué en état de désertion et qu'il a passé un temps assez considérable dans la paroisse des Noës, où il a fait beaucoup de bien et où il s'est concilié l'estime et l'affection de tous. Le sentiment de la reconnaissance et de l'estime a fréquemment amené dans la suite à Ars les gens des Noës.

 

942      Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney n'a jamais abandonné la pensée d'entrer dans l'état ecclésiastique; je sais qu'il a repris ses études chez Mr Balley, qu'il est allé ensuite au séminaire et qu'il a été ordonné prêtre à Grenoble. J'ai entendu dire qu'à cette époque, ses supérieurs ecclésiastiques se défiaient beaucoup de sa science théologique. Je ne connais du reste rien de bien précis sur cette seconde époque de son existence.

 

            Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Après son ordination, il a été nommé vicaire à Ecully, sur la demande, je crois, de Mr Balley., Sa vie y fut très austère, et il sut s'y concilier l'estime et l'affection de son curé et des paroissiens. Je ne sais pas au juste combien de temps il y est resté. A la mort de Mr Balley, il fut demandé pour curé par les paroissiens. J'ignore pourquoi cette demande ne fut point accueillie par l'autorité ecclésiastique.

 

            Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney a été nommé curé d'Ars en mil huit cent dix-huit. Au point de vue religieux, il y avait du laisser-aller dans la paroisse, une certaine négligence et une certaine indifférence. Il y avait, je crois, deux cabarets. Une fête, que l'on appelle vogue dans le pays, provoquait à la danse les jeunes gens et les jeunes filles, qui se rendaient, à différentes époques, dans les paroisses voisines, pour se livrer au même plaisir. Je ne pense pas, du reste, qu'il y eut à Ars des désordres exceptionnels; cette paroisse ressemblait à toutes les autres paroisses du pays; ce qu'elle présentait au fond de plus déplorable, c'était la négligence et l'oubli des pratiques religieuses. La piété profonde de Mr Vianney lui gagna bien vite le coeur de ses paroissiens et il ne tarda pas à être l'objet d'une véritable vénération. Il se mit immédiatement à l'oeuvre pour rendre sa paroisse parfaitement chrétienne et il y réussit à force de zèle, de prudence, et surtout par ses prières et ses mortifications. Il lui fallut cependant pour cela beaucoup de temps; car les danses ne disparurent définitivement que vers mil huit cent trente-trois.

 

943      Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney fonda ou ranima des associations pieuses et des confréries; il s'éleva vivement, dans ses prédications, contre les désordres et l'oubli de Dieu. Sa manière était ferme, pleine d'autorité, et quoiqu'il fût bon et indulgent, il ne dissimulait pas à ses paroissiens et ne cherchait pas à affaiblir la morale évangélique. Il apporta un soin particulier à l'éducation de la jeunesse; c'est ce qui lui inspira la pensée de l'établissement de sa Providence. Il établit plus tard une maison de la Ste Famille pour l'éducation des jeunes garçons. Ces deux établissements ont procuré le plus grand bien.

 

            Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai assez vécu avec Mr Vianney, je l'ai connu assez intimement pour pouvoir attester qu'il a pratiqué dans la plus haute perfection tous ses devoirs de chrétien, de prêtre et de Curé et qu'il y a persévéré jusqu'à la mort. Ma déposition subséquente en fera foi. Rien, à mes yeux, n'est de nature, dans sa vie, à infirmer cette observance exacte.

            Quant aux absences qu'il a faites pour travailler aux missions ou jubilés, rien n'est plus naturel. Sa paroisse était petite et ne suffisait pas à l'activité de son zèle; il prêtait donc volontiers son concours à tout le bien qu'il pouvait faire autour de lui. Jamais sa paroisse n'en a souffert; car il avait soin d'y revenir de temps en temps et jamais il n'absentait le dimanche.

            Quant à ses fuites, je vais commencer à raconter les faits. La première fois qu'il quitta sa paroisse, au mois de Septembre mil huit cent quarante-trois, il disparut subrepticement pendant la nuit. Nous ne nous aperçûmes de son départ que le lendemain matin. Je mis immédiatement plusieurs personnes à sa recherche. Je ne tardai pas à découvrir qu'il s'était réfugié à Dardilly, sa paroisse natale. Je m'y rendis avec mon adjoint. Nous vîmes de suite que notre présence déconcertait les gens de Dardilly, car ils nous assurèrent que notre bon curé n'était plus chez eux, qu'il était parti. Il y était pourtant, mais nous revînmes sans l'avoir vu et sans être même bien sûrs de sa présence en ce lieu. Rien ne peut peindre la désolation des gens d'Ars pendant cette absence; c'était une véritable consternation. Mr Raymond, qui était encore curé de Savigneux, mais qui servait déjà de prêtre auxiliaire de Mr Vianney, se rendit de son côté à Dardilly. L'arrivée du curé d'Ars y avait produit un grand émoi; les pèlerins y affluèrent de suite; on fut obligé de demander pour lui des pouvoirs à l'Archevêché de Lyon. 944 Et il dut se mettre au confessionnal et reprendre le genre de vie qu'il menait à Ars. Mr Raymond put l'aborder, et il lui fit comprendre qu'il devait rentrer dans le diocèse. Il le mena d'abord à St Pierre d'Albigny, chez Mr Martin, prêtre que le bon curé connaissait. Il y fut témoin en arrivant d'un spectacle qui le désola; c'était un jour de fête, on dansait; cette vue facilita à Mr Raymond la tâche qu'il avait entreprise, de faire revenir Mr Vianney. Il le conduisit à Beaumont. Beaumont est une petite chapelle de la Ste Vierge, au milieu des Dombes, dans le diocèse de Belley, assez fréquentée comme lieu de pèlerinage. Mgr Devie l'avait parfois offerte comme retraite au Curé d'Ars, lorsque celui-ci lui demandait avec de vives instances la permission de se retirer dans la solitude. Mr Vianney y célébra la sainte messe, après laquelle, sans aucune autre observation, il dit à Mr Raymond: Retournons à Ars. Mr Raymond se hâta de profiter de cette ouverture et, ayant pris une voiture, il le ramena. A peine fut-il arrivé sur les confins de la paroisse, que l'on se mit à sonner les cloches. Tous les gens de la paroisse se réunirent sur la place de l'église. Quand ils virent leur bon curé, la joie la plus vive succéda à la désolation qu'ils avaient éprouvée. Mr Vianney n'était pas moins heureux que ses paroissiens; ce fut un spectacle admirable et touchant; on aurait dit des enfants qui avaient retrouvé leur père, un père qui avait retrouvé ses enfants.

            En mil huit cent cinquante-trois eut lieu une seconde tentative de fuite. Elle coïncidait avec le changement de Mr Raymond. J'ai ouï dire que Mr Raymond avait engagé le Curé d'Ars à quitter sa paroisse, dans le cas où lui-même en serait éloigné; il ne serait donc pas étonnant que cette circonstance, jointe au désir constant que le bon curé avait de se retirer dans la solitude, n'ait influé sur sa détermination. Il n'avait informé de son dessein que Catherine Lassagne, en exigeant d'elle un secret absolu. Je soupçonnais cependant quelque chose. Mr Toccanier, successeur de Mr Raymond, venait de prendre possession de son poste; je le fis avertir, ainsi que le F. Athanase, le Frère Jérôme et quelques autres personnes. Je plaçai des hommes en sentinelle; on veilla toute la nuit; en sorte que, lorsque le curé voulut prendre la fuite, il fut tout étonné. Il quitta néanmoins sa cure, accompagné ou suivi par Mr Toccanier et quelques autres. On avait eu soin de lui soustraire son bréviaire. On fit incontinent sonner le tocsin; les gens accoururent à la hâte, croyant les uns au feu, les autres à des voleurs. C'était le milieu d'une nuit sombre et noire. Pendant ce temps, le Curé continuait à fuir, malgré les instances et les démarches les plus touchantes de ses compagnons. 945 Arrivé au delà d'un ruisseau, qu'il traversa sur une planche, il s'égara; cédant aux sollicitations réitérées qui lui étaient faites, il revint et trouva dans la cour de la cure beaucoup de gens assemblés. J'y arrivais dans ce moment; je le trouvai avec une figure décomposée, triste, presque sombre. Je lui dis: Mr le Curé, venez à la sacristie, je veux vous dire quelque chose. - Je veux bien, répondit-il. Arrivé à la sacristie, sans dire un seul mot et en me tournant brusquement le dos, il prit son surplis et s'en alla à son confessionnal, où il se remit tranquillement à confesser. Depuis lors, tout fut fini, et désormais il ne me parla plus de ses projets de retraite, comme il le faisait si souvent auparavant.

 

 

947      Session 104 - 15 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Depuis que j'ai connu Mr le Curé d'Ars, jusqu'à sa seconde tentative de fuite, je l'ai toujours vu animé de la pensée de se retirer dans la solitude. Je vois à cette pensée trois motifs: Il voulait, 1° décliner la responsabilité d'une paroisse, responsabilité qu'il regardait comme trop lourde pour ses épaules à cause de son indignité et surtout de son ignorance; 2° 948 se ménager le moyen de pleurer ses fautes et ce qu'il appelait sa pauvre vie; 3° échapper à des occupations trop continues et se procurer du temps pour se livrer, selon son attrait, à la prière et à l'oraison. Tels sont les motifs que s'avouait le bon Curé. Mais ma conviction est qu'il y avait là dessous une véritable tentation du démon, dont lui-même, quelque éclairé qu'il fût dans les voies de Dieu, n'avait pas la conscience. Le démon en effet savait tout le bien qu'il faisait à Ars par le pèlerinage, le plus grand bien encore qu'il pouvait faire; il avait tout intérêt à en détourner, sous des prétextes plausibles, le Serviteur de Dieu. Sa dernière tentative de fuite fut pour lui, sur ce point, un vrai trait de lumière. Depuis lors, il ne pensa plus à rien de semblable, ainsi que je l'ai remarqué plus haut. Il fut tout entier et sans arrière-pensée à son ministère; il alla de meilleure heure à l'église; il resta plus longtemps au confessionnal. Loin de chercher des occasions de fuir, il les repoussa lorsqu'elles se présentèrent et il ne voulut accueillir aucune des propositions qui lui furent faites à ce sujet, notamment par les gens de Dardilly désireux de le posséder. Quelques années après la seconde tentative de fuite, on chercha à l'attirer à Dardilly sous prétexte d'une maladie de son frère. Le bon curé, qui aimait sa famille, se mit en route; mais chemin faisant, il fut atteint de coliques violentes qui l'obligèrent à revenir, avant d'avoir atteint le terme de son voyage. Les pèlerins avaient déserté Ars avec lui; à son retour, il les rencontra qui se mettaient en voie de le suivre et de le rejoindre; il en fut touché: Que seraient devenus, disait-il, ces pauvres pécheurs?... Il comprit dès lors encore mieux que Dieu le demandait à son poste.

            On a voulu voir dans les fuites de Mr Vianney une désobéissance à la volonté de son évêque; il n'en est rien; avant de partir, il lui avait écrit, pour le prévenir et lui demander la permission. Je possède une lettre de Mgr Devie qui en fait foi. Je la fais relater ici intégralement.

 

 

            Bourg, le 13 Septembre 1843.

 

            Monsieur,

Dans le moment où j'ai reçu la lettre de votre bon et saint curé, j'ai reçu également celle que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser. Je remets à Mr le Curé de Savigneux mes deux réponses. Je dis au bon curé que mon désir est qu'il reste à Ars malgré les raisons qu'il croit avoir d'aller ailleurs; j'espère qu'il se rendra à mes raisons. Cependant, pour ne pas le heurter trop fort, je lui indique deux autres postes où je pourrais le placer. 949 C'est en lui montrant des dispositions semblables que je le détournai du projet de s'éloigner d'Ars, il y a quelques années. J'espère un peu obtenir le même résultat. Vos instances, celles de vos paroissiens et des curés voisins, contribueront, j'espère, à le fixer auprès de vous; mais dans tous les cas il est persuadé aujourd'hui que je ne lui permettrai jamais de quitter le diocèse de Belley. Je croirais perdre un trésor.

Veuillez, etc.

 

            Votre très humble et tout dévoué Serviteur

            + Alexandre Raymond, Evêque de Belley.

 

 

            Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu a éprouvé, surtout dans les commencements de son ministère, de grandes contradictions, principalement de la part des ecclésiastiques. Les curés du voisinage qui le connaissaient, l'aimaient généralement et l'estimaient. Ceux qui étaient plus éloignés, soit qu'ils fussent trompés par de faux rapports, soit que son genre de vie extraordinaire leur parût une condamnation d'une vie plus commune, le blâmaient. Je sais même que quelques uns lui écrivirent des lettres assez dures. Il supporta tout avec une admirable patience et comme les saints ont coutume de supporter ces sortes d'épreuves.

 

            Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus chrétiennes.

            Sa foi m'a toujours frappé d'une manière particulière; elle animait toutes ses actions et lui inspirait des paroles brûlantes. Dans ses conversations, il s'entretenait volontiers des choses qui pouvaient intéresser ceux qui étaient avec lui; mais sa foi et son amour pour Dieu le ramenaient toujours aux choses de Dieu.

            Dans ses instructions ou ses catéchismes, quel que fût le sujet qu'il avait choisi, il revenait sans cesse à la foi ou à la charité. J'ai remarqué qu'il paraissait heureux de traiter ses sujets favoris, l'amour de Dieu, le Saint Sacrement, la beauté d'une âme en état de grâce, l'action du St Esprit sur les âmes, les douceurs de la prière, etc. Ses paroles, son extérieur, tout dans lui en un mot, annonçait la foi vive qui l'animait. Je me rappelle qu'en mil huit cent trente, dans une de ses instructions, il fut vraiment sublime. On abat les croix, dit-il, mais lorsque Jésus-Christ paraîtra dans les airs, sa croix à la main: 950 Oh! pour celle-là, impie, tu ne la lui arracheras pas!... Sa foi brillait dans toutes les fonctions du saint ministère. Quand il disait la sainte messe, l'expression de sa figure était telle que c'était à regarder si ses pieds touchaient terre; il paraissait comme en extase, surtout au moment de la consécration et de la communion.

            Il attachait un grand prix à tout ce qui tenait au culte divin; il aimait l'éclat et la pompe des cérémonies; il s'efforçait de les rendre aussi solennelles que possible. C'est cette pensée qui le porta à agrandir et embellir son église, etc. J'étais présent lorsqu'il reçut les magnifiques ornements que lui envoyait le vicomte d'Ars. Rien ne saurait peindre la joie et le bonheur du bon Curé. Il faisait avertir ses paroissiens de venir voir les belles choses qu'on lui avait envoyées.

            Il aimait à déployer toute la pompe possible pour la procession du saint sacrement. Il venait toujours voir si nous avions fait un beau reposoir pour la procession. Il était heureux lorsque je faisais tirer les boîtes au moment de la bénédiction du Saint Sacrement. La dernière année, j'avais invité la musique du collège des Pères Jésuites de Montgré. Quel ne fut pas le bonheur du bon curé lorsqu'il l'entendit jouer.

            La Foi le porta toujours à remplir tous les devoirs d'un zélé pasteur. Il se fit partout remarquer par sa foi vive. Quand il fut nommé curé d'Ars, trois ou quatre personnes d'Ecully, qui avaient été frappées de son grand esprit de foi, vinrent s'installer près de lui.

            Dans sa première maladie, la foi qu'il montra au moment où on lui administrait les derniers sacrements m'impressionna vivement.

            Il avait un grand respect et une grande estime pour les prêtres; il parlait toujours de son Évêque avec la plus grande vénération.

 

            Quoad Spem, testis respondit:

            J'ai toujours remarqué que Mr Vianney ne comptait pas sur lui, mais uniquement sur Dieu. Dans les peines, les difficultés qu'il éprouvait, il recourait à Dieu par la prière. 951 Je ne l'ai jamais vu se décourager; il paraissait parfois triste et comme abattu, par exemple quand l'argent lui manquait, mais ce n'était point le découragement. Tout en travaillant incessamment au bien des âmes, il ne négligeait rien pour assurer son propre salut. Je puis assurer qu'il ne restait pas dix minutes sans penser à Dieu. Dans les commencements de son ministère à Ars, il passait la plus grande partie de son temps à l'église et aux pieds du Saint Sacrement. Plus tard, à cause de l'affluence des pèlerins, ne pouvant plus se livrer à ses longues méditations, il s'en dédommageait, je crois, par de fréquentes aspirations, et prenait sur le temps du sommeil pour le consacrer à Dieu. Il m'a avoué qu'il ne dormait pas une demi-heure.

            La pensée du Ciel semblait être le mobile de ses actions et de ses paroles; car il en parlait souvent et quand il prêchait sur ce sujet, on aurait dit que déjà lui-même était allé au Ciel.

            Cette pensée du bonheur éternel, il cherchait à l'inspirer aux autres. C'est ainsi qu'il savait relever le courage de ses paroissiens en leur montrant le Ciel comme la récompense de toutes nos peines et de tous nos travaux. Il savait admirablement développer les motifs de confiance. Quel que fût l'état de tristesse dans lequel on se trouvait, dès qu'on le lui avait exposé, on sentait le courage renaître. Je n'ai jamais vu ou entendu personne se plaindre d'être venu à Ars. Tout le monde au contraire avouait que cette visite leur avait fait du bien.

            C'est dans l'intention d'attirer ses paroissiens et de les faire penser à leur salut, qu'il embellissait son église, déployait une grande pompe pour les cérémonies. Je me rappelle qu'il fut profondément attristé lorsqu'on eut volé le magnifique ostensoir qu'avait envoyé le vicomte d'Ars. Il engagea ses paroissiens à le remplacer par un autre, et pour les y pousser plus facilement, il leur dit ces paroles: Vous allez, mes frères, préparer une maison au bon Dieu, et lui vous préparera un beau palais dans le Ciel.

952      Le Serviteur de Dieu s'abandonnait entièrement entre les mains de la Providence. Il recommandait fréquemment aux autres de le faire à leur tour et il se servait pour cela de pensées très fortes, que malheureusement je n'ai pas retenues.

            Les contradictions dont j'ai parlé, les peines intérieures qu'il éprouva, ne firent qu'augmenter sa confiance en Dieu en lui montrant de plus en plus sa bassesse et son néant. Il fut tourmenté d'une manière extraordinaire par le démon. Au commencement, il eut grandement peur; je sais que Melle d'Ars envoya son jardinier coucher à la cure. Quand il sut quelle était la cause de ces bruits qu'il entendait, il n'eut plus peur. Il racontait lui-même très volontiers les attaques dont il était l'objet. Souvent il me disait: Cette nuit, le grappin ne m'a pas laissé fermer l'oeil. Pendant sa première maladie, je couchais à la cure; j'espérais entendre quelque bruit; mais je n'entendis rien. Un maréchal des logis dans la gendarmerie étant une nuit autour du presbytère entendit un grand bruit dans la cour. Le matin, il demanda à Mr Pertinand ce qui faisait tant de bruit.

            J'ai fait souvent la remarque que le Serviteur de Dieu recourait constamment à la prière dans toutes ses peines et ses difficultés. C'est appuyé sur l'Espérance chrétienne qu'il parcourut jusqu'à la mort le genre de vie qu'il avait embrassé. Je lui ai entendu dire, quand on le pressait de se reposer: Je me reposerai en paradis. D'autres fois, il avait dit en riant: Je connais quelqu'un qui serait bien attrapé s'il n'y avait point de paradis! J'ai remarqué que dans sa première maladie, il manifesta une grande crainte de la mort. Il me disait: Je voudrais vivre encore pour pleurer mes péchés et pour faire quelque bien. Dans sa dernière maladie, il fut aussi calme, aussi résigné que possible. 953 La crainte de la mort et des jugements de Dieu semblait avoir fait place à la plus grande confiance dans la bonté et dans la miséricorde de Dieu.

 

 

955      Session 105 - 16 Septembre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Curé d'Ars a été constamment animé par le sentiment de l'amour de Dieu le plus vif et le plus tendre. Ce sentiment était sa vie. Dès le commencement de son ministère à Ars, on l'a vu passer ses journées presque entières à l'église. 956 Quiconque a vécu un peu avec lui a pu se convaincre que son union avec Dieu et avec Notre Seigneur était continuelle. Tout en lui indiquait les mouvements intérieurs de la charité la plus ardente, sa figure, son attitude, ses prédications, ses conversations, l'exercice tout entier de son ministère.

            A l'autel, il paraissait un ange; à l'élévation surtout et à la communion, ses traits s'animaient, sa figure devenait resplendissante; parfois il versait des larmes; on ne pouvait le regarder sans être profondément ému. Quand il était en chaire, l'amour de Dieu respirait dans toutes ses paroles, et quel que fût le sujet qu'il entreprenait de traiter, il finissait toujours par revenir à l'amour de Dieu. L'Eucharistie surtout le transportait. Il n'annonçait jamais la procession du Saint Sacrement sans une grande joie, et quand il avait le bonheur de porter Notre Seigneur dans ses mains, il était tout transporté et comme hors de lui-même. Au confessionnal, toutes ses paroles étaient brûlantes d'amour de Dieu et les pénitents sentaient si bien qu'elles sortaient de la plénitude de son coeur, qu'ils se retiraient eux-mêmes tout embrasés.

            Quelque absorbé qu'il fût par un ministère accablant, sa prière était continuelle. Il ne disait jamais son bréviaire à l'église qu'à genoux et dans l'attitude du recueillement le plus profond. Rien ne pouvait le distraire, ni le mouvement qui se faisait autour de lui, ni la multitude des pèlerins, ni les questions importunes, absurdes même, dont on le pressait. Toujours la même sérénité; toujours la même égalité d'humeur. Il était visible que son âme était avec Dieu. Ce sentiment lui inspirait un grand attrait pour tout ce qui tenait au culte divin, la beauté des ornements, la pompe des cérémonies, etc.

            Dans ses conversations, quelque bon, quelque condescendant qu'il fût pour ses interlocuteurs, il finissait toujours par revenir à son sujet favori. 957 J'avais l'habitude, lorsque j'étais à Ars, d'aller le voir deux fois par jour, après son repas de midi et le soir. C'était pour moi un bonheur et une inexprimable consolation. J'étais alors ordinairement en la compagnie des missionnaires. Le bon curé était gai, aimable; sa conversation était affectueuse, douce, pleine d'esprit et de finesse; il avait quelquefois des observations qui ne manquaient pas d'une certaine malice délicate, mais toujours inoffensive. Cette sérénité et ce ton agréable me frappaient beaucoup, surtout le soir, après des journées extrêmement fatigantes et qui auraient été écrasantes pour tout autre homme que lui. J'ai toujours remarqué que quel que fût le sujet dont il nous avait entretenu, il avait le secret de les tourner vers Dieu, et d'en tirer des enseignements qui nous remuaient jusqu'au fond de l'âme. Lorsqu'il avait ainsi causé avec nous avec une familiarité pleine d'abandon, appuyé contre une pauvre table, il nous saluait tout à coup, en nous disant: J'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonsoir. - Nous nous retirions tout ravis.

            L'amour de Dieu dans le curé d'Ars avait pour principe le renoncement le plus complet à lui-même, le sacrifice et la mortification. Aussi les peines intérieures et extérieures ne purent-elles jamais troubler la paix de son âme. Les persécutions des hommes et celles du démon ne l'altérèrent pas. On voyait cependant à une certaine tristesse, à une certaine altération de sa figure, qu'il sentait vivement.

            Mr Vianney a pratiqué toute sa vie la charité spirituelle et corporelle à l'égard du prochain. Il avait puisé l'amour de cette vertu au sein de sa famille, qui était très charitable. Vicaire à Ecully, il avait gagné la confiance et l'affection de tout le monde par son désintéressement et son dévouement pour les pauvres. Nommé curé à Ars, il se consacra tout entier au bien de ses paroissiens.

            Il chercha avant tout le bien de leurs âmes; pour les gagner à Dieu, il se fit tout à tous; il les visitait fréquemment dans leurs maisons, le plus souvent à l'heure des repas, afin de les trouver réunis. 958 Là, après s'être enquis de leurs affaires matérielles, il leur parlait de Dieu avec beaucoup de simplicité, mais beaucoup d'onction; ces braves gens étaient touchés. Il renonça ensuite à ces visites fréquentes, lorsque les occupations du ministère occasionnées par le pèlerinage absorbèrent tout son temps.

            Persuadé qu'une solide instruction religieuse est le meilleur moyen pour amener les fidèles à la piété, il se livra avec un grand zèle à la prédication. Il préparait très soigneusement ses instructions. Toutefois, il ne comptait pas sur lui-même pour la conversion ou l'amélioration de sa paroisse; il ne compta que sur la grâce de Dieu. Il eut recours à la prière, aux jeûnes, aux mortifications les plus excessives. Le jour, il offrait ses souffrances pour la conversion des pécheurs, la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire. Il éprouvait une affliction inexprimable du malheur des pauvres pécheurs. Quel dommage, disait-il, que des âmes qui ont coûté tant de souffrances au bon Dieu, se perdent pour l'éternité... Il aurait consenti à rester sur la terre jusqu'à la fin du monde et à mener jusque là la vie de pénitence terrible qu'il pratiquait pour travailler à la conversion des pécheurs. Les pauvres malheureux pécheurs lui tenaient tellement à cœur qu'afin d'étendre son zèle et de le rendre durable même après lui, il fonda à perpétuité un nombre considérable de missions.

            C'est ce même sentiment du zèle pour le salut des âmes qui l'a fait prendre part, ainsi que je l'ai dit plus haut, aux missions et jubilés qui se sont donnés dans les environs de sa paroisse, et où il produisit un tel effet que le pèlerinage en prit naissance.

            C'est encore ce même sentiment qui le cloua pendant quinze ou dix-huit heures au confessionnal chaque jour, malgré des souffrances habituelles, une toux déchirante, malgré le froid, la chaleur, malgré les mauvaises odeurs qu'exhalait une foule entassée. C'est ce même sentiment qui lui fit continuer pendant toute une longue vie ce ministère écrasant, sans interruption, sans repos, sans ménagement, sans adoucissement d'aucune sorte. 959 C'est lui qui le faisait se lever à minuit ou une heure du matin et sortir de l'église fort tard; lui encore qui le condamnait à une privation presque absolue de sommeil et le maintenait dans une patience inaltérable au milieu des peines et des importunités les plus agaçantes du saint tribunal.

            Il ne s'appliquait pas seulement à produire un bien éphémère et fugitif; mais il voulait un bien durable. C'est ce qui le conduisit à l'établissement de sa Providence, d'abord pour donner une éducation chrétienne et gratuite aux enfants de sa paroisse, ensuite pour recueillir de pauvres petites filles abandonnées. Il la confia à des filles pieuses, qui réunirent jusqu'à soixante enfants pauvres, qu'elles soutenaient grâce à la charité de Mr le Curé, à leur dévouement personnel, et aussi aux miracles de la divine providence. Mr Vianney avait consacré à la fondation de cette oeuvre tout son patrimoine. Désireux de lui donner plus de stabilité, il songea à la remettre entre les mains d'une Congrégation religieuse; il choisit les soeurs de St Joseph. Cette détermination fut pour lui un sacrifice; car sa Providence lui tenait à coeur; c'était son oeuvre favorite; il lui en coûtait de s'en détacher. Le sacrifice fut plus grand encore lorsqu'il en vint à la réalisation et qu'il vit que son oeuvre était transformée, réduite à une seule école paroissiale, que l'orphelinat disparaissait et que les conditions verbales qu'il avait mises à la cession n'étaient pas aussi scrupuleusement exécutées qu'il l'avait désiré. Ce fut pour lui un froissement considérable qu'il supporta néanmoins avec une grande patience.

            Un établissement de jeunes garçons, créé par son zèle et confié aux frères de la Ste Famille de Belley, mit le sceau aux oeuvres qu'il fonda pour l'éducation de la jeunesse.

            A la charité spirituelle, Mr Vianney joignait toutes les oeuvres de charité corporelle. Son coeur s'apitoyait sur toutes les misères. Les guerres, les révolutions l'attristaient profondément à cause des maux qu'elles traînent à leur suite. Il aimait tendrement les pauvres. Pour eux, il se dépouillait de tout; il donnait, donnait sans cesse; pour leur faire l'aumône, il vendait tout ce qu'il possédait, son linge, son mobilier, le moindre objet qui fût à son usage. 962 Je sais qu'il payait plusieurs loyers, même en dehors de sa paroisse; il soutenait plusieurs familles qui avaient été autrefois dans l'aisance et qui étaient réduites à la misère. L'argent lui manquait toujours; mais toujours il en avait; la providence venait à son secours. Melle d'Ars et moi, nous lui envoyions de temps en temps des provisions; elles ne faisaient que passer par sa cure pour s'en aller aux pauvres. On abusait quelquefois de la facilité avec laquelle il donnait. Je lui en ai fait l'observation. Ce que je donne, répondait-il, n'en est pas moins écrit dans le Ciel.

 

 

 

963      Session 106 - 16 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            La prudence fut en Mr Vianney une vertu très remarquable; elle m'a toujours beaucoup frappé. Elle l'engagea, avant tout, à recourir à Dieu, par la prière, pour réformer les abus de sa paroisse. Il apporta dans cette entreprise beaucoup de tact et de modération. 964 Il s'éleva sans doute avec beaucoup d'énergie et de fermeté contre les désordres, mais sans jamais froisser personne. Il sut même attendre du temps ce qu'il ne pouvait obtenir de suite; c'est ainsi qu'il mit quatorze à quinze ans pour déraciner les danses et la vogue. Ce dernier amusement avait à peu près disparu en mil huit cent trente. A cette époque, il reparut; je lui offris mon intervention comme maire de la commune; il refusa et se contenta de me prier d'éloigner les danses du centre du village. Cette modération produisit plus d'effet qu'une défense expresse. A partir de ce moment, les danses et la vogue cessèrent tout à fait.

            Mr Vianney aimait à écrire à son Évêque, dans ses doutes et ses perplexités, pour réclamer ses conseils; il consultait fréquemment aussi d'autres personnes prudentes, et particulièrement son confesseur. Il ne manquait jamais de me faire part de ses projets quand ils concernaient la paroisse. Nous ne différions guère d'opinion; mais si parfois il n'était pas de mon avis, il lui arrivait rarement de ne pas s'y rendre.

            Il était interrogé au confessionnal sur les cas les plus difficiles, sur des vocations, sur des affaires excessivement compliquées. La décision était prompte, nette, précisée, toujours marquée au coin de la plus admirable prudence; elle était éloignée de toute exagération, même pieuse. Il a souvent engagé des personnes qui le consultaient pour savoir si elles devaient entrer dans la vie religieuse, à rester dans le monde. La suite a démontré combien il avait raison. Il n'est pas douteux qu'il n'y eut en lui une étonnante perspicacité; son regard même semblait pénétrer et lire jusqu'au fond des âmes. Parmi les milliers et les milliers de personnes de tout âge, de tout sexe et de toute condition qui ont réclamé ses avis, je n'ai jamais entendu dire qu'une seule se soit repentie de les avoir suivis. Ce fait a toujours suscité mon admiration.

            Il a toujours été prudent dans ses entreprises; c'est ce que l'on a remarqué dans l'établissement de la Providence, dans la fondation de la maison des Frères; il est rare qu'il soit allé en avant, sans avoir auparavant réuni les fonds nécessaires; aussi n'a-t-il jamais eu de dettes proprement dites.

965      S'il était prudent dans ses prédications, il ne l'était pas moins dans ses conversations ordinaires; jamais de parole légèrement proférée ou regrettable; jamais un mot qui pût offenser personne. Il était d'autant plus réservé en fait de politique, qu'il savait par expérience que l'on était plus disposé à abuser de son autorité. Voici un fait assez singulier à ce sujet. On lui avait prêté une espèce de prédiction concernant un auguste personnage; cette espèce de prédiction avait été répandue et faisait un certain bruit. La police s'en inquiéta; l'un de ses employés fut envoyé à Ars pour prendre des informations; il vint chez moi et me fit part de l'objet de sa mission. Je cherchai à le rassurer; je crus néanmoins devoir le mettre en rapport avec Mr Vianney; je le conduisis à l'église et tirai Mr Vianney du confessionnal, pour l'amener à la sacristie, où il se trouva en tête à tête avec l'employé. J'attendis moi-même à la porte pendant quelques minutes, après lesquelles je vis sortir le commissaire de police tout en larmes. Son entrevue avec Mr Vianney l'avait tout bouleversé. Quel saint curé vous avez là, me disait-il ensuite, avec le sentiment de la plus vive admiration...

            La prudence de Mr Vianney n'a pas été moins remarquable dans l'incident de la Salette. Dès le principe, il croyait à l'apparition de la Ste Vierge, mais avec une certaine réserve; il en référait constamment à l'autorité des évêques, juges légitimes en ces sortes de choses. Par je ne sais quel concours de circonstances, le jeune Maximin, l'un des témoins de l'apparition, vint à Ars. On le conduisit au curé à la sacristie. Mr Vianney l'interrogea hors de la confession. Qu'avez-vous vu, lui demanda-t-il? - Rien, répondit le jeune homme. Le curé, tout étonné, insista; il en reçut constamment la même réponse nettement accentuée. Alors Mr Vianney réprimanda sévèrement Maximin sur sa tromperie et lui intima l'obligation d'aller trouver l’Évêque de Grenoble et de se rétracter devant lui. Le jeune homme refusa, en disant: Ah! Bah! cela fait toujours du bien au peuple. Après quoi Mr le Curé, justement indigné, refusa de le confesser. Comme Maximin sortait de l'église, Mme des Garets le rencontra et lui dit: Eh bien! diriez-vous votre secret à un Évêque, à Mgr Dupanloup, par exemple? – 966 Non, répliqua-t-il. - Et à Mr le Curé? - Je le lui ai dit. Je tiens ces détails de Mr Vianney lui-même, qui me les a racontés cent fois. L'intention du bon curé était d'écrire immédiatement à Mgr Devie et de lui abandonner toute l'affaire; il le fit en effet. Mais Mr Raymond, qui était très opposé à la Salette, ébruita ce qui venait de se passer. La chose fit grand bruit et suscita à Mr Vianney des tracasseries pénibles. Néanmoins, quoiqu'il ne crût plus à l'apparition, il ne se départit pas de sa ligne de réserve. Toutes les personnes qui le consultaient, il les renvoyait à la décision des évêques. Pour lui, dans son for intérieur, il éprouvait une certaine anxiété, qui ne cessa que quelque temps avant sa mort, lorsque, éclairé d'une lumière particulière qu'il avait demandée à Dieu, il eut fait un acte de foi à la vérité de l'apparition.

 

            Quoad Justitiam, testis respondit:

            En répondant au seizième Interrogatoire, j'ai assez fait connaître que le Serviteur de Dieu a constamment rempli tous les devoirs auxquels il était tenu comme chrétien, comme prêtre et comme curé.

            J'ai toujours remarqué sa grande politesse envers tout le monde. Cette politesse n'avait rien d'affecté; elle était simple, gracieuse et aimable. Il ne voulait s'asseoir devant personne; pour lui, il ne souffrait pas qu'on se tint debout en sa présence. Il avait coutume de saluer par ces paroles: Je vous présente bien mon respect. Il était bon et affable envers tout le monde. Il était plein d'égards et de condescendance envers ses collaborateurs; dès qu'il les savait indisposés, il les engageait au repos, et pour qu'ils pussent le faire plus facilement, il s'offrait à les remplacer.

            Il témoignait une vive reconnaissance pour les moindres services qu'on pouvait lui rendre. Je me rappelle qu'il nous parlait assez fréquemment, même en chaire, de son ancien maître, Mr Balley, curé d'Ecully. Il n'avait pas oublié l'hospitalité qu'il avait reçue aux Noës et il en donnait des preuves toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Le nom de Melle d’Ars était souvent dans sa bouche.

 

            Quoad obedientiam, testis respondit:

            L'ensemble de la vie de Mr Vianney me fait croire qu'il a toujours pratiqué l'obéissance. Je n'ai pas de détails particuliers à donner à ce sujet. J'ai dit qu'il était pénétré d'une profonde vénération pour son évêque; il en était de même pour les autres supérieurs. Quant au fait de la désertion, il y a été amené, comme je l'ai dit, par des circonstances toutes particulières. Je ne vois pas pour mon compte dans ce fait un acte de désobéissance.

 

            Quoad Religionem, testis respondit:

            En parlant de la Foi et de la Charité, j'ai déjà assez fait connaître la vertu de Religion du Serviteur de Dieu; je n'aurai donc ici que quelques particularités à signaler. Le moindre objet de piété était pour lui d'un grand prix; on le voyait aussi reconnaissant pour une médaille qu'on lui offrait qu'il l’aurait été pour un don considérable. Il aimait beaucoup les images et surtout les reliques; il en avait en grande quantité dans sa chambre, dans sa chapelle de la Providence.

            Le Serviteur de Dieu, dès son enfance, ainsi que je l'ai entendu raconter, montra une grande dévotion envers la Sainte Vierge. Je l'ai entendu moi-même bien des fois rappeler aux fidèles les avantages de cette dévotion. Ses paroles étaient alors pleines d'onction et indiquaient assez les sentiments qui l'animaient lui-même. Il fit faire un coeur en vermeil, y plaça les noms de ses paroissiens, après une consécration solennelle qu'il fit de sa paroisse à la très sainte Vierge.

            Il vénérait d'une manière particulière le mystère de l'Immaculée Conception; bien avant la définition du dogme, il avait attaché son coeur à cette pieuse croyance: aussi, qu'il fut heureux le jour où il apprit la proclamation du dogme...

            Tous les samedis il célébrait la messe à l'autel de la Ste Vierge. Il recommandait fréquemment de faire des neuvaines en son honneur, lorsqu'on sollicitait quelque grâce. Il serait impossible de dire la quantité de médailles de la Ste Vierge qu'il a distribuées. Ses fêtes, quoique n'étant plus d'obligation depuis le concordat, étaient célébrées avec pompe; les offices avaient lieu comme le dimanche, et l'on remarquait ces jours-là un plus grand concours de pèlerins.

968      Mr Vianney connaissait bien la vie des saints; il la lisait fréquemment. Il nous en parlait souvent dans ses instructions. Les noms de plusieurs saints revenaient sans cesse sur ses lèvres; c'était St François d'Assise, St Louis de Gonzague, Ste Colette, etc. Il avait sans doute pour eux une plus grande dévotion.

            Il avait fait construire une chapelle à Ste Philomène; il y disait souvent la messe. Quand on sollicitait quelque grâce de guérison, il avait coutume de faire faire une neuvaine en l'honneur de Ste Philomène.

            Bien des fois, je l'ai entendu recommander de prier pour les âmes du purgatoire; il conjurait les fidèles de ne pas oublier ces pauvres âmes qui ont tant à souffrir avant d'entrer au Ciel. Lui-même a fondé un certain nombre de messes pour leur soulagement.

 

            Quoad Orationem, testis respondit:

            Ce qui, à mon avis, fait le mieux connaître le don d’oraison de Mr Vianney, c'est cette pensée que j'ai déjà exprimée, qu'il ne passait pas dix minutes sans penser à Dieu. Je crois qu'il employait une partie de ses nuits à la prière, à l'oraison ou à de pieuses lectures. Son maintien était toujours pieux et recueilli; mais il n'y avait dans sa piété, comme dans le reste, aucune affectation.

 

            Quoad Fortitudinem, testis respondit:

            La vertu de force éclata dans toutes les oeuvres du curé d'Ars; c'est elle seule qui a pu le soutenir dans les travaux extraordinaires auxquels il s'est livré pendant tant d'années pour la gloire de Dieu et le salut des âmes; c'est elle seule qui a pu le déterminer à suivre constamment le genre de vie le plus sévère. J'ai toujours remarqué dans le Serviteur de Dieu une grande force de caractère, une grande force de volonté; je ne l'ai jamais vu se laisser abattre, malgré les nombreuses difficultés et les contrariétés de toutes sortes qu'il a bien des fois rencontrées sur son chemin.

            La patience du Serviteur de Dieu est la vertu qui m'a le plus étonné et le plus impressionné. Je ne crois pas qu'il soit possible de la porter plus loin. 969 Avant de donner quelques détails, je dois faire observer que cette vertu admirable de Mr Vianney ne lui était pas naturelle. Il était d'un tempérament vif; il avait de plus une très grande sensibilité. Les personnes qui l'approchaient le plus souvent s'apercevaient assez vite que tel était le caractère de Mr Vianney et que par conséquent il a dû travailler longtemps et souffrir beaucoup pour acquérir l'inaltérable patience que nous avons admirée en lui.

 

 

971      Session 107 - 17 Septembre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu eut bien à souffrir des différentes infirmités dont il fut éprouvé et qu'il s'était attirées, au moins en partie, par sa vie mortifiée et pénitente. Il était sujet à des maux d'entrailles; il avait une hernie et pendant quelque temps, il ne prit aucune précaution contre; 972 aussi lui causait-elle de vives souffrances. Il avait encore une toux aiguë qui lui déchirait la poitrine. On voyait qu'il souffrait beaucoup; pour lui, il ne se plaignait jamais. Il était toujours le même, plein de prévenance et d'amabilité, comme s'il n'avait rien souffert. Il m'est arrivé bien des fois de lui, dire : Mon bon curé, il faut vous ménager. — Ah! bah! mon ami, répondait-il en souriant, le bon Dieu arrangera tout cela.

            Il craignait beaucoup le froid, et néanmoins il ne prenait aucune précaution pour s'en garantir. Des personnes qui s'intéressaient vivement à lui voulurent lui épargner cette souffrance pendant les longues heures qu'il passait au confessionnal, en mettant une bouillotte sous ses pieds. Pour qu'il ne s'en aperçût pas, elles la glissaient sous la planche du confessionnal. Le Serviteur de Dieu finit par s'en douter et, trouvant la bouillotte, il la jeta dans l'église.

            Mr Vianney eut à supporter bien des ennuis ou des tracasseries de la part de plusieurs personnes. Au moment où le pèlerinage devenait considérable, Mgr Devie, évêque de Belley, sentant que le bon Curé ne pouvait plus supporter seul le fardeau, lui proposa un prêtre auxiliaire. Le Serviteur de Dieu, qui avait grande confiance en Mr Raymond, curé de Savigneux, le demanda à Mgr. Mr Raymond était un excellent prêtre, animé des meilleures intentions; cependant il ne tarda pas à être en opposition avec Mr Vianney sur plusieurs points. A mon avis, il manquait un peu de tact et de jugement. En l'envoyant à Ars, l’Évêque de Belley l'avait chargé de veiller un peu sur tout ce qui s'y passait. Il avait appris que le bon Curé faisait des fondations hors du diocèse, qu'il ne donnait pas toujours avec assez de discernement, ou plutôt qu'on abusait de sa grande charité (bien des fois, moi-même je lui avais fait l'observation qu'il donnait à des personnes qui n'en avaient pas besoin). Mr Raymond se regarda trop comme le tuteur du Curé d'Ars, qui ne pouvait presque plus rien faire sans son prêtre auxiliaire. Sous prétexte que parmi les pèlerins, il s'en trouvait à l'imagination exaltée, etc., ces derniers n'étaient pas toujours traités avec tous les égards possibles. Mr Vianney souffrait donc beaucoup, mais jamais il ne se plaignait. 973 On m'a même raconté que lorsque l'opposition avait donné lieu à quelque explication plus animée, Mr Vianney allait souvent à une heure assez avancée de la nuit auprès de Mr Raymond, comme pour lui faire des excuses. Comprenant ce qui se passait, plusieurs fois j'ai dit à Mr le Curé: Vous devriez prendre auprès de vous des missionnaires. - Ça viendra plus tard, me répondait-il, sans jamais me dire un mot de blâme à l'adresse de Mr Raymond et sans formuler une plainte contre lui. Un jour, il me fit dire de passer à la cure au moment de son dîner. Je m'y rendis exactement. Après avoir bien réfléchi devant Dieu, me dit-il, je vous prierai d'aller trouver Mgr et de lui exposer que s'il pouvait donner un bon poste à Mr Raymond, il me ferait plaisir. Ne dites rien de la commission que je vous donne. Je fus surpris de cette communication; mais sans en demander l'explication, je promis d'aller le soir même auprès de Mgr. J'appris que la veille, il y avait eu entre Mr Raymond et le bon curé une scène assez violente, qui malheureusement avait été entendue par quelques personnes. Je partis de suite; le lendemain matin, j'allais auprès de Mgr faire ma commission. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque le prélat me dit: Êtes-vous bien sûr que tel soit le désir de votre curé? Tenez, voici une lettre que je viens de recevoir et par laquelle il me supplie de laisser Mr Raymond auprès de lui. Je n'eus rien à objecter et je revins à Ars. Immédiatement après mon départ, Mr Vianney s'était sans doute repenti et avait envoyé la lettre en question.

            Le Serviteur de Dieu eut aussi beaucoup à souffrir des exigences des pèlerins, qui le pressaient, l'accablaient de questions, etc. Il est arrivé plus d'une fois qu'au moment où une cinquantaine de personnes entourait son confessionnal, quelqu'un demandait à lui dire quelques mots à la sacristie. Le Serviteur de Dieu s'y rendait et écoutait ce qu'on lui disait sans donner aucune marque d'impatience, quoiqu'on l'eût dérangé pour lui dire des riens.

974      Il me serait impossible de dire tout ce qu'il a dû souffrir dans ses longues séances au confessionnal. J'ai remarqué en tout et partout une admirable patience dans le Serviteur de Dieu. Il était toujours égal à lui-même, bon, prévenant, quels que fussent les procédés dont on usât à son égard.

 

            Quoad Temperantiam, testis respondit:

            La tempérance, chez Mr Vianney, était aussi complète que toutes les autres vertus; sa vie mortifiée est une chose véritablement terrible à raconter. Elle atteint, elle dépasse peut-être tout ce que l'on a dit des saints les plus austères et les plus pénitents.

            On vit briller en lui de bonne heure cette vertu, notamment pendant qu'il était vicaire à Ecully; là, ce fut une effrayante émulation d'austérités entre lui et son saint curé.

            Il ne se relâcha pas de cette vie dure lorsqu'il fut nommé curé à Ars. Sa sobriété fut excessive et elle atteignit les limites du possible. Sous ce rapport, je divise sa vie en trois périodes: La première, pendant laquelle, étant seul à la cure, il s'y nourrissait comme il l'entendait; la seconde, pendant laquelle, le pèlerinage étant établi, il prenait ses repas à la Providence; la troisième, après l'arrivée des missionnaires, période pendant laquelle il vivait de nouveau à la cure, mais de la nourriture qui lui était préparée par quelques pieuses filles.

            La première période a été la plus austère; étant seul et sans surveillance, il pouvait se livrer sans contrôle à son attrait pour la mortification. Il ne mangeait presque rien; je sais qu'il passait des carêmes entiers presque sans prendre de nourriture. Parfois, il faisait cuire une marmite de pommes de terre; il les jetait dans l'un de ces petits paniers en fil de fer qui servent à secouer la salade; il l'accrochait contre un mur, et lorsque la faim le pressait trop fort, il plongeait la main dans son panier et en tirait une pomme de terre, qui faisait tout son repas. D'autres fois, il prenait une poignée de farine, la délayait dans de l'eau et en faisait quelques matefaims. 975 Il racontait lui-même assez plaisamment cette manière de faire sa cuisine. Quand je voulais dîner, disait-il, je ne perdais pas beaucoup de temps. Trois matefaims faisaient l'affaire. Pendant que je cuisais le second, je mangeais le premier; pendant que je mangeais le second, je cuisais le troisième. J'achevais mon repas en rangeant ma poêle et mon feu; je buvais un peu d'eau, et il y en avait pour deux ou trois jours.

            Melle d'Ars, inquiète pour la santé du bon curé, cherchait à apporter quelques adoucissements à cette excessive austérité. Elle lui envoyait quelques provisions, qui, ainsi que je l'ai dit plus haut, s'en allaient toujours aux pauvres. Rien n'égalait alors les colères de la bonne demoiselle; elle s'emportait très risiblement contre la vie déraisonnable de son curé. J'ai moi-même été témoin plusieurs fois de ces impatiences fort amusantes. Toutes les indignations de Melle d'Ars n'y faisaient rien. Le bon Curé allait son train sans s'émouvoir. Lorsque je me suis définitivement établi à Ars, j'ai voulu, à mon tour, faire des tentatives semblables; mais voyant que je n'étais pas plus heureux, j'y ai définitivement renoncé.

            Je ne connais que deux circonstances dans lesquelles le Curé se relâcha quelque peu de sa vie austère; c'est lorsqu'il recevait chez lui ses parents ou quelques confrères.

            Je ferai observer que pendant toute la période dont je viens de parler, Mr Vianney n'eut jamais de servante. Quelques pieuses femmes lui donnaient les soins les plus indispensables pour la nourriture, le vêtement, et l'entretien de sa cure. Mais malgré tous leurs efforts, elles n'ont jamais pu introduire dans son régime le plus léger adoucissement.

            Pendant la seconde période, Mr Vianney prit sa nourriture à la Providence. Il y eut dès lors quelque chose de plus régulier, sinon de plus adouci, dans ses repas. Il n'en prenait du reste habituellement qu'un seul par jour; ce repas consistait en une tasse de lait où l'on mettait un peu de chocolat et où lui-même jetait quelques miettes de pain. Rarement, il y ajoutait un plat de légumes, auquel il touchait à peine. Il prenait ce repas debout et sans jamais s'asseoir; c'était l'affaire de quelques minutes. A mesure qu'il avançait en âge, et que sa santé s'affaiblissait, il consentit à accepter un peu de lait le matin; encore n'était-ce pas tous les jours; parfois même une petite infusion le soir.

976             Pendant la troisième période, il reprit, ainsi que je l'ai dit plus haut, ses repas à la cure. Sur l'ordre de l’Évêque de Belley, il dut se résigner à quelques adoucissements. Il accepta un peu de viande et même un peu de vin; quelquefois du poisson, d'autres fois un plat de légumes; jamais de deux choses en même temps. Je puis très exactement témoigner de ces choses, ayant moi-même souvent assisté à ces repas. Après avoir dîné, il se rendait chez les missionnaires, où il s'abandonnait pendant quelques minutes à ces charmantes conversations dont j'ai parlé plus haut. Il lui arrivait parfois de faire semblant d'accepter du café; je dis faire semblant, car il n'effleurait que du bout des lèvres la tasse qui lui avait été offerte.

            Rien n'a pu détourner Mr Vianney du régime qu'il s'était imposé. Quelquefois, le voyant exténué et à bout de forces, je l'ai décidé à manger quelque chose de plus; mais je n'ai pas tardé à m'apercevoir qu'il se dédommageait aussitôt après par plusieurs jours d'une abstinence presque complète; en sorte que j'ai pris le parti de le laisser tout à fait tranquille.

            A ma connaissance, il a mangé une fois chez Melle d'Ars avec Mgr de Belley; sur l'invitation de l’Évêque, ayant pris quelque nourriture de plus que de coutume, il en fut très fatigué; jamais il n'a mangé chez moi. Je recevais à ma table les ecclésiastiques du canton lorsque c'était le tour de Mr le Curé de donner la conférence. Il assistait dans ma chapelle à la discussion des questions à traiter; mais il ne manquait jamais de se retirer chez lui avant le repas.

            Mr Vianney n'était pas moins sévère en tout le reste que pour sa nourriture. Point de matelas dans son lit; il couchait sur une misérable paillasse, sur laquelle il lui arrivait même assez souvent, je crois, de glisser une planche.

            J'ai souvent entendu parler à Catherine Lassagne et à Marie Chanay de ses instruments de pénitence, de ses chemises ensanglantées, etc. Moi-même, après sa mort, j'ai vu des débris de discipline.

            Il se mortifiait en toutes choses; je sais qu'il était naturellement très délicat pour les mauvaises odeurs. Or il en respirait d'affreuses à son confessionnal, que j'ai vu assiégé par des personnes couvertes de plaies, de chancres dégoûtants. 977 Il y avait de quoi faire bondir le coeur. Lui ne manifestait aucune répugnance.

Il disait toujours son bréviaire à genoux, souvent sur la dalle nue, sans faire aucun mouvement. Vu l'affaiblissement de son corps, cette attitude devait le faire souffrir beaucoup. Il ne s'asseyait à peu près jamais à l'église.

            Enfin, je puis tout dire en deux mots: Mr Vianney est un homme qui a tué entièrement en lui le vieil Adam et qui n'a jamais accordé aucune satisfaction à la nature.

 

 

979      Session 108 - 17 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney a été l'amant passionné de la pauvreté. Il l'a pratiquée toute sa vie et l'on peut dire avec vérité qu'il n'a jamais rien eu en propre, puisqu'il a tout distribué et vendu tout ce qui lui appartenait, au profit des pauvres ou pour des bonnes oeuvres. Sa cure était dans un état de délabrement complet; 980 sa chambre était à peine habitable; son mobilier se réduisait au plus strict nécessaire, et encore avait-il eu soin de s'arranger de manière à n'en pas conserver la propriété. Tout ce qui pouvait faire obstacle à la pratique de la pauvreté lui déplaisait souverainement. Après que son lit eût brûlé, nous eûmes beaucoup de peine à en trouver un autre assez pauvre pour le lui faire accepter.

            Il ne pratiquait pas moins la pauvreté dans la manière de se vêtir que dans celle de se loger. Ses habillements étaient souvent tout rapiécés et il les portait jusqu'à ce qu'ils fussent entièrement usés. Il fallait lui dérober les vieux pour lui en faire prendre de nouveaux. Il portait de gros et informes souliers.

            J'ai assez parlé de la pauvreté de sa nourriture.

            Il est peu d'hommes cependant qui aient dépensé plus d'argent que le Curé d'Ars; mais il ne le recevait que pour le donner; il consacrait toutes les sommes qui lui arrivaient de toutes parts ou au soulagement des pauvres, ou à ses bonnes oeuvres; il n'en gardait rien pour lui-même. Quelle que fût l'abondance de l'argent qu'il recevait, il n'avait jamais rien. Que de fois je l'ai vu possédant à peine un franc dans sa bourse; le lendemain elle était pleine; mais c'était pour se vider à l'instant. La providence venait à son secours d'une manière étonnante. Un jour, je l'ai vu aller chez l'un de ses paroissiens, nommé Mandy, à qui il devait douze cents francs, pour lui dire qu'il était dans l'impossibilité de le payer pour le moment et le prier d'attendre un peu. Au bout de dix minutes, il revint, apportant la somme. Une personne la lui avait remise près de l'église. Une autre fois, j'étais à Lyon; on me remit cinq cents francs pour les donner au curé d'Ars; en arrivant, je les lui portai à la suite de son dîner. Lui, en m'abordant, me dit de suite: Je suis bien embarrassé; j'ai une fondation de mission à faire parvenir à l'évêché, et il me manque cinq cents francs. - Les voilà, lui répondis-je, on me les a donnés pour vous.

 

            Quoad Humilitatem, simplicitatem et modestiam, testis respondit:

            J'ai déjà plusieurs fois indiqué que le Serviteur de Dieu était l'ennemi de l'affectation, et qu'il savait conserver une égalité d'humeur admirable. Il y avait donc chez lui une grande simplicité qui, jointe à une certaine finesse d'esprit, donnait à sa conversation un charme inexprimable. Les personnes qui avaient le bonheur de lui parler pendant quelques instants en étaient ravies.

            Le Curé d'Ars ne paraissait point avoir de pensées d'orgueil, même au milieu des plus grandes marques de vénération dont il était l'objet; on ne surprenait aucun retour sur lui-même; on aurait dit, en le voyant parler et agir, qu'il n'était pour rien dans le concours qui se faisait autour de lui. Je lui ai dit plus d'une fois: Mr le Curé, vous faites beaucoup de bien. - Oh! reprenait-il aussitôt, ce n'est pas moi. Il ne s'attribuait rien à lui-même, mais il rapportait tout à Dieu. Je dois dire cependant que le Curé d'Ars était content lorsqu'il y avait beaucoup de pèlerins. Je me suis bien vite convaincu que le motif de ce contentement était uniquement le bien qui s'opérait dans les âmes.

            Il recevait tout le monde, comme je l'ai dit, avec la plus exquise politesse; mais il était impossible de surprendre sur sa figure un retour d'amour-propre, alors même que parmi ces visiteurs se trouvaient des personnages éminents, par exemple des Évêques, des magistrats distingués, etc. Il arrivait souvent qu'on priait un ecclésiastique d'adresser aux fidèles quelques mots d'édification; celui-ci croyait bien faire en disant quelques paroles d'éloge à l'adresse du bon curé. Dès que ce dernier les entendait, il paraissait tout confus, cherchait à se cacher dans sa stalle ou allait s'enfermer dans la sacristie.

            Lorsque, dans les conversations, on lui faisait quelques compliments, Mr Vianney remerciait modestement et se hâtait de détourner la conversation; on sentait que ce sujet ne lui plaisait pas. Je dois faire observer que cela se faisait avec une grande simplicité, qui montrait très clairement qu'il s'oubliait lui-même.

            Je sais que dans le commencement, il fut très peiné de voir son portrait étalé aux devantures des boutiques d'Ars; il finit par s'y accoutumer, et plaisantait agréablement sur son portrait, qu'il appelait son carnaval; il ne refusait pas d'apposer au bas sa signature, comme il le faisait sur des images qu'on lui présentait; je crois même qu'il le bénissait lorsqu'on lui en faisait la demande. Il n'attachait à cela aucune importance.

            Il n'a jamais voulu consentir qu'on fît son portrait ou qu'on tirât sa photographie. Un artiste, nommé Mr Cabuchet, vint à Ars pour pouvoir faire le buste de Mr Vianney. Ne pouvant obtenir que Mr le Curé posât devant lui, il se mit à le suivre attentivement à l'église et ailleurs. Mr Vianney remarqua que l'artiste l'observait avec soin, et qu'ensuite il avait l'air de modeler avec ses doigts, dans son chapeau, le buste qu'il prétendait faire. Comprenant ce dont il était question, il lui dit un jour, au catéchisme: Cessez, Monsieur, ce que vous faites; vous me fatiguez et vous scandalisez tout le monde. L'artiste finit par avoir suffisamment les traits du bon Curé; quand son oeuvre parut et qu'on eut mis devant Mr Vianney le buste en question, celui-ci fut obligé de convenir que c'était ce que l'on avait fait de mieux.

            Il souffrit beaucoup de voir les biographies que l'on publiait sur lui. J'ai su qu'il en avait été très fatigué et très ennuyé.

            L'humilité du Serviteur de Dieu parut d'une manière frappante dans une circonstance que je vais rappeler. Mgr Chalandon, Évêque de Belley, faisait pour la première fois sa visite pastorale dans la paroisse d'Ars. Mr Vianney, à la tête de ses paroissiens, alla recevoir le prélat à l'entrée du village, selon le cérémonial usité dans ces circonstances, et lui adressa quelques paroles en forme de compliment, qui furent remarquées de tout le monde. La procession revint à l'église; lorsque le prélat en eut franchi le seuil, et qu'il eut reçu l'eau bénite, il revêtit Mr Vianney des insignes du canonicat. Celui-ci aurait dit alors: Mgr, veuillez le donner à mon camarade. Ce qui n'est pas douteux, et ce qui frappa tout le monde, ce fut l'embarras du bon Curé. Dès qu'il eut conduit le prélat au pied de l'autel, il alla se cacher à la sacristie. Soupçonnant quelque chose, j'y allai moi-même; je trouvai mon bon curé occupé à se débarrasser du camail; je lui fis observer que cela ne convenait pas, que Mgr en serait peiné et qu'il fallait au moins le garder jusqu'à la fin de la messe. C'est ce qu'il fit, sur mes remontrances. Il ne l'a porté que cette fois et l'a vendu pour ses bonnes oeuvres.

            Son humilité ne brilla pas moins lorsqu'on lui donna la croix d'honneur. Je n'étais pas présent; je sais qu'il la donna aussitôt à l'un des missionnaires.

983      Je sais qu'il supportait avec beaucoup de patience les contrariétés qu'il éprouvait; dans ces occasions, il montrait aussi une grande humilité. Il se réjouissait même des contradictions dont il était l'objet, espérant qu'on finirait par faire droit à ses réclamations et qu'on lui permettrait de quitter sa place de curé. J'ai appris qu'un jour, entre autres, un ecclésiastique lui écrivit pour lui reprocher son peu de science. Le Serviteur de Dieu lui répondit aussitôt par une lettre pleine d'affection. L'ecclésiastique en fut si touché qu'il changea bien de sentiment envers un confrère si humble et si modeste. J'ai su qu'à la suite de la visite du Père Lacordaire, visite qui fit beaucoup de bruit dans la petite paroisse d'Ars, le bon Curé dit: Tout ce qu'il y a de plus savant est venu visiter tout ce qu'il y a de plus ignorant.

 

            Quoad Castitatem, testis respondit:

            Ma conviction profonde est que Mr Vianney a pratiqué cette vertu, comme toutes les autres, à la perfection. Je n'ai jamais entendu prononcer aucune parole contre cette vertu. La conduite du Serviteur de Dieu était inattaquable.

 

            Interrogatus demum an aliquid cognoscat quod sit contrarium virtutibus supradictis, testis respondit:

            Je ne connais absolument rien qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles je viens de déposer.

 

            Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je suis profondément convaincu que le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus que je viens de mentionner au degré héroïque. Par vertu héroïque, j'entends la vertu portée au plus haut degré. J'affirme que Mr Vianney l'a ainsi pratiquée. Je crois en avoir donné assez de preuves dans ma déposition. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que le Serviteur de Dieu ne s'est jamais relâché de sa ferveur et qu'il a persévéré jusqu'à la mort dans la pratique des vertus héroïques.

 

            Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney avait reçu de Dieu des dons surnaturels.

984      1° Le Serviteur de Dieu avait reçu le don des larmes; on le voyait pleurer en chaire, au confessionnal, surtout lorsqu'il parlait de l'amour de Dieu, du malheur des pécheurs, etc.

            2° C'est une opinion tout à fait commune que Mr Vianney lisait au fond des coeurs; on cite à ce sujet une multitude de faits. J'en citerai moi-même deux, qui sont à ma connaissance d'une manière certaine. Une demoiselle de Montpellier, décidée à se faire religieuse, avait été mise, par la mort de ses parents, en possession d'une grande fortune. Elle était dans l'intention d'en donner une partie considérable aux pauvres et de ne s'en réserver qu'une minime portion. C'était une question très délicate à trancher. Après avoir consulté des hommes de loi, et ensuite son directeur, dans une retraite qu'elle fit à Avignon, il lui vint en pensée de se rendre à Ars afin de prendre l'avis du curé de cette paroisse. Son directeur l'encouragea dans cette détermination. Elle se rendit donc à Ars et après avoir attendu à l'église un temps plus ou moins long, elle fut tout étonnée de voir le bon Curé venir à elle, lui frapper sur l'épaule et l'emmener à son confessionnal, et là, sans lui donner le temps d'exposer son affaire, lui donner les décisions les plus précisés et les plus circonstanciées, décisions qui supposaient une connaissance parfaite de sa situation. De retour à Avignon, elle reprocha à son directeur d'avoir, sans son sentiment, informé le Curé d'Ars. Le directeur l'assura qu'il n'avait rien écrit. Elle suivit de point en point les conseils de Mr Vianney, et avant de pouvoir se faire religieuse, elle mourut.

            Un chef de bataillon était de passage à Lyon avec son régiment; il désirait depuis longtemps voir le curé d'Ars, et profita du voisinage pour aller le visiter. Il se mit en bourgeois. Arrivé, il demanda dans quel lieu de l'église il devait se mettre pour l'apercevoir; on lui indiqua le choeur. Il s'y plaça au milieu de beaucoup d'autres hommes. Le curé confessait à la sacristie; en étant sorti, il fit signe à l'officier de s'approcher de lui. Celui-ci ne crut pas, d'abord, que le signe fût à son adresse; mais le curé l'ayant renouvelé d'une manière qui ne laissait aucun doute, il se rendit à l'invitation. 985 A peine fut-il en présence de Mr Vianney: Il y a longtemps, lui dit celui-ci, que vous aviez la pensée de venir à Ars; il faut en profiter pour vous confesser. - Le militaire se récria. Le Curé insista avec force, le conduisit enfin à la sacristie et lui fit faire sa confession. Il partit très content.

 

 

987      Session 109 - 18 Septembre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Outre le don d'intuition, Mr Vianney avait aussi, je crois, reçu celui de connaître des choses que naturellement il ne pouvait savoir. J'ai entendu citer un certain nombre de faits à ce sujet. Lorsque j'eus le malheur de perdre un de mes fils dans la guerre de Crimée, il dit à Mme des Garets: 988 Votre fils est en purgatoire, mais c'est pour très peu de temps. Nous reçûmes plus tard une lettre nous annonçant que notre fils avait pu, avant de mourir, voir un prêtre et lui faire sa confession.

            On a parlé d'un grand nombre de guérisons opérées par le Serviteur de Dieu. Je suis très porté à croire ce que l'on dit à ce sujet. Je dois faire observer qu'à Ars, on parlait très peu de ces miracles, soit parce que souvent ils avaient lieu hors de la paroisse, soit parce que ces relations fatiguaient beaucoup le bon curé. J'ai ouï dire qu'il avait demandé à Ste Philomène de ne plus faire de miracles à Ars, attendu qu'ils faisaient trop de bruit et amenaient trop de monde. J'ai vu une dame, (Mme Tiersot, de Bourg), marcher très péniblement à l'aide de béquilles à la première procession de la fête du Saint Sacrement. Le Dimanche suivant, je l'ai vue à la procession marcher sans béquilles et comme les autres. Mme Tiersot croyait à un miracle opéré en sa faveur. J'ignore les autres circonstances du fait.

            J'ai entendu bien souvent parler de la multiplication du blé au grenier de la cure. Je sais que le maire de la commune et Melle d'Ars prirent toutes les informations nécessaires et qu'ils constatèrent que personne n'avait pu amener le blé. Le Serviteur de Dieu parlait volontiers de ce fait. Il l'attribuait aux prières des enfants de sa Providence, et se plaisait alors à montrer la bonté de Dieu, qui n'abandonne jamais ceux qui placent en lui leur confiance. Il m'a dit qu'il avait mis dans le grenier un reliquaire de St François Régis. Il me faisait aussi admirer la bonté de la providence en me rappelant deux autres faits extraordinaires, le premier qu'on avait très longtemps tiré du vin à un tonneau sans qu'on l'épuisât; le second qu'avec un peu de farine on avait fait une grande fournée de pain.

            Le grand miracle du Curé d'Ars, c'est, à mon avis, la conversion des pécheurs. Convertir les âmes paraît avoir été la mission spéciale du Serviteur de Dieu. Il ne serait pas possible de dire combien de pécheurs se sont convertis par son ministère. Lui-même y attachait une très grande importance. Quand on lui parlait de guérir les corps, il semblait dire: C'est bien peu de chose; mais quand il était question de guérir les âmes, on voyait combien il était heureux. Je lui demandais un jour combien il avait converti de gros pécheurs pendant l'année: Plus de sept cents, répondit-il. 989 Il me cita en même temps le fait suivant: Un pécheur ne s'était pas confessé depuis de longues années. Il fut amené à Ars, comme malgré lui, par un Mr de Lyon. Je ne pouvais le décider à faire sa confession. Étant à la porte de la sacristie, il hésitait encore, et moi je l'attendais en adressant à Dieu une prière. Tout à coup, il se précipita à mes pieds et me fit sa confession avec de grands sentiments de contrition. Je lui demandais ce qui avait pu le décider si promptement. Il me répondit qu'il avait vu autour de ma tête, beaucoup de petites chandelles. Le pécheur racontait lui-même le fait, mais en disant qu'il avait vu la tête du Curé environnée de lumière.

            Un vieillard fort âgé avait négligé ses devoirs religieux; il fut amené à Ars malgré lui. Tout paraissait inutile, lorsqu'au bout de quinze jours, le Serviteur de Dieu, qui jusque là n'avait rien pu obtenir, se jeta à ses genoux en versant des larmes abondantes et en le suppliant de songer au salut de son âme. Le pécheur fut touché, fit sa confession et voulut que le Curé l'accompagnât à la Sainte Table.

Ce qu'il y a de vraiment remarquable, c'est que la plupart des pécheurs qui venaient à Ars y étaient amenés comme malgré eux. J'ai su qu'un d'entre eux désirait, en arrivant, trouver mort le Curé d'Ars.

 

            Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu n'a fait aucun écrit. Je ne puis rien dire de positif sur le reste de l'Interrogatoire.

 

            Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu est mort à Ars le quatre Août mil huit cent cinquante-neuf, après cinq jours de maladie. Je ne puis qualifier autrement sa maladie qu'en disant que c'était un épuisement complet. Mr Vianney avait usé toutes ses forces au service de Dieu. Autant il avait été agité dans sa première maladie, autant il fut calme dans la dernière. On ne remarquait chez lui aucune inquiétude, aucun mouvement d'impatience. Il parlait peu; il paraissait affaissé par la maladie et absorbé en Dieu. Du reste, je n'ai rien vu d'extraordinaire. Il reçut les derniers sacrements avec beaucoup d'édification. Lorsque l’Évêque de Belley arriva, la veille de sa mort, on vit le bon curé lui témoigner autant qu'il le pouvait sa joie et son contentement d'une visite si précieuse. Il mourut sans agonie, à deux heures du matin.

 

            Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Immédiatement après la mort, le corps du Serviteur de Dieu fut déposé dans une salle basse de la cure; 990 tout autour, on mit une forte barrière. Deux frères de la Ste Famille étaient occupés à faire toucher au corps les objets qu'on leur présentait. Quand les boutiques d'Ars ne fournirent plus de chapelets, de croix, etc., on vit les fidèles prier les frères de faire toucher au corps, l'un sa montre, l'autre sa tabatière, etc. Deux gendarmes avaient toute la peine du monde à maîtriser la foule qui, pendant deux jours et deux nuits, se pressait autour du presbytère. La cérémonie des funérailles fut présidée par l’Évêque de Belley, qui fit, au milieu de la place, une touchante instruction. On comptait de trois à quatre cents prêtres, parmi lesquels se trouvaient des religieux d'un grand nombre d'ordres. Il y avait au moins six mille personnes. Il me serait impossible de donner une idée complète du spectacle que présenta la paroisse d'Ars le jour des funérailles.

 

            Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Après la cérémonie des funérailles, le corps du Serviteur de Dieu, que l'on avait mis dans un cercueil de plomb recouvert d'un cercueil en bois de chêne, fut placé dans la chapelle de St Jean Baptiste jusqu'à ce qu'on eût préparé, au milieu de l'église, le caveau destiné à le recevoir. Quand tout fut prêt, on le descendit dans le caveau; une pierre tumulaire fut placée au-dessus, portant cette simple inscription: Jean Marie Baptiste Vianney, curé d'Ars. Un procès verbal a été dressé à cette occasion, il se trouve dans les archives de la paroisse et de la commune. Les fidèles viennent en grand nombre prier autour du tombeau. Je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à un culte public.

 

            Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu a joui pendant sa vie d'une grande réputation de sainteté; on ne l'appelait communément que le saint curé. Par réputation, j'entends l'opinion que l'on a généralement d'une personne. La réputation de sainteté dont je parle était générale et universelle; il était regardé comme un saint par les personnages les plus distingués, par les gens du peuple, en un mot par tout le monde. J'en ai acquis la preuve bien des fois dans mes voyages, dans les conversations que j'avais avec toute sorte de personnes. Les lettres que nous recevions confirment le même fait. Cette réputation de sainteté, le Serviteur de Dieu se l'est acquise par ses vertus, sa vie de dévouement et de sacrifice, et les dons surnaturels dont il a été comblé. Elle n'a point subi d'interruption; elle est allée toujours en augmentant. A mon arrivée à Ars, on pouvait compter trente mille pèlerins environ; à la mort de Mr Vianney, le nombre pouvait s'élever par an à quatre vingt mille. Cette foule d'étrangers témoignait sa vénération de mille manières; on ne se contentait pas d'avoir un objet bénit par lui, une image signée de sa main; on voulait encore quelque objet lui ayant appartenu; on coupait sa soutane, son chapeau; on enlevait ses livres; on prenait, en un mot, tout ce qu'on pouvait rencontrer. Quelques personnes présentaient à Mr Vianney une somme assez forte pour avoir, par exemple, un chapelet ayant été à son usage. Le bon curé, qui ne soupçonnait pas leur intention, acceptait avec reconnaissance la somme offerte et l'employait à ses bonnes oeuvres.

            Pour moi, je regarde le Serviteur de Dieu comme un saint.

 

            Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je ne connais personne qui, de vive voix ou par écrit, ait attaqué la réputation de sainteté dont je viens de parler.

 

            Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai entendu parler d'un certain nombre de faits extraordinaires depuis la mort du Serviteur de Dieu; on a cité un certain nombre de guérisons; je ne connais pas assez les détails pour les donner ici. Voici deux faits qui me paraissent bien frappants et que je puis attester.

            Le premier Mai mil huit cent soixante-deux, je vis présenter à Mgr l'Évêque de Belley un enfant de St Laurent-lès-Macon perclus de tous ses membres et ressemblant à une masse inerte: Le prélat s'est mis à genoux, a prié un instant, a fait faire le signe de la croix à l'enfant en lui prenant le bras, et a recommandé aux parents de faire une neuvaine à Ste Philomène et au curé d'Ars. Neuf jours après, j'étais sur la place; je vois venir à moi le Curé de St Laurent, conduisant par la main un enfant qui marchait très bien et qui avait l'air de bien se porter: Reconnaissez-vous cet enfant, me dit le Curé? - Je ne le reconnaîtrais pas, s'il n'était avec vous. 992 - Le Curé me raconta alors ce qui s'était passé, comment cet enfant, âgé d'environ huit ans, perclus de ses membres depuis cinq mois, ayant perdu l'usage de ses organes et ayant jusqu'à quatorze attaques d'épilepsie par jour, avait progressivement recouvré la santé pendant la neuvaine. J'assistais à la messe d'action de grâce; voyant l'enfant sortir de l'église, je sortis moi-même, et je le trouvai sur la place, s'amusant à porter des pierres. Cette guérison a fait grand bruit à St Laurent; le père, qui avait oublié ses devoirs religieux, s'est converti. La guérison de l'enfant a persévéré.

            Ayant appris à Grenoble que Mme de Larnage, de la ville de Tain, diocèse de Valence, avait été guérie subitement par l'attouchement d'un objet ayant appartenu au curé d'Ars, je fis écrire pour avoir les détails. Une lettre en date du quinze Janvier mil huit cent soixante-trois et adressée à Mme des Garets donna tous les détails de cette guérison miraculeuse, détails que Mr de Larnage nous a répétés de vive voix lorsqu'il est venu en action de grâces.

            Mme de Larnage avait depuis cinq ans une tumeur au ventre, que les trois médecins qui la soignaient avaient déclarée incurable. Pendant la première messe que l'on disait au commencement d'une neuvaine au curé d'Ars, on appliqua sur la tumeur un objet qui avait appartenu au Serviteur de Dieu. Mme de Damage s'endormit et lorsqu'au bout de deux heures elle se réveilla, elle était parfaitement guérie. La guérison a persévéré.

 

            Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai plus rien à dire sur les vertus, les dons surnaturels, la réputation et les miracles du Serviteur de Dieu.

 

            Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit, se tantum scire quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

993             Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testis supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare et illam iterum confirmavit.

 


 

PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E SAINT

 

JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

 

CURE D'ARS

 

PROCES I'NFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN XVI - MARGUERITE VIANNEY


 


1009    Session 111 - 22 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

1010    Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

            Je connais la nature et la force du serment que je viens de premier, et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

            Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je me nomme Marguerite Vianney; je suis la soeur du Serviteur de Dieu; je suis née à Dardilly dix-huit mois après mon frère, dans l'année mil sept cent quatre-vingt-sept. Je suis veuve et sans fortune; je vis chez ma fille à Lissieux.

 

            Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je m'approche assez fréquemment des sacrements de pénitence et d'eucharistie; j'ai communié il y a à peu près un mois.

 

            Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai jamais été traduite en justice.

 

            Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai encouru aucune censure ou peine ecclésiastique.

 

            Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Personne, de vive voix ou par écrit, ne m'a instruite de ce que je devais déposer dans cette cause. Je n'ai point lu les Articles du Postulateur. Je ne dirai que ce que j'ai vu par moi-même ou ce que j'ai appris de personnes bien informées.

 

            Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

1011    J'ai toujours eu pour mon frère l'amitié, le respect et la vénération qu'il méritait. Aujourd'hui, je désire vivement sa Béatification; mais en cela je me soumets entièrement au jugement de l'Église et je ne me propose que la gloire de Dieu et l'honneur de la sainte Eglise.

 

            Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je ne pourrais pas dire l'année précise de la naissance de mon frère. Je sais qu'il est né au mois de Mai, qu'il a été baptisé. Quand il a reçu le sacrement de confirmation, il était déjà assez âgé, et faisait ses études chez Mr Balley. J'ai eu le bonheur d'être confirmée avec lui; il y avait déjà longtemps que, par suite de la grande Révolution, le sacrement de confirmation n'avait pas été administré dans le pays. C'est dans l'église d'Ecully que nous ayons reçu la confirmation.

            Mes parents étaient très pieux; ma mère surtout se faisait remarquer sous ce rapport. Dans la maison paternelle, on ne voyait que des prêtres, des religieuses et des pauvres. On cachait les prêtres pendant la grande Révolution; ils venaient quelquefois dire la messe chez nous.

            Nos parents nous aimaient tous; les voisins disaient quelquefois à ma mère: Oh! que vous êtes heureuse d'avoir de tels enfants!... Je me rappelle en effet que jamais nous ne nous sommes contrariés. Je me rappelle pareillement que Jean Marie nous édifiait; il priait presque continuellement.

            Mon frère Jean Marie vint au monde vers minuit. La sage-femme sortit dehors, et en rentrant, elle dit: Oh! mon Dieu! cet enfant sera un grand saint ou un grand scélérat. Ma mère fut troublée de ces paroles et mon père réprimanda vivement l'imprudente sage-femme qui, en prononçant ces paroles, n'avait pas assez fait attention à l'état où se trouvait ma mère. Je tiens cette particularité de mon père et de ma mère, qui me l'ont répétée bien des fois.

 

            Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Jean Marie n'avait encore que six mois; ma mère, avant de lui donner sa soupe, avait soin de lui faire faire le signe de la croix. 1012 Un jour, elle l'oublia; l'enfant ne voulut pas manger, et il caressait les mains de sa mère, comme pour lui demander quelque chose. Elle comprit à la fin, lui fit faire le signe de la croix, et il mangea sa soupe de bon coeur. Ma mère nous a mille fois raconté ce trait.

            Il avait à peu près trois ans lorsqu'un soir, il disparut, sans qu'on pût savoir ce qu'il était devenu. Comme il y avait une pièce d'eau à coté de la maison, ma mère craignit un malheur et fit même rechercher si l'enfant ne se serait pas noyé. Lorsqu'elle alla à l'étable, elle entendit le chuchotement de quelqu'un qui prie. C'était Jean Marie qui, caché entre deux vaches et à genoux, faisait dévotement sa prière. Ma mère le gronda et lui dit: Comment? Tu vas te cacher pour prier? Tu sais bien que nous faisons nos prières ensemble. Pourquoi te cacher et me donner une si grande inquiétude? - Jean Marie, tout confus de la peine qu'il lui avait causée, se jeta dans ses bras et l'embrassa avec affection en lui disant: Mère, pardonnez-moi, je n'ai pas voulu vous faire de la peine; je n'y retournerai plus. Je me rappelle que plusieurs fois ma mère a fait allusion à ce trait et lui a dit en notre présence: Tu m'as causé beaucoup d'inquiétude quand tu t'es caché. C'est de ma mère que je tiens tout cela.

            Dans la maison paternelle, il y avait une petite chapelle; c'était Jean Marie qui se chargeait de l'arranger. C'était là que se faisait la prière du soir. On disait plusieurs prières pour les âmes du purgatoire. Une de nos tantes vint à mourir; nous nous disions entre nous: Nous aurions bien mieux aimé qu'elle eût encore vécu; il faudra encore ajouter un pater et un ave Maria; il y en a déjà bien assez... Jean Marie, qui avait alors environ sept ans, reprit aussitôt: Eh! mon Dieu, qu'est-ce que c'est qu'un pater et un ave Maria; c'est si tôt dit.

1013    Mon frère Jean Marie ne se faisait pas prier pour dire avant les repas le benedicite et après le repas les grâces. Quand l'heure sonnait, il ne manquait pas de dire la prière que notre mère nous avait apprise: Dieu soit béni! Courage, mon âme: le temps se passe et l'éternité s'avance; vivons comme nous devons mourir. Puis on disait un Ave Maria. Dès que l’Angelus sonnait, mon frère se découvrait et se mettait en devoir de le réciter; si nous n'y faisions pas attention, il nous disait: Allons, c'est l'angelus; disons vite l'angelus.

            Nos parents avaient coutume de nous envoyer tous aux champs pendant les beaux jours; nous avions à garder deux brebis et un âne, qui servait à porter et à ramener ceux qui étaient trop jeunes. Ma mère n'aimait pas à nous envoyer avec les autres enfants. Quand nous étions dans un pré, où il y avait de la terre grasse, Jean Marie s'occupait à faire de petites effigies de prêtre, etc. Il construisait de petites chapelles, de petites églises. Il avait alors de cinq à six ans. Dès qu'il entendait sonner la messe, il nous disait: Voici la messe qui sonne, gardez l'âne et les deux brebis. Nous ne voulions pas le lui promettre, s'il ne nous donnait tout ce qu'il avait fait. Il en faisait volontiers l'abandon et courait à la messe. Il y allait presque tous les jours. Il était presque continuellement occupé à prier.

            Vers l'âge de huit ans, mon frère commença à travailler avec les autres. Un jour, il avait voulu tenir tête à son frère François, plus âgé que lui. Le soir, il était exténué et dit à ma mère: Ah! Ma mère, j'ai bien pioché toute la journée; je me suis fatigué à vouloir suivre mon frère. Ma mère recommanda à mon frère François d'aller moins vite. Celui-ci répondit que son frère, plus jeune, n'était pas obligé d'en faire autant que lui: Que dirait-on si l'aîné n'avançait pas plus que le cadet? 1014 Le lendemain matin, une sœur des Antiquailles de Lyon vint à la maison paternelle; elle donna à chacun de nous une image. Elle avait une petite statue de la Ste Vierge, renfermée dans un étui. Nous la voulions tous, cette statue; mais elle la donna à Jean Marie. Le surlendemain, François et Jean Marie allèrent travailler ensemble. Jean Marie, avant de se mettre à l'ouvrage, baisa dévotement le pied de la Ste Vierge, puis il la jeta devant lui, aussi loin qu'il put. Quand il l'eut atteinte, il la prit avec respect, la baisa dévotement et la jeta devant lui comme la première fois. Il fit ainsi toute la journée. Le soir venu, il dit à ma mère: Ayez toujours bien confiance en la Sainte Vierge; je l'ai bien invoquée tout le jour; elle m'a bien aidé aujourd'hui; j'ai pu suivre mon frère et je ne suis point fatigué.

            Je dois dire que mon frère Jean Marie priait en allant travailler et en revenant des champs; il faisait de même pendant le travail. Quand j'étais avec lui pour garder nos bestiaux, il me disait quelquefois: Fais donc mon bas; il faut que j'aille prier vers la rivière. Il m'a dit plusieurs fois: Vois-tu, quand tu es à l'église, il faut bien te tenir modestement et prier le bon Dieu et il m'indiquait comment il fallait faire.

            Lorsqu'il allait à l'école, son maître, nommé Mr, Dumas, était très content de lui et il disait souvent aux autres enfants: 1015 Voyez, si vous faisiez comme le jeune Vianney. Mon frère s'occupait à la maison à repasser son catéchisme. Il nous l'apprenait. Il nous faisait aussi de petites prédications: Oh! mes enfants, disait-il, soyez bien sages et le bon Dieu vous bénira.

 

 

1017    Session 112 - 23 Septembre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mon frère Jean Marie était très obéissant à ses parents. Il nous disait souvent: Oh!, il faut bien obéir à notre mère. Nos parents nous disaient quelquefois, lorsque nous ne nous empressions pas assez de faire ce qu'ils nous commandaient: Voyez comme Jean Marie est obéissant; quand on lui a commandé quelque chose, voyez comme il court. 1018 D'autres fois, ils ajoutaient: Nous n'avons pas à nous plaindre de vous; mais vous n'êtes pas sages comme Jean Marie.

            Lorsqu'il se trouvait aux champs avec d'autres bergers, ce qui arrivait cependant assez rarement, il faisait comme lorsqu'il était avec nous. De plus, il avait coutume de porter un gros morceau de pain et il en donnait aux autres bergers plus pauvres. Nos parents le savaient et le laissaient faire. Il était assez habile au jeu du palet et quand, sur l'invitation de ses compagnons d'enfance, il consentait à jouer, il les gagnait facilement; mais en les voyant tristes d'avoir perdu, il leur rendait ce qu'il avait gagné, en ajoutant un sou de plus.

            Dans notre maison, on recevait beaucoup de pauvres; il y en avait quelquefois jusqu'à vingt. C'était Jean Marie qui se chargeait de les soigner. Comme on se contentait de tremper la soupe à ceux qui avaient du pain, il demandait du pain à ma mère pour ceux qui n'en avaient pas. Avant de les envoyer coucher, il apportait l'hiver un gros fagot, y mettait le feu et faisait approcher les pauvres. Quand ils s'étaient retirés, nous trouvions souvent de la vermine. Jean Marie imagina une petite claie, sur laquelle il mettait leurs habits; il la glissait dans le four; la chaleur détruisait la vermine et réchauffait les habits. Il les prenait alors et les portait aux pauvres en leur disant: Prenez vite, ils sont bien chauds. Mon frère avait aussi soin de leur faire faire une petite prière et pour les y engager plus facilement, il leur disait: Allons, un pater, un Ave Maria, c'est bien vite dit.

            Je me rappelle très bien quand mon frère fit sa première communion; j'y assistais moi-même. Ce fut dans une chambre de la maison du comte Pingeon d'Ecully. Il était dans cette paroisse depuis près d'une année, chez notre tante Imbert. Il fit sa première communion des mains de Mr l'abbé Groboz. Mon frère était si content qu'il ne voulait pas sortir de la chambre où il avait eu le bonheur de faire sa première communion. 1019

            Ses habitudes de piété étaient si connues de nos voisins qu'ils disaient à nos parents: Jean Marie va être un prêtre ou un frère; il est trop sage.

 

            Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mon frère, après sa première communion, revint à Dardilly et travailla aux champs avec ses frères. Il continua à mener la vie pieuse et édifiante dont j'ai parlé. Il désirait beaucoup étudier pour embrasser l'état ecclésiastique. Il en parla plusieurs fois à mon père, qui n'objectait qu'une chose, les dépenses que ces études entraîneraient. Quand il vit que mon frère persistait dans sa résolution, il donna son consentement, et pour que les dépenses fussent moins considérables, on proposa de le faire étudier chez Mr Balley, curé d'Ecully. C'est ma mère qui se chargea d'aller faire la proposition; elle fut agréée de Mr Balley. Mon frère commença donc chez lui ses études. Tous les samedis, j'allais à Ecully et je portais ce dont il avait besoin pour la semaine. Mr Balley était très content de lui; il lui disait souvent: Vois-tu, mon ami, il faut bien prier, mais il faut aussi se nourrir et il ne faut pas ruiner sa santé. Mon frère me demanda un jour une petite corde. Quand je la lui portai, il était dans le jardin de la cure; il en fit l'essai autour de son corps et me dit qu'elle irait très bien. Je crus alors qu'il avait l'intention de la porter sur la chair comme une ceinture. Ce n'est cependant qu'une conjecture de ma part; j'eus cette pensée, parce que je savais que mon frère était très sage.

            J'ai su qu'il est allé en pèlerinage à la Louvesc, au tombeau de Saint Jean François Régis, pendant qu'il faisait ses études; je ne me rappelle plus les détails du pèlerinage.

 

            Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

1020             Lorsque le moment de la conscription fut venu, on voulut le faire inscrire comme élève ecclésiastique, inscription qui l'exemptait du service militaire. On oublia de porter son nom et celui de trois autres sur les registres. Il reçut donc sa feuille de route; mon père voulut lui faire un remplaçant. Le marché fut conclu moyennant la somme de trois mille francs, deux cents francs d'étrennes et un petit trousseau. Deux ou trois jours après, le jeune homme vint déposer sur le seuil de la maison paternelle le sac et les deux cents francs qu'il avait reçus. Mon frère fut donc obligé de partir. Il resta quelques jours à l'hôpital de Lyon, puis à celui de Roanne. J'allai pour le voir dans cette dernière ville, mais il était parti le jour même; c'était le six janvier. Il ne rejoignit pas de fait son corps. Voici, autant que je puis me le rappeler, comment la chose s'est passée. Mon frère, à peine rétabli, s'était mis en route. Fatigué de la route, il s'était assis sur son sac à quelques pas de la route. Un jeune homme se présente, à lui et le voyant si fatigué, lui propose de prendre son sac et de le conduire. Ils marchèrent ensemble environ une heure; ils arrivèrent à une maison; le jeune homme le fit entrer. C'était chez le maire de la commune. Le père aurait un peu grondé son fils de lui avoir amené un nouveau déserteur, attendu qu'ils en avaient déjà deux. Enfin, tout s'arrangea pour le mieux et mon frère, le lendemain, fut placé chez une bonne veuve qui en eut bien soin. L'hiver, il s'occupait à faire la classe aux enfants de la localité et l'été il travaillait aux champs. Il est resté dans cette commune environ seize mois. Mon frère cadet, arrivé à l'âge de la conscription et ayant eu un bon numéro, s'offrit à remplacer Jean Marie; ce qui fut accepté; Jean Marie put ainsi reprendre le cours de ses études.

 

            Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

1021    Je ne sais rien de particulier sur le séjour de mon frère au petit et au grand séminaire. Je sais qu'il a été ordonné prêtre à Grenoble. Je ne me rappelle plus l'année.

 

            Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit: .

            Après son ordination à la prêtrise, mon frère fut nommé vicaire de la paroisse d'Ecully. Il se fit aimer de tout le monde. Son confessionnal fut bientôt entouré d'une foule nombreuse. Les malades ne demandaient presque plus que lui. Il ne prêchait pas encore bien, à mon avis, et cependant, quand c'était son tour, on courait à l'église. Mr Balley m'a raconté qu'un jour il lui avait dit: Vous allez voir Mme une telle à Lyon; il faut bien vous arranger et prendre les pantalons qu'on vous a donnés. Il revint le soir avec de très mauvais pantalons. Son curé lui demanda ce qu'il avait fait des autres; il répondit qu'ayant trouvé un pauvre transi de froid, il en avait eu pitié et avait échangé ses pantalons neufs contre les vieux du pauvre. Mr Balley m'a aussi raconté que mon frère donnait ses souliers neufs. Je sais que mon père lui en a fait plusieurs fois le reproche. Mon frère était tellement aimé à Ecully, que tout le monde aurait désiré le voir curé de la paroisse.

 

            Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mon frère fut nommé curé de la petite paroisse d'Ars. Quinze jours après son installation, je voulus aller le voir. J'étais accompagnée de la veuve Bibot d'Ecully, personne très pieuse. Craignant de trouver fort peu de provisions chez mon frère, nous achetâmes en passant à Trévoux du pain, de la viande. Quand il nous vit arriver, il nous reçut avec cordialité, mais il nous dit: Oh! mes enfants, qu'est-ce que je vais vous donner? Je n'ai rien... Après un moment de réflexion, il songea à un panier, où se trouvaient des pommes de terre cuites depuis plusieurs jours; elles commençaient à moisir. 1022 Jamais nous n'aurions eu le courage de les manger. Pour lui, il en prit deux ou trois, les mangea devant nous et nous dit: Elles sont encore bonnes, et elles ne sont pas gâtées. Puis il ajouta: On m'attend à l'église, il faut que j'y aille; tâchez de vous arranger comme vous pourrez.

            Nous cherchâmes partout; nous ne trouvâmes qu'un peu de farine qu'une personne lui avait donné, quelques oeufs et du beurre. Nous résolûmes alors de faire cuire des matefaims, parce que nous savions qu'il les aimait. Pour compléter le dîner, nous allâmes prendre deux pigeonneaux. Quand il revint de l'église, en voyant sur table les deux pigeons, il nous dit: Oh! ces pauvres bêtes, vous les avez donc tuées! Je voulais m'en défaire parce qu'elles font du mal aux voisins; mais il ne fallait pas les faire cuire... Il ne voulut jamais y toucher; il se contenta de prendre un matefaim.

            Nous avons gardé les deux pigeons pendant deux jours ; mais comme il ne voulait pas les manger, nous avons dû les manger nous-mêmes. Jamais, pendant les huit jours que nous avons passés alors auprès de lui, nous n'avons pu lui faire accepter de la viande. Il ne prenait que son matefaim, ses pommes de terre. Comme il aimait beaucoup le lait, nous avons voulu en mettre dans la soupe; il en paraissait très content; mais il se contentait d'en prendre quelques gouttes. Il ne voulait point boire de vin; sur notre invitation réitérée, il finit par en mettre un peu dans de l'eau. Il n'avait d'autre vin que celui qu'une dame lui avait donné pour la messe.

            Quand nous fûmes seules, la veuve Bibot me dit: Je vais faire son lit. Elle trouva sous les draps et les couvertures, au lieu de matelas et de garde-paille, des sarments étendus sur le bois de lit. Il avait pour traversin une petite botte de paille enveloppée du drap sur lequel il reposait. Nous n'avons rien dérangé et nous n'avons rien dit à mon frère. Pour lui, il nous avait dit: Vous n'avez pas besoin de monter là-haut; j'ai tout arrangé. 1023

            Nous couchions toutes les deux dans une chambre de la cure, où il y avait un lit et plusieurs matelas sur une chaise. Mon frère se couchait tard, et nous l'avons entendu de très grand matin sortir de sa chambre, sans doute pour aller à l'église.

 

 

1025 Session 113 - 23 Septembre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Lorsque je suis venue à Ars avant l'établissement de la Providence, j'ai tout trouvé à la cure comme la première fois. Ainsi, étant à peu près sûre que mon frère n'avait aucune provision, j'avais soin d'apporter ce dont j'avais besoin. J'ai vu bien des fois le panier où il mettait ses pommes de terre. Je lui faisais des matefaims avec la farine que j'apportais ou avec celle que je trouvais à la cure. 1026 Une personne lui donnait un peu de lait; je lui en faisais une soupe et il la prenait volontiers. Je crois qu'il ne faisait guère plus de préparatifs lorsque ses autres parents venaient. Quand ma petite fille a voulu se marier, elle est venue à Ars quelques jours avant le mariage. Mon frère a commandé alors à Catherine Lassagne un petit dîner; lui-même s'est mis à table avec ses parents et ce jour-là, il sortit de son austérité habituelle et prit part au dîner.

            Après l'établissement de la Providence, j'allais prendre mes repas dans cette maison. Depuis sa suppression, je suis allée chez Jeanne Marie Chanay, en sorte que je n'ai pas vu comment mon frère se traitait.

            J'étais un jour couchée à la cure, je ne me rappelle pas exactement l'époque, mais c'était depuis la suppression de la Providence; j'entendis mon frère sortir de sa chambre à minuit et demi pour aller à l'église. Peu d'instants après, j'entendis près de moi, à l'endroit où se trouvaient les ornements, un bruit très violent, comme si cinq ou six hommes eussent frappé à grands coups sur la table ou l'armoire. Je crus que c'était des voleurs; j'eus peur; je me levai, et après avoir allumé une lampe, je vis que tout était parfaitement en ordre. Je pensais que peut-être j'avais rêvé. Je me recouchai, mais à peine étais-je au lit que j'entendis le même bruit. Cette fois, j'eus grandement peur; je me levai et courus à l'église. Quand mon frère rentra à la cure, je lui dis ce que j'avais entendu: Oh! mon enfant, répondit-il, il ne fallait pas avoir peur; c'est le grappin; il ne te peut rien; moi il me tourmente comme ça; il y a des fois qu'il me prend par les pieds et me traîne par la chambre; c'est parce que je convertis des âmes au bon Dieu.

            Ma petite fille, nommée comme moi Marguerite, et mariée à André Béluse, avait un polype au larynx. Les médecins qu'on avait consultés n'avaient pu la guérir. On songea à la fin à l'amener à Ars auprès de son oncle. Celui-ci lui fit faire une neuvaine. A la fin de cette neuvaine, il n'y avait pas d'amélioration. Il en fit faire une seconde et se joignit à elle. Dans la nuit du huitième jour, elle se sentit fatiguée, cracha des glaires en abondance et se trouva guérie, sans que le mal ait jamais reparu.

1027    Je ne sais absolument rien autre sur la vie de mon frère.

 

Qua responsione accepta, omissis caeteris Interrogatoriis completum esse examen praedicti testis, qui aliunde ut circa primos annos Servi Dei deponeret inductus fuerat, Rmi Judices Delegati decreverunt, et per me Notarium Actuarium, de mandato Dominationum suarum Rmarum perlecta fuit eidem testi integra depositio ab ipso emissa a principio usque ad finem, qua per ipsum bene audita et intellecta, in eadem perseveravit, illamque in omnibus confirmavit.


 


PROCES

DE BEATIFICATION ET CANONISATION DE

SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY CURE D'ARS

 

procès informatif ordinaire

 

 

TEMOIN XVII - ABBE LOUIS MERMOD


 


1029    Session 114 - 9 Octobre 1863 à 8h du matin

 

1031    Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis beatificationis et Canonizationis, respondit:

            Je connais la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

            Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je me nomme Louis Mermod; je suis né à Chatillon-de-Michaille, le cinq Mars mil huit cent un. Mon père s'appelait Jean Antoine Mermod et ma mère Marie Lacroix. Je suis curé de la paroisse de Gex, diocèse de Belley, chanoine honoraire de la Cathédrale.

 

            Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Etant prêtre, j'ai le bonheur de dire la sainte messe tous les jours. Je l'ai dite ce matin.

 

            Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai jamais été traduit en justice.

 

            Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai jamais encouru de censures ou de peines ecclésiastiques.

 

            Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Personne, de vive voix ou par écrit, ne m'a instruit de la manière dont je devais faire ma déposition. Je n'ai pas lu les Articles du Postulateur. 1032 Je ne dirai que ce que j'ai vu ou ce que j'ai appris de personnes dignes de foi.

 

            Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai une grande affection et une grande dévotion envers le Serviteur de Dieu Jean Marie Baptiste Vianney; je désire sa béatification de tout mon coeur, et en cela je me propose uniquement la gloire de Dieu.

 

            Juxta octavum, nonum, decimum, undecimum, duodecimum, decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Sur ces Interrogatoires, je ne puis déposer que ce qui suit:

            Pendant que je faisais mes études théologiques au grand séminaire de Lyon en mil huit cent dix-huit, on parlait déjà de la sainteté de Mr Vianney. Ses grandes vertus, sa vie mortifiée et extraordinaire avait frappé tous ses condisciples, qui se plaisaient à raconter les beaux exemples qu'ils avaient eus sous les yeux. Ils disaient aussi que Mr Vianney avait été admis aux ordres à cause de sa grande piété.

            En mil huit cent vingt-deux, j'étais professeur au petit séminaire de Meximieux. Mr Vianney y vint un jour pendant la récréation. Dès qu'il parut, les jeux cessèrent, les jeunes gens se mirent à le considérer avec admiration. Étonné moi-même, je leur demandai ce qu'il y avait. C'est le saint curé d'Ars qui passe, me répondirent-ils. Un de ces jeunes gens s'approcha de moi et me dit: C'est un saint, le curé d'Ars. Mr Vianney, selon sa coutume, alla directement à la chapelle, sans regarder ni à droite ni à gauche. Quelques uns des jeunes gens montèrent à la chapelle pour être témoins de la manière dont le bon Curé se tenait devant le Saint Sacrement. En sortant, ils disaient aux autres combien ils étaient heureux de l'avoir vu au pied du tabernacle.

 

            Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Voici tout ce que je sais au sujet du séjour de Mr Vianney à Ars. En mil huit cent vingt-sept, je fus nommé curé à Chaleins, paroisse assez rapprochée d'Ars. On parlait partout de la sainteté de Mr Vianney. 1033 Plusieurs personnes de ma paroisse allaient se confesser au Serviteur de Dieu. Je dois dire qu'elles faisaient l'édification de tout le monde. Quelques confrères n'avaient pas grande confiance dans la science du Curé d'Ars et ils se permirent à son égard des propos peu convenables; on lui écrivit même à ce sujet d'une manière inconvenante. Mais tous le regardaient comme un prêtre modèle et même comme un saint. Ceux même qui avaient douté de sa science finirent par changer de sentiment et eurent grande confiance en ses lumières.

            A mon arrivée, n'ayant trouvé dans l'église de Chaleins qu'un ostensoir en cuivre, j'annonçai à mes paroissiens que j'allais en acheter un en argent. Une brave personne, qui connaissait particulièrement le Curé d'Ars, me dit: Ce n'est pas nécessaire; Mr le Curé d'Ars en a deux; j'irai demain lui en demander un, et je suis sûre qu'il s'empressera de nous le donner car il donne tout ce qu'il a. Cette personne fit en effet le voyage d'Ars, mais ce jour-là même le bon Curé venait de donner un de ses deux ostensoirs à une paroisse pauvre. Quelques jours après, j'allai visiter Mr Vianney et il me témoigna le regret qu'il avait de n'avoir pu satisfaire ma demande: Que j'aurais été heureux de vous l'offrir, me dit-il, si vous me l'aviez demandé plus tôt...

            Cette même année, j'entendis parler des persécutions presque journalières que Mr Vianney éprouvait de la part du démon, et de celles qu'il avait essuyées à St Trivier-sur-Moignans pendant le jubilé qui avait eu lieu durant l'hiver de mil huit cent vingt-six à mil huit cent vingt-sept. Ces bruits me parurent d'abord incroyables. Je pris cependant des informations auprès de Mr Benoît, vicaire de St Trivier, que j'avais connu au séminaire de l'Argentière et de Lyon comme un homme franc et courageux. Mr Benoît me répondit que pendant le jubilé de St Trivier, il avait entendu plusieurs fois du bruit dans la chambre du Curé d'Ars vers le milieu de la nuit, et qu'une fois il entendit un si grand vacarme qu'il crut qu'on assassinait Mr Vianney. Il se leva aussitôt et, passant devant la chambre de Mr Granger, curé de St Trivier, il lui demanda: Qu'y a-t-il donc dans la chambre de Mr le Curé d'Ars? - Mr Granger lui répondit: 1034 J'ai été moi-même réveillé par ce vacarme. - Ils allèrent l'un et l'autre trouver Mr Vianney, car ils craignaient qu'il ne lui fût arrivé quelque malheur. - Ce n'est rien, répondit Mr Vianney, soyez tranquilles; je suis bien fâché de ne vous avoir pas prévenus. C'est le grappin qui fait son ramage; mais c'est bon signe: c'est une preuve qu'il y aura demain un bon poisson, voulant désigner par là la conversion de quelque grand pécheur. Ces messieurs crurent d'abord à une hallucination. Ils firent donc grande attention pendant toute la journée, pour voir ce qui arriverait. Ils ne virent rien d'extraordinaire, et ils commençaient à croire que le bon curé avait rêvé, lorsque le soir, après le sermon, ils virent Mr des Murs, noble chevalier, traverser toute l'église et prier Mr le Curé d'Ars d'entendre sa confession. Cet homme avait négligé ses devoirs religieux depuis fort longtemps. Cet exemple fit une grande impression sur les habitants de St Trivier.

            J'ai demandé moi-même à Mr Vianney s'il était vrai que le démon le persécutât pendant la nuit. La première fois, je lui posais beaucoup de questions. Il me répondit que réellement le grappin le persécutait et, tirant les rideaux de son lit, il me montra comment le grappin les secouait à droite et à gauche, en criant: Hein! hein! - N'avez-vous pas peur, lui dis-je? - J'ai eu peur, répondit-il, dans les premiers temps, parce que je ne savais pas ce que c'était; mais à présent, j'en ris et j'en suis content; c'est un bon signe, la pêche du lendemain est toujours bonne.

            Ayant entendu dire que des hommes avaient passé la nuit dans la cure pour découvrir d'où venait le bruit, je voulus voir quelques uns de ces hommes et les interroger. Je crois que c'était en mil huit cent vingt-huit. Ils me répondirent qu'ils avaient passé plusieurs nuits à la cure, qu'ils s'étaient munis d'armes et qu'ils avaient pris toutes les précautions pour arrêter celui qui pourrait être l'auteur du bruit. - 1035 Nous avons entendu, me dirent-ils, comme le bruit de grosses chaînes de fer qu'on traînait d'une chambre à l'autre; nous n'avons rien vu ni rien découvert qui pût l'occasionner. Mr le Curé nous dit enfin: Maintenant, je sais d'où vient le bruit; je n'ai plus peur: c'est le grappin, mais je ne le crains pas. Ainsi ne revenez pas.

            Pendant mon séjour à Chaleins, j'allais voir quelquefois Mr Vianney. Après quelques paroles de politesse, il se mettait ordinairement à parler de Dieu, et il le faisait avec tant d'onction que les sentiments qui l'animaient semblaient se communiquer à mon âme. Il profitait de mes visites pour me consulter quelquefois sur des cas de conscience.

            Je sais qu'aux conférences ecclésiastiques, il prenait toujours la dernière place, malgré les représentations qu'on pouvait lui faire. J'ai voulu moi-même un jour lui faire prendre une place convenable, il resta à la dernière place, et les confrères me firent observer qu'il était inutile d'essayer de le faire monter plus haut. Il ne voulut manger que d'un seul plat.

            Nous savions tous qu'il n'avait rien chez lui; aussi nous n'allions pas lui demander à dîner. Je me présentai un jour chez lui tout mouillé de sueur. - Oh! que votre bon ange vous a donné une bonne pensée de venir me voir! - Il paraît que le vôtre vous donne pas de bonne pensée, puisque vous n'êtes jamais venu me voir... - Je vous prie de m'excuser, je n'ai jamais le temps de sortir. S'apercevant que j'avais bien chaud: Je vous offrirais bien quelque chose, mais je n'ai point de vin, et ce n'est pas de l'eau qu'il vous faut dans ce moment.

            J'avais entendu dire que Mr le Curé avait acheté une demi-pièce de vin et avait permis à plusieurs personnes, qui s'étaient fixées à Ars, d'en prendre pour leur usage autant qu'elles voudraient. On tirait à ce tonneau depuis longtemps et il donnait toujours du vin, quoique naturellement il eût dû être épuisé depuis longtemps. 1036 J'interrogeai plusieurs de ces personnes et notamment Melle Lager, que je connaissais particulièrement. Il résulta de leurs réponses qu'on avait tiré de ce tonneau du vin pour remplir plusieurs pièces.

            Je lui fis un jour observer qu'il recevait gratuitement dans sa Providence des filles qui auraient pu payer. Oh! me dit-il, je ne m'occupe pas de cela; toute mon ambition est de leur donner une éducation convenable, pour en faire de bonnes chrétiennes.

            Après avoir quitté Chaleins, je suis resté vingt-cinq ou vingt-six ans avant de revoir le Serviteur de Dieu. Quand j'ai eu ce bonheur, je l'ai trouvé portant tellement sur sa figure les marques de la sainteté, que j'avais honte de paraître devant lui. Je me sentis dominé par son regard vif et pénétrant, et par je ne sais quoi qui me donna la plus haute idée de sa sainteté.

            Je ne sais absolument rien autre de précis sur le Curé d'Ars.


 

 


PROCES D E  BEATIFICATION E T

CANONISATION D E

SAINT JEAN

MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN XVIII - ABBE ALFRED MONNIN


 


1047    Session 116 - 16 Octobre 1863 à 2h de l'après-midi

 

1048    Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

            Je connais parfaitement la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas la vérité.

 

            Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je me nomme Alfred Monnin; je suis né à Coligny le douze février mil huit cent vingt-trois. Mon père se nommait Frédéric Monnin et ma mère Rosalie Jacquet. Je suis prêtre et missionnaire du diocèse de Belley depuis neuf ans; j'avais été auparavant directeur du collège de Thoissey.

 

            Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Ayant le bonheur d'être prêtre, j'offre le saint sacrifice de la messe tous les jours; je l'ai offert ce matin.

 

            Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Grâce à Dieu, je n'ai jamais été traduit en justice devant aucun tribunal.

 

            Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je n'ai pas la conscience d'avoir encouru jamais aucune censure ou d'avoir subi aucune peine ecclésiastique.

 

            Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Personne ne m'a instruit, de vive voix ou par écrit, de la manière dont je devais faire ma déposition; personne ne m'a suggéré ce que j'avais à dire ou ce que je devais passer sous silence dans cette cause. 1049 J'ai lu un certain nombre des Articles rédigés par le Postulateur; mais je ne m'inspirerai pas des Articles pour faire ma déposition; je ne dirai que ce que j'ai vu moi-même, ou ce que j'ai appris de témoins oculaires ou auriculaires dignes de foi.

 

            Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai une grande vénération et une grande dévotion envers le Serviteur de Dieu. Je désire de tout mon coeur sa Béatification, mais en cela je ne me propose que la gloire de Dieu. ;

 

            Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai vu sur un registre conservé au presbytère de Dardilly que le Serviteur de Dieu était né dans cette paroisse le huit Mai mil sept cent quatre vingt six; qu'il avait été baptisé le même jour; que son père se nommait Matthieu Vianney et sa mère Marie Beluse. Je n'ai rien pu savoir de positif au sujet de la réception du sacrement de confirmation; je ne doute point qu'il ne l'ait reçu; sans cela, il n'aurait jamais été admis aux ordres. Il résulte des renseignements que j'ai recueillis à Dardilly que sa mère passait aux yeux de tous pour une femme d'une piété très solide et très éclairée, et qu'elle s'occupait avec beaucoup de soin de l'éducation de ses enfants. Je disais un jour à Mr Vianney: Vous êtes bien heureux d'avoir eu de si bonne heure le goût de la prière. - Il me répondit: Après Dieu, c'est l'ouvrage de ma mère; elle était si sage! Elle venait chaque matin à notre réveil s'assurer si nous donnions notre coeur au bon Dieu. La vertu des mères passe dans le coeur des enfants, qui font facilement ce qu'ils voient faire. Il ajouta: Vois-tu, mon petit Jean Marie, me disait souvent ma mère, si je te voyais offenser le bon Dieu, cela me ferait plus de peine que si c'était un autre de mes enfants.

 

1050    Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais du Serviteur de Dieu lui-même qu'il a passé son enfance et son adolescence à Dardilly, dans la maison paternelle. Dès sa plus tendre enfance, il montra un goût tout particulier pour la prière. Devenu plus grand et occupé soit à garder le petit troupeau de son père, soit à cultiver les champs, il fit paraître le même amour pour la prière. Je me rappelle qu'un jour il me dit: Avant d'entrer dans un confessionnal, je ne savais pas ce que c'est que le mal. - Je tiens de deux personnes de Dardilly que jamais on ne l'a vu jouer. Il n'avait aucun des goûts et des défauts des jeunes gens de son âge.

 

            Juxta decimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Après avoir fait sa première communion, le Serviteur de Dieu résolut de faire des études pour embrasser la carrière ecclésiastique. Il se mit avec ardeur à l'étude, mais il rencontra beaucoup de difficultés, qu'il s'efforça de vaincre par un travail opiniâtre et par la prière; le succès ne répondait pas aux efforts du jeune homme; il eut alors la pensée de faire à pied et en demandant l'aumône le pèlerinage de St Jean François Régis à la Louvesc. A la suite de ce pèlerinage, il éprouva moins de difficultés. Ces détails, je les tiens de Mr Vianney. Sa cousine Fayolle m'a raconté que pendant qu'il faisait ses études à Ecully, il voulait qu'elle lui servît sa soupe avant qu'elle y eût mis le beurre ou les autres assaisonnements.

 

            Juxta undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Quand arriva l'époque de la conscription militaire, Mr Balley fit les démarches nécessaires pour faire inscrire son élève parmi les aspirants à l'état ecclésiastique ; 1051 cette inscription l'exemptait du service militaire. On oublia de faire figurer son nom sur la liste. L'autorité ecclésiastique s'aperçut de cette omission au moment où il était question d'admettre Mr Vianney aux ordres; la chose s'ébruita et l'autorité militaire ne tarda pas à envoyer au jeune homme sa feuille de route. Cette nouvelle attrista profondément Mr Vianney. Il partit cependant, mais arrivé à Lyon, il tomba malade et passa quelque temps à l'hôpital de cette ville. Quand il fut suffisamment rétabli, on le dirigea sur Roanne. Les cahots de la voiture le fatiguèrent tellement qu'arrivé à Roanne, il fut obligé d'aller à l'hôpital. Il y resta près de deux mois, du treize Novembre mil huit cent neuf au six Janvier de l'année suivante. Le matin du six Janvier mil huit cent dix, il devait faire partie d'une colonne qui se formait à la destination de Bayonne. Avant de partir, il se rendit à l'église pour y prier, mais il s'oublia et laissa passer l'heure, (c'est du Serviteur de Dieu lui-même que je tiens ce dernier détail et ceux qui vont suivre; les précédents, je les tenais de sa cousine Fayolle.) Quand il parut à l'intendance militaire, le capitaine de recrutement s'emporta beaucoup et parla de le mettre entre les mains des gendarmes. Quelques employés s'interposèrent en alléguant qu'il ne songeait pas à déserter, puisqu'il venait se constituer lui-même. Mr Vianney partit, ne méditant pas une fuite, mais ayant comme un pressentiment qu'il ne serait pas soldat. Pour se distraire des sombres pensées qui lui venaient en foule, il se mit à dire son chapelet. Presque au même instant, un inconnu s'approcha de lui, et le voyant triste le consola. Après que Mr Vianney lui eût confié sa peine, le jeune homme lui dit de le suivre et dissipa les craintes qu'il avait de tomber entre les mains des gendarmes. 1052 Puis il se chargea de son sac, que le convalescent avait peine à porter. Ils quittèrent la route, et après avoir marché longtemps sans se reposer, ils arrivèrent à dix heures du soir à la porte d'une maison isolée. Un homme et une femme se présentèrent pour les recevoir; l'inconnu leur dit quelques mots à voix basse et puis disparut. Ces braves gens firent des instances à leur hôte, pour lui faire accepter l'unique lit qui était dans la maison, et allèrent eux-mêmes coucher au fenil. Mr Vianney rappelait cette circonstance avec un sentiment mêlé de surprise et de reconnaissance. Le lendemain matin, le sabotier, qui lui avait donné l'hospitalité, lui dit qu'il était trop pauvre et qu'il ne pouvait le garder, mais qu'il allait le mener dans un endroit où il serait en sûreté. Il le conduisit en effet chez le maire de la commune des Noës. Ce magistrat l'accueillit fort bien et lui répéta qu'il n'avait rien à craindre; il lui désigna pour retraite la maison d'une bonne veuve, nommée Fayot. Il fut l'objet de toutes sortes d'attentions de la part de sa mère adoptive, comme il l'appelait; il était comme un enfant de la maison. Je tiens du fils de la veuve Fayot que le Serviteur de Dieu priait souvent la nuit et qu'il portait un scapulaire. Couchant dans la même chambre et dans le même lit, ajouta-t-il, j'ai pu m'en assurer bien des fois. Il y avait dans la maison une petite fille, que Mr Vianney ne voulut jamais embrasser, quoique sa mère l'y eût plusieurs fois engagé. Tel était l'attachement des habitants des Noës pour Mr Vianney que pour le mettre à l'abri des recherches de la police, on plaçait sur les hauteurs des vedettes qui signalaient l'arrivée des gendarmes. Par reconnaissance, le Serviteur de Dieu s'offrit à faire l'école; 1053 il aidait de plus les habitants dans leurs travaux des champs. Il savait, nous a dit Jean Marie Fayot, se plier à tout pour faire plaisir; tout lui était bon. On venait des villages voisins pour s'édifier près de lui. Il s'acquit l'estime et l'admiration générale pendant les quatorze mois qu'il passa aux Noës.

 

 

1055    Session 117 - 17 Octobre 1863 à 9h du matin

 

            Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Vianney ne put quitter la paroisse des Noës et revenir à Ecully reprendre le cours de ses études que lorsque son frère cadet eut consenti à devancer l'appel de la réserve; ce dernier cependant ne le fit que moyennant la promesse qu'on lui donnerait trois mille francs sur la part des biens patrimoniaux qui reviendrait à Jean Marie. 1056 Le Serviteur de Dieu pouvant ainsi poursuivre son dessein d'embrasser la carrière ecclésiastique, se remit avec ardeur à l'étude des lettres. Afin de le préparer aux examens du grand séminaire, Mr Balley l'envoya au petit séminaire de Verrières. Il était si faible qu'il ne pouvait suivre le cours de philosophie en latin; il fallait le lui expliquer en français. Quand il se présenta aux examens du grand séminaire, il ne put rien dire. Mr Balley engagea les Vicaires généraux à venir interroger son élève devant lui au presbytère d'Ecully. Les réponses furent assez satisfaisantes. Il fut donc admis comme élève du grand séminaire; mais on lui permit de continuer ses études auprès de Mr Balley, et c'était en français qu'il faisait sa théologie. Quand il fut question de l'admettre définitivement aux ordres, les directeurs du grand séminaire hésitaient; ses réponses aux examens étaient si faibles, mais d'un autre côté, le jeune homme était si pieux! La décision fut renvoyée à l'autorité diocésaine. Les avis étaient partagés; Mr Courbon, vicaire général, demanda si Mr Vianney était pieux et disait bien son chapelet. Sur la réponse affirmative des directeurs: Eh bien! moi, je le reçois; la grâce de Dieu fera le reste. Mr Vianney allait passer quelque temps au grand séminaire avant chaque ordination. Je tiens ces différents détails de plusieurs de ses condisciples, occupant aujourd'hui différents postes dans le ministère.

            Ce fut le deux Juillet mil huit cent quatorze que Mr Vianney reçut le sous-diaconat. Mr Millon, aujourd'hui curé de Bény, se trouvait à coté de lui pendant l'ordination. Il fut si frappé de son recueillement, de sa modestie et des sentiments d'amour de Dieu qui se peignaient sur son visage, qu'il ne pouvait se distraire de cet édifiant spectacle. Quand les ordinands se relevèrent après la prostration, me disait Mr Millon, le visage du Serviteur de Dieu me parut resplendissant. Lorsqu'en nous rendant de la Primatiale de Lyon au grand séminaire, nous chantâmes le Benedictus, Mr Vianney mit une expression telle au verset Et tu puer, que je ne pus m'empêcher de lui en faire l'application. C'est à Grenoble qu'il reçut, l'année suivante, la prêtrise. Il m'a dit qu'il était seul à cette ordination.

 

1057    Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Aussitôt après son ordination à la prêtrise, Mr Vianney fut placé comme vicaire à Ecully, sur la demande de Mr Balley, curé de cette paroisse et son ancien maître. La première confession que Mr Vianney entendit fut celle de son curé. Je tiens des habitants d'Ecully qu'il jouit bientôt de la confiance universelle. Son confessionnal était continuellement entouré des pénitents qui réclamaient son ministère. Il remplit exactement tous les devoirs de sa charge et partageait les mortifications et les pénitences de son curé, qui avait conservé toutes les habitudes de la vie religieuse. A la mort de Mr Balley, le Serviteur de Dieu fut demandé comme curé par les habitants d'Ecully. Je sais qu'il refusa ce poste, parce qu'il lui paraissait au-dessus de ses forces. Il resta dans cette paroisse un mois à peu près, comme vicaire du nouveau curé; mais ne pouvant suivre les habitudes qu'il avait contractées avec Mr Balley et craignant le contraste que son genre de vie pouvait offrir avec celui de son curé, il se prêta volontiers à un changement. Il fut nommé curé d'Ars.

 

            Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais que le Serviteur de Dieu prit possession de la paroisse d'Ars au commencement du carême de l'année mil huit cent dix-huit. Il la trouva dans un état peu satisfaisant sous le rapport de la piété. Les sacrements n'étaient pas fréquentés; on travaillait le dimanche; la jeunesse y aimait la danse et les plaisirs. L'état de la paroisse, tout en affligeant le coeur du nouveau curé, ne le découragea pas. Il détruisit ces différents abus avec beaucoup de zèle et de prudence, agissant surtout par la prière, la pénitence, les larmes, les exhortations pressantes en chaire et les visites à domicile. Le succès répondit bientôt à ses efforts.

 

            Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Pour réformer plus complètement sa paroisse, il eut la pensée d'organiser de pieuses associations. Il établit la confrérie du Saint Rosaire pour les filles et celles du St Sacrement pour les hommes. Il porta plusieurs personnes à la pratique de la communion fréquente.

1058    Il mit un grand zèle à procurer à la jeunesse une éducation convenable. Il forma pour cela un maître d'école, qui rendit de grands services à la paroisse. Dès qu'il le put, il fonda sa Providence, afin de donner aux filles de sa paroisse une éducation chrétienne et d'ouvrir un asile aux filles abandonnées des localités voisines. Il mit à la tête de cet établissement trois directrices qu'il avait formées d'avance pour cette importante fonction et auxquelles il avait inspiré son esprit de pauvreté et de simplicité, d'abandon à la Providence, son amour pour les âmes. Il ne leur donna point de règlements écrits ; mais il dirigeait et surveillait tout. La direction de cet établissement fut confiée plus tard aux soeurs de St Joseph. L'année même de la transformation de la Providence, il fonda pour les garçons de sa paroisse une école spéciale, dont il chargea les Frères de la Ste Famille de Belley. Toutes ces fondations ont produit d'heureux résultats. Je ne sais de qui il a pris conseil; mais je crois que ces pensées lui sont venues de son zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.

 

            Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je puis attester en toute vérité que non seulement je ne l'ai jamais vu manquer aux commandements de Dieu et de l'Église et à ses devoirs de prêtre et de curé, mais que je ne l'ai jamais surpris dans un seul instant où sa vie ne fût entièrement conforme aux préceptes et aux conseils évangéliques et où elle ne portât l'empreinte de la perfection et de la sainteté. Il a persévéré jusqu'à sa mort dans cet exact accomplissement de ses devoirs et dans la pratique des vertus.

            Quant aux absences de sa paroisse, j'affirme qu'elles ont été très rares, qu'elles ont toujours été motivées par l'intérêt de la gloire de Dieu et du salut des âmes et par la circonstance du jubilé de mil huit cent vingt-six. Sa paroisse du reste, qui était très petite, n'avait point à souffrir de ses absences; il y revenait presque tous les jours et y passait ordinairement la nuit. 1059

            Le curé d'Ars était effrayé de la responsabilité de la charge pastorale; il sentait le besoin de se préparer à la mort par quelques années de solitude et de recueillement; c'est à ces deux pensées que j'attribue ses deux tentatives de fuite. Il a semblé, vers la fin de sa vie, reconnaître que c'était une tentation.

            Quant à sa première sortie d'Ars, qu'on a appelée improprement une fuite, je puis déposer ce qui suit: Mr Vianney relevait d'une maladie très grave et jugée mortelle par les médecins; il devait son salut à Ste Philomène, qui avait été invoquée pour sa guérison. Pour arriver plus tôt au rétablissement de ses forces, il avait souhaité pouvoir se dérober à la foule des pèlerins, qui recommençaient à l'assiéger, et Mgr Devie l'avait autorisé par une lettre, dont j'ai eu la copie, à prendre un peu de repos dans sa famille. Si Mr Vianney prit des précautions pour cacher son départ et le lieu de sa retraite, c'est qu'il craignait qu'on ne le laissât pas partir ou que la foule le suivît. Il partit clandestinement, à pied, par un chemin détourné. Arrivé chez son frère, il s'y tint caché, jusqu'à ce que le bruit de sa présence à Dardilly, gagnant de proche en proche, et l'inquiétude des habitants d'Ars les ayant amenés à prendre des informations dans sa famille, il fut découvert et bientôt entouré d'une foule nombreuse de pèlerins. Je sais par des lettres que j'ai eues entre les mains, que Mr Raymond, curé de Savigneux, s'était rendu à Belley auprès de Mgr Devie, afin de négocier le retour du Curé d'Ars dans sa paroisse; qu'il était revenu avec des instructions de l’Évêque diocésain. Dans ces instructions, Mgr Devie exprimait son désir de voir Mr Vianney rester à Ars; cependant, pour ne pas trop le contrarier, il lui indiquait deux autres postes où il pourrait le placer. Mr Vianney sembla goûter l'idée de se retirer à Beaumont, un des postes indiqués. Il s'y rendit, accompagné de Mr Raymond; il y célébra la sainte messe et adressa au peuple qui remplissait l'église une allocution avec tant de force que Mr Raymond en fut surpris; 1060 Mr Vianney était encore convalescent et c'était la première fois qu'il parlait aux fidèles depuis sa maladie. Pendant son action de grâce, comme si cette inspiration lui fût venue du Ciel, il s'approcha de Mr Raymond et lui dit résolument: Retournons à Ars. Il y retourna en effet, et j'ai su par des témoins oculaires qu'il y fut reçu comme en triomphe, au milieu des témoignages de l'amour, du respect et de la joie universelle. Cet événement eut lieu en mil huit cent quarante-deux.

            Quant à la seconde tentative de fuite, je crois qu'elle a été amenée par l'arrivée d'un missionnaire. Mgr Chalandon avait pensé, dans sa sagesse, devoir remplacer Mr Raymond et mettre à Ars des missionnaires diocésains. Mr Vianney se sera dit alors: Je laisse la paroisse aux soins d'un prêtre plus jeune et plus instruit que moi; c'est le moment de me dérober par la fuite à la responsabilité qui me pèse depuis si longtemps. Ce qui est certain, c'est que cette tentative de fuite eut lieu la nuit même qui suivit l'arrivée du missionnaire. Beaucoup de personnes ont cru à une influence secrète exercée sur Mr Vianney par l'ecclésiastique que les missionnaires venaient remplacer. Je ne connais que par ouï dire les détails de cette fuite. Comme ils n'offrent rien de bien remarquable, je crois devoir les omettre.

 

            Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je tiens du Curé d'Ars lui-même que pendant plusieurs années il avait été en butte aux contradictions, aux injures, aux calomnies d'un grand nombre de laïques et même de quelques uns de ses confrères. Il m'a dit avoir trouvé plusieurs fois des placards diffamatoires sur la porte de son presbytère, avoir reçu en face les épithètes d'hypocrite, d'ignorant et de charlatan. Plusieurs ecclésiastiques défendirent à leurs pénitents de venir à Ars, sous peine de refus d'absolution; d'autres prêchèrent ouvertement contre lui; on le dénonça plusieurs fois à son Évêque. Ma conviction est qu'il n'offrit jamais le plus léger prétexte à ces attaques. S'il y a été en butte, c'est parce qu'on ne comprenait pas son genre de vie; plusieurs étaient jaloux de la confiance qu'il inspirait et du bien dont il semblait de plus en plus avoir le monopole. 1061 D'autres prétextaient quelques uns de ces abus qui se rencontrent inévitablement dans les pèlerinages. Je ne sache pas que sa sérénité, sa patience, sa douceur envers ses ennemis se soient jamais démenties. Au reste, ces épreuves, lorsqu'il fut mieux connu, cessèrent entièrement, pour faire place à un sentiment unanime d'estime et de vénération. Le clergé donna l'exemple de ce retour.

 

 

1063    Session 118 - 19 Octobre 1863 à 8h du matin

 

            Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais par une multitude de témoignages et par une connaissance personnelle, que le Serviteur de Dieu a pratiqué jusqu'à sa mort toutes les vertus chrétiennes au plus haut degré.

            Il a d'abord pratiqué la Foi. Il en donna des preuves dès sa plus tendre enfance. 1064 Une personne de Dardilly, qui l'a connu particulièrement, m'a assuré que dès qu'il entendait sonner l’angelus, il se jetait à genoux pour réciter l'Ave Maria, donnant l'exemple à toute la maison.

            C'est une tradition dans le pays qu'il aimait à aller à l'église, à s'instruire des vérités de la religion; qu'il recherchait la solitude par amour pour la prière; que sachant à peine parler, il voulait se mêler à tous les exercices de piété, qui avaient lieu en sa présence.

            Le premier objet auquel il s'attacha, fut une petite statue de la Ste Vierge; la vue de cette image était sa plus chère distraction. Oh! que j'aimais cette statue, disait-il un jour devant moi; je ne pouvais m'en séparer ni le jour ni la nuit, et je n'aurais pas dormi tranquille, si je ne l'avais eue à côté de moi dans mon petit lit. Je lui disais un jour: Il y a longtemps que vous aimez la Ste Vierge. - Je l'ai aimée, répondit-il, avant de la connaître; c'est ma plus vieille affection. Quand j'étais tout petit, j'avais un joli chapelet; ma soeur le voulut, et ma mère me conseilla d'en faire l'abandon: ce fut un de mes premiers chagrins.

            Le souvenir de sa piété précoce est dans le souvenir de tous les anciens de Dardilly. C'est une tradition que l'un de ses plus agréables passe-temps était d'imiter les cérémonies de l'Église. On se souvient que lorsqu'il était aux champs avec ses compagnons d'enfance, il les réunissait autour de sa petite statue de la Ste Vierge et leur adressait des exhortations enfantines, imitant le geste et la voix des prédicateurs qu'il avait entendus. Souvent, pour prier avec plus de recueillement et de liberté d'esprit, il laissait la garde de son petit troupeau au plus raisonnable d'entre ses compagnons et cherchait un endroit solitaire pour satisfaire son amour de la prière.

1065             Lorsque, plus tard, appliqué aux travaux des champs, il ne pouvait qu'avec peine suivre son frère aîné, pour se donner du courage, il déposait à quelques pas de lui sa petite statue et trouvait des forces en arrêtant ses regards sur elle. Arrivé à l'image chérie, il la ramassait promptement, la plaçait un peu plus loin, reprenait sa pioche, priait, avançait et tenait tête à François, qui se fatiguait sans pouvoir le dépasser et qui, en rentrant le soir à la maison, avoua que la Ste Vierge avait bien aidé son petit frère, et qu'il avait fait autant d'ouvrage que lui.

            Ces travaux, si pénibles et si assidus qu'ils fussent, ne le détournaient pas de la présence de Dieu. Quand j'étais seul aux champs, a dit souvent le Curé d'Ars, et je l'ai entendu moi-même, je priais tout haut; mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse. Si maintenant que je cultive les âmes, ajoutait-il, j'avais le temps de penser à la mienne, comme lorsque je cultivais les terres de mon père, oh! que je serais content! Il y avait alors au moins quelque relâche; on se reposait après dîner avant de se remettre à l'ouvrage; je m'étendais par terre comme les autres; je faisais semblant de dormir et je priais autant que je pouvais. Je n'avais pas la tête cassée comme à présent. Ah! c'était le beau temps! L'eau du ruisseau n'avait qu'à suivre sa pente.

            Je sais de Mr Vianney qu'il avait onze ans lorsqu'il rencontra Mr l'abbé Croboz, qui, sous le régime de la Terreur, était obligé, comme les autres prêtres, de se cacher. Mr Croboz lui demanda quel âge il avait. - Onze ans, répondit le petit Vianney. - Eh! depuis quel temps ne t'es-tu pas confessé? - Je ne me suis jamais confessé. - Jamais, reprit Mr Croboz? Et il voulut que cette première confession se fît à l'heure même. Sans doute, il trouva l'enfant bien préparé, car il exigea de sa mère qu'elle le laissât chez ses parents d'Ecully, afin qu'il fût mieux à portée de suivre les catéchismes préparatoires à la première communion. C'étaient deux religieuses de St Charles chassées de leur couvent, et qui ont laissé dans le pays un renom de sainteté, Soeur Deville et Soeur Combet, qui faisaient ces catéchismes. 1066 Le Curé d'Ars se rappelait que c'était dans l'été de mil sept cent quatre-vingt dix-neuf, et dans une dépendance de la maison du Comte de Pingeon, qu'il avait fait sa première communion.

            Je crois que c'est à l'époque de sa première communion qu'il sentit naître en lui les premières aspirations à l'état ecclésiastique. La précieuse connaissance qu'il fit de Mr Balley, religieux Génovéfain qui évangélisait le pays pendant la Terreur, fortifia ses dispositions. Si j'étais prêtre un jour, disait-il, comme il me l'a répété depuis, je voudrais gagner bien des âmes au bon Dieu. Mr Balley, dès cette époque, le prit en singulière affection. Devenu curé d'Ecully, il voulut se charger de son éducation, l'aida à vaincre les résistances de sa famille et calma toutes les inquiétudes en disant à son protégé: Soyez tranquille, mon ami, je suis prêt à faire tous les sacrifices. Soit par le malheur des temps, dans lesquels s'écoula sa jeunesse, soit aussi par les desseins de ses parents sur sa carrière et son avenir, le jeune Vianney ne savait encore rien. Cette considération ne découragea point son maître. Se trouvant lui-même si dénué des facultés sans lesquelles il ne pouvait espérer arriver au sacerdoce, il songea à recourir aux moyens surnaturels pour triompher des obstacles qui entravaient la marche de ses études. Ne pouvant rien loger dans ma mauvaise tête, je fis voeu dans ce temps-là, m'a-t-il dit, d'aller à pied et en demandant l'aumône au tombeau de St François Régis. Je n'ai mendié que cette fois dans ma vie; je m'en suis mal trouvé. C'est là que j'ai connu qu'il valait mieux donner que demander. On me prenait pour un voleur et on me disait des injures; on ne voulait me donner ni pain ni abri. Un des pères de la Louvesc m'a fait changer mon voeu pour que je ne fusse pas obligé de tendre la main en revenant. 1067 J'ai déjà raconté comment il fut obligé d'interrompre ses études par la conscription militaire. J'ai pareillement fait connaître les faits qui se sont passés jusqu'à son ordination à la prêtrise. J'ajoute simplement que ce sont les signes extraordinaires de foi et de piété qu'il donna à cette époque qui engagèrent ses supérieurs à l'admettre aux saints ordres, malgré le peu de succès de ses études théologiques.

            On assure que lorsque Mr Vianney vint prendre possession de la paroisse d'Ars, il se mit à genoux en apercevant les toits des maisons. Mr l'abbé Renard, témoin de la première impression produite dans sa paroisse natale par l'arrivée du nouveau curé, m'a dit souvent que ce qui édifia le plus la population, ce fut la vivacité de sa foi, sa piété au saint autel et son profond recueillement dans la prière. A peine l'eut-on vu célébrer la messe, que ce fut un concert universel. Avez-vous remarqué notre nouveau curé? Ce n'est pas un homme comme un autre: on nous a envoyé un saint. Mr Renard ajoutait: Sa piété était affectueuse et tendre; elle ne présentait rien de bizarre et de singulier; elle avait une douceur et une suavité angélique. Elle découlait de son coeur comme l'eau d'une source abondante. Il m'était impossible de contenir mes larmes, quand de longs soupirs s'échappaient de sa poitrine épuisée par le jeûne et surtout quand ses regards s'élevaient affectueusement vers le Ciel. Je rougissais d'être si froid, si imparfait; je n'avais plus qu'une envie, celle d'imiter sa ferveur.

            Rien n'échappait aux regards des paroissiens et chaque jour leur apportait un nouveau sujet d'édification. Catherine Lassagne nous a raconté que plusieurs lui avaient dit dans ce temps-là: Que nous aimons à voir Mr le Curé à l'église, surtout le matin, avant le jour, quand il dit ses prières... 1068 Avant de commencer, et de temps en temps pendant la récitation de l'office, il regarde le tabernacle avec un sourire qui fait plaisir. Je l'ai remarqué souvent moi-même: on aurait dit qu'il voyait Notre-Seigneur. Je n'oublierai jamais ce regard brillant qui se fixait à chaque instant sur la porte du tabernacle, avec une impression de bonheur impossible à rendre. Il se baignait, suivant son expression, dans les flammes de l'amour. Dès son arrivée à Ars, Mr Vianney choisit l'église pour sa demeure. Les habitants d'Ars disent qu'il y entrait avant le jour et qu'il n'en sortait pas toujours à la nuit. Il se proposait, dans ses longues prières, d'obtenir de la miséricorde divine la réforme de sa paroisse, le salut des âmes qui lui avaient été confiées. Il comptait beaucoup sur l'efficacité de la prière.

            Je tiens de Mr Vianney lui-même qu'il donna dès le commencement une grande partie de son temps à la prédication; il la considérait, par suite de sa grande foi, comme un puissant moyen de salut et comme un de ses plus importants devoirs. Ces vues de foi lui faisaient aimer l'exercice de la parole de Dieu, malgré les grandes difficultés naturelles qu'il avait à y réussir. C'est pourquoi il consacrait à s'y préparer par un travail opiniâtre le temps que les exercices spirituels ne remplissaient pas. Rien ne lui coûtait pour se mettre en état de l'annoncer à son peuple avec toute la force dont il était capable. Il se renfermait des journées entières, et quelquefois des nuits, dans la sacristie de l'église, pour composer ses prônes et ses homélies, et lorsqu'il les avait écrites, il les récitait à haute voix comme s'il eût été en chaire. Des manuscrits considérables que l'on a connus témoignent de son ardeur infatigable dans ce travail.

1069    Le Curé d'Ars, connaissant les richesses que notre Seigneur nous a préparées dans le Saint Sacrement, engagea plusieurs personnes à venir passer devant le tabernacle le plus de temps qu'elles pourraient. Grâce à ses exhortations, l'église d'Ars vit presque à toute heure du jour notre Seigneur entouré de fidèles adorateurs.

 

 

1071    Session 119 - 19 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Mr Renard et plusieurs autres témoins oculaires m'ont dit que, non content d'amener ses paroissiens à fréquenter les offices le Dimanche, il en avait habitué un grand nombre à assister à la messe dans la semaine. 1072 La journée commencée par l'offrande du saint sacrifice se terminait régulièrement par la récitation du chapelet et la prière du soir en commun. Mr Vianney ne manqua jamais de présider cet exercice. De jour en jour, il eut la consolation de voir se grossir ce troupeau fidèle. Des personnes étrangères commencèrent à venir s'établir à Ars. Il semblait qu'une influence secrète attirât les âmes vers lui et leur désignât, pour y adorer Dieu, l'église que ce bon prêtre remplissait du parfum de ses prières.

            Mr Vianney croyait que la divine Eucharistie était le fondement de la vie chrétienne et la source des vertus surnaturelles; il gémissait de voir que la sainte table n'était pas entourée à Ars comme à Ecully. Il ne négligea rien pour amener ses paroissiens à un usage plus fréquent des sacrements. Ah! si je pouvais, disait-il, voir une fois Notre Divin Sauveur connu et aimé; si je pouvais tous les jours distribuer son très saint corps à un grand nombre de fidèles, que je serais heureux! - Venez à la communion, disait-il encore; venez à Jésus, venez vivre de lui, afin de vivre pour lui. Ne dites pas que vous n'en êtes pas dignes: c'est vrai, vous n'en êtes pas dignes, mais vous en avez besoin. Si Notre Seigneur avait eu en vue notre dignité, il n'aurait jamais institué son beau sacrement d'amour; car personne au monde n'en est digne; mais il a eu en vue nos besoins, et nous en avons tous besoin. Tous les êtres de la création ont besoin de se nourrir pour vivre; c'est pour cela que le bon Dieu a fait croître les arbres et les plantes: c'est une table bien servie, où tous les animaux viennent prendre chacun la nourriture qui lui convient. Mais il faut aussi que l'âme se nourrisse. Lorsque Dieu voulut donner à l'âme sa nourriture pour la soutenir dans son pèlerinage, il promena ses regards sur la création et ne trouva rien qui fût digne d'elle. Alors il résolut de se donner. Oh! mon âme, que tu es grande, puisqu'il n'y a que Dieu qui puisse te contenter! 1073 La nourriture de l'âme, c'est le corps et le sang d'un Dieu. Il y a de quoi, si l'on y pensait, se perdre pour l’éternité dans cet abîme d'amour. Il y a dans toutes les maisons un endroit où l'on conserve les provisions de la famille: c'est l'office. L'église est la maison des âmes; dans cette maison, il y a un office. Voyez-vous le tabernacle? Si l'on demandait aux âmes des chrétiens: Qu'est-ce que cela? Nos âmes répondraient: C'est l'office. Quand on a communié, l'âme se roule dans l'amour comme l'abeille dans les fleurs. Dans le ciel, les âmes pures, qui ont eu le bonheur de s'unir à Notre Seigneur par la communion, brilleront comme de beaux diamants, parce que Dieu se verra en elles. Au jour du jugement, on verra briller la chair de Notre Seigneur à travers le corps glorifié de ceux qui l'auront reçu dignement sur la terre, comme l'on voit briller de l'or dans le cuivre et de l'argent dans le plomb. Quand nous venons de communier, si quelqu'un nous disait: Qu'emportez-vous dans votre maison? Nous pourrions répondre: J'emporte le Ciel. En sortant de la table sainte, nous sommes aussi heureux que les mages s'ils avaient pu emporter l'Enfant-Jésus. Quand on fait la sainte communion, on sent un bien-être qui parcourt tout le corps: c'est Notre Seigneur qui se communique à toutes les parties de nous-mêmes et les fait tressaillir: nous sommes obligés de dire, comme St Jean: C'est le Seigneur! Je n'aime pas, quand on vient de la sainte table, qu'on se mette tout de suite à lire. Oh! non, à quoi bon la parole des hommes, quand c'est Dieu qui parle? Il faut faire comme quelqu'un qui est bien curieux et qui écoute aux portes; il faut écouter tout ce que Notre Seigneur dit à la porte de notre coeur. Quand nous avons le bon Dieu dans notre coeur, il doit être bien brûlant. Le coeur des disciples d'Emmaüs brûlait rien qu'à l'entendre. Sans la divine eucharistie, il n'y aurait point de bonheur dans ce monde; la vie ne serait pas supportable. Notre Seigneur a dit: Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous l'accordera. 1074 Jamais nous n'aurions pensé à demander à Dieu son propre fils. Mais ce que l'homme n'aurait pu imaginer, Dieu l'a fait. Ce que l'homme ne peut pas dire ou ne pas concevoir, et qu'il n'eût jamais osé désirer, Dieu, dans son amour l'a dit, l'a conçu et l'a exécuté. Eussions-nous jamais osé dire à Dieu de faire mourir son fils pour nous, de nous donner sa chair à manger et son sang à boire? Si tout cela n'était pas vrai, l'homme aurait donc pu imaginer des choses que Dieu ne peut pas faire; il serait allé plus loin que Dieu dans les inventions de l'amour; cela n'est pas possible.

            Ces paroles, et beaucoup d'autres, que je pourrais citer pour les avoir entendues, et dans lesquelles éclate la vivacité de sa foi, devaient entraîner tous les coeurs. Aussi la consolation qu'il désirait lui fut bientôt donnée. Le nombre des personnes admises à la communion fréquente augmenta de jour en jour. L'église d'Ars présenta dès lors le spectacle édifiant qui saisit encore si vivement les pèlerins, celui de voir presque toutes les personnes qui assistent à la messe s'approcher de la sainte Table.

            Je sais de témoins dignes de foi que Mr Vianney trouva à son arrivée deux cabarets établis dans sa paroisse. Il travailla aussitôt à les supprimer, et s'arma pour cela de tout son zèle dirigé par la prudence. Sans mêler à ses remontrances des plaintes amères ou des attaques trop directes (je ne me suis jamais fâché, m'a-t-il dit, contre mes paroissiens), il ne laissa échapper aucune occasion d'exprimer son sentiment sur les cabarets. Un de ces établissements tomba; l'autre, qui essaya de lutter contre le zèle du Serviteur de Dieu, vit sa vogue diminuer; il ne tarda pas à être fermé. Pour donner une idée de l'ascendant qu'il avait su prendre sur sa population, je puis citer une lettre du cabaretier, qui lui fut adressée à Dardilly pendant les jours de repos qu'il y passa après sa maladie. Cette lettre était ainsi conçue: Monsieur, je m'empresse de vous prier de ne point nous abandonner. Vous savez que je l'ai toujours dit, je vous le répète en ce moment du fond de mon coeur: 1075 S'il y a quelque chose dans ma maison qui ne vous convienne pas, je me soumets entièrement à votre volonté. Cette lettre, je l'ai eue entre mes mains. Dès que le pèlerinage commença, le curé d'Ars permit d'établir des hôtels modestes pour loger et nourrir les pèlerins. Fermés régulièrement les dimanches et fêtes pendant les offices divins, ils ne s'ouvraient que pour le repas des étrangers; les gens de l'endroit ne s'y réunissaient pas. Ars prit alors cette physionomie grave et religieuse qui ne ressemble à rien de ce que l'on voit ailleurs. Il n'y avait de mouvements de foule qu'autour de l'église; on n'a pas d'exemple que le repos des habitants ait été troublé par ces cris et ces scènes tumultueuses qui sont ailleurs le résultat de la fréquentation des cabarets.

            J'ai appris des mêmes personnes que le Serviteur de Dieu vint à bout par ses exhortations pressantes en chaire et par ses conseils à domicile, de faire cesser entièrement le travail du dimanche. Vous travaillez, disait-il, mais ce que vous gagnez ruine votre âme et votre corps. Si on demandait à ceux qui travaillent le Dimanche: Que venez-vous de faire? Ils pourraient répondre: Je viens de vendre mon âme au démon; il faudra pleurer toute une éternité pour rien. Quand j'en vois qui charrient le Dimanche, je pense qu'ils charrient leur âme en enfer. Le bien volé ne profite jamais; le jour que vous volez au Seigneur ne vous profitera pas non plus. Je connais deux bons moyens de devenir pauvre: c'est de travailler le dimanche, et de prendre le bien d'autrui. C'était là une des sentences favorites du Serviteur de Dieu. Ces considérations et d'autres semblables revenaient continuellement dans les discours du Curé d'Ars. 1076 Ne vous défiez pas de la Providence du bon Dieu, disait-il encore; elle a fait croître votre récolte; elle vous donnera bien le temps de la ramasser. Appuyé sur cette maxime, il ne dérogeait à la sévérité, qui lui faisait proscrire le travail du dimanche, que dans des cas très rares. De temps avait beau être menaçant, on était habitué à croire sur sa parole que les récoltes ne couraient aucun risque. Je me trouvais à Ars au temps de la fenaison, m'a raconté Mr Renard; la semaine avait été pluvieuse; le fourrage n'avait pu être rentré le samedi, parce qu'il n'était pas sec. Le dimanche, bien que la journée fût belle, on ne vit pas un faneur dans les champs. Je rencontrais un brave homme, auquel je me permis de lui dire pour l'éprouver: Mais, mon ami, votre récolte va se gâter. - Je ne crains rien, répondit-il: Dieu, qui me l'a donnée, est assez bon pour me la conserver. Notre saint curé ne veut pas que nous travaillions le dimanche; nous devons lui obéir. Dieu bénit, comme toujours, cette obéissance; les habitants d'Ars qui vivent du produit de leurs champs voient augmenter assez rapidement leur aisance. Les marchands eux-mêmes ferment leurs boutiques. Mr le Curé aurait voulu que le service des omnibus fût suspendu; les pèlerins, connaissant sa manière de voir, évitaient d'arriver et surtout de repartir le dimanche. Tout le temps qu'il vécut, les conducteurs d'omnibus changeaient leur itinéraire, et au lieu de descendre sur la place, ils s'arrêtaient à l'entrée du village.

 

 

1079    Session 120 - 20 Octobre 1863 à 9h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais par le témoignage de Mr l'abbé Renard et des habitants d'Ars que lorsque Mr Vianney vint prendre possession de sa paroisse, la jeunesse du pays était très ardente au plaisir. 1080 La danse surtout faisait le passe-temps favori des veillées d'hiver, du dimanche et des fêtes. Le Serviteur de Dieu y voyait le principal obstacle à ses projets de réformation. Il ne cessa de prier, d'exhorter avec la plus grande force ses paroissiens, épanchant surtout au confessionnal l'amertume de son âme, s'adressant tour à tour aux filles et aux mères. Celui qui voudra s'amuser avec le Diable, ne pourra pas se réjouir avec Jésus-Christ, disait-il. Si vous ne voulez que vous amuser en ce monde, alors, n'offensez pas le bon Dieu. Mais ce sont justement ceux qui ont le moins peur de l'offenser qui ont toujours les plaisirs en tête. On ne peut cependant pas offrir une danse en expiation des fautes de sa pauvre vie. Les personnes qui entrent dans un bal laissent leur ange gardien à la porte et c'est un démon qui le remplace, en sorte qu'il y a bientôt dans la salle autant de démons que de danseurs. C'est par ces paroles et d'autres semblables qu'il sut détourner les fidèles de la danse.

            La fête patronale amenait beaucoup de dissipation dans le pays. Le Serviteur de Dieu était résolu d'en finir avec un scandale qui désolait son âme. Il s'entendit avec le maire, et lorsque les jeunes gens vinrent demander à celui-ci l'autorisation de tenir le bal comme les années précédentes, ce bon magistrat, plein d'estime et de vénération pour son curé, leur dit: Mes amis, j'ai promis à notre saint Curé de m'opposer à la danse; je tiendrai parole. Faites comme moi, suivez ses conseils. Les jeunes gens partirent pour Trévoux et en revinrent avec une permission du Sous-préfet. Le Sous-préfet est mon chef, répondit le maire, je ne puis défendre ce qu'il autorise. Mais la police de la commune me regarde; s'il y a du bruit, je serai là. Le dimanche de la fête, toutes les jeunes filles manquèrent à la danse et restèrent en prière à l'église. 1081 Le maire vint à la nuit tombante disperser les attroupements qui s'étaient formés sur la place. En même temps, l'église se remplissait pour la prière. Elle fut comble ce soir-là. Je sais que Mr Vianney tint à ses ouailles un discours très touchant, qui fit verser bien des larmes. Depuis ce jour, en dépit de quelques tentatives, la fête du patron devint une fête purement religieuse. Je tiens ces détails de plusieurs habitants de l'endroit et notamment de Mr l'abbé Renard.

            J'ai appris de Mr Renard et de Catherine Lassagne que le Serviteur de Dieu sentait son zèle à l'étroit dans cette paroisse de quelques centaines d'habitants. Il se sentait pressé de faire du bien partout et à tous. C'était à lui toujours, en cas d'absence, que ses voisins avaient recours. Il les remplaçait quand ils étaient infirmes ou malades: ce qui arriva souvent pour les paroisses de Mizérieux et d'Ambérieux en Dombes. Si une cure des environs devenait vacante, il se chargeait de l'intérim. C'est ainsi qu'on l'a vu desservir Savigneux, Rancé, St Jean de Thurigneux, etc. Souvent on venait le chercher au milieu de la nuit pour confesser les malades. Il partait aussitôt, quelque temps qu'il fît. Une fois, il était si malade lui-même, qu'en arrivant il fut obligé de s'étendre sur un lit. C'est dans cette posture qu'il se vit forcé d'entendre la confession du moribond.

            Les premiers jours de mil huit cent vingt trois ouvrirent à son activité un nouveau champ fertile en fruits de salut. Il fut appelé à prendre part aux travaux de la grande mission de Trévoux. Il partait les dimanches soir, faisant neuf kilomètres à pied par un temps très rigoureux, et le samedi soir le trouvait à son poste de curé, passant la nuit à entendre les confessions de ses paroissiens. Le chef de cette mission, l'abbé Ballet, qui vient de mourir, m'a raconté que durant cinq semaines, le Serviteur de Dieu fut écrasé sous le poids du travail. 1082 La chapelle où il confessait ne désemplissait pas. La presse était si grande qu'un jour elle emporta son confessionnal. Ces marques de confiance lui vinrent surtout de la classe éclairée. Les magistrats du tribunal, les fonctionnaires, les hommes de loi s'adressèrent presque tous à lui. Le Sous-Préfet n'en parlait qu'avec admiration, et quoiqu'il se louât de la sagesse et de la douce fermeté de ses conseils, il constatait avec un sentiment de tristesse soumise et résignée que le Curé d'Ars avait été impitoyable pour les soirées et les bals de la sous-préfecture.

            Les heureux fruits de la mission de Trévoux rendirent le nom de Mr Vianney célèbre dans tout le voisinage. Ce fut à qui l'aurait. Le jubilé de mil huit cent vingt six vint procurer à un grand nombre les avantages de cette coopération. Le Serviteur de Dieu fut appelé tour à tour à Montmerle, à Chaneins, à St Trivier et à Saint Bernard. Dans cette dernière paroisse, il était seul et il suffit à tout: le village changea de face. Au premier coup de cloche, les paysans quittaient leurs travaux; on ne voyait plus personne dans les champs. Les domestiques tourmentaient leurs maîtres pour qu'ils leur permissent d'aller entendre le Curé d'Ars: Nous aimons mieux que vous reteniez sur nos gages l'équivalent du temps que nous passons à l'église. - J'ai un bon ouvrier, disait de son côté le curé de St Bernard, il travaille beaucoup et ne mange rien. Je tiens ces détails de Catherine Lassagne et de l'abbé Renard.

Le Serviteur de Dieu m'a raconté que dans une circonstance solennelle, il fut invité à prêcher à Limas, près de Villefranche. Il s'en défendit, mais le curé insista. Le jour venu, les travaux continuels du confessionnal ne lui avaient pas laissé le temps de se préparer. 1083 Il vit une église comble et autour de la chaire un nombreux clergé et l'élite de la société de Villefranche. Il se troubla, et crut que la parole allait lui manquer. Néanmoins il parla de l'amour de Dieu avec des accents tels qu'il fit fondre en larmes l'auditoire.

 

 

1085    Session 121 - 20 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je sais par le témoignage des habitants d'Ars que lorsque le Serviteur de Dieu arriva, il trouva sa petite église bien pauvre et bien nue; son coeur souffrit de ce dénûment. Il consentait bien pour sa part à être pauvre, mais sa foi lui faisait désirer pour Notre Seigneur le luxe et l'éclat des ornements sacrés. 1086 Il avait la passion du beau dans les choses qui tenaient au culte divin. J’aime bien, disait-il, augmenter le ménage du bon Dieu. Comment ne pas donner à Notre Seigneur, qui a donné tout son sang pour nous sur la croix, qui se donne à nous tout entier dans la sainte Eucharistie?

            Il conçut dès le commencement un plan de restauration pour son église. Il commença par le maître autel, qu'il fit faire à ses frais. Ce fut une grande joie pour lui d'aider les ouvriers à le placer.

Cette première réparation en demandait une autre. Les boiseries de l'église contrastaient par leur délabrement avec le nouvel autel. On vit pendant plusieurs mois le Serviteur de Dieu, le pinceau à la main, essayer de leur redonner un peu de fraîcheur. Ces travaux occupaient l'activité naturelle de Mr Vianney et le sauvaient de l'inertie dont il redoutait les dangers pour son âme. L'air mou de ce pays m'inquiète, disait-il: j'ai peur de me damner en ne travaillant pas assez. Le Serviteur de Dieu agrandit successivement son église en y ouvrant quatre chapelles. Il dédia la première à St Jean Baptiste son patron, et reçut à cette occasion le premier don important qui lui fut fait. La seconde fut érigée en l'honneur de Ste Philomène. La troisième en l'honneur de Jésus souffrant, et la quatrième en l'honneur des Saints Anges.

            Je sais par les habitants du château d'Ars qu'en apprenant tout ce que le Serviteur de Dieu avait fait en vue de relever le culte divin, le vicomte d'Ars envoya de Paris, pour l’ornement du nouvel autel, six chandeliers, deux grands reliquaires et un tabernacle en cuivre doré d'un beau travail, un dais somptueux, de riches bannières, de superbes chasubles et un grand ostensoir en vermeil. A l'aspect de toutes ces magnificences, le Serviteur de Dieu fit éclater sa joie de mille manières. 1087 "Vous avez perdu, écrivait-on du château d'Ars, à ne pas être présent à l'ouverture des caisses contenant les dernières générosités du vicomte; vous auriez joui de la joie vive, et pour ainsi dire enfantine, du saint curé. On n'a pas l'idée de ses transports à chaque nouvelle découverte. C'était sur la place; il appelait ses bonnes vieilles paroissiennes, et disait à l'une d'elles: Mère, venez donc voir une belle chose avant de mourir. - "

            Entre toutes les solennités de l'année, celle du Saint Sacrement était la plus chère à son coeur. Dès l'année qui suivit son installation, il voulut la célébrer avec toute la pompe possible. Il fit des frais considérables pour habiller de blanc les enfants de sa paroisse: Allons, disait-il en les revêtant lui-même de leur tunique, vous penserez que vous êtes devant le bon Dieu, et que vous tenez la place des anges. Vous lui direz du fond du coeur: Mon Dieu je vous aime. Pour plaire à Notre Seigneur, il faut que votre âme soit blanche, comme les habits que vous allez prendre. Les processions eurent toujours à Ars un grand éclat, qui y attirait un grand nombre d'étrangers. Chaque année, l'esprit du curé d'Ars se mettait en frais pour y ajouter une pompe nouvelle. Il travaillait aux reposoirs; il encourageait les personnes qui les préparaient. Dans le temps même que la foule le clouait jour et nuit au confessionnal, il trouva toujours un moment pour en faire la visite. Il y prenait un vif plaisir; c'était la seule récréation qu'il se donnât. J'ai eu le bonheur de l'accompagner deux fois dans cette visite et de porter avec lui le Saint Sacrement à la procession. La joie de son âme éclatait sur son visage; je lui ai vu verser des larmes; ses lèvres murmuraient continuellement des prières et le bonheur l'empêchait de ressentir les fatigues d'un trajet de plus de deux heures sous un soleil ardent. 1088 Je l'ai vu, à soixante douze ans, sous le poids d'un ostensoir très lourd, gravir avec l'agilité d'un jeune homme les degrés rapides d'un reposoir monumental qu'on élevait chaque année dans le parc du château. Ses pieds semblaient ne pas toucher le sol. Au retour de cette procession, je voulais qu'il se reposât et prît des rafraîchissements. Il refusa, disant: Je ne suis pas fatigué, je portais celui qui me porte. Catherine Lassagne m'a dit que lorsque Mr le Curé annonçait la procession de la Fête-Dieu et les bénédictions de l'octave, il semblait que son coeur nageait dans l'amour: Si nous voulions, disait-il, nous obtiendrions tout cette semaine; deux fois par jour, le bon Dieu va nous bénir.

            J'ai vu très souvent Mr Vianney à l'autel et je partage l'opinion de ceux qui croyaient que le Serviteur de Dieu voyait Notre Seigneur. Il n'était pas possible de contempler une figure exprimant mieux l'adoration; le coeur, l'âme et les sens semblaient également absorbés. On ne pouvait saisir une seconde de distraction dans sa prière. Au milieu de la foule et sous l'influence de tant de regards attachés sur lui avec une persistance indiscrète, il communiquait avec Notre Seigneur aussi librement que s'il avait été dans la solitude la plus profonde. Les larmes étouffaient sa voix, qui arrivait à peine, et brisée, à l'oreille des assistants. Mr Vianney n'était ni trop long, ni trop prompt au saint autel, consultant plutôt l'utilité de tous que son attrait particulier. Le moment de la communion était le seul où il fût plus long que les autres prêtres. Les prières liturgiques terminées, il y avait un colloque mystérieux, qui se trahissait au dehors, entre Notre Seigneur et son Serviteur. Après un instant d'ardente contemplation, il consommait les saintes espèces et continuait le saint sacrifice.

1089    Rien ne peut donner une idée de la dévotion que le Curé d'Ars avait à l'adorable eucharistie; il l'appelait des noms les plus suaves et les plus tendres; il inventait des expressions pour en parler plus dignement; il appelait la sainte communion un bain d'amour; il y revenait sans cesse dans ses catéchismes. Alors son coeur se fondait, son front devenait radieux, ses yeux lançaient des éclairs, toute son âme se répandait sur ses traits. Oh! mes enfants, s'écriait-il, que fait Notre Seigneur dans le sacrement de son amour? Il a pris son bon coeur pour nous aimer. Il sort de ce coeur une transpiration de tendresse et de miséricorde pour noyer les péchés du monde. Il répétait souvent: Que nos yeux sont heureux de contempler le bon Dieu! Et il disait ces mots avec un accent si profond et une figure si rayonnante qu'on pouvait croire qu'il jouissait de la vue de Notre Seigneur. J'ai vu et entendu ce qui précède par moi-même ...

            Un témoin oculaire m'a dit que lorsque Mr Vianney prêchait du pied de l'autel, il était tellement impressionné par la présence réelle et immédiate de Notre Seigneur, qu'il en perdait presque la parole. Son embarras était visible, et quelqu'effort qu'il fît pour parler d'autre chose, il en revenait toujours à ce grand objet.

            Je l'ai vu souvent pleurer en donnant la sainte communion. Deux fois, je me suis adressé à lui pour la confession. Chacune de mes accusations provoquait de sa part des larmes et ce cri de foi, de commisération, d'horreur des moindres fautes: Que c'est dommage! Sa parole m'a surtout frappé par l'accent de tendresse dont elle était tout imprégnée. Ce simple mot "Que c'est dommage!", dans sa brièveté, révélait le tort qu'on avait fait à son âme.

            J'ai entendu le Serviteur de Dieu revenir fréquemment dans ses catéchismes sur l'éminente dignité du prêtre et les bienfaits du sacrement de l'ordre. 1090 Le prêtre ne se comprendra bien que dans le ciel, disait-il; si on le comprenait bien sur la terre, on mourrait, non de frayeur, mais d'amour. Le sacerdoce, c'est l'amour du coeur de Jésus. Quand vous voyez le prêtre, pensez à notre Seigneur. Après Dieu, le prêtre est tout. Laissez une paroisse vingt ans sans prêtre, on y adorera les bêtes. Si nous n'avions pas le sacrement de l'ordre, nous n'aurions pas Notre Seigneur. Les autres bienfaits de Dieu ne serviraient de rien sans le prêtre. Vous ne pouvez pas vous rappeler un seul de ces bienfaits, sans rencontrer à côté de ce souvenir l'image du prêtre. (Et il énumérait ici les diverses fonctions du prêtre et les grâces qui en découlent pour les fidèles.) Il ajoutait: Allez vous confesser à la Ste Vierge ou à un ange; vous absoudront-ils? Non. Vous donneront-ils le corps et le sang de Notre Seigneur? Non. La Sainte Vierge ne peut pas faire descendre son divin Fils dans l’hostie. Vous auriez deux cents anges là, qu'ils ne pourraient vous absoudre. Un prêtre, tant simple soit-il, le peut; il peut vous dire: "Allez en paix; je vous pardonne." Oh! que le prêtre est quelque chose de grand! A quoi servirait une maison remplie d'or, si vous n'aviez personne pour vous en ouvrir la porte? Le prêtre a la clef des trésors célestes: c'est lui qui ouvre la porte; il est l'économe du bon Dieu, l'administrateur de ses biens.

 

 

1093    Session 122 - 21 Octobre 1863 à 9h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'atteste qu'il m'est arrivé souvent, comme à toutes les personnes qui ont entendu le Serviteur de Dieu discourir des choses de la foi, de sortir de cet entretien convaincu que le Curé d'Ars voyait les choses dont il venait de parler. Son union avec Dieu lui avait rendu ces vérités pour ainsi dire palpables. 1094 A mesure qu'il parlait, ses auditeurs semblaient mieux comprendre les grands mystères de la religion, qui leur apparaissaient sous un jour nouveau.

            Un jour que le Serviteur de Dieu venait de présider au renouvellement des voeux que les soeurs de Saint Joseph font chaque année, il sortit de la cérémonie le coeur plein d'une joie qu'il ne pouvait contenir. Oh! que la religion est belle, s'écriait-il! Je pensais tout à l'heure que c'était entre Notre Seigneur et ces bonnes religieuses qui sont ses épouses, un assaut de générosité, à qui donnerait le plus, mais c'est toujours Notre Seigneur qui l'emporte. Les religieuses donnent leur coeur, lui donne son coeur et son corps. Pendant que les soeurs disaient: Je renouvelle mes voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, je leur disais en leur présentant l'hostie: Que le corps de Notre Seigneur garde votre âme pour la vie éternelle. Il prenait de là occasion de s'étendre sur son sujet bien-aimé. Si l'on pouvait comprendre, ajoutait-il, tous les biens renfermés dans la sainte communion, il n'en faudrait pas davantage pour contenter le coeur de l'homme. L'avare ne courrait plus après ses trésors, l'ambitieux après la gloire; chacun quitterait la terre et s'envolerait vers les cieux. Quel honneur Dieu fait à sa créature! Il se repose sur sa langue, passe par son palais comme par un petit chemin et s'arrête sur son coeur comme sur un trône. Oh! mon Dieu! mon Dieu, il y en a qui ont su apprécier cet honneur (et il citait des exemples en s'attendrissant et en essuyant ses larmes.)

            Il parlait continuellement des douceurs de la vie intérieure. Je l'ai entendu s'écrier souvent: Être uni à Dieu, être aimé de Dieu, vivre en présence de Dieu, vivre pour Dieu: oh! belle vie, et belle mort! Tout sous les yeux de Dieu, tout avec Dieu, tout pour plaire à Dieu... 1095 Oh! que c'est beau! Être roi, disait-il encore, triste place; on est roi pour les hommes! Mais être à Dieu, être à Dieu tout entier, sans partage, le corps à Dieu, l'âme à Dieu! Un corps chaste, une âme pure! Il n'y a rien de si beau! Et ses larmes l'interrompaient.

            La vie intérieure est un bain d'amour dans lequel l'âme se plonge; elle est comme noyée dans l'amour. Dieu tient l'homme intérieur, comme une mère tient la tête de son enfant dans ses mains pour le couvrir de baisers et de caresses. Nous sommes beaucoup et nous ne sommes rien; il n'y a rien de plus grand que l'homme et il n'y a rien de plus petit. Rien de plus grand quand on regarde son âme, rien de plus petit quand on regarde son corps. On s'occupe de son corps, comme si on n'avait que cela à soigner, et on n'a au contraire que cela à mépriser. Dans le monde, on cache le Ciel et l'enfer, le Ciel parce que si on en connaissait la beauté, on voudrait y aller à tout prix; l'enfer, parce que si on connaissait les tourments qu'on y endure, on ferait tout pour ne pas y aller. Il y en a qui perdent la foi et ne voient l'enfer qu'en y entrant. Les damnés seront enveloppés dans la colère de Dieu, comme le poisson dans l'eau. Si un damné pouvait dire une seule fois: "Mon Dieu, je vous aime!", il n'y aurait plus d'enfer pour lui... Mais hélas! cette pauvre âme! Elle a perdu le pouvoir d'aimer qu'elle avait reçu, et dont elle n'a pas su se servir. Son coeur est desséché comme la grappe quand elle a passé sous le pressoir. Plus de bonheur dans cette âme, plus de paix, parce qu'il n'y a plus d'amour. L'enfer prend sa source dans la bonté de Dieu. Les damnés diront: Oh! si du moins Dieu ne nous avait pas tant aimés, nous souffririons moins! L'enfer serait supportable!... Mais avoir tant été aimés! Quelle douleur!

            En mourant, nous faisons une restitution; nous rendons à la terre ce qu'elle nous a donné. 1096 Une petite pincée de poussière, grosse comme une noix, voilà ce que nous deviendrons. Il y a bien de quoi être fier. En disant ces paroles et beaucoup d'autres que je pourrais citer, le Serviteur de Dieu semblait n'être déjà plus sur la terre. J'ai remarqué que la vivacité de sa foi, pour mieux rendre ce qu'il sentait, lui faisait trouver les plus ingénieuses comparaisons. Voulant peindre le bonheur d'une âme en état de grâce, il disait par exemple: Une âme pure est comme une belle perle. Tant qu'elle est cachée dans un coquillage, au fond de la mer, personne ne songe à l'admirer. Mais si vous la montrez au soleil, cette perle brille et attire les regards. C'est ainsi que l'âme pure, qui est cachée aux yeux du monde, brillera un jour devant les anges, au soleil de l’éternité. Quand une âme est pure, tout le ciel la regarde avec amour. L'âme pure est une belle rose, et les trois Personnes divines descendent du ciel pour en respirer le parfum. Le St Esprit repose dans une âme pure comme sur un lit de roses! L'image de Dieu se réfléchit dans une âme pure comme le soleil dans l'eau. Une âme pure est auprès de Dieu comme un enfant auprès de sa mère. Quand on a conservé son innocence, on se sent porté en haut par l'amour, comme un oiseau est porté par ses ailes. Ceux qui ont l'âme pure sont comme ces oiseaux qui ont de grandes ailes et de petites pattes, et qui ne se posent jamais par terre, parce qu'ils ne pourraient plus s'élever, et qu'ils seraient pris. Aussi, ils font leurs nids sur la pointe des rochers, sous le toit des maisons, dans les lieux élevés. De même le chrétien doit toujours être sur les hauteurs. Dès que nous rabaissons nos pensées vers la terre, nous sommes pris.

            Je l'ai souvent entendu, et toujours avec une grande admiration, parler du Saint Esprit et de ses opérations dans l'âme. L'homme n'est rien par lui-même, disait-il, mais il est beaucoup avec l'Esprit Saint. Il n'y a que l'Esprit Saint qui puisse élever son âme, et le porter en haut. Pourquoi les saints étaient-ils si détachés de la terre? Parce qu'ils se laissaient conduire par le Saint Esprit. 1097 Ceux qui sont conduits par le Saint Esprit ont des idées justes. Voilà pourquoi il y a tant d'ignorants, qui en savent plus long que les savants. Quand on est conduit par un Dieu de force et de lumière, on ne peut pas se tromper. Comme ces lunettes qui grossissent les objets, le Saint Esprit nous fait voir le bien et le mal en grand. Avec le Saint Esprit, on voit tout en grand: on voit la grandeur des moindres actions faites pour Dieu, et la grandeur des moindres fautes. Un chrétien qui est conduit par l'Esprit Saint n'a pas de peine à laisser les biens de ce monde pour courir après les biens du Ciel. Il sait faire la différence. L'oeil du monde ne voit pas plus loin que la vie, comme le mien ne voit pas plus loin que ce mur, quand la porte de l'église est fermée. L'œil du chrétien voit jusqu'au fond de l’éternité. Pour l'homme qui se laisse conduire par l'Esprit Saint, il semble qu'il n'y a point de monde; pour le monde, il semble qu'il n'y a point de Dieu. Il s'agit donc de savoir qui nous conduit. Si ce n'est pas le Saint Esprit, nous avons beau faire, il n'y a point de substance, ni de saveur dans tout ce que nous faisons. Si c'est le Saint Esprit, il y a une douceur moelleuse... C'est à mourir de plaisir! Une âme qui a le St Esprit ne s'ennuie jamais en la présence de Dieu; il sort de son coeur une transpiration d'amour. Sans le Saint Esprit, nous sommes comme une pierre du chemin. Prenez dans une main une éponge imbibée d'eau, et dans l'autre un petit caillou; pressez-les également. Il ne sortira rien du caillou, et de l'éponge vous ferez sortir de l'eau en abondance. L'éponge, c'est l'âme remplie du St Esprit, et le caillou, c'est le coeur froid et dur où le St Esprit n'habite pas. 1098 Comme une belle colombe blanche qui sort du milieu des eaux et vient secouer ses ailes sur la terre, l'Esprit Saint sort de l'océan infini des perfections divines, et vient battre des ailes sur les âmes pures pour distiller en elles le baume de l'amour.

            Lorsque le Serviteur de Dieu parlait de la prière, les images et les comparaisons venaient en foule sur ses lèvres. La prière est une rosée embaumée, mais il faut prier avec ferveur et avec un coeur pur pour sentir cette rosée. La prière dégage notre âme de la matière; elle l'élève en haut, comme le feu qui gonfle les ballons. Plus on prie, plus on veut prier. C'est comme un poisson, qui nage à la surface de l'eau, qui plonge ensuite, et qui va toujours plus avant. Le temps ne dure pas dans la prière. Je ne sais pas si l'on peut désirer le Ciel? Oh! oui... le poisson qui nage dans un petit ruisseau se trouve bien, parce qu'il est dans son élément; mais il est encore mieux dans la mer. Il y a deux cris dans l'homme, le cri de l'ange et le cri de la bête. Le cri de l'ange, c'est la prière; le cri de la bête, c'est le péché. Ceux qui ne prient pas se courbent vers la terre comme une taupe, qui cherche à faire un trou pour s'y cacher. Dans le Ciel, s'il y avait un jour sans adoration, ce ne serait plus le ciel. Nous avons un petit coeur, mais la prière l'élargit et le rend capable d'aimer Dieu.

            Dans les épreuves et les contradictions qu'il rencontra, il est à ma connaissance que le Serviteur de Dieu ne s'est jamais appuyé que sur les pensées de la foi. Il faut demander l'amour des croix, me dit-il un jour, alors elles deviennent douces. J'en ai fait l'expérience pendant quatre ou cinq ans. J'ai été bien calomnié, bien contredit. Oh! j'avais des croix! J'en avais presque plus que je n'en pouvais porter. Je me mis à demander l'amour des croix; alors je fus heureux. Je me dis: Vraiment il n'y a de bonheur que là.

 

 

1101    Session 123 -21 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai eu, et à trois différentes époques, le bonheur de vivre dans l'intimité du Serviteur de Dieu. J'ai reconnu, par tous les rapports que j'ai eus avec lui, qu'il avait reçu le don de la foi dans une perfection éminente. 1102 Le Saint Esprit répandait au centre de son âme une lumière si vive, qu'il percevait les choses divines d'une vue simple, avec une certitude, un goût et une suavité, qui lui causaient à chaque instant des ardeurs intérieures, des transports et des larmes. La Foi du Curé d'Ars était le principal mobile de sa vie; c'était toute sa science; elle lui expliquait tout et il expliquait tout par elle. Il n'avait qu'une seule pensée: aimer et faire aimer Dieu. Sa foi étonnait tout le monde. J'ai entendu un prêtre dire en sortant du catéchisme que venait de faire Mr Vianney, s'écrier (sic): Quelle foi! Il y aurait de quoi en enrichir tout un diocèse. Il y a de la sainteté dans le Curé d'Ars, disait-on devant un savant professeur de philosophie; mais il n'y a que cela. - Il y a, répondit-il, de grandes lumières; il en jaillit de ses entretiens sur toute espèce de sujets. Oh! que l'on voit bien, que l'on voit beau, quand on voit par le St Esprit! A quelle hauteur de sens et de raison la foi nous élève!

Je puis attester que c'est à cette lumière de la foi que Mr Vianney considérait toute chose. Il trouvait Dieu partout et il l'adorait dans toutes ses oeuvres.

 

            Quoad Spem, testis respondit:

            Je n'ai jamais vu le Serviteur de Dieu en proie au découragement. Il m'a dit lui-même que dans le temps où il était en butte aux persécutions les plus vives et les plus continuelles, s'attendant d'un jour à l'autre à être chassé de sa paroisse à coups de bâton, interdit et condamné à finir ses jours en prison, il ne perdit jamais courage. Quelque opposition qu'il trouvât dans l'accomplissement de ses devoirs, il s'y porta toujours avec le même amour et la même exactitude. 1103 Comme je m'étonnais qu'il eût pu, sous une menace perpétuelle de changement, conserver ainsi toute l'énergie de son âme: C'est vrai, me répondit-il, que j'espérais tous les jours que l'on viendrait me chasser; mais en attendant je faisais comme si je n'avais jamais dû m'en aller. La grande Espérance jointe à la grande Foi de Mr Vianney lui mettait dans la bouche des paroles pleines de feu chaque fois qu'il avait à parler du péché et de ses funestes conséquences. Le péché, disait-il, est le bourreau du bon Dieu et l'assassin des âmes. C'est lui qui nous arrache du Ciel pour nous précipiter en enfer. Et nous l'aimons!... Oh! mes frères, que nous sommes ingrats! Le bon Dieu veut nous rendre heureux et nous ne le voulons pas! Nous nous détournons de Lui, et nous nous donnons au démon! Nous fuyons notre ami et nous cherchons notre bourreau! Voyez, mes frères, le bon chrétien parcourt le chemin de ce monde monté sur un char de triomphe, assis sur un trône, et c'est Notre Seigneur qui conduit la voiture. Mais le pécheur, il est lui-même attelé au brancard: c'est le démon qui est dans la voiture, et qui frappe sur lui à grands coups pour le faire avancer. Si vous voyiez un homme dresser un grand bûcher, entasser des fagots les uns sur les autres, et que, lui demandant ce qu'il fait, il vous répondît: Je prépare le feu qui doit me brûler, que penseriez-vous? En commettant le péché, c'est ainsi que nous faisons. Ce n'est pas Dieu qui nous jette en enfer, c'est nous par nos péchés. Le damné se dira: J'ai perdu Dieu par ma faute. Il s'élèvera du brasier pour y retomber. Il sentira toujours le besoin de s’élever, parce qu'il était créé pour Dieu... Comme un oiseau dans un appartement vole jusqu'au plancher et retombe. La Justice de Dieu est le plancher qui arrête les damnés.

1104    Nos fautes sont un grain de sable à coté de la grande montagne de la miséricorde de Dieu. La miséricorde de Dieu est comme un torrent débordé qui entraîne les coeurs sur son passage. Le bon Dieu est aussi prompt à nous accorder notre pardon qu'une mère est prompte à retirer son enfant du feu. Figurez-vous une pauvre mère obligée de lâcher le couteau de la guillotine sur la tête de son enfant: voilà le bon Dieu quand il damne le pécheur.

            J'ai recueilli moi-même ces paroles entre beaucoup d'autres de la bouche du Serviteur de Dieu.

            Je puis dire que la conversation de Mr Vianney était toute dans le Ciel. Il avait besoin de toutes ses forces pour se résigner à vivre sur la terre, et il s'en consolait en parlant continuellement du Ciel. Mon Dieu, disait-il un jour, que le temps me dure avec les pécheurs! Quand serai-je donc avec les saints?... Il m'a parlé plusieurs fois d'écrire un livre sur les délices de la mort. Dans les catéchismes et les homélies, les plus aimables comparaisons avaient trait à ce désir du Ciel. Il se servait souvent de celle de l'hirondelle, qui ne fait que raser la terre et ne se pose presque jamais; de celle de la flamme qui tend toujours en haut; de celle du ballon, qui s'élève dans les airs quand on a rompu les cordes. Il racontait en pleurant que Ste Colette sortait quelquefois de sa cellule ne se possédant plus de joie à la pensée du Ciel; elle parcourait les corridors en criant: En paradis! en paradis! Il racontait encore que lorsqu'on demandait à Ste Thérèse ce qu'elle avait vu au Ciel, elle s'écriait: J'ai vu, j'ai vu! J'ai vu! et elle en restait là; la parole et le souffle lui manquaient à la fois. 1105 Pour montrer qu'on ne s'ennuierait pas en paradis, il racontait l'histoire de ce moine qui s'oublia cent ans à poursuivre un petit oiseau, qui devenait toujours plus beau à mesure qu'il le regardait. Si un petit enfant était là, dans l'église, et que sa mère fût à la tribune, il lui tendrait ses petites mains, et s'il ne pouvait monter l'escalier, il se ferait aider, et n'aurait de repos que lorsqu'il serait dans les bras de sa mère. Voilà le chrétien en regard du Ciel.

            Je lui ai entendu expliquer l'évangile du deuxième dimanche de carême. Le ravissement du Thabor réveillant en lui l'idée du bonheur de l'âme appelée à jouir de la sainte humanité de Notre Seigneur dans la claire vision du Ciel, il s'écria, transporté hors de lui-même: Nous le verrons, nous le verrons!... Oh! mes frères, y avez-vous jamais pensé? Nous verrons Dieu, nous le verrons tout de bon, tel qu'il est, face à face! Et pendant quelques minutes, il ne cessa de pleurer et de répéter: Nous le verrons, nous le verrons!

            Un autre jour, en parlant du Ciel où nous verrons Dieu tout de bon, il s'écriait, les yeux mouillés de larmes et avec transport: Alors nous dirons au bon Dieu: Mon Dieu, je vous vois, je vous tiens; vous ne m'échapperez plus jamais, jamais!...

            Une autre fois, après une ravissante instruction sur le Ciel, on demandait au Curé d'Ars ce qu'il faut pour obtenir cette récompense; il répondit: La grâce et la croix.

            Le Curé d'Ars ne cessait dans ses entretiens, en chaire, au confessionnal, de parler de la grande miséricorde du Seigneur, de la facilité que nous avons d'aller au Ciel par le moyen de la grâce. Ce que d'autres n'auraient pu faire qu'avec de longs discours, le Curé d'Ars l'opérait souvent par un seul mot, qui était pour la personne à laquelle il s'adressait une vive lumière.

            Le Serviteur de Dieu avait reçu une grande puissance de consolation. Ce qui affluait en plus grand nombre autour de lui, outre les malades et les pécheurs, c'était les affligés. 1106 Tous étaient accueillis avec la même bonté compatissante, et s'il y avait de sa part quelque préférence, elle était en faveur du pauvre et du petit. Il y avait là comme une source intarissable, à laquelle chacun venait puiser. Mr Vianney entendait des choses qui fendaient l'âme. Il faut venir à Ars, me disait-il souvent, pour savoir le mal que le péché originel nous a fait. Tous emportaient de leurs visites des pensées plus calmes, une attente plus douce de l'avenir, plus de conformité à la volonté de Dieu, plus de courage à supporter les tristesses présentes. Le Serviteur de Dieu n'avait qu'à parler, et d'un mot, j'en ai fait souvent l'expérience, il atteignait le mal dans sa racine et fermait la blessure.

            Je puis attester que le Serviteur de Dieu donnait à la prière tout le temps qui n'était pas absorbé par les travaux de la chaire et du confessionnal. Tout ce que j'ai vu de lui me porte à croire qu'il ne perdait jamais de vue la sainte présence de Dieu, et qu'au milieu des occupations les plus absorbantes, son âme était toujours unie à Dieu et appliquée à l'oraison. Quand il avait un instant de libre, il partait aussitôt par quelque exclamation, qui révélait son application constante à Dieu et aux choses de Dieu.

Mr Vianney, dans tous ses entretiens, montrait un grand abandon à la divine Providence. Je lui ai entendu dire un jour: Quand je pense au soin que le bon Dieu a pris de moi, quand je repasse ses bienfaits, la reconnaissance et la joie de mon coeur débordent de tous côtés. Je ne sais plus que devenir; je ne découvre de toutes parts qu'un abîme d'amour dans lequel je voudrais pouvoir me noyer. - Un jour, il a dit à Catherine Lassagne, qui me l'a rapporté: Lorsque j'étudiais, j'étais accablé de chagrin, je ne savais plus que faire. Je vois encore l’endroit où j'étais. Il me fut dit, comme si c'était quelqu'un qui m'eût parlé à l'oreille: Va, sois tranquille, tu seras prêtre un jour. 1107 Une autre fois que j'avais beaucoup d'inquiétude, j'entendis la même voix, qui me disait distinctement : Que t'a-t-il manqué jusqu'à ce jour? - En effet, j'ai toujours eu de quoi faire.

 

 

1109    Session 124 - 22 Octobre 1863 à 9h du matin ;

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Je tiens de Mr le Curé d'Ars, qui m'en a parlé en plusieurs rencontres, que pendant plus de trente ans il fut presque continuellement en butte aux attaques du démon, qui tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, soit le jour, soit la nuit, cherchait à l'effrayer et à l'empêcher de prendre le repos dont il avait besoin pour réparer ses forces. 1110 Voici ce que j'ai retenu de ses différents récits.

            Au milieu de la nuit et quand le Serviteur de Dieu commençait à s'endormir, le démon faisait ordinairement du bruit dans son escalier: c'était comme si un gendarme, chaussé de grosses bottes, en eût fait résonner le talon sur les dalles. Quelquefois le Serviteur de Dieu entendait, dans la salle basse au-dessous de lui, comme un grand cheval, qui s'élevait jusqu'au plancher et retombait lourdement les quatre fers sur le carreau. D'autres fois encore c'était le bruit d'un grand troupeau de moutons qui piétinaient au-dessus de sa tête. Pendant plusieurs nuits consécutives, il entendit dans la cour des clameurs si fortes qu'il en était effrayé. Ces voix parlaient dans une langue inconnue et avec la plus grande confusion, en sorte qu'elles réveillaient en lui le souvenir de l'invasion autrichienne et qu'il les comparait au bruit d'une armée d'Allemands, ou bien il se servait d'un autre mot non moins caractéristique, en disant qu'une troupe de démons avait tenu leur parlement dans sa cour. Il arrivait souvent que l'esprit malin heurtait comme quelqu'un qui veut entrer. Un instant après, sans que la porte fût ouverte, il était dans la chambre, remuant les chaises, dérangeant les meubles, frappant sur la table, sur la cheminée, cherchant de préférence les objets les plus sonores, se suspendant aux rideaux du lit et les secouant avec fureur, comme s'il avait voulu les arracher, appelant Mr le Curé d'une voix moqueuse et ajoutant à son nom des menaces et des qualifications outrageantes. Souvent il se cachait sous son lit et faisait toute la nuit retentir à son oreille tantôt des cris aigus, tantôt des gémissements lugubres. Quelquefois il l'entendait respirer bruyamment, comme un homme qui se livre à un travail pénible; d'autres fois, râler comme un malade à l'agonie. 1111 Il y eut une nuit où il fut réveillé en sursaut et se sentit soulever en l'air. Peu à peu je perdais mon lit, dit-il; je m'armai promptement du signe de la croix et le grappin (c'était le nom qu'il donnait au malin esprit) me laissait. Une autre nuit, le diable prit la forme d'un coussin très doux, dans lequel la tête du Curé enfonçait comme dans du coton; il en sortait en même temps un gémissement. Le Serviteur de Dieu avoua que cette fois il eut peur; il invoqua le secours de Dieu et l'illusion disparut. Le démon est bien fin, disait-il un jour dans son catéchisme, mais il n'est pas fort: un signe de croix le met en fuite. Il n'y a pas encore trois jours qu'il faisait un grand tapage au-dessus de ma tête; on aurait dit que toutes les voitures de Lyon roulaient sur le plancher. Pas plus loin qu'hier soir, il y avait des troupes de démons qui secouaient ma porte: j'ai fait le signe de la croix, ils sont tous partis.

            J'avais entendu Mr Chevalon, ancien soldat de la république et missionnaire du diocèse, raconter le fait; j'en ai eu les détails par une lettre écrite sous l'inspiration d'un témoin oculaire; Mr Vianney y a fait plusieurs fois allusion devant moi; j'ai retrouvé ce récit dans les notes de Catherine Lassagne et dans les manuscrits de l'abbé Renard. Dans l'hiver de mil huit cent vingt-six, pendant le jubilé de St Trivier sur Moignans, après une soirée pendant laquelle ses confrères s'étaient égayés au sujet des bruits nocturnes qui inquiétaient le Serviteur de Dieu, tous les habitants de la cure furent réveillés par un affreux vacarme; on eût dit que la maison allait s'écrouler. On se souvint que le Curé d'Ars avait dit la veille: Vous ne serez pas étonnés, si vous entendez du bruit cette nuit. On courut dans sa chambre. Je sais bien ce que c'est, dit-il en souriant; vous n'avez rien à craindre. 1112 Le matin, Mr Vianney trouva à la porte de la cure un homme qui avait fait plusieurs lieues pour venir se confesser à lui. C'était chose ordinaire, chaque fois que les attaques du démon redoublaient, le Curé d'Ars prévoyait que la grâce lui amènerait quelque grand pécheur, si bien que par la suite, au lieu de se troubler de cette recrudescence, il l'accueillait comme le signe avant-coureur des miséricordes de Dieu et des consolations réservées à son ministère.

            A Montmerle, dès la première nuit qu'il y passa pour y faire le jubilé, le démon le traîna dans son lit tout autour de sa chambre; le lendemain, Mr Vianney, s'étant rendu à l'église, trouva son confessionnal entouré. A peine y fut-il entré qu'il se sentit soulevé et ballotté comme s'il avait été sur un courant. J'ai entendu pareillement le Serviteur de Dieu raconter ce fait.

            Le Serviteur de Dieu avait sur son palier une image de l'Annonciation qu'il aimait beaucoup. Le démon la couvrait outrageusement de boue et d'ordures. On avait beau la laver, le lendemain on la trouvait plus maculée que la veille. Ces insultes se renouvelèrent jusqu'à ce que Mr Vianney, renonçant aux consolations que la vue de cette image lui donnait, prit le parti de la faire enlever.

            Il ne m'est pas permis de supposer que Mr Vianney se soit trompé, ni qu'il ait voulu tromper. Il n'avait pas le tempérament d'un visionnaire; il n'était pas du tout crédule. Il possédait toutes les qualités d'un bon témoin, de bons yeux, de bonnes oreilles, un bon jugement. Ces choses ne se passèrent pas une fois, mais cent et cent par an pendant trente années. Elles furent attestées par lui des milliers de fois. Il n'y avait rien dont il parlât plus volontiers, soit en public, soit en particulier. Au reste, voici l'appréciation d'un médecin savant et pieux, qui m'est intimement connu et qui a vu de près le Curé d'Ars: "Nous n'avons qu'un mot à dire touchant les soi-disant explications physiologiques des phénomènes de ce genre. Si ces explications peuvent être admises, lorsqu'il s'agit de se rendre compte de faits entourés de circonstances pathologiques concomitantes, qui en décèlent la nature, et qui, d'habitude, ne font jamais défaut, il devient impossible de leur attribuer la même cause, quand ils se trouvent unis, comme chez Mr Vianney, à l'accomplissement si régulier de toutes les fonctions de l'organisme, à cette sérénité d'idées, à cette délicatesse de perception, à cette sûreté de jugement et de vues, à cette plénitude de la possession de soi-même, au maintien de cette miraculeuse santé qui ne connaissait presque pas de défaillances, au milieu de l'écrasante série de travaux qui absorbaient l'existence du vénérable Curé d'Ars. 1113

            Sur la fin de sa vie, les attaques du démon contre le Serviteur de Dieu furent moins vives et moins continuelles. Il semblait qu'il en eût triomphé par son inébranlable fermeté et son inaltérable confiance en Dieu, et que l'esprit du mal désespérait de le vaincre.

            Mr le Curé, lui disais-je un jour, ces bruits, ces voix et tout ce tapage que vous entendez dans la nuit, ne vous font pas peur? - Oh! non, je sais que c'est le grappin: depuis le temps que nous avons affaire ensemble, nous sommes camarades. D'ailleurs, c'est Dieu qui me garde, et ce que Dieu garde est bien gardé.

            Il résulte pour moi de toutes les conversations que j'ai eues avec le Serviteur de Dieu, qu'afin d'augmenter ses mérites et de désintéresser son zèle, Notre Seigneur lui mettait un voile sur les yeux, en sorte qu'il n'apercevait pas le bien immense qui s'opérait par lui. Il se croyait un être inutile; il se voyait sans foi, sans piété, sans savoir, sans discernement, sans vertu; il n'était bon qu'à tout gâter, à mal édifier tout le monde. Il était un obstacle au bien. L'humilité de son coeur lui faisait répandre de vraies larmes sur sa misère. Ces larmes ne pouvaient être consolées que par la générosité de son courage, qui le pressait de se jeter à corps perdu, avec toutes ses impuissances, entre les bras de Notre Seigneur. Il me disait un jour: Dieu m'a fait cette grande miséricorde de ne rien mettre en moi sur quoi je puisse m'appuyer. Je ne découvre en moi, quand je me considère, que mes pauvres péchés. Encore le bon Dieu permet-il que je ne les voie pas-tous. Cette vue me ferait tomber dans le désespoir. Je n'ai d'autre ressource, contre cette tentation de désespoir, que de me jeter au pied du tabernacle, comme un petit chien aux pieds de son maître.

1114    Ce qui lui causait ces désolations intérieures, ce n'était pas le travail assidu de la chaire et du confessionnal; il acceptait bien l'épreuve de cette confiance qu’on lui témoignait et sous laquelle il ployait et gémissait sans cesse, quoiqu'elle ouvrît dans son âme une source toujours nouvelle d'inquiétude et d'effroi; mais il ne pouvait accepter le péché: la vue du mal excitait en lui les mouvements d'un fils qui voit outrager son père. Chaque coup qui tombait sur Dieu l'atteignait dans la partie la plus vive et la plus sensible de son être. Le sentiment qu'il en éprouvait ne s'affaiblit jamais. Cela explique ses larmes et ce qu'il répétait souvent: qu'il ne connaissait personne de si malheureux que lui. Je l'ai entendu s'écrier d'autres fois: Oh! que la vie est triste! Quand je suis venu à Ars, si j'avais prévu les souffrances qui m'y attendaient, je serais mort d'appréhension sur le coup. On offense tant le bon Dieu, disait-il encore, qu'on serait tenté de demander la fin du monde. S'il n'y avait pas quelques belles âmes pour reposer le coeur et consoler les yeux de tant de mal que l'on voit et que l'on entend, on ne pourrait pas se souffrir en cette vie. Encore, si le bon Dieu n'était pas si bon, mais il est si bon... Quelle honte nous aurons quand le jour du dernier jugement nous fera voir toute notre ingratitude... Nous comprendrons alors, mais il ne sera plus temps. Et après s'être interrompu pour pleurer, il ajoutait: Non, les pauvres pécheurs sont trop malheureux... Je lui ai entendu dire plusieurs fois dans son catéchisme, avec l'accent de la plus amère tristesse, et le visage baigné de larmes: Il n'y a rien au monde de si malheureux qu'un prêtre. Sa vie se passe à voir le bon Dieu offensé, le prêtre ne voit que cela. Il est toujours comme saint Pierre au prétoire. 1115 Il a toujours sous les yeux Notre Seigneur insulté, méprisé, couvert d'opprobres... Oh! Si j'avais su ce que c'était qu'un prêtre, au lieu d'aller au séminaire, je me serais bien vite sauvé à la Trappe. A quoi une voix partie du milieu de la foule répondit une fois: Mon Dieu, que c'eût été dommage!... J'ai remarqué, avec d'autres personnes, que ses peines augmentaient d'intensité à certains jours. Le vendredi par exemple, sa physionomie était toute changée: on y lisait l'expression d'une profonde douleur. Pour l'ordinaire cependant, rien ne perçait au dehors de ses luttes avec lui-même. Quel que fût l'état de son âme, il allait dans sa voie du même pas et du même air tranquille et satisfait. Jamais la tourmente ne lui a fait lâcher pied et ne l'a forcé à dévier de son droit chemin.

            J'ai remarqué que de tous les penchants du Serviteur de Dieu, le plus persévérant et le plus extraordinaire dans sa vocation fut son attrait pour la solitude. Le temps qu'il regrettait le plus était celui où il conduisait son troupeau dans les champs de Dardilly. Que j'étais heureux, me disait-il, quand je n'avais à conduire que mon âme et mes trois brebis; je n'avais pas la tête rompue comme à présent; je pouvais prier tout à mon aise. Il reconnaissait qu'il y avait de l'intempérance dans ce désir et que le démon s'en servait pour le tenter. Il le mortifia, il lui résista, mais toute sa vie il eut à lutter contre le même entraînement. Il me semble aussi qu'il y eut là une disposition secrète de la divine Providence. En sacrifiant son goût à l'obéissance, son plaisir au devoir, Mr Vianney eut occasion de se vaincre à toute heure et de fouler aux pieds sa volonté propre.

            Malgré toutes ses peines et ses souffrances, le Serviteur de Dieu poursuivit jusqu'à la fin les travaux qu'il avait entrepris pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Je l'ai pressé souvent, mais en vain, de prendre un peu de repos. Il me répondait toujours: Je me reposerai en paradis. 1116 D'autres fois, je lui ai entendu dire en riant, bien qu'il fût plus rompu et plus exténué que d'ordinaire: Ah! les pécheurs tueront le pécheur! Et encore: Je connais quelqu'un qui serait bien attrapé s'il n'y avait point de paradis! Ah! je pense souvent, reprenait-il, que lors même qu'il n'y aurait point d'autre vie, ce serait un assez grand bonheur d'aimer Dieu dans celle-ci, de le servir et de faire quelque chose pour sa gloire.

            Quoique dans sa première maladie il eût manifesté une grande crainte et une grande appréhension des jugements de Dieu, comme je l'ai ouï dire, j'ai été frappé du calme, de la sérénité qu'il fit paraître dans ses derniers moments. Aucun de ceux qui l'ont entouré ne s'est aperçu que la confiance en Dieu lui eût manqué.

 

            Quoad Caritatem, testis respondit:

            La charité du Serviteur de Dieu a paru dès sa plus tendre enfance; elle ne s'est jamais démentie. Tous les témoignages que j'ai pu recueillir, soit à Dardilly, soit à Ecully, soit à Ars, et surtout dans ce dernier endroit, s'accordent sur ce point.

            Il m'a toujours paru que Mr Vianney n'avait qu'une pensée: aimer et faire aimer Dieu. Dieu et rien que Dieu, Dieu toujours, Dieu partout, Dieu en tout. Toute la vie du Curé d'Ars est là. Il a vécu trente ans d'une existence toujours semblable à elle-même. Toujours l'oeuvre de Dieu; jamais il n'a cherché son intérêt propre; jamais il ne s'est accordé la plus petite jouissance; jamais il n'a pris un instant de répit. Toutes les fois que j'ai vu le Curé d'Ars prosterné devant le Saint Sacrement, son attitude exprimait non seulement la foi, mais l'amour, l'adoration et l'anéantissement. Généralement, il était à genoux par terre et sans point d'appui. Il ne levait les yeux que pour les fixer sur le tabernacle, avec une joie et une tendresse si vive qu'on aurait pu croire qu'il voyait Notre Seigneur. Je ne l'ai jamais vu assis à l'église, excepté quand il faisait le catéchisme ou qu'il confessait.

1117    Le Serviteur de Dieu ne m'a jamais paru plus admirable que lorsqu'il parlait sur l'amour de Dieu. Aimer Dieu, disait-il, oh! que c'est beau! Il faut le Ciel pour comprendre l'amour. La prière aide un peu, parce que la prière, c'est l'élévation de l'âme jusqu'au Ciel. Plus on connaît les hommes, moins on les aime. C'est le contraire pour Dieu: plus on le connaît, plus on l'aime. Cette connaissance embrase l'âme d'un si grand amour, qu'elle ne peut plus aimer, ni désirer que Dieu. Le seul bonheur que nous ayons sur la terre, c'est d'aimer Dieu et de savoir que Dieu nous aime. Il ajoutait en pleurant : Je pense quelquefois qu'il y aura peu de bonnes oeuvres récompensées, parce qu'au lieu de les faire par amour pour Dieu, nous les faisons par amour de nous-mêmes. Que c'est dommage! Il disait encore: Que la pensée de la sainte présence de Dieu est douce et consolante! Quand on est devant Dieu, les heures passent comme des minutes. C'est un avant-goût du Ciel. Pauvres pécheurs, quand je pense qu'il y en a qui mourront sans avoir goûté seulement pendant une heure le bonheur d'aimer Dieu! Et encore: Quand nous nous lassons de la prière, allons à la porte de l'enfer, voyons ces pauvres damnés, qui ne peuvent plus aimer le bon Dieu.

            Un jour qu'il entendait les oiseaux chanter dans sa cour, il se prit à soupirer en disant: Pauvres petits oiseaux, vous avez été créés pour chanter, et vous chantez. L'homme a été créé pour aimer Dieu, et il ne l'aime pas! Ce qui fait que nous n'aimons pas Dieu, disait Mr Vianney à quelqu'un qui me l'a répété, c'est que nous ne sommes pas arrivés à ce degré où tout ce qui coûte fait plaisir. Si l'on devait être damné, ajoutait-il, ce serait une consolation que de pouvoir dire: J'ai du moins aimé le bon Dieu sur la terre.

1118    Le Serviteur de Dieu ne paraissait pas moins admirable lorsqu'il parlait du très saint Sacrement. Ce qu'il avait le mieux retenu de ses lectures, ce qui revenait le plus souvent dans ses discours, c'était les paroles enflammées par lesquelles l'amour des saints envers Notre Seigneur s'est le plus vivement exprimé. A l'entendre, on sentait que Jésus Christ seul était tout dans ses pensées, dans ses affections et dans ses désirs. Il ne pouvait cesser de penser à Jésus Christ, d'aspirer à lui, de parler de Lui. Ce n'était pas des paroles, mais des flammes, qui sortaient de son coeur.

            Il y avait dans la manière dont il prononçait l'adorable nom de Jésus, et dont il disait Notre Seigneur, un accent dont il était impossible de n'être pas frappé.

 

 

1121    Session 125 - 23 Octobre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J'ai remarqué souvent que la grâce accompagnait les moindres paroles du Serviteur de Dieu. On pouvait dire de lui ce que le Saint Esprit dit du prophète Elle, que sa parole brûlait comme une torche enflammée. 1122 Ce que d'autres n'auraient pu par un long discours, j'ai vu Mr Vianney l'opérer par un seul mot. Il lui suffisait quelquefois de dire: Encore, si le bon Dieu n'était pas si bon... Mais il est si bon! Ou bien: Que c'est dommage de perdre une âme qui a tant coûté à Notre Seigneur! Ou bien: Quel mal vous fait Notre Seigneur pour le traiter de la sorte?... pour opérer une conversion. Il savait l'endroit où il fallait frapper et il manquait rarement son but.

            Quelquefois même, il n'avait pas besoin de parler; il convertissait par son regard et par ses larmes. J'ai entendu raconter souvent qu'ayant à ses pieds un pécheur endurci et s'accusant froidement, il se prit à fondre en larmes: Qu'avez-vous, mon père, lui dit son pénitent? - Je pleure de ce que vous ne pleurez pas. Le coeur du pénitent était changé. Je cite ce trait entre mille. Le Curé d'Ars avouait lui-même, dans sa grande modestie, que l'on ne saurait qu'au jour du jugement combien de pécheurs ont trouvé leur salut à Ars. Ce n'était pas seulement les pécheurs qui trouvaient à Ars la grâce de la conversion; tous ceux qui approchaient le Serviteur de Dieu et qui recevaient ses conseils sentaient croître en eux le désir de servir Dieu et de faire pour cela tous les sacrifices nécessaires.

            C'était tous les jours, plusieurs fois par jour, et à toutes les heures du jour, que j'ai eu lieu d'admirer son inaltérable patience au milieu de la foule qui l'entourait sans lui laisser un seul instant de répit. A quelque moment qu'on le vît, environné, pressé, assailli par la multitude indiscrète, obsédé de questions oiseuses, interpellé de partout à la fois et ne sachant à qui répondre, on le trouvait toujours semblable à lui-même, toujours gracieux, toujours compatissant, toujours prêt à condescendre, toujours la figure calme et souriante. 1123 Cette égalité d'âme ne pouvait provenir que de son union constante avec Dieu, dont le bruit de la foule et les occupations extérieures ne pouvaient le distraire.

            J'ai remarqué que le Serviteur de Dieu ne trouvait de bon, d'agréable, d'intéressant, que ce qui lui parlait de Dieu. Son âme toujours appliquée à Dieu planait au-dessus des intérêts de la terre. Le souverain Bien l'attirait à ce point qu'il n'en pouvait détourner sa pensée. Si l'on venait à parler devant lui des choses temporelles, Mr Vianney n'interrompait pas, mais on voyait qu'il n'était plus dans son élément. Au contraire, tout ce qui se rattachait à l'ordre surnaturel, tout ce qui concernait l'Église, tout ce qui étendait la gloire du saint nom de Dieu, l'intéressait et le passionnait. Tout ce qui pouvait nuire à la gloire de Dieu lui causait une amère douleur. Il pleurait avec des larmes abondantes le malheur des prêtres qui ne correspondent pas à la sainteté de leur vocation. Un prêtre, disait-il un jour devant moi, qui a le malheur de ne pas célébrer en état de grâce, quel monstre! On ne peut pas comprendre tant de méchanceté. Je sais qu'il avait pour pratique de réciter le soir avant de se coucher sept Gloria Patri en réparation des outrages faits au Corps de Notre Seigneur par les prêtres indignes, et il me rappelait avec attendrissement qu'il avait fait une fondation de messes à la même intention.

            Je crois que Mr Vianney n'a pu arriver à un si haut degré d'amour de Dieu sans avoir passé par beaucoup de peines intérieures, beaucoup de luttes et de contradictions extérieures, beaucoup de sacrifices, beaucoup d'épreuves qui l'ont fait mourir à lui-même. Ces peines et ces épreuves ont déjà fait l'objet de mes dépositions précédentes. Le Serviteur de Dieu exprimait souvent cette pensée que l'on montre plus de charité en servant Dieu malgré les désolations intérieures qu'en le servant au milieu des consolations spirituelles. 1124

            Un jour que je lui demandais si la contradiction ne l'avait jamais ému au point de lui faire perdre la paix, il me répondit à peu près dans ces termes: La croix, s'écria-t-il avec une expression céleste, la croix nous faire perdre la paix! C'est elle qui doit la porter dans nos coeurs. Toutes nos misères viennent de ce que nous ne l'aimons pas. Nous nous plaignons de souffrir; nous aurions bien plus raison de nous plaindre de ne pas souffrir, puisque rien ne nous rend plus semblables à Notre Seigneur. Oh! belle union de l'âme avec Notre Seigneur Jésus Christ par l'amour de sa croix.

 

            Quoad caritatem erga proximum, testis respondit:

            Tous les témoignages que j'ai recueillis parmi les parents et les contemporains du Serviteur de Dieu me l'ont représenté comme se livrant dès l'enfance aux exercices de la charité envers le prochain. Il amenait à la maison paternelle tous les mendiants qu'il pouvait rencontrer. Son bonheur était de leur distribuer tout ce qui restait de la table de famille. Il avait reçu ces exemples de ses parents, dont la demeure était désignée dans le pays comme la maison des pauvres. C'est parmi ces pauvres que vint un jour, quelque temps avant la naissance de Mr Vianney, s'asseoir le Bienheureux Benoît Joseph Labre. On a conservé dans le pays la mémoire de l'hospitalité qui lui fut donnée par les Vianney. Le Curé d'Ars aimait à rappeler ce souvenir dans ses catéchismes. Il disait avoir eu en sa possession une lettre autographe du Bienheureux et regrettait de s'en être dessaisi.

            Je sais par le témoignage de sa cousine Fayolle qu'il continuait, pendant sa résidence à Ecully, à s'occuper des pauvres. Il emmenait coucher à la ferme des Imbert tous ceux qu'il trouvait sur son chemin; il en remplissait quelquefois la maison. 1125 La même personne m'a raconté qu'allant un jour de Dardilly à Ecully, il rencontra un pauvre qui n'avait point de chaussures; il lui donna ses souliers neufs, et arrivé chez lui, il fut bien grondé par son père, qui n'entendait pas l'aumône à la manière de son fils.

            On a conservé à Ecully le souvenir des aumônes continuelles qu'il y a faites pendant son vicariat. Il ne se gardait rien; il se privait même du nécessaire, afin de pouvoir suppléer par là les ressources de son petit traitement.

            Lorsque Mr Vianney vint prendre possession de la paroisse d'Ars, je sais que le premier moyen qu'il employa pour gagner à Dieu l'âme de ses paroissiens fut de donner à tous et à chacun des marques particulières de son affection et de son dévouement. Il était convaincu que pour faire du bien aux hommes, il fallait les aimer. Il ne laissait échapper aucune occasion de leur prouver qu'il les aimait; il était ouvert, complaisant, affable envers tous. Il les visitait souvent, choisissant volontiers l'heure des repas afin de trouver toute la famille réunie. Pour ne causer ni dérangement, ni surprise, il s'annonçait de loin, appelant par son nom de baptême le maître de la maison. Puis il entrait, faisait signe à tout le monde de continuer et de rester assis. Debout lui-même, ou s'appuyant contre un meuble, après quelques mots polis, il en venait toujours à parler de Dieu. Quand il s'en allait, sa visite n'avait pas seulement charmé, elle avait instruit, consolé et affermi dans le bien.

            J'ai toujours vu le Serviteur de Dieu remplir tous ses devoirs de pasteur avec toute la perfection possible, même dans le temps que la foule des étrangers lui prenait tous ses moments et aurait pu lui faire oublier le soin de sa paroisse. J'ai remarqué qu'il n'ignorait rien de ce qui pouvait intéresser le salut des âmes et même le bien temporel de ses paroissiens.

1126    Je sais que Mr Vianney avait demandé à souffrir, le jour pour la conversion des pécheurs, la nuit pour la délivrance des âmes du purgatoire. Il m'en a fait lui-même la confidence. Dieu l'avait largement exaucé. Il m'a avoué qu'il ne dormait pas une heure d'un sommeil tranquille et réparateur: Si je pouvais dormir une heure, je galoperais comme un jeune cheval! Sur la fin de sa vie, la fièvre le brûlait sur son pauvre lit; la toux qui lui déchirait la poitrine était presque sans interruption. Ça m'ennuie, disait-il, ça me prend tout mon temps. Il se levait de temps en temps pour essayer de trouver hors du lit quelques soulagements; et quand la douleur commençait à se calmer, quand il allait enfin pouvoir s'assoupir, c'était l'heure où ce pauvre vieillard, par un héroïque effort qu'il renouvelait chaque nuit, s'arrachait au repos avant de l'avoir goûté, et reprenait gaîment sa journée de travail.

            J'ai vu le Serviteur de Dieu verser des larmes et je l'ai entendu gémir bien souvent sur la perte des âmes. Son zèle lui arrachait ces paroles, et d'autres équivalentes: Quel dommage que des âmes qui ont tant coûté de souffrances au bon Dieu, se perdent pour l'éternité! Mon Dieu, est-il possible que vous ayez enduré tant de tourments pour sauver des âmes, et que ces âmes deviennent la proie du démon? Il ne cessait de prier pour la conversion des pécheurs; il a fondé des messes dans la même intention. Il disait en recommandant aux prières des bonnes âmes qui venaient à lui de prier pour la conversion des pécheurs: C'est la plus belle et la plus utile de toutes les prières: car les justes sont sur le chemin du Ciel, les âmes du purgatoire sont sûres d'y entrer. Mais les pauvres pécheurs, les pauvres pécheurs... - Et il s'interrompait pour pleurer. 1127 - Toutes les dévotions sont bonnes, ajoutait-il, mais il n'y en a pas de meilleure que celle-là. Je sais, pour l'avoir entendu raconter plusieurs fois à Mr Toccanier, que lorsqu'il demandait au Serviteur de Dieu ce qu'il ferait si le bon Dieu lui proposait de monter au Ciel sur le champ ou de rester sur la terre jusqu'à la fin du monde pour travailler au salut des âmes, il répondit: Je crois que je resterais. Il ajoutait que les saints sont des rentiers.

 

 

1129    Session 126 - 23 Octobre 1863 à 3h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            Le Serviteur de Dieu, frappé du grand bien qui s'opérait par les missions, ayant remarqué que la plupart des pécheurs qui venaient à Ars dataient leur confession d'une de ces missions, consacra presque tout l'argent qu'il reçut pendant les dernières années de sa vie à fonder cette oeuvre importante dans le diocèse. 1130 Les missions se donnent de dix ans en dix ans dans les paroisses qu'il a désignées, sans qu'elles aient à en supporter les frais. J'ai eu entre les mains le registre de ces fondations. Elles s'élevaient à plus de cent au moment de sa mort. Il faisait paraître une grande joie, quand il avait reçu pour son oeuvre de prédilection une somme importante. Un jour, dans la visite qu'il fit aux missionnaires, son air heureux me frappa. Mr le Curé, lui dis-je, vous êtes rayonnant. - Je crois bien, me dit-il, j'ai découvert ce matin que j'étais riche à deux cent mille francs: ce capital est placé sur la banque la plus solide du monde. Je l'ai prêté aux trois Personnes les plus riches qu'on puisse trouver. Ces paroles avaient trait aux fondations dont il avait vu la liste le matin. Il ne se lassait pas de témoigner aux missionnaires l'intérêt qu'il prenait à leur oeuvre, les encourageant en toute rencontre à demeurer fidèles à leur vocation.

            J'ai commencé à connaître le pèlerinage en mil huit cent cinquante-cinq; il y avait trente ans qu'il durait. A cette époque, la vie de Mr Vianney se passait au confessionnal. Sur les dix-huit ou vingt heures qui composaient sa journée de travail, il ne prenait que le temps de réciter son office, de faire oraison, de célébrer la sainte messe, de prendre à midi un peu de nourriture et de repos. Ce travail de chaque jour commençait à une heure ou deux après minuit. Quoique épuisé par les jeûnes, les macérations, les infirmités, il n'a interrompu ses séances au confessionnal que le trente Juillet mil huit cent cinquante-neuf, c'est-à-dire cinq jours avant sa mort. 1131 Il m'a avoué au mois de Juin de la même année (j'étais à Ars à cette époque) qu'il avait eu plusieurs défaillances, que la nuit, quand il se levait pour retourner à ses pauvres pécheurs, il était obligé de s'appuyer aux meubles de sa chambre et qu'il était tombé souvent de faiblesse.

            J'ai souvent remarqué que les forces de Mr Vianney augmentaient en proportion que la foule était plus nombreuse et que la journée avait été plus accablante. Il n'était jamais si content, sa figure n'exprimait jamais mieux la joie, que lorsqu'il avait eu plus de peine. Lorsqu'on le plaignait d'avoir à supporter tant de fatigues, il répondait gaiement: Le bon Dieu fait un petit miracle pour moi toutes les nuits: le soir je n'en puis plus, et le matin je suis tout dispos.

            Les pèlerins comprenaient l’importance des bienfaits dont le Curé d'Ars était le dispensateur. Rien ne peut donner une idée de leur ardeur à en profiter. Mr Vianney avait beau se lever matin, un grand nombre de pèlerins l'attendait à la porte de son église. Des personnes de toute classe passaient la nuit sous le porche pour être assurées de ne pas le manquer. On en a compté jusqu'à vingt-cinq, entassées dans ce petit espace. On avait été obligé d'établir une certaine règle, et l'arrivée de chacun déterminait son rang. Mais il y avait des privilégiés; Mr Vianney les distinguait au milieu de la foule et les appelait lui-même; son discernement lui faisait reconnaître ceux que quelques obstacles eussent empêchés d'attendre, ou qu'amenaient à Ars des besoins plus pressants: aussi personne ne songeait à se plaindre de ces faveurs quand elles venaient de lui.

            J'ai su par des témoins graves et dignes de foi, Melle de Belvey, Catherine Lassagne, la famille des Garets et quelques anciens d'Ars, qu'inspiré par l'amour de préférence que le Serviteur de Dieu avait pour les pauvres et les petits, il ouvrit en mil huit cent vingt-trois, sous le nom de Providence, un asile aux orphelines et aux jeunes filles abandonnées des Dombes. Cette oeuvre commença humblement et pauvrement. 1132 Il y mit à peu près tout son patrimoine. En très peu de temps, avec l'aide de quelques personnes charitables, des ressources inespérées, la bénédiction de Dieu, il put installer dans la maison achetée, réparée et agrandie à ses frais plus de soixante jeunes filles préservées du vagabondage et de ses suites, tirées de l'ignorance où elles croupissaient et vivant à l'abri des dangers qu'elles avaient courus jusque là. On m'a dit que c'était chose admirable de voir comment, sans revenus et avec les fonds secrets de la Providence, une maison aussi nombreuse pouvait se suffire, arriver au bout de l'année et subvenir encore aux nécessités d'autrui. Il est vrai que Dieu daigna plus d'une fois venir directement en aide aux orphelines quand les ressources naturelles leur manquaient.

            Je sais par le rapport des frères de la Ste Famille de Belley que dans le cours de l'année mil huit cent quarante-huit, le Curé d'Ars eut la pensée de doter sa paroisse d'une école gratuite pour les garçons. Il en parla à son peuple, qui répondit à son appel par des dons spontanés. Il acheva en aliénant une petite rente dont il jouissait le capital de vingt mille francs nécessaire à cette fondation, et il confia le nouvel établissement aux Frères de la Ste Famille de Belley. Dieu a béni cette oeuvre, qui n'a cessé de croître et de prospérer.

            Mr Vianney aima toujours les pauvres et se dépouilla de tout pour les secourir. Il disait que nous étions heureux que les pauvres vinssent nous demander l'aumône, que s'ils ne venaient pas il faudrait aller les chercher et on n'a pas toujours le temps. Il s'appliquait particulièrement à soulager les pauvres honteux. On m'a dit que toutes les semaines, une pauvre mère de famille venait de Villefranche lui demander le pain de ses enfants. 1133 Les frères, de la Ste Famille d'Ars m'ont raconté qu'en mil huit cent cinquante-quatre, on disait à Mr Vianney, à propos de la mort d'une de ses paroissiennes: Voilà qui vous assure une rente; et qu'il répondit: Cette rente est réversible sur plus d'une tête. On m'a dit aussi qu'ayant réclamé une petite créance d'un de ses débiteurs, celui-ci refusa de solder, sous prétexte que le Curé d'Ars n'avait pas besoin d'argent. Il le croit, lui, se contenta de faire observer l'indulgent prêteur; cependant nous approchons de la St Martin et j'ai plus de trente loyers à payer.

            Il est à ma connaissance que pour satisfaire son besoin de donner, le Serviteur de Dieu n'a pas tardé à vendre les uns après les autres ses pauvres meubles à des personnes qui les lui payaient au-dessus de leur valeur. Il lui est arrivé de vendre à des prix élevés de vieux souliers, de vieilles soutanes, de vieux surplis et jusqu'à sa dernière dent. En me racontant cette dernière particularité, il ajoutait: Je vendrais bien mon cadavre (nom qu'il donnait à son corps), afin d'avoir de l'argent pour mes pauvres. Il est certain que s'il eût continué à se mêler de son vestiaire, sa charité pour les pauvres l'eût bientôt réduit à n'avoir pas de quoi changer de linge.

            Je tiens de la soeur St Lazare, de la Congrégation de St Joseph, qu'un jour il ôta ses bas et ses souliers pour les donner à un pauvre qui n'en avait pas, se baissant ensuite pour cacher sous les plis de sa soutane ses pieds et ses jambes nues; qu'un autre jour, il donna son mouchoir de poche à un pauvre qu'il ne pouvait assister autrement.

            Plusieurs personnes d'Ars m'ont assuré qu'il était allé une fois prévenir une femme qui lui avait volé neuf cents francs, que les gendarmes la cherchaient. Il m'a dit lui-même qu'il faisait une pension à une autre personne pour qu'elle ne volât plus.

1134             L'habitude que le Serviteur de Dieu s'était faite de tout voir du point de vue de la Foi, était cause que dans ses libéralités il jouissait de la revanche qu'il prenait sur le démon. Le grappin est furieux, disait-il, quand il voit que de ce même argent dont il se sert pour corrompre et perdre les âmes, nous faisons sortir leur salut.

            J'ai lu dans les notes qui m'ont été remises beaucoup d'autres traits prouvant la charité du Serviteur de Dieu.

 

 

1139    Session 127 - 26 Novembre 1863 à 2h de l'après-midi

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            J’ai entendu dire que, convaincu dès son enfance que les pratiques de piété étaient un puissant moyen de salut, il était très exact à faire ses prières, à assister à la sainte messe, à méditer sur les vérités de la foi. Même au milieu de son travail, il n'oubliait pas la présence de Dieu et la culture de son âme: 1140 En donnant mon coup de pioche, disait-il, je me disais souvent: Il faut aussi cultiver ton âme; il faut en arracher la mauvaise herbe, afin de la préparer à recevoir la bonne semence du bon Dieu. Il ajoutait encore: Quand j'étais seul aux champs, avec ma pelle et ma pioche à la main, je priais tout haut; mais quand j'étais en compagnie, je priais à voix basse.

            Quant à la prudence dont il usa en ayant recours aux moyens surnaturels pour réussir dans ses études, pour rendre son ministère fructueux à Ecully, pour faire disparaître les abus qui régnaient à Ars au moment de son arrivée et faire refleurir la piété parmi ses paroissiens, je suis entré dans tous les détails que je connais par moi-même ou dont j'ai eu connaissance par les autres, lorsque j'ai déposé dans les précédentes séances.

            J'ai été très souvent témoin de sa prudence lorsqu'il s'agissait d'entreprendre quelque chose d'important ou de décider une question délicate. Il priait alors avec plus de ferveur, il redoublait ses mortifications, ses jeûnes. Il avait recours aux conseils de toutes les personnes qui pouvaient l'éclairer et surtout des missionnaires qui étaient auprès de lui. Il employait aussi les pénitences extraordinaires lorsqu'il voulait obtenir une grâce importante, comme la conversion d'un pécheur, ou qu'il croyait devoir satisfaire à la place d'un pénitent coupable de fautes considérables. On lui demandait un jour la conduite à tenir à l'égard de certains pécheurs relativement à la pénitence sacramentelle, afin qu'elle ne fût ni trop forte, ni trop faible. Il répondit en ma présence: Je vais vous dire ma recette: je leur donne une petite pénitence et je fais le reste à leur place.

1141    Sa prudence éclatait dans ses rapports avec ses paroissiens, dans ses catéchismes et ses instructions, dans les réponses qu'il donnait aux nombreuses personnes qui venaient le consulter sur les affaires de leur conscience ou sur les projets qu'elles se proposaient d'exécuter, dans les fondations qu'il faisait. Il prenait pour assurer ses fondations les moyens les plus propres pour en garantir la durée et le succès.

            Il était très prudent dans ses conversations, il parlait toujours des choses de Dieu, ne consentait que par charité à s'entretenir des choses de ce monde; encore changeait-il immédiatement la conversation. Il était d'une grande réserve pour toutes les matières politiques.

            Après avoir vu Maximin, il fut très embarrassé relativement à l'apparition de la Salette, à laquelle il avait cru jusque là. Comme l'Évêque de Grenoble s'était prononcé en faveur de l'apparition, il resta indécis et évita de se prononcer. Ce ne fut qu'au bout de huit qu'après avoir obtenu la cessation du trouble que lui causait cette question, et une grâce temporelle très remarquable, il crut fermement à l'apparition.

            Il avait grand soin, quand la foule se pressait autour de lui pour lui témoigner sa vénération, de penser aux attaques dont il avait été l'objet et de ne pas faire plus d'attention à ces marques de respect que si elles s'étaient adressées à un autre. Du reste, ce que j'ai précédemment déposé confirme sur tous les points la grande prudence de Mr Vianney.

 

            Quoad Justitiam, testis respondit:

            La Justice consistant, dans ce qu'elle a de plus important, à rendre à Dieu ce qui lui est dû, je puis affirmer que Mr Vianney a toujours été pour moi un parfait modèle de cette vertu.

            Il n'était pas moins exact à remplir ses devoirs vis-à-vis des hommes. Il était avec eux plein de politesse, de charité, de cordialité et de sincérité.

1142    Il poussait la politesse si loin qu'il ne s'asseyait jamais devant personne et ne permettait pas qu'on restât debout devant lui. Sa formule, en saluant les visiteurs, était toujours: Je vous présente bien mon respect. Il ne voulait pas qu'on se servît de la même formule en lui adressant la parole: Oh! je ne mérite le respect de personne, disait-il; un peu d'amitié, c'est bien assez.

            Il donnait aux ecclésiastiques les plus grandes marques de respect. Il agissait de même à l'égard des religieux. Il vénérait profondément tous ses confrères et les entendait aussitôt qu'ils réclamaient son ministère.

            Il honorait les grands et les puissants de la terre. Il était bon en particulier pour les pauvres, les infirmes, les ignorants et les pécheurs. Il se montrait continuellement appliqué à écarter de ceux qui vivaient autour de lui la plus légère contrariété. Il était pour eux tendre, indulgent, condescendant et plein d'abnégation. Dur pour lui-même, il était très tendre pour les autres et poussait la politesse jusqu'à s'oublier complètement.

            Quand ses parents venaient à Ars, il les recevait avec beaucoup de cordialité; il leur faisait grandement les honneurs de sa table et pour les engager à manger, il sortait un peu de ses habitudes de pénitence. L'un de ses neveux me disait qu'on était tellement rempli d’idées surnaturelles qu'on ne songeait guère à manger: c'était comme le jour de la première communion.

            Par reconnaissance pour les habitants des Noës et surtout pour la mère Fayot, il parlait avec attendrissement de l'hospitalité qu'il en avait reçu.

            Le souvenir de Mr Balley, son ancien maître et son ancien curé, était resté gravé profondément dans son esprit. Ses yeux se remplissaient de larmes quand il parlait de ce vénérable vieillard. J'aurais fini, disait-il, par être un peu sage, si j'avais eu le bonheur de vivre avec Mr Balley. 1143 Pour avoir envie d'aimer le bon Dieu, il suffisait de lui entendre dire: Mon Dieu, je vous aime de tout mon coeur.

Il poussait très loin la reconnaissance pour les moindres services qu'on lui rendait et dont il se regardait comme très indigne.

 

            Quoad Obedientiam, testis respondit:

            Le Serviteur de Dieu montra toujours une grande obéissance, comme il résulte des faits que j'ai précédemment énoncés. J'ajouterai seulement qu'il avait un grand amour pour l'Église et sa discipline, un profond respect pour ses lois et ses décisions, et qu'il avait une soumission filiale pour ses supérieurs.

 

            Quoad religionem, testis respondit:

            Le Serviteur de Dieu recherchait tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait au culte et à la gloire de Dieu. Le plus petit objet lui devenait cher et sacré dès qu'il avait une signification dévote. Il aimait les croix, les chapelets, les médailles, les images, l'eau bénite, les confréries, les reliques surtout. Son église, sa chapelle de la Providence et sa chambre étaient remplies de reliques. Il disait un jour avec un grand air de satisfaction qu'il en avait plus de cinq cents. Il était insatiable de la parole de Dieu, pour lui et pour les âmes confiées à sa sollicitude pastorale.

            J'ai déjà parlé de sa grande dévotion envers le Saint Sacrement, et je sais qu'il aimait à réciter son office en union avec Notre Seigneur dans les différents mystères de sa vie et de sa mort.

            J'ai déjà parlé de sa grande dévotion envers la Ste Vierge. Je puis ajouter que cette dévotion alla toujours en grandissant. Il aimait à célébrer la messe à l'autel de la Mère de Dieu le plus souvent qu'il pouvait, et il n'y manquait jamais le samedi. Tous les soirs à la prière, il disait en chaire le chapelet de l'Immaculée Conception, et il avait l'habitude, quand l'heure sonnait, de réciter l'Ave Maria, avec l'invocation: Bénie soit la très sainte et Immaculée Conception de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de Dieu. 1144 O Marie! que toutes les nations glorifient, que toute la terre invoque et bénisse votre Coeur immaculé! Il ne prononçait ces dernières paroles qu'en versant des larmes.

            Il avait attaché son coeur depuis longtemps à la douce croyance de l'Immaculée Conception. Quel bonheur, s'écria-t-il quand le dogme fut défini! J'ai toujours pensé qu'il manquait ce rayon à l'éclat des vérités catholiques. Et pour marquer sa joie, il fit faire une magnifique chasuble.

            Il avait consacré depuis longtemps sa paroisse au Coeur Immaculé de Marie. Il ne négligea rien, à Ars, pour rehausser le culte de la Ste Vierge. Il célébrait ses fêtes avec une grande pompe et au milieu d'un grand concours de fidèles. Il n'y avait jamais plus d'étrangers dans la paroisse que les jours de fêtes de la Mère de Dieu. Son image était partout dans le village, sur la façade de l'église, sur la porte et dans l'intérieur des maisons.

            Le très saint Coeur de Marie était le refuge du Curé d'Ars dans toutes ses peines et l'arsenal où il puisait incessamment les armes dont il se servait pour combattre l'enfer. Une de ses grandes pratiques était de faire et de conseiller une neuvaine au saint Coeur de Marie. Il ne se lassait pas de parler dans ses instructions de ce coeur si pur, si beau, si bon, l'ouvrage et les délices de la Ste Trinité. Il a dit des choses admirables sur la Ste Vierge. Il remerciait souvent Notre Seigneur d'avoir donné à sa divine Mère un coeur si bon pour les pauvres pécheurs. Le Fils, disait-il, a sa justice, mais la mère n'a que son amour.

            Il avait une grande dévotion aux saints, il lisait continuellement leur vie; il ne se lassait pas d'en parler, de raconter des traits touchants; il ne se lassait pas non plus d'entendre parler de ses bons saints, comme il les appelait. Parmi les saints, il avait une dévotion particulière pour ceux qui, par leurs travaux et leurs souffrances, avaient témoigné un plus grand amour pour Notre Seigneur.

            Il avait voué à Ste Philomène un culte tout particulier; il conseillait souvent des neuvaines à cette sainte, à laquelle il attribuait toutes les faveurs et les prodiges qui avaient contribué à la célébrité du pèlerinage d'Ars. 1145 Il avait aussi une grande dévotion aux âmes du purgatoire. Il encourageait toutes les entreprises qui avaient pour but de les soulager. C'est à son inspiration que l'on doit l'oeuvre des Dames Auxiliatrices des âmes du purgatoire. Lui-même, il ne cessait de prier pour elles; il offrait à leur intention toutes ses insomnies, toutes ses douleurs, et conseillait de venir à leur secours par les prières et les bonnes oeuvres.

 

 

1147    Session 128 - 27 Novembre 1863 à 8h du matin

 

            Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

            L'Oraison de Mr Vianney était continuelle. Sa figure, ses manières, ses conversations, tout annonçait qu'il était pénétré de la présence de Dieu. Tout ce qui distrait habituellement les hommes, les occupations, les créatures, contribuait à l'unir intimement à Dieu. 1148 Aussi il puisait dans ses relations constantes avec Dieu des idées si claires et si lucides sur les choses spirituelles et sur la direction des consciences, que l'on pouvait répéter ces paroles, avec Mgr Devie, évêque de Belley: Je ne sais pas s'il est instruit, mais il est éclairé. Sa piété n'avait cependant rien de singulier; elle était simple, facile; au lieu de le rendre austère, elle le rendait plus aimable.

 

            Quoad Fortitudinem, testis respondit:

            Pendant toute la vie de Mr Vianney, au milieu des contradictions, des tentations, des peines et des souffrances, sa force d'âme ne s'est jamais démentie. Il a toujours montré une patience à toute épreuve, une confiance sans borne en Dieu et une constance invincible. Ce qui était très remarquable en lui, c'était une égalité d'âme qui ne se troublait jamais, quoique plusieurs fois par jour elle fût mise à de rudes épreuves.

            Le Serviteur de Dieu pratiquait à la lettre ce mot qui revenait souvent dans ses conversations: Les saints ne se plaignent pas. Lorsqu'il était aux Noës, recherché par la gendarmerie, il s'était caché dans un grenier à foin; il étouffait, par l'entassement du fourrage et par le voisinage de l'étable. Cette situation violente dura longtemps. Il promit de ne jamais se plaindre et pendant toute sa vie il a tenu cette promesse.

            Les mortifications qu'il avait pratiquées, le peu de soin qu'il avait pris de sa santé, lui avait causé différentes infirmités. Il était sujet à des douleurs d'entrailles, à des maux de tête continuels, et pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie à une toux aiguë. Lorsque cette toux l'oppressait le plus violemment et qu'on semblait compatir à ses souffrances, il disait: C'est ennuyeux, ça me prend tout mon temps. Vaincu quelquefois par la force de la douleur, il s'affaissait sur une chaise. Je le plaignais un jour; 1149 il se contenta de me répondre, avec un doux sourire: Oui, je souffre un peu... Il y avait un quart d'heure que je conversais avec lui, et sa figure n'avait pas trahi la moindre émotion. Elle était en effet toujours calme et souriante et sa conversation pleine de gaieté, au milieu des souffrances les plus vives.

            Il ne connaissait aucun ménagement quand il s'agissait de visiter les infirmes ou de se rendre au confessionnal. On le voyait aller, accablé de fatigue et pouvant à peine marcher, dans les maisons où il était appelé. Il ne retranchait pas un instant à ses longues séances au confessionnal dans le temps même où il souffrait le plus. Après avoir vainement attendu le sommeil, il ne laissait pas de se lever, quoiqu'il fût disposé à dormir, pour se rendre à l'église. Il ne dormait pas deux heures chaque nuit. Il m'a souvent déclaré qu'une heure de bon sommeil aurait suffi pour le faire galoper. Sa patience était admirable au milieu des contradictions, des calomnies, des injures. Un jour, il reçut une lettre pleine de choses inconvenantes. Peu après, il en reçut une autre qui ne respirait que la vénération et la confiance: Voyez, disait-il dans un de ses catéchismes, le cas qu'il faut faire des jugements des hommes: on vous fait des compliments, on vous trompe; on vous dit des injures, on vous dit ce qui est. Cependant, d'après ses propres aveux, il était né avec un caractère impétueux, et il lui avait fallu une très grande patience pour devenir doux et patient.

            Cette patience ne se lassait jamais. Importuné, harcelé à tous les instants du jour par la même personne, qui voulait obtenir de lui quelque chose qu'il ne voulait pas accorder, il la recevait toujours avec la même bonté, sans cependant lui accorder ce qu'elle demandait. Il disait un jour, en parlant d'une personne qui l'aurait fait mourir à petit feu, si son coeur avait été moins affermi dans la patience: Combien je lui ai de la reconnaissance: je n'aurais pas su sans elle que j'aimais un peu le bon Dieu.

 

1150    Quoad Temperantiam, testis respondit:

            Le Serviteur de Dieu savait que pour arriver à un haut degré de vertu, il faut mortifier la chair. Aussi pratiqua-t-il de rudes mortifications. J'ai parlé de son genre de vie à Ecully et des pénitences qu'il pratiquait lorsqu'il voulait obtenir quelque grâce. Je sais par des témoins dignes de foi qu'il n'avait point de domestique à Ars dès le commencement de son ministère et que cependant il ne voulait point accepter les mets qui avaient été préparés par une personne pieuse du voisinage. Cette personne voulut à plusieurs reprises mettre un matelas sur son lit. Mr Vianney le donna à un pauvre. Il donna aussi sa couette et son traversin. Se trouvant encore trop bien sur la paille, il couchait sur une planche.

            Quand il rencontrait un pauvre, il proposait de le débarrasser du contenu de sa besace, parce qu'il aimait à se nourrir du pain des pauvres. Il faisait cuire des pommes de terre lui-même et les mangeait en rentrant chez lui le soir. Elles étaient quelquefois moisies. Un soir, après avoir pris une pomme de terre, il eut la tentation d'en prendre une seconde; il se retint en disant: La première était pour la faim, la seconde serait pour le plaisir. Ce qu'il accordait à son corps semblait avoir pour but moins de le conserver que de l'empêcher de mourir. Il est demeuré plusieurs jours sans prendre aucune nourriture. Il a passé des carêmes entiers sans consommer deux livres de pain. Il avait même essayé de vivre d'herbes et de racines, mais il fut obligé d'y renoncer au bout de huit jours. Il délayait un peu de farine et faisait lui-même deux ou trois matefaims pour son dîner. Catherine Lassagne m'a dit qu'un jour elle l'engagea à prendre plus de nourriture, parce qu'il ne pourrait pas tenir en vivant de la sorte: Oh! que si, répondit-il gaiement! Que dit Notre Seigneur? J'ai une autre nourriture, qui est de faire la volonté de mon père qui m'a envoyé. J'ai un bon cadavre, je suis dur; après avoir mangé n'importe quoi, je puis recommencer.

1151             Catherine Lassagne m'a raconté aussi qu'un jour il se trouva mal au confessionnal et qu'il vint en se traînant à la Providence et qu'elle lui dit: Vous devez être content cette fois: vous êtes bien allé jusqu'au bout... Il ne voulut accepter qu'un peu d'eau de Cologne et s'échappa pour aller dans la salle voisine faire le catéchisme aux enfants.

            Il ne voulait rien accepter de ce qu'on lui apportait, ou s'il l'acceptait, il le donnait aux pauvres. Il allait prendre ses repas à la Providence, quand elle eut été établie; il se plaignait du dîner qu'on lui préparait. Si vous aviez plus de charité pour moi et pour les âmes, disait-il aux directrices, vous ne me prépareriez jamais rien. Il prenait seulement un peu de lait bouilli avec du chocolat. Quand il était pressé, il allait à la cure son pot à la main. Un ecclésiastique le rencontra un jour et fut un peu désappointé. Ce bon monsieur, disait Mr Vianney, a été bien attrapé; il s'attendait à trouver quelque chose à Ars, et il n'a rien trouvé.

            Mgr Devie voulut un jour le faire sortir de ses habitudes, le fit placer à table à coté de lui et se plut à le servir lui-même. Mr Vianney fut indisposé. Mgr Devie lui dit: Jeûnez en paix, mon ami; désormais je ne vous obligerai plus à dîner avec moi. Il est à remarquer cependant que le prélat était d'une très grande sobriété.

            Pour obéir à ses supérieurs, il relâcha un peu, vers la fin de sa vie, de la sévérité de son régime; il lui en coûta beaucoup, et cependant il ne mangeait pas une livre de pain par semaine. Il n'acceptait pas de viande deux jours de suite, et il y avait des semaines où il n'en mangeait pas.

            Il pratiquait aussi d'autres pénitences. J'ai entendu dire à Marie Chanay et à Catherine Lassagne qu'elles avaient trouvé dans la chambre du bon curé des haires, des cilices, des chaînes d'acier, une corde avec des noeuds terminée par une boule en fer, quatre ou cinq disciplines polies par l'usage, et qu'elles avaient vu à la lessive sur le linge de Mr Vianney des taches de sang. Il me disait un jour: 1152 N'avez-vous pas vu des meneurs d'ours? Vous savez comment ils apprivoisent ces méchantes bêtes: c'est en leur donnant de grands coups de bâton. On dompte ainsi son cadavre et on apprivoise le vieil Adam.

            Je tiens de Catherine Lassagne qu'il commanda à un maréchal du village une grosse chaîne pour s'en faire une discipline.

            J'ai pu m'assurer qu'il s'imposait de ne pas sentir une fleur, de ne pas boire quand il avait soif, de ne pas chasser une mouche, de ne jamais manifester de dégoût, de ne jamais s'asseoir et de ne pas s'accouder lorsqu'il était à genoux. Il ne cherchait pas à se garantir du froid, qu'il craignait beaucoup, et il ne voulut jamais accepter de coussin dans son confessionnal, où il passait de seize à dix-huit heures par jour.

            Je lui ai entendu dire que dans la voie de la pénitence, il n'y a que le premier pas qui coûte. La mortification a un baume et des saveurs dont on ne peut plus se passer quand on les a connues. On veut épuiser la coupe et aller jusqu'au bout. Il disait encore: Je pense souvent que je voudrais pouvoir me perdre et ne plus me retrouver qu'en Dieu.

 

            Quoad Paupertatem, testis respondit:

            Le Serviteur de Dieu avait un grand amour pour la pauvreté et il cherchait à se dépouiller de tout. Les pauvres meubles qui garnissaient sa chambre avaient tous été vendus et rachetés plusieurs fois. Quand son lit eut été brûlé par le démon, comme il le croyait, il se réjouit de n'avoir point de lit: Il y a longtemps, me dit-il, que je demandais cette grâce au bon Dieu. Je pense que cette fois, je suis bien le plus pauvre de la paroisse: ils ont tous un lit, et moi je n'en ai plus. On lui offrit alors plusieurs lits et plusieurs couvertures; il choisit ce qu'il y avait de plus mauvais.

            Dans sa chambre, il n'y avait que le strict nécessaire et tout était d'une extrême pauvreté. Un jour, Catherine Lassagne lui acheta une tasse en faïence; 1153 il la refusa en disant: On ne pourra donc pas venir à bout d'avoir la pauvreté dans son ménage! Sa soutane, ses souliers, tout dans sa personne était d'une extrême pauvreté. Sa devise était de tout donner et de ne rien garder. Ayant brûlé un jour par mégarde un billet de banque de cinq cents francs: Oh! s'écria-t-il, il y a moins de mal que si j'avais commis le plus petit péché véniel.

 

 

1155    Session 129-27 Novembre 1863 à 2h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

A l'exemple des saints, le Serviteur de Dieu regardait l'humilité comme le fondement de toutes les vertus; aussi s'attacha-t-il à la pratiquer de toutes les manières et dans toutes les circonstances. 1156 Il n'y avait en lui rien de contraint, rien d'affecté, rien absolument de l'homme qui veut paraître. Mais une simplicité et une modestie d'enfant. Les choses merveilleuses qui s'accomplissaient autour de lui ne faisaient que de le rendre plus humble.

Je lui disais un jour que cette vénération publique devait être pour lui une grande épreuve. Oh! mon ami, me répondit-il, si seulement je n'étais pas tenté de désespoir... Il était impossible de découvrir sur son visage des traces de préoccupation personnelle, d'un retour sur lui-même; on eût dit que le moi n'existait plus en lui; aussi recherchait-il l'obscurité et le silence avec autant d'ardeur que d'autres en mettent à courir après la réputation et la gloire; rien ne lui déplaisait comme les éloges. A quelque chose d'agréable, il répondait par une courte et humble parole. Un jour, Mgr Devie, lui adressant la parole, lui dit: Mon saint curé. Ce fut une vraie désolation. Il n'y a pas jusqu'à Mgr, s'écriait-il, qui ne se trompe sur moi. Faut-il que je sois hypocrite?... Si un prédicateur disait quelques mots à sa louange, il prenait la fuite et se réfugiait à la sacristie. Il ne parlait jamais de lui le premier et si, dans la conversation, on voulait faire son éloge, il se hâtait de former des accusations contre lui-même. Dieu l'avait choisi pour la conversion des pécheurs, parce qu'il était le prêtre le plus misérable du diocèse.

Son portrait, malgré lui, était étalé devant les maisons du village; il en était très peiné et passait en baissant la tête. Il échappait à cette importune vision par une aimable saillie: Toujours ce carnaval, disait-il! Voyez comme je suis malheureux: on me pend, on me vend... Pauvre curé d'Ars! On vendait deux ou trois francs une lithographie faite d'après le dessin d'un artiste d'Avignon qui avait assez bien réussi à reproduire ses traits: On est bien averti, dit le Curé d'Ars, du peu que l'on vaut. Quand on me donnait pour deux sous, j'avais des acheteurs; 1157 depuis que l'on me vend trois francs, je n'en ai plus. Il refusa constamment d'apposer sa signature sur un ouvrage où il y avait quelques phrases à sa louange.

Il s'affligeait jusqu'à verser des larmes en voyant la vénération dont il était entouré et la publicité que l'on donnait à son nom. A la vue d'un de ses portraits, au bas duquel on avait fait figurer son camail et sa croix d'honneur, il s'écria: On aurait dû mettre encore: Mensonge, orgueil, néant: ce serait complet.

Mr le Curé, lui disait un jour une personne, comment faudrait-il faire pour être sage? - Mon ami, il faudrait bien aimer le bon Dieu. - Eh! comment faire pour aimer le bon Dieu? - Ah! mon ami, humilité, humilité! Il disait souvent: Ceux qui nous humilient sont nos amis, et non ceux qui nous louent. Un ecclésiastique lui écrivit un jour: Mr le Curé, quand on a aussi peu de théologie que vous, on ne devrait jamais entrer dans un confessionnal. Le reste était à l'avenant. Le Serviteur de Dieu se hâta d'y répondre qu'il était le seul qui l'eût bien connu, et il le pria de lui obtenir la grâce de quitter un poste qu'il n'était pas digne d'occuper à cause de son ignorance, afin qu'il pût se retirer dans un petit coin et y pleurer sa pauvre vie. Je tiens ce fait de plusieurs témoins dignes de foi.

En butte aux contradictions, aux dénonciations, il s'attendait à être interdit. Une pièce accusatrice rédigée contre lui tomba entre ses mains; il l'envoya lui-même, après l'avoir apostillée, à ses supérieurs. Cette fois, dit-il, ils sont bien sûrs de réussir, puisqu'ils ont ma signature.

Les personnages les plus éminents et les plus haut placés venaient à Ars. Il semblait ne pas y faire attention. Après une visite du Père Lacordaire, Mr Vianney disait: Ce qu'il y a de plus grand dans la science est venu s'abaisser devant ce qu'il y a de plus petit dans l'ignorance. Les deux extrêmes se sont rapprochés. 1158

Il fut très embarrassé lorsque Mgr Chalandon lui donna le camail de chanoine honoraire. Aussi ne porta-t-il le camail que le jour de la cérémonie. Il fallut, pour lui faire accepter la croix de la légion d'honneur, lui laisser croire que l'écrin qui la renfermait contenait des reliques. Hélas! dit-il en l'ouvrant, ce n'est que ça... Tenez, mon ami, dit-il à Mr Toccanier en la lui remettant, l'empereur s'est trompé. Ayez autant de plaisir à la recevoir que j’en ai à vous la donner.

 

Quoad castitatem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu montra toujours une grande prédilection pour la sainte vertu de chasteté. Il n'avait que sept ans lorsque Marie Vincent, qui m'a raconté ce fait, lui dit: Si un jour vos parents voulaient, nous nous marierions ensemble. - Oh! pour ce qui est de moi, n'en parlons pas, n'en parlons jamais, reprit aussitôt le jeune Vianney.

Ses paroles, ses actions, ses démarches ont toujours montré le grand amour qu'il avait pour la chasteté. On n'a jamais pu rien surprendre chez lui qui méritât le moindre blâme, ou pût faire naître l'ombre d'un soupçon. Si quelques méchants osèrent l'attaquer sur ce point, ils n'ont pu se faire écouter.

 

Interrogatus demum an aliquid cognoscat contrarium virtutibus de quibus supra, respondit:

Je ne connais rien et je n'ai rien entendu dire qui puisse ternir l'éclat des vertus sur lesquelles je viens de déposer.

 

Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais qu'il a pratiqué les vertus dont je viens de parler à un degré héroïque. J'entends par vertus héroïques celles à la pratique desquelles on ne s'élève que par des grâces extraordinaires auxquelles on est toujours fidèle et par de suprêmes efforts. C'est de cette manière qu'il les a pratiquées sous mes yeux pendant l'espace de six ans. Il a persévéré dans cette pratique jusqu'à la mort, et à ma connaissance, il ne s'est jamais relâché de sa ferveur et n'a jamais rien fait qui pût ternir l'éclat des vertus qui l'ont toujours fait regarder comme un saint.

 

1159    Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais et j'ai entendu dire que le Serviteur de Dieu a été comblé de dons surnaturels ou de grâces données gratuitement.

1° Il avait le don des larmes. Je l'ai vu pleurer souvent quand il prêchait, quand il confessait, quand il disait la sainte messe, quand il parlait de Dieu et du péché.

2° Toutes les fois que j'ai été à Ars, j'ai vu plusieurs personnes qui m'assuraient que le Serviteur de Dieu avait lu au fond de leur coeur et avait connu des choses dont elles ne lui avaient pas parlé. Il avait reçu un don merveilleux de consoler les affligés, de toucher les pécheurs. Aussi on ne saurait compter les conversions éclatantes qui se sont opérées par son entremise.

3° Je puis affirmer qu'il a annoncé des choses futures. Il rencontra un matin, en entrant dans l'église, une jeune fille et lui dit de partir à l'instant pour rentrer chez elle. Elle demanda à son confesseur, qui était un missionnaire, ce qu'elle devait faire. Il l'engagea à partir et à lui écrire quand elle serait arrivée. Elle lui écrivit effectivement et lui dit qu'en arrivant, elle avait trouvé sa soeur morte.

Pendant la guerre d'Italie de mil huit cent cinquante-neuf, il avait rassuré un grand nombre de personnes en leur disant de la manière la plus formelle que les soldats auxquels elles s'intéressaient reviendraient en France. Je ne sache pas qu'aucune de ces prédictions ait été démentie par l'événement.

Mr l'abbé Perdreau, aumônier des carmélites de l'avenue de Saxe à Paris, avait été condamné par les médecins. Il vint à Ars en se rendant à Nice. Il dit à Mr Vianney que des inquiétudes rendaient sa piété moins fervente. Sans attendre des explications, le Serviteur de Dieu lui mit la main sur l'épaule en lui disant: Mon ami, c'est votre maladie; soyez tranquille: vous n'en mourrez pas. Contre l'attente des médecins, Mr l'abbé Perdreau revint à la santé.

4° J'ai entendu dire par Catherine Lassagne et Melle de Belvey que Ste Philomène lui était apparue. C'est aussi l'opinion commune que pendant sa maladie de mil huit cent quarante-deux, il avait été favorisé de la même vision. 1160

Mr Toccanier m'a raconté qu'il tenait du Curé d'Ars que dans un moment de tristesse et d'ennui, il avait entendu plusieurs fois distinctement une voix prononcer ces paroles: In te Domine speravi, non confundar in aeternum. Il fut grandement consolé.

5° J'ai entendu parler plusieurs fois de guérisons miraculeuses. Je vais en citer quelques unes qui sont à ma connaissance.

Un enfant de huit ans, nommé Dévoluet, de St Romain, diocèse d'Autun, était atteint d'une affection scrofuleuse dont son frère était mort. Il ne pouvait pas marcher depuis huit mois. Sa mère l'amena à Ars sur une petite charrette. Elle s'acharna pendant toute une journée à suivre Mr le Curé d'Ars avec son enfant. Le malade fut béni plusieurs fois par le Serviteur de Dieu. Il dit à sa mère: Mr le Curé m'a dit que je marcherai demain, il faut m'acheter des sabots. Le lendemain, le pauvre enfant courait en effet par l'église, au grand étonnement de la foule. Le Serviteur de Dieu ne voulut pas recevoir la mère, qui désirait le remercier, et me dit: Ste Philomène aurait bien dû guérir ce petit chez lui. La guérison a persévéré.

Le jeune Michel, de Coligny, diocèse de Belley, fut guéri instantanément d'une fièvre typhoïde pendant que Mr le Curé disait la messe pour lui.

Melle Zoé Pradelle, de la Palude, diocèse d'Avignon, atteinte d'une maladie nerveuse que les médecins les plus célèbres de Montpellier et d'Avignon avaient traitée sans succès, fut radicalement guérie à Ars à la fin d'une neuvaine, en mil huit cent cinquante-huit. Et depuis, elle jouit d'une santé exceptionnelle.

6° J'ai entendu dire à Mr Mandy, à Catherine, que il y avait eu une multiplication de blé à la Providence, à la suite des prières qu'il avait faites à St François Régis, dont il avait mis les reliques dans le peu de blé qui restait.

1161    Jeanne-Marie Chanay et Catherine Lassagne m'ont raconté qu'elles avaient mis, par ordre de Mr le Curé, un peu de farine dans le pétrin, et que la pâte augmentait à mesure qu'elles pétrissaient. Elles firent ce jour-là une bonne fournée de pains.

 

 

1163    Session 130 - 28 Novembre 1863 à 8h du matin

 

Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je puis affirmer que Mr le Curé d'Ars n'a jamais rien écrit pour le public, et si quelque ouvrage, quelque livre de prières a paru sous son nom, ce livre n'est certainement pas de lui. 1164  Quant à sa correspondance, elle se réduit à un très petit nombre d'autographes. C'était des lettres de bienveillance ou d'affaires, qui mettent en relief son humilité et son désintéressement.

 

Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'étais à Ars au mois de Juin mil huit cent cinquante-neuf. Les forces du Serviteur de Dieu commençaient à le trahir. Il m'a avoué qu'il était tombé plusieurs fois dans le trajet de sa chambre à l'église; qu'il ne pouvait marcher qu'en s'appuyant contre les murs de sa chambre et contre les murs de son escalier. Et cependant il ne se plaignit jamais et n'interrompit jamais son travail. Les chaleurs exceptionnelles du mois de Juillet l'achevèrent. Dans la nuit du vingt-neuf au trente, en se levant à l'heure accoutumée pour aller au confessionnal, il tomba pour ne plus se relever. Il répondit aux personnes qui, inquiètes de son absence, vinrent le trouver dans sa chambre: Je crois que c'est ma pauvre fin. A partir de ce moment, il ne parla presque plus. Dès le lendemain, il demanda à recevoir les derniers sacrements. La cérémonie eut lieu devant une réunion nombreuse de prêtres et de fidèles. Mr le Curé bénit ensuite ses paroissiens, mais sans pouvoir leur adresser la parole. Dès lors, la vie alla en s'éteignant. Le trois Août à une heure, j'arrivais avec un confrère. Mr Vianney venait de faire son testament, dans la plénitude de sa connaissance, mais ne répondant plus que par signes. Il me reconnut, me bénit, témoigna son contentement. Quelques instants après, il pleura en recevant la visite de son Évêque; ce furent ses dernières larmes. À minuit, je fus appelé auprès du lit du vénéré malade; il n'y avait rien de changé dans son état, et je crus qu'il passerait la nuit. Cependant sa respiration devint tout à coup plus lente et plus faible. Je recommençais les prières de la recommandation de l'âme qui, je crois, lui avaient déjà été faites. 1165 J'appliquais ma croix sur ses lèvres; il la baisa. Au moment où je prononçais ces paroles: Veniant illi obviam sancti Angeli Dei, etc., sans agonie, sans lutte, sans secousse, sa respiration s'éteignit et il s'endormit paisiblement dans le sein du Seigneur. Il était deux heures du matin.

Mr Vianney avait prévu sa mort. En recevant, au mois de Juin, un ruban pour soutenir à la procession du Saint Sacrement le lourd ostensoir d'Ars, il avait dit: Je ne m'en servirai qu'une fois. Quelques jours après, en signant son mandat de traitement, il avait ajouté: C'est la dernière fois. On m'a rapporté qu'il avait communiqué ses pressentiments à plusieurs personnes de son entourage.

 

Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai eu la consolation de rendre au corps du Serviteur de Dieu les derniers devoirs. J'ai remarqué avec attendrissement qu'il était arrivé au dernier degré d'exténuation. Après qu'il eût été lavé et revêtu des habits sacerdotaux, il fut exposé dans une salle basse du presbytère à la vénération de la foule, qui ne cessa pendant quarante-huit heures de se renouveler autour de cette sainte dépouille, y apportant des fleurs et des couronnes, y appliquant des croix et des chapelets, etc. Dès que la fatale nouvelle se fut répandue, la consternation des paroisses voisines répondit à celle de la paroisse; les cloches de tous les villages voisins sonnèrent le glas; les journaux de la France annoncèrent sa mort; de toute part, des foules énormes accoururent à Ars, si bien que le jour des funérailles, qui eurent lieu le six Août, on évalue à près de six mille les étrangers qui se trouvèrent réunis dans un village de quatre cents âmes. Mgr l'Évêque de Belley, à la tête de deux cents prêtres et d'un grand nombre de religieux, présida la cérémonie. 1166 A la levée du corps, on vit éclater dans la foule le même mouvement irrésistible qui se manifestait à la présence du Serviteur de Dieu lorsqu'il était vivant, et dès ce moment, il fut impossible de contenir la multitude et de mettre de l'ordre dans le cortège, tous voulant approcher du cercueil et contempler une dernière fois les traits de l'homme de Dieu. Mgr adressa devant le cercueil un discours très touchant à l'immense multitude réunie sur la place de l'église. Ce discours était un hommage éclatant rendu à la sainteté du Serviteur de Dieu.

 

Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Après la messe solennelle des funérailles, pendant laquelle on remarqua le recueillement profond de cette grande foule qui assiégeait les murailles de l'église, les prêtres seuls et quelques privilégiés ayant pu être admis dans l'intérieur, le corps fut déposé provisoirement dans la chapelle de St Jean Baptiste, pendant qu'on préparait le caveau qui devait le renfermer. Ce caveau est au milieu de la nef, entre la chaire et la petite estrade de laquelle Mr le Curé avait coutume de catéchiser la foule. L'empressement des fidèles à venir vénérer le cercueil pendant qu'il était déposé dans la chapelle de St Jean Baptiste et depuis qu'il est renfermé sous les dalles de l'église, ne s'est pas ralenti. Le pèlerinage dure encore et on a calculé que dans le cours de l'année mil huit cent soixante-trois, qui n'est pas encore finie, il était venu à Ars quarante mille étrangers. On a eu de la peine à empêcher les pèlerins de manifester leur vénération pour ce saint tombeau par des hommages qui auraient trop ressemblé à un culte anticipé. Ils apportaient continuellement des couronnes au tombeau; ils auraient voulu y faire brûler des cierges. On a été obligé de protéger la pierre du tombeau au moyen d'une balustrade, qui a été enlevée depuis. 1167

 

Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne crois pas que personne ait joui dans notre siècle d'une aussi grande popularité que le Curé d'Ars, et celle popularité, il la devait toute à sa sainteté. Tous les étrangers qui venaient à Ars emportaient cette impression. Tous voulaient lui parler, recevoir sa bénédiction, posséder un objet qui lui avait appartenu ou du moins qu'il avait touché. Son portrait est allé dans tous les lieux où son nom a pénétré, et l'on peut dire que son nom a pénétré partout. Cette réputation était si bien établie qu'il n'est pas à ma connaissance qu'elle ait rencontré un seul contradicteur. Son tombeau est demeuré le centre d'un mouvement considérable, auquel la vénération, la confiance, l'espoir d'obtenir des faveurs extraordinaires, des conversions et des guérisons, a la plus grande part. Je crois que cette vénération a pour fondement les vertus héroïques du Serviteur de Dieu et les grâces obtenues par ses prières. Quant à moi, j'estime que la sainteté ne m'est jamais apparue sous des formes plus visibles, plus aimables et plus éclatantes.

 

Juxta vigesinmm sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ainsi que je viens de le dire, je ne connais personne qui ait attaqué la réputation de sainteté du Serviteur de Dieu.

 

Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu raconter plusieurs guérisons miraculeuses qui se sont opérées depuis la mort du Serviteur de Dieu. On m'a dit que Mme de Larnage avait été guérie d'une tumeur déclarée très grave, par le contact d'un objet qui avait appartenu au Curé d'Ars. La même faveur a été obtenue par une petite fille des hospices de Lyon dont le bras était ankylosé. Je sais qu'une petite Soeur des Pauvres de Bordeaux, que son médecin avait abandonnée, qui avait reçu les derniers sacrements, a obtenu son complet rétablissement, sans passer par la convalescence, à la suite d'une neuvaine au Curé d'Ars. 1168 J'ai vu un enfant de huit ans, de St Laurent lès Macon, atteint d'une paralysie complète par suite de crises nerveuses qui se succédaient presque sans interruption, recouvrer du jour au lendemain l'usage de ses membres et de la parole, qu'il avait perdu. Cette guérison eut lieu après que l'enfant eût été apporté sur le tombeau du Serviteur de Dieu.

 

Juxta vigesimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai rien à ajouter à mes précédentes dépositions.

 

Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, et illam iterum confirmavit.

 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E

SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

 

TEMOIN XIX - ABBE LOUIS BEAU


 


1171    Session 131 - 4 Février 1864 à 9h du matin

 

1176    Juxta primum Interrogatorium, testis monitus de vi et natura juramenti et gravitate perjurii praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais la nature du serment que je viens de prêter et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité telle que je la connais.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Louis Beau. Je suis né à Ambronay le trente Décembre mil huit cent huit, de Louis Beau et Marguerite Masson. Je suis prêtre, curé de Jassans dans le diocèse de Belley. J'ai été le confesseur du Serviteur de Dieu pendant ses treize dernières années.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai le bonheur de célébrer la sainte messe tous les jours.

 

Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais été traduit en justice.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais, du moins à ma connaissance, encouru les peines ou les censures ecclésiastiques.

 

Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

1177             Personne ne m'a instruit de la manière dont je devais déposer dans cette cause. Je n'ai pas lu les Articles du Postulateur. Je ne dirai que ce que j'ai vu ou entendu de témoins dignes de foi.

 

Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'avais une grande affection pour le Serviteur de Dieu. Je désire vivement sa Béatification, et en cela je n'ai en vue que la gloire de Dieu et de la Ste Église. Je ne suis mu par aucun motif humain.

 

 

1183    Session 132 - 4 Février 1864 à 3h de l'après-midi

 

Juxta octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais que le Serviteur de Dieu est né à Dardilly de parents chrétiens. J'ai entendu dire qu'il avait été très pieux dès bon enfance. Je ne puis donner de détails, ne l'ayant connu que lorsque je suis venu dans le pays, en mil huit cent trente-quatre.

 

1184    Juxta nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'en réfère à la réponse au précédent Interrogatoire.

 

Juxta decimum et undecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne sais rien sur ces deux Interrogatoires.,

 

Juxta duodecimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai ouï dire que le Serviteur de Dieu avait fait ses études avec beaucoup de difficultés et qu'il s'était préparé avec une très grande piété à la réception des saints ordres.

 

Juxta decimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu dire qu'il avait été vicaire à Ecully chez Mr Balley et qu'ils menaient tous deux une vie de prière et de pénitence.

 

Juxta decimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai ouï dire que le Serviteur de Dieu fut nommé Curé de la paroisse d'Ars et que, lorsqu'il y arriva, il y avait des abus, comme le travail du dimanche, les danses, et qu'il s'appliqua à les supprimer. Dès le commencement, il passait presque tout son temps à l'église.

 

Juxta decimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais qu'il a fondé des écoles pour élever chrétiennement les jeunes filles et les jeunes garçons. Ces établissements eurent d'excellents résultats; je ne crois pas qu'il leur ait donné des règles particulières.

 

Juxta decimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais et j'ai ouï dire qu'il avait toujours observé les commandements de Dieu et de l'Église avec une scrupuleuse exactitude, et je ne crois pas qu'on puisse pousser cette exactitude plus loin. Il remplissait ses devoirs de prêtre et de pasteur avec une délicatesse de conscience admirable, et il a persévéré jusqu'à la mort dans l'accomplissement rigoureux de tous ses devoirs. Je ne sache pas que jamais il se soit relâché dans l'observance des commandements de Dieu et de l'Église, et de ses devoirs de prêtre et de pasteur. 1185

J'ai entendu dire qu'il s'était absenté de sa paroisse pour aider les confrères du voisinage pendant les missions et les jubilés. Sa présence contribuait beaucoup au succès de ces exercices à cause du parfum de sainteté qu'il répandait autour de lui. Cependant sa paroisse, d'ailleurs très petite, n'avait pas à souffrir, parce qu'il y revenait aussi souvent qu'il était nécessaire.

Il était convaincu qu'il était indigne et incapable de remplir le saint ministère, et qu'il se sanctifierait plus facilement dans l'état religieux, auquel il se croyait appelé; ce fut le motif qui l'engagea à quitter sa paroisse. Il ne croyait point désobéir à ses supérieurs, parce qu'il était persuadé qu'il lui était permis d'entrer sans autorisation dans un Ordre sévère approuvé par l'Église. Du reste, il montra son grand esprit d'obéissance en revenant dans sa paroisse parce que l’Évêque le désirait.

 

Juxta decimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu parler et je crois que le Serviteur de Dieu m'a parlé lui-même des contradictions qu'il avait éprouvées pendant plusieurs années, au commencement de son ministère dans la paroisse d'Ars. Il reçut même des lettres injurieuses; il supporta tous ces outrages avec une grande patience et une profonde humilité. Il disait que si ses confrères avaient pu le faire sortir d'Ars, ils lui auraient rendu un grand service. Il conserva toujours pour tous ses contradicteurs une charité parfaite. Je ne doute pas qu'il n'ait prié pour eux et qu'il ne fût disposé à leur faire tout le bien qui dépendait de lui.

 

Juxta decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je sais et j'ai ouï dire que le Serviteur de Dieu a pratiqué à un très haut degré de perfection les vertus chrétiennes et qu'il les a pratiquées jusqu'à la mort.

 

1186    Quoad Fidem, testis respondit:

J'ai entendu dire que dès sa plus tendre enfance, le Serviteur de Dieu avait montré une foi très vive et qu'il s'était fait admirer aux Noës pour sa piété fervente. Plusieurs de ses condisciples au grand séminaire m'ont assuré qu'il était leur modèle par l'exactitude et la ferveur qu'ils remarquaient en lui.

Dès son arrivée à Ars, il fit une impression profonde sur les habitants par la sainteté de sa vie et par la vivacité de sa foi. Il passait de longues heures en adoration devant le St Sacrement. Je sais que par son zèle et ses prédications, il rendit parmi ses paroissiens la sainte Communion plus fréquente.

Le Serviteur de Dieu ne se contentait pas de ranimer la foi parmi ses paroissiens, il voulait encore la rendre plus vive parmi les habitants des paroisses voisines. Dans ce but, il prêta son concours à ses confrères; il prêcha des missions et des jubilés. Partout il se fit remarquer par l'ardeur de sa foi et la sainteté de sa vie. Il acquit au milieu des populations la réputation d'un saint.

Il mit un grand soin à réparer et orner son église; il fit construire des chapelles, qu'il consacra aux saints auxquels il avait une plus grande dévotion, comme Ste Philomène, St Jean-Baptiste, les saints anges. Il s'appliqua à se procurer pour les saints offices les ornements les plus beaux et les vases les plus précieux.

J'ai vu le Serviteur de Dieu célébrer le saint sacrifice de la messe; chaque fois il m'a paru un ange au saint autel. J'ai été singulièrement frappé des sentiments de foi qui paraissaient sur toute sa figure. Quand il donnait la sainte Communion, toute sa personne indiquait la foi vive dont il était animé; il ne semblait presque plus toucher la terre.

1187    En parlant de Dieu, du Ciel, des choses de la foi, il semblait voir ce qu'il disait. Avec quelle émotion il prononçait ces paroles: Aimer Dieu, être aimé de Dieu, quel bonheur!... Il semblait n'être déjà plus sur la terre.

 

 

1189    Session 133 - 5 Février 1864 à 9h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai beaucoup remarqué la manière dont il faisait le signe de la croix, dont il récitait le benedicite avant le repas et l'Ave Maria quand l'heure sonnait. Le souvenir de ce que j'ai vu dans ces moments-là m'impressionne encore. 1190 Avec quelle angélique piété il disait son bréviaire! Sa figure était alors rayonnante et annonçait le bonheur qu'il éprouvait en parlant à Dieu dans la prière.

Je ne saurais donner beaucoup de détails sur la foi du Serviteur de Dieu; mais je puis dire d'une manière générale que toutes les fois que je l'ai vu, j'ai été vivement impressionné des sentiments de la foi la plus vive qui se manifestaient dans toutes ses paroles et toutes ses actions. A mon avis, aucune expression ne saurait rendre la vivacité et l'ardeur de sa foi. Elle était certainement le mobile de toutes ses actions; elle paraissait au moindre mouvement qu'il faisait.

 

 

Quoad Spem, testis respondit:

Lorsque j'ai eu le bonheur de connaître le Serviteur de Dieu, j'ai pu admirer sa vive espérance et sa grande confiance en Dieu. Il n'espérait rien de lui et attendait tout de Dieu. Sa confiance était aussi grande que possible.

Je me rappelle l'avoir entendu parler du péché avec horreur et indignation. Il sentait profondément combien Dieu était offensé et quel était le malheur des pauvres pécheurs.

Quand il parlait du Ciel, il le faisait d'une manière ravissante: on eût dit qu'il y montait.

Je l'ai entendu parler de la miséricorde de Dieu de manière à montrer combien on devait compter sur elle. Il avait un don particulier pour ranimer dans l'âme des pauvres pécheurs la confiance en Dieu. On ne sortait pas d'auprès de lui sans emporter des pensées plus sereines, un courage plus grand pour supporter les tristesses de la vie présente. En un mot, on se sentait changé et tout disposé à aimer Dieu et à faire les sacrifices que le Seigneur demandait.

Tout en travaillant incessamment au bien des âmes, le Serviteur de Dieu ne négligeait pas la sienne. Son âme était constamment unie à Dieu. Je crois qu'il ne perdait jamais de vue la présence de Dieu. Il faisait de fréquentes élévations de coeur à Dieu; son oraison était continuelle; il travaillait toujours pour Dieu ou parlait toujours de Dieu.

Son abandon à la Providence était complet. Jamais il n'a faibli, jamais il n'a perdu courage dans les épreuves et les traverses qu'il a essuyées.

1191    Le Serviteur de Dieu m'a raconté les attaques dont il avait été l'objet de la part du démon. Celui-ci faisait du bruit de différentes manières, tantôt en frappant à la porte et en l'appelant par son nom: Vianney! Vianney! tantôt en imitant le bruit que feraient plusieurs chevaux au galop, tantôt en tirant les rideaux de son lit. Mr Vianney a senti le coussin de son lit se ramollir sous sa tête. Je crois même me rappeler que le démon prononçait quelques paroles dérisoires pour le porter à la sensualité. Je lui demandais une fois comment il repoussait ces attaques. Il me répondit: Au commencement, j'avais peur; puis je m'y suis habitué: Je me tourne vers Dieu, je fais le signe de la croix; j'adresse quelques paroles de mépris au démon. Du reste, j'ai remarqué que le bruit est plus fort et les attaques du démon plus multipliées, lorsqu'il doit venir le lendemain quelque grand pécheur.

Le Serviteur de Dieu montra une égale confiance en Dieu dans les attaques qu'il eut à supporter de la part des hommes et en particulier de quelques confrères. Jamais il ne se plaignit; il priait et s'abandonnait entre les mains de Dieu.

Il éprouva aussi de grandes peines intérieures. Il se croyait indigne et incapable; il voyait à peine ou bien rarement les effets prodigieux de son ministère à Ars. L'attention de son esprit ne s'arrêtait qu'à ses misères. Il avait une grande crainte de la mort. Tout cela explique son désir de la solitude et sa constante préoccupation de quitter sa paroisse. Mes visites et mes paroles le consolaient et le fortifiaient. Mais je dois faire remarquer qu'il n'y avait en lui aucun découragement et que les fidèles ne s'apercevaient pas de cette idée qui le poursuivait sans cesse. Il était toujours aussi exact à remplir son ministère que s'il y eût trouvé le plus grand bonheur et la plus grande consolation.

 

Quoad Charitatem, testis respondit:

J'ai toujours ouï dire que le Serviteur de Dieu avait montré une grande piété dans tout le cours de sa vie. Je puis attester que depuis que je l'ai connu, il me semble n'avoir eu qu'une seule pensée: Aimer Dieu et le faire aimer.

1192    Son amour pour Dieu se manifestait dans l'accomplissement de tous ses devoirs: récitation du bréviaire, célébration de la sainte messe, administration des sacrements, catéchismes et instructions. J'ai toujours été frappé de la manière dont il paraissait à l'église et dont il faisait la génuflexion devant le saint Sacrement. On voyait alors le tendre amour qu'il portait à Notre Seigneur. Le bréviaire, il le récitait toujours à genoux, et de temps en temps, s'arrêtant, il portait les yeux sur le tabernacle pour y puiser pour ainsi dire une nouvelle ferveur. A l'autel, pendant les saints mystères, il ressemblait non seulement à un ange par la foi, mais encore a un séraphin par l'amour. Au moment de la communion, il était surtout pénétré d'un sentiment d'amour plus sensible. Lorsqu'il administrait les sacrements, sa tendre dévotion apparaissait et frappait les assistants. Tout respirait son amour pour Dieu dans son air et dans ses paroles.

Sa charité pour Dieu se montrait encore dans ses instructions, ses catéchismes et ses conversations. Ses paroles étaient simples, mais enflammées. On voyait qu'elles sortaient d'un coeur brûlant de l'amour de Dieu, qui ne pouvait avoir d'autres sentiments et qui ne pouvait parler d'autres choses. Tous les auditeurs qui se réunissaient chaque jour autour de lui étaient ravis d'admiration et sortaient pleins du désir d'aimer Dieu davantage.

Le grand nombre de ceux qui se sont adressés à lui au confessionnal ont éprouvé l'heureux effet de son amour pour Dieu. Ses paroles pénétraient tellement leur âme, qu'ils en conservaient un souvenir ineffaçable: on les voyait disposés à mener une vie plus chrétienne et plus fervente.

La grande charité que Mr Vianney avait pour Dieu, et qui produisait une union si étroite avec lui, le rendait supérieur à tout trouble, à toute agitation. Aussi il était toujours calme au milieu de la foule et du bruit. 1193 Qu'il fût pressé, assailli par une multitude indiscrète, que les questions les plus disparates, les plus bizarres, les plus contradictoires lui fussent adressées, jamais on ne surprit en lui le moindre signe d'impatience, de mécontentement. Toujours égal à lui-même, toujours gracieux, toujours bon: en un mot, il répondait de son mieux, et toujours à la satisfaction de ceux qui lui adressaient la parole.

Tout son plaisir dans les conversations était de parler des choses spirituelles. Si la politesse l'obligeait à entendre discourir sur les choses temporelles, on sentait qu'il n'y prenait que l'intérêt commandé par la bienveillance; dès qu'il le pouvait, il revenait à ses sujets favoris. J'ai été témoin du bonheur qu'il éprouvait lorsqu'on lui annonçait quelque bonne nouvelle concernant l'Église ou le salut des âmes, par exemple lorsqu'on lui apprenait qu'une mission avait réussi. J'ai été aussi témoin de la peine qu'il ressentait en apprenant quelque scandale, quelque nouvelle fâcheuse.

La grande charité envers Dieu que Mr Vianney montrait dans toute sa conduite, l'a porté à se sacrifier lui-même en embrassant la voie des mortifications et des pénitences. Il n'épargnait rien de ce qu'il y avait en lui de sensible. Je suis encore comme effrayé en pensant au genre de vie que l'amour de Dieu lui avait fait embrasser.

 

 

1197    Session 134 -5 Février 1864 à 3h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai ouï dire que le Serviteur de Dieu avait dès son enfance exercé la charité spirituelle et corporelle envers le prochain; mais je n'ai aucun détail précis à communiquer. Je ne saurais même rapporter les moyens qu'il employa, pour renouveler sa paroisse. 1198 Mais ce que je puis dire, c'est que depuis mil huit cent trente-quatre, époque à laquelle j'étais vicaire de la paroisse de Genay, et surtout depuis mil huit cent quarante-quatre, j'ai vu constamment le Serviteur de Dieu remplir tous ses devoirs de pasteur. Il allait même bien au-delà. Il avait à s'occuper non seulement de la direction des âmes confiées à ses soins, mais encore d'une foule nombreuse de pèlerins que la réputation de sa sainteté lui amenait de tous les côtés. Pour satisfaire le désir que tous ces fidèles témoignaient de lui faire leur confession ou de lui exposer leurs peines, Mr Vianney se levait à une heure du matin et quelquefois plus tôt; il se rendait à l'église, où l'attendait une foule nombreuse. Il passait au confessionnal tout le temps qui n'était pas employé à la récitation de l'office, à la célébration de la Ste Messe, etc. Quinze heures en moyenne étaient consacrées à entendre les confessions. A onze heures, il faisait chaque jour le catéchisme. Le soir, il faisait en chaire la prière, récitait le chapelet, et souvent adressait une instruction aux fidèles qui se réunissaient pour cet exercice.

Ce qui m'étonne, c'est que le Curé d'Ars ait pu suivre si longtemps un genre de vie si pénible à la nature. Il souffrait beaucoup. Il m'a avoué dans les dernières années qu'il souffrait autant qu'il est possible de souffrir. Il m'a pareillement avoué qu'il ne dormait jamais d'un sommeil complet. Une nuit qu'il souffrait davantage, il entendit distinctement une voix lui dire: In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum. Cette parole le remplit de courage et de consolation.

Son zèle pour le salut des âmes l'a porté à fonder un grand nombre de missions. C'était son oeuvre de prédilection. Il en a fondé dans la plupart des paroisses voisines. Les autres ont été établies dans différentes paroisses du diocèse.

Une des premières oeuvres que son zèle lui fit entreprendre fut l'établissement de sa Providence. Par cette fondation, il se proposait de réunir les enfants pauvres, afin de les tirer de la misère, de les préserver du vice, de les élever chrétiennement et de leur apprendre à travailler. Pour soutenir cet établissement, il n'avait que les dons qu'on lui faisait. 1199 Il comptait ainsi uniquement sur la Providence divine, qui ne lui a jamais fait défaut. Une soixantaine de jeunes filles étaient logées, nourries et entretenues dans cette maison. Afin d'en assurer l'avenir, Mgr l'Évêque de Belley proposa au Serviteur de Dieu d'en confier la direction à une congrégation religieuse. Mr Vianney entra dans les vues de son Évêque en appelant les soeurs de St Joseph, qui se chargèrent de donner l'instruction gratuite aux jeunes filles de la paroisse.

Le Serviteur de Dieu voulut faire pour les jeunes garçons ce qu'il venait de régler pour les jeunes filles. Peu de temps après la transformation de sa Providence, il fonda l'école gratuite des garçons et en confia la direction aux Frères de la Sainte Famille.

Sa charité le poussa à favoriser l'établissement des écoles dans les paroisses voisines. Il donna pour cela à ses confrères des sommes plus ou moins considérables. Il m'a donné pour l'école de Jassans trois mille francs.

Il a fait don à de pauvres églises d'ornements et de vases sacrés.

Son amour pour les pauvres le dépouillait de tout; il vendait ses habits, ses meubles; il vendit jusqu'à son camail, afin d'avoir de l'argent pour ses pauvres. Il vendait souvent à un prix très élevé des objets ayant en eux-mêmes peu de valeur, mais c'était à des personnes qui voulaient contribuer à ses bonnes oeuvres. Il donnait à tous les pauvres qui sollicitaient sa charité.

 

Quoad Prudentiam, testis respondit:

J'ai pu admirer par moi-même la Prudence du Serviteur de Dieu. Elle lui avait fait rechercher les moyens les plus propres pour assurer son salut. C'est dans cette intention et dans celle de plaire plus parfaitement à Dieu qu'il avait embrassé la voie de la pénitence et de la mortification.

Il ne négligea rien pour procurer le salut des âmes confiées à ses soins. Au zèle animé par la charité la plus ardente, il joignait la plus grande prudence. Il savait admirablement donner un conseil. Je ne sache pas que personne se soit plaint d'avoir suivi ses avis. 1200 On venait cependant le consulter sur toutes sortes d'affaires. J'ai admiré moi-même son tact et son jugement.

Les personnes qui avaient le bonheur de s'adresser à lui pour la confession ont pu remarquer la direction douce, éclairée et prudente qu'il savait donner.

J'admirais, quand j'étais avec lui, la réserve et la prudence qu'il montrait dans les conversations; il ne disait rien qui fût contraire à la charité. Il s'abstenait de parler des questions de politique.

 

 

1203    Session 135 - 6 Février 1864 à 8h du matin

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu a toujours rempli très exactement tous les devoirs que la religion impose. Il était très fidèle à observer tout ce qui est du service de Dieu. 1204 Il ne s'en tint pas seulement aux choses de précepte; il s'efforça de pratiquer les conseils évangéliques. A l'égard du prochain, ses procédés étaient pleins de charité et de cordialité; il s'oubliait lui-même pour rendre service et être agréable aux autres. Il ne s'asseyait jamais quand il recevait une visite, et faisait asseoir les personnes qui le visitaient. Il n'aimait point les marques de respect. Je ne mérite le respect de personne, disait-il: donnez-moi un peu de votre amitié, c'est bien assez.

Avec les ecclésiastiques, et les religieux, il était encore plus empressé, plus affectueux et plus poli. Son sourire était plus gracieux et sa conversation plus expansive. Il s'entretenait alors volontiers des choses de Dieu et des choses célestes. Il avait pour chacun les égards qui lui étaient dus. Il honorait les grands et les puissants de la terre.

Ordinairement, il ne sortait pas de sa paroisse; il restait habituellement dans l'église et dans sa cure. Cependant, en mil huit cent cinquante-deux, j'étais gravement malade; il vint me visiter; il avait fait toute la route à pied par une chaleur excessive, quoiqu'il eût déjà présidé à la procession du St Sacrement. La charité le rendait infatigable.

Il accueillait les pauvres, les infirmes, les ignorants et les pécheurs avec une extrême bonté. Il était pour eux plein de respect et de tendre compassion.

J'ai ouï dire qu'il obéissait à ses parents, lorsqu'il était auprès d'eux, avec une grande docilité.

Il conserva toute sa vie une grande reconnaissance pour les habitants des Noës à cause de l'hospitalité qu'il avait reçue d'eux. Il n'oublia jamais non plus les marques d'affection et d'intérêt que Mr Balley lui avait données dans sa jeunesse. Il tenait beaucoup à une glace qui avait appartenu à ce saint prêtre, parce qu'elle lui rappelait le souvenir de ses vertus et de sa bonté.

Jamais il ne demandait rien à personne pour ses besoins particuliers, mais il était très sensible aux services qu'on pouvait lui rendre.

 

Quoad Obedientiam, testis respondit:

1205    J'ai ouï dire que le Serviteur de Dieu, dans son enfance, obéissait à ses parents avec une rare ponctualité et que dans les séminaires il fut un modèle d'exactitude dans l'obéissance à ses maîtres et dans l'observation du règlement. Quoiqu'il désirât vivement aller dans la solitude pleurer sa pauvre vie, il se soumit cependant toujours à la volonté de ses supérieurs et resta dans la paroisse d'Ars jusqu'à la fin de sa carrière.

Il montra toujours pour les représentants de l'autorité civile le respect et l'obéissance qui leur sont dus. Mais ce qu'il respectait par dessus tout, c'était l'autorité du Souverain Pontife. Il versait des larmes quand il prononçait ou qu'il entendait prononcer le nom de l'Eglise Mère et Maîtresse de toutes les Eglises.

J’ignore les détails et les raisons de sa fuite aux Noës; mais je regarde ce qui se passa alors comme une intervention admirable de la divine Providence.

 

Quoad Religionem, testis respondit:

Le Serviteur de Dieu recherchait avec empressement tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait au culte ou à la gloire de Dieu. Le plus petit objet lui devenait cher et sacré dès qu'il avait une signification religieuse. Il aimait les images, les croix, les scapulaires, les chapelets, les images, les croix, l'eau bénite, les confréries et les reliques surtout; il en avait rempli sa chapelle de la Providence et sa chambre. La parole de Dieu avait pour lui des délices particulières; il ne manquait jamais de l'entendre toutes les fois qu'il le pouvait.

J'ai dit avec quel soin il avait embelli son église et acheté de magnifiques ornements.

Le Serviteur de Dieu avait pour le saint sacrement une ardente dévotion. Sa figure s'illuminait lorsqu'il en parlait dans ses conversations bu dans ses instructions, et lorsqu'il était prosterne au pied des autels.

Il aimait beaucoup les pratiques de dévotion, il les remplissait avec une piété fervente. J'étais frappé toutes les fois que je lui voyais faire le signe de la Croix. Il conseillait aux autres toutes les pratiques de dévotion. Il était du tiers-ordre de saint François.

Dès son enfance, il fut très dévot à la Ste Vierge; il récitait l'Ave Maria toutes les fois que l'heure sonnait et il était très exact à cette pratique. Il célébrait les fêtes de la Mère de Notre Seigneur avec une grande solennité; les paroissiens des alentours accouraient ces jours-là à Ars; les pèlerins étaient plus nombreux et la sainte table était fréquentée par un plus grand nombre de personnes. 1206 Bien avant la définition du dogme de l'Immaculée Conception, il avait placé une statue de Marie Immaculée sur le pignon de l'église paroissiale.

Le Coeur Sacré de la très sainte Vierge était le refuge du Serviteur de Dieu. Une de ses grandes pratiques était de conseiller une neuvaine au saint Coeur de Marie; il conseillait souvent aussi des neuvaines au Saint Esprit.

Le Serviteur de Dieu invoquait souvent les saints, particulièrement Ste Philomène, St François d'Assise, St François - Régis. Il aimait, dans les conversations, à citer des traits tirés de la vie dés saints. Il avait érigé une chapelle à Ste Philomène; il conseillait de lui faire des neuvaines et il attribuait à l'intercession de cette sainte toutes les faveurs signalées et tous les prodiges qui ont contribué à la célébrité du pèlerinage d'Ars.

Il avait une grande dévotion envers les âmes du purgatoire; il aimait à prier et à faire prier pour elles. Il a fondé dans plusieurs paroisses des octaves de messes pour le soulagement de ces saintes âmes.

 

Quoad Orationem, testis respondit:

L'oraison de Mr Vianney était continuelle; il était sans cesse uni à Dieu et ne perdait jamais de vue sa sainte présence. L’expression de sa figure pieuse et recueillie annonçait son union intime et constante avec Dieu.

 

Quoad Fortitudinem, testis respondit:

Mr Vianney a montré une grande force d'âme dans les épreuves, les peines et les tribulations; il était ferme dans les résolutions qu'il prenait et les mettait en pratique. C'est grâce à cette force soutenue par le secours de Dieu, qu'il a pu suivre sans faillir le genre de vie si sévère qu'il avait embrassé.

Le Serviteur de Dieu était patient au milieu des souffrances; son visage restait toujours calme et souriant. J'ai été appelé plusieurs fois auprès de lui, lorsqu'il souffrait plus vivement. Qu'avez-vous, lui disais-je? - Je suis un peu malade, me répondait-il, je veux me confesser. Et rien ne trahissait la vivacité des douleurs qu'il éprouvait. 1207 Quelque souffrant qu'il fût, il ne s'arrêtait jamais, et s'il était demandé par quelque malade, il se rendait auprès de lui avec empressement. Les douleurs et les insomnies augmentèrent avec l'âge, mais la patience augmentait aussi. Il ne se plaignait point; au contraire, il se réjouissait de pouvoir offrir ses souffrances pour la conversion des pécheurs. Il n'était jamais plus près de recouvrer sa vigueur, que lorsqu'il était le plus affaissé. La foule, la chaleur, la longueur des séances au confessionnal, tout ce qui aurait dû anéantir ses forces, les lui rendait. On le voyait se multiplier et devenir supérieur à lui-même.

Sa patience ne brillait pas moins au milieu des humiliations et des contradictions. Le prêtre qui lui avait été donné pour vicaire se permit de le contredire publiquement en chaire. Le Serviteur de Dieu ne s'en offensa point et ne témoigna aucun mécontentement. Il savait que cet ecclésiastique voulait obtenir le titre de Curé d'Ars; il était sollicité par lui de donner sa démission. Il supporta des procédés si peu convenables avec calme et résignation; il fut pour lui bon et cordial comme à l'ordinaire et ne diminua en aucune manière l'affection qu'il avait pour lui.

J'ai parlé déjà des contradictions qu'il avait éprouvées au commencement de son ministère à Ars. On alla même jusqu'à attaquer la pureté de ses moeurs; mais rien ne pouvait troubler le calme habituel de son âme.

J'ajouterai que Mr Vianney était naturellement vif et nerveux, et ma conviction est qu'il n'est arrivé à ce degré de patience que par les efforts constants qu'il fit pour se vaincre lui-même.

 

Quoad Temperantiam, testis respondit:

J'ai ouï dire que dès son enfance, Mr Vianney aimait à se mortifier; il trouva dans Mr Balley un excellent maître de la vie pénitente. On m'a raconté qu'arrivé à Ars, il couchait à la cave, la tête appuyée sur une poutre, et qu'il ne quitta cette chambre à coucher que lorsque les douleurs se firent sentir. On m'a dit aussi que pour sa nourriture, il faisait cuire des pommes de terre; 1208 il les mangeait pendant qu'il y en avait de cuites. Elles manquèrent une fois. Il alla chez un voisin. Comme il avait la figure altérée, celui-ci lui demanda ce qu'il avait. Le Serviteur de Dieu lui avoua qu'il n'avait pas mangé depuis trois jours, parce qu'il n'avait plus de pommes de terre. Cet homme s'empressa de lui envoyer la moitié d'un pain.

Mr le Curé d'Ars ne se mettait point en peine du lendemain, il était sans inquiétude, sans aucun souci du manger, du boire et des autres choses nécessaires à la vie.

J'ai assisté souvent à son dîner; il ne s'asseyait jamais; sur une table sans nappe était un plat en terre, dans lequel se trouvait un peu de légumes, quelquefois deux oeufs, un peu de viande s'il était très fatigué (il ne mangeait pas de la viande sans m'avoir demandé la permission), un pot à eau, une bouteille de vin et un peu de pain. En moins de dix minutes, le repas était pris; il mangeait de manière à ne pas sentir le goût des aliments. Il restait toujours dans le plat la plus grande partie de ce qu'on avait servi; il n'avait bu qu'un peu d'eau rougie de vin et n'avait mangé que très peu de pain. J'étais vivement frappé de cette sobriété excessive.

Il résulte de mes impressions qu'il a pratiqué la pénitence et la mortification à un degré inexprimable.

 

 

1211    Session 136 - 6 Février 1864 à 2h de l'après-midi

 

Et prosequendo decimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu avait une véritable prédilection pour la vertu de pauvreté. Tout dans sa personne, dans l'ameublement de son presbytère respirait de la plus grande pauvreté. 1212 Je ne crois pas qu'il ait jamais rien dépensé pour acheter ce qui était nécessaire pour sa nourriture. Quelques bonnes personnes se chargeaient de ce soin. Je n'ai jamais vu ceux qui le servaient lui demander la moindre pièce de monnaie pour acheter ce dont il avait besoin. J'ai vu qu'il comptait souvent sur le traitement qu'il recevait comme curé pour commencer, continuer ou achever une bonne oeuvre. Plus d'une fois il m'a dit: Quand j'aurai reçu mon traitement, je ferai telle bonne oeuvre.

Il était vêtu simplement mais proprement et convenablement, portant toujours au complet le costume ecclésiastique. Je ne l'ai jamais vu avec un chapeau.

Sa chambre était très pauvre; elle n'était garnie que d'images pieuses, de reliquaires et de meubles excessivement pauvres. Son lit se composait d'un simple garde-paille sur lequel on étendait les draps et les couvertures nécessaires. La chose la plus importante de sa chambre était la bibliothèque renfermant un certain nombre d'ouvrages de piété, de théologie, d'Écriture Sainte.

Le Serviteur de Dieu reçut, pendant sa vie, des sommes considérables; mais il les employa toujours en bonnes oeuvres. Un prêtre, comme on me l'a rapporté, lui demanda un jour quel était son secret pour trouver de l'argent. Mon secret est bien simple, répondit Mr Vianney, c'est de tout donner et de ne rien garder.

Le Curé d'Ars méprisait encore toutes les choses matérielles dont on parle tant et qu'on estime tant de nos jours. Il n'avait aucun désir de connaître les inventions modernes. :

 

Quoad Humilitatem, simplicitatem et Modestiam, testis respondit :

La Modestie et la simplicité brillaient d'une manière toute particulière dans le Serviteur de Dieu. Chez lui, point d'ostentation, rien de contraint, rien d'affecté, rien de l'homme qui veut paraître. Une simplicité d'enfant, un mélange d'abandon, d'ingénuité, de candeur, de grâce naïve se combinaient admirablement avec la finesse de son tact, la sûreté de son jugement et donnaient à sa conversation et à toute sa personne un charme inexprimable. 1213 A la vue de tout le mouvement qui se faisait à Ars, à la vue de la vénération dont on entourait le Serviteur de Dieu, il était naturel de penser que l'orgueil devait être sa grande tentation. Mais il n'en était rien. A le voir, on aurait dit que le moi n'existait plus en lui. Il semblait n'être pour rien dans tout ce qui se faisait à Ars par son ministère. Il était impossible de surprendre en lui l'expression de la gêne, les traces d'une préoccupation personnelle, l'ombre d'un retour sur lui-même. Pour relever son courage, je me permettais quelquefois de parler du bien qu'il faisait. Il semblait ne point faire attention à ces paroles de louanges; il ne répondait rien ou il faisait un simple mouvement qui indiquait que le souvenir de ses grandes misères était présent à sa pensée.

Ce qui le fatiguait le plus et ce qu'il me répétait sans cesse, c'est qu'il était un ignorant. Il avait aussi peur de passer pour plus pieux qu'il ne le croyait. Ce qui était pour lui l'occasion de beaucoup de gémissements; mais cependant, ainsi que je l'ai dit, il ne se décourageait pas. Je lui adressais les paroles convenables à la circonstance et il paraissait content.

Le Serviteur de Dieu ne parlait point de lui; si on l'interrogeait, il répondait avec une modestie qui commandait la réserve. Puis il coupait court pour tout ce qui le concernait.

Il souffrit beaucoup de voir, dans le commencement, son portrait, qu'il appelait son carnaval, s'étalant aux devantures des boutiques d'Ars. Il ne voulait pas le bénir; il ne voulait pas y apposer sa signature. A la fin, il céda aux importunités des pèlerins, et il ne leur refusa plus cette consolation.

Un certain nombre d'ecclésiastiques se plaignaient de la direction que Mr Vianney donnait aux personnes de leur paroisse qui allaient trouver le Serviteur de Dieu; ils en parlaient souvent entre eux. Un jour, un de ces ecclésiastiques osa lui dire en face qu'il ferait bien de se retirer du saint ministère. Mr Vianney lui répondit: 1214 Il y a longtemps que je demande à mes supérieurs la permission d'aller dans la solitude ou dans quelque ordre religieux. Si vous vouliez joindre vos instances aux miennes, nous pourrions réussir. Je tiens ce fait d'une personne digne de foi, et il me semble même me rappeler que le Serviteur de Dieu m'en a parlé.

 

Quoad Castitatem, testis respondit:

Je n'ai jamais rien entendu dire, qui pût faire soupçonner que le Serviteur de Dieu avait manqué en aucune manière à cette vertu. Tout dans lui annonçait l'estime qu'il en faisait. Ses rapports avec les personnes du sexe, quoique simples, étaient toujours dignes et très réservés. Il ne leur parlait qu'autant que cela était nécessaire. Tout le monde admirait sa haute vertu.

 

Interrogatus demum an aliquid sciret contrarium virtutibus supra dictis, respondit:

Non seulement je ne connais rien qui puisse ternir l'éclat des vertus dont je viens de parler, mais je n'ai que faiblement rendu ma pensée. Il me semble que jamais on ne pourra peindre complètement la manière dont il a pratiqué ces différentes vertus. Il me semble qu'il les a portées aussi loin qu'il est possible d'aller.

 

Juxta decimum nonum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Ma conviction profonde est que le Serviteur de Dieu a pratiqué toutes les vertus au degré héroïque. Pratiquer la vertu au degré héroïque est, à mon avis, la porter aussi loin que possible. J'estime que le Serviteur de Dieu a pratiqué les vertus de cette manière. Je n'ai pas pu toujours rendre mes impressions; les expressions me faisaient défaut. Ainsi que je l'ai insinué, je ne crois pas qu'il soit possible d'aller plus loin. Il a persévéré jusqu'à la mort dans la pratique des vertus héroïques. 1215 Je ne sache pas qu'il se soit relâché dans sa ferveur. Je ne connais absolument rien qui puisse ternir l'héroïcité de ses vertus. Je lis de temps en temps la vie des saints et je n'y trouve rien qui soit au dessus de ce que j'ai vu dans Mr le Curé d'Ars.

 

 

1217    Session 137 - 8 Février 1864 à 8h du matin

Juxta vigesimum Interrogatoriun, testis interrogatus respondit:

Le Serviteur de Dieu avait reçu des dons extraordinaires. Ma conviction intime est qu'il voyait et connaissait souvent ce qui se passait à distance. 1218 Un jeune prêtre de Yenne, âgé de vingt-sept ans, économe au petit séminaire du Pont-de-Beauvoisin, a été trouvé noyé dans le Rhône. Sa tante était alors à Ars. Mr le Curé lui dit: Allez-vous en, sans lui donner la raison. Cette femme lui répondit: Mais pourquoi m'envoyez-vous? Je n'ai pas encore terminé mes affaires. - Allez-vous en, reprit Mr Vianney. Elle partit de suite et arrivée chez elle apprit le malheur qui venait d'arriver. Quelque temps après, on demanda à Mr Vianney les causes de cet accident, il répondit que ce prêtre avait été victime. Plus tard, la montre du prêtre fut rendue à sa famille. Je tiens ce fait d'une religieuse de St Jospeh, cousine germaine du jeune prêtre.

J'ai entendu parler d'autres faits prouvant que le Serviteur de Dieu connaissait et voyait ce qui se passait à distance. Le jour de la bataille de Solferino, vingt-quatre Juin mil huit cent cinquante-neuf, Mr Vianney, contre son habitude, dit la messe à l'autel de la Ste Vierge. On fut surpris de cela. Une mère dont le fils faisait partie de l'armée d'Italie lui demanda si son fils était encore vivant. Oui, répondit-il, mais il y en a beaucoup qui sont morts.

J'ai pareillement entendu parler de nombreuses guérisons; mais je ne connais pas assez les détails pour citer les faits. Je rappellerai seulement que Mr Claude Viret de Couzances, diocèse de St Claude, m'a rapporté qu'il avait au cou une loupe dont il était fatigué depuis longtemps. Après avoir servi la messe de Mr Vianney, il eut la pensée de laver sa loupe avec l'eau dont le Serviteur de Dieu s'était servi au lavabo. La loupe disparut, sans l'application d'aucun autre remède.

 

Juxta vigesimum primum Interrogatorium, testis interrogatus (respondit) :

Je ne connais aucun écrit du Serviteur de Dieu. J'ai seulement cinq ou six lettres, que je n'ai pas ici, mais dont je donnerai communication dès qu'on le désirera.

 

Juxta vigesimum secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Voici ce que je sais concernant les derniers moments du Serviteur de Dieu. Le trente Juillet mil huit cent cinquante-neuf, de grand matin, se sentant fatigué, il me fit appeler pour le confesser. 1219 J'arrivais vers les cinq heures et demie; il avait toute sa connaissance et il la conserva jusqu'à la fin. Il me fit sa confession avec sa piété ordinaire, sans trouble et sans s'inquiéter de son mal. La crainte de la mort, qu'il avait manifestée si souvent et si vivement pendant sa vie, l'avait abandonné et avait complètement disparu. Depuis ce moment, la maladie fit de rapides progrès. Le Serviteur de Dieu jouissait d'un calme parfait, on n'entendait aucune plainte; on aurait dit qu'il ne souffrait pas. Les habitants d'Ars et les pèlerins entraient continuellement dans sa chambre pour lui faire bénir divers objets de piété et lui demander sa bénédiction. Il se prêtait très volontiers à ces pieux désirs, mais sans prononcer aucune parole. On ne voyait pas ses lèvres prononcer des prières, mais ses yeux étaient continuellement fixés vers le Ciel et faisaient croire qu'il était en contemplation. Je crois qu'il y avait alors chez lui quelque chose d'extraordinaire. Aux différentes questions qu'on lui adressait, il se contentait de répondre: Oui, ou non.

La maladie avait fait de tels progrès que le mardi deux Août vers trois heures du soir, je crus qu'il était prudent d'administrer au malade les derniers sacrements. Je ne sais s'il me demanda lui-même à les recevoir, mais ce que je me rappelle très bien, c'est que lorsque je lui en fis la proposition, il l'accepta avec empressement et avec joie. Je fis immédiatement tout préparer. Une vingtaine de prêtres, le cierge à la main, accompagnèrent le saint sacrement. Je donnai au malade la sainte communion et l'extrême onction. Il les reçut avec sa foi et sa piété ordinaire.

Le lendemain à trois heures je lui fis la recommandation de l'âme, en présence de plusieurs ecclésiastiques. C'était toujours le même calme et le même état de contemplation. Mgr l'Évêque de Belley vint le visiter vers sept heures du soir. Le malade sourit et remercia le prélat de sa charité et de son empressement. Mgr lui dit qu'il allait à l'église prier pour lui. Le malade sourit encore. C'est le seul moment où il parut sortir de son union avec Dieu. J'étais présent au moment de la visite de Monseigneur. La même nuit, à deux heures du matin, il rendit son âme à Dieu, sans agonie et après avoir reçu l'indulgence plénière.

 

Juxta vigesimum tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

1220    Le corps du Serviteur de Dieu fut placé dans un appartement de la cure, au rez-de-chaussée. Il y resta jusqu'au moment des funérailles. La nouvelle de sa mort se répandit comme l'éclair; le télégraphe la porta partout. Une foule nombreuse, venant de tous les côtés, se dirigea vers Ars. Il serait impossible de dire le nombre d'objets de piété qu'on fit toucher au corps du Serviteur de Dieu. Tous voulaient le voir et le vénérer. Cette nouvelle produisit partout un sentiment d'étonnement, de regrets et de consternation.

Les funérailles, qui eurent lieu le samedi matin six Août, furent présidées par l'Évêque diocésain. Une foule immense, accourue de tous les côtés, assista à cette cérémonie, qui fut plutôt un triomphe qu'un convoi funèbre. Chacun répétait: Le Saint est mort.

 

Juxta vigesimum quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Le corps du Serviteur de Dieu fut enseveli dans un caveau creusé au milieu de la nef de l’église. Une simple pierre recouvre son tombeau. La foule ne cesse de venir s'y agenouiller et solliciter quelques grâces particulières par sa puissante intercession. Il a fallu l'intervention de l'autorité diocésaine pour empêcher les fidèles de faire brûler des cierges ou de donner d'autres marques d'un culte public, tant la conviction de son éminente sainteté était profonde et universelle.

 

Juxta vigesimum quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne crois pas qu'aucun saint ait joui pendant sa vie d'une plus grande réputation de sainteté. Ce qui est vraiment étonnant, c'est que sans sortir de sa paroisse, le Serviteur de Dieu ait attiré chaque année, vers la fin de sa vie, jusqu'à quatre-vingt mille personnes. Chacun voulait posséder un objet qui lui eût appartenu en propre, ou qu'il eût béni de sa main. On poussait cette vénération jusqu'à s'emparer furtivement de quelques objets qui avaient été à son usage; quelquefois même on coupait quelques mèches de ses cheveux, ou quelques parcelles de ses vêtements. 1221 Ces marques de vénération n'émanaient pas seulement du commun des fidèles: les personnages les plus haut placés ne se montraient pas moins jaloux que les autres de donner ces marques de vénération au Serviteur de Dieu.

Cette réputation de sainteté, si bien acquise, n'a jamais rencontré aucun contradicteur; elle a été universelle et a persévéré jusqu'à la fin. Cette même réputation de sainteté, c'est-à-dire cette pensée qu'il est un saint, n'a point diminué après sa mort. Elle attire à Ars un concours incessant.

Quant à moi, je puis affirmer que pendant trente ans que j'ai connu le Serviteur de Dieu, je n'ai jamais rien vu qui ne fût excessivement édifiant. La sainteté éclatait dans ses paroles, dans ses actions, dans sa tenue, dans son regard et dans l'expression de sa figure. On peut dire qu'il était entouré d'une auréole de sainteté, qui faisait une impression aussi profonde sur les mauvais chrétiens que sur les personnes pieuses. Je ne pourrais exprimer à quel point il m'inspirait la vénération et le respect, et je puis dire que ma conviction est qu'il ne s'est jamais rendu coupable d'une faute grave. Il avait, d'après mon opinion, conservé la grâce du baptême, et cette grâce, il l'avait constamment augmentée par la sainteté éminente de sa vie.

 

Juxta vigesimum sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne connais personne qui ait jamais attaqué la réputation de sainteté dont je viens de parler.

 

Juxta vigesimum septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'ai entendu parler de plusieurs miracles opérés par l'intercession du Serviteur de Dieu depuis sa mort. J'ai entendu parler en particulier de la guérison miraculeuse d'un enfant de St Laurent-lès-Macon et d'une dame de Tain; mais je ne connais pas assez les détails.

1222    Une chose extraordinaire est à ma connaissance, c'est qu'on a recueilli du sang provenant de plusieurs saignées pratiquées sur le Serviteur de Dieu, plusieurs années avant sa mort, et que ce sang, au lieu de se coaguler, comme il arrive ordinairement, s'est conservé à l'état liquide et dans une parfaite limpidité. J'en conserve moi-même dans un flacon une petite quantité.

 

Juxta vigesimum octavum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai rien à ajouter à ma déposition.

 

Et expleto examine super Interrogatoriis, deventum est ad Articulos, super quibus testi lectis, dixit se tantum scire, quantum supra deposuit ad Interrogatoria, ad quae se retulit.

Sic completo examine, integra depositio jussu Rmarum Dominationum suarum perlecta fuit a me Notario a principio ad finem testi supradicto alta et intelligibili voce. Qua per ipsum bene audita et intellecta respondit se in eamdem perseverare, et illam iterum confirmavit.

 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E

SAINT JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN XXX  - ANDRE VERCHERE


 


1321    Session 148 - 4 Juin 1864 à 8h du matin

 

1326    Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais la nature et la force du serment que je viens de faire, et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle André Verchère. Je suis né à Savigneux le deux Septembre mil sept cent quatre-vingt dix-huit. Non père se nommait Pierre Verchère et ma mère Claudine Lhotte. Je vis de mon travail.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'approche des sacrements de pénitence et d'Eucharistie trois fois par an. J'ai communié la dernière fois à Pâques.

 

1327    Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais été traduit devant aucun tribunal.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais encouru les censures ou les peines ecclésiastiques.

 

Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Personne ne m'a jamais dit ce que je devais déposer dans cette cause. Je n'ai lu aucun des Articles. Je ne dirai que ce que je sais très bien.

 

Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'avais une grande affection pour le Serviteur de Dieu. Depuis sa mort, je l'invoque de temps en temps; je le regarde comme un saint, car s'il n'est pas saint il n'y en aura point; il a mené la vie d'un saint. Que je serais heureux si je pouvais lui voir rendre les honneurs des bienheureux!

 

Et quoniam praedictus testis accitus fuit ad explicanda quae spectant daemonis vexationes, omissis caeteris Interrogatoriis, interrogatus fuit super Interrogatorio decimo octavo, super quo ei lecto, respondit:

Ma conviction profonde est que le Serviteur de Dieu a rempli tous ses devoirs et qu'il a pratiqué les vertus chrétiennes. Ce qui m'a le plus impressionné, c'est sa manière de prier, son grand amour pour les pauvres, sa vie pauvre et mortifiée. Quand il priait, il regardait de temps en temps le tabernacle en souriant. Il ne cessait de nous porter à aimer Dieu. Il travailla à faire d'Ars une excellente paroisse. Avant lui, elle ressemblait aux paroisses environnantes; on travaillait de temps en temps le dimanche au moment des récoltes; on faisait pour la fête patronale une vogue ou fête balladoire. Il parvint à obtenir la suppression complète de la danse. On a répété que une fois il avait donné de l'argent au musicien qui venait faire danser et qu'une autre fois il avait donné ou offert au cabaretier du village la somme qu'il espérait gagner.

Sa charité était connue de tout le monde; il secourait les malheureux qui avaient recours à lui; il donnait sans compter et autant qu'il avait. 1328 Je sais qu'il payait les loyers de pauvres familles. J'avais pour locataire une nommée Marie Beugon. C'est Mr le Curé qui lui remettait le prix du loyer. Ma femme était malade, je l'étais pareillement; Mr Vianney vint me visiter et voyant que je n'étais pas à l'aise, il me donna six francs. Il remettait souvent de l'argent aux personnes qui venaient à Ars en pèlerinage et qui n'avalent pas de quoi payer les frais du séjour ou du retour. Je sais que des personnes lui ont donné des souliers neufs; au lieu de les porter, il les remettait aux pauvres.

J'ai entendu parler bien des fois du peu de nourriture qu'il prenait. Il m'a fait manger plus d'une fois à la Providence lorsque j'y travaillais. Il me faisait servir convenablement; il versait à boire avec gaîté, en ajoutant que ça me ferait de bien. Comme lui ne buvait pas, je lui disais: Et vous, Mr le Curé, vous ne buvez pas. - Non, mon ami, je ne puis pas boire le vin. Pendant tout ce temps, il se tenait debout.

Il ne prenait point de précaution contre le froid; il ne portait point de manteau, ne voulait point de chauffe-pieds au confessionnal. Il faisait pitié de voir quand il sortait du confessionnal et venait dire sa messe. Tous ses membres tremblaient. Le soir seulement, quand il rentrait dans sa chambre, il se chauffait auprès d'un feu qu'on lui avait préparé.

C'était pendant l'hiver de mil huit cent vingt-sept, je crois. Depuis plusieurs jours, Mr Vianney entendait dans sa cure un bruit extraordinaire. Il ne savait d'où il provenait et soupçonnait qu'il avait à faire à des voleurs. (On avait reçu depuis peu des ornements d'église de grande valeur, qu'on tenait à la cure.) Il vint me trouver et me dit: J'entends la nuit beaucoup de bruit; je ne sais si ce sont des voleurs. Voudriez-vous venir coucher à la cure? - Très volontiers, Mr le Curé; je vais charger mon fusil.- La nuit venue, je me rendis à la cure. Je causais et me chauffais avec Mr le Curé jusqu'à dix heures. A ce moment, j'allais me coucher dans la chambre qui m'était destinée. Vers une heure et demie du matin, j'entendis secouer avec violence la poignée et le loquet de la porte de la cour. 1329 En même temps, j'entendis comme des coups de massues contre la même porte, et ils retentissaient dans le presbytère comme le bruit du tonnerre. Je sautai à bas de mon lit, saisis mon fusil et ouvris la croisée pour voir ce que c'était. Je n'ai rien vu. Le bruit continua quelques moments, mais moins fortement, dans une autre partie du presbytère. Pendant tout le temps que dura le bruit, c'est-à-dire l'espace de cinq minutes, toute la maison trembla. Mes jambes se mirent à trembler et je m'en suis ressenti pendant huit jours. Dès que le bruit commença, Mr le Curé éclaira une lampe et vint dans ma chambre. Avez-vous entendu du bruit, me dit-il? - Oui, certainement; j'ai ouvert la croisée et n'ai rien vu. - Qu'en pensez-vous? - Je crois que c'est le diable. - Eh bien! Verchère, il faut retourner nous coucher. Je le fis et n'entendis plus rien. Dans la journée, il me proposa de revenir à la cure.- Non, Monsieur le Curé, à moins que nous ne soyons deux.

Mr Vianney s'adressa à deux autres jeunes gens, qui passèrent au presbytère huit nuits consécutives. Ils couchèrent ensemble dans la même chambre, entendirent du bruit comme moi, à ce qu'ils m'ont assuré, mais ils ne se levèrent pas. Il y avait de la neige et le lendemain il n'y avait aucune trace de pas. Des jeunes gens montèrent au clocher pour faire la garde mais ils ne virent et n'entendirent rien.

 

Qua responsione accepta, omissis caeteris Interrogatoriis, completum esse examen praedicti testis, qui aliunde ut circa primos annos Servi Dei deponeret inductus fuerat, Rmi Judices Delegati decreverunt, et per me Notarium Actuarium, de mandato Dominationum suarum Rmarum, perlecta fuit eidem testi integra depositio ab ipso emissa a principio usque ad finem, qua per ipsum bene audita et intellecta, in ea(m)dem perseveravit, illamque in omnibus confirmavit. 1330


 


PROCES DE BEATIFICATION ET CANONISATION D E

SAINT

JEAN MARIE BAPTISTE VIANNEY

CURE D'ARS

 

 

PROCES INFORMATIF ORDINAIRE

 

 

TEMOIN XXXI - MARIE RICOTIER


 


1333    Session 149 - 6 Juin 1864 à 9h du matin

 

1334    Juxta primum Interrogatorium, monitus testis de vi et natura juramenti, et gravitate perjurii, praesertim in causis Beatificationis et Canonizationis, respondit:

Je connais la nature et la force du serment que je viens de faire et la gravité du parjure dont je me rendrais coupable si je ne disais pas toute la vérité.

 

Juxta secundum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'appelle Marie Ricotier. Je suis née à Gleizé, diocèse de Lyon, le douze octobre mil sept cent quatre-vingt dix-huit. Mon père se nommait Claude Ricotier et ma mère Benoîte Marpot. Je vis de mon travail et d'une petite rente.

 

Juxta tertium Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je m'approche des sacrements de pénitence et d'Eucharistie quatre ou cinq fois par an. J'ai communié vendredi dernier, fête du Sacré Coeur.

 

Juxta quartum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je n'ai jamais comparu devant les tribunaux que comme témoin.

 

Juxta quintum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Je ne sache pas avoir encouru aucune peine ou censure ecclésiastique.

 

Juxta sextum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

Personne, de vive voix ou par écrit, ne m'a instruite de ce que j'avais à dire dans cette cause. Je n'ai pas lu les Articles du Postulateur. Je ne dirai que ce que je sais très bien.

 

Juxta septimum Interrogatorium, testis interrogatus respondit:

J'étais dévouée au Serviteur de Dieu et j'avais pour lui la plus grande estime. 1335 Depuis sa mort, je l'invoque et le prie avec confiance. J'ai obtenu à peu près tout ce que j'ai demandé par son intercession. Je le regarde comme un saint; je désire sa Béatification pour la plus grande gloire de Dieu.

 

Et quoniam praedictus testis accitus fuit ad explicanda quae spectant caritatem erga pauperes, omissis caeteris Interrogatoriis, interrogatus fuit super Interrogatorio decimo octavo, super quo ei lecto, respondit:

Entendant parler du Curé d'Ars comme d'un saint, je me transportai à Ars pour le voir. Il était alors à l'église, dans un petit banc à côté de l'autel, occupé à prier. Je fus singulièrement frappée de son air recueilli et surtout de la manière dont il jetait les yeux de temps en temps sur le tabernacle. Il semblait converser avec Dieu. En sortant, il me vit et me dit: Voulez-vous me parler? - Ne sachant trop que lui répondre: Venez voir quelque chose de très beau; mais c'est encore plus beau dans le Ciel. Il me fit voir les ornements de grand prix qu'il avait reçus du vicomte d'Ars. Depuis, je suis revenue souvent à Ars, jusqu'à ce qu'enfin, d'après son conseil, je m'y sois fixée, en mil huit cent trente-deux. J'achetai une maison; comme quelquefois j'entendais du bruit, j'en parlai au Serviteur de Dieu, qui me répondit que c'était le démon. Une fois en particulier, un bruit extraordinaire avait eu lieu à une heure après minuit. Dès le matin, j'allai raconter à Mr le Curé ce qui s'était passé. - J'ai entendu cette nuit à la cure et à la même heure le même bruit. Ce sont probablement des pécheurs qui se dirigent vers Ars pour se convertir; le démon en est irrité. J'ai remarqué que lorsqu'il doit venir quelque grand pécheur, des bruits semblables se font entendre. - Le Serviteur de Dieu m'a parlé souvent des bruits qui avaient lieu au presbytère pendant la nuit et il m'a dit qu'ils avaient commencé lors de l'établissement de la Providence.

Mr Vianney me chargeait souvent de faire différents achats pour lui et surtout pour la Providence. Il m'envoyait aussi vendre à Villefranche, chez Mr Dupont, différents objets en or ou en argent qu'on lui avait donnés. 1336 Le prix était employé à ses bonnes oeuvres, à l'érection et à la décoration de ses chapelles. Il ne gardait rien pour lui et se dépouillait de tout afin d'avoir de l'argent pour ses pauvres.

J'étais souvent à la Providence et j'aidais les directrices de cet établissement. Mr Vianney, en venant prendre ses repas, se plaignait de temps en temps de n'avoir point d'argent pour ses oeuvres ou pour ses pauvres. Eh bien, Mr le Curé, lui dis-je, si vous vendiez quelque chose, je pourrais bien acheter. La proposition, faite en riant, fut acceptée sérieusement. Depuis ce moment, le Serviteur de Dieu m'a offert différents objets, que j'ai achetés et payés comptant, au-delà de leur valeur. C'est ainsi que j'ai eu d'abord des objets ayant appartenu à Mr Balley, puis des souliers, un chapeau, une soutane, des meubles, etc. Voici comment avaient lieu ces marchés. Il m'apportait toutes sortes d'objets; s'ils étaient petits, il les cachait sous son bras; s'ils étaient plus considérables, il les faisait porter à la Providence.

Un jour, il m'apporta une petite boîte en me disant: J'ai besoin de quarante sous; voici une boîte en carton avec une jolie fleur, elle les vaut bien; et si elle ne les vaut pas, elle les pèse bien. - Que voulez-vous que je fasse de cela? - Mais il y a là un pauvre qui m'attend... Je m'exécutai aussitôt.

Un autre jour, il me dit: Je suis à chercher ce que j'ai encore à vendre. Comme il m'avait déjà vendu la poêle dans laquelle il faisait ses matefaims, la marmite qui lui servait à faire cuire ses pommes de terre, je lui répondis: Et votre panier dans lequel vous mettiez votre pain des pauvres? - Ah! c'est vrai! Il l'envoya chercher au grenier par Catherine Lassagne. Ce panier n'avait point d'anse, point de couvercle et était percé au fond. Il vaut bien trente sous, dit-il en me le présentant. - Que voulez-vous que j'en fasse? Il est tout percé. - Oh! je sais bien le raccommoder!... A l'instant, il détache son rabat et le met sur le trou. Je lui comptai les trente sous.

1337    Un autre jour, il se plaignait, à la Providence, de n'avoir plus rien à vendre et cependant il avait besoin d'argent: Je ne puis vendre ma soutane, elle n'est pas à moi... - Mais, Mr le Curé, lui dis-je en riant, vous avez vos dents! - Eh bien! combien m'en donnerez-vous? - Cinq francs pièce, répondis-je en pensant que la proposition ne serait pas acceptée. - Cinq francs, reprit-il, c'en vaut la peine! Et il se mit en devoir d'arracher les deux dents qui étaient ébranlées. - Oh! Monsieur le Curé, ne les arrachez pas, je vous en laisse la jouissance; voulez-vous toutes me les vendre? - M'en donnerez-vous cinq francs? - Très volontiers. - Me les donnerez-vous de suite? - Oui, Mr le Curé.- Il se mit à les compter; elles étaient au nombre de douze: Eh bien! c'est soixante francs! Allez les chercher de suite, je vous attends. J'allai aussitôt chercher les soixante francs et les lui donnai en présence des trois directrices, témoins de ce marché. Un médecin lui arracha une dent et la garda pour sa peine. Mr Vianney vint m'offrir cinq francs en restitution, car il devait me les livrer lorsqu'elles tomberaient. Le même fait se renouvela une autre fois. Il va sans dire que je ne voulus pas reprendre l'argent.

L'Évêque diocésain avait revêtu le Curé d'Ars des insignes du canonicat; cette cérémonie eut lieu à l'entrée de l'église d'Ars. Mr Vianney refusait de le recevoir et priait Mgr de le donner à son compagnon. Pour toute réponse, Mgr mit le camail sur ses épaules et entonna le Veni Creator. Le Serviteur de Dieu dut le garder et accompagner sa Grandeur à l'autel, mais à son air triste et abattu, on voyait la peine intérieure qu'il ressentait. Après le départ de l'Évêque, il chercha immédiatement à le vendre pour en employer le prix à ses oeuvres. Je revenais de Villefranche et je lui rendais compte d'une commission dont il m'avait chargée. Vous arrivez bien à propos, dit-il, je veux vous vendre mon camail. Je l'ai offert à Mr le Curé d'Ambérieux, qui n'a pas voulu m'en donner douze francs; vous m'en donnerez bien quinze. - Mais il en vaut plus. - Vous m'en donnerez vingt alors. - Je lui en donnai vingt-cinq, en ajoutant: Ce n'est pas sa valeur; mais je m'informerai du prix. Je sus qu'il avait été confectionné au noviciat des soeurs de St Joseph à Bourg et qu'il avait coûté cinquante francs. Je comptai encore vingt-cinq francs, en lui disant que je lui en laissais la jouissance. Mr le Curé fut si content qu'il me dit: Que Mgr m'en donne encore un autre, et j'en ferais l'argent! Il voulut que je l'emportasse tout de suite. Si Mgr, ajouta-t-il, exige que je le porte, je le trouverai bien chez vous. Sachant que Mgr avait été un peu peiné de ce marché, il écrivit une lettre d'excuses où se peignait toute son humilité et où il exposait qu'il ne l'avait vendu que parce qu'il avait besoin d'argent. Mgr Chalandon, célébrant lui-même le service de la quarantaine, fit connaître le contenu de cette lettre, les larmes aux yeux. 1338 Mr le Curé vint me trouver un jour en me disant: Je veux envoyer le prix d'une fondation; il me manque deux cents francs; voudriez-vous me les donner pour cette aube qui m'appartient? Je consentis encore à ce marché. J'ai en ma possession une foule d'objets que j'ai achetés ainsi pour contribuer à ses bonnes oeuvres.

Après un marché assez important comprenant différents meubles, le Serviteur de Dieu m'a donné le reçu suivant:

J'ai reçu de Melle Ricotier la somme de soixante francs pour le prix d'un lit à quatre colonnes rondes de trois pieds de hauteur, avec une paillasse de toile ordinaire et une couverture bleue, le dessin en forme de petites corbeilles, déjà déchirée, les rideaux bleus aussi déchirés; le ciel de lit de même choix, les tringles en fer, une pente simple, une petite mauvaise table en bois cerisier, une chaise à grand dossier. Bien convenu que la dite Melle Marie Ricotier ne pourra prendre possession qu'après ma mort. Si dans le cas elle meurt avant moi, les dits objets me resteront pour toujours, sans que ses héritiers puissent jamais les réclamer.

Fait à Ars 25 9bre 1841. Jean Marie Baptiste Vianney, curé d'Ars.

 

Après la vente de sa montre, dont je lui laissais pareillement la jouissance, il me donna le titre suivant:

Ma montre, qui est en argent et à répétition, appartiendra à mademoiselle Marie Ricotier, demeurant à Ars, après ma mort. 30 Juin 1842. Jean Marie B. Vianney, curé d'Ars.

 

Je connais un beau trait de charité de la part de Mr Vianney. Une orpheline, qui avait été élevée à la Providence, vola dans cet établissement, le jour de Noël, l'argent de la Propagation de la foi, le gage des enfants et du linge en assez grande quantité. En l'apprenant, Mr le Curé défendit de la poursuivre. Elle revint au bout de six mois, paraissant bien convertie et très malheureuse. Mr Vianney, sachant qu'elle était près du village et se cachait, lui envoya par une personne de confiance de la nourriture et des vêtements, en l'assurant qu'il lui pardonnait de tout son coeur. Le jour de l'Assomption de la même année, elle prit à la cure une somme de quatre cent dix-huit francs, honoraires de messes, et cinq cents francs destinés à la Providence. Mr le Curé refusa de la faire poursuivre. Elle venait d'être placée sur sa recommandation à la maison du Bon Pasteur à Bourg, lorsque l'autorité judiciaire, avertie, la fit saisir et juger. Mr Vianney fut obligé de faire sa déposition auprès du juge d'instruction, qui eut la bonté de se transporter à Ars. Cette déposition était si pleine des sentiments de charité et de bonté, qu'on la lut deux fois au tribunal, tant elle excita l'admiration des juges.

La soutane que je tiens du Serviteur de Dieu est tellement usée qu'elle a perdu sa couleur; elle est toute rapiécée avec des morceaux d’étoffe différente et cousus de sa propre main.

 

Qua responsione accepta, omissis caeteris Interrogatoriis, completum esse examen praedicti testis, qui aliunde ut circa quaedam facta Servi Dei deponeret inductus fuerat, Rmi Iudices delegati decreverunt, et per me Notarium Actuarium, de mandato Dominationum suarum Rmarum perlecta fuit eidem testi integra depositio ab ipso emissa a principio usque ad finem, qua per ipsum bene audita et intellecta, in eadem perseveravit, illamque in omnibus confirmavit.